iftftSo^'KKÎwfMifn-fîî'î^îf^îi;!^^ OF COMPARATIVE ZOOLOGY, AT HARVARD COLLEGE, CAMBRIDGE, MASS. The gift Q#= No. ^5^^ ^ MÉMOIRES COURONNÉS MÉMOIRES DES SAVANTS ÉTRANGERS, PUBLIES PAB L ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES. DES LETTRES ET DES BEAUX- ARTS DE BELGIQUE. « '^ M) MÉMOIRES COL ROGNÉS ET MÉMOIRES DES SAYANTS ÉTRANGERS, PUBLIÉS PAR L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE. TOME XXTII. — 1835- 1836. ^^AWh/n' , BRUXELLES, I. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE. .J-lv, 1856. TABLE UES MÉMOIRES CONTENUS DANS LE TOME XXVII. CLASSE DES SCIENCES. MÉMOIRES COOBONNÉS. DéveloppemclU du Lonib.ic leneslre; par M. Jules d'Udeken.. MÉMOIRES DES SA.VAKTS itTRANGEUS. Recherches sur les chaleurs spécifiques de quelques métaux à dillérenles températures; par M. E. Bède. CLASSE DES LETTRES. MÉMOIRES DES SAVANTS ÉTRANGERS. Recherches sur les anciennes fêtes nan.uroises; par M. Jules Borgnet. Notice sur un monument métrologique récemment découvert en Phrygie; par M. Wagener. Mémoire sur la vie d'Eugène Jacquet, de Bruxelles, et s„r ses -^^^^^ ' ••'-'-- ^' »"-^ langues de l'Orient , suivi de quelques fragn.enls inédits; par M. Fel.x Nève. CLASSE DES BEAUX-ARTS. MÉMOIRES COURONNÉS. Mémoire en réponse à la question suivante : Quel es, le point de départ et quel a été le caraclère de l'école flamande de peinture sous le règne^ des ducs de Bourgogne? Quelles sont les causes de sa splendeur et de sa décadence? Par M. Héris. DÉVELOPPEMENT DU LOMBRIC TERRESTRE, Jules d'UDEKEM, UOCTEUB EM SCIENCES NATUBELLES ET EN MÉDECINE, PROPESSRUB Ar'.BEGE i LCNIVERilTÉ DE LIEGE. I Mémoire couronné Ir 15 décembre 1853.) Dévoiler un organisme, faire connaître sa slmc- lure , exposer son évoliilioo , serl â l'hisloirc du çlobt' el de la vie. ToM. XXVII. ^ PRÉFACE. Nous avons pour bat dans ce mémoire d'exposer le développement du Lombric terrestre. L'étude du développement de tout animal doit nécessairement être pré- cédée de la description de ses organes génitaux, qui sont les sources d'où dérivent les germes dont on veut suivre l'évolution. Malgré les nombreux travaux entrepris sur les organes génitaux des Lombr'ics, l'étude de leur structure reste encore aujourd'hui un mys- tère pour les naturalistes. Sans prétendre avoir débrouillé entièrement ce chaos, nous croyons cependant être parvenu à tirer de l'ombre plus d'une vérité et à combattre plus d'une erreur. Le développement du Lombric est direct, c'est-à-dire qu'il a lieu sans métamorphoses. La description en offrirait peu d'intérêt, si on la présen- tait isolément; mais en la comparant au développement d'animaux de genres voisins, on rencontre une série de faits importants et qui méritent de fixer toute l'attention des naturalistes. C'est pourquoi nous donnons, comme point de comparaison avec le Lombric, l'histoire du développement des Enchytreus , du Tubifex rivulo- rum , du Chœtogaster diaplianus et de la Nais proboscidea. Notre mémoire est divisé en trois parties. 4 PREFACE. La première comprend la description des organes génitaux et du déve- loppement du Lombric terrestre; La seconde traite des organes génitaux et du développement des vers indiqués plus haut; Dans la troisième partie, nous essayons de comparer le développement du Lombric terrestre avec celui des animaux qui font le sujet de la seconde partie et avec celui des annélides branchifères. Chacune de ces parties est précédée d'une préface historique mention- nant les travaux déjà entrepris sur le même sujet. DÉVELOPPEMENT LOMBRIC TERRESTRE. PREMIÈRE PARTIE. INTRODUCTION HISTORIQUE. Rien de plus confus que ce qui a été dit des organes génitaux et du dé- veloppement du Lombric terrestre. Il serait même difficile de donner une analyse complète des travaux entrepris sur ce sujet, si on ne la faisait précéder de descriptions détaillées. Pour éviter des répétitions et des explications inutiles, nous nous borne- rons à donner ici un court aperçu des travaux scientifiques existants sur le développement du Lombric terrestre, nous réservant, dans le courant de ce mémoire, d'examiner plus au long des assertions des observateurs qui nous ont précédé, soit pour réfuter leur opinion, soit pour corrobo- rer la nôtre. Le célèbre anatomiste WiUis ' paraît être le premier qui disséquât avec * De Anima brulorum. 6 DEVELOPPEMENT soin les organes génitaux des Lombrics. Il décrivit des testicules et des ovaires , mais Irès-incomplétement. Redi ', sans ajouter grand'chose à ce qu'avait dit Willis, propagea parmi les naturalistes une erreur qui eut un très-long cours dans la science, et qui consiste à croire que les œufs sortis de l'ovaire cheminent tout le long de la cavité du corps pour sortir de la partie postérieure de l'animal. Swammerdam^ a connu les capsules des Lombrics, qu'il désigne sous le nom d'œw/s. Lyonnet^, Léo *, et Rudolphi les observèrent également. Le mode d'accouplement des Lombrics, quoique déjà observé par plu- sieurs naturalistes, fut pour la première fois bien décrit par 3Iontègre ^. Mais cet auteur tomba dans d'étranges erreurs en confondant des néma- toïdes parasites avec de jeunes Lombrics et en faisant de ces derniers des animaux vivipares, ou du moins ovovivipares; il croyait, ainsi que Redi, que les jeunes sortaient de la partie postérieure du corps. Howe® en Angleterre, alla plus loin encore que Moulègre; non-seule- ment il décrivit comme étant de jeunes Lombrics, les nématoïdes qui se trouvent dans le sac aérien des adultes, mais encore il donna le nom de chrysalide aux soies agglomérées et détachées qui se trouvent à l'inté- rieur du corps de ces derniers animaux. Léon Dufour '' est le premier qui décrivit bien la capsule des Lombrics, qu'il prit cependant pour un œuf. Le mémoire de M. Morren (De Lnmhricis terreslris historia naturalis) parut alors; nous devons lui payer un juste tribut d'éloges et citer l'œuvre juvé- nile du savant botaniste belge comme le travail le plus complet qui ait été fait sur le Lombric terrestre; cependant M. Morren n'est pas parvenu à se débarrasser entièrement des erreurs de ses devanciers, et de même ' /A' Anùiiallbits vl.vix , quae in rorporihus aiiininlhim vivoriirn poriimliir , 1708. - Biblia nalura. ■" Noies sur la théologie des iiisecles par Lessner. ■* De structura Lvmbrici terreslris. '■' Aminles du lyiisciim d'histoire naturelle, 1825. " Philosopliical TroDsaclions, IS2Ô, p. 141. " Annales des sciences nuturelUs , 1825. DU LOMBRIC TERRESTRE. 7 qu'eux il ne put discerner ce qui appartient à l'organe femelle de ce qui appartient à l'organe mâle. Quant au développement, il suivit, à peu de différence près, les erre- ments deHowe: il considéra les Lombrics comme ovovivipares, donna le nom d'œufs à ces singuliers parasites, considérés comme des hydat.des microscopiques par Dugès , et comme des psorospermies par M. Dujard.n nomma cimjsalide les soies tombées dans l'intérieur du corps; enfin .1 appela jewues Lombrics des nématoides agglomérés dans la cavite des der- niers anneaux de la mère. 11 crut également au cheminement des jeunes dans l'intérieur du corps de la mère, pour sortir ensuite par des ouver- tures particulières situées au dernier anneau près de l'anus. Cependant M. Morren a connu les véritables capsules des Lombrics; il les décrivit et en donna des figures : il les considéra comme appartenant à un antre mode de développement. Dugès, dans les Annales des sciences naturelles \ a donné une assez bonne description des organes génitaux des Lombrics. Pas plus que les auteurs précédents, il ne distingua le testicule de l'ovaire. Mais s'il ne parvint pas à connaître la vérité, du moins l'a-t-il entrevue; c'est ce que ses figures démontrent. Il releva l'erreur de Howe en considérant les prétendus œufs de cet auteur comme des échinocoques microscopiques. Mais il prit les para- sites analogues qui se trouvent dans le testicule pour des œufs, et consi- déra les testicules eux-mêmes comme étant des ovaires. Dugès décrivit les capsules des Lombrics d'après les observations de Léon Dufour et d'après les siennes propres; il donna des détails très-peu circonstanciés sur plusieurs phases du développement. Le docteur Hoffmeister ^ dans plusieurs mémoires successifs sur l'his- toire naturelle des Lombrics, s'occupa très-peu de l'anatoraie interne de ces animaux. Cependant il démontra que les corps singuliers décrits par Howe et M. Morren, sous le nom de chrysalide, sont des soies tombées dans ' Tome XV, 1828, pi. 9. 2 De Vermibus quibusdam ad genus Lumbricorum pertinmiibus. 8 DEVELOPPEMENT l'inlérieur du corps et agglomérées ensemble. Il considère les psorosper- mies comme étant des navicules. Meckel % le premier, discerna bien les testicules, et décrivit le déve- loppement des spermatozoïdes qui avait déjà été observé et dessiné par Hoffmeister. Pour ce qui a trait aux ovaires et au développement , les descriptions de Meckel sont tout à fait inexactes: il continua de prendre les psorosper- mies des testicules pour des œufs, et crut à la migration du jeune Lombric dans le corps de la mère. Quant aux capsules, il n'en dit mot. M. Stein ^ introduisit dans la science une nouvelle erreur : il décrivit, sous le nom d'ovaires, des corps Glamenteux très-singuliers, dont nous donnerons plus tard la description, et qui sont certainement des parasites. Si nous croyons pouvoir taxer d'erronées les assertions des naturalistes que nous venons de citer, et qui sont justement estimés dans la science, c'est que les faits que nous avons recueillis à la suite de recliercbes laborieuses, nous ont permis de bien apprécier les nombreuses causes d'inexactitude dont nous allons citer les principales. La cause capitale de ces inexactitudes, c'est qu'avant nous, aucun natu- raliste n'avait vu ni les ovaires, ni les œufs des Lombrics; une autre cause, c'est la présence presque constante de parasites d'une forme très-singulière qui se rapprochent beaucoup par leur aspect de la forme des œufs. Une troisième cause d'erreur est que les descriptions données par les auteurs ne se rapportent pas toutes à la même espèce de Lombric, et nous nous sommes convaincu que la disposition des organes génitaux, quoi- que au fond la même, présentait cependant de notables différences d'une espèce à l'autre. ' Archives de Mnlkr , ISii, p. 480. * Ihiil.. 184^2. p 270. DU LOMBRIC TERRESTRE. 9 ORGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DU LOMBRIC TERRESTRE. Les Lombrics sont hermaphrodites incomplets, comme toutes les anné- lides abranches, c'est-à-dire que, tout en possédant les attributs des deux sexes réunis sur un même individu, ils ne peuvent cependant se féconder eux-mêmes. Les Lombrics possèdent donc en même temps un organe génital mâle et un organe génital femelle. A ceux-ci viennent s'ajouter un certain nom- bre d'organes accessoires, destinés soit à l'accouplement, soit à la forma- tion de la capsule des œufs. Quand on ouvre le corps d'un Lombric terrestre par une section lon- gitudinale faite à la peau du dos, on voit entre le septième et le douzième anneau du corps un certain nombre de lobes , les uns jaunâtres , les autres blanchâtres : ce sont les organes génitaux. La dissection de ces lobes est de la plus grande difficulté, à cause de leur disposition étrange; du mélange intime des organes mâles, des or- ganes femelles et des organes accessoires; d'un certain nombre de parasites qui peuvent aisément être confondus avec des organes importants; enfin, à cause de la petitesse de certains organes qui force l'observateur d'armer constamment ses yeux d'un microscope. Après beaucoup d'efforts et beaucoup de tâtonnements , nous sommes arrivé aux résultats que nous allons exposer. Si nos descriptions présen- tent encore quelques points obscurs, ce n'est pas faute d'avoir répété nos observations. Plus de cent Lombrics ont été disséqués par nous, en les ouvrant tantôt du côté du dos, tantôt du côté du ventre, tantôt latérale- ment. On verra plus tard pourquoi ces différentes sections sont nécessaires. Nous décrirons les organes génitaux du Lombric terrestre dans l'ordre suivant : 1" les organes mâles; 2" les organes femelles; 5" les organes accessoires de la génération. Tome XXVTI. 10 DEVELOPPEMENT 1. — Organes mâles'. Les organes génitaux mâles se composent des testicules, au nombre de six; de réservoirs spermaliques, que j'appelleiai entonnoirs vibratiles, au nombre de quatre; enfin de canaux déférents qui s'ouvrent à l'extérieui'. 1. Teslicutes '^. — Nous venons de dire que les testicules sont au nombre de six, trois de cbaque côté du tube digestif. Leur couleur est jaunâtre. On les trouve fortement tachés de blanc, quand ils contiennent en grande quantité les parasites dont nous aurons à parler plus loin : ils sont presque tous réniformes; cependant il n'y aque les testicules postérieurs qui aient cette forme : les antérieurs sont plus ou moins globuleux. Chacun des testicules se termine par un canal qui les joint aux enton- noirs vibratiles. Les testicules antérieurs sont les plus petits; ils occupent le huitième anneau; du côté interne, ils s'appuient sur le tube digestif, au côté ex- terne sur un lobe blanc globuleux, dont nous donnons la description sous le nom de réservoir spermatique. Les testicules moyens par leur position le sont aussi par leur grandeur, ils occupent le neuvième anneau ; du côté interne, ils sont couchés sur le tube digestif et ce n'est que lorsqu'on les soulève qu'on s'aperçoit qu'ils en sont séparés par un corps blanchâtre qui forme les entonnoirs vibratiles. Par leur côté externe ils touchent à trois lobes qui appartiennent aux or- ganes accessoires de la génération. De la partie antérieure de chacun des tes- ticules moyens part un canal qui se jette dans l'entonnoir vibratile antérieur. Les testicules postérieurs sont les plus grands ; ils sont légèrement recourbés sur eux-mêmes; leur face inférieure est pour ainsi dire creusée en gouttière; ils sont réniformes, quelquefois les bords en sont irréguliers; ' Voyez pour les organes iitAles la pi. 1, fiij. \, 2, 5, ô'"\ 4, 5 et 6 jusqu'à la fig. 13. ^ Voyez pi. I. La /«/. I , montre en a, a', a' , les testicules de grandeur nalurelle. — La pg. '2 mon- tre aussi en a, a', a, les testicules, mais fortement grossis. — La fig. i indique la disposition des vaisseaux sanguins à la siirfiice des testicules. — i^^ fîg- Ô montre la membrane muscnleuse des tes- ticules fortement grossis. — La fhj. 5 représente le développement des spermatozoïdes. — Les ftg. 7-13 représentent le développement des psorospermies. DU LOMBRIC TERRESTRE. H leur surface est souvent lobulée ; ils occupent le dixième et le onzième an- neau du corps. Leurs côtés internes correspondent au tube digestif, dont ils ne sont séparés que par les entonnoirs vibratiles. Un canal court et large part de la partie antérieure de chacun de ces testicules et les réunit à l'en- tonnoir vibralile. Structure des testicules. — Les testicules se composent d'une enveloppe et d'un contenu. L'enveloppe est formée de trois membranes superposées, l'une externe ou séreuse, l'autre moyenne ou musculeuse, la troisième, la plus interne, que nous appellerons muqueuse. La membrane externe paraît être sans structure; elle est mince, parfaitement transparente; c'est sur elle que se ramifient les vaisseaux sanguins, qui naissent tous d'un vaisseau assez vo- lumineux occupant le centre de la face inférieure des testicules. La membrane moyenne ^ est entièrement composée de muscles entre- croisés dans presque tous les sens. Les fibres musculaires sont pâles . sans stries transversales, parfaitement transparentes. Pour prouver que ces fibres sont réellement des fibres musculaires , on peut avoir recours à une expéi'ience qui le démontre physiologiquement : on met à nu un testicule et on le pique légèrement d'une épingle très-fine, aussitôt on en voit sortir le contenu sous forme de filaments composés d'un liquide blan- châtre et visqueux, et le testicule ne tarde pas <à se vider entièrement do lui-même par le resserrement de ses parois. La membrane muqueuse est entièrement mince et transparente; c'est elle qui a pour fonction de sécréter le cytoblostème, dans lequel se for- meront les cellules spermatiques. Le contenu du testicule est formé d'un liquide transparent qui s'y trouve en petite quantité, et de cellules spermatiques à tous les degrés de développement. Le développement des cellules spermatiques - a lieu de la manière suivante : d'abord on aperçoit une petite cellule à noyau, qui lui-même possède un iiucléole. Cette cellule grandit, le noyau et le nucléole dispa- ' Voy. fig. 6, pi. I. - Voy. fig. o, a, b, c, tl, c, f, pi. I. 12 DEVËLOPPEMEINÏ raissenl; en leur place on voit dans leur intérieur de petites cellules qui se sont formées par développement endogène. A cette époque , la cellule primitive a acquis la grandeur de 0,07 de millimètre. La membrane externe disparaît, les cellules internes restent unies , ce qui donne à leur ensemble un aspect franibroisé. Dans chacune de ces petites cellules se développent des spermatozoïdes qui ne tardent pas à devenir libres et qui sortent alors du testicule. Dans le testicule, on trouve presque constamment de grandes cellules, qui elles-mêmes en contiennent de plus petites de forme naviculaire et qui sont des corps encore peu connus, mais qui sont bien certainement des parasites. Nous les considérons, à l'exemple de M. Dujardin ^ comme étant analogues à ces corps si singuliers qui se trouvent sur beaucoup de pois- sons d'eau douce et qui ont été découverts et décrits par J. Millier "^. Ce dernier auteur leur donna le nom de psorospermie. Mais avant de discuter la nature de ces corps donnons-en la description ^. ils ont une forme cellulaire, leur grandeur varie beaucoup, la largeur de leur diamètre oscille le plus souvent entre 0,15 et 0,20 de millimètre, ils se composent d'une membrane enveloppant une masse de petits cor- puscules transparents de forme naviculaire qui nagent dans un liquide également transparent. La membrane externe de ces psorospermies est transparente, mince, sans structure apparente; elle est formée de deux feuillets. Les corpu- scules internes * ont la forme de navicules : le docteur Hoffmeister les con- sidère même comme tels. Ils sont parfaitement transparents, ils sont formés par une membrane qui paraît avoir une consistance coriace : le contenu de cette membrane est le plus souvent limpide , d'autres fois granuleuse. Ces cellules naviculaires sont de différente grandeur dans les différentes cellules; mais toujours toutes de la même grandeur dans la même cellule. Voici le développement des psorospermies des Lombrics : d'abord ' Histoire naturelle de Helminthes, p. tiiâ. - Archives de Millier, 18-41, p. 4761. •' Voy. fig. 7 à 15, pi. I. •' Voy. /ij. 12 el 13, pi I. DU LOMBRIC TERRESTRE. 15 on voit une petite cellule entièrement remplie de granules qui paraissent noirs sous le microscope; la cellule grandit et le nombre de granules aug- mente. Bientôt la masse granuleuse paraît subir une segmentation % et on la voit se séparer en deux masses distinctes; chacune de ces masses se segmente à son tour, mais très-irrégulièrement. Puis, au sein de gra- nules, on voit se former de petites cellules parfaitement rondes de gran- deur variable. Ces cellules n'ont pas de noyau; elles sont parfailenieni transparentes; elles ne tardent pas à grandir et à prendre une forme de fuseau, de manière qu'au bout d'un certain temps, elles ressemblent entièrement à des navicules; en même temps les parois des cellules parais- sent s'épaissir, et des granules se montrent dans son intérieur. Quand les corpuscules naviculaires ont acquis une certaine grandeur. la membrane cellulaire, qui en contient un certain nombre, se rompt. . (i'i~). ' L(ie. cit., p. .S. ' /.oc. cit.. p. 0. DU LOMBRIC TERRESTRE. 15 serve le développement des spermatozoïdes dans leur intérieur. Tous les autres les ont considérés comme étant des ovaires; de ce nombre sont Montègre ', Ilowe-, Morren "', Dugès *, Carus •'*. Tous n'ont voulu voit des testicules que là où ils trouvaient des spermatozoïdes complets : or, les spermatozoaires entièrement développés ne se trouvent que dans les enton- noirs vibratiles et dans les réservoirs spermaliques. De là provient qu'ils ont décrit tantôt l'un, tantôt l'autre de ces organes, sous le nom de testicule. Pour faire tomber ces assertions, il s'agit simplement de démontrer que là où s'engendrent les spermatozoïdes, là aussi doivent être les testicules. 2. Entonnoirs vibratiles ^. — - Les testicules s'ouvrent dans des organes auxquels, à cause de leur forme, nous avons donné le nom d'entonnoirs vibratiles. Quoique probablement leur principale fonction soit de servir de réservoir au sperme qui s'est formé dans le testicule, nous avons cepen- dant préféré de conserver le nom de réservoir spermatique à un autre organe dont nous donnerons plus bas la description. Les entonnoirs vibratiles sont au nombre de quatre et placés deux à deux de chaque côté du tube digestif. Les deux entonnoirs antérieurs se trouvent dans le neuvième anneau , et les postérieurs dans le dixième. Quand on enlève avec précaution le tube digestif et qu'on éloigne les uns des autres les testicules , on voit sur la ligne médiane les quatre enton- noirs qui paraissent réunis par une même membrane. Ils sont gonflés pai' les spermatozoïdes qu'ils contiennent. Chacun des entonnoirs vibratiles peut être considéré comme un large canal dilaté à son extrémité en forme d'entonnoir et présentant, dans son intérieur, de nombreux cils vibratiles. ' Loc. cit. , p. 0. ^ Loc. cit., p. 6. "' Loc. cit., p. 7. ' Loc. cit., p. 7. ^ De Lumbricis terreslris hisloria naluralis. '' Représentés pi. I, jïg. 2, en b et b' . — La fig. 5 nioiiti-c un entonnoir vibralile forleiiienl a;iossi : a, testicule; b, entonnoir vibralile; c, membrane qui enveloppe les entonnoirs et qui est la conti- nuation de la meml)i;ine nerveuse du leslicule; d, c:iii;iux qui donnent naissance au canal déférent. — La fifj. o'" montre la disposition des vaisseaux à lu surface des eiilonnnirs vibratiles et la struc- ture de la membrane externe. 16 DEVELOPPEMENT La largeur de la circonférence externe de l'entonnoir est à peu près d'un centimètre quand on l'étalé. Ces organes sont toujours plies de la même manière que l'on a coutume de plier les fdtres qui servent aux chimistes, c'est-à-dire que les plis se dirigent longitudinalement. \je canal qui fait suite à l'entonnoir est fortement entortillé sur lui- même; il se dirige vers l'extérieur et va former le canal déférent. Ce canal est tapissé à l'intérieur de cils vibratiles qui produisent un mouvement extrêmement rapide et très-curieux à examiner sous le microscope. Les entonnoirs sont entourés par une membrane qui fait suite à la membrane externe des testicules. Les deux entonnoirs antérieurs reçoivent les spermatozoïdes des testi- cules antérieurs et moyens. Les entonnoirs postérieurs reçoivent les sper- matozoïdes des testicules postérieurs. Structure. — Les entonnoirs sont chacun formés de deux membranes; l'une, externe, très-transparente, contient beaucoup de vaisseaux. La dis- position de ces vaisseaux est extrêmement remarquable. Plusieurs troncs circulaires s'étendent et se subdivisent sur cette membrane peu avant d'ar- river à la circonférence externe de l'entonnoir; ils se terminent en forme d'anse. La membrane externe est formée de grandes cellules arrondies et cou- vertes de cils vibi-atiles très-longs qui s'agitent continuellement. Le canal qui fait suite à l'entonnoir a la même structure que lui, excepté qu'il a de plus une membrane externe rattachée à la membrane externe du testicule; celle-ci forme d'abord le canal qui unit le testicule à l'en- tonnoir vibratile, puis couvre l'entonnoir, et va ensuite former la mem- brane externe de la paroi du canal vibratile qui suit à l'entonnoir. La largeur de ce dernier canal est un peu moindre que celle du canal défé- rent. Tous les entonnoirs ont la même structure : les postérieurs nous ont paru un peu plus grands que les antérieurs. Ils sont toujours remplis de spermatozoïdes entièrement développés; jamais on n'y rencontre des cel- lules spermaliques. Au commencement du printemps, ils sont peu développés, vers l'époque DU LOMBRIC TERRESTRE. 17 de la ponte, ils sont fortement gonflés, surtout quand les testicules com- mencent à se flétrir. Avant de terminer la description des entonnoirs vibra- tiles, nous devons dire un mot de parasites très-singuliers, d'une nature douteuse, que l'on trouve quelquefois dans leur intérieur^ : ce sont de longs fdanients , dont quelques-uns atteignent jusqu'à un demi-centimètre de longueur; ils sont blancs, arrondis à leur extrémité, ont la grosseur d'un fil très-mince et, variables dans leur nombre, ils sont loin d'être pres- que constants, comme les psorospermies. Examinés au microscope, ces filaments paraissent formés d'une membrane externe transparente : l'une de leurs extrémités est arrondie, l'autre pointue. Ils sont entièrement remplis de granules très-petits qui, sous le microscope, ont des contours très-foncés et continuellement animés du mouvement auquel les physiciens ont donné le nom de brownien. Dans l'intérieur de ces filaments, on trouve quelquefois des cellules allongées, larges de 0,66 de millimètre, remplies de granules pâles ; elles contiennent de plus un noyau à points très-foncés et large de 0,5 de milli- mètre. Ces filaments commencent à se développer dans le testicule, et sont amenés dans les entonnoirs vibratiles quand ils ont une certaine grandeur. Leur développement a lieu de la manière suivante : d'abord on voit une grande cellule amincie à ses deux extrémités et contenant un noyau de 0,02 de millimètre, qui lui-même renferme un nucléole de 0,006 de mil- limètre. Des granules très-foncés sous le microscope et animés du mou- vement brownien remplissent entièrement le restant de la cellule. Ces cellules en s'allongeant forment les filaments dont nous avons donné la description. Aucun auteur n'a décrit ces parasites, excepté Stein^, qui les regardait comme étant les ovaires, et les cellules qu'ils contiennent comme des œufs. Cette opinion n'est plus soutenable du moment que l'on montre, comme nous le ferons plus loin, quels sont les véritables œufs et les véritables ovaires. * Ces parasites sont représentés planche I , /?(/. \k, to, 16, 1" 2 Miniers Archiv., 1842, p. 270. ToiME XXVII. iS DEVELOPPEMENT Mais quelle est l;i nature de ces filaments? Ce sont certainement des grëgarines, quoique leur taille et l'absence complète de mouvement eussent pu les faire considérer comme des corps d'une tout autre nature. Revenons aux entonnoirs vibratiles. Aucun auteur n'en a jusqu'à présent parlé; mais MM. Morren et Dugès les ont entrevus; les figures que donne ce dernier le feraient du moins supposer ^ Il croyait que les spermato- zoaires qui se trouvent à leur intérieur y ont été introduits par l'accouple- ment et servent à féconder les œufs. Meckel considère les entonnoirs comme étant des vésicules sperma- tiques; mais il n'en a pas du tout compris la structure; la seule inspection des figures qu'il en donne le démontre facilement. 5. Canal déférent -. — Les canaux déférents sont au nombre de deux, un de chaque côté de la ligne médiane. Ils s'étendent depuis le neuvième anneau jusqu'au quinzième. Chacun des canaux déférents naît de la réu- nion de deux canaux vibratiles qui font suite aux entonnoirs et qui sont, comme nous l'avons déjà vu, fortement entortillés sur eux-mêmes. Ces derniers canaux et les canaux déférents qui en naissent sont très- minces et ne peuvent être aperçus à l'œil nu; aussi faut-il toujours le secours du microscope pour les observer. Formés dans le neuvième anneau, les canaux déférents se dirigent direc- tement en arrière, de chaque côté du tube digestif, et sont placés entre les glandes capsulogènes et les testicules. Us traversent les différents diaphragmes qu'ils rencontrent, et s'en vont à l'extérieur par des orifices que l'on aperçoit à la face ventrale du quinzième anneau. Ces orifices externes, au nombre de deux, sont placés transversalement de chaque côté de la ligne médiane, entre les rangées dorsales et les rangées ven- trales des soies. Ils ont la forme de deux petites lignes de 1 à 2 millimètres de long, en haut; en bas, ces lignes sont garnies d'un bourrelet blanchâtre qui s'étend quelquefois sur la moitié du quatorzième et du seizième anneau. Au côté interne de l'ouverture du canal déférent, on voit une papille blan- châtre plus ou moins développée, selon les individus. ' Ann. des sciences naturelk's , 1828. 2 II est représenté planche I, fig. 2, rf, d; en e on voit l'ouverture externe des cannux déférents. - DU LOMBRIC TERRESTRE. i9 Le quinzième anneau est le siège presque constant de ces orifices : ainsi le docteur HolTmeister, sur 250 individus, n'a remarqué que six excep- tions. Deux fois il les a trouvés au quatorzième anneau, plus rarement au seizième. Une seule fois il a observé l'une des ouvertures au quinzième anneau et l'autre au quatorzième. Nous avons également observé une seule fois un cas semblable. Structure. — Les canaux déférents ont la même structure que les canaux qui font suite aux entonnoirs, c'est-à-dire qu'ils sont formés de trois membranes, l'une interne, qui est toujours la continuation de la membrane séreuse du testicule. Un grand nombre de vaisseaux sanguins forment sur elle un lacis vasculaire irès-sei-ré. La membrane moyenne est probable- ment musculaire; mais il nous a été de toute impossibilité de démontrer l'existence des fibres caractéristiques. La membrane interne est garnie de cils vibratiles, qui ne sont pas aussi visibles que dans les canaux entor- tillés. Aucun auteur n'a vu les canaux déférents. Dugès ^, le premier, en donna le dessin , mais il les considéra comme des oviductes. Meckel ^ les détermina ; mais les dessins qu'il en donne sont très-incomplels. Il ne parle ni des vaisseaux entortillés qui y donnent naissance, ni des vibra- tions qui se produisent dans leur intérieur. Quant à l'ouverture externe des canaux déférents, elle a été observée par la plupart des auteurs qui se sont occupés des Lombrics : presque tous l'ont prise pour l'ouverture externe de l'organe femelle. Elle a élé d'un grand secours à beaucoup de classificateurs, comme caractère zoologique, pour la détermination des espèces de la famille des Lombrics. II. — Organes génitaux femelles. Ayant le premier découvert ces organes, nous tâcherons de les décrire avec tous les détails désirables. Les ovaires ont échappé si longtemps aux regards des naturalistes par ' /Jnn. des sciences nalureUes , d828. * Archives de Millier, 1844, p. 480. 20 DEVELOPPEMEP^T leur extrême petitesse, et la grande difficulté de les découvrir quand on ne connaît pas parfaitement la place qu'ils occupent. Pour que l'on puisse confirmer et répéter nos observations, il est néces- saire que nous décrivions avec soin la manière dont il faut s'y prendre pour découvrir les organes femelles : On fixe, au fond d'un vase rempli d'eau, un Lombric terrestre, dont la ceinture est fortement développée. Sur la face centrale du corps, on fait une incision longitudinale, qui s'étend depuis le sixième jusqu'au dix-septième anneau; on dissèque en- suite avec soin, de chaque côté, la peau, de manière à enlever celle-ci aussi mince que possible. Le cordon nerveux se trouve alors à nu. On l'enlève avec des ciseaux très-fins, en cherchant, autant que possible, à conserver les membranes qui l'entourent. On pose le cordon nerveux, ainsi préparé, sous le microscope, en le comprimant légèrement entre deux verres et l'on aperçoit alors les ovaires, facilement reconnaissables aux œufs qu'ils contiennent en grande quantité. 1. Ovaiî-es *. — Les ovaires sont au nombre de deux, un de chaque côté du cordon nerveux. Ils sont placés dans le douzième anneau du corps. Ils ont la forme d'une vésicule pyriforme, dont le gros bout est interne et intimement uni au cordon nerveux. L'extrémité externe se prolonge en forme de canal. Les ovaires sont entièrement remplis d'œufs à tous le degrés de déve- loppement. Au fond de l'organe, on trouve les œufs les plus petits formés simplement d'une vésicule pourvue de sa tache germinative. Plus tard, la membrane vitelline se forme, et des granules vitellins en petit nombre occupent l'espace entre la membrane vitelline et la vésicule germinative. Les œufs ^, les plus grands que l'on trouve dans l'ovaire, ont un dia- mètre de 0,21 de millimètre. Ils sont sphériques, fort pâles et contiennent très-peu de granules vitellins. La vésicule germinative est parfaitement transparente; son diamètre est de 0,05 de millimètre. Elle contient une tache germinative de 0,006 de millimètre à contour très-foncé et quel- quefois comme framboise. ' Les ovaires sont représenlés pi. Il, [Jy. 2; a, cordon nerveux; b, ovaire; c, œuf; d . ovidiicte. - Voy. fîg.Q, 40, tl.pl. l. La fig. 9 représente la vésicule germinative avec sa tache germinative. DU LOMBRIC TERRESTRE. 21 Les œufs, quand ils entrent dans le prolongement aminci de l'ovaire, qui est probablement l'oviducte , prennent une forme allongée. Toutes nos observations n'ont pu nous faire découvrir où aboutissent les oviductes et de quelle manière ils s'ouvrent à l'extérieur. S'il nous était permis d'avancer une hypotbèse, nous dirions que nous croyons que les oviductes s'ouvrent au quinzième anneau , concurremment avec les conduits excré- teurs du testicule. Ce qui nous le fait penser, c'est que chez beaucoup d'annélides analogues aux Lombrics, on trouve une ouverture commune pour les organes mâles et les organes femelles. Nous aurons lieu de con- stater ce fait dans la seconde partie de ce mémoire , en parlant des Tu- bifex, des enchytréus, des chœtogasters , etc. Structure. — L'ovaire est composé, comme nous l'avons déjà dit, d'une membrane en forme de vésicule qui contient des œufs à tous les degrés de développement. Cette membrane m'a paru formée de deux tuniques , l'une externe, mince, parfaitement transparente; nous n'y avons pas vu de vaisseaux rampant sur sa surface. L'autre interne, composée de petites cellules rondes de 0,066 de millimètre. L'oviducte a la même structure que l'ovaire. Les tuniques qui le forment sont d'une minceur et d'une délicatesse extraordinaires : c'est à cause de cela qu'on ne peut en suivre les traces. La découverte des ovaires jette un grand jour sur l'histoire du déve- loppement des Lombrics; car elle fait disparaître de la science des erreurs nombreuses et depuis longtemps accréditées. Ainsi maintenant il ne sera plus possible de considérer comme des œufs, les corps parasites qui se trouvent dans les testicules, ainsi que l'ont fait Montègre, Howe, 31orren , Dugès et Meckel. Il ne sera plus question du transport des œufs dans le corps de l'animal jusqu'aux derniers anneaux ; hypothèse que l'on avait admise pour expliquer la présence, à la partie postérieure du corps, de pai-asites qui étaient identiques avec les psorospermies que l'on trouve dans les testicules et que l'on considérait comme des œufs. Ce transport des œufs dont nous venons de parler a été admis par tous les naturalistes qui se sont occupés des Lombrics, excepté par Dugès. 22 DEVELOPPEMENT III. — Organes accessoires de la génération. Les organes accessoires de la génération sont, 1° les réservoirs sperma- liques, 2" les glandes capsulogèncs , ô" la ceinture. 1" Ilcservoirs spernuuiques ^ — Ces réservoirs sont des corps spbériques, blancs, au nombre de quatre, placés deux à deux de cbaque côté du tube digestif, en debors des testicules, desquels ils se distinguent pas leur blancheur. Les deux premiers se trouvent dans le neuvième anneau, vers son bord postérieur; les deux derniers occupent la même position dans le dixième anneau. Tous les quatre ont la même forme : ils sont exactement spbériques et sont attachés à la paroi ventrale du corps par un pédicule mince et court. La largeur de leur diamètre, quand ils sont le plus forte- ment développés , est de 2 à 5 millimètres. Quelquefois l'un des quatre réservoirs sperinatiques est plus développé que les autres. Quand on comprime ces réservoirs spermatiques sous le microscope, on en voit sortir une grande quantité de spermatozoïdes, au milieu desquels se trouvent souvent des amas de granules. Jamais on n'y voit des cellules spermatiques et toujours les spermatozoïdes ont tout leur développement. De la description que nous venons de donner des réservoirs spermati- ques, il résulte que ces organes sont des vésicules remplies de spermato- zoïdes. Le court pédicule qui les attache au corps est un canal qui s'ouvre à l'extérieur par un orifice très-étroit. Structure. - — Une membrane très-dense, formée de trois couches, com- pose les parois des réservoirs spermatiques. La couche externe est mince, transparente, sans structure apparente : des vaisseaux sanguins très-nom- breux forment sur elle un lacis vasculaire serré. La couche moyenne est musculeuse; elle est Irès-développée : les fibres qui la forment s'entre- croisent dans tous les sens. ' l'I. I. I.;i //■(/. 21 représente un réservoir spernialique fortement grossi avec les vaisseaux san- guins (|ui rampent à sa surface. — A la fiij. I on voit, en b et b', les réservoirs spcrmiiliques de grandeur naturelle. — l.a fig. 22 montre la structure de la paroi des réservoirs spermatiques : a, iMcnibrane interne; 6, membrane moyenne; c, membrane externe. © DU LOMBRIC TERRESTRE. 23 La couche interne est formée de grandes cellules cylindriques d'unasped vlandulaiie : 11 est probable aussi qu'elles servent à la sécrétion des gra- nules qui se trouvent au milieu du sperme dans les réservoirs sperma- tiques. Fonctions. — Les réservoirs spermatiques ont pour fonction de con- server le sperme qui est fourni à l'animal par celui des Lombric qui, pen- dant l'accouplement, fait fonction de mâle. De quelle manière le sperme est-il versé dans leur intérieur? c'est ce que nous ignorons entièrement. Toujours est-il qu'il provient de l'extérieur; car ces organes n'ont aucune communication, soit avec les testicules, soit avec les canaux déférents. Presque tous les auteurs dont nous avons précédemment cité les noms ont pris les réservoirs spermatiques pour des testicules, et cela parce qu'ils trouvaient des spermatozoïdes à leur intérieur; ainsi, pour ne citer que les principaux, Hovve, Montègre sont tous deux d'accord sur ce point. Ayant montré où se trouve le véritable testicule , la réfutation de l'opi- nion des auteurs que nous venons de citer, résulte de ma description même. Hoffmeister et Meckel n'ont pas bien discerné les réservoirs sperma- tiques. Peut-être les cellules cylindriques allongées qui forment les parois internes des réservoirs spermatiques sécrètent-elles l'albumen qui doit entourer les œufs dans les capsules. Nous ne donnons celte hypothèse qu'avec une extrême circonspection. Peut-être aussi ces cellules glandu- laires fournissent-elles au sperme un liquide analogue à celui que lournit la prostate des animaux supérieurs. 2" Glandes capsulogènes ^ — Nous avons donné le nom de glandes cap- suloçjcncs à un certain nombre de vésicules qui se trouvent des deux côtés du tube digestif, disposées par paires depuis le huitième jusqu'au onzième anneau, et que nous croyons avoir pour fonction de sécréter les éléments qui serviront à la confection de la capsule qui entoure les œufs. Ces vésicules ne sont autre chose que les glandes qui sécrètent les soies ayant acquis un grand développement. Ce qui le prouve, c'est que l'on ' l'I. Il, fig. \: a, a, a, a, représentent les glandes capsulogènes de grandeur naturelle. — La (ig. ô iiioiitie une glande capsulogène fortement grossie. 24 DEVELOPPEMENT trouve à leur intérieur des soies à différents degrés de développement, et qui sont ordinairement plus grandes que celles du restant du corps. Ces vésicules ou glandes capsulogènes sont au nombre de quatre paires: elles sont toutes de couleur jaunâtre et ont plusieurs lobes. C'est vers l'époque où les testicules commencent à se flétrir que ces organes sont le plus fortement développés. La première paire occupe le huitième anneau : c'est la moins grande de toutes. Chacune des glandes contient une ou deux soies, des granules et des corpuscules jaunâtres de diverses gran- deurs. La seconde paire, qui occupe le neuvième anneau, est plus développée que la première, mais moins que la suivante. Chacune des glandes a deux lobes. Les glandes capsulogènes des troisième et quatrième paires sont à peu près de même grandeur, mais plus grandes que les précédentes: leur longueur est quelquefois de 5 à 7 millimètres sur une largeur de 2 h 5 millimètres. Chacune de ces dernièi^es glandes a deux lobes : le lobe postérieur s'allonge quelquefois fortement et se termine en pointe. Structure. — La structure de toutes ces glandes est la même. Dans cha- cune on doit distinguer la paroi et le contenu. La paroi est formée de trois membranes : une membrane externe mus- culeuse, très-mince; elle est la continuation de la membrane musculeuse qui revêt intérieurement la cavité du corps des Lombrics; mais les muscles qui la forment sont pour ainsi dire atrophiés. La membrane moyenne est formée par le derme de la peau externe, replié à l'intérieur et transformé en organe sécrétoire; enfin, la troisième membrane est formée par l'épi- derme ; elle ne s'élève que jusqu'à une certaine hauteur dans la glande. Le contenu des glandes capsulogènes se compose de granules qui se groupent de différentes façons. Il nous a été impossible de nous assurer si ces granules provenaient de cellules: nous croyons qu'ils naissent dans un cytoblastène séci'été par le derme modifié. Les groupes formés par ces granules ont des couleurs différentes : les uns sont blanchâtres, les autres noirâtres, et d'autres encore paraissent jaunâtres; outre cela, on trouve dans les glandes capsulogènes des amas d'une matière jaunâtre qui paraît être amorphe et analogue à de la cire ; DU LOMBRIC TERRESTRE. 23 c'est cette matière que nous croyons servir à la confection de la capsule des œufs. Les soies qui se trouvent dans les glandes capsulogènes ressemblent aux soies qui se trouvent dans les autres anneaux du corps des Lombrics, seu- lement elles ont acquis un développement énorme. Fonctions. — Les glandes capsulogènes paraissent avoir plusieurs fonc- tions; d'abord dans l'accouplement elles servent, selon toutes les probabi- lités, de moyen d'union en faisant l'office de ventouses. Il est probable aussi que les soies très-allongées qui se trouvent dans leur intérieur ser- vent d'organes excitateurs , agissant alors de la même manière que les dards des hélix. Il est extraordinaire qu'il n'y ait aucun auteur qui fasse mention de ces organes. Probablement les auront-ils confondus avec les testicules , comme les figures de Dugès le feraient penser. Ni dans les planches de M. Morren, ni dans celles de Ilowe, on n'en trouve des traces. ô" Ceinture K — Un autre organe accessoire de la génération est la cein- ture qui occupe 6 à 8 anneaux du corps. Elle commence ordinairement au vingt-huitième anneau , d'autres fois au vingt-neuvième , au trentième. La ceinture forme sur le corps des Lombrics une bande plus ou moins forte; sa couleur est plus pâle que celle du restant du corps. Du côté ven- tral, elle n'existe pas dans le milieu, mais bien sur les côtés, où elle est même plus fortement développée que sur le dos. Sa surface est quelque- fois lisse et brillante, d'autres fois elle paraît ulcérée. La ceinture n'est pas également développée pendant toute l'année; elle l'est le plus au mois de juin et de juillet. Dans les mois d'août et de sep- tembre, elle s'atrophie pour ainsi dire. Pendant l'arrière-saison et les premiers mois de l'année, elle recommence à se développer. A la face ventrale du corps, là ou cette ceinture n'existe pas, on voit cinq ou six élévations de chaque côté : ce sont les glandes sétigères qui sont transformées en ventouses. Structure. — La ceinture est formée par un amas de glandes en forme ' PI. 1. La fig. 15 montre la ceinture nue du côté du dos; la fig. 19 la montre nue du côté du ventre. — La fig. 20 représente la structure de la ceinture; o, glandes; 6, épiderme. Tome XXVII. ^ 26 DEVELOPPEMENT de cœcum, qui se trouvent entre l' épidémie et la membrane musculeuse du corps. La grandeur de ces glandes varie : les unes sont très-grandes, surtout vers les côtes du corps, d'autres sont plus petites, d'autres encore ont une forme cellulaire. Pour leur forme et leur développe- ment, elles ont beaucoup d'analogie avec les glandes hépatiques qui entourent l'intestin. L' épidémie qui couvre les glandes de la ceinture n'est pas percé d'ouvertures, ce qui nous fait croire qu'il doit être détruit pour qu'il y ait sécrétion. Il est probable aussi que l'aspect coloré de la ceinture provient de la destruction de l'épiderme et de l'état de vacuité des glandes. Fonctions. — La ceinture a pour fonction de faire adhérer d'une ma- nière intime les Lombrics entre eux pendant le coït. Cette adhérence a lieu au moyen des organes en forme de ventouses qui se trouvent du côté ventral de la ceinture, et par le liquide blanchâtre, visqueux, fourni en grande quantité par les glandes de la ceinture pendant le coït. Historique. — Tous les auteurs qui ont parlé des Lombrics ont fait mention de la ceinture. Cet organe a été beaucoup étudié par plusieurs d'entre eux. Savigny et Dugès considérèrent les modifications de la cein- ture, dans les diverses espèces de Lombrics, comme des caractères propres à distinguer les différentes espèces entre elles : ils eurent surtout égard à la position, à la forme et à la couleur de la ceinture. Hoffnieister a par- faitement bien démontré que ces caractères sont incertains ; rarement la ceinture occupe une position chez les différents individus d'une même espèce. M. Morren, Hoffmeister et la plupart des auteurs considèrent la ceinture comme servant simplement d'organe d'adhérence pendant le coït. Appendice. — Quelquefois au vingt-sixième ou au vingt-septième an- neau du corps des Lombrics terrestres, rarement au vingt-quatrième an- neau , on trouve de chaque côté de la face ventrale une élévation en forme de ventouse analogue à celle qui se trouve en dessous de la ceinture. Ces ventouses sont quelquefois remplacées par de petits appendices allongés en forme de pénis. Beaucoup d'auteurs ont pris ces prolongements pour de véritables pénis. Quant à nous, nous les considérons tout simplement DU LOMBRIC TERRESTRE. 27 comme des glandes séligères transformées en ventouses; et quand ils sont en forme de pénis, nous croyons que cela provient de ce que ces vésicules sont retournées à l'extérieur comme un doigt de gant, probable- ment par un détachement trop brusque pendant le coït. Ces organes ne peuvent pas être comparés au pénis, parce qu'ils n'ont aucune commu- nication avec les testicules. Ils ne sont pas constants : quelquefois il n'en existe qu'un seul , dans d'autres cas, on en trouve deux du même côté. Tout ce que les auteurs ont écrit sur le pénis des Lombrics se rapporte à cet organe. Résumé de la description des organes génitaux du Lombric terrestre. Les Lombrics terrestres sont hermaphrodites incomplets. Leurs organes génitaux se distinguent en organes génitaux mâles, organes génitaux femelles et organes génitaux accessoires. Les organes génitaux mâles consistent en trois paires de testicules, et en deux paires d'entonnoirs vibratiles qui communiquent avec les testicules et dans lesquels s'accumulent les spermatozoïdes. Les entonnoirs vibra- tiles forment l'extrémité interne de canaux vibratiles entortillés qui , de chaque côté du corps , se réunissent deux à deux pour former un canal déférent, s'ouvrant au dehors au quinzième anneau. Les ovaires sont placés dans le douzième anneau du corps ; ils sont pyriformes ; leur ouver- ture externe est inconnue : des œufs en grand nombre les remplissent. Les organes accessoires de la génération sont : 1° Les réservoirs spermatiques , qui longtemps ont été confondus avec les testicules ; ils sont au nombre de quatre et occupent le neuvième et le dixième anneau; ils sont sphériques , blanchâtres et toujours remplis de spermatozoïdes ; 2° Les glandes capsulogènes, qui sont placées par paires dans les hui- tième, neuvième, dixième et onzième anneaux : ce sont des glandes séti- fères transformées. Elles servent aussi , pendant l'accouplement, de moyen d'attache en faisant l'office de ventouse; 5° La ceinture est un organe glanduleux pourvu à sa face ventrale de 28 DEVELOPPEMErST ventouses; elle sert d'organe d'adhérence pendant l'accouplement et d'or- gane sécrétoire qui fonctionne surtout pendant le coït. DÉVELOPPEMENT DU LOMBRIC TERRESTRE. Pour décrire avec plus de facilité l'histoire du développement du Lom- bric terrestre , nous la diviserons en plusieurs périodes. La première période comprendra le développement de l'œuf dans l'ovaire. La sortie de l'œuf de l'ovaire, son inclusion dans l'albumen et dans la capsule feront l'objet de la seconde période. La troisième période s'étendra depuis l'inclusion des œufs dans la capsule jusqu'à la naissance du blastoderme. Enfin, dans la quatrième période, nous suivrons l'évolution du fœtus jusqu'à sa sortie de la capsule. Première période ^ . — Les œufs se forment dans l'ovaire; ils naissent au milieu d'un liquide visqueux qui les fait adhérer les uns aux autres. Primitivement on aperçoit dans ce liquide de petites sphères très-trans- parentes de la grandeur de 0,05 à 0,002 de millimètre de diamètre. Ces sphères contiennent un nucléole d'environ 0,006 de millimètre : ce sont des vésicules germinatives. Bientôt ces vésicules s'entourent d'une membrane très-mince et très -transparente, la membrane vitelline, qui grandit plus promptement que la vésicule germinative. L'espace cellulaire qui se forme alors se remplit de granules très-pâles et très-petits, et les œufs sont complets. Les plus petits que nous ayons observés avaient un diamètre de 0,05, la vésicule germinative de 0,02 de millimètre et la tache germinative de 0,006 de millimètre. L'œuf grandit en même temps qu'il est poussé vers l'oviducte par d'autres œufs qui naissent au fond de l'ovaire. Quand les œufs sont prêts à abandonner l'ovaire, ils ont un dia- mètre de 0,21 de millimètre. La vésicule germinative mesure 0,05, et le nucléole 0,006 de millimètre. Le vilellus est alors composé d'un liquide ' Planche II. Les figures 9 , 10 , 12 moiitieni le développement des œufs dans l'ovaire. DU LOMBRIC TERRESTRE. 29 transparent et de granules en petit nombre qui entourent la vésicule ger- minative. Parmi ces granules, les uns sont à contours pâles, d'autres à contours foncés. Dans l'ovaire, les œufs prennent différentes formes, à cause de la pres- sion qu'ils exercent les uns sur les autres. Aussitôt qu'ils sont libres, ils deviennent spliériques. La période que nous venons de parcourir ne nous présente rien de bien remarquable. Quant à la formation de l'œuf, elle a lieu à peu près de la même manière que chez tous les animaux. Nous ferons remarquer seulement la minime quantité de globules graisseuse qui se trouvent dans le vitellus. Ce que l'œuf présente encore de particulier, c'est son extrême petitesse, surtout quand on compare sa grandeur avec celle de l'animal qui l'a produit. Dans la dernière partie de notre mémoire , où nous comparons le dé- veloppement du Lombric terrestre avec celui des autres annélides, nous insisterons davantage sur les remarques que nous venons de faire. Avant de passera l'histoire de la seconde période, nous allons décrire l'accouplement. Les Lombrics terrestres s'accouplent pendant la nuit et au-dessus du sol, dans les mois de juin et de juillet. Après une pluie chaude, si on cher- che avec attention dans un jardin, la nuit un peu après le lever de l'au- rore, on ne tarde pas à rencontrer des Lombrics qui sortent lentement de terre, en y laissant cependant l'extrémité de la queue. Ils se rapprochent les uns des autres sans que rien n'indique qu'ils se recherchent : il parait que c'est le hasard qui les fait se rencontrer. Quand les Lombrics parviennent à se toucher, ils s'accolent les uns aux autres par la face ventrale de leur corps et en sens inverse, de manière que la tête de l'un correspond à la queue de l'autre. L'adhérence de deux Lombrics accouplés a lieu d'une manière intime par le moyen des ventouses qui se trouvent à la face inférieure de leur ceinture et aux huitième et quinzième anneaux. Les Lombrics accouplés paraissent rester sans mouvement pendant 30 DEVELOPPEMENT. plusieurs heures; cependant quand on les examine attentivement, on voit qu'ils exécutent de petits mouvements ondulatoires. Aussitôt qu'on les touche, ils se détachent les uns des autres. 11 n'y a pas d'introduction d'organes pendant le coït; aussi avons-nous vu que tout ce que l'on avait dit du pénis était inexact. Sans que nous puissions bien nous rendre compte de la manière dont se passent les choses pendant l'accouplement, nous trouvons qu'il a pour résultat le dépôt du sperme de l'un des Lombrics dans les réservoirs sper- maliques de l'autre, et réciproquement. Les Lombrics paraissent pouvoir s'accoupler plusieurs fois dans la même saison. Beaucoup d'auteurs et des plus anciens ont parfaitement observé et décrit l'accouplement chez. les Lombrics; Montègre et M. Morren se sont cependant le plus étendus sur cet acte. Hoffmeister s'en est occupé égale- ment et nous en a donné plusieurs figures ^ Deuxième période -. — Nous avons dit que la seconde période de l'his- toire du développement du Lombric comprendrait la sortie des œufs de l'ovaire, leur inclusion dans l'albumen et dans la capsule. Cette période est celle qui présentera le plus de lacunes. JMalgré nos efforts, malgré nos nombreuses dissections, nous ne sommes parvenu à recueillir que très-peu de faits. Comment les œufs sortent-ils du corps? Oîi sont-ils fécondés? Comment s'entourent-ils d'albumen? Quel est le mode de formation de la capsule? A toutes ces questions nous ne pouvons répondre que par des hypothèses. Avant de les énoncer, donnons la description des capsules. Les œufs sont réunis, plusieurs ensemble dans une capsule, par un corps albumineux de consistance assez ferme, analogue à du blanc d'œuf durci. La grandeur des capsules diffère beaucoup. Les unes n'ont que 2 ou 5 millimètres de longueur sur 1 ou 2 de large; tandis que d'autres ont de 5 à 5 millimètres sur 2 ou 5 de large. ' De Vermihus quilmsdam . clc. - Voyez pi. II. Lafig. 4 représente une capsule forleiiienl i;rossie. — Les /îg. 5 6 el 7 représen- tent les cipsules en grandeur naturelle. — La fig. 8 montre les œufs dans l'albumen. DU LOMBRIC TERRESTRE. 31 Elles ont une forme oblongue; l'un des pôles est un peu plus gros que l'autre. A chacun des pôles on observe une saillie qui finit en pointe; l'une de ces saillies est quelquefois recourbée sur elle-même, et ordi- nairement l'une est plus mince que l'autre. La consistance de la capsule est cornéo-niembraneuse, comme le dit très-bien Léon Dufour. Quant à sa structure, elle paraît composée de plusieurs couches de fibres entre- croisées très-fines, comme feutrées, et réunies par une substance jaunâtre amorphe. Le nombre des œufs que renferme la capsule est de 2, 5,4 et plus encore. Ces œufs n'ont plus entièrement la forme ni la composition qu'ils avaient dans l'ovaire; leur grandeur est encore la même, mais la vésicule et la tache germinative ont entièrement disparu; les granules du vitellus sont plus nombreux et plus condensés. Nous ne pousserons pas cette description plus loin, nous empiéterions sur la troisième période. L'albu- men qui réunit les œufs est, comme nous l'avons dit, semi-transparent, analogue à du blanc d'œuf durci. Nous verrons qu'à mesure que le déve- loppement avance, il se liquéfie. Comment se forme la capsule? Nous l'ignorons complètement; mais nous croyons que ses éléments sont fournis par les glandes que nous avons décrites précédemment sous le nom de glandes capsidogènes. Nous avons dit en même temps quelles étaient les raisons qui nous portaient à penser ainsi. Il est évident que la capsule ne peut pas se former chez les Lombrics de la même manière que chez les sangsues, comme le pense M. JMoquin Tandon, car alors la capsule devrait être beaucoup plus grande, puisque tout le corps du Lombric devrait y passer comme au travers d'un fourreau. Nous croyons que les œufs sortent du corps plusieurs ensemble; que les réservoirs spermatiques fournissent les spermatozoïdes en même temps que l'albumen. Les spermatozoïdes fécondent les œufs, tandis que l'albu- men les réunit intimement. Les glandes sécrètent alors les éléments de la capsule. Disons un mot des endroits où l'on rencontre les capsules des Lombrics. Ordinairement on les trouve en terre, à quelques pieds de profondeur. 52 DEVELOPPEMENT à l'abri de la chaleur et de riiumidité, et quelquefois aussi dans du fumier. Nous en avons recueilli le plus grand nombre dans des tas de feuilles décomposées. On peut encore se procurer des capsules en tenant des Lom- brics prisonniers, au moment de la ponte, dans de grands bocaux dont le fond est garni de terre et de mousse humides. Troisième période ^ — Il est excessivement rare d'obtenir des obser- vations sur cette période du développement du Lombric terrestre. Serait-ce parce qu'elle est de courte durée? c'est probable, car on en a beau ouvrir un grand nombre de capsules, presque toujours elle échappe à l'obser- vation la plus attentive. Ajoutons à cela que les capsules sont rares à trou- ver et que, pour s'en procurer un certain nombre, il faut beaucoup de recherches. La première chose que l'on remarque dans l'œuf, pendant cette période, est la disparition de la vésicule germinative; jamais on ne la voit dans la capsule. Ensuite a lieu la concentration des granules vitellins, qui augmentent considérablement. Cette concentration paraît d'abord n'avoir lieu qu'au centre de l'œuf; elle s'étend bientôt à toutes ses parties, et quand elle est achevée, la masse granulaire prend une forme ovale légèrement al- longée. L'endosmose agit à la même époque fortement sur la membrane vitel- line, et la masse granulaire se trouve ainsi entourée d'une zone plus claire que l'albumen dans lequel les œufs sont renfermés. Nous n'avons jamais observé dans l'œuf des Lombrics la sortie du glo- bule transparent, circonstance que M. Quatrefages considère comme très- importante dans le développement des herméliens ^ ; il croit que ce phénomène est général dans le développement des animaux tant verté- brés qu'invertébrés. Peut-être parviendra-t-on à le découvrir dans l'œuf des Lombrics terrestres, mais tous nos efforts, dirigés vers ce but, sont restés sans résultats. Maintenant ce phénomène indiqué sous le nom de fractionnement du vitel- ' Pour celte période, voir pi. H, fig. 12, 13, 14, Ib, 16, 17 et 18. - Annales des sciences naturelles, p. 153, t. II. DU LOMBRIC TERRESTRE. 53 lus, et qu'ici on pourrait nommer beaucoup mieux le phénomène déconcen- tration partielle des granules vitellins; en effet, voici ce qui se passe : dans la masse vitelline, on voit se former, vers un point quelconque, une tache noirâtre provenant d'une accumulation plus forte de granules. Dans un autre endroit de l'œuf, une concentration pareille a lieu. Ces deux taches augmentent beaucoup, envahissent tout le vitellus; une troisième et une quatrième se forment de la même manière et augmentent insensiblement. La masse vitelline se trouve alors divisée en un certain nombre de grou- pes de granules , qui ne sont pas tous de la même grandeur. Dans cha- cun de ces groupes, des concentrations pareilles ont lieu, et toujours avec une grande irrégularité; c'est ce que nous avons tâché de bien re- présenter dans nos figures. Quand les groupes de granules sont devenus très-petits, le phénomène du fractionnement s'arrête. On voit alors se former autour de la masse vitelline une zone plus claire, surtout vers un des pôles: c'est le blastoderme. Pendant toute la durée du fractionnement du vitellus et de la formation du blastoderme, l'endosmose de la membrane vitelline fait des progrès, et une grande zone claire se produit entre la masse vitelline et la membrane. Historique. — La période de développement que nous venons d'étudier n'avait jamais été observée, chez les Lombrics, avant nous. Réflexions. — L'observation des phénomènes qui ont lieu pendant cette période est très-imporlante pour l'embryologie en général, car elle permet de généraliser plusieurs faits que l'on remarque chez presque tous les animaux; ainsi d'abord la concentration des granules vitellins, ensuite l'endosmose de la membrane vitelline , et enfin le fractionnement de hi masse des granules vitellins. Quatrième période '. — Elle commence par la formation du blastoderme. Voici comment se forme ce dernier : de grandes cellules beaucoup plus ' Pour cette période, voir pi. Il, (ig. 18 : a, membrane vitelline; 6, blastoderme; c, vitellus. — Fig. 19: o, membrane vitelline; b, feuillet externe du blastoderme transformé en paroi du corps; c, rudiment du système nerveux; d , feuillet interne du blastoderme qui forme la paroi de l'in- testin.— Fig. "20 : a, parois du corps; 6,pbarynx; c, intestin; rf. organes sécrétoires.— La /îj^. 21 représente le jeune Lombric au moment de sa sortie de l'œuf. — La fig. 7 représente cette sortie de l'œuf en grandeur naturelle. Tome XXVIL 5 54 DEVELOPPEMENT claires que le restant du vitellus apparaissent tout autour de la niasse vitel- line. Ces cellules s'accumulent surtout vers l'un des pôles de l'œuf, celui qui deviendra le pôle céphalique. Au pôle caudal, le blastoderme est plus difficile à observer; cependant nous nous sommes assuré que toujours il existe. La masse vitelline est entièrement renfermée dans le blastoderme; dès lois l'intestin est formé : c'est la masse vitelline qui occupe sa place; le blastoderme compose ses parois. Les cellules qui constituent le blastoderme sont de différentes gran- deurs : le noyau mesure 0,13 de millimètre; on y remarque un nu- cléole. Le contenu des cellules est un liquide clair où nagent très-peu de granules pâles. Ces cellules sont bientôt envahies par un travail endogène qui donne lieu à la formation de cellules plus petites. Ce travail s'opère toujours avec plus d'activité au pôle céphalique. Vers cette époque on voit la bouche se former: elle ne s'ouvre pas à l'extrémité du pôle cépha- lique, mais à sa partie inférieure. Le blastoderme se divise alors distinc- tement en deux couches : l'une forme les parois de l'intestin, l'autre les parois du corps. C'est entre ces deux couches que l'on verra les différents organes internes se développer. Celui que l'on aperçoit tout d'abord, c'est l'organe sécrétoire, que la plupart des naturalistes legardent encore comme organe respiratoire. Le système nerveux devient également évident à cette période, et ne tarde pas à paraître plus développé, relativement au res- tant du corps, qu'aux autres époques de la vie, mais il est excessive- ment difficile à observer; nous croyons cependant qu'il faut considérer comme tel une masse arrondie formée de petites cellules analogues à celles qui constitueront plus tard l'anneau nerveux. Cette niasse est placée entre les deux feuillets du blastoderme, tout à fait à l'extrémité du pôle cépha- lique. Avant que l'on aperçoive les vaisseaux sanguins, et même aucun autre organe, le fœtus exécute déjà des mouvements de contraction et de dila- tation qui tendraient à prouver que des muscles se sont développés déjà dans les parois du corps. Maintenant commence la segmentation, ou la formation des anneaux; elle s'opère du pôle céphalique au pôle caudal. Ainsi, près de la tête, on DU LOMBRIC TERRESTRE. 3a voit déjà des anneaux tout formés , quand ils sont encore en voie de dé- veloppement vers la partie postérieure du corps. Les diaphragmes qui séparent les anneaux se forment par une saillie qui s'avance de la paroi du corps vers l'intestin. Ces diaphragmes sont, à l'origine , excessivement rapprochés les uns des autres ; peu à peu ils s'éloignent. Dans l'intérieur des anneaux, se développent les organes sé- créteurs (respiratoires, selon les auteurs); les glandes sétifères et les soies naissent également , enfin les vaisseaux sanguins deviennent visibles. L'accroissement du fœtus a lieu par l'augmentation du nombre des diaphragmes et par l'éloignement de ces derniers entre eux. A mesure que le fœtus se développe, ses différents organes se perfectionnent, et il de- vient en tout semblable à l'adulte. Quand le fœtus a acquis la longueur de plusieurs centimètres, il brise son enveloppe vitelline qui s'est ton- jours accrue avec lui, et il sort de la capsule par l'un de ses pôles. Tâchons de suivre, chez le fœtus, le perfectionnement de chacun de ses organes. Le système nerveux est, comme nous l'avons déjà dit, extrêmement dif- ficile à apercevoir; nous croyons cependant que la masse cellulaire, ou plutôt granulée, qui se trouve au pôle céphalique, est le rudiment des lobes céphaliques du système nerveux. Quant au cordon nerveux, il est impossible de le distinguer des tissus voisins. Le tube digestif est l'organe que l'on distingue le premier, car on peut le considérer comme formé lorsque le blastoderme a paru. Plus lard , il acquiert des parois propres par la division du blastoderme en deux feuillets. En même temps a lieu l'ouverture de la bouche. L'anus, nous ignorons quand il paraît, mais nous croyons qu'il ne s'ouvre qu'assez longtemps après la bouche. A mesure que le développement se poursuit, le tube digestif s'étrangle là où les cœurs se formeront plus tard. Dès lors la partie qui se trouve devant l'étranglement prend le nom de pharynx; la partie du tube digestif qui suit l'étranglement se compose de l'estomac et de l'intestin réunis. En ce moment paraissent aussi les organes renfermant des corpuscules cristallins, qui se trouvent sur le trajet de l'œsophage, et en même temps 56 DEVELOPPEMENT l'estomac se distingue de l'intestin par le rétrécissement de ce dernier. Les glandes hépatiques se montrent aussi vers cette époque du dévelop- pemenl. Toute la masse vitelline qui forme l'intérieur de l'intestin est transformée en grandes cellules, où se trouvent quantité de corpuscules graisseux. Les organes sécrétoires (respiratoires, selon les auteurs) paraissent d'a- bord sous la forme d'appendices cœcaux, et sont très-grands en propor- tion de l'anneau qui les contient : ils sont déjà vibratiles à cette époque, et probablement percés à leurs deux extrémités. Ces ouvertures internes et externes ne sont cependant pas visibles, et cela se comprend facilement quand on songe que, chez l'adulte même, on ne les aperçoit que très-dif- ficilement. Peu à peu les canaux sécrétoires vibratiles augmentent en lon- gueur, se contournent sur eux-mêmes, et deviennent en tout semblables à ces mêmes organes chez les Lombrics adultes. Il est à remarquer que l'organe sécrétoire vibralile paraît et acquiert tout son développement de très-bonne heure. L'apparition des vaisseaux sanguins est très-difficile à observer. Nous croyons que le vaisseau dorsal et le vaisseau ventral se forment presque en même temps; qu'il n'y a d'abord qu'un simple cercle circulatoire, au- quel s'ajoutent ensuite les autres organes de l'appareil de la circulation. Avant la sortie du foetus de la capsule, on peut observer les cœurs, les vaisseaux latéraux, enfin tout le système sanguin tel qu'on le trouve chez l'adulte. Dans les parois du corps, les glandes sétifères apparaissent très-tôt. Ce n'est que vers la fin de la vie fœtale qu'on parvient à distinguer les fibres musculaires, qui doivent cependant exister depuis longtemps, à en juger par les mouvements du fœtus. Si nous observons le développement des organes dans leur ensemble, nous remarquons qu'il a toujours lieu du pôle céphalique vers le pôle caudal. Le pôle céphalique paraît être le centre d'où émane la vie. Jamais des diaphragmes ne se forment entre deux autres, mais tou- jours les uns à la suite des autres. Extrêmement rapprochés d'abord, ils s'éloignent peu à peu. DU LOMBRIC TERRESTRE. 37 Nous venons de suivre le développement du fœtus ; voyons ce que de- viennent pendant ce temps l'albumen et les œufs renfermés dans la même capsule. Les autres œufs d'une capsule s'atrophient presque toujours pendant le développement de l'un d'entre eux. Souvent il n'y a qu'un seul œuf qui se développe entièrement, quelquefois deux, et bien rarement trois. Quand dans une capsule on trouve un fœtus déjà tout formé, il est ex- traordinaire qu'à côté de lui on voie des œufs dont le développement n'est pour ainsi dire pas commencé. L'albumen ne subit d'autre transformation (jue sa liquéfaction; il dis- paraît à mesure que le fœtus s'accroît et sert à la nutrition de ce dernier. Pour ce qui concerne la partie historique du développement du Lombric terrestre, on ne peut faire mieux que de consulter l'ouvrage de M. Morren ', dans lequel toutes les opinions des auteurs qui l'ont précédé sont exposées avec beaucoup de talent. Les anciens auteurs, parmi lesquels on peut compter Swanimerdam 2, considéraient les Lombrics comme étant ovipares; Léo ^ et Rudolphe * furent du même avis. Lyonnet ^ donne la description de la capsule qui entoure les œufs et la regarde comme étant l'œuf même; il admet l'ovi- parisme des Lombrics. Voici ce que dit Montègre sur l'embryologie des Lombrics : « Aucun des naturalistes que j'ai consultés ne m'a paru douter que les Lombrics ne fussent ovipares ; toutefois j'ai reconnu qu'ils sont vivipares ou du moins ovovivipares. » Et plus loin il ajoute encore : « Le premier développement du fœtus m'a paru se faire, aussi bien que celui des œufs, dans les corps blancs qui se trouvent dans l'intérieur des vers et qui sont généralement regardés comme les organes générateurs ; j'ai plusieurs fois, en effet, aperçu dans ces organes des œufs plus ou ' Histor. nul. Lumbr. lerrtslris. - Loc. cit., p. 4. ^ Loc. cit., p. o. * Loc. cil., p. .j. ^ Loc. cit., p. 5. 7)8 DEVELOPPEMENT moins gros, et des points noirs très-apparents, qui m'ont semblé être des fœtus encore peu développés. » II est facile d'apercevoir que tout ce que Montègre dit ici des œufs et du fœtus se rapporte aux psorospermies qui se trouvent dans les testi- cules. Plus loin, le même auteur admet que les fœtus se dirigent le long de l'intestin, entre cet oigane et les parois du corps, pour sortir près de l'anus : ce sont alors les parasites nématoïdes qui l'ont induit en erreur. Nous pouvons donc affirmer que de toutes les assertions de Montègre aucune ne se rapporte au développement réel des Lombrics. De Blainville et Bosc ^ adoptèrent presque entièrement les opinions de Montègre. Carus ^ admet que les jeunes Lombrics sont transportés de la partie antérieure du corps vers la partie postérieure par le conduit qui se trouve à la face dorsale de l'intestin et nommé chlorogènc par M. Morren. Léon Dufour ^ est le premier qui ail bien décrit les capsules des Lombrics, qu'il considère comme des œufs simples; il ne dit rien du développement du Lombric et ne décrit le fœtus que quand il est près d'abandonner la capsule. Howe* admet une opinion plus hasardée encore que celle de Montègre et de Carus. Les œufs fécondés dans l'ovaire sont, selon lui, conduits par le canal dorsal dans les vésicules aériennes placées de chaque côté du canal intestinal. Dans ces vésicules naissent les jeunes Lombrics, qui y parcourent la première période de leur développement; ils les quittent ensuite pour passer à l'état de chrysalide et enfin à l'état complet, puis sortent du corps par un oiifice situé près de l'anus, f^es figures qui accompagnent le texte de Howe démontrent clairement qu'il a pris : 1" les psorospermies pour des œufs, et les testicules pour les ovaires; 2" les soies tombées dans * De Blainville, Dictionnaire d'histoire naturelle; Bosc, Dictionnaire d'histoire naturelle, édi- tion (le Hachette. - Anatomie comparée. ^ Annales des sciences naturelles, 1825. * Philosophical Transactions, 1823. DU LOMBRIC TERRESTRE. 59 l'intérieur du corps pour des chrysalides; 5° les nématoïdes parasites pour de jeunes Lombrics. Les opinions de M. Morren * sui' le développement des Lombrics se rapprochent beaucoup de celles de Howe; en voici le résumé, extrait du Traité de physiologie de Burdach. « Il résulte des observations de M. Morren : 1° que les ovaires du Lombric terrestre épanchent leur contenu dans la cavité abdominale en se crevant, et que ces produits cheminent ensuite jusqu'à l'extrémité de la cavité du corps, pour pouvoir arriver à travers deux ouvertures situées en cet endroit près de l'anus; 2° mais les produits de l'ovaire sont com- posés en partie d'œufs libres, dans chacun desquels il ne se forme qu'un embryon, en partie des masses d'œufs [corpora fœlifera) qui grossissent beaucoup hors des ovaires dans le corps maternel , et dans lesquelles les œufs sont retenus, tant par une substance gélatineuse noirâtre ou jaune, que par des enveloppes closes de toute part ; 5° Après que les masses d'œufs ont séjourné pendant quelque temps dans la partie la plus posté- rieure du corps, leur enveloppe disparaît. Quant aux œufs isolés qui vont toujours en grossissant, il arrive une certaine époque on l'embryon se montre sous forme d'un filament noir et enroulé. Après qu'il a quitté l'œuf, on le rencontre un peu plus tard dans une gaîne membraneuse cylindrique, droite ou très-peu recourbée, comme un insecte dans sa membrane chrysalidaire. Enfin cette gaîne s'ouvre, et le jeune quitte sa mère; 4° Les œufs qui restent isolément dans les ovaires sont ou crevés dans le corps ou pondus dans la terre, avant que la formation du fœtus ait commencé pour eux. Il paraît que le premier de ces phénomènes a lieu pendant les mois chauds et l'autre vers la fin de l'automne. Dans le pre- mier cas , la membrane testacée demeure molle , dans l'autre elle s'endurcit et représente une capsule cornée autour des œufs qu'on relire de la terre, et qui se partage en deux moitiés au moment de l'éclosion. M. Morren ne nous fait pas connaître si l'embryon acquiert également une membrane chrysalidaire après qu'il est éclos ; 5° La ceinture qui caractérise le ver ' Hisloria naluralis de Lumbrids lerreslris. 40 DEVELOPPEMENT de Umtc se remarque déjà, chez les jeunes, très-peu de temps après qu'ils ont quitté l'œuf. Les petits anneaux sont déjà pourvus d'un grand nombre de soies. » Dans les idées de M. Morren , nous voyons se reproduire les mêmes erreurs que dans celles de Ifowe; ainsi il a pris les psorospermics pour des œufs; et les grandes psorosperniies qui se trouvent ordinairement à l'extrémité du corps pour des œufs libres. Les corpora fœlifera sont des agrégats de soies tombées dans l'intérieur de la cavité du corps et des nématoides parasites contournés et liés ensemble par une substance brune. Ces agrégats sont surtout nombreux près de l'anus. 11 est étonnant que M. Morren n'ait pas reconnu dans ces animaux, qu'il considère comme déjeunes Lombrics, de nématoides ou des vibrions, comme on les appelait à cette époque; car il donne lui-même la descrip- tion d'animaux analogues qui se trouvent dans les sacs aériens (organes sécrétoires) et les désigne sous le nom de Vibriu Lombrici. Les véritables capsules des Lombrics, déjà observées par Lyoniiet et Léon Dufour, le furent également par M. Morren, qui, comme nous l'avons vu plus haut, en fait des œufs libres qui se développent à l'extérieur, mais qui ne diffèi'enl des œufs libres qui restent dans l'intérieur du corps que par leur enveloppe cornée. Dans un appendice à son grand ouvrage, M. Morren tombe dans une nouvelle erreur, en comparant la capsule des Lombrics à celle des sang- sues, et en considérant la première comme monoembryonnaire et la seconde comme polyenibryonnaire. Nous avons vu que la capsule des Lombrics est presque toujours polyenibryonnaire. Dugès ^ donne une bonne description des capsules des Lombrics, mais il ne décrit le jeune Lombric que lorsqu'il est près de sortir de la capsule. Cet auteur n'a pas connu les véritables œufs et n'a pas pu , par consé- quent, suivre toutes les phases du développement. Pour lui encore les psorospermics qui se trouvent dans le testicule sont des œufs. Dugès fait mention d'un fait tératologique assez singulier, c'est l'adlié- ' Annales des sciences nalurelles , 1828. DU LOMBRIC TERRESTRE. ii rance de deux jeunes Lombrics encore renfermés dans la capsule. Dugès et Courty' ont vu des entozoaires dans la capsule; nous en avons observé également. Pour Dugès, la ceinture ne sert, pendant l'accouplement des Lombrics, que comme moyen d'adhérence. Le docteur Hoffmeister - releva les principales erreurs de ses devan- ciers : ainsi , il démontra que les prétendus œufs de Howe et de Morreii étaient des parasites; leurs chrysalides des soies tombées à l'intérieur du corps , et leurs jeunes Lombrics des entozoaires. Hoffmeister n'a , du reste, pas suivi le développement des œufs; il s'est borné à décrire les capsules et les jeunes au moment de leur naissance. Meckel est retombé dans l'ancienne erreur, en considérant les psoros- permies comme des œufs. ' Annules den sciences naturelles, 1828. * Ve vermibus quibusdam ad gemis Lumbricoriim pertinenlibus. Tome XXVIl. DEUXIEME PARTIE. ORGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DES ANIMAUX SUIVANTS JKNCHYTREUS VERMICULARIS. ' (ENCHYTREUS GALBA. 2» CHOETOGASTER DIAPHANUS. ô» NAIS PROBOSCIDEA. 4° TUBIFEX RIVULORUM. 5» EUAXUS OBTUROSTRIS. ORGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DES ENCHYTREUS VERMICtLARIS ET GALBA. Historique. — C'est Henle ' qui, le premier, donna des notions anato- niiques sur les organes génitaux de VEncInjlreiis vermicularis. Quoiqu'il ait observé les parties principales de ces organes, il n'a pu cependant saisir leurs rapports. Sa description est loin d'être complète, et les figures qu'il a jointes à son travail sont encore beaucoup moins satisfaisantes. Voici le résumé de ses observations : Les organes génitaux sont visibles à l'œil nu, vers le onzième anneau du corps, à cause de leur couleur plus blanchâtre que les autres organes. Les ouvertures génitales, au nombre de deux, sont placées de chaque côté de la ligne médiane, à la face ventrale du onzième anneau ; elles ressem- blent, chez les uns, à une papille globuleuse, chez les autres, à un prolon- gement cylindrique. De chacune des ouvertures externes s'étend, dans ' Milliers Archiv., 1837, pag. 79-96, lab. VI. DÉVELOPPEMENT DU LOMBRIC TERRESTRE. 43 l'intérieur du corps, un long canal étroit qui entoure plusieurs fois le canal intestinal, et se rend dans le corps glandulaire, qui est rempli de spermatozoïdes. Chez les individus où Ton trouve le prolongement latéral, on voit, de chaque côté du cordon nerveux, une vessie à parois épaisses qui paraît tou- jours vide. Celle de gauche communique avec l'ouverture du prolongement cylindrique par un court canal. De chaque côté de la vessie sort un canal simple, contourné, mince, et qui paraît relié avec un grand nombre de lobes glanduleux. Ces glandes contiennent des œufs dont la maturité est plus ou moins avancée, et qui consistent en un vitellus, une cellule et une tache germinative. Ilenle croit que le rapport des organes génitaux des enchytréus est à peu près semblable à celui des Helluo ou Neplitjlis vulgaris. Le docteur Hoffmeister ^ en décrivant une nouvelle espèce d'enchy- tréus, ne donne presque aucun détail anatomique. Il représente, dans un de ses ouvrages 2, l'accouplement et les œufs de ces animaux. Les observations qui vont suivre ont été faites sur les deux espèces d'enchytréus actuellement connues, VEncInjtreus vermiciilaris et ï Enchy- tréus galba, que noUs avons presque toujours trouvées dans les mêmes localités. Les organes génitaux des enchytréus sont dans leur complet dévelop- pement au printemps et en automne, surtout vers la fln de cette dernière saison. Les enchytréus sont hermaphrodites incomplets; on observe chez eux des organes mâles, des organes femelles et des organes accessoires de la génération. Les organes mâles sont si intimement unis aux organes femelles qu'il est très-difficile de séparer leur description. Nous décrirons successivement, 1° le testicule; 2" le canal déférent, terminé par un entonnoir vibratile et entouré d'un appareil glandulaire; 5" l'ovaire, qui invagine complètement le testicule; 4° la glande capsu- logène; 5° la ceinture. Nous commencerons d'abord par ces organes chez ' De vermibus quibusdam , etc. •i Ibidem, \A. l,fig.'29. 44 DEVKLOPPEMEl^T Y Enchylreus galba, en ayant soin d'indiquer ensuite les différences ([ui existent chez XEnchylreus vermicularis. Les organes génitaux mâles et femelles l'éunis occupent, chez les enchv- tréus, la partie antérieure du corps; ils s'étendent en arrière jusqu'aux 14"'" et 15""= anneaux. Les orifices externes de la génération sont placés au 12"" anneau. 1° Teslicitle K — Le testicule est unique; il est placé au milieu du corps, en dessous du tube digestif, et s'étend depuis le 11"'" anneau jusqu'au 13'"% ou même jusqu'au 14™" anneau. Il a la forme d'une vésicule; il est entièrement envaginé dans une autre vésicule, qui est l'ovaire. Le testi- cule se reconnaît facilement à son contenu , qui est formé de spermato- zoïdes. La membrane du testicule est contractile; on la voit souvent produire des mouvements ondulatoires; un pigment jaunâtre la couvre en quelques endroits. A sa partie antérieure, elle présente deux ouvertures par où l'intérieur du testicule est en communication avec le canal déférent. Structure. — La membrane testiculaire est transparente, tachée cà et là d'un pigment jaunâtre; elle n'a pas de structure apparente. 11 est pi'o- bable que des fibres musculaires entrent dans sa composition, mais il est impossible de les distinguer. Le contenu du sac testiculaire est formé d'un liquide transparent dans lequel nagent des spermatozoïdes à tous les degrés de développement. Les spermatozoïdes ressemblent entièrement à ceux des Lombrics, tant sous le rapport de leur forme que sous celui de leur développement. Le testicule de XEnchytreus vermicularis ressemble entièrement à celui de Y Encliytreus galba. 2° Entonnoir vibratile et canal déférent ^. — Les canaux déférents, ter- minés à l'intérieur par des entonnoirs vibratiles, sont au nombre de deux, un de chaque côté du corps; ils s'ouvrent à la partie antérieure du tes- ticule. Les entonnoirs vibratiles sont formés par des dilatations des canaux ' Voyez pi. III. l'ig. I a. — Fig. 2 a. * Voyez pi. III, fig. i , on b et d. — Fig. 2, b, glande; c, cnn;il déférent. DU LOMBRIC TERRESTRE. 45 déférents; ils sont entourés d'une glande très-apparente et garnis à l'in- térieur de cils vibratiles fort longs. Ces entonnoirs ne sont pas très-larges et ils sont loin d'atteindre les proportions de ces mêmes organes chez les Lombrics. Les canaux déférents font suite aux entonnoirs et contiennent comme eux des cils vibratiles à l'intérieur. Étroits et très- longs, ils font plu- sieurs circonvolutions et vont s'ouvrir à l'extérieur, à la face ventrale du 12">= anneau, par deux oriOces arrondis; quelquefois ces orifices sont placés au sommet des papilles, qui ont quelque ressemblance avec un pénis. Structure. — Malgré son extrême minceur, il nous a été possible de discerner deux membranes dans les parois du canal déférent, l'une externe, l'autre interne : cette dernière est garnie de cils qui sont dans un mouve- ment continuel. Il est probable qu'entre ces deux membranes il y a une couche intermédiaire musculeuse, carie canal déférent exécute des mou- vements ondulatoires. Les appareils glandulaires qui entourent les canaux déférents à leur extrémité interne, sont formés par de grandes cellules cylindriques placées transversalement. Leurs fonctions nous sont entièrement inconnues. Chez YEnclujtreus vermiciilaris , ces appareils glandulaires sont beaucoup plus petits que chez YEncliytreus galba, mais, formés du reste, de la même manière. Les canaux déférents sont entièrement semblables dans les deux espèces d'enchytréus. 5» Ovaire ^ — L'ovaire est unique, en forme de sac et invagine complè- tement le testicule; il se compose d'une membrane transparente contenant de grandes cellules, qui elles-mêmes contiennent les œufs à différents degrés de développement. Les ovaires s'ouvrent à l'extérieur par deux ori- fices placés à côté de deux des canaux déférents. Autour de ces orifices, il y a un certain nombre de cellules cylindriques, ce qui leur donne un aspect glandulaire. L'ovaire présente à sa partie antérieure deux autres ouvertures qui ' Voyez pi. III, pg. e, ovaires contenant des œufs. — Fig. 2, f, ovaires; h, œuls. 46 DEVELOPPEMEIST livrent passage au canal déférent. De ce côté, il est très-difficile de dis- linguer la membrane du testicule de celle de l'ovaire, à cause de leur min- ceur et de leur juxtaposition. Structure. — L'extrême ténuité de la membrane de l'ovaire empêche que l'on observe sa structure. Celle des œufs est beaucoup plus appré- ciable, car, ici, contrairement à ce que l'on trouve chez les Lombrics, les œufs sont très-grands. Nous avons vu qu'on en trouve plusieurs réunis ensemble à différents degrés de développement et entourés d'une mem- brane propre, à laquelle on pourrait donner le nom de stroma. Les plus petits œufs sont composés d'une vésicule germinative avec sa tache, d'une membrane vitelline et d'un vilellus d'abord peu volumineux et composé de granules pâles. Insensiblement ces granules augmentent beaucoup, il s'y ajoute des globules graisseux, et les œufs atteignent, dans J'ovaire, la grosseur d'un demi-millimètre à peu près. A l'œil nu ils appa- raissent comme un point blanc de la grandeur d'une tête d'épingle. Au microscope, ils paraissent avoir une couleur très-foncée, à cause de la ré- fraction produite par les globules graisseux. L'ovaire et les œufs sont disposés de la même manière chez les deux espèces d'enchytréus ; une de- sciiption double serait donc entièrement superflue. Organes accessoires de la génération. — Ces organes sont les glandes cap- su losènes et la ceinture. Glandes capsulogènes *. — Nous nommons ainsi deux glandes qui se trouvent à la partie antérieure du corps, entre le cinquième et le huitième anneau. Ilenle et les auteurs qui le suivirent ont pris ces organes pour des glandes salivaires s'ouvrant dans le tube digestif. Elles sont placées de chaque côté de ce tube , l'une à droite, l'autre à gauche et se com- posent des glandes, proprement dites, et des canaux excréteurs qui com- muniquent avec l'extérieur par deux ouvertures placées au cinquième anneau. ' V'oy. ()1. m, fig. I : (/.glandes eapsiilogènes; f, ouverture externe des organes génitaux. — Fig. 7. coupe de l'c^xtiémité supérieure de !a glande capsulogène : a, canal excréteur; b , couronne (le lolics; c, capsule de la glande. ~ Fig. 8, glande capsulogène: a, canal excréteur; 6, couronne de lol)('s;c, capsule de la glande —Fig. 9; «, /;, c, cellules qui se trouvent dans la glande capsulogène. DU LOMBRIC TERRESTRE. 47 La glande, proprement dite, occupe ordinairement le sixième, le sep- tième et le huitième anneau; c'est un sac membraneux qui présente deux étranglements là où il traverse les diaphragmes qui séparent les anneaux. Ces étranglements sont très-prononcés : au premier abord, on croirait voir trois glandes séparées, La partie supérieure de la glande est pourvue d'un appareil de forme extraordinaire, qui se compose d'une couronne de lobes. Le nombre de ces lobes est ordinairement de huit. Au milieu d'eux on voit naître le canal excréteur; il n'est pas très-long et fait peu de cir- convolutions; sa largeur est de 0,026; il s'ouvre à la face ventrale du cin- quième anneau. Structure. — Nous traiterons successivement de la struclure de la glande, de celle de la couronne de lobes et, enfin, de la structure du canal excréteur. La glande est formée par une membrane assez résistante, contenant une grande quantité de cellules de différentes grandeurs. Cette mem- brane est mince et transparente, mais il est impossible de distinguer sa structure; elle a pour fonction de sécréter le cytoblastène, dans lequel se développent les cellules qui remplissent la glande. Ces cellules, de diffé- rentes grandeurs, sont composées d'un noyau de 0,013 de millimètre et d'un nucléole de 0,000 de millimètre. La membrane cellulaire est trans- parente et renferme un certain nombre de globules. Les cellules d'abord rondes prennent ensuite différentes formes en se serrant les unes contre les autres. Au bout d'un certain temps, elles donnent naissance à des fila- ments beaucoup plus longs que les spermatozoïdes. Ces filaments servent à la formation de la capsule par un mécanisme que nous exposerons en parlant du développement. Les lobes qui entourent le conduit excréteur paraissent avoir les parois assez épaisses. Dans chaque lobe il y a une cavité où l'on voit des gra- nules qui exécutent un mouvement de rotation constante. Nous ignorons entièrement l'usage de ces lobes. Le conduit excréteur paraît pénétrer jusqu'à un certain point dans la glande elle-même; ses parois sont assez larges. Trois couches entrent dans sa composition : une membrane externe très-mince, une membrane interne 48 DEVELOPPEMENT également très-mince, et une couche intermédiaire dont l'aspect est glan- dulaire. Il est bien possible cependant que la couche intermédiaire soit formée de fibres musculaires. L'orifice externe est circulaire; il fait légè- rement saillie sur la face ventrale. La fonction de la glande capsulogène est de fournir les éléments qui doivent entrer dans la confection des capsules qui entourent les œufs. Chez YEncliylrcus vermicularis , la glande capsulogène est très-difficile à étudier : nous n'avons pu y distinguer ni les conduits excréteurs, ni la cou- ronne de lobes qui l'entoure à son origine chez Y Encliytreits galba. La ceinture K — La ceinture occupe le douzième anneau; elle fait peu de saillie sur les parois du corps. Cette ceinture est formée par un cer- tain nombre de glandes simples, serrées les unes contre les autres, et placées entre la peau et la couche musculaire sous-jacente. Chacune des glandes de la ceinture a la largeur de 0,013 de millimètre à peu près. Il est probable que la ceinture a pour fonction de sécréter un liquide qui lubrifie le corps pendant le coït; peut-être sert-i! aussi à augmenter l'adhé- rence des deux individus. La ceinture, chez YEncliytreus vermicularis, est disposée de la même manière que chez YEnchytreus galba. Développement -. — Nous avons peu de chose à dire sur le développe- ment des enchytréus; la grande difficulté de se procurer un nombre assez considérable d'œufs, pour étudier toutes les phases de leur évolution, en est la cause. Nous avons déjà donné la description des œufs contenus dans l'ovaire ; nous avons vu qu'ils naissaient dans un stroma où plusieurs étaient réunis. Un seul d'entre eux prend plus de développement que les autres, et se détache du stroma quand il a acquis la grandeur d'à peu près un demi-millimètre, et qu'il paraît à l'œil nu comme une tache de la grandeur d'une tête d'épingle. L'œuf est alors composé d'une mem- brane vitelline mince et transparente, d'un vitellus composé de granules ot de petites gouttelettes de graisse, qui paraissent très-minces au micro- ' Vov. pi m, fiq. \ : c, ceinture: au milieu on voit les ouvertures externes des organes génitaux. ^ Pour le d(^volnppen]enl, voyez planche III, fiy. 2: h représente les œufs; (ig 4, capsule foite- nionl grossie; pg. 5, capsule de grandeur naturelle; fig. fi, embryon sortant de la capsule. DU LOMBRIC TERRESTRE. 49 scope el qui donnent la couleur blanche au vitellus. La vésicule germi- native est assez grande; elle est pourvue de la tache gerininative. Ce serait ici le moment de parler de l'accouplement des enchytréus. Nous n'avons pas été assez heureux pour l'observer et nous n'avons poui' nous éclairer sur ce sujet que les figures d'Hoffmeister, qui nous montrent deux enchytréus accouplés et attachés par la ceinture, dans une position inverse. La fécondation se fait probablement à l'extérieur des ovaires, car nous n'avons jamais trouvé de spermatozoïdes autour des œufs dans l'ovaire lui-même. 11 se peut que les spermatozoïdes restent dans le liquide fourni par la ceinture et que les œufs soient fécondés au fur et à mesure qu'ils sortent du corps. Quand l'œuf est pondu, il s'entoure d'une capsule : il n'y en a jamais qu'un seul dans une capsule ; celle-ci est sensiblement sphérique et enve- loppe complètement l'œuf; seulement il y a deux points opposés oîi on rencontre une légère protubérance. Comme celle des Lombrics, la cap- sule est d'une consistance cornéo-membraneuse, d'un jaune pâle, sensi- blement transparente. La capsule est formée ' de grands filaments feutrés et réunis en mem- brane par un liquide qui se solidifie à l'air. Ce liquide et ces filaments sont fournis pai' les glandes capsulogèncs. Nous n'avons pu assister à la formation d'une capsule, mais nous avons vu une glande capsulogène déchirée, d'où sortaient une grande quantité de ces longs filaments dont nous venons de parler : ils se réunirent aussitôt après leur sortie de la glande, et formèrent une membrane. Il nous a été impossible de suivre les phénomènes intimes qui se pas- sent dans le vitellus ; nous n'avons pu observer l'œuf fécondé que lors- qu'il contenait déjcà l'embryon. Cet embryon ou fœtus est analogue à celui des Lombrics. La partie antéi'ieure du corps est fortement développée quand la partie postérieure est encore dans un état très-simple : vers le pôle céphalique, le corps est déjà sensiblement annelé, quand, vers le pôle caudal, on n'observe encore aucun organe. ' Plancho \\], pg. 5. Tome XXVIL 7 30 DEVELOPPEMEINT Le tube digestif chez les encliylréus, comme chez les Eoiubrics, se forme de très-bonne heure, car il existe du moment où le blastoderme est constitué. Il est très-difficile, chez les jeunes enchytréus, de suivre le dé- veloppement successif des autres organes : leur grande opacité provenant de la quantité considérable de granules vitellins s'y oppose. D'après tout ce que nous venons de voir, nous pouvons conclure que, chez les enchytréus, le blastoderme entoure de suite tout le vitellus; que ce blastoderme se divise en deux couches, dont l'une forme les parois du tube digestif, et l'autre, l'interne, les parois du corps; enfin, que le déve- loppement a lieu du pôle céphalique vers le pôle caudal. OIIGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DU CHOETOGASTEU DIAI'IIANUS. Personne, que nous sachions, n'a donné jusqu'à présent la description des organes génitaux du Cliœtocjaslcr diaplianiis. Cet étrange oubli nous étonnerait si nous ne connaissions l'extrême difficulté de les observer. Les chœtogasters se propagent surtout par gemmes. Il est très-probable que vers l'arrière-saison seulement ils pondent quelques œufs qui n'éclo- sent qu'au printemps suivant et donnent naissance à un nouvel individu qui produira une génération de gemmes. Malgré la grande quantité de Cliœtogcisters diuplianns que nous avons observés, nous n'avons trouvé qu'un seul de ces animaux pourvu de ses organes génitaux. On ne devra donc pas être surpris si nos descriptions présentent quelques lacunes; des observations, pour ne laisser rien à désirer, doivent être répétées souvent. La grande transparence du seul individu que nous avons observé nous a été d'un grand secours. Organes génilaux ^ — De même que les enchytréus, les Chœiogastei- diapliaims sont hermaphrodites incomplets. On observe chez eux des organes mâles, des organes femelles et des organes accessoires de la génération, qui sont les glandes capsulogènes et la ceinture. I Voyez pi. III, /îf/ 10 ; o; fig. IG. DU LOMBRIC TERRESTRE. 51 Organes mâles ^ — Les organes niàles consistent en un certain nombi-e de cellules dans lesquelles se forment les spermatozoïdes et qui flottent librement dans le deuxième et le troisième anneau du corps. Il y a, do plus, un double appareil qui conduit les spermatozoïdes au debors. Cba- cun de ces appareils se compose d'un canal déférent, terminé à son extré- mité interne par une dilatation en forme d'entonnoir et à son extrémité externe par un organe en forme de glande qui s'ouvre au debors. Les cellules spermatiques sont remarquables sous plusieurs rapports : d'abord elles ne se développent pas dans une glande spéciale, le testicule, mais dans l'espace compris entre la paroi externe du corps et le tube digestif; ensuite ces cellules sphériques ont les parois cellulaires extrê- mement épaisses. Nous n'avons pu observer le premier développement des cellules sper- matiques. Quand elles contiennent les spermatozoïdes tout formés, leur diamètre mesure 0,21 de millimètre. Les cellules spermatiques sont trans- parentes; elles contiennent un faisceau de spermatozoïdes contournés sur lui-même, qui devient libre par la disparition de la membrane cellu- laire. Les spermatozoïdes se déroulent alors et nagent librement dans la cavité du corps. Les organes qui conduisent les spermatozoïdes au dehors sont au nombre de deux, un de chaque côté du corps, en dehors du tube digestif, vers le milieu du deuxième anneau. Chacun de ces organes se compose d'un canal déférent vibratile très- court, dilaté à son extrémité interne en entonnoir également vibratile. L'extrémité externe se termine dans un organe de forme glandulaire qui s'ouvre au dehors par un orifice placé sur le côté de la face ventrale du deuxième anneau. L'entonnoir vibratile formé par une membrane presque diaphane est difficile à observer; assez large comparativement au canal déférent, on ne ' Voyez pi. \\l, fig. 10; c, cellules spermatiques; rf, entonnoir vibratile; e, canal déférent, /". corps glandulaire, g, orifice interne des canaux déférents. — Fig. 12 ; a , entonnoir vibratile rem- pli de spermatozoaires; b. canal déférent; c, organe glandulaire; d, orifice de l'organe mâle. — Fig. 14 et 13, cellules spermatiques. — Fig. 16, spermatozoïdes en faisceau. S2 DEVELOPPEMEINT l'observe bien que quand il est enlièrement rempli de spermatozoïdes; il ressemble alors à un plumet dont la forme est très-élégante. Le canal déférent est vibratile à son intérieur; il est très-court et aussi diaphane que l'entonnoir. L'oigane, en forme de glande, dans lequel il s'ouvre, est ovale, et formé par de grandes cellules; il communique avec l'extérieur par un canal court dont l'ouverture externe est arrondie et souvent placée au sommet d'une légère saillie. Nous ignorons entièrement l'usage de cet organe. Organes femelles '. — Formés exclusivement de plusieurs ovaires ou plu- tôt de stromas, ils nagent librement entre les parois du corps et le tube digestif dans le deuxième anneau, simultanément avec les cellules sper- matiques. Chacun de ces ovaires se compose d'une certaine quantité d'œufs à dif- férents degrés de développement, enveloppés d'une membrane commune. Les œufs se composent d'une membrane vitelline, d'un vitellus, d'une vésicule germinative et de sa tache. Le vitellus est d'abord simplement granuleux ; mais à mesure que l'œuf se développe, il s'y ajoute des gouttelettes de graisse de couleur orange, finissent par colorer l'œuf en entier. Quand les œufs ont acquis leur entier développement, ils sont très- visibles à l'œil nu et ont la grandeur d'une petite tète d'épingle. Ce qu'ils présentent surtout de remarquable, c'est leur mélange avec les cellules spermaliques dans la cavité du corps, et ensuite leur couleur orange. ORGANES ACCESSOIUES DE LA GÉNÉRATION. Glandes capsulogènes -. — Ces organes sont au nombre de deux, placés de chaque côté du tube digestif, et s'ouvrent à la face ventrale de la partie antérieure du deuxième anneau. Voyez ))l. III , fiy. ]0 : b el b' sont les œufs; p;/. I I , a. Voyez pi. 111, fig. 10. — Fiij. 1 1 : c, glaiule c.ipsulogèiie; d, son ouverlure externe. DU LOMBRIC TERRESTRE. o5 Elles ont chacune la forme d'un cœcum, ou plutôt d'une vésicule légè- rement pyriforme; elles sont transparentes et remplies d'un liquide jau- nâtre. Leurs ouvertures externes sont arrondies. Les glandes capsulogènes sont presque continuellement animées d'un mouvement périslaltique, ce qui nous fait croire que des libres muscu- laires entrent dans leur composition. Ceinture K — La ceinture est peu développée; elle entoure le corps au milieu du deuxième anneau. Formée de petites glandules, elle ressemble entièrement à la ceinture des enchytréus. Développement 2. — Il nous a été impossible de voir comment avait lieu l'accouplement chez le Chœlogasler diapliamis; mais la présence de la cein- ture, disposée de la même manière que chez l'enchytréus, nous fait croire qu'il s'opère comme chez ces derniers animaux. Comment se fait la ponte? nous l'ignorons complètement, n'ayant jamais pu découvrir d'ouvertures par où les œufs pourraient être conduits au dehors. Nous croyons qu'à l'époque de la maturité, il se fait une ouverture spontanée aux parois du corps; l'œuf serait pondu de la même manière que chez les systolides. Après la ponte, il est entouré exactement par une capsule ; jamais on n'y trouve plus d'un œuf. Un petit pédicule attache la capsule aux corps aquatiques. Nous n'avons pu poursuivre plus loin l'histoire du développement du Cliœtoyaster diaplianus; tout nous porte à penser qu'il est direct et en tout semblable à celui des enchytréus. ORGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DE LA NAÏS PRODOSCIDEA. Les organes génitaux n'ont pour ainsi dire pas été étudiés chez aucune espèce de nais. Nous croyons que tout ce que dit Dugès des organes géni- taux de la Nais fîliformis doit se rapporter au Tubifea; rivulorum. Gruitheusen, dans son mémoire sur la Nais proboscidea , n'a qu'entrevu ' Voyez pi. ill, fi(j. 1 1 , e. 2 Pour la capsule, voyez fig. lô, pi. III: o, grandeur naturelle; h. capsule fortement grossie. M DEVELOPPEMErST la disposition des organes génitaux. Les figures qu'il en donne sont loin d'être exactes. Dans VAnatomie comparée de Siebold, on trouve en note quelques dé- tails sur les organes génitaux des nais. Cet auteur a vu , entre autres, l'inva- gination du testicule dans l'ovaire. Organes génitaux. — Us se composent d'organes mîdes, d'organes femelles et d'organes accessoires de la génération. Nous devons faire observer, en commençant, que nous ne considé- rons pas comme définitifs les résultats que nous allons exposer; nos re- cherches ont porté sur un trop petit nombre d'individus. Quoique les Aàis proboscidea soient extrêmement communes , rarement on les trouve pour- vues de leurs organes génitaux. Testicule''. — Il est unique et entièrement invaginé dans l'ovaire; il occupe les 6"°% 7™% 8™% 9'"^ même 10""^ anneaux, et se trouve placé au milieu du corps, en dessous du tube digestif. Au passage des différents diaphragmes qui séparent les anneaux, il est légèrement étranglé. A cause de la ceinture qui rend les parois du sixième anneau très- opaques, il est fort difficile d'observer comment le testicule est disposé à sa partie antérieure, et comment il est en relation avec les organes de forme glandulaire, analogues à ceux que nous avons vus chez les chœto- gasters et dans lesquels se terminent chez ces derniers, les canaux défé- rents. Nous n'avons pas trouvé de canal déférent chez la Nais proboscidea et nous croyons que le testicule s'ouvre directement dans ces organes de forme glandulaire. Le testicule est formé par une membrane transparente couverte de taches pigmentaires jaunâtres. Cette membrane se contracte à chaque in- stant, ce qui nous fait croire qu'elle contient des fibres musculaires; elle est du reste trop mince pour qu'on puisse en étudier la structure. L'intérieur du testicule se compose de spermatozoïdes à tous les degrés de développement; la forme et le développement de ces spermatozoïdes est en tout semblable à ceux des Lombrics et des enchylréus. ' Voy. \)\. U\, pg. \' ; a, testicule. — Fig. 21 , sperniatozoaires. DU LOMBRIC TERRESTRE. 55 Ovaire '. — Il est formé par une membrane en forme de sac invaginaul complètement le testicule et placée au milieu du corps, en dessous du tube digestif. A sa partie inférieure se trouvent des amas d'œufs en voie de développement. On voit ici, comme chez le Cliœtofjaster diaplianus et les enchytréus, que plusieurs œufs naissent à la fois dans une cellule commune à laquelle nous avons donné le nom de stroma. Nous n'avons pas pu suivre très-bien le développement des œufs dans l'ovaire même. Les plus petits que nous ayons trouvés étaient déjà com- posés d'une enveloppe vitelline, d'un vitellus et d'une vésicule germinative munie de sa tache. Le vitellus composé d'abord d'un liquide transparent et de granules pâles en petite quantité, acquiert, à mesure que l'œuf se développe, un plus grand nombre de granules et des gouttelettes de graisse qui le rendent opaque. Quand l'œuf a acquis tout son développement dans l'ovaire, son dia- mètre a un demi-millimètre de grandeur à peu près. La vésicule germi- native mesure 0,15 de millimètre, et sa tache 0,04 de millimètre. Les œufs les plus développés se trouvent toujours vers la partie inférieure de l'ovaire. Les mêmes difficultés qui empêchent de voir comment le testicule est en relation avec les organes en forme de glandes, s'opposent à l'obser- vation du rapport qui existe entre ces derniers organes et l'ovaire. Nous ignorons donc complètement comment l'ovaire s'ouvre à l'exté- rieur et comment a lieu la ponte. Organes en forme de glandes ^. — Ils sont au nombre de deux et placés de chaque côté du corps dans le sixième anneau ; ils s'ouvrent à l'exté- rieur par des orifices placés au milieu, de chaque côté de la ligne médiane, à la face ventrale du sixième anneau. Ces orifices sont quelquefois au sommet d'une saillie qui ressemble à un pénis. Les organes en forme de glandes sont arrondis , paraissent avoir des ' Voy. [)!. lil, fi(j. [1 : b ovaires; c œufs. - Voy. pi. III, fi(j. 1" ; e organe en foinie de glande. h'6 DEVELOPPEMENT parois très-fortes e( composées de giandes cellules. Nous ignorons leur nsage. Organes accessoires de la rjénéralion. — Ce sont, chez la IVais prohoscidea , les glandes capsulogènes el la ceinture. Glandes capsulorjcncs ^ — • Elles ont été prises par quelques observateurs pour les testicules, et cela parce que l'on trouvait dans leur intérieur des fdamenls allongés en forme de spermatozoïdes. Siebold, dans son Ana- lomie comparée, dit : « J'ai toujours été frappé, chez les Cœnurus, Eitaxcs et ISaïs, de ce fait qu'à l'époque du rut, les deux ouvertures génitales antérieures condui- saient dans deux cœcums contenant du liquide séminal et des faisceaux de spermatozoïdes allongés , mais jamais de cellules qui serviraient au dé- veloppement de ces derniers. » Et de là il conclut que ces cœcums sont des réservoirs spermatiques. Nous verrons plus loin d'où provient son erreur. Les glandes capsulogènes sont deux cœcums placés dans le 5'"" anneau du corps; ces cœcums sont assez allongés, s'entortillent l'un sur l'autre et exécutent continuellement des mouvements périslaltiques. Ils s'ouvrent à l'extérieur par deux orifices arrondis et entourés d'une espèce de bour- relet, dont l'un à droite, l'autre à gauche du milieu de la face ventrale du 5'"" anneau. Ces glandes sont remplies de longs faisceaux de filaments repliés sur eux-mêmes. Ces filaments ne sont pas des spermatozoïdes; leur dévelop- pement se fait dans les cœcums eux-mêmes et n'a aucune ressemblance avec celui des spermatozoïdes. Ici l'on voit des cellules à noyaux s'allon- ger fortement et se transformer en filaments, de la même manière que se développent les fibres du tissu cellulaire chez les animaux vertébrés. C'est l'aspect de ces filaments qui a trompé Siebold et lui a fait prendre les glandes capsulogènes pour des réservoirs de sperme. Nous verrons plus tard comment ces filaments serviront à la formation de la capsule des ' Voy- pi. III, fig. \~ : f, glande capsulogène. — Fig. 19 : glande capsulogène fortement grossie contenant des cellules dans son intérieur. — Fig. 20 : cellules de la glande capsulogène qui pro- duisent des lilanients. DU LOMBRIC TERRESTRE 57 œufs. Indépendamment des filaments dont nous venons déparier, la glande capsulogène contient encore un liquide transparent et des noyaux de (•ellules. Ceinture K — La ceinture est placée au G""" anneau; elle est en tout sem- blable à celle des Cliœlogasler diaphanus et des enchytréus, c'est-à-dire qu'elle est formée d'un certain nombre de glandes simples serrées les unes contres les autres. La présence de la ceinture est très-incommode pour l'observation, car elle cache la partie essentielle des organes génitaux. Les fonctions de la ceinture sont probablement les mêmes que celles que nous lui avons attribuées chez les vers que nous venons d'examiner, c'est-à-dire qu'elle sert de moyen d'union pendant le coït et qu'elle lubrifie le corps pendant cet acte, à l'aide d'une sécrétion de nature particulière. Développement. — Le développement chez les Nais est double comme chez les chœtogasters ; il a lieu par gemme et par œuf. Nous ne nous occuperons que de ce dernier. Nous avons peu de chose à dire sur le développement même, n'ayant pu observer que deux ou trois œufs; mais comme la description des œufs et des capsules n'a jamais été donnée, nous essayerons de remplir cette lacune. F^œuf naissait, avons-nous dit, dans un stroma avec plusieurs autres. Jamais nous n'avons pu voir les premiers moments du développement et nous assurer si la vésicule germinative préexistait au vitellus. Quand l'œuf a acquis tout son développement, il est blanc, opaque, et a environ un Va millimètre de grandeur. 11 contient une vésicule germi- native d'un diamètre de 0,15 de millimètre et une tache germinative de 0,04 de millimètre. Le vitellus se compose d'un liquide transparent, de petits granules peu foncés et de globules de graisse très-petits et en grand nombre. Après la ponte, chaque œuf s'entoure d'une capsule ovale '^ d'environ ' Voy. pi. m : rf, ceinture. - Voyez pl.nnche III. pg. 18: n. œuf; b. capsule; c. til.nments qui fixent l'œuf .tux corps aqua- tiques; d, grandeur naturelle de la capsule. Tome XXVll. 8 58 DÉVELOPPEMENT un niillimèlre de longueur. A l'un de ses pôles, il y a un prolongement ter- miné en pointe arrondie; à l'autre pôle, s'en trouve également un, mais cylindrique et tronqué brusquement à son extrémité. La capsule est cornéo-membraneuse, légèrement jaunâtre; elle est revê- tue d'une espèce de réseau de filaments qui la fixent aux feuilles ou aux corps aquatiques. Ce sont les filaments qui proviennent de la glande cap- sulogène. Nous n'avons pu suivre le développement des Nais, à cause du peu d'œufs que nous avons eus à notre disposition. A l'arrière-saison, alors que les Naïs commencent à pondre, nous espérons pouvoir remplir celte lacune. ORGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DU TOBIFEX UIVULORUM. Nous nous bornerons ici à un court résumé des descriptions des organes génitaux et du développement du Tnbïfex rivulonim, données dans notre Mémoire sur l'histoire naturelle de cet animal '. 1» Organes génilmix. — Les Tubifex sont hermaphrodites incomplets; ils présentent, comme les Lombrics, des organes mâles, des organes femelles et des organes accessoires de la génération. Les organes mâles sont intimement unis aux organes femelles ; ils occupent la partie antérieure du corps. Les organes génitaux se composent : 1° Du testicule unique, placé en dessous du tube digestif. Quand il a acquis son complet développement, il se déchire pour laisser les sperma- tozoïdes se répandre dans l'intérieur du corps. Les spermatozoïdes se développent tout à fait de la même manière que chez les Lombrics. 2" Des canaux déférents au nombre de deux, très- longs, plusieurs fois repliés sur eux-mêmes. Leur extrémité interne s'évase en forme d'enton- ' Tome XXVI des Mém. cour, el mém. des savants étrangers de l'Académie royale de Belgique. — Voyez aussi le Rapport fait sur ce mémoire par M. Van Beneden, dans les Bulletins de la même .Académie , t. XX , -l' pii., p. t5 , 1853. DU LOMBRIC TERRESTRE. m noir; leur extrémité externe s'ouvre dans un organe que nous avons nommé cloaque. L'intérieur des canaux déférents et les entonnoirs sont tapissés de cils vibratiles. ô" Une vésicule spermatique entièrement invaginée dans la matrice : elle s'ouvre également dans le cloaque. Ses parois possèdent un mouvement vermiculaire. 4" Des ovaires au nombre de deux, d'une forme allongée, contenant des œufs à tous les degrés de développement. o" Une matrice unique, ayant la forme d'une grande vésicule : die invagine complètement la vésicule spermatique. Elle contient des œufs de différentes grandeurs : les œufs les plus développés occupent toujours la partie inférieure de la matrice. 6° Les organes auxquels nous avons donné le nom de cloaques sont au nombre de deux, un de chaque côté du corps, formés par l'invagina- tion de deux canaux, dont l'interne fait suite à la membrane interne du canal déférent et à la membrane qui forme la vésicule séminale. Le canal externe fait suite à la matrice : ce dernier est plus long que l'autre. Ces deux canaux invaginés s'ouvrent à l'extérieur, à la face ventrale du dou- zième anneau. Quelquefois ils font saillie au dehors sous forme de pénis. ORGANES ACCESSOIRES DE LA GÉNÉRATION. Ces organes se composent des glandes capsulogènes et de la ceinture. 1" Les glandes capsulogènes, au nombre de deux, se présentent sous la forme de grandes vésicules pyriformes; elles ont chacune un canal excré- teur qui s'ouvre, à l'extérieur, par un orifice arrondi placé au-devant de l'ouverture des cloaques. Les glandes capsulogènes présentent un mouve- ment vermiculaire très-prononcé. Les glandes capsulogènes contiennent les éléments qui servent à la formation de la capsule des œufs. Ces éléments se présentent sous des formes cellulaires très-compliquées. 2" La ceinture entoure les organes génitaux et se compose d'une agglo- 60 DEVELOPPEMENT niération de petites glandes simples, placées entre l'épiderme et la couche musculaire de la paroi du corps. DÉVELOPPEMENT DES TUBIFEX RIVULORUM. Nous n'avons jamais pu observer l'accouplement des Tubifex rivulortini. Le développement des œufs dans l'ovaire a lieu de la manière suivante : D'abord se forment la vésicule germinative et sa tache qui , plus tard , s'entourent de la membrane vitelline. Entre la membrane viielline, qui s'est développée, et la vésicule germinative se forme le vitelhis, composé de granules pâles, de globules de graisse et d'un liquide transparent qui unit ces différentes parties. Les œufs, qui ont acquis tout leur développe- ment, mesurent à peu près un demi-millimètre. Nous n'avons pu observer la sortie des œufs du corps de l'animal; elle a lieu, pensons-nous, par déchirure spontanée des segments externes. Les œufs pondus, plusieurs à la fois, sont entourés d'une capsule com- mune. La capsule, d'environ 2 millimètres, est ellipsoïde, jaunâtre, et présente à chacun de ses pôles un prolongement conique. Les parois de la capsule sont formées par plusieurs couches de fibres feutrées, réunies par une substance amorphe semi-transparente. Le nombre d'œufs qui se trouvent dans chaque capsule varie beaucoup; nous en avons compté jusqu'à 15. Les capsules ne contiennent pas d'albu- men , seulement un peu de liquide transparent qui remplit les interstices laissés par les œufs. Le développement des œufs dans la capsule a lieu comme suit : D'abord , par la segmentation du vitellus , qui se fait d'une manière très- irrégulière. Le blastoderme se forme simultanément tout autour du vitel- lus. 11 est composé de grandes cellules dans lesquelles d'autres se forment par développement endogène. Le blastoderme se développe toujours plus activement vers le pôle cé|)halique. Il se divise en deux feuillets : l'externe forme la paroi du DU LOMBKIC TERRESTRE. 61 corps, riiiterne la paroi de l'inteslin. Entre ces deux feuillets naissent les difl'érents organes. On voit se former successivement, ou plutôt simul- tanément : les diaphragmes, qui séparent les anneaux les uns des autres; les organes excréteurs; les organes circulatoires, les nerfs, etc. En très- peu de temps, les jeunes tubifex ressemblent aux adultes. Le développement se fait du pôle céphalique vers le pôle caudal. L'allongement du fœtus a lieu par l'allongement des anneaux et par la formation de nouveaux anneaux à la suite des anciens. Enfin, les jeunes sortent par l'un des prolongements qui se trouvent aux pôles de la capsule. ORGANES GÉNITAUX ET DÉVELOPPEMENT DE L EUAXES OBTLROSTRIS. Avant de terminer la seconde partie de ce mémoire, nous devons dire un mot des organes génitaux et du développement de VEuaxes ohttiroslris. Nous ne sommes pas parvenu à trouver des individus pourvus de leurs organes génitaux. Il n'y a, jusqu'à présent, que M. Menge * qui ait publié quelques obser- vations sur les organes génitaux et le développement des euaxes. Ses descriptions laissent à désirer sous beaucoup de rapports. Voici cependant ce que nous pouvons en inférer : 1° A la partie antérieure du corps existent deux utricules qui s'ouvrent au dixième anneau. Ces utricules sont remplis de granules ; l'auteur n'hésite pas à les considérer comme des testicules. Nous, au contraire, nous les considérons comme des glandes capsulogènes analogues à celles des tubifex, des enchyti'éus, etc.; 2° En arrière de ces utricules se trouvent deux petits sacs sphériques. également remplis de granules, qui s'ouvrent au dehors par un canal fixe et contourné sur lui-même. D'après nous, il est probable que ces sacs sont les véritables testicules, et le canal fixe et contourné le canal déférent: ' Archives de Wieginan , 1 845. 62 DEVELOPPEMENT DU LOMBRIC TERRESTRE. 3» M. Menge a trouvé chez quelques exanes, auprès des deux sacs dont nous venons de parler, entre la peau et le tube intestinal, des corps blancs: ce sont les œufs qui sont visibles à l'œil nu et qui ressemblent entière- ment à ceux des tubifex ; 4" La description de la capsule est très-incomplète dans le mémoire de M. Menge, mais ses figures nous montrent qu'il y a une grande ressem- blance entre elles et celles des tubifex. Seulement la capsule des euaxes est surmontée d'un appendice sphérique qui la fixe aux corps aquatiques. Elle contient, comme celle des tubifex, des œufs très-grands et point d'al- bumen. La capsule est polyembryonique. Dans celle figurée par M. Menge, on voit six jeunes. Il est probable que le développement des jeunes est ana- logue à celui des tubifex. TROISIEME PARTIE. Dans cette troisième partie, nous nous proposons de comparer entre eux les résultats de nos observations sur les Lombrics, les enchytréns, les Ckœloçjaster diaplianiis, les Nais proboscidea, les Tubifex rividorum et les Euaxes obturoslris. Nous terminerons ce mémoire par une courte comparaison entre les organes génitaux et le développement des Lombrics avec les organes géni- taux et le développement des annélides branchifères. Tous les annélides que nous venons de citer et qui ont fait le sujet des deux parties précédentes, sont hermaphrodites, et comme il est pro- bable que chez tous il y a accouplement, l'hermaphrodisme est incom- plet. Chez tous on observe des organes mâles, des organes femelles et des organes accessoires de la génération, ou organes de perfectionnement. Les organes mâles sont chez tous intimement unis aux organes femelles. Ainsi chez les enchytréus et chez les Nais proboscidea , nous trouvons l'inva- gination complète de l'organe mâle dans l'organe femelle. Chez le Tubifex rividorum, l'organe mâle devient un peu plus indépendant : il l'est plus encore chez les Lombrics. Chez les Chœtogasters, nous trouvons beaucoup plus de simplicité dans les organes génitaux : ils établissent pour ainsi dire la transition entre les organes génitaux si compliqués des Lombrics et les organes génitaux si simples des annélides branchifères. L'organe mâle chez tous les annélides que nous avons examinés, est 64 DEVELOPPEMENT composé de deux parties essentielles : l'une est le testicule proprement dit, l'autre est un appareil accessoire destiné à conduire le sperme au dehors. Le testicule chez tous, excepté chez les Chœtogasters, est composé d'une vésicule membraneuse dans l'intérieur de laquelle se développent des cel- lules spermatiques, au milieu d'un cytoblastème liquide sécrété par la couche interne de la membrane qui forme la glande. Dans la structure de cette membrane entrent toujours des fibres musculaires, qui, par leur action, expulsent son produit hors du testicule. Le testicule est simple chez les enchytréus, la Nais proboscidea et le lubifex. M. Van Beneden pense cependant qu'il est double chez ces der- niers animaux. Chez les Lombrics terrestres, on en compte trois de chaque côté. Le testicule, chez le Chœtogasler, n'existe pas, mais des cellules sper- matiques se forment dans la cavité du deuxième et du troisième anneau. Le contenu du testicule se compose, chez tous nos annélides , d'un liquide transparent et de spermatozoïdes. Le développement des spermatozoïdes, ainsi que leur forme, est partout la même, excepté chez les Chœtogasters. Nous voyons se former d'abord des cellules à noyaux. Dans ces cellules primitives s'en forment d'autres plus petites, qui se subdivisent encore, pour donner, enfin, naissance à de petites cellules dans lesquelles se forment directement les spermatozoïdes. Ces petites cellules secondaires sont fortement unies et restent accolées quand la cellule mère a déjà depuis longtemps disparu. Ce développement des spermatozoïdes , déjà observé par beaucoup d'au- leurs, a été indiqué comme général chez les annélides par Kœlliker. Les Chœtogasters, sous ce rapport, forment une exception bien remar- quable. Ici, la cellule primitive persiste : il n'y a pas de développement de cellules endogènes; mais un faisceau de spermatozoïdes replié sur lui- même se développe dans les cellules primitives. Ces dernières sont aussi très-remarquables par l'épaisseur de leurs parois. La forme des spermatozoïdes, chez tous nos annélides, est la même; ils se présentent sous forme de filaments minces, légèrement renflés à l'une DU LOMBRIC TERRESTRE. 65 des exlréiuités, l'aulre est fortement allongée. Très-souvent, la partie ren- flée se recourbe et s'enroule de manière à donner au spermatozoïde la forme d'un cercaire. Beaucoup d'auteurs s'y sont même trompés et n'ont pas reconnu leur véritable forme. L'appareil destiné à conduire les spermatozoïdes au dehors existe chez tous nos annélides et présentent différents degrés de complications. Par- tout on trouve, comme partie principale, un canal déférent muni, au dedans, d'un épithélium vibralile et terminé intérieurement par un évase- ment en forme d'entonnoir tout à fait semblable à l'évasement des trompes de la matrice des femmes, des trompes mâles, comme les appelle M. Van Beneden ^ Les entonnoirs vibratiles sont les plus développés , et en nombre et en orandeur, chez les Lombrics terrestres. Chez nos autres annélides, ils sont au nombre de deux. Nous n'avons pu très-bien les examiner chez les Nais proboscidea , mais nous sommes persuadé qu'ils existent. Le canal déférent est remarquable par sa longueur et sa bifurcation chez les Lombrics. Il est très-mince chez les enchytréus, court et large chez les chœtogasters. Celui des tubifex tient le milieu entre eux pour la longueur et la largeur. La structure des canaux déférents paraît être la même chez tous. Il est probable que toujours des fibres musculaires entrent dans leur composition. Les canaux déférents s'ouvrent par deux orifices placés de chaque côté de la ligne médiane et à la face ventrale d'un des anneaux de la partie antérieure du corps. Sur le trajet du canal déférent, à son extrémité interne, comme chez l'enchytréus , ou à son extrémité externe, comme chez les chœtogasters, les naïs et les tubifex, on trouve un organe de forme glandulaire, dont nous n'avons jusqu'à présent pu découvrir les fonctions. Chez les Lombrics, cet organe n'existe pas. M. Van Beneden pense que, chez les tubifex, cet appareil de forme glan- 1 Rapport sur le mémoire de M. d'Udekem , dans les Bulletins de l'.-icadémie des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome XX, II™" partie, page 6. Tome XXVIl. 9 66 DEVELOPPEMEISÏ dulaire est un vitellogène analogue à celui que, par ses belles observations, il a découvert, chez les vers cestoïdes. Cette hypothèse est très-ingénieuse, et ce qui lui donne de la valeur, c'est que toujours on voit ou des œufs très-pàles composés de granules simples ou des œufs opaques, c'est-à-dire pourvus de globules de graisse, sans voir les formes intermédiaires, ce qui peut faire supposer que le vitellus entoure tout d'un coup la vésicule germinative. Mais avant de discuter l'hypothèse proposée par M. Van Beneden, il faudrait de nouvelles observations. Nous regrettons que la saison ne nous ait pas permis de les faire. Cette même hypothèse ne peut s'appliquer aux chœtogaters, car ici nous trouvons un vitellus coloré, et il serait facile de remonter à sa source s'il provenait d'une glande particulière. Ovaires. — Nous pouvons diviser les annélides que nous avons examinés en trois catégories, en prenant les ovaires pour base de division. Dans la première se trouvent les Lombrics, dont les ovaires très-petits sont manifestement indépendants des organes mâles, quoique placés dans leur voisinage. Dans la seconde catégorie, nous rangerons les lubifex, les enchytréus et les Nais proboscidea , dont l'ovaire invagine le testicule. Enfin, dans la troisième catégorie, les chœtogasters seuls nous montrent l'absence d'ovaires et la formation des œufs dans l'intérieur du corps. Si nous disons ici absence des ovaires, nous entendons par là que nous n'avons pu les observer, car nous sommes persuadé qu'une partie, soit des parois du tube digestif, soit des parois du corps, est transformée en glandes, et produit les matériaux qui forment les grandes cellules dans lesquelles se développent les œufs. De tous les annélides que nous avons examinés, ce sont certainement les Lombrics qui se distinguent le plus par l'extrême petitesse des ovaires, ce qui explique pourquoi ces organes ont si longtemps échappé aux regards des observateurs. Le contenu des ovaires, ou les œufs, nous fournit des comparaisons très-importantes. Ainsi, sous le rapport de la grandeur, l'œuf du Lom- bric terrestre est tout à fait microscopique : il faut des grossissements de DU LOMBRIC TERRESTRE. 67 500 fois le diamètre pour bien l'apercevoir. Son rapport avec la largeur de l'animal est comme 1 centimètre à | de millimètre. Chez les Chœtogaster dkiplmnus , le ISaïs proboscidea , les Enclnjlreus, le Tubifex rividorum et YEuaxes obturoslris, les œufs sont beaucoup plus grands et très-visibles à l'œil nu. Le rapport de leur diamètre avec la largeur du corps de l'animal est comme 1 est à 2. Si nous comparons les œufs de nos annélides sous le rapport de leur couleur, nous les trouvons incolores ou à peu près chez les Lombrics, opaques et blanchâtres (foncés sous le microscope) chez les enchytréus, les tubifex et les euaxes, opaques et d'un bel orange chez les Cliœlorjaslcr diaplimius. Si nous continuons la comparaison des œufs, nous trouvons partout les mêmes parties essentielles : une vésicule germinative, très-pâle, contenant une tache germinative plus foncée; un vitellus composé de gra- nules pâles et de globules de graisse; un liquide transparent qui réunit ces différentes parties. L'œuf des Lombrics terrestres se distingue des autres par sa petite quantité de globules de graisse. Son vitellus est pour ainsi dire simplement composé d'un liquide transparent où nagent quel- ques granules très-petits. Quant au développement de l'œuf dans le corps de l'animal, il se fait probablement chez tous nos annélides de la même manière : d'abord se forme la vésicule germinative, puis un vitellus et une membrane vitelline naissent autour d'elle. Nous n'avons pu bien observer le développement de l'œuf dans l'ovaire que chez les Lombrics et les tubifex. Chez tous les autres, les œufs les plus petits étaient déjà entourés de vitellus. Dans les Lombrics et les tubi- fex, les œufs deviennent d'autant plus grands qu'ils se rapprochent davan- tage de l'extrémité externe de l'ovaire. Chez les enchytréus, les Nais pro- boscidea et les chœtogasters, les œufs sont réunis en différents groupes. Des séries d'œufs à tous les degrés de développement se trouvent dans de grandes cellules que nous avons appelées stroma. La plus grande difficulté que nous ayons rencontrée dans le courant de ce travail, c'est d'expliquer la sortie des œufs : une profonde obscurité règne sur l'endroit où se trou- vent les orifices externes des ovaires; chez les enchytréus, cependant, ils 68 DEVELOPPEMENT sonl visibles et placés auprès des orifices mâles. Nous croyons que la même chose existe pour les Lombrics. Quant aux chœtogasters, nous avons été obligé d'admettre l'hypothèse d'une déchirure spontanée des parois du corps pour permettre la sortie des œufs. Nous continuerons la compa- raison des œufs après leur ponle quand nous parlerons du développement. Comparons maintenant les organes accessoires de la génération. Comme organes accessoires de la génération , nous trouvons chez tous les annélides que nous avons examinés, des glandes capsulogènes et une ceinture. Chez les Lombrics, on trouve de plus des réservoirs de sperme. Les glandes capsulogènes sont les plus nombreuses et les plus simples chez les Lombrics; elles proviennent de la transformation d'un certain nombre de glandes sétigères en glandes capsulogènes et contiennent encore des soies plus développées que les glandes sétigères ordinaires. Il est probable que ces soies servent d'organes excitateurs pendant le coït. Chez les iiaïs, les enchylréus, les chœtogasters, les tubifex et les euaxes, les glandes capsulogènes sont au nombre de deux : ce sont de simples utri- cules en forme de cœcums chez les chœtogasters et les nais; elles devien- nent pyriformes chez les tubifex, et se compliquent d'une couronne de lobes chez les enchylréus. La ceinture existe chez tous les annélides dont nous avons parlé; elle a presque partout la même disposition, la même structure et probablement les mêmes fonctions. Chez les Lombrics, elle est Lrès-éloignée des organes génitaux; elle les entoure chez les autres. Développement. — Nous avons comparé le développement des œufs dans l'ovaire chez les différents genres d'annélides que nous avons étudiés. Comparons maintenant l'œuf après sa sortie du corps; mais d'abord disons un mot de la fécondation. 11 est probable que la fécondation de l'œuf se fait hors du corps. Chez les Lombrics, nous avons vu des réservoirs spermatiques destinés à fécon- der les ceufs au moment de la ponte. Chez les autres genres, nous ne trou- vons pas ces réservoirs, mais il est probable que les spermalozoïdes restent DU LOMBRIC TERRESTRE. Ci» iixés sur le corps de l'animal au moyen du liquide fourni par la ceinture. L'accouplement a lieu probablement cbez tous nos annélides; nous no le savons cependant d'une manière certaine que pour les Lombrics et les enchytréus. Comment, pendant l'accouplement, se l'ait la fécondation? Avant de répondre à cette question, il importe de savoir si ces annélides sont her- maphrodites complets ou incomplets. Cuvier pensait que, chez les Lom- brics, l'accouplement n'avait lieu que pour produire une excitation des organes génitaux d'où résultait, pour chacun des Lombrics accouplés, la fécondation de leurs germes par leurs propres spermatozoïdes. Cette hypo- thèse n'est plus soutenable, car nous avons vu que, chez eux, l'accou- plement a pour résultat le remplissage réciproque des réservoirs sperma- tiques. Quant aux autres annélides, il n'y a pas de réservoirs spermatiques, comme chez les Lombrics; mais il est probable que le sperme reste fixé sur la ceinture au moyen d'un liquide visqueux fourni par les glandes qui la composent, et que les œufs sont fécondés au fur et à mesure qu'ils sortent du corps. Nous admettons donc l'hermaphrodisme incomplet et la fécondation extérieure. Chez aucun ver nous n'avons pu observer comment se fait la ponte. Les œufs une fois sortis du corps s'entourent d'une capsule. Si nous comparons ces capsules entre elles, nous y trouvons de notables diffé- rences de forme. Elles sont ellipsoïdes chez les Lombrics, les tubifex, les euaxes et les naïs; sphériques chez les enchytréus et les chœtogasters. Aux deux pôles de la capsule il y a, chez tous, des prolongements qui sont très-peu marqués chez l'enchytréus ; ils manquent à l'un des pôles chez les chœtogasters, tandis que l'autre pôle se prolonge en fdament qui fixe la capsule aux corps aquatiques. Chez les Lombrics, les tubifex et les naïs, ces prolongements sont très-marqués. Tls acquièrent un grand développement chez les euaxes. Proportionnellement à leur grandeur, nous voyons que ce sont les Lombrics qui ont les capsules les plus petites. Sous le rapport de leur 70 DEVELOPPEMEINT (.onlenu, les capsules diffèrent également : elles conliennenl un œuf chez la iSaïs proboscidea et le Chœlogaster dkphanus; plusieurs œufs chez les autres, et, pour nous servir de l'expression de M. Morren, elles sont mono- einbryonnaires chez les uns et poly-embryonnaires chez les autres. Les œufs contenus dans la capsule sont microscopiques et enfermés dans un albumen chez les Lombrics, ce qui constitue une diflérence très- remarquable avec les œufs des tubifex et des euaxes, qui, dans leur cap- sule, sont dépourvus d'albumen et très-visibles à l'œil nu. Quant à leur structure, les capsules se ressemblent toutes; elles sont formées de plusieurs couches de filaments feutrés et réunis par une ma- tière amorphe. Leur consistance est cornéo-membraneuse; leur couleur jaunâtre semi-transparente. Comparons maintenant le développement des œufs eux-mêmes chez les différents genres. Nous remarquons tout d'abord une énorme différence entre le déve- loppement du Lombric et celui de nos autres annélides. Chez les pre- miers, la nutrition de l'embryon se fait par les matériaux fournis par l'albumen qui entoure les œufs; chez les autres, le fœtus trouve dans l'œuf lui-même toute la nourriture dont il a besoin pendant sa vie em- bryonnaire. Chez les Lombrics, les tubifex et les enchytréus, on observe, comme premier phénomène du développement, la concentration des globules vi- tellins. Nous avons observé la segmentation comme un phénomène général chez les genres que nous venons de citer. Elle a lieu sensiblement de la même manière, c'est-à-dire irrégulièrement. Après la segmentation, le blastoderme se forme de même chez tous, c'est-à-dire simultanément tout autour du vitellus. Le développement ultérieur est semblable aussi, car partout il est direct, c'est-à-dire qu'il ne présente aucune métamorphose. Chez tous nous voyons une activité plus grande au pôle céphalique qu'au pôle caudal. La force d'accroissement semble émaner du pôle céphalique et se diriger vers le pôle caudal. DU LOMBRIC TERRESTRE. 71 La sortie de la capsule a lieu de la même manière chez les Lombrics , les enchytréus et les tubifex : les jeunes sortent par les appendices placés aux pôles. L'extrémité de ces appendices paraît plus fragile que le restant de la capsule. Comparaison entre les organes génilanx et le développement des Lombrics , et les organes génitaux et le développement des annélides branchifères. Les annélides branchifères s'éloignent beaucoup des Lombrics, sous le rapport des organes génitaux. D'abord, chez les premiers, les sexes sont séparés, tandis que chez les derniers, ils sont réunis. Chez les annélides branchifères les testicules comme les ovaires sont d'une grande simplicité : ce sont de simples corps glandulaires sans organes de perfectionnement. Chez les Lombrics, les organes génitaux sont très-compliqués. Quant au développement des spermatozoïdes, il se fait presque par- tout de la même manière que chez les Lombrics. Kœlliker * admet même ce mode de développement comme général pour tous les annélides. M. Quatrefages- a signalé un autre mode de développement, celui où les spermatozoïdes naissent au sein de groupes de granules. Nous-mêmes nous avons indiqué également un nouveau mode chez les chœtogasters. Le développement des jeunes Lombrics présentent des différences im- menses avec le développement des annélides branchifères. Chez les premiers, le développement est direct; chez les seconds, il présente une série de métamorphoses. Nous avons omis jusqu'ici d'établir des comparaisons entre le déve- loppement des Lombrics et celui des hirudinées. Il nous a été impossible de consulter les dernières recherches faites par M. Robin sur le dévelop- pement des hirudinées, et nous avons craint de donner des comparaisons inexactes. ' Voyez dans les Jnnales des sciences nalurelks , 1 848 , Études embryologiques sur les Annélides. Il y a là un résumé des idées de M. Kœlliker. - Annales de sciences naturelles , 1 848. /2 DEVELOPPEMENT DU LOMBKIC TERRESTRE. Nous ferons remarquer cependant la grande analogie qui existe entre la capsule des Lombrics et celle des sangsues. Dans toutes les deux, les œufs sont très-petits et entourés d'un albumen qui servira à la nourriture du foUus. Les Lombrics établissent, sous ce rapport, la transition entre les annélides sélieères abrancbes et les hiiudinées. Enfin, chez les Lombrics comme chez les liirudinées, le développe- ment est direct. EXPLICATION DES PLANCHES. PLANCHE I. Organes génitaux du Lombric terrestre. Fig. I. Partie antérieure du corps d'tyi Lombric ouvert par le dos, pour montrer les organes génitaux : a. a', a", testicules; 6. b', réservoirs spermaliques; c, c', c", c" . glandes capsulogènes; e, tulie digestif; d, paroi du corps. — 'i. Organes mâles fortement grossis : a, testicules; a. a", deuxième et troisième paire de testicules; 6. 6', entonnoirs vibratiles; c, canaux entortillés qui donnent naissance aux canaux déférents; d. canaux déférents; e , ouverture externe des canaux déférents. — ô. Entonnoir vibratile ; n, testicule; 6, entonnoir vibratile; c, membrane qui le couvre; d. canaux qui donnent naissance aux canaux déférents. — .3 his. Disposition des vaisseaux sur l'entonnoir vibratile : a, membrane de l'entonnoir ; 6, vaisseaux; c, cils vibr.ililes. — 4. Testicule fortement grossi, pour montrer la disposition des vaisseaux sanguins. — 5. Développement des spermatozoïdes : /', spermatozoaires libres. — 6. Membrane testiculaire. — 7, 8, 9, 10, H. Développement des psorospermies. — \-2 et 13. Psorospermies fortement grossies. — 14.15, 16, 17. Grégarines trouvées dans les entonnoirs vibratiles : a, membrane externe; h, cellules contenues dans l'intérieur. — I S. Ceinture vue par le dos. — 19. — vue du côté du ventre. — 20. Structure de la ceinture ; a. glandes de la ceinture; 6, épiderme. — 21. Ptéservoir spermatique. — 22. Membrane du réservoir spermatique : n, glandes; 6, c, parois. Tome XXVII. 10 74 . EXPLlCATIOi^ DES PLANCHES. PLANCHE II. Développement du Lombric leirestre. Fig. 1. Anneaux du corps d'un Lombric ouvert par en haut et étalé; les testicules et les ovaires sont enlevés pour laisser voir les réservoirs sperniatiqucs et les glandes capsulogènes: a, a, a, a, glandes capsulogènes; b, réservoir spermatique; c, cordon nerveux. — 2. Cette figure représente les ovaires situés des deux côtés du cordon nerveux : a, cordon nerveux ; h , ovaires ; c, œufs ; fig. 2', structure de l'ovaire. — 3. Claude capsulogène fortement grossie ; «, bulbe de la soie; 6, soie;c, d , produit de la sécrétion. — i. Capsule forteineut grossie. — 5, 6, 7. Capsules de grandeur naturelle : fig. 3; capsule intacte; fig. 6, capsule crevée; elle montre l'albumen et l'embryon a; fig. 7, jeune sortant de la capsule. — 9, 10, 1 1. OEul's avant la fécondation : fig. 9, vésicule germinative. La fig. 10 montre la vésicule germinative entourée de vitellus et d'une nienibiane vitelline. — I"2, 13, 14-, 15, 16, 17. Elles montrent la segmentation des vitellus, et les fig. 12 et 13, la concentration. — 18. Formation du blastoderme ; «, membrane vitelline ; 6, blastoderme; c, vitellus. — 19. Fœtus : a, membrane vitelline; 6, feuillet externe du blastoderme; c, rudiment du cen- tre nerveux; d, feuillet interne du blastoderme. — 20. Fœtus: a, parois du corps; <*, pharynx; c, tube digestif; d, organes excréteurs (respira- toires, selon les auteurs.) • — 21. Jeune Lombrii- au moment de sa sortie de la capsule. — 22. iNématoïde parasite trouvé dans l'albumen d'une capsule de Lombric. — 23. OEul's du nématoïde précédent à différents degrés de développement. PLANCHE III. Organes génitaux et développement : I" des Enchvtréus galba Hoff. [fig. 1-9) ; 2° des CnoETOGASTEn DiAPHAMis (/(■(/. 10-10); 3° des Naïs proboscidea {fig. 17-21 ). I . ENCIIÏTRÉUS GAI.RA. Fig. 1. (;orps des Enchylréus galba, fortement gro-si; il montre les organes génitaux tels qu'on les voit quand on place l'animal sous le microscope : a , testicule ; b , organe glan- dulaire qui entoure le canal déférent; c, ouverture externe des organes génitaux; d, ca- nal déférent; e , ovaire; g , glandes capsulogènes; f, ouvertures externes de ces mêmes glandes. — 2. Organes génitaux fortement agrandis et étalés : a, testicule ; b, organe glandulaire qui entoure le canal déférent et l'entonnoir vibratile; c, canal déférent; d, ouverture ex- terne du canal déférent; f, ovaires; e, ouverture externe de l'ovaire; U, œufs. EXPLICATION DES PLANCHES. 75 Fig. 3. Portion du canal déférent fortement grossi. — 4. Capsule fortement grossie. — S. Grandeur naturelle de la capsule. — 6. Jeune enrhylréus sortant de la capsule : a , jeunes; b , capsule. — 7. Extrémité supérieure de la glande capsulogène : a, canal excréteur; 6, lobes qui con- tiennent des granules; c, corps de la glande. — S. Glande capsulogène : a, canal excréteur; 6, couronne de lobes; e, glande — 9. o, 6, c, cellules de la glande capsulogène. 2. CIIOETOGASTEK UIAPHANIJS. Fig. 10. Deuxième anneau d'un Cliœlugaster diapkanus, contenant les organes génitaux forte- ment grossis : a, tube digestif ; b, œufs entourés du stroma; b', œuf libre; c, cellules sperniatiques; d, entonnoir vibratile; e, canal déférent; f, corps glandulaire; g, ori- fice externe des organes génitaux; h, spermatozoïdes libres dans la cavité du corps; i, glandes capsulogènes. — 11. Le Cliœtogaster diapkanus pourvu de ses organes génitaux et de sa ceinture : a, œ,ufs; 6, spermatozoïdes; c, glandes capsulogènes; rf, orifice externe de ces glandes; e . cein- ture; f, tube digestif. — 12. Appareil destiné à conduire les spermatozoïdes au dehors : a, entonnoir vibratile; b, ca- nal déférent; e, organe glandulaire; d, orifice externe des organes génitaux. — 15. Capsule fortement grossie : a, grandeur naturelle. — 14, 15 , 16. Développement des spermatozoïdes. 3. NAIS PROBOSCIDEA. Fig. 17. .\nneaux de la Nais proboscidea qui contiennent les organes génitaux fortement grossis : a, testicule; b, ovaires; c, œufs; d, ceinture; e, corps glandulaires; /", glandes cap- sulogènes; h, tube digestif. — 18. Capsule fortement grossie : a, œuf; 6, capsule; c, membrane qui fixe la capsule aux corps aquatiques; d, grandeur naturelle de la capsule. — 19. Glande capsulogène. — 20. a, b, c. Développement des cellules de la glande capsulogène. — 21. Cellule spermatique. FIN. Mnii cour cl MoMi.dcs sax.clraiu) Tom \\\ Il ^Inn ,lc,MM rdfUMu.l'I.I. Jcui coiircl Mciii. (les s;w. ('Iiv\iu!. loiii.X.W II. .\inn. . Idin.XW il Icn, RECHERCHES LES CHALEURS SPÉCIFIQUES DE QUELQUES MÉTAUX k DIFFÉRENTES TEMPÉRATURES, M. E BEDE, l'KCIFESSEUB AGREGE A L UNIVERSITÉ DE LIÈGE, (l'iésentees a la séance de l'Acadumie royale de Belgii|u«, le 3 m.irs 1855.) Tome XXVII. RECHERCHES LES CHALEURS SPÉCIFIQUES DE QUELQUES MÉTAUX A DIIFÉRENTES TEMPÉRATURES. On sait que la chaleur spécifique d'un corps croît avec la température, (le telle sorte qu'une même masse absorbe plus de chaleur lorsque sa tem- pérature s'élève de 200° à 201° que lorsqu'elle passe de 0° à 1°. On doit, par suite de cette variabilité, envisager la chaleur spécifique sous deux points de vue, soit comme un coefficient moyen , soit comme uu coefficient différentiel. Ainsi , en appelant m Q la quantité de chaleur que doit absorber une masse m, pour s'élever de 0° à t", on peut poser: viQ = met. c est alors la chaleur spécifique rnoyenne de 0» à t". Eu appelant mc/Q, la quantité de chaleur nécessaire pour élever la température de la masse m de r à (f -f- dl)", on écrira : mrfQ = mrdi. 4 RECHERCHES Dans ce cas ■/ = -r- est la chaleur spécifique élémenlaire. Elle est liée à la chaleur spécifique moyenne par la relation : J rdi On ne pourra connaître les valeurs de y, correspondantes à diflérentes températures , qu'après avoir déterminé la fonction Q=/'(T-0 qui lie, à l'accroissement de chaleur T — t, la quantité de chaleur Q néces- saire pour le produire. Cette détermination exigerait un grand nombre d'expériences très-précises, concernant la chaleui- spécifique moyenne c = Y^Tj correspondante à des valeurs très-différentes de T. Cette recher- che a été faite , d'une manière qui ne laisse rien à désirer, à l'égard de l'eau. M. Regnault a mesuré les chaleurs spécifiques moyennes de ce liquide pour un grand nombre de valeurs de T, comprises entre 100" et 191°. A défaut de la loi physique du phénomène, que les expériences fournissent rarement, cet illustre physicien a donné la formule d'inter- polation suivante : 0 = T H- 0,0000-2 T-i -H 0,0000005 ï= qui pei-met de calculer la chaleur nécessaire poui- élever un kilogramme d'eau de 0" à T»; on en déduit : r = ^^ = t -t- 0,00004 T h- 0,0000009 T^ aï et Q c = - = ' -* 0,00002 T H- 0,0000005 T^. Dulong et Petit ont mesuré les chaleurs spécifiques moyennes de quel- SIR LES CHALEURS SPÉCIFIQUES. 5 ques métaux entre 0" et 100° et entre 0" et 500". Leuf-s résultats sont les suivants : Chaleurs spécifiques iiioyenaes de a.- Fer 0» à 100°. 0" à 300". 0,1098 0,1218 Zinc 0,0927 0,1015 Antimoine 0,0507 0,05^9 Cuivre 0,0949 0,1 01 ô Argent 0,0557 0,0611 Platine 0,0555 0,035.5 Mercure . 0,05.Ï0 0,0350 Ces nombres sont insuffisants pour faire reconnaître de quelle manière la chaleur spécifique varie avec la température, pour indiquei-, par exemple, s'il est permis d'employer, dans certaines considérations, une formule de la forme c = «, + 6 T , ou si l'on doit recourir à une équation d'un degré supérieur. En outre, dans son mémoire sur la chaleur spécifique des corps simples, M. Ke- gnault a montré que la manière dont Dulong et Petit avaient appliqué la méthode des mélanges à leurs recherches, pouvait entraîner des erreurs assez graves, et dans le cas actuel, on comprend que des erreurs même faibles peuvent avoir une grande importance. Ce sont ces considérations qui m'ont engagé à mesurer les chaleurs spécifiques de quelques métaux à différentes températures. Comme Dulong et Petit, j'ai employé la méthode des mélanges, qui seule a ce caractère précieux d'être aussi bien une définition qu'un procédé de mesure, et j'ai cherché à écarter, autant que possible , les causes d'erreurs qui sont inhérentes à cette méthode. J'aurais désiré employer un appareil sem- blable à celui dont M. Regnault s'est servi pour mesurer les chaleurs spé- 6 RECHERCHES ciliques moyennes de 0" à 100% et qui oiïre laiil de sécurité; deux moyens se présentaient : je pouvais me servir de cet appareil en substituant à la vapeur d'eau qui sert à chauffer l'enveloppe annulaire au centre de laquelle se trouve le corps , d'autres vapeurs ayant, sous la pression- barométrique, des* températures supérieures à 100°; mais il aurait fallu pour cela des liquides réunissant cette triple condition, de pouvoir être obtenus en grande quantité à l'état de pureté, de ne pas se décomposer par une ébul- lilion prolongée, et d'être sans action sur la substance de l'enveloppe. Je ne suis pas parvenu à trouver de tels liquides parmi ceux dont le point d'ébullition est supérieur à celui de l'eau. Le second moyen consistait à employer, comme M. Regnault, la vapeur d'eau, mais sous des pressions supérieures à une atmosphère. Outre la difficulté de maintenir la pression, et par suite la température constante, il y avait alors nécessité de donner aux parois de l'enveloppe une notable épaisseur, et la transmission de la chaleur de l'enveloppe au corps ne se fût faite que difficilement. J'ai donc cru devoir renoncer à chauffer le corps au moyen d'une vapeur circulant dans une enveloppe annulaire, et j'ai disposé l'observation de la manière suivante : Le métal était placé par fragments dans un tube de verre de 5 à 4 cen- timètres de diamètrcj fermé à une extrémité et plongé dans un bain d'huile. Ce bain était contenu dans une petite chaudière en laiton pouvant contenir 2 litres, et fermée par une plaque percée de trois trous : l'un était assez large pour laisser passer le tube de verre, les deux autres, très-étroits, donnaient passage à la tige d'un agitateur en forme de croissant et à celle d'un thermomètre. Celui-ci était à divisions arbitraires, très-soigneuse- ment construit, et pouvait faire connaître la température jusqu'à 550°. Les divisions étaient telles que 5,51 d'entre elles valaient un degré; il élait donc facile d'évaluer les 50"'^^ de degré en lisant au moyen d'une lunette grossissante. Sous la chaudière, se trouvait, soit un bec à gaz, soit une lampe à alcool. On pouvait, en tournant le robinet du bec, ou en variant la hauteur de la mèche de la lampe, maintenir constante la température du bain. Cette première partie de l'appareil était séparée par une double cloison SUR LES CHALEURS SPECIFIQUES. 7 de bois du calorimètre ou réfrigérant, (^elui-ci, en laiton très-mince et entouré d'une seconde enveloppe de laiton, pouvait contenir 500 à 000 grammes d'eau, dont la température était indiquée par un thermomètre également à divisions arbitraires et très-sensible : car une division d'en- viron 1 de millimètre de longueur ne valait que ,y',Vo; '' ^^'"^^^ ^^"^ facile d'apprécier à la lunette jj^ de degré. Je puis ajouter que j'avais moi-même calibré, divisé et vérifié avec le plus grand soin les liges de ces deux ther- momètres. L'observation se faisait de la manière suivante ; après avoir introduit dans le tube de verre une certaine quantité de métal, on déterminait le poids P qu'il fallait ajouter au tube ainsi rempli pour faire équilibre à un poids donné; on introduisait ensuite ce tube à frottenient dans un bou- chon de liège qui, plus large que l'ouverture percée dans la plaque de la chaudière, supportait le tube en fermant imparfaitement cette ouver- ture. On chauffait alors le bain d'huile, dont le niveau était plus élevé que les fragments métalliques dans le tube, jusqu'à une certaine température, que l'on maintenait constante pendant une iieure au moins. Pendant tout ce temps le tube de verre était fermé par un bouchon également en verre et fermant imparfaitement, assez pour que l'agitation de l'air extérieur ne pût produire un renouvellement de l'air intérieur, trop peu pour que celui-ci ne pût pas sortir à mesure qu'il se dilatait. Cette précaution était nécessaire, paice qu'autrement l'air, se dihitant brusquement au momeni de l'ouverture du tube, aurait pu enlever au corps une certaine quantité de chaleur. Lorsque l'on pouvait être certain que la température du métal était exac- tement celle du bain, on enlevait rapidement le tube, puis le bouchon de verre, et l'on précipitait les fragments de métal dans l'eau du calorimètre. Ce triple mouvement demande à peine une seconde, et pendant la plus grande partie de ce temps si court, le corps restant dans une atmosphère dont la température égale la sienne, celle-ci ne peut s'abaisser que d'une quantité inappréciable. Un instant avant d'accomplir ce mouvement, on a noté la température de l'eau, on la note après l'immersion, lorsqu'elle a atteint sa plus grande valeur, en ayant soin d'agiter constamment. Cela 8 RECHERCHES fait, après avoir nettoyé exlérieureinenl le tube et l'avoir laissé revenir à la température de l'air ambiant, on le reporte à la balance et le poids qu'il faut ajouter au poids P de la pesée précédente, fait connaître exactement celui du métal mélangé à l'eau. La masse d'eau du calorimètre a été déterminée préalablement. C'est celle qui remplit jusqu'à certain trait un ballon à col étroit bien jaugé. On peut, pour plus d'exactitude, corriger le poids d'eau renfermé dans le ballon, en tenant compte de la différence entre la température à laquelle le jaugeage a été fait, et celle à laquelle se fait l'expérience; mais dans nos observations, cette correction n'ayant jamais dépassé itt^ de la valeur à corriger, était de l'ordre des erreurs que l'on peut commettre dans les diffé- rentes mesures de la capacité du ballon. J'ai donc cru inutile de l'effectuer. Il est une autre correction que j'ai dû négliger, parce que je ne pouvais . sans le secours d'un aide, en déteiminer les éléments : c'est la perte de cbaleur due au refroidissement du calorimètre pendant le temps nécessaire à l'établissement de la température finale du mélange. Les substances que j'ai employées avaient des pouvoirs conducteurs et des formes tels que le maximum de température s'établissait presque sur-le-champ; la correction en question devait donc être extrêmement faible. Pour la diminuer encore, j'ai toujours eu soin de prendre, pour le réfrigérant, de l'eau à une tempé- rature un peu inférieure à la température extérieure , de telle sorte que le réchauffement pendant une partie de l'observation, compensât le refroidis- sement pendant l'autre. Une dernière correction plus importante, consiste à ajouter au poids de l'eau du calorimètre, le poids de ce vase, de l'agitateur, et de la partie du thermomètre plongée dans l'eau, après avoir multiplié les poids de ces substances par le rapport de leurs chaleurs spécifiques à celle de l'eau. Voici les éléments de cette correction, dans les expériences actuelles, en nous servant des valeurs données par M. Regnaull : Poids du caloriinèlre 41^5 )i de l'agitateur 9,5 Poids de laiton 50,8 SUR LES CHALEURS SPECIFIQUES. Poids en eau 50,8 X 0,094 = 4?78 I) du mercure du thermomètre 5f44 « en eau 5,44x0,0330 = 0,18 1. de la partie plongée de la tige en verre du thermomètre SflO >> en eau 3.10X 0,20 = 0,62 Poids à ajouter à l'eau du calorimètre 5,58 Potir m'assurer de l'exactitude du procédé que j'employais, j'ai mesuré d'abord la chaleur spécifique de l'eau à des températures supérieures à celles pour lesquelles on admet cette chaleur spécifique égale à l'unité. Le poids d'eau chauffée dans le tube de verre était connu d'avance; c'était celui que pouvait contenir une pipette à tube très-étroit remplie jusqu'à un cer- tain trait : ce poids était o^^lôS; celui de l'eau du calorimètre, augmenté de 5«,58, était 406^75. Voici les résultats de deux expériences : TEMPliniTUHE TEMPÉRATURE ACCROtSS. CUiLEUR CH4LEUB DIFFÉRENCES Je finale de température de spécif. observée spccif. calculée parties alîquotes l'eau chiiude T. du mélaoge. 6. l'eau froide. S- t. de 6" à T-. de «« à T». la chaleur spécif, calculée. 81?1 19?1 4;871 0,9897 1,0031 ■/,5 09,0 18,8 .3,909 0,9840 1,002-3 ■/57 L'erreur, quoique sensible, n'est pas considérable, et l'on doit remar- quer que toutes les circonstances concourent à la rendre plus grande pour les liquides que pour les solides. En effet, toute la masse d'eau chaude que nous avons prise égale à 52^168, ne s'est pas mélangée à l'eau du calorimètre , une partie s'est évaporée pendant le temps assez long con- sacré à son échauffement, une autre est restée adhérente aux parois du tube. En outre, l'eau, en s'écoulant du tube dans le calorimètre, présente une large surface et doit perdre ainsi une certaine quantité de chaleur, tant Tome XKVII. 2 10 RECHERCHES par le contact de l'air que par l'évaporalion. La première cause d'erreur ne se présente pas dans les expériences sur les corps solides; la seconde ne s'y présente qu'à un très-faible degré. On peut donc espérer, à l'égard des corps que nous avons observés, une précision beaucoup plus grande. Au surplus, nous pourrons juger de l'exactitude de nos résultats en les compai'ant à ceux de M. Regnault, qui ont été obtenus d'une manière tout à fait rigoureuse. Les métaux que j'ai employés m'ont été fournis comme parfaitement purs, et l'étaient en effet, sauf le zinc, qui contenait une quantité notable de plomb. Au reste, la pureté de ces corps n'était nullement nécessaire à l'exacti- tude de nos conclusions, qui eussent pu tout aussi bien résulter d'expé- riences faites sur des alliages. Les valeurs numériques trouvées pourraient seules se ressentir de l'impureté des produits, et c'est ce que l'on recon- naîtra pour le zinc. Je réunis, dans le tableau suivant, les résultats de mes expériences. Je n'ai pas indiqué la valeur du poids d'eau du calorimètre, qui est la même pour les cinq premiers métaux ; cette valeur corrigée est , comme pré- cédemment, 406^, 75. Pour l'antimoine et le bismuth, elle est de 505^,78. EXPERIENCES. | DU METAL. TBHPER. du META L . T. TKMPER. filiale ACCBOISS. TEMPERAT. e—i. CHALECR SPÉCIFIQCE MOYENNE dr 9° ;i T". MOYEK^'RS dts CHALEURS SPÉCIFIQUES de 6o ;, T». 77f36 77,56 77,56 47,01 77,56 77,40 77,40 FER. [Ea fr.'ignients de barre de 8 mill. de diaiuèlre. 99;2 99,2 99,2 141,5 141,5 247,2 -247,2 15;5 15,5 15,7 1 6,4 16,4 19,5 20,5 I;809 1,775 1 ,789 1,087 2,737 5,339 5,312 0,11334 0,11120 0,11236 0,11594 0,11473 0,12358 0,12304 n3°— 100' \ 0,11230 lO"— 142- 0,11533 20"- 247' 0,12331 SUR LES CHALEURS SPÉCIFIQUES. 11 Numéros TBIHPÉR. TEUPÉK. ACCBOISS. CnALECR des des POIDS du finale de SPÉCIFIQUE MOYENNE CBALBUBS SPÉCIFIQUES EXPÉRIENCES. DU META L. MÉTAL. T. DE l'eau. e. TBMPÉKiT. 6 — (. de e» à T». de 6° à T». CUIVRE. . ( En fragments laminés. ) 1 72f28 99;2 14;7 1;416 0,09430 /I5"-100"\ 2 ô 72,28 76,68 99,2 120,3 15,1 16,5 1,.375 1,856 0,09200 0,09364 \ 0,09351 ! 4 72,28 171,7 17,0 2,608 0,09487 5 72,28 171,7 16,5 2,008 0,09444 M6--172»\ C 76,75 171,7 16,8 2,757 0,09432 \ 0,09485 j 17°- 247" \ \ 0,09680 ] 7 72,28 171,7 16,5 2,642 0,09367 8 72,28 247,2 18,1 5,950 0,09080 ÉTAIN. (En un lingot. ) 1 gifoi 99;2 14^3 0;585 0,05473 /15''-100" 2 31,01 99,2 15,4 0.569 0,05414 \ 0,03445 / 3 31,01 171,7 14,7 1,125 0,05714 /13"— 172\ 4 51,01 171,7 16,0 1,131 0,05792 ' \ 0,05753/ 5 51,01 212,3 16,2 1,4.30 0,05832 16°-213° \ 0,05832 ; PLOMB. (E n un fragment de barre laminée. 1 Iô8f49 108;3 13;7 0;982 0,03108 2 138,49 108,3 13,9 1,016 0,03134 ô 138,49 108,5 14,2 1 0,976 (En petits fragments fondus.) 0,03046 /|4"_108'\ \ 0,03030 / 4 108fô7 108;3 13;7 0;766 0,02977 5 108,07 108,3 14,7 0,739 0,02903 6 108,37 172,6 15,9 1,555 0,03245 ( Sn un fragment de barre laminée -] /I6-'-172'\ 7 138549 171;7 1C';2 1 1;660 0,03 1.33 \ 0,03170 / 8 138,49 172,0 16,4 1,687 0,05172 9 138,49 172,6 16,1 1,667 0,05128 / RECHERCHES Numéros EXT■^:IU^:^CKS. P0I08 UU UÉT A L. i TenpÉn. MtTAL. T. TEHPKR. liiiule DE l'rAU. e. ACCBOISS. de TEMPÉRÂT. $-'■ CBAl^ECR SPÉCIFIQUE MOVBNNB .10 e» il T°. hovehwes chaleurs specifiques de '," à T". ZINC. ( En fragments de lunie. ) 1 70f71 100;1 14;S 1;355 0,09137 2 70,7) 99,2 15,7 1,315 0,09039 [ 0,09088 / ô 79,56 105,7 17,9 1,518 0,09068 4 70,71 171.7 ■ 17,7 2,514 0,09390 17"-172»^ \ 0,09383 / 3 70,71 171,7 15,5 2,547 0,09380 (5 79,30 212,5 18,9 3,018 0,09563 /17"-^213° 1 0,09503 ANTIMOmE. ( Dti commerce, en fragmenls.) 1 2 ô 100f44 100,44 100,44 104;3 106,8 107,4 14;9 12,0 11,4 0;860 0,928 0,928 0,04825 1 0,04910 0,04849 ' /13"-100"\ \ 0,04861 j 4 100,55 174,7 13,7 1,592 0,04934 n3"-175"\ 5 100,55 174,7 15,9 1,592 0,03023 ^ 0,04989 / 0 05,97 204,9 11,1 1,301 0,03127 7 100,44 217,9 11,1 2,033 0,04979 M 2"— 200' \ 8 09,97 907,1 11,0 1 ,382 0,05074 1 , 0,05075 j 9 100,32 204,9 13,9 1,944 0,05111 ItlSMUTU. bu lunimerce, en fraî^menls.) 1 1 2 117f24 117,34 104,0 106,8 17;0 11,2 . o^sso • 0,644 0,02899 0,02894 ( /15°— 106"\ 3 117,27 107,4 11,1 0,644 0,02873 1 0,02889 j 4 117,65 174,7 13,4 1,152 ! 0,03038 5 117,37 174,7 13,2 1,118 0,02971 1 /13''— 175«\ 6 117,54 174,7 13,8 1,125 0,05042 0,05036 / 7 117,34 174,7 15,6 1,125 0,03036 9 10 117,27 117,27 01,70 î 204,9 204,9 204,9 11,5 11,2 1 2,6 1,382 1,589 0,725 0,03070 0,03088 0,05078 ) /13"-205'\ ^ 0,05083 j SUR LES CHALEURS SPÉCIFIQUES. 13 TEnPÉR. TBUPÉB. «CCROISS. CHALEUR UOVEniNEH des EXPÉRIEHCES. POIDS DU MÉTAL. du M «T AL. T. finale DR l'eau. 9. de TEMPÉRÂT. 9 — (. SPÉCIFIQUE MOYENNE de 9° à T». des CHALEURS SPÉCIFIQUES de 9» à ï». BIS9IUTU. ( Purifie par deux fusions avec l'azotale de pulasse. ) 1 135Ç00 103;1 9;0 0;7Ô8 0,02927 0,02981 2 101,00 104,5 9,1 0,569 / 9»— 103°\ 5 92,23 98,0 8,4 0,495 0,02097 \ \ 0,02979 / 4 100,70 98,6 8,5 0,542 0,03010 Comparons d'abord les valeurs que nous avons obtenues pour les cha- leurs spécifiques de 0" a 100" avec celles qui ont été données par Dulong et par M. Regnault : Fer . . . . Cuivre . . . Zinc Èlain . . . Plomb . . . Antimoine. . liismiilh . . Bismuth purifié VALEURS 0,1124 0,09331 0,09088 0,03444 0,03103 0,04801 0,02889 0,02996 VALEURS DONNEES PAR IIULONG. PAR REHNAULT. 0,1100 0,0949 0,0927 0,0514 0,0293 0,0507 0,0288 0,1138 0,00513 0,09555 0,05623 0,03140 0,03077 0,03084 La valeur obtenue pour le fer diffère peu des valeurs données par Du- long et par M. Regnault , et est à peu près la moyenne de ces valeurs. Le cuivre présente une différence plus notable. Elle peut être attribuée à l'état moléculaire du métal que j'ai employé sous forme de fragments de lame mince. En effet, M. Regnault cite deux expériences qui lui ont donné comme chaleur spécifique du cuivre battu 0,09560 et 0,09552, nombres à peu près identiques avec celui que j'ai trouvé. 14 RECHERCHES Le nombre relatif au zinc diffère de ^ de celui de Diilong et de -^ de celui de M. Regnault. Cette différence peut être attribuée à l'impureté du métal. Les nombres qui concernent l'étain présentent des différences considé- rables. Ainsi la valeur de Dulong est de -^ environ plus petite que celle de M. Regnault. La nôtre diffère de cette dernière de — ^, et de la pre- mière de + -^. On se rend d'autant plus difficilement compte de ces dif- férences, et surtout de la grande infériorité du chiffre donné par Dulong, que, d'après les expériences de M. Regnault, la chaleur spécifique de l'étain varie fort peu avec son état moléculaire. De plus, on ne peut pas non plus expliquer le désaccord précédent par des différences de pureté. Car on ne trouve parmi les corps simples que le plomb, le bismuth, le platine, l'or et le mercure qui aient des chaleurs spécifiques inférieures à celles de J'étain , et qui puissent , par conséquent , en s'alliant à ce métal , faire trouver, pour la capacité calorifique, une valeur trop petite. De plus , il faudrait une quantité considérable de ces corps, mélangée à l'étain observé pour produire des différences aussi considérables que celles que nous avons signalées. Je crois que la seule cause de ces différences est dans la forme du métal soumis à l'observation. Dans mes expériences, l'étain était en un seul lingot, tandis que, dans celles de M. Regnault, il était sous forme de petits disques. Or, il suffit de considérer les expériences faites par cet illustre physicien sur le platine pour reconnaître l'importance de cette simple distinction : en effet, pour le platine laminé et le platine en mousse, le temps t nécessaire à l'établissement de la température finale du mélange est tout au plus 2', et la chaleur spécifique moyenne trouvée est 0,05245; pour le platine en un seul lingot, le temps t est 7', et la chaleur spécifique trouvée 0,05197, valeur inférieure de ^ à la précédente. La différence eût été évidemment beaucoup plus considérable, si M. Regnault avait négligé, comme nous avons dû le faire, la perte de chaleur due au refroidissement pendant le temps t. U est probable que l'étain observé par Dulong était aussi en un seul lingot, et que cette forme défavorable jointe aux autres causes d'erreur que comportait la méthode d'observation de Dulong et Petit a pu déterminer l'erreur si considérable qui affecte la SUR LES CHALEURS SPECIFIQUES. 1d valeur que ces savants physiciens ont donnée pour la chaleur spécifique de ce métal. J'ai insisté sur ce sujet, parce que les résultats que nous venons de considérer justifient la grande importance attachée, par M. Regnault, à l'état des corps qu'il observait, importance telle que ce physicien si rigou- reux a cru devoir parfois sacrifier la pureté de ses produits pour les obtenir dans un état d'agrégation convenable. La valeur que nous avons obtenue pour le plomb ne diffère de celle donnée par M. Regnault que de ^ environ, tandis que celle de Dulong et Petit est encore trop petite de jj. Pour l'antimoine, Dulong et Petit ont trouvé à très-peu près la même valeur que M. Regnault; celle que j'ai obtenue est, au contraire, trop petite de ^j. Pour le bismuth du commerce, je trouve la même valeur que Dulong et Petit, et cette valeur est inférieure de -^ à celle donnée par M. Regnault. Celte différence n'est plus que de jj pour le bismuth purifié par deux fusions avec l'azotate de potasse. Or, il est impossible d'attribuer à l'im- pureté du métal l'infériorité de la valeur trouvée pour le bismuth du com- merce; car, de tous les corps simples, le bismuth est celui qui possède la plus petite chaleur spécifique. Toute matière étrangère, alliée au métal, devrait donc conduire à une valeur trop forte et non à une valeur trop faible. Mais, d'après l'avis de M. Regnault lui-même, il est admissible que, dans la fusion du bismuth avec l'azotate de potasse, une certaine quantité de potassium réduit s'allie au bismuth. La même cause justifierait la valeur trop petite que j'ai trouvée pour l'antimoine. Observons que les valeurs que nous avons trouvées pour ces deux mé- taux, satisfont mieux que celles de M. Regnault à la loi de Dulong et Petit. En effet, les produits de la chaleur spécifique, par les poids ato- miques, sont pour ces corps : Bismuth 133,0X0,02889 = 38.42 Antimoine 806,5 X 0,04861 = 39,20 Ces nombres sont très-voisins de ceux que M. Regnault a trouvés pour 16 RECHERCHES les métaux les plus purs et dont l'état est le plus convenable pour ces sortes de recherches, tels que le fer, le zinc, le cuivre, l'argent, le cadmium, le platine, etc. Les produits analogues que nous trouvons pour les autres métaux sont : fer 0, Il 24 X 350,0 = 39,34 tiiivre 0,09331 X 395,6 = 36,91 Zi'ic 0,09088 X 406,6 = 36,95 Étain 0,03444 X 733,3 = 40,03 Plomb 0,03103x1294,5=40,17 Ces nombres satisfont, comme on devait s'y attendre, à la loi des capa- cités calorifiques des atomes. Le cuivre et le zinc donnent, il est vrai, des nombres un peu faibles , mais nous en avons vu la cause. Notre principal but était de reconnaître si la chaleur spécifique peut être considérée comme variant avec la température, d'une quantité à peu près proportionnelle à celle-ci, c'est-à-dire si l'on peut, sans erreur sen- sible, la représenter par une formule de la forme ■V = c -+- at. Or, si nous appelons c, la chaleur spécifique moyenne d'un corps de 0 à t , c,, de 0 à t', c,„ de 0 à t", etc., il est facile de reconnaître que, pour les corps précédents, nos expériences donnent à peu près : c, — c, c,,. — c, l—t t" — t En efïet, les deux membres de cette égalité auront les valeurs sui- vantes : 0.1153 - Fer : - 0.1124 = 0,000069 = 0,000074 0,09483 - 172 - 0,09680 - 247- CmvRE : - 0,09331 -100 - 0,09331 - 100 142 - 0,1233 - 247- - 100 - 0,1124 - 100 = 0,00002 1 = 0,000024 SUR LES CHALEURS SPECIFIQUES. Ëtaik : 0,05755 — 0,05444 172 — 100 0,05832 — 0,05444 = 0,000045 213 — iOO Zinc : 0,09385 — 0,09088 172 — 101 0,09563 — 0,09088 = 0,000044 215 — 101 = 0,000042 = 0,000046 Antiuoine 0.04989 — 0,04861 173 — 107 0,03073 — 0,04861 209 — 107 0,000019 0,000021 Bismuth 0,03036 — 0,02889 173 — 105 0,03083 — 0,02889 = 0,000021 205 — 103 0,000020 On voit que, pour ces corps et probablement pour tous les corps simples, on peut, sans erreur notable, poser : t' — t a étant un nombre variable d'un corps à l'autre, mais constant par rap- port à la température, dans les limites de nos expériences. Celles-ci cependant semblent indiquer qu'il serait plus exact d'ajoutei- à a un terme tel que b [t' — f), et je suis convaincu que, si l'on obtenait plus de précision dans les observations, l'addition de ce terme serait reconnue nécessaire. Mais, comme nous ne pouvons prétendre ici à dégager de nos résultats la loi physique de la variation de la chaleur spécifique avec la température, il nous suffira d'admettre, comme reliant les chaleurs spéci- fiques moyennes dans les limites de nos expériences, la formule d'interpo- lation très-simple : (•,, ^ c, -t- a (l' — () ou, y étant la chaleur spécifique élémentaire de i k t -\- dt , J rdi J rdi t' Tome XXVTI. -4- a (t' — t) 18 RECHERCHES On en déduit : r, = r„ H- 2aT , et Ct = 7 'o -+- a't , en désignant par ya la chaleur spécifique élémentaire à 0°, par y^ la cha- leur spécifique élémentaire à T% et par c^ la chaleur spécifique moyenne de 0° à T». D'après nos expériences, on aura, pour les valeurs de /o et les valeurs moyennes de a : ro a Fer 0,1053 0,000071 Cuivre 0,0910 0,000023 Étain 0,0300 0,000044 Zinc 0,0863 0,000044 Plomb 0,0286 0,0000)9 Antimoine 0,0466 0,000020 Bismutli 0,0269 0,000020 On voit, par ces nombres, que la chaleur spécifique des différents corps ne varie pas suivant la même loi, ce à quoi on devait évidemment s'attendre. M. Regnault attribue les inégalités des capacités atomiques qu'il obtient, à ce qu'au lieu de rapporter la chaleur spécifique de chaque corps à un point particulier de son échelle thermométrique, on prend les chaleurs spécifiques de tous les corps entre deux mêmes températures 0" et 100°, astreignant ainsi à des limites communes et arbitraires des corps de nature et de propriétés très-différentes. Il est facile de reconnaître actuellement tout le poids de cette considération. En effet, si nous multiplions les poids atomiques des corps que nous avons observés par leurs chaleurs spéci- fiques à 0°, nous trouverons : Fer 36.82 Cuivre 56.00 Zinc 35.16 Étain 36.80 Antimoine 57.59 Bismuth 35.76 Plomb 37.02 SUR LES CHALEURS SPÉCIFIQUES. 19 Non-seulement l'accord de ces produits laisse moins à désirer que celui des produits obtenus au moyen des chaleurs spécifiques moyennes de 0" à 100", mais, en outre, si nous rangeons les métaux d'après les grandeurs de ces produits, l'ordre actuel diffère du précédent. En effet, par rap- port aux capacités moyennes de 0" à 100°, l'ordre était : Cuivre, zinc, bismuth, antimoine, fer, étain, plomit, et par rapport aux capacités à 0°, il est : Zinc, bismuth, cuivre, étain, fer, plomb, antimoine. Il est certain que l'on pourrait assigner à chaque corps une température particulière à laquelle il satisferait rigoureusement à la loi de Dulong et Petit, ou plus exactement, on peut trouver pour tous les corps simples des séries de températures correspondantes, auxquelles les produits des chaleurs spécifiques par les poids atomiques sont rigoureusement égaux. En effet on a, pour déterminer ces températures, le système d'équations : my-o -+- imaJ = ni'y'o -t- 2»i'o'T' = wi"7"u ■+- 2»î"a"T" = . . .. oîi m, m', m", représentent les poids atomiques des corps, et T, T', T", etc., les températures en question. On voit que ces inconnues sont en nombre supérieur d'une unité aux équations. On pourra donc donner à T toutes les valeurs réelles que l'on voudra, et calculer les valeurs, correspondantes à chacune de ces valeurs, de T', T" C'est ainsi que, si l'on suppose que m, j/„, a et T se rapportent à l'antimoine et, si l'on faitT = 0, on aura un groupe de températures auxquelles les chaleurs spécifiques élémen- taires des atomes seront égales à celles de l'antimoine à 0", savoir : 37, 59. Ces températures seront les suivantes : Antimoine 0° Plomb H.6 Étain 12.2 Fer . dS.S Bismuth 34.4 Zinc 67.9 Cuivre 87.4 Ces températures sont comprises dans des limites peu étendues, et il 20 RECHERCHES SUR LES CHALEURS SPÉCIFIQUES. est permis de présumer que celles auxquelles les autres corps simples donneraient les mêmes capacités atomiques, ne seraient que peu écartées de ces limites. Observons encore que la nécessité de considérer ici des températures différentes pour les différents corps est clairement indiquée par la diffé- rence de variations de la chaleur spécifique avec la température. Si l'on pouvait obtenir pour tous les corps un état moléculaire tel que leurs chaleurs spécifiques seraient toutes une même fonction de la température, peut-être la belle loi de l'égalité des capacités pour la chaleur des atomes serait-elle rigoureusement vraie à toute température; mais il est douteux que l'expérience puisse s'effectuer dans ces conditions et dégager com- plètement la loi simple des relations qui la compliquent. Nous ne pouvons comparer nos résultats avec ceux que Dulong et Petit ont obtenus pour les chaleurs spécifiques de 0" à 500" de quelques-uns des métaux que nous avons observés, puisque nos observations n'ont pas été portées au delà de ^oO", et que, de plus, les valeurs données par ces physiciens aux chaleurs spécifiques de 0" à 100° diffèrent des nôtres. Mais il est intéressant de voir si, malgré ces différences, les variations de la capacité calorifique, c'est-à-dire les valeurs de a, sont les mêmes. D'après les expériences de Dulong et Petit, ces valeurs doivent être, Pour le fer ....« = 0,000060 au lieu de 0,000071 Pour le zinc .... 0,000044 — 0,000044 Pour l'antimoine . . 0,000021 — 0,000020 Pour le cuivre . . . 0,000032 — 0,000022 L'accord est aussi satisfaisant qu'il était permis de s'y attendre d'après la nature de ces recherches, où l'on n'a à mesurer que de très-petites diffé- rences. Le cuivre seul présente une différence notable : elle est peut-être due à la différence d'état moléculaire du métal observé : nous avons dit que le nôtre était laminé, et il est possible que, dans cet état, la chaleur spécifique varie moins que lorsque le corps n'a subi aucune action méca- nique. Ce fait semble même résulter de nos expériences sur le plomb. FIN. RECHERCHES LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES, Jules BORGNET. ARCHIVISTE DE LETaT a >AMIE (Présenlées à la séance de l'Acadéniic, le '2 octobre 1854.) Tome XXVII. RECHERCHES LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. Les représentations des anciens mystères qu'affectionnaient nos ancêtres ont disparu depuis longues années. Les ommeganck s'en vont également; ce qu'on en voit, de nos jours, dans la partie occidentale de l'ancienne Belgique, n'est qu'un dernier et bien pâle rellet de ce qui existait encore au XVII™" siècle, et c'est en vain que l'on a tenté de ressusciter ces solen- nités nationales. Il en est à peu près de même des foires, institutions si utiles au moyen âge : la liberté de commerce, le développement de l'in- dustrie et la facilité des communications les ont frappées d'un coup mor- tel. Toutes ces choses, en un mot, ont fait leur temps. Les Namurois, qui ont vu les grandes foires de Leipsick et de Franc- fort, et qui ont assisté aux processions encore en usage dans certaines villes du Brabant ou de l'ancienne Flandre, ne se doutent guère qu'au- trefois Namur possédait aussi son ommecjanck, ses mystères, ses jeux na- tionaux, sa grande foire annuelle. Ceux d'entre eux qui s'intéressent encore aux choses du bon vieux temps trouveront, peut-être, dans les pages qui suivent, des renseignements jusqu'alors ignorés sur les mœurs de leurs aïeux. Une observation toutefois avant de commencer : Namur ne possède pas , comme beaucoup d'autres villes, des annalistes qui aient songé à nous 4 RECHERCHES transmettre le souvenir de ses anciennes institutions. Pour eux , l'histoire est tout entière dans le récit des batailles et des fondations d'abbayes; et si nous voulons, par exemple, connaître ce qu'était notre ommegancii , force nous est d'en rechercher les traces éparses dans des documents qui, comme les comptes de ville, n'étaient nullement destinés à la publicité. Or, si les comptes en général ont l'avantage de ne contenir que des détails exacts, d'autre part, ils sont d'ordinaire insuffisants lorsqu'on ne peut y joindre quelque récit contemporain. Le présent travail n'est donc pas et ne pouvait être complet : je me suis efforcé de lui donner du moins le mérite de l'exactitude. I. LES PROCESSIONS. Au moyen âge, on comptait à Namur trois fêtes et trois processions solennelles : la fête de Yinvention de la sainte croix , qui tombe le 5 mai ; celle du saint sacrement ou Fête-Dieu, qui se célèbre le jeudi après le dimanche de la Trinité; enfin , celle de la Visitation de la sainte Vierge, qui a lieu le 2 juillet. H est fait allusion à ces trois fêtes dans un manuscrit de 154o '. Quant aux processions, celle du saint sacrement est mentionnée dans les comptes de ville du commencement du XV"'" siècle ^, et, à ma connaissance, un docu- ment de 1501 signale, le premier, la procession de la sainte croix ^. Bien ' 0 Cil qui sont de le maisnie Nostre-Dame ne doient point de toulnier à reis que les 3 pro- )) niiers jours des 3 fiastes de ceste ville. » Registre velu, fol. 82*et 272. Cli. des comptes, n° 1002, aux Arcli. du roy. 2 « .... pour une voie de cloiez et de weirez menéez en Herbatte et as traus de Heuvis, le jour )) do Sacrament pour le poreession à passeir. » C. de ville, 1408, fol. 37 v°. — Voy. aussi le C. de ville, 1166, fol. AS. Le Répertoire des causes et questions, fol. 85 (MS. du XV' siècle, aux Arch. de la ville de Namur) , indique « la manire et coninienl anchiennenient » les corps de métiers assis- taient à cette procession. ' Voy. le diplôme de Philippe le Beau, du 7 septembre 150), qui sera analysé plus loin, et le C. de ville, 1513, fol. 198. — « Qui a esté distribué le jour de la piocession saincle croix en vin SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 5 qu'elles se célébrassent d'une manière solennelle, je mécontenterai de les indiquer, d'abord parce qu'on possède peu de détails sur ces cérémonies et, en second lieu , parce que leur pompe était éclipsée par les splendeurs de la procession de la dédicace (ducasse) ou fête patronale. Comme on le sait, Namur célèbre sa fête le 2 juillet, jour de la Visita- tion de la sainte Vierge. A quelle époque notre ville s'est-elle placée sous la protection spéciale de la mère du Sauveur? C'est ce que je n'ai pu décou- vrir; mais il est probable que ce patronage remonte à une date assez reculée. L'incertitude n'existe pas au même degré en ce qui concerne l'origine de Vommeijanck * ou procession avec son cortège habituel de personnages religieux et profanes, historiques et fabuleux. Le compte communal de 1449 est le premier qui mentionne la procession, et il semble même résulter d'un passage de ce document que Yommeganck fut institué à cette époque '^. La rareté des détails contenus dans les premiers comptes qui suivent immédiatement celui de 1449, me confirme dans cette opinion ^. Chaque année on y voit apparaître successivement quelques-uns des nom- breux personnages que j'indiquerai plus bas. Il est évident que l'institution est récente encore et que l'on essaye, pour ainsi dire, ses forces. Mais bientôt les comptes contiemient un chapitre spécial pour tout ce qui con- » de France, 219 pots.... et en vin de Kin, iô pots... iceulx vins preraièiement distribuez à aul- B cuns de mess, les prélatz de ce pays et conté de Namur aians esté à ladite procession , aux trois » colleiges des l'iedcschaulx , des Ciroisiers, dames de Carnieles et Sœurs grieses, mess, les bailly, » président, niaieur et eschevins, jurez, esleuz, leur clercque, serviteurs, portiers, sergeans, » chacun leur vin accoustumés et aullres officiers dénommez par certain petit registre raporté » aux esleiiz. Et se fut dépendu ledit jour au disner et soupper par les esleus, clercque, servi- » teurs et thireur des vins, tant en vin que viandes, la somme de 10 livres 1 sols. » Compte de DiHe, 1571, fol. 83. ' Onmur/anck on ommeganr/ vient de fjaen , aller, et om, par, et équivaut :^ notre mot proces- sion. (A. Wauters, L'ancien ommegunck de Bruxelles.) — Il est bien entendu que l'expression omme- ganck n'était pas usitée à Namur ; je m'en servirai cependant quelquefois, parce que le sens en est bien connu. - « Qui fu présenté le jour de la visitation Nostre-Damme, au retour de la procession nouvel- » lement ordonnée, ce que s'ensieul : A mous, l'abbé de Broingne.... à i jouez filles qui fiesent le )) personnage de N.-l)., 2 loz de vin.... » C. de ville, 1449, fol. 43. Voy. aussi fol. 47 v°. 3 C. de ville, 1450, fol. 50 v°, et 1451 , fol. 4G V à 52 v°. 6 RECHERCHES cerne les frais de la ducasse; les renseignemenls abondent; Yommeganclc est entré dans nos mœurs : nous sommes arrivés à la plus brillante partie du règne de Philippe le Bon. Examinons donc ce qu'était la grande procession de Namur dans la seconde moitié du XV""= siècle ^ Aux approches de la dédicace, tout prenait un air de fête. La ville, sor- tant de sa malpiopreté et de sa tranquillité habituelles, revêtait ses plus beaux atours : les mais à banderoles et les délicates arcades en feuillage se dressaient devant les maisons, les fenêtres étaient décorées de tapisse- ries et de fleurs, et les guirlandes de buis, se balançant d'un toit à l'autre, formaient au-dessus de chaque rue une voûte de verdure. INul, cependant, ne restait oisif: les hourdements ou théâtres s'élevaient sur les places pu- bliques, et chaque bourgeois se disposait à remplir dignement son rôle, qui dans le rang de la procession, qui dans les mystères ou représenta- tions théâtrales. Dans l'entre-temps une députation composée ordinairement des élus, d'un chanoine de Notre-Dame et d'un sergent, allait inviter les dignitaires civils et ecclésiastiques du comté à assister à la fête patronale ^. Enfin, le grand jour est arrivé. La cérémonie commence par une messe solennelle chantée en la collégiale de Notre-Dame, devant l'autel de la Vierge , par quelqu'un des principaux prélats du pays ^. Le prédicateur le plus renommé dispose les auditeurs à fêter dignement la douce patronne (le la cité*. Puis, le cortège sort de l'antique collégiale^. ' Chaque compte renferme un chapitre spécial pour les frais de la dédicace. Ce n'est qu'en rapprochant les uns des autres ces divers chapitres que j'ai pu obtenir un résultat. Indiquer tous 1rs textes consultés serait par trop long : je nie bornerai à deux ou trois pour chaque point. - C. de ville , 143G. ■' « A mess, les doyen et chappitre de l'église N.-D. de Nanuir allans autour de ladite proces- 11 sion et portant leurs relicques et joiaulx et dissant la messe sur l'autel N.-D.... 16 los de vin.. » C. de ville. 1476, fol. 70. Voy. aussi C. de ville, \Aoo, fol. 50 v°, 1493, fol. 101 v», et 1493. ' « ... Au prescbeur qui fist le sermon celui jour à messe, 4 loz de vin. » C. de ville, 1449, fol. 43. — « A frère Jehan du Pas, pour le prédication faicte cedit jour, tO heaumes. » C. de ville, 14,32, fol. 37. •'' Je suis ici l'ordre indiqué pour Vomnieyanck de Bruxelles, dans la notice de M. A. 'Wauters, citée plus haut. Ce devait élrc à peu près la même chose dans toutes nos villes. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 7 La marche est ouverte par les deux grands serments des soixante archers et des cent arbalétriers s'avanvant avec leurs armes et en bon équipage, les premiers sous le commandement de leur connétable, les seconds sous celui de leurs quatre maîtres. Ils sont suivis des corps de métiers, groupés sous leurs bannières respectives, dans l'ordre suivant: « Les fèvres, ferons » et acherons S bolengiers, moulniers, charliers, mâchons, charpentiers, » scailleteurs (couvreurs), soyeurs de plancq , escringniers, cuveliers, vin- » gnerons et courtilliers, masqueliers (boucliers), drapiers et lainturiers, » tisseurs de draps, folons et retondeurs, parmentiers, nayveurs, peisseurs, » chandilliers, mersiers et seilliers, brasseurs, porteurs au sacq , cha- » rons harengiers, taneurs, charetiers, corbisiers, ribals et winlelrez -. » pelletiers, teisseurs de toille, et monnoyers ^. » Viennent ensuite la plupart des personnages qui doivent figurer dans les mystères du jour *. Les uns, montés sur des chars, représentent des pantomimes religieuses ou chevaleresques, d'autres s'avancent, à cheval ou à pied, vêtus de riches costumes. Voici l'indication d'une partie de ces personnages ^ : La Gésine Noslre-Dame. Les personnages qui représentent cette scène sont groupés sur un char peint en bleu et dont les roues disparaissent sous des tentures. Des trompettes précèdent ce groupe ^. ' Achevons, probablement ceux qui travaillent l'acier. 2 Naniur possédait, comme d'autres villes, son roi des ribauds. Quant au mol winlelrez ou win- lekez qui suit, c'est, peut-être, une corruption du mol winkelier, boutiquier? 3 C'est dans cet ordre que les serments et les corps de métiers figuraient à la procession du sain l sacrement ;voy. le fol. 83 du Répert. des causes et questions. Gomme ces compagnies assistaient aussi à la procession de la Visitation, ainsi qu'on le verra plus loin, il est indubitable «pie le même ordre y était observé. * Il est bien certain que les personnages des mystères figuraient à la procession; je lis au fol. 49 v° du C. de ville, 4452 : « Qui fu donné cedil jour à pluiseurs personnes qui fissent les per- 1) sonnaigcs de la passion Nosire-Scigneur sur les bourdemens.... ens comptés les vins qui, cedit » jour, furent bus sur lesdits bourdemens et en allant par lesdits personnaiges autour de ladite » procession... » — C'était là, du reste, un usage général. 5 Je ferai remarquer que l'énuméralion suivante est et doit être incomplète, par la raison bien simple que les comptes de ville nienlionnent uniquement ce qui a été un sujet de dépense pour la commune. Or, il est évident que bon nombre de particuliers supportaient , par exemple, les frais de leurs propres costumes. C'est aussi ce qui se passe de nos jours en semblable cas. « « Aux personnaigez de la Gésine Nostre-Dame allans sus ung cariot autour de ladite procès- 8 RECHERCHES Les Bergers, au nombre de trois ou quatre, allant adorer Jésus dans sa crèche ^ Les Trois Rois à cheval avec leur suite, se rendant à Bethléem ^. Saint Christophe. Le rôle de ce saint, dont les légendes font une espèce de géant, est rempli par un personnage monté sur des échasses que cachent sans doute ses vêtements"^. Jésus-Christ , sur un âne, entrant à Jérusalem *. Jésus-Christ en C arbre de ki croix, les deux Larrons et les trois Joueurs de dez. Ces pei'sonnages sont placés sur un char semblable à celui de la Gésine Nostre-Dame ^. La Décollation de saint Jean-Baptiste. Groupe de cinq personnages placé sur une espèce de table que soutiennent des porteurs ^. Saint Michel '. Des Anges aux ailes bleues et rouges ^. » sion.... » — « A 8 porteurz portant le personnage de Dieu mis sus le croix et le personnaige de )i Nostre-Dame gisant, parmi le sallaire de 8 personnezqui ont mené et conduit les deiibz charios » autour de ladite procession.... » C. de ville, 1461, fol. 66 et 69. — Comp. C. de ville, 1451, fol. ol \'°, 1457, fol. 49, 146.5, fol. 54 v", et 1476, fol. 71 v". Je crois que le mot gésine doit se prendre ici (comme plus loin, au chap. des mystères) dans le sens de trépas. Entre autres signifi- cations, il désigne aussi l'état d'une femme en couches. ' C. de ville, 1461 , fol. 66. — « Aux personnages des bregiers eulz 3 allans avec ladite proces- 11 sion.... )i C. de ville, 1463, fol. 50. 2 C. de ville, 1461, fol. 66. — On lit an ful.49dn C. de ville, 1457 : « A Jauquedu Pont, éehevin » de Nanuir. pour trois testes de mors qu'il fist faire en la ville de Malines et pour en faire person- 11 naiges à ladite procession. » Je crois que par là on doit entendre les Maures qui se trouvaient avec, les mages, et non des têtes qui auraient servi à représenter la mort. ^ « .... pour une escaclie à saint Christophe.... » C. de ville, 1457, fol. 51 v". — « .... pour une )i paire de chasses pour faire le personnaige de saint Cristophe à ladite procession, 6 hianies. » C. de ville , 1455. ' n Pour le louaige de l'âne que Jehenin le barbier heubt et chevaucha comme faisant le per- 11 sonnaige de Dieu entrant à Jhérusalem.... » C. de ville. 1460, fol. 55 v''. ^ « Pour frais et despens fais pour le personnaige de Dieu mis en l'arbre de le croix, les 2 larons >i et les 3 jueurs aux dés, au desjuner.... 15 heaumes. » C. de ville, 1460, fol. 54 v°. Comp. fol. 09 du C. de ville, 1461 , cité à la page 7, note 6. * « A Pirart de la Salle, pour le monstre de la décolation saint Jehan qu'il fist faire et porter au- w tour de ladite procession à o personnages. » C. de ville, 1461 , fol. 65 v°. ■^ C. de ville, 1461, fol. 06. " « A Jehennin Erquin le poindeur, pour deux paires d'ellez d'angles, l'une paire vermeille cl SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 9 Les apèlres. Ils sont tantôt douze, tantôt vingt-quatre; ils ont des per- ruques de crin et de poil de vache, des barbes de peau de chevreau ou de peau de chien; ils portent des chapeaux de paille ^. Un enfer en manière (C une grande (jiicule, énorme machine d'osier recou- verte de toile et représentant une gueule ouverte -. Des diables, accompagnement obligé de Venfer ^. Parmi les personnages des légendes, on remarque : Saint Georges à cheval et la Pticelle qu'il délivre du dragon *. Le dragon combattu par saint Georges, machine d'osier recouverte de courtines blanches et mue par des gens cachés à l'intérieur ^. Une douzaine de Dieux, avec fausses têtes et fausses barbes ^\ L'empereur et des ivis en nombre indéterminé '^. Goliath, énorme géant d'osier, vêtu d'une robe à gros boutons. Il est précédé d'hommes portant des torches, d'un tambourin et quelquefois d'un musicien jouant des « petites orgues. » Les hommes de son escorte » l'aulre bleue, II barbes de Dieu, 32 dyademmez.... » C. de ville, 1452, fol. 57. Voy. aussi fol. 57 v". ' « A Jehan le cappellier pour une 12'' de petis chappeaulx de strain servant aux appostles.... >< C. de ville, 1-436, loI.7ôv°. — « .... pour 1 4 libres de soyes et de keuwes de vache dont on at fait » et couvert 24 chiefs d'appostles.... pour 3 pias de chevrotin et une peau de chin dont on a fait » barbes d'appostles. n C. de ville, 1458, fol. 46. ^ « .... pour 1 drap de toille.... duquel on at couvert una; infer fait par Jaspar le banselier en » manière d'unne grande gueullc, 1 2 heaumes. » — « Audit Jaspar pour.... avoir fait d'ossière ladite » gueulle et infer.... 4 moutons. » — « .... parmi les miroirs qui sont mis à ladite gueuUe dudit » infer. » C. de ville, 1456, fol. 73. — Voy. le dessin d'un enfer semblable dans le Messager des sciences historiques , 1 844 , p. 30 1 . - C. de ville, 1456, fol. 75. ' C. de ville, 1431 , fol. 52 v". — « Au personnage de saint Jorge et sa pucelle... » C. de ville. 1463, fol. .50. 'î « A Jaspart le bansselier, pour avoir fait ung grant draghon d'ossière qui le jour de ladite » Visitation Nostre-Dame fu porteit à ladite procession, 4 moutons, 12 heaumes. » C. de ville. 1431 , fol. 51 v". - , fol. 47. — Je lis de pins au fol. 38 v» du iiiémecompte : « Qui a esté présenté à 3 fois à mademoiselle de Uenti venant, tant en le porte Saienial comme en " le maison de mess, les maieur et eschevins de Namur, veoir les esbatemens et dansses qui se )) faisoient sur le marchiédes fèvreset les jeux le jour de ladite Visitation, en vin , pain, froumage. )) freses, pommes etcherises, ensemble 4 mont. » "■' « .... recollé pluisseurs folz visages.... » C. de ville, 1436, fol. 74. — « ... pour pluisseurs « linceuls.... dont on a fait abis pour gens apointiés en manière de saquemaus.... » C. de ville, 1457, fol. 49 v". — « ... pour l"2 petis chappeles de strain.... pour personnages de saquemans.... )i coqueluces fourées de sacquemans.... » C. de ville, 1439, fol. 43. — Voy. aussi fol. 42. — « A » Sin)on l'arnioieur pour avoii' preste plussicurs liarnas et arnuires pour armer plussieurs compai- )) gnons alans aveuc ladite procession. » Ibid., fol. 44. 3 « Qui fu présenté le jour de la Visitation iXostre-Dame.... au revenir delà procession ordonnée » en icelle ville.... .\ nions, l'abbé de Broingne, 1-2 loz de petit vin.... et 4 loz de vin de Biaune.... » {Suivent les autres communautés religieuses, dignitaires, etc.).... 26 moul. 2 heaumes. » C. de SUR LES ANCIENNES FETES NAMLROISES. il Enfin , on aperçoit le saint sacrement porté sans doute par le pléban de Notre-Dame; il est précédé des ménestrels de la ville, de trompettes et de musiciens, et escorté par le clergé séculier : les curés de Saint-Jean-Baptiste, Saint-Jean-Ëvangéliste, Saint-Loup, de Jambes, etc., ^ Qu'on se représente cette immense procession se déroulant, avec toute la pompe du culte catholique , à travers les rues parées de « mais et autres jolivetés à largesse » au milieu d'un peuple croyant accouru en foule de toutes les localités avoisinantes, et l'on aura une idée, mais une idée bien faible, de ce qu'était la grande procession de Notre-Dame. Après le dîner venaient les mystères ; mais ces représentations méritent bien une mention spéciale. Nous y reviendrons plus loin. Les fêtes et les réjouissances sont terminées. Néanmoins tout n'est pas fini encore. Les élus, leurs serviteurs et quelques bourgeois notables vont offrir les vins d'honneur aux dignitaires civils et ecclésiastiques qui ont assisté à la procession. Cette besogne accomplie, ils se remettent de leurs fatigues dans un banquet que paye la commune 2. Passons maintenant au XVI™" siècle. 3Lilgré la guerre, la peste et la famine, qui, tour à tour et souvent ensemble, viennent ravager nos pro- vinces et décimer la population, les grandes processions de la sainte croix et de la Visitation deviennent de plus en plus brillantes. Je ne parlerai pas de la première, parce qu'on y voit figurer une partie des personnages qui composaient Yommcganck de la Visitation, et que d'ailleurs les comptes de viUe, 145-2, fol. 48 v°.— C. devUle, U62 , fol. 56 v» et 1476, fol. 70, cité plus haut. — « A mons. ). l'abbé de Brongne, lequel cedit jour dist et célébra le messe sur le grant autel de N.-D. allant )) autour de ladite procession à tout sa croche d'abasialité portant relicques eljoiaux, lui fut envoyé ). 12 lotzdevin de Beauue.... » C.de ville, 1495. — Conip. C. de ville. , 1571, fol. 85 v°. < .( Aux méneslreux de la ville allant sonnant autour de ladite procession et à ung aveugle » jeuant d'un cornet avec eulx, 5 los de vin. » C. de ville, 1461, fol. 66. — « Aux compagnons .. cstiangiers juant et sonnant de leurs instrumens devant le saint sacrement autour de ladite .. procession.... 2 moutons. » C. de ville, 1494. — « A 2 labiirins qui ont sonné devant le saint » sacrement allans autour de ladite procession. » C. de ville , 1495. — Voy. aussi C. de ville. 1452, fol. 48 V. •' « Pour frais et despens fais au diner au revenir de autour de ladite procession et après les .. devantdis vins présentés et envoies ausdites églieses et cappitles par losdits esleux accompain- ,. gniés de aucuns des bourgois de ladite ville, clerc et serviteurs d'icelle.... 4 moutons. « C. de ville, 147(3, fol. 71 V. 12 RECFIERCHES ville en disent peu de chose ^ Quant à la fête du 2 juillet, il est manifeste qu'elle acquiert un nouveau développement. Inutile de répéter ici ce que j'ai dit du cérémonial de Yommeganck de la Visitation, en ce qui concerne les corps civils et religieux qui s'y trouvaient représentés. J'y vois seulement figurer en plus la compagnie de la jeunesse , et les nouveaux serments des arbalétriers de l'Étoile, des arquebusiers et des couleuvriniers, lesquels attestent leur présence par des salves réitérées de mousqueterie ^. Je dois aussi ajouter que les maîtres des métiers, au nombre d'une centaine, portent pour marque distinctive des bâtons verts et noirs ^, Les personnages de l'histoire sainte sont à peu près les mêmes qu'au siècle précédent; je me contenterai donc de signaler : deux chars traînés par des chevaux; on y représente la nativité et l'annonciation de la sainte Vierge*; les trois rois, leur page et l'étoile qui les guide vers Bethléem^; le roi Hérode^; saint Michel, en armure complète, terrassant le diable''. Mais, en revanche, la partie légendaire et chevaleresque a éprouvé, comme on va le voir, de notables modifications : Groupe de jeunes filles (peut-être les 11,000 vierges); elles sont au nombre de 72 en 1519 ^. * Le fol. 89 v" du C de ville , loot, où se trouvent inscrites les dépenses pour la procession de la sainte croix, mentionne plusieurs chariots chargés d'istoires, les acteurs de la passion, de la vie des saints et saintes, le cheval Bayart, les géants, N.-D. de l'annonciation, le combattant du géant... 2 C. de ville, 1571 , fol. 97 et 97 v"; 1508, fol. 143. ^ « A Jehan de Robionoy , poinctre, pour avoir poincl à l'huille la quantité de cent basions verd » et noires, délivrés aux iiiaistres des niestiers de ceste ville et qui se portent aux processions de la » ville. » C. de ville, 1571 , fol. 84 v". M. A. Wauters (notice citée) nous apprend que, dans l'om- meganck de Bruxelles « le plus jeune maître de chaque corporation marchait le premier et portait » la keersse, perche travaillée avec art, et sur laquelle étaient sculptés en bois les outils et les » produits particuliers au métier. » Ne serait-ce peut-être pas quelque chose de semblable que ces basions verd et noires? '* « Item , pour avoir érigez deux chariots avecque personnaiges servantes à ladite procession... » €. de ville, 1571 , fol. 81 v°. « Item, aux deux chartons de la ville aians raennez le chariot delà i Nativité et Annuntiation N.-D... » C. de ville . 1571 , fol. 85. 5 C. de ville, 1315, fol. 198 v°. — « ... Une estoille pour les trois roys... » Ibid., fol. 199 V. 6 C. de ville, 1316, fol. 182 v°. ' C. de ville, 1571, fol. 83 v°. « A. saint Michiel et celluy contrefaisant le diable saint Michiel... n C. de ville, 1577, fol. 93 v°. * ... pluiseurs jones fdles asemblées allans autour de le procession... » C- de ville, 1513, fol. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 15 Groupe d'enfants chaussés de souliers rouges *. Saint Georges à cheval et armé de toutes pièces à la manière des che- valiers. Un compte du XVI""^ siècle mentionne l'achat de vingt-deux lances pour ce personnage ^. On peut en conclure que, dans sa marche, il rom- pait ses lances en combattant le dragon. Le Dragon de saint Georges, machine d'osier recouverte de toile et mue par un porteur caché à l'intérieur ^. Le pape, trois empereurs et deux rois. Pour couvre-chef ils portent une couronne d'étain *. Quatre tyrans couverts de chapeaux de coutil rayé ^. Un ermite à cheval avec son bourdon ^. Charlemagne , à cheval et armé de toutes pièces ^. Les neuf preux *. Le héraut de Charlemagne, à cheval ^. Le porteur de l'armet ou casque de Charlemagne ***. Le cheval Bayart, harnaché à la manière des chevaux de bataille; sa 198 v°. — Voy. aussi C. de ville, 1310, fol. 129 v°. — Le mystère des H, 000 vierges était une des pièces jouées à cette époque. ' « A Godeffroid du Wateau , corbesier, pour 15 paires de sollers rouges par luy faict et livré » aux enffans allans à la Nostre-Dame procession de la ville, ensemble pour les 4 fds Aymont I) au pris de S sols chacune paire, n C. de ville, 1571 , fol. 83 v". '^ « A Jehan de Lallînaire, armoier, pour avoir racoustré les quattre corselets des quattre filz u Aymont, leurs espées, leurs estrierx, le harnatz et corselet de Charlemaigne, sainct George, » sainct Michiel avecque leurs espées. « C. de la ville. 1571 , fol. 83 v". — n A Mathys Ars, thour- » neur, pour vingte deux lances par luy livrées à celluy contrefaisant sainct George à laditte pro- » cession... » Ibid., fol. 84. Voy. aussi fol. 83. ^ Il fut réparé en 1315; on lui remit une tète et des ailes neuves ; les oreilles étaient deux pla- teaux de bois; de plus, on acheta vingt aunes de toile pour le vêtir. C. de ville, 1313, fol. 199 v". * C. de ville, 1515, fol. 199 v°. 5 « ... Pour 6 aulnes de couty royé pour faire chappeaulx pour les tirans.... pour 4 chappeaulx )i pour les tirans.... » C. de ville, 1571 , fol. 84. '> « A l'hermitte parmi son cheval de louaige... » C. de ville, 1574, fol. 99. — o Pour ung )> bourdon... » C. de ville, 1571 , fol. 84. ■' C. de ville, 1319, fui. 129 v°. — C. de ville, 1571 , fol. 83 v", extrait inséré ci-dessus. — « ... pour la journée du cheval de Charlemaigne, 20 sols. » Ibid., fol. 85. 8 C. de ville, 1316, fol. 182 V. 'J u ... pour le louaige du cheval du hérault Charlemaigne, 10 sols. » C. de ville, 1571, fol. 85. '" a Au porteur de l'armetle Charlemaingne... » C. de ville, 1574, fol. 99. 14 RECHERCHES queue est en mousse, et deux conducteurs le dirigent. Cette machine d'osier devait être considérable, eu égard à la noble charge qu'elle avait à supporter. Aussi était-elle mue par six porteurs cachés dans ses flancs et sous sa houssière ^ Les quatre fils d'Aijmon sur leur cheval Bayart, et armés de toutes pièces. Leurs corselets de fer sont attachés par des aiguillettes rouges et noires; ils portent des ceintures de même couleur; leurs souliers sont rouges et des panaches blancs surmontent leurs casques -. V enchanteur Maiigis, a cheval. Derrière lui se tient un homme portant plusieurs douzaines de bâtons ^. Un cheval-godin. Le porteur tient en main un bâton de cuir bourré de poils, avec lequel il écarte sans doute les curieux*. Jean Floris, « saige folz » qui figura à la procession de 1571, et y fit « plusieurs récréations ^. » Des diables à « hures » peintes ^. Les animaux : le lion , la lionne, l'éléphant, le dromadaire, le chameau, ' « A Jacques Weri paie pour plusieurs raoussey qu'il a délivré et mis en œuvre au faire les « perucques de Golias et de sa femme et aussi au faire le quewe du cheval Baiart. « — « ... pour » 102 aunes de toille.... mises en œuvre au faire les robes du géant et de la géante, et au vestir le » cheval Bayart... » — « A Rolan et son compagnon, bansselier, demourans à Treict, pour leurs )) paines d'avoir fait ung neuf Golias, aussi un cheval Baiart tout de neufve osières où il ont vac- )) quié eult deux t5 jours.... » C. de ville, 1318, fol. 141, 14"2, 150. — « ... Aux G porteurs du >> cheval Baiart... .. C. de ville, 1571, fol. 83. Voy. aussi fol. 85 v".— C. de ville, 1374, fol. 98 v°, inséré plus bas, et fol. 99. C. de ville, 137C, fol. 108. ' Voy. note 1 de la page précédente. — « ... pour 4 plummes blanches pour les 4 filz Aymont... » pour 6 douzaines d'aghuillettes rouges.... pour 4 douzaines d'aghuillettes noires. » C. de ville, 1571 , fol. 84; voy. aussi fol. 83 v». — C. de ville, 1374. fol. 98 v" et 1576, fol. 108 et 109. s .( Item, pour 8 douzaines de basions à celluy contrefaisant Magis... » — « ... pour la journée )) du cheval de Magis.. » C. de ville, 1371 , fol. 84 v» et 83. — « A celluy ayant porté les basions )i après .Magis.. » C. de ville, 1574, fol. 99. — « A la vefve Mathysle tourneur, pour 6 douzaines )i (le basions, deux bourdons pour Magis... » C. de ville, 1370, fol. 108 v°. ' C. de ville, 1571 , fol. 83 v" et 85 v°. — « ... pour ung baston de cuyr eraply de poilles pour » celluy portant le cheval godin.. » C. de ville, 1575, fol. 125 v°. s C. de ville, 1371, fol. 96. « (C A Nicolas Van Halle , poinctre, pour pluisseurs ouvraiges par luy faict pour les hystoires ser- )■ vantes à la procession Nostre-Dame, si comme hure de diables, diadèmes, escussons, corones, » troiugne de lion et aultres ouvraiges de son stil faict allendroit des bestes servantes à ladite pro- » cession. » C. de ville, 1371 , fol. 84. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 15 la licorne, le griffon, l'aigle, le cygne, etc. Ce sont également des ouvra- ges d'osier, mus par des personnages cachés à l'intérieur. Ils portent des écus armoriés; des conducteurs les dirigent au moyen de brides K Golialh, géant d'osier revêtu d'une robe de toile peinte en rouge et noir (couleurs de la ville) et garnie de gros boutons dorés. 11 porte une perruque de mousse ^. La femme de Goliath portant une perruque du même genre ^. Les porteurs de falots, les ménestrels et les guisterneurs, ou joueurs de guitare, marchant devant le groupe des géants *. Les cinq gardes du groupe des géants ^. Ils servent à diriger les porteurs cachés dans l'intérieur des machines, à abaisser et à relever celles-ci au passage des portes de la ville. Le géant, la géante et leurs quatre enfants. Ils sont vêtus d'habits de toile peinte, et portent des fraises empesées et des ceintures rouges. Le géant est armé d'une hallebarde; sa femme a une chaîne dorée ^. Suivent, comme au siècle précédent, les dignitaires civils, le clergé régulier et séculier, et enfin , le saint sacrement que précèdent les joueurs * Note précédente. — « Aux 2 hommes aians porté l'oliphan... aux porteurs du dromadaire... » au porteur du lion (suivent les autres animaux).. » C. de ville, 1371, fol. 85 et 83 y". — C. (le ville, 1570, fol. 108 V et 1379, fol. 107 v°. * Voy. note I , p. \i — C. de ville, 1515, fol. 213 V. — « A.... ouvrans au poindre le robe » deGolias de deux coieurs noir etsangliine... « C. rfe w7/e, 1518 , fol. 152 v°. — On voit par le fol. 99 des C. de ville, 1574, que ce Goliath est un géant autre que ceux qui figurent plus loin. '• C.deville, 1518, fol. l-il(note 1 de la page précédente). Je ne trouve que cette seule mention de la feiinne de Goliath. •» A deux niénestrers aians jouwc devant logeant et géante, chacun 10 sols., n C. de ville, \bH. fol. 84 v". — u A 3 hommes aians portez fallots devant lesdits géant, géante et leur suytte.. » — « Aux deux ghisterneurs aians joiiwé devant lesdits géant et géante, 8 sols. » — C. de ville, 1575, fol. 1 12 et 112 v°. — Voy. C. de ville, 157-i, fol. 99. s C. de ville, ibie, fol. 108. 8 C. de ville, 1318, fol. U2 (note I de la page précédente). — « A Nicolas Van Halle, poinctre, » pour avoir racouslré et repoindu les géant, géante et leurs enffans en tout ce questoit de 1) nécessité... » — « Pour cinctures de sayette rouges pour les enffans du géant et géante... » — « ... pour avoir refaict le halbarde dudit géant. » — « A Lambert le viel pour lassettes et esplin- 11 ghues pour le géant et géante et leurs enffans... pour avoir blanchie et raboullinet les fiaizes ). d'iceulx... » C. rfewWe, 1371, fol. III v" et 112 V. — Voy. aussi C. rfe «Ji«e , 1371 , fol. 84 et 84 v°; 1374, fol. 98 v» et 99, et 1370, fol. 109. — Ces comptes se servent parfois, pour désigner le géant, de l'expression anjeanl, d'où notre mot aurjouant. m RECHERCHES de violon et d'autres instruments de musique. Pendant le défdé, le carillon de Saint-Jean-Baptiste fait retentir les airs de ses sons joyeux '. Après la procession, viennent aussi la distribution des vins aux digni- taires ^, le banquet des élus et des serviteurs de la ville ^, enfin , des lar- gesses en viandes, trippes et keute (bière forte) faites aux divers person- nages *. Si, pour achever l'esquisse de cette cérémonie, nous prenons maintenant un compte de ville de la première moitié du XYII"^ siècle, celui de 1024, par exemple, nous trouvons moins de sujets tirés de l'histoire sainte; mais les personnages des légendes sont restés à peu près les mêmes. Le groupe des géants a seul subi quelques modifications. On y remarque : le père du géant armé d'une épée; Goliath, vêtu d'une robe de toile avec collier et manchons d'étoffe dorée, et armé également d'une épée; la géante portant une chaîne, une fraise empesée, un rabat « bien paré et » monté; » leurs deux filles, avec des rabats; leur petit garçon, ayant un escoussoir (fouet?), un mouclioir et un collier. Le groupe des quatre fils d'Aymon n'a pas éprouvé de changements. On trouve plus de détails sur la partie musicale de la fétc. Dans le cortège figui-ent : le tambour de la ville portant sur son instrument l'écus- son de la commune, d'autres tambours, des siffleurs et joueurs de fifre, des hautbois, les trompettes de la ville, six trompettes étrangers, etc. Enfin, j'ajouterai qu'au XVII""= siècle, la ville était illuminée au moyen de torches et de nombreuses tonnes de poix, placées sur des espèces d'étagères en face de la maison de ville et dans diverses rues ^. A quelle époque finit Yommeganck? Évidemment, une institution sem- ' « A Claude Turpin et ses conipaignons, joiiweurs de violons et aultres instrumens, pour avoir 1) jouwé devant le saint sacranient à la procession do la ville. 40 sols. » — « A Jacques le Cocque, )i organistre, pour avoir jouwé sur les clocques à Sainct-Jelian-Baptiste , pendant laNostre-Dame » dédicasse de ladite ville, 20 sols. « C. de ville, 1571 , fol. 96 v". - C. de ville, lo7t, fol. 83 v°. ■• Ihid. * C. de ville, iS16, fol. 18-2 V. '■ C. de ville. 1621, fol. 144 V et suiv. — Ce compte mentionne notamment 7400 torchettes et 67 tonnes de poix vides que l'on emplissait de fagots. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 17 blable ne périt pas tout d'un coup. Les guerres qui ravagèrent le pays ' . la misère qui en fut la suite, l'apathie qui, sous la domination étrangère, succéda à ces élans généreux que l'on remarque chez le peuple belge avant le XVIL"" siècle, toutes ces causes sans doute influèrent sur les destinées de VommegancL Lorsque la décadence arriva, le cortège perdit d'abord une partie de ses riches personnages; puis les figures des légendes cheva- leresques disparurent à leur tour, et les géants, à Namur, de même que dans d'autres villes, restèrent seuls, pendant quelque temps encore, comme un informe souvenir de nos grandes solennités nationales. En d'autres termes, la cérémonie cessa d'être une chose prise au sérieux , et devint une farce parfois assez grossière : c'est que ïomrnerjcmck n'était plus une récréa- tion que pour la populace. Toutefois, il est à remarquer qu'à Namur, contrairement à ce qui s'ob- serve dans quelques-unes de nos villes, les géants avaient disparu, comme on va le voir, avant le milieu du XVI11""= siècle. Dans le principe, les géants et les autres machines de la ducasse étaient déposés dans la grange ou 7naison de la ville à Saint-Aubain ^, espèce d'arsenal près de l'église de Saint-Jean-Évangéliste, où la commune renfermait son artillerie, ses munitions de guerre, ses matériaux de construction, etc. En 1574, la ville ayant cédé ce bâtiment à l'évêque de Namur ^, les géants furent transférés en la grange le Comte \ où déjà, un siècle auparavant, l'ar- tillerie communale les avait précédés^; c'élait un édifice situé sur la petite Ilerbatte, assez près de l'ancienne église de Saint-Nicolas et qui , dans l'ori- gine, servait à l'emmagasinage des provisions du souverain^. Au XVII'"' ' En 1695 et en 1696, la dédicace « fut obmise à raison des présentes troubles de guerre, qui » ne permettent pas qu'on fasse leles recréations. » Voy. C. de ville, 1696 , fol. ^■46. ^ C. de ville, passim. Cette expression : « maison de la ville » a induit Gailiot en erreur; il a cru que nos anciens documents entendaient par là le Cabaret ou l'ancienne maison de ville (111,82). ■ C. de ville, 1573, fol. 48. ' « A.... aians besoingnez à porter l'arjouvans et les bestes , de Saint-Âlbain en le grainge le 1) Conte. )> C. de ville, 1573, fol. 84 \'°. 3 C. de ville. 1488, fol. 80. 0 C. du domaine, 15.53-1336, fol. 82, aux .\rchives de la ville. — Comp. C. du dom.. 1353-1554, fol. 28 v°, Arcb. du P.oy. Tome XXVII. 3 18 RECHERCHES siècle la grange le Comte conservait encore la même destination '; mais bien- tôt les géants furent transportés à la porte Sainiau. Lorsqu'on démolit celle- ci, en 1728, on imposa pour condition à l'entrepreneur de disposer l'étage de la porte de Fer de telle sorte qu'on pût y faire entrer « les machines » et effets de la dédicace -. » Ce furent leurs dernières pérégrinations. La paskeye de la porte Iloyoul, de 1750, mentionne encore Yommeganck. Dans cette espèce de complainte, la porte se dolente sur sa fm prochaine; elle ne comprend pas pourquoi on veut la démolir; « à moins, dit-elle, » que ce ne soit à cause des géants qui, lors de la dticasse, ne pouvaient » passer sous ma voûte avec leurs enfants ^. » Tout annonce que la procession de la dédicace va disparaître complè- tement. En effet, une note inscrite sur un document dont je parlerai plus loin reporte vers l'année 1750 la cessation de Yommeganck. C'est aussi l'époque de la démolition des portes Sainiau, Hoyoul et de tant d'autres édifices. La paskeye de 1750 est donc la dernière réminiscence accordée à notre grande procession. Vieilles tours de l'enceinte urbaine, anciens jeux populaires, souvenirs de l'antique commune, tout devait disparaître en même temps : ne sommes-nous pas au XYIII"'" siècle! H. LES MYSTÈRES*. Afin de ne pas interrompre le récit des vicissitudes de Yommeganck namurois, j'ai passé très-rapidement sur les mystères que l'on jouait prin- ' Au C. de ville. 1624, on lit que dès la veille de la procession, le géant et sa suile avaient été habillés et enfermés dans la grange le comte. On leur donna une garde, pendant la nuit, « crain- 11 dant que quelque malveillant ne leur fist quelque tliour. » — « .... grange du géant servante pré- )) seulement de magazin en teste ville. )> C. du domaine. I07'2-167d, fol. 197 v", aux Arrli. de l'État. — Cette grange devint successivement une distillerie, puis le laboratoire (ou fabrique de poudre); c'est de nos jours l'établissement du gaz. '- Résolutions du Magistrat de Naniur , VI, 203. .\ux Arch. de la ville. 3 > A moins' qui ci n'feuscli' plet' po les aurjoubans 1 Qui n'saven' ))asser à Ttlucausse avou ieus eflans. • ^ A Namur, ces représentations tbéàlrales s'appellent d'abord jeux, puis mystères, enfin mora- lités ou histoires. Je me servirai du mot mystères, qui est le terme consacré. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 19 cipalement le jour de la dédicace ou fête patronale du 2 juillet. J'exami- nerai maintenant ce sujet dans tous ses détails. On sait que ces représentations, espèce de chaîne qui relie le drame ancien au drame moderne , remontent à une époque assez reculée. Toute- fois, c'est seulement au XV"'^ siècle que les mystères atteignent leur entier développement et deviennent pour le peuple, voire même pour les souve- rains, la récréation par excellence. C'est aussi à cette époque que j'en rencontre les premières traces à Namur. Le compte communal de 1439 fait déjà allusion à une représentation de ce genre lorsqu'il dit qu'une somme de quatre moutons « fut donnée » en courtoisie aux compaignons qui fissent le jeu sur le marchié de » Namur, le jour S'-Jacquème et S'-Clirislophe '. » S'il pouvait y avoir quelque doute sur le sens des mots « faire le jeu » , ce doute devrait dis- paraître en présence du texte plus précis du compte de 1447 ; j'y lis, en effet, que le jeu ou mystère de la Nativité fut joué sur le grand marché par les compagnons de Notre-Dame ^. Ces compagnons étaient, sans doute, des confrères de la Passion , ou des membres d'une chambre de rhéto- rique. Jusqu'ici, nous ne rencontrons, comme on le voit, que peu de rensei- gnements sur ces premiers essais de nos pères dans l'art dramatique. Mais à partir de cette époque et à mesure que nous avancei'ons dans l'examen des comptes de ville, le nombre des détails de cette nature ira s'augmentant chaque année. Nous sommes, il est vrai, dans la belle période du règne de Philippe le Bon, le prince le plus amateur de réjouissances publiques qui fut jamais. Les splendides fêtes de Bruges et des grandes communes belges devaient naturellement être imitées dans des proportions modestes, bien entendu, par les autres villes placées sous la domination du grand duc d'Occident. Aussi pourrons-nous marcher désormais en toute assu- rance. < C. de ville, U39, fol. 21 v°. ■^ « Qui lut (lonneit de grâce aux compagnons de Notre-Dame qui juarent le ju délie Nativiteit » sur le marcliiet de Namur, en alligance de leurs frais, 2 maillez. » C. de ville, 1447, fol. 45. 20 RECHERCHES En 1 448, le jour de la Visitation de la Vierge, des mystères avaient été représentés sur des théâtres élevés au milieu de la place Saint-Remy et sur le pont de Sambre ^ Le 28 décembre, jour des Innocents, le pape et le petit chapitre de Céglise JSolre-Dame >< tirent leurs ébats et chevauchèrent » parmi la ville -. » Enfin, la même année, Guillemin Dubos obtint une rémunération pour plusieurs « jeux et ébattements » qu'il avait faits sur un char ^. Je ne sais pas trop ce qu'il faut entendre par le pape et le petit chapitre de Notre-Dame; mais on peut admettre avec assez de vraisem- blance que c'était encore là une confrérie de la Passion qui, avant ou après la représentation du mystère, faisait une cavalcade dans les rues de la cité. Le compte de 14-i9 est plus explicite encore. Le jour de la Visitation, un vaste théâtre ayant été construit sur le grand marché, un certain Sala- don Cîribande et ses nonanle compagnons y représentèrent toute la passion de Notre-Seigneur; le rôle de la Vierge fut, peut-être à cause de sa lon- gueur, rempli par deux jeunes filles *. Le 2 juillet de l'année suivante, le même Saladon réitéra son exercice avec cent et soixante compagnons -'; le 7 juin précédent, Augustin le Cat, aidé de quelques acteurs, avait donné sur un char la représentation d'un « jeu de Notre-Dame ^. » A partir de cette époque, les comptes de ville contiennent ordinaire- * « ... pour 19 voiez de chariaige de cloies de werrez et de quenez amenéez au pont de Sambre » et à Saint-Remy et dont on fist les hourdemens pour juer les jeu.x qui lurent fais audit Saint- » Rémi et sur ledit pont le jour del Visitation Nostre-Danie derain passé...» — « Qui fu donné )) ceditjour aux compagnons qui juèreni ledit jour à Saint-Remi... » C.de ville, l4-i8, fol. 57. - « Qui fu présenté le jour des Innocens, SS™" jour du mois de décembre, au pappe du petit B chapitle et à ses complices, quant ils furent revenus de faire leur esbatement aval ladite ville... » C. de ville, 1448, fol. 52. — « Qui fut donnet le jour des Ynocens... au pape et au petit capille 1) del égliese N.-D. deNamur qui cedil jour chevauchièrent aval ladite ville... » C. de ville, 1400, fol. 45. •* « .\ Guillemien Dubos... ad cause de pluisseurs jeus et esbatemen.< quil at fais sur uu cliar » et cbarette ceste présente année, aval ladite ville... 3 moulons... » C. de ville, 1448, fol. 59 v°. ■* « A Saladon et plussieurs autres compaingnons, en nombre de 90, qui monstrarenl par figure... n toute la passion Noslre-Seigneur... 10 moutons... » C. de ville, 1449, fol. 43 v°. — Voy- aussi fol. 40 et 43. ^ C. de ville, 1450, fol. 34 v" et 3". « Ibid., fol. 56 v°. SUR LES ANCIEINNES FÊTES NAMLROISES. 21 ment un chapitre particulier pour les frais de la dédicace. Nous n'avons donc plus qu'à choisir parmi ces renseignements. En 1451, la Passion fut jouée par deux cents personnages '. Ce mys- tère était l'ouvrage d'Aimery, chanteur de geste, qui reçut pour son salaire, la somme de quatre moutons. Il fut aidé dans la rude tâche de distri- buer les rôles et d'exercer les acteurs par le « magister de l'école sur les » fossés, » et par le crieur de la ville, cet Augustin le Cat que je viens de citer 2. Le nombi'e des acteurs s'éleva à trois cents, l'année suivante. Le direc- teur fut Jean Caulier, maître de l'école située dans la rue des Fossés. Outre le mystère de la Passion qui fut joué sur le grand marché, il y eut, l'après- dînée, sur la place Saint-Remy, une représentation du mystère du Juge- ment ^. Les comptes communaux manquent pour les années lA5ù et 1454: mais, en 145o, nous retrouvons la représentation plus brillante que jamais et les exécutants sont au nombre d'environ sept cents. En présence de ce chiffre, que l'on se représente un immense théâtre élevé au milieu du Marché ou de la place Saint-Remy, deux endroits assez resserrés à cette époque, et l'on conviendra que les spectateurs ne devaient guère être à l'aise; il est vrai que les fenêtres et les toits remplaçaient les gradins des théâtres antiques. Et puis, après tout, il fallait bien contenter tout le monde. Mais aussi les documents qui nous servent ici de guides ne nous disent pas les déboires d'Aimery, de Jean Caulier et de leurs dignes con- frères, directeurs de ces troupes plus ou moins insubordonnées. Que de * Lorsque je n'indiquerai pas le jour de la représentation , c'est que le mystère aura été joué le 2 juillet. ^ « Qui fut donnet cedit jour ("i juillet) à pluisseurs personnes qui fissent les personnages de la » passion Nostre-Seigneur, sur les hoiirdemens... en nombre de 200 personnes ou environ... » C. de ville, 1451, fol. 47. — « Qui fut donné à Ainiery, le chanteur de jeste... pour avoir ordouneit et » fait deux jeus d'escripture, le jour de la Visitation. » Ibid., fol. .48. — Voy. aussi deux autres articles au niimie folio. ^ « Qui fu donné cedit jour à pluiseurs personnes qui fissent les personnaiges de la passion )) N.-S. et autres sur les hourdernens fais sur le grant niarquiet de Namur et à Saint-Renii , en » nombre de 300 personnes ou environ, pau plus, pau mains... » C. de ville. 14S2, fol. 49 v°. — Voy. aussi fol. 57 et 57 v». 22 RECHERCHES débats d'amour-propre, que de jalouses prétentions devaient surgir! Com- ment accorder tous ces bons bourgeois qui, sans doute, cherchaient à se mettre en évidence? Dans ces occasions, j'imagine que l'on doublait ou quintuplait les rôles pour satisfaire tout le monde; c'est ainsi, notam- ment, qu'au compte de 1452, je vois figurer l'achat de onze barbes de dieux et de trente-deux diadèmes; voilà, il faut en convenir, pour bien des dieux et des rois. Quant aux sept cents acteurs, il ne peut y avoir aucun doute : les chifl'res sont parfaitement écrits, et d'ailleurs le nombre suit une progression constante jusqu'à l'époque (1456) où il atteint huit cents. Mais qu'on ne s'y trompe pas : la plupart de ces acteurs sont de simples comparses. Avait-on, par exemple, à représenter le peuple de Jérusalem accourant au devant de Jésus, à son entrée dans la ville sainte? les figurants étaient bien vite trouvés : on faisait un appel aux personnages de ïommeganck, et si cela ne suffisait pas encore, on prenait au hasard dans la foule; vieillards, hommes faits, femmes, enfants, « que grands » que petits , » tout le monde s'y prêtait volontiers. Voilà ce que j'appelle le vrai. Revenons à notre représentation de 1455, Cette année donc, sept cents acteurs représentèrent la passion de Noire- Seigneur, le jugement ainsi que le couronnement de la sainte Vierge '. Le même jour, sur la place Saint-Remy, on joua le mystère de Notre-Dame de Cambron , qui fut écrit par ce Jean Caulier dont je pailais tantôt '^. La scène fut disposée et décorée avec un luxe inusité jusqu'alors. Certains détails du compte témoignent qu'elle devait être assez considérable ^. Au nombre des décors figure un temple de Notre-Dame ; le comte de Porcien, * « .... pour une queue de vin de France.... donnée ledit jour Nostre-Dame à pluisseurs per- )i sonnez qui fissent les personnaiges de la passion Nostre-Seigneur, et jugement avec le coronne- )) ment Nostre-Dame, en nombre, que grans que petis, de Vli'^ ou environ... » C. de ville, 1453, fol. 59. — Voy. aussi fol. GO et 6 1 . - « .^udil Jeban CauUier pour avoir escript et billeteit le jeu de Nostre-Danme de Cambron qui Il ledit jour Nostre-Dame fut jeué à Saint-Remi, parmi le pappier qu'il livra pour ledit jeu... ^ mou- » ton... Il Jbid., fol. 6^. — Le mot billeter paraît signifier ici : écrire chaque rôle sur un billet ou papier séparé. Peut-être Caulier était-il aussi l'auteur de ce drame. ^ J'y vois, par exemple, que trois charpentiers furent occupés, pendant dix jours, à élever et à démonter le théâtre. En 1400 (voy. le fol. 34 du compte de cette année) , le plancher de la scène fui établi sur quatre-vingts gros tonneaux. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 23 notre gouverneur, voulut bien prêter ses tapisseries, qui servirent à orner le théâtre; enfin, celui-ci fut fermé de belles tentures, et une balustrade de bois servit à le défendre contre le trop grand empressement des curieux. L'année 1456 fut marquée par la représentation de plusieurs mystères : outre ceux de la fête de la Visitation, nos pères eurent, le jour du saint Sacrement, le drame de la mort et du couronnement de la Vierge '; puis, à la fête de l'Assomption, celui de la Passion -. On voit que le goût des amusements scéniques se répand de plus en plus dans la bourgeoisie namuroise. Nous nous bornerons néanmoins à n'examiner d'ordinaire que les mystères joués le jour de la dédicace, parce que ce sont évidemment les plus remarquables et ceux sur lesquels nous trouvons le plus de détails. Le compte de la même année 1456 nous fait entrevoir certaines diffi- cultés qui faillirent entraver les réjouissances ordinaires. Jean Caulier, ce digne maître d'école que nous connaissons, était mort, ou, tout au moins, ce qui ne valait guère mieux, sous la tutelle et puissance de sa femme. La dame Caulier était probablement une de ces maîtresses femmes qui trouvent que leurs maris feraient beaucoup mieux de s'occuper de leurs propres affaires que de se mêler de poésie. Bref, lorsqu'il s'agit de distribuer ces rôles, force fut de s'adresser à la veuve du maître d'école qui les avait en sa possession et qui refusa de les livrer sans indemnité. Heureusement une somme de deux moutons payée par l'échevinage fit cesser son opposition ^. Cette résistance fut imitée par une autre de nos connaissances, Aimery le chanteur de geste, qui peut-être avait à se plaindre de la parcimonie de la commune à l'endroit de ses poésies, et elle aboutit au même résultat *. II paraît, du reste, que l'échevinage ne lui garda pas rancune, car, de ' « Qui fut donné le jour du saint Sacrament aux compangnons qui moslrèrent cedit jour, par » figure, le trespas Nostre-Dame et le coronneinent... » C. de ville, 1456, fol. 67 v». 2 « .... pour ô lattes de 10 pies de pièce dont on fist sépulchres pour le fait délie passion Nostre- » Seigneur ordonnée le jour del'Asumption Nostre-Dame... » Ibid., fol. S5 v°. ' ic Qui at esté donné à le femme de Jehan Caulier, pour ravoir à elle les pappiers quelle avoit u des personnages de ladite Passion , et lesquelx elle ne voloit point rebaliersi aulciine ihose ne lui » estoit paiet... 2 moutons... C. de ville, 1456, fol. 73 v°. ^ « A Émery, le canteur de jeste, pour avoir à lui ladite passion Nostre-Seigneur qui, par pa- 1) rolles, fut juée en ladite ville... 2 moutons , 6 lieaumes... » Ibid., fol. 74. 24 RECHERCHES même que les années précédentes, il fut chargé, moyennant deux mou- tons, de distribuer les rôles et de diriger les répétitions ainsi que la repré- sentation solennelle K 11 fut aidé, dans cette rude besogne, par le scribe Simon, qui copia les divers rolets ou parties destinées à chacun des acteurs. Ce luystère contenait 1500 lignes ou vers, ce qui équivaut à peu près à cinquante pages d'un de nos volumes in-octavo ^. De même que les années précédentes, les mystères représentés, le jour de la Passion , furent la passion de Notre-Seigneur, le jugement et le cou- ronnement de j\Jarie. Au nombre des huit cents acteurs, je trouve men- tionnés : Simon Franque l'orfèvre, Matthieu le Clerc, Colin le Roselet, Willemot le Duc, mercier, etc., qui paraissent avoir été les principaux personnages. Chacun d'eux s'y mit de tout cœur : ils passèrent quinze jours à disposer le théâtre et à apprendre leurs rôles. Disons aussi que la com- mune, dans le but de les stimuler, leur accorda un premier subside de trente moutons; une autre somme de vingt moutons, y compris l'achat d'une tonne de délicieuse keule de Maestricht, qui leur fut allouée pendant les répétitions , les stimula sans doute encore davantage. Les autres ac- teurs, notamment celui qui remplissait le rôle le plus fatigant, Jésus- Christ sur la croix , ne furent pas non plus oubliés : une ample distribution de vin de Beaune servit à les i-éconforter pendant la chaleur de la repré- sentation solennelle. Aussi , cette année, la célébration de la dédicace coùta- t-elle à la ville une somme de plus de deux cenls moutons ^ Aimery et Simon, dont je parlais tantôt, interviennent encore dans le compte de 1457 , comme auteur et scribe; j'y lis notamment que le second fut chargé d'écrire en grands caractères (probablement pour la plus grande ' n Audit Émery qui lui a esté donné de giàce pour ses paines d'avoir aidiet, nipnel et conduit I. le jeu de ladite Passion par pluisseurs foi», au faire l'asay, par les compaignons qui le fisent et » jnèrent... 2 moutons.. « C. de ville, 1456, fol. 74. •^ (I A Simon l'escripvent, pour avoir biletet par roliaulx ladite Passion, contenant ensemble « t,500 luingnes et avoir refait pluisseurs briefves servant à ladite Passion, et icelle escript par )) deux fois... "2 moutons.. » Ibid., fol. 74 v". ^ « Aux personnages disant la passion Nostre-Seigneur, le jugement et le eoronnenient Nostre- )> Dame en nombre de 800 ou environ. « — « ... pour 9 lolz demi de tel vin donnés auxeorapan- )i gnons qui juèrent sur le niarquiet de Namur, par parolles, ladite passion... » — « ... pour ,^i » lotz de vin de Biauue... bus ledit jour Nostre-Dame par celui qui faisoit le crucifiement sur les SUR LES ANCIENNES FETES NAMLROISES. 2S facilité des acteurs peu accoutuuiés à la lecture) les rôlets des mystères de la Passion et du Jugement, ouvrage qui lui rapporta, à raison de 5,500 lignes ou vers, la somme de six moutons '. Et dire que toutes ces jolies choses sont à jamais perdues ! Afin d'éviter des répétitions inutiles, je passerai rapidement sur les mystères joués de 1 io8 à 1475. Pendant ce laps d'années, les acteurs sont souvent au nombre de huit cents. Le théâtre est établi d'ordinaire sur le marché des Févres et sur le Grand-Marché, plus rarement sur la place Saint-Remy et, une seule fois, au pied du château, en face de l'hôpi- tal ^; parfois aussi les scènes sont jouées sur des chars qui parcourent les rues. Outre les mystères que j'ai déjà signalés, je rencontre encore les Onze mille Vierges ^, le Ressuscilement Lcnaron ou résurrection de Lazare , la Gésinc (mort) el Coronalion de Nostre-Damc, le Marlxjre de saint Estienne, le Martyre de saint Biaise, le Jeu de saint Louis représenté par vingt-deux personnages, le Jeu d\in roi et d'une roine sa femme, etc., *. En 1 465, notam- ment, on « monstra par figures et contenance, sur le marquiet des Févres, » comment Nostre-Dame fut présentée au Temple, le mariage Nostre- .. Dame, l'Annunciation , la Visitation, la Nativité, l'Offrande des trois >> rois, la Circoncision, Nostre-Dame allant en Egipte et la Décollation » des innocens; et sur les hourdemens du marquiet de iXamur, la Passion » de Nostre-Seigneur, Dieu montant au chiel ; et à Saint-Remy, le Juge- » hourdemens ouJit marquiet de Namur et par pluissetirs aiillresilec estant... » C. de ville, 1450, fol. lîl v°. — Voy. aussi fol. 74 v" et 73. * « A maislre Émery le chanteur... pour avoir escript pluisseurs jeus , tant du jugement par )i paroUez comme d'autres matères... 7 moulons, 7 '2 heaumes. » C. de ville, 1437, loi. 30 v°. 1. — « A Simon l'escripvent pour avoir grosse et hileté les jeus, tant du jugement comme d'autres » personnaiges qui furent jués ledit jour Nostre-Dame et lendemain , fais par ledit maistre Aymery, 1) et pour avoir fait plusseurs briefves de grosse lettre servant à ladite pa.ssion el jugement, en » nombre de LW lignez, pau plus, pau moins... 0 moulons » Ibid., fol. 51. - I.e marché des Févres est, de nos jours, le marché de l'Ange; le Marché ou Grand-Marché, la rue de l'Ange; hplace St-Remy , la partie de la place d'Armes qui se trouve entre l'entrée de la rue du Pont et celle de la rue du bas de la place. 5 Les- comptes disent 1,100 et i 0,000. •'» Voy. dans les C. de ville de 1438 à 1473, le chapitre consacré aux fêtes de la Dédicace. — 11 est évident qu'ici gésine doit se prendre dans le sens de trépas, comme ci-dessus, p. iô. Tome XXVIl . i iiG RECHERCHES » ment, le Gësine et le Couronnement Noslre-Dame '. » On peut voir par cet extrait que le grand mystère de la Passion se composait de plusieurs scènes distinctes; qu'il était divisé en trois actes et que ceux-ci étaient joués successivement sur les trois principales places de la cité. Dans tous ces spectacles, nos pères, toujours amateurs de la vérité, s'étudiaient, paraît-il, à représenter les choses au naturel : car, en 14G2 , on établit un véritable jardin sur les lioiirdcmcnls^. Quelle part le clergé avait-il dans ces jeux scéniques? C'est ce que je ne saurais établir; mais il est bien certain qu'il donnait aussi des représen- tations du même genre; et si les comptes communaux n'en parlent que très-rarement, c'est que, sans doute, le clergé n'avait pas besoin d'être soutenu par les libéralités de la commune. J'ai parlé plus haut du pape et du petit chapitre de Notre-Dame; c'était là probablement une confrérie de clercs. Mais le compte de liG2 nous fournit un fait plus précis; nous y lisons en effet que, le jour des Rois, les frères mineurs donnèrent la re- présentation d'un mystère dans leur église ^. Notons en passant que toutes ces fêtes se célèbrent au milieu des guerres qui eurent lieu dans les dernières années du règne de Philippe le Bon, alors même que deux horribles désastres, le sac de Dinant et la destruc- tion de Liège, viennent épouvanter nos provinces. Je m'arrêterai un instant sur les mystères joués lors de la dédicace de 1476, parce que, cette année, des théâtres furent élevés dans tous les quartiers de la ville et qu'on y donna des représentations différentes pen- dant que la grande procession de la dédicace parcourait les rues. H y en eut ainsi pour tout le monde et pour tous les goûts, comme on va le voir. Sur le Grand Marché, on représenta le Martyre de sainte Barbe; sur la place Saint-Hilaire, le Personnairje et martyre de sainl Georges; à Saint-Remy, le Couronnement de iSoslre-Dame, le trespas, et montant au ciel; sous la porte Hoyoul, le Personnaiye et martyre de monseigneur saint Quentin et le Martyre ' C. de ville, U63, fol. 51. - « ... mais, gazons, paux et verges pour laire les jardins sur les liourderaens... '• C. de ville . 1402, fol. GO. 5 « Qui fut donné ausdis frères meneurs de Namur pour le jeu qui fui par eulx fait on leur église » le jour des trois Hois... "2 moutons. » C. de ville, 1462, fol. 50. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES 27 de monseigneur saint Renier; devant la maison de Jean Gillon , le Person- naige de la sainte Trinité; devant la porte Gayette, le Personnaige et martyre de saint Sébastien; au pied du château, V Annunciacion Noslre-Dame; en la rue de Vis (ou des Brasseurs), une partie de la Passion Noslre-Seigneur ; devant l'iiôpital Saint-Jacques, la continuation du même mystère; enfin, à Saint-Aubain , le Personnaige de sainte Julienne et d'autres saintes ^. Je suis assez tenté de croire que c'étaient là , du moins pour la plupart, des scènes non dialoguées, c'est-à-dire de véritables pantomimes. Le compte communal de 1494 signale une espèce de contestation qui peint bien la fierté de nos artistes populaires. Cette année, les batteurs dr cuivre (corporation devenue puissante par suite de la destruction deDinant) avaient projeté de représenter une partie du mystère de la passion, près de l'église des frères mineurs. Comme il le faisait d'habitude, en sembla- ble circonstance, l'échevinage avait ordonné de « baillier aux batteurs, » selon la quantité d'iceulx, 20 ou 50 pots devin; » mais ils refusèrent de les « prendre, s'ils n'en avoient à leur volonté, disant qu'ils s'en » passeroient bien ^. » Pendant le XV!""* siècle, les mystères, aussi bien que les grandes pro- cessions de la dédicace et de la sainte croix, continuèrent à avoir leur cours ^; mais les comptes de cette époque sont souvent moins explicites. On s'aperçoit aisément qu'il y a un temps d'arrêt, ce qu'expliquent les guerres qui remplirent les dernières années du règne de Charles-Quint et les troubles qui éclatèrent sous Philippe II. Toutefois, ces comptes con- tiennent encore nombre de faits curieux. En 1518, je vois mentionner la moralité si populaire des quatre fils d'Aymon *. En 1519, apparaît la compagnie des joueurs de rhétorique, qui donnait des représentations sur un char et amusait le peuple par ses « histoires, farces et récréations ^. » Quelques années plus tard, cette ' C. de ville, U76, fol. 70 \», 71 et 71 v°. 2 C. de ville. 1.494. 5 Voy. les C. de ville du XV^-^ siècle, nolaniment C. de 1513, fol. 198. — 1551 , fol. 89 v°. — 1571, fol. 83. ^ C. de ville, 1518, fol. \Â\ , comp. avec C. de ville, 1371 , fol. 83 y". 5 (( ... Pour 14 aunes de grosse toile... mises en œuvre au refaire les liobettes du chariot des 2S RECHERCHES compagnie, que l'on peut comparer aux chambres de rhétorique {rederijk limiers) de la Flandre, est parfois désignée sous le nom d'Enfaiils du prince d'Amour, dénomination probablement empruntée à une scène qu'elle joua à cette époque '. A partir du commencement du XYI""" siècle, on continue parfois encore à représenter des drames religieux, tels que la Passion, les Onze mille Vierges, etc. 2; mais, néanmoins, on s'aperçoit que le temps a marché, que nos pères sont devenus plus instruits, partant plus prétentieux. Aux anciens mystères, dans lesquels huit cents bourgeois de tout âge et de toute condition traduisaient naïvement, parfois même un peu grossièrement, leurs croyances religieuses, ont succédé les moralités, les histoires exem- plaires, etc. ^, jouées par les rhétoriciens montés tantôt sur leur char, tantôt sur des théâtres élevés au milieu des places publiques. Et qu'on ne croie pas qu'une seule chambre de rhétorique eût le mono- pole des représentations populaires; tout prouve, au contraire, que les émules étaient nombreux. Le personnage désigné au XYl'"" siècle sous le nom de Prince des Sots est évidemment le chef d'une de ces troupes qui exécutaient des sotties *. Peut-être serait-il permis d'en dire autant de ce Prince des Oignons que menlionnent des documents du même siècle ^. Enfin , je trouve qu'en 1574, un maître d'écriture, Vincent maître Cocq, exécuta » joeursde rétorique... » C. de ville, 1319, loi 157. — « Auxjoeurs de rétorique. . la souiiiie de » .ïO palars et ce pour les hislores, fiuses el récréations par eux jouées... » C. de ville, 1520, loi. 1-23. ' .. Auxjoeurs derétorique, assavoir les Enfians du prince d'Amour, pour avoir joué de leur >) plaisance à S'-Remy devant le peuple de la ville.. 27 sols. » (.'. de ville, 1325, fol. 04. •' Voy. notamment les C. de ville, 1313, fol. 108 V et 1310, fol 88. 3 C. de ville, 1571 , fol. 9(i v". — « A Nicolas Van Halle, poinctre, pour... avoir accomodé les V rétorchiens de ce qui leur estoil nécessaire pour jouwer inoralitez le jour et lendemain de la .. INostre-Danie procession... 3 livres 10 sols. » C. de ville, 4575, fol. II I V. — " Aux rélori- i: chiens de cesle ville pour avoir, par licence de messeigneurs, à la procession de reste ville, mis w en avant et jonwé plussieurs histoires exemplaires, pour la récréation des bouri^eois et estran- )i giers... 4 livres 10 sols. » Ibid., fol. 128 v". — Voy. aussi Ibid., fol. 102. ■* C. de ville, 15.. — Omp. iMoke, Mœurs, usages... des Belges, Il , 187. •■ « ... pour une chemise... au prince des oni!;nons... 12 sols. » C. de ville, 1318, fol. 149 V. — « Au prince des ongnons qui lui a esté donné pour luy aidier à avoir une paire de. sorleit (souliers)... » 3 sols. » C. de ville, 1319, fol. 121. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMLROISES. 29 des jeux rhétoriques en compagnie de ses élèves '. Mais il y eut mieux, comme on va le voir. On se rappelle sans doute ces bons magisters de l'école sur les Fossés, billetant les anciens mystères. Vers le milieu du XVI""' siècle, la commune avait établi une école d'humanités dans une maison de la rue Saint-Nicolas portant pour enseigne un faucon ^. En 1556, maître Gérard, professeur de latin à cet établissement, fit jouer, par ses élèves, une moralité et une farce en latin, le tout pour la récréation des bourgeois de la bonne ville de Namur ^ Ce bel exemple ne fut pas perdu. Quelque vingt- cinq ans plus tard, Jehan Wyringhiem, second maître au même établissement, alors transféré dans l'ancienne maison de la Monnaie *, composa et fit jouer publiquement une tragédie latine intitulée : De la vanité du monde, toujours pour la récréation du peuple namurois '\ Ce devait être, il faut l'avouer, une singulière récréation pour nos braves Wallons; mais n'oublions pas que nous sommes au temps où l'on donne des noms latins aux rues. Les documents du XVII""^ siècle, que nous allons maintenant examiner, vont nous fournir encore quelques détails assez curieux. Au mois d'octobre 1610, les pères de la compagnie de Jésus avaient ouvert leurs classes d'humanités dans l'ancienne maison de la Monnaie. Le 5 juillet de l'année suivante, ils y firent jouer une comédie, ce qui leur valut, de la part de la commune, un gracieux don en vin d'Ây ^. Les jésuites surent très-bien tirer parti des circonstances. Quelques mois ' « A Vincent maistre Cocque tenant escolle d'escriptuies pour, aveeque ses dissiples, avoir » faict en piiblicque jeux rétoricques, le jour Noslre-Danie procession de ceste ville, luy payé... » 3 livres. » C.de ville, 1.574, fol. IdS v°. 2 D'où le nom <\' École du Faucon, donné à cet établissement et qui lui resta attaché même après sa translation (en 1562) dans l'hôtel des Monnaies. = « .\ M" Gérard, maistre d'escoUe en langue latine, pour avoir, par ses disciples, pour )> recréation des bourgois de la ville de Namur, fait jouwer certaine moralité et après une farche » en chambre et en latin. » Dépense rayée au fol. !)i du C. de ville, 1556 , fol. 91 . ^ Plus tard, le collège des Jésuites, et maintenant l'athénée. ^ « A W Jehan Wyringhiem, second maistre d'escolle au l'^aulcon, pour avoir composé et fait .. jouwer publicquemenl, deux jours après la procession Nostre-Daninie, ung comédie ou tragédie » de la vanité du monde , en latin, pour récréer le peuple, at esté payé... 6 livres. » C. de ville. 1581 ,fol. 135 v°. " Résolutions du magistrat, 1 , 2 et 4 v". 30 RECHERCHES s'étaient à peine écoulés depuis la première représentation, que le recteur s'adressait au magistrat dans le but d'obtenir que la commune prît à sa charge les frais de construction du second étage du bâtiment que la com- pagnie construisait à cette époque. A l'appui de sa requête, il faisait valoir cette circonstance décisive que la nouvelle salle servirait « pour les décla- » mations et actions publiques des écoliers. » On pense bien que l'échevi- nage ne pouvait résister à une argumentation aussi concluante. Il acquiesça donc à la demande des Jésuites * ; puis, quelques années plus tard, il leur accorda de nouveau 525 llorins « à charge d'accomoder leur chambre » d'en hault, et y faire meclre, en dedans les Pasques prochaines, des » chaires nécessaires pour y seoir et recepvoir les conviez aux actions -. » La condition fut acceptée, et, à partir de cette époque, les étudiants acteurs reçurent chaque année de la ville une trentaine de pots de vin ^. Néanmoins, malgré les représentations données par les élèves du collège des Jésuites, les anciens rhétoriciens continuèrent leurs jeux scéniques. Au commencement du XVIl™^ siècle, je compte, en effet, deux troupes de ces rhétoriciens à chacune desquelles la commune allouait annuellement un subside de 15 florins *. Lors de la dédicace de 1624, ces compagnies, placées sur deux chariots et accompagnées de trompettes , représentèrent une veille, c'est-à-dire une espèce de comédie aux flambeaux qui dura jusque minuit ". Chacune de ces troupes avait un directeur. Leurs noms, ce me sem- ble, méritent bien d'être conservés. L'un, Mareschal Voirir, reçut de la ville, en 1619, une somme de 18 livres « en récompense de ses » service faict à la ville, comme maistre rétorisien et de sa vielesse » et nécessitez •*. » Le second, Gérard de Marche, est qualifié de poëte. ' Résolutions du mayisiral, I, 5. - Ibid., fol. 1 5. Voici le titre d'une de ces pièces : « Les chevaliers de la toison d'Or de la maison de Lannoy, représentez par les escholiers de la compagnie de Jésus, à Namiir. Namur, 1639, in-4". ' C. de ville, 1624, fol. 138. * « ... dépesché ordonnance pour les deu.'i trouppes de rélhoriciens, chacune quinze florins... » Résolutions du magistrat, I, 1 et 2. ■' C. de ville, 1G24, fol. 107 v°. 1 14 cl suiv. " Résolutions , 1 , 1 8 v°. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 5i En 1611, la commune lui alloua 25 florins, « à cause de quelconques » œuvres et sonnetz poétiques faiiz à l'honneur du Magistrat *. » Comme on le voit, il ne s'agit plus ici de farces ni de sotties : les rhéloriciens dégénèrent; ils se font courtisans. Gérard de Marche persévéra dans cette voie qui lui était plus profitable : outre une rémunération qui lui lut accordée pour services rendus lors de la dédicace de 1010 -, il reçut encore, en 1019, une autre somme de 50 florins, pour avoir composé et fait représenter une pièce, lors de l'arrivée à Namur de nos archiducs Albert et Isabelle ^. Malgré le talent du poète Gérard, que je me garderai bien de révo- quer en doute, il est évident que les représentations des moralités sont en pleine décadence. Aussi cesserai-je cette revue rétrospective. D'ailleurs, nos rhétoriciens vont se trouver en présence de concurrents dangereux : bientôt, en effet, des comédiens étrangers viennent leur dis- puter les applaudissements du public namurois. Au commencement du XVIII""^ siècle, Maximilien-Emmanuel, électeur de Bavière, qui fut notre gouverneur avant d'être notre souverain, avait une troupe de comédiens attachée à sa personne '*. D'autres troupes vinrent également s'établir à Namur avec l'agrément du magistrat. La première autorisation de ce genre fut, à ma connaissance, accordée en 1725. Cette année, Antoine Fonprez, directeur d'une troupe de comédiens italiens et de danseurs de corde, solli- cita de l'échevinage « la permission de paroître dans cette ville pour y » représenter la comédie, sauter, voltiger, danser sur la corde et faire » tous ces exercices avec sa trouppe, pour l'espace de trois mois tant seu- .. lement, et, à cet effet, faire construire un théâtre dans l'endroit qu'il » pourra trouver luy estre convenable. » La permission fut accordée, à charge par les comédiens « de ne rien représenter ni faire contre les » bonnes mœurs ^. » ' Résolutions , I, .5. - Ibid.. U y". 3 Ibid., 19 v°. 1 Ibid.. V, 82-98. = Ibid., VI, 70. — La même année, le magistral permit également à Louis Galand , étranger de 32 RECHERCHES Le magistral soutint toujours énergiquement qu'au niaïeur seul appar- tenait le droit de donner de semblables autorisations '. A partir de cette époque, on usa de ce droit et, à diverses reprises, la grande salle du rez- de-chaussée de la boucherie fut convertie en théâtre ^. Dans ce même XVIII"'^ siècle, un autre théâtre, plus convenable et que nous avons tous connu, fut établi dans un des bâtiments de l'ancien palais des gouver- neurs. Mais tout cela sort de mon cadre, et je reviens à nos représentations des mystères pour dire qu'elles Unirent par disparaître, ainsi que Vommeganck, dans la première moitié du XYIII""' siècle. Resterait à connaître comment étaient faits ces drames si populaires au moyen âge. Malheureusement aucun d'eux n'est parvenu jusqu'à nous, et nous ne connaîtrons probablement jamais les œuvres d'Ainiery, le chan- teur de geste, et de ses contemporains. Mais du moins nous pouvons en avoir une idée par les histoires exemplaires encore en vogue, il y a quel- que cent cinquante ans. Ici , j'ai été assez heureux pour mettre la main sur les rùlctfi ou parties de quelques pièces jouées à Nanuir, à la fin du XVII""' siècle ^. En m'aidant des répliques, j'ai pu reconstituer en entier trois de ces drames, savoir : Abraham^ la Pucelle de Saint-Georges '* et la Fuite en Egypte. Afin de donner une idée de ces mystères , j'analysejai le troisième. La Fuite en Egypte est à trois personnages, l'Ange, Marie et Joseph, et contient 76 vers. Il est possible que ce soit là une scène détachée du grand mystère de la passion. nation, « de montrer certains tours aux curieux, » toujours sous la condition de ne rien repré- senter contre les bonnes niunirs. Résol. du mag., VI, 72. ' .\ ce sujet une contestation très-vive s'éleva , en 172o, entre le magistrat et le comte de Lan- no\ , gouverneur de la province , lequel avait accordé, de son chef, semblable autorisation. J'ignore quelle en fut l'issue. * Voy. notamment C. de ville, 174C, fol. 53t. ^ Ces rôles, qui se trouvent aux archives delà ville de Namur, portent l'intitulé suivant : « Par- I' ties de la kermesse de Namur inusitées en 1764, depuis une '20'"' à 50"" et plus d'années que les )i chariots de triomphe, géans, etc. , ne contribuent plus au propre de ce jour. « — Les volets ont été écrits à la fin du XVII™ siècle ou au commencement du siècle suivant ; chacun d'eux est tran- scrit sur une bande de papier séparée, et l'on s'aperçoit aisément qu'on en a fait un fréquent usage. ' Ce drame fut joué en Wil et en 1465. Voy. les C. de ville de ces années. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 53 L'ange apparaît à Joseph et l'avertit, par un long discours, Que d'icy à l'instant il aye à déloger ' , car l'inhumain Hérode Veut faire de l'enfanl un très-sanglant carnage. Joseph lui répond : Seigneur, de qui je tiens mon principe et ma vie, Je ne manquerai point d'accomplir ton vouloir. M'acquiltant dignement de ma charge et devoir. Je vais hastivement porter celte nouvelle A ma chère moitié, mon épouse fidèle. Il s'adresse à Marie : Marie, mon cher cœur, je viens, à ce moment. D'apprendre du Très-Haut le saint commandement : C'est que dedans l'Egypte, il faut prendre la fuite. Suit une longue réplique de Marie. Elle se lamente, et, dans son trou- ble, s'adresse tour à tour à Joseph, à Hérode et à son fils : Mon cher époux Joseph, quel glaive de douleur Dans ce triste récit transperce tout mon cœur! Quoy! Hérode aura-t-il cette cruauté Pour vouloir attenter sur ce fils bien-aimé?; Ah! le cruel qu'il est, qu'a-t-il sujet de craindre? Mon fils n'est pas venu ici-bas pour enfraindre Au-dessus de ses lois, ni pas pour luy ravir Son sceptre ni thiar; ce n'est pas son désir. 1 Dans les extraits qui vont suivre, on trouvera de nombreuses infractions aux règles de la langue et de la poésie; mais une partie de ces fautes doit sans doute être imputée à des copistes Us. Tome XXVII. ^ 34 RECHERCHES Mon fils, j'ai grand sujet d'ici verser des larmes; De voir qu'un lygre fier vous dresse des allarmes. A peine dans ce monde avez-vous vu le jour, Qu'on vous veut à la mort faire un triste séjour. Vient enfin un court dialogue entre Joseph qui réconforte Marie, et celle-ci, qui, après de nouvelles plaintes, finit par se soumettre. L'Ange intervient de nouveau pour dire : Il est ainsy, .losepli, vas-t'en sans différer; Je prendrai un grand soin de vous contregarder. La plus curieuse de ces pièces devait être, sans contredit, celle qui est intitulée : le Cheval Bayart ; malheureusement, je n'ai pu reconstituer que la majeure partie des rôles de Charlemagne, de son messager, de l'en- chanteur Maugis, de Renaud et d'Allart, qui comprennent 205 vers; les rôles des deux autres fils d'Aymou, Richard et Guichard, manquent en entier. Voici l'analyse de cette histoire, qui paraît composée de deux actes. Le premier acte s'ouvre par un monologue de Charlemagne. Il se pré- pare à venger l'injure que lui a faite un Renaud, fils d'Aymon. Il ajoute Le sang de mon neveu ' Requiert à nous venger au plus losl de sa mort, Soil par l'épée au poing, soii par le coup de lance; Il ne m'imporle pas Il appelle un héraut et le charge d'un message pour Renaud Transporte ce cartel qu'à cette fin je donne. Portes-le sur mon nom, signé de ma personne. ' Barthelol. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 55 Vas trouver de ma part, en qualité d'héraut, Les quatre lils d'Aymon, t'adressant à Renaud; Et dis toi délégué du monarque de France, Empereur des Romains, pour un combat d'outrance. S'ils ont assez de cœur , émeuz de ce récit , lis se voiront forcés d'accepter ce défi. Ici, dialogue (qui manque en partie) entre Charlemagne et le héraut. Ce dernier part enfin. Il s'adresse aux fils d'Aymon et les informe que le cartel dont il est porteur leur en apprendra plus qu'il ne pourrait leur dire. Renaud prend la lettre de défi et en donne lecture au public. La voici : Ce cartel est adressé A Renaud et à ses frères Qui de m'avoir ofl'ensé Ont esté si téméraires. Renaud, je t'avertis que pour venger le tort De mon très-cher neveu et par loi mis à mort, Dans un combat sanglant à l'heure je l'appelle. Et tous ceux qui voudront soutenir la querelle. Comme les trois germains, non moins lâches que toy. Que si lu crois avoir autant de cœur que moy, Tu viendras me trouver sur la proche campagne , Armé selon ton choix. Soubsigné : Charlemagne. Renaud répond non moins fièrement au messager : Vas, retourne à ton roy, messager, au plus tost, Et fais luy le rapport que lu as vu Renaud Monté sur son Bayart, plein de force et courage, Prêt à lui réprimer sa fureur el sa rage. Puis apostrophant ses frères : Mes frères, dites-moi, avez-vous bien compris Combien ce cartel est d'un outrageux mépris? Suivaient ici les réponses d'AUart, de Richard et de Guichard; mais les deux dernières nous manquent. 3G RECHERCHES Cependant le héraut retourne vers son maître, et dans un dialogue animé, il lui rend compte de sa mission : J'ai donné le cartel à Renaud et à ses frères, Tous quatre outrecuidez, hautains et téméraires, Qui montez sur Bayart, sans crainte et sans peur, N'aspirent qu'au moment de montrer leur valeur. Charlemagne s'étonne que les iils d'Aymon n'aient pas frémi à la seule arrivée du messager. « Loin de là, lui apprend celui-ci ; Renaud a déchiré » le cartel, AUart et Richard n'ont pas été moins téméraires, et Guichard » a poussé l'impudence jusqu'à me frapper. » Qu'on s'imagine la fureur de Charlemagne. Aussi s'écrie-t-il : J'en jure par Jupin et son bruyant tonnerre, Et par le puissant Mars, ce grand foudre de guerre. Qu'avant que le soleil nous cache son rayon, Je me verray vengé des quatre fils d'Aymon. Le second acte s'ouvre par un monologue de l'enchanteur Maugis, cousin des quatre (ils d'Aymon et ennemi mortel de Charlemagne, auquel il joua quelques bons tours, si l'on en croit la légende. l\ a appris, dit-il aux spec- tateurs, que les fils d'Aymon ont reçu un défi de Charles, roi de France; il vient pour les aider dans ce duel et . . . rabaisser l'orcueil de ce roi téméraire. ■» Tout à coup il s'interrompt : « J'entends, dit-il. J'entends comme le irot du grand cheval Bayarl. Voicy sans doute icy un fortuné hasard , Je ne suis pas déçu, il paroit à ma vue. Ce sont , en effet, les vaillants frères qui paraissent sur la scène. Maugis leur offre ses services, qui sont acceptés avec reconnaissance. Renaud lui dit notamment : Un démon favorable a fait ton arrivée, Pour nous donner icy la victoire asseurée; SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 37 Si bien que nous verrons par toy noire eunemy Entièrement vaincu, mais non pas à demy. Aussy nous pourrons voir de combien lu nous aimes Quand, pour nous proléger, lu l'expose toi-même. Maugis les inteiToge sur le temps et le lieu du combat, et leur promet une victoire assurée. 11 revient de nouveau sur l'amour qu'il leur porte : Pour vous, enfants, il n'est point de furie Que je n'allaquerois du fort de ma magie. .J'irois dans les enfers , en dépit de Charon, Pour arracher le sceptre el l'empire à Plulon; Et malgré les fureurs des gueulées de Cerbère, Dans ces profonds cachots, j'y jurerois la guerre, Où faisant éclater la vigueur de mon bras Un chacun se liendroit vaincu dans mes combats. Tels je sens mon courage et vertu héroïque Qu'ils pourroienl renverser l'empire plutonique. Les acteurs continuent à menacer, comme dans nos opéras modernes. Enfin, Charlemagne paraît. 11 fait sonner la charge, et le combat commence. Malheureusement je n'en trouve pas l'issue : il y a trop de lacunes. Mais il est bien probable que, comme dans le roman où Charlemagne est si fort maltraité, ce sont les fils d'Aymon qui l'emportent. La pièce se termine par ce vers que prononce Maugis : Quant à moy, pour mourir je n'ai pas eu d'envie. J'ai dit que nous pouvions, au moyen de ces moralités assez modernes, nous former une idée des représentations du XV""= et du XVI°"= siècle. En effet, il me paraît naturel de supposer que ce sont là d'anciens mystères qui auront été modernisés et mis en vers alexandrins par quelque maître de rhétorique. On y retrouve parfois encore les idées et les tournures de l'œu- vre primitive; seulement la forme a été profondément modifiée et se res- sent, il faut l'avouer, de la boursouflure propre aux mauvais poètes du XVII"'^ siècle. Quoi qu'il en soit, c'est là tout ce qui nous reste des naïves représentations 38 RECHERCHES qui charmaient nos aïeux. Certes, ce ne sont pas des chefs-d'œuvre; mais au moins, elles n'avaient aucune influence fâcheuse sur les mœurs du peu- ple. Je doute fort qu'on puisse en dire autant de nos drames modernes. ni. LES JEUX NAMllROIS. Les fêtes namuroises, et notamment celle de la dédicace ou de la Visi- tation, étaient embellies par divers jeux dont je ferai successivement l'his- torique. 1. La danse macabéenne ou macabrée. — Cette danse était en quelque sorte l'accompagnement obligé de la grande fête du '2 juillet. Elle était exécutée par dix, onze, ou un nombre indéterminé de danseurs. Bien que ce soit là probablement un reste de quelque coutume germaine, c'est seulement vers le milieu du XVI™° siècle que je la trouve en vogue à Na- mur. Elle fut jouée par dix personnages en 1551 * et par onze lors de la dédicace de 1556 ^. A partir de cette époque, les danseurs macabéens figurent fréquemment dans le programme de la grande fête patronale ^. Galliot nous apprend que ce jeu , inusité depuis longues années, fut repris en 1774, à l'occasion de l'arrivée de l'archiduc Maximilien ^. il est pro- bable qu'il fut ensuite abandonné pour toujours. Celte représentation de 1774 est celle qui a été décrite par l'historien de Namur. Sept jeunes gens, représentant les sept frères Macchabées, don- naient ce divertissement. Ils étaient vêtus d'une chemise, d'un bonnet, de culottes, bas et souliers blancs; des rubans rouges serraient la chemise aux bras et garnissaient aussi les autres parties de leur ajustement. Chacun d'eux portait une épée émoussée à la main droite, et, de la gauche, tenait la pointe de l'épée de son voisin. Disposés de cette manière, ils exécu- ' u A Franchois Gilles et ses conip.ignons, en nombre de noef, ayans à ladite veille et jour de » ladite procession fait esbaltemens dVspi'e en dansant... 4 karoliis. » C. île ville, Io.jI , fol. 103. - « Atinzeconipaiijnonsaians le niiict el jour delà procession de ceste ville joué et danssé parla » ville, pour la récréalion du comunir, la dansse macabrée... 4 karolus « C. de ville, 1556, Col. 99. ' Voy. notamment les C. de ville , 157i, fol. i 15 v° et 1576. fol. Mi. * Gailiot,]!!, 71. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 39 taient, au son du tambour, une danse qui exigeait beaucoup de souplesse et d'habileté *. Selon l'expression usitée de son temps, Galliot appelle ce jeu la dame des sept Macclmbées, et Dewez le confond avec la danse macabre ou danse des morts, qui était chose toute différente ^. 11 m'est impossible de déterminer le sens des mots danse macabrée ou maccliabéenne uniquement employés par les comptes communaux; je me bornerai donc à dire que cette espèce de danse pyrrhique était un jeu en usage dans la Flandre ^, et qu'on la trouve égale- ment désignée sous le nom de jeu des Mataclûns ou Malassins *. 2. Les joules à la lance. — Ces joutes sont fort rarement mentionnées dans les comptes de ville, et encore ceux-ci ne contiennent-ils que des détails assez insignifiants. En l'année 1447, elles eurent lieu à deux reprises sur le Grand-Marché et une troisième fois sur les prés de Iler- batles, dans une espèce de cirque entouré de balustrades et décoré de ten- tures de toile. On voit, par le compte communal, que lors des deux pre- mières le pavé avait été i-ecouvert de fumier ^, ce qui porterait à croire que les jouteurs étaient à cheval. D'autre part, lorsqu'on rapproche de ces détails ceux que fournissent les comptes du milieu du XVI""' siècle, on peut également avancer que ces joutes avaient lieu à la lance *'. C'est là tout ce que j'ai pu découvrir sur ce divertissement. 5" Les joutes sur Ceau. — Dans une ville située sur deux belles rivières, ces joutes ont dû naître assez tôt. Je n'en trouve néanmoins aucune trace ' Galliot, 111,70. ^ Nouv. Mém. (le l'Académie royale, VIII, 9 et 10. " Schaves, Lea Pays-Bas, etc., 1, 221. ' Raepsaet, III, 162. — Roquefort, Gloss. delà langue romane. '' « Qui at esteit palet aux cherons qui amenèrent l'ansine pour les premières joustcs qui furent 1) faites sur le marchiet de Namiir, où il y eult 81 voies d'ansiue... » — « ... pour avoir fait les » traux et planteit les eslaclies audit niarehiet... n C. de ville, lii", fol. 49. — « Qui at esteit Il palet à pluisseurs cherons qui amenèrent l'ansine pour les2"joustez qui furent derrainement 1) faites sus ledit marchiet, où il y eult 180 volez d'ansine... » llnd.. fol. 4-9 V. — Voy. aussi fol. 54. — « ... pour le loualge des toiles qui alors furent mises aux bailles fiiites sur ledit marquiet... " C. de ville , -14.52, fol. 36. Voy. aussi deux autres articles au même folio. <» « Item, le lendemain de ladicte procession, deux 12'^ de lances pour jouster sur le marchiet, 1) 36 sols. » C. de ville, 1551 , fol. 98. 40 RECHERCHES avant la première moitié du Wl""= siècle. Un divertissement de ce genre fut donné le 5 juillet 1519, lorsqu'on apprit, à Namur, que Charles de Castille avait obtenu la couronne impériale. Les comptes de ville de cette époque nous apprennent que ces joutes avaient lieu à la lance sur la haute Sambre, c'est-à-dire en aval des moulins de la Batte, et que le vainqueur recevait un chapeau garni d'une plume '. Les joutes sur l'eau étaient encore en usage au commencement du XVIll""' siècle. Bien que Galliot n'ait pu assister au dernier tournoi, la description qu'il nous en donne doit être exacte. Selon lui, deux escadres, composées chacune de six nacelles ornées de banderoles et portant des couleurs différentes, se rangeaient aux deux extrémités du bassin ou de la basse Sambre. Cbaque nacelle était montée par six hommes, savoir, quatre rameurs, un tambour et le jouteur. Ce dernier, entièrement vêtu de toile bleue, avait des nœuds de rubans rouges aux genoux, aux poignets, aux coudes et aux épaules, et portait un bonnet blanc orné d'une cocarde rouge. Debout sur une espèce de tillac, il avait pour armes défensive et offensive un plastron d'osier qui lui couvrait la poitrine, et une longue lance dont le fer était remplacé par un bouton plat. Au signal donné par trois fanfares de timbales et de trompettes, les deux escadres s'avançaient l'une contre l'autre de toute la vitesse des rames et, au moment oîi elles venaient à se choquer, le jouteur de chaque nacelle s'efforçait, à l'aide de sa lance, de culbuter dans l'eau le champion qui lui était opposé. « Ils étoient si adroits à cette sorte d'exercice, ajoute » notre historien, que des coups qu'ils se portoient dans le plastron qui i> leur couvroit l'estomac, bien souvent leurs lances, qui étoient faites ' le lendemain de la Nostre-Dame... ISsols. » C.deville, 1576, fol. 108 v".— Voy. aussi fol. J24 et C. (le ville, 1379, fol. 107 v". — u ... accomodé des nacelles pour iouster sur l'eauwe... » C. de ville, \6U, fol. 107 V". SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 41 » d'un bois léger, se cassoient sans qu'aucun chancelât sur son bord. » D'autres s'enlevoient tous les deux à la fois et se précipiloient dans l'eau ; » mais comme ils étoient excellens nageurs, ils revenoient bientôt à bord » et demandoient à recommencer ^ » On avouera que c'était là un noble amusement dans lequel nos vigou- reux ancêtres pouvaient déployer leur force et leur adresse; il n'offrait, du reste, aucun danger sérieux, car les Namurois ont toujours été consi- dérés « comme excellents nageurs et plongeurs -. » On ne sera donc pas étonné d'apprendre que le czar Pierre le Grand, lors de son passage à Namur, au mois de juin 1717, ait été vivement intéressé par un spectacle de cette nature. Nos mémoires contemporains témoignent qu'il y assista du haut du pont de Sambre et que, le combat terminé, montant sur une des nacelles et appuyant la main sur la tête d'un des rameurs, il se montra ainsi aux Namurois qui encombraient les fenêtres, les toits et les jardinets des maisons voisines. Un don de cinquante ducats qu'il fit aux jouteurs témoigna du plaisir que leur divertissement lui avait fait éprouver ^. Au dire de notre estimable Galliot, cette belle joute fut, hélas! la dernière *. 4° Le jeu (le l'anguille. — Après le tournoi dont je viens de parler, le czar Pierre assista également à une représentation du jeu de l'anguille. C'était encore un des amusemenls favoris de nos pères; mais je n'en ai trouvé aucune mention certaine dans les comptes communaux. Tout ce que j'y vois, c'est que, lors de la dédicace d-e 1621, on tira « une anguille et » un oizon ^. » Cela se rapporte peut-être au divertissement que Galliot a pris soin de décrire. Il nous apprend que ce jeu avait également lieu au bassin. Une grosse anguille était attachée à une corde tendue en travers de la Sambre. Au signal donné, les nacelles partaient à force de rames et, au moment où elles passaient sous la corde, les champions placés sur ces nacelles s'élan- ' Galliot, m, 44. - Ibidem. '- Résolut, du magistrat. V, 201 à 20.3. - Essai de lliist. de Namur par un Namurois, MS. de 1740. — Galliot, V, 154. * Galliot, m, 40. -' C. de ville, 1624. Tome XXVII. ^ 42 RECHERCHES çaient et s'efforçaient de se rendre possesseurs de l'anguille. Toucher, même saisir pour un instant l'objet convoité devait être chose assez facile; mais il n'en était pas de même de le détacher. Aussi bon nombre de joueurs étaient-ils précipités dans l'eau. Les mieux avisés s'accrochaient à la corde et s'y maintenaient malgré toutes les secousses qu'on lui impri- mait au moyen des poulies qui la tenaient fixée aux deux rives. Celui d'entre eux qui, après plusieurs plongeons, parvenait enfin à détacher l'anguille de la corde et à s'en rendre maître était proclamé vainqueur '- Comme on le voit, cet exercice, de même que le précédent, exigeait que les joueurs fussent habiles dans l'art de la natation , mais il avait évidem- ment un côté moins chevaleresque. o° Les éclmsses. — H y avait partout des ommeganck , des mystères, des danses pyrrhiques et des tournois à la lance; à Namur seulement on pou- vait assister aux joutes sur des échasses. C'est là véritablement un jeu national. De même que les mots conques et dinandeiies rappellent involon- tairement la bonne ville de Dinant: de même, on ne peut parler de l'échasse sans songer à Namur. Cet amusement paraît, chez nous, d'origine assez ancienne. Je le trouve, en effet, mentionné dès les premières années du XY'"' siècle, et ce n'est pas peu dire dans un pays où les documents historiques ne remontent pas à une époque reculée. Le document auquel je viens de faire allusion est un édit du 8 décembre 1411, qui interdit aux boui'geois de Namur de monter sur des échasses, soit pour jouter, soit simplement pour échasser, sous peine d'amende et de confiscation des échasses -. Cet édit semble démontrer deux choses : d'abord que l'amusement était déjà passé dans nos mœurs, et, en second lieu, qu'il avait occasionné des désordres auxquels l'échevinage s'était vu obligé de mettre fin par son ordonnance de lill. ' Galliot, III, 43. ^ « Oiiez, oiiés, que on vous fait assavoir que ne soit nuls qui voise ne monte sur escaclie, ne » pour escacliier, ne pour josteir, si liait que sur l'amende et lez escacliez perduez. Creit le Vlll"^ » jour (le décembre, nu peiron à S'-Remy. l'résens Massart Colle, Miciiart et Jamar, eskevins. » Transports de la hante co>ir de Naminweg. de I 399 à 1412, fol. 200, ô°. Arcli. de la ville. SLR LES ANCIENNES PÈTES >AMUR01SES. 43 Ce n'était là, du reste, qu'une interdiction momentanée, car, en 1438, une grande joute eut lieu sur le marché, pour fêter le bon duc lorsqu'il vint à Namur K C'est la première fois que je vois figurer nos échasseurs - dans une occasion de ce genre. II est néanmoins à croire qu'avant comme après cette époque, il y eut de semblables combats lors de la joyeuse entrée de nos souverains ou dans des circonstances également solennelles. Toute- fois, nous devons traverser un intervalle de trois quarts de siècle avant de rencontrer une nouvelle joute. Elle eut lieu en 1515, l'année de l'inau- guration du prince Charles de Castille (plus tard Charles-Quint), comme comte de Namur. Après que les serments réciproques du souverain et du peuple eurent été prêtés, selon l'antique usage, à Saint-Aubain et au châ- teau, le jeune prince, accompagné de sa tante Marguerite de Savoie et de sa sœur Éléonore, se rendit à l'hôtel de messire Jean délie Spinée. Des fenêtres de cet édiiice, la noble compagnie assista aux ébats des échas- seurs. Le compte de ville qui me fournit ce renseignement m'apprend aussi que les nombreux jouteurs étaient alors divisés en trois compagnies : celle de la IS'euveville , qui correspondait sans doute à ce qu'on appela plus tard les Avresses; celle des Métans; enfin, celle des Piédescimiix , qui était, paraît- il, la moins considérable et se recrutait probablement parmi les voisins du couvent des frères de l'observance ^. Le XV""= et le XYI""" siècle ne nous fournissent guère d'autres détails sur l'amusement favori des Namurois; mais à partir du XVII"'% les glo- rieuses annales des échasseurs n'offrent plus de lacunes. Leur monogra- phie complète a été écrite, avec un soin tout particulier, par Jérôme < 0 Audit Pirart de Sier et à 4 de sez variez, qui fissent lez baillez en niarchiel adont que ou » joustat aux escache à le venue de nostre Irès-redoubté segneur nions' le duc derain passé... .■ C de ville, 1438, fol. 19 V. - La langue française ne possède point de mot pour désigner une personne nionlée sur des échasses. Je me servirai donc de l'e.xpression échasseur (en wallon : chacheu) usitée à Namur. ' ic k Estienne de Sorines qu'il a délivré à le ville 5 moulons en vies à 30 patars le pièce, délivrez )i aux chasseurs estant le prince de Castille, madame de Savoie et madame Alienotte aux fenestres Il veoir l'esbat à l'oslel Jehan de le Spinée, desquelz fut délivre deux à ceulx de le INeiifville, deux » à ceulx de Melan , et aux pietz de chaulx leur fut donné ung, semblablement 3 thonneaux de ceule «"pris à Bisteau... 10 livres 2 sols 0 deniers. « C. de ville, 1313, fol. 213 v". 44 RECHERCHES Pinipuiniaux '. H sérail difficile d'ajouter quelque chose à ses conscien- cieuses recherches; aussi me conlenterai-je d'en insérer ici le résumé. Vers le milieu du XVIl™" siècle, l'échasse est à l'apogée de sa gloire. Les champions sont alors, et pour longtemps, divisés en deux partis : celui des Mélans et celui des Avresses. Les premiers, représentant l'ancienne ville, telle qu'elle existait avant son dernier agrandissement, portent pour cou- leurs or et sable. Lus seconds, recrutés dans les faubourgs et dans la partie de la cité comprise entre le troisième et le quatrième mur d'enceinte, portent des cocardes rouges et blanches. Chaque parti avait son capitaine et son alfer ou porte-étendard; il se composait d'un nombre indéterminé de brigades. Chacune de celles-ci, commandée par un brigadier et par un sous-brigadier, comprenait cin- quante à cent échasseurs, plus un certain nombre de souteneurs, c'est-à-dire de camarades apostés pour les maintenir sur leur fragile monture et les remplacer si une chute les mettait hors d'état de courir à de nouveaux dangers. Ces brigades ont déjà été au nombre de douze de chaque côté, ce qui fournissait un total de quinze cents à deux mille combattants. Plusieurs corps de métiers avaient des brigades qui portaient leurs noms; d'autres fois, c'était le quartier qui constituait entre les différents corps la ligne de démarcation. Parmi les Mélans, on comptait : la brigade des Porte-faix; — celle des Boucliers coiffée de bonnets à poil; — celle des Soubises recrutés dans la rue de la Croix et qui portaient une casquette de fer blanc ornée d'une grenade, rouge pour les simples échasseurs, d'ar- gent pour le brigadier; — celle des Grenadiei'S noirs fournie par la place du Pied-du-Chàteau et le quartier environnant; — celle des Bateliers; — celle de la plume composée des avocats, procureurs et notaires; ces échas- seurs portaient la veste noire, la culotte blanche et le chapeau à cornes orné d'une plume dorée en guise de plumet; — celle des brasseurs appelée vulgairement la maison du Boi, parce que les échasseurs qui la composaient tenaient les postes d'honneur, portaient des culottes de satin rouge, le ' Légendes namiiroises, pp. 93 à I '2 1 cl iT.'i à 239. — Une seconde édition de celte légende a été publiée avec quelques augmentations. Naniur, Lelong, 1849, in-l"2. Je me sers ici de cette seconde édition. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMLROISES. 45 chapeau rond avec panache; leurs chefs avaient, selon leur grade, une écharpe d'or ou d'argent ; aussi les accusait-on ordinairement d'aimer mieux parader que de combattre; — enfin, celle des Racasseux formée de vétérans que l'on réservait pour les occasions décisives, comme le grand capitaine de notre siècle foisait de sa vieille garde. Parmi les faubourgs, un seul tenait parti avec les Mélans, c'était le faubourg du Val-Sainl-Georgcs , dit aujourd'hui lesTrieux de Salzinnes, qui formait la brigade des Enquêteurs. Du côté des Avresses, il y avait les brigades des autres faubourgs, et notamment la brigade de Jambes, la plus forte du parti avec celle des Tan- neurs. Cette dernière portait culottes blanches, veste et hozettes rouges. Puis venaient : la brigade du prince de Ligne formée par la rue du Pont-Spalard; — celle des Tailleurs de pierre ; — celle des Écossais, autrement dits Monta- gnards, hors de la porte Saint-Nicolas, vêtus de la manière qu'indique la première de ces dénominations; — celle de Vedrin, qui portait sur sa ban- nière la figure d'une vache, ce qui lui valut aussi la qualification de brigade de la Vache; — enfin, celle de YAstallc, composée des ouvriers bûcherons et autres travaillant au bois; elle se recrutait dans la rue Saint-Nicolas et tirait son nom de ce que, à défaut de plumets plus élégants , ces échasseurs portaient au chapeau un éclat de bois appelé en patois aslalle. Les deux partis avaient aussi une brigade de Cuirassiers et une de Hussards ou Grenadiers rouges, ainsi appelés à cause de leur uniforme. Les gravures insérées dans certains ouvrages publiés de nos jours ^ donnent une idée très -fausse de ces joutes. L'échasse namuroise était longue de huit à neuf pieds; un patin y était fixé à environ trois pieds du sol, de manière que l'extrémité supérieure de l'échasse parvînt à la hauteur de l'épaule; les pieds posés sur les patins, le jouteur s'afl"ermis- sait dans cette position en plaçant les mains dans l'espèce de garde qui se trouvait vers le haut de l'échasse. Comme les tournois du moyen âge, les combats des échasseurs avaient leurs règles; s'en départir était chose déloyale. Ainsi, pour démonter un ennemi , on ne pouvait que pousser avec le coude et pitter , c'est-à-dire I Nolamnienl dans le 2'^ vol. des Mœurs, usages, fêtes et solennités des Belges, par Moke, Brux.. A, Janiar. 46 RECHERCHES frapper du pied de l'échasse contre le pied de réchasse de son adversaire. Quelquefois, échauffés par le combat, les champions demandaient le houtc- à-lot. C'était là un duel à outrance où il était permis de faire arme de tout, de frapper de la tête, des pieds, des poings, des échasses, etc., où l'on pouvait, enfin, culbuter une brigade entière en donnant l'avion, c'est-à-diie en étendant une de ses échasses presque horizontalement au milieu de la mêlée, et en renversant ainsi tous ceux qui se présentaient pour passer dans cette direction. Le lieu ordinaire du combat était la place S'-Remy. Les brigades des Mélans arrivaient par le haut de cette place; celles des Avresses, par la porte Hoyoul. Chaque parti était précédé de la brigade particulière du capitaine. La mêlée commençait. Tant qu'elle durait, les deux alfers, placés au balcon de l'hôtel de ville, faisaient alternativement flotter leur bannière ' lorsque la victoire semblait pencher vers leur bataillon res- pectif. Quand, après s'être entre-choqués pendant quelques heures, s'être repoussés, d'un côté, jusqu'au delà de la place Lillon, d'un autre, jusque dans les rues de Fer ou de Bruxelles, les deux partis se trouvaient ha- rassés, l'un d'eux finissait par s'avouer vaincu. Alors, pour célébrer leur succès, les vainqueurs levaient l'échasse, c'est-à-dire sautillaient sur une échasse en soulevant l'autre de la main droite. Enfln, les tambours et les fifres jouaient une marche victorieuse, et la troupe entière rcppait , ou, en d'autres termes , dansait en traînant fortement le pied de l'échasse sur le pavé. Les grandes joutes avaient surtout lieu à l'époque du carnaval. On en donnait également chaque fois qu'un souverain ou un personnage célèbre arrivait à Namur -. Ceux de ces personnages qui paraissent y avoir pris le plus de plaisir furent le czar Pierre le Grand et le maréchal de Saxe. Ce dernier notamment s'écria : « que si deux armées étoient, au » moment de s'entre-choquer, animées au point qu'il avoit vu cette jeu- ' La Société archéologique de Namur possède une de ces bannières : elle est de soie jaune bordée de franges noires. D'un côté est peint l'écusson de Naniur posé sur deux échasses en sautoir avec la date de 1749; de l'autre, se trouvent les armes de l'empire. - Voy. à cet égard la légende citée de Jérôme Pimpurniaux. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 47 » nesse, ce ne seroil plus une bataille, mais une boucherie affreuse". >> L'une des plus célèbres joules des échasseurs eut lieu le dernier jour du carnaval de 1669. Elle a inspiré au baron de Walef un poème en quatre chants qui a été réimprimé à diverses reprises. Dans la seconde moitié du XVIII™" siècle, le magistrat, qui ne voyait dans ce jeu qu'une source de querelles et de blessures, et qui depuis longtemps déjà cherchait à le faire disparaître, ne l'autorisa plus qu'à des intervalles de moins en moins rapprochés, et (init même par le proscrire entièrement. Bientôt la révolution brabançonne commença et, sans doute, bon nombre de nos brillants échasseurs cherchèrent, dans les rangs du régiment de Ncirmir et des Canaris, d'autres combats plus sérieux, une gloire plus sanglante. Puis arriva la révolution française, et le jeu des échasses tomba comme tant d'autres vieilles institutions. Néanmoins l'amusement national des Namurois ne disparut pas subite- ment. Nous avons assisté à sa longue agonie un demi-siècle après cette grande tempête qui balaya la surface de l'Europe. A l'époque batailleuse de l'empire, trois brigades parvinrent à se reconstituer. Les portefaix, derniers restes des Mélans, prirent le nom de bleus, à cause de la couleur qui dominait dans leur costume; les tanneurs, qui représentaient les Avresses, s'appelèrent Nanidnel, par allusion à l'étoffe dont leurs vêtements étaient confectionnés. Ces deux brigades formaient un total d'environ cent cinquante hommes vêtus d'une espèce de turban, d'une veste serrée et d'un large pantalon. La troisième brigade, aussi faible que les précé- dentes, prit le nom de Hussards. Le 5 août 1803, lors de l'arrivée de Bonaparte dans nos murs , les échasseurs donnèrent une joute à laquelle le premier consul prit un assez médiocre intérêt. Enfin , un autre combat, oià le nombre des champions était encore diminué, eut lieu le 26 sep- tembre 1814 pour célébrer la venue de Guillaume d'Orange à Namur. Ce fut le dernier. Depuis cette époque, on a vu , à deux ou trois reprises, une petite troupe d'échasseurs défiler fort tranquillement dans quelques occasions solennelles. C'est ainsi qu'au mois de septembre 1849, on par- ' Galliot, III, 50, note. — Voy. aussi V, 223. 48 RECHERCHES vint à rassembler une trentaine d'échasseurs auxquels, en souvenir de leurs devanciers, on accorda l'honneur d'ouvrir le cortège de la famille rovale. Le mieux est de n'en point parler. Hélas! il faut bien le recon- naître : les échasseurs ont fait leur temps; nous ne les reverrons plus. IV. LA FÊTE DE HERBATTES. Les foires, institutions du moyen âge , étaient d'une utilité incontestable à une époque où les transactions commerciales s'opéraient surtout par voie d'échange et où les voyages étaient à la fois difficiles et dangereux. Rien , en effet , n'est plus triste à observer que l'état de désolation dans lequel se trouvaient parfois nos provinces, et le peu de sécurité que pré- sentaient alors les routes même les plus fréquentées. Pour trouver des exemples , il n'est pas nécessaire de remonter bien haut dans notre his- toire : il suffit d'examiner quelques-uns des édits publiés à la fin du XV1""= siècle, notamment celui du 12 novembre 15811. « On voit, y dit » Philippe II, s'accroître journellement les dangers des chemins en plu- n sieurs endroits de nos pays de par-deçà, par l'audace de nos rebelles, » vributters, voleurs, aguêteurs desdits chemins et autres mauvais gar- » nemens, venans tant des villes de deçà que d'outre-mer estans distraites .> de nos obéyssances, jusques à oser courir en trouppes de quarante, » soixante, quatre-vingts, voire cent hommes ou plus, au milieu et en- » irailles de nosdits pays, tellement que sans évident péril de mort ou » emprisonement, il n'est loisible à personne de nos bons sujets d'aller » ou hanter d'une ville à l'autre, n'est avec grande et coîîtageuse escorte » ou convoy des gens de guerre , au notable retardement de la négotia- » tion et traffique, par-dessus la totale ruyne et désolation des bonnes » gens tombans es mains de ces voleurs et vributters. » Quelques motifs de ce déplorable état de choses sont indiqués dans le même édit : * Cet inconvénient et indignité, continue le souverain, se » reconnoît principalement avenir par la dépopulation dudit plat pays, et » nomément pour estre les grands chemins royaux par trop serrez et » couvert de bois, bayes, genètres , ronches et buissons qui y sont creuz SUR LES ANClEN.>iES FÊTES NAMUROISES. 49 » d'un coslé et d'autre à faute d'habitation et agriculture, accédans de '- plus que lesdits chemins sont si fangeux et incommodes que les passants » sont plus souvent arreslez es lieux difficils et estroits, n'ayant moien » quasi d'en sortir ni d'eux deffendre ou sauvera » Une situation semblable n'était pas chose exceptionnelle : elle devait se représenter à toutes les époques de guerres et de troubles, et, comme on le sait, les troubles et les guerres se rencontrent à chaque page de l'his- toire de notre pays. Inutile, sans doute, de faire remarquer combien le commerce devait souffrir de ces entraves. Or, les foires franches y rejuédiaient en partie. Des sauf-conduits étaient accordés aux marchands qui s'y rendaient; nos villes, aussi bien que les souverains eux-mêmes, étant intéressées à la fréquentation de ces foires, veillaient énergiquement à l'observation des sauvegardes, et l'on vit parfois une guerre éclater entre deux cités par suite de violences exercées sur quelques marchands. J'imagine aussi que ces derniers voyageaient par bandes armées et, au besoin, défendaient vigoureusement leur avoir si péniblement acquis. Protégés ainsi par des privilèges, les commerçants se hasardaient à entreprendre leurs longues pérégrinations, et c'est uniquement grâces à celles-ci que Namur, par exemple, recevait les produits du Levant, les Ans draps de Flandre, etc., et exportait à son tour ses cuirs tannés, ses fers, ses dinanderies, etc. Des relations, quelquefois très-étendues, s'établirent ainsi entre les diffé- rentes contrées. Un manuscrit de 1265 nous apprend que les marchands liégeois, qui se rendaient aux six fêtes de la Champagne, payaient huit livres et quatre sols au comte de Namur, du chef de l'escorte que celui-ci leur fournissait pour traverser les terres du Namurois ^. Au XIV""= siècle, des messagers venaient crier dans notre ville les franches fêtes de la Flandre ^, o ' Placard louchant tes chemins , à l;i suite de la coiitiiriie de Namur. - C'est du moins ainsi que j'interprète le texte suivant : « Et si a li cuens as gi-isans niarclians » de Liège pour le conduit, parmi le tière, des 6 fiestes de Champagne, 7 libres 4 solz nainu- u rois. » Papier velu, fol. 'il V. Cli. des comptes, n" 1001 , aux .\rcl)ivps du royaume. C'est une copie, faite au siècle dernier, d'un manuscrit de l"26o. 5 « ... à mesagir qui vint à Namur et por crier une franke fiesie en Flandres, . bealmes à deux fois l'an, pour la lecture des saulf conduits des festesd'Anwersqui se fait au perron )) à S"-Reniy, par le cry d'un sergant. » Répertoire des causes... fol. 95 et suiv. s Criée du perron vers 1416, au fol. 550 des Transports de la cour de Namur, reg. de 1413 à 1418. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. bi demande d'un créancier, faisait arrêter, dans les limites de sa juridiction, un marchand se rendant à cette franche fête, était condamnée à payer à la ville d'Anvers une amende de 70 marcs d'or '. Un document des premières années du XV'"" siècle prouve, de même, l'extrême sollicitude de notre échevinage pour ceux de ses administrés qui fréquentaient les foires étrangères : c'est une criée de 1417 par laquelle le maïeur, Massart Colle, annonce aux marchands namurois, qui se trou- vent à la fête d'Anvers, que le comte de Namur vient de recevoir des let- tres de défi , et leur recommande en conséquence « d'êtresur leurs gardes » et de se tenir ensemble au revenir. » Les lettres de défi avaient été communiquées à l'échevinage entre dix et onze heures du soir, et la pro- clamation est datée de minuit -. Comme il y avait urgence, la nuit même on envoya sur les chemins des messagers chargés d'informer du fait les Namurois qu'ils pourraient rencontrer ^. Mais il est temps d'en venir à la fêle de llerbaltes ou foire franche de Namur ^. Elle se tenait chaque année dans la Neuveville et sur le pré de Her- battes, lequel, avant le dernier agrandissement de la cité, comprenait le terrain occupé de nos jours par les casernes, les fortifications et le glacis de la porte Saint-Nicolas ainsi que par les propriétés avoisinanles. Au \\\mc siècle, lorsque l'on construisit le quatrième mur d'enceinte, plusieurs bourgeois qui possédaient des parcelles du pré des Herbattes et qui, au temps de la fête, y établissaient des échoppes « pour vendre pain comme « autres denréez de boire et de mengier, » virent leurs héritages envahis en tout ou en partie par les nouveaux travaux de fortification. Sur la ' Répert. (Icx causes... fol. 96. *' Criée du perron vers I4IT, an fol. 037 v" des Transports, elc, reg.de 1413 ;i 1418. Cet édit n'est pas daté; mais en le rapprochant d'une antre criée de 1417 (IbUL, fol. 551) et de certains passages du compte de celle année, on voit qu'il s'agit là d'une contestation avec le Brabanl. "' « ... à Martin de Couving et à VValelet le revendeur, qui furent envoiiés de nuit sur les clie- )) inins de chi en Anwiers segniliier et nonchier les niarrlians les défiances faites à monseigneur )i et à son pays, par 3 jours... 8 moutons. » C. de ville . 1417, fol. 23 \". ' Il parait qu'il y avait encore une autre fête. On lit, en effet, au M. -Il v" du Papier velu : (I Et si a li cuens, à le fieste Saint-Auliain , 5 sols. » C'est la seule mention que je trouve de celte fête Saint-. \ubain. y2 RECHERCHES plainte qui lui fut adressée par la commune et moyennant un don de cent florins d'or, le comte Guillaume I" statua qu'à l'avenir la foire se tiendrait en dehors de la nouvelle enceinte et que les bourgeois dépossé- dés recevraient, du côté des Grands-Malades, des parcelles de terrain de même étendue que celles qui leur avaient été enlevées *. La foire de Herbattes se tenait au mois d'octobre, pendant une partie de l'un des trois bancs francs, celui de Saint-Denis, qui s'étendait du 2 au :26 -. Sa durée me paraît avoir subi des variations au XV"'" et au XV1'"'= siècle ^. Cette circonstance que la foire de Herbattes correspondait au banc franc de Saint-Denis était une première garantie pour les commerçants; car, dit le Répertoire des causes , « par les anchiennes coustumes du pavs et conté » de Namur, on ne puelt et ne doit arester ne empeschier pour debtes » les corps ou biens des personnes qui y viennent , mais sont frans de tous » empeschemens de leurs corps et biens, saufz ceux qui sont et puent » estre chargiés de crisme '*. ' Diplôme original sur parclieniin , du il août 1391 , aux Arch. de la ville, hoile 19. — Voy. aussi C. de ville, 1390, fol. 9 \° et 10. ^ Quant à la durée des trois bancs francs, voici ce que porte le fol. 93 du Répertoire des camex: « Desquels 3 bans, en est l'un à le fesie Herbatte, qui comnienclie 7 jours devant le jour S'-Uenis )) et dure depuis cedit jour jusques 17 jour ensuivans. » Il s'agit ici de saint Denis, apôtre des Gaules, dont la fête tombe le 9 octobre. Une note manuscrite inscrite en marge d'un exemplaire de la coutume de Namur, art. 29, porte: « 11 commence le 2 octobre et finit le 27 dito. » 3 Un document du XIV""' siècle, inséré au fol. 257 du Registre velu (Cb. des comptes, n° 1002, aux Arcb. du roy.), parle de certains droits qui se payaient « dedens les S jours del Harbates. » D'autre part, je trouve, en 1 il7, une criée faite, le 18 octobre, « sur la fête Herbates » (Iransp. de Namur, 1413 à 1418, fol. 528); et des sauf-conduits, datés des 16 octobre 1432 et lO octobre 1449, durant la même fête, lesquels étendent la sauvegarde jusqu'au 23 (Tra)ii'p., 1413 à I4IS, fol. 38 \". — Reliefs et tramp. du souv. bailL, 1448 à 1483, fol. 12). Enfin un diplôme de Philippe le Beau, de 1301 , que j'analyserai plus loin , fixe la durée de la foire du 8 au 1 1 octobre. Comme on le voit, il serait diliicile de préciser. — J'ajouterai ici qu'un acte du XV""" siècle fait mention du « jour condist le bon samedi de la feste Herbatte » (Transp. de 1437 à 1438. fol. 22 v); je ne sais ce qu'il faut entendre par là. ' Réperl. des causes, fol. 93, conip. avec les art. 28 et 30 de la coutume homologuée. L'art. 20 porte : « Item , chacun ,in , y aura en la ville et banlieue de Namur trois bancs francs, durant les- II quels ny ceux de la ville, ny autres de dehors, ne pourront faire arrester personne, soit dede- " hors ou dedans, ny aussi nuls biens, mais durant iceux un chacun sera franc en corps et biens. » excepté les criminels . ou si la debte est engendrée durant lesdits bancs. » SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 53 D'autres garanties s'ajoutaient à celle-là. Bien qu'on ne possède pas le diplôme qui institue la fête de Herbattes, il est certain que c'était une foire privilégiée dans toute l'acception du mol, ou une « francque feste » comme l'appelle un acte de l'échevinage de 1456 \ On doit en conclure que Namur, de même que les autres villes, envoyait des sauf-conduits aux marchands étrangers. Il existe même une de ces sauvegardes donnée dans une circonstance toute particulière. On sait que la guerre avait éclaté, en 1429, entre Philippe le Bon et le pays de l^iége et que cette guerre avait abouti au traité de Malines (15 décembre 1451), lequel imposait aux Lié- geois le payement de 100,000 nobles d'or d'Angleterre, dans le délai de deux années -. Cette amende n'étant pas encore acquittée lors de la fête de Herbattes de 1452, Henri de Longchamps, bailli du comté, crut devoii- rassurer tout spécialement les commerçants liégeois. A cet effet, il fit publier le sauf-conduit que j'insère ici en note, comme un spécimen de ces sortes de sauvegardes ^. 1 « ... l:i fieste que l'on dist le francq fie-st HerbaUe Icnuo annuelement en ceste ville de Na- n mur... » Privilège pour les drapiers de //u^çue ( Hassell) dans les Transports de 1428 à liô6, fol. 492 v°. — Voy. aussi l'ordonnance du 18 octobre 1499 analysée plus bas. ^ Ad. Borû;net. Jean de Heinsherp;, dans le Bidl. de l'Insl. archéol. liégeois, I, 25. ■' « Henri de Loncbainps, seina;neur de r'renelmont, bailli de le contel de Namur, à tous eeu\ « qui cez présentes lettres verront, salul : Savoir faisons que par le conseil et advis de plusseurs » consilliers et officiers de nostrc très-redouté seingneur, monseingneur le duc de Bourgoigne..., » nous avons donné et donnons à tous lez marchans et niarcbandez et autres gens quelconques » dez paiis de Liège et contetde Looz qui, pour fait de marchandise, vuelleut ou voront venir à le )) festede Namur que l'en dit leHerbatle présontement séant, bon et loyal sauf-conduit pour eulx, » ensemble leurs serviteurs, lotes niarcbandieses et denrées ameneirou faire amener par eaiie ou » par terre passant et retournant parmi ladite conté de Namur, tote ladicte feste durant et jusquez » au 25"" jour de ce présent mois d'octenibre inclux , lequel temps durant tous lesdits marchans » et autres desdits pays de l^iége et de Looz joiront de totes franchieses à cause de ladite feste » anciennement acostumez et mesmemenl ne seront icelui temps durant aucunement arestez ne » empeschiez en la ville et contet de Namur pour cause de ce dont révérend père en Dieu mon- » seigneur de Liège, les gens d'église, noblez , et bonnez villez desdits pays sont, pour cause do la » paix derrainement trailié, tenus et redevablez envers noslredit très-redoublé seingneur; lequel )i nostre sauf-conduit nous promettons tenir et faire tenir sans enfraindre ne soffrir estre enfraini H en aucune manire, toutez fraudes et malenghien mis hors. En tesmoing de ce nous avons mis >i nostre seel à cez présentes, données à Namur le 16""" jour d'octenibre l'an mil llll' trente et deux. » Transports de 1413 à 1418, fol. 381 v". D'autres sauf conduits du même genre furent accordés par les baillis de Namur : aux habitants M RECHERCHES La fête de Ileibattes paraît (J'oiigine fort ancienne. Je ne connais pas l'acte qui l'institue; mais, en revanche, je la trouve mentionnée dans ce manuscrit de 1265 auquel j'ai déjà eu recours. Les détails qui s'y trou- vent, bien qu'incomplets, méritent d'être consignés. Voici comment j'in- terprète le texte : « Les marchands de Dinant qui viennent à la fête de llerbattcs payent (tous ensemble?) au souverain vingt sols namurois et cinq livres de poivre; mais l'échevinage réclame comme sienne la redevance en poivre « Le comte lève douze deniers namurois sur chaque étal de drap. Chacun des étaux communs paye seulement un denier, à l'exception toute- fois des échoppes appartenait aux tisserands bourgeois et de celles qui sont établies contre l'église de Saint-Nicolas '. Ces dernières, au moins, doivent leur redevance à cette église -. » Une observation quant à ce second article. On verra plus loin que tous les drapiers d'une même ville étalaient parfois leurs marchandises dans une halle commune. Ce sont là, je crois, les communs élaux dont parle le manuscrit de 12B5, et c'est, sans doute, dans le même but d'attirer à Namur les marchands étrangers que l'on exigeait de ces halles communes une redevance moins considérable. Les renseignements fournis par les manuscrits du XIV""" siècle vien- nent, en partie, corroborer les précédents. Ainsi, dans le compte du domaine de io5(), le produit des étaux de la fête de Herbattes s'élève «lu pays (ie Liège et du conilé de Looz, le 10 octobre 1449 [Reliefs ihi fouv. bailliage, 1-448 à t483, fol. 12); aux liabilants de la ville de Hasselt et du pays de Looz, le 14 octobre 1469 {Reliefs et Iransp. du sour. bailL, 1467 à 1477, loi. 41 v"). ' Comp. Gaillard, Éludes, etc., p. 198. On y voit qu'à Anvers, des échoppes furent aussi éta- blies, pendant un certain temps, dans le cimetière de Notre-Oame et que ces échoppes payaient un droit à la fabrique. - « Et si a li cuens as marchons de Dinant ke vient à le fiesle à ISerbaltes, 20 sols namurois et n 3 libres de poivre; mais li poivre est les eskevins, si comme il dient. — Et si a li cuens à le » fiesle de Harbates à chascune estai de dras 12 d. namurois. Et si à li cuens en celi lies à tous » aultres communs estaus I d. à chascune, fors as eslaus des toilliers bourgois, et fors as estaus » ki sont de monslier Saint-Nicolai et ki joignent à celui moustier. Se vault par an 4 libres namu- i> roises. Si puet croisire et abaissier. » Papier velu . fol. 27 v". — « Au vesly de S'-Nicolays qu'il » preiit chacun an sur les estaulx de le fonrie de Heibatte, 2 sols C den. lovignis. » C. du dont., 1477-1478, fol. 30. — Voy. aussi la note 4, p. 55. SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 5S effectivement à quatre livres dix-huit sols et six deniers; mais, dans celle somme, sont compris les étaux des courcliim, mot dont je ne connais pas la signification '. Le même document mentionne aussi une livre de poivre, d'une valeur de neuf sols, payée par la généralité des merciers ^. Au nombre des marchands qui venaient Itaijomer, c'est-à-dire exposer leurs marchandises, je dois encore signaler les courtiniers (fabricants de courtines, ou tapis?) ^; les viez-tvariez , ou marchands de vieilles bardes ^': et enfin, les mascliers, ou bouchers. Dix-huit étaux, ou hayons, affermés au profit du souverain , étaient réservés à ces derniers, et ils ne pouvaient se placer dans d'autres endroits que lorsque les dix-huit étaux étaient entière- ment occupés ''. Vers la même époque, le imilier, ou table de jeu de dés, s'affermait au profit du souverain , sauf pendant le mois d'aoïit , la fête de la Noël et celle de Ilerbattes *'. Lors de cette dernière fête, l'échevinage percevait à son tour divers droits qui constituaient ce qu'on appelait la censé du fies- tiage de Herballes. Chaque année, on mettait cette censé à ferme pour une * .( ... pour les estauls de le,fesle à Herbattes... pour cesti année parmi les courchins dont cas- )■ cnns stauls desdis courchins doit demi-vies gros, excepteit 3, qui ne doient que 3 tournois... n A lib. 8 s. 6 den. » C du dom., 1055-1056, fol. 10, au.v arch. de la ville. Voy. aussi C. dudoni.. 1 478-1-479, fol. 1 1 aux Arch. du royaume. - « Pour une livre de poivre quo luit li nierchier de le fesle à Herbattes doient ensemble |iar :■ au à monseigneur à le dite feste... 9 sols » Ibid., fol. 15. — Voy. aussi C. du dom., 1406-1407. fol. 30, .\rch. du royau;ne. ^ ce ... pour lès slallaigez de le fiestez Herbatte... et aussi aultres stauls aval le Herbatte et à le » ."Novveville. Et premiers pour les courtiniers, 14 heaumes; de cheaus de le Noyveville, tSobolez; » et des aultres aval le Herbatte, 14 obolez. n C. du dom., 1406-1407, fol. 21. ^ « .. pour une petite rualée de terre estant devant Saint-Nycolay en Herbatte, par laquelle on » soioit aleir es stauls dez viez wariez, qui soloient hayneir derier les merchiers qui haienent » devant Saint-Nicolay... » C. du dom., 1406-1407, fol. 38 v°. ^ « Item rechut de tous lez mascliers de Naniur pour 18 stauls de mascliers pour vendre char à » le tieste Herbatte...; parmi chu que on ne deverat ne ne polrat-on hayeneir sur I slaul que \ seul .) masclier, et par manière teille aussi que ou cas là il venroit mascliers qui ne sewist où haye- X neir, qu'ils doient avoir plachez pour hayeneir à l'ordonnance dou receveur de le contei de « Namur, et ne doit-on point hayneir autrepart jusques aultant que chis 18 stauls soient plains... .. 6 lib. 16 sols. >) C. du dom., 1406-1407, fol. 40 v°. — Cette redevance n'était plus payée au XVI' siècle. Voy. C. du dom., 1554-1353, fol. 6 v°. 6 .. Henri li Chiens at accensit le taulier des jus des deis de le ville de Namur, fourmis le mois )) d'awosl, le lieste Herbattes et le Noul... Reg. velu, foi. 50. — « ... pour le taulier des jeus des m RECHERCHES somme que je vois varier de quinze à vingt-quatre griffons '. Le maieur avait le tiers des droits perçus à celte occasion et, en outre, les merciers lui devaient une certaine quantité d'épices et de poivre. Durant les huit premiers jours de la foire, il jouissait également, dans toute l'étendue de sa juridiction, des droits de forage sur la bière et l'hydromel-. En ce qui concerne la bière, je vois qu'au XM""' siècle, cette ledevance consistait en un patard et un wihot sur chaque tonneau ^. Bien que ces données soient incomplètes, on peut cependant en con- clure que dès le Xlir"'^ siècle les produits de l'étranger, et surtout les draps, allluaient à la foire franche de Herbaltes. La draperie étant l'industrie belge par excellence , on apprendra sans étonnenient qu'elle jouissait d'un privilège tout spécial. En vertu de ce privilège, les drapiers d'une même ville possédaient d'ordinaire une espèce de halle où ils étalaient en commun. Ainsi il y avait une halle particulière pour les draps fabriqués à Maestricht , Liège, Iluy, Dinant, Hasselt, Tournai et peut-être dans d'autres villes encore*. .- liées de Namiir et de le fraiikise, censiés... 31 lib. 10 sols. " — « ... jmur le jeu du point de! )> escalier rondist le frelin... 13 lib. tO sols. » C. du dom., 13531350, fol. 13 v°. — « ... pour le ). lefachon et planches niieses ail cliouse là on tient le tavelier et le frelin monseigneur es preis » de Heibatte. » C. du dom., U06-i407, fol. 124 v°, Arch. du royaume. ' « L'an 1417, le IDaoût, fut mita offre en le maison Henri Canone par Massar Colle, maieur » et les eschevins le censé condist le liesliaige à lèvera cesle Herbatte prochain, auzdis maieur et )) eskevins appartenant... Pirchon Loy niist ladite marehandieze à 13 griffons et au vin demi-stier « (le lliaune,et à ce pris li est demoré. » Tramporis, 1413 à 1418, fol. ooH. — VOy. aussi le reg. de 14i8à 14-23, fol. 192 v", et celui de IHH à 1436, fol. 233. - « Item que ledit maieur at le lierche part en es festiages qui eschiet à le Ilerbal; aussi lui Il doivent à ladite lieste tterbat les merchiers des espices et du poivre. — Item , al aussi ledit Il mayeur, le 8"= de ladite tleste Herbat, les foraiges des chervoises et des niielz, c'est assavoir le pre- I. mier 8"" de le franchise de ladite feste de Herbatte. « Transports de 1439 à 1463, fol. i04, et Répertoire des causes, fol. 91 v°. Il paraît que l'hydromel de Naniur était déjà en grande réputa- tion au XIV™' siècle, car il y est fait allusion au vers -26,798 de Gudefruid de Bouillon [Coll. de cliron. belq. inédites). — J'insère ici, en passant, l'article suivant du C. de ville. 1414, fol. 29 : « ... pour » unez balanchez achatéez pour ladite ville en le fieste Herbatte derraine passeie, dont on avoit Il souvent granl besoingne pour peser copillez... 32 heaumes, n Quatre copilles valaient un wihot, et six wihots un heaume. "' Voy. plus loin un extrait du Reg. au.c courerles rouges , fol. 28 v". ' Voy. plus loin l'ordonnance du 18 octobre 1499 et les privilèges [)0ur Hasselt, Dinant et .Maes- tricht. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES 57 A Namur, le métier des drapiers, connu plus communément sous la dénomination de la hanse ^ , était, semble-t-il, la corporation la plus nom- breuse 2. Cependant, malgré les privilèges qui lui avaient été accordés à diverses reprises, il paraît que, dans la première moitié du XV"* siècle, l'industrie drapière était languissante. Déjà, en 1590, sur la demande de nos commerçants, le souverain avait frappé d'un droit d'un franc toute pièce de drap étranger apportée à Namur ^. Plus tard, dans une requête adressée au comte Jean III, les drapiers se plaignirent de ce que « ladicte draperie, .. qui estoit une de plus grans et beaulz membrez, alloit grandement à » déclin pour lez légiers eslraingniers draps de dehors que on amenoit .. en la ville et franchise, assavoir drapz de Chimay, de Bealmont, de n Herke, de Halle, Landres et d'autres villes de Bouisson (?). » Le 5 mars 1420 , le comte défendit l'entrée de tous ces draps, sous peine d'amende et de confiscation*. Je ne sais si celte mesure fut favorable à l'industrie namuroise, mais la décadence, ou si l'on veut le temps d'arrêt que semble indiquer la pièce que je viens d'analyser, explique fort bien l'opposition que nos drapiers feront plus tard à leurs confrères des autres villes. Du reste, ils seront aidés dans cette lutte par les corporations étrangères elles-mêmes, qui, comme on va le voir, se jalousaient les unes les autres. Lors de la foire de 145G, les drapiers de Hasque (Hasselt) adressèrent une longue requête à l'échevinage. Ils lui remontraient qu'à l'exemple de leurs prédécesseurs, ils étaient venus à la franche fête de Herbattes, où, depuis plusieurs années, ils possédaient leur halle particulière, comme ils l'avaient à toutes les foires des bonnes villes du pays; que néanmoins, selon ce qu'aucuns leur avaient donné à entendre, certains marchands, notam- ment ceux de Liège, soutenaient que les remontrants ne pouvaient étaler ni vendre en particulier, mais bien avec les drapiers de Namur et des autres ' On sait que le mot hanse signifie une compagnie de marcliands. 2 Lors de la procession du saint sacrement, les drapiers formaient, à eux seuls, trois corps dis- tincts : les drapiers et teinturiers, les tisseurs de draps, les foulons et retondeurs. Voy. le fol. 83 du Réperl. des causes, inséré plus haut. s C. de ville, 1390, fol. 3. ' Cette ordonnance est insérée au fol. 10 V des Transports de 1457 à U38. Tome XXVII. 8 58 RECHERCHES localités. Hs demandaient, en conséquence, si, à l'avenir, ils continueraient à avoir leur halle, et ils terminaient en disant que, dans le cas contraire, ils cesseraient de venir à Namur. Par son ordonnance du 24 octobre K456, réchevinage, prenant en considération que les requérants ne venaient vendre à la foire de Herbattcs que les draps fabriqués à Ilasseh, statua qu'ils continueraient, lors de cette foire, à posséder leur halle particulière '. Semblables décisions furent prises, par l'échevinage, le 21 octobre 1447, à la demande des drapiers de Maestricht -, et le 27 juin 1449, sur la requête de ceux de Dinant '\ Je ne sais trop si ces facilités accordées aux commerçants étrangers ne causèrent pas quelque préjudice à l'industrie du pays. Ce qu'il y a de cer- tain, c'est que la décadence dont j'ai déjà parlé, à l'époque de Jean III, fit, pendant le cours du XV""" siècle, des progrès aussi considérables que rapides. Ce fait nous est signalé par un mandement de Jean de Bergues, gouverneur du Namurois , en date du 50 juin 1494, lequel défend la sortie des laines, et ordonne à ceux qui en possèdent de venir les vendre sur les marchés du comté « affin de, par ce moyen, entretenir la hansse de » la draprie de ladite ville naguères remise subz, pour le proufBi et utilité ï) d'icelle ville et pays ^. » Cet état de gêne dans lequel se trouvait alors la hanse namuroise nous donne la clef de l'opposition qu'elle fit, quelques années plus tard, à tous les drapiers des villes étrangères. En effet, lors de la foire de 1499, les maïeur et jurés de la draperie de Namur, au lieu de réserver, selon l'an- cien usage, une halle particulière pour chacune des villes privilégiées, firent dresser pêle-mêle les élaux des drapiers étrangers. De j)lns , ils s'opposèrent à ce que ces derniers vendissent leurs draps, sous prétexte que ces draps n'étaient point fabriqués selon les règles établies pour la hanse de Namur et qu'ils ne portaient pas la marque de cette corporation ^. ' Transports de i ■i"28 à 1 436 , fol. 492 v". - Transports de ii7,l à 1438, loi. 110. ' Jbid., fol. 96 v°. Ces trois pièces sont conçues à peu près d.ins les mêmes leniies. ^ Sentences du conseil provincial , rea;. de 1491 à 1516. fol. 127, aux Arcli. de l'Étal. '^ Comp. l;i charte du métier de la hanse, du "25 octobre IGTo, dans Galliot, VI, 386. On y lit que les draps fabriqués à Namur ne pouvaient être mis en vente qu'après avoir été visités par les SUR LES ANCIENÎSES FETES NAMUROISES 59 Les marchands étrangers se plaignirent vivement de cette opposition, d'autant plus inexplicable que c'était la hanse elle-même, disaient-ils, qui les avait invités à se rendre à la foire, en les prévenant qu'ils pourraient y vendre leurs draps, sans être astreints à la formalité du sceau. La hanse appelée devant les représentants du souverain et de la com- mune, répondit, quant au premier point, qu'à Namur, contrairement à ce qui se passait dans d'autres villes, on observait rigoureusement l'édit naguère émané sur le fait des monnaies ^ ; que les personnes du dehors qui viendraient acheter aux marchands étrangers pourraient, si ceux-ci étaient placés à part, leur donner en payement des monnaies prohibées, ce qu'ils n'oseraient certainement faille en présence des commerçants namu- rois; et que, partant, les marchands étrangers, recevant ainsi toute espèce de monnaies, attireraient naturellement à eux la plupart des acheteurs. Quant au second point, la hanse se borna à répondre que, d'après sa charte, on ne pouvait vendre à Namur que des draps portant la marque de la hanse namuroise. Le 18 octobre 1499, après deux jours de délibération, le lieutenant- bailli, de concert avec le conseil et l'échevinage, statua que, pour cette fois et sans préjudice au texte de la charte des drapiers, les maïeur et jurés de la hanse feraient dresser des halles particulières, selon la manière accoutumée, et que les marchands étrangers pourraient y débiter leurs draps non scellés, pourvu que ceux-ci fussent « léaulx et marchans »; mais qu'à l'avenir, ils devaient s'abstenir « d'en amener pour hayonner ou vendre )> à ladite feste nonobstant qu'elle soit franche, car l'on ne leur souffrera » plus vendre telles denrées ^. » Ainsi fut écartée la concurrence étrangère. Toutefois cette interdiction rigoureuse ne fut pas toujours maintenue. Du moins, la charte du métier maïeur et jurés de la liansc et marqués du sceau du métier. De même, les marchands du dehors, qui venaient vendre à Namur des draps étrangers, devaient les soumettre à l'examen des maïeur et jurés. Lorsque ceux-ci trouvaient que les draps remplissaient toutes les conditions exigées par la charte, alors ils apposaient sur chaque pièce la marque de la draperie namuioise, et la vente était autorisée. ' Probablement le mandement de Philippe le Beau, du 2 janvier 1497. - Coll. manusc. des Édits et ordonnances, reg. de \Aiio à 1519 , fol. 29 v", aux arch. de la ville. 60 RECHERCHES de la hanse, du 25 octobre 1675, laquelle n'est sans doute que la repro- duction de celle de 1495, porte, à l'art. 45, que « durant la foire, que » l'on dit du Herbatte, il sera loisible à tous marchands étrangers d'ame- ' ner en notredite ville et y exposer en vente , publiquement et autrement, ' toute sorte de bons draps, tant teinturez que non teinlurez, pourveu >> qu'ils soient scellez des scels du métier de la drapperie érigé es villes " et lieux où lesdits draps auront été faits et drappez ^ » Parvenus au XVI"'" siècle, nous trouvons tout d'abord, une charte éma- née de Philippe le Beau, le 7 septembre 1501, par laquelle ce prince, à la requête de la commune de Namur, accorde un sauf-conduit à tous les marchands « qui doresenavant vouldront venir hanter et fréquenter, à tout •> ou sans leurs biens, denrées et marchandises et autrement, la feste du ■ Ilerbat, qui se commence chacun an le 8""= jour d'octobre, icelle feste » durant trois jours devant et trois jours après ladite feste, et sembla- ' blement les processions qui se font et tiennent chacun an les jours de > festes et solempnilez de la sainte croix et de lavisitacion Nostre-Dame, » quatre jours auparavant lesdis jours et festes de sainte croix et visitacion » Nostre-Dame et cincq jours après. » L'archiduc prévient les marchands que, pendant les époques désignées ci-dessus, ils pourront amener leurs marchandises à Namur, y séjourner, retourner chez eux, passer et repasser par les pays qui sont sous sa domination, « sans que durant ledit temps » ilz puissent, dit-il, à cause de leurs debtes ne de celles des villes et lieux » où ilz sont ou seront résidens et demourans, estre prins, arrestez, dé- » tenuz ou enipeschiez en corps ne en biens en aucune manière, excepté » noz ennemis et rebelles , les bannis et fugilifz de nosdis pays ^. » Avant d'aller plus loin, je donnerai quelques détails sur une institution qui date des premières années du règne de Charles-Quint, et qui n'est pas tout à fait étrangère à mon sujet; je veux parler de l'institution d'un marché franc à Namur. La commune avait représenté à Maximilien que, par suite des dom- mages considérables essuyés depuis plus de quarante ans, la ville ne ' Voy. ce diplôme dans Galliot, VI, j8(j. ? Diplôme origimd , aux arch. de la ville, boîte 19. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 61 pouvait achever ses travaux de fortification, et que, pour surcroît de mal- heur, les commerçants qui autrefois amenaient leurs marchandises et den- rées, le samedi jour de marché, abandonnaient maintenant la ville pour se diriger sur Liège, Huy, Tongres, Dinant, Fosses et Châtelet, le tout au grand préjudice de Namur. Dans le but de venir en aide aux sup- pliants, Maximilien, par un diplôme du mois de septembre 1514, institua dans leur ville « un franc marché de chevaulx, vaches et tous aultres » bestiaux, denrées et marchandises. » Ce marché devait se tenir chaque semaine, à partir de l'après-midi du vendredi jusqu'au dimanche à midi, et l'on accordait aux marchands étrangers un sauf-conduit des plus étendus. Une seule condition était imposée à la commune, c'était de faire paver et entretenir la chaussée depuis l'église des Croisiers jusqu'à la chapelle de la Sainte-Croix, sur une largeur de deux chariots marchant de fronts Lorsque nos bons ancêtres avaient demandé l'institution de ce marché franc, ils « espéroient faire le proufit et l'augmentation de la ville. » Ils ne tardèrent pas à se convaincre que ce privilège, qu'ils avaient réclamé comme un moyen de salut, était au contraire « grandement préjudiciable B et dommageable à la ville et à eulx. » En effet, les marchands du comté ou de l'étranger, qui se trouvaient redevables envers les bourgeois de Namur, profitaient des jours de marché pour venir librement commercer en ville et disparaissaient aussitôt que la franchise était expirée. Fatigués d'être nargués de cette façon par leurs débiteurs, les Namurois suppliè- rent bientôt Charles-Quint d'abolir ce désastreux privilège, et, partant, de leur permettre de faire arrêter leurs débiteurs pendant la durée du marché. Un diplôme du 50 août 1520 fit droit à leur requête ^, et c'est ainsi que fut aboli le marché franc, après une existence de six années. Revenons à notre fête de Herbattes. Un document qui remonte aussi au règne de Charles-Quint nous four- nit quelques nouveaux détails sur cette foire. En voici, je pense, le sens : « Pendant la fête, on lève en Herbattes et dans la Neuveville ^ cinq ' Registre aux boutons, fol. 108, aux arcli. de la ville. - Ihid.. fol. tlô. ' Le quartier de la Neuveville avait un échevinage spécial et sa juridiclioii particulière. 62 RECHERCHES heaumes sur chaque liayon ou étal couvcrl '. Les élaux non couverts ne doivent que vingt deniers. U en est de même des marchands qui étalent sur la rue, comme les chaudronniers, les vanniers et les tonneliers. » « Les drapiers de Namur, de Mons, de Liège et des autres villes ne doivent rien au souverain pour les menus étalages; mais ils payent un droit au métier de la hanse. » « Pendant la fêle, le droit d'étalage aux portes et aux fenêtres ne se lève, dans la Neuveville, que sur les merciers qui louent une maison ou une place appartenant à un habitant de la Neuveville. Ce droit consiste dans le troisième denier du prix de location; mais le propriétaire lient compte de cette redevance au mercier locataire ^. » « Durant les huit premiers jours de la fêle, le maire de Namur lève, dans toute sa juridiction , un patard et un wihot sur chaque tonneau de bière, et l'empereur perçoit, de son côté, six wihots sur chaque tonneau. » « Les revendeurs de la Neuveville qui vendent de la bière dans les limites de la Neuveville, ne doivent rien au maire de Namur pendant ces huit premiers jours; en revanche, ils payent sur chaque tonneau un patard et cinq wihots, et il en est de même des gens d'Église et des bourgeois qui vont acheter de la bière dans la Neuveville ". » ' Le Reg. aux couvertes rouges qui contient ce document est une copie du siècle dernier; j'y lis converUj ; je crois que c'est une faute et qu'il faut lire couverts. * « Des menus estallaiges de la [este de Herbatte. — Des menus estallaiges de la feste de Her- )i battes à Namur l'ont at aceoustumé lever en Herbatte et par toute la francbise de la Noefville » sur chacun hayon estant converty cinq healnies, et ceuix qui ne sont point converly ne doivent » que vingt deniers, et tous ceulx hayenant à rue, comme mignons, bansseliez et frustailliez, I) doivent aussi vingt deniers. » Item tous drappicrs de Namur, de Mons ou de Liège ou d'autres villes, ne doivent rien des i> menus estallaiges, mais doivent droit au niestier de la hausse, n « Les estallaiges, Imyl tailles et fenestraige de la ville de Namur se doivent lever en temps de » Herbattes en la Noefville seulement, sur chacun merchier ayant loué maison ou place à un bour- ). gois ou mannant de ladiUe Noefville, le troisième denier de la somme qui paye au louagier au ). proullil de l'empereur, et le doibt rabattre ledit merchier au louagier. » Beg. aux couvertes rouges dit aux esselles. foi. 28. Ch. des comptes, n» 1004, aux Arch. du roy. C'est une copie d'uu ancien manuscrit faite au siècle dernier. '• « La grande et moyenne censé des houppes et thibus de la ville de Namur. — ... Item, le maire )i de Namur at droit en la première huyiième de la leste délie Herbatte lever à son prouflfit par )i toute sa jurisdiclion sur chascun tonneau de cervoises un patart et un wihot, et l'empereur SUR LES ANCIENNES FETES NAMUROISES. 63 Le règne de Philippe II nous fournit encore quelques renseigneraeuls sur la foire franche. 11 existe notamment un diplôme de ce souverain, daté du 17 avril 1564, et par lequel les merciers, bourgeois de Namur, sont autorisés à tenir la foire sur le pré de Herbattes. D'après cet acte, dont je ne possède qu'une courte analyse, chaque mercier, soit étranger, soit Namurois, devait payer au fermier des menus étalages de Herbattes, un sol et trois deniers pour les hayons ou étaux non couverts, et le double pour les hayons couverts ^. Enfin, dans deux édils du 6 octobre 1565 et du 6 octobre 1570, on voit que la foire de Herbattes s'ouvrait la veille du jour Saint-Denis, à midi. Par la première de ces ordonnances, on excepte du bénéfice du sauf- conduit les bannis, les fugitifs, les infectés ou suspects d'infection et les brimbeurs. Par la seconde, on défend de jouer, pendant la fête « toutes » sortes de jeux et hazets 2. » Nous avons vu, par la charte du métier de la hanse, de 1675, que la foire de Herbattes existait encore dans la seconde moitié du XVII""^ siècle ^. Comme, vers le même temps, les prairies de Herbattes furent occupées, en grande partie, par les fortifications qui défendaient la porte de Saint- Nicolas, je serais assez tenté de croire que ce fut là le motif qui engagea nos pères à chercher un autre emplacement, et que la fête de Herbattes fut alors remplacée par la foire actuelle. Il estdu moins certain qu'antérieurement au traité de la Barrière (1715), pendant tout le temps que durait la franchise de la foire, on arborait les )i lève, ladite huitième, sur chacun tonneau six wihots. Ceulx de la Noefville, assavoir les reven- » deurs vendant en ladite franchise, ne doivent rien , la première huytiènie, au maire de iNamur, )i mais ils doivent à l'empereur et payent pour chacun tonneau un patarl et cinq wihots, qui est )i un patait, un quart et deux wihots; les gens d'f'^glise et bourgeois prennanl cervoises en ladite )i franchise doivent autant. Reg. aux couvertes rouges, fol. 28 v°. ' Répert. alphab. des reg. rubriques Chartres... au mot 7V«»ij(r. Arch. du roy. - Coll. manusc. des Édits et ordonnances, reg. de 1564 à 1571, fol. 19 et 3C, aux Arch. de la ville. ' Galliot , VI, 401 . — Au C. du domaine de 1672-1673, fol. 4 et 34, les « menus étallages » de la fête de Herbattes sont encore affermés pour 20 sols par an, mais on n'a pas trouvé de hausseur pour la livre de poivre due par les « fermiers haynants (étalant). » Au compte de 1710, fol. 5 et 44, ces deux censés ne sont plus indiquées qu'à titre de renseignement. 64 RECHERCHES armoiries urbaines au haut d'une perche élevée au milieu de la place Saint-Remy, et que lorsque les Hollandais vinrent tenir garnison à Namur, ils s'y opposèrent fortement K l\ est également certain que, vers le milieu du siècle dernier, la foire se tenait sur la grande place actuelle , depuis le 2 juillet (fête de la Visitation de la sainte Vierge) jusqu'au 10 du même mois ^. C'est ce qui a encore lieu de nos jours. Comme de nos jours aussi, maintes fois, sans doute, les commerçants de la ville cherchèrent à faire tomber cette foire, qu'ils regardaient et qu'ils continuent à regarder comme très-préjudiciable à leur négoce. Le 5 dé- cembre 1768, les vingt-quatre corps de métiers présentèrent à l'échevi- nage une longue requête par laquelle ils en demandaient la suppression. Parmi les différentes pièces écrites à ce sujet, je n'ai à signaler ici que la réplique faite par le lieutenant-maïeur. Ce fonctionnaire ne dit pas l'origine de la foire, mais il entre dans quelques détails qui ne sont pas sans intérêt : « C'est sur ce principe d'utilité publique, dit-il notam- « ment, que nos anciens magistrats ont fondé leur demande pour obtenir " du souverain l'établissement de la foire, le sauf-conduit ou franchise .. pour tous les marchands qui s'y rendent et les octrois nécessaires à » cet égard. H est même apparent que les trois bancs francs qui sub- .. sistent encore étoient autant de foires franches ^, et l'on a lieu de croire :. qu'il y avoit anciennement en Trieux (rue de Bruxelles) une foire et .. marché de chevaux '*. » Le lieutenant-maïeur concluait au rejet de la requête présentée par les corps de métiers ^. ' Liasse aux Arch. île l'État. - Voy. le passage du ree,-. aux Résolutiotis du magistrat, XII, 245 et suiv., cité plus bas. 3 Cela ne me paraît pas apparent du tout. S'il est vrai que la fête de Herbattes correspondait au banc franc de Saiut-Denis (-2 au 26 octobre) et la fête de la Visitation à une partie du ban S'-Jean- Baptisle (17 juin au I I juillcl); d'autre part, la fête de la sainte croix (3 mai) ne correspondait nullement au ban S'-Clément (10 novembre au 1 I décembre). ^ Ici, le lieutenant-maïeur aurait pu atlirmer. Voy. le diplôme de Maxiniilien, du mois de septembre loU, analysé plus liaut, et l'art. 8 du cbap. VIII des Édits politiques de la ville de Namur, ainsi conçu : « Les cbevaux et ciievalines s'exjioseront en ladite rue en Trieu, au devant « de la maison faisant le coin de la rue qui décend vers S'-Aulbain , ordonant au propriétaire d'en- )> irelenir à la muraille d'icclle maison les douze aneaux qu'il est obligé d'y mettre à cet effect et 1) pour le service du public. « ^ liésolutions du magislnil . XII, 245 et suiv. SUR LES ANCIENNES FÊTES NAMUROISES. 65 Semblable opposition s'est renouvelée de nos jours et se renouvellera sans doute encore. Je n'examinerai pas si elle est juste ou injuste. Je me contenterai de dire que cette foire est devenue inutile et que, comme toute chose surannée, elle tombera d'elle-même dans un avenir assez rapproché. Je termine ici ce travail sur les anciennes fêtes namuroises. Peut-être trouvera-t-on que je suis entré dans des détails trop minutieux. Mon excuse est en partie dans la nature même des documents dont je me suis servi. Traitant presque toujours un sujet entièrement neuf ^ et ne possédant aucune chronique qui pût faciliter ma tâche, j'ai dû rassembler assez péni- blement les moindres fragments d'une véritable macédoine. Or, dans un tel travail d'assemblage, il arrive parfois que l'auteur, s' exagérant l'impor- tance de ses découvertes, ne sait se résoudre à élaguer certains détails et devient prolixe. Si j'ai mérité tel reproche, que le lecteur veuille bien prendre en considération et mon long labeur et mon désir de jeter quel- que jour sur les institutions namuroises. * Sauf, bien entendu, en ce qui concerne les jeux et surtout les écliasses. ERRATUM. Le commencement de ce travail était imprimé lorsque j'ai reçu de M. Charles Grandgagnage une note sur le mol winlekez, inséré à la page 7, ligne 11 et note 2. L'éljraologie semble être wyn, titîn (vin) et lécher (qui aime à goûter, de là : gourmand, libertin, vaurien). Ce mot se trouve dans Louvrex (1, 32 et 477) sous les formes winlecke et wienlecgners ; dans le premier passage, il signifie évidemment : valet de marchand de vin; dans le second, où il est associé au molribatt, on peut également l'interpréter dans le même sens. Les winlekez naniurois élaienl, penl- étre, les cabaretiers. FIN. NOTICE SUR UN MONUMENT MÉTROLOGIQUE RÉCEMMENT DÉCOUVERT EN PHRYGIE: A. WAGENER, AUnÉGt A L LMVERSITE DE (.4JID. (Présenté à la séance de la classe des lettres, le 5 niar:. 1855.) Tome XXVII. NOTICE UN MONUMENT MÉTROLOGIQUE RÉCEMMENT DÉCOUVERT E!N PHRYGIE. Dans le premier rapport que j'ai eu l'honneur d'adresser à M. le Ministre de l'intérieur sur les résultats de mon voyage scientifique en Grèce et en Asie Mineure, rapport qui a été soumis à la classe des let- tres, j'annonçai que j'avais trouvé, en Asie, une collection presque com- plète de mesures antiques. Le monument qui offre cette collection, et dont je vais tâcher de donner une description, me paraît avoir assez d'impor- tance pour que je me permette de le signaler à l'attention de l'Académie. Je l'ai découvert, au mois d'octobre 1855, à Ouchak, ville assez consi- dérable, située non loin de la limite septentrionale de l'ancienne Phrygie, et qui, d'après une inscription trouvée à peu de distance de là*, occupe probablement l'emplacement de Trajanopolis, dont il s'est conservé quel- ques médailles. Je n'espérais guère, d'après la description qu'en avaient donnée MM. Arundell et Hamilton, y rencontrer, en fait d'antiquités, autre chose que des inscriptions funéraires, dont malheureusement la plupart n'offrent qu'un médiocre intérêt. Toutefois, je ne négligeai pas de copier avec soin toutes les inscriptions qui tombèrent sous mes yeux, ' A sept milles anglais d'Oucliak , sur un des murs de la mosquée du village de Tschorek-koi , M. Hamilton découvrit une inscription (Corp. hisc. Gr., 586S'') portant les mots : ij 1 fCLiavom^nrùv 4 SUR m MONUMENT MÉTROLOGIQUE et c'est ainsi que j'en recueillis bientôt un assez grand nombre , dont quelques-unes manquent dans le Corpus Inscriptioniim Graecarum; elles sont, du reste, de peu de valeur. En continuant mes explorations épigraphiques, je fus agréablement sur- pris en découvrant, près d'une fontaine publique, un bloc de marbre blanc d'une assez grande dimension, que, d'après sa forme et son orne- mentation extérieure, je pris, au premier moment, pour un sarcophage grec. ,ïe n'examinai d'abord que la partie dont on trouvera un croquis à la fin de cette notice *. Au-dessus de la guirlande se trouvent plusieurs groupes de lettres que, malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à déchifTrer, bien qu'elles soient incontestablement grecques. Par contre, il n'y a pas de doute qu'il ne faille lire au-dessous de la guirlande : AXe|av(3)5og àoy.t[xeùç, ènoUt. Pendant que j'étais occupé à copier cette dernière inscription et que je m'obstinais à déchifTrer le reste, un Grec, qui m'accompagnait dans mes pérégrinations, appela mon attention sur la partie supérieure du monu- ment, où il venait de lire le mot àx.éTvlov. La ligure B donnera une idée de ce qui s'offrit à ma vue. Ghaque cercle représente une excavation ayant la forme d'une ruche renversée. Les rapports de grandeur de ces différents cercles ne doivent être considérés que comme approximatifs. Comme, en effet, pour des mesures de ce genre, il s'agit de viser à la plus grande exactitude pos- sible, et que, dans le cas présent, grâce à la forme particulière de ces creux, les mesures de longueur n'auraient donné aucun résultat, je me suis dispensé de les noter; mais je puis garantir que l'aune indiquée sur mon plan ne mesure ni plus ni moins de 555 millimètres. Quel pouvait être le but de ce monument unique en son genre? Je ne doute pas que ce ne soit un étalon, une collection de mesures normales de capacité et de longueur. Nous savons, par le n" 125 du Corp. Insc. Cr., ' Voyez la figure A. RÉCEMMENT DÉCOUVERT EN PHRYGIE. 5 qu'il y avait, à Athènes, des mesures modèles d'après lesquelles on faisait d'autres poids et mesures gradués, qui étaient déposés ensuite non-seu- lement à l'Acropole, mais aussi au Tliolus, oii l'on conservait une partie des archives, ainsi que dans d'autres localités, telles que le Pirée et Eleusis. Voici le passage de l'inscription 125 qui se rapporte à ces me- sures officielles. Je le transcris tel qu'il a été restitué par M. Boeckh: A; âl (xp)(aL a!ç o't vo'//.o! r.pOiZKZzœaL , Tipoç, KaTe(r/-£ua[a//e'va] aùjxlSohx ayix.û[xa.xa mtYiGa[j.évM , npàç re rà vypà y.al rk ^Yipk xaixà azciBp.d.. L'étalon porte le nom de a{j[x[Solov, parce que c'est en comparant avec lui {àà. TÔ aviJ.^i)ls'jOM) les poids et les mesures ((j/ji'.ûf/.aTa) déposés à Eleusis et ail- leurs, qu'on en établissait l'exactitude. Les CTÛp/îoAa athéniens, dont il est fait mention dans l'inscription 125, ne s'étendaient qu'aux poids et aux mesures de capacité. Le monument d'Ouchak, qui ne nous fournit pas de données sur les poids, comprend, d'un autre côté, une mesure de lon- gueur. Des poids normaux, conservés à l'Acropole, sont également signalés par Pollux (On. X, 126) et dans le Corp. Ins. Gr., sous les n°^ 150 et 151 {ardep-ia /ai^zâ : AU). Les Romains aussi avaient des étalons de mesures et de poids qui paraissent avoir été déposés au Capitole ^ Il y avait à Rome des locaux spéciaux affectés aux poids et mesures (ponderaria) ; des poids étaient conservés dans plusieurs temples romains, notamment dans le temple d'Hercule^. C'est dans cette catégorie de mesures noi"males qu'il faut ranger notre étalon phrygiaque, qui serait sans contredit, s'il était transporté en Eu- rope, un des monuments les plus importants pour la métrologie ancienne: car, d'abord, il nous fournit des indications précieuses sur la manière dont, dans l'antiquité, on s'était efforcé d'atteindre, chose même si rare de nos jours, une jauge exacte pour les mesures de capacité n'ayant pas de forme régulière, telles que sont, par exemple, les vases. Les anciens, dit avec raison M. Boeckh, n'avaient pas, dans la confec- tion de leurs mesures, cette exactitude scrupuleuse qui caractérise les ' Cfr. Scriptt. rei agrariae, éd. Goes., p 273: Pedis modulus in aede Junonis Monetae adsvr- vulus , ad quein mensurarum publicarum fide.s exigebatur. - Voy. Boeckh, Melrologische Untersuchungen , p. 12. 6 SUR UN MONUMENT METROLOGIQUE modernes, mais leur sens pratique et la finesse de leur tact naturel sup- pléaient, chez eux, à ces procédés ingénieux qui sont dus aux théories plus parfaites de nos jours. Un des procédés dont se servaient les anciens pour atteindre, en fait de mesures, à la plus grande exactitude possihle, nous est maintenant révélé par la matricule d'Ouchak. Une matière plus ou moins liquide, pro- bablement du plomb fondu ou du plâtre ^, était coulée dans les différents creux. Ces portions de plomb ou de plâtre étaient ensuite enlevées et ser- vaient de formes normales pour les différents vases. Il va sans dire que. dans cette supposition, il faut qu'à sa partie supérieure le vase soit horizon- tal, et qu'on ne le remplisse que jusqu'à la naissance du col. Celte explica- tion est si naturelle, qu'elle s'est immédiatement présentée à mon esprit en présence du monument même, et qu'elle me paraît encore toujours la seule admissible. Mon opinion est, du reste, partagée par jM. le professeur E. Curtius, de Berlin, le continuateur du Co7i). Ins. Gr. Ce savant avait eu connaissance de ma découverte par l'intermédiaire de M. Schlottmann, ministre prolestant près l'ambassade prussienne, à Constanlinople, lequel m'avait accompagné durant une grande partie de mon voyage en Asie. D'après les renseignements obtenus par cette voie, M. Curtius donna, dans la Société archéologique de Berlin, une courte description de l'éta- lon d'Ouchak -, et c'est aux mêmes indications que se rapportent les pa- roles de M. Boeckh ^. M. Curtius a eu la délicatesse de ne pas publier sa notice. Je me suis adressé à lui afin d'en connaître le contenu, et par la réponse qu'il m'a envoyée, j'ai vu avec plaisir que, sous le rapport de la destination des creux qui se trouvent dans l'étalon phrygiaque, nos con- jectures sont à peu près identiques. Après avoir reconnu, en général, la nature et le but du monument qui nous occupe, tâchons de tirer profit des indications particulières qu'il nous donne. Et d'abord, que faut-il penser de la mesure de 0,555 mètre? ' Le limon offre rincoiivénienl de se rétrécir en se séchant. - Voy. Gerhard's Archaeol. Zeit. Anzeujer. April ISol, p. 441, ' Monalsber. der Berliner Akad. 1854, p. 83. RÉCEMMENT DÉCOUVERT EN PHRYGIE. 7 D'après les calculs de M. Boeckh, le pied romain = 0,2958 mètre , ce qui donne, pour l'aune romaine, qui mesurait un pied et demi , la longueur de 0,4457 mètre. Ainsi, l'aune romaine et l'aune d'Ouchak sont entre elles, si l'on fait abstraction d'une très-petite différence (4440 : 5550 = 4 : 5), dans le rapport de 4 à 5. L'aune grecque ordinaire = 0,4(524 mètre; de sorte que l'aune d'Ou- chak se trouve avec elle, sauf une différence d'un dix-millième de mètre (4625 : 5550 = 5 : 6), dans le rapport de 5 à 6. Ce n'est pas ici le lieu de prouver longuement l'importance de sem- blables rapports; du reste, l'ouvrage déjà cité de M. Boeckh sur les poids et les mesures des anciens suffit pour l'attester de la manière la plus écla- tante. De pareils rapports ne peuvent, en aucune façon, être attribués au hasard. L'aune d'Ouchak se rapproche le plus de l'aune de Philétère qui, d'après le témoignage d'Héron = f de l'aune romaine ou 0,55255 mètre. Héron donne aussi à cette mesure le nom d'aune royale, quoique, si nous nous en rapportons au témoignage d'Hérodote (I, 178), l'aune royale {(iuaàriïoi Ti-ôX'Ji) ait eu trois pouces de plus que l'aune grecque ordinaire, ce qui en fixerait la longueur à 0,52845 mètre. Si je n'étais pas sûr de l'exactitude de ma mesure, je serais tenté de considérer l'aune d'Ouchak comme se rattachant directement à l'aune royale babylonienne ou persane, qui est à peu près la même que celle dite de Philétère, laquelle, d'après les ingé- nieuses combinaisons de M. Boeckh, était répandue dans une grande par- tie de l'Asie. Mais pour admettre une pareille hypothèse, il faudrait se résoudre à torturer un fait. On pourrait aussi, d'un autre côté, supposer qu'Héron, en ûxant à 6 et 5 le rapport entre le pied de Philétère et le pied italique, a confondu celui-ci avec le pied olympique, ce qui rendrait l'aune de Philétère égale à l'aune phrygienne d'Ouchak; mais celte con- jecture n'est guère plus probable que l'autre. L'aune d'Ouchak est donc une mesure nouvelle, qui est à l'aune ro- maine comme 5 est à 4, à l'aune babylonienne royale comme 21 est à 20, à l'aune grecque comme 6 est à 5, et à l'aune de Philétère comme 25 est à 24 , c'est-à-dire comme le pied grec est au pied romain. 8 SUR UN MONUMENT MÉÏROLOGIQUE Passons maintenant aux mesures de capacité, en commençant par la plus grande, qui est désignée sous le nom de KYniOC Dans ma copie, la partie supérieure de la quatrième lettre est indiquée comme douteuse; aussi n'y a-t-il pas le moindre doute qu'il faille lire : xùnpoç. Le Kinpoç n'est mentionné que trois fois par les auteurs anciens. Alcée en a parlé dans le II" livre de ses Odes, et Ilipponax s'est servi du mot En troisième lieu, l'auteur de l'ouvrage sur les poids et mesures, vul- gairement attribué h saint Épiphane, prétend qtie, chez les habitants du Pont, le y.ùnpoç, était une mesure pour les corps secs, équivalente à deux modii et à cinq yohiv.eq pontiques ^. 11 est ensuite fait mention du Y.mpoi dans l'inscription 5561 du Corp. Insc. Gr., qui fut trouvée près de Pergame par M. Ch. Fellows. Mais l'illustre voyageur qui l'avait découverte n'en saisit pas du tout la portée. En effet, il y est parlé d'un contrat en vertu duquel on cède l'usufruit d'un jardin rapportant par an 170 -/.ij-Kpoi de grains : b à nspi.p,oliç, iaztv r^; [y]fiç aF.épou y.{mpuv [t]xoiZM éf:iôop.ïjy.civz»', tandis que, d'après M. Fellows, il y est ques- tion de cyprès. On a hésité s'il fallait dire xot^oç ou y.ùnpov. Ainsi, dans l'édition de Paris du Thésaurus L. Gr., je lis, au vol. IV, p. 2155 : Verum ea [mensura) ab ipso [Polluce) non yJKpoi tanhim dicitur scd etiam y.ùTtpov. Ces paroles se rapportent au passage suivant de Pollux (lY, 169) : Kùnpov ôî ri cvzu y.oLkoit^vjov pâzpov hpoiç, av Tiapà. 'AlyjxM. Le monument d'Ouchak me paraît résoudre la ques- tion : c'est y.mpoç qu'il faut écrire et non y.impov; car le signe C ne peut être qu'un sigma, attendu que nous retrouvons cette forme de lettre dans les mots 'Alé'iavâpoi; et Aci/jfxeùç. Le y.ùnpov du passage précité de Pollux est, par conséquent, un accu- satif. M. Franz fait observer, avec raison , qu'il ne faut pas trop se hâter de ' E|iipil., t. II, p. 184 B : Kù^rpoi x-t/.pi ro/i àuTci; Uovtikci; fjiêxpsv ion ^^piiy yiv/tj/xdmv, /xs^ci Sùo , 0 Xéysrj.i tiva; ^c.p' «Ors/; UovTixcli %:iwxeç vévre, x. t. A. Poil. X, H3 : Kat ^y.pi AXxxla rw fiiXoTOm iv J'eurépa fis^ôiv xuTrpo^ kxi va.pà injrâvxxTi iy ^rpâ'iii iâ/x.(iuy y^filx-j^pov. RÉCEMMENT DÉCOUVERT EN PHRYGIE. 9 tirer des paroles de saint Épiphane une conclusion relative à l'idenlité du -Aiyr.poi du Pont et de celui des Lydiens, des Mysiens et des habitants de Lesbos. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas non plus perdre de vue que cette identité n'aurait rien de choquant. Comme le modius valait 8 x^'-^'^^i ordinaires, le -^ùvipoi, qui en contenait 16, ou un tiers de //eàpoç, ne s'écar- tait nullement de l'analogie des mesures en usage chez les Grecs. Le KÙTipoç, du monument phrygiaque est probablement le même que celui que signale saint Épiphane, car l'un et l'autre sont subdivisés en modii , et cette circonstance qui nous prouve que le ymh^oç du Pont n'appartenait pas exclusivement aux habitants de celte contrée, me porte à croire que cette mesure de deux modii ne différait pas du y.ùnpoi que mentionnent Hip- ponax et Alcée. La mesure placée au-dessous du xo">4 et désignée par les lettres XONHE m'a singulièrement embarrassé ; j'ai même été jusqu'à supposer que ma copie n'était pas de tout point exacte. En me rappelant, toutefois, le soin extrême que j'avais mis à la prendre, mes doutes se sont évanouis, et je suis persuadé maintenant que ces lettres doivent être considérées comme une abréviation de xoWpo'j |e^T>]ç. Les indications des anciens sur le /oVJ;ooç sont loin d'être suffisammenl claires. Je regrette que l'édition de Paris du Tlws. L. Gr. ne soit pas encore parvenue à la lettre X, et comme l'édition anglaise n'est pas à ma disposition, j'ai dû me contenter de l'article de Henri Estienne, qui arrive à la conclusion que le ■/é^^p^'^ i^'^st pas une espèce particulière de grain, mais une préparation spéciale de l'épeautre. J'avoue que les arguments sur lesquels il se fonde ne me paraissent pas tout à fait concluants, et je crois que le x^^^r^^^ ^^^^^ t»ien que Yalica des Romains, n'est souvent autre chose que de l'épeautre en général. Du reste, ce n'est pas ici l'endroit convenable pour approfondir cette question. Quoi qu'il en soit, il est clair que le ■/év'^f'O'^ Ur^x-m est une mesure de capacité pour les corps secs. La place qu'il occupe dans notre monument relativement au itiTrp;, au ^.éàoç, et au x^î^^'?) n^e porte à croire que c'est le U)? Mais avant de continuer nos recherches sur ce point, il convient de soumettre ce mot EAAIH lui-même à un examen particulier. 'Elx.a veut dire olivier et olive, mais ce mot ne se trouve nulle part employé pour désigner riitiile d'olive; de sorte que si , pour avoir une formule correspondante à la KOTiA/; ûm'c-j des auteurs anciens, nous ajoutons à EAAIH un C, dont cepen- dant je n'ai découvert nul veslige, il se présente la triple difficulté que: 1» nous attachons à un mot très-connu, fréquemment employé et d'une signification déterminée, un sens tout nouveau que ne justifie nul exemple; 2" que ce mot est revêtu de la forme ionienne; 3° qu'en ajoutant la lettre C, dont il n'existe aucune trace, nous faisons, me paraît-il, une conjecture trop hasardée. C'est pourquoi je suis persuadé que le mot EAAIH n'est autre chose que le féminin de l'adjectif ilaCoi. Cet adjectif ne se trouve pas, il est vrai, dans les auteurs classiques; mais on le ren- contre dans un ancien glossaire cité au t. III, p. 059, du Thésaurus L. Gr. (éd. de Paris). Quant à la forme ionienne eloctyi au lieu de s/ma, j'avoue qu'elle est singulièrement embarrassante. Mais cette difficulté restera tou- ' Voy. Boeckh, Le, p. 20). RÉCEMMEiM DECOUVERT EN PHRYGIE. H jours la même, qu'on considère le mot EAAIH soit comme un substantif, soit comme un adjectif, soit enfin comme un nom propre. En effet, on pourrait être tenté de croire que la /.«ri/yj EAAIH ait été une mesure locale appartenant à la ville d'E^aïa. 11 existait dans l'antiquité plusieurs villes de ce nom, entre autres une cité éolienne, située non loin de l'embouchure du Caïcus et qui, pendant quelque temps, a servi de port de mer à Pergame. Il y en avait une seconde, située également au bord de la mer, sur les côtes de la Bithynie, non loin de la Mysie. Etienne de Byzance, qui nous fait connaître cette dernière, en mentionne encore cinq autres que je crois inutile de détailler ici. Assurément, il ne serait pas étonnant qu'une ville maritime eût donné son nom à une série de mesures, et de même qu'il y avait une aune appelée d'après Philétère, le fondateur du royaume de Pergame, il pouvait y avoir une colijle de la ville d'Élaia, qui servait de port à la capitale des Attales. Mais en admettant que la colyle du monu- ment phrygiaque soit une mesure provenant de Pergame, il faudrait écrire xoTùXrj 'Elai/ji, c'est-à-dire qu'on serait obligé de recourir à une conjecture qui, je le répète, me paraît trop hasardée. Voilà pourquoi je considère l'explication que j'ai proposée, suivant laquelle EAAIH est le féminin ionien de l'adjectif élxùç, comme préférable aux deux autres, auxquelles a songé M. Curtius. La -/.only) é^jxtn correspond au p.ézpov uni^pôv des auteurs anciens. J'avoue que ma manière de voir est loin de lever toutes les difficultés. La terminaison /j, entre autres, a quelque chose d'étrange qui échappe à toutes les règles gi'ammati cales. C'est en vain que dans le Corp. Insaip. Gr., j'ai cherché un exemple analogue^. En second lieu, d'après mon explication, il faudra, contrairement aux idées de M. Boeckh, admettre des cotylcs différentes, ou bien pour le vin et pour l'huile, ou bien encore pour les corps secs et pour les liquides ; mais cet obstacle ne me paraît pas insurmontable : car l'inscription 125 du Corp. Inscrip. Gr. nous prouve qu'on avait à Athènes, pour les noix de Perse, les châtaignes, etc., une mesure plus grande de moitié que celle ' Dans son rapport sur la présente Notice, M. Roulez suppose qu'EAAiH n'est autre chose qu'une abréviation d'ÈAadjfà. Cette conjecture me paraît très-probable. 12 SUR UN MONUMENT METROLOGIQUE dont on se servait pour les grains , et pour les amandes et les olives non séchées, une mesure qui jaugeait le double de la mesure ordinaire. Consé- quemment, il ne serait pas surprenant qu'on eût adopté, ailleurs qu'à Athènes, des cotyles différentes, soit pour les liquides et les corps secs, soit aussi pour le vin et pour l'huile. Quoi qu'il en soit, j'espère que la sagacité de l'Académie résoudra cette difficulté d'une manière satisfai- sante. La cotyle du monument phrygiaque est-elle la même que la colyle athénienne? C'est là une question à laquelle jusqu'à présent il est impos- sible de répondre. Toujours est-il qu'elle se trouve avec le ^éazriç, du monu- ment précité, dans un tout autre rapport que celui qu'on considère comme normal : car, d'après les témoignages des auteurs anciens, le Ijirrii est le doiihle de la cotyle, tandis que, dans l'étalon phrygiaque, c'est probable- ment le contraire qui a lieu. Ce qui prouve, en effet, que la cotyle y est plus grande que le ^éatriç, c'est, indépendamment de la grandeur relative qui lui est assignée sur mon plan, la circonstance que ce dernier se trouve à la fin d'une série de mesures qui vont toutes en diminuant. De plus, le ày.6zvhv de la même série établit de la manière la plus évidente que le ^iizKi ne saurait y équivaloir à deux cotyles; car en admettant une pareille hypothèse, le ôty.6vjlov n'aurait aucune raison d'être. J'ajoute, en passant, que le substantif ày.ônlcv ne se trouve jusqu'à présent dans aucun diction- naire. Or, si le ày.6Tu>.av est sans contredit le double de la cotyle, le ^s'jt/iç, en sera probablement la moitié. Cette conclusion est, sans doute, directe- ment opposée à toutes les opinions des modernes à ce sujet; mais il me semble, qu'en présence d'un document officiel, il n'est guère possible de lui refuser son assentiment, à moins que, chose plus improbable encore , on ne considère le ^éarrii comme le tiers ou le quart de la cotyle. D'ailleurs, en examinant attentivement quelques textes anciens, aux- quels on n'a accordé jusqu'à présent que peu de valeur, on se convaincra que le ^éarnc, de l'étalon phrygiaque ne doit pas nous sembler si étrange. Galien , dans un texte cité par M. Boeckh {Met. Uni., p. 205), nous dit qu'à dater de la domination des Romains, le ^émy^ç, fut généralement employé par toutes les nations se servant de la langue hellénique, quoiqu'il n'eût RÉCEMMENT DÉCOUVERT EN PHRYGIE. 15 pas chez tous la même capacité ^. D'après un autre passage du même auteur 2, la cotyle d'Alexandrie était différente de celle de l'Âttique. Dans les Analectcs grecs des Bénédictins, p. 594, il est dit que cette cotyle alexandrine équivalait à 20 onces, tandis quen général, elle n'en avait que 10. L'écrivain arménien Anania^ signale des exemples nombreux de la grande différence qui existait entre les diverses mesures portant le nom de leaTxjç. Je dis qu'en présence de témoignages si précis, témoignages qu'il est impossible de récuser tous, il n'y a pas lieu d'être fort surpris qu'il se soit trouvé en Phrygie un 'iéurriç spécial égal à la moitié d'une cotyle. Il ne me reste plus à parler maintenant que de l'inscription : 'AAe|avôpsç ^0MlJ.eùç, émih. L'imparfait imlei au lieu de l'aoriste CTo/jjas ne se trouve guère dans les inscriptions des monuments artistiques avant la ISO'"*^ olympiade *. La patrie du sculpteur Alexandre mérite une attention particulière. Non loin de la ville de Synnade se trouvait jadis le village de Docimie ^, célè- bre par ses carrières de marbre, qui ont été visitées depuis et décrites avec soin par plusieurs voyageurs modernes distingués. Les variétés de couleur qu'on y découvre ont été déterminées par M. Hamilton ^ de la manière suivante : blanc, blanc bleuâtre, blanc veiné de jaune, blanc veiné de bleu , blanc taché de bleu. Je signale ces particularités parce qu'elles sont en contradiction apparente avec les témoignages des auteurs anciens. En effet, un grand nombre d'écrivains grecs et romains nous parlent du mar- bre de Docimie. C'était de là qu'au rapport de Strabon (/. c), le luxe des Romains faisait venir d'énormes colonnes monolithes qui, par leur colo- ' At/ oi '¥a/iixioi xpxToùtJi, To fih cvofix Tju ÇtiTTsD Trapà Tr'inv èsT/ to7; '£AAi)y«j cliseAfXTU XP'^I^^' voii iSvsaiy , a-jTO c^f ts /xhpoy oùx ïcrsv tm 'Pa/ua;xoJ : ^/jwvTJt/ yàp iXAs; âXXip f for/a/u fJ-irpa. De Cortipos. med. gen. I, 16, p. 435, vol. XIII, éd. Kùlin. - De Compos. mcd. gen. VI, p. 893, vol. XIII, éd. Kûhn. ' Voy. Boeckli, ouv. cit., pp. 151 et 205. * Voy. H. Bi'iinn, dans le Rhein. Mus., ann. 1853, p. 243. ^ Strabon, liv. XII, ch. 8 : ^ùmxS^. S'iartv où /iCyàXij ttoXi;- TrpoxcizM J'aÙT^î kXxiO'fUTOv xMv , ôaov é^vjKOVTd atuSiav' iwêxeiva â'taTÏ AoKi/xia. xâ/iij, xxi rô XaTÔ/xm TiiJ Zvv/xJ'ikoù XiOou' ouroi fih 'Pufioiîoi xouXovaiv ' oi S'tnx'^P'oi ^oxiiùtvjv xai Aoxifixïov ' xxt apxà; fièv fuxpà-i ^âXoii^ èxâiaovroi zou fn- TaXXou • (?/à âè riiv vuvl TroXuréXeixv râv 'Tufixiav xwvsi i^aipoîjvzxi fii)vô>.iSoi /ieyà^oi , TrhtcixXovTH tw àXa0x! Xi$ui x'j-x rijv !roixiXiav. 8 Researches in Pontus , etc., I, p. 462. H SUR UIN MOiNUMENT METROLOGIQUE ration bigarrée, ressemblaient à de l'albâtre. La nature de cette colora- tion nous est indiquée par les passages suivants : Stace, Syiv., I, 5, 56: Sola nilet llavis Nomadum decisa metallis Purpura, sola cavo Phrygiae quam Synnados anlro Ipse cruentavit maculis Uventibus Alys. Et ailleurs Synnade quod moesla Phrygiae fodere secures Per Cybeles lugentis agros, ubi marmorepicto Candida purpureo distinguiiur area gyro. Claudien (in Eulrop. v. 272) : Dives equis, felix pecori, preliosaque picîo Marmore, purpureis cedit cui Synnada venin. Prudence (lib. II cont. Symm. v. 247) : Quos viridis Lacedaemon habet maculosaque Synnas. Sidoine ApoU. (Carm. 22, 158) : Cedat puniceo pretiosus livor in antro Synnados. Pline [Hisl. ««f., XXXV, 1, 1): . Neronis principalu inventum maculas qiiae non essenl in crustis inserendo uni- taiem variare ut ovatus essct Ninnidicus, tjt purpura distingueretur Synnadicus, quales illos nasci opUirent deliciae. Ce que tous ces auteurs désignent comme marbre de Synnade n'est autre chose que la pierre de Docimie. Le témoignage de Strabon (/. c. ) ne laisse aucun doute à cet égard. Ainsi, à en juger par les passages pré- cités, on serait tenté de croire qu'on n'exploitait, dans les carrières de Docimie, que le marbre blanc parsemé de taches rouges, tandis que nous RÉCEMMENT DECOUVERT EN PHRYGIE. 15 apprenons, par M. Hamilton, qu'il s'y trouve des variétés de marbre assez nombreuses, parmi lesquelles il y en avait certainement quelques-unes qui n'étaient pas moins employées que le marbre appelé spécialement synnadique. 11 existe, en effet, parmi les ruines d'Hiérapolis , quatre sar- cophages que les inscriptions qu'on y lit désignent nettement comme aépoc Ao-zu^Yivai et qui sont de marbre blanc, comme je m'en suis convaincu par mes yeux. Il est probable que le bain, les corniches et la frise que M. Hamilton a vus à Esky-Hissar {Research., I, p. 461), non loin de l'emplacement qu'occupait jadis Docimie, ne sont pas faits d'une pierre différente. C'est pourquoi je suppose que le monument métrologique d'Ouchak, qui est également de marbre très-blanc, a été extrait des carrières de Docimie, et qu'on l'a probablement taillé sur place, comme cela se pratique encore aujourd'hui à Carrare. Les objets de marbre provenant de Docimie devaient être aussi recherchés dans l'antiquité que le sont de nos jours les rasoirs anglais ou les modes parisiennes, et c'est là, sans doute, ce qui engagea le tailleur de pierres Alexandre à mettre son nom et celui de sa ville natale sur un monument qui, du reste, n'a point de valeur artistique. La forme Aoyj[xeùç, était connue d'une manière indirecte par les médailles et par l'inscription 5885'' du Corp. Ins. Gr., où l'on trouve le génitif plu- riel AsHtpêW. Elle est citée, en outre, par Etienne de Byzance * comme conforme aux règles grammaticales, tandis que, dans l'usage journalier, on se serait servi, d'après lui, de la forme AoM[xyiv6ç. L'existence simultanée de ces deux formes est garantie par des inscriptions authentiques, sans que nous puissions y trouver la confirmation de la règle établie par l'au- teur précité. Les formes Aoxtixsùi et A.oY.tixrivé<; paraissent devoir être rapportées l'une et l'autre au radical inconnu Aohj/^ôç, dont il est probable qu'il faut faire déri- ver également les mots Aojcip'a et Aox.iixetov ^ D'après Strabon, le marbre de Synnade aurait été appelé Aouiimloç ou AaMpLiz/jç,. Dans les inscriptions, on ne trouve rien de pareil , et comme il n'est guère admissible qu'on ait eu ' S. V. ^cxifielDv T3 èSvixàv loxi/xeù- jcarà te'%viîJ' ; zara ^è ri/y auyijôeixv àoKifitfvôi, as ckj tù (jukpuafo. 16 SUR m MONUMENT METROLOGIQUE, etc. autant de formes différentes pour désigner un objet provenant de Docimie. le texte de Strabon me paraît devoir être corrompu. Les remarques précédentes suffisent pour faire comprendre la baute valeur du monument que j'ai découvert. Je regrette chaque jour davan- tage que le manque de temps et de ressources pécuniaires m'aient forcé de le laisser sur place. Il est fâcheux que M. Ph. Lebas, qui a été, si je ne me trompe, à Ouchak, et dont les investigations épigraphiques ont été en général si complètes et si exactes, n'ait pas eu la bonne fortune de le découvrir avant moi ; car l'illustre académicien n'eût sans doute pas man- qué, grâce aux moyens dont il pouvait disposer, de faire transporter ce monument à Paris. Scié en deux ou plutôt en quatre parties, ce qui ne lui ôterait rien de sa valeur, il pourrait, je n'en doute pas, être facilement chargé sur des chameaux. Il est à espérer qu'il se trouvera un jour dans quelque musée de l'Europe. Le gouvernement prussien a déjà fait des démarches, à l'effet de l'avoir à Berlin, mais faute de renseignements assez précis, ces démarches n'ont pas encore été couronnées de succès. ,Ie crois, par conséquent, utile d'ajouter ici quelques détails propres à gui- der les voyageurs qui, à l'avenir, visiteront la Phrygie. L'étalon en ques- tion se trouve à Ouchak, près d'une fontaine publique, qui est engagée dans le mur d'une rue assez large. Je signale cette dernière circonstance, parce que souvent les fontaines turques se trouvent au milieu d'une place pu- blique. Or, c'est dans une rue, et non pas sur une place, qu'il faudra cher- cher le monument qui nous occupe. La fontaine est un peu plus basse que la rue; on y descend par trois ou quatre marches. Lorsqu'on se trouve exactement en face de la fontaine , on a l'étalon susmentionné à sa gauche. Les trous creusés à sa partie supérieure doivent le rendre facilement re- ronnaissable. Les personnes qui vont chercher de l'eau à la fontaine s'en servent pour y déposer leurs cruches, qu'il est plus aisé, lorsqu'elles sont ainsi placées, de charger sur la tête ou sur l'épaule. Cette pierre a donc un but d'utilité générale, et il n'est guère probable qu'on la brise de sitôt. Gand, février 1855. FIN. Mèm . cour, et Ment . eùt^- Sai^toils eira/u/e/^s ■ T, XX I Jl . Merrwij't' dr M. U 'eujetier. A t I I I I I t I I I I I I I I I 1 I l I I I I I Il I I ( I ( I I I l I I l M I I I I I I l I 1 1 I I I AAEEANAPOCAOKI M EYC E nQlEI E I- u Lu XON ■ TE < < LU X < >- \- O Z^lKOTY/\ON ,'r&t , SiTTtOruLU. Si- TûCP^ . MÉMOIRE SUR LA VIE D EUGÈNE JACQUET, DE BRUXELLES, ET SOR SES TRAVAUX RELATIFS A L'HISTOIRE ET AUX LANGUES DE L'ORIENT. SUIVI DE QUELQUES FRAGMENTS INÉDITS; PiB Félix NÈVE, PKOFKSSLin A L'iISlVEnSlTK UE LULXVIN. (Présenlé à la ^rance de l'Académie royale, le îi mars 1855.) Tome XXVII. ^ MEMOIRE LA VIE ET LES TRAVAUX DEUGÊNE JACQUET. INTRODUCTIOrS. La Belgique a décerné depuis 1830 de nouveaux honneurs à la mé- moire de ceux de nos ancêtres qui se sont illustrés à l'étranger dans les siècles passés : écrivains et artistes, voyageurs et savants, prélats et diplo- mates, hommes de loi et hommes de guerre lui ont apparu tour à tour dans des portraits dessinés par des mains jeunes et fidèles, et elle s'est plu à les contempler. C'est avec un soin non moins pieux qu'elle doit re- cueillir les titres de gloire que lui ont acquis de notre temps d'autres de ses enfants qui ont aussi vécu loin d'elle. Parmi les noms célèbres que la Belgique a droit de revendiquer ainsi dans la première moitié de ce siècle, le nom d'Eugène Jacquet s'offre à nous avec un intérêt d'autant plus vif, que son talent de littérateur et de savant s'est manifesté dans les années de sa jeunesse, remplies par d'éton- nants travaux. C'est à Paris que s'est écoulée la trop courte existence de Jacquet : mais sa réputation s'est répandue au delà de l'Europe avant qu'il eût atteint la maturité de l'âge, et la Belgique, nous avons hâte de le dire, a eu sa part dans les vues de prosélytisme scientifique qu'il nourrissait avec une indicible ardeur. Pour rendre à Jacquet un hommage digne de lui, il n'est point, ce nous semble, de meilleur moyen que de retracer la carrière qu'il a fournie, de 4 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX mettre en relief les profondes et ingénieuses recherches qui lui ont valu beaucoup d'estime et même d'admiration dans les pays étrangers, et qui sollicitent également la reconnaissance de son pays natal. La mort est venue l'interrompre dans l'exécution d'oeuvres considérables qui auraient fait époque dans les annales des lettres , dans le mouvement des sciences historiques; mais déjà le jeune savant avait esquissé de sa main les vastes desseins qu'il avait conçus comme la tâche d'une longue vie. Il avait donné des gages précoces d'une rare aptitude, et ses premiers essais avaient obtenu les suffrages des juges les plus difficiles dans de hautes spécialités. Jacquet a laissé plusieurs morceaux de critique où l'on aperçoit toute la puissance d'investigation, ou mieux encore, de devinalion dont il était doué, et c'en est assez pour qu'on lui assigne une place d'honneur à côté des auteurs des découvertes les plus curieuses qui se soient accomplies de nos jours dans des branches tout à fait neuves des études orientales. L'Inde, la Chine, la haute Asie, leurs doctrines, leurs langues, leur histoire, leurs antiquités, leur géographie, et au delà du continent asiatique, le monde polynésien, labyrinthe à peine exploré de races et d'idiomes, c'était là le champ immense dans lequel se mouvait l'esprit toujours actif, toujours ardent d'un érudit de vingt ans. La vie de Jacquet, déjà glorieuse, mais brisée quand elle ne faisait que s'épanouir, est un de ces exemples de résolution et d'énergie personnelle qu'il est bon de rappeler, de proclamer hautement, surtout à une époque oîi l'on veut des succès faciles avec peu de peine et peu de travail. Nous espérons, par un récit fidèle, mettre dans tout son jour un si bel exemple et montrer tout ce que la Belgique aurait gagné de solide renommée dans l'avenir, si Jacquet avait eu le temps de réaliser une partie de ses entrepri- ses littéraires. Déjà une courte biographie a été écrite avec autant de senti- ment que d'exactitude par un savant respectable qui avait souvent rencontré Jacquet et qui avait su l'apprécier, feu M. Eyriès, un des directeurs de la Société de Géographie ^ Afin de raconter la même vie avec plus de détails, nous avons interrogé les souvenirs de plusieurs personnes honorables qui ' Biographie universelle (incienne el muilenie (supplément' , tome LXVIM, 1841 . pp. 49-31. D'EUGÈNE JACQUET. S ont connu Jacquet à Paris; nous avons recherché le témoignage de quel- ques-uns de ses maîtres et de ses amis, ainsi que celui de ses anciens condisciples qui ont été à même de l'observer dans le cours de ses études spéciales, au début de ses relations et de ses succès scientifiques. Nous nous sommes adressé de même aux amis que Jacquet comptait à Bruxelles, et nous nous faisons un devoir de remercier ici M. Louis Alvin, aujourd'hui conservateur en chef de la Bibliothèque royale, et M. Emile Lebœuf, pour la communication qu'ils ont bien voulu nous faire de quelques lettres écrites par Jacquet dans les dernières années de sa vie. C'est avec le secours de cette partie de sa correspondance privée et d'autres pièces encore ', qu'il nous sera permis de faire connaître l'idée fort élevée qu'il avait des néces- sités actuelles de la science et des besoins du haut enseignement à l'époque où nous vivons. 11 est utile, d'un autre côté, nous a-t-il paru, de réunir, de coordonner dans un tableau synthétique, les résultats positifs que Jacquet a dus à ses premières études sur les peuples et les langues de l'Orient : ce sera l'objet de la seconde partie de ce travail, où nous décrirons les productions litté- raires de notre compatriote, en rapprochant sa méthode et ses conclusions de celles d'autres savants qui sont entrés de son temps ou après lui dans la même voie. Le mérite de Jacquet est rehaussé, pour ainsi dire, eu chaque branche d'étude par l'accord de ses vues avec les systèmes qui con- servent le plus d'autorité jusqu'aujourd'hui : il sera juste dès lors de lui faire honneur, non-seulement d'un profond savoir, mais encore de cette faculté de discerner et de pressentir que l'on peut appeler le génie des découvertes. Une revue analytique des principaux mémoires de Jacquet nous permet- tra de signaler les points nombreux d'histoire et de critique qu'il a touchés avec une supériorité incontestable, les problèmes historiques et philologi- ' Si nous nous sommes décidé à insérer dans cet écrit des passages choisis des lettres de Jncquet, plus d'un exemple nous y a autorisé: pourquoi n'appiiquerions-nous pas en certaine mesure, à la biographie d'un contemporain, le procédé suivi actuellement dans l'Iiistoirc littéraire des siècles passés? On voit publier tous les jours la correspondance des littérateurs, des savants et des artistes à titre de sources, et c'est en effet de cette classe de monuments que les historiens modernes ont souvent tiré l'image vivante d'un personnage, d'une école et même d'une époque. 6 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX ques dont il a préparé ou entrevu la solution : ce ne sera point, croyons- nous, une oeuvre superflue que de consigner ici l'inventaire des notices ou dissertations qui lui ont mérité de prime aboi'd un rang distingué dans Térudition orientale, et qui promettaient en lui un de ses promoteurs les plus habiles et les plus éclairés ^ On attachera à cette sorte d'enquête une valeur d'autant plus grande, que Jacquet a apporté le même talent d'écri- vain dans l'exposé de toutes ses recherches, et qu'il a marqué d'un cachet original le style toujours lucide de ses aperçus. Nous n'avons rien négligé, dans cette autre partie de notre tâche, pour produire à l'appui de notre manière d'apprécier l'auteur, les suffrages décisifs d'illustres et généreux confrères qu'il comptait en France, en Angleterre et en Allemagne. Nous devons une reconnaissance toute particulière à M. Christian Lassen, pro- fesseur à l'université de Bonn, qui a eu l'obligeance de mettre à notre dis- position la correspondance littéraire que Jacquet a entretenue avec lui dans les années 1853, 1856 et 1857. On a publié, dans un terme assez rapproché de la mort de Jacquet, quelques-uns des mémoires auxquels il avait pu mettre la dernière main : il ne reste dans les autres papiers qu'il a délaissés, qu'un petit nombre de fragments encore inédits, appartenant au même ordre de travaux-. M. Léo- pold Van Alstein, de Gand, possesseur d'une riche collection de livres et de manuscrits orientaux, a acquis naguère plusieurs cartons où l'on a ren- fermé les notes abondantes amassées par Jacquet en vue de recherches fort diverses : grâce à la complaisance de notre savant compatriote, il nous a été permis de faire une inspection rapide de ces notes éparses, qui ne seraient utiles à d'autres qu'à la condition d'être patiemment rangées et classées, et nous lui sommes redevable aussi de la communicalion de quelques fragments qui trouveront place dans l'appendice au présent Mé- moire. Nous ferons mention plus loin des essais nombreux par lesquels ' Ces dissertations ont été insérées la plupart dans un recueil tout spécial qui n'est peut-être pas accessible en ce pays à un gr;\nd nombre de lecteurs instruits, le Journal asiatique, publié par la Société asiatique de France. - Ces extraits et fraE;ments en plusieurs laugues formaient le n° û"2o de la bibliothèque d'Eug. Jacquet, vendue en 1841, à Paris. D'EUGÈNE JACQUET. 7 Jacquet éprouvait ses forces dans les études les plus arides qu'il embras- sait : ou sera convaincu d'après cela que Jacquet ne s'est pas mis à l'œuvre sans de vastes préparatifs, et que s'il devinait quelquefois, il entendait fournir les preuves de fait, il voulait démontrer. Enfin, puisque nous avons fait en sorte de présenter constamment ses études et ses tentatives en rapport avec celles de ses contemporains, cette monographie, nous osons le croire, n'aura pas été écrite sans quelque profit pour l'histoire d'une des parties de la science qui s'est développée avec le plus d'éclat dans le cours du XIX'"'' siècle. Louvain, 28 février 1855. PREMIERE PARTIE. BIOGRAPHIE D'EUGÈNE JACQUET. CHAPITRE !■. DE LA VIE ET DES ETUDES DEUGENE JACQUET. C'est de la plume d'un maître éminenl que sont tombées les premières paroles annonçant au monde savant la perte prématurée de Jacquet, qui mourait à vingt-huit ans épuisé de travail. M. Eugène Burnouf se plaisait à proclamer aussitôt la renommée précoce de ce jeune homme dont on estimait partout le caractère et le talent ^ On peut ajouter foi aux asser- tions d'un tel juge, confirmées par les témoignages et les regrets des orientalistes de tout pays : c'est sur l'autorité de ses conseils que nous nous sommes fondé en entreprenant la composition d'un mémoire dé- taillé qui embrasse à la fois la vie et les travaux de Jacquet. La Bel- gique peut être fière qu'un des siens, encore au début de sa carrière, ait été traité avec une sorte d'égalité par les chefs de cette école de philologie historique dont les principes prévalent aujourd'hui en Europe; qu'il nous ' Joimnd usialique, aoûl 1858, t. VI, pp. 85-86. Tome XXVII. 2 10 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX suffise de citer à ce titre MM. Guillaume de Humboldt, Ch. Lassen et Eu"ène Burnouf. Eugène-Vincent-Stanislas Jacquet naquit à Bruxelles, le 10 mai 1811, et il n'avait pas encore accompli sa deuxième année, quand ses parents le menèrent en France. C'est sous leurs yeux qu'il ût sa première éducation dans le voisinage de Paris, à Saint-Germain-en-Laye; mais plus tard, ils allèrent habiter la capitale, afin que l'enseignement d'un grand collège développât au plus tôt les dons extraordinaires de l'intelligence qui avaient apparu de bonne heure en leur fils. Il n'était âgé que de onze ans, quand il entra en quatrième au collège Louis le Grand, et c'est là qu'il obtint d'année en année d'éclatants succès. Quand Jacquet sortit de ses cours d'humanités, il était en possession de vastes connaissances historiques et littéraires fondées sur une étude appro- fondie des langues anciennes et des principaux monuments de l'antiquité classique : c'est sur cette base solide qu'il devait édifier la haute et difficile entreprise dans laquelle s'est consumé le reste de ses années. Jacquet s'était rendu capable de discuter à fond les textes grecs et latins, et il a déployé une extrême sagacité, toutes les fois qu'il a voulu les appliquer à la géographie , à l'histoire et à l'ethnographie de l'Asie. Jacquet ne se donna ni repos, ni relâche : animé de sa première ardeur, il se jeta sur le champ dans l'élude des langues orientales, étude spéciale et laborieuse qu'il comprit de la manière la plus large : c'est à cette branche nouvelle de la philologie qu'il demandera plus tard des instruments et des armes pour aborder à son tour le terrain des découvertes en Asie et jusqu'à l'extrême Orient. On le vit pendant de longues années suivre patiemment, assidûment les leçons publiques des écoles de Paris sur les langues de l'Asie; il fut élève de M. de Cliézy pour le sanscrit, de M. Silvestre de Sacy pour l'arabe et le persan, de M. le chevalier Amédée Jaubert pour le turc, de M. Abel Rémusat pour le chinois. Et qu'on ne croie pas que Jac- quet se soit contenté de prendre de toutes ces langues une teinture, une connaissance superficielle; le zèle soutenu avec lequel il fréquenta chaque cours excita la surprise de ses maîtres et de ses condisciples : dès lors ils reconnurent en lui un de ces esprits sérieux qui ne suspendent jamais leur D'EUGENE JACQUET. U travail, parce qu'ils entrevoient la succession des problèmes qui devront être éclaircis dans chaque science avant toute conclusion fondamentale et durable. Disciple préféré d'Abel Rémusat, Jacquet lui donna constamment des preuves de l'aptitude et de l'application qu'il apportait dans l'étude du chinois; il était animé de sentiments de confiance et d'admiration envers celui qui avait fondé en Europe l'enseignement de cette langue en formu- lant une théorie rationnelle de sa grammaire. Jacquet se sentait attiré de ce côté par la clarté philosophique que M. Rémusat répandait sur une matière aussi neuve et aussi ardue <à la fois, dans ses leçons et dans ses écrits. 11 ne faillit point un instant : il s'appropria par un travail incessant la méthode que l'illustre maître avait appliquée, par exemple, dans ses Recherches siu^ les langues tartares, à l'histoire des langues de l'Asie orientale et de leurs systèmes graphiques. Il en connaissait tout le prix, et il pressentait l'éclat nouveau qu'elle recevrait bientôt encore de la main de son auteur et d'au- tres mains aussi fermes que la sienne. La connaissance du chinois, Jacquet l'avait compris, allait devenir une des clefs de l'histoire intellectuelle et de l'histoire politique de l'Asie : au milieu des doctrines qui ont marqué de leur empreinte la liltéiature chinoise, il démêlait l'intérêt extraordinaire du Bouddhisme, doctrine importée de l'Inde dans le céleste empire par l'esprit de propagande qui lui appartint dès son origine. C'est à un point de vue non moins élevé que Jacquet considérait, d'autre part, l'antiquité indienne : c'est en prévision de résultats philosophiques, historiques et littéraires, qu'il poursuivait l'étude du sanscrit et des lan- gues de l'Inde , dérivées de l'idiome sacré du Brahmanisme; car ces langues, dans des monuments fort divers, ont rendu témoignage à la longue domination du Bouddhisme dans la Péninsule, comme le sanscrit a servi d'organe à la religion brahmanique dans toutes ses phases. Après la mort de M. de Chézy, en 1852, Jacquet s'attacha à M. Eugène Burnouf, son successeur, dans la chaire de littérature sanscrite du Collège de France, et il reçut de lui une impulsion décisive dans cette branche des études orientales. Il saisit le vaste plan que l'intelligence de ce maîlre habile avait conçu, et dans lequel, après s'être réservé une part fort large 12 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX de travail pour lui-même, il assignait des rôles laborieux aux indianistes de son école naissante. Jacquet fréquentait les leçons de sanscrit avec une scrupuleuse régularité, parlait peu d'ordinaire aux autres assistants, se tenait à l'écart d'un air toujours réservé, et de loin en loin proposait au professeur quelque observation, soit sur les radicaux, soit sur les étymo- logies. Auditeur persévérant d'Eugène Burnouf, il contracta avec lui les liens d'une solide amitié, et, jusqu'à sa raort, il soumit la direction de ses principales recherches au contrôle bienveillant d'un si digne arbitre. Il ne lui dut pas moins qu'à Rémusat, et c'est, fort de leurs encouragements et de leurs avis, qu'il médita, dans une solitude volontaire, des projets mul- tiples qui devaient concourir à la reconstruction des annales de l'Asie ancienne par les monuments écrits et par le témoignage des langues et des alphabets. Présenté à la Société asiatique de Paris, le 7 septembre 1829, comme élève de l'École royale des langues orientales. Jacquet fut bientôt un des membres les plus actifs et les plus vigilants de cette société. Il y Ot de fré- quentes lectures dans les séances mensuelles tenues suivant ses statuts et honorées de la présence de ses principaux directeurs, et, dans les derniers temps, il fut élu lui-même membre du conseil. A partir de 1829, il offrit chaque année à la Société des notices et des dissertations pleines d'intérêt qui furent presque toutes insérées dans la 2""= et la ô"" série du Journal asiatique ^ Après sa mort, c'est encore dans ce recueil que des hommes éclairés ont fait paraître les mémoires qu'il avait, il est vrai, lais- sés inachevés, mais qui attestent l'étendue de ses recherches et la sagacité de sa critique. Plus d'un genre de mérite signala de bonne heure les essais de Jacquet à l'attention de ses confrères de Paris, et bientôt à celle du monde savant hors de la France et de l'Europe. Qu'on nous permette de produire ici quelques- unes des raisons qui justifient la haute distinction dont il fut sitôt l'objet. * La seconde série de ceUe publication a paru sous le titre de Nouveau journal asiatique, ou Recueil de mémoires, d'extraits et de notices relatifs à l'histoire, à la philosophie, aux langues et à la littérature des peuples orientaux (1828-1855). La Iroisième série a été publiée à partir de 1836, sous l'ancien titre de Journal asiatique, ou Recueil de mémoires, etc. D'EUGÈNE JACQUET. 13 La philologie était pour Jacquet un instrument précieux à l'aide duquel il espérait parvenir à des inductions historiques de la plus grande portée. Afin d'avoir lui-même accès à toutes les sources, il avait appris, sans se rebuter, des langues fort diverses qui ne devaient être que les auxiliaires de ses travaux. On le voit, non sans surprise, en lisant ses mémoires impri- més, initié à la plupart des langues du nord et du midi de l'Europe, y compris le danois, l'espagnol, le portugais, et à plusieurs des langues sémitiques qui exigent l'étude la plus assidue, l'hébreu, l'arabe et même l'éthiopien. Il ne s'est pas contenté d'une connaissance raisonnée du chi- nois, il a voulu connaître le mandchou et le mongol pour déterminer les influences historiques par les affinités littéraires. Versé dans le turc orien- tal, il a pu lire, dans la belle édition de Casan , la grande histoire des Tar- tares d'Aboulghazi. Il n'a pas redouté l'étude, fort ingrate alors, des langues malaye et javanaise pour étendre au delà des limites de l'Asie ses études comparatives de paléographie et d'ethnographie dans un but historique. Malgré ce prodigieux labeur, il ne s'est pas appliqué avec moins de soin aux langues de l'Inde ancienne, parce qu'il y trouvait une valeur littéraire et philologique incontestable, et parce qu'il y cherchait la clef des monu- ments de tout genre et de tout âge, livres, inscriptions, médailles, décou- verts de nos jours au nord de l'Inde et sur le sol de la Péninsule. Ainsi Jacquet a été du petit nombre des orientalistes qui, comme MM. G. Pauthier, Théodore Pavie, Gorresio, ont cultivé cà la fois deux langues savantes d'un génie aussi opposé que le chinois et le sanscrit. Jacquet avait à peine vingt ans, et déjà il était armé de toutes pièces pour suivre au premier rang et sans désemparer les entreprises les plus hardies qui excitassent alors l'émulation des écoles savantes. Aussi, en combien d'études différentes n'a-t-il pas fourni des preuves de son ardente activité, de son irrésistible besoin d'initiative! Il a préludé par ses tenta- tives personnelles à plusieurs des œuvres les plus curieuses achevées depuis sa mort dans le même cercle d'études. Il lui a été donné d'émettre un avis, de proposer au moins quelques observations judicieuses sur les faits essen- tiels qui ont servi de point de départ à une série de découvertes postérieu- res. Interprétation des écritures cunéiformes et histoire de la Perse sous U SUR LA VIE ET LES TRAVAUX les Aclîéménidos, description du monde polynésien et affinité de ses races prouvée par les langues, restitution de l'histoire de la Bactriane et des royaumes indo-scythiques par les médailles , étude du Bouddhisme d'après les livres et les inscriptions ; ce sont là, pour ainsi parler, autant de con- trées lointaines, encore inexplorées, où Jacquet s'est avancé quelquefois presque seul, où il a tenté de franchir des défilés obscurs avec un petit nombre de compagnons aussi confiants que lui. Partout il a été guidé par l'instinct du vrai ; partout il a prononcé sur l'autorité des textes avec un discernement tout à fait remarquable. Mais à quelle condition Jacquet s'était-il placé à la hauteur des hommes éprouvés qui venaient de donner l'impulsion à des recherches d'une nature si ardue? Acceptant sans crainte l'état de médiocrité qu'entraînait pour lui la fortune fort modeste de ses parents , il avait résolu de poursuivre dans l'obscurité la plus complète le travail énorme qu'il s'était imposé. 11 ne se départit pas un instant des habitudes sérieuses qu'il avait contrac- tées au sortir du collège; il mena une vie retirée, et se refusa aux liaisons agréables qu'il aurait aisément formées à Paris dans des cercles lettrés , pour se donner tout entier à l'étude, pour satisfaire son amour de la science. Conséquent à l'extrême dans son plan de conduite, Eugène Jacquet était constamment de la plus grande simplicité dans sa toilette : il portait, au milieu de la jeunesse des écoles, sous la monarchie de Juillet, les modes surannées de la Restauration. Ses condisciples n'ont point oublié les par- ticularités de son costume : sa cravate blanche en toute saison, son long frac bleu de coupe ancienne, ses pantalons courts et serrants, ses souliers échancrés laissant voir des bas blancs ou bleus; enfin, le parapluie, qui était son compagnon inséparable dans les jours brumeux, mais qu'il n'ouvrait pour ainsi dire jamais. Ils n'ont pas perdu non plus le souvenir de son caractère et de son allure. Jacquet était naturellement doux, mais peu liant; réfléchi, méditatif, silencieux, il marchait, semblait-il, à pas comptés; il paraissait à tous d'une gravité peu ordinaire, et à quelques- uns d'une réserve affectée qu'ils ont prise quelquefois pour du dédain et de la morgue. Cependant tout cet extérieur révélait plutôt l'homme timide D'EUGÈNE JACQUET. 15 qui se préoccupe de sou but sans s'imposer à personne, sans molester les autres par d'importunes communications '. Au collège, Jacquet avait été bon camarade; quoique plus d'une fois lauréat des concours, il se montrait assez insouciant sur les succès de la fin de l'année, 11 était quelquefois gai jusqu'à la causticité; d'autres fois, il devenait rêveur, songeant à des travaux tout différents des compositions classiques, absorbé dans des questions qui n'auraient excité la curiosité d'aucun écolier, trahissant des goûts fort étranges sans doute pour les autres, celui de la philologie et celui de la numismatique 2. Malgré la timidité extérieure, qu'il conserva toujours. Jacquet n'avait pas moins beaucoup de résolution dans l'esprit : quand il s'agissait de problèmes qu'il avait creusés lui-même, il prenait un ton assuré, décisif, qui, de sa conversation, a passé dans ses écrits et aussi dans ses lettres. Il n'a entrepris aucune polémique par entêtement, et ne s'est jamais dé- gradé par un esprit de malveillance et de dénigrement dirigé contre un autre écrivain. Il mettait beaucoup de finesse dans ses plaisanteries, et sa plume conservait de la délicatesse quand il se donnait le plaisir de relever avec un peu de malice les méprises d'autrui ^. On verra dans les courts extraits que nous donnerons plus loin des • Au nombre des contemporains de Jacquet qui ont pu se faire une juste idée de son caractère et de son esprit, et dont nous avons pu invoquer les souvenirs, nous mentionnerons surtout M. Théodore Pavle, élève de M. E. Burnouf, et aujourd'hui son successeur au Collège de France, et M. Edouard Dulaurier, professeur de malay et de javanais à l'École des LL. 00. vivantes près la Bibliothèque impériale. 2 Nous tenons ces détails de M. S'-lIubert Théroulde, qui fut lié avec Jacquet au collège Louis le Grand, et fréquenta avec lui les leçons de M. E. Burnouf avant son vovage dans l'Inde en 1838, 1839 et IS-iO. Dans plusieurs lettres à M. Lassen (1856 et 1857). Jacquet fait à celui-ci des offres de services pour l'Inde en prévision dn départ prochain de E. Théroulde , « un de ses meilleurs amis de collège, dévoué, dit-il, à l'étude du sanscrit, » et désireux de servir les intérêts de la science. — M. Théroulde a publié, en 1845, une relation abrégée de son voyage. (Paris, Benj. Duprat, in-12.) 5 Ainsi Jacquet se permit-il de rire de la confiance avec laquelle feu Langlès, qui se piquait de savoir le malay, intitula un manuscrit en cette langue : Uisloire du cupilaine Kurgou, du nom de son possesseur anglais écrit à la marge {Nouveau Journal asiatique, t IX, p. 115). Ailleurs il s'amuse des titres donnés par plusieurs mains à un manuscrit malay de Paris, petit volume d une langue inconnue, « qu'on a fait passer, dit-il, du tartare au zend, à l'indien, au tibétain, au chi- nois, et si la terre n'eût manqué ! » (Nouv. Journ. asialique, t. IX, p. 250.) 16 SLR LA VIE ET LES TRAVAUX mémoires les plus remarquables de Jacquet, qu'il avait en partage les qualités du style qui conviennent excellemment à des travaux de haute érudition. Il discute avec lucidité, il argumente avec précision et finesse, il met dans son langage une réserve et une prudence qui donnent plus de poids à sa critique. Le sujet est d'ordinaire exposé fort largement dans les dissertations de Jacquet : des vues générales servent fort bien de préam- bule aux remarques de détail où son esprit sagace prend à part chaque fait, chaque question. Il ne se contente pas de renvoyer au passage qu'il croit décisif en faveur de son opinion : il en montre explicitement la portée, il fait valoir le point de vue auquel il l'invoque. La prose de Jacquet a une fermeté et une ampleur tout à fait remarquables dans quel- ques morceaux où il présente des considérations philosophiques sur l'his- toire d'une doctrine ou d'une religion d'après des documents à peine publiés; c'est à ce titre que nous relèverons plus tard l'insigne mérite du programme des études bouddhiques qu'il traçait en 18Ô0. Tant de qualités réunies en sa personne donnaient à Jacquet la per- spective d'une belle et utile cari'ière : un caractère honorable, un savoir presque universel, une habileté d'exposition peu commune, avaient attiré sur lui l'attention d'hommes intelligents dans ses premières relations et après ses premiers essais. Jacquet ne fut pas moins cher à M. E. Burnouf , qu'il ne l'avait été à Abel Rémusat, et tous jugèrent que l'un et l'autre avaient placé avec raison leur espoir et même leur prédilection sur la tête d'un tel disciple. On le rencontrait chaque semaine dans le salon de M. Bur- nouf, et on l'entendait échanger avec le maître et avec d'autres savants des observations tantôt piquantes, tantôt profondes, sur les découvertes les plus récentes et sur tous les événements du monde littéraire. Un homme qui s'est plu à l'écouter et à l'entretenir dans ces réunions d'un si grand prix pour tous, M. le baron d'Eckstein, avait discerné et admiré en lui un génie investigateur. C'est lui qui nous écrivait naguère en parlant de Jacquet : « Il était curieux de tout, et cela dans le bon sens du mot : s'il pou- » vait paraître aux yeux de l'homme superficiel, qu'il s'étendait sur une » foule d'objets d'ethnographie et de linguistique, dont l'ensemble était » fut j)0ur effrayer une imagination timide, c'est qu'il savait le fil secret D'EUGÈNE JACQUET. il » qui lie la trame des choses; il était l'Arachné voyageant de l'Orient à » l'Occident, guettant son aliment à toutes les extrémités aussi bien qu'as- » sise au centre de sa toile! Il était de plus d'une douceur et d'une mo- » destie qui ne nuisent jamais au savoir : tout au contraire, cela ouvre » l'esprit, car cela empêche les éblouissements delà superbe.... Quel dom- » mage, qu'un jeune homme aussi sérieusement doué n'ait pu récolter le » fruit des germes qu'il semait autour de lui! Il vivait à une époque de tran- » sition où la science philologique et ethnologique commençait à deviner » immensément, grâce aux travaux des Burnouf et des Bopp; mais le » Véda était encore entrevu à peine, et le Zend-Avesta ne venait que d'être » touché par la main de celui qui devait en avoir toutes les initiatives. Que » Jacquet eût joui , s'il avait pu prolonger un peu ses années : que d'idées » lumineuses, scintillantes dans son cerveau, y eussent pris corps! Que » de choses il eût soudainement illuminées d'un éclair de sa perspicacité! » Plusieurs savants illustres tenaient dès lors le jeune Jacquet en haute estime : M. Guillaume de Humboldt lui en avait donné des témoignages publics, et après la mort de celui-ci, en 1855, son frère Alexandre lui donna des marques réitérées de sa considération. Un officier français, au service du roi de Lahore, M. le général Allard, distingua Jacquet parmi tous ceux à qui il s'adressa pour l'interprétation des trésors de numisma- tique qu'il rapportait de l'Inde en 1856. M. Guizot, appréciateur du vrai mérite dans toutes les branches de la science, se montra disposé à reconnaître celui de Jacquet en lui donnant une charge où ses talents fus- sent mis en relief; M. E. Burnouf, dans la mesure de son influence, et même M. Silvestre de Sacy sollicitèrent souvent une décision ministérielle qui assurât à la France le concours et la renommée d'un savant aussi distingué; M. Alexandre de Humboldt exprimait publiquement, à Pans, son étonnement de ce que le gouvernement n'eût encore rien fait pour lui. Mais il est de fait que différentes circonstances s'opposèrent à de si géné- reux desseins : Jacquet n'obtint du pouvoir aucun appui matériel qui l'eût aidé à sortir au plus tôt de sa position fort gênée et pleine d'incertitudes; s'il avait vécu plus longtemps, il eût eu part, sans doute, aux faveurs que la France a plus d'une fois conférées, par un sentiment de haute équité, Tome XXVII. ^ 18 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX à d'illustres étrangers adoptés pour sa gloire, les Rossi , les Orfila et bien d'autres ^. Des ouvertures furent faites, en 1835, à Jacquet, au nom du gouvernement belge, qui allait reconstituer ses universités : nous dirons , dans un chapitre suivant, avec quelque détail, comment elles n'aboutirent point: mais on apprendra de la bouche même du candidat à une chaire de langues orientales, tout ce que la Belgique avait à attendre de ses lu- mières et de son zèle infatigable. Des chances heureuses manquèrent à Jacquet d'un côté comme de l'au- tre : il en fut affecté plus qu'il ne voulut le dire, l'avouera ses amis, et ce- pendant il ne tomba point dans l'inaction par découragement d'esprit. Il épuisa dans un travail aussi intense que jamais les forces de son tempé- rament; il redoubla même d'ardeur en raison des obstacles que les événe- ments apportaient à ses projets. Il ne faisait trêve à ses études favorites que pour donner suite à ses engagements envers un libraire de Paris en composant les notices historiques et littéraires du second volume de VInde française; il le faisait quelquefois aussi pour mettre son aptitude philolo- gique au service des autres, par exemple, quand il exécuta pour M. Las- sen une précieuse copie de textes pràcrils de la Bibliothèque du Boi. Pour s'adonner simultanément à des recherches fort complexes, pour donner suite à une correspondance étendue, qui ne faisait que stimuler son zèle, il prit l'habitude de travailler toutes les nuits, et il en vint au point de j)erdre entièrement le sommeil. Bientôt sa vie se consuma lentement dans cette lutte de tous les instants contre le mal qui le minait, et, dès l'an 185(), la sollicitude de ses parents et de ses amis fut justement alarmée. Plus réservé, plus confiant devant les siens. Jacquet a laissé quelque- fois échapper de sa plume des plaintes bien amères sur l'état de défail- lance qu'il combattait en vain. Faisant remonter l'altération de sa santé aux excès de travail des hivers précédents, il s'ouvrait en ces termes à M. Lassen, dans une lettre du 25 avril 1850 : « C'est une maladie lenle qui me semble détruire successivement tous mes organes vitaux, qui m'af- faiblit peu à peu de corps et d'esprit, qui éteint toule vigueur d'action et ' iJes lioranies d'iin esprit élevé el inijiaitial ne doiitaienl ])oinl (|iie IWeadéniie des inscriptions et belles-lettres n'eût ouvert quelque jour ses portes à Eugène Jacquet. D'EUGÈNE JACQUET. 19 de pensée; c'est une espèce de paralysie qui m'anéantit : et encore si celte maladie de dépérissement n'affectait que mon corps! Mais je ressemble en vérité à un djivan-moiikta (ascète contemplatif exempté dès cette vie des ob- servances corporelles). Je ne doute pas que les contrariétés de toute espèce qui ne m'ont pas manqué n'aient encore augmenté mon état d'atonie; j'avais, dans le courant de l'été dernier, recueilli bien des espérances dont je me suis trouvé successivement déchu. » Pendant les vacances de l'année 1850, Jacquet fit un voyage sur les bords du Rhin et un séjour à Bonn; mais il ne lui fut pas possible de recommencer l'année suivante des excursions de ce genre qui lui étaient sans cesse prescrites par les médecins. En date du 20 mai 1857, il écrivait à M. Lassen que « sa santé, au lieu de s'améliorer, n'a fait que s'altérer plus profondément, qu'il n'a pas encore cessé de tous- ser depuis le mois de février; » que « la fièvre le visite régulièrement tous les jours; » que « les soins qu'il donne à sa santé absorbent tout son temps, et que les préoccupations dont il est possédé ne lui laissent aucune liberté d'esprit: qu'il se laisse aller au courant du spleen qui l'entraîne. » Au mois de septembre de la même année, il mêlait de nouvelles plaintes aux observations littéraires dont il faisait part à son ami dans un style tou- jours piquant et vif : « Je suis abattu, découragé, lui dit-il, le peclm n'y est plus; le seul excitant que je connaisse est la fièvre nerveuse. Je travaille donc par habitude, ou, si vous l'aimez mieux, par instinct. » Un peu plus tard, le 25 novembre 1857, il félicitait M. Lassen de la rapidité avec la- quelle celui-ci exécutait ses travaux et de la continuité de santé que l'on a en partage sur l'heureuse terre d'Allemagne, « où l'on travaille, dit-il, sans distractions et sans soucis. » 11 osait à peine parler de lui-même, afin de ne pas se répéter : « Marquez seulement, lui disait-il, deux degrés au- dessous du précédent bulletin ; je descends vers zéro. En vérité, je m'éteins de jour en jour; je doute à peine que je ne sois atteint d'une maladie de poitrine. Je cherche des distractions dans le travail. » En effet, Jacquet ne cessa pas un moment de travailler avec son ardeur accoutumée, comme s'il ne pouvait se détacher des objets qui avaient de longue date absorbé toutes ses pensées; il semble que l'intérêt de ses études suffit à le soutenir au milieu des souffrances qui ne lui donnaient, 20 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX pour ainsi dire, pas de relâche. Était-ce de sa part espoir et illusion, ou bien était-ce énergie de l'inlelligence, effort suprême de la volonté? C'est à l'examen des questions les plus ardues, au déchiffrement d'inscriptions et de médailles, qu'il consacra les heures bien rares de calme et de bien- être qui lui échurent dans la dernière année de sa vie. Enfin de tristes prévisions ne se réalisèrent que trop vite. M. Eyriès et d'autres confrères, qui l'avaient trouvé au mois de juin 1858 encore gai, confiant, spirituel et enjoué, étaient sortis d'auprès de lui le cœur navré. Le 7 juillet 1858, vers la lin de la soirée, le malheureux jeune homme avait sous les yeux des médailles de l'Inde qu'il venait de recevoir du général Court, et il parcourait, la plume à la main, un mémoire de cet officier pour y noter ses remarques, quand il s'éteignit dans un violent accès de toux ^. Jacquet n'avait à Paris aucun titre officiel : son convoi fut suivi par quel- ques amis qui avaient deviné le savant distingué dans le travailleur modeste du Quartier Latin. Non-seulement ceux de ses illustres maîtres qui lui survécurent, mais encore les hommes d'un esprit supérieur qui avaient suivi de près le mouvement scientifique de l'époque, apprécièrent justement la perle que faisait en lui la haute érudition. Nous pouvons appliquer à l'infortuné Jacquet, avec M. le baron d'Eckstein, cette parole qui glorifie sa mémoire mieux que de longs discours : « Ce n'est pas toujours par ce que » l'homme a fait qu'il est grand, mais surtout aussi par ce qu'il a voulu » faire, c'est-à-dire, par ses aspirations et par ses tendances! » C'était bien l'opinion des orientalistes les plus habiles sur le mérite de Jacquet, dont M. E. Burnouf se faisait l'interprète dans la séance du 17 juin 1859, quand il avait entretenu la Société asiatique des noms célè- bres qui venaient d'assurer leur patronage à son recueil-. « En se félici- » tant avec vous de se voir soutenu par l'appui de ces hommes éminents , » la commission du Journal ne peut s'empêcher d'exprimer les regrets » auxquels s'associe le conseil , sur la perte que nous avons faite dans la ' Les parents d'Eugène Jacquet que j'ai eu autrefois l'honneur d'entretenir à son sujet sont morts à Paris depuis quelques années; sa mère paraissait profondément affectée de sa perte. 2 Dans son rapport fait à la séance générale de la Société. (Journal asiatique, juillet 1859, t. VU! , 3""= série , pp. 21 et 22.) D'EUGENE JACQUET. 21 » personne d'un jeune homme plein de zèle dont les premiers essais » annonçaient déjà, outre un grand dévouement à la science , des lectures » très-variées employées avec beaucoup d'intelligence et de pénétration. » Nous voulons parler de M. Jacquet que vous aviez appelé à faire partie » du conseil à l'époque de notre dernière assemblée générale, et qui a .. succombé, au mois de juillet 1858, à une longue maladie Déjà » M. Jacquet s'était fait connaître en Europe et dans l'Inde par l'ardeur ') de son zèle à poursuivre les études auxquelles il s'était voué, et son » nom, cité avec honneur à Calcutta et à Bonn, était déjà un lien de plus >> entre la société et les corps littéraires qui poursuivent, en Europe et en » Asie , les mêmes études qu'elle. » Le mot est littéralement vrai : Jacquet faisait du prosélytisme dans l'intérêt commun de tous ceux qui s'occupaient de l'Orient; il déployait la plus grande activité pour que les écoles d'Europe secondassent par des instructions et par des subsides les entreprises de quelques voyageurs et de quelques savants qui s'étaient signalés par des découvertes dans l'Inde et dans d'autres parties de l'Asie. Il ne se lassait point de provoquer à cet égard l'entente des gouvernements et des académies. De son côté, il avait des relations utiles à la science avec les érudits de la spécialité la plus rare, et il avait mis lui-même la main à des projets que peu d'hommes étaient capables de concevoir et d'accomplir. Les sujets les plus difficiles , les plus abruptes stimulaient l'intelligence de Jacquet au plus haut point : on le verra s'emparer des lumières ac- quises par le zend et le sanscrit , et contrôler avec une généreuse hardiesse l'interprétation de l'écriture monumentale de la Perse; on le verra suivre d'un œil critique tout ce qui s'est fait dans l'Inde et ailleurs pour le déchiffrement ou le classement des médailles baclriennes, indo-scythiques et vraiment indiennes. Mais là où il eut tous les périls et aussi tout l'hon- neur de l'initiative , ce fut dans la formation d'un grand recueil d'inscrip- tions qui devait comprendre la plupart des documents épigraphiques recueillis dans l'Inde, publiés isolément dans les journaux de ce pays, interprétés une première fois par des savants anglais. Et non-seulement Jacquet avait réuni les matériaux mis au jour par d'autres , mais encore il -22 SUR LA VIE Ëï LES TRAVAUX sollicilait de toutes parts la recherche et la copie d'inscriptions nouvelles; il eiilendait s'appliquer lui-même à l'interprétation détaillée des pièces importantes qui seraient entrées dans le corpus projeté, et son habileté extraordinaire dans la paléographie indienne lui garantissait, de l'avis de tous, un plein succès. C'est assez louer Jacquet sur ce point que de dire qu'il n'était de son vivant personne plus capable que lui en Europe de mener à bonne fin une telle entreprise, et qu'un recueil du genre de celui qu'il s'était proposé de fonder n'est pas encore exécuté, ni même com- mencé aujourd'hui. Une confraternité de talent et de malheur unira désormais le nom de .Jacquet à celui des jeunes indianistes sortis des écoles de Paris et de Berlin , qui sont morts à la fleur de l'âge dans la même période d'années : deux philologues allemands, Robert Lenz, éditeur du drame sanscrit Vikramorvasi, et Frédéric Rosen ', le premier interprète du Rigvéda, l'avaient précédé dans la tombe ; il y fut suivi de près par Auguste Loiseleur Des- jongchamps, qui avait donné des preuves d'un amour sincère de la science par ses publications littéraires et d'un généreux dévouement à ses devoirs^; ainsi que par le professeur P. de Rohlen, critique ingénieux qui avait abordé l'investigation de l'Inde ancienne avec une ample érudition litté- raire et historique^. Cependant, on rapprochera surtout de la destinée de ' Le D' Fr. Rosen, de Hanovre, est mort à Londres, le 12 septembre 1837, à l'âge de 33 ans. — Jiitijuet, qui se sentait atteint liii-mème d'un mal profond, écrivait peu de temps api es à M. Lassen ("lo novembre 1857) ; « J'ai eu plus d'un sujet de prendre intérêt à la mort de ce pauvre Rosen : c'est une grande perte; la littérature sanscrite et orientale en général perd une de ses lumières les plus brillantes, et tous ceux qui ont eu l'avantage de le connaître personnellement le regrettent comme un bomme bonoiable, non moins distingué par ses qualités morales que par son érudition, en un mot comme a sensible man. » - Le jeune Loiseleur Desiongcbamps, à qui la France devait le texte et la traduction des lois de Manou, était entré, en 183-2, à la Bibliothèque du Roi comme emplové au déparlement des ma- nuscrits; quoique maladif depuis 1833, il sut préparer au milieu de ses fonctions quotidiennes la réimpression fort désirée de \ Amaru-kocha , vocabulaire sanscrit, publié dans l'Inde par Cole- brooke; il mourut à Paris Agé de 3o ans, le 10 janvier 1840. Sa bibliothèque fut vendue en avril 1841 avec celle de Jacquet. (Notice de livres, etc. Paris, B. Duprat, 1841, 91 pp. in-S".) '•• M. Pierre de Bohlen, professeur à l'université de Kœnigsbei'g, paya son tribut à l'Inde par un travail de synthèse historique (Dns ultc Indien, 2 vol., 1830) et par ses éditions des Sentences de Bartribari et du Riln-sanliaru. Quand il fut mort, dans sa quarante et unième année, à Halle, en DEUGENE JACQUET. 25 Jacquet celle de James Prinsep, son digne émule dans les deux études également neuves qu'il avait prises à cœur, les médailles et les inscrip- tions. Quand James Prinsep eut succombé en 1840 au mal qui le consu- mait depuis longtemps, ces études perdirent dans l'Inde leur courageux promoteur, leur représentant le plus actif : secrétaire de la Société asia- tique du Bengale de 1851 à 1859, éditeur vigilant de son Journal, sa mort a mis un arrêt déplorable dans le cours des recherches archéologi- ques et paléographiques dont il avait pris la direction. Jacquet suivait ces belles recherches avec une ardente curiosité et avec un vif désir de les seconder : aussi James Prinsep lui fit-il l'honneur de le prendre comme son principal correspondant en Europe. Plein de confiance dans ses pro- cédés de déchiffrement, il lui adressait souvent les pièces nécessaires à sa tâche de critique si ingrate loin des lieux oii s'opéraient les décou- vertes : par exemple, le dessin des monuments , les copies des inscriptions, les empreintes des monnaies historiques rassemblées si abondamment à Calcutta. Bien des fois, il l'a désigné comme son aide le plus dévoué, capable de donner à ces trésors inespérés de l'antiquité orientale la meil- leure espèce de publicité. James Prinsep faisait le plus grand cas des communications épistolaires de Jacquet^ ; non-seulement il leur a rendu témoignage dans ses écrits , mais encore il a déclaré plus d'une fois que les conjectures de son confrère de Paris avaient prévenu en quelques cas ou rectifié ses propres conjectures'^. février 1 840, le professeur Voigt, son collègue, publia, sous le titre â' Autobiographie, ses mémoires pleins d'intérêt pour l'histoire scientifique de son époque comme pour la connaissance de ses Ira- vaux, de ses opinions et de ses longues souffrances. (Koenigsberg, 1842, S""» édit., in-8°.) La cor- respondance de Bohlen avec plusieurs savants et orientalistes est reproduite à h fin du volume. ' Selon toute apparence, les lettres que Jacquet adressait à M. I^rinsep dans l'Inde sont restées déposées, avec d'autres papiers qui ont appartenu au savant Anglais, dans les archives de la Société asiatique du Bengale, à Calcutta. 2 M. H.-Th. Prinsep, qui a lui-même résidé dans l'Inde comme agent du gouvernement anglais. nous parlait dernièrement de l'estime de feu son frère James pour Eugène Jacquet dans les termes suivants : / hnow thaï my brolher valued verij hirjhly Mons. Jacquet's communicalions and looked uponhim as one of the most ingenious-minded , ifnot the mostofall his continental correspondants, and he reckoned the most eminent men of the day amongst them. He had mentionned to me sugges- tions and conjectures of Mons. Jacquet . which in more than one instance anticipated or corrected his oum. (Londres, 7 août 183i.) -24 SLR LA VIE ET LES TRAVAUX Parmi ceux de ses contemporains justement célèbres qui honorèrent Eugène Jacquet de leur bienveillante estime, nous citerons encore une fois le profond linguiste de Berlin, Guillaume de Ilumboldt, qui donna, comme nous le dirons ailleurs , une marque publique d'approbation à ses procédés philologiques; et nous nommerons aussi M. Auguste-Guillaume de Schlegel, fondateur de l'école indianiste de Bonn, M. le professeur Christian Lassen, de la même université, MM. Colebrooke et IL-IL Wilson, en Angleterre, M. Hamaker, en Hollande, etc. Jacquet s'est montré digne de la distinction qu'ils lui accordèrent, malgré son âge peu avancé; il confiait ses doutes et ses conjectures, ses hypothèses et ses pressentiments, à ceux de ces hommes à qui l'on devait le succès d'une première tenta- tive, et dont plusieurs ont depuis recueilli dans la carrière qu'ils s'étaient ouverte une plus ample moisson de gloire. CHAPITRE II. EXTRAITS DE LA CORRESPONDANCE DEUGÉNE JACQUET. Il est temps de considérer Jacquet dans ses relations plus familières . plus intimes. On a vu avec quelle franchise il s'est ouvert à son ami, M. Lassen, sur ses plus tristes angoisses, comme sur ses projets les plus chers ; il y a quelque intérêt à l'entendre maintenant s'épancher dans des lettres adressées à des amis de son âge et de son pays. Ici nous ap- prendrons de sa bouche ce qu'il aurait voulu faire pour l'honneur de la Belgique, s'il avait été appelé à quelque poste élevé dans l'enseignement public. C'est dans les années 1854 et 1855, alors qu'on préparait une loi dé- finitive pour la réforme de l'enseignement supérieur et la réorganisation des universités de l'État, qu'une amitié éclairée instruisit Jacquet de la création prochaine d'une chaiie spéciale, à laquelle ses premiers succès lui donneraient droit de prétendre. D EUGÈNE JACQUET. 25 Un de nos littérateurs les plus distingués, M. Philippe Lesbroussart , qui était à celte époque administrateur général de l'instruction publique, avait jeté les yeux sur ce jeune savant, originaire de la Belgique et déjà fort vanté dans les écoles de Paris. Des ouvertures qui furent faites alors officieusement à Jacquet lui montrèrent en perspective une position hono- rable qui lui permettrait de servir la science et le pays, qui le rappro- cherait des excellents amis qu'il avait à Bruxelles, et qui satisferait sa mère, désireuse d'améliorer au plus tôt le sort encore précaire d'un Ois à qui elle s'était constamment dévouée. Jacquet prit des informations détaillées auprès de MM. E. Lebœuf et L. Alvin, et leur confia les réserves de tout genre qu'il voulait faire en vue de ses vastes projets scientifiques, dans le cas où il acceptât une chaire de langues orientales dans l'une des universités belges. Puis, sur leur avis, il se décida à adresser à M. le comte de Theux, ministre de l'intérieur, une demande, accompagnée de pièces qui pussent établir ses titres : l'année 1855 s'écoula sans que Jacquet eût de réponse, et quand, par arrêté du 5 décembre 1855, le ministre eut organisé le personnel enseignant des universités de Gand et de Liège \ il ne nomma personne pour remplir, dans l'une ou l'autre de ces universités, la chaire dont la fondation avait été projetée. Il est vrai que la loi du 27 septembre de la même année comprenait Y introduction à l'élude des langues orientales parmi les matières enseignées pour le doctorat dans la faculté de philosophie et lettres; mais les choses restèrent de même dans le courant de l'année 185G ^. Nous n'avons pas à scruter ici les motifs qui firent bientôt rayer le nom de Jacquet de la liste des personnes présentées au ministre d'alors; mais nous avons pensé qu'on ne lirait pas sans intérêt comment cet infatigable savant voulait concilier avec des fonctions académiques la liberté néces- saire à des travaux de longue haleine, et surtout comment il envisageait " En janvier 1836, M. Ph. Lesbroussart, nommé professeur ordinaire de littérature française à l'université de Liège, résigna sa charge d'administrateur général, charge qui fut supprimée dès lors. 2 C'est seulement pendant l'année académique 183G-I857 que le ministère fit, en exécution de l'art. 5 et de l'art. 46 de la loi citée, la nomination de M. P. Burggraff comme professeur extraor- dinaire à l'université de Liège, en le chargeant des leçons d'hébreu et d'arabe qui ont figuré depuis lors au programme annuel de celte université. Tome XXVII. ^ 26 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX les devoirs d'un homme chargé par l'État de la double mission d'enseigner et de faille avancer la science. On aura droit de dire que le plan proposé par Jacquet était dicté par son ardeur personnelle, sans qu'il tint compte des besoins les plus pressants de l'enseignement dans nos provinces, et qu'il n'était aucunement en rapport avec les ressources dont le gouvernement de notre pays dispose pour l'encouragement des sciences et des lettres : mais on devra reconnaître, en même temps, que Jacquet aurait pris au sérieux la charge de fonder des études nouvelles et d'en assurer le dévelop- pement et les progrès. L'appui moral que Jacquet avait trouvé auprès des notabilités de la science était fort grand, et il comptait beaucoup sur l'effet qui en résulte- rait. Dans une lettre du 4 avril 1835, Jacquet remercie M. L. Alvin d'avoir bien voulu mettre ses titres sous les yeux du ministre de l'intérieur, et il ajoute : « D'ici à l'époque présumable des nominations, j'espère pouvoir me présenter avec plus d'avantage, et je ne serais pas fâché de pouvoir le faire avec des recommandations qui ne laissassent au ministre d'autre parti à prendre que celui de m'accepter. » Parmi les autorités qu'il aura en sa faveur, il cite M. Alexandre de Humboldt qui, dans une lettre, « lui a permis de se prévaloir de son nom. » En ce moment, Jacquet prêtait à M. Silvestre de Sacy, dont l'autorité était grande, à cause de son double caractère politique et scientifique, une opposition formelle, déclarée, à sa candidature ^ Cependant il l'interpré- tait avec modération en écartant toute idée d'animosité personnelle^ : « J'ai la certitude, dit-il, que ces causes doivent être exclusivement littéraires, et que des dissentiments sur des questions générales d'études orientales , auxquels les prétentions non accueillies d'une autorité qui se considère comme infaillible ont pu seules donner quelque gravité, ne sont pas ' Il avait ftncore la même préoccii|iali(in en aviil I85G, alors qu'il «■(■rivait h M. l^assen : « Des circonstances personnelles mont fait perdre quelques chances que je travaille à ressaisir; j aurai à lutter sur ce point contre une malveillance illustre et puissante que je ne veux pa'; désigner par un nom propre. >> — M. le baron Silvostro de Sacy était, à celte époque, pair de France, et dispo- sait d'une grande iniluence à l'Académie et dans les conseils de l'Université. - Jacquet eut plus tard la preuve que M. de Sacy lui porlait de l'inlérêt et de l'estime , et ne le repoussait point par jiarli pris. D'EUGENE JACQUET. 27 étrangers à cette hostilité. Je ne sais ce que la réputation d'un illustre vieil- lard peut y gagner; mais je sais ce que mes intérêts peuvent y perdre, et je n'épargnerai aucun soin pour opposer aux paroles de M. de S. des pa- roles plus graves encore. » Dès l'année 1835, la faible constitution de Jacquet était ébranlée par suite de la continuité et de l'opiniâtreté qu'il mettait dans son travail de tous les jours, et cependant il est plein d'ardeur; il parle avec exaltation de ses pro- jets ; il les déroule avec confiance à son ami, M. Emile Lebœuf, dans une lettre du ô septembre 185o. Qu'on nous permette de rapporter quelques passages extraits de cette lettre qui ont toute l'originalité du style de son auteur : « Le corps n'est pas seul à souffrir des suites de mon imprudence volon- taire : ma vue est affaiblie, ma mémoire troublée, mon travail lent; j'éprouve de fréquents vertiges et des envies de défaillir; mes yeux sont gonflés de sang, et je suis tourmenté depuis trois mois d'une insomnie presque continuelle. Et cependant, il n fallu travailler; ce travail même s'est accru en raison inverse de la diminution des forces que je pouvais y appliquer. Je n'ai été occupé dans ces trois derniers mois à rien moins qu'à préparer le déménagement de l'Asie et les moyens de la faire pas- ser en Europe. Je suis en très-active correspondance avec Calcutta et La- hore, les deux grands centres de mes opérations; je recueille des em- preintes de médailles et des copies d'inscriptions; je décris le résultat des fouilles et des autres explorations; je fais des recherches pour déter- miner les points où il sera utile d'en faire de nouvelles; je fais faire des acquisitions à Boukhara, et j'écris des lettres encycliques en sanscrit aux brahmanes du Kachmir, pour obtenir d'eux des renseignements sur ce qu'il reste là de littérature et d'antiquités. » J'ai reçu, à son arrivée en France, l'ex-médecin de Randjit-Singh, roi du Pendjab (le D' Honigberger), qui a apporté avec lui une collec- tion d'antiques très-riche et entièrement neuve, dont je suis occupé à faire la description *. Le général Allard, qui s'est déjà mis en rapport aA^ec ' On trouvera , dans la seconde partie, tliap. V, n"'* 1 et II , l'oxaraen analytique des travaux don! 28 SUR LA VII] ET LES TRAVAUX moi, arrive à Paris, chargé de quelques centaines de médailles, dont j'au- rai la première communication, et d'autant d'empreintes en plâtre qui me sont destinées. Le général Court m'écrit, par la voie d'un de ses amis, pour m'offrir des services dans toute l'étendue de pays comprise entre le Setledj , Peichawer, Haïderabad et Boukhara. D'un autre côté , le Brilisli Miiaeum et ÏEasl-India-Ilouse m'accordent les empreintes de toutes les mé- dailles qui sont déposées dans leurs collections; les inscriptions indiennes recueillies dans ces deux grands dépôts seront mises à ma disposition; la Société asiatique de Londres accordera à la publication de mon Corpus tous les encouragements dont elle peut disposer. » M. A. de Humboldt, qui se trouve maintenant à Paiis et qui me fait l'accueil le plus gracieux , a accepté , en son nom et pour la mémoire de son frère, la dédicace de l'ouvrage Je trouverai, l'hiver prochain, un éditeur complaisant (dont la discrétion ne me permet pas de te révéler le nom) qui possède deux millions de revenu; enfin, la mort récente de Klaprolh laisse à ma seule exploitation en France une partie de l'Asie et me permet des espérances d'un autre genre. 11 ne me manque, pour suivre tant d'affaires, que du temps et de la santé; la mienne est malheureuse- ment bien affaiblie et me laisse de graves inquiétudes. » Après l'esquisse de ses travaux présents, et de ses espérances. Jacquet entretient son ami des chances qu'il a entrevues de venir se fixer en Bel- gique. 11 lui fait part des incertitudes qu'il éprouve, avant de prendre un engagement, par des considérations toutes personnelles et par suite des conseils contraires de quelques personnes. Plusieurs amis l'engageaient alors à solliciter la chaire de chinois vacante à l'université de Berlin, par la mort de Klaproth ', en raison de l'affinité de ses études de linguistique parle ici Jacquet relalivement aux découvertes archéologiques et aux trouvailles inimisiuatiques dont il avait les prémices en France. * Le roi de Prusse avait conféré à Jules Klaproth, en 1816, un tilre exceptionnel, celui de pro- fesseur des langues et de la littérature asiatiijues, avec autorisation de résider à l'aris indéfini- ment pour la publication de ses ouvrages. Un titre semblable ne fut pas transmis à un autre savant: M. W. Schott, de Mayence, qui s'était fait liubiliter, dès 1855, à l'université de Berlin, fut nommé professeur extraordinaire, en 1858, pour le chinois et les langues tartares, et membre de l'Aca- démie des sciences, en I8il. D'EUGENE JACQUET. 29 et d'histoire avec celles de l'orientaliste allemand. Cependant, avant d'avoir pris une décision, Jacquet, dans la lettre citée, raisonne librement en savant, en écrivain, au sujet des propositions qui lui ont été faites pour une chaire d'université en Belgique; sans froisser personne, sans blesser des absents qu'il ne connaît pas, il énumère , d'après son expérience et sa conviction, tous les secours dont le pouvoir devrait entourer le titulaire de cette chaire. Jacquet reconnaît que les avantages matériels attachés au litre de professeur ordinaire dans une des deux universités belges, sont considérables, et tels qu'il pourrait difficilement obtenir ailleurs de meil- leures conditions; mais il avoue que le désir d'accepter, nourri en lui par les sentiments les plus respectables, est combattu dans son esprit par celui de poursuivre sans trêve ses projets de jeunesse dans le même centre scientifique où il les a formés : « Le seul motif qui puisse me déterminer maintenant, ce serait la né- cessité morale d'assurer à ma mère une existence douce et tranquille, un long repos dans sa vieillesse; si je fais ce sacrifice de mon avenir, je ne le ferai qu'à ma mère! » Pour en venir aux difTûcultés de détail, je vais te les exposer de nou- veau ^. » Je ne crains pas d'affirmer que, dans l'état actuel des choses, il est possible de créer une chaire de langues orientales à Gand, possible de donner à quelqu'un le titre de professeur de langues orientales; mais impossible de fonder une école orientale, impossible d'obtenir des résul- tats des dépenses faites, parce qu'il en resterait de plus indispensables et de plus considérables à faire. » J'observerai d'abord , que le titre de professeur de langues orientales est bien vague; je déclare, qu'il est impossible à un homme de savoir toutes les langues de l'Orient, impossible d'en enseigner plus de deux avec ' Jacquet s'ouvrait ainsi à M. Lassen (le 23 octobre 4835) sur la position qu'il avait en perspec- tive à GanJ. « Tout est à créer : je ne trouverai là, en arrivant, qu'une chaire et des bancs, j'ajou- terai de ma personne un professeur à ce premier matériel. Mais il restera encore à trouver, pour compléter un cours, des auditeurs, une bibliothèque d'imprimés orientaux, un fonds de manuscrits orientaux et une tvposçraphie orientale.... » Il exprimait aussi à son ami ses doutes sur le nombre et la disposition des auditeurs, élément intellectuel et nécessaire d'un cours. 30 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX quelque utilité, à moins de professer quinze heures par jour; nos profes- seurs du Collège de France font trois cours d'une heure chacun par semaine, et c'est tout ce qu'ils peuvent faire. Je suppose qu'un professeur extraordinaire ou suppléant soit adjoint au professeur ordinaire ; il fau- drait qu'il fût choisi de manière à combler les lacunes de l'enseignement principal. Ainsi, par exemple, si je professais le chinois et le sanscrit, il serait nécessaire que mon suppléant professât l'hébreu et l'arabe. « Voici de quels moyens d'étude la création d'une chaire de langues orientales suppose la disposition facile : » 1° Une bibliothèque possédant, comme celle des universités d'Alle- magne, tout ce qui a paru jusqu'à présent de livres relatifs à l'étude des langues, de l'histoire et de la philosophie orientales, et se tenant au cou- rant des publications de ce genre ^ ; » 2° Une collection assez considérable de manuscrits orientaux pour fournir des matériaux de publication aux professeurs et aux élèves les plus forts ^; » 5° Les impressions gratuites accordées par le gouvernement à une littérature jusqu'ici peu encouragée par la consommation, littérature qui n'a pas encore de public ; » 4° Des fonds pour faciliter aux professeurs, pendant leurs vacances, les moyens d'aller consulter, copier ou collalionner dans les grandes biblio- thèques de l'Europe les manuscrits qui leur manquent ; ' Voir dans le rapport, publié par M. Nothomb, Sur l'étui de tinslrucUon supérieure en Bel- gique, t. Il, p. 1079, un arrêté de M. de Theiix, du 16 mars 1836, qui recommande aux facultés de ne réclamer que les livres absolument nécessaires aux besoins de l'enseignement. '- " Le prix de ces collections est très-élevé, inaccessible à des fortunes particulières et quelque- fois même à des forlunts publiques. Je ne sais, par exemple, de quel air M. de Tbeux accueillerait la proposition d'acquérir la magnifique collection des manuscrils sanscrits Cliambers (en vente depuis quinze ans) au prix de 100,000 francs, la collection cbinoise du révérend Morrison,au prix de 60,000 à 70,000 francs; la collection orientale Ouseley, au prix de 80,000 francs. » {Note de Jacquet.) Dans le courant de la même année (1835) Jacquet fil en vain au gouvernement belge l'offre d'acquérir, comme fonds d'une bibliothèque orientale, une partie des collections de livres chinois, tibétains et mongols, rapportés de l'.Vsie par M. le baron Schilling deCanstadt, et plus tard, celle de négocier dans le môme but l'acquisition de la bibliothèque entière de feu J. Klaproth; il estimait à 1 00,000 francs la valeur de cette seconde collection, composée de livres rares, bien conservés et relies, qui a été vendue à Paris, en 1840, à des prix élevés. D EUGENE JACQUET. 31 » 5" Une collection sinon complète, du moins suffisante de types orien- taux pour imprimer les travaux des orientalistes de l'université. Cet article n'offrirait que de légères difficultés, parce que les rapports qui existent entre les deux gouvernements de la France et de la Belgique permettraient d'obtenir des matrices de la plupart des caractères orientaux que possède l'imprimerie royale, et, dans tous les cas, désireux d'assurer à mon pays des moyens de succès littéraires, si le ministre faisait une demande de ce genre, je me chargerais de suivre ici l'exécution de l'affaire. » Toutes ces conditions sont indispensables, si l'on veut créer quelque chose de plus qu'un titre; tous ces moyens sont nécessaires pour faire la première leçon, pour publier un texte ad usiim prœlectiomim. » Jacquet se trouva dans une nouvelle perplexité, quand, peu de temps après, M. Âlvin, dans une lettre pressante, lui demanda une réponse dé- cisive touchant ses intentions. Dans sa réponse, datée du 22 septembre 1855, il avoue que cette lettre a été pour lui « l'occasion de la plus pres- sante anxiété à laquelle il ait encore été livré; » il s'est vu en présence d'une de ces grandes difficultés qu'on prévoit dès longtemps, mais qu'on rejette toujours dans l'avenir le plus éloigné, parce qu'on ne se sent pas en mesure de les surmonter. « J'ai eu, dit-il, à me décider entre un avenir de l'épulation et un avenir de fortune; je ne vous dissimulerai pas que , si je m'étais trouvé seul en ce monde, je n'aurais pas hésité si longtemps; j'aurais marché sans me détourner dans la voie oîi j'étais entré avec une résolution bien arrêtée. Des circonstances de famille, des intérêts auxquels je puis et je dois sacri- fier tous les autres, ont entretenu mon hésitation et décideront probable- ment la question dans un sens contraire à mes goûts, à mes vrais intérêts, et je dirai même à mes passions les plus vives. » C'est par suite des mêmes considérations que Jacquet déclare avoir renoncé à toute démarche pour obtenir l'héritage littéraire de Klaproth à Berlin. Il n'a plus de choix à faire qu'entre la France et la Belgique, et, avant de prendre une résolution définitive, il demande à M. Alvin des ren- seignements plus précis encore sur quelques points, tels que les règlements universitaires, les attributions des professeurs, les éléments dont se com- 32 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX pose le casuel de leur traitement, le matériel oriental dont on pourra dis- poser dans les universités, etc. De plus, il manifeste le désir de stipuler, en sa faveur, au nombre des conditions qui détermineraient son accepta- tion, deux congés extraordinaires, l'un de trois mois, pour terminer ses affaires littéraires, à Paris, et préparer des publications dans l'intérêt de l'enseignement; l'autre d'un mois, afln de surveiller l'acquisition de livres rares à l'époque où se fera la vente de la bibliothèque de Klaproth. En Unissant, il fait part à M. Alvin de ses hésitations, et il s'en excuse : « Ne vous étonnez pas, je vous prie, que je négocie de deux côtés à la fois; ce n'est pas dans l'intenlion de spéculer sur des offres pleines de libéralité, pour me donner au plus offrant; car, je n'hésite pas à vous dé- clarer que je ne cherche qu'une excuse pécuniaire à offrir à ma famille, pour concilier mes goûts avec mes devoirs, et que, si le gouvernement m'offrait ici une position honorable avec le tiers des appointements qui me sont promis en Belgique, je donnerais avec empressement la préfé- rence à ces conditions. Veuillez, d'ailleurs, recevoir l'assurance de ma sincère gratitude pour vos offres aimables et pour vos affectueuses in- stances.... » Il faut savoir gré à Jacquet de sa franchise, quand il souhaite le poste le plus modeste en France pour rester plus près de ses maîtres et de ses émules; c'est par un sentiment de sa force, qui n'est pas chez lui de l'am- bition, qu'il est soutenu et stimulé dans l'exécution d'ceuvres tout à fait exceptionnelles, comme celles qu'il préparait alors. Ses amis s'empressent de répondre à ses questions, et le pressent de solliciter directement la position qui lui a été présentée. Jacquet fait encore des objections presque sur tout point, et il insiste sur le droit qu'il se réserverait de rentrer à un moment donné de Belgique en France, après avoir rendu à son pays, « autant qu'il dépendrait de lui, le service de fon- der dans une de ses universités une école orientale. » 11 rappelle encore une fois les liens de reconnaissance et d'admiration qui l'atla» hent à ses confrères de Paris, et surtout à M. Eug. Burnouf. Il s'exprime ainsi dans un billet adressé à 31. E. Lebœuf, vers la (in de septembre, avant qu'il eût formulé aucune demande : DEUGÈNE JACQUET. 35 ' Mon plus intime ami littéraire, Burnouf, me donne le conseil de refuser et de solliciter la chaire de Berlin, parce que Berlin devient de jour en jour la capitale scientifique de l'Europe, et cependant, si l'on m'oflrail ici un emploi honorable de 3 à 4,000 francs, je n'hésiterais pas à sacri- fier toutes les autres espérances au plaisir de ne pas quitter Paris, oîi je laisserais tant d'amitiés et de souvenirs littéraires : et puis, il n'y a dans le monde entier qu'un seul Institut de France, qu'un seul Collège de France; où trouverais-je ailleurs un homme d'une aussi profonde science, d'un esprit aussi agréable que Burnouf? Toutes ces considérations me ren- draient plus désagréable encore la nécessité de solliciter une place en Bel- gique; mes amis d'ici voudraient du moins que, si j'étais disposé à l'accep- ter, elle me fût offerte par le gouvernement... Pour ce qui est des diplômes, je n'en possède qu'un, celui de membre de la Société asiatique de Paris, parce que j'ai toujours eu soin de me préserver du ridicule attaché aux académies et aux sociétés savantes de province. J'ai des lettres de savants , et j'en aurais de spéciales au besoin, plus qu'il n'en faut pour faire dix professeurs ordinaires et vingt professeurs suppléants. » Enfin, dans les derniers jours de septembre 1855, Jacquet écrit à M. Lebœuf qu'il est sorti du grand embarras de prendre au plus tôt une résolution : « Je viens de jouer le grand coup de dés; je m'empresse de t'annoncer que j'accepte, en principe, la position de professeur ordinaire de langues orientales à l'université de (iand; car j'ai fait aussi mon choix entre les deux villes universitaires. » Puis, il exprime de nouveau le désir que la place lui soit offerte par le ministre. Cependant Jacquet avait envoyé sans plus tarder à Bruxelles une de- mande accompagnée des pièces qu'il pouvait appeler ses titres, et le ô octobre 1835, il confirmait, dans une lettre à M. Alvin, la résolution d'accepter les offres confidentielles qui lui avaient été faites et de satis- faire aux conditions exigées des concurrents. Il cédait, disalT-il, aux avan- tages qui lui étaient promis dans le présent, et dont il ne trouvait point de compensation dans des espérances fort éloignées, fondées sur des vacances imprévues, les seules que M. Silvestre de Sacy ait pu lui offrir lors de ses dernières démarches. « Le sacrifice est donc fait, ajoutait-il; je Tome XXVII. f) 34 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX vais quitter Paris et ses trésors de science, j'ai dit adieu à toutes les espé- rances d'avenir c|ue je m'étais faites, pour me jeter dans une nouvelle vie... » Ensuite il priait 31. Alvin de lui faire réserver une des chaires de Gand, « dont le séjour est beaucoup |)lus agréable, si ses renseignements sont exacts ^ » et il invoquait, pour l'acquisition prochaine des matrices des caractères orientaux, le di'oit de la Belgique sur le matériel scientifique de la France, vu l'union politique des deux pays. Après ces démarclies significatives. Jacquet retomba dans de nouvelles incertitudes sur leur issue, et il éprouva fort vite un découragement que sa santé chancelante lui rendait plus pénible. Il demandait à M. Lebœuf (en date du 24 décembre 18o5) où en était l'organisation des universités et si les chances étaient encore de son côté. « Je pense toujours à la chaire de Gand, bien que je ne m'en occupe plus d'une manière active, lassé d'attendre un résultat qui paraît s'éloigner à mesure qu'il s'avance dans le temps J'ai repris paisiblement mes occupations ordinaires, ne voulant point faire de préparatifs inutiles pour un événement qui ne s'ac- complira peut-être pas en ma faveur. » Quelques mois après. Jacquet qui n'avait reçu aucune réponse formelle, se plaignit amèrement de tant de délais et de lenteurs. Il demanda à M. Alvin, par lettre du 25 mars 18ô6, quelques renseignements « sur l'état présent de ses affaires en Belgique. » Il lui semble que le succès de sa candidature devient d'autant moins probable qu'il lui serait plus utile, et qu'il trouve dans ses devoirs et dans ses affections de famille plus de motifs de le désirer. 11 regrette que, par l'indiscrétion de quelques amis, on le croie, à Paris, déjà titulaire d'une chaire qui n'est pas conférée. « Une telle incertitude fatigue son esprit, qui a déjà bien assez d'autres préoccu- pations, et ne lui permet pas de suivre avec persévérance des travaux qui deviendraient inutiles, s'ils étaient subitement interrompus. » Les rapports agréables de Jacquet avec le général Allard lui firent sentir plus vivement les contrariétés de sa position ; il le représentait à ses ' Uans plusieurs de ses letu-es, Jacquel revient sur la mèiiie idée de préférer une ville à l'autre .1 On peut bien se résignera habiter Gand; mais Liège! ce n'est pas possible. « D EUGENE JACQUET. 35 amis comme " un homme fort aimable et très-obligeant qui a beaucoup de finesse et de sagacité, et dont les manières sont celles d'un officier géné- ral distingué. » Avec quel enthousiasme et avec quels regrets il parlait à M. Lassen des instances que cet officier français venait de lui faire pour qu'il visitât les pays de l'Asie les plus riches en souvenirs archéologiques, et tout d'abord, l'ancienne Bactriane et le nord de l'Inde*. « Si je ne laissais pas une famille derrière moi, j'irais visiter les contrées sur lesquelles a régné Démétriiis, et lire Arrien sur le champ de bataille où Porus fut vaincu! Ue général Allard, avec qui je me trouve maintenant dans les rapports de la plus cordiale amitié, m'a vivement pressé, et à diverses reprises, de l'accompagner à son retour dans l'Inde; il veut me faire exécuter le même voyage que celui qu'a fait Jacquemont et me faire ouvrir autant de Topes que celui-ci a recueilli de plantes nouvelles sur riliniâlaya 2. Il a même l'intention de m'introduire en fraude dans le Tibet, et de me mettre en noviciat dans quelque monastère. J'ai tout refusé, pour le présent du moins ! » Dans plusieurs lettres écrites dans la même année à M. le professeur Lassen, Jacquet répète les mêmes plaintes sur l'issue fâcheuse des démai- ches qu'il a faites en Belgique, et quelquefois avec un peu d'humeur, sur le retard d'une nomination qu'il a pu considérer naguère comme imminente. Cependant, comme nous l'avons dit plus haut, l'année 1856 se passa sans qu'il fût donné suite aux demandes si bien appuyées de Jacquet. Il vécul encore deux années, consacrant à l'étude les jours et les nuits, mais dans un état de santé qui l'aurait empêché de remplir des fonctions académi- ques suivant l'impulsion naturellement vive de son intelligence. Certes, on n'a pas. pu apprécier chez nous, pendant sa vie, le brillant avenir qui était réservé à Jacquet, d'après la portée de ses premiers travaux; maintenant la Belgique doit inscrire dans ses annales un nom jeune, mais déjà respecté, que la mort a fait tomber dans l'histoire; raconter les entre- I)rises, exposer les titres littéraires de Jacquet, c'est faire de lui l'éloge ' Lettre du 19 novembre 1835. ■^ L'infortuné Victor Jacquemont est mort en I83"2 à Bombay, après un voyae;e périlleux au nord de l'Inde, accompli dans l'intérêt des sciences naturelles. 56 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX qu'exige la reconnaissance publique. C'est par la bouche des témoins les plus sûrs et les plus désintéressés qu'il nous sera permis de recommander aux hommes instruits la mémoire de cet orientaliste qui appartenait à notre patrie par sa naissance et qui lui promettait une haute illustralion par la renommée toujours croissante de son savoir. D'EUGÈNE JACQUET. 57 SECONDE PARTIE. REVUE CRITIQUE DES TRAVAUX LITTÉRAIRES D'EUGÈNE JACQUET. lIXTRODUCTION. Un tableau chronologique des mémoires et des dissertations qui ont été, chaque année, le fruit des études de Jacquet, ne serait point dressé sans intérêt et sans utilité : il attesterait à la fois sa persévérance dans le travail et sa résolution opiniâtre de poursuivre, par toutes les voies, les plus grands problèmes de la science. Grammaire et paléographie, histoire et ethno- graphie, géographie et numismatique, ce sont autant d'études que Jacquet a menées de front ou qu'il a reprises tour à tour avec le même zèle. La Chine et la haute Asie, l'Inde , la Malaisie et la Polynésie, tels sont les pays dont il apprend les langues et déchiffre les monuments afin d'en découvrir la plus ancienne histoire. Toutefois ce serait trop peu , pensons-nous , de rappeler, sous forme de catalogue, les recherches multiples qui ont rempli chacune des années de Jacquet, depuis sa sortie du collège jusqu'à sa mort K On ne jugera bien la portée de ses vues, la sagacité de sa critique, l'universalité de son savoir, ' On trouve les notes, opuscules et mémoires de Jacquet, c'numérés ( sauf quelques omissions), dans l'ordre chronologique de leur composition , dans l'arlicle oité de h. Biographie universelle, t. LXVIII , pp. 30-51 , et dans la table de la 3"'= série du Journal asiatique, t. XIV, décembre 1842. 38 SLK LA VIE Eï LES TRAVAUX (jue si nous examinons de plus près ses divers travaux, et à cet effet, nous croyons devoir partager cet examen en autant de chapitres qu'il est de branches d'étude comprises dans le cercle de son activité littéraire. Nous parviendrons mieux ainsi , ce nous semble , à indiquer les découvertes qu'il a faites ou qu'il a préparées en quelques parties de l'érudition orientale, et nous en montrerons plus sûrement la valeur intrinsèque en retraçant la marclie et les progrès des mêmes études, qui ont fait la gloire de plus d'une école dans la période des trente dernières années. Bien des raisons justifient la revue analytique que nous voulons entre- prendre. Si les mémoires imprimés sous les yeux de Jacquet sont de peu d'étendue \ ils sont tous marqués au coin d'un savoir profond ; ils prélu- dent par des investigations de détail ou par des observations critiques à des oeuvres considérables; on les comparerait bien aux pierres d'assise desti- nées à des monuments, que la main de l'architecte devait édifier un jour dans les plus vastes proportions. La recherche la plus minutieuse coûtait peu à Jacquet, s'il devinait qu'elle le mettrait sur la voie d'une suite d'in- ductions historiques , on qu'elle lui servirait à un degré quelconque de critérium ethnographique. Afin de rendre pleine justice à son érudition, il ne sera pas superflu d'élucider quelques pages de Jacquet qui renfer- ment des projets, des promesses, des plans, et de compléter l'histoire de ses travaux par la mention de quelques-unes des notes détachées qui nous ont paru dignes d'attention dans les cartons appartenant aujourd'hui à M. Léopold Van Alstein '^. C'est dans la même vue que nous n'hésiterons • Qu'on ne s'élonne pas que les travaux de Jacquet aient été imprimés presque sans exception dans le Journal aslalit/ue ! Le jeune savant y était engagé par les suHVages des iionunes supérieurs cpii dirigeaient la Société, et il n'aurait pu trouver en France, pour des notices d'un genre aussi spécial, nu recueil qui lui oftVît plus de convenance. - Nous ne nous occuperons pas des extraits tout à fait étrangers aux éludes orientales, mais qui léiiîoignent de la prodigieuse activité de l'esprit de Jacquet, se tournant quelquefois avec complai- sance vers des époques récentes de l'histoire : telles sont, par exemple, des copies qu'il a exécutées, à Paris, de pièces inédites, chansons et pamphlets, concernant la Fronde et la Ligue, ainsi (|ue d'an- ciennes chansons ]>opulaiÉ'es en provençal. Nous avons remarqué quelques distiques sentencieux, quelques stances élégiaques, du genre des vers de Millevoye, jetés çà et là sur les premières feuilles de mémoires sérieux : dans l'ardeur du travail , Jacquet accneillait-il quelquefois ces réminiscences poétiques, comme expressions de sa mélancolie, de ses tristes pressentiments? D EUGÈNE JACQUET. 39 pas à citer, dans celte seconde partie, de courts passages qui, à litre d'aperçus littéraires, se distinguent par la grâce et par la précision. Nous avons classé les écrits de Jacquet en plusieurs catégories que nous indiquerons sous les titres suivants : l" Histoire liltéraire; 2° Grammaire et philologie; ô'^ Paléographie; A" Epigraphic; 5" Ninnismatique ; 6° Histoire et ethnographie. CHAPITRE T'. lUSTOlKE I, n TliRAlRE. On peut dire que Jacquet avait l'œil à tout ce qui se passait ou allait se passer dans le monde savant au sujet de l'Orient, de ses langues et de son histoire. Afin que rien ne lui échappât, il avait formé à son usage un répertoire de notes bibliographiques pour chacune des grandes littéra- ratures '. Attentif aux investigations commencées de toutes paris sur le sol de l'Asie, initié aux langues savantes qui lui permettaient de lire l'his- toire dans les sources originales. Jacquet ne dédaignait aucun moyen de préparer une exploration complète de l'Orient ancien et moderne; à cet elTet, il recueillait des documents de toute nature, des relations d'âges fort difféi-enls, des textes écrits en plusienrs langues d'Europe ou d'Asie. Dans l'étude qu'il vouait h ces sources de second ordre, il établissait avec beau- coup de discernement le degré de créance que chacune d'elles lui sein- 'blait mériter aux yeux d'une saine critique. Il les traitait, les interrogeait, comme un général intelligent traite et interroge des transfuges du pays dont il veut faire l'exploration et la conquête. Le moyen âge et ses chro- niques ont fourni à Jacquet l'objet de telles études : après avoir tiié des manuscrits les fragments de relations fort curieuses, il les accompagnait ' Nous avons vu nous-même, ians la collection siisnienlionnée des papiers de J;K([nct, la pnilic de celte bibliographie relative an cbinois, à l'égyptien , à l'arabe, au sanscrit et niix Inn2:iie-; îiio- dernes de l'Inde, etc. 40 SUR LA vif: et les travaux d'un court couimeiUaiie pour établir la valeur historique qu'il leur attri- buait, pour signaler le meilleur parti que les savants en tireraient à l'ave- nir. Nous passerons d'abord en revue les pièces françaises, publiées par Jacquet pour éclaircir les rapports de l'Europe chrétienne avec l'Asie à différentes époques du moyen âge et des temps modernes. SI. — Relations inédites sur les rapports de l'europe avec l'asie pendant LE MOYEN AGE. 1" Le livre du grand Caan, extrait d'un manuscrit de la làidiothcque du Roi ^. Le passage publié par Jacquet rend témoignage à la tolérance du grand khan des Tartares envers les chrétiens de la foi romaine et à la rivalité jalouse des 50,000 Nestoriens du Kathaï à leur égard. Il est tiré du beau manuscrit de Paris, connu sous le nom de Merveilles du monde et qui con- tient plusieurs relations du même siècle ^. Celle dont il s'agit ici a pour auteur un archevêque de Solthanyeh , qui n'est autre que Jean de Cor (Joannes de Core), promu par bulle du 14 février 1550 au siège métro- politain de Soltanyeh en Tartarie ^, d'oîi il est nommé dans le texte fran- çais " l'arcevesque Saltensis. » Dans une note préliminaire, Jacquet remarque que cette relation, écrite après le voyage de Marco Polo, est « pleine de notices curieuses et de documents historiques qui conservent encore quelque chose de chinois sous les formes européennes de sa translation. » Ce serait une compila- tion faite au XIV""' siècle, par l'ordre de Jean XXII, sur les relations très- nombreuses des religieux de l'ordre des frères mineurs et des marchands vénitiens ou génois qui allaient au Kathaï. Ce livre présente d'autant plus, ' Nouveau Journal asiatique, juillet 1830, t. VI, pp. Ij'-li. - Voir l'iatrodiictioii de M. d'Âvez;ic à la Relation des Mourjols, par le fiéie Jean du Plan de Carpin. (Paris, 1838, in-4°, pp. 4 et siiiv., pp. 24-23.) Le MS. n° 8392 contient les relations de Marco Polo, d'Odéric de Frioul, de Guillaiinie de Boldensel, de Mandeville, de tlaylon, etc., i-elations que renferme anssi un second manuscrit de Paris (7300. C. folio), et qui ont été repro- duites d'après ce manuscrit dans un petit volume très-rare, imprimé en 1529. ' Soltlianyeh (ou Sullanieli) était la capitale de la Perse sous les princes tartares de la race de (iengiskhan; c'est aujourd'luii une ville déserte comprise dans la province du royaume de Perse, ilile VIrali-Adjemi. D'EUGÈNE JACQUET. 4i suivant Jacquet, le caractère d'un extrait, qu'on n'y rencontre nulle part les fables mythologiques et souvent toutes dantesques qui se montrent à chaque instant dans les relations de Marco Polo, de Maiideville, de Ilay- ton , etc., et qu'il n'y est pas même fait mention du prestige Jehan, qui occu- pait l'Europe depuis plus d'un demi-siècle et qui reparaissait dans la des- cription de tous les pays du monde ^. Le livre de VEstal du grand Caun fut traduit du latin en français, comme la plupart des relations tartaresques comprises dans les mêmes recueils manuscrits, par le frère Jean Lelong d'Ypres, religieux de l'abbaye de S'-Bertin 2. Jacquet a fait suivre le texte des extraits d'un glossaire qui en explique les termes vieillis, appartenant à un dialecte que distinguent ses prononciations sifflantes et qui avait cours dans le nord de la France. Il disait que « le texte même deviendrait bientôt l'objet d'un commentaire tiré des auteurs orientaux. » Ce travail d'interprétation serait fait simulta- nément avec beaucoup d'utilité sur toutes les relations contemporaines qui concernent des pays de la hau te Asie placés sous la domination des Mongols, et il importerait sans doute d'en établir le texte d'après les deux manuscrits de Paris, en se servant de l'impression gothique de 1529 intitulée : L'Iiys- lore merveilleuse plaisante et récréative du grand empereur de Tarlarie , etc. •". 2° Notice sur quelques relations diplomatiques des Mongols de la Chine avec les jmpes d'Avignon''. L'ambassade que le Khakan envoya, en 1558, au pape Benoît XIII, sous la conduite du frère André, était déjà connue par trois lettres latines que Mosheim a publiées dans l'appendice de son Ilistoria Tartarorum ecclesiastica ", et qui sont sans doute des versions faites sur les pièces originales de cette correspondance officielle. Jacquet a tiré du MS. 8592 cité plus haut l'ancienne traduction française de ces lettres, ' Voir ce qui est dit du prêtre Jean par Ricold , Odéric de Frioul, Mandeville, etc., dans 17«- troduciion de M. d'Âvezac, p. 159-160. 2 Le MS. 8392 le nomme : « Frère ielian le lonc dyppre, nioisne de S' Berlin en S' Autiier. » Voy. sur Jean Iperius Longus ou de Langhe, mort en 1383, la Biographie des hommes remarqua- bles de la Flandre occidentale, t. I, pp. 232-34 (/. de Mersscman). 3 Le titre complet de celte édition de 82 feuillets petit in-folio est reproduit dans la Biblio- Ihèque asiatique de Ternaux-Corapans, n° 171 , pp. 21-22. * Nouveau Journal asiatique, juin 1831 , t. Vil, pp. 417-452. ^ Patres KiG, 107 et 171 .d'après Wadding et Odéric Rinaldi. — Voir d'.Xvezac, 1. c, p. 34. Tome XXVII. 6 42 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX œuvre du moine de S'-Berlin, signée de la dale de 1551 , par conséquent postérieure de 13 ans seulement à l'ambassade, et il l'a accompagnée de notes philologiques. S'il n'était pas besoin que le fait des communications ouvertes par les chefs des 31ongols avec la cour papale d'Avignon fût con- firmé par de nouvelles preuves , du moins celte traduction assure l'authen- ticité des copies jusqu'ici connues, et le retentissement qu'a eu l'ambas- sade étrangère. .lacquet fait remarquer la naïveté d'une petite note placée à la suite de la seconde lettre, et où le traducteur essaye de justifier la teneur des dates que portent les communications diplomatiques : il s'agit de l'usage bizarre que pratiquaient les souverains tartares de désigner chaque année par le nom de l'objet qui s'offrait le premier à leur vue le premier jour de l'an; ainsi les deux lettres écrites deCambalech (plus tard Péking) par le grand Khan, au nom des chrétiens de Tartarie, sont datées du VI"'" mois de « l'an du rat. » Dans la première lettre, le prince mongol dit qu'il envoie ses députés « au pappe seigneur des crestiens en France oultre les vu mers. » Jacquet pense que ce dernier ternie s'explique par les croyances religieuses du secrétaire de ce prince '. Le rédacteur de cette pièce, qui était bouddhiste, aura fait allusion aux sept grands lacs renfermés dans la miraculeuse forêt de neige et situés à l'ouest de la Chine comme toutes les localités du Bouddhisme primitif: il aura voulu désigner par celte expression la situa- tion occidentale extrême du pays des Francs. « Un mot d'orthodoxie bouddhique dans une lettre implorant la bénédiction du pape n'a rien qui doive étonner, quand on sait que toutes les religions étaient esfiayées à la cour des princes mongols. » Enfin Jacquet s'est mis à rechercher l'origine des chefs Alans, chré- tiens, demeurant dans le pays de Cambalech, et auxquels le pape Benoît XII, dans sa réponse, recommande tous les chrétiens d'Orient -. Il conjecture, après examen des sources, que c'étaient « des Alains du Caucase enlevés de leur patrie par Gengiskhan et transportés dans la Chine par une de ces transmigrations si fréquentes dans l'histoire de l'Asie. » ' Notice, etc., pp. il il, 429-430. "'■' Ibid., pp. 423-4-27, pp. 431-453. D'EUGÈNE JACQUET. 43 5° Desctiplion des ites Trapn cl Traponée K — Jacquet a lii-é cet extrait curieux, relatif à la célèbre Taprobaue, d'une histoire unive-rselle anonyme qui paraît avoir été rédigée vers la lin du XV"' ou le commencement du XVI"' siècle, et il a reconnu que toute la description était une traduction, telle qu'on pouvait la faire à cette époque, du chapitre intitulé Taprohane dans le Polijldslor de C Julius Solinus. Cette exhumation d'anciens textes français avait occupé d'autres fois encore les loisirs de Jacquet; ainsi, le 6 juin 1831, il donnait lecture à la Société asiatique d'un extrait de la chronique de Temir-bey, en ancien français 2. En 1854, il fit présent à la Bibliothèque de Bourgogne de la copie entière de cette chronique, exécutée d'après un manuscrit de la Bibliothèque du Roi à Paris ^. Il en faisait grand cas et la supposait écrite par un contemporain. Elle se compose de 24 chapitres, et elle est intitu- lée : Cj/ commence un petit livre fait d'un Tavtor qui se nomme Temirbeij que aucuns aultres appellent le (?) Tamerlan. Ce don ne fut point perdu pour notre pays : ladite chronique a été imprimée après la mort de. Jacquet par M. E. Carmoly, qui a conservé religieusement l'orthographe et la ponc- tuation de la copie *. Les documents latins qui concernent les rapports de l'Orient avec l'Occident chrétien avaient aussi attiré l'attention de Jacquet, et nous avons remarqué, dans les papiers de la collection de M. Van Alstein, des copies faites avec grand soin des lettres latines que plusieurs princes du Levant adressèrent à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, pour lui rendre hommage ou pour réclamer sa protection; c'étaient, par exemple, le prince de Géorgie, le roi de Perse, l'empereur de Trébizonde, le doge de Venise. < Nouveau Journal asiatique, novembre 1831, t. VIII, pp. 441 -444. — Manuscrits français in-4°, n" 7500, 2""= partie, de la Bibliothèque du Roi. - Voir Nouveau Journal asiatique, t. VIII , p. 80. ^ Supplément, n" 650, à la suite de la chronique orientale de Hayton. Manuscrit du XV™» siècle, écrit en très-beau gothique. — La copie qui appartient aujourd'hui à la Bibliothèque royale de Bruxelles (section des manuscrits) porte le n° 14463 dans l'inventaire général de l'ancienne Biblio- thèque de Bourgogne. Voir le Catalogue, t. III, 2""> part., p. 439. Histoire d'Asie. ' Sous le titre d'Histoire de Temirbey , au tome I de sa Revue orieittale. Bruxelles , 1 84 1 , pp. i 44- loô, 193-20 1,503-508. SUR LA VIE ET LES TRAVAUX § H. — Documents inédits sck les rapports des nations européennes avec l'asie DANS LES TEMPS MODERNES. Nous verrons ailleurs que Jacquet n'a épargné aucune peine pour éclair- cir ses recherches les plus spéciales d'histoire et de linguistique par les relations des colons et des voyageurs européens qui ont visité ou habité, dans les trois derniers siècles, quelque partie de l'Asie ou des îles orien- tales; ainsi a-t-il dépouillé grand nombre de sources écrites en espagnol et en portugais en vue de ses études polynésiennes. Mais il a consacré le plus de temps aux documents manuscrits qui avaient trait à l'Inde et à l'établissement des Européens dans quelques contrées de la grande pénin- sule. Il était à même, par ses vastes lectures, de joindre des remarques décisives à bien des passages où l'auteur est trop peu explicite, et de commenter, à l'aide de la connaissance encore toute récente de l'antiquité indienne, des renseignements souvent peu exacts sur les croyances, les mœurs et les usages de la population indigène. Tout d'abord, Jacquet a mis au jour, à quelque intervalle, dans le Nou- veau Journal asiatique, des fragments d'un manuscrit intitulé : Religion des Malabars, et dans lequel les récits indiens sont traduits du tamoul. 11 en a publié un premier extrait ', tout en conservant le titre du manuscrit, sur le roudracliain ou chapelet des Malabars gentils : ce nom, eu sanscrit roudrâkscliain ou « œil de Çiva » , est donné à des rosaires formés des fruits de certains arbres jusqu'au nombre de 108 grains; la vertu de cet objet est ici démontrée par l'histoire d'un chat qui obtint une fleur précieuse au ciel d'Indra, en considération du roudracham qu'il avait porté. Le second extrait se rapporte au tribunal de justice établi par les P. P. Jésuites dans la juridiction de Pondichéry ^, et à la peine du chabouc ou fouet de cheval (en tamoul, cluwoukkou ou cimpoukkou), appliquée par ce tribunal aux Malabars chrétiens; il parle des réclamations qui furent faites par plusieurs gouverneurs contre l'abus d'une telle peine, et rapporte les l'écla- ' Nouveau Journal asiatique, décembre 1831, t. VIII, pp. 555-342. Cit., t. IX, p. 575. "- Ibid, ]mn 1832, t. IX, p. 562-573. D'EUGÈNE JACQUET. 45 mations plus énergiques encore consignées dans une lettre du chevalier Hébert, gouverneur de Pondicliéry, adressée au P. Tacliard, le 20 oc- tobre 1703. Le représentant du roi de France proteste contre une juri- diction qui porte atteinte à la justice établie et qui constitue une espèce d'inquisition parmi les chrétiens; il déplore hautement les concessions dangereuses que les Pères de la mission continuent à faire aux gentils dans les pratiques et les cérémonies. Un troisième extrait se compose « de quelques faits particuliers et intéressants » dont Jacquet a éclairci l'ex- posé par l'interprétation des mots tamouls et des ternies appartenant aux langues de l'Inde \ Il s'agit surtout ici de l'attitude des jésuites en pré- sence des païens -; de la procession de l'Assomption qu'ils célébrèrent, en 1700, avec le concours des musiciens des gentils et avec des décors propres à leurs fêtes; des instances qu'ils firent pour la destruction d'une pagode à Pondichéry, et du danger auquel ils exposèrent alors l'établisse- ment français, de la réaction contre les chrétiens qui suivit la représenta- lion du martyre de saint Georges dans le royaume de ïandjaour '"; enfin des concessions que les Pères de la Compagnie firent aux préjugés et aux usages des Indiens de toute caste, ainsi que des pénibles déguisements qu'ils s'imposèrent pour dissimuler le caractère étranger de la religion qu'ils annonçaient. Peu de temps après, Eugène Jacquet eut l'occasion de tirer un nou- veau parti du traité manuscrit oîi il avait puisé les extraits que nous venons de faire connaître. Il les publia plus complets dans l'appendice au tome II de VInde française'', et les fit précéder d'une introduction qui a pour but de montrer l'autorité de l'écrit anonyme. Comme les éditeurs cher- ' ISouveau Journal asiatique, septembre et novembre 1832, t. X, pp. 291-302, et pp. 454-480. - Voir la note supplémentaire, tirée d'un document espagnol , sur les processions organisées par les Jésuites en Orient, ibicL, t. XII, pp. 188-190. 3 Dans une note curieuse (pp. 300-301), Jacquet a rapproché de ce fait local la coutume qu'ont pratiquée les Jésuites dans plusieurs missions de l'Orient, et surtout dans les îles espagnoles, de faire exécuter des drames religieux ou des mystères tirés de la vie des saints, dans les diverses langues des indigènes. 1 L'Inde franç\ise, ou Collection de dessins lithographies représentant les divinités, temples, cos- tumes, meubles, etc., des peuples hindous qui habitent les possessions françaises de l'Inde, etc.. publiée par MM. Geringeret Chabrelie, 2 vol. infol., en 25 livraisons, 1833-1835; non-seulement 4G SUR LA VIE ET LES TRAVAUX chaient un ouvrage qui donnât sur le midi de l'Inde des renseignements neufs, fruits de longues observations, cet écrit a répondu à leurs vues, parce qu'il réunit plus de notions utiles que n'eût pu en rassembler un grand et consciencieux travail de compilation. Jacquet en a défini au préalable le caractère et le contenu dans les termes suivants : « Cet ouvrage inédit porte le litre de Ud'ujiondes Malabars '; il est ano- nvnje, et aucune circonstance particulière de la rédaction ne peut nous faire découvrir le nom de l'auteur. Nous avons seulement la certitude qu'il appartenait à la mission française de la côte de Coromandel -, et nous pouvons conjecturer qu'il écrivait son livre dans la première moitié du dernier siècle, au moment où était encore vivement soutenue la polémique suscitée entre les Jésuites et d'autres ordres religieux, sur la part de con- cessions qu'il convenait de faire, dans les missions de l'Inde et de la Chine, à l'influence qu'avaient conservée sur les usages de la vie civile, chez les nouveaux convertis, la réminiscence et les habitudes de leur vie religieuse antérieure. » Après avoir constaté que celte longue polémique créa une littérature tout entière, l'auteur rapproche avec beaucoup de sens les vues et l'action des missionnaires jésuites de la diplomatie que la Compagnie des Indes suivit plus tard dans le même pays : « Si les limites de cette courte intro- duction ne m'obligeaient, dit-il, de supprimer tout développement, j'exa- minerais avec toute la gravité qu'elle comporte , une question d'un haut intérêt, qui se dissimulait à peine sous la question religieuse : savoir, celle de la conversion des naturels à la civilisation européenne. La question se représenta plus tard, lorsque les Anglais eurent étendu leur domination sur l'iippendice, qui forme 1 18 pages, mais encore la plupart des notices du second volume sont de la main de Jacquet. ' Le manuscrit appartient à la Bibliotlièque de l'Arsenal , où il est classé parmi les manuscrits français, n" 137, in-4°. Voir Haenel, Calai, libr. tnamisc, col. 333.) — La Bibliotlièque du Roi possède une copie de l'ouvrage. - Comme Jacquet l'a fait observer plus loin , « le traité est intitulé : Religion des Malabars, par une erreur souvent répélée dans les livres européens, parce que le nom de Malabar n'appartient proprement qu'à la côte occidentale de la péninsule indienne, opposée à celle (|ui est vulgaire- ment connue sous la dénomination de Coromandel et qui est habitée par des tribus de race lamoule. - D'ELGENE JACQUET. 47 l'Inde presque entière ; mais alors , dégagée de toutes les controverses religieuses qui l'avaient d'abord compliquée, les Jésuites et les Anglais décidèrent la question dans le même sens : seulement placés dans des positions différentes, ils firent des concessions plus ou moins larges aux préjugés des Indiens, et mirent plus ou moins d'habileté à suivre l'appli- cation de leurs raisons politiques, à préparer l'accomplissement de leurs desseins Les Anglais firent preuve de prudence; les Jésuites mon- trèrent une grande habileté; ils mirent autant de soin à se mêler de la vie privée des Indiens que les Anglais en mirent ensuite à ne pas y inter- venir. Le pouvoir leur manquait pour commander; l'esprit de conciliation leur servit à se faire tolérer. Ils n'étaient pas en position d'approuver et de concéder; ils furent assez discrets pour ne manifester leur approba- tion que pour l'adoption de ce qui convenait aux Indiens. Us ne voulurent pas détruire l'autorité religieuse des brahmanes; ils aimèrent mieux la partager.... Ce qui ne fut plus longtemps douteux, c'est que cet ordre religieux s'était acquis, sur l'esprit des tribus littorales de l'extrémité méridionale de l'Inde, un pouvoir moral que n'avait encore pu obtenir aucun des gouvernements militaires établis par des Européens dans ces contrées.... Ainsi, les Jésuites et les Anglais arrivèrent, par des considéra- tions différentes, au même résultat, le maintien des usages civils et reli- gieux des Hindous. » L'auteur de la Relirjion des Malabars a pour dessein de rapprocher, dans un continuel parallèle, les cérémonies du culte indien primitif de celles du culte indien modifié par les Jésuites; il passe en revue, à cet effet, les principales cérémonies des Tamouls. Il parut douteux à Jacquet que ce religieux eût acquis ces connaissances spéciales par une grande lecture de textes : il les recueillit probablement de la conversation des poûdjâri el des brahmanes, ou par ses propres observations dans le Carnatic. Jacquet a fait un choix dans les passages concernant les cérémonies indiennes et les rites des Tamouls chrétiens, d'après l'intérêt qu'ils pou- vaient avoir dans l'ouvrage publié. Il a supprimé tous les passages de controverse théologique; il a corrigé le style de la rédaction sans en altérer les formes et le caractère, et il a rétabli l'orthographe des mots 48 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX tamouls souvent fautive dans le manuscrit, en s'aidant de la connaissance du sanscrit pour les noms propres, ainsi que d'un vocabulaire inédit de la langue tamoule , commenté en portugais. Le texte est accompagné de notes étendues où Jacquet éclaircit des noms et des traditions que rap- porte le missionnaire par les noms et les traditions que fournissent les sources originales, et où il renvoie le lecteur aux meilleurs ouvrages sur l'Inde. Les lacunes et les méprises de l'auteur anonyme du traité n'avaient pas échappé à .Jacquet, et, d'autre part, il avait reconnu , dès la première publi- cation des fragments, que l'opinion de cet écrivain était tout à fait hostile aux tentatives des Jésuites dans l'Inde méridionale et dans les contrées voisines. A la suite des fragments de ce traité dans YInde française. Jacquet a donné, en forme de notes, des extraits d'un ouvrage également inédit sur les croyances religieuses des Tamouls : lîclalion des erreurs qui se trou- vent dans la religion des Malabars gentils de la côte de Coromandel ^ Quoique moins étendu, il répare quelques omissions de l'autre traité : mais, « ce qu'il offre de plus curieux, observe Jacquet, c'est la naïveté avec laquelle l'auteur (appartenant sans doute à l'ordre des Jésuites) fait aux PP. de la mission du Maduré un mérite et une gloire de ces complaisantes transac- tions avec les croyances indiennes que le missionnaire de la mission française leur reproche vivement. » Outre les emprunts que Jacquet a faits au second traité, pour compléter l'exposé des croyances et des rites des Indiens, il en a rapporté un fragment étendu sur l'opinion que les iMalabars ont des Européens et sur le titre odieux de Piranguis ou Firenguis, qui leur est donné sur la côte de Coromandel. On y -a retracé les ingé- nieuses souffrances auxquelles se condamnaient les Jésuites pour n'être pas reconnus, et décrit le déguisement de bralimaclmris ou brahmanes novices, dont le P. Roberto de' Nobili avait donné l'exemple aux mission- naires de son ordre ^. ' Il en existe trois copies revues à la Bililiotlièque du Roi. — Le livre est divisé en sept cha- pitres, dont les cinq premiers traitent des erreurs des Malabars au sujet de la Divinité, du paradis et de l'enfer, au sujet de l'.îme, du monde et de l'homme. - Depuis la publication de ces fragments anonymes dans le Journal asiatique et dans YInde française, un exposé dos controverses soulevées à propos des missions de l'Inde a été présenté ave c D EUGÈNE JACQUET. 49 C'est ici que nous dirons un mot d'une notice intéressante tirée, par Jacquet, de V Indo-Chinese Gleaner (mai 1818), et reproduite avec notes sous le litre de Légende de Yê-sou '. C'est une légende traduite du chinois qui n'est autre que le récit déGguré de la vie du Christ, récit qui fait partie d'une conqiilalion chinoise en 22 volumes, datant des années de Kang-hi, prince de la dynastie des ïsing, qui accueillit avec faveur les mission- naires (1661-1722). La compilation fut faite à la demande du grand maî- tre du Tao : ce fut par ordre de ce chef que Yê-sou ou Jésus fut placé au rang des saints reliaieux de la doctrine Tao-sse , immédiatement au-des- sous de Lao-Tseu et d'autres sages fameux de la secte. La dissertation que les révérends de Malacca ont jointe à cette légende, jjour en montrer l'origine catholique, paraît fort futile à Jacquet, et ses propres réflexions l'ont mis, en effet, sur la voie de l'étrange éclectisme des philosophes chinois qui s'est approprié de cette façon l'histoire évan- gélique. On est forcé d'interpréter bien d'autres faits, dans les annales modernes de la Chine, comme Jacquet a envisagé celui-ci, en l'appelant « un résultat fort mince de deux cenls ans de missions; » on ne peut plus conservei- de doutes sur le déisme des empereurs tartares qui ont comblé d'honneurs les savants jésuites, ornements de leur cour, mais n'ont pas moins favorisé les sectes et les religions anciennes de l'empire, de même (jue sur l'altération du véritable Christianisme dans le symbole des rebelles d'aujourd'hui '. § III. — Études sur les noms propres et les étymologies. L'aptitude de Jacquet aux recherches de haute philologie s'est mani- festée dans les notes détachées qu'il a publiées quelquefois sur les ethniques plus de détail encore par le P. Berlrand, dans la Mission du Maduré, d'après des docuineiUs iné- dits, loraes 1 el II, 1847-1848. * Nouveau Journal asiatique, mars 1851, t. VII, pp. 223-228. 2 Voir le nouvel ouvrage de Tinlrépide lazariste, M. Hue : l'Empire chinois, écrit après une résidence de treize ans dans ce grand pays (1834, 2 vol.in-8"), t. I, pp. 147 et suiv.; t. Il, pp. 207 el suiv., dans l'édition de l'imprimerie impériale de Paris. Tome XXVII. 7 50 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX ou les dénominations historiques, traditionnelles de peuples et de races, de pays et de villes; il est parvenu souvent à élucider, par une courte dis- cussion, les termes fort obscurs qui nous viennent d'anciens auteurs, ou à expliquer les noms différents d'un même pays dans les langues de l'Orient : ainsi a-l-il voulu prouver que « la linguistique doit être reconnue désormais comme la meilleure méthode ethnographique. » Nous citons en premier lieu, parmi les notes de ce genre, YObservalion éUjmologiqiie sur le nom d'ARDAtOA que les Alains donnaient à la ville de Tliéo- dosie ^ — Théodosie, ©soâcr.x, est nommée Ardanda, 'AfJaù^h, dans un ancien périple du Pont-Euxin, publié par Vossius. Ce nom usité dans la langue des Alains, ou bien dans celle des Tauriens (l'auteur du Périple ne sait pas laquelle des deux), aurait signifié la ville « aux sept dieux, » é:T7j5cî;. Or, suivant Jacquet, il s'explique par les dialectes mitzdjeglii , au nombre desquels le dialecte taurique devrait être compris, et on en inférerait (juc les Tauriens appartenaient à la race caucasique nommée aujourd'hui Milzdjeglii. Les Alains auraient refoulé les peuples de ce nom loin de la Crimée, dans la région située entre l'Ossethi et le Daghistan. « 11 ne faut pas désespérer, observe Jacquet à propos de cette conjecture, des étyrnologies données par les anciens auteurs; il y a presque toujours moyen ou do les reconnaître lorsqu'elles sont réelles, ou d'expliquer l'erreur qui les a produites, lorsqu'elles soiU le résultat de rapproche- ments inconsidérés. » Ce n'est pas avec moins de sagacité que Jacquet a recherché Yélijmo- logie du nom de ziagataka. que les Japonais donnent à C Europe ^. Dans le sys- tème d'isolement qu'il a pratiqué obstinément depuis plus de deux siècles, le Japon n'a reçu des notions géographiques sur les pays lointains que par l'intermédiaire des livres chinois ou bien par les communications des Hol- landais admis seuls dans un de ses ports. Bientôt les Japonais se sont figuré que ces étrangers étaient le plus puissant des peuples d'Occident; mais comme ils plaçaient la patrie des Hollandais, non dans la véritable ' Aouvcau Journal asiatique, 'pn\\er {80-2, l. IX, pp. 83-80. — Voir une note suppléinenlaire. ibid., t. X, p. 9G. 2 Ibid., oclobie 1851 , t. VIII, pp. 349-532. D EUGENE JACQUET. M Europe, mais dans l'île de Java d'où ceux-ci partaient pour trafiquer au Japon, ils en sont venus à nommer l'Europe commerçante, quelquefois Hollande {lia km tu ou Waran ta), plus souvent Zia(jatara ou Jugalara. Cette dernière dénomination proviendrait, d'après Jacquet, de l'altération du mot Djakatra, nom alors usité du district de Java dont Batavia est la capitale. Ainsi un petit territoire de la Hollande asiatique a-t-il pu fournir aux Japonais le nom vulgaire de l'Europe. Nous trouvons une recherche analogue dans une autre note de Jacquet sur YOrujme de l'un des noms sous lesquels l'empire romain a été connu en Chine ^. Après quelques observations sur la transcription plus ou moins exacte des noms étrangers par les Chinois, l'auteur se met en mesure d'expliquer le nom de Fo-lin doiiné dans les annales chinoises à l'empire grec, au sujet d'une ambassade envoyée d'Occident en Chine, vers 658, sous la dynastie des Thang. Ce nom serait une transcription assez fidèle du mot grecIIOAIN, et aurait désigné l'empire par une dénomination d'honneur donnée à sa capi- tale. En effet, l'expression emphatique de Ils).;; a dû être usitée de bonne heure pour rehausser la grandeur de la ville de Constantin; elle a même remplacé le nom de Constantinople dans l'usage des Orientaux, et elle rend compte de l'origine du nom d'Istamboul {çr,v 7:ô).'> pour et; -h-j tSu-j) qu'il donnèrent à cette ville longtemps avant la conquête des Ottomans. Jacquet a mis en œuvre, pour éclaircir ces curieux rapprochements, des textes grecs et arabes d'une autorité décisive. L'habileté philologique du jeune savant n'apparaît pas moins dans la dissertation qu'il composa sous le titre d'Additions à la liste des noms delà Chine -. Pour compléter la série des noms déjà recueillis auparavant par J. Klaprolh, Jacquet a dirigé ses recherches particulières sur trois déno- minations de la Chine provenant de peuples qui ne sont pas compris dans le céleste empire, et appartenant l'une à la langue des Birmans, les deux ' Nouveau Jouriinl asiatique, mai 1832, t. IX, pp. 45G-4G4. — Jacquet avait donné lecture de cette note le 7 janvier 1832. CIV. , ibid., p. 188. 2 Voir Nouveau Journal asiatique, novembre 18ô2, t. X, p. -i.ïS-ioj, et la note additionnelle, ibid., t. XI, |)p. 178-189. — Voir le mémoire de Klaproth, au t. X du Journal asiatique, 4828. pp. 35 et suiv. 52 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX autres au [agala , langue des Philippines. Il a jui rendre raison de ces noms par un coup d'œil sur les rapports des Chinois avec les peuples asia- tiques et polynésiens, rapports dont le souvenir s'est conservé dans les annales de la Chine. Il a justifié lui-même ici la règle de critique qu'il pose en tête de ses ohservations : « Lorsqu'on essaye, dit-il, de deviner l'origine d'un mot quelconque, mais plus spécialement encoi-e celle d'une dénomination ethnographique, on ne peut espérer de le faire avec quelque succès qu'en se reportant par la pensée à la première mention qui en a été faite, et sur cette indication, aux circonstances et aux lieux où elle a dû être employée pour la première fois, c'est-à-dire en limitant la ques- tion dans le temps et dans l'espace, et en recherchant l'étymologie de cette dénomination dans ses synchronismes. » C'est toute une dissertation philologique, précise et spirituelle à la fois, que présentait Jacquet en 1854, dans ses Conjectures sur l'origine de la déno- mination de l'Afrique '. Il reconnaît qu'il y a quelque témérité à proposer l'explication d'un nom que tant d'étymologistes ont respecté et que d'au- tres n'ont pu éclaiicir d'une manière plausible; cependant, puisque les noms donnés à l'Afrique connue des anciens et à ses principaux peuples renfermaient l'acception de « noir, sombre, hâlé par le soleil, » il espère bon accueil pour une élymologie qu'il émet à titre de conjecture et qui explique dans le même sens le nom de l'Afrique. Le mot afer présenterait la même dérivation et la même acception que\e mot uter, « noirci, » malgré la diversité de leur formation qui trouverait sa raison dans une loi de per- mutation applicable à plusieurs langues congénères. Cependant Jacquet n'accorde pas à sa conjecture « la foi qui n'est due qu'aux vérités démon- trées » : elle aura peut-être, lui semble-t-il, l'utilité de combler une lacune, de remplacer le doute jusqu'à la découverte d'une solution meil- leure, et du moins elle justifie le proverbe grec : « Il vient toujours du nouveau de l'Afrique! » ' Nouveau Journal asiatique, mars ISÔi, t. XIII, pp. 195-218; ibid., p. 288. Nous indiquerons aussi en cet eniiroit une Observation clj/mniiraphiqiie ilans laquelle Jaequet prouve quel usai;e il savait faire de l'élude comparative des langues et des idées. iS'otivcait Jmirnal asiatique, t. VIII, pp. 159-160. D'EUGÈNE JACQUET. 53 § IV. — Travaux d'histoire littéraire et description des manuscrits. 1» Note sur la littéraltire du ISipal [sic). — Jacquet signale aux savants cinq manuscrits en caractères népalais déposés, en 1771, à la Propagande, et un volume sur le culte et les mœurs du pays; c'est une description écrite en népalais avec la lecture et la traduction en italien par le P. Constantin Ascoli ^ Il y voit la matière d'une grammaire et d'un voca- bulaire népalais, et en même temps il renvoie au mémoire de iM. Hodgson sur les livres de cette langue, publié, en 1828, au tome XVI des Asialic Researches. 2» Notice sur les collections des manuscrits palis et singhalais de Copenhague ^. — Le professeur Rask avait rapporté de Ceylan, en 1823, cette belle collec- tion, et il l'avait offerte au roi de Danemark, comme un hommage de sa gratitude en retour des sacrifices faits par l'État en sa faveur. Elle fut dé- posée, sous Frédéric VI, dans la grande Bibliothèque de Copenhague, et bientôt elle fut décrite dans un recueil de cette ville d'après la liste des manuscrits présentée par Pvask lui-même^. Jacquet ne s'est pas contenté de traduire du danois des extraits du tra- vail de M. Ch. Molbech; il a joint aux notes explicatives de l'éditeur des notules qui rectifient la transcription des titres des ouvrages palis et cor- rigent bien des fois le système orthographique de Piask; enfin il a ajouté des observations de M. E. Burnouf sur quelques articles de cette intéres- sante collection. C'est pour faire suite à YEssai sur le pâli que Jacquet avait voulu vulga- riser la notice danoise, et les remarques dont il l'a accompagnée disent assez quelle importance il attachait à l'élude des sources pâlies pour l'his- toire du Bouddhisme. Le vœu qu'il émettait de voir publier un catalogue raisonné des manuscrits dont le savant Piask avait doté son pays , a été rempli, au tome l" du catalogue de la Bibliothèque royale de Copenhague. ' Nouveau Journal asiatique, octolire 1829, t. IV, pp. 334-336. ï Ibid., ikTcmbre 1830, t. VI, p. 432-471. Voit ibid., t. VII, p. 319. 3 Nordisk Tidsskrift. 1827, 1. 1, fasc. I. 34 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX par M. le professeur N. Westergaard avec le concours de M. le D' Spiegel *. Jacquet a signalé fort bien dans celte collection l'intérêt majeur du Kammavalclia ^, livre liturgique des Birmans et des Bouddhistes du Sud, relatif à la consécration de leurs prêtres; il a indiqué d'autres exemplaires du texte de ce rituel existants dès lors dans de grandes bibliothèques de l'Europe ^. Jacquet avait deviné avec beaucoup de justesse le parti que la science tirerait bientôt des manuscrits palis et singhalais pour faire l'Iiistoire du Bouddhisme méridional; il a été bientôt après donné à son maître, M. Bur- nouf, d'en lire plusieurs, et d'en traduire de longs extraits, et même des légendes entières, dans les mémoires étendus qui forment l'appendice du Lotus de la bonne Loi; enfin, après Turnour et Upham, qui avaient eu accès aux mêmes sources, M. Spence Hardy a mis récemment à contribution, dans son Manual of Biidlnsm, la version singhalaise des écritures bouddhiques du Midi. Nous avons dit ailleurs "*, combien la connaissance de la doctrine s'est accrue par l'exploitation de cette littérature encore manuscrite qui a joui d'un empire séculaire à Ceylan et dans une grande partie de l'Inde au delà du Gange. 5" Mélanges malays , javanais et polynésiens. Sous ce titre Jacquet a com- pris trois mémoires également remarquables : le premier se compose de considérations sur les alphabets des Philippines, sous la forme d'une notice sui' l'alphabet Yloc ou Ylog. Nous nous proposons d'y revenir, dans un autre chapitre, à propos des études de Jacquet sur les systèmes d'écri- ture et la paléographie. Mais la Bibliothèque malaye et le Vocabulaire arabe- malécasse, qui forment les deux autres mémoires, appartiennent à l'ordre de recherches que nous examinons ici. On y trouve le résumé des princi- ' Coclices orientales Bibliolhecae regiae Ilauuiensis , P. F. Codiccs indici. Hauniae, 1840, in-i". — Codices palici, pp. 19-60, eliiici et singhalenses, pp. 65-78. - Jacquet a soutenu , dans une note (p. 437), qu'il faut écrire Kammavatchu et non Kamma- vakya; c'est aussi l'opinion de M. Westergaard, lor. cit., p. 20. ^ On ne connaissait encore ce livre qu'imparfaitement par des versions latines et italiennes. M. Spiegel a donné le texte pâli du I" chapitre, à Bonn, en 1841, et des chapitres II, III etV, dans ses Anecdota palica , en 1 843. ■* Voir le Bouddhisme , son fondateur et ses écritures. Paris, 1834, in-S", p. 40 et suiv. D'EUGENE JACQUET. 5tî pales éludes vouées par Jacquet aux races polynésiennes; il faut savoir toutefois quel nombre de matériaux il avait amassés patiemment pour aborder un sujet si neuf et si vaste avec le plus de lumières qu'il était possible. Il est resté dans les papiers de Jacquet ^ une foule de notes éparses sur les langues, les alphabets, les vocabulaires des peuples de l'archipel malay et de la Polynésie, de tableaux à demi ébauchés devant sei'vir à la com- paraison de ces idiomes. Nous signalerons particulièrement un recueil de notes pour un glossaire du kawi, langue littéraire et sacrée de Java, ainsi que de Bali et de Madura. Nous y avons remarqué de même un travail inachevé (neuf pages petit in-i") concernant les langues de l'Inde transgangétique et des îles voisines ^; c'est la traduction française de l'in- troduction du D' Leyden à son mémoire sur les langues indo-chinoises ; inséré au tome X des Asiatic Rcsearches^. Ainsi Jacquet voulait-il préluder par des notions d'histoire à la divulgation successive des rapprochements de linguistique. Nous mentionnerons également de nombreux extraits de relations espagnoles inédites sur les îles Philippines, copiés par le jeune savant en vue de découvrir les dernières traces de langues à peu près éteintes aujourd'hui *; il en est de même des longs passages qu'il avait recherchés et transcrits dans des recueils tels que la Bibliolliccci Pmedica- toriim, la Bibliotlieca Franciscana, etc., afin de profiter de tous les renseigne- ments que les religieux de divers ordres ont pu recueillir, il y a deux ou trois siècles, pendant une résidence assez longue dans des posses- ' (lolleclion citée, appartenant à M. Léopold van Alstein. ^ Les deux ouvrages si remarquables de Tli. Raffles et do Joiin Crawfurd avaient déjà fourni à M. Marchai le fond du livre fort utile qu'il a fait paraître, à Bruxelles, en 1824: Description gcofjra- phique, historique cl commerciale de Java el des autres îles de l'archipel indien, 2 parties, in-4°, avec planches. ^ Édit.de Londres, 181 1 , in- 8", pp. 158 et 259. — Sévérin Vater a traduit en partie ce mémoire avec extraits d'un autre mémoire de IJuchanan, imprimé au t. V des mômes Researchcs (Proben Dentscher Volksmiindurlen , ?(. s. w. Leipzig, I8IC, pp. 193 el suiv.) * Dans le premier des mémoires dont nous nous occupons ici (t. VIII du Nouv. Journ. asiat.), Jac- quet a donné (p. 30-43) une étude sur les mœurs civiles et religieuses des peuplades des Philippines, d'après des manuscrits espagnols du XVI™'' siècle (fonds S'-Germain); il y a relevé des traditions qui se sont effacées plus lard et sur lesquelles les hisloriadorcs se sont tus, semble-t-il , à dessein. 50 SUR LA VJE ET LES TRAVAUX sions espagnoles d'outre -mer, soit en Asie, soit même en Amérique. La seconde partie des mélanges malays et polynésiens a pour titre spé- cial : Bibliothcque malaye ^ ; elle offre un ensemble de données historiques et littéraires assemblées par Jacquet, avec discernement et indépendance, par la fusion de différentes sources. Il n'a pas seulement vulgarisé les travaux de W. Marsden et de Roorda van Eysingiia; mais encore il s'en est fait le critique; il a restitué les mots et les titres des ouvrages avec beau- coup de tact. S'il a abordé avec tant de zèle un sujet si aride, c'est qu'il voyait, dans le groupe des littératures polynésiennes, un grand desideratum de la science orientale^. Jacquet, il est vrai, a traité la littérature malaye de « littérature en diminutif, » à cause des minces proportions des ou- vrages dont il avait pu juger lui-même. Cependant, il n'était pas rebuté par les formes exiguës de productions qui se sont façonnées aux genres littéraires de tant de peuples différents, javanais, indiens, arabes, chi- nois, etc. « Il n'est pas, lui semblait-il, un ensemble de livres en langues asiatiques qui demande une bibliographie plus complète et plus soigneuse des titres, que cette collection de résumés, oîi toute l'Asie méridionale se retrouve en échantillons. » Jacquet s'est-il mépris sur le nombre et sur le volume des monuments d'une telle littérature ^, il n'en a pas moins pris au sérieux l'obligation de dresser un nouvel inventaire des livres encore inédits pour la plupart, dont la première description était due à quelques savants hollandais ou anglais. 11 fallait en tout cas, un grand discernement pour donner une idée de ' Dans le Nonveau Journal asiatique, février 1832, t. IX, p. 97-152; suite, mars 1832, ibui.. pj). 222-207. Additions à ce Mémoire, ibid , décembre 1832, l. X, pp. 553-509, et t. XI, pp. 84- 89. — Le premier travail a été tiré à part sous le titre de Bibliotlièque malaye, pp. 84, in-S". ^ Consulté, en 1834, p.ir M. Marclial sur l'acquisition de manuscrits grecs et orientaux pour la liibliothèque de Bourgogne, Jacquet l'en^jagea instamment à faire des commandes de manuscrits à Java, à Célèbes et à Bali , dès qu'un arrangement surviendrait entre la Belgique et la Hollande; à son avis, on aurait foririé aisément à Bruxelles nn fonds spécial de manuscrits polynésiens, tandis que l'acquisition de manuscrits en d'autres langues orientales était devenue fort diliicile. ^ Tout en louant la tentative de Jac(iiict, M. Éd. Dulaurier a réclamé contre celte assertion peu exacte, quand il a décrit plus fard la collection malaye de la Société asiatique de Londres, qui se compose d'ouvrages variés, dont quel(]ues-uns d'un format énorme. Catuloijue des Manuscrits ma- lays, etc. [Journal asiatique, 1840, t. X, p. 54.) DEUGÈINE JACQUET. 57 la culture intellectuelle des Malays et des Javanais, d'après quelques listes de livres publiées à des époques éloignées : telles sont les notices que le jeune orientaliste a empruntées à la grammaire malaye de Werndly ' et à la Bibliollieca philoloyica de Marsden , à la dissertation déjà citée du D'" Leyden sur les langues indo-chinoises et sur les livres à recueillir sur la côte de Malacca; enfin, à un catalogue sommaire des beaux manuscrits malays et javanais de Raffles, qui fut communiqué à Jacquet par le con- seil de la Société asiatique de la Grande-Bretagne ^. Pour approprier ces matériaux à la Bibliothèque malaye, l'éditeur a dû prendre tout d'abord le double soin de corriger l'orthographe quelquefois fautive des titres origi- naux, et de rectifier aussi la transcription d'ordinaire fort défectueuse qu'on en avait faite. Jacquet s'est borné, il est vrai, à citer les ouvrages dans l'ordre de l'alphabet malay suivant le premier mot de leur titre ; mais il a déployé tonte son érudition littéraire, en décrivant les livres écrits sous l'influence de la foi musulmane ou traduits de l'arabe, les romans qui ont servi à propager d'un bout à l'autre de l'Asie quelques histoires merveil- leuses, telles que celle d'Alexandre le Grand ^, et surtout les livres qui attestent les rapports des îles orientales avec l'Inde, et la diffusion des tra- ditions et des poëmes de la littérature sanscrite. Nous ne craignons pas de dire que plusieurs des remarques critiques de Jacquet, très-spirituelles dans leur forme, n'ont rien perdu de leur prix. 11 a expliqué fort bien la rareté des livres indigènes, fiui est un obstacle aux progrès de cette étude en Europe. Les causes qu'il lui assigne, ce n'est pas seulement la déca- dence de la civilisation dans le vaste archipel indien, mais encore le carac- tère local de la plupart des productions, et la valeur exagérée que l'on 1 Maleische Sprakkiinst, Amsterdam, 1756, Appendice, pp. 227-357. — Un siècle plus lard, Marsden a décrit les manuscrits qu'il avait examinés, surtout à Sumatra, dans une section de sa Bibliollieca, imprimée h Londres, en 1827. - L'inspection de ces manuscrits, à Londres même, a permis à M. Dulaurier d'en donner les titres d'une manière encore plus exacte et plus complète, dans le Catalogue mentionné ci-dessus. {Journal asiatique , t. X, pp. .53, 65-83.) s A propos des documents écrits en malay, Jacquet remarque que depuis le Pseudo-Gallisthènc jusqu'aux roman.s de l'extrême Orient, on ferait des histoires fabuleuses d'Alexandre « une poly- glotte très-volumineuse. » Or, tout récemment, on a trouvé dans les sources persanes, armé- niennes et syriaques, de nouvelles pièces qui en feraient partie. Tome XX VU. 8 58 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX allache à une copie supposé eunique et respectée dès lors, comme « un meuble national » , dans une contrée ou dans une famille. Dans les additions que Jacquet a faites à la première rédaction de la Biblioilièqiie malaije, il a appliqué à d'autres documents la même rigueur de méthode, dénoncé l'usage déjà ancien de tirer le titre de beaucoup de traités de la première phrase de l'ouvrage, et établi une concordance lumi- neuse entre les livres nouveaux qu'on venait de lui communiquer et les livres qu'il avait décrits antérieurement. Dans toutes les notices qui rem- plissent le même travail, .lacquet a suivi avec intelligence et curiosité les deux courants d'idées représentés par les ouvrages malays imités ou tra- duits, les uns de l'arabe, les autres d'une langue de l'Inde; il a reconnu promptement et bien défini quels sont les sujets indiens que l'imagina- tion des insulaires s'est complu à traiter. Plus récemment, M. Ed. Du- laurier a pris soin de caractériser le double élément étranger , que les notices de Jacquet avaient distingué dans les productions malayes, et, en appelant l'attention des savants sur une littérature dont il a exploré .-i nouveaux frais les sources manuscrites, il a montré l'empire exercé pai le Brahmanisme et le Bouddhisme dans le monde polynésien, avant la domination religieuse et littéraire de l'Islamisme ^ Le but ethnographique de ses études de philologie sur les idiomes de la Polynésie, n'empêchait point Jacquet de satisfaire son goût naturel pour des jouissances vraiment littéraires 2. Nous ne pouvons nous dispenser de parler ici des détails qu'il a donnés dans un des mémoires cités sur la littérature originale des Tagalas ^. Elle est tout entière, dit-il, « dans la poésie, ou plutôt dans une prose rhythmique, différant à peine par le style du langage ordinaire, mais recevant le nombre et la consonnance de l'excitation des sentiments dans les chants graves, du besoin de faire sadlir les idées dans les chansons et les jeux d'esprit. » On nous saura gré, nous ' Voir Mémoires, lettres et rapports relatifs au cours de langues malaye et javanaise, etc. Pans . 1843, pp. 20-23, 97-99. •' On lui doit une notice Sur tes Oramj Aboung de l'île de Sumatra . cxtraitp des Mémoires d'une famille malaye, traduits et publiés à Londres, par M. \V. Marsden. — Voir Aouveau Journal asiatique, 1833, t. XII, p. 170-176. '- Addit. à la Bibliulh. malaxje. — Nouveau Journal asiatique, t. X , pp. 357 et suiv. D'EUGEISE JACQUET. S9 l'espérons, de reproduire ici le passage dans lequel Jacquet a caractérisé d'un style vif et pittoresque une telle poésie qui est née avec l'ancienne civilisation des Polynésiens. « Cette poésie est une manifestation de l'énergie morale qui accom- pagne presque toujours le déploiement des forces physiques ; il est à peine un seul travail domestique qui n'ait un chant propre, dont la cadence suive ou dirige le mouvement du corps; ce chant lui-même est une action dont la vivacité, l'intonation se mesurent sur la rapidité, la violence de l'action corporelle : dans les chants des rameurs, les vers tombent avec les coups de rame; lorsque ces hardis navigateurs envoient lutter contre les ouragans leurs chants magiques , ils les jettent avec plus de force, à mesure que les vents entlent leurs mugissements; s'ils abattent un arbre, ils ont une chanson, et l'arbre doit craquer à chaque refrain; leur chant de guerre est un cri de fureur, plus qu'une menace, déjà un combat, et aux coups de lances qui accompagnent ce chant, il ne manque que l'en- nemi. Ainsi, ces peuples aident, pour ainsi dire, le corps par l'esprit, l'action par la voix, se doublent, ou plutôt rassemblent et resserrent toutes leurs forces dans une seule action. Leur poésie est quelquefois une occu- pation de leur esprit, plus souvent une explosion violente de leurs senti- ments, toujours la compagne de leur vie. » Puis Jacquet a tenté de composer un tableau des chants nationaux des îles Philippines avec le secours d'un dictionnaire tagala publié à Manille en 1754 par San Lucar, et il a énuméré par leurs noms originaux les chants de la cabane, les chants à bercer les enfants, les chants lugubres et les chants joyeux, les chansons des rameurs, les chansons de guerre ou de triomphe. Tous ces chants sont oubliés sur les côtes des îles Philippines par suite de l'adoption d'une autre poésie, chrétienne par son esprit, qui s'est mêlée à la vie des peuples comme l'ancienne poésie : ce serait dans les montagnes de ces îles qu'on devrait chercher aujourd'hui quelques débris des chants nationaux ainsi que des traditions historiques des indigènes. Il nous reste à faire connaître le troisième mémoire qui complète les mélanges polynésiens sous le titre de Vocabulaire arabe-malécasse * : c'est une ' Nouveau Journal asiatique, février 1833, t. XI , pp. 97-159. Cfr. t. IX, pp. 263-267. 60 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX élude de philologie comparative qui fait le plus grand honneur au savoir et à la sagacité de Jacquet. 11 s'est livré à un examen fort laborieux des manuscrits malécasses ou malacassas retrouvés parmi les manuscrits arabes de l'ancien fonds à la Bibliothèque du Roi. Il l'a entrepris parce qu'ils représentent une littérature qui s'est faite d'elle-même à Madagascar, qui reproduisait fidèlement le degré de civilisation des insulaires et répondait, toute misérable qu'elle était, à leurs besoins moraux. Les manuscrits que Jacquet a dépouillés par une patiente lecture sont presque tous cabalistiques et talismaniques, écrits partie en arabe, partie en malécasse. Les habitants de Madagascar ont reçu des environs de Mas- cate cette cabalistique, comme l'Islamisme lui-même; elle se reconnaît à des citations du Coran prises dans un sens mystique, à des mots sacramen- tels répétés, et elle est surchargée de formules d'une magie grossière. Dans l'intérêt de ses recherches, Jacquet a publié de préférence tout d'abord un vocabulaire malécasse transcrit en lettres arabes et expliqué par l'arabe. Il a dû chercher une transcription plus exacte du malécasse et rectifier quel- quefois l'orthographe des mots arabes. 11 a commenté avec soin, dans des notes spéciales, la signification de plusieurs termes, en la contrôlant à l'aide du vocabulaire malacassa, publié, en 1658, par Flacourt; mais il a travaillé surtout à établir une synglosse malaye en distinguant parmi les mots malé- casses ceux qui sont identiques au malay (au nombre de 103) et ceux qui n'ont que de faibles indices d'une commune origine. Par ce travail systé- matique, il a mis hors de doute l'affinité des deux idiomes. Jacquet recon- naît que les composés qui sont des idiotismes introduits par le caprice de l'usage n'ont qu'une valeur secondaire en philologie comparée : si les dia- lectes malay et malécasse ont en commun quelques expressions composées, observe-t-il, sans doute la langue polynésienne était parvenue à un degré de fixité remarquable à l'époque de sa difi'usion dans ces diverses îles si largement séparées par l'Océan, des côtes de l'Asie jusqu'à celles de l'Afri- que. Jacquet se proposait de poursuivre la démonstration de ce fait en publiant de nouveaux textes qui éclairciraient la prononciation, l'ortho- graphe, les formes de la langue de Madagascar, et en exposant, dans des dissertations à part, l'origine commune et les ressemblances des dialectes D'EUGÈNE JACQUET. 61 insulaires. Il s'est arrêté dans cet ordre de recherches pour l'abandoimer. sans réserve, à un illustre penseur qui allait embrasser d'un même coup d'œil, à l'aide d'immenses matériaux, les innombrables idiomes affiliés au malay. Vers le même temps, en effet, M. le baron G. de Humboldt a compris l'analyse de tous les éléments du malécasse ou madécasse dans ses études de philosophie du langage et de synglosse étendues aux races de la Malaisie et même de la Polynésie. Dans le grand ouvrage qui a été imprimé, à Berlin, après sa mort, par les soins de M. le professeur Buschmann ', non- seulement il a assigné à la langue de Madagascar sa véritable place parmi les langues malayes proprement dites, celles qui forment proprement hi branche occidentale des idiomes congénères de la souche malaye; mais encore il l'a fait entrer comme terme important dans les ingénieux et so- lides rapprochements entre ces idiomes, qu'il a fondés sur le vocabulaire, la dérivation des mots et les flexions grammaticales. M. de Humboldt a disposé pour l'étude du malécasse de documents anciens fort rares et aussi de renseignements tout à fait neufs, que Jacquet n'avait pas connus en abordant le même sujet ^. Cependant, on le verra plus loin, le mérite du jeune homme a été dûment apprécié par le linguiste consommé et par les éditeurs de son œuvre. CHAPITRE II. GRAMMAIRE ET PHILOLOGIE. Ce que nous avons dit, dans la biographie de Jacquet, de son goût pour les langues et de la persévérance qu'il déploya dans leur étude, sera con- ' Voir le tome II Je l'ouvrage intitulé : Ueber die Kaivi Sprache aufder Insel Java, etc. (Berlin, 1838), pp. 207 et suiv. , 288-293, 335 et suiv. — Ln tome III est relatif aux langues de la mer du Sud, formant la hranche orientale du même groupe malay. ^ Voir ibid., Allgemeine Belrachlimg der madeca$sischen Sprache, liv. III, cliap. Il, § 18, pp. 323-335. 62 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX firme ici par l'application qu'il en fit à des travaux forts variés et par d'autres preuves encore. Les papiers qu'il a délaissés renferment plus d'un témoignage du zèle infatigable qu'il mit à recueillir des notions aussi précises que possible sur des langues peu étudiées en Europe, mais qui lui paraissaient d'indispensables auxiliaires pour la lecture des sources et pour l'interprétation de l'histoire par la philologie. Nous y avons remarqué les analyses de quelques livres rares, et les extraits que Jacquet a tirés, par exemple, de l'ouvrage de W. Carey pour le Pendjabi (1812), de la grammaire siamoise du capitaine F^ow, d'une grammaire birmane d'après Judson, ainsi que de la grammaire du bhotan ou du tibétain par Schroeter, antérieure à celle de Csoma de Korôs. Il est dans les mémoires de Jac- quet des citations de textes en toutes ces langues, qui justifient son désir de s'entourer de tant de matériaux au prix de fort grandes peines. Son savoir en arabe et dans les langues sémiticjues ne s'est pas révélé avec moins de force quand l'occasion s'en est présentée, soit à propos de gram- maire, soit dans une discussion historique. On en peut juger par ses Observations grammaticales sur un spécimen du dialecte abyssin du Tigre K Mais c'est dans le chinois, dans le sanscrit et d'autres langues de l'Inde que Jacquet a poussé le plus loin ses études sur la science grammaticale et sur la critique littéraire. § I. — Etudes de jacquet sur la langue cuinoise. (Judialur cl altéra pars. ) Élève dévoué d'Abel Rémusat , Jacquet se fit un devoir de lui rapporter la méthode qu'il appliquait à la lecture des sources chinoises, et qu'il défendait en toute circonstance comme théorie philosophique. Après la mort de ce savant, il demanda au conseil de la Société asiatique, dans la séance du 6 août 1852, qu'il ordonnât l'impression, aux frais de la Société, d'une Théorie nouvelle de la grammaire chinoise, recueillie par lui-même pen- dant les dernières années du cours d'Abel Rémusat^; mais cette proposi- tion, renvoyée à une commission, n'eut pas de suite. Plus d'une fois, il ' Nouveau Journal asiatique, 1830, t. V, pp. 284-295. •^ Ibid., t. X, p. 191. DEUGENE JACQUET. 63 revint au même dessein, el il voulut exposer avec le fruit de ses propres méditations les idées que son maître avait formulées. C'est dans cette pensée qu'il composa deux mémoires dont nous donnerons l'introduction plus loin , dans l'Appendice, d'après les manuscrits inédits de la collection de M. Léopold Van Alstein; l'un est intitulé : De Corujine, de la valeur, de Culilité el de C influence des particules de la langue chinoise (p. 7, folio '), et l'autre : Observations sur le nouveau système des particules chinoises proposées par M. Stanislas Julien {S feuillets-). Nous dirons ici quel est l'objet de chacun des fragments que nous allons publier, et quelles sont les raisons de l'opportunité de cette publication. Bien qu'ils aient l'un et l'autre le double caractère d'une apologie et d'une polémique, on jugera avec nous que l'auteur n'a pas dépassé la juste mesure dans l'exposé des opinions qu'il avait embrassées, et que la défense des vues de M. Uémusat, telle qu'elle y est présentée, ne porte point atteinte à la réputation de son successeur qui, en fait de grammaire, a mis en usage d'autres procédés. Le travail de Jacquet sur les particules du chinois est une première justification d'Abel Rémusat; il a été dicté, à un de ses derniers élèves, par des sentiments de respect et de reconnaissance et par une profonde conviction louchant la valeur de ses idées. Il retrace les grandes difficultés qu'a dû vaincre le premier sinologue qui ait traité la grammaire chinoise au point de vue de la science et de la logique européenne. M. Rémusat a vaincu le préjugé; il a fondé, sur une observation délicate des faits, l'en- seignement rationnel d'une langue resiée pleine d'obscurités dans les livres antérieurs ^ Il a reçu l'approbation de M. G. de Ilumboldt dans une lettre célèbre*, et jusqu'à la fin de sa vie, il a poursuivi ses lectures pour mettre à l'épreuve le système grammatical qu'il avait fondé. * Voir l'appendice A. '- Voir i'.Tppendice B. 5 C'est à Kémusat que M. Endlicher fait honneur d'avoir élucidé véritablenicnl la théorie gram- maticale du chinois, tandis que le travail du P. Prémare: Notitia Unijuac sinicae iMalacca, 1831) est encore confus. Voir les Éléments de la grammaire chinoise, par feu Endlicher, p. vi (Vienne, 1845, en allemand). * Sur la nature des formes grammaticales en général et sur le génie de la langue chinoise en particulier. — Paris, 1827, in-8". 64 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX Le second travail de Jacquet, sans date comme le premier, se com- pose d'Observations sur les particules chinoises, au nombre de douze, dont M. Stanislas Julien a étudié l'emploi dans la 4'"" livraison de son Meng-Tseu latin. Il pensait que M. Julien, pour établir sa doctrine, accordait trop à la conformité du chinois avec le mandchou. Le caractère général de cette critique et le ton de convenance et de modération qui règne dans les considérations préliminaires, nous ont engagé à les reproduire à la fin du présent écrit. Le reste du travail est incomplet; l'examen du rôle de la première particule est inachevé, et, d'ailleurs, les dernières pages du n»anuscrit sont chargées de textes chinois et mandchou dont l'impression serait impossible en cet endroit. Plus tard encore Jacquet a voulu rendre hommage à Ilémusat, à propos de la publication posthume de la Relation des roijaumes bouddhiques qui avait eu lieu en 185(); on trouvera, à la suite de cette monographie ', la suite encore inédite du travail analytique si remarquable qu'il consacra au Foe-koue-ld, et dont nous devons parler dans un chapitre suivant. Là Jacquet loue Rémusal, non-seulement de son zèle opiniâtre pour l'investi- gation du Bouddhisme et de son histoire, mais encore du tact et du dis- cernement qu'il a apportés dans ses éludes de philologie chinoise. Enfin, il le défend contre des insinuations et des propos vulgaires qui feraient douter de sa véritable habileté. Si nous donnons place ici à cette classe des écrits de Jacquet, c'est dans la persuasion où nous sommes qu'ils fourniront à l'histoire littéraire des faits et des considérations qui contribueront à un jugement désormais équitable sur le mérite scientifique de Rémusat. N'oublions pas que l'Allemagne garde avec reconnaissance et admiration le souvenir des pro- cédés critiques de ce maître. Les progrès récents des études indiennes ne peuvent rien ôter au respect que l'on doit à la mémoire des Jones et des <]olebrooke, leurs premiers fondateurs; de même, on ne peut méconnaître les ingénieux efforts qui ont servi à la création d'une étude telle que celle du chinois, et c'est un devoir de glorifier celui qui en a été capable, quand ■ Voir l'appendice C. D'EUGENE JACQUET. C-) même on ne soutiendrait pas toutes ses opinions. Que Ton considère les lentes expériences qu'il a accomplies sur les éléments encore désordonnés de l'écriture et du langage ^ ou les principes qu'il a tracés avec tant de rigueur et développés d'une façon si lumineuse, on ne peut prononcer le nom de Rémusat qu'avec beaucoup de respect. Jacquet a marché dans la voie ouverte par le fondateur des études chinoises en France et en Europe; il avait, comme lui , le sentiment de la langue et surtout de l'idée chinoise. Peut-être s'est-il mépris sur quelques points, quand il a voulu les interpréter d'après les principes de son école. Il s'est trouvé en contradiction avec les résultats obtenus par la méthode analytique, très-sûre, mais tout à fait positive, de M. Stanislas Julien, dont le savoir s'est révélé dans une suite de grands travaux et dont l'opi- nion fait partout autorité. Ce dissentiment éclata surtout en 1837, quand M. Julien eut traduit à nouveaux frais un petit traité populaire en Chine, que M. le professeur Neumann venait de faire lithographier à Munich avec une version allemande -. Jacquet répondit sous la forme d'une lettre exempte d'aigreur et d'ironie, adressée au rédacteur du Journal asiatique ^, et signée modestement du nom de Siao-lseu (le petit disciple). Quoiqu'il ait trouvé la version de M. Julien d'une exactitude satisfaisante, il ne peut s'empêcher do présenter des observations sur plusieurs passages « dont le sens lui paraît devoir admettre quelques modifications », ou sur la « valeur absolue » desquels il ne s'accorde pas avec le nouveau traducteur. Il invoque l'état peu avancé de l'étude grammaticale du chinois, langue qui est « elle-même, une grande et admirable imperfection. » Il croit avoir présenté ses obser- vations « sous la forme la plus convenable et la plus littéraire, » et désire qu'elles obtiennent l'approbation de M. Julien. Celui-ci adresse à Jacqiiel ' On lit avec intérêt dans une notice de M. Landressc, élève de Rémusat, tout ce qu'il a fallu à celui-ci d'intelligence et de sagacité, de courage et de fermeté, pour vaincre les premiers obstacles inhérents au sujet, et le mauvais vouloir des hommes. [Nouveau Journal asiatique , t. XIV, 1854, pp. 203 suiv, pp. 2-20-23! , 290-316.) 2 Voir Journal asiatique, IIP série, juillet 1837, t. IV, pp. 81-89. — Le titre chinois est, suivant M. Julien : Le livre de la pureté et île la tranquillité constantes. ^ Ibid , décembre 1857, pp. 544-505, tiré ù part, 24 pages in 8" ; Observations sur la traduc- tion d'un fragment chinois. Tome XXVIl. 9 66 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX sa Réponse par la même voie * : il aurait pu, dit-il , décliner la compétence de l'auteur; puis, il veut convaincre le public qu'il n'est pas une seule de ses corrections qui soit fondée. Il espère avoir montré d'après quelles règles on peut se guider dans l'interprétation des textes chinois, et prouvé que l'étude de la langue chinoise n'est pas chose vague et arbitraire. Jacquet, qui n'avait voulu reprendre après tout que quelques nuances de détail, ne ri[)0Sta point au célèbre sinologue du Collège de France. Toutefois, il n'y a pas lieu de conclure de cette polémique que Jacquet n'ait pas atteint une force remarquable en chinois; mais on en augurerait peut-être qu'il n'avait pas des opinions bien Oxées sur les règles de position, qui ont une importance si grande dans la syntaxe de cette langue, comme M. Julien l'a démontré quelques années après, dans une polémique bien plus célèbre contre M. Pauthier. Et puis, quoique admirateur de la théorie grammaticale qu'il avait retenue des leçons de Rémusat, Jacquet avait pour principale préoccupation l'ethnographie et la critique histo- rique, toutes les fois qu'il revenait à la lecture des sources chinoises. C'est la connaissance du Bouddhisme, ce sont les relations du céleste empire avec l'étranger, qu'il recherchait avidement ^. Tout ce qu'il a étudié ou traduit dans les livres chinois se rapportait à un même grand problème : les relations intellectuelles, les rapports politiques, les affinités littéraires des peuples de l'Inde , de la Chine et de la haute Asie. Il existe cependant un morceau de littérature chinoise en dehors de ce vaste cercle de recherches : c'est la Légende de l'entrevue du doeleur lut- singi avec l'esprit du foyer, que Jacquet traduisit du chinois en 185! , et qu'il inséra plus tard dans un recueil périodique de notre pays ^. Dans ses remarques préliminaires, il a exposé ses vues sur les livres de la secte des Tao-sse, qui n'est encore connue qu'imparfaitement dans ses croyances et dans ses pratiques. La légende traduite est tirée d'un ouvrage qui éclair- cit les diverses superstitions de cette secte par des exemples et des anecdotes. ' Journal asiatique, mars 1838, l. V, pp. 259-297. - Jacquet a lu, en mai 1833, un mémoire « sur la province de Kausambi , » traduit du diinois, Nouveau Journal asiatique, t. XI, pp. 477, -582. ' Nouveau Journal asiatique. Rapport, t. VII, p. 6, 1851. — Voirie Recueil encyclopédique beUje , l. Il, pp. lii-177. Bruxelles, 1833. DEUGEiNE JACQUET. 67 § II. — Études de jacquet sur le sanscrit et les langues de l'inde. Dans l'Inde et dans le groupe des peuples et des idiomes de l'Iran , Jacquet avait vu tout ce qui était de son temps à l'horizon scientifique. 11 avait suivi attentivement les rapprochements systématiques des mots et des formes grammaticales d'où était sortie peu à peu la synglosse indo- européenne; il se les était appropriés, et il en était venu au point d'en faire un usage lihre et sûr en toute occasion. Quoiqu'il n'ait pu connaître encore le Yéda autrement que par le Spécimen de Rosen et par un nombre limité de textes manuscrits, il avait une juste idée de la langue antique et sacrée qui a précédé le sanscrit littéraire et de sa valeur future dans la philologie. Versé profondément dans la grammaire sanscrite, il était à même d'en faire une application judicieuse à la linguistique comparée et d'interpréter avec assurance des textes do tous les âges et de tous les styles. C'est avec le même zèle que Jacquet a observé les progrès incessants des études zendes : à peine initié à l'idiome liturgique des Mages que venait de restituer M. Eugène Burnouf, il en tirait un parti fort habile dans la solution des questions complexes qu'il rencontrait en histoire et en paléo- graphie; du zend, il était descendu jusqu'au pehlvi, terme secondaire de comparaison dont il ne voulait se passer dans aucune de ses recherches ^ C'est une des gloires de Jacquet d'avoir fait marcher de pair la philo- logie la plus exacte dans les langues et la critique la plus rigoureuse dans les sciences historiques. C'est là un des traits qui décèlent la vigueur naturelle de son esprit. Mais il est juste aussi de faire en cela une part à l'enseignement et aux conseils de M. Eugène Burnouf. Jacquet a été un de ces auditeurs d'élite qu'il conduisait au cœur de l'antiquité indienne, et dont il excitait l'intelligence à la conquête de vérités encore cachées par l'analyse également profonde des mots et des idées. Il a fortement saisi et retenu l'esprit de celte méthode que le maître. « philologue de génie, » ' Celte (loiil)le élude que Jacquet cultivait à litre d'auxiliaiie a laissé des traces dans ses papiers : il s'y trouve des copies fort soignées du Mimkliered en pehlvi et en sanscrit, ainsi que de plusieurs Yeschts, ou prières liturgiques, en zend, avec leur version sanscrite. 68 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX comme une voix éloquente l'appelait naguère, a consacrée dans des mo- numents de la plus solide érudition. Comme lui, Jacquet a été réservé dans ses déductions, toujours prudent même dans la manière de formuler des conclusions tirées en toute rigueur d'un fait ou d'une idée. Comme s'il élait toujours sous l'œil de son illustre guide, il se mettait en garde contre les résultats spécieux; il voulait rendre compte au lecteur des rai- sons qui avaient déterminé son opinion, et ne lui laisser d'autre parti, s'il ne l'acceptait pas, que de discuter de nouveau et à fond la valeur des premiers éléments de la question. Nous ne pouvons passer sous silence, dans ce chapitre, le projet nourri longtemps par Jacquet, de publier le texte sanscrit du commentaire de Çrîdharasvàmin sur la Bliavcifiad-rjUd (chant divin), épisode philosophique du Mahàbhàrata, publié, en 1825, par M. G. de Schlegel. Il ne lui a pas été donné de réaliser ce projet; mais il en a pris occasion de soutenir la haute utilité des commentateurs indiens au point de vue de la critique, et c'est dans plusieurs lettres à M. Lassen que nous trouvons l'exposé de sa manière de voir '. Informé de l'intention qu'avait M. de Schlegel de publier une seconde édition du célèbre épisode, il reconnaissait que la glose sanscrite serait un secours superflu par rapport à l'interprétation du texte; mais, disait-il, « le commentaire renferme tant de choses curieuses qui lui sont propres et qui, à vrai dire, ne vont pas toujours au sujet, qu'il peut lui-même devenir l'objet d'une interprétation et d'un commen- taire. » Jacquet a espéré quelque temps faire paraître, à Bonn, le texte de Çrîdharasvàmin, qui aurait été sa première publication sanscrite. Il se serait référé en cet ouvrage, pour les citations, à la nouvelle édition déjà promise, et il avait pris la précaution de demander au préalable l'avis de l'éditeur en même temps que celui de M. Lassen : « M. de Schlegel, disait- il, est, d'ailleurs, roi de Bonn, et je ne puis mieux faire que d'obtenir la licence pour imprimer sur ses terres. » Le grand indianiste était bon prince; mais la réponse qu'il fit cette fois à Jacquet était assez froide, et ' Lfiltres du 17 octobre 1834, du 13 octobre 1833 el du 23 avril 1836. D'EUGÈNE JACQUET. 69 celui-ci ne put s'empêcher de défendre sa thèse devant son ami : « M. de Schlegel paraît prendre trop en dédain les commentaires et les pandits. Il faut savoir les estimer, et s'en servir sans trop s'y fier; mais il ne faut pas les envoyer où Alceste envoyait le sonnet d'Oronte. Il leur reproche d'être plus obscurs que le texte; c'est généralement vrai, quand le texte est facile, du moins en apparence. Mais alors même, le commentaire devient un nouveau texte; et puisque les commentaires ont été écrits sous l'influence de certaines écoles, que vraies ou fausses soient leurs interprétations, ils n'en représentent pas moins certaines opinions d'une certaine époque, et dès lors, ils méritent d'être lus, c'est-à-dire édités, ne fût-ce que pour constater bien publiquement qu'il n'y a rien d'utile à en tirer pour l'ex- plication du texte. » Le seul travail purement littéraire que nous ayons à citer en cet endroit, c'est VÉpisodede Viçvâmitra, traduit du sanscrit par Jacquet '. Il a entrepris cette traduction sur le texte du Ràmâyana, imprimé à Bonn, par M. G. de Schlegel, d'après une recension dite des commentateurs -; il n'est pas, tou- tefois, allé au delà des premiers vers de la VII""= lecture, tandis que l'épi- sode entier en compte quinze. Il a pu s'aider de la version anglaise qui accompagne l'édition du Ràmâyana, donnée, en 1806, à Siramnour; mais il n'a pas connu la version latine de M. de Schlegel qui n'a paru qu'en 1858. Jacquet n'est, du reste, en dissentiment avec cette seconde version que sur le sens de quelques passages. Il a traduit avec fidélité, mais avec élé- gance; conservant aux épithètes descriptives leur ampleur, ne dissimulant pas les redondances du texte, et, cependant, faisant fléchir la phrase indienne aux exigences logiques du style français; sa manière se rap- proche presque toujours de celle qu'ont prise M. Langlois et plus tard M. Théod. Pavie dans des traductions de poèmes du même genre. Un nouveau traducteur du Ràmâyana, M. Valentin Parisot, a suivi l'édition de ce poème, donnée par M. Gorresio d'après une seconde recension dite du Bengale, et il s'est attaché à calquer l'expression et la construction sanscrites dans l'intérêt des futurs lecteurs du texte : il regrette que la ' Journal asiatique, février 1859, l. VII, pp. 140-167. * Livret, lect. 51-65, t. 1, part. 1, 1829, pp. 191-238. 70 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX mort ait frappé Jacquet avant l'achèvement de cet épisode *, et il ajoute que « sa traduction était vraiment une traduction. » Nous reviendrons sur les connaissances toutes spéciales que Jacquet s'était acquises dans plusieurs langues de l'Inde, à propos de ses études d'épigraphie indienne et de ses recherches sur les sources bouddhiques; il avait fait une lecture l'aisonnée non-seulement des textes alors connus en pâli, mais encore des livres bouddhiques du Népal, qui oflrent le san- scrit sous une forme altérée. Mais nous avons l'obligation de parler ici des recherches relatives au prâcril qui ont mis au jour son aptitude peu commune aux travaux philologiques. A la demande de M. Lassen, qui préparait, à Bonn, son bel ouvrage sur la langue pràcrite, Jacquet a copié de sa main un traité grammatical qui fait partie des manuscrits de la Bibliothèque du Roi , le Sankscltiptasâra de Kramadîçvara, sur les dialectes inférieurs du prâcrit. M. Lassen a fait usage avec reconnaissance de cette copie complète et si bien exécutée; il vante le discernement avec lequel son jeune ami a accompli cette tâche et les remarques qu'il a faites sur des leçons meilleures; il en appelle au jugement des lecteurs les plus éclairés de son livre ^. Ailleurs encore il signale les conjectures fort heureuses émises par cet intelligent philologue, pour corriger quelques passages du traité indien et surtout des noms pro- pres mentionnés avec peu de clarté dans les sources originales ^. Le ser- vice rendu à la science en cette circonstance par Jacquet s'est étendu à un ' Le Râmâyana de Falmiki, l. I (l'aiis, 1835) , pp. xxix et .suiv., p. 257, noie. — Voirie lextc de M. Gorresio, t. 1, pp. 212-260, ot la traduction italienne, t. I, 1847, pp. I i2-17,'). - Imliuaiones Ivigune pracriticae. (Bonnae, 1857.) Prêt'. , pp. ix-x : Piiblice celebrare debeo cla- rissimum benevolenliae spécimen, quod in me edidit Jacquetius nosler, vir 7wn unius alictijus tinyuae nrleiiiulis peritissimtis. Is, rogahis a me, vt qunedam e codice Kruniadiçvanie piirisino de dialectis minoribus in meos usas eicerperet , ticH mullis iisqiie yravissiniis occujHilionibus impeditus esset , tamen non id sohim milti gratificatus est, sed lotum libriini uccurutissime et nitidissime descriplum niisil. Cujiis bene/lcii htiitles si ex nierilo pracdicare non possum , cerle nnicjniludinem heneficii quam maxime sentio , quippe qui expcrientiii ducliis libnirii ncgoUum , ul scmper ntoleslum taediique plénum , ila in yrammalico indico elitim di/ficilliwum esse xciam. Quanlas aulem debeam viro cla- rissimo gr alias, ii maxime poterunt existimare qui ex ipso libro meo cognoverint , quantum novo isto subsidio adjutus fuerim. '- Jbid.. pp. 471-472, note, pp. 588-589, 441. Appendice, p. 20. D'EUGÈNE JACQUET. 71 livre utile inipriinë un peu plus tard; M. N. Delius, indianiste de l'école de Bonn, a fait usage de la même copie du manuscrit de Paris ', pour pu- blier les règles de Kramadîçvara sur les racines pracrites. De son côté, Jacquet s'est montré satisfait d'avoir pu exercer en cette occasion son savoir philologique sur les aphorismes non encore débrouil- lés d'un Paniiii plus moderne; il en a témoigné plusieurs fois sa gratitude à M. Lassen, dont il avait peine à accepter les sincères remercîments : un traité grammatical, lui disait-il 2, hérissé de lettres conventionnelles (comme celles qui servent à formuler les règles du sanscrit), « ne peut être tiré des inextricables complications du caractère bengali, que lors- qu'on a deviné la signification de chacun des exposants grammaticaux et le sens de chacune des formules algébriques, dans lesquels les grammai- riens indiens ont parfaitement réussi à être le plus obscurs qu'il leur était possible. » Jacquet avait fait diligence pour donner à M. Lassen le livre tout entier, malgré le partage qu'il devait faire de ses heures entre bien des travaux arriérés, se comparant lui-même à « un débiteur qui fait tous ses efforts pour satisfaire plusieurs créanciers en même temps. » Il joi- gnit au livre une transcription de son commentaire intitulé Rasavali, qu'il donnait comme un plagiat mal dissimulé de l'ouvrage de Vararutchi sur la langue prâcrite, et ne laissa de côté aucune particularité des manuscrits. Jacquet remplit encore d'une autre manière le rôle de critique : il fit part à M. Lassen d'un assez grand nombre d'observations sur les formes et les étymologies qu'il avait rencontrées dans les deux premières livraisons de l'ouvrage, et il eut le plaisir de les voir bien accueillies par son honorable ami ^. Quand l'ouvrage fut complet, il remercia i\L Lassen des choses affectueuses énoncées dans la préface au sujet du « faible secours » qu'il lui avait prêté, et, en lui annonçant l'intention de faire un examen cri- tique des Insiilutiones dans un recueil français, il lui disait en toute con- viction : « Votre livre est un chef-d'œuvre; non-seulement, toutes vos observations sont précieuses, mais encore vous avez un mérite que vous ' Railiccs pracriticae, pp. 10-12. Donnae, 1839. - Lettre (lu 25 sc|itembre I83G. ^ Lettre du 27 janvier 1857. 72 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX ne partagez guère en Allemagne qu'avec M. de Schlegel , celui de savoir faire un livre, d'en disposer toutes les matières avec une clarté et un ordre parfaits » CHAPITRE IIL PALÉOGBAPHIE ET HISTOIRE DES ALPHABETS. Nous avons réuni dans ce même chapitre l'examen des mémoires de Jacquet concernant le système d'écriture des anciens peuples, l'histoire des alphabets, le déchiffrement des caractères dits cunéiformes, et l'ex- pression symbolique des nombres. On apercevra que la puissance de cri- tique dont il était doué, et qu'il avait développée par un rude labeur de tous les jours, se montre dans ces divers mémoires de la manière la plus signalée. C'est ici qu'il ne lui suffisait pas de savoir ou même de découvrir en comparant: il a été guidé souvent par les plus heureux pressentiments. § I. — Histoire des alphabets de la Polynésie asiatique. Sous cette rubrique, nous croyons devoir placer la première disserta- tion que Jacquet a comprise dans ses Mélanges malays et polynésiens, et qu'il a intitulée : Considérations sur les alphabets des Plnlippines ^ L'auteur a con- staté l'identité de l'alphabet tagala avec l'alphabet usité chez les Ylocos, et a soutenu que le premier représente tous les dialectes parlés dans un groupe d'îles sur la côte oiientale de Luzon. Après avoir éclairci plusieurs données relatives aux alphabets polynésiens, et signalé les précieuses col- lections de Marsden qui n'étaient pas encore décrites et analysées, Jacquet recommande en ces termes toute étude du même genre (p. 19). ' Elle a été publiée, comme le n° I des mélanges susdits, dans le t. VIII du Nouveau Journal asiatique, pp. 3-30, 31-45, juillet 1831 : Notice sur l'alphabet Yloc ou Ylog. — Le tirage à [lart porte le titre de Considérations , etc., pp. 30, in-S". D'EUGENE JACQUET. 75 « Un alphabet est toujours de peu d'intérêt, surtout quand la langue qu'il représente ne possède point de littérature : il faut cependant recueillir ces petites choses pour commencer l'étude des grandes , pour entreprendre des études philologiques utiles, et donner un jour quelques faits de plus à la science de l'ethnographie. Ces minuties sont même précieuses quand elles viennent de cette seconde Asie, si peu connue, oîi tant de races hu- maines se sont mêlées et ne se conservent plus que dans quelques indi- vidus ». C'est ici le lieu de parler du témoignage de haute bienveillance que M. G. de Ilumboldt donna à Jacquet, à propos de l'article que nous avons indiqué à l'instant. 11 lui adressa de sa résidence de Tegel, le 10 décem- bre 1831, une Lettre sur les alphabets de la Polynésie asiatique, qui est une confirmation des données historiques mises eu lumière par Jacquet, et qu'il lui permit de livrer à la publicité K En profitant de la même faveur que M. G. de Ilumboldt avait accordée naguère à M. Abel Rémusat, Jacquet ne manqua pas, dans Y avertissement, de rendre hommage à la théorie que le linguiste allemand allait donner pour fondement à son ouvrage capital sur les langues de l'extrême Orient, de rehausser les services qu'il avait rendus à la philologie, « cette admirable science, dit-il, qui commence à chaque mot d'une langue et finit dans l'intuition de l'esprit ^ » ; il eut soin de faire remarquer « l'heureuse précision et l'élégance toujours soutenue du style dans une discussion qui semble à peine pouvoir les comporter », et dans laquelle l'auteur a réussi encore une fois « à soumettre la langue française à la direction de ses idées. » C'est dans sa première forme, mais accompagnée, en manière de notes marginales, des principaux passages du mémoire de Jacquet, qui avait donné lieu aux observations de M. de ' Extraits d'une lettre de M. le baron G. de Humboldl à M. E. Jacquet sur les alphabets delà Polynésie asiatique. {Nouveau Journal asiatique, ynn 1852, t. IX, p. 481-508, et Ibid. , p. 574. Broch. à part. Paris, I. R., 1832, p. 53; in-S".) - Les Mémoires de l'Académie de Berlin, des années 1820-1821 et 1822-1823, renfer- ment les deux premières dissertations de haute philologie dues à M. G. de Humboldt, l'une sur l'étude comparative des langues en rapport avec les différentes époques de leur développe- ment , et l'autre sur l'origine des formes grammaticales et leur influence sur le développement des idées. Tome XXVII. 1Q 74 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX Huniboldt, que la lettre a été réimprimée plus tard par M. E. Buschmann, au tome 11 du grand ouvrage sur la langue kawi '. En fait, dans cette lettre, M. G. de llumboldt adoptait presque toutes les conjectures de Jacquet, mais lui soumettait quelques conjectures nou- velles. Sans nier toute influence de l'écriture arabe sur les alphabets des îles du grand Océan, il était porté à regarder l'alphabet indien comme la clef, même comme le prototype de tous ces alphabets formés d'après le même système, et il supposait avec Jacquet que chacune des peuplades l'a adapté à sa langue et à son orthophonie. A propos du défaut de quelques signes graphiques dans une classe d'alphabets polynésiens, il démontrait admirablement dans quelle mesure un alphabet contribue au perfection- nement d'une langue. Seulement il se figurait à tort, contre l'opinion de Jacquet ^, qu'il a existé un alphabet d'une haute antiquité qui aurait fourni aux habitants de l'Archipel les éléments de l'écriture et qui aurait servi de base au dévanagari lui-même, en tout cas perfectionné dans l'Inde. M. Lassen a combattu celte hypothèse de M. G. de llumboldt ^ en rappelant que l'alphabet indien est employé d'une manière complète dans les inscrip- tions d'Asoka, c'est-à-dire à une époque où les insulaires auraient connu difficilement l'écriture indienne : si leurs alphabets sont dépourvus de plusieurs lettres qui appartenaient à celle-ci, ce fait tient à l'imperfection et aux particularités euphoniques des langues dont il est devenu l'organe. L'interprétation d'un passage de la relation de Jamboule {lix(j.(ioïikoi) sur l'écriture des îles orientales a valu à Jacquet l'approbation non moins expli- cite de M. G. de Humboldt et après lui de M. Lassen*. Quoique Diodore de Sicile, au livre II de son Histoire, ait altéré le passage du voyageur grec qu'il ne comprenait pas bien, Jacquet a retrouvé dans le texte grec des termes qui se rapportent bien à la nature des alphabets polynésiens en général et qui désignent distinctement les groupes syllabiques, les carac- 1 Ueber die Kawi-Sprache , II' Band (Berlin, 1838), pp. 78-97. — Appendice sur le rapport de la langue et de l'écriture. - L'alphabet des Tagalas, de même que celui des Javanais, des Batlas, des Bugis, serait un. cal(]ue de l'alphabel syllabique des Indiens. Considérations, pp. 7 et 16. ' Indisdie Allerlhumskunde , t. 11, p. lOtiS. ■* Vebtr die Kawi-Sprache, t. II, pp. 96-97. — Jnd. Allerth., t. Il, 1059, notes. D'EUGÈNE JACQUET. 75 tères des consonnes et les signes des voyelles : il reste seulement douteux si l'on peut appliquer aux alphabets insulaires l'allusion que le même texte fait aux sept vargas ou classes de consonnes de l'alphabet indien. La discussion à laquelle il s'est livré sur un passage si obscur est une des preuves les plus convaincantes de la pénétration avec laquelle Jacquet appliquait les plus obscurs témoignages de la littérature classique à l'his- toire du monde oriental. Les premières études de Jacquet sur les écritures et sur les langues de la Polynésie asiatique avaient révélé un investigateur intelligent; elles avaient annoncé en lui, avec une vaste lecture, le goût précoce des recher- ches philologiques *; elles avaient été le point de dépari de ses relations avec l'illustre philologue de Berlin. Bientôt après, la correspondance litté- raire qu'il avait eu l'honneur d'entretenir avec lui mérita à Jacquet une glorieuse mention, delà bouche de M. Alexandre de Humboldl'^, à côté de sir Alexandre Johnston et de William Marsden, qui avaient aidé son frère de leurs conseils et de leurs communications. § II. — Déchiffrement des écritures cunéiformes de la Perse. Initié à toutes les langues anciennes du continent asiatique, Jacquet a porté de bonne heure son attention sur l'interprétation des systèmes d'écri- ture qui cachaient des idiomes perdus et qui étaient restés jusqu'à notre époque une énigme pour la science. Il a suivi de près les tentatives faites en même temps par MM. Burnouf et Lassen, à Paris et à Bonn, pour trou- ver la clef de l'écriture cunéiforme usitée dans les inscriptions de Persé- polis et d'autres localités de la Perse ^. Il était vivement frappé de l'in- ' Rapport de M. E. Burnouf à la Société asiatique, dans la séance du 29 avril 1833. {Nouveau Journal asiatique, t. XI, p. 199.) 2 Préface du tome I" de la langue kawi, p. viri. — Dans son introduction philosophique sur la variété du langage humain fp. ccccvi), G. de Humboklt attribue à Jacquet la remarque neuve que les idées dVcri're et de talouer sont étroitement liées chez les peuples de la Nouvelle-Zélande. ^ Mémoire sur deux inscriptions cunéiformes trouvées prés d'Hamadan. Paris, 1836, in-4°. Préface datée du 1" juin 1836. — Lie altpersischen Keilinschriflen von Persepolis. Enlzi/ferung des Alphabets und Erklârung des Inhalts. Bonn, 1836, in-8°. Préface datée de mai, 1836. 76 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX lérêt du sujet et aussi de l'accord presque parfait des deux savants qui avaient travaillé isolément et qui venaient de présenter au public leur méthode de lecture et d'interprétation. Le déchiffrement de ces signes bizarres, traité si longtemps de problème insoluble, frappa tous les esprits, quand il fut annoncé sous la forme d'une théorie raisonnée. Jacquet s'empressa de dépeindre à l'un des auteurs de la découverte l'impression qu'elle avait produite aussitôt à Paris et l'embarras dans lequel elle avait jeté une fraction de savants fort distingués hostile aux nouveaux progrès de la philologie zende et sanscrite : « On ne parle plus que pcrsépolitain à Paris, écrivait Jacquet, en 1836, à M. le professeur Lassen *; votre travail et celui de notre vénérable Gourou ont presque balancé le succès de l'Obélisque. — A parler sérieuse- ment , le succès de ces deux travaux exécutés .à distance et sans communi- cation, leur accord du moins sur les faits principaux, a fondé l'étude sur des bases inébranlables , et celte étude est certainement plus avancée au- jourd'hui que celle des hiéroglyphes et des autres écritures égyptiennes. 11 n'a fallu ici rien moins que cette irrécusable preuve pour persuader à quel- ques personnes que ces inscriptions étaient déchiffrables; nous avons affaire à des gens qui ne veulent pas être persuadés de certaines vérités bien établies au delà du Rhin, et qui, pour ne pas être contraints de leur accorder une reconnaissance d'existence, se contentent de les nier sans vouloir prendre la peine de discuter leurs assertions négatives. La vieille et chancelante dynastie des hellénistes esta la lèle de ce parti : une honorable exception est celle de M. Raoul-Piochette qui trouve son propre fonds encore assez riche pour ne point porter envie à celui que nous commençons à exploiter. » ' Dans une lettre précédente (25 avril 1830), Jacquet entretenait M. Lassen de la lecture que M. Burnouf venait de faire à l'Académie d'un mémoire d'une grande étendue sur les deux inscrip- tions copiées par le célèbre voyageur Slewart de Bombay, après quatre ans d'études sur les inscriptions cunéiformes du système pcrsépolitain. « Vous dire que son interprétation est supé- rieure à celles que Grolefendet Saint-Martin avaient données d'inscriptions analogues, ce serait être injuste envers un travail fort remarcpiable qui n'a laissé d'autres difticullés ù résoudre que celles qui naissent de copies inexactes et de monuments mutilés, dont les lacunes ne peuvent être que Irès-dillicilcment réparées.... » Le travail s'iniprimant à cette date, M. Lassen allait bientôt juger avec quel succès son ami avait accompli la promesse faite dans le Commentaire sur le Yaçnu. (Voir Invocation, note, p. 16, i" partie, 1833.) DEUGÈrSE JACQUET. 77 En présence des beaux résultats qui éclairaient d'un jour nouveau l'his- toire des anciens empires de l'Asie, Jacquet n'est pas resté lui-même inactif; il s'est mis à creuser le même sujet, à un double point de vue, la fixation d'un système de lecture et la détermination des elliniques et des noms historiques, enfui, déchiffrés dans les groupes de caractères cunéi- formes. C'est parce qu'il avait mis ses forces à l'épreuve dans cette tâche complexe qu'il a entrepris sur un plan vaste et détaillé VExamcn crili(jne de l'ouvrage de M. Lassen, oii les recherches d'ethnographie asiatique se fondent sur des observations de linguistique et de paléographie '. Jacquet n'a pas eu le temps do livrer au public le fruit de ses investigations per- sonnelles sur le mode d'écriture employé dans les inscriptions de Persé- polis; mais, grâce aux communications qu'il fit à ce sujet dans des lettres à M. Lassen, on verra quels titres il a d'être compté parmi les interprètes les plus habiles des écritures cunéiformes de la Perse. Quoique resté inachevé, Y Examen critique de Jacquet a été accueilli avec faveur par les juges les plus compétents; en effet, il démontrait à toutes les classes de lecteurs la réalité de la découverte, et il renfermait des vues originales sur plusieurs parties du sujet. Jacquet y a tracé d'une main ferme l'histoire des tentatives faites, depuis le commencement du siècle, pour le déchiffrement des inscriptions cunéiformes et soutenu contre les protestations de Grotefend la nouvelle lecture de ces inscriptions réduite à un système alphabétique et formulée par les deux illustres amis, à l'aide de la connaissance du sanscrit et surtout du zend ^. Il n'a pas prononcé lui-même sur quelques différences de lecture qui tiennent à des difficultés profondes, laissant aux deux maîtres le soin de terminer un débat qui les concernait; mais il s'est réservé de leur soumettre des conjectures qui ne ' Ce travail a paru en quatre articles dans le Journal asiatique, en 1838, l'année même de la mort do Jacquet, et on n'en a trouvé aucune suite dans ses papiers. Voir tome V, pp. 338 et suiv. pp. -422, 54i, et tome VI, pp. 383-423. — 11 forme, comme extrait du journal, un volume de 147 pages in-8°, sous ce titre : Examen critique de l'ouvrage intitulé : Die altpersiscuen Keilinschriften VON Persepolis, etc., von D' Christian Lassen, Suivi de nouvelles recherches sur le système gra- phique des caractères persépolitains. Paris , !. R., 1838. ^ La langue des premières inscriptions déchiffrées est l'ancien persique, distinct du zend , et que l'on a proposé d'appeler le perse des Achéménides , ou simplement le perse. 78 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX s'accordent ni avec l'une ni avec l'autre des leçons contestées. « J'ai cru pouvoir essayer, dit-il, dans la restitution de cette grande ruine philolo- gique, d'employer quelques matériaux avec de nouvelles destinations, afin de donner à quelques parties une forme pins régulière el peut-être à l'ensemble un aspect plus satisfaisant; assuré que, quel que soit le sort de ma restitution, les matériaux s'en trouveront toujours à la disposition des hommes habiles qui voudront essayer de les assembler dans un nouvel ordre. » Le livre de M. Lassen s'ofïrait à Jacquet comme « un de ces travaux distingués qui honorent éminemment le talent de leur auteur » : mais, pour en montrer tout le prix, il lui fallait descendre dans les applications que l'auteur avait faites de sa méthode, et c'est alors qu'il a révélé l'univer- salité de son savoir. D'une part, il a voulu entourer de lumière quelques faits généraux : ainsi il a consacré une digression fort curieuse à recher- cher à quel point et par quels moyens les Grecs, et en particulier les Ioniens, ont pu connaître les langues et les écritures dont les monuments de la Perse sont couverts. La connaissance de l'antiquité classique a per- mis à Jacquet, d'autre part, de discuter la valeur de tous les ethniques inscrits sur les murs de Persépolis et déchiflVés par M. Lassen en rapport avec rénumération des satrapies de la Perse au IH""= livre d'Hérodote. Dans cette partie, il a confirmé par ses observations la solidité de chaque point établi définitivement par le savant allemand, et il a mis une cri- tique aussi prudente que judicieuse dans l'examen des noms de peuples dont la transcription a besoin d'être justifiée par les sources de l'histoire ancienne. Quelquefois il a proposé, sur l'autorité d'un texte resté obscur, la substitution d'un autre ethnique à celui qu'avait lu M. Lassen; souvent il a tenté de retrouver avec le secours des langues ariennes, là où elles pouvaient être en cause, l'étymologie de noms ethnographiques défigurés dans l'orthographe des livres grecs. Il n'a avancé sans fondement aucune conjecture, quand il n'en découvrait pas à opposer à celles de M. Lassen qu'il ne pouvait point adopter. Il a indiqué en passant des questions qu'il serait impossible de discuter dans une rapide analyse et sur lesquelles il avait l'intention de revenir; ainsi voulait-il traiter dans des mémoires sépa- DEUGEÎSE JACQUET. ' 79 rés du nombre des satrapies, de l'origine des Paricaniens sous le double rapport de la race et de la demeure primitive, et de même de l'elhnograpbie des tribus chaldéennes. Quand il aurait fait valoir son opinion sur tous les points du système d'alphabet, il se réservait de présenter des variantes pour un certain nombre d'ethniques ou du moins pour leur orthographe. L'intelligence et la pénétration dont les exemples abondent dans VExa- vien crituiite donnent à ce morceau une valeur toute particulière parmi les nombreux mémoires de Jacquet. Bien que la partie de la science ail beau- coup avancé depuis sa publication , il peut être encore lu avec un vif intérêt, parce qu'il constate et développe même une des plus glorieuses conquêtes de la philologie moderne, établissant des liens plus étroits dans la science comme dans l'histoire entre la Grèce antique et les grandes nations de l'Asie. C'est ce travail dont parlait M. Burnouf en faisant l'éloge de Jac- quet, dans un rapport déjà cité \ comme d'une analyse du mémoire de M. Lasseii, « dans laquelle il rivalisait avec le savant auteur de sagacité et de critique, et où il éclairait quelques points curieux du problème dont M. Lassen avait tant avancé la solution. » Mais c'est le célèbre indianiste de Bonn qui devait rendre à Jacquet le plus bel hommage dans cette branche de la science. Comme il avait été mis par ses lettres au courant de ses principes et de ses opinions, il s'est chargé de faire valoir son mérite tout particulier dans un article sur les progrès les plus récents dans le déchiffrement de l'écriture cunéiforme simple de Persépolis^. M. Lassen y rend compte des modifications propo- sées par M. E. Béer à l'alphabet cunéiforme, tel qu'il était établi par les deux essais publiés en 185C; mais il doit s'occuper simultanément des explications plus décisives encore que Jacquet allait mettre au jour, ' Rapport ilu 1" juin 1839. (Journal asiatique, t. VIII, juillet 1839, p. 21.) ^ Die neueslen Fortschrittc , u. s. lo., au tome II du Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes (Goetlingen, 1859), pp. IGo -174. — .lacquet se dit très-flatté de l'approbation que M. Lassen avait donnée, dans une de ses lellios, à la nouvelle définition de deux caraetèrcs persépoiitains; il lui déclare s'être confirmé depuis dans son sentiment par l'application de cette lecture à des mots qu'elle explique d'une manière satisfaisante, et il lui en donne quelques exemples (lettre du 20 mai 1837). Il connut donc, par avance, quel cas serait fait de ses objections aux principes mêmes du système de décliilTrement par son honorable ami. 80 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX « (juand une mort prématurée l'a enlevé aux études orientales qui, dit-il, lui doivent déjà de nombreux et beaux travaux, et dont il serait devenu un des ornements les plus distingués, si sa destinée lui eût permis do les poursuivre plus longtemps avec son activité infatigable. » C'est un devoir que M. Lassen entend remplir envers sou infortuné ami, en exposant les idées fondamentales qu'il s'était acquises en cette matière, d'après la cor- respondance suivie que Jacquet avait entretenue avec lui ; c'est en quelque sorte un acte de justice qu'il tient à honneur d'accomplir lui-même, pour définir la portée de ses dernières recherches et pour prévenir les méprises que commettrait sans doute un éditeur étranger à des études aussi spé- ciales. On peut donc dire que c'est le complément du travail original de Jacquet ci-dessus analysé qui nous est transmis en substance dans le mé- moire allemand que nous indiquons. C'est en s'appuyant sur les explications ou les hypothèses de Jacquet et de E. Béer, offrant une étonnante concordance, que M. Lassen a dès lors admis plusieurs modifications essentielles à l'alphabet persépolitain \ et rectifié en conséquence l'orthographe de plusieurs noms propres. Il est resté à Jacquet l'honneur d'avoir mis en avant des observations d'une im- portance capitale pour la lecture du mode le plus simple d'entre les écri- tures cunéiformes, celui qu'il importait de bien analyser et de bien fixer avant tout essai ultérieur. On reconnaîtra que plusieurs de ses conjectures sont devenues des principes, si l'on considère les dernières rectifications que M. Lassen a apportées au système de déchiffrement dans sa longue dissertation sur « les inscriptions cunéiformes de la Perse ancienne, » d'après les communications de M. N. L. Westergaard de Copenhague^. Cette dernière dissertation ayant été faite avec le secours de copies nou- velles et plus exactes, exécutées en Orient par le savant danois, il est permis de regarder l'interprétation de toute cette classe de monuments ' Ainsi la valeur des lettres h et s a été mieux définie; la distinction de la palatale tcha et d'une seconde consonne z a été mise hors de doute; l'usage de caractères distincts pour les voyelles longues i et ù A été contesté avec raison. * Voir Zeitschrifl fur die Kiinde des Morgenlandes , t. VI, pp. 1 - 188, 4G7-580. (Bonn, \ 845, avec planches lithographiées.) D'EUGÈNE JACQUET. 8i comme parvenue au plus haut degré de fixité : or , en plusieurs endroits du commentaire, comme dans la constitution de l'alphabet, l'autorité des assertions de Jacquet est maintenue et même invoquée expressément par l'auteur ^ ; c'est ainsi , par exemple , qu'on lit encore avec lui , sous la forme uwaza, le nom de Suse et de la Susiane, le moderne Rhousislan, et, sous celle deBâbirus, le nom de la fameuse Babylone. Les observations de cri- tique grammaticale que M. J. Oppert a mises au jour plus récemment encore 2, ont ajouté quelque prix sans doute à cette littérature monumen- tale de la Perse, que le zèle du major Kawlinson venait d'enrichir de nouveaux documents; mais elles n'ont pas modifié le système dont Jacquet avait saisi l'ensemble avec justesse, au moment même où l'on en avait jeté les premières bases. Ainsi, de ce côté encore, le jeune savant s'était avancé aussi loin que le permettait l'état des matériaux dont la compa- raison est nécessaire au progrès de la science même, et c'est assez long- temps après lui qu'on a tenté de déchiffrer les écritures cunéiformes d'un genre plus compliqué, médiques ^ babyloniennes et assyriennes. Nous ne ferons plus que rapporter quelques réflexions fort judicieuses du jeune écrivain sur la révélation de tant de faits neufs en linguistique, qui a lieu dans ce siècle, parce qu'elles conservent toute leur vérité tou- chant les découvertes qui s'accomplissent encore tous les jours : « Si le siècle dernier, dit-il*, n'a rien trouvé de semblable, c'est que ses recher- ches se sont arrêtées à la surface, à des éléments de langues nouveaux où tout est effacé; c'est qu'elles n'ont point creusé le sol, qu'elles n'ont pas même donné attention aux monuments antiques qui le couvraient. A notre âge est sans doute réservée cette œuvre de fouiller profondément, de l'Asie Mineure aux bords de l'indus, une région sur laquelle ont passé tant de générations de langues, qui a été à peine encore explorée, et qui ' Zeilschrift, etc.. t. VI, pp. 28-29 (cfr., t. III, pp. 439-460), pp. 47, 48 et 61 , note, p. 92. ■^ Mémoire sur les inscriptions des Acliéménides conçues dans l'idiome des anciens Perses, Joun- ^,VL ASIATIQUE, t. XVII, XVIII et XIX (1831-1832). Voir ibid., l. XVII, pp. 276-278. 5 Cette seconde espèce des écritures achéméniennes a reçu beaucoup de lumières des études de M. \Ve.stergaard en 1843, et de M. de Saulcy, en 1849. — Les autres systèmes n'ont pas encore été interprétés avec un succès aussi complet. ^ Examen critique , etc., pp. 132-153. —Journa/ asiatique, t. VI, p. 410-411. Tome XXVII. H 82 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX doit rendre à nos efforts, à notre élude, à la science, les nombreux et précieux débris d'anciennes langues qu'elle conserve dans son sein. Ces restes de divers âges, dont les plus récents sont encore antiques, une fois rassemblés et classés, il sera facile de les étudier comparativement, d'éta- blir les différents ordres de leurs analogies, de distinguer nettement celles qui existent entre des langues de la même famille et qui sont à peu près contemporaines, et celles qui se trouvent entre des langues de races diffé- rentes et qui sont les unes d'un âge primitif, si je puis ainsi m'exprimer, les autres d'un âge inférieur, introduites par l'adoption ou par des causes qui doivent nous rester à jamais inconnues. Ces analogies s'appellent quelquefois des contrées les plus éloignées, comme dans le cas qui nous occupe : ce sont, pour ainsi dire, des rocs dont la chaîne intermédiaire a disparu ou s'est affaissée; ces rocs, si je puis continuer la comparaison, sont les ruines d'un monde ancien, mais, il faut bien se le rappeler, non pas celles d'un monde primitif. Je n'insisterai pas plus sur la haute utilité de cette étude dans laquelle la philologie se continuerait avec les mêmes principes, mais avec des éléments plus anciens, et ferait attendre des résultats d'un ordre plus élevé. » § IIL — Recherches sur l'expression symbolique des nombres en orient. Nous rencontrons ici encore la matière d'un des mémoires les plus curieux que renferme l'héritage littéraire de Jacquet, et oîi la finesse de son esprit a lutté par l'analyse avec la subtilité mise souvent par les Orien- taux dans les plus petites choses. Il s'agit du travail qu'il a intitulé * : Mode d'expression sijmbolique des nombres chez les Indiens, les Tibétains et les Javanais, et nous nous hâtons de dire que, suivant le célèbre auteur des Antiquités in- diennes'^, Jacquet y a exposé de la manière la plus explicite la méthode indienne d'exprimer symboliquement les nombres. ' Publié dans le Nouveau journal asiatique, juillet et août 1855, t. XVI, pp. 5 et suiv., pp. 97 et suiv., et tiré à part à l'imprimerie royale, 72 pages ia-8°. * Lassen , Ind. Allertii., t. Il, p. 1 141 , note. D'EUGÈNE JACQUET. 83 Il est bien vrai que Jacquet a pris pour base de sa dissertation quel- ques notices d'orientalistes contemporains; de ce nombre sont une liste de mots symboliques fournis par un pandit astronome du collège sanscrit de Calcutta, les remarques de M. Csoma sur l'identité des procédés suivis pour la notation des nombres dans l'Inde et au Tibet, ainsi que la table, publiée par sir Th. Raflles (au tome II de son Ilistory ofJava), du Tcliandra- sançjkaki des Javanais, résumé d'un système qui exprime les dates sur les monuments et les monnaies. Mais ce n'est point sans de grandes peines qu'il a mis en œuvre ces divers matériaux. Il a dû restituer le sens des mots kawis défigurés par l'ignorance des Javanais modernes, et interprétés sou- vent par Raflles sans justesse. Il a marqué d'un astérisque, dans la liste tibétaine comme dans la liste javanaise, les mois symboliques qui ne se retrouvent pas dans la nomenclature sanscrite, leur prototype. Enfin, il a fait usage d'un fragment manuscrit du Soûrijasiddhânla , afin de compléter cette nomenclature par des synonymes et par des noms nouveaux. * De la sorte Jacquet a exécuté un travail véritablement neuf sur une question indiquée avec esprit par G. de Scblegel dans une simple note intitulée : Solution d'une énigme^. Déjà les ingénieuses observations de cet écrivain pouvaient faire apprécier les avantages et les inconvénients de la notation symbolique des nombres. Il a paru utile à Jacquet de revenir sur ce sujet et de déterminer la raison du symbolisme dans l'expression des nombres par des mots. Une telle méthode prévient, par le contrôle des mots, l'altération des chifl'res, et elle dispense le poëte de l'usage de chifl'res ou de noms de nombre dans des compositions historiques ou didactiques. Seulement il arrive qu'un même mot a plusieurs valeurs numérales sui- vant l'acception qu'on lui donne ■^. Puis, s'agit-il de quantités fort variées, toutes les expressions de nombre sont renfermées dans l'espace mesuré d'un vers, de façon que le mètre soit auxiliaire de la mesure et même ' Ce manuscrit dévanagai-i faisait partie de la collection des manuscrils de M. E. Biiriioiif. li porte le n° 42 de cette collection qui a passé après sa mort à la Bibliothèque impériale. - Réflexions sur l'étude des langues asiatiques, pp. 97-99. (Bonn , I8Ô2.) ' Le mot rasa, par exemple, a la valeur des chiffres 4, G et 8, suivant qu'on le prend dans l'acception d'eau , de sentiment ou de goût. 84 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX fasse reconnaître le plus léger dérangement dans la série des nombres. Jacquet n'a pas exposé avec moins de soin la notation indienne des nombres par les lettres de l'alphabet, en commentant le mémoire de M. Whish sur la quadrature du cercle chez les Hindous ' : à cet effet, il a construit un Tablemi synoptique contenant toutes les lettres du Dévanagari , qui sont employées et combinées avec les signes des voyelles pour repré- senter la numération la plus élevée. Les inductions historiques que renferme le même mémoire méritent également d'être indiquées ici. Les expressions numérales, a observé Jac- quet, sont prises dans un ordre d'idées qui se rapporte à l'âge de l'Inde qu'on peut appeler mythologique, alors qu'a été élaborée la mythologie allégorique des Pourânas. Ce système de notation n'appartient pas à l'an- tiquité indienne, à en juger par différents indices, et on semble être en droit de le rattacher à l'astronomie introduite dans l'Inde à des époques relativement récentes. En effet, il faut être initié à ce système pour lire les traités d'astronomie indienne, au témoignage d'un savant arabe, Alby- rouni, qui a composé, au XI""= siècle, une Chronique de t Inde ^; ainsi les pré- somptions de Jacquet se trouvent-elles éclaircies par un document encore inédit de son temps. Peut-être les Brahmanes ont-ils fait dans leurs écoles un secret du symbolisme des noms conventionnels substitués aux nombres. Cependant, puisque les Bouddhistes ont mis en usage le même système de numération, il est vraisemblable qu'ils l'ont reçu des Brahmanes. C'est avec raison que Jacquet a vu en ceci une preuve nouvelle que le Boud- dhisme du Nord a emprunté ses notions et ses doctrines scientifiques à la littérature brahmanique des temps moyens ^. ' Transactions of ihe royal asialic Society, t. III, pp. 509 el suiv. (Londres, 1833.) — De son côté, M. Lasscn a éluciilé, un peu plus lard, la dissertation de Whish pour vulgariser en Allemagne la notation alphabétique des nombres chez les mathématiciens indiens. {Zeilschrift f. cl. K. des Morgenlandes , t. Il, 1859, pp. 4 19-4"27.) Sur l'usage précoce des chiffres à Ceylan , voir la note de M. H. Brockhaus d'après Rask. (Ibid., t. IV, pp. 74-85 Bonn, 1842.) - Voir le Mémoire historique el géographique sur l'Inde, par M. Reinaud, pp. 299-300, note, et pp. 53 et suiv. (Paris, 1849.) s Sur le fait de cet emprunt, confirmé par le contenu du Slan-Gyour, répertoire volumineux de la science profane chez les Tibétains, voir Y Introduction de M. Ph.-Éd. Foucau.x à sa version du Lalita- Vistai'a , ou Légende de Bouddha, d'après le tibétain, p. vi-x. D'EUGÈNE JACQUET. 85 CHAPITRE IV. ÉPIGRAPHIE. MONUMENTS EPIGRAPHIQUES DE L INDE. Gomme nous l'avons dit dans la biographie de Jacquet, il n'est aucune branche de ses travaux où il lui revient plus d'honneur qu'en celle-ci, sous le rapport de l'initiative. La littérature sanscrite n'était encore explorée que dans un nombre limité de ses œuvres; l'histoire de l'Inde ancienne n'avait pas été traitée autrement que sous la forme de tableaux partiels ou de rapprochements hypothétiques; les idiomes dérivés du sanscrit et les langues non ariennes n'avaient été pour la plupart l'objet que d'une étude imparfaite et superficielle. Mais voilà qu'on annonçait à chaque instant, de l'Inde en Europe, la découverte de quelque monument d'art couvert de caractères anciens, de pierres ou de plaques de métal portant des inscriptions de diverse étendue! C'étaient autant de débris de l'histoire nationale des Hindous dans les âges les plus florissants de leur civilisa- tion, et sous ces lettres étranges étaient encore cachées des annales chro- nologiques d'un grand pays que l'imagination indienne avait dédaigné d'écrire. Ce n'est pas que les inscriptions si heureusement découvertes et copiées quelquefois avec une scrupuleuse exactitude n'aient point trouvé d'intelligents interprètes parmi les hommes instruits qui remplissaient à cette époque des fonctions publiques dans toutes les provinces de l'Inde anglaise. On devrait citer les noms de plusieurs magistrats et officiers honorables qui ont fait quelquefois avec un succès marqué l'essai d'un premier déchiffrement. Mais c'est M. James Prinsep qui déploya le plus d'ardeur et d'habileté dans ce mouvement d'études épigraphiques qui s'était produit sur plusieurs points de la Péninsule. Il concentra en quelque sorte ce mouvement à Calcutta, en ouvrant le Journal de la Société asiatique de Bengale à toutes les recherches qui avaient pour objet la publication et le déchiffrement d'inscriptions nouvelles. 86 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX C'est dans ce même laps de temps que Jacquet, vivement impressionné par l'apparition de tant de monuments inconnus de l'histoire indienne, se mit à étudier profondément le calque de tous ceux qui lui étaient acces- sibles dans les bibliothèques de France, réclama de tous côtés une prompte communication de beaucoup d'autres, et sollicita jusque dans l'Inde la copie par estampage des inscriptions qui n'étaient pas encore relevées. Le concours de M. Prinsep et d'autres savants anglais qui habitaient l'Inde, ne lui fit pas défaut; mais bientôt Jacquet, qui s'était rendu capable de descendre à la critique détaillée de chaque pièce et d'en assigner la juste valeur, conçut le projet fort vaste de publier un recueil des inscriptions indiennes pour présenter en un seul corps d'ouvrage une des sources de la science historique ^. C'est celte œuvre qui l'a préoccupé le plus vivement dans les dernières années de sa vie, et quoiqu'il n'ait pas pu la réaliser, elle mérite d'être signalée parmi les tentatives les plus hardies de l'érudition orientale. Des matériaux abondants étaient entre les mains de Jacquet, et son savoir était pleinement à la hauteur de l'entreprise, comme en jugeaient unanimement les indianistes de l'Inde britannique et de l'Europe. L'esprit de Jacquet était pourvu de celte réunion de connaissances spé- ciales qu'exige l'interprétation des monuments épigraphiques ^j les trans- formations des alphabels, les langues anciennes et modernes de l'Inde, les données de géographie, de chronologie et d'histoire puisées jusqu'alors à des sources de tout âge, rien ne lui avait échappé dans les recherches les plus sérieuses faites depuis un siècle sur les choses de l'Inde en général et particulièrement sur l'antiquité indienne. C'était donc avec les forces combinées du philologue et du paléographe, de l'antiquaire et de l'histo- rien, qu'il abordait une tâche aussi neuve et spéciale que grande et dif- ficile. Pendant qu'il se livrait lui-même à l'examen scrupuleux des inscriptions ' M. ('.. de Schlegel disait, dans ses Répcxions sur l'élude des langues asiatiques (p. 1)5) , en par- lant d'un corps d'inscriptions sanscrites semblable au Corpus inscriplionum graecarum que publiait alors l'Académie de lîerliii : « Un recueil complet de ce genre jettera un jour nouveau sur beaucoup de points obscurs de l'bistoire. » '- Comme en font foi les papiers délaissés, Jacquet, dès ses premières éludes, s'était plu à ras- sembler des copies d'inscriptions runiques, coufiques, grecques, Ivcicnnes, etc. D'EUGÈNE JACQUET. 87 gravées dans l'Inde ou transmises, soit en copies manuscrites, soit sous forme de réduction, Jacquet n'oubliait point la propagande qu'il devait provoquer dans l'Inde même en faveur de son projet. Il avait envoyé à grand nombre de personnes une courte notice pour les instruire de la manière la plus facile de prendre l'empreinte ou le type des inscriptions * ; il leur décrivait les procédés d'estampage si souvent appliqués sur une grande échelle par les voyageurs modernes, et il leur demandait de joindre aux inscriptions ainsi calquées quelques renseignements sur le lieu et les circonstances de la découverte. Il les priait, à la fin de cette circulaire, de transmettre le tout sous son couvert à M. James Prinsep, secrétaire de la Société asiatique de Calcutta, ou bien au secrétaire de la Société litté- raire de Bombay. Le recueil dont Jacquet ne cessait de rassembler les éléments de toutes parts devait porter le titre de Corpus inscriptionum indicarum, et présenter avec \e fac-similé des inscriptions leur texte exprimé en caractères ordinaires; il les aurait accompagnées d'une version latine et d'un triple commentaire au point de vue de la paléographie, de la philologie et de l'histoire. Jac- quet, en un mot, avait compris sa mission d'éditeur dans le sens le plus large ^. Le zèle de Jacquet était stimulé non-seulement par l'activité avec la- quelle la Société asiatique de Calcutta mettait au jour une foule d'inscrip- tions inédites dans chaque volume de son journal ^, mais encore par les encouragements qu'il ne cessait de recevoir de plusieurs membi-es de cette * Expédient mode of taking imprints of inscriptions either from slone or from copper plates : 1 feuillet lithographie. - Nous donnerons une idée de l'extension de son travail en reproduisant le titre qu'il composa . en 1835, pour l'annoncer dans nn prochain prospectus: Conrus inscriptionum indicarum. Inscriptiones antiquas sanscrita aliisque indicis nobiUoribus linguis in omnibus Indicae ditiunis regionibus inventas , scriptas , e libris editis schedisque coUegit, vulgo receptis lilteris expressit, inlerpretalione latina, pateographicis , philologicis atque hisloricis commenlariis illuslravit, criticam de indicis inscriptionibus dissertatiunem indicesque accuralissimos adjecil E. J. s Voir le Journal ofthe asiatic Society of Bengal, années 1833-1838, t. IV, V, VI et VII, avec planches gravées. — Il est aussi quelques mémoires sur des inscriptions indiennes insérés, du vivant de Jacquet, dans les premiers volumes du Journal de la Société asiatique de la Grande- Bretagne et de l'Irlande, faisantsuite aux Transaclions {n°^ I ù IX. Londres, I83i etann. suiv.) 88 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX société. Sa correspondance avec l'Inde était fréquente, et avait pour résultat l'envoi de copies exécutées tout exprès pour lui. Celui-là même qui avait le plus d'autorité dans le domaine de l'épigraphie indienne, M. James l^rin- sep, souhaitait que la publication du Corpus inscriplionum indicarum fût faite en Europe par la main de Jacquet, laissé seul pour une si vaste entreprise par suite de la mort de J. Klaprotli, et il regrettait les longs retards que les circonstances semblaient y apporter *. Au témoignage de ce juge illustre. Jacquet suivait pas à pas la route ouverte laborieusement dans l'Inde, et il était le plus digne, par la direction spéciale de ses études, de vulgariser des recherches publiées isolément et d'en faire saisir le lien scientifique. Comme exemple du succès que la critique de Jacquet a pu atteindre dans le champ à peine défriché de l'épigraphie, nous citerons la note qu'il envoya, en 1856, à 31. Prinsep, à propos des deux inscriptions du Guza- rate occidental, lues et traduites par M. le docteur Wathen '^. Jacquet lui témoignait son admiration pour cette traduction, qu'il ne craignait pas d'appeler « ce qu'on l'a encore publié de mieux en ce genre dans l'Inde, à l'exception peut-être de quelques monuments traduits par votre admirable Colebrooke. » Il constatait avoir retrouvé, de son côté, dans un décret qui fait partie d'une collection de copies d'inscriptions rassemblées par le co- lonel Tod, un alphabet absolument semblable à celui de M. Wathen et à l'aide duquel il avait lu le nom de Tchandragupta dans l'inscription de Bhilsa. Prinsep rapprochait de ces résultats obtenus à si grande distance l'heureuse application qui venait d'être faite dans l'Inde des mêmes élé- ments alphabétiques à la lecture d'autres mots indiens sur des inscriptions monumentales. Cependant Jacquet avait rencontré sur le continent un promoteur de ses travaux et de son recueil d'épigraphie dans M. Lassen, qui préparait, dès lors, son grand ouvrage sur l'antiquité indienne par l'étude simultanée de toutes les sources : fort de l'approbation formelle qu'il avait reçue de « Journ. of the as. Soc. ofBengal, 1836, t. V, p. 686-687, et t. VIF, p. 457. ^ Ibid., t. IV, pp. 477-487 (pKinches). — Voir les extraits de la correspondance de Jacquet, au tome V du môme journal, pp. 683-680. — Nous reviendrons plus loin, cliap. VI, sur la notice française traduite du ciiinois , qui faisait partie de la même communication. D'EUGÈINE JACQUET. 89 lui tout d'abord, il lui donna plus d'une fois communication de ses essais de déchiffrement, de ses conjectures sur le sens et sur la restitution de passages obscurs ou altérés, par exemple, au sujet de l'inscription de Sar- nath si curieuse comme profession de foi bouddhique; il lui fit part aussi de toutes les chances bonnes ou mauvaises qui s'offrirent à lui , quand il songea à la réalisation de son dessein. Alors même qu'il éprouva de pé- nibles refus là où il attendait protection, il n'abandonna pus l'idée de mettre la dernière main au Corpus insoiplionum hidkarum; il ne cessa pas d'en entretenir son ami, et c'est à Bonn même qu'il lui proposa d'en faire la publication, quand les prix élevés de l'imprimerie royale le détour- nèrent de l'entreprendre à Paris. En effet, après avoir attendu longtemps du ministère français une réponse qui fut négative, après avoir perdu l'appui de M. Guizot, sur lequel il comptait d'abord, Jacquet mettait son espoir dans la ville universitaire du Rhin, qui était à ses yeux « le refuge de la littérature indienne persécutée en France avec certain acharnement ; » il se voyait enveloppé dans la même proscription dont quelques hommes voulaient alors frapper M. Burnouf et ses ouvrages. Enfin, quoique par- tagé entre diverses résolutions, il se disposait à entreprendre lui-même la lithographie des planches pour éviter les frais de gravure. Tandis que l'exécution matérielle de son travail scientifique était sans cesse retardée par de nouveaux obstacles, Jacquet profitait de toutes ses relations pour augmenter l'importance du recueil projeté. Comme nous l'apprennent ses lettres à M. Lassen *, il s'était mis en mesure de com- prendre, dans son répertoire, les inscriptions indiennes du Brilisli Muséum dont M. le docteur Forskall lui avait fourni la liste complète, et il était autorisé à prendre des copies et des empreintes des inscriptions que pos- sède la Société asiatique de Londres. Il espérait obtenir la communication de celles du Musée du palais de Cintra, par l'intermédiaire du vicomte de Santarem, et il avait droit de compter sur les copies qu'avaient pro- mises les Sociétés de Calcutta et de Bombay, et dont M. Prinsep s'était chargé de diriger l'envoi. ' Leltips (lu 19 novembre 1835, du 25 aviil 1836, du "20 mai et du 2o novembre 1857. Tome XXVII. 12 90 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX Les préleutions de Jacquet, dans cette première édition des monuments épigraphiques de l'Inde, n'allaient pas, comme il le dit lui-même, « au delà du mérite de rassembler des matériaux et des notes pour les livrer à l'étude commune » : il s'en rapportait, d'ailleurs, au discernement des per- sonnes qui seraient à même d'apprécier les difficultés d'un semblable tra- vail. Cependant il voulait, par un spécimen, en prouver l'utilité, et il pré- parait, dans cette vue, pour un premier fascicule du Corpus, quelques inscriptions incorrectement décliiffrées ou qui n'avaient pas encore été lues, par exemple, disait-il, les inscriptions de Debli , d'Allababad et de Mathiah. 11 était résolu, d'ailleurs, à ne reproduire que les ectypes pris immédiatement sur la pierre ou le cuivre. Quoi qu'il en soit, la cbose n'eut pas de suite; aucun libraire ne voulut faire des sacriUces ou des avances d'argent pour sonder l'opinion; l'opu- lent et libéral éditeur sur lequel Jacquet avait fondé un instant de belles espérances ' lui fit défaut, et des subsides ministériels furent demandés, en Fiance et ailleurs, toujours en vain -. 11 n'est échu à l'infatigable savant d'autre récompense de ses efforts que la satisfaction d'avoir préparé une œuvre unique en son genre et d'avoir été désigné, en quelque sorte, pour l'accomplir par des suffrages du plus grand poids. Malgré les progrès récents des études indiennes, nous le répétons ici, personne n'a encore repris le plan d'un recueil de documents épigraphiques , tel que Jacquet l'avait conçu, et tel qu'il l'aurait mis à exécution avec un savoir supérieur ■'. ' LeUre citée ci-dessus, 1'° partie, p. j7. - « A quoi cela peut-il être bon ? » Telle est l'ingénieuse question qui fut adressée à Jacquet sous un pli ministériel. '' Nous avons lieu de croire que le petit nombre de copies et de calques d'inscriptions qui se sont conservés parmi les papiers de Jacquet ne seraient utilises qu'avec difficulté, et que les textes explicatifs n'ont pas été rédigés de sa main avec l'étendue qu'il entrait dans ses vues de leur donner. D EUGEISE JACQUET. 91 CHAPITRE V. NUMISMATIQUE ET ANTIQUITES. Nous arrivons à une des études auxiliaires de l'histoire, la numisma- tique, dans laquelle l'érudition de Jacquet s'est mise à l'épreuve non moins que dans toute autre. L'investigation approfondie du moindre fait ne lui paraissait pas superflue, quand il s'agissait de ces affinités histori- ques encore confuses qui nous montrent les races principales de l'Asie dans leur action réciproque et qui nous font entrevoir les Orientaux en contact ou en lutte avec les Grecs. Dans cette carrière d'études , il s'avan- çait avec une courageuse confiance en ses inductions fondées à la fois sur la linguistique et sur l'histoire. Ainsi s'est-il voué aussitôt, en concurrence avec James Prinsep et Raoul-Rochelle, à l'interprétation des médailles grecques de la Bactriane et des médailles indo-scylhiques que l'on venait à peine d'exhumer du sol asiatique; ainsi s'est-il attaché aux relations des vovageurs qui avaient exploré tout récemment la haute Asie, et s'est-il fait le démonstrateur des découvertes du D' Honigberger, sur le terrain où celui-ci avait recherché avec d'autres savants les médailles et les antiquités, traces presque effacées de plusieurs civilisations qui s'y rencontrèrent. Nous ne séparerons pas, dans notre revue, le double objet dont se sont préoccupés à la fois les voyageurs eux-mêmes, et dont Jacquet a traité avec le même soin dans plusieurs mémoires. §1. — Etudes de numismatique bactrienne et indo-scythique. M. le général Allard n'avait fait en France qu'un séjour de peu de mois, et déjà l'inspection de la belle collection de médailles qu'il avait rassemblée dans l'Inde, avait été pour Jacquet l'occasion d'un travail étendu qui comprenait un catalogue de celle série numismatique. Il insé- rait dans le Journal asiatique, en février 1856, sa Notice de ta collection des 92 SLR LA VIE ET LES TRAVAUX médailles baclriennes et indo-scylliiqiics rapportées par te générât Allard '. Quoique la suite de celle nolice n'ait pas été imprimée, l'article que nous citons a tout l'intérêl d'un programme complet d'études. Dans une courte intro- duction, Jacquet a résumé les tentatives faites autrefois de reconstruire l'histoire de la domination grecque dans la Bactriane d'après les médailles; puis il a décrit les résultais des fouilles modernes qui fournissent à des recherches critiques de si riches matériaux, et retracé les louables efforls de plusieurs officiers français pour servir la science dans les positions officielles qu'ils occupent en Orient. Jacquet ne peut s'empêcher, avant d'entrer en matière, d'exposeï- le plan d'un travail vraiment méthodique sur la numismatique de l'Inde cl de la Ractriane, depuis les Grecs jusqu'au X""= siècle de notre ère; il in- dique toutes les questions qu'il entend y comprendre, celles qui relèvent de la mythologie et de l'histoire, aussi bien que celles qui se rapportent au niélal des pièces et à leur valeur légale, à l'art monétaire et à son origine. « Le seul avantage, dit-il, que je veuille prendre de celte décla- ration , c'est de ne point devoir emprunter à l'autorité d'autres personnes les résultais que j'ai moi-même obtenus , et de ne me tenir obligé que pour ce que je leur dois réellement. » Après avoir ainsi pris date en faveur de ses intentions personnelles. Jacquet ne donnait encore au public, en 1856 , autre chose qu'un spécimen des nouveaux trésors de la numismatique bactrienne , et encore se bor- nait-il à la description des pièces, de leurs légendes en grec et de leurs symboles ou attributs, sans aucune digression dans le champ de l'histoire politique et religieuse. Il tenait en réserve pour un futur mémoire toute discussion relative aux caractères bactriens et à la langue de ces médailles, et surtout aux légendes et aux caraclères des médailles purement indiennes-. ' Journal asiatique, t. 1, 1836, pp 122-190. - La première ébauche de ce niéiiioire est restée en la possession d'nn des amis de l'auleiir. M. Landresse, bibliothécaire de rinstitul de France : grâce à la bienveillance de ce savant, nous avons pu prendre connaissance d'un morceau qui promettait un travail digne des autres travaux critiques de Jacquet. Malheureusement, il n'est point de date qui permette de revendiquer pour lui la priorité sur des points décisifs de paléographie et d'histoire. Le manuscrit, qui se compose de 27 pages, est intitulé : Mémoire sur les légendes en caraclères inconnus inscrites sur les méilailles DEUGÈNE JACQUET. 93 Déjà M. Prinsep avait eu la complaisance de mettre en ordre la collection (lu général Allard et d'y joindre un catalogue sommaire pouvant servir d'index : Jacquet, qui a entrepris de la décrire systématiquement, exprime le regret que le savant anglais n'en ait pas rédigé lui-même le catalogue numismatique et critique; du moins, il a fait usage des explications que M. Prinsep avait données antérieurement sur les types et les légendes des médailles indo-scylliiques ' ; bien des fois il s'est autorisé de l'accord de ses conjectures avec les siennes, et, dans le cas contraire, il a donné les motifs qui ne lui permettaient pas de les accepter. Le catalogue lui-même, qui comprenait en tout la description de 102 pièces, partage les médailles en trois classes : la série des rois grecs de la Bactriane et de l'Inde; les médailles dites indo-scylhiques, et enfin des médailles diverses. Malgré la rédaction abrégée que Jacquet en avait faite sans préjudice à un travail plus développé, ce catalogue ne perdit point son prix connue commentaire d'une collection qui était tombée dans le domaine public en passant à la Bibliothèque du Boi. Un des archéologues les plus célèbres de la France, M. Baoul-Rochette, qui avait porté son attention sur les monuments numismatiques de la Bactriane, seuls connus avant les fouilles des voyageurs contemporains^, distingua bientôt la capacité extraordinaire montrée par Jacquet dans sa tâche de numismate et de critique. 11 entra en relation avec lui et profita de ses communica- tions sur les médailles qui étaient alors incessamment découvertes et déposées à Calcutta : non-seulement, en continuant son propre travail sur cette même classe de monuments, il a rendu hommage aux travaux de Jacquet et reconnu que le catalogue qu'il avait dressé « avait rendu sa marche plus sûre » , mais encore il approuva plusieurs de ses conjectures et adopta quelques noms de rois d'après son déchiffrement^. De plus. des rois grecs de la Bactriane et de l'Inde, et il est accompagné d'une planche lithographiée ser- vant à la comparaison des caractères. ' An tome III du Journal de la Société asiatique du Bengale. '- Tel était l'objet de sa Notice sur quelques médailles grecques inédites, appartenant à des rois inconnus delà Bactriane et de l'Inde, dans le Journal des savants, année 1834, juin et juillet. 5 Voir le I" et le 2"'" Supplément à la Notice citée ci-dessus. Journal des savants, année 1833, pp. 518, 579, etc.; année 1836, pp. 70, 265; puis, le 3'"" supplément; ibid., ann. 1844, pp. 108, 94 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX M. Raoul -Rochelte, qu'on a justement vanté, même en Allemagne, pour avoir mis en relief les caractères historiques de ces médailles, a toujours compris le jeune Jacquet au nombre des savants auxquels il faisait appel pour explorer une autre série numismatique, celle des médailles désignées sous la dénomination d'indo-scythiques. C'est dans les termes d'une hono- rable et sincère impartialité qu'il conviait à celte tâche des hommes versés, comme Jacquet, dans l'étude des langues et des alphabets de l'Asie. Stimulé par la bienveillance de l'illustre académicien, et non moins par l'exemple des hommes dévoués qui se livraient aux mêmes études dans rinde ou dans l'Afghanistan et les pays voisins, Jacquet ne tarda pas à s'appliquer à cette autre partie de la science plus difficile peut-être que la première sous le rapport de la nouveauté des noms et des types. 11 mit la main à un mémoire étendu, dont une portion déjà fort considérable, la seule achevée, a été imprimée seulement après sa mort : elle porte le litre de Mémoire sur la série des médailles indiennes connues sous la dénomination d'indo-scylhiques ^ M. Lassen avait publié, au mois d'août 1858, un traité spécial où il poussait fort loin des recherches méthodiques d'histoire sur le même sujet ^; mais on a reproduit simplement le mémoire posthume de Jac- quet sans le mettre en rapport avec les opinions et les résultats consignés dans le livre du savant allemand. Or, il nous a paru que le mémoire cité mérite d'être apprécié à part, à cause des considérations ingénieuses qu'il renferme. S'il nous était permis d'insérer ici quelques-unes des pages que Jacquet a données comme introduction à ce mémoire, le lecteur aurait la meilleure idée de l'élévation des vues, unie à la fermeté du style, qui caractérise ce morceau. Du moins jugera-t-il par l'analyse des préliminaires quelle aurait été l'importance du travail complet. L'archéologie, qui a rendu tant de services à la connaissance du monde gréco-romain, est appelée de nos jours à éclaircir les rapports de l'antiquité \a. — M. Raoul-Roclietle avait offert à Jac(]iiet, avec iiiie politesse marquée, une place dans le Jmirnal des savatils pour les observations (|u'il voudrait puMier sur les lettres et la langue bac- liiennes. (Lettre de Jacquet à M. Lassen, eu date du 3 décembre 1833.) ' Journal asiatique, janvier 1840, l. IX, pp. 34-66. et septembre 1840. t. X, pp. '20'2--23tJ. * Zur GisrliicUte lier ijriechischen uiul iiiilo-snjlhiselieii hueiiigu in fiaktiien , liubul und Indieu, u. s. w. Bonn, 1838, I vol. iM-8". Voir laissi Ylndische Alleitlutnisknnde . I 11, p. 28-2 et sniv. D'EUGENE JACQUET. 95 hellénique avec l'antiquilé orientale. Elle nous fera découvrir l'influence de la Grèce sur la civilisation des nations ariennes dans la Bactriane et dans rinde. Si, comme les médailles en font foi, l'art grec a été appliqué à l'ex- pression des croyances bactriennes ou indiennes, cette application suppose chez les Grecs une connaissance au moins superficielle des traditions reli- gieuses de la haute Asie, et toutefois le culte grec devint de fait dominant en plusieurs royaumes, par la prépondérance de la race conquérante. Com- bien il est difficile de recomposer le tableau de la civilisation bactrienne à la distance de vingt siècles, sans le secours des observations faites tout de suite sur les lieux par les Hellènes et déposées dans des œuvres grecques perdues! On ne peut aujourd'hui parvenir le plus souvent que par des conjectures aux rapprochements qui ont dû être faits, aisément et à coup sûr, après la conquête, entre les plus anciennes traditions des deux peuples. . La numismatique se présente enfin comme un trucheman inattendu et longtemps ignoré; elle éclaire de sa lumière tout ce que l'histoire nous a caché des annales de plusieurs monarchies asiatiques. La recherche des médailles a préludé à l'investigation d'autres monuments, et peut-être , — c'est la prévision de Jacquet, — à la découverte d'œuvres d'art qui auront retenu quelque chose de la beauté du type grec. En attendant, qu'on s'en tienne à l'étude des médailles qui témoignent de l'alliance des deux civilisations, et qui marquent comme par des dates les variations de l'art. Cette étude est complexe, puisqu'elle suppose l'interprétation de types et de légendes qui s'allient diversement : car, sur les unes, on lit des légendes orientales autour de types grecs, sur les autres des légendes en caractères grecs à côté de types orientaux ^. La dénomination d'iiido-scytliiques imposée à cette série particulière de médailles par le colonel Todd, est retenue par Jacquet, faute d'une autre plus exacte, comme un terme connu qui épargne à l'esprit toute incerti- tude. De même que dans la Notice dont nous avons parlé plus haut, Jacquet ' Deux mémoires différenls avaient été élaborés par Jacquet relalivement à ces deux classes de médailles; celui qui concernait la première ne devait voir le jour qu'après l'entière publicilé de découvertes récemment annoncées. (Voy. ci-desssus, [•. 92, note -2.) L'auteur se disposait à met- tre la dernière main au second, à la sollicitation de M. Uaoul - Roclielte {Journ. asial., t. I\ , pp. 63-06) ; malheureusement ce eonipléiiient nous man(|ue. 96 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX paye un tribut d'éloges au zèle et à la sagacité de M. James Prinsep : il a dû tenir compte de deux autres de ses mémoires qui ont introduit avec de nouveaux types de nouvelles conjectures K Seulement, il a remarqué que M. Prinsep, « par la forme de ses mémoires » , a échappé à la grande difficulté de « classer, pour la décrire, une pareille matière numismati- que. » Puis il s'est étendu sur tous les inconvénients qui résultent au manque d'ordre entre les éléments mêmes de l'étude, et pour le présent, il s'est proposé de les atténuer, s'il ne pouvait les éviter entièrement, « par la précision et la clarté des explications. » Dans une première partie , Jacquet voulait présenter les questions géné- rales que fait naître l'examen de la série des médailles indo-scylhiques: nous n'en possédons qu'un seul chapitre, d'ailleurs fort remarquable, sur le choix et la proportion relative des métaux. 11 est deux circonstances qui peuvent servir à déterminer la patrie antique de ces monuments : la pro- portion considérable de l'or et l'absence absolue du métal des drachmes. Fja raison du fait est celle-ci : la dépréciation de l'or a provenu de la sura- bondance de ce métal, et la pièce d'or est devenue l'unité monétaire. Le fait lui-même trouve sa confirmation dans la prospérité de l'Inde dont parlent les voyageurs chinois dans l'espace de temps que la dynastie des Gouptas paraît occuper; puis, dans les relations commerciales nouées avec les peu- ples étrangers sous les gouvernements réguliers que les tribus scythiques fondèrent dans la Bactriane et dans le nord de l'Inde; enfin, dans l'exubé- rance des valeurs métalliques, suite du commerce avec l'empire romain. Ici Jacquet fait une excursion dans les annales de l'Occident latin : il interprète et applique des passages célèbres de YHistoire naturelle de Pline (1. XII et VI, 26) relatifs au commerce qui ne se faisait entre les Orientaux (habitants de l'Inde, de la Sérique et de l'Arabie) et les peuples de l'em- pire qu'à des conditions désastreuses pour ceux-ci. Une masse énorme de numéraire était donnée en payement par les Romains pour les objets pré- cieux qu'ils demandaient h l'Asie, et, faute d'un échange de leurs produits, ils subissaient des pertes considérables dans leur fortune publique. Qu'en ' Jiiitrncil of Ihe asiatic Society of Beiigal . l lit, pp. 461 , 5(ii ; I. IV, p 0-29, el t. V, p. 659. D'EUGENE JACQUET. 97 advint-il bientôt? La monnaie romaine fut recherchée dans l'Inde et s'y amassa; l'or y devint d'une valeur peu supérieure à celle de l'argent et fut plus souvent monnayé. C'est à l'imitation des pièces d'Occident que cette monnaie d'or y fut fabriquée sur un très-grand pied, et, le système moné- taire romain s'étant maintenu pendant plusieurs siècles dans une partie de l'Inde ', on y défendit la circulation de pièces portant l'effigie de princes étrangers. De là l'excessive rareté des monnaies romaines dans les pays indiens : mais on conserva aux deniers d'or de l'empire, c'est-à- dire aux pièces refondues, le nom de deniers sous la forme dhiûra, qui reproduit en sanscrit avec l'iotacisme le grec â-^vdptov. Le temps a manqué à Jacquet pour achever son mémoire; il mettait très-haut l'avantage d'avoir pu voir à la Bibliothèque du roi les deux col- lections de médailles indo-scythiques récemment acquises, l'une qui était un don du général Allard au roi des Français, l'autre qui provenait du D'' Honigberger ^; et il se proposait de décrire, dans une seconde partie, avec les ressources de l'érudition, les types et les légendes des pièces les plus remarquables. § II. — Études d'archéologie orientale. Nous ne séparons point de ses recherches sur la numisuTatique les études de Jacquet concernant les antiquités découvertes dans les pays de la haute Asie, et les fouilles qui, dirigées avec succès par des Européens, avaient produit au grand jour de magnifiques séries iiumismatiques. Un voyageur originaire de la Transylvanie, qui avait été médecin de Randjit- Singh, souverain de Lahore, le D-^ Martin Honigberger, s'était mis en rela- tion avec Jacquet pendant son séjour à Paris et lui avait montré en détail la collection de médailles et d'antiquités qu'il apportait de l'Inde. Instruit ' Jacquet croit avoir trouvé, en cette occasion , la solution du problème que M. Raoul-Roclielte proposait aux archéologues en 1834, quand il remarquait, dans une médaille indo-scythique, une sorte d'identité avec les deniers d'or des premiers temps de l'empire pour le poids , pour la fabrique, pour le choix du type même. - ^ous ne pouvons passer sous silence que Jacquet a longtemps et patiemment étudié les pièces de cette seconde collection sur les empreintes en plâtre que son possesseur lui permit de prendre. Tome XXV H. 13 98 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX par ce voyageur de l'état des fouilles commencées en plusieurs localités célèbres des frontières septentrionales de la Péninsule, le jeune érudit résolut de mettre à profit ces renseignements circonstanciés, de les rap- procher des relations de voyageurs anglais, MM. Gérard, Trebeck et Masson, et de donnei- à ce propos ses vues personnelles sur la direction des recherches archéologiques et sur la nature des monuments explorés avec tant de peine dans des contrées avijourd'imi barbares. C'est dans celte pensée qu'il entreprit la composition d'une notice publiée en quatre arti- cles à des époques éloignées, mais dont la première partie avait déjà été lue à Paris, en septembre 1855 : Notice stir les découvertes arcliéolocjiques failes par M. Uunigberger dans l' Afghanistan ^ . Dans ce travail. Jacquet s'est fiit l'interprète du voyageur; il a choisi »vec discernement les faits saillants de son récit et en a fait ressortir l'in- térêt historique. 11 a surtout porté son attention sur ces monuments de maçonnerie massive et de proportion colossale qui sont désignés sous le nom de Tcpes, les sloûpas ou loupas des langues de l'Inde. Il avait résolu de décrire aussi un jour les topes du Pendjab, surtout ceux qu'avait ouverts le général Ventura -; mais il disserta en premier lieu sur les topes qu'avait visités M. Houigberger, lors de son passage dans le Caboul et l'Afghanis- tan, et se contenta pour le moment d'appuyer quelquefois ses assertions sur les cirSonstancos déjà connues d'explorations semblables dont parlaient les journaux de l'Inde. D'abord .Facquet décrit, en rapport avec les dessins lithographies joints au texte, les topes des environs de Caboul, ainsi que les objets précieux qu'on en a exhumés, la tour ou Bourdj de Tcheker i Bala . le Bourdj i'Kemri, et les Seh-Top ou « les trois Topes » ; puis ceux qui présentent autour de Djelalabad un entassement de ruines. La narration est ici plus explicite, parce que l'auteur est sui' la voie des réllexions his- toriques dont il lire toujours si bon parti; elle montre dans la contrée de ' Journal asialifjue, ô""^ série, i" art., septembre 1830, l. Il, pp. iùl-'i.n , avec 15 planches lithographiées; 2""» art., 1837, t. IV, pp. 400-440; ô"'Mrt., 1858, t. V, pp. 163-197; 4'"'=art., 1859, t. VII, pp. 585-404, avec 4 planches lilhographiées (n" 14-17 des planches). - A cet effet, il lit une demande au conseil de la Société en novembre 1835. (Nouveau Journal asiatique, t. XVI, p. 489.) DEUGÈNE JACQUET. 99 Djelalabad « le siège d'une grande puissance et d'une haute civilisation » dans les temps anciens » ; elle fait distinguer, à côté des topes détruits parles ravages des pluies, d'autres topes, fouillés antérieurement et dont les ruines reproduisent des matières d'or ainsi que des idoles brisées par les Musulmans. Il était juste que Jacquet s'arrêtât le plus longtemps à l'exploration de la plaine de Derônteh que bordent les cavernes célèbres dites Soiimoulcli-li(} ' ; ces innombiables hypogées ressemblant à de grandes ruches attestent le séjour ancien de peuplades encore sauvages le long du cours du Cabôul- Deriâ, et témoignent d'une manière irrécusable l'absence de civilisation dans celte contrée, antérieurement à Alexandre. Les gens de la contrée font admirer aujourd'hui aux voyageurs ces habitations des premiers âges, ces grottes immenses creusées dans le flanc des montagnes. « Écoutez, dit Jacquet dans l'enthousiasme que la nouveauté des faits lui inspire, écoutez leurs récits, dans lesquels se perpétuent ces traditions locales si utiles à recueillir, non pas pour connaître l'histoire des temps auxquels elles se rapportent, mais pour apprécier l'esprit des temps oii elles se sont formées; c'était autrefois une ville considérable, la capitale d'un roi puis- sant; elle avait ses grands édifices et ses voies royales, et ses rues tor- tueuses, et ses habitations étroites pour le peuple. Le pâtre qui vous en montre les palais sait quelle est la destination de chacune de leurs vastes salles : ici le roi rendait la justice à ses sujets et s'entretenait avec les hommes les plus savants de son royaume; là se tenaient les officiers chargés d'introduire en sa présence; plus loin, à ces piliers qui soutiennent la voûte étaient attachés ses chevaux plus rapides que le vent; plus loin encore, où s'ouvre une large caverne, étaient gardés ses éléphants et ses chars; dans les lieux les plus inaccessibles, il avait déposé ses inniienses trésors. Ne semble-t-il pas que dans ces récits merveilleux, légendes d'hier qui seront histoire demain, se réalise pour ainsi dire cette civilisation des Yakscha et des Gouhijaka qu'ont si admirablement décrite les poètes indiens? Ne semble-t-il pas que le palais de Koiivéra, le dieu des trésors et des ' Journal asiatique, l. IV, pp. 407 et suiv. Cfr. t. V,pp. 194-95. 100 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX mines, ne soit plus une fiction? Vous avez retrouvé le merveilleux édifice, il ouvre devant vous ses larges portiques. Ce n'est pas non plus une simple fiction que les traditions si religieusement conservées par les habitants de la contrée, sur cette ville à plusieurs étages, qui s'étend et qui grimpe, pour ainsi dire, dans l'intérieur d'une montagne; celte ville a eu ses liabitanls, elle a eu son nom qui la distinguait des autres acropoles souter- raines de la Bactriane. Partout, en effet, où se rencontient de ces monu- ments de la première culture humaine, il s'y attache des traditions sem- blables, dont le recueil formerait une intéressante histoire légendaire de l'Afghanistan. » Dans la suite de cette digression, après s'être occupé des grottes de Bamian \ Jacquet conjecture « que le rocher se liant à la chaîne du Caucase, où les Grecs avaient reconnu l'antre de Promélhée, était, comme la montagne de la vallée de Bamian, percé de grottes profondes et intérieurement habité, et que l'une de ces ouvertures, plus large et d'un aspect plus sauvage que les autres, de laquelle les Grecs avaient peut-être entendu sortir des voix humaines, avait représenté à leur imagination déjà préparée à de semblables rapprochements, la scène du grand drame mythologique de Pi'ométhée. » Jacquet poursuit l'énumération des topes et de toutes les particularités de la plaine de Derônteh, explique la dispersion des matériaux de quel- ques-uns de ces monuments et raconte les circonstances de leur explora- tion quelquefois infructueuse. 11 note en passant la valeur archéologique des médailles trouvées dans plusieurs topes, et insiste sur les éléments de synchronisme que fournissent à la science européenne les monnaies sas- sanides et byzantines retrouvées dans les mêmes fouilles ^. il ne s'est rien conservé de plus des études archéologiques entreprises par Jacquet sur ce terrain, et dans lesquelles il a su montrer la précision ordinaire de son savoir. Son ami, M. Lassen, dans le livre qu'il publiait, en 18Ô8, sur l'histoire des royaumes grecs et indo-scythiques, n'a point abordé le même ordre de recherches ; laissant à d'autres la lecture des * H annonçait (au tome IV, p. 4li) rinlention d'écrire, en complément de sa Notice, un mé- moire spécial sur l'origine cl la nature des monuments de Bamian. - Voir Journal asialiqiw, 1839, I. VII , pp. ô88 et suiv. D'EUGÈNE JACQUET. 101 inscriptions et les inductions archéologiques, il déclare, dans sa préface ^. qu'il est dans l'intention de ne pas s'occuper des topes, parce qu'il désire ne s'appuyer que sur le témoignage des mots lus exactement et clairement entendus. Mais l'illustre géographe de Berlin, M. le professeur Gh. Ritter, a fait une belle part au mémoire archéologique de Jacquet, dans sa dis- sertation sur les Sioupas lue à l'Académie des sciences de Prusse, en 1837, et publiée à Berlin en 1858 2. 11 a considéré Jacquet, dont il connaissait les trois premiers articles, non-seulement comme interprète intelligent du D' llonigberger, mais encore comme autorité en archéologie; il lui a emprunté avec quelques dessins la description de localités ou d'objets divers^, et s'est rangé le plus souvent à son opinion. 31. Ritter a repris et développé, dans le sens de l'hypothèse de Jacquet que nous avons rap- portée plus haut, les assertions d'Arrien et d'autres historiens d'Alexandre sur la caverne de Prométhée que les Macédoniens auraient retrouvée dans la région du Paropamisus ^*. Il a également, en deux endroits, fait hon- neur à des rectifications étymologiques proposées par l'auteur de la Notice, l'une concernant le mot Bol ou Boni, pris par les Musulmans dans le sens d'idole ^; l'autre, les noms du cristal de roche qui, chez les peuples de l'Asie centrale, servait à la fabrication d'objets bien travaillés, dont plu- sieurs ont été relevés dans le tope de Bahrabad *'. ' Zur Geschichte, u. s. u\, p. v. 2 Die Stupas oder die archileclonischen Denkmale an der indo-bahlrisclien Konigsirasse und die Colosse von Bumiyan. Berlin,, Nicolaï, 1858, I vol. in-8° (avec une carte et 8 planches). 5 Voir Ibid., les planches lilhographiées, t. V et VII, et le texte, pp. 21 , 24-25, 59, 76, 105, 107, 112 et suiv., 127, 190. ■• Die Slupas, u. s. w., pp. ôl , 32 et suiv. 3 Le moine saurait être confondu avec l'indien B/iow«, démon. (Voir Jacquet, /6irf., t. IV, p. 413; Ritter, loc. cil., p. 25.) Suivant M. Reinaud, Bodd, qui se dit des temples et des idoles de l'Inde chez les écrivains arabes, a désigné dans l'origine les statues de Bouddha que les Musulmans ont rencontrées dans les provinces du Nord. Scharestany parle aussi des Bodd et emploie le pluriel bodahah pour les différents Bouddhas. (Fragments arabes et persans inédits relatifs à Ifnde, etc. Paris, 1845, p. 193, note.) 6 Les Chinois qui recevaient en tribut des objets travaillés en cristal des nations barbares de la Sogdiane et de la Bactriane, ont donné au cristal , qu'ils ont confondu avec le verre, le nom de pho-li que Jacquet explique par la forme pràcrile phalilia ( pour .■^phatika), reçue dans les contrées à l'ouest de l'Indus. (Voir Journal asiatique, t. IV, p. 435, et Ritter, loc. cit., pp. 190-191.) 102 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX Nous ne pouvons mettre fin à cette revue des recherches de numismatique et d'archéologie qui s'allient si hien dans la marche générale des travaux de Jacquet, sans parler des sufirages qu'il a recueillis de ce chef, et aussi des publications de date postérieure qui dénotent la portée et l'utilité de ses essais. Quand M. J. Mohl décrivait, en 1842, le mouvement scientifique qui allait aboutir à la restitution d'une période historique par le secours de la numismatique indienne ', il ne pouvait s'empêcher de placer Eugène Jacquet parmi les savants qui ont pris le plus de part à ce mouvement, en classant, commentant et expliquant en partie les médailles bac- triennes et indo-scylhiques. Un historien consciencieux des mêmes études, M. H. Th. Prinsep, n'a pas porté moins haut les services rendus pai- Jacquet à cette branche de la science, et il l'a étroitement associé à la renommée acquise par son frère au même titre -, « En la même année (1855), dit-il, l'Europe a perdu M. Jacquet, savant de Paris, qui promet- tait beaucoup et qui , dans le même champ des recherches d'archéologie orientale, a poursuivi concurremment les découvertes faites dans l'Inde par James Prinsep, et quelquefois les a devancées. Toutefois, tous ceux qui se sont déjà distingués par le succès de leurs études dans ce départe- ment ne sont pas encore parvenus au terme. » Juge éclairé en cette matière, M. H. Th. Prinsep, qui a mis en ordre le riche cabinet de médailles laissé par son frère, et qui a présenté au public anglais une esquisse historique reposant sur la révélation des faits due à cette classe de monuments, a fort bien défini, dans le même livre, le mérite des ouvrages qui expliquent et qui résument tout un ensemble de décou- vertes archéologiques. Il a signalé, d'une part, le haut mérite du livre de M. Lassen qui restaui'ait l'histoire d'anciens royaumes du nord de l'Inde, et qui a été honoré d'une traduction imprimée dans un journal de l'Inde anglaise, et d'autre part, le magnifique répertoire de toutes les recherches de M. C. Masson et des trésors numismatiques dont il a enrichi le musée ' Rapport de juillet 1842, Journal asiatique, t. XIII, pp. 500-508. - Note on the historical results deducible from récent discoteries in Afghanistan, p. 10. (London, 1844, avec 17 planches de médailles gravées, in-8^) — Voir plus haut la biographie de Jacquet, chap. I, p. 23. D'EUGENE JACQUET. 105 de YEasl-India-Hoitse, publication due aux soins de M. le professeur H. H. Wilson et à la munificence de l'honorable Compagnie des Indes '. Le monde savant jouit aujourd'hui de la description de ces milliers de mé- dailles orientales, travail dispendieux que Jacquet recommandait, en 1858, à la générosité des directeurs de la Compagnie. Il nous reste à faire mention du travail d'un érudit allemand qui semble avoir échappé à M. H. Th. Prinsep, dans sa revue d'histoire littéraire. M. le docteur C. L, Grotefend, qui s'est appliqué au déchiffrement des médailles indiennes vers la même époque que Jacquet, est parvenu, dès 1826, à des résultats analogues à ceux de Prinsep et concordant aussi avec les études de notre compatriote, et cela par l'inspection d'un nombre restreint de médailles 2. En publiant, en 1859, un travail plus complet écrit avec la précision d'un numismate^, M. C. Grotefend n'a pu faire usage que partiel- lement de la première ISotice de Jacquet, et il ne pouvait pas encore avoir connaissance du Mémoire, qui ne fut imprimé à Paris qu'en 1840. Jacquet, qui reconnaissait les droits du talent en toute circonstance, s'est seule- ment permis, à l'égard de ce dernier savant du nom de Grotefend, de révoquer en doute les grandes prétentions que son père G. F. Grotefend élevait en sa faveur. L'érudil hanovrien, dans sa première illusion, avait, en effet, écrit à Paris que Jacquet devait « s'estimer fort heureux de n'avoir plus qu'cà perfectionner la méthode de déchiffrement trouvée par son fils » . Comme il venait de publier une dissertation sur les inscriptions om- briennes *, et qu'il menaçait les académies d'un grand article de critique dans lequel il prouverait que ni Lassen , ni Burnouf n'avaient compris un mot des inscriptions persépolitaines ^, Jacquet a bien pu s'écrier dans un ' Ariana antiqua. — A descriptive account ofthe anliquilies and coins of Afghanistan , etc. I.oii- don, 1841, 1 vol. royal in-4''. Voir sur les essais de Jacquet, pp. 23 et 26. '- Dans le recueil des Bliilter /tir Miinzkunde, 1. 1 et II.— Voir Lassen, Zur Gesehichte, u. s. w.. pp. i5, 15-16. 5 Dîe Miinzen dur griechischen , parthischen and indo-sctjthischen Koenige von Baktrien. Ha- nover, 1839, p. 6, note. — L'auteur a le mérite de s'être occupé spécialement des légendes ainsi que des symboles de ces monnaies. * On sait que les éludes d'épigrapliie et de grammaire ombrienne et osque ont rapporté beau- coup d'honneur à la vieillesse de G. Grotefend. » Dans ses Neue Beitràge qui parurent à Hanovre en 1858 , Grotefend père a voulu soutenir les 104 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX inoinenl de bonne humeur ' : « La famille Grotcfend s'est décidément in- féodé les champs arides, les terrains vagues de l'inconnu ! > CHAPITRE VL HISTOIRE ET ETHNOGRAPHIE. Le sentiment de la vérité historique dont Jacquet était animé à un degré bien rare se fait jour dans la série tout entièi-e des travaux que nous avons passés en revue jusqu'ici : on a pu remarquer que son intelli- gence s'était portée sans trêve d'une élude à une autre, et que ce n'est pas en vain qu'il se sentait attiré vers tant d'objets nouveaux dont la signification n'était point encore définie par la science. La haute antiquité et le moyen âge, les âges de grandeur et les époques de transition ou de décadence, appartenaient au champ presque illimité de ses méditations et de ses recherches. Certes, Jacquet a payé son premier tribut à plusieurs des études auxiliaires de l'histoire; mais il serait cependant vrai de dire que l'histoire même, comme science, avait une place bien distincte dans les vastes projets qu'il confiait à l'avenir. Nous devons, en ce dernier cha- pitre, retracer quelques-uns de ses plans, et faire apprécier les moyens d'érudition et de critique dont il disposait pour les accomplir. On le verra d'abord, l'esprit nourri de bonne heure des particularités de l'histoire ancienne , contrôler savamment les observations d'un officier français sur les marches d'Alexandre, et se préparer à une révision sévère du traité de Palladius sur l'Inde et les Brahmanes, qui réclamait jusqu'à nos jours un éditeur vigilant et un nouvel interprète. Puis on le verra, partageant ses forces intellectuelles entre tant d'études qui ont tour à tour stimulé sa principes de déchiffrement qu'il avait appliqués aux caractères cunéiformes en 4802; il a abordé ensuite avec plus de bonheur les inscriptions babyloniennes, ou plutôt quelques groupes de leurs caractères. ' Lettre à M. Lassen , en date du 25 janvier 1 837. D'EUGÈNE JACQUET. 105 curiosité, et l'investigation du Bouddhisme indien dans tous les siècles et dans tous les pays, interrogeant à la fois cette foule de livres aussi mysté- rieux par leur contenu que bizarres par leur titre, mais que la linguistique lui rendait accessibles. Bien que notre tâche d'analyste s'arrête là, qu'on ne croie pas pourtant que Jacquet ait placé le terme de ses travaux sur l'ex- trême limite de la domination du Bouddhisme dans l'Inde. Non-seulement il avait rassemblé patiemment les nombreux anecdola dont nous parlions au premier chapitre de cette revue, pour rattacher d'époque en époqu l'Europe moderne h l'Asie; mais encore il s'était imposé la compositioi d'un travail considérable où devaient être recueillis les documents authen tiques de l'histoire de l'Inde au moyen âge^ Il comprenait aussi dans ses plans d'historien un examen détaillé des relations si décriées d'Oderic d'Udine, de Mandeville, de Sindbad, etc. Il se proposait de démontrer que « ces voyages, romans historiques de la géographie, contiennent des notions très-précises et à peine altérées sur les îles orientales -. » Ici, Jacquet aurait fait valoir la variété de ses connaissances philologiques; du moins avait-il droit autant que personne de dire « qu'il est presque impossible de traiter de la géographie de l'Asie sans en connaître les langues. » § I. — Études de critique et d'histoire ancienne. Comme Jacquet avait toujours associé la géographie à l'histoire dans ses lectures relatives à l'antiquité classique, il ne reculait jamais devant ces questions de détail qui supposent la faculté de combiner avec attention une foule de petits faits; il ne dédaignait aucune des recherches minutieuses qui sont indispensables à l'éclaircissement d'une notion historique, fût-elle la plus mince. Aussi Jacquet accepta-t-il de grand cœur le soin de commenter le travail du général Court, relatif à une campagne fameuse dans l'histoire ancienne, et il rendit ce service avec conscience et habileté à cet officier distingué, qui lui avait fait de l'Inde même quelques envois de médailles. ' Voir l'article sur la numbmatique de l'Inde et de la Bacttiane . Journal asiatique, 1856, t. !, p. 151. - Mélanges polynésiens , n" I. Nouv. journal asiatique, 1851, t. VIII, pp. 22, 25. Tome XXVII. 1^ 106 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX Telle est l'origine du morceau de critique qu'il a composé, en 18Ô7 ', sous la forme d'Annotations au Mémoire du général Court ^ : « Conjectures sur les marches d'Alexandre dans la Bactriune. » L'avertissement dont Jacquet a l'ait précéder le texte du Mémoire fait ressortir l'importance de ce docu- ment; il l'a accompagné de notes explicatives et complémentaires, « pour en rendre l'intelligence plus facile, pour appuyer les opinions de preuves qui n'étaient pas indiquées, pour exprimer ses doutes sur quelques points qui ne lui paraissaient pas suffisamment éclaircis. » Le sujet souriait fort à notre savant; frappé qu'il était d'une lacune con- sidérable sur l'expédition d'Alexandre en Orient dans l'ouvrage d'ailleurs si judicieux de Sainte-Croix, il osait même prendre l'engagement de ras- sembler un jour, lui-même, dans un mémoire sur les marches d'Alexandre en Asie, tous les renseignements qu'il est possible de recueillir chez les anciens; il croyait le moment venu d'exposer la partie géographique de cette campagne avec le secours de relations exactes dues aux modernes et de textes classiques épurés ^. Le général Court avait exploré les antiquités de divers âges qui exis- tent en grand nombre dans le Pendjab et dans la partie supérieure de l'Afghanistan : toutes ses recherches avaient été dirigées par un jugement sûr et par un esprit exercé à l'observation. 11 voulut profiter des avantages de sa position pour explorer, avec l'escorte d'une armée, des contrées res- tées jusqu'à ces derniers temps presque inaccessibles aux Européens, et, comme base de recherches historiques , il résolut de donner une descrip- tion graphique parfaitement exacte de ces contrées dans des mémoires enrichis de cartes. L'officier général parle uniquement de l'Afghanistan dans cette première relation. Suivant avec respect les traces d'Alexandre, il a commenté les ' Voir Journal asiatique, ô" série, octobre 1857, t. IV, pp. 359-596. — Tiré à part, -l'I pages in-S", s. 1. et a. ''' Une version ani;laise de ce mémoire avait paru dans le numéro tle juillet I8ÔG du Journal di la Société asiatique du Ben!>ale, t. V, pp. 587-895. ^ Peu d'années après, M. Gcier faisait im recueil de tous les historiens d'Alexandre, et, on 1848, MM. bubner et Cli. MiiUer donnaient un texte fort amélioré d'Arrien, suivi des fragments de tous les autres historiens du même prince, dans la Bibliothèque grecque de Firmin Didot frères. D EUGENE JACQUET. i07 récils d'Arrien et de Quiute-Curce par ses propres marches, et il a essayé ses hypothèses sur le terrain même. Il s'est fondé sur l'inspection des lieux, dont la vue avait manqué aux géographes antérieurs, le majoi- J. Rennell et Barbie du Bocage : M. Court a opposé plusieurs fois à leurs opinions des conjectures plus vraisemblables; seulement il a manqué du secours de bons textes pour fixer son jugement. En contestant quelques assertions de l'auteur des Conjectures, Jacquet examine à nouveaux frais les dénominations des provinces de l'ancienne Ariane ^ et il établit son sentiment sur des noms ou des positions géographiques dans des notes d'une discussion serrée, mais lucide. Malgré la publication incessante des monuments originaux de la littéra- ture indienne, Jacquet pensait qu'il fallait demander aux sources anciennes leur dernier mot sur l'Inde et sur d'autres pays de l'Asie. C'est dans cette préoccupation, sans doute, qu'il avait mis lui-même la main à une nouvelle édition du traité de Palladius, moine du IV""= siècle, De Gentibits Indiae el Braclimanibus. Il s'était proposé d'établir un texte plus pur que celui de l'é- dition donnée par Ed. Bissaeus, à Londres, en 1668 : nous en avons la preuve dans deux feuillets copiés soigneusement de sa main et renfermant l'intioduction au traité niême'^; les deux manuscrits qu'il cite en marge sans les désigner sont sans doute les manuscrits grecs de la Bibliothèque de Paris, portant les n°« 975 et 83 et provenant l'un du fonds Coislin •^, l'autre du fonds Colbert. Nous n'insistons pas davantage sur ce travail fort louable de Jacquet, puisque le traité de Palladius a été l'objet de recherches approfondies de la part de M. Ch. Miiller, l'éditeur d'Arrien et des historiens d'Alexandre. Mais nous devons rapporter ici un fragment fort curieux qui faisait probablement partie d'une préface destinée par Jacquet à son édi- • Dans son Ariana anliqua , M. le professeur Wilson, pour préparer l'exposé des découvertes archéologiques, a cru devoir retracer avec assez de détail la suite des marches d'Alexandre (1841 ), et plus récemment M. Lassen les a décrites dans le Nord de l'Inde, au tome II de ses Antiquités, pp. H6-195. - Pages 1-1 1 du texte imprimé à Londres. — Cette copie fait partie, ainsi qu'une note incom- plète, de la collection d'autographes appartenant à M. Van Alstein. '' Le manuscrit unique de Bissaeus présentait de fortes variantes avec ce prennier manuscrit de Paris. Voir Bibliolheca Coisliniana, pp. 138-139, 326. 108 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX tion du texte grec^; il veut, dans ces préliminaires, prouver l'opportunité d'un examen sérieux du traité sur l'Inde et les Brahmanes, pour qu'on sache à quoi s'en tenir sur la valeur de son contenu^. On observera dans ce fragment la haute critique que notre auteur appliquait à toutes les branches de la science historique : « On a composé tant de gros volumes pour faire reconnaître, dans certains ouvrages, une utilité spéciale qui n'y avait pas été découverte par deux générations de commentateurs, un mérite éminent qui ne s'était pas assez produit de lui-même après de nombreuses éditions, qu'il peut être quelquefois permis d'entreprendre de justifier l'opinion qui avait été si longtemps entretenue sur la valeur réelle de ces ouvrages. Le résultat de cet examen qui s'exerce sur deux opinions toutes faites, est le plus souvent la confirmation de la première légèrement modifiée par quelques-uns des faits qui servent de principes à la seconde, et une appréciation moins avantageuse, mais plus exacte d'ouvrages, dont la tardive réputation atten- dait pour naître l'occasion d'un paradoxe. » Ces observations, sans être toutes applicables au traité de Palladius, ne sont cependant pas sans quelque rapport avec les diverses fortunes de ce mince opuscule : il fut jugé très-sévèrement quand il fut publié pour la première fois, et depuis ce temps, il était resté en oubli. Lorsqu'au commencement de ce siècle, l'activité des esprits fut dirigée vers l'Orient, lorsqu'eut lieu ce retour de toutes les études vers l'Inde comme vers leur commune patrie, on commença à se souvenir du traité de Palladius : tout ce qui se rapportait à des éludes reçues avec tant de faveur était accueilli avec zèle et jugé avec enthousiasme. Cette exagération donna au De Brackmanibus une importance qu'il n'avait pas eue jusqu'alors et une autorité qu'il ne pouvait tirer que de pareilles circonstances; les invrai- semblances furent considérées comme des preuves d'originalité, et les plagiats comme d'heureuses rencontres avec les observations d'auteurs plus anciens, comme des signes de génuineté (sic). On a cru pouvoir compléter ' On lil en lète de la note détachée : Du traité de Palladius, intitulé : ntpi rûv B|Oj;xy«ày^A - M. de Bohien en faisait une espèce de roman fondé sur d'anciens récits du genre de ceux de Ctésias. Das alte Indien, t. I, pp. 73-74. D'EUGÈNE JACQUET. 109 Strabon et pouvoir suppléer Mégasthène avec Palladius; dans les discours de Dandamis, on a cherché les systèmes philosophiques des Brahmanes, et comme ou avait la volonté de les y trouver, on les y a trouvés en eflet. Il ne fallait pas moins que des études aussi irrétléchies pour faire sortir d'une si ridicule déclamation de si hautes espérances; mais pouvait- on refuser le mérite de l'exactitude à une relation écrite par l'auteur des Lausiaques et qu'on croyait avoir été traduite par saint Ambroise? On a plus récemment préparé en Allemagne, là où les admirations sont toujours si empressées, une nouvelle édition du De liraclimanihus : je pense que cette publication serait une utile addition à faire aux travaux philologi- ques dont la littérature des Pères a été l'objet, car la philologie a cet avantage qu'elle est une science indépendante qui commence avant toute littérature, avant toute histoire » § II. — Histoire générale du bolddhisme. Les immenses lectures faites par Jacquet dans des sources orientales de toute langue l'avaient convaincu de l'importance majeure de l'étude du Bouddhisme comme religion et philosophie, comme fondement de plu- sieurs littératures , comme système social commun aux grandes races de l'Asie orientale. A l'exemple des hommes éminenls qu'il avait eus pour maîtres ou pour confrères, il rêvait, lui aussi, l'investigation du monde bouddhique, pour ainsi parler, par toutes ses frontières; il voulait y pénétrer par la Chine avec J. Klaproth et Abel Bémusat, par la Tartarie avec Isaac Schmidt, par l'Inde et les pays indiens du Sud avec Eugène Burnouf. On jugera s'il n'était pas digne de les suivre tous dans cette noble, mais périlleuse entreprise. Du côté de l'Inde même. Jacquet attendait de grandes lumières pour restaurer l'histoire authentique du Bouddhisme. Il avait préparé des armes de plus d'une espèce, afin de suivre les plus hardis sur un terrain non encore frayé. En attendant le dépouillement des monuments littéraires, il recueillait une foule d'indices attestant le règne et les vicissitudes de la doctrine bouddhique au sein de la société indienne, dans ses études de ilO SUR LA VIE ET LES TRAVAUX iiumisinatique el d'épigraphie dont il a été question dans les précédents chapitres. La littérature brahmanique elle-même lui avait fourni dans quelques synchronismes de précieux moyens de critique, et, rompu à l'interprétation des textes originaux, il n'attendait plus que l'occasion de s'y appliquer. C'est dans cette pensée qu'il s'est adonné de bonne heure à la culture du pâli, qui lui donnait accès aux livres bouddhiques des peu- ples du Midi et à ceux des nations transgangétiques ^. Ainsi Jacquet pou- vait suivre les deux courants des idées bouddhiques représentés par deux classes de monuments, appartenant les uns au sud, les autres au nord de l'Inde. Confident des plans de M. Burnouf, il avait conçu ce que serait un jour l'histoire du Bouddhisme indien, dès lors méditée par son maître vé- néré^, cette oeuvre qui a restitué une doctrine fameuse à l'Inde son berceau. Au moment même oîi les manuscrits sanscrits du Népal, dus à la libé- ralité de M. Ilodgson, résident anglais en ce pays, étaient ouverts à Paris par Eugène Burnouf et un petit nombre de savants. Jacquet eut la bonne chance de faire un rapide examen de quelques compositions de cette littérature bouddhique en sanscrit dont on ne soupçonnait pas l'exis- tence peu d'années auparavant. On a justement admiré l'analyse critique que Burnouf a faite de ce corps d'écritures arraché aux cloîtres du Népal, dans le premier volume de son Inlroduclion à l'histoire du Bouddhisme indien, et l'appréciation qu'il y a donnée de la langue et du style de ces livres en comparaison avec le sanscrit classique. Cependant, les personnes qui prennent intérêt aux études de philologie indienne ne liront pas sans plaisir les remarques que Jacquet a faites sur la collection népalaise sous l'impression d'une première lecture; nous les tirons d'une de ses lettres à M. Lassen en date du 20 mai 1857 : « Les manuscrits du Népal, bien qu'ils n'aient pas réalisé nos espé- rances, mériteraient de devenir eux-mêmes l'objet d'une étude spéciale el ' Voir plus liaut, chap. I, § IV. - L'Introduction ù l'hhloire du Bouddhisme indien, dont le tome 1" seul a été publié en 1844, lirésente un tableau du Bouddbisme seplentiional d'après les catégories de livres et d'après les écri- tures qui lui appartiennent en propre. Le Lotus de la Bonne Loi, dont la traduction a paru en 1852 api es la mort de son auteur, est un des livres canoniques du Nord. Mous constations, il y a une dizaine d'années, quelle impulsion M. E. Burnouf venait de donner à la science par les résultats D'EUGÈNE JACQUET. 111 de publications parliculières ^ Un recueil qui, sous le titre de Samanaeus. comprendrait un choix des ouvrages les plus importants de cette nouvelle littérature, serait, pour la connaissance de l'histoire religieuse de l'Inde, une précieuse acquisition. Ces manuscrits sont, par leur existence seule, un (•urieux problème; mais lorsqu'on les ouvre et qu'on en lit deux lignes, si le manuscrit est correct, ce qui est rare, le nombre des problèmes s'ac- croît; s'il est fautif, comme ils le sont presque tous, le problème redevient nnique et se réduit à savoir quelle est la langue dans laquelle est écrit l'ouvrage. » En général, on peut reconnaître deux grandes classes de ces livres bouddhiques, celle des ouvrages qui sont relativement originaux, et celle des ouvrages qui sont locaux et évidemment nés sur le sol du Népal. Ces derniers sont d'un style fort plat, mais qui ne s'éloigne guère de celui des Pourànas brahmaniques. Les premiers sont, au contraire, d'un style étrange dans lequel il ne semble pas qu'on puisse méconnaître l'influence du pâli; ils diffèrent des livres brahmaniques, non-seulement par le voca- bulaire qu'il faut renouveler presque en entier, mais aussi par certaines particularités grammaticales, dont les unes semblent accuser une diffé- rence de dialecte, d'autres se rapporter au sanscrit védique ^. » En résumé, je crois que ces livres appartiennent à la rédaction sans- crite des écritures bouddhiques, qui fut faite dans le Kachemire et dans le Gandhâra, un ou deux siècles avant notre ère, sous le règne de Kanischka, sur les types palis de la rédaction publiée à Pataliputra par Moggaliputto : peut-être exposerai-je cette opinion dans un mémoire. .) J'avoue que, quelque intéiét qu'excitent dans mon esprit les (juestions du Bouddhisme, je ne lis de ces manuscrits du Népal que ce qu'il en faut consignés dans son premier ouvrage, et nous rnpprochions ces résullats des notions reçues jusque- là sur le même sujet. Voir De l'état présent îles études sm- le Bouddhisme. Gand , 1 84(i , in-8°. ' De ce nombre était le Lalita-Fislara, légende du Bouddha Çâkyamouni, dont le texte sanscrit a été le fondement d'une révision utile, quand M. Ph.-Éd. l^oucaux a mis au jour la traduction française de ce livre important faite sur la version tibétaine (t. H, Paris, I. N., 18.^1 , in-i°). ^ Afin de faire connaître le sanscrit des textes bouddhiques et son rapport avec la version tibé- taine, M. Ph.-Kd. Foucaux a publié, sous forme de traduction interlinéaire, le double texte sans- crit et tibétain de la Parabole de l'enfant égaré, formant le chap. IV du Lotus de la Bonne Loi (Paris, 1854, i vol. gr. in-8°). 112 SDR LA VIE ET LES TRAVAUX pour me donner une idée générale de leur contenu : j'ai pour ce faire les mêmes raisons que le cardinal Bembo avait pour ne pas lire son bréviaire. Vous ne sauriez croire avec quel plaisir on revient au sanskrit brahma- nique , si net, si élégant , si satisfaisant pour l'esprit, après être sorti d'un volume bouddhique, tel que le Gandavijûlia * ou le Svaijamblnqmràna... » Malgré l'importance de tant d'autres travaux auxquels Jacquet voulait attacher son nom, il ne renonça point à donner au public des preuves de sa connaissance des écritures népalaises. Il avait étudié particulièrement le Divya Avadâna -, recueil de légendes qu'il tenait pour l'un des plus inté- ressants entre tous les ouvrages bouddhiques de la nouvelle collection sanscrite. Dans sa lettre du 25 novembre 1837, il sondait l'opinion de M. Lassen sur la publicité qu'un tel ouvrage lui semblait mériter, et il lui annonçait l'envoi prochain d'un spécimen du texte ^. Il le présenterait volontiers à des libraires allemands comme une œuvre curieuse sous plus d'un rapport, « puisqu'il est, dit-il, un des plus anciens textes de la litté- rature bouddhique du Népal, et qu'il offre sinon le même style au moins la même forme de narration que le Panchatanlra et Vtlitopadéça. » 11 donnait la dernière question comme digne d'attention pour un éditeur de l'IIito- padéça, et il indiquait à son ami une des inductions qu'il développerait peut-être un jour sous la forme d'une lettre : « Je crois, lui disait-il cette fois, que le célèbre livre de V Enseignement du bien est dérivé d'une source bouddhique : rien ne ressemble aux contes indiens comme les Avadânan et les Djâudias du Bouddhisme, qui ne les a certainement pas empruntés à la littérature brahmanique. » ' M. Hodgson avait fait don à Jacquet, en 1835, d'un beau manuscrit du Gandavyûha, tran- scrit en caractères dévanagaris népalais (295 fol.). Ce manuscrit acquis par M. Burnouf en 1841. et classé sous le n° 79 des manuscrits de sa bibliothèque, vient de passer à la Bibliothèque impériale. ^ Dans son Introduction citée, M. Burnouf a fait connaître ce livre bouddhique par des citations et par la traduction de légendes choisies , t. 1, pp. 21", 299, 358, 536. ^ Dans plusieurs lettres. Jacquet pressait son ami de faire entrer le tibétain dans le cercle des éludes orientales qui ont l'Inde pour centre; il l'engageait avec instance à traduire sur le sanscrit un premier texte bouddhique, le Vadjratcliédika , connu seulement parla version de M. Isaat Schmidt faite sur le tibétain; il l'engageait aussi à publier en sanscrit le catalogue complet du Kah'fjtjour ou somme des écritures du Tibet. D'EUGENE JACQUET. Ilô Nous avons montré suffisamment dans les pages qui précèdent commenl Jacquet s'était mis en mesure de répondre à toutes les exigences de la cri- tique quand il s'occuperait du Bouddhisme dans les sources indiennes. Disons maintenant ce qu'il a tenté lui-même dans le champ non moins vaste des sources chinoises : réservant à un chapitre suivant les recherches qu'il a poursuivies à ses risques et périls sur des monuments inédits, nous ferons connaître ici les études de synthèse qu'il a entreprises sur les meil- leurs travaux du genre. Jacquet avait recueilli attentivement toutes les données positives que Klaproth avait tirées du Chinois et d'autres langues de l'Asie sur l'histoire et la littérature des peuples bouddhistes; il avait été surtout vivement frappé des pénibles investigations de Rémusat sur la partie des annales chinoises qui atteste la grande extension du Bouddhisme à l'est de l'Inde, et notamment les rapports entretenus par la Chine avec l'Inde dans un but religieux. Quand parut la traduction du Foe-Koiie-Ki *, la première des relations bouddhiques mise au jour en Europe, Jacquet crut remplir un devoir en signalant les conséquences immenses de ce progrès marquant dans des études dont il avait si bien observé la marche ^. En même temps, il le fit dans un esprit de reconnaissance personnelle envers Âbel Rémusat: c'est de son illustre maître qu'il parlait surtout dans une suite du même article de critique, restée inédite, et non dépourvue cependant de valeur ^. à cause du ton de conviction qui règne dans cette défense d'un homme dont on ne voulait plus voir que les torts. Dans ce morceau de haute critique. Jacquet a pris le large; il a mon- tré, à la lumière des faits récemment découverts, quelle est la véritable étendue de ce domaine scientifique où l'activité de plusieurs générations de savants viendra s'absorber. 11 a pesé dans des considérations exposées ' FoE-KouE-Kr, ou Relation des royaumes bouddhiques , voyage exécuté dans la Tarlarie, l'Af- ghanistan et l'Inde à la fin du IV" siècle, par Chy Fa Hian , traduit du chinois et commenté par M. Abel I\émusat, ouvrage postliunie, etc. Paris. Impr. roy., 1836, i v. gr. in-4". * Examen delà traduction du Foe-Koue-Ki, etc., dans le numéro d'août 1837 du Journal asia- tique, t. IV, pp. 141-179 (1" partie). 3 Ce fragment, dont nou.s avons parlé plus haut, chap. Il, § I, à propos des études de philo- logie chinoise de Jacquet , figure, sous la lettre C, à l'Appendice de la présente monographie. Tome \XVII. 15 \[A SUR LA VIE ET LES TRAVAUX avec beaucoup d'éloquence, la valeur dogmalique, sociale et littéraire du Bouddhisme; il Ta fait envisager comme fonds en quelque sorte inépui- sable des compositions littéraires dont l'Europe ne connaît encore aujour- d'hui que les premières pages. l^a publication de l'œuvre posthume de Rémusal avait été confiée à MM. Klaproth et Landresse, qui ont revu la traduction et les notes, et qui ont augmenté le tout d'éclaircissements nouveaux; Jacquet eut la satisfac- tion de prêter son appui à ces deux savants, et l'un d'eux, M. Landresse, s'est plu à rendre témoignage au zèle et au talent de leur jeune collabora- teur, comme aux conseils et aux encouragements de M. E. Burnouf * : « M. Jacquet, dit-il, qui réunit à la connaissance des langues de la Chine et de l'Inde toutes les conditions de critique et d'érudition qu'exige l'intel- ligence des doctrines indo-chinoises, et qui a recueilli, avec autant de zèle que de modestie, de persévérance que de courage, des matériaux qu'il serait à désirer de lui voir mettre en œuvre dans quelque grand travail, M. Jacquet m'a fourni de son côté plus d'un renseignement utile et des rapprochements ingénieux. » Au nombre des services que Jacquet a pu rendre aux savants éditeurs du travail de Rémusat, nous signalerons l'interprétation des mots chinois, qui ne sont que la traduction ou même simplement la transcription des mots sanscrits ou palis des originaux indiens ^. Il avait acquis une assez grande habileté dans la restitution de ces noms qui présentent autant d'intérêt pour la géographie et l'ethnographie asiatiques que pour l'histoire du Bouddhisme ; il avait déchiffré en assez grand nombre les dénomina- tions et les termes qui rattachent la littérature bouddhique de la Cliine aux écritures et aux autres livres bouddhiques de l'Inde. Jacquet n'est pas descendu dans son travail à la critique détaillée du texte et des notes; mais, sans doute, il eût rempli sciupuleusement cette autre tâche, grâce à sa connaissance approfondie de l'antiquité indienne. Nous en trouvons ' Introduction , p. ixv. '■' Voir, par exemple, la noie du t'oe-Koue-Ki , p. 544, dans laquelle Jacquet propose d'expliquer le chinois sa-pho, avec le sens de marchand, comme transcription du sanscrit sàrthacâlia , par l'intermédiaire du pâli sâlthavâlia , qui est prononcé à Ceyian sâtlvahé ou sâltbalié. D EUGENE JACQUET H5 un exemple dans l'explicalion d'une note assez obscure de Rémusat, dont Jacquel a fait part à son ami M. Lassen % et qu'il donne comme preuve de l'utilité des langues de l'Inde dans la lecture des œuvres chinoises : « Vous trouverez, lui dit-il, à la page 107, une longue note sur le repas feï-clii (litt. non tempus juscnliim) ^ qui fut servi au voyageur dans un couvent bouddhique de l'Inde. M, Rémusat, après avoir bien disserté sur l'expres- sion, conclut par la trouver obscure; mais il n'y a point d'obscurité pour qui sait que feï-clii est la traduction étymologique, et parfaitement con- forme à l'explication de ftlanou, du mot a-iillti -, et que les trois mots chinois signifient, non pas un repas exceptionnel, irrégulier, mais simple- ment le repas du soir auquel l'hôte est invité. » L'examen critique du Foe-Koue-ki est digne d'attention et conserve son prix à côté des mémoires ou articles de revue consacrés par d'autres savants au même livre ^ : les aperçus dont il se compose sont tracés avec vigueur; ils sont pleins du sentiment de la vérité historique, et aussi de l'enthousiasme profond qu'excite l'attente de grandes découvertes. C'est après avoir dédni la lenteur nécessaire des travaux qui constituent toute science que Jacquet fait ressortir le mérite éminent de M. Rémusat, qui s'est imposé un labeur long et rude pour fonder l'étude du Bouddhisme. Son œuvre restera parce qu'elle est le fruit des sérieuses observations de son auteur, parce qu'elle résume les efforts de ses contemporains tendant au même but; enfin, parce qu'elle constate l'état de la science par des solutions qui font à jamais époque dans son histoire. On pourra, dans un ' Lettre du 25 janvier 1837. — Nous croyons cette explication non encore publiée. ^ >' L'hôte, c'esl-à-dire celui qui n'est pas à demeure fixe. » Voir Manou. liv. IH, dist. 99. — Si la philologie occidentale peut mettre en doute une telle dérivation du mot alilhi, il reste vrai- semblable que les traducteurs chinois ont compris ce mot comme l'explique le texte de Manou. Alithi , comme atithin , serait pris bien mieux dans le sens de voyageur , peregrinus , comme dérivt^ du radical at, « aller, courir. » Voir le Sanskrit- Woerterbuch de MM. Roth et Boehtlingck , 1" livr., col. 9-4-95. (Saint-Pétersbourg, 183"»). ' Un point de vue dilférent domine dans les articles auxquels nous faisons allusion : l'histoire et la géographie, dans le travail de M. H. -H. Wilson (/ounio/ asia/jçiie de Londres, t. V, 1838, pp. (08- 140); l'ethnographie et l'histoire littéraire dans celui de M. le professeur Neumann (Zeilschrift f. d. K. d. MorgcnL, t. III, 1840, pp. 105-141); l'appréciation morale des idées et des pratiques du Bouddhisme dans celui de M. J.-J. .Kmpère {Revue des Deux-Mondes , t. Il , 1857). IIG SUR LA VIE ET LES TRAVAUX avenir plus on moins éloigné, donner de la relation du bouddhiste Chi Fa Ilian une version qui modifie sur une foule de points l'interprétation de M. Rémusat ^ ; mais une critique impartiale mettra en ligne de compte l't fera valoir en faveur de celui-ci la série de lents essais et d'applications fort délicates devant lesquels son esprit investigateur n'a pas reculé 2. Ici, comme dans la grammaire chinoise, Abel Rémusat s'est trouvé en pré- sence des rudiments de l'étude d'après lesquels il devait se faire une mé- thode et formuler des principes. Personne ne peut oublier non plus que, dans les vingt années écoulées depuis sa mort, les progrès considérables des études indiennes ont fait rejaillii- une lumière inattendue sur les idées et les faits qui se rapportent à l'Inde dans les monuments chinois. Jacquet lui-même possédait à cet égard des données sûres et variées qui avaient fait défaut à son maître quand il avait voulu approfondir les relations de ces deux grands pays. Mais revenons au coup d'œil général sur le Bouddhisme dont Jacquet a fait le préambule de son travail : il n'a pas craint de montrer à son public l'horizon presque illimité d'une étude qui n'était encore qu'à son berceau. Cherchant en Asie même des termes de comparaison, il essaye de prouver qu'aucune doctrine religieuse n'a joui d'une si grande puissance d'expansion et d'une si longue perpétuité que la religion de Bouddha; il n'a pas de peine à l'établir relativement aux croyances antiques de l'Inde, de la Chine et de la Perse; il n'ose le dire d'une manière aussi explicite de l'Islamisme, qui a conquis promptement et occupé d'aussi grands espaces, mais il lui dénie dans ce parallèle le mérite d'une haute antiquité. Le tableau est plus remarquable, et d'une vérité plus frappante encore, quand Jacquet représente les premiers progrès du Bouddhisme dans l'Inde, son action sur la société, sa hiérarchie et ses institutions; enfin ses rapides conquêtes au dehors. L'unité religieuse qui avait existé pendant plusieurs ' Depuis plusieurs années, M. Stanislas Julien a annoncé sa traduction entièrenienl nouvelle du voyage de Fa Hian ; elle doit trouver place dans le second volume de l'histoire d'un autre voyageur bouddhiste, Ilioucn-Tlisang, histoire traduite du chinois, dont le 1" volume a paru en 1853. ■^ Il entrait dans les plans de Rémusat, dès I8ÔI , de composer des dissertations critiques sur le Bouddhisme du Népal et de la Mongolie, et de chercher dans les sources chinoises la conciliation des dissidences qu'il présente en ces pays. Voir Nouv. Journal asiatique, t. VII, 1831, pp. 495-496. D'EUGÈNE JACQUET. 117 siècles fait place à une dissidence qui lient dans un isolement toujours plus grand les bouddhistes de l'Inde septentrionale et ceux de l'Inde méri- dionale; quand la persécution a chassé les sectateurs de Bouddha de la plus grande partie de la Péninsule, sa religion conserve deux centres d'où elle exerce sans cesse une active propagande , Ceylan et le Tibet. Dans le Nord, il est vrai, elle subit les plus graves altérations dans ses écritures comme dans ses doctrines; mais elle remplit encore un rôle de pacification à l'époque des invasions mongoles. Assurément, s'il nous était permis de citer une partie considérable de ces esquisses historiques, on admirerait la netteté de dessin avec laquelle l'auteur a pu retracer, en quelques pages K la domination exercée par le Bouddhisme dans le monde asiatique pen- dant une longue suite de siècles. Nous ne pouvons, toutefois, nous refuser au plaisir de donner place à un autre tableau qui fait partie du même travail , celui dans lequel .Jacquet a peint l'action littéraire du Bouddhisme ; quoique plus court, ce morceau fera juger de la manière dont il a su combiner les faits et les réflexions dans une étroite synthèse ^ : « Dans quelque contrée qu'il pénètre, le Bouddhisme porte avec lui ses écritures et la langue de l'Inde dans laquelle elles furent révélées; partout où il établit sa domination, il développe l'étude ou enrichit le fonds des langues nationales, fait naître une littérature seulement de la traduction ou de l'interprétation de ses textes , consacre de grandes associations reli- gieuses au soin d'en conserver le dépôt. Sans cesse enrichies par l'étude, ces littératures se sont accrues jusqu'à d'immenses proportions, et ont absorbé, dans la forme dogmatique qui leur est propre, tous les éléments des connaissances humaines, de manière à ne laisser en dehors de leur cercle rien de ce qui peut intéresser l'esprit, et n'y rien admettre qui n'ait pour ainsi dire reçu la sanction religieuse. Ainsi se sont accumulées ces masses énormes d'encyclopédies canoniques, qui présentent, dans le large système de leur composition, le tableau presque complet des civilisations auxquelles elles appartiennent. * Journal asiatique, 1. c, t. IV, 1837, pp. 148-157. - Jbid., pp. 138-100. lis SUR LA VIE ET LES TRAVAUX « Mais où se produit surtout le caractère d'universalité du Bouddhisme, c'est dans l'étendue de sa littérature historique, dont les monuments sont si nombreux et les témoignages si importants ; et cependant, il ne s'en est conservé qu'une partie : on ne cite pas encore un seul de ses livres sacrés qu'il ait perdu, une seule de ses autorités qu'il regrette; mais dès les pre- mières recherches on est averti, par les débris même que l'on recueille, de la ruine de ses grands monuments historiques, de ceux qui rappelaient ses plus anciens temps. » Dans toutes les contrées et depuis ses premiers siècles, soigneux de recueillir son passé et de le transmettre à son avenir, soit comme un enseignement, soit comme une tradition de grandeur et de puissance, le Bouddhisme, que les distances ne peuvent rendre étranger à sa patrie, porte chez tous les peuples qu'il visite le souvenir (idèle des événements auxquels il s'est mêlé dans l'Inde centrale, leur fait adopter pour ainsi dire son histoire en même temps que ses croyances, l'enseigne à leur littérature naissante, l'impose à leur zèle religieux; ou bien, s'il rencontre une civilisation antique et puissante qui soit trop attachée au souvenir de ses origines pour accepter les siennes, il essaye du moins de lui en faire accueillir l'étude, et, trouvant une langue répandue dans de grandes con- trées, une littérature cultivée depuis plusieurs siècles, il leur confie comme un précieux dépôt l'histoire de ses anciens temps. » Chez les peuples qui attendent de lui les premiers éléments littéraires, son action, sans obstacles comme sans secours, est plus puissante et plus prompte; sa parole, la seule qu'ils connaissent, a toute son autorité et obtient toute leur foi; de leurs traditions nationales qu'il rassemble avec soin et dans lesquelles il introduit ses propres traditions par d'ingénieuses légendes, il forme les prolégomènes de leurs annales, fabuleuses compo- sitions auxquelles il donne plus d'autorité religieuse que de vraisemblance historique; puis, poursuivant son œuvre à partir des temps qu'il vient éclairer de sa lumière en associant ses destinées à celles de ses peuples, il continue pour ainsi dire son histoire dans la leur, en recueille fidèlement les faits, et, sans renoncer entièrement à l'emploi de sa mythologie pour les expliquer et les orner, retrace avec une naïve exactitude des événe- D'EUGENE JACQUET. 119 ments auxquels il n'est plus étranger, qu'il a en grande partie préparés ou dirigés par son influence. Ainsi ces peuples lui doivent toute leur histoire, depuis leur antiquité qu'il retrouve ou qu'il crée, jusqu'à leurs temps modernes, qui ne se perpétuent pour ainsi dire que dans ses témoignages. » Jacquet achève ce tableau par d'autres traits qui peignent bien la subordination intellectuelle de grandes l'aces à la religion indienne de Bouddha; il indique avec une précision lumineuse les nombreux monu- ments historiques qui ont été créés chez divers peuples sous son inspi- ration, et montre quel témoignage ces monuments, en partie à jamais perdus, auraient fourni sur le contact du Bouddhisme avec d'autres grandes religions de l'Asie. L'influence particulière du Bouddhisme en Chine a été vivement caractérisée par Jacquet, et il a représenté les émi- nenls services que la littérature chinoise est appelée à rendre aux nations civilisées pour la conuaissance de ce système religieux et de son histoire. Enfin, Jacquet énumère les conditions qui sont imposées à l'esprit européen avant qu'il soit maître de tous les problèmes dont se compose une connaissance véritablement scientifique du sujet : rassembler, exami- ner, mettre en valeur, comparer les matériaux innombrables qui lui appar- tiennent, c'est une œuvre dont le terme dépassera sans doute le siècle qui l'a conçue. Jacquet a essayé de déterminer la série des travaux qui doivent être entrepris isolément à cet efi"et, mais rattachés l'un à l'autre en vue de leur résultat commun; il a dicté d'un seul soufiie, pour ainsi dire, un « programme des études bouddhiques » qui reste aujourd'hui encore vrai et complet. Nous avons jugé bon de détacher ce programme de notre courte analyse de son examen du Foe-Koue-Ki, et de le placer à la fin de ce Mé- moire ^ , pour conserver à notre pays le souvenir des vues originales que Jacquet s'était faites en cette matière : on y apercevra certainement l'em- preinte d'un esprit qui a scruté les questions et qui ose parler d'autorité. Prévoyant le moment où le labeur scientifique dont il savait l'immensité serait conduit à fin. Jacquet pouvait dire avec assurance « qu'il est réservé à la science européenne de connaître le Bouddhisme comme il ne s'est ' Voir l'Appendice I). — Journal asiatique, 1837, l. IV, pp. 167-178. 120 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX jamais comui lui-même , de dominer d'une plus haule et d'une plus puis- sante conception toutes ses doctrines et toutes ses vicissitudes » ; elle seulo a la supériorité de jugement nécessaire pour décider avec prudence au milieu des témoignages sans accord et des prétentions opposées qui lui viendront de toutes les branches de la grande famille bouddhique. Non- seulement la science européenne prononcera dans ces discussions oîi les croyances et les faits sont mis également en cause; mais encore elle réta- blira entre les peuples de l'Asie les rapports qui existaient dans l'anti- quité et rappellera à leur origine commune des traditions qui s'étaient trop divisées : « Ainsi, dit Jacquet, lui sera acquise une gloire qu'elle parta- gera, avec les armes d'Alexandre, celle d'ouvrir le monde aux nations. » ij lU. — Etudes historiques tirées des sources chinoises. Dès ses premières études de sinologue. Jacquet avait relevé dans ses lectures des particularités qui avaient échappé jusque-là aux historiens européens de l'Asie orientale, et il s'était empressé de les consigner dans de courtes notices pour les faire au plus tôt du domaine public K II lui arriva aussi de prendre le rôle de critique anonyme pour réfuter des idées fausses qui avaient cours dans des écrits sérieux sur l'histoire ou sur les mœurs des Orientaux -. Cependant, de tous les objets que la littérature chinoise offrait à son insatiable désir de savoir, aucun n'a excité plus puissamment l'ardeur de Jacquet que la classe des annales qui concerne les rapports des Chinois avec les peuples étrangers, et surtout les relations des voyageurs bouddhistes qui ont visité l'Inde et les pays de l'Asie centrale dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. Il y cherchait, avec des traits caractéristiques de l'in- ' Nous indiquerons en ce genre ses notices « sur la secte du Tlié pur » {Nouv. Journal asialique. t. IX, pp. 472-476), et sur « l'impression de quelques bons livres à la Chine » {Ibid., t. X, pp. 569- o7"2); ainsi que ses Eclaircissements sur la niai)penionde chinoise (Ibicl., t. XI, pp. tJ'J-70 et 28o). Enfin c'est ici le lieu de citer, parmi les extraits relatifs aux mœurs orientales, sa Iraduilion d'une >■ Note sur les accouchements au Japon. » (Ibid., t. V, pp. 22o-2ôl.) - Tel est l'esprit des Observations sur un article relatif aux manuscrits orienlaux à miniatures, inséré par M. Ferd. Denis diins le numéro d'avril 1853 du Journal asiatique. Voir Nouv. Journal asiatique, l. XII, pp. 177-183. D'EUGÈNE JACQUET 121 fluence du Bouddhisme, ces notions générales d'ethnographie qu'il ne perdait de vue dans aucune de ses études ^ Après avoir voué un examen approfondi à la Ikkaion de Fa Ilian, qui voyait enfin le jour, en 1836, dans la version française de Rémusat, il avait résolu d'exploiter lui-même une mine non moins riche du même fonds littéraire, la relation du voyage qu'un autre fervent bouddhiste, Hiouen-Thsang, a fait de la Chine dans l'Inde au milieu du VII""= siècle (629-643). 11 savait la haute valeur de cette seconde relation, qui allait être connue uniquement par un résumé géographique servant d'appendice à la Relation des roijaumes bouddhiques. Dès l'an 1855, Jacquet se prépara à la traduction de ce monument d'his- toire et d'ethnographie, et, bien qu'il n'ait pas pu mener cette œuvre à bon terme '^, on estimera qu'elle exige une mention expresse à la suite des travaiix d'érudition orientale qui l'honorent davantage. C'est dans sa cor- respondance avec M. Lassen que nous retrouvons des données positives sur les sérieux projets de Jacquet, qui avaient pour objet le voyage de Hiouen-Thsang. Déjà avant la mort de Klaproth, il s'était mis en mesure d'aborder un travail que l'orientaliste allemand aurait voulu se réserver à lui seul. Celui-ci avait depuis fort longtemps enlevé, dans cette intention, les livres chinois qui contenaient le texte de la Relation intitulée : Ta tliang si iju Ici ou Description des contrées occidentales sous la dynastie des Tliancj, c'est-à- dire de la Bactriane et de l'Inde, vers 632 de notre ère. Mais, pendant le dernier voyage de Klaproth en Allemagne, Jacquet, grâce à l'obligeance de M. de Sacy, réussit à ressaisir les volumes. Ce fut au prix d'un travail intense et de veilles pénibles qu'il exécuta la copie du document qui était à ses yeux d'un si grand prix. ' La correspondance de Jacquet nous apprend qu'il avait rassemblé, en 1836, les matériaux d'une dissertation sur les Tchînas « qui ne sont pas les Chinois , » mais qui auraient existé « comme corps de nation, comme peuple puissant dans l'Asie centrale, » ainsi que dune histoire étendue des Yavanas. 2 On doit à M. Stanislas Julien la traduction de [Histoire de la vie et des voyages de Hiouen- Thsang, rédigée par deux de ses disciples d'après sa grande Description des contrées occidentales (Paris, impr. imp., 1833, I vol. gr. in-8°). L'habile sinologue, au lieu de donner, dans un second volume, une analyse détaillée de celte relation de Hiouen-Thsang, s'est décidé naguère à en exécu- ter la version complète qui sera bien accueillie des savants. Tome XXVII. 16 122 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX « Je passai, disait-il à M. Lassen ', deux mois et demi , veillant, jusqu'à quatre heures du matin , à copier la relation du religieux chinois; au retour de Klaproth, j'avais terminé une copie qui forme 200 feuillets in-4"-; il ne manque que la notice sur la contrée de Kapilavaslou, qui doit être d'une étendue considérable, mais qui ne se trouve pas dans la collection où le Ta thamj si yu ki est dispersé par fragments. » « J'ai le regret de croire, ajoute-t-il, que cette furtive jouissance de mes droits a exercé sur ma santé une fâcheuse influence ^. Ce dont je ne puis douter, c'est que ces veilles prolongées, ce travail forcé, dans lequel je n'étais soutenu que par les encouragements de l'amitié de M. Burnouf, ont épuisé ma santé physique et intellectuelle. » Peu de temps après *, Jacquet était informé d'un autre incident qui révélait assez les intentions de Klaproth; M. de Ilumboldt avait eu l'obli- geance de lui fournir les preuves de l'entreprise que ce dernier avait faite sur le voyage de Hiouen-Thsang, en lui communiquant des bouts de gazette allemande qui contenaient une rapide et fautive analyse de cette relation, signée par lui et datée pour valoir prise de possession. Suivant Jacquet, Klaproth avait méconnu les noms les plus faciles à restituer^, tels que ceux de To dm chi lo {Taksclmsliilâ , Taxile), Clie kie lo {Çâkala, la Saggala des Grecs, capitale de la contrée de Tse kia, le Tchéka), Pou sse kic ' Lettre de Paris, en date du 15 octobre I83S. * Cette copie faisait partie d'un gros cahier d'extraits chinois, de la main de Jacquet , vendu sous le n" 207, avec les livres de sa bibliothèque (1841). ' J. Klaproth était mort à Paris, le 27 août 1853. Dans la même lettre. Jacquet rendait jus- tice au savoir de l'érudit prussien : « J'avais, dit-il, fort peu à me louer de Klaproth, qui n'a négligé aucune occasion de me nuire: je ne puis cependant refuser des regrets, sinon h son carac- tère et à ses mœurs littéraires, du moins à cette science profonde ou plutôt étendue qui avait touché h tous les points et qui était toujours présente ; la science historique et géographique a fait une perte irréparable. » * Lettre à M. Lassen, en date du 19 novembre 1835. ^ Jac(]uet avait essayé avec plus de bonheur la restitution d'un certain nombre de noms indiens, transcrits ou traduits par les Chinois. Plus tard, M. Stanislas Julien a poussé très-loin une resti- tution méthodique, qui lui a permis d'établir, en 1849, la Concordance sinico-sanscrile des litres d'un grand catalogue d'ouvrages boiuldliiquos. Un professeur de Casan , M. Vassiliew, est aujour- d'hui en possession de recueils lexicographiques qui fourniront la clef systématique dos mois in- diens employés dans les sources tibétaines et dans les sources chinoises. D'£UGÈi>E JACQUET. lâ.l lo vu li {Pousclikalavali, ou Peucolaïs), Sou pho fa suu Ion {Shoubliavaslou , le Svastes de Ploléinée), etc. Moins encore a-t-il reconnu qu'un fragment de celle relation contenait l'histoire ou plutôt la légende de Démétrius, fils d'Euthydème, sous la dénomination de Makêlakoula, roi de Saggala. Jacquet ne perdit pas de vue la relation de Iliouen-Thsang; non-seule- ment il se mit à en traduire quelques parties, mais encore il prépara un mémoire géographique sur l'Inde au VU"'" siècle, conçu en rapport avec la version du livre chinois. Dès 1830, il envoya à M. Prinsep, dans l'Inde, une note française fort remarquable tirée de ce même livre, et qui eut l'honneur d'être publiée en sa langue originale dans le journal de la Société asiatique du Bengale avec une introduction de la main de l'éditeur '. L'objet de cette note est le récit du voyageur chinois sur la contrée de Vallabhî qu'il transcrit sous la forme de Fa la pi , et sur l'origine des rois de cette contrée du midi de l'Inde^ : longtemps après Bouddha, il y trou- vait encore, au VU""' siècle, plus de cent làa-lan ou monastères très-peuplés, et des tours dites slûpas auprès des arbres célèbres. C'est à propos de cette communication que James Prinsep a signalé hautement à ses con- frères de Calcutta l'intérêt des annales chinoises, qui attestent la véritable situation des États de l'Inde dans les huit premiers siècles de notre ère. C'est à un éditeur de Bonn que Jacquet comptait présenter sa traduction du Si yii Ici, accompagnée de notes dans la même forme que celles du Foe koue ki, mais exclusivement consacrées aux objets non géographiques : selon son plan, aux deux volumes que formerait ce travail, se joindt^ait un troisième volume renfermant le mémoire géographique avec une carte de l'Inde ancienne, en quatre grandes feuilles, rédigée d'après les résul- tats de ses recherches. Il se hâtait de rassembler les matériaux de ce mémoire, afin d'y faire entrer les notions de géographie qu'il devait à la lecture de la relation, encore inédite alors, de Hiouen-Thsang, mais que ' Notice of Ihe Vallabiù dynasly of Sauraschllira exlracted from tlie buddliisl records of Ihe Cliinese. — Journ. nf ihe as. Soc. . l. V. n° 59, pp. 685-088 (Calcutta, 1836). Voir plus haut, cliap. IV. '■' Voir la mention qui en est faite dans l'Histoire de Hiouen-Thsang, traduite par M. Stanislas Julien, p. 206. 424 SUR LA VIE ET LES TRAVAUX, etc. d'autres avaient également dessein de vulgariser •. Jacquet voulait à toute force prendre les devants, et il se consumait en efforts personnels pour terminer l'entreprise, eu même temps qu'il excitait le zèle de ses amis afin d'en faciliter l'exécution typographique. Rien d'achevé, malheureusement, n'est resté dans les papiers du jeune érudit, qui mourut d'épuisement à peine âgé de vingt-sept ans. ÉPILOGUE. Les personnes qui auront bien voulu nous suivre jusqu'à la fin de celte enquête littéraire ont pu se convaincre des rares qualités dont était douée l'intelligence d'Eugène Jacquet; elles ne récusei'ont pas, nous aimons à le croire, les témoignages que nous avons demandés en sa faveur à l'his- toire littéraire de notre époque. Eugène Jacquet, en effet, n'a-t-il pas em- preint de ses conceptions originales la naissance d'études vraiment neuves? N'a-t-il pas joint l'investigation opiniâtre des faits à des vues générales et profondes sur les principes, sur la méthode et aussi sur l'avenir de la science? Son nom doit être conservé avec honneur dans les fastes des lettres, comme on conserve dans ceux des armes le nom de l'officier intel- ligent qui meurt au début d'une campagne glorieuse, mais dont la main a tracé le plan de l'expédition, marqué les routes et fixé le terme! ' LeUres à M. Lassen, en date du 25 janvier, du -20 mai et du 25 novembre 1837. APPENDICE. A. De l'oricjine, de la valeur, de l'utilité et de l'influence des particules de la langue chinoise^ ITNTRODUCTIOIS. M. Abel Piémusat mourant a recommandé sa mémoire à ses amis; j'ai cru que la bien- veillance doni il m'honorait, mon affection et mon dévouement pour le protecteur de mes études pouvaient me donner droit avant l'âge à me placer parmi ceux qu'il avait reçus dans son amitié et à partager leurs pieux devoirs : je me suis senti appelé à celte hono- rable tâche et, pour emprunter l'expression du Livre des vers, « j'y suis venu comme un » fils. » Ce n'est pas sans inquiétude que j'ai obéi à ce sentiment, lorsque j'ai pensé que mon premier travail , premier témoignage public de mon admiration pour AI. A. Hémusat, ne se produirait pas sous l'autorité de son approbation; mais j'ai retrouvé quelque confiance dans la résolution de placer cet essai sous le patronage de son nom et de le recommander à l'indulgence de ses amis, comme il l'eût recommandé lui-même. J'ai dû craindre aussi qu'on ne voulût voir un mouvement de présomption dans l'expression de mes plus intimes sentiments; j'ai même éprouvé, je l'avoue, une certaine pudeur à jeter un nom nouveau dans la littérature orientale, mais ce nom ne valait pas d'être ménagé, et le devoir que je m'étais imposé était trop impérieux pour admettre ces vaines considérations : je ne ' Ce fragment et les deux autres qui le suivent sont tirés de la collection des autographes de Jacquet qui est en la possession de M. Léopold Yan Alstein — Voir, plus haut, seconde partie, chap. II, 5 I) P- 03. — Selon toute appa- rence, ce travail , qui ne perle pas de date, a été composé peu après la mort de M A. Rémusat. 1:26 APPENDICE. pouvais différer de faire la première profession de mou dévouemenl aux principes et à la gloire de mon illustre maître. Le triste avantage d'avoir été son dernier élève me dési- gnait à l'honneur de faire connaître les résultats de ses dernières études sur l'admirable système qu'il avait créé; je devais révéler ce que j'avais seul entendu, je devais payer une dette de science à la mémoire de M. Rémusat. .Je ne rappellerai point quel éclatant succès obtint le premier travail de M. A. Rémusat , comment ce succès fut adopté, consacré par un décret impérial; j'aime mieux dire quelles longues et pénibles études l'avaient préparé. Le savant professeur me parlait sou- vent du désappointement qu'il avait éprouvé lorsqu'il avait enfin reconnu que le chinois de la grammaire de Fourmont était une tout autre langue que le chinois des textes imprimés; en vain l'abbé de Tersan, qui lui avait ouvert sa riche bibliothèque, le rappela- i-il à l'orthodoxie de la Grammatica sinica. M. Rémusat, si juste appréciateur du temps, ferma pour toujours le gros in-folio, et, ne trouvant de secours dans aucun autre livre, résolut d'en demander aux textes chinois eux-mêmes; dès lors il ne prit de conseils et de directions que de son excellent esprit; il trouva bientôt dans l'expérience de l'étude des moyens de la faciliter et une méthode d'en utiliser les résultats. C'est à cette époque qu'il lit la première application de cette puissante critique et pour ainsi dire de cet in- stinct du vrai qu'il a porté dans tous ses autres travaux. On n'avait encore abordé la lan- gue chinoise qu'avec ce respect superstitieux, si heureusement exprimé par les mois : omne ignotum pro magniftco : c'était uu grand courage de se prendre à ces caractères tout héris- sés, dragons menaçants qui défendaient l'approche d'un trésor de mystères. De fortes résolutions s'étaient brisées contre un seul de ces signes. Avec plus d'audace, Bayer et Fourmont firent plus de progrès; mais lorsqu'ils se saisirent enfin de la connaissance de ces caractères si longtemps inaccessibles, pouvaient-ils se défendre d'y trouver ce qu'ils y avaient cherché, l'origine de toutes les connaissances humaines? pouvaient-ils recon- naître que ce succès inespéré n'avait servi qu'à les mettre en présence des premières dif- ficultés? Bayer et Fourmont ne recueillirent de leurs études que des illusions et des erreurs; ils placèrent toute la science dans l'analyse des caractères : la publication d'un dictionnaire devait donner l'intelligence de tous les livres chinois. Cette idée fut exagérée par ceux qui l'adoptèrent sans avoir les moyens d'en apprécier le mérite; elle préoccupa tous les esprits, et l'Europe savante fut, pendant cent ans, en travail d'un dictionnaire chinois. Il ne se trouva personne dans tout ce siècle qui osât exprimer un doute sur cette assertion si étrange que la langue chinoise était tout entière dans la lexicographie; c'était une de ces erreurs traditionnelles que le bon sens suffirait à dissi|)er, mais qui ne cèdent qu'à la venue d'un homme de génie, parce que le génie seul peut rompre le charme du préjugé. M. A. Rémusat, dont les premiers progrès inquiétaient déjà de vani- teuses ignorances, fut privé du secours des dictionnaires interprétés en langues euro- péennes. Cette privation soutint son zèle. Il conféra les textes des Sse-chou avec les para- phrases latines auxquelles les missionnaires donnaient le nom de traductions; il compara, il observa avec une sagacité pénétrante, il écouta pour ainsi dire les phrases chinoises qu'il n'entendait pas encore; il en sentit le mouvement, il en saisit l'intention. APPENDICE. 127 el, ce que croiroiU difficilement les personnes étrangères à l'élude de celle langue, il les lut des yeux avant de pouvoir les lire de la pensée; taisant alors au type idéal qu'il avait créé l'application du peu de mots traduits qu'il avait arrachés à la pénible interprétation de quelques phrases, il commença son mince vocabulaire à l'aide de deux ou trois idées grammaticales, puis rectilia el développa ces premiers principes d'organisation en les mettant à l'épreuve des textes el de son petit lexique. Dès lors tut trouvé ce système dont les progrès lurent si rapides , les résultats si abondants et si admirables! Quehpies personnes ont cru remarquer dans un mémoire de M. A. Rémusal {Sur la nature monosyllabique attribuée communément à la langue chinoise) une tendance à ad- mettre des principes opposés, ou du moins à leur faire de grandes concessions : elles n'ont pas compris que ce mémoire était une ingénieuse et savante plaisanterie, un peu d'esprit mêlé de vérités el de paradoxes, desliné à nous rassurer contre les formes elfrayantes dont se couvre la plus simple des grammaires, destiné surtout à faire le départ j. ^ Sidonii Âpollinaris EpistuUtr. lib. IV, epistol. t7 (édit. de Migne, col. 5-21). * Aimoini Monachi Histor. Franvor. lib. III, cap, 16. Cf. Leyser, Hislor. poHarum et poema- tummedii aevi. p. 173. 3 Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident, t. I, pp. 477-479, et t. II, p. 175. '• Codex Theodosianus . lib. XIII, lit. ô, legg. 7 et H; lib. XVI, tit. 7, legg. I, 4 et 3; tit. 9, legg. 7. 10, 15, 17 et 19. " Salviani de Gubcrnalione Dei lib. IV, § 14. 8 MEMOIRE SUR LE CARACTERE l'élément germain, qui, depuis l'empereur Auguste, avait acquis une si grande prépondérance dans la société belge, tandis que l'élément celtique, débris de l'ancienne race nationale, après avoir énergiquement résisté aux rigueurs exercées, par les empereurs Tibère et Claude, contre le culte de Teutatès et d'IIésus , était loin d'avoir oublié ses croyances druidiques, non pas telles qu'elles s'étaient formulées dans le midi de la Gaule, par l'admission de dogmes plus purs et plus élevés ^, mais telles que l'anti- quité nous les représente dans leurs formes les plus brutales et les plus matérielles -. Cependant, après la célèbre victoire de Tolbiac, remportée par Clovis sur les Alamans, en 496 ^, ce prince rompt tout à coup avec le paganisme septentrional et embi-asse ouvertement le christianisme. S'il faut en croire les paroles de Grégoire de Tours, plus de trois mille Francs reçoivent, en même temps que le valeureux chef sicambre, les eaux régénératrices du baptême des mains de saint Remy, qui les verse également aux deux sœurs du roi *. Dès ce moment s'établit entre l'Église, qui est l'intelligence, et la royauté, qui est la force, une étroite solidarité d'action et une constante réciprocité de secours et de soutien. A la vérité, les convictions nouvelles ne se généralisent pas du premier coup, et longtemps encore elles resteront confinées dans les régions supérieures de la société franque. Pénétrer dans les masses populaires, ce sera pour elles le travail de plusieurs géné- rations et de plusieurs siècles. Mais l'appui qu'elles trouvent dans le pou- voir souverain suffit pour leur permettre d'étendre de plus en plus leur inlluence. Aussi voyez avec quelle ferveur, nous dirions presque avec quel enthousiasme passionné, l'Église se met à l'œuvre! Une loi de l'empereur Honorius avait eu beau décréter, quatre-vingt-huit ans auparavant, le ren- versement des temples et des idoles du paganisme dans l'empire ^; saint ' Beugnot, ouvrage cilé, t. I, pp 290 et suiv. - André Van Hasselt, Histoire des Belges , t. Il , pp. 52 et suiv. ' Ce fut la quinzième année du règne de Clovis. (Vila Saiicti Kemiyii, ap. Uuciiesne, p. 526; Vita Suiwtae Chroiddis reyinae , ap. Doni Bouquet, l. III, p. 598.) '' Gregorii Turonensis Uislor. Francor. lib. Il, cap. 51 (édit. citée, col. 227). ^ Cette loi est du 17""^ jour des calendes de décembre (15 novembre) 408. — Comp. Codex Tlu'odosicmns , lib. XVI, lit. 10, 1. 19. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 9 Martin de Tours, cet intrépide soldat du Christ, avait eu beau parcourir- la Gaule, un demi-siècle avant la promulgation de ce décret, et faire une guerre à outrance au culte condamné, en détruisant les rites idolâtres et en livrant lui-même leurs symboles aux flammes •. Dans tout le nord de la Celtique , les attributs des croyances du vainqueur sont venus les rem- placer. La rude Ostrasie surtout, voisine de la Germanie, où elle recrutait constamment des forces nouvelles et où elle puisait sans relâche de nou- veaux éléments païens, et, d'ailleurs, fort éloignée du foyer de la réac- tion chrétienne qui s'opérait dans le midi et dans le centre de la Gaule, avait conservé debout ses temples et ses idoles, et maintenait ses croyances fondées sur des pratiques qui flattaient les instincts guerriers et brutaux des populations. Aussi , pour extirper ces croyances , il ne faudra pas moins de trois siècles. 11 faudra que, sous le roi Theuderic I, saint Gall descende dans la ville royale de Cologne et y brûle de ses propres mains et au péril de sa vie, un temple odinique et l'idole qu'il renferme ^. Il fau- dra que, sous Childebert II, le diacre lombard UHilaich pénètre dans les terres des Trévires et arrache de sa base, à Yvois, l'image de la Diane arden- naise^. Il faudra que, sous Sigebert III, saint Remacle s'aventure dans les périlleuses solitudes des Ardennes, pour briser les pierres dont les peuples se sont fait des divinités *. Il faudra qu'à leur exemple une foule de missionnaires parcourent les différentes régions de notre pays pour détruire les simulacres païens et qu'une partie d'entre eux fécondent de leur sang le sol où ils sèmeront le froment de l'Évangile, laboureurs de la civilisation parmi lesquels il nous suffit de mentionner saint Amand, saint Éloi et saint Liévin dans la Flandre, saint Géry dans le Brabant, saint Foillan dans le territoire de Namur, saint Lambert dans la Toxandrie, saint Hubert dans les Ardennes. Enfin, il faudra que les synodes royaux de Leptines viennent signaler et que les capitulaires de Charlemagne vien- ' Sulpicii Severi De Snncti Martini virtulibus Dialocj. 2 el 3. Comp. Prom Smwli Martini. in Gregof. Turonens. 0pp. (édit. Migne, col. lOO'J). ^ Gregor. Turonens. Vitae Patrum, cap. 6, § 2 (édit. Migne, col. 1031). '' Gregor. Turonens. Histor. Francor. lib. VIII, cap. lo (édit. Migne, col. 457 et sniv.). ' Harigeri Vila Sancti Remacli, ap. Chapcavill. Gesta Pontifie. Leotliens., t. l , p. 92. Tome XXVII. 2 10 MEMOIRE SUR LE CARACTERE lient frapper de leur rigueur les dernières pratiques publiques du paga- nisme septentrional. A mesure que les forêts consacrées aux farouches divinités de l'Edda tombent sous la cognée, à mesure que les temples qui en recèlent les grossiers symboles sont démolis ou renversés, les missionnaires sanctiOenl remplacement de ces temples en y érigeant des églises ou des chapelles, et l'emplacement de ces forêts en y établissant des monastères. Grâce à ces circonstances, l'architecture religieuse doit nécessairement revêtir un caractère nouveau et les arts de décoration se voir appelés à prêter leur concours à l'embellissement des édifices que le christianisme ouvre à la foule : car il faut frapper l'esprit des populations, à demi sauvages encore, par la majesté du nouveau culte que la société leur présente. Aux idoles détruites se substituent d'autres symboles, aux mythes abolis d'autres figures. Car est-il chose plus humaine et plus naturelle que le besoin d'exprimer aux yeux et de traduire par des formes visibles ses sentiments, ses aspirations les plus intimes, les objets de ses affections et surtout de ses espérances? Mais quel fut le caractère de ces formes elles-mêmes? Quand nous tenons compte du courant des idées, et surtout du cou- rant de la science religieuse qui, avec le christianisme, entra dans la circu- lation commune chez la population franque, nous ne croyons pas pouvoir douter que ces formes n'aient eu une étroite analogie avec celles que la tradition avait déjà consacrées en Italie et dans le midi de la Gaule, sauf une certaine physionomie plus grossière qu'elles durent revêtir sous des mains moins habiles et moins exercées à la technique de l'art. Quant au fond, elles durent nécessairement appartenir à cet art symbolique dont saint Paulin de Nola avait fait connaître en partie les formules à Sulpice Sévère, et dont son ami Yictricius, l'apôtre de la Morinie, fut peut-être le premier à implanter les germes dans nos contrées *. En effet, dans nos régions , la position du dogme nouveau , à l'égard du paganisme septen- ■' Sancli Paulini Nolaiii episl. XVIll, cap. 5; epist. XXXU, cap. tO, seqq.; poeni. XXVII, v. 51 1 seqq. (édit. Migne, col. 23!), 535 et suiv.; OGO et siiiv.). DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. H irional , était complètement identique à celle où, quatre siècles aupnra- vant, il s'était trouvé à l'égard du paganisme romain. Si, dans le midi , où l'art païen, rempli des traditions grecques, réali- sait l'idéal humain dans les splendeurs de la forme et dominait en quelque sorte les idées religieuses, en leur imposant les divinités qu'il créait, le christianisme naissant s'y était montré hostile au point de refuser les eaux baptismales à ceux qui le pratiquaient et de les exclure de la communion des fidèles, lorsque, après y avoir été admis, ils reprenaient leur profes- sion exécrée ^; si, pour détourner les artistes de l'idée de reproduire la figure du Christ, il avait été jusqu'à chercher, dans les livres saints eux- mêmes, des arguments au moyen desquels il proclamait la laideur phy- sique du Sauveur ^; si, durant les premiers siècles du moyen âge, en vue de contrarier l'abomination de l'anthropomorphisme, il défendit la représentation directe du Créateur ^, — il avait pourtant admis, dès les premiers temps, une série de symboles ou d'emblèmes, dont les éléments étaient empruntés, soit aux comparaisons ou aux similitudes qui abon- dent dans les textes sacrés, soit même à certaines idées ou à certaines pratiques de la civilisation grecque ou romaine qui pouvaient offrir une figure propre à exprimer une idée chrétienne. L'art païen avait ses sym- boles, langue toute faite que la foule des croyants lisait et comprenait; mais ils ne servaient qu'à exprimer des abstractions philosophiques ou des mythes, que le culte nouveau avait en horreur. Or, ce mode d'expression ne pouvait servir à l'Église, qui avait à figurer des croyances, des senti- ments, des convictions d'un ordre tout différent. Aussi, voilà que l'étude des monuments appartenant à la période primitive du christianisme, nous révèle toute une langue inconnue jusqu'alors, toute une série d'hiérogly- phes chrétiens, et cet idiome conventionnel, créé spontanément par l'ac- cord universel des fidèles plutôt que par des prescriptions hiératiques ' SS. Painnn qni temporibiis apoxtolicis fJoruer. Opéra, 1. 1, p. -il 7 (édit. de Coiislelier. 1724). Comp. Tertnllian. De LlololairUi , cap. 3 (édit. de rroben, p. 730). - Isaïe, chap. XLII, v. 14; Id., chap. LUI, v. 5. Comp. Terliillian. .Jdversus Judaeos, cap. XIV; Cyrilli Alexandrini In Genesim , lib. IV. j Concilimn Illeberitanum , ap. Labbe, Sacrosanet. ConcU., t. I, p. 1237. 12 MEMOIRE SUR LE CARACTERE formelles, a son dictionnaire complet. La croix devient naturellement l'emblème de la rédemption, et le monogramme, si divers de forme dans les nombreuses combinaisons qu'il subit, rappelle aux croyants le nom du Sauveur, dont l'A et l'û sont aussi une figure *. A ces signes primitifs, on en ajoute successivement une foule d'autres, qui tous se rapportent d'une manière plus ou moins directe aux circonstances les plus saillantes de la vie et des enseignements du Rédempteur, ou qui reproduisent des simili- tudes ou des images recueillies dans la partie prophétique des livres saints, c'est-à-dire l'Ancien Testament^. Ainsi la vigne et l'agneau représentent le Christ, parce qu'il a dit : « Je suis la vraie vigne ^, » et que l'agneau sans tache de la pâque ou de la délivrance est l'image de l'agneau du Calvaire *. Le poisson devient aussi le symbole du maître divin, grâce à une naïve combinaison de lettres ^, ou par allusion à ces paroles qu'il adressa à ses disciples André et Simon Pierre : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d'hommes ^. » Le démon est représenté soit sous la forme d'un dragon ou d'un serpent, le tentateur ayant pris cette figure dans le paradis ter- restre, soit sous la forme d'un lion, d'après une comparaison employée par saint Pierre ' ; et, à cause de l'inimitié que l'antiquité avait cru recon- naître contre ce terrible quadrupède dans le coq *, celui-ci devient l'em- blème de la vigilance chrétienne ^. L'ancre est celui de l'espérance '"; la ' Isaïe, cbap. XLIV, v. 6; Apocalypse, ch. I, v. 8, et cliap. XXII, v. 15. Comp. Sancti Paulini Nolani poem. XXXUI, v. 89 (édit. Migne, col. 675). - Sancli Paulini Nolani epistol. XXXII, § 7 (t-dit. Migiie, col. 355). 5 Evaiig. de saint Jean, chap. XV, v. 1. ^ Exode, cliap. XII, v. 5, o et 1 1 ; Isaie, chap. XVI, v. 1. Comp. Paulini JNolani epistol. XXXII, §§ 10-17 (édit. Migne, col. 335-338). ^ Poisson, en grec 'IJi©TS, mot formé des lettres initiales des vocables 'It-aHi \piçc; Secù T/c; ^aziip. (Comp. Sanct. Augustin. De Civitate Dci lib. XVIII, cap. 23, et Terlullian. Ue Buplismo . cap. I.) C'est confoimémcnt à ce symbolisme, que le sceau de la cathédrale d'Aberdeen, en Ecosse, représente encore le Christ par la figure d'un poisson couché dans une crèche. Voy. Glossury o[ urchileclure , au mot Fish. '' Ëvnng. de saint Mutlhieu, chap. IV , v. 19. ' Saint Pierre, !"= épître, chap. V, v. 8. * Pliiiii Histor. nntural. lib. X, cap. XXIV. '■' llil(i('l>rand. Suer. puld. veteris Ecricsine, p. 17: Sancli Ambrosii llc.raan. lil). V, cap. .XXIV. Ceci nous explique pourquoi le coq ligure si i'réquemnieut sur les clochers des églises. '" Saint Paul, Ephrc aux Hébreux, c\v.i\>. VI, v. 18 et 19. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 15 palme, celui du triomphe des confesseurs de la foi et celui de la résur- rection *; le phénix, celui de l'éternité ^; enfin, l'arche que gouverna Noé est le type de l'Église universelle dont le Christ tient le gouvernail ~\ Nous pourrions multiplier ces exemples à l'infini; mais nous croyons devoir nous borner à renvoyer aux ouvrages qui traitent plus spécialement de cette matière *. Les termes de cette langue rudimentaire devaient naturellement se multiplier et s'étendre en vertu de cette loi Invincible que subit tout ordre d'idées où travaille la sève intellectuelle des convictions jeunes et fortes, la ramure de tout arbre où fermente la sève énergique et généreuse du printemps. Cependant un nouvel obstacle ne tarde pas à venir entraver cet essor : c'est la propagation du gnosticisme, ce mélange bizarre du christianisme et des doctrines religieuses et philosophiques de l'Egypte et de l'Asie. En effet, les gnostiques ne considéraient le Christ que comme un simple anneau de cette longue chaîne qui, à travers Abraham, Orphée, Homère, Pythagore, Platon, Socrate, Aristote, Apollonius de Tyane, et tous les grands poètes, les grands philosophes, les conducteurs de l'humanité, se rattache au berceau du monde, au Créateur lui-même. Aussi, comme nous le montrent plusieurs monuments du II""= et du III""' siècle, ils sculptent la fieure du Sauveur et l'introduisent hardiment dans cette légion de législa- leurs, de penseurs et de sages, qu'ils regardent comme procédant tous du même esprit ^. ' Psaume XCI.v. 12 et 13. '^ Bottari, Scullure e pitture sagre, t. I, pp. 84 et suiv. - Sancti Paulini Nolani epistol. XII, § i, et epistol. XLIX, §9; édit. Migne, col. 200 et 404; Sanct. Augustin, in Psalm. LXXXV/, § 3. -* Voy. enlre autres Marclii , Muintmenli délie arli CrUtiaiie primitive nella metropoli del Cris- tianesimo; Kui;lei', Handbuch dtr GeschiclUe ome-, et, dix- huit années plus tard, le deuxième concile général de Nicée ^ consacrassent enfin, par des canons formels, ce genre nouveau de peinture. ÎMais voilà que Charlemagne proteste avec énergie contre les décisions nicéennes, non-seulement en opposant à ce concile celui de Francfort, ouvert en 794 *, mais encore en les combattant dans un gros livre dirigé tout entier contre l'introduction de la peinture dans le pourtour des édi- fices religieux ^. Cependant, hâtons -nous de le dire, cette opposition n'eut pour motif aucun sentiment d'hostilité réelle contre l'art sacré ni contre les créations qu'il produisait. Elle n'eut, selon le témoignage de l'empereur lui-même, sa raison d'être que dans la crainte de voir se pro- pager, dans les édifices consacrés au culte, toute sorte de pratiques super- stitieuses, provoquées par la représentation des images saintes auxquelles les populations, mal alferniies encore dans leurs croyances, venaient adresser un culte matériel, et dont elles faisaient l'objet d'une adoration grossière et tout à fait païenne. Aussi, pour empêcher un semblable abus de dégénérer en une véritable iconolàtrie, et même pour en ôter toute occasion, Charlemagne relégua-t-il exclusivement la peinture dans le sanc- tuaire des églises, qui restait inaccessible à la foule ^. > Voyez, enlie autres preuves, Karlomanni capilular. I , art. 3 ; capiliilar. Il , .nrt. 4 , ap. Baluzc. Capilular. Jteg. Francor., l. Il, pp. 148-131. - Sirniond, Concil. anl. Gall., l. 11, p. 65. ■' Nieœan. Synod. II, act. I, ap. Mansi, Sacror. concil. colkct., t. XIII, p. 7.31. * ' Sirniond, Concil. ant. Gall., t. Il, \). 194. ^ Aiirj. concil. Nicœani II censura, hoc est KaroU Muyni de impiu imayinum mita lib. IV ( édit. Ileumann, Hanovre, 1751). s C'est à tort que M. Eniéric David (Histoire de la peinture au moyen âge. p. 67 de l'édition citée) nous montre Charlemagne faisant conslruire, sous les iriiiparis de l'avie, nu oratoire dont a les murs étaient couverts de peintures sur toute leur surface. » D'abord, le texte du moine de Sainl-Gall, surlecjuel il se fonde pouroialilir ce fait, ne dit aurunement ce que le traducteur a cru y voir. Ensuite, ce syslème de décoialion eût été en contradiction manifeste avec les idées de Char- 24 MEMOIRE SUR LE CARACÏÈRE Toutefois, si la réserve timorée de Cliarlemagne, en restreignant Tac- lion des peintres et des mosaïstes à la partie la moins développée du pourtour intérieur des éditices consacrés au culte, semblait limiter ainsi l'espace sur lequel ils eussent pu s'exercer au grand art historique, l'em- pereur ne leur en laissa pas moins ouvert un terrain assez vaste pour y déployer leurs créations. En effet, parmi les palais qu'il éleva, il en est trois oii il introduisit tout le luxe que comportait cette époque, grandiose même dans ce qui lui restait encore de barbarie. Un contemporain nous a laissé, entre autres, une minutieuse description de la résidence impériale d'ingelheim, près de 31ayence. 11 nous introduit dans la chapelle, décorée des scènes les plus importantes de l'Ancien et du Nouveau Testament, et dans la salle du trône, ornée des épisodes les plus saillants de l'histoire universelle, mis en legard de l'histoire franque dans un parallélisme aussi rigoureux que l'étaient, au point de vue de l'art sacré, les cycles des deux lois ^. 11 n'y a pas de doute que les vastes demeures que Charlemagne se fit construire à Nimègue et à Aix-la-Chapelle n'aient été décorées avec la même magniliceiice -. Le palais qu'il érigea dans cette dernière ville , et que les contemporains appelaient son Latran ^, devait surtout être digne de cette cité, son séjour favori, dont il voulait faire une seconde ilome *, et où il avait coutume de recevoir les ambassades que lui adres- saient les princes de l'Orient et de l'Occident. Nous savons, du reste, que cet édiiice était conçu entièrement sur le plan du palais des empe- reurs de Constanlinople, disposition que justifiait et que nécessitait même l'introduction du cérémonial bysantiu à la cour franque ^. La peinture et l'architecture ne furent pas les seules branches de l'art Icningne à cet égard. Enfin, l'iiisloiie tout enlière deceUe chapelle maçonnée en pierre et ornée de hmibris et de peintures en huit heures de temps, est évidemment une de ces inventions hardies pl incroyables dont les exemples abondent dans le livre du moine carlovingien. Conip. iMonach. San Gallens. lib. Il, cap. 17. ' Ermold. Nigeli. lib. IV, v. 170-28-2, ap. l'erlz, Scriptor., t. Il, p. o05seqq. 2 Palatia nperix eyreyii. Einhardi Vita Karoli Magni, cap. M (édit de Ideler, t. I, pp. 73 et 203). 3 Chroiiic. Moissac, ad ann. 796, ap. l\rtz, Scriplor., t. Il, p. 503. ■» Anonym. de Carolo Mugno, ap. Doin Bouquet, t. V, p. 389. 3 C.-P. Bock, Das Rulhliaus zu Aaclien, pp. 19-71. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 25 au développenienl desquelles Charlemagne contribua. L'orfèvrerie, qui, depuis saint Lloi, avait acquis une si grande importance, trouva aussi sous ce prince de puissants et efficaces encouragements. En efi'el, vous ne feuil- letterez pas une chronique monastique de cette époque, sans lavoir inter- rompre par moments le récit de quelque événement qui a changé la face d'une nation ou décidé de l'avenir d'un peuple, pour s'amuser avec une sorte de complaisance à énumérer les richesses, reliquaires et vases d'or ou d'argent ciselés, que renfermaient les cachettes des moustiers. Aussi bien les trésors des abbayes et des cathédrales sont les trésors de Dieu, et le luxe de l'Église est , aux yeux des populations encore à demi bar- bares, un hommage rendu à celui qui la remplit de son esprit. Dans le même ordre d'idées, le luxe du palais de l'Empereur, vicaire temporel de la divinité sur la terre, est l'attribut naturel et obligé de ce pontife poli- tique de la société. Entrez par la pensée dans cette cour franque, et regardez à travers les distiques de l'évéque Théodulf \ ou à travers les hexamètres du comte Ângilbert ^, les filles de Charlemagne toutes resplen- dissantes de pierreries, même quand elles accompagnent leur père à la chasse; suivez à Aix-la-Chapelle le moine de Saint-Gall, et voyez de quel étonnement et de quelle stupéfaction les ambassadeurs bysantins et ceux d'Aroun-al-Iiaschid sont frappés en voyant apparaître le César d'Occi- dent, revêtu des insignes de sa dignité et semblable à une statue d'or ^; écoutez vous-même ce prince remuer dans son testament ce tas de joyaux et ces tables d'argent et d'or niellées, qu'il distribue par sa volonté der- nière comme il aurait pu faire des provinces de son Empire *; ou péné- trez, le jour de l'an, dans la salle du trône pour admirer les bassins de vermeil tout remplis de pierreries que les seigneurs viennent déposer aux pieds de leur maître ^•, et jugez du travail dévolu à l'art des orfèvres, appelés à donner aux métaux précieux les formes les plus riches et les ' TheodiilfiEpiscop. Aurelianens. Carmin, lih. III, carm. I, ap. Dom Bouquet, t. V, pp. 417 seq. - .Angilberli Carmin, lib. III, v. lù'--2Q6 , ap. PerU, Scriplor., t. Il, pp. 595098. ■ Monach. San Gallens. lib. Il, cap. 6 et 8, ap. Pertz, Scriplor., t. Il, p. 751. * Einliardi Vila Karoti Magni , cap. 33 (édit. citée, t. I , pp. 94 et suiv.). '' Versus Hihernici exulis , ap. Aiig. Mai, Scriplor., t. V, p. 403. Tome XXVIL 4 4 26 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE plus variées. Sous Louis le Débonnaire, le moine deSainl-Gall nous montre ce prince donnant aux églises des missels couverts de plaques d'or '. Les comtes et les grands dignitaires du palais ne devaient pas attacher moins d'importance aux joyaux et aux produits de l'orfèvrerie, car nous voyons jusqu'à des évêques oublier l'humilité chrétienne au point de garnir leur table de coupes d'or ou d'argent, enrichies de pierres précieuses 2. Dans le testament de Charlemagne, il est aussi fait mention de manu- scrits et de tapisseries '", double genre d'objets de luxe qui complétaient le faste du maître impérial. Depuis que l'ordre de Saint-Benoît, dont relevaient la plupart des mo- nastères établis dans nos contrées, avait étendu sa règle primitive à la culture des lettres, des sciences et des arts, — et surtout depuis que saint Boniface en avait recommandé la pratique au zèle et à l'activité des éta- blissements monastiques qu'il disposa, comme des colonies civilisatrices, à tous les avant-postes de l'Ostrasie, depuis le Rhin supérieur jusqu'aux bouches de ce fleuve, et dont il recruta tous les éléments dans les cloîtres anglo-saxons de sa patrie, — l'art des calligraphes et des enlumineurs formait en Belgique une des branches importantes de l'enseignement mo- nastique. 11 constituait même, selon le témoignage d'un écrivain presque contemporain, qui retraça les actes de la vie des saintes sœurs llerlinde et Relinde, filles d'Adalard et fondatrices du moustier de Maeseyck (l'an 750), une partie essentielle du programme des écoles religieuses de femmes. Élevées dans un monastère de Valenciennes, ces pieuses filles y appri- rent, non-seulement à broder en or et à assortir des dessins de pierres précieuses sur la soie, mais encore à peindre et à cciliigraphier *; et elles y devinrent si habiles qu'un hagiographe, qui vécut un siècle plus lard, mentionne avec une sorte d'admiration un manuscrit enluminé par elles et encore si frais de couleurs qu'il paraissait tout rutilant d'or et de pierreries ^. ' Monach. San Gallens. lib. Il, cap. I I, ap. Peilz, Scriptor., l. II, p. 734. - Ejusd. lib. I, cap. 18, .ip. Peilz, Scriptor., t. II, p. 738. •> Einhardi Vita Karoii Magni, cap. 55 (édit. de Ideler, t. I, pp. 96 et 97). '* Manuscrit de In Jlihliollièque de Bourgogne, n" 5l96-5"205, p. 342. ■' Bollandi Ael. SS. ad diem XU niarlii, t. III mens. Mail., p. 388, col. 2. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 27 Quant aux tapisseries historiées, elles étaient depuis longtemps un des attributs du luxe germanique. L'antique poëme de Béowulf nous parle des tapis tramés d'or qui se déployaient dans les salles des palais Scandinaves \ et les sagas poétiques de l'Edda en mentionnent sur lesquels étaient re- présentées les actions héroïques des ancêtres et qui servaient, comme la scriplura viva des églises chrétiennes dans un autre ordre d'idées, à exciter l'émulation guerrière des vivants par les exemples de courage qu'avaient légués les braves tombés dans les combats. Ces tentures étaient un pro- duit particulièrement renommé de l'industrie franque et frisonne ^. Il est à présumer que les Atrébates, si habiles à tisser la laine ^ (eux dont les birri avaient joui d'une si grande réputation dans l'antiquité romaine '^, et dont les urazzi étaient encore tellement estimés à l'époque de la renais- sance que Raphaël lui-même fit exécuter, à Arras, les tapisseries dont il dessina les cartons pour la décoration de la chapelle Sixtine ^), s'empa- rèrent , dès l'origine de l'établissement franc sur notre sol , de la fabri- cation de ce genre de produits. Quoi qu'il en soit, lorsque Clovis alla recevoir des mains de saint Remy l'eau du baptême, nous voyons la fu- ture métropole des Francs richement ornée de courtines blanches et de draperies peintes '^. Depuis l'époque du roi Dagobert, l'usage des tapisse- ries se multiplie, non-seulement dans les palais des princes et dans les demeures des seigneurs et des évêques '', mais aussi dans les églises où, pour des circonstances exceptionnelles, elles remplissent l'office que la peinture murale y remplira après la mort de Charlemagne , et où, dans les siècles fins avancés du moyen âge, elles finiront par la remplacer à son tour ^. Même le goût de ce luxe ne tarde pas à y être poussé au point ' Beowulf, Anglo-saxon poem (édil. de Kemble), lib. XV, v. 1983-1987. Comp.le commentaire de ce passage par Ettmùller, Uebersetzung der Lieder der Edda, pp. 49 el suiv. ■^ Laxdàla-Sarjn, cap. .jI. Comp. H. Lco, Ueber Beoiuulf, p. 77, note. ' Plinii Hislor. nalural. lib. VIII, cap. 48. '' Flav. Vopisc. ni Carino, cap. 20. ■• Lanzi, Histoire de la peinture en Italie (traduction de M"' Dieudé), t. II, p. 82; Kugler, Handbuch der Geschichte der Malerei, t. I , p. 602 (Berlin, 1847). « Gregor. Turon. Hislor. Francor. lib. Il, cap. 31 (édit. Migne, col. 226). ■' Monacb. San Gallens. lib. I, cap. 18, ap. Pertz, Scriplor., tom. Il, p. 738. * Éméric David, Histoire de la peinture au moyen âge (édit. citée), pp. 57 et suiv. 28 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE qu'il serait difficile de ciler une chronique conventuelle qui ne mentionne, comme un véritable événement, le don ou l'acquisition d'un de ces dor- salia, de ces cortinae ou de ces lapelia dont les églises ou les monastères s'enrichissent *. Mais le moment est venu où les peintres vont s'emparer de tout le pour- tour des églises pour y déployer les créations de leur arl. Les entraves que Charleniagne leur a posées , en leur limitant l'espace au chœur des édifices religieux, disparaissent complètement; car l'Empereur vient de mourir. Son fils, Louis le Débonnaire, bien que sa rigidité l'ait fait sur- nommer le Moine ^, a été élevé dans le midi de la Gaule et nourri des idées plus larges qui y prévalaient, parce que les mêmes causes n'y exis- taient pas, qui avaient déterminé dans le Nord les conclusions du synode de Francfort et inspiré la protestation impériale contre les décisions du concile de Nicée. Aussi livre-t-il à l'art tout le terrain que son père avait interdit aux représentations sacrées. Dès ce moment, on voit s'établir entre tous les grands édifices religieux, entre tous les monastères du nord de l'Empire, une émulation qui tient en quelque sorte de l'enthousiasme. C'est à qui d'entre eux mettra le plus de ferveur et de sollicitude à faire décorer ses parois. L'évèché de Cambrai va plus loin : il a son peintre en litre, Madalulf, qui illustre, en 825, les murs et les plafouds de l'église de Fontanelle ^. Presque en même temps, tout l'intérieur de celle de Sainl- Germain-dc-Flay, dans le Beauvoisis, est orné avec une magnificence non moins remarquable K Un peu plus tard, celle de Saint-Gall, en Suisse, ne se contente plus du simple luxe des images coloriées; elle- se remplit ' Voyez entre autres, pour l'église de Gembloiix, .4c(. ,S'.S'. ont. S. Benedicl. Vrsaeculi, pp. (iO-i el605; pour celle de Saint-Trond, Chronic. abbat. Saiul. Tnulon., ap. Luc. iJacliery, Spicileyiiim, t. VII, j). Ô74; pour celle de Waulsort, Chronic. Valciodor., ibid., p. 549; pour les églises de Liège, Chapeavilli GesUi pontiflcunt Leod., t. I, p. 205; t. Il, p. 122; et Parv. chronic. Lcod., dans la Bibliothkiue de l'école (k-x Chartes, 2"" série , t. III , p. 229 ; pour les églises de Cologne, Ruolgeri Vit. Brunonis, cap. 49, etc. - Ardonis A^/i S. Bcnedict., ap. Ducliesne, t. III, p. 588. '' Variis picluris dccnrari in maceria et ix laqijeari fecil a Madatuifo, eijreijio pictore Cainera- censis ecclesiae. Gesla abbat. Fontanellens. ad ann. 823, ap. Pertz, Scripior., l.II, |). 296. ■* Universam basilicam variis picluris decorari jussit. Gesta abbat. Fontanellens. ad ann. 825. ap. Pertz, Soiptor., t. II , p. 297. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEIISTURE. 29 de peintures et de dorures, et resplendit comme l'intérieur d'une châsse ^ En règle générale, les motifs de ces peintures étaient disposés d'après ce système de parallélisme rigoureux dont nous avons essayé de donner une idée ^, et qui , déjà complètement formulé à la fin du YIII"'^ siècle, présentait, dans la chapelle du château impérial d'Ingelheim, un type de décoration religieuse, comme, dans la salle du trône, il oHrait un type de décoration profane. Cependant, on ne se bornait pas toujours à cette simple corrélation des deux cycles de l'histoire sainte. La croix, sym- bole de la rédemption, placée sur l'autel, était, à la vérité, le lien mys- tique et visible qui les unissait l'un à l'autre, l'accomplissement à la pro- phétie; mais il fallait un moyen plus matériel et moins figuré pour faire comprendre la connexité des deux lois par l'intermédiaire du Sauveur. Aussi, voilà qu'on faisait serpenter, le long du plafond de l'église et au- dessus des scènes qui en garnissaient les parois, les ramifications énormes de l'arbre généalogique du Christ ^, avec ses soixante et quinze généra- tions, qui, à travers David, Jessé, Jacob, Abraham et Noé, remontaient jusqu'à Adam, créé des mains de Dieu *. Souvent, substituant à cet ensei- gnement historique un enseignement moral , le peintre y déroulait le tableau des angoisses des méchants et celui du Christ au jour du juge- ment dernier •'• : leçon qui toujours parlait d'en haut à la foule et lui mon- trait, dans la région de l'avenir, placée au delà de la vie, le royaume des grincements de dents et celui de la joie éternelle. Parfois aussi, sur les murs d'une abside ou d'une chapelle, où se dressait un autel spécia- lement dédié à quelque saint, on retraçait une scène de sa vie ou un mira- cle opéré par son intercession ^, ou même simplement un portrait ^. ' Parietes basilicae Sancli Galli, et in choro et foris choro et posteriora lempli.... pictura deaii- rata fecit ornari et comi. Ratperti Casus Sanct. GalL, ap. Periz, Scriplor., t. II, pp. 71 et T'î. ^ Voy. ci-dessus page 20. ' Casimm Sanct. Gall. continuai. Il, cap. 8, ap. Pertz, Scriplor., t. Il, p. Kil. * Evangile de saint Luc, cliap. 111, v. 23-38. ^ Felicis Fabri Evagator. in Terrae sanclae, etc., Pérégrination., t. Il, p. 151 (édit. de Stiitlgail . 4845). • " .\nselnii Vita Eraclii, cap. 48 , ap. Chapeavill., Gesla ponti/lc. Leod., i. I, p. 194; FoiUinall Venantii Miscellan. lib, X, cap. 6 (édit. Migiie, coi. 330). " S. Paulin. Nolan. cpistol. XXXIJI, § 3 (édit. Migne, col. 331 et 332). 30 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE Cependant, chose qui, au premier abord, doit paraître singulièrement étrange, aussitôt que l'art religieux a atteint son complet affranchissement, dès le règne de Louis le Débonnaire, quelques églises gauloises commen- cent à déployer sur leurs parois un genre de représentations qui ne sem- blent avoir aucun rapport immédiat avec celles que le principe des cycles parallèles avait consacrées : ce sont des paysages, des marines, des scènes de chasse et de pêche % motifs qui, du reste, avaient déjà, à ce qu'il paraît, servi à décorer les murs de quelques églises, en Orient, dans le courant du IV"'" siècle '^. Ce genre nouveau de scènes, dont l'introduction et le maintien dans le Nord exercèrent plus tard une si grande influence sur la direction de l'art flamand , s'explique aisément par la signification que l'exégèse des livres saints avait attribuée à certaines figures ou à cer- tains faits de l'Ancien Testament , mis en rapport avec les actes de la loi nouvelle. En effet , dérouler aux yeux de la foule le tableau merveilleux de la terre, n'était-ce pas rendre visible et proposer à l'admiration des fidèles l'œuvre immense de Dieu, le milieu dans lequel respire l'être pri- vilégié du Créateur? Le paradis terrestre, « ce jardin délicieux et peuplé » de toute sorte d'arbres beaux à la vue, que le Seigneur avait plantés » dès le commencement, et dans lequel il mit l'homme qu'il avait créé ^ » , n'était-il pas l'image de ce paradis céleste dont le Sauveur était venu mon- trer le chemin et ouvrir les portes aux nations? D'ailleurs, une foule de paraboles ne pouvaient être interprétées par l'art que dans le cadre obligé d'un paysage : celle des épis rompus, celle des ouvriers envoyés à la vigne, celle de la semence et de l'ivraie. En outre, plusieurs individus du règne végétal devaient à quelque similitude employée, soit dans les psaumes, soit dans les évangiles, soit dans quelque autre partie des livres saints, une signification dont les exégètes, et, par suite, les artistes, n'avaient pas manqué de s'emparer. Ainsi, une poétique comparaison de David* et les ' Agob.ird. (le Imagiiiibus , in 0pp. I. I , p. 266 (édil. cilée). - Voyez les sources indiquées par Émérie David, Hisluire de lu peinlurc au moyen âge (édil. citée), p. 37, note 5. ' Genèse, chap. 2. ■* Psawiie XCI, v. 12 et 13; S. Augustin. E narrât, in Ps. XCI, § 15. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 31 branches de palmier portées devant le Christ à son entrée à Jérusalem, avaient fait de cet arbre le symbole du triomphe chrétien, c'est-à-dire de la vie éternelle. Ainsi , le saule est l'emblème de la loi de l'Évangile, dont les rameaux nombreux sont donnés à tous les peuples de la terre, sans que le tronc en diminue ^, et l'amandier représente la vigilance, parce que le nom hébreu de cet arbuste, scheked, signifle ^mî veille ^. Ainsi encore, le Sauveur ayant dit : a Je suis la vraie vigne ^ » , le cep est devenu l'image du Christ et de sa doctrine *. Les marines n'avaient pas moins leur raison d'être. L'arche de Noé. flottant sur les eaux du déluge , et le passage des Israélites par la mer Rouge, u'étaient pas les seuls faits de l'histoire sainte qui réclamassent cet élément pittoresque. Plus d'une scène de la vie du Sauveur le récla- mait aussi. De ce nombre étaient la tempête apaisée, saint Pierre marchant sur les eaux, et particulièrement l'histoire, si fréquemment reproduite, de Jouas, en qui le Sauveur était préfiguré. Qui hésitera à reconnaître dans les scènes de pêche, soit la pêche mira- culeuse, soit la figure de ces paroles, adressées par le Christ à ses disci- ples : « Suivez-moi , et je vous ferai devenir pêcheurs d'hommes? » Quant aux chasses, elles ne nous paraissent pas moins pouvoir se jus- tifier par la signification attribuée à certains animaux malfaisants. Ainsi . ' Hermae Pastor, ap. Hefele, Pair. aposloL, lib. III, simiUlud. 8, p. 402. Comp. S. Augustin, in Ps.CXXXVI,%&, 10, 32. ^ Jérémie, chap. I, v. il et 12. Comp. Nork, Elymologisck-symbolisch-mythologisches Real- Worterbuch, voc. Mandelbaum. ^ Évang. de saint Jean, chap. XV, v. 1 . * Dans les catacombes de Rome et sur beaucoup de pierres tumulaires des premiers siècles chrétiens , on remarque des ceps ou rameaux de vigne où est perchée une colombe becquetant des grappes de raisins, conmje symbole de l'ûme chrétienne, qui se nourrit de la parole du Sau- veur. C'est une figure de ce genre que décrit un poète du VI™° siècle, dans ces vers composés à propos d'une peinture murale qui ornait le palais de Villicus, ôvêque de Metz : Vitibus intextis aies sub pnlmite vernat , Et Icviter pictas carpit ab ore dapes. MuUipUccs epulas meruit conviva tenere , Jspicit hinc uvas, inde falerna bibit. Fortunat. Venant. Miscellaii. lili III , cap 17 (édit. Migne, col. 159) 32 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE le lion était, comme nous l'avons dit, le symbole du démon, d'après une comj)ai'aison employée par saint Pierre et reproduite par tous les Pèi'es, qui, depuis saint Augustin ^, ont mis le Christ en rapport avec Sarason, et nous ont montré, dans le héros de Dan terrassant le lion , une image pro- phétique du Sauveur domptant l'esprit du mal. Le dragon était également une image de Satan, comme nous le prouvent, non-seulement la légende de saint Georges, mais encore le serpent du paradis terrestre, une compa- raison de David - et la lutte de l'archange Michel avec le monstre de l'Apo- calypse ^. Le loup et le léopard sont aussi les ennemis de l'homme * ; le loup surtout est en exécration, parce que le Sauveur lui-même y a com- paré les faux prophètes couverts de peaux de biebis "'. Aussi, la chasse faite aux animaux sauvages et dangereux, particulièrement aux lions et aux dragons, était-elle simplement une forme allégorique du combat que le devoir commande au chrétien de soutenir contre les mauvais esprits. C'est pour cette raison que l'on sculptait assez fréquemment des chasses de cette nature sur les fonts baptismaux, oii l'homme prend la qualité de chrétien et l'engagement de soutenir cette lutte avec courage. Annotons ici , en passant, que la Belgique possède encore un curieux échantillon de sculpture de ce genre dans l'église du village de Zedelghem, dans la Flandre occidentale ^. Oi', les scènes de cette catégorie devaient, pour un double motif, être ac- cueillies avec faveur par les Francs. Elles devaient leur plaire d'autant plus qu'elles servaient à traduire, par le langage de l'art et sans sortir du cercle tracé par les exégètes, une foule de passages de l'Ancien et du Nouveau Testament, et qu'en même temps elles permettaient de donner satisfaction au goût particulier qui distinguait la race franque. En effet, le natura- lisme, que les motifs de cette espèce flattaient si adroitement par le parti ' Samson Christum significabat. Sanct. Augustin. De tempore serin. 106, in 0pp., t. X, p. 295 (éJit. (le l*lantin, 1376). - Psaume XC, v. lô. ' Apocalypse, chap. XII, v. 7. ^ Ezéchiel, cli. XXlll, v. 27; Jéréiiiie, chap. V, v. 6 ; Actes des Apôtres, chap. XX, v. 29. ■'• Èvaiuj. de saint Mutihieu, chap. VII, v. 15. f' Monographie des fojits baptismaux de Zedelghem. pi. 11"" (Bruges, 1833). DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 33 qu'ils permettaient de tirer du paysage et des merveilles du règne végétal, était dans une parfaite harmonie avec les tendances les plus intimes de l'es- prit national; car il se rattachait étroitement aux idées cosmogoniques qui constituaient le fond de l'ancien paganisme germanique et Scandinave; et, comme nous l'avons fait remarquer, les Francs étaient loin d'avoir com- plètement oublié les enseignements odiniques, qui transformaient en divi- nités toutes les forces de la création, tous les phénomènes de la nature extérieure, et qui prescrivaient l'adoration des sources, des fleuves, des montagnes, des arbres et des forêts; en un mot, de tous les éléments con- stitutifs du paysage. Le catalogue des pratiques païennes contre lesquelles s'éleva le concile de Leplines, nous montre qu'au VIII'"° siècle, le culte des arbres, des sources et des pierres n'était point extirpé de nos con- trées *. Sous Charlemagne, en 789, le concile d'Aix-la-Chapelle eut encore à sévir contre des rites semblables ^. Voyons maintenant comment l'Église chrétienne procédait, dans ses premières relations avec le paganisme ger- manique, pour le conquérir au Christ. L'économie de sa conduite nous est révélée tout entière dans une des lettres les plus curieuses de saint Gré- goire, dans celle qu'il adressa au moine Mellitus ^. 11 ne recommande pas la destruction des temples ; il ne prescrit que la destruction des idoles et la sanctiOcation des temples aux moyens d'autels et de reliques. Il n'exige pas la suppression des gildes ou festins fraternels et religieux que les néophytes eux-mêmes continuent, selon l'usage national *, à célébrer dans des cabanes de feuillage dressées autour des églises ; seulement il demande que, dans l'impossibilité d'extirper cette habitude invétérée, on la transforme, et qu'au lieu de manger et de boire en l'honneur des dé- mons, on se nourrisse dans ces banquets en glorifiant Dieu comme le dispensateur de toutes choses ^. Conformément à ce même esprit de cha- rité, ou de sage politique si l'on veut, l'Église toléra une foule d'autres ' Indicul. superstition, et paganiar., n"* 6, 7 et H , ap. Baluze , CapitiUar., t. II , p. I 50. - Concil. Aquisgranense ann. 789, art. 63, ap. Baluze, Capitular., t. I, p. 25.5. ^ Sancti Gregorii Epistolar. lib. XI , epist. 76. * Taciti German., cap. 22; Uistoriar. lib. IV, cap. 14. Comp. Lelirbuch der nordischen Alter- thumsktmde, pp. 34 et suiv. (Copenhague, 1837). 5 Voyez Ozanam , La Civilisation chrétienne chez les Francs, pp. 141-143 (édit de Liège, 1850). TcME XXVll. s 34 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE coutumes païennes ou de pratiques plus ou moins inoffensives; mais elle s'appliqua à y donner une signiiication chrétienne, à introduire dans une forme ancienne un sens nouveau, et de celle manière elle sut, avec une habileté souvent merveilleuse, tirer parti des traditions populaires et même des superstitions qu'elle combattait, pour rendre plus facile l'ac- ceptation des vérités qu'elle enseignait. Ainsi, entre autres, aux prome- nades mystérieuses du char de la Hertha germanique ', elle substitua l'idée des chars sur lesquels on promenait soit des images, soit des reliques de saints, comme l'attestent même de nos jours le cm- de Sainte-Waudru, à Mons, et celui de Sainte-Gertrude, à Nivelles, de même qu'elle remplaça par la fête des Rogations celle des ambarvales romaines ^. Ainsi encore aux arbres, qui, plantés dans des carrefours ou au bord des roules, étaient l'objet d'une vénération païenne, elle cloua quelque image sainte ou le symbole de la croix, de même qu'elle bâtit de petites chapelles à la place des cases ^ que la superstition franque élevait à ses divinités, soit dans les champs, soit sur les berges des grands chemins, soit dans les soli- tudes des bois. Le même esprit de sagesse devait lui commander de donner une direction au sentiment naturaliste des Francs septentrionaux, en s'em- parant de leur goût pour les objets de la création visible, sous le prétexte d'un moyen de décoration, pour les proposera la foule, non plus comme renfermant quelque esprit topique, mais comme des objets de glorifica- tion, comme des œuvres du Dieu vrai et unique, et pour les sanctifier en quelque manière en les dépouillant des idées païennes qui s'y ratta- chaient naguère, et en les revêtant d'idées empruntées au symbolisme chrétien. L'introduction des paysages, des marines et des scènes de pêche et de chasse dans les peintures murales des églises, s'accordait donc avec les propensions naturalistes si puissamment développées chez les Francs. Ce qui devait leur plaire surtout, c'étaient les tableaux émouvants, drama- tiques et belliqueux de la chasse à laquelle ils se livraient avec une ardeur ' Tacit. GiTitian., cap. 40 et 45. - Ideler, Lebvn tmd Wandcl Karls des Grossen, t. Il, p. 59. ^ Indicid. superslilion. et paganiar., n" 4. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE 3S si passionnée K Depuis leur élablissement clans les larges plaines de nos provinces maritimes et dans les vastes forêts qui couvraient la partie cen- trale et orientale de la Belgique, nous les voyons se préoccuper de tracer dans leur loi un certain nombre de textes qui se rapportent à la vénerie, et où leur esprit national se révèle tout entier. Ainsi, lorsque le vol d'un chien de berger est soumis à une composition de 120 deniers, celui d'un chien de chasse, chef de meute, est soumis à une composition cinq fois plus forte -. Quand le vol d'une vache et de son veau se compense par 1400 deniers '\ celui d'un cerf apprivoisé et exercé à la chasse n'en- traîne pas un Welinjeld moins élevé *. Le prix d'un faucon dressé est surtout fixé très-haut; car le vol d'un accipitre de ce genre ne peut être apaisé qu'au moyen de 1800 deniers ^, c'est-à-dire 400 deniers de plus que la valeur d'un bœuf 6, ou un chiffre égal à celui qu'on peut réclamer pour un taureau qui sert à la saillie dans trois villas ". Si la loi salique ne suffisait pas pour nous montrer quelle importance les Francs atta- chaient aux plaisirs de la vénerie, nous trouverions dans toutes les chro- niques des textes prêts à nous éclairer à ce sujet. Descendants de ces Germains qui, d'apiès le témoignage de César ^, partageaient leur vie entre la guerre et la chasse, n'est-ce pas au milieu d'eux que l'Aquitain Hubert, le Nemrod du moyen âge, devint le patron si célèbre des veneurs 9? N'est-ce pas dans la forêt des Ardennes que les annalistes du IX'"^ siècle font sonner les trompes, aboyer les meutes et hennir les chevaux des chasses impériales que Charlemagne ^^ et Louis le Débonnaire y condui- ' Montfaucon, Monuments de ta monarchie française, t. II, p. 384. - Lex Salica, tit. VI , § 1 et 5, p. 251 (édit. de G. Waitz; Kiel, 1846). ■ ML, tit. III, § 3, p. -2-20. ' Ibid.. tit. XXXIII, §2, p. 241 ^ Ibid., lit. vu', §5, p. 222. « /6irf., lit. III, §4, p. 220. ■' Ibid., lit m, §6, p. 220. « Caesar. De Uello G allie, lib IV, cap. 1 ; lib. VI, cap. 2! et 28. » Anselin. Vil. S. Huberti, cap. 21 , ap. Chapeavill., Gest. pontifie. Leod., t. I , p. 152. '0 Einhard. Vit. Karoli Magni, cap. 19; Einhard. Annal., ad ann. 815; Monacli. San Galiens. lib. II, cap. 8, ap Pertz, Script , l. II. Conip. llincmar. 0pp.. édit. de Siimond, t. Il, p. 202; Capitular. de villis , a n.56; CapiUdar. de Missis dominicis, art. 39. 36 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE saient ^? Au milieu même de ses expéditions militaires, ne voyous-uous pas Charlemagne profiter du moindre moment de repos pour se donner la distraction d'une chasse ^? Et qui ne se souvient de la meule exercée qu'il envoya au calil'e Aroun-al-Raschid pour courre les tigres et les lions ^? Enfin , l'Empereur ne fait-il pas de la chasse un objet d'éducation pour ses enfants '^?Tel est l'entraînement avec lequel on se livre à ce noble amu- sement, que Charles se voit forcé d'introduire dans un de ses Capitulaires une disposition qui défend expressément aux serviteurs de Dieu d'entre- tenir des chiens de chasse, des accipitres et des faucons ^. Mais il a beau faire, il a beau multiplier les mesures de rigueur, ses successeurs ont beau en prendre à leur tour pour mettre un frein à ce plaisir tout national, les Francs ne renoncent point à se livrer à cette volupté passionnée, comme l'appelle un moine ostrasien du IX""^ siècle *'. Un autre moine, qui vivait trois siècles plus tard, le Brabançon Gillebert, nous atteste que, de son temps , celle ardeur ne s'était point ralentie , et que les abbés et les pré- lats ne se rendaient même aux synodes provinciaux qu'accompagnés de leurs meutes et de leurs fauconniers, l'émérillon sur le poing ". Mais ce n'étaient pas uniquement des souvenirs religieux et l'habitude des courses forestières qui développèrent et entretinrent si puissamment chez les Francs septentrionaux le goût, nous dirions presque l'amour des scènes de la création; un autre motif encore contribua à exciter leur sym- pathie pour les grands el poétiques spectacles de la nature. En effet, ces hommes du Nord, placés sous un climat où la beauté ' Einhard. AnnaL, ad ann. 819; Thegan. Vil. Ludovici PU, cap. 19, ap. PcrU, Scriptor., t. Il, p. 59i. ^ Monach. San Gallens. lib. II, tap. 17, ap. Pertz, ibid., p. 7G0. ^ Monach. San Gallens. lib. II, cap. 9, ap. Pertz, ibid., p. 752. ' Einhardi Vila Kuroli Mcigni, cap. 19. ■" Capitular. I ann. 769, ap. Baluze, Capilidar. rcg. Francor., t. I, p. 189. •"' Wandalberti Uiaconi Carmen de niensium nominibus. MS. de la Bibliothèque de Bourgogne , n" I068I , p. 84. Le moine dont il est question ici appartenait an monastère bénédictin de Prum. Comp. Grasze, Leliihuch einer allrjcmeiiien Literdrgeschichie, t. Il, 1" partie, p. 223. T Gilleberti Carmin., carm. I, sir. 67 et 68. (Hamme, 1849.) Nous n'hésilons pas à croire, avec le savant éditeur de ces deux poèmes découverts par M. Bock dans la hibliolhè<|ne de Bourgogne, que le moine Gillebert n'ait appartenu à qmdque couvent brabançon. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 37 vivante de la nature n'est en quelque sorte qu'un phénomène passager, qu'une apparition pour ainsi dire fugitive, où les hivers sont âpres et longs et les printemps pâles et de courte durée, ces hommes devaient s'attacher à fixer, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dans leur intérieur, les splendeurs printanières de la terre à peine entrevues pendant le peu de jours que dure la belle saison. Ils devaient aimer à s'entourer d'une nature factice et à vivre, durant les longs mois d'hiver, au milieu de fleurs et d'arbres, de riantes campagnes et de ciels bleus, qu'ils demandaient aux pinceaux et aux couleurs, parce que la création elle-même ne les leur montrait que passagèrement pour leur en laisser le regret pendant long- temps. De là ce sentiment profond de naturalisme, du paysage, qui a été un des caractères distinctifs de l'école flamande au XV"* siècle, et qui se manifeste, à travers tout le moyen âge, non-seulement dans les produc- tions de la peintui-e, mais encore dans les productions littéraires fournies par des Belges. Aussi bien parcourez tous nos poètes, depuis le roman du Renard jusqu'à ceux qui ont vécu à l'époque de la renaissance, depuis le roman du Renard, oîi les cours plénières du lion se tiennent toujours à la Pentecôte, au milieu des arbres verts et des prés fleuris, jusqu'à Jean Lemaire, qui fait flotter autour du lit de Vénus des courtines de verdures jolies, vous n'en trouverez pas un qui n'ait consacré quelques vers à décrire les charmes du renouveau. C'est un concert unanime de joie au retour du printemps et à la venue des hirondelles qui gazouillent et des rossignols qui chantent. Dès la première aube du mois de mai , voyez comme la poé- sie court s'ébattre sous Vombreuse verdure des bois remplis de flourettes, dans les vergiers où se jouent des ricux plaisants et folâtres, dans les praiels aromatiques et vcrdets K 3Iais c'est surtout dans ce genre de petites com- positions littéraires qui portent le nom de pastourelles et dont les trouvères de la langue d'oil, aussi bien que nos vieux rimeurs flamands, nous ont laissé tant de naïfs échantillons, que ce sentiment du paysage se manifeste presque à chaque ligne, il n'est pas jusqu'à ce vaillant duc de Brabant, ' Oudvlaemsche liederen , uitgegeven door Willems; Oude en nicuwe liedjes , byeenverzameld door Snellaert; Oudvlaemsche liederen en andere gedichlen der XIV en XV' eeuwen : Rilmes et refrains tournésiens , elc. 38 MEMOIRE SUR LE CARACTERE Jean I", qui, écrivant, entre deux batailles ou entre deux tournois, une pastourelle devenue célèbre, n'ait enchâssé son rliythme amoureux dans un cadre parfumé de fleurs printanières ^ Même au XV"* siècle, ce goût des bergeries est si grand encore que l'on voit un écrivain, qui apparte- nait évidemment à la cour de Philippe le Bon, emprunter à l'idylle son théâtre agreste pour y dérouler allégoriquement le tableau de l'horrible lutte des Armagnacs et des Bourguignons ^. La peinture est la poésie de la forme et des couleurs, comme la poésie est la peinture des pensées et des sentiments surtout. Aussi ce que les poètes chantent, les peintres le peignent, et ceux-ci toujours cèdent au même entraînement général que ceux-là : intime et naturelle corrélation des deux arts qui s'est montrée à toutes les époques , au moyen âge comme aujourd'hui. On ne doit donc pas s'étonner de voir, dès l'admission de la peinture murale dans les églises franques, un rôle aussi large attribué au paysage, aux beautés infinies de la création visible, aux splendeurs du règne végé- tal , à tous les aspects de la nature , et aux scènes si diverses que pré- sente l'activité humaine dans le milieu oii le ciel nous a placés. Que ce genre de motifs dont Agobard nous signale l'introduction dans la peinture religieuse sous le règne de Louis le Débonnaire, n'ait prévalu dans nos contrées, depuis celle époque et pendant tout le moyen âge, nous ne croyons pas qu'on puisse le mettre en doute. Car, au moment où ils furent inaugurés, ils eurent à 4a fois, comme nous l'avons démontré, le privilège de donner satisfaction à des souvenirs odiniques mal effacés encore, et à ce besoin si naturel à l'homme de prolonger, au moyen des illusions de l'art, les sourires du printemps à travers les mois mélanco- liques de l'hiver, et d'emprunter à la magie des couleurs les doux rayons d'un soleil factice, la fraîche verdure des feuillages et l'éclat varié des fleurs éternellement épanouies. Plus tard ils se maintinrent en vertu de ce même besoin; et, à mesure que s'effaça le souvenir des dogmes cosmo- goniques du paganisme Scandinave, qui avaient aidé à les introduire dans ' Rymhronyk van Jan Van Heelu. Inlroduclion , pp. lxvi et lxvii. - Le Pusloralel, MS. de la bibliothèque de Bourgogne, n° I 1,064. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 59 le cercle de l'art chrétien, ces représentations conservèrent leur rôle et leur importance, grâce à riiabilude qu'on avait contractée de les voir em- ployer dans la décoration des églises. Au fait, les quatre derniers échan- tillons de peinture murale que les édifices religieux de notre pays aient gardés presque intacts, sont là pour prouver qu'au XV""= siècle, les motifs dont nous parlons étaient encore en honneur. La cathédrale de Liège étale à sa voûte un gracieux entrelacement de branches entre lesquelles se jouent toute sorte d'oiseaux au plumage doré, qui semblent chanter au ciel le naïf hosanna des bois. Au plafond de l'église de Bastogne on remarque à peu près le même système de décoration : ce sont de légers réseaux de feuil- lages qui se croisent et se tortillent autour d'une inûnité de personnages bibliques, comme l'attestent les inscriptions dont ils sont accompagnés. Une autre église de Liège, celle de S'-Jacques, nous montre une voûte où les ramilles, au lieu d'être peintes, sont formées d'une résille de flnes arêtes qui embrassent de leurs mailles une quantité de médaillons, ca- mées coloriés où sont représentées les figures les plus importantes de l'Écriture sainte. Mais rien n'égale peut-être la splendide chapelle des mar- quis d'Anvers *. Dans les espaces triangulaires, ménagés entre les nervures qui s'entrecoupent symétriquement à la voûte, on voit se multiplier le chiffre des royaux époux, Philippe le Beau et Jeanne la Folle, formé de deux lettres d'or, P et J, unies au moyen de rubans ou de lacs d'amour, tandis que, sur les parois du petit monument, se tordent et circulent d'am- ples et superbes rameaux de feuillages et de fleurs fantastiques , comme on en voit serpenter sur les étoiles dont les peintres du XV""" siècle aimaient à revêtir les saintes ou les reines. Le goût national une fois épris de ces motifs puisés dans le livre tou- jours ouvert de la nature, ceux-ci n'eurent pas le privilège exclusif de servir à la décoration des édifices religieux. La raison qui leur avait fait prendre faveur dans les églises devait naturellement les faire admettre avec plus d'enthousiasme encore dans les habitations particulières. Aussi, ' Celte chapelle, peinte en 1496, était destinée à l'usage de Philippe le Beau et de Jeanne de Castille, lorsque, après la célébration de leur mariage à Lierre, ils se rendirent à Anvers. Elle fait actuellenieut partie de l'habitation de M. d'iianis Van Cannaert. 40 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE dès le IX™' siècle, nous voyons les demeures des évéques, des seigneurs et des abbés, embellies par des peintures dont les détails sont empruntés aux produits de la flore septentrionale. Un moine irlandais, Sedulius, qui avait cherché un asile à Liège, durant les troubles dont sa patrie fut agitée à cette époque, par suite de l'invasion des pirates danois, écrivit à l'évèque Hircaire (840-855), en comparant aux salles fastueuses du prélat son misérable réduit, exposé à toutes les intempéries de l'hiver : « Sur votre » toit rayonne une lumière sereine. Vos faîtes resplendissent peints avec un » art nouveau; toute sorte de couleurs égayent vos lambris, et un grand » nombre de figures charmantes y brillent.... : car les violettes et les belles » roses du printemps forment à vos plafonds comme un parterre perpé- » tuellement fleuri ^ » Parfois, il est vrai, l'art profane ne se sert de ces éléments de décoration que pour y encadrer des scènes ou des figures his- toriques, comme nous l'atteste le moine brabançon Gillebert, dont nous avons déjà eu l'occasion d'invoquer le témoignage. En blâmant avec une véritable verve de poète indigné la magnificence désordonnée des prélats de son temps : « Regardez, s'écrie-t-il, les faîtes élevés de leurs demeures. » Elles rivalisent avec les palais des rois de l'antiquité. Eux ne se conten- » lent pas de ces hautes murailles , ils les font peindre de toute sorte de » couleurs. L'habitation porte sur des colonnes de marbre, et la grand'- » salle est ornée de tapisseries de diverses nuances, ou, ce qui est un luxe » plus raffiné, les parois en sont peintes et elles montrent aux yeux les » actes illustres des princes ^. » Cependant, l'introduction de ces scènes profanes dans la décoration des demeures abbatiales ne fut sans doute qu'une exception à l'époque où le poète nous reporte, c'est-à-dire à la fin du XII""" siècle, époque où la simonie ouvrait, dans notre pays, les ave- nues des hautes dignités de l'Église ou l'accès des riches prébendes, non- seulement aux hommes d'épée, mais à tous ceux qui les voulaient acheter ^ ' Nam vcslre viole seu rosa pukhra Jnhesere loUs perpetc sede. (Sedulii Scoli Carmin., filS. de la Biblioth. de Bourg., n» 10725, p. 214 r., 2= col.) - Gillobei'ti Carmen I , sirop. 52 et ô5. 5 Sur les désordres qui affligeaient alors l'Église de Liège, voy. Chapeavill. Geslu, t. II , p. 93 DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 41 Elles irouvèrent plus natuiellemeiU leur place dans les habitations des ba- rons et des seigneurs, surtout alors que la ferveur des croisades animait au même degré les villes et les châteaux belges , et que le récit des merveilleux combats livrés et des grands faits accomplis dans les guerres d'outre-mer défrayaient toutes les veillées. Peu de lignées seigneuriales qui n'eussent fourni quelque lance ou quelque épée à ces aventureuses expéditions. Les actes d'héroïsme par lesquels s'étaient signalés les croisés qui revenaient dans la terre natale, ou ceux qui restaient en Orient, soit parce qu'ils y avaient succombé dans quelque lutte épique, soit parce qu'ils avaient conquis dans cette région lointaine quelque fief de duc ou de comte, en- traient dans les archives de la famille dont ils devenaient le patrimoine et l'héi'ilage. Traditions du foyer domestique, la bouche de quelque conteur les transformait, durant les longues soirées d'hiver, en légendes poétiques, et la plume des scribes les consignait sur le vélin historié d'images, tandis que les peintres les retraçaient sur les parois des grandes salles des ma- noirs, et que l'aiguille patiente des châtelaines en brodait les épisodes variés sur le lin des tapisseries ^. A ces scènes essentiellement historiques l'art, appelé à décorer des édi- fices profanes, en mêlait sans doute beaucoup d'autres empruntées soit aux chants de geste, soit au roman du Pienard : car, dès le XII'"'= siècle, nous voyons, d'une part, s'ouvrir ces vastes cycles de poèmes chevaleres- ques qui forment la principale richesse littéraire de la langue d'oil et de l'idiome flamand, et, d'une autre part, se multiplier les ramifications si nombreuses et si luxuriantes de l'histoire populaire dont le renard est le héros. Car il est peu de ces romans qui , en décrivant une salle disposée et page 126. Dans ce dernier passage, le moine Gilles d'Orval nous apprend que l'évêque Radulplie de Zœliringen alla jusqu'à faire vendre les prébendes au plus offrant, en plein marché et sur l'étal d'un bouclier. ' Nous ne mentionnerons à ce propos que la plus célèbre production en ce genre qui nous reste, la tapisserie de Dayeux, qui, d'après la tradition, fut faite par une princesse flamande, Malliilde, épouse de Guillaume le Conquérant, et sur laquelle sont représentés les épisodes les plus saillants de la conquête de l'Angleterre par les Normands. Elle a été décrite par M. Lancelot, dans les Mémoires de l'AcaiJémie des Inscriplions et Bellcs-Letlres, t. VIII, pp. 602 et suiv. M. Achille Juhinal nous l'a fait mieux connaître par la gravure et par un texte explicatif. Tome XXVIL « 42 mémoire: sur le CARACTERE pour un festin on ponr les pompes d'une cour plénière , ne déroulent le Ion" des parois quelque tapisserie où l'on voit représenté soit Hector le preux (réminiscence des traditions fabuleuses par lesquelles les Francs aimaient à rattacher leur origine à la ville de Troie), soit un de ces héros imaginaires dontjes trouvères et les ménestrels allaient de château en château raconter les aventures et les prouesses. C'est à cette série de repré- sentations que se rapportent évidemment, entre autres passages, celui où Wolfram von Eschenbach décrit le beau cavalier qu'il fait caracoler dans le poëme de Perceval ^ et celui où l'auteur inconnu du ISibdwujenUed se plaît à dépeindre la grâce et la beauté du fils de Sieglinde -. Quant à celles que l'art emprunta au roman du llenard, elles durent être particulière- ment en faveur; car aucun écrit peut-être n'obtint une popularité compa- rable à celle dont cette curieuse satire des ordres monastiques jouit dans nos contrées durant les trois derniers siècles du moyen âge '\ En effet, quand on voit, selon le témoignage d'un trouvère qui remonte à peu près au temps de Philippe-Auguste, les moines eux-mêmes accueillir les épisodes de cette fable ingénieuse : En leur mouslier ne font pas faire Sy bien l'imaige Noslre-Dame Que ceulx de Renard el sa Came *; quand on voit, dès le Xll""^ siècle, l'abbé Thierry de Saint-Trond don- ner à des vases de son église la forme grotesque d'un renard dont la queue recourbée en constituait l'anse ^ ; quand on voit plus tard tous les héros de cet étrange poëme s'accrocher, avec ceux des dictiers de nos vieux mé- ' Parcival, tradiiclion de San Marte, p. 1"21. 2 Nihehmgenlied , traduction de Sinirock , p. 54. ■■ Uiio preuve curieuse de la popularité dont ce roman jouissait dès le commencement du XIII™'= siècle, nous est fournie par le chroni(iueur liégeois Gilles d'Orval. Voy. yEgidii Âureae Vallis Vit. Hvgon. de Petra Ponte, ap. Chapeavill., Gesta , t. Il , p. 231 . Comp. Lex Salica, tit. XXX, art. -i. * Capeligue, Histoire de Philippe- Aufjuste, t. I, p. 167. ( Édit. de Bruxelles, Hauman, 1850). Un texte L saint Bernard nous prouve à quel point ces peintures envahirent jusqu'aux cellules monastiques. S. Bernardi Opp., 1. 1 , p. 345. ■' Chrome, abbiit. S. Trwion , lib. 1, ap. Luc. Dacliery, Spicileg., t. VII, p. 403. ( Edil. de Paris, 1666.) DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 43 nestrels, aux chapiteaux des colonnes de nos édifices civils ', el même aux stalles de bois dont les sculpteurs du XV""' siècle enrichirent le chœur de nos églises^, on ne saurait douter que la peinture murale n'ait largement exploité aussi les scènes goguenardes et narquoises dont l'histoire du renard est remplie, pour les fixer sur les parois des castels, et surtout sur celles des demeures des riches bourgeois, qui, eux, n'avaient point de traditions chevaleresques à perpétuer dans leur famille. Dès le moment où s'opéra dans l'architecture la révolution qui substi- tua au style roman le style ogival, le caractère des peintures murales dut nécessairement se modifier aussi. Dans les édifices qui présentaient la forme romane, elles pouvaient s'étendre et se développer librement sur de vastes pans de mur. Au contraire, dans ceux auxquels le style nouveau imprima son cachet, elles durent se resserrer dans un espace de plus en plus restreint, selon que les arêtes des piliers s'emparèrent des voûtes des églises, que les motifs de décoration architectonique se multiplièrent el en envahirent les parois, et que l'ogive, en s'affaissant sur elle-même, s'évasa et protégea de cette manière le développement toujours croissant des baies des verrières. Ce mouvement commença au XII"' siècle, et il avait atteint son apogée vers la fin du XV™". Durant cet intervalle, un nouveau genre de peinture s'introduisit, et il arriva, vers la fin de la période ogi- vale, à un degré de perfection et de magnificence que rien n'a égalé depuis : nous voulons dire la peinture sur verre. Depuis une époque fort reculée de l'antiquité, on savait fabriquer le verre dans la Gaule ^, où on le transformait en ustensiles de toute espèce *. Cependant on ne l'employa guère aux fenêtres avant le III""' siècle de notre ère. Les plus anciens témoignages qui nous montrent les églises gauloises l'appliquant à cet usage, ne remontent pas plus haut que le VI"" siècle, et ' On a, sans doute, remarqué les scènes passablement graveleuses qui ornent les chapiteaux des colonnes de la galerie extérieure de l'hôtel de ville de Bruxelles. Ne les prendrait-on pas pour la traduction figurée de quelque page de Rutcheuf? - De ce nombre sont les stalles de l'église de Hoogstraeten, dans la Carapine anversoise. ^ Plinii Hislor. natur. lih. XXXVI, cap. 26. ^ Strabon. Ue situ orbis lib. VI, t. I, pp. 364 et siiiv. (édit. d'.Vmsterdani, 1652). 44 MÉMOIRE SUR LE CARACTÈRE ce sont le poëlc Forlunat ' et l'historien Grégoire de Tours ^ qui nous les fournissent. Toutefois aucun de ces deux écrivains ne nous dit que ces ver- rières fussent de diverses couleurs ^. A la vérité, les vitraux de ce genre étaient déjà en usage ailleurs dans un certain nombre d'églises, depuis la fin du 1V""= siècle, comme nous l'atteste le poète Prudence, dans une de ses hymnes sur les quatorze martyrs *. Mais la peinture sur verre propre- ment dite n'est pas antérieure au X1II""= siècle, et depuis cette époque seu- lement elle servit cà décorer particulièrement les édifices religieux ^. Dès lors aussi ce que l'art perd graduellement d'espace sur les parois des églises, il le i»a"ne sur les surfaces des verrières, où les scènes cycliques et parallèles des deux lois commencent à s'étaler ^. En même temps les tapisseries se multiplient, et dans toutes les circonstances solennelles on les accroche aux murs et aux piliers et on les pend devant le canceUiim et devant le crucifix dressé au milieu de l'église ^ Et sur les verrières, de même que sur les courtines, l'élément réaliste conserve toute sa force et sa valeur, c'est-à-dire que les motifs empruntés au règne végétal y conti- nuent leur rôle, comme ils le continuent dans toutes les fantaisies, fleurs et feuilles, que l'architecture ogivale brode avec une profusion toujours croissante autour de tous les membres des édifices qu'elle élève. Ce même élément prédomine aussi dans les décorations profanes, comme nous l'at- testent les vignettes de tous les manuscrits du XIV"'" siècle, sur les pages desquels vous ne verrez pas un intérieur de salle princière ou seigneu- riale où ne se déploient des étoffes historiées de ramages, où les trônes des souverains n'en soient drapés, où les nobles châtelaines et les prin- < Fortunat. Venant. Miscellan. lib., H, cap. 1-i, De Ecdesia Parisiaca, v. 13 et 14 (édil. Migne, col. 104 et 105). 2 Gregor. Turon. Hlslor. Francor. lib. VI, cap. 10; lib. VII, cap. -29; Miraculor. lib. I, De Gloria Martyr, cap. 59 (édit. Migne, col. 582 , 434 et 759). ' M. Éméric David (Uist. de la peinture au moyen âge) prétend que les vitraux mentionnés par Fortunat et par Grégoire de Tours étaient de verre teint. Cependant les textes n'en disent pas un mot. ' Auiel. Prudent. Clément. Peristephan. Hymn. XII, dans la Bibliotlieea viaxim. PP., t. V, p. 1035 (édit. de Lyon). 5 A. Lenoir, Musée des monuments français, t. VIII, p. 90. ^ Voy. ci-dessus page 20, not. 3. ' --Egid. Aureae Vallis Vil. Radulphi, cap. XLVIII, ap. Chapeavil!., Gest., t. II, 122. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 4S cesses n'en soient vêtues. Fidèle encore à ce même sentiment à l'époque où la renaissance opéra contre l'esprit du moyen âge sa réaction classique ou païenne, Van Orley, le peintre gagiste de la cour de Charles-Quint, persévéra dans cette voie si essentiellement germanique que ses prédéces- seurs flamands et francs lui avaient ouverte. En effet, sur les vastes et splendides tapisseries dont il traça les cartons et qui servaient à décorer les résidences et les palais impériaux, n'a-t-il pas continué à évoquer des forêts avec leurs perspectives profondes, des campagnes semées de fleurs et inondées de soleil, des solitudes verdoyantes où passent des chevreuils ou des cerfs effarés, des chiens qui bondissent sur leurs traces et des troupes de chasseurs brillants et animés, comme l'étaient ceux du temps de Charlemagne? Et plus tard encore les paysagistes flamands et hollandais n'ont-ils pas été les premiers du monde? Puisqu'il importe à la solution de la question qui nous occupe de dé- finir le point de départ de l'école flamande du XV""' siècle et par consé- quent de préciser les éléments que celle-ci trouva tout préparés, on nous pardonnera sans doute de nous être étendu si longuement sur le dévelop- pement du symbolisme dans l'art chrétien et sur les causes qui détermi- nèrent les propensions naturalistes de la race franque. Là est le véritable point de départ de l'esprit qui anima tous les artistes belges du moyen âge et qui agit encore si énergiquement sur l'école flamande fondée par les frères Van Eyck. En effet, ceux-ci puisèrent dans le symbolisme chrétien le fond de leurs meilleures inspirations. A l'arrangement régulier et systé- matique qu'exigeait la représentation des cycles parallèles des peintures murales, ils durent ce rigide sentiment de la symétrie qui se montre si clairement dans la disposition des scènes qu'ils retraçaient sur leurs pan- neaux. Enfin, au naturalisme, que les croyances Scandinaves et de cer- taines conditions géographiques développèrent si puissamment chez nos ancêtres germaniques et qui plus tard se maintint parmi eux avec tant de persistance, grâce à des habitudes contractées et à la continuité des mêmes conditions de latitude, ils durent ce réalisme prodigieux, cet amour profond et passionné de la nature qui éclate dans toutes leurs créations et qui revêt presque le caractère du panthéisme. 46 MEMOIRE SUR LE CARACTERE CHAPITRE H. Ék'iiicnis techniques. — L'art franc est placé sous deux influences diverses : l'influence anglo-saxonne et l'influence byzantine. — Développement de l'art des miniaturistes occidenlaux. — Miniatures flamandes. — L'école des frères Van Eyck est essentiellement miniaturiste. — Action de la science religieuse sur cette école. — Écoles antérieures ou contemporaines en Occident. — Leurs principes , leurs tendances, leur développement, leurs productions. Recherchons maintenant quels furent les éléments techniques que les frères Van Eyck trouvèrent formulés à la fin du XIV""" siècle et d'oîi ils partirent eux-mêmes, soit pour les continuer et les compléter, soit pour les modifier et les transformer. A peu près depuis les premiers temps de leur établissement dans la Gaule, nous voyons les Francs placés sous deux influences tout à fait difl'érentes. D'une part, les Anglo-Saxons qui vinrent sans interruption y répandre les lumières de l'Évangile et y implanter les lettres classiques, cultivées avec tant d'ardeur dans leurs écoles monastiques, y dominaient, surtout pendant le règne de Charlemagne , par l'enseignement religieux et par l'enseignement profane. Ce furent eux qui, en réalité, formèrent l'intelligence de la nation et qui lui infusèrent ce sentiment d'orthodoxie religieuse qui , dès l'époque de Pépin le Bref, fit de la puissance franque le pilier le plus solide de l'Église romaine. D'autre part, quand on con- sidère l'action énergique que le prestige de l'empire d'Orient, héritier de l'empire romain, exerça sur les chefs francs depuis le commencement du YI""= siècle; quand on tient compte des relations multipliées qu'ils entre- tinrent avec la cour de Byzance, depuis Clovis, qui accepta de l'empereur Anastase la chlamyde et la tunique pourprée des patrices, jusqu'à Pépin le Bref, qui se mit directement en contact avec la puissance byzantine dans l'exarchat de Ravenne; quand on énumère les nombreuses ambassades que Charlemagne échangea avec cette puissance ', à laquelle il eut môme ' Einhardi Vita Karoli Magni, op. 16. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 47 un instant le projet de s'unir par une alliance de famille ^; quand on songe que chacune des légations qui lui arrivait de Conslantinople et chacune de celles qu'il y envoyait, lui apportait une foule d'objets d'art, jusqu'à des portes d'ivoire sculptées ^ des orgues et des instruments de musique de toute espèce ^; quand on voit ce prince, au moment de son couronne- ment, revêtir la tunique, la chlamyde et la chaussure de pourpre telles que les empereurs byzantins les portaient*, costume dans lequel une mosaïque ancienne nous le représente encore ^; enfln, quand on le voit régler non- seulement le cérémonial de sa cour sur celui de Conslantinople, mais encore, ainsi que nous l'avons dit, la disposition de ses constructions palatines sur celle des résidences des autocrates grecs ^, et que, pour orner le palais d'Âix-la-Cbapelle , sa nouvelle Rome ou son Latran '' , il sollicita du pape Adrien les marbres et les mosaïques du palais de Ravenne, cette ville toute byzantine ^, il est impossible de nier que l'art, tel qu'il était pratiqué à Constantinople, ait exercé une influence directe et puis- sante sur celui qui se formula chez les Francs. De ces faits il résulte qu'une double influence agit sur la société franque, d'un côté, la science et l'orthodoxie anglo-saxonnes, de l'autre côté, les formes byzantines. Il était ainsi dans la nature des choses que l'art franc se pénétrât à la fois des unes et des autres, en les appropriant cependant au sentiment national, dont le naturalisme formait la base et l'essence. Or, c'est là précisément ce que nous révèle de la manière la plus frap- ' Einhardi Vita Karoli Magni, cap. 19. Comp. Paul. Diacon. Hislor. miscell..ca\^. 23, ap. Miira- lori, Scriplor. lier. Italicar., t. I, p. 163; Zonaras, lib. XV, cap. 13, p. 120. - Annal. Mellens., aJ ann. 803, ap. Perlz, Scriptor., t. V, 155. 3 Monarh. San Gallens. lib. II, cap. 7, ap. Pertz, Scriplor., t. II, p. 75!. * Einhardi Vila Karoli Magni, cap. 23. 5 Eckliarl, Commentât, de rébus Franc. Oriental., t. I, pp. 628 et suiv. 6 Voy. ci-dessus, p. 24, not. 5. S'il faut en croire un contemporain, Cliarlemagne imita l'orga- nisation de la cour byzantine au point d'y emprunter jusqu'à l'instilution des eunui|ues préposés .à la garde du gynécée impérial. Comp. Theodulf. episcop. Aurelianens. lib.lll, cap. 3, v.87 et suiv., dans la Bibliollieca maxim. PP. (édit. de Lyon, t. XIV, p. 42). ■J Einhardi Vita Karoli Magni, cap. 22; Chronic. Moismic., ad ann. 796, ap. Perlz, Scriptor., t. Il, p. 303. * Epistol. Adriani Papae ad domnum Carolum regem. ap. Dom Bouquet, t. V, pp. 581 el suiv. 48 MEMOIRE SLR LE CARACTERE pante l'étude comparée des miniatures carlovingiennes , anglo-saxonnes et byzantines, les seules productions d'après lesquelles nous puissions asseoir un jugement raisonné sur l'art occidental à celte époque ^ Au moment où l'art chrétien se formula, les traditions antiques étaient trop vivaces encore pour qu'il n'en subît pas l'influence souveraine. Aussi, comme on l'a déjà fait remarquer ^ , il y resta fidèle, non-seulement en observant religieusement les costumes, le jet des draperies et les acces- soires de tout genre, mais encore en étudiant, au même point de vue que les artistes de l'antiquité, l'importance morale des traits du visage humain pour l'expression des différents caractères. Il maintint aussi le style arclii- tectonique, que ces artistes avaient toujours cultivé avec tant de soin, c'est-à-dire un parfait et exact équilibre dans la disposition des figures et le sentiment des mouvements nobles et gracieux, style qui avait survécu même dans la décadence oîi l'art ancien était tombé. Seulement, tout en conservant des formes consacrées, il les anima d'un esprit nouveau. 11 donna à la figure humaine un aspect plus grave, plus digne et plus sévère, une signification morale plus haute , des poses et des gestes plus solen- nels , enfin , une certaine intimité de sentiment inconnue jusqu'alors. D'après les rares monuments de cette période qui nous permettent d'ap- précier la direction suivie par l'art dans les deux parties de l'empire romain, il paraît qu'elle fut la même, du moins sans de notables différences, en Orient et en Occident, jusque vers le milieu du Yl""' siècle. Mais, à cette époque , l'équilibre se rompt entre les deux fractions de l'héritage de Constantin le Grand. L'Italie, après avoir passé soixante ans sous la domi- nation des Ostrogoths, est envahie par les sauvages Lombards, qui y détruisent les restes de la civilisation antique, recueillis avec tant de solli- citude par le roi ostrogoth ïhéodoric et par ses célèbres ministres Boèce et Cassiodore. Dès ce moment, l'art y dégénère de plus en plus et prend un caractère de plus en plus grossier. Tandis qu'en Occident il fait divorce avec les traditions antiques, nous le voyons en Orient, à Byzance, conti- nuer pendant quelque temps à entretenir ces mêmes traditions , grâce à la * Kiigler, Handbuch der Geschichte der Malerei, l. 1, pp. 53-91 et \ 12-155 (édit. citée). 2 \Vaaç;en, Kunsliverke und Kimstkr in Paris, pp. 195 et suiv. (Berlin, 1859). DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 49 protection dont l'empereur Justinien le couvre. Cependant, comme plu- sieurs monuiuents nous le témoignent, dans ce nouveau centre lui-même ne tarde pas à poindre cette manière particulière qu'on appelle byzantine et qui a pour caractères principaux la sécheresse et la maigreur de la figure humaine, l'allongement exagéré des corps, la roideur pétrifiée des figures, les poses anguleuses, les vêtements collants, l'inutile multiplica- tion des plis des draperies, la discordante juxtaposition du cinabre et du bleu, et l'emploi fréquent de l'or dans les étoffes, dans les nimbes et dans les fonds. Au IX"'" siècle, les chairs prennent parfois un ton orange, qui, dans le siècle suivant, tourne au rouge de brique. Gomme la Gaule avait été une des provinces de l'Empire, on ne saurait douter que les œuvres d'art qui s'y produisirent, selon Grégoire de Tours , sous la domi- nation des Mérovingiens, ne se soient, à un certain degré, ressenties des traditions de l'art antique. Mais, une fois ces traditions effacées, la bar- barie y prit le dessus , comme en Italie, et plus complètement sans doute dans nos régions, où ni le culte du beau ni les créations de l'idéal n'avaient laissé des traces aussi nombreuses que dans les contrées du centre et du midi de la Gaule. Du moins telles sont les seules conjectures qui nous soient permises; car, pour ne parler que de peinture, il ne nous est par- venu aucun manuscrit franc qui soit orné de vignettes et antérieur au règne de Charlemagne. Enfin, chez les Anglo-Saxons , qui embrassèrent le christianisme vers la fin du YI""^ siècle, et dont les monastères, cinquante ans plus tard, se trouvèrent déjà en mesure d'envoyer sur le continent ces légions de mis- sionnaires par lesquels l'Évangile fut révélé aux peuples du nord-ouest de l'Europe, l'art ne put développer que ses propres éléments nationaux, sans le secours d'aucune tradition classique, quelle qu'elle fût. Aussi les minia- tures qui nous restent d'eux ne révèlent-elles aucune intelligence de l'ex- pression morale des traits du visage humain, aucune idée de l'organisme anatomique : ce ne sont que des contours dessinés en noir à la plume avec une certaine élégance et une certaine facilité; ils sont enluminés de simples tons locaux en couleurs transparentes, au lieu d'être réellement peints en gouache, et ni les ombres ni les lumières n'y sont indiquées. Mais il Tome XXVII. 7 m MEMOIRE SIU LE CARACTÈRE se révèle déjà dans les miniatures anglo-saxonnes de la fin du VII'"'= siècle un ordre de sentiment tout à fait particulier : c'est l'amour des arabesques fantastiques, dont ni l'art byzantin ni l'art italien n'avaient encore fourni de modèles. En effet, les encadrements et les lettres initiales se composent de rubans gracieusement entrelacés et de volutes enroulées, d'où sortent des tètes de dragon qui se mordent et se détachent sur un fond noir : caprice naturel, du reste, à cette imagination septentrionale qui fit donner, par les Normands, les noms de snekkar (serpents) et dral;ar (dragons) à leurs navires de pirates, et qui fit lutter avec des animaux monstrueux tous les héros du cycle épique du Nord, depuis Beowulf jusqu'au dernier embranchement de Sigurd ^ Byzance avait sur tous les autres pays de l'Europe l'immense avantage d'être demeurée à l'abri de toute invasion barbare, et d'être restée la dépo- sitaire tranquille des éléments intellectuels que l'art antique lui avait légués et des traditions techniques qu'elle on avait reçues. Ces éléments elle put les développer, même les transformer d'après leur principe ou leur essence propre, sans qu'une influence étrangère y intervînt; ces tra- ditions elle put continuer à les suivre, comme elle le fit d'abord, avec cette pureté et celle élégance d'exécution réclamées par les œuvres grandioses et magistrales dont s'ornait cette capitale si célèbre par sa richesse, sa magnificence et son amour désordonné du luxe. Que les productions des peintres byzantins de cette époque diffèrent déjà notablement, sous le rap- port de la composition, de celles des peintres antiques; que, par l'emploi des couleurs lourdes et sombres, et surtout par l'abus des laques, elles soient loin d'atteindre la séduisante légèreté de touche qui dislingue les anciennes peintures romaines, on peut leur en faire le reproche, sans doute. Mais l'art européen dut autant se féliciter qu'il fût resté, durant cette pé- riode de barbarie, un centre où se maintinrent, même en s'affaiblissant, les traditions techniques de l'antiquité, que l'Europe barbare dut savoir gré à Constantinople d'avoir conservé le dépôt de la sagesse et des lois antiques, ' Éiléleslaiid du Méril, Histoire de la poésie Scandinave, p. 122; Griinni, Detdsr.he Ileldensiige ; Ampère, La Fable de Sigurdel de Siegfried, dans la Reviw des Deux Mondes, livraisons du i" et du 13 août 1852. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 51 ainsi que l'esprit d'organisation romaine, au moyen desquels elle put fon- der et régulariser les sociétés modernes. Toutefois, hâtons-nous de le dire, l'art ne vit pas uniquement de traditions et de données générales. L'essence elle-même de sa vitalité il la tire directement des mille sources intellectuelles que nous comprenons dans l'expression de vie nationale, entendue dans le sens le plus large qu'elle comporte. Or, ces sources étaient singulièrement appauvries, sinon taries à Byzance. Les formes usées du monde antique y survivaient seules, et l'Empire n'était plus qu'une sorte de momie où tout l'organisme a cessé de fonctionner et toute intel- ligence libre de se mouvoir. Sur le trône, au milieu d'une magnificence éblouissante et d'un cérémonial tyrannique, s'asseyaient tour à tour des despotes cruels ou des fantômes de princes efféminés. Les courtisans qui les entouraient cachaient sous une servilité apparente un esprit toujours préoc- cupé d'intrigues et de conspirations. Le peuple, du moins celui de la capi- tale, était dégradé et avili au même degré; et lui, en qui toute volonté politique se trouvait éteinte, n'était plus capable d'enthousiasme que pour les jeux publics et de passion que pour les factions de l'hippodrome. Dans le reste de la vie sociale, c'était le luxe et le sensualisme oriental, unis à la rapacité romaine. La science était réduite à de sèches et maigres compilations. Toute spontanéité littéraire avait disparu. Le christianisme lui-même, qui, précisément à cette époque, travaillait à constituer les diverses sociétés germaniques, et à préparer par elles l'unité future de l'Europe, n'était, pour l'empire d'Orient, qu'une arène de disputes dogma- tiques, de sophismes, de discussions et de luttes. De ces dissentiments religieux sortit cette secte des iconoclastes qui, au Vill°^ siècle surtout, causa tant de dommage à l'art et qui ne cessa complètement que vers le milieu du siècle suivant. A vrai dire, la peinture eut beaucoup moins à souffrir que la sculpture des fureurs de ces fanatiques : car non-seulement les artistes profanes, mais encore les moines qui la pratiquaient dans l'in- térieur des cloîtres, purent continuer à se livrer tranquillement à leurs travaux. Cependant, ce fut durant celte période de lutte que l'art byzantin se dépouilla de ce qui lui restait encore de franche naïveté, et que ses pro- f)2 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE ductions commencèrent à prendre cette expression d'orgueil ihéologique qui semblait défier l'hérésie iconoclaste et braver les insultes de l'isla- misme, cet autre adversaire des images. En effet, nous voyons a cette époque, c'est-à-dire vers la fin du VI1I°"= siècle et au commencement du IX"", se multiplier dans la peinture orientale les scènes sanglantes et lamenta- bles de la passion du Sauveur et des martyres des saints. Si bien que l'on serait tenté de croire que l'art ait voulu glorifier le martyre qu'il venait de subir lui-même par la représentation de celui des confesseurs du Christ. D'ailleurs, il était dans la nature des choses que le parti vainqueur fît, pour proclamer son triomphe, faire un pas nouveau à son activité artis- tique, d'autant plus que ce sentiment de délicatesse et de bon goût, grâce auquel l'antiquité avait répugné à traiter les motifs repoussants et horri- bles, était complètement éteint. Mais bientôt arrive cette décadence que nous avons signalée plus haut, et l'art des Byzantins prend" ce caractère farouche et conventionnel dont il est encore pour nous le type aujourd'hui, bien que ses productions continuent, jusque dans le courant du XIV'"'' siè- cle, à présenter le cachet d'une exécution minutieuse et soignée '. L'influence de cet art sur celui des Francs, tel que nous le montrent les vignettes de trois manuscrits appartenant à l'époque de Charlemagne , on ne saurait la méconnaître. Le caractère des tètes, la maigreur des plis des draperies, l'emploi exagéré du cinabre et du bleu pur, l'application des hachures dorées aux étoffes, et le ton vert des ombres dans les carnations la trahissent à l'œil le moins exercé. Mais en même temps on voit à l'élé- ment byzantin s'allier un élément barbare qui se manifeste par la dispro- portion des membres des corps, par l'ampleur des têtes, par l'énormité des pieds et des mains, dont les doigts allongés se retournent en dehors, enfin, par la rudesse de l'exécution -. Pendant que les artistes de Byzance s'engageaient dans la voie dont ils ne devaient plus sortir, les artistes francs restaient, à un certain degré, fidèles aux traditions de l'antiquité. Au commencement du IX'"^ siècle, on les voit encore s'eflorcer de maintenir dans l'esprit de leurs conceptions ' Kiigler, ouvrage cité, p. 68. - Waagen , ouvrage cite , pp. 233 ei suiv. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 53 quelques réminiscences de l'art chrétien de la belle époque; mais, dès le milieu du même siècle, on remarque que leurs manuscrits prennent géné- ralement un caractère plus barbare, bien que, dans certaines parties, ils conservent encore quelques traces du goût traditionnel. Ainsi parfois on y voit apparaître des personnifications antiques, comme, par exemple, dans les représentations du Calvaire , le soleil et la lune sous la forme d'Apollon et de Diane *. Enfin , les costumes des personnages bibliques rap- pellent religieusement l'ancien costume romain. Mais, durant la seconde moitié du IX™^ siècle, les proportions des figures deviennent régulière- ment trop longues, les formes plus épaisses et plus lourdes; les nus plus grossiers accusent l'absence de toute étude anatomique, les plis parallèles et uniformes des Byzantins disparaissent pour faire place à d'autres jeux de draperies, qui tantôt se ballonnent, tantôt ondulent, tantôt forment des coins dont les angles s'enchâssent les uns dans les autres. L'architecture ne présente plus le caractère purement antique; elle est romane et géné- ralement polychrome. Les fonds se composent de striures colorées, et l'or n'y est plus guère employé que dans les nimbes. Enfin, si, dans les enca- drements, on voit encore se présenter quelques motifs antiques, tels que l'acanthe, le griffon, le dragon de mer ailé, on y remarque une quantité d'oiseaux de toute espèce et de scènes fantastiques ou grotesques, des singes avec des nains , des boucs furieux qui échangent des coups de cornes, et une multitude de figures fabuleuses de la famille de celles que la fantaisie anglo-saxonne avait déjà inaugurées environ deux siècles aupa- ravant. Toutefois, sous le rapport de la couleur et de l'exécution, les miniatures franques peuvent se diviser en deux catégories distinctes ^. La première, qui comprend les productions les plus importantes que le temps nous ait transmises, se rattache encore, sous l'un et l'autre rapport, au principe antique. Les tons clairs et rompus s'unissent sans désaccord ; seulement les carnations sont en général d'un rouge de brique très-prononcé. Les vignettes sont faites à la gouache et au pinceau. Les contours des détails ' Voy. ci-dessus, p. 51, not. I. 2 Waagen, ouvrage cité, p. 244. 54 MEMOIRE SUR LE CARACTÈRE sont dessinés au moyen de irails épais et lourds. Les clairs sont indiqués en blanc, et les ombres le sont par un pointillage ou par des hachures d'un ton local plus foncé sur le ton moyen qui sert de fond. Souvent le tout est couvert d'un vernis brillant. La seconde catégorie trahit de la manière la plus évidente l'influence anglo-saxonne. Dans le coloris prédominent les tons crus et bigarrés, et à la gouache se mêlent volontiers les couleurs transparentes que les Anglo- Saxons prodiguaient dans leurs ouvrages, le jaune vif, le violet et le vert d'Espagne. Les plus anciennes miniatures de ce genre sont encore, à la vérité, traitées au pinceau; mais les contours épais et noirs, l'opposition choquante que produisent les lumières et les ombres avec le ton moyen y donnent un aspect d'une dureté extrême. Celles qui sont postérieures constituent plus souvent de simples dessins à la plume, légèrement enlu- minés de tons locaux. L'architecture est presque toujours de style i-oman. Mais les chapiteaux et les bases de colonnes sont d'une imagination parti- culièrement barbare : les premiers se composent généralement d'un entre- lacement de têtes d'oiseaux qui semblent appartenir à la famille des cygnes ; les secondes sont formées de chiens accroupis. Fréquemment aussi on voit figurer à ces membres architectoniques des dragons qui s'attaquent et d'autres animaux fabuleux qui s'étreignent et se corabattenl. Dans le courant du X"" siècle, la peinture occidentale, tout en restant plus ou moins fidèle encore à l'esprit des traditions antiques, prend géné- ralement un caractère de plus en plus barbare dans toutes ses parties essentielles jusque dans l'exécution , qui se rapproche de plus en plus du simple dessin. Les figures deviennent graduellement plus difi'ormes, et l'indication des lumières et des ombres devient presque nulle, bien que cette époque nous fournisse encore çà et là, par exception, quelques pro- ductions d'une incontestable valeur. Les encadrements des manuscrits sont formés de motifs empruntés en partie à l'architecture antique, en partie à l'architecture romane, et dans ces motifs les feuilles d'acanthe se présentent le plus fréquemment. Les entrelacs, dont se composent les lettres initiales, sont plus grossiers, moins compliqués et presque géné- ralement exécutés en or rouge et grenu. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. SS Du reste, les circonstances politiques et sociales que les différents pays de l'Occident curent à traverser expliquent à un certain degré les notables différences qui se manifestent dans l'ensemble des productions que chacun d'eux fournit. Ainsi en France, au milieu de la désorganisation et de la barbarie qui furent la suite de la faiblesse des successeurs dégénérés de Charlemagne, le nombre des manuscrits à miniatures est beaucoup plus restreint qu'au- paravant, et tous sont singulièrement grossiers. La peinture proprement dite diminue, et l'on voit se multiplier', soit les simples dessins à la plume, enluminés plus ou moins de couleurs vives et souvent transparentes, selon le procédé anglo-saxon, soit des gouaches oîi la crudité des couleurs le dispute à l'inintelligence de la forme humaine et du jeu des draperies. En Angleterre, où les invasions danoises causèrent, à la même époque, un bouleversement si profond, la décadence est plus complète encore. Dans les Pays-Bas, où l'art s'inspirait h la fois des productions franques et de celles des Anglo-Saxons, il en subit les destinées communes. Mais l'Alle- magne, que la domination énergique et victorieuse des Empereurs de la maison de Saxe éleva à un si haut degré de splendeur, de force et de prospérité, fut, durant la seconde moitié du X'"" siècle, le pays d'Occident qui fournit le plus de miniatures précieuses. En effet, la peinture, fidèle à la technique ancienne et aux vieux modèles de l'art chrétien, telle qu'elle avait été pratiquée en France durant le siècle précédent, nous la voyons cultivée par les artistes ultra-rhénans avec tant de succès, que leurs compositions se distinguent non-seulement par la simplicité et la dignité antique, par la vérité et l'exactitude des mouvements, mais eftcore par un certain sentiment de l'expression dans la figure humaine. Dans quelques ouvrages, on voit aussi le costume antique adapté à tous les personnages, les draperies agencées avec intelligence et l'exécution à la gouache soignée dans tous ses détails, jusque dans la judicieuse opposition de la lumière et de l'ombre. Ce qu'on y remarque surtout, c'est que, sui- vant les traditions antiques, les peintres ont toujours eu soin de rompre les tons vifs et d'employer fréquemment un beau vert dans les draperies et même dans les fonds, qui cependant quelquefois sont bleus ou d'or. Quant 56 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE aux figures, elles sont, en général, un peu allongées; mais les airs des têtes sont assez réguliers. Dans les encadrements et dans les parties déco- ratives, on rencontre beaucoup de motifs antiques, tels que les grecques, et les couleurs en sont mariées avec goût. Enfin, les lettres initiales sont grassement charpentées en or et elles se détachent sur un fond générale- ment bleu ou vert K Nous avons vu la peinture franque placée d'abord sous la double influence du principe des Byzantins et celui des Anglo-Saxons, puis s'éloi- gner graduellement du premier ou plutôt rester plus ou moins fidèle aux traditions antiques, tandis que l'art oriental se détachait par degrés de ces mêmes traditions pour s'immobiliser dans la manière ou dans le for- malisme conventionnel qui constitue à nos yeux le type caractéristique de cette école. Cependant, l'éblouissement que donnaient à l'Occident le luxe et la splendeur de la cour de Constantinople, n'avait pas diminué depuis Charlemagne. Son fils comprenait la langue grecque -, et son petit-fils , Charles le Chauve , se montrait tellement épris du faste des empereurs d'Orient qu'il alla jusqu'à porter leur costume avec une sorte d'affecta- tion 5. Chaque fois qu'une chronique contemporaine mentionne le retour d'une ambassade impériale envoyée à Byzance, elle a soin d'enregistrer les splendides reliquaires et les plaques d'ivoire sculptées que les en- voyés francs en rapportent en Occident *. C'est une invasion constante d'objets d'art, dont le plus grand nombre sans doute appartenaient à la belle époque du style chrétien et devinrent des modèles capables de pré- server les artistes carlovingiens de la dégénérescence où ceux de Byzance s'engageaient de plus en plus. Cette invasion est arrêtée pendant une partie du X""^ siècle, par les préoccupations que donnent à la race et à l'Église franques les irruptions dévastatrices des Normands dans le nord-ouest et dans le centre de l'ancienne Gaule. Mais, cet orage assoupi, les relations ' Waagen , ouvrage cité, p. 26S. 2 Tliegan. Vit. Ludov. PU, cap. d9, ap. Periz, Script.. I. II, p. 594. ^ Annal. Fiddens. Pars III, ap. Peilz, Scriptor., t. I, p. 589; Hincmar. Remens. Annal., ad ann. 876, ap. Pertz, Ibid., p. 500. * Vov., entre autres preuves, Balderici Chrome. Cameracens. et Atrebatens., p. 69 (édit. de Col- venr, Douay, i615); Annal. Fuldens. Pars III, ap. Pertz, Scriptor., 1. 1, pp. 383 et 587. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. S7 avec l'Orient recommencent de plus belle, et cette fois c'est par l'Alle- magne que nous en subissons l'influence souveraine. En 972, l'empereur Othon II épouse la princesse grecque Théophanie, et dès ce moment, nous voyons les artistes byzantins affluer dans l'Occident et dans le Nord. Le premier qui y arriva fut cet eunuque inconnu, que, d'après le témoi- gnage du moine Ekkehard ', l'empereur Othon le Grand chargea de peindre le portrait de sa nièce Iledwige de Souabe. On sait avec quelle sollicitude l'impératrice Théophanie s'appliqua à donner à son fils Othon III une éducation tout à fait byzantine. Elle transforma si profondément le caractère germanique de ce prince qu'il se crut à moitié grec et qu'il ne manifesta d'admiration et de goût que pour les attributs de la civilisation de l'empire d'Orient. Aussi ouvrit-il à l'art byzantin les portes de l'Occi- dent plus larges qu'aucun souverain n'avait fait jusqu'alors. Il ne se borna pas à s'entourer d'une foule de productions artistiques tirées de Constan- tinople. Entre les années 985 et 1002, il appela en Germanie ce mysté- rieux peintre Jean que nos chroniqueurs - font Italien de nation, mais qui , d'après les propensions si connues de son impérial protecteur, a dû être, sinon un artiste de Constautinople môme, au moins un maître par- faitement initié au style et à la technique, tels que les peintres orien- taux les pratiquaient encore à cette époque. Jean décora la basilique de Charlemagne à Aix-la-Chapelle d'une peinture murale, qui fut encore, au XIII""' siècle, un objet d'admiration pour le chroniqueur Gilles d'Orval, bien qu'elle se trouvât déjà fortement endommagée par le tenqjs ^ , sans doute à cause de l'abus des tons noirs et bruns que les Byzantins affec- tionnaient à l'excès. L'Empereur ne crut pouvoir plus dignement récom- penser l'auteur de ce travail remarquable qu'en lui conférant un évéché en Italie. Mais l'artiste résigna, on ignore pour quel motif réel, la crosse ' Kugler, Handbmhder Geschichte der Malerei, t. I, p. IÔ6. ° Anselni. Vil. Baldrici Addil. Mgidii Aureac Vallis capit. Cl, ap. Cliapeavill., Gesl. Punlif. Leodiens., t. I, p. 229. ' Ibid., p. 230. 11 y avait déjà, dans la même basilique, des peintures pour lesquelles le poêle car- lovingien Walafricd Strabo composa des inscriptions qui nous ont été conservées {Bibl. niaxim. PP., édit. de l.yon, t. XV, pp. 227 et 253). Les peintures dont Montfaucon nous a donné le dessin, dans ses Monwnmts de la monarchie française (t. I, p. 2711), n'ont rien de coninuin avec celles-là. Tome XXVII. 8 S8 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE et la mitre, et vint se fixer définitivement à Liège. Là, devenu plus tard l'ami de l'évêque Baldéric, il suggéra à ce prélat, inconsolable de la défaite que les Namurois et les Brabançons lui avaient fait essuyer en 1013, dans les plaines de Iloiigarde, l'idée de construire cette magnifique basi- lique de Saint-Jacques dont il peignit splendidement le chœur et où il obtint lui-même un asile et une tombe ^ Le long séjour que cet artiste célèbue fit à Liège, où il passa près de vingt ans, ne pouvait manquer de donner une énergique impulsion à la peinture nationale et aux autres branches de l'art qui en relèvent. Aussi, dès la première moitié du XI™" siècle, elle commence à prendre un vigou- reux essor dans tous les moustiers de cette principauté épiscopale. En effet, voici que Folcuin, abbé de Lobbes, couvre de peintures l'intérieur du dôme de son église ^. Un autre moine du même nom, chantre de l'abbaye de Saint-Hubert, se fait connaître, non-seuleiuent comme un prodigieux miniaturiste, mais encore comme un habile sculpteur en bois et en pierre. Avec lui rivalisent ses compagnons Herbert, comme peintre, Etienne, Remy et Rodolphe, comme calligraphes ^, Érembert, abbé de Waulsort, travaille de ses propres mains l'or et l'argent qu'il transforme en tableaux relevés en bosse *. A Liège même, où la peinture murale était depuis long- temps admise dans les sanctuaires des églises ^ les chroniqueurs ne nous mentionnent, à la vérité, la création d'aucune œuvre nouvelle; mais ils appellent notre attention sur l'évêque contemporain, Théoduin, qui fit richement historier la collégiale de Notre-Dame à Huy, et orner de mosaï- ques d'un travail merveilleux le tombeau qu'il se prépara dans ce temple ^ * Anselmi Vita Baldrki , etc., pp. 230 et "200. Le peintre Jean fut enterré près de l'autel de Saint-Lambert. Dans l'épitaphe qui fui gravée sur sa tombe, on eut soin de rappeler le monu- ment de son génie dont il avait enricbi la basilique d'Aix-la-Chapelle. Il y est dit : Qua probat arte manum, dut Jquis , dat cernere planum Picta domus Caroli, rara sub axe poli. - Folcuin. De Gesl. Abb. Lobiens., cap. 291, ap. Luc. Dachery, Spicileg., t. Il, p. 740. 2 Hislor. Andaginens. monaster. lib. Il, § 12, ap. Martène et Durand, Amplissim. Collect., t. IV, p. 925. ■* Clironic. Valciodorens., ap. Luc. Dachery, Spicileg., t. VII, p. 548. ' Anselmi Vil. EracUi, cap. 48, Addil. /Egidii Aureae Yallis, ap. Chapeav., t. Il, p. 194. " i£gid. Aureae Vallis VU. Théoduin., cap. 9, ap. Chapeav., t. II, p. 31. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. S9 tandis qu'Adélard II, abbé de Saint-Trond, se signalait à la fois comnae peintre et comme sculpteur habile '. Mais cette activité artistique ne se restreignit pas à l'évêché de Liège. Pendant que la cité éburonne devenait en quelque manière un centre d'où le mouvement de l'art se propageait dans toutes les directions et entrete- nait, au moyen des traditions que le peintre Jean y avait introduites, le grand style des maîtres byzantins, l'abbaye de Gembloux se distinguait par ses moines si habiles à illustrer les manuscrits ^ ; celle de Saint-Martin à Tournai montrait aussi avec orgueil les travaux de ses enlumineurs et de ses calligraphes 5; et les sculpteurs inconnus par lesquels furent taillés les curieux bas-reliefs qui décorent les deux porches latéraux de la cathédrale de cette ville, et dont le style et le caractère présentent une si grande analogie avec ceux des ornements en métal coulé que l'on voit à l'église de Saint-Marc à Venise *, commencèrent peut-être alors cette école tournaisienne de tailleurs d'images et de fondeurs, à qui, plus tard, les frères Van Eyck eux-mêmes empruntèrent parfois quelque sujet. Le puissant élan que l'art avait pris à Liège ne se ralentit pas. A Dinant, se produisirent, vers la fni du XI-"" siècle, ces célèbres modeleurs d'ouvrages en cuivre dont les premières productions, devenues fort rares, sont réellement faites pour nous étonner quand nous les comparons à celles que d'autres pays fournirent à la même époque. Car c'est de l'an 1112 que datent ces superbes fonts baptismaux de l'église Saint-Barthélémy à Liège, qui furent coulés par le Dinantais Lambert Patras et qui, « par la pureté du style, par la beauté et la clarté des scènes variées dont ils sont ornés, par le goût avec lequel les personnages sont ajustés, par l'étude anatomique des figures et par l'excellence de l'exécution, se placent au-dessus de toutes les sculptures que le commencement du XII™' siècle nous ait laissées. » Cette production, ajoute le savant connaisseur à qui nous empruntons ces lignes, nous révèle dans Lambert Patras un artiste < Chronic. abbat. S. Trudon. lib. 1 , ap. Luc. Dachery, Spicileg., t. Vil , p. 353. 2 Bullet. de t Académie royale, t. XV, H™ part., pp. 76 et suiv. ' DeSmet, Corp. chronic. Flandr., t. II, p. 355. • Sclinaase, Niederlândische Brkfe , p. 430. 60 MEMOIRE SUR LE CARACTERE de premier ordre, et nous donne une preuve réellement surprenante de la hauteur que la sculpture dinantaise atteignit dans ces temps reculés *. Quand on considère qu'à l'époque dont nous nous occupons, la majeure partie de la Belgique relevait politiquement de l'empire d'Allemagne, il. est à supposer que l'action intellectuelle et artistique que cette contrée subit sous le règne des Otlion, l'éagit avec une certaine puissance sur nos provinces, et que le caractère général par lequel se distingua la peinture germanique, durant la seconde moitié du X"'' siècle, fut aussi celui que revêtit la peinture belge. Or, les miniatures allemandes de cette période accusent une influence plus ou moins énergique de l'art byzantin, qui s'y manifeste particulièrement par l'emploi de tons verts ou d'un brun foncé dans les ombres des carnations, par les draperies collantes, par l'abus des vêtements de pourpre ou de cinabre dont les plis sont relevés d'or ^. Cependant le siècle et demi qui s'écoula depuis l'an 1000 jusqu'en 1150 est, d'un côté, une période de décadence générale pour la peinture en Occident; mais, d'un autre côté, il contient déjà le germe rudimenlaire et grossier d'un principe nouveau et tout à fait particulier. Les traditions antiques, après avoir traversé tant de siècles, en s'affaiblissant d'âge en âge, ont perdu toute leur sève et leur vitalité, comme des plantes dégé- nérées et épuisées qui retombent dans la stérilité et qui meurent. A côté de cet art, qui ne visait qu'à exprimer dans la forme humaine la grandeur et la calme dignité, convenances dont le sentiment est perdu, s'élève un autre art fantastique et dramatique, qui, impuissant à saisir la nature et à la traduire avec vérité et clarté tout ensemble, s'attache à ne rendre que des poses violentes et des mouvements exagérés, où la forme des figures semble parfois disloquée, et qui ne respecte pas même toujours les per- sonnages bibliques, dont les types sont consacrés par tant de monuments connus partout. Ces types, il est vrai, prédominent encore, de même que, ' VVaagen, Kumlblall de StuUgart, 1848, n" 1. Comp. Schnaase , Niederlàndische Brie fe , pp. 533 et suiv.; Didron, Annales archéologiques, t. V, i" livraison; André Van tlasselt, Les fonts baplis- manx de l'église Saint- Barthélémy à Liège, dans les Bulletins de l'Académie royale de Belgique, t. XIII, 11"-» part., p. \U. ^ Waagen , EuintuerLe imd Kiinsller in Paris , p. 265. DE LECOLE FLAMANDE DE PEIISTURE. Cl dans la représenlation des principales scènes religieuses, l'anciennedispo- sition symétrique se maintient généralement. Mais une quantité de motifs bizarres commencent à envahir le domaine de la peinture, et les différents chapitres de l'Apocalypse y fournissent une abondante matière. Les artistes revêtent du costume de leur propre époque les personnages qu'ils mettent en action, quelquefois même les ûgures sacrées. Les vêtements antiques deviennent très-étroits et collants, au point de permettre au corps de se dessiner complètement, dégénérescence qui se révèle surtout dans les sculp- tures, où l'on voit prédominer les plis parallèles et disposés en forme de coins encastrés les uns dans les autres *. Un type nouveau de têtes, déjà introduit isolément et par exception dans le courant du X"'" siècle, com- mence à se généraliser. L'ovale s'arrondit; le bas devient plus charnu, et les autres parties du visage en deviennent proportionnellement très-petites. Les yeux sont ouverts tout larges. Vu de face, le nez, que les Italiens font généralement court, est tout droit, et l'extrémité forme avec les deux ailes trois demi-cercles à peu près égaux; enfin, il se rattache par une rainure bien accentuée à la bouche, dont les coins sont le plus souvent légèrement abaissés. Pourtant, à côté de ce type général, on en rencontre parfois de particuliers, qui servent à caractériser d'une manière spéciale certains per- sonnages et qui sont empruntés souvent avec bonheur à la nature. Ainsi, pour représenter le bas peuple et exprimer la dégradation morale, on donne souvent une grande ouverture à la bouche, et on fait le nez épais et recourbé. Partout, excepté dans les ouvrages des peintres italiens, les pro- portions sont très-longues, les membres très-grêles, et les jambes allongées se terminent par des pieds petits et pointus. Les mains sont généralement aussi très-petites. Quanta l'exécution, elle tient au procédé que les Anglo- Saxons introduisirent de bonne heure et qui donna son cachet à leur école : elle est de la calligraphie en grand, et elle affectionne les arabesques. Car les scènes sont toutes dessinées à la plume, et les ombres y sont indi- quées par des traits plus fortement accentués. Les contours en sont tantôt ' On peut remarquer une partie de ces caractères dans les sculptures de l'ancien portail de ■Nivelles, si savaiiiiiieiit décrites et expliquées par MM. Alvin et Bock. Voy. Bulletins de l'Académie rotjale de Belgique, t. XVIII, I" partie , p. 572. 62 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE rehaussés de couleurs, tantôt légèrement ombrés au pinceau; parfois le dessin entier est enluminé de tons locaux, soit en couleurs transparentes, soit à la gouache, et les détails en sont indiqués par des rehauts. Selon l'un ou l'autre travail, les fonds sont ou formés par le champ du parchemin lui-même ou vivement colorés surtout en vert d'Espagne et en pourpre ardent. Les accessoires architectoniques sont régulièrement empruntés au style roman contemporain, et ornés de monstres symboliques entrelacés à la façon anglo-saxonne. Les encadrements, qui consistent d'ordinaire en bandes d'or, dont les angles sont garnis de médaillons, et dans lesquelles serpentent des entrelacs et des feuillages, sont exécutés pour la plupart à la gouache, et les ombres, ainsi que les lumières, y sont accusées. Quant aux lettres initiales, elles sont assez fréquemment traitées de la même manière, mais plus souvent composées de dragons qui se mordent ou de têtes d'autres animaux, et elles se détachent sur un champ carré et coloré ^. Tels sont les caractères généraux des miniatures de cette période. La France, où l'avènement des Capet avait ramené l'ordre et le bien-être, en produisit un nombre considérable qui présentent le cachet du style que nous venons de signaler. Celles que fournirent les Anglo-Saxons à la même époque sont généralement d'une exécution beaucoup plus barbare, ce qui s'explique par la décadence que l'art et l'intelligence insulaires durent subira la suite de la violente commotion et des déchirements causés par l'invasion et par la conquête normandes. En Allemagne, où les trou- bles, qui se produisirent sous le règne si long et si agité de l'empereur Henri IV ( 1056-1106), furent si peu favorables aux pacifiques travaux de l'art, on le voit néanmoins se relever à un certain degré vers la fin du XI™" siècle. L'influence des Byzantins, qui avait recommencé à dominer avec une nouvelle énergie sous les Othon, continue à l'inspirer; et, bien que les peintures, toujours plus vides d'intelligence, se réduisent de plus en plus à des formes matérielles, on y voit encore se maintenir plus reli- gieusement que dans d'autres pays occidentaux la solide exécution à la ' Waagen, ouvrage cité, p. 270. DE LÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 63 gouache. Toutefois, de même que durant la période précédenle, on remar- que qu'à côté des productions manifestement empreintes, dans presque toutes leurs parties, du cachet byzantin, il s'en présente aussi qui doivent être resardées comme des ouvrages où se continue l'ancienne manière franque et où domine généralement l'emploi des couleurs vives et mates que cette école affectionnait. Quant à l'Italie, bien qu'à cette époque ora- geuse, la plupart des villes de cette contrée fussent parvenues à un haut degré de puissance et de prospérité, elle ne montre point que l'art en reçût une impulsion favorable; car les miniatures italiennes, appartenant à la période dont nous nous occupons, sont là pour prouver que, dans aucune autre partie de l'Europe, excepté en Angleterre, la décadence ne fut plus complète. Les figures n'ont presque plus de forme juste: elles sont composées de simples contours, tantôt noirs, tantôt verts, bleus ou rouges, et dessinées d'une main timide et incertaine; les carnations n'y sont accu- sées que par quelques taches de couleur locale; enfin, toute indication d'ombre et de lumière y fait défaut *. Pendant le siècle qui s'écoula entre les années 1150 et 1250, il se manifeste chez tous les peuples occidentaux un nouvel élan, non-seule- ment dans les tendances intellectuelles, mais encore dans l'art. On remar- que même, dans une partie des productions que cette période' nous fournit, une transformation réelle. Le sentiment du drame et du fantastique, qui s'était déjà fait jour durant la période précédente, se développe de plus en plus; il prend une expression plus claire et plus variée, et les scènes apocalyptiques deviennent de plus en plus nombreuses. A la vérité, l'Éternel et le Christ conservent presque généralement le type que les mosaïques avaient consacré; mais les autres figures revêtent un caractère plus animé. Pour le mouvement, pour le dessin, pour le jet des draperies, les pein- tres imitent les sculptures qui servent à la décoration des édifices antérieurs au style ogival. Les poses des personnages qu'ils mettent en scène sont plus vives, quelquefois violentes; leurs proportions sont élancées, leurs membres grêles, leurs mains et leurs pieds trop petits et d'un dessin aussi ' Waagen, ouvrage cité, pp. 270-278. 64 MEMOIRE SUR LE CARACTERE faible que celui de leurs autres membres; les vêtemenls sont collants et les draperies disposées en plis étroits, parallèles, fortement accusés , parfois gracieux, mais généralement plus sobres à la hauteur des reins et plus détachés de cette partie du corps. Le type des tètes conserve, il est vrai, l'ovale plein, les yeux écarquillés et les sourcils fortement arqués. Dans les visages vus de face, le bas du nez conserve aussi, jusqu'au XII l""^ siècle, cette forme de trois demi-cercles que nous avons déjà signalée. Mais ce qui caractérise particulièrement les têtes, c'est l'énergique charpente des mâchoires, la petitesse de la bouche et la forme du nez, qui est large, droit et légèrement recourbé à la partie inférieure. Les détails physionomiques saisis sur nature, mais caricaturés, pour servira individualiser certaines figures, tels que les nez en bec d'aigle, deviennent plus fréquents. Bien que l'on remarque çà et là quelques traits généraux d'expression dans les visages, c'est cependant par les attitudes parfois bien senties des corps, que les émotions des personnages sont le plus généralement interprétées. Les costumes contemporains remplacent de plus en plus les costumes anti- ques; les apôtres eux-mêmes en sont revêtus. Quant à l'exécution, à côté de la manière anglo-saxonne, qui consistait à se bornera de simples contours légèrement enluminés de tons locaux, et qui était parvenue à un si haut degré de perfection que l'on n'aperçoit plus môme la moindre trace de dessin à la plume, on voit recommencer la large peinture à la gouache, grâce, sans doute, aux rapports de plus en plus fréquents que l'Occident entretient avec Byzance à la suite de la quatrième grande croisade. Contrai- rement au faire sobre des antiques, on remarque, cependant, que les con- tours et certains détails des figures, quoique déjà tracés au pinceau, sont formés de traits assez nourris, le plus souvent noirs, et que les ombres, presque toujours verdâtres, ne sont plus fortement accusées, mais qu'elles se fondent par des gradations insensibles. Il n'y a que les points lumineux qui soient piqués au moyen d'une application de blanc. A l'imitation des miniatures byzantines presque contemporaines, celles qui furent exécu- tées en Occident et qui, jusqu'au XIII"'" siècle, laissèrent pour ainsi dire entrevoir le fond du parchemin dans les parties lumineuses, prirent, dès celte époque, un aspect plus sombre par l'emploi prédominant soit du bleu DE LÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 6;) et du rouge foncé, soit du brun clair. La surface est presque toujours modé- rément brillante. Dans l'exécution se manifestent un goût et une précision aussi remarquables que les matériaux employés sont solides. Çà et là revi- vent aussi, avec une grande pureté de style, des motifs et des caractères appartenant à l'antiquité chrétienne, particulièrement les draperies, sou- vent même le sentiment local des Byzantins. Les peintures sont grasse- ment empâtées. Les fonds d'or commencent à y jouer un rôle important. Quant aux détails architectoniques, c'est, en règle générale, au style roman qu'ils sont empruntés, mais à ce style aux proportions plus élancées qui précéda immédiatement la période ogivale. Les ornements et les encadre- ments deviennent plus rares; ils consistent tantôt dans le prolongement des lettres initiales, tantôt en quelqu'une de ces représentations fantasti- ques qu'affectionnait l'école anglo-saxonne. Les majuscules principales contiennent régulièrement des motifs symboliques; parfois même elles remplacent les miniatures proprement dites. Les majuscules secondaires sont souvent encadrées dans les replis d'un dragon, et plus souvent encore dans un champ de couleur éclatante, azur ou pourpre; elles consistent en un tortis en forme de spirale, qui est tantôt d'une couleur éclatante, tantôt d'or, et dont les vides sont remplis d'or ou de couleurs. Au XIII""' siècle, les entrelacs diminuent aussi pour céder la place à des feuillages de la famille de l'acanthe ^ Nous disions tout à l'heure que l'élément fantastique et dramatique prit, durant la période oîi nous voici parvenu, un développement consi- dérable dans l'art. Les héroïques aventures des croisades, les expéditions presque fabuleuses dont l'Orient était le théâtre, les destinées plus fabu- leuses encore des héros qui s'y distinguaient et conquéraient les uns une seigneurie ou un duché, les autres une couronne de roi ou d'empereur, avaient habitué les esprits aux choses les plus extraordinaires. En outre, si, d'une part, les mystères dont les voyageurs peuplaient le royaume reculé et inaccessible du prêtre Jean, attiraient les imaginations vers l'in- connu; de l'autre, les mythes farouches et poétiques que la Scandi- ' Waagen, ouvraiçe cité, p. 283. Tome XXVII. (j(; MÉMOIRE SUR LE CARACTERE navie chantail à la Germanie par la bouche de Sannund, de Snorro et de Saxo Grammaticus exallaieiU parloul l'amour du merveilleux. Aussi le Ml""- siècle esl-il la période où naquirenl les épopées romanesques des peuples de l'Occident et du nord de l'Europe. Le cycle iroyen , celui d'Alexandre le Grand el celui du Graal tiennent au sol où se développa l'histoire des croisades. Celui de Charlemagne s'y rattache aussi par l'iden- tité des expéditions d'Orient avec les luttes des paladins carlovingiens contre les Sarrasins d'Espagne; car, ainsi que l'a fait remarquer un judi- cieux écrivain de nos jours ', le grand fait des chansons de geste, c'est toujours l'invasion des Sarrasins, soit en Provence, soit en Bourgogne, ou même dans l'île de France, tandis que le cycle des Mbehmgcn et de (iudrun dérive en ligne droite de cette opulente mine de poésie, qui est l'Edda. Or, suivez les pas des ménestrandies, qui vont de ville en ville et de manoir en manoir réciter toutes ces merveilleuses histoires, au son des lebecs et des vielles, et étonnez-vous que ces croyances se propagent non- seulement dans les castels des barons, mais dans les masses populaires elles-mêmes. Aussi avec quelle avidité l'art s'en empare pour les installer et les reproduire dans ses créations ! Vers le même temps, on voit généra- lement les écoles se reprendre à l'étude d'Aristote, et particulièrement à celle de ses écrits sur les sciences naturelles. Dès lors aussi se multiplient les bestiaires- et les fabliers, qui fournissent leur matériel d'animaux aux pinceaux des miniaturistes, ^ — les traités de botanique et de minéralogie^, où l'art puise à pleines mains ces fleurs et ces feuillages qu'il sème sur > Leroux de Liiicy, Recueil dédiants Insloriques français , t. I, Inlrodiiclion, p. XII. 2 Les deux plus iinciens bestiaires appartiennent à la première moitié du XIII"" siècle. L'un, écrit en vers, est di-i à un clerc normand nommé Guillaiinie; l'autre, en prose, est de Richard de l'ornival, chancelier de la cathédrale d'Amiens. Marie de France, qui écrivit tant de fables, char- mantes par leur naïveté, est de la même époque. Rappelons encore que Ylseni/riniKS . première forme du roman du Renard , fut écrit en Flandre dans le courant du siècle précédent. ■• A celle époque appartiennent, entre autres, Marhod, à qui l'on doil nu poème curieux sur les pierres précieuses, Albert le Grand et Vincent de Reauvais, auxquels .se rattacha, immédiatement après, notre Thomas de Canlipré, et qui s'occupèrent tous de l'élude des pianles et des minéraux. A ces noms se joindra un peu plus tard celui de notre Jacques Van Maerlant, dont le livre Drr Nuturen Bloenie existe à la bibliothèque royale de la Haye en un manuscrit orné d'un nombre con- sidérable d'objets appartenant aux trois rèii;nes de la nature. DE LÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 67 les marges des manuscrits, et ces pierres précieuses qu'il fait éliuceler avec une royale profusion dans les encadrements des pages enluminées du vélin. Du reste, et c'est un point à constater, non-seulement dans les productions des miniaturistes, mais dans toutes les manifestations de l'art, jusque dans la sculpture et dans les décorations architectoniques, les mêmes éléments se produisent et ne tardent pas à prédominer. A cette époque, l'université de Paris, ce grand foyer de lumière eu Occident, vit surgir, dans la lutte engagée entre les réalistes et les nomi- naux, les noms illustres de Guillaume de Champeaux et d'Âbailard, el l'amour de la science attirait de nombreux auditeurs autour des chaires studieuses de l'ancienne capitale neustrienne. Grâce à ce mouvement scien- tifique. Paris était devenu un centre réel pour le scribes et les eidumi- ueurs ^. Aussi cette période nous a-t-elle laissé un nombre assez consi- dérable de manuscrits qui présentent le caractère que nous avons essayé d'analyser. Ceux que fournit l'Angleterre, vers le commencement de la même période, attestent une certaine décadence, que motivèrent sans doute les commotions dont ce pays fut ébranlé, grâce aux violences de la con- quête normande; mais ceux qui appartiennent à la première moitié du XIII'"" siècle, c'est-à-dire au règne de Henri III, ce magnifique protecteur des arts, témoignent d'un élan artistique auquel nous devons un grand nombre de productions remarquables par la beauté du travail et par la richesse des couleurs. L'Allemagne, où régnaient les princes de l'illustre maison de Ilohenstaufen et où le luth des Minnesinger propageait dans les manoirs féodaux la science du gai savoir, vit se multiplier avec eux les manuscrits à vignettes : productions où se révèlent déjà, à côté des traditions byzantines, les germes rudimentaires, mais grossiers encore, de cet esprit tout particulier qui constituera plus tard l'école germanique. Quant à la Belgique, où le comté. de Flandre, sous Thierry et Philippe d'Alsace, et le Brabant, sous le duc Henri 1, avaient atteint un si haut degré de splendeur, elle vit l'art prendre un essor tout nouveau. L'in- fluence byzantine s'y manifeste de la manière la plus évidente, ce qui s'ex- ' On se rappelle que, vers la fin du Xiil"'' siècle, Le Danle fait encore allusion aux célèbres euluniiueurs de Paris, dans le onzième chant du Purgalorio, v. 80. 68 MEMOIRE SUR LE CARACTERE plique naturellement quand on se rappelle que, durant la majeure partie du XIII'"" siècle, des princes de la famille des comtes de Flandre occu- pèrent le trône impérial de Constantinople. C'est généralement la gouache (|ue traitent les artistes flamands de celte période, et ils apportent à ce genre de peinture une rare finesse d'exécution. Grâce à l'application de la gomme, ils donnent à leurs couleurs un éclat et une fraîcheur qui font rivaliser leurs productions avec les plus splendides que l'Angleterre ait fournies à cette époque. Dans les initiales et dans les encadrements des manuscrits, les animaux fantastiques et surtout les richesses du règne végé- tal occupent la place importante que le sentiment réaliste , si naturel aux populations de nos provinces, avait assigné à ces éléments pittoresques : éléments que non-seulement nos miniaturistes mettent constamment en œuvre, mais que les ciseleurs belges du XIII""" siècle adaptent avec une prédilection marquée même aux vases sacrés des églises '. C'est à ce même siècle qu'appartiennent deux peintures murales, dont l'une nous a été révélée par M. Van Lokeren, et l'autre par M. Kesteloot. La première qui se trouve au-dessus du réfectoire de l'hospice des vieillards, dans l'enclos de la Biloque à Gand , nous montre le Christ bénissant la Vierge 2; la seconde, qui existait encoi'e en 1822 sur une des parois inté- rieures du château de Nieuport, aujourd'hui démoli, représente une suite de scènes tirées de la vie du Sauveur et de l'Ancien Testament, et enca- drées, comme celle de la Biloque, dans des quatre-feuilles, dont les lobes alternent avec des angles '\ Le style de ces différentes figures, de même que l'exécution, rappelle tout à fait la technique anglo-saxonne du com- mencement du XII"" siècle. Les contours en sont fortement accusés par des traits lourds et épais. La couleur est fausse et joue fanlastiquement dans le jaune pâle. Tout l'ensemble offre l'aspect des maigres et bizarres minia- tures que les enlumineurs anglais fournirent immédiatement après la con- quête normande. ' Nous ne rappellerons ici que les merveilleuses ciselures du moine Hugo d'Oignies, qui datent de la première moitié du Xill""' siècle et qui sont conservées dans la chapelle des sœurs de Notre- Dame à Nanuir. '■^ Messager des scietices et des arts de la Belgique, t. II, p. 200 et suiv., Gand , I83i. ^ Mémoires de l' Académie royale de Belgique, t. XVII. DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 69 Évidemment ces œuvres ont dû procéder de quelqu'un de ces artistes d'ordre inférieur, comme il s'en rencontre à toutes les époques, et qui, fidèles à une technique arriérée, continuent, en dépit du progrès, des traditions affaiblies et dépassées depuis longtemps. Car, ainsi que nous l'avons dit, l'art des miniaturistes flamands contemporains avait atteint une haute perfection, dont témoignent un assez bon nombre de manuscrits appartenant à la seconde moitié du XIII""' siècle '. Durant l'intervalle qui sépare les années 1250 et 1550, l'élément fan- tastique dans le choix des scènes religieuses ^ et l'élément chevaleresque dans le choix des scènes profanes prédominent presque généralement. Mais, à côté des motifs empruntés à l'Apocalypse et aux cycles romanes- ques, il s'en présente un grand nombre qui portent le cachet du mysticisme allégorique dont les écrits de cette époque se montrent empreints et que les artistes se mirent à appliquer, non-seulement aux actes et aux person- nages bibliques, mais encore aux actes et aux personnages de l'histoire profane et même des chants de geste. Ce qui contribua à produire cette tendance nouvelle, ce fut en grande partie l'influence exercée par ces mys- tiques célèbres que la scolastique vit naître alors, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin et d'autres^. Outre ces hommes, chefs intellectuels de leur temps, il s'en éleva qui furent moins considérables au point de vue de la science, mais qui surent agir plus puissamment sur les masses popu- laires; ce furent surtout l'auleur de la BiUia paiipenim et Jacques de Vo- ragine *. Le poète Gautier de Coincy ^, Césaire de Heisterbach **, et la propagation d'une foule d'écrits relatifs à des visions et à des révélations ' Voir, entre autres, la description détaillée des manuscrits de Paris dans Waagen, ouvrage cité, pp. :290 et "291. * Cet élément se manifeste énergiquement dans les peintures qui ornent le bestiaire placé à la suite du Liber Floridus que M. de Saint-Génois a décrit dans le Messager des sciences H des arts de la Belgique, t. XII, p. ilô. 3 Voyez H. Schmid, Der Mysticismus des MiUelallers, Jena, 1824, et Essai sur les mystiques du XIV'" siècle. Strasbourg, 18.j0. * Auteur de h Leyendu aurea. La plus récente traduction de ce livre, si populairi' au moyen âge, a été publiée à Paris chez Gosselin, 1843. 3 Auteur des Co)î(esf/ei)o(s.Voy.Legrandd'Aussy,F«6/jauiC, t. V, p.33-194,et.4/)/3e«rfice, p. 1-24. « Lihri XII dialoyorum de miracidis, visionibus et exemplis suae aetatis, Cologne, 1591. 70 MEMOIRE SUR LE CARACTERE surnaturelles ' ne concoururent pas moins énergiquement à développer dans les esprits ces propensions mystiques auxquelles l'art contemporain se livra avec le même abandon que les poètes et les écrivains scolastiques. Aussi la mine inépuisable des légendes est- elle exploitée dès lors avec une ardeur égale à colle qu'on met à reproduire les épisodes de la vie des héros romanesques que les chants de geste ont rendus si populaires. Mais, chose à remarquer, dans toutes ces représentations les modèles antiques sont de plus en plus négligés : personnages sacrés ou profanes, héros appartenant au monde des fictions ou au inonde réel, types, costumes, ac- cessoires, tout revêt naïvement le caractère de l'époque même des artistes. 11 n'y a pas jusqu'aux figures les plus saintes, l'Eternel, le Christ, la Vierge, les apôtres, que l'on ne dépouille de leurs draperies traditionnelles pour leur ajuster les vêtements contemporains. Parfois même les anges portent sur leur longue tunique un ample manteau agrafé sur la poitrine. La prospérité inouïe que les communes flamandes avaient atteinte au XIV""^ siècle et le développement que la richesse avait pris ne purent man- quer d'agir puissamment sur toutes les manifestations de l'art dans nos provinces. Une grande partie des édifices religieux et civils que les opu- lentes cités des Pays-Bas virent s'élever à cette époque en témoigne am- plement. Mais l'architecture ne fut pas seule à ressentir l'action souveraine et bienfaisante que la fortune publique exerçait dans toutes nos com- munes. Les lettres en ressentirent également l'influence. En efl'et, si plu- sieurs princes belges de la période précédente avaient été de généreux pro- tecteurs pour les poètes ^, et si quelques-uns d'entre eux avaient eux-mêmes ' Nous nous bornerons à nienlionner celle de saint Norbert (FiSiOHum et revelationum libri III. Cf. Le Paiiïe, Bibiioth. Pnumonstrat., p. ÔOi); celles de Hildeç;arde, dont Guibert de Gemblouv fut le correspondant et l'admirateur (Cf. Bibliolli. maxim. PP., édit. de Lyon, t. XXIll , pp. 537 et sniv., et pp. 85 et suiv.) ; les commentaires dWlain de Lille sur les prophéties de Merlin ( Propheliu finglicana Merlini, vaticiniu et praedictiones , etc., Francfort, 1005); les différenles élaborations (le la légende de saint Brandain ; les Apparitioiies de Tundalus (Vincent. Bellovac. S/jecnl. hislorial. I.ib. XXVIl, 88); enlin, la légende de saint Patrice (Messiugliam , Florilegiiiin Insiil. SS. Hiberii., Paris, 16-24, pp. 89-101»), et celle de Tlieopbilus, qui a été tant de fois faite et refaite et d'où sont sortis les types si populaires de I'\aust et de Don Juan. - Ce fut pour Philippe d'Alsace que Chreslicn de ïroyes composa son poème du Graul, et pour (iuillaume de L)an)pierre que Marie de l^iance traduisit les fables d'iisope. On se rappelle que lu DE L'ÉCOLE FLAMArSDE DE PEINTURE. 71 pris une place distinguée parmi les trouvères célèbres de leur temps, notamment le duc de Brabant Henri III *, et son fils Jean I" 2, l'arbre de la poésie avait aussi jeté de profondes racines dans le domaine de la bourgeoisie; car ce fut au XIV"'" siècle que commencèrent à se propa- ger dans nos provinces ces associations littéraires qui , connues sous le nom de sociétés de rhétorique, imitèrent dans le Nord ces jeux poétiques de la Provence dont les derniers avaient disparu dans la guerre des Albi- geois; et, à cette même époque, le duc VVenceslas de Luxembourg, époux de Jeanne de Brabant, montra que le goût des lettres, loin de devenir étranger aux palais, était resté l'apanage intellectuel de la famille de nos souverains ^. Ces circonstances favorables contribuèrent naturellement aussi au déve- loppement de la peinture. Du reste, les miniatures flamandes du XIV™* siècle sont là pour nous le prouver. Elles sont entièrement conçues dans le goût et dans le style français; car l'influence de la civilisation française , modes , usages, coutumes et idiome avaient déjà commencé à prédominer à la cour de nos princes; la Flandre relevait politiquement de la France, et la langue d'oil était à la fois, dans le Brabant et dans le Hainaut, celle des amis du gai savoir et des hautes classes de la société. Toutefois, les productions des enlumineurs flamands de cette époque l'emportent sur celles que fournirent les artistes contemporains en France, par une obser- vation plus sérieuse des caractères individuels dans la figure humaine, par une étude plus vraie de la nature, par une plus grande richesse d'inventions fantastiques et comiques, par une plus soigneuse indication poète Adenez-Ie-Roi , auteur du roman de Bertlie au grand pied, fut attaché à la cour de Henri III, duc de Brabant, et qu'il traça ces lignes qui font à la fois leloge du prince et l'éloge de l'écrivain Lijongléor debveront bien plorer Quant il mourra; car moult porronl aler Ains que tel père puissent recouvrer. Voy. De Laserna Santander, Mémoire historique sjir la Bibliothèque dite de Bourgogne, pp. 4 à 8. ' Fauchet, Poêles français, p. 574. ^. Hagen , Minnesimjer , I. IV, pp. 38 et suiv. ^ Ibid., pp. 8 et suiv.; Poésies de Froissarl, p. 3, v. 298 et suiv. 72 MEMOIRE SUR LE CARACTERE des ombres, et, eiiûn, par une plus opulente variété et une plus rayon- nante fraîcheur de couleurs énergiquenient relevées de gomme. Cependant, l'art occidental allait entrer dans une phase nouvelle. J^'in- Hueuce byzantine, à laquelle la (in des guerres saintes et la chute de la domination latine à Constanlinople avaient mis un terme, devait cesser de se faire sentir dans les productions des artistes d'Occident. L'Italie donna la première le signal de cette sorte de renaissance. Si dans sa triple épopée, le Dante avait donné un asile aux muses platoniciennes, exilées depuis sept cents ans ', deux autres Florentins, Cimabué et Giotto, avaient commencé à régénérer l'art des peintres. Le premier y avait inau- guré le grand style historique, et il était en quelque manière le Michel- Ange de son époque, comme son disciple Giotto en était le Raphaël, lui qui avait su donner à ses créations tant de grâce, d'élégance et de charme -. A ces deux artistes se rattachèrent bientôt Stefano, qui perfec- tionna la science de la perspective, Taddeo Gaddi, l'harmonieux coloriste, et Thommaso qui continua avec tant de succès le style naïf et gracieux de Giotto qu'il n'est plus connu que sous le nom de Gioltino dans l'histoire de la peinture italienne : maîtres qui furent les précurseurs d'Orcagna, de Paolo Uccello, de Masolino da Palicale, de Masaccio, et enfin de Raphaël . ce poëto souverain, grâce auquel l'alliance de l'idéalisme et du naturalisme atteignit sa sublime apogée. Immédiatement après le milieu du XIV"'" siècle commence aussi en Occident une période de transition : c'est l'époque où l'architecture ogivale se montre épanouie dans toute sa splendeur sur les bords du Rhin , en Belgique et dans la France septentrionale. L'impulsion que les archi- tectes ont donnée à l'art agit par contre- coup sur la sculpture et plus particulièiement encore sur la peinture. En effet, le style nouveau qu'ils ont inauguré dans leurs constructions religieuses et civiles est un harmo- nieux résultat de l'esprit germanique, si amoureux de fantaisie et de naturalisme; il est le produit logique des tendances nationales, comme il l'est des traditions franques elles-mêmes. L'Église, appuyée sur ses piliers, ' Oziinam , Dcmte et la pliUoaopliie catholique ml XIII"" siècle (édit. de Louva'm , 1847, p. 3). - Lanzi, Histoire de la peinlure en Italie, traduclion de M'"" Arniande Dieudé. t. I, p. 63. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 75 libres ou engagés, d'où jaillissent et s'élancent une infinité de nervures qui s'entre-croisent aux voûtes comme des branches d'arbres; l'église, — avec ses perspectives mystérieuses , avec ses rinceaux entrelacés comme des ramilles ténues , avec ses chapiteaux qui ressemblent à des bouquets de fleurs et de feuilles , n'est dans son ensemble qu'une image vivante , mais immobile, de la forêt; elle est le liearcli * franc, transformé en pierre; elle est la réalisation savante de ce naturalisme dont nous avons déter- miné plus haut l'origine et le caractère. Elle se prête aussi à tous les caprices de l'imagination, surtout à cet amour du grotesque et du fantas- tique auquel les Anglo-Saxons avaient si longtemps sacrifié et qui devait plus tard se développer si énergiquement dans l'école flamande; car elle laisse s'accrocher aux chapiteaux des colonnes toute sorte d'animaux fabuleux, de masques grimaçants et de scènes narquoises, comme elle permet aux héros à quatre pattes qui peuplent l'épopée du Renard, de ramper au bord de ses toitures, sous la forme de gargouilles. En même temps les peintres et les sculpteurs rompent complètement avec les formes typiques qu'ils n'avaient cessé de reproduire, et ils s'atta- chent de plus en plus, les peintres surtout, à l'étude de l'individualisme humain. Avec le sentiment de la vérité de la nature se réveille aussi le sentiment de la beauté pittoresque. Les miniaturistes renoncent aux dessins à la plume, bigarrés d'enluminures, et y substituent des vignettes généra- lement harmonieuses de couleur et exclusivement exécutées au pinceau ; les fonds dorés, gaufrés ou disposés en forme de damier, ils commencent à les remplacer (et ce furent les artistes flamands qui entrèrent les pre- miers dans cette voie nouvelle) par des fonds de paysage, où l'on remar- que déjà une idée, faible encore il est vrai, mais saisissable déjà, de la perspective linéaire et de la perspective aérienne. Les motifs qu'ils afl'ec- tionnent sont les mêmes que ceux dont la période précédente s'était ' Les anciens Germains appelaient ainsi les temples de feuillages et les forêts où ils adoraient leurs divinités. (Voy. Taciti Germania, cap. 59, 40 et 43, e( Grinini, Deuisclie Mythologie, t. 1, pp. 59 et 76.) Rappelons ici , en passant , que de ce mol est formé le nom d'une localité de la pro- vince de Limbourg , Herck-S' -Lambert, où le saint évêque de Liège détruisit sans doute un de ces temples francs auxquels il fit une guerre si assidue. (Voy. C.hapeavill. Gestapontificum Leodiensiiim , t. I, pp. Ô53 et 538, et Biographie nationale, t. I, p. 583.) Tome XXVII. 10 74 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE préoccupée avec tant de ferveur; ils afleclionnent, à la vérité, les sujets bibliques et emblématiques, et ils les traitent avec un grand esprit de dignité, même parfois avec un certain sentiment de la nature; mais à ces motifs ils joignent les scènes variées que le nombre toujours croissant des romans de chevalerie, des traductions de poètes classiques, des descrip- tions de voyages et des livres allégoriques leur offre à profusion et qui les attirent de plus en plus dans les régions du drame, du naturalisme et même du grotesque ^ L'étude plus assidue de la nature devait nécessairement avoir pour résultat la création d'une sorte de nouveau type destiné à traduire les personnages sacrés. Il se formule, en effet, et il témoigne des efforts que l'art lente dans la recherche du beau , de la grâce et de la pureté idéale. L'ovale des têtes est d'une grande ûnesse dans son ensemble aussi bien que dans ses détails. Le nez des femmes est régulièrement droit; celui des hommes est médiocrement recourbé. C'est ce type qui nous frappe si vive- ment dans les tableaux de maître Wilhelm de Cologne. L'expression des visages est souvent heureuse et d'une vérité vivante, particulièrement chez les personnages profanes, qui comportent une variété plus grande de phy- sionomie. A la vérité , les flgures gardent encore leurs proportions élan- cées, mais elles sont moins tourmentées dans leur attitude, et parfois même elles se présentent dans un état complet de repos. Le dessin du nu reste maigre et faible, les pieds surtout sont généralement trop petits; mais, en revanche, les mains sont souvent très-fines de mouvement. Dans les draperies, où le principe plastique cesse de prédominer, on voit pré- valoir un principe pittoresque; les plis durs, cassés et à côtes maigres, deviennent plus souples, plus larges, plus amples; les ajustements contem- porains trahissent même une sérieuse observation de la nature. Les cou- leurs, à l'exception du cinabre et du bleu foncé dont l'usage est encore fréquent, sont en général claires et légèrement rompues. Quant à l'exé- cution, les artistes affectionnent les grisailles, sauf quelques parties de détail qu'ils colorient légèrement, telles que les visages; parfois ils laissent ' Sur le déviloppemenl tle I élément du grotesque dans l'arcliiteclure en France, voir entre autres, le cuiieux travail de M. Jouannet, dans le Bulletin itionummtal , t. XI. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 75 jouer le fond du parchemin à travers les clairs; mais peu à peu on les voit s'attacher unanimement à peindre tout en gouache. Les miniatures de cette époque, ainsi exécutées entièrement au pinceau, sont souvent d'une délicatesse et d'un moelleux remarquables; la fonte des lumières et des ombres y est souvent soignée avec une merveilleuse finesse. Les arbres con- servent encore leurs formes typiques, et l'air est simplement indiqué par un ton azuré. Quant à l'or, il n'est plus employé que pour tracer des nimbes autour de la tête des personnages sacrés, pour représenter des vases, des joyaux et des ustensiles d'église ou de palais, ou pour figurer des apparitions célestes. Les accessoires architectoniques sont touchés de couleurs vives et douces; ils appartiennent parfois au style roman, mais plus fréquemment au style ogival de l'époque. Les lits à baldaquin et les dais abondent dans les intérieurs. Les encadrements se composent régu- lièrement de toutes sortes de représentations comiques, quelquefois d'oi- seaux au plumage riche et varié. Les grandes lettres initiales prennent des proportions plus petites; elles ne se composent que d'une charpente d'or vif qui se détache sur un champ colorié et formé d'élégantes arabes- ques, blanches la plupart ^ Tel est le caractère que prit la miniature dès le milieu du XIV™* siècle. Mais cet art se développa surtout avec éclat en France et dans les pro- vinces belges, grâce à la protection de plusieurs princes qui attachaient un grand prix à la possession de beaux manuscrits : ce furent les trois fils du roi Jean le Bon, Charles V, qui lui succéda et qui régna depuis l'an 1564 jusqu'en 1580, le duc Jean de Berry (1540 f 1416) et Philippe le Hardi, duc de Bourgogne et comte de Flandre (1584 à 1404). Les sommes qu'ils consacrèrent aux livres historiés d'images furent considé- rables pour le temps ^. Comme, par suite de l'avènement de la maison de Bourgogne à l'une des principales seigneuries des Pays-Bas, il s'établit des rapports plus intimes que jamais entre une partie de la Belgique et la France, et que nous voyons assez fréquemment des artistes flamands ' Waagen , ouvrage cité , p. 523. « De Laserna Santander, Mémoire historique sur la bibliothèque dite de Bourgogne, pp. 9 et SUIV. 76 MEMOIRE SUR LE CARACTERE appelés à illustrer des maniiscrils, de concert avec des artistes français, (ainsi que nous le prouve ce Jean de Bruges, qui fut attaché en qualité de peintre à la cour du roi Charles Y '), il importe d'examiner plus attentive- ment la nature du talent des uns et des autres et de voir par quels traits caractéristiques ceux-ci se distinguaient de ceux-là. A les étudier de près, on remarque chez les Flamands une grande richesse d'invention, une rare variété d'airs de tète et une pi(juante individualisation de physionomies, beaucoup d'aisance et de grâce dans les mouvements, mais, par-dessus tout, une incroyable vérité de nature et une direction marquée pour les scènes naïves de la vie réelle. Leurs couleurs, parmi lesquelles domine par- ticulièrement un riche vert d'iris, sont très-claires et très-vives, grâce à l'abondant emploi de la gomme, et les carnations sont souvent d'une fraî- cheur éclatante. L'exécution toujours soignée par le flni, sans être pour cela moins grasse, offre tantôt des hachures, tantôt un faire plus large et une fonte de tons merveilleusement sentie. Chez les Français , au con- traire, on remarque moins de richesse d'invention. Les airs de tête, quoique souvent parfaitement individualisés, sont pourtant moins variés de caractèi'e, et les mouvements des figures sont fréquemment dénués de grâce, uniformes et même quelquefois paralysés. Les couleurs, parmi les- quelles une sorte de vert sale joue un rôle particulièrement important, ont quelque chose de faux et de froid, et elles manquent d'éclat. Les carnations sont faibles de ton et ombrées de gris; l'empâtement est géné- ralement médiocre; l'exécution, léchée et pointillée, est cependant par- fois d'une finesse et d'une délicatesse dont il est difficile de se faire une idée. L'incontestable supériorité des Flamands dans certaines parties pour- rait s'expliquer à la rigueur par les dispositions tout à fait particulières qu'ils ont toujours eues pour l'art de la peinture. Mais le haut degré de prospérité où leur patrie était parvenue et le calme dont elle jouis- sait à l'époque dont nous nous occupons, tandis que la France se trou- vait engagée dans la guerre désastreuse qu'elle soutenait aloi-s contre les Anglais, peuvent aussi avoir contribué pour une part à assurer cette supé- ' Moiitfaucon , Monummts de la monarchie française, t. I!, pp. G5 el suiv. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 77 riorilé à nos peintres que rien ne distrayait du culte pacifique de l'art '. C'est de celte grande école de miniaturistes que procèdent directement les frères Yan Eyck; car, au point de vue de l'exécution, leurs tableaux, comme la plupart des peintures dues aux maîtres flamands du XV"^ siècle, ne sont en réalité que des miniatures exécutées en grand , sur bois au lieu de l'être sur vélin, en couleurs à l'huile au lieu de l'être à la gouache. Un fait assez caractéristique nous est révélé par l'histoire de l'art dans nos contrées, c'est que les différentes écoles qui ont fleuri durant la seconde moitié du moyen âge, se montrent établies dans de grands cen- tres religieux, qui à cette époque étaient aussi nos principaux centres scien- tifiques. En effet, c'est dans les monastères que nous rencontrons nos premiers calligraphes et nos premiers enlumineurs, et il n'en pouvait être autrement. Les écoles monastiques étaient pour ainsi dire les seules qui fussent restées dépositaires de la science et qui en perpétuassent les tra- ditions. Elles devaient nécessairement réclamer l'aide des scribes appelés à multiplier les manuscrits. Pour les ouvrages destinés à servir aux pompes du culte, tels que les missels, il fallait aussi le concours des enlumineurs 2. Le rôle des calligraphes et des miniaturistes était ainsi tracé par la néces- sité même des choses. En outre, le travail long et patient qu'exigeaient les productions de ce genre ne pouvait guère s'exécuter ailleurs que dans le calme silencieux des cloîtres et sous la discipline des savants capables de veiller à la correction des textes. Enfin, l'art lui-même, pris dans sa plus haute acception, avait ses formules, ses types, son symbolisme, qui touchaient par tous les côtés à la science religieuse. Aussi le voyons-nous pratiquer, dès les premiers temps, dans les institutions monastiques. Nous avons déjà dit que l'évêché de Cambrai avait même son peintre en titre '\ La chronique de Saint-Trond nous montre, au XI'"'^ siècle, l'abbé Adélard II exerçant lui-même la peinture et la sculpture *. En même temps l'évêque ' Waagen, ouvrage cité, p. 327. 2 L'opuscule publié par M. Léon de Buibure, sous le titre de Toestandder beeldende kumten in Antwerpen omirent 1454, fournit plusieurs curieux renseignements sur les calligraphes et les enlumineurs attachés à l'église collégiale d'Anvers durant la première moitié du XV™» siècle. 3 Voy. ci-dessus, p. 28. •» Chronic. abbat.SanctiTrudonis lib. I, ap. Luc. Dachery, Spicileg., l. VII, p. 355 (édit. de 1666). 78 MEMOIRE SUR LE CARACTERE ilalieu Jean dirige la construction et la décoration pittoresque de la basili- que de Saint-Jacques à Liège % et le septième abbé de Waulsort, Èrembert, excelle à travailler cl à ciseler les métaux précieux -. Au XIII""= siècle, le moine Hugo produit de ses piopres mains, dans le monastère d'Oignies, ces merveilleuses orfèvreries dont nous avons déjà fait mention ^. S'il arri- vait qu'un artiste laïque (car il y en avait pour satisfaire au luxe des princes et des seigneurs) fût appelé soit à confectionner quelque orfèvrerie reli- gieuse, soit à tracer quelque peinture sur le vélin d'un missel ou sur les parois d'une église, c'était, en règle générale, sous la direction d'un person- nage ecclésiastique que l'œuvre était conçue et combinée. C'est ainsi que maître Colay de Douai et maître Jacquemon de Nivelles , en ciselant la châsse de Sainte-Gerlrude conservée dans la collégiale niveloise, travail- lèrent sur les dessins d'un moine d'Anchin, orfèvre lui-même, qui disposa les différentes scènes de la légende dont la fdle de Pépin de Landen fut la sainte héroïne*; et nous ne pouvons nous figurer que le fondeur dinantais, à qui sont dus les fonts baptismaux de l'église Saint-Barthélémy à Liège, ait pu songer, sans avoir eu pour guide un lettré, à introduire l'épisode du philosophe Craton parmi les sujets représentés sur le pourtour du bassin régénérateur, épisode qu'il aurait peut-être eu de la peine à trouver dans le texte latin du faux évangile de Mellitus ^. Il en était de même des inscrip- tions qu'on avait coutume de placer, en manière d'explication, au-dessous des peintures murales : c'était le clergé qui les rédigeait lui-même, ou qui en recueillait les textes dans les livres saints. C'est ainsi que saint Paulin de Nola écrivit les vers destinés à interpréter les scènes figurées dans son église et ceux qu'il envoya à Sulpice Sévère pour la basilique de Sainl-Mar- lin de Tours "; que Walafried Strabo composa les distiques qui furent ' Voy. fi-ilessiis p. 58. 2 Chronic. Valciodorens., ap. Luc. Dacliery, Spicileg., t. VII, pp. 548 et 549. ^ Voy. ci dessus p. 68. ' Ce fuit est formellement établi dans la convention conclue, en 1272, entre ces deux orfèvres et le chapitre de Nivelles pour la confection de la châsse. (Annales de l'. académie d'archéologie de Belgique, l.\m,\,.o\l.) ^ Bulletins de l'Académie royale de Belgique, t. XIII, 2" part., p. 96. « Sancti Pauiini Nolan. epistol. XXXll, § 3-16 (édit. Migne, col. 331-358). DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEIJNTURE 79 tracés dans la basilique de Charlemagne, à Aix-la-Chapelle ', et que l'abbé Ilellin fournit à Lambert Patras ceux qu'on lit encore sur les fonts baptismaux de Saint-Barthélémy, à Liège ^. Il n'y a pas de doute que le con- cours des clercs et des lettrés religieux n'ait, jusque vers la fin du moyen âge, servi de guide et de direction aux artistes; car il est impossible de ne pas reconnaître un savant dans le choix des inscriptions tracées sur plu- sieurs tableaux des frères Van Eyck, non-seulement sur l'encadrement de l'ancien triptyque de Saint-Donat qui se conserve à l'académie de Bruges^, mais parfois sur les différents volets d'une même composition, comme l'attestent les vantaux qui nous ont été conservés de l'ancien retable de Gand *. La source littéraire où puisaient nos peintres était donc, en général, la science religieuse, pour les sujets qui touchaient directement à l'histoire sainte. Aussi bien c'était aux dépositaires de la vérité chrétienne à l'inter- préter dans son sens propre et dans son sens figuré, à établir la signifi- cation symbolique des prophéties, et à les mettre en rapport avec les actes accomplis et les faits réalisés. Comme manuel propre à diriger les artistes, il y avait, à l'époque où le système des cycles parallèles était encore en pleine vigueur dans la décoration de nos églises, un poème écrit par Pierre de Riga, chantre et chanoine de la cathédrale de Reims, sous le titre de Auiwa ^ : livre qui figure parmi ceux que le moyen âge goûta le plus et lut avec le plus d'ardeur *', et dont l'enseignement était spécialement recommandé aux écoles, comme nous l'apprend une poète artésien, Èvé- rard de Béthune, qui florissait au commencement du XIII°'= siècle '^. Ce ' Voy. ci-dessus, p. 57. - Bulletins de l'Académie royale de Belgique, t. XIII, 2* pari., pp. 92 et 93. ^ ,L'abbé Carton , Les trois frères Van Eyck, p. 72. •* Raczynski, L'art moderne en Allemurjne, t. I, p. 87. ^ De cet ouvrage, inédit encore, il existe six transcriptions différentes à la Bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles. C'est un exposé poétique des parallèles de la loi ancienne et de la loi nou- velle. L'auteur florissait vers l'an 1170. Voy. Histoire littéraire de la France, t. XVI, pp. 187 et suiv. 6 De laude libri [Aurore] et utilitale legendi bene librum, ap. Leyser, Histor. poetar. et poemat. mediiaevi, pp. 7i7-7oO. ' Evrardi Betbunens. Laborinthus seu rarmen de miseriis rector. scholar., ap. Leyser, ouvrage 80 MEMOIRE SUR LE CARACTERE manuel ne pouvait cependant, à cause de sa concision et de son caractère trop général, suffire à tous les cas ni satisfaire à toutes les exigences de détail. Aussi devait-il se compléter au moyen des lumières accessoires, que fournissaient abondamment les exégètes et les commentateurs si nom- breux des livres saints; et c'était là que commençait naturellement le rôle des lettrés. Ce fut évidemment à l'un de ceux-ci que les frères Van Eyck durent l'idée de représenter, sur un des panneaux du grand tableau de Gand , Eve tenant à la main une figue au lieu de la pomme traditionnelle ^ : car celte idée se rattaclie directement à l'interprétation donnée par saint Augustin au passage de la Genèse où Moïse raconte comment notre pre- mière mère céda aux suggestions de l'esprit du mal et cueillit le fruit fatal de l'arbre du savoir. Pour tout dire, la science religieuse dominait com- plètement les artistes, comme les idées i-eligieuses prévalaient jusque dans l'art profane lui-même. Nos hôtels de ville du XV"^ siècle sont encore là pour le prouver par les sculptures dont ils sont décorés 2. A côté des scènes empruntées directement au livre des deux lois , il y en avait une foule d'autres dont l'art puisait les motifs à cette source riche et abondante des légendes qui, depuis les premiers temps du christianisme, avait jailli au pied du rocher d'ofi coulait la vérité elle-même. Or, parmi les nombreux recueils légendaires que le moyen âge produisit, il en est un dont aucun atelier d'artiste ne pouvait se passer et qui, traduit dans la plupart des langues européennes, résumait toutes les traditions merveilleuses que la foi crédule et naïve de nos ancêtres avait successivement brodées autour de la vie des saints : c'était cette Légende Dorée ^, dont le succès fut si cité, p. 8r28. L'auteur s'exprime ainsi dans le Tractalm lit, v. 55 el 56 : Petrus Riga, petra cujus rigat initia Christus, Legem mellifluo lexit utramque stylo. * On sait quelle était la signification symbolique du figuier dans l'antiquité. Images de la hibri- cité, les faunes s'appelaient Fuimi ficarii (S. Hieronym. in haj., V, 13, "21). C'est à ce symbolisme que le grand lyrique latin fait allusion (Horat. Satir. VIII, v. I et suiv.) ^ Ainsi l'bôtel de ville d'.Vudenacrde porte encore à sa façade une statue de la Vierge, et les anciens comptes de la ville de Bruges nous prouvent que l'iiôtel de ville de cette cité était orné, au XIV™" siècle, de vitraux peints où se trouvaient représentés saint Jean , les miracles de la Vierge, l'bistoire de David, etc. (Voy. Kervyn de Lcttenbove, Les Ducs de Bourgogne, p./tô. (Bruges, I8S1 .) ' L'auteur de cette compilation, Jacques de Voragine, ou plutôt de Viragine, naquit, vers 1230, DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 81 grand depuis le XIII"^ siècle et qui continua tellement à jouir de la faveur publique, que les bibliographes n'en comptent pas moins de soixante- quatorze éditions publiées depuis l'invention de l'imprimerie jusqu'en l'an 1500. C'est là que les Van Eyck cherchèrent cette magistrale figure de saint Jean l'évangéliste ^ dont ils ornèrent la face extérieure d'un des volets du grand retable de Gand, et Memling, son saint Christophe -, sa sainte Catherine de Sienne ^, et cette ravissante histoire de sainte Ursule et de ses compagnes *, dont il a fait son plus beau titre de gloire. Outre ces deux sources principales, il y en avait d'autres encore aux- quelles les artistes s'adressaient, mais toujours par l'intermédiaire des lettrés. C'était, pour l'histoire poétisée des personnages du Nouveau Tes- tament, la collection des faux Évangiles ^, où abondent les scènes les plus variées et les plus merveilleuses, les plus gracieuses et les plus dra- matiques; et pour l'histoire semi-profane, semi-anecdotique, le recueil non moins riche des Gesla Romanonim^, où l'on vit Rogier Van der Weyden le Vieux puiser plusieurs motifs d'un retable qu'il peignit pour la salle du Magistrat de Bruxelles. Le Dante, saint Thomas d'Âquin et d'autres aux- quels le même peintre fit aussi des emprunts, trahissent également l'in- termédiaire de quelque érudit ecclésiastique. L'histoire profane n'occupa que médiocrement les artistes flamands du XI V™^ et du XV"" siècle, du moins à en juger par le nombre fort res- treint des tableaux et des miniatures que Van Mander leur attribue , ou dont l'existence a été constatée jusqu'à présent. Si Rogier Van der Weyden, au bourg de Viragfifio, sur le golfe de Gènes. La première édition de son travail , publiée avec indi- cation de lieu et de date, parut à Cologne, en 1470, sous le titre de Legenda Sanclorum aiirea. La plus récente traduction française a paru en 1845, chez Gosselin, à Paris. ' Legenda aurea, cap. 7. * Ibid., cap. 46. ' Ibid., cap. 175. ' Ibid., cap. 81. ^ Le premier recueil des Évangiles apocryphes est connu sous le titre de Codex apocryphus Nov. Testament., collée, casllg. et illust. a J. A. Fabricio, Hamburg., 1703. C'est l'évangile d'Abdias qui a fourni l'histoire de Simon le Magicien, si fréquemment représentée au moyen âge. " La plus ancienne édition des Gesla Romanorum, hystorie nobiles de vitijs virtutibusque trac- tantes, fut publiée à Cologne en 1472. Ce livre curieux est attribué à un écrivain du Xlll"° siècle nommé Hélinand. Tome XXVII. 11 82 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE que nous venons de citer, reproduisit sur le retable de Bruxelles quel- ques motifs où figurait le personnage impérial de Titus ; si Thierry Stuer- bout exécuta sur les deux panneaux qui ornaient naguère la collection du roi des Pays-Bas, des épisodes empruntés à la chronique de Hesse: si, dans le précieux manuscrit des chroniques de Jérusalem conservé à la bibliothèque impériale de Vienne * et illustré par Jean Van Eyck, par Rogier Van der Weyden le Vieux, par Memling et par Juste de Gand, ces maîtres consacrèrent leurs pinceaux à représenter des scènes de la grande histoire des croisades, ce ne fut réellement que par exception. Nous l'avons déjà dit, les premiers artistes flamands étaient de vérita- bles miniaturistes par le fini extrême de l'exécution et par la précieuse délicatesse du faire. A ce titre, ils se rattachaient directement aux calli- graphes dont ils historiaient les pages par leurs patientes et laborieuses enluminures. Or, au XI V"* et durant une partie du XV"'° siècle, la science profane était encore dominée tout entière par la science religieuse; le mot philosophie était synonyme de théologie, et les aits libéraux eux- mêmes n'étaient en réalité que les échelons par où l'on montait sur les hauteurs où l'on entrevoyait la vérité unique et éternelle. Aussi à cette époque la haute calligraphie était-elle pour ainsi dire exclusivement au service de l'Église, et avec la calligraphie l'art des miniaturistes qui la complétait. Sans doute, un bon nombre de manuscrits de cette époque sont là pour nous attester que la littérature sacrée n'absorbait pas uni- quement la plume des scribes et le pinceau des enlumineurs. Nous n'avons besoin, pour reconnaître ce fait incontestable, que des chroniques de Jérusalem dont nous parlions tout à l'heure, et de quelques-uns des pré- cieux codices que possède la bibliothèque royale de Bruxelles, notamment le Roman des sept Sages de Rome'^, les Chroniques de IlaimnU, par Jacques de Guyse ^, la Flenr des histoires ^ et la Cyropédie de Xéuophon '', que le duc ' lien a été donné une ample description par M. Waagen, dans le Kunslblatt de Stuttgarl , en 1S47. Ce travail a été reproduit dans la Renaissavce de Bruxelles, t. X, pp. 173 et suiv. - Inventaire des MSS. de la Bibliothèque de Bourr/ogne, n° 9243. ' Ibid , n° 9242. * Ibid., n''92ôl. 3 Ibid., n" i 1 703. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 83 Charles le Téméraire feuilleta si souvent, et qu'il avait coutume de placer la nuit sous son oreiller, comme Alexandre le Grand plaçait sous le sien Y Iliade d'Homère. Mais, encore une fois, l'exécution de semblables livres avec tant de somptuosité était chose tout à fait exceptionnelle. Quant aux productions de la littérature romancière, qui était en si grande faveur, à la fin du moyen âge, dans les manoirs des barons et dans les hôtels des seigneurs, elles se présentaient généralement avec un appareil beaucoup plus modeste. Destinées à amuser les loisirs des châtelains et à être lues près du foyer fumeux pendant les veillées hivernales, que ce fussent les goguenardes aventures de maître Renard ou les merveilleux épisodes des chants de geste, ces villanelles galantes dont Froissart nous a laissé tant de gracieux modèles , ces contes ou ces fabliaux narquois dont Barbazau, Legrand d'Aussy et tant d'autres après eux ont pieusement recueilli les débris, elles ne se montrent guère revêtues de ce luxe princier dans les bibliothèques publiques ni dans les musées des amateurs. A peine si quelques rares vignettes les décorent, et si quelques majuscules informes ou quelques maigres encadrements servent à rehausser la mesquine sim- plicité des pages du vélin. Toute la magnificence de l'art, toute la richesse du dessin, toute la splendeur des couleurs était réservée aux missels, ces compagnons assi- dus des princesses et des nobles châtelaines qui allaient humilier devant Dieu leur puissance ou leur beauté; aux évangéliaires, destinés à rendre témoignage des serments inauguraux des princes, ou à figurer sous les yeux des évêques ou des abbés, soit sur le lutrin, soit sur l'aulel, les jours des fêtes patronales ou des grandes solennités de l'Église; enfin, aux légendaires, où le diocèse retraçait l'histoire de ses saints, et aux pas- sionnaux, où il inscrivait celle de ses martyrs. L'art tenait donc à l'Église par un double lien , par la nature des tra- vaux où il trouvait son aliment principal, et par le besoin constant qu'il avait du secours des clercs, dépositaires des idées hiératiques qu'il était appelé à traduire, et initiés à tous les détails des faits qu'il était appelé à représenter. Aussi c'est dans de grands centres religieux que se manifesta l'activité des premiers artistes nationaux dont le souvenir ou les produc- 84 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE lions nous soient parvenus. Nous avons vu commencer dans nos anciennes abbayes cette série de calligraphes et d'enlumineurs que nos chroni- queurs mentionnent avec tant de complaisance. C'est dans la ville épisco- pale de Cologne, déjà citée pour ses peintres au XIII"'" siècle % que se forma cette magnifique école rhénane qui atteignit l'apogée de sa gloire à la fin du siècle suivant et qui donna au monde ce maître illustre, Wilhelm, loué comme l'artiste le plus éminent de tous les pays germaniques ^ et sur lequel nous aurons à revenir. C'est à Tournai , autre ville épiscopale , que commença cette belle école de sculpteurs et de peintres, dont M. Waagen nous a récemment révélé l'existence^ et dont nous aurons à reparler aussi. Enfin, c'est à Liège, capitale de l'évêché le plus splendide et le plus opu- lent peut-être qu'il y eût en Occident, que les frères Yan Eyck se signalè- rent avant de figurer à la cour du duc Philippe le Bon. L'identité de ces trois faits historiques ne saurait être considérée comme le résultat d'une coïncidence toute fortuite, comme un simple accident. Nous ne reconnaissons pas au hasard cette sorte de caprices. D'ailleurs, il sufiît, pensons-nous, de bien se rendre compte des relations intimes et multipliées que les artistes du moyen âge étaient forcés d'entretenir avec la science religieuse , comme nous l'avons établi , pour être convaincu que les centres artistiques ne pouvaient se former et exister qu'à côté des centres ecclésiastiques. Ceci admis, voyons quelle a pu être l'action que ces différents foyers ' Ce fait est attesté par un passage du roman de Parcivul, par Wolfram von Eschenbach. Voy. dans la traduction de ce poème par San Marte, p. 121 , ces vers si souvent reproduits ; £s hàtte hein Maler lu Koln oder Maestrieht {So giebt die y/vcntiure Bericht) Eine hriegcrgcslalt gemalt so chôn Jls der Knapp zu Ross loar amusekeii. ^ Limbunjer Chrotiik, ad ann. 1380, citée par Passavant, Kunstreise durch England und Bel- gien, p. 403. 5 Waac;en, A'hhs<6/o» de Stuttgart, I8i8, n"M et 3. Ce travail a été traduit et publié à Gand, par la Revue de ta Flandre, sous le titre de Une ancienne école de sculpture à Tournai. Dans Tin- dication des emprunts que nous aurons à faire à cet opuscule, nous suivrons la pagination des exemplaires de la tiaduction française qui , liiés à part, sont entrés dans le commerce. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 85 d'art ont exercée l'un sur l'autre, et quelle a pu être l'iniluence que tous ont fait subir à l'école de Bruges. Nous nous occuperons d'abord de l'école rbénane. Si nous ignorons la nature des tendances qui se manifestaient dans les maîtres, inconnus du reste, que Wolfram von Eschenbach nous signale à Cologne et à Maestricbt, et dont aucune production authentique ne nous est parvenue, nous possédons du moins une base certaine pour appré- cier le caractère que l'art rhénan revêtit vers la fin du XIV""" siècle : ce sont les peintures murales de maître Wilhelm que l'on voit dans l'église de Sainl-Castoi', à Coblence, et dans celle de Saint-Séverin, à Cologne, ainsi que les tableaux du même artiste que l'on conserve dans la cathédrale et dans le musée de celte dernière ville, dans la Pinacothèque de Munich et dans les galeries de Berlin et de Nurenberg. Nous ne savons par quel lien ni par quelles traditions ces ouvrages se rattachent aux douze tableaux peints sur ardoise que possède l'église de Sainte-Ursule à Cologne et qui appartiennent à la première moitié du XIII""= siècle : productions qui sont entièrement conçues dans le style roman des miniatures de cette époque et qui, malgré les fortes retouches, grâce auxquelles elles ont été altérées plus tard, laissent encore entrevoir un grand caractère de noblesse dans les figures des apôtres dont elles représentent les images. Aucun document ne nous éclaire à cet égard, et les conjectures ne sont pas plus permises dans l'histoire de l'art qu'elles ne le sont dans l'histoire politique. Quoi qu'il en soit, l'école dont maître Wilhelm nous apparaît comme le pre- mier chef, occupait à la fin du XIV"" siècle, c'est-à-dire au moment même où les frères Van Eyck n'avaient encore pu se révéler, une hauteur pres- que prodigieuse pour le temps. Il en a été de cet artiste comme de tous ceux qui ont formé école et auxquels on a attribué toutes les productions sorties des ateliers groupés autour d'eux et tous les ouvrages qui portent plus ou moins l'empreinte de leur style et de leur manière. On lui a fait honneur d'une quantité prodi- gieuse de peintures. Cependant on n'en connaît guère que sept, qui procè- dent authentiquement de sa main; nous allons les décrire succinctement '. ' Nous avons revu, l'année dernière, ceux d'entre ces ouvrages qui se trouvent à Coblence et à Cologne. Connue ils ont été fort exactement décrits par M. Kugler (Eandbuch der Geschichte der 86 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE La plus ancienne est une peinture murale qui décore, dans l'église de Saint-Castor, à Coblence, une niche ogivale disposée au-dessus du sarco- phage de Cuno de Falkenstein, archevêque de Trêves, mort en 1588. Elle représente le Sauveur attaché à la croix , au pied de laquelle on voit le prélat agenouillé, tandis que des deux côtés sont placés la Vierge, saint Jean, saint Pierre et saint Castor. Ces deux dernières figures rappellent le plus, par leur simplicité et par leur pose statuaire, la rigidité du style germanique; cependant elles se distinguent déjà par cette forme, molle et arrondie des têtes qui caractérise l'école colonaise. Il y a plus de mou- vement dans la scène du milieu , à laquelle elles servent en quelque sorte d'encadrement. La figure de la Vierge et celle de saint Jean présentent, dans leurs gestes et sur leur visage (dont les traits sont plus allongés, à dessein peut-être) l'expression d'une douleur profonde, qui a quelque chose de singulièrement navrant, surtout chez l'apôtre. Le portrait de l'ar- chevêque montre visiblement que l'artiste s'est efforcé de traduire son modèle avec toute la vérité possible, sans chercher à en idéaliser le carac- tère ; toutefois l'exécution en paraît moins spirituelle que dans beaucoup d'autres tableaux de la même école, où sont reproduites des figures prises dans la vie ordinaire. Quant à l'ensemble, il doit encore ce caractère de transition, oii se manifeste le passage du style ancien au style nouveau, à la manière sévère et un peu plastique dont les formes sont traitées , notamment les draperies, mais qui, du reste, peut aussi avoir été déter- minée par la destination monumentale et par la technique de cette peinture. A cette production se rattache le plus immédiatement un petit triptyque que l'on conserve dans le musée de Cologne. Sur le panneau du milieu est représentée la Vierge, vue à mi-corps et tenant dans ses bras l'enfant Jésus qui caresse naïvement le menton de sa mère : production qui est cer- tainement une des plus gracieuses que l'art germanique du moyen âge ait fournies et qui, en même temps, montre dans toute sa plénitude la pra- Malcrei, t. I, pp. 233-239, 2* cdilion), nous nous bornerons à reproduire ici, en l'abrégeant, le texlede cet écrivain. On en trouve aussi une description détaillée dans le livre de M. Passavant, KimUreise durch England und Belgien, pp. 407 et suiv. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE 87 tique pittoresque de l'école colonaise. Les carnations sont d'une fonte de tons extraordinairement moelleuse, les ombres légèrement verdàtres , et les lumières d'un blanc rose; les cheveux de la madone sont d'un blond tirant un peu sur le roux. Les tons rompus des draperies sont d'une grande fraîcheur et manifestent un certain sentiment de l'harmonie. La lèle est remarquable par le charme de l'expression, et on peut la regarder comme le premier type , et comme le type le plus pur, de femme chez les anciens artistes rhénans; mais, en même temps, on y retrouve le défaut capital de toutes les peintures qu'ils ont produites, c'est-à-dire la complète ignorance de l'analomie humaine. A la vérité, il n'y a guère de peintures de cette époque qui ne méritent à Un certain degré le même reproche : l'étude de l'anatomie était encore en général fort négligée, et une entente parfaite et vivante de l'organisme du corps de l'homme ne se révèle peut-être nulle part avant la venue de Léonard de Vinci. Pour nous borner ici aux écoles qui florissaient en Allemagne , nous ne sachions que celle de Nurenberg où l'on ait compris à un certain degré les formes prin- cipales et les proportions des têtes et des extrémités. Quant à celle de Cologne, elle traitait cette partie de l'art de la façon la plus arbitraire. Le front, le nez, la bouche et les yeux sont souvent, par leur forme et par la place qu'ils occupent dans le masque, en désaccord avec le contour tout à fait circulaire de la tête; même dans les ouvrages, où, comme dans celui dont nous nous occupons ici , le sentiment du beau et l'inten- tion psychologique qui se manifeste dans les détails nous séduisent le plus, ce défaut anatomique est assez visible pour frapper le spectateur. Chez les artistes colonais, et même dans le ravissant triptyque devant lequel nous venons de placer le lecteur, les bras sont généralement trop courts, les mains mal proportionnées et pourvues de doigts singulière- ment effilés. Puis encore on remarque déjà aux figures de sainte Cathe- rine et de sainte Barbe, qui ornent la face intérieure du même tableau . un défaut particulier à maître VVilhelm et à ses contemporains, qui fai- saient les corps tellement minces à la taille que parfois ils semblent prêts à se briser en deux. A la partie extérieure des vantaux, on voit représenté, sur un fond noir, le Christ livré aux insultes des juifs , composition qui 88 MÉMOIRE SUR LE CARACTÈRE procède manifestement de la même main, et qui, traitée avec autant de facilité que de hardiesse, trahit visiblement, dans les bizarres ûgures des insulleurs, un énergique sentiment de réalisme. Le musée de Berlin possède un panneau divisé en trente-six compar- timents, dont les trente-cinq premiers figurent l'histoire du Christ et dont le dernier contient les images des donateurs. Cet ouvrage présente une si grande analogie avec la partie extérieure du triptyque de Cologne, qu'il doit être attribué au même maître. L'exécution en est singulièrement facile; on dirait presque d'une esquisse; certaines parties sont même un peu indé- cises; l'ensemble cependant offre un grand nombre d'excellents motifs, notamment dans le jeu des draperies. La même main a pris aussi une part importante à l'autel dit de Sainte- Claire qui orne la chapelle de Saint-Jean dans la cathédrale de Cologne. Cet ouvrage considérable se compose d'un groupe de niches destinées à recevoir des statuettes, mais malheureusement en partie détruites. Au milieu est ménagé un compartiment formant tabernacle et garni de deux doubles volets peints. Cet autel décorait autrefois le jubé de l'église, aujourd'hui supprimée, des Clarisses dans cette ville. Sur la face exté- rieure des vantaux du milieu et sur la partie intérieure des volets extrêmes sont figurées une suite considérable de scènes religieuses. Celles qui occu- pent la région supérieure représentent la passion et sont dues à un pin- ceau plus ancien et moins exercé. La série inférieure , qui procède de la main même de Wilhelm, constitue l'histoire de la Vierge et de l'enfant Jésus, qui est distribuée en vingt-quatre compartiments et dont le milieu, correspondant à la porte même du tabernacle, représente un prêtre occupé à dire la messe. Entin , sur la face extérieure des volets latéraux, on voit encore des restes d'un crucifiement et de plusieurs tigures de saints, qui ont été peintes probablement par quelque élève de Wilhelm. Dans les scènes de la passion, on reconnaît un artiste déjà tourmenté du besoin de chercher une direction plus haute et de traduire d'une manière plus immédiate le sentiment de la vie, mais incapable encore de se dégager du style conventionnel de ses prédécesseurs. Selon toute apparence, il mourut avant d'avoir terminé son œuvre, dont l'achèvement fut dès lors conlié à DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEIISTURE. 89 Wilhelm, maître plus jeune, mais déjà parvenu à l'apogée de son talent. En effet, dans les scènes tirées de la vie de Marie et de l'enfance du Christ, on remarque toute cette grâce idéale, ce moelleux agencement de dra- peries, cette douce et agréable fonte de tons, cette pure et enfantine naï- veté d'expression qui se manifeste spécialement dans les tètes arrondies, et en même temps ces formes minces, grêles et peu énergiques des corps : traits qui caractérisent avant tout le style de Wilhelm. Les peintures extérieures, que le maître (particularité dont l'exécution des anciens reta- bles nous offre de fréquents exemples) a pu regarder comme les parties les moins importantes de l'œuvre et abandonner au pinceau d'un de ses élèves, témoignent d'un nouvel et heureux progrès dans l'étude de l'anatomie hu- maine, et elles se rapprochent déjà des productions qui sont attribuées à la jeunesse de maître Stéphan. On reconnaît également la main de Wilhelm dans une grande peinture murale qui décore la sacristie de l'église Saint- Séverin à Cologne. Elle représente, sur un champ de couleur sombre, le Christ attaché à la croix et ayant à sa droite la Vierge, saint Pierre et saint Séverin, à sa gauche saint Jean, saint Paul et sainte Marguerite, toutes images de grandeur naturelle. Au pied de la croix est agenouillée une figure plus petite, qui est celle du religieux donateur et au-dessus de laquelle volligeut des anges plus petits encore, dont les uns recueillent le sang du Sauveur et dont les autres expriment par leurs gestes désespérés la douleur qu'ils éprou- vent. Ces anges présentent un type qui appartient presque exclusivement à l'école colonaise, et qui, du reste, est traduit dans cette composition avec une naïveté particulièrement gracieuse. Leur forme, seulement indi- quée à demi, se perd dans une large tunique qui flotte et dont l'extrémité inférieure se termine en pointe; leurs ailes sont également pointues et la plupart abaissées. Ils sont de la famille de ces charmantes créatures qui peuplent si fréquemment et en si grand nombre les fonds des tableaux rhénans. La figure du Piédempteur est pleine de dignité et dégagée de ce type conventionnel et presque inerte qu'on remarque généralement dans les crucifix contemporains. Les autres personnages, quoique déjà traités d'une manière assez pittoresque, sont cependant encore tenus dans ce calme Tome XX VIL 12 90 MEMOIRE SUR LE CARACTERE grave et solennel qui appartient plus spécialement à la statuaire. Quant aux draperies, il est à regretter qu'elles aient été altérées en partie par des retouches généralement grossières. Parmi les parties de l'œuvre primitive qui sont restées intactes, il faut distinguer surtout la tète de sainte Mar- guerite, qui porte bien l'empreinte du style de Wilhelm. L'ensemble de cette composition a dû être d'un effet grandiose; mais elle a considérable- ment perdu de son caractère par les dégradations qu'elle a souffertes. La célèbre sainte Véronique avec le suaire, qui provient de la collec- tion des frères Boisserée et qui appartient actuellement à la Pinacothèque de Munich , est évidemment aussi une production du pinceau de Wilhelm. La tête, qui est d'une expression et d'un charme vraiment merveilleux , est d'un faire plus faible et plus négligé que celle de la Vierge du triptyque de la cathédrale de Cologne ; cependant elle n'en est pas moins un des modèles les plus saisissants de ce sentiment religieux qui est propre aux productions de l'école dont nous parlons. La face du Christ, marquée sur le suaire que la sainte tient déployé devant elle, ne manque pas d'un certain carac- tère de grandeur par le type, quoiqu'elle ne soit pas très-remarquable par l'expression. Dans les angles inférieurs de ce panneau sont groupés six giacieux petits anges, dont les uns sont occupés à lire et les autres à chanter. Enfin, dans la galerie de la chapelle de Saint-Maurice, à Nurenberg, se trouvent deux panneaux qui formaient autrefois les volets d'un triptyque et dont l'un représente sainte Elisabeth, l'autre, sainte Catherine : douces et gracieuses figures qui se découpent sur un fond rouge et parsemé d'étoiles d'or. L'action puissante que maître Wilhelm avait exercée sur l'art rhénan fut continuée avec énergie par un peintre non moins illustre, par maître Stéphan, qui conduisit l'école colonaise à l'apogée de sa splendeur, mais qui devait bientôt être éclipsé lui-même par l'éclat que l'école flamande ne tarda pas à jeter. Ce qui caractérise particulièrement le style de Wilhelm et de ses dis- ciples, c'est la spiritualité de leurs conceptions. Ce qu'ils se proposaient avant tout, c'était de traduire sur leurs panneaux la sérénité et le calme DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 9i céleste des personnages sacrés; et, à cet effet, ils devaient beaucoup moins s'appliquer à rendre des caractères individuels qu'à chercher l'expression de la pureté enfantine et de l'innocence virginale. Aussi la beauté ne fut- elle réellement pour eux qu'un moyen. A ce point de vue, l'école de Cologne constitue, dans l'histoire de l'art occidental, un des phénomènes intellec- tuels les plus intéressants à étudier. Les ligures qu'elle trace sont tout esprit, et l'àme qui y rayonne s'harmonise avec ce qu'il y a de plus élevé dans nous : pas la moindre apparence d'agitation intérieure; ni désirs, ni enthousiasme; tout y est d'une tranquillité primitive et sainte. Dans aucune école, l'aménité et la douceur, la gaieté enfantine et la grâce ne constituent le principe dominant, d'une manière aussi générale, aussi constante, que dans les ateliers rhénans de la fin du XIV""' siècle. A la vérité, le principe démoniaque, le vulgaire, tel qu'il se présente dans la vie et dans l'histoire, n'est pas complètement étranger aux maîtres colonais; mais ils l'écartenl et le tiennent soigneusement éloigné du terrain pacifique et sacré oîi se meuvent leur volonté et leur activité propres. 11 y a plus : la manière même dont ils exécutent leurs ouvrages est dans une harmonie complète avec la nature de leurs conceptions. L'indécision et le vague qu'ils met- tent systématiquement à indiquer les formes, et la légèreté du coloris, qui nous laisse entrevoir les figures comme dans une vapeur légère ou dans un rêve, y donnent moins l'apparence de corps réels que d'esprits. Quant à l'exécution, elle est d'un fini dont on ne trouverait d'exemple nulle part avant l'application de la peinture à l'huile. Enfin, le modelé est généralement d'un moelleux extrême. Peut-être ne se trouve-t-il pas dans toute l'histoire de l'art moderne une seule école qui puisse avec plus de raison prétendre à la qualification d'idéaliste. Sans doute, il en est beaucoup où l'idéalisme de la forme a été porté à un degré de perfection incomparablement plus élevé que dans l'école rhénane,.et ce sont notamment celles où les principes et les modèles antiques ont prévalu. Mais les maîtres colonais prétendaient à un idéa- lisme d'aspiration morale, que les grands peintres italiens du XV!™" siècle eux-mêmes n'ont atteint ni traduit d'une manière aussi complète. 11 n'y a que Fra Angelico da Fiesole qui puisse leur être comparé sous ce rapport; 92 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE car dans cet artiste seul se manifeste cette même aspiration qui n'a pour objet que la représentation du divin, du saint considéré en lui-même. Malheureusement, en poursuivant le même but que cet artiste célèbre, ils n'ont pu réaliser leur pensée au même degré que lui, et ils ont été forcément retenus en deçà de leur intention, grâce à l'imperfection de leurs connaissances anatomiques. Mais, au commencement du XV"" siècle, un nouveau développement se manifeste dans l'école de Cologne, grâce à maître Stéphan , qui fut, selon toute probabilité, un des élèves immédiats de Wilbelm. Tout en se maintenant dans la direction spiritualiste où celui-ci l'avait fait entrer, elle se mit en devoir de chercher un mode d'expression plus riche et plus varié. Évitant avec le plus grand soin le réalisme où, précisément à cette même époque, les peintres flamands allaient s'abandonner, elle n'en prit que ce qui était strictement indispensable au développement ulté- rieur du principe même qu'elle suivait, et elle borna ses innovations à quelques détails tout à fait secondaires, tels que le choix de certaines étoffes pour les draperies et les vêtements des personnages qu'elle mettait en scène. Elle opéra aussi quelques modifications dans le coloris et dans la forme humaine. Mais ces modifications étaient réclamées par le perfec- tionnement si rationnel, du reste, qu'elle apporta au type suivi jusqu'alors par les maîtres rhénans; car elle raccourcit les proportions infiniment trop élancées des figures; elle adopta une forme de visage moins ronde, et se mit à employer plus fréquemment les costumes de l'époque. Elle ne se borna pas là. Elle fit un progrès plus notable en rompant avec les physionomies générales et peu variées que Wilhelm affectionnait et en cher- chant à imprimer aux têtes une individualité plus caractéristique et une variété plus grande, sans les dépouiller cependant de leur type de sainteté et de beauté surhumaine. Si bien que l'on peut, sans hésitation, regarder les ouvrages de maître Stéphan, lui le second et le plus impartant des chefs de l'école colonaise, comme les plus complets qui aient jamais été fournis dans celte direction. De même qu'à Wilhelm, on a attribué à Stéphan un grand nombre de tableaux plus ou moins apocryphes. Le premier que nous puissions DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 93 mentionner avec quelque certitude, est une sainte Ursule que possède le musée de Cologne. La sainte est représentée dans une pose calme et solen- nelle, les deux bras étendus et tenant d'une main une flèche, de l'autre une branche de palmier; son manteau retombe autour d'elle en larges plis et sert de refuge à quatre de ses compagnes, flgurées dans des pro- portions plus petites. Ce tableau, qui paraît avoir servi de volet extérieur à un retable mutilé aujourd'hui, est, d'après la destination que l'artiste y avait assignée, d'une grande simplicité d'exécution et de coloris. A peine si la draperie verte de la sainte se détache sur le fond bleu de cette pein- ture. Mais, en revanche, la tête d'Ursule et celles de ses compagnes sont d'une fonte de couleur telle qu'on les dirait soufflées sur le panneau , et d'une grâce tout à fait idéale. Dans les formes domine en général le senti- ment de Wilhelm avec tout ce qu'il savait y donner de charme ; mais il y a déjà quelque chose de plus , c'est une réserve et une sûreté de style dont ce maître n'avait pas même la conscience. Une œuvre où Stéphan se montre plus complet encore et plus original, c'est le célèbre tableau que possède de lui la cathédrale de Cologne, et qui est considéré avec raison comme une des productions les plus remar- quables que l'art ancien ait laissées en deçà des Alpes. La circonstance qui fit commander cet ouvrage à l'artiste n'est peut-être pas sans impor- tance pour l'intelligence de la peinture elle-même. En 1425, le magistrat de Cologne avait expulsé de la ville tous les juifs. L'année suivante, il fit construire une chapelle sur l'emplacement que leur synagogue avait occupé à côté de l'hôtel de ville, et décida qu'elle serait ornée d'un tableau de maître Stéphan, « afin que par là, selon l'acte authentique, au lieu du » déshonneur et des outrages qui avaient été faits en cet endroit à Dieu, » Notre-Seigneur, et à sa douce mère Marie, il leur fût offert désormais » tout respect et toute dévotion. » Il s'agissait de mettre en œuvre toutes les ressources de l'art, et de représenter de la manière la plus digne la reine des cieux dans toute la splendeur de sa gloire suprême et au milieu des saints les plus chers à la ville. L'œuvre constitue, comme on sait, un triptyque dont la partie extérieure figure l'annonciation. Le retable ouvert, on voit sur le panneau du milieu une adoration des mages. La 94 MEMOIRE SUR LE CARACTERE Vierge, assise sur un irône, est couverte d'un long manteau bleu foncé et doublé d'hermine. A ses côtés sont agenouillés les deux plus âgés des trois rois, tandis que le plus jeune et les personnes de leur suite sont disposés tout à l'entour. Sur les volets sont figurés les autres patrons de la cité-, à droite, saint Géréon, vêtu d'une colle de soie bleue et couvert d'une cuirasse d'or, se présente à la tête de ses compagnons d'armes, tous vêtus du costume du XV""^ siècle; à gauche, sainte Ursule apparaît à la tête des chevaliers et des jeunes filles qui soufl'rirent avec elle le martyre. Dès le premier coup d'œil, on s'aperçoit que cet ouvrage s'élève bien au-dessus de toutes les productions sorties jusqu'alors de l'école rhénane. La composition est à la fois d'une extrême richesse et d'une simplicité giandiose; elle produit, notamment sur le panneau principal, de belles et agréables lignes, qui sont d'une tranquillité vraiment solennelle. Le dessin des personnages dénote un progrès remarquable; si idéalisés qu'ils soient, on voit et on sent qu'ils vivent, que ce sont des êtres en chair et en os, et non des ombres ni des nuages humains; c'est ce qu'on remarque particu- lièrement dans les figures masculines, qui sont modelées sur la vie et qui semblent respirer; le seul défaut qu'on puisse leur reprocher, c'est la posi- tion écarquillée des jambes. Les têtes, pour autant qu'on peut en juger dans l'état de dégradation où ce tableau se trouve actuellement , sont ou étaient la plupart de la plus grande beauté, quelques-unes d'une expression pro- fonde et admirablement sentie. La partie de cette composition qui plaît le moins et qui se ressent le plus de l'ancien esprit de convention, c'est le volet consacré à sainte Ursule; l'expression de la naïveté et de l'innocence se reflète, avec une uniformité qui finit par fatiguer, sur cette multitude de visages déjeunes filles, qui regardent les unes par-dessus les autres, et dont le type arrondi rappelle, plus encore que celte absence de variété, la forme favorite des maîtres antérieurs; en outre, on y voit avec regret se jouer dans les carnations certaines nuances gris -perle qui sont loin d'être heureuses. Le volet de saint Géréon est d'un caractère plus grave, plus sévère et plus énergique. Mais ce qui frappe le plus, c'est la franchise avec laquelle le panneau du milieu est traité, et particulièrement la dignité et la noblesse qui éclatent dans les deux figures royales agenouillées à DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 95 côté de la Vierge; la vénérable figure de Melchior est surtout magistrale- ment comprise et rendue avec une vérité merveilleuse; les mains sont aussi d'un mouvement et d'une exactitude anatomique dont on n'avait pas encore vu d'exemple auparavant. 11 est à regretter que, dans la tète idéale de la Vierge, qui a été surpeinte, les lignes principales puissent seules être regardées comme originales. Quant à la figure de l'enfant Jésus, ses formes nobles et pleines sont modelées avec un goût parfait et empreintes d'un charme souverain. Heureusement dans l'annonciation, qui est repré- sentée sur la partie extérieure des volets, la tête de la Vierge est encore très-bien conservée; on y voit un ravissant mélange de grâce enfantine, une pureté de forme tout à fait classique et une expression de beauté suprême. Cet ouvrage doit être considéré sous plus d'un rapport comme la limite la plus haute que l'art germanique ait atteinte dans la région de l'idéalisme. Mais cet idéalisme, si puissant qu'il paraisse dans Stéphan, devait bientôt céder le terrain au réalisme splendide dont les Flamands allaient offrir de si éclatants modèles, grâce au développement de ce prin- cipe national, chez eux surtout, et aux ressources nouvelles que les Van Eyck venaient d'offrir aux procédés d'exécution par le perfectionnement de la peinture à l'huile. Une chose à remarquer, c'est que le triptyque de Stéphan, dont nous nous occupons, est peint non à l'huile, mais à la détrempe, comme le sont tous les anciens tableaux allemands. Toutefois, les effets si étonnants qu'à cette époque les frères Van Eyck surent pro- duire, au moyen de leur nouveau procédé de peinture, le maître colonais les atteignit dans cet ouvrage par l'emploi d'une sorte de colle exclu- sivement en usage dans les ateliers rhénans, mais dont la composition est restée un secret pour nous ; ce sont notamment les reflets des étoffes et des draperies, l'éclat éblouissant des armures, beaucoup de détails de costumes et d'autres. Parmi les particularités qui rapprochent le nouveau chef de l'école rhénane des peintres flamands , nous devons mentionner spécialement sa manière de disposer les draperies; car il employa, comme eux, les plis à angles brisés. Cependant il y mit plus de sobriété, et sut faire prédominer dans l'ensemble ce jet grand et calme des étoffes qui est propre au style germanique. Ce qu'il eut aussi de commun avec ces 96 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE artistes, c'est le cachet réaliste qu'il inipiima à quelques-unes de ses figures; mais, hâtons de le dire, au lieu d'imiter l'individualisation rigou- reuse des types à laquelle les Flamands tendaient au point de ne repro- duire en quelque sorte que des portraits, il se maintint constamment à cet égard à une certaine hauteur générale ; en un mot, sous tous les rap- ports essentiels, Stéphan sut rester indépendant et original. La dernière production de ce maître qui nous soit authentiquement connue, est un petit panneau qui appartient à M. Yon Ilerwegli , banquier à Cologne. Intact de toute retouche et peu altéré par le temps, il fournit non-seulement une preuve éclatante de la haute conception de l'artiste, mais aussi de l'extrême perfection de son faire , qui même nous paraît ici plus complet encore que dans le tableau de la cathédrale. Il représente la céleste image de Marie tenant sur son sein l'enfant Jésus. Elle est assise sous un berceau de roses, au milieu d'une prairie émailléc de fleurs. Derrière elle on voit plusieurs petits anges en adoration qui regardent le groupe divin et dont quelques-uns offrent des pommes à l'Enfant. Sur l'avant-plan, aux côtés de la mère, sont assis deux autres petits anges qui font de la musique, et au-dessus d'elle, dans l'air, trône sur un nuage d'or l'Éternel, près duquel plane la colombe, symbole du Saint-Esprit. La Vierge porte le cachet de ce même idéalisme élevé que présente la reine du ciel dans le tableau de la cathédrale; car la tète y conserve toute sa beauté et sa dignité plastiques. L'Enfant a une expression plus gaie et plus naïve, et il est, au moins en partie, modelé avec la même grâce et la même noblesse. Dans les formes et dans les mouvements des petits anges qui contemplent Jésus et lui offrent leurs présents, se mani- feste une candeur enfantine et vraiment charmante, en même temps que le plus religieux recueillement. A travers ces dehors de gaieté et d'inno- cence rayonne un sentiment si profond que Fiesole seul eût été capable de le traduire, sans y réussir peut-être avec une naïveté aussi parfaite, lui le peintre des aspirations et des élans extatiques. Le coloris est d'une fraîcheur et d'une suavité extrêmes, et, dans les carnations, généralement clair, idéal et comme légèrement glacé d'un reflet couleur perle. Pour tout dire, l'artiste semble avoir voulu réaliser dans cette production un DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 97 rêve du cœur, et on la comparerait volontiers à la chanson damour la plus intime et la mieux sentie. Tandis que les maîtres colonais inauguraient et développaient ce prin- cipe idéaliste, la ville de Tournai voyait fleurir dans son enceinte une école de sculpture dont l'importance a pendant longtemps échappé à l'attention des hommes qui se sont occupés de l'histoire de l'art dans notre pays. Par quel lien cette école se rattachait aux artistes de la main desquels pro- cèdent les curieux bas- reliefs qui décorent le porche septentrional de la cathédrale tournaisienne, aucun document, aucune suite de productions ne nous permet de l'établir. Ce qui est certain, c'est que, dès la première moitié du XIV"'" siècle, Tournai eut ses maîtres sculpteurs, comme trois quarts de siècle plus tard, Bruges eut ses maîtres peintres. La preuve nous en est fournie par une série de monuments funéraires, qui com- mence en 1341 et se continue jusque vers l'an 1460. Ces ouvrages, exé- cutés en partie en haute bosse, en partie en bas-relief, portent presque tous le millésime auquel ils se rapportent et les noms des personnages à la mémoire desquels ils furent consacrés. Les plus remarquables d'entre eux proviennent de l'ancien couvent des Franciscains. Us furent sauvés de la destruction et tirés des ruines de cet établissement, vers 1825, par M. Du Mortier, qui a rendu tant de services à l'histoire de l'art et à l'histoire littéraire de Tournai. Ces monuments sont, sous plus d'un rapport, de la plus haute importance pour l'appréciation de l'école flamande dont Bruges devint le centre principal sous le règne de Philippe le Bon. D'abord, ils prouvent que, en Belgique, de même qu'en Italie, la sculpture est par- venue incomparablement plus tôt que la peinture à un degré élevé et particulier de développement. Ensuite, ils nous révèlent d'une manière incontestable l'origine de la direction que prirent les frères Van Eyck, pendant la première moitié du XV"'" siècle. Enfin, ils nous expliquent d'une manière aussi complète qu'évidente l'énigme, restée insoluble jus- qu'à ce jour, du phénomène de cette école de peinture arrivée à une si haute perfection, comparativement aux autres écoles qui la précédèrent dans l'occident de l'Europe. Car on y remarque le réalisme le plus pro- noncé, mais un réalisme uni, avec un art si parfait, au sentiment le plus Tome XX VIL 13 98 31ÉM0iaE SUR LE CARACTERE complet du style plastique, qu'il en résulte manifestement que, par la lidélité et par l'intelligence avec laquelle ils s'appliquaient à reproduire la nature jusque dans ses moindres détails, les Belges l'ont emporté, dans les productions de la sculpture, sur les autres peuples de l'Europe, autant que les Van Eyck l'emportèrent plus tard dans les productions de la peinture, comme personne ne saurait le contester. En effet, parmi ces monuments, il en est un qui nous a surtout frappé. C'est un bas-relief un peu antérieur au milieu du XIV""^ siècle, qui montre une étude et une connaissance de la nature, et notamment un cachet d'in- dividualité caractéristique des têtes, une simplicité et une aisance de com- position que l'on chercherait vainement dans les productions des sculp- teurs italiens de la même époque, Andréa Pisano de Florence (f 1545), et Filippo Calendario de Venise (f 1555). Car ces deux artistes traitent encore la ligure humaine d'après un certain modèle traditionnel; pour le caractère des têtes, ils ne peuvent se dégager du type inauguré par Giotto; enfin, dans les poses, ils ont fréquemment cette roideur forcée et conventionnelle qui est particulière à la sculpture gothique. Ce fut seulement vers l'an 1570 que leur compatriote Nino Pisano atteignit cette plénitude naturelle de formes et cette perfection d'exécution par lesquelles se dislingue l'une des sculp- tures tournaisiennes. En un mot, la vérité et le naturel que l'on remarque dans ce morceau ne se manifestent guère en Italie que dans les ouvrages de Jacopo délia Quercia, qui florissait entre les années 1585 et 1425. Ce monument est celui de Colard de Seclin, docteur en droit, et de sa famille. 11 est marqué du millésime de 1541, taillé en demi-relief, et haut de quatre pieds et demi sur trois pieds et demi de largeur; la partie supérieure se termine par une riche architecture ogivale. Au milieu, on voit la vierge Marie donnant le sein à l'enfant Jésus; à sa droite sont agenouillés Colard Seclin, en costume de docteur, et sa femme Isabeau ; à sa gauche, leur fds Nicolas de Seclin, portant les insignes de sergent d'armes du roi de France. Le style plastique dans lequel sont traitées les parties les plus saillantes du même plan, est réellement supérieur. Les proportions des figures sont de grandeur naturelle. Le groupe charmant de Marie et de l'enfant est visiblement pris dans la nature même. La Vierge DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 99 serre doucement dans une de ses mains le pied droit de Jésus, qui appuie sa main droite sur le sein maternel el se tient de l'autre le pied gauche. Le visage de l'enfant paraît être un portrait; cependant il n'est pas dénué de noblesse; les formes du corps sont pleines et conformes à la nature, et l'exécution en est tellement soignée dans les détails, qu'îi l'un des petits bras et à l'attache des pieds, l'artiste a accusé jusqu'aux plis de la peau. Le mouvement des mains est aussi juste que gracieux, et les doigts de Jésus sont d'une morbidesse frappante de vérité. Au contraire, ceux de la Vierge, dont la tête est malheureusement coupée, sont maigres et eflîlés, comme on le remarque, un siècle plus tard, dans les tableaux de Rogier Van der Weyden le Vieux. L'art avec lequel les draperies sont ajustées est vrai- ment digne d'admiration. On n'y remarque pas la moindre trace de cette disposition conventionnelle des plis avec leurs côtes maigres et saillantes, que l'art gothique avait consacrée et qui se montre généralement dans les sculptures de la même époque; on y reconnaît, au contraire, une étude de la nature aussi exacte que pleine de goût. Le mouvement des plis unit, dans une mesure parfaite, une souplesse extrême à une précision et h une fermeté de travail rares. L'exécution en est tellement soignée, que non-seu- lement les bords des vêtements sont accusés dans tous les jeux des drape- ries, comme on l'observe dans les productions des Van Eyck et de leurs meilleurs élèves, mais qu'en outre, le poids des étoffes lui-même est indiqué par les légères brisures qui se présentent çà et là dans les lignes des plis, comme on le voit à ce merveilleux modèle de draperie qu'Hubert Van Eyck a jetée sur l'Éternel dans le grand retable de Gand. Il est presque inutile de dire que la perfection réaliste avec laquelle les figures idéales de Marie et de Jésus sont rendues, se reproduit au même degré, et peut-être d'une manière plus prononcée encore, dans les détails des figures dont le groupe principal est accompagné. Car ces trois personnages présentent un caractère d'individualité si décidé, que, par presque toutes les parties de leur visages, et principalement par l'exactitude et le naturel du modelé des bouches, ils font l'effet de portraits réels, et de portraits appartenant à l'époque d'un art complètement développé. En outre, le fini des détails est si grand, que les sourcils, les petits plis de la peau sous les yeux et jusqu'à la barbe extrê- 100 MEMOIRE SUR LE CARACTERE mement courte qui garnit le menton et la lèvre supérieure du fils , sont minutieusement indiqués. Les yeux sont la seule partie de ces figures qui soit conventionnelle ; car ils ne sont ouverts qu'à demi. Une conjecture assez plausible attribue celte œuvre tout à fait remar- quable au sculpteur tournaisien Guillaume Du Gardin, à qui le duc de Brabant Jean III commanda, en 1541 , pour le prix considérable alors de cent quarante florins d'or, un monument qu'il fit ériger dans l'église lova- niste des Récollets, à la mémoire de son oncle Henri et à celle du fils et du petit-fils de ce prince, Jean et Henri de Louvain. Le monument suivant dans l'ordre des dates porte le millésime de 1380. Il fut consacré à la mémoire de la famille Cottvvel, dont tous les membres y sont représentés en haut relief, comparaissant au tribunal du Christ. Au milieu on voit le Sauveur tel que nous le montrent les types qui nous ont été transmis par les mosaïques. Il est assis sur l'arc-en-ciel, ayant les pieds posés sur le globe de la terre et étendant les bras, dont l'un est malheureusement mutilé. Au-dessous de cette image solennelle on aperçoit deux cercueils ouverts où sont couchées dans un linceul deux petites figures prêtes à ressusciter à la vie éternelle. A la droite du Christ sont agenouillés, les mains jointes, Jean Cottwel en costume de magistrat de Tournai, puis ses trois fils en chevaliers, le poignard au côté gauche, l'épée au côté droit et le casque déposé à terre. A la gauche se trouvent dans la même attitude Marguerite, femme de Jean Cottwel, et ses trois filles. Derrière le premier groupe se tiennent debout les patrons des per- sonnages dont il se compose, saint Jean-Baptiste, saint Jean l'évangéliste, saint Jacques de Compostelle et saint Pierre. Derrière le second sont dis- posées les patronnes des quatre femmes. Un couronnement gothique, dont les ogives sont fortement déprimées, se développe au-dessus de cette scène. Au centre de la composition, où apparaît le Christ, la hauteur du relief est de trois pieds dix pouces et demi; dans les autres parties, il présente une élévation d'un pied et d'un demi-pouce de moins. La largeur du monument est de sept pieds et un quart de pouce. Bien que cette pro- duction , si importante par son développement et par le nombre des figures dont elle se compose , trahisse un artiste moins éminent que celui à qui DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. dOl nous devons la pierre sépulcrale de Colard de Seclin, elle n'y est cepen- dant pas inférieure sous le rapport du style; elle dénote même, dans plu- sieurs de ses parties, un incontestable progrès de l'école tournaisienne. En effet, on y remarque une élude plus approfondie de la nature. Le plan intérieur de la main gauche du Christ se distingue par la correction du dessin des articulations et des plis de la peau; il en est de même des pieds, qui , à la vérité , sont trop courts et trop larges , mais dont les tendons sont d'une excellente anatomie. Les cheveux sont disposés en masses larges, d'un grand style, et traités avec une franchise de ciseau peu com- mune. Il est à regretter que le front, le nez et la lèvre supérieure du Sau- veur soient mutilés. Quant aux figures des saints et des saintes, elles sont un peu courtes ; mais ce défaut résulte visiblement des dimensions mêmes de la pierre, plutôt que de l'absence de sentiment anatomique chez l'ar- tiste; car les proportions sont rigoureusement observées dans les figures agenouillées. Les têtes des saints sont empreintes d'un grand caractère de dignité et de noblesse. Celles de saint Pierre et de saint Jean-Baptiste se distinguent particulièrement par la belle conformation des nez. Celles des figures masculines de la famille de Cottwel sont fortement individualisées, et, par la finesse de l'exécution, elles se rapprochent de celles que nous avons signalées dans le monument précédent. Le sentiment de la com- ponction y est admirablement exprimé, de même que celui de la suppli- cation et de la prière l'est dans le mouvement et dans l'attitude des per- sonnages. Quant aux têtes des femmes, elles sont d'un type un peu gros, un peu replet; mais cependant elles présentent un fort beau profil. Les yeux sont généralement plus ouverts et modelés avec plus de vérité qu'ils ne le sont dans le premier monument dont nous nous sommes occupé. Nous arrivons maintenant à celui de Jacques Isaac et de sa femme « demisielle Isabiau d'Auwaing, » agenouillés aux deux côtés de la Vierge, qui tient dans son bras gauche l'enfant Jésus vêtu d'une tunique. Il est de l'an 1401 , et mesure un pied et dix pouces de hauteur sur une largeur de deux pieds et neuf pouces. La mère divine, dont la tète a malheureu- sement disparu, et l'enfant sont remarquables par l'excellence du dessin ; mais l'exécution est généralement inférieure. En revanche, les têtes des 102 MEMOIRE SUR LE CARACTERE figures agenouillées présentent ce puissant cachet d'individualité qui nous frappe dans les portraits produits par le pinceau des Van Eyck. Mais un morceau plus important que celui que nous venons de mention- ner, un morceau digne d'être placé à côté du tombeau des Seclin, c'est le monument de Jean de Bos et de sa femme, Catherine Bernard. 11 est de l'an 1458, et a deux pieds et huit pouces de haut sur quatre pieds et un pouce de large. On voit au milieu la Vierge assise sur un trône et tenant sur son genou droit l'enfant Jésus, qui est vêtu d'une tunique et porte dans sa main droite le globe de la terre. Derrière Marie se déploie une tapisserie tenue par deux anges. A ses côtés sont agenouillés Jean du Bos, sa femme et sa ûlle, derrière lesquels se tiennent debout leurs patrons saint Jean- Baptiste et sainte Catherine. L'attitude des figures est d'une convenance extrême, et les détails anatomiques sont modelés de main de maître. La tète de la Vierge, dont le nez est mutilé, est d'un type noble et délicat; seulement les yeux sont un peu trop ouverts. La pose de ses mains, surtout celle de la main gauche, qui s'appuie sur un livre ouvert, révèle un sentiment remarquable du beau. La tète de saint Jean ofïre l'expression d'une haute intelligence. Celle de la femme, qui porte cette espèce particulière de coiffure que l'on rencontre si fréquemment dans les tableaux de l'école des Van Eyck et qui s'évase si fortement aux tempes, est d'une animation extraordinaire et d'une exécution si achevée qu'on dirait d'une miniature. Il en est de même de la tête des deux anges ^. Une suite d'autres sculptures d'un travail moins remarquable, mais appartenant toutes à la première moitié du XV""^ siècle, se trouve dans la cathédrale de Tournai et dans l'éelise de Sainte-Marie-Madeleine; elle témoigne de l'activité artistique dont cette ville était le centre à cette époque. Peut-être faut-il aussi rattacher aux maîtres de la main desquels ces ouvrages procèdent, plusieurs belles sculptures qui appartieiment à la même période et qui sont conservées dans l'église de Sainte- Wau dru , à Mons. Ce qui est certain, c'est que Tournai produisit, avant le temps où florissait l'école de Bruges et jusque vers la fin du XV""= siècle -, un nombre ' Wiiagen, Une ancienne école de sculpture à Tournai, pp. i et siiiv. - Duiaiit la première moitié dii XVI"'" siècle, le lalent des sculpteurs tournaisiens était encore DE LECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 103 considérable d'artistes, parmi lesquels se distinguèrent, non-seulement les sculpteurs dont nous venons de décrire quelques ouvrages, mais encore des fondeurs en cuivre, tels que ce Guillaume le Febvre, qui cisela les fonts baptismaux de l'église de Ual et le charmant lutrin de celle de Saint- Ghislain. La même ville posséda aussi une école de peintres qui paraît avoir eu une grande importance durant le même siècle, mais dont mal- heureusement aucune œuvre ne nous est authentiquement connue. Les archives de la cité mentionnent déjà, par une quantité d'actes chirogra- phaires, l'existence d'un miniaturiste Jean Barat, qui y llorissait durant la seconde moitié du XIIl'"" siècle. Toutefois, il ne nous est pas plus parvenu de production de sa main que de la main des maîtres postérieurs de l'école tournaisienne. Ceux-ci nous sont révélés par les comptes des consaux de la commune et par le registre de la corporation de Saint-Luc, qui repose dans la bibliothèque de M. Du Mortier; ce sont : Robert Campin, à la fois peintre et sculpteur, qui travaillait en 1425 * ; son élève Roger de la Pasture, qui fut admis à la maîtrise le 1" août 1452 - et dont le nom et le prénom, chose assez remarquable, nous reproduisent littéralement en français le nom et le prénom si connus de Rogier Van der Weyden; Jacques Daret, autre disciple de Campin, qui prit qualité de maître le 18 octobre 1452, et fut nommé prévôt de la corporation le jour même de sa réception; Philippe Truffin, qui fut solennellement admis dans la congrégation en 1461 , et Philippe Voisin, qui y entra le 14 juillet 1467. Une suite considérable d'autres peintres, maîtres ou apprentis, sont in- diqués dans le même registre à côté de ceux que nous venons de citer. Parmi les apprentis de Philippe Truffin, il en est qui étaient accourus de assez estimé pour que l'exécution d'une p.trtie des sialncs qui décoraient anciennement la façade de l'hôtel de ville de Bruxelles, fût confiée au ciseau d'un artiste de Tournai , Jean de le Meer. ' Dans le compte de la ville de l'an 1426, on lit : « A maistre Robert Can)pin, poinlre, pour le 1) fachon et esloffe de la fiestre de la ville, portée le iour de la procession autour d'icelle, laquelle » il a laite et livrée, taillée, pointe et dorée... Vil" liv. » * Dans le registre de Saint-Luc il est dit : « Rogelet de la Pasture , nastif de Tournay, comnien- D cha son apresure le cinquiesme iour de Mars l'an mil CCCC vingt-six. Et fu sou maistre , maistre n Robert Campin, pointre; lequel Rogelet a parfait sou apresure dcuement avec sondit maisire. » Au chapitre des maîtrises on lit : » Maistre Roger de la l^asture, natif de Tournai, fut reccu à la v francise de riiostier des pointri's le premier iour d'auusl l'au dessus dit (liô'2.) » 104 MEMOIRE SUR LE CARACTERE Bruges, de Gand, de Zierikzée, d'Uti-echt, de Harlem et même de Saint- Jacques en Galice, pour se mettre sous sa discipline, ce qui prouve incon- testablement la haute renommée dont cet artiste devait jouir à l'étranger. La valeur des maîtres tournaisiens résulte aussi du compte des payements faits par l'astre Hollet, trésorier de la maison de Bourgogne, aux peintres appelés à Bruges pour travailler aux décorations qui servirent, en 14G8, aux fêtes du mariage du duc Charles le Téméraire avec Marguerite d'York ; car on y voit figurer Jacques Daret, Philippe TrufBn, Jean Gygart, Massin , et plusieurs aides des deux premiers ^ Quoiqu'on ne puisse pas douter, croyons-nous, que les traditions , léguées à l'école des peintres de Tournai par Robert Campin, ne se rattachent intimement aux grands principes que nous avons constatés dans les productions des sculpteurs que cette ville vit fleurir durant la seconde moitié du Xn'""" et au commencement du XV'"" siècle, il est vivement à regretter, pour l'histoire de l'art à celte époque, que jusqu'à ce jour on n'ait réussi à découvrir aucune peinture de cette vieille école dont l'authenticité soit bien établie. On ignore également jusqu'à la moindre production des deux cent trente et un peintres qui furent inscrits comme francs-maîtres dans le livre de la corporation des artistes gantois depuis l'an 1558 jusqu'en 1410 2. On n'en sait pas davantage sur les œuvres des peintres contemporains que la congrégation d'Anvers admit sur ses listes. Enfin , une obscurité non moins profonde couvre les premiers travaux de l'école liégeoise dont sortirent les frères Van Eyck. Dans celle-ci devaient survivre de grandes et belles traditions, s'il nous est permis d'en juger par l'art dont les fondeurs dinanlais ^ firent preuve dans les ouvrages qu'ils coulèrent en cuivre et dont quelques-uns nous restent encore. La plus ancienne de ces productions remonte au commen- cement du XII""- siècle, et, selon la preuve fournie par M. Polain *, elle est ' De Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, édit. de Reiffenbcrg, t. X, pp. 246 et 251. 2 Edmond de Busscher, Notice sur l'ancienne corporation des peintres et des sndpleurs à Gand, dans les Annales de la Société royale des beaux -arts et de littérature . de Gand, tome IV, pp. 201 et suiv. "■ La petite ville de Dinant faisait partie de la principauté épiscopale de Liège. •* M.-L. Polain, Liège pittoresque, p. 203. DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. lOh due à Lambert Patras, balteur de Dinant, qui l'exécuta en l'an 1112. Ce sont les fonts baptismaux de l'église Saint-Barthélémy à Liège : « OEuvre » qui, par la pureté du style, par la beauté et la clarté des scènes variées )> dont elle est ornée, par le goût des ajustements, par la science anato- » mique et par l'excellence de l'exécution, se place au-dessus de toutes » les sculptures qui nous sont connues de cette époque; elle nous révèle » dans Lambert Patras un artiste de premier ordre, et nous donne une » preuve réellement surprenante de la hauteur que les sculpteurs de » l'école dinantaise atteignirent à cette époque reculée '. » Deux siècles et demi après cet artiste, les fondeurs di nantais excellaient encore; on cite, en 1Ô72, un de ses compatriotes, Jean des Joses, qui modela le lutrin et le grand candélabre de cuivre que l'on conserve dans l'ancienne cathédrale de Tongres et dont le style est si remarquable ^. Les ciseleurs, les orfè- vres et les sculpteurs de la ville de Liège proprement dite n'ont pas cessé de jouir d'une grande réputation pendant tout le moyen âge et jusque dans les temps modernes; car nous voyons encore au XVIl"'" et au Wlir"" siècle les souverains de France chercher de préférence, dans cette cité épisco- pale, des artistes à qui ils confiaient le soin de diriger leur monnaie et de graver leurs médailles ^. Si l'art de Lambert Patras se continua ainsi sans interruption depuis le XII"'" siècle, il est à supposer que l'impulsion donnée, vers le com- mencement du siècle précédent, à la peinture liégeoise par l'évêque Jean *, ne s'arrêta pas davantage. On devrait même s'étonner qu'il en eût été autre- ment. Dans les nombreux et opulents monastères qui relevaient de l'évê- ché princier de Liège, l'activité des calligraphes et des enlumineurs fut ' Waagen, Une ancienne école de sculpture à Tournai, p. 2; Schnaase, Niederlundische Briefc, p. 533; André Van Hasselt, Les Fonts baptismaux de l'église Saint-Barthélémy à Liège, dans les Bulletins de l'Académie royale de Belgique, t. XIII, pp. 8G et suiv. M. Didroii a reproduit par la gravure cette remarquable dinandorie, dans ses Annales archéologiques , t. V, 1" livraison. * A.Perreau, Recherches sur l'église cathédrale de Tongres, dans les Bulletins et Annales de l'Acadénie d'archéologie de Belgique, t. III, p. 39. ' On sait que Jean Varin et Jean Du Vivier gravèrent les principales médailles de Louis XIII et de Louis XIV. ' Voy. ci-dessus, p. 58. Tome XXVII. 14 lOG MÉMOIRE SUR LE CARACTERE extrême durant tout le moyen âge, et la plupart de ces établissements étaient renommés en même temps comme des foyers de science. Parmi ces derniers se distinguait particulièrement l'abbaye bénédictine de Saint-Lau- rent, qui dominait à la fois la cité par ses hautes murailles et par l'érudi- tion de ses moines '. On eilt peut-être eu de la peine à trouver dans aucun pays en deçà des Alpes une ville dont les églises fussent plus richement dotées que celles de la capitale de cette souveraineté ecclésiastique La cathédrale surtout était une des plus fastueuses et des mieux pourvues qu'il y eût dans la chrétienté-. Son chapitre comptait toujours parmi ses chanoines la fleur de l'aristocratie du nord-ouest de l'Europe, et l'his- toire n'a pas manqué de nous rapporter celte circonstance curieuse, que le pape Innocent II, étant venu à Liège, l'an 1151 , en même temps que l'empereur Lothaire et sa femme , couronna ce prince et l'impératrice dans la cathédrale de Saint-Lambert, et qu'à cette cérémonie assista le cha- pitre le plus splendide; car on y vit revêtus des insignes canoniaux, neuf fils de rois, quatorze fils de ducs, vingt-neuf de comtes et sept de barons^. Sans doute, à la fin du XIV'"" siècle, le corps chapitrai ne se trouvait plus composé aussi magnifiquement. Mais il n'en continuait pas moins à se voir formé, comme il fut jusqu'à la fin du siècle dernier, de fils des familles les plus illustres de l'Allemagne et des Pays-Bas. Or, ce serait, nous semble-t-il, faire injure à une corporation qui déploya tant de faste et remplit de tant de richesses le trésor de Saint-Lambert, que de supposer que l'art des miniaturistes eût été négligé par lui, alors que toutes les autres branches de l'art étaient l'objet d'une protection si assidue et produisaient ' Dès le XI™' siècle, Liège est appc\ée nutricula magnarum artium (Voy. Gallia chrislinnn , t. III, col. 857). Une chronique riniée du commencement du siècle suivant s'exprime ainsi : Religio viget Leodii, Discipline , artes , fons studii. (Voy. Bibliothèque de l'Ecole des Charles, i. Ul, 2« série, p. 225. ) - Voy. la description du trésor de cette église, dans l'intéressant ouviage de M. Van den Sleen de Jehay, Essai sur l'ancienne cathédrale de S ainl- Lambert à Liège, p. I88-:2I9. ^ .lEgidii Aureœ Vallis Vit. Alexandri, cap. 27, Additam. Brcusthemii, ap. Cliapeavill., Gesta Pontifie. Leod., t. Il, p. 76. DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 107 tant de fruits merveilleux. Cependant, hàtons-nous de le dire, il ne nous reste guère une seule peinture liégeoise de la période qui précéda immé- diatement les frères Van Eyck , et a peine si les écrits contemporains nous révèlent quelques noms d'artistes appartenant à celte époque. Probable- ment sommes-nous en droit d'accuser de la destruction des œuvres four- nies par les peintres de ces temps reculés, les flammes de l'incendie que Charles le Téméraire alluma dans la ville de Liège, au commence- ment du mois de novembre 1468, et qui la réduisit presque entièrement en cendres ^ En même temps que leurs productions elles-mêmes, les artistes qui les créèrent ont vu disparaître leur nom et leur souvenir dans ces flammes brutales. Aussi , parmi les peintres liégeois du premier quart du XV"" siècle, nous n'en pouvons mentionner que deux, Jean Lambert et Jacques de Libermé. Vingt-cinq ans plus tard, il s'en présente trois autres, Jean de Stavelot, religieux de l'abbaye de Saint-Laurent, qui fut à la fois chroniqueur, peintre et poète; Nicolas Quento, et Thierry de Leu- mont, qui excella surtout dans la peinture sur verre. Les deux premiers, Jean Lambert et Jacques de Libermé, florissaient au moment même où les Van Eyck achevaient, à Liège, de se préparer à fonder cette grande école flamande qui éclipsa toutes les autres écoles écloses dans le nord- ouest de l'Europe et les absorba dans les rayons de sa gloire. Cependant, et c'est là une déplorable lacune que rien jusqu'à présent ne peut nous faire espérer de combler un jour, aucune œuvre de ces maîtres liégeois n'a survécu pour nous fournir un point de comparaison avec les pre- mières productions des deux illustres Flamands. Un terrain de certitude nous manque par conséquent, et rien ne nous permet de décider d'une manière positive quels éléments particuliers de style et quels éléments techniques ceux-ci ont trouvés tout préparés ou en germe dans l'école liégeoise à laquelle ils se formèrent-. Toutefois, en caractérisant, dans le chapitre suivant, la révolution que ces deux peintres opérèrent dans l'art belge, nous essayerons de démêler la part que chacun d'eux a puisée soit ' Ue Baranto, Histoire des ducs de Bourgogne, édil. Gachard, t. Il, p. 325. ■- Waagen, Kimslblalt (de Stuttgart) , année 1847, n° 1. U)8 MEMOIRE SUR LE CARACTERE dans celle de Cologne , soit dans celle de Tournai , el peut-être aussi les principes qu'ils ont pu emprunter à celle de Liège. Quant au tableau du crucifiement du Sauveur, que l'on conserve dans la salle des marguilliers de la cathédrale de Bruges et qui, peint à la colle et sur fond d'or, vers 1550 à I Ô60 , présente un caractère si analogue à celui par lequel se distinguaient les productions des maîtres rhénans, on ignore s'il procède d'une des écoles alors ouvertes en Belgique. 11 ne saurait, par conséquent, nous servir de point de comparaison ni de point de départ. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTLRE. 109 CHAPITRE m. Caractère de l'école flamande du XV"" siècle. — Hubert et Jean Van Eyck. — Leur style ot leur manière. — Ce qu'ils ont fait pour l'art flamand. — Leurs élèves et leurs successeurs. — Rogier Van der Weyden le Vieux. — SIemling. Les écrivains nationaux qui se sont occupés, jusqu'à présent, des annales de l'art flamand, ont cru avoir touché du doigt la vérité en disant que c'est à la haute protection des ducs de la maison de Bourgogne qu'est due cette splendide école du XV""^ siècle, qui a sa place dans tous les musées du monde et ses chapitres spéciaux dans toutes les histoires de la peinture. A les en croire, il aurait suffi de trois hommes pour opérer ce miracle, c'est-à-dire, des deux génies qui furent les frères Van Eyck, et d'un prince puissant et magnifique qui fut Philippe le Bon, comme si une école de peintres ou une école littéraire pouvaient s'improviser, et comme si elles ne devaient pas être nécessairement le résultat des efforts réunis des hommes et du temps. Ce qui a pu les tromper, c'est que toute histoire a des mythes et des obscurités à son berceau, surtout l'histoire de l'art, qui n'attire l'attention que lorsqu'il est déjà parvenu à un certain degré de développement. Si , dans un moment donné, il éblouit par la production soudaine d'une suite d'oeuvres extraordinaires, on regarde parfois celles-ci comme les résultats d'une création sp,ontanée; on croit que l'art date seulement de ce moment- là; on ne s'inquiète guère des phases qu'il a parcourues, des transfor- mations qu'il a subies , ni des tâtonnements à la suite desquels il est parvenu à être ce qu'il est; en un mot, on le traite comme on faisait autrefois le varlet qui s'était signalé sur un champ de bataille par un grand acte de bravoure et à qui l'on chaussait les éperons de chevalier sans lui demander les noms ni le blason de ses aïeux. L'esprit qui réfléchit ne se contente pas d'une manière de voir aussi incomplète, aussi partielle. Il aime à remonter successivement tous les Hi) MÉMOIRE SUR LE CARACTERE degrés de la genèse de l'art. 11 s'explique aujourd'hui par hier, interprète Raphaël par le Pérugin, commente le Pérugin par Masaccio, et pour lui l'histoire de l'art, comme toute histoire, n'est qu'une longue chaîne où chaque anneau a sa fonction, son importance et sa valeur, mais où par- fois l'anneau de cuivre succède à celui de fer, l'anneau d'argent à celui de cuivre, l'anneau d'or à celui d'argent, jusqu'à ce qu'enfin cette loi de gradation s'intervertisse, c'est-à-dire que la décadence arrive. Or, le nom des Van Eyck constitue cet anneau d'or à la chaîne de l'art flamand. Dans la première partie de notre travail, nous avons étudié l'oiigine et suivi le développement graduel de ce sentiment réaliste, dont le plus jeune des deux illustres frères se fit l'interprète suhlime et poétique; dans la seconde , nous avons indiqué les phases successives que l'art occidental a parcourues, les influences diverses sous lesquelles il a passé, et la marche historique qu'il a suivie; enfin, nous avons fait connaître l'esprit qui animait les diflérents centres artistiques établis dans nos provinces ou dans notre voisinage immédiat. Le point de départ ainsi déterminé, nous avons maintenant à examiner quelles furent les causes réelles de la splendeur de cette école flamande dont Bruges devint le centre sous la domination de Philippe le Bon. Nous disions tout à l'heure que Liège, où, depuis l'époque de l'évêque Jean, tant de traditions d'art avaient pris racine et avaient dû se développer sous la double influence du clergé le plus magnifique d'Occident et de la science religieuse, que Liège était restée ce centre artistique qu'elle avait été si longtemps. Or, c'est à la cour du prince évêque Jean de Bavière que Jean Van Eyck fut attaché jusqu'au moment où le duc Philippe le Bon le prit à son service, c'est-à-dire jusqu'en 1125. Le jeune peintre était né vers l'an 1596 \ à Aldeneyck, hameau dépendant de la petite ville de Maeseyck^, ' C'est l'année que M. VVaagen assigne à la naissance de cel artiste. (Voy. Les ducs de Bourgogne, dans la Renaissance, t. XIII, p. 13). M. Carton fixe la naissance de notre artiste entre les années 1">93 et 1400 (Les trois frères Van Eyck, Brug( s, 1848, p. 29). '^ Celle petit ville, située sur la rive gauche de la Meuse, entre Maestricht et Rnreinonde, rele- DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE Hi mais connue encore à cette époque sous la simple dénomination de Eyck (Eyka) qu'on rencontre assez fréquemment dans des chartes du moyen âge. Son frère Hubert y avait vu le jour vers 1566 S et leur sœur Marguerite y avait aussi ouvert les yeux à la lumière. On se souvient des deux saintes qui avaient fondé, au VIII""= siècle, le monastère d'Eyck, et qui elles- mêmes produisirent des miniatures dont les écrivains postérieurs parlent avec une admiration voisine de l'enthousiasme^. C'est donc près du tom- beau d'IIerlinde et de Relinde que le hasard plaça le berceau des artistes qui devaient porter si haut la gloire de la peinture flamande. Il était voi- sin aussi de Maestricht, oîi le XIH""- siècle avait vu fleurir ces maîtres que mentionne Wolfram Von Eschenbach ^, et de Cologne, qui avait à la même époque présenté la même activité artistique et où Wilhelm dominait encore de toute sa hauteur l'école rhénane. Mais ici commence, dans la biographie des trois artistes, une lacune que jusqu'à ce jour les recherches le plus actives et les plus minutieuses n'ont pu parvenir à combler. Où s'écoula leur vie jusque vers l'année 1418? Van Mander nous dit que Jean Van Eyck apprit son art sous la direction de son frère Hubert ^ à qui son âge beaucoup plus avancé donnait, en quelque sorte, l'autorité d'un père; mais Hubert lui-même sous la discipline de quel maître se forma-t-il? A ces questions aucun document ne nous fournit une réponse. Il est vrai que, s'il fallait en croire une assertion hasardée par Descamps ^ et répétée par une foule d'écrivains postérieurs, leur père aurait pratiqué la peinture et exercé ses deux fils dans son art; mais cette assertion n'est basée que sur une hypothèse que Van Mander exprime avec tout le caractère de l'incertitude ^ et sur laquelle, par conséquent, vait anciennement de la principauté de Liège. En vertu de ce relief, elle intervint dans une alliance conclue, en 1598, entre les Liégeois et les Brabançons, pour s'opposer en commun aux chevauchées que le duc de Gueldre exerçait en deçà de la Meuse. {Essais Insloriqnes cl critiques sur le déparle- ment de la Meuse inférieure , p. i 33.) ' Van Mander, t. 1, pp. 13 et 14 (édil. de 1764). - Voy. ci-dessus, p. 26, net. 5. ^ Voy. ci-dessus, p. 84, not. 1. * Van Mander, t. I, p. 15. ^ Descanips, Fies des peintres /lamands, l. I, p. i. '^ Van Mander, t. I, p. 14. 112 MEMOIRE SUR LE CARACTÈRE nous ne croyons pas devoir insister davantage. Supposer qu'Hubert se soit formé sous l'influence de l'école de Cologne, on ne le peut guère; car, ni son principe déjà si réaliste, ni ses formes pleines et tout à fail plastiques, ni sa couleur vigoureuse, ni sa technique solide et ferme ne présentent le moindre rapport avec le principe si éminemment idéaliste, avec les formes nuageuses et presque maladives, avec le coloris vaporeux, avec l'exécution vague et indécise que nous avons signalés comme les caractères distinctifs du talent de maître Wilhelm. Enfin, la raison se refuse à admettre que , perdu, isolé dans une humble petite ville, jetée sur la limite des bruyères marécageuses du Brabant septentrional , placée en dehors de tout mouvement intellectuel ou matériel, en un mot, dénuée de tout commerce et de toute ressource, Hubert ait pu se créer, en quel- que sorte, lui-même, sans autre guide que son génie, sans autre conseiller que sa pensée, sans autre maître que son instinct. Nous avons dit quelle était alors la splendeur de cette ville épiscopale de Liège, dont Maeseyck n'était qu'une modeste dépendance. Nous avons signalé les éléments de science et d'art qui s'y trouvaient réunis, comme dans un centre fait pour accueillir et développer le génie disposé à y venir exercer son activité. Enfin, nous avons fait connaître les vastes moyens de placement qu'un semblable séjour présentait à toutes les productions de l'art. Ne serait-ce pas à Liège qu'Hubert s'est formé au milieu du monde de scribes , d'enlumineurs, de miniaturistes et d'orfèvres , dont le luxe prin- cier et la magnificence presque royale du chapitre de Saint-Lambert et des nombreuses corporations canoniales et religieuses qui s'y rattachaient devaient avoir besoin à chaque moment pour trouver à se satisfaire? Telle est, selon nous, la conjecture la plus plausible à laquelle on puisse recourir, vu l'absence de tout document capable de nous éclairer sur ce point. Cette conjecture nous semble d'autant plus rationnelle, que c'est précisé- ment à la cour de l'ancien prince-évêque Jean de Bavière , de la maison de Hainaut , que nous trouvons Jean Van Eyck attaché, à l'époque de la mort de ce prince, c'est-à-dire en 1424. H résulte, en effet, d'une pièce récemment publiée par le comte de Laborde, que cet artiste avait occupé DE L'ECOLE FLAMANDE DE PElNTLiKE. H5 l'emploi de peintre « et varlet de chambre de feu monseigneur le duc » Jehan de Bavière ', » qui, oncle du duc Philippe le Bon, avait été, dès l'âge de dix-sept ans, élevé, en 1590, à la dignité d'évêque de Liège, et à qui la cruautéavec laquelle il comprima, en 1408, à la bataille d'Othée, le soulèvement du peuple liégeois contre ses actes arbitraires et violents, fit donner le surnom de Sans Pitié ^. Selon toute vraisemblance, Jean Van Eyck n'a pu entrer au service de Jean de Bavière que vers 1418, c'est-à- dire vers le temps oii ce prince déposa sa dignité épiscopale pour épouser Elisabeth de Gôrlitz, héritière du duché de Luxembourg; car il avait à peine atteint alors sa vingt-deuxième année. L'évêque étant mort subitement le 6 janvier 1425 ^, le duc Philippe le Bon prit, quatre mois plus tard, le jeune artiste à son service en la même qualité de peintre et de varlet de chambre. Les termes des lettres patentes qui furent dressées à cette occasion, attestent à la fois la grande renommée à laquelle l'artiste devait être parvenu et la haute estime dont il jouissait à cette époque. Voici comment ils sont conçus : « Lequel mondict Seigneur pour l'abilité et » souffisance que, par la relacion de plusieurs de ses gens, Il avoit oy )) et meisme sçavoil et cognoissoit estre de faict de pointure en la per- » sonne dudict Jehan de lleick, icellui Jehan, confiant de sa loyauté et » preudommie, a retenu en son pointre et varlet de chambre, aux hon- » neurs, prérogatives, franchises, libertés, drois, prouffîs et émolumens » accoutumez et qui y appartiennent. Et affiii qu'il soit tenu à ouvrer » pour Lui de pointure toutes les fois qu'il Lui plaira, lui a ordonné » prendre et avoir de Lui, sur sa recette générale de Flandres, la somme « de G livres p. (parisis), monnoie de Flandres, à deux termes par an, » moitié au Noël, et l'autre moitié à Saint-Jehan, dont II veut estre le » premier ensuivant, et ainsy d'an en an et de terme en terme, tant » qu'il Lui plaira. » Cette pension de cent livres pouvait être regardée comme très-forte pour l'époque; car, d'après les calculs les plus modé- ' Le comte de Laborde, Les ducx de Bourgogne , Etude sur les lettres, les arts et l'industrie pen- dant le XV' siècle. Seconde partie, t. (, Preuves, n° 699, pp. "200 et 499. ^ Polain, Esiptisses ou récits hisluri, la somme de 76 livres pour quelques jours de travail. Voy. de l.aborde, ouvrage cité, Preuves, n° i 135. ^ Van Mander, 1. 1 , p. 52. * De Laborde, ouvrage cité, Prcitvea, n°= 239, 332 et Mi. DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 115 de la personne du duc Philippe, une position tout à fait particulière et qui n'avait que fort peu de rapports avec son titre de peintre officiel. C'est là un point sur lequel nous reviendrons plus loin. Jean Van Eyck se trouva donc attaché, en 1 425, au chef de la maison de Bourgogne, après l'avoir été, vers l'an 1418, à la cour du prince- évéque de Liège. Ainsi que nous l'avons dit, il pouvait, à celte dernière époque, compter vingt-deux ans au plus. Or, comme on fixe assez géné- ralement à l'année 1410 le perfectionnement apporté à la peinture à l'huile, il est évident qu'il ne saurait être rapporté à cet artiste, alors à peine âgé de quatorze ans. Aussi les savants sont-ils aujourd'hui d'ac- cord pour faire honneur de cette invention au plus âgé des deux frères '. D'après une remarque déjà émise par un écrivain belge qui s'est beau- coup occupé de notre ancienne école flamande ^, on doit constater, comme un fait avéré par tous les historiens, que, depuis plus de quatre siècles, Jean absorbe l'entière personnalité des Van Eyck. Non-seulement on lui attribue le mérite des idées et des inventions de son frère, et jusqu'aux élèves que celui-ci forma à une époque où Jean lui-même ne pouvait maté- riellement avoir terminé son apprentissage, mais encore on place sous sa discipline personnelle une foule d'artistes qui ne vinrent au monde qu'après qu'il n'était plus, et l'on couvre de son nom une infinité de tableaux peints longtemps après sa mort. C'est là un des privilèges de la gloire d'absorber dans son rayonnement tout ce qui l'entoure et tout ce qui l'a immédiate- ment précédée ou suivie. De même que les siècles du moyen âge rapportè- rent à Charlemagne les institutions qui leur donnèrent la vie et l'idée des grandes choses dont ils furent témoins, de même, depuis le temps de Facius, c'est dans Jean Van Eyck que se résume toute l'œuvre de l'école flamande du XV'"^ siècle. Mais restituer à chacun la part à laquelle il a droit, remettre chaque individualité à la place qui lui revient, c'est le rôle, c'est le devoir de la critique historique. Peu de questions ont été aussi vivement agitées que celle de la décou- verte de la peinture à l'huile, à cause de l'immense facilité d'exécution ' Charles Lock Eastlake, Materials for an hislory of oil painliiuj. clia]i. Vll-Xl ( l.omion, 1S47). '^ C. Carton, Les trois frères Van Eyck, p. 50. 116 MEMOIRE SUR LE CARACTERE qu'elle procurait aux artistes, de la solidité et de la vigueur qu'elle don- nait à leurs œuvres, et de la ressource nouvelle qu'elle leur olîrait pour produire l'imitation plus réelle de la nature en permettant lu foute et la dégradation des tons. Aussi croyons-nous devoir entrer dans quelques détails à ce sujet, afin de mieux faire comprendre l'importance de cette découverte qui ouvrit à l'art une route tout à fait inconnue jusqu'alors. Les anciens connaissaient déjà les propiiétés siccatives de certaines huiles qui, unies à la résine, servaient à couvrir les peintures. Un écrivain du commencement du YI™" siècle nous apprend que les doreurs et les pein- tres à l'encaustique avaient coutume d'enduire leurs ouvrages d'une couche d'huile de noix qui les préservait en guise de vernis. Un autre auteur, Héraclius \ que l'on peut reporter au VIll'"" ou au IX""= siècle, men- tionne également l'emploi de l'huile dans la peinture. Mais des lumières plus précieuses sur cet objet nous sont fournies par le prêtre ïhéophilus , dans lequel Lessing a cru reconnaître le célèbre Titulo de Saint-Gall -, et Grasse, un moine qui vivait dans le même monastère sous le nom de Roger, entre le X""" et le XI""' siècle'', et à qui nous devons un curieux traité sous le titre de Diversaritm arlium schedula. Dans ce livre, dont il a été publié, il y a quelque dix ans, une édition nouvelle*, l'auteur s'exprime en ces termes : « Toutes espèces de couleurs peuvent être broyées à » l'huile et appliquées sur le bois; mais seulement sur des objets que l'on » peut sécher au soleil, parce que, dès que vous y avez mis une cou- « leur, il n'est pas possible d'en mettre une autre dessus, à moins que la » première ne soit séchée, ce qui dans les images (c'est-à-dire dans les " peintures où il ne suffit pas d'une simple application de tons plats) est « trop long et trop ennuyeux^. » La peinture à l'huile était donc connue avant le XV"'" siècle. Du reste, une foule de documents nous prouvent à l'évidence que, dès le siècle pré- ' Heraclii Libri lll de Colorihus et de Artilms Romanorum , cité par Raspe, A critical Essay on nil pdiiiling, elc. London, 1781. - Lessing, Beitràge zur Geschichte und LiUeralur. Braunschweig, 1781, l. VI, p. 219 el suiv. •' Grasse, Lehrbiich ei)ie7' allgemeinen Lilenhgeschichte , l. Il, p. 863. * Le coiHle Cli. de lEscalopier , Théophile, prêtre et moine. Paiis, 1843. ■' Le iiiêiiM», ouvrage cilc, itliap. XXIII. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. H7 cèdent, elle était fort répandue en Angleterre, en Allemagne, en Italie * et en Belgique 2. Seulement l'insurmontable difficulté que présentait l'appli- cation de ce procédé à la fonte et à la dégradation des tons , particulière- ment dans les carnations, n'en permettait guère l'emploi dans les ouvrages qui exigeaient un certain fini. Aussi, pour travailler d'une manière plus rapide et plus sûre , avait-on généralement recours à un autre procédé. On employait l'huile (sans doute, l'huile de lin) mêlée avec de la gomme de cerisier ou de prunier et avec du blanc d'œuf; quanta l'or, on le fixait au moyen de colle de parchemin. L'école de Cologne employait un autre mélange dont la composition ne nous est pas complètement connue. Mais ni par l'un ni par l'autre de ces moyens on ne pouvait donner aux couleurs une vigueur ni un éclat suffisants, ni obtenir la dégradation nécessaire des tons : aussi voit-on, dès la fin du XIV""= siècle, les peintres s'occuper de toutes sortes d'expériences pour arriver à un résultat plus satisfai- sant. Un manuscrit de cette époque nous apprend que l'on vint à l'idée de délayer les couleurs dans de la colle de parchemin, dont on tempérait la crudité par une addition de miel ^ et M. Passavant n'est pas éloigné de croire que ce pourrait bien être à ce mélange que les ouvrages du maître rhénan Wilhelm doivent cette vivacité de tons et ce moelleux qui les dis- tinguent si éminemment *. Les études et les recherches auxquelles se livraient à cette époque tous les peintres, ne purent manquer de préoc- cuper aussi nos Flamands : car, selon Van Mander ^, Hubert Van Eyck en était encore à peindre à la colle et au blanc d'œuf. Une anecdote , recueillie par Vasari ^, qui la tenait probablement de son correspondant littéraire. Dominique Lampsonius ', et que Van Mander^ reproduisit plus tard, * Ch. Lock Easllake, Materials for an Instory of oil painting , chap. III et IV. * De Reiffenberg, Annuaire de ta Bibliothèque royale de Belgique, année 1847, pp. 197 et suiv. "' Ch. Lock Eastlake , ouvrage rite , chap. V. ' Deutsches Kunsiblatt, 1850, p. 14. 5 Van Mander, t. I, p. 14. •> Georg. Vasari (traduct. de Leclanché et Jeanron), t. III, p. 2. ■^ Lampsonius, chanoine de Saint-Denis à Liège, depuis 1558, et successivement secré^t.TJre de trois princes-évôques, était un des correspondants les plus actifs de Vasari dans les Pays-Bas. ^ Van Mander, t. I, p. 15. H8 MEMOIRE SUR LE CARACTERE nous apprend qu'un jour Jean Van Eyck ayant exposé au soleil une de ses peintures pour la sécher, la force de la chaleur fit fendre le panneau; que, dès ce moment, cet artiste, qui était à la fois philosophe, philologue et même versé dans la chimie et dans la géométrie, s'il faut en croire Facius * (car on n'a pas manqué de l'orner de toutes les sciences), se mit à la recherche d'un vernis qui pût sécher même à l'omhre. Après de nom- breux essais, il remarqua que l'huile de lin et l'huile de noix sont celles dont la propriété siccative est la plus énergique, surtout après qu'on les a fait bouillir; et, en les mêlant à d'autres substances, il obtint un excellent vernis. Mais, comme les esprits supérieurs tendent sans cesse à perfection- ner leurs œuvres, il fit un grand nombre de nouvelles expériences, et re- connut que les couleurs mêlées à de semblables huiles se laissent manier plus facilement, sèchent promptement, résistent à l'eau et prennent une vigueur et uu éclat qui rendent le vernis superllu -. C'est ainsi que Vasari et Van Mander racontent l'histoire de cette fameuse découverte, qui devait bientôt faire tant de bruit en Europe. Toutefois, hàtons-nous de le dire, elle ne consistait simplement, comme on l'a vu, que dans un perfectionnement apporté à un procédé déjà connu en partie. En outre, ce n'est pas à Jean Van Eyck, âgé seulement alors de quatorze ans, qu'elle doit être attribuée, mais à son frère Hubert, que son âge, sa longue pratique et ses expériences ont pu conduire plus naturellement et plus logiquement à cette découverte si importante pour l'art. En effet, l'huile s'incorpore mieux aux couleurs et d'une manière plus égale que la colle et le blanc d'œuf : elle y communique une vivacité et une animation de tons que l'enduit mat et sec de la détrempe ne saurait produire; en outre, l'huile, lorsqu'elle est épurée, est pour ainsi dire incolore, et elle n'altère pas autant que le blanc d'œuf les couleurs auxquelles on la mêle. Enfin, elle offre à l'humidité une résistance que ne présentait pas même le ver- nis dont on enduisait les peintures exécutées selon le procédé ancien. Ce n'est pas tout encore : ce mode nouveau permettait une fonte et une dégra- dation de tons qu'il n'était guère possible d'obtenir auparavant; il condui- ' Facius , /)e Viris illiistribus. p. 4G. - Van Mander, t. I , p. 13. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. il9 sit, par l'emploi des glacis, à communiquer aux ombres la transparence et à produire tous les effets du clair-obscur; en un mot, il substitua à la sécheresse ancienne ces qualités suprêmes, qui sont le flou du pinceau et la vie de la couleur ^ S'il faut en croire Van Mander et Vasari 2, Hubert Van Eyck et son frère firent aussi longtemps qu'ils purent un secret de leur procédé. Cependant l'histoire de l'art nous signale déjà un tableau peint d'après la méthode nouvelle par un élève d'Hubert en l'an 1417 5. Bien que le bio- graphe des peintres flamands nous dise que les frères Van Eyck produi- sirent un grand nombre d'ouvrages exécutés à la colle et au blanc d'œuf avant l'invention que nous venons de signaler *, on n'a aucune notion spéciale sur un ouvrage de leur main qui remonte plus haut que l'an 1420 ^; car il est fort probable que la majeure partie de leurs panneaux antérieurs a disparu dans l'incendie général dont la cité liégeoise fut le théâtre en 1468. Nous avons vu Jean Van Eyck entrer, vers l'an 1418, au service du prince évéque de Liège. Cependant quatre années plus tard, en 14:22, nous le trouvons à Gand, où Hubert commença la peinture du fameux retable qui lui avait été commandée par un seigneur flamand, Josse Vydt, et dont quelques volets ornent encore aujourd'hui la cathédrale de cette ville. Du reste, il put tranquillement jouir de sa liberté, pendant que Jean de Bavière, dans le but de s'emparer d'une partie de l'héritage de sa nièce, Jacqueline de Hainaut, réveillait, en Hollande, les factions mal assoupies ' VVaagen , Uebrr Hubert und Johann Van Eyck, p. 129. * Van Mander, l. I , p. 18; Vasari , trad. citée, Vie d'Antonello de Messine, l. III , p. i. - Passavant, KunslblaU (de Stuttgart), 1841 , n" 4. Ce tableau porte l'inscription suivante : •f PeTRUS XPR. me FECIT. 1417. * Van Mander, t. I, p. 14. 5 M. Van Kirckhoff, dans sa Notice sur l' Académie d' Anvers , publiée en 1849, produit un texte d'où il résulte que Jean Van Eyck montra, en 1420, à la confrérie de Saint-Luc, établie en cette ville, une lêle peinte à l'huile. M. Michiels ( Histoire de la peinture flamande et hollandaise, t. II, pp. 1 47 et suiv.) croit que cette tête est la même que celle qui se trouve aujourd'hui dans la collec- tion de l'Académie de Bruges. Il n'a pas remarqué, sans doute, que cette dernière porte la date du 30 janvier 1440. 1-20 MEMOIRE SUR LE CARACTERE des Uocks et des Cabillaux et forçait l'époux de cette princesse, Jean IV. duc de Brabant, à lui engager pour dix ans non -seulement ce comté, mais encore celui de Zélande, ainsi que la seigneurie de Frise ^ Laissant le prélat sécularisé courir ces aventures guerrières qui terminèrent d'une manière si belliqueuse sa carrière ecclésiastique, voilà donc nos deux artistes exclusivement préoccupés de ce grand poëme peint, auquel Hubert consacrera le reste de son existence et que Jean achèvera seulement en l-i52. Mais, avant d'entreprendre ce travail, il fallait qu'ils se missent en règle avec la corporation des peintres gantois. Elle leur accorda la franchise de maîtrise, mais pour un motif assez singulier, pour l'affection que la cité avait portée à MichcUe, duchesse de Bourgogne, qui était morte à Gand, le 8 juillet 1 i22, et qui avait professé une grande estime pour les deux artistes ^. Le 1" octobre suivant, la sodalité religieuse de Notre-Dame reçut aussi Hubert parmi ses membres, sur la présentation du chapitre de Saint-Jean ^. Le retable de Gand étant l'œuvre la plus ancienne qui nous soit connue des frères Van Eyck et peut-être aussi la plus considérable qui soit sortie de leur pinceau, il importe que nous nous y arrêtions quelques moments. On le sait, il se composait autrefois de treize panneaux. Le panneau central représente l'agneau mystique debout sur un autel que recouvre une nappe blanche et au pied duquel est placé un calice destiné à recevoir le sang qui s'échappe de la poitrine de la victime rédemptrice. Sur un plan plus rapproché, on voit la fontaine d'eaux vives de l'Apocalypse *, gracieux bassin , au milieu duquel s'élève une colonne surmontée d'une statuette de saint Michel en bronze, et qui verse par sept têtes de dragons ' Cet engagement eut lieu par une convention conclue le 21 avril I i"20. Voy. Baranle, Histoire des ducs de Bourgogne (éJit. Gachard), t. 1, p. 431, note 4. '■^ Il Int zelve jaer starf vrauw Michiele, ghesellene van Hertoghe Philips; oin liait; doodt was )i hinneii Gliendt grooten rouYs-e; Hubreclil on Jan, die zv zecr lief liadde, schonck dcn amboclite )i vrydouinie in schilderen. « Edra. De Busscher, Notice sur l'ancienne corporaliun des peintres et sculpteurs, à Gand, dans les annales de la Société royale des beaitx-arts, etc., de Gand. t. IV, p. 306. "■ L'abbé Carton, ouvrage cité, p. 5(5. La cathédrale actuelle de Gand était placée alors sous l'invocation de saint Jean. Elle ne l'a été que plus lard sous celle de saint Bavou. ■* Apocalypse, cha]). VII. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 121 autant de filets d'eau. Immédiatement auprès de l'autel sont disposés des anges dont le front porte le signe de la croix et qui sont tous d'une grande beauté. Deux d'entre eux balancent des encensoirs dont ils font monter les parfums vers l'Agneau sans tache; d'autres portent les instruments de la passion, la croix et la colonne de la flagellation ; d'autres sont prosternés et adorent l'emblème mystique du rédempteur. Du fond du paysage, où rayonne une ville, qui est la Jérusalem céleste, convergent vers l'autel une multitude de martyrs, à gauche les femmes conduites par sainte Barbe, sainte Agnès et sainte Dorothée, à droite les hommes, parmi lesquels on remarque plusieurs papes et particulièrement saint Liévin, l'un des pre- miers apôtres de la Flandre; tous portent des branches de palmier, sym- bole de leur triomphe. Rien de plus gracieux, malgré l'exiguïté des pro- portions, que ces figures féminines dont les cheveux blonds flottent sur leurs épaules et qui se présentent dans des attitudes si variées et si nobles en même temps. Rien de plus austère que ces martyrs si divers de caractère et d'expression. Parmi les personnages les plus rapprochés, les uns sont agenouillés, d'autres tiennent des missels et prient. Au nombre de ceux qui sont le plus près de l'autel, il en est qui offrent leurs couronnes à l'Agneau divin, ou qui lui présentent leurs membres que les tourments ont brisés. Enfin , dans l'air, au-dessus de Fautel , plane le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe , qui répand comme un jet de rayons sur tous les fidèles. 11 serait difficile de donner une idée de la richesse et de la splen- deur du paysage où cette vaste composition se développe. Il est inondé de lumière , et se termine à l'horizon par une ligne de montagnes bleuâ- tres. La terre est une magnifique nappe de verdure, toute diaprée de fleurs, marguerites, violettes, lis, roses, campanules et pensées. Çà et Là se présentent aussi quelques groupes d'arbres, parmi lesquels s'épanouit, par endroits, l'étoile d'un palmier. Tout est clair de ton, chaud de couleui'. palpitant de vie. Ce qui frappe particulièrement le spectateur, c'est le pro- digieux fini de cette œuvre, c'est l'étonnante délicatesse avec laquelle elle est exécutée et qui cependant ne nuit aucunement à l'harmonie de l'en- semble. La fontaine qui jaillit sur l'avant-plan est surtout une merveille d'art. Les filets d'eau qui s'en échappent semblent faits de diamant fondu , Tome XXVTI. 16 122 MEMOIRE SUR LE CARACTERE et le mouvement ondoyaiu qu'ils impriment à la surface du liquide qui remplit le bassin où ils tombent, est rendu de manière à produire l'illusion la plus complète. Le trop-plein du réservoir se dégorge et forme un ruis- seau qui va serpentant dans un lit bordé de ces ileurettes charmantes que le printemps sème au bord des sources, et jonché de pierres précieuses qu'on voit étinceler à travers l'eau plus transparente que le cristal le plus pur. Au-dessus du panneau que nous venons de décrire, il y en avait un autre de la même dimension, mais qui était divisé en trois compartiments. Sur celui du milieu, on voyait l'Éternel , assis sur son trône et représenté, non sous la forme d'un vieillard à barbe blanche, comme nous le mon- trent Raphaël et JMichel-Ange, mais sous celle d'un homme dans toute la force de l'âge, comme une sorte de Jupiter chrétien : magistrale figure dont les traits sont visiblement empruntés au type traditionnel du Christ et qui offre une incroyable expression de calme solennel, de gravité su- perbe et de majesté divine. Coiffé de la triple couronne des papes, qui est décorée avec une richesse inouïe, il tient de la main gauche un sceptre de cristal dont la forme approche de celle de la croix et à l'extrémité duquel est enchâssé un gros saphir, et il lève la main droite pour bénir la multitude des fidèles groupés sur les panneaux inférieurs. Ses vêtements sont de l'écarlate le plus ardent, et une large broderie d'or ourle le Jiord du manteau qui le couvre et qui , attaché sur la poitrine au moyen d'une agrafe éclatante de pierres précieuses, se développe en plis magnifiques et lui descend en une niasse toute sculpturale sur les genoux et sur les pieds, devant lesquels est déposée une couronne royale, ornée de pierreries, symbole des puissances passagères de la terre que domine la puissance éternelle de Dieu. Dans le compartiment de droite est assise la Vierge. Elle a la tète légè- lement penchée en avant et les yeux abaissés sur un missel qu'elle tient des deux mains, à la hauteur de la poitrine, et dans la lecture duquel elle paraît absorbée. Ses cheveux brun-clair lui descendent des deux côtés sur les épaules. La tête offre l'expression de la plus douce quiétude, du re- cueillement le plus profond et d'une candeur tout à fait céleste. Quoiqu'elle DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. ^23 se rapproche comme type de plusieurs autres vierges de la même école , elle les surpasse cependant par la pureté et la beauté de la forme, et l'ovale du visage, ses grandes paupières arrondies, son nez linement mo- delé, sa bouche gracieusement taillée, en font une sœur des plus belles madones que Léonard de Vinci ou Raphaël aient créées. Cette adorable figure porte une magnifique couronne d'or, dont la partie supérieure est formée d'un cercle de roses et de lis entrelacés. La tunique et le manteau dont elle est vêtue sont bleu foncé , et les manches rouges. Les vêtements sont bordés d'une broderie d'or. Le manteau est attaché sur la poitrine par une riche agrafe '. Le compartiment ménagé à la gauche de l'Éternel nous montre saint Jean-Baptiste. Sa barbe et sa chevelure épaisses et d'une teinte foncée lui donnent un aspect presque farouche et s'harmonisent parfaitement avec la gravité sévère dont sa mâle figure porte l'empreinte. Il tient de la main gauche un livre, probablement celui des Prophètes ou de l'Ancien Testa- ment, dont le cycle sera fermé par lui, le précurseur du Christ et le héraut de la loi nouvelle. De la main droite il montre celui qui l'a envoyé pour annoncer au monde la venue du Rédempteur. Il est vêtu de la peau traditionnelle, sur laquelle le peintre a drapé un manteau vert attaché sur la poitrine par une agrafe ornée d'un gros rubis. ' Pour mieux faire coniprenilie la disposition des différenls sujets représentés sur ce retable, nous croyons devoir indiquer IVnseniide qu'il constituait avant que les panneaux en fussent dis- persés. Cet ensemble le voici ; 7 6 Croupi? 5 2 4 saint Jcan- 3 Sainte Cé- 8 \.lan> d'anges. La Vierge, L'ElerneL Bopliste. cile. iO 9 1 il 12 Les ermites. Los pèlerins. Adoration de rAgnt'au. Les juges équitables. Les soldais du tlirist. 13 L'enfer 124 MEMOIRE SUR LE CARACTÈRE Sur le volet disposé à la gauche de saint Jean, on voit sainte Cécile assise devant le clavier d'un orgue dont ses doigts effleurent les touches. Elle porte un vêtement d'une richesse toute royale, bordé d'hermine et par- semé de fleurs d'or : charmante créature, dont la riche chevelure, retenue sur le front par un bandeau orné de pierreries et de perles, s'épand sur ses épaules en Ilots blonds et gracieusement bouclés. On la voit à peu près par derrière, mais sa tête à demi retournée offre le profd le plus suave. Auprès d'elle se tiennent plusieurs anges qui l'accompagnent et dont l'un joue de la harpe et l'autre du violoncelle. Tous sont vêtus de splendides chasubles de brocart d'or et de riches étoffes de couleur claire. Ils ont, de même que la sainte, des bandeaux étincelants d'or et de pierres précieuses. Sur le panneau qui correspond au précédent et qui se trouve à côté delà Vierge, se présente un groupe de huit anges vêtus de la même manière. A l'avant-plan il en est un qui lient d'une main un livre de musique et bat de l'autre la mesure pour diriger le choeur de ses compagnons, disposés devant un lutrin richement sculpté en bois de chêne et surmonté d'une image de saint Georges terrassant le dragon. Les chanteurs célestes sont d'une naïveté d'expression vi-aiment surprenante. Tous i-egardent avec la plus sérieuse attention la musique déployée sur le pupitre : à les voir on croirait presque les entendre, et il n'est personne qui ne dise tout de suite, comme Van Mander l'a très-judicieusement fait observer ', quel est celui qui fait le soprano ou le dessus, le ténor ou la basse, tant il y a de vérité dans la pose et dans le mouvement de ces gracieux petits person^ nages. A côté de ce groupe, on voit la figure d'Adam , et à côté de sainte Cécile , l'image d'Eve. Tous deux sont représentés dans les proportions mêmes de la nature, et ce sont peut-être les plus anciennes études de nu que l'art septentrional ail produites dans ces dimensions. Eve tient de la main droite le fruit défendu qu'elle offre à son compagnon, tandis que de l'autre elle cache, mais imparfaitement, son sexe avec une touffe de feuilles de ' Van Mander, l. I, p. 19. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. m figuier. Adam, qui tient la niaiu gauche appuyée sur sa poitrine et qui, de l'autre, voile son sexe d'une manière aussi incomplète que sa compagne, semble hésiter encore à accepter le don fatal de la tentatrice. Ces deux figures constituent un contraste frappant, l'une par ses formes volup- tueuses et toutes charnelles, l'autre par son caractère plus sévère, mais qui est pi'ès de céder à la séduction qui le sollicite. Du reste, l'ingénieuse addition de deux épisodes complète l'idée de la chute de l'homme expri- mée par ces personnages, et nous montre les suites du premier péché : ce sont deux petites scènes dont l'une représente le sacrifice d'Âbel et de Gain, l'autre Gain tuant son frère, et dont la première est figurée au- dessus d'Adam, la seconde au-dessus d'Eve. Au panneau central sont adaptés quatre volets. Geux de droite repré- sentent les pèlerins {pcregrlni sancti) et les ermites {liijeremili sancti), ceux de gauche, les juges équitables (jiisti jiidices) et les milices du Ghrist [milites Chrisli). Ges quatre groupes s'avancent vers l'Agneau sauveur pour lui rendre hommage. Le premier est disposé dans un paysage d'un aspect tout à fait méridional : les pins, les cèdres et les orangers y entremêlent leur feuillage, et une quantité de plantes étrangères y fleurissent. Des perles et des pierres précieuses de toutes les couleurs étincellent, comme des fleurs, parmi les herbes, et parsèment, comme un gravier céleste, la route que suivent les pèlerins. Geux-ci débouchent par un val étroit et agreste, conduits par saint Ghristophe , qui, portant un énorme bâton, est vêtu d'une tunique blanche et drapé d'un vaste manteau rouge. Ils sont au nombre de dix-sept. Au milieu d'eux l'on distingue surtout une noble figure de vieillard à barbe blanche. Et, comme si le grotesque, cet élé- ment qui se développa puissamment en Occident, grâce aux Anglo-Saxons, avait le droit de prendre place dans une œuvre aussi sérieuse, on voit, tout à fait à l'arrière-plan , un moine encapuchonné rire d'un rire singu- lièrement étrange. Vient ensuite le groupe des saints ermites. Ils débouchent également d'un ravin étroit qui présente le même aspect que le précédent. Deux beaux vieillards ouvrent la marche; l'un d'eux tient un chapelet, et ils sont suivis de la foule des anachorètes , nobles et graves figures aux Ion- l-2() MEMOIRE SUR LE CARACTERE gués barbes. Marie Madeleine, portant le vase de parfums et accompa- gnée d'une autre sainte, ferme le cortège. Dans ce groupe, de même que dans celui qui précède, le grotesque a sa part. On voit, en effet, çà et là parmi ces hommes de la solitude, se détacher quelque physionomie qui a l'air d'exprimer l'étonnement et la curiosité, mais qui l'exprime d'une manière si bizarre qu'elle semble toute narquoise. Un groupe plus sévère est celui des juges équitables. Ce sont des cava- liers qui s'avancent par une riche vallée, encaissée entre de hautes collines sur lesquelles se dressent des tours et des châteaux forts. Sur l'avant-plan apparaissent trois personnages, dont l'un, vêtu d'une magnifique pelisse bleue, coiffé d'un bonnet fourré et assis sur un destrier blanc que recouvre une housse superbe, a été pris pour Philippe le Bon. A côté de lui che- vauchent les deux peintres. Jean Van Eyck, qui a l'air d'un homme de trente- cinq à trente-huit ans, porte une robe noire et une coiffure dont la forme est à peu près celle d'un turban : à son cou est suspendu un chapelet de corail auquel est attachée une médaille d'or. Son frère, qui semble déjà presque un vieillard, monte un beau cheval blanc richement caparaçonné. Le surtout de velours bleu qu'il porte est ouvert sur la poitrine; sa tête est coiffée d'un bonnet de fourrure dont le bord postérieur est rabattu sur le cou et sur les oreilles. Six autres cavaliers remplissent l'arrière-plan , et parmi eux on remarque un prince qui a une couronne sur la tête, mais que l'on ne voit que par derrière. Maintenant voici venir les milices du Christ. Elles cheminent à travers un paysage semblable au précédent. A la tête de la colonne guerrière che- vauchent trois jeunes héros qui, couronnés de lauriers et montés sur des des- triers splendidement harnachés, tiennent des drapeaux sur lesquels brille le sisne de la croix. Ils sont revêtus de cuirasses d'acier étincelantes et rehaussées d'or et de pierreries. Sept cavaliers les suivent, dont l'un porte un casque superbe et dont les autres ont des toques fourrées. Les che- vaux sont fort beaux et étudiés fidèlement sur la nature; en un mot, tout ce groupe a un caractère de grandeur et une animation chevaleresque qu'il est difficile d'exprimer. Enfin, au-dessous du tableau principal, qui est celui de l'Agneau, se DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTLRE 127 trouvait un panneau sur lequel était représenté l'enfer, dont les sombres habitants courbaient le genou devant l'emblème de Jésus. Malheureuse- ment, comme il était exécuté à la colle ou au blanc d'œuf, il a été entiè- rement effacé par quelque peintre maladroit qui s'était chargé de le net- toyer. Tel était l'ensemble de cette vaste composition. Mais la face extérieure des volets était peinte aussi, et les sujets qui s'y trouvaient reproduits servaient en partie à compléter l'histoire de la rédemption '. Sur le revers de celui où est figurée sainte Cécile, on voit, dans l'inté- rieur d'une chambre étroite, mais haute d'étage, la Vierge agenouillée devant un prie-Dieu, et écoutant avec une adorable humilité le messager divin qui lui annonce qu'elle a été choisie de Dieu pour être la mère du Sauveur. Au-dessus d'elle plane l'Espril-Saint sous la forme d'une colombe. Sur le volet opposé, on voit l'ange Gabriel adressant à la Vierge la salu- tation angélique. Couvert d'un manteau blanc attaché sur la poitrine par une riche agrafe, il est agenouillé et tient de la main gauche une fleur de lis. Dans les deux compartiments, qui forment le revers d'Adam et d'Eve, ' Le retable fermé offrait la disposition suivante : 2 i 4 3 Micht-c el Zacharit, 1 L'ange Ga- La Sibylle de Marie. Cumes et ccll e d'Erythrée. G 8 7 S Jusse Vydt. Saint Jean- Saint Jean Isabelle Baptiste. l'Évangélisic, de Dorluut. 1 L'eofcr 1^28 MEMOIRE SUR LE CARACTERE sonl représentés les prophètes IMichée et Zacharie, la sibylle de Cumes et celle d'Erythrée, c'est-à-dire les deux prophètes dont la voix a le plus clairement annoncé au monde l'avènement du Sauveur *, et les deux si- bvlles dans les oracles apocryphes desquelles l'antiquité chrétienne avait cru entrevoir le dogme du monothéisme ^ et la prédiction de la chute des crovances païennes '*. Les volets qui constituent le revers de celui des soldats du Christ et de celui des ermites, sont occupés par deux magnifiques grisailles. Ce sont les figures de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l'Evangéliste. Le premier porte dans ses bras l'Agneau, symbole de ces paroles de l'Évangile : Ecce Agntis Dei ^\ le second tient le calice d'où sort un serpent, image du poison que le disciple bien-aimé du Sauveur but en présence de l'ido- lâtre Aristodème ^. On dirait deux statues qui veillent au seuil de celte œuvre immense comme de pieuses sentinelles. Enfin, dans les compartiments qui correspondent aux pèlerins et aux juges équitables, on voit deux personnages agenouillés dans l'altitude de l'adoration. L'un est un homme, que l'on a pris pour le donateur du re- table, Josse Vydt; l'autre est une femme, que l'on regarde comme l'épouse de ce seigneur, Isabelle de Borluut. Le lecteur nous pardonnera si nous nous sommes arrêté un peu lon- guement à décrire cette œuvre déjà tant de fois décrite ^. L'indication des détails 011 nous sommes entré nous a paru nécessaire pour motiver les con- clusions que nous voulons en déduire. Et d'abord, il résulte de l'ensemble de cette immense composition qu'à l'époque où elle fut conçue, les Yan-Eyck se trouvaient encore placés sous l'empire de ce principe de symétrie et de parallélisme qui domina l'art ' Miellée, chap. V, v. 5; Zacliario, cbap. IX, v. 9. ■■' Servii Gallaei Dissertât, de Sibyllis (Amsterdam, 1688), liv. V, pp. 557 et 558. ■• 76îV/., lib. Vm,p.C79. " Évang. de S'-.Jean, cliap. 1, v. 20. Cf. Die Atlribute (1er Ileiligen (Hanovre, 1845), p. tOO. ■• Légende dorée (édition citée), t. I, p. 53. Cf. Die Jtlribule der Ileiliyen, p. 154. '■ Waagen, Ueber Hubert und Johan Vun Eijck. pp. 21 1-2-24; Messager des sciences et des arts, année 1824, pp. 190 et suiv. ; Nieuwenhiiys, Description de la galerie de tableaux de S. M. le roi des Pays-Bas, pp. 121-125; Michiels, Hisl. de la peinture flamandeet hollandaise, i. Il, pp. 46-64. DE L ECOLE FLAMAi^DE DE PEIISTURE. 129 religieux diirant tout le moyen âge. En effet, en voulant représenter, dans ce retable, le grand mystère de la rédemption, ils nous le montrent à la fois dans l'accomplissement et dans la prophétie, dans les motifs qui le déterminèrent et dans les résultats qu'il produisit. C'est un cycle entier d'idées et de faits qui concourent ou se rattachent à une idée et à un fait unique. C'est ainsi qu'ils nous exposent successivement la chute de l'homme et l'origine du péché, les prédictions des prophètes et des sibylles qui annoncèrent la reconnaissance du Dieu unique et la destruction du paganisme; puis, Jean le Précurseur, cet anneau qui rattache la loi an- cienne à la loi nouvelle; puis l'holocauste du Calvaire; puis, enfin, le triomphe de l'Agneau divin, qui a racheté le monde et que le monde recon- naît et proclame en l'adorant par les martyrs dont le sang a coulé pour le confesser, par les solitaires dont la pensée s'est recueillie en Dieu dans le silence de leurs Thébaïdes, par les juges dont la science n'a vu le vrai code humain que dans l'Évangile, et par les soldats du Christ, dont le courage n'a lléchi^devant aucun péril derrière lequel se trouvait ce prin- cipe éternel et rayonnant, la vérité. Certes, cette œuvre, ainsi combinée dans cet ensemble harmonieux et complet, suppose plus encore que de l'imagination; elle suppose une science religieuse où il nous est difficile de ne pas reconnaître l'intervention intellectuelle de quelque érudit spé- cialement versé dans la connaissance des rapports qui lient entre elles les différentes parties de l'histoire sainte, et qui rattachent la figure à la réali- sation, la prophétie à l'accomplissement, c'est-à-dire dans la connaissance des éléments dont se composa, durant le moyen âge, le système des cycles parallèles. Les Van Eyck tenaient donc par ce côté aux principes inaugurés et consacrés par l'art de la période qui précéda la leur. Ils y tenaient aussi, comme la seule disposition des scènes de ce reta- ble nous le prouve, par le principe de symétrie, celte loi souveraine que l'art religieux avait empruntée à l'architecture, à laquelle, du reste, il se rattachait si étroitement dans ses grandes productions décoratives. Aussi croyons-nous que, dans le maintien de ces deux éléments tradi- tionnels, manifestés d'une manière si visible par l'œuvre dont nous nous Tome XX VIL 17 iôO MÉxMOIRE SUR LE CARACTERE occupons, il est impossible de ne pas reconnaître l'esprit qui devait encore diriger Hubert Van Eyck et que, du i-esle , il pailagea avec les autres écoles germaniques dont l'histoire de l'art nous signale l'existence à la (in du XIV™"' et au commencement du XV"'" siècle. C'est lui, en effet, qui , dans l'exécution du retable qu'il peignit avec la collaboration de son frère, dut représenter les anciennes traditions. Ce qui montre aussi combien le même artiste tenait aux procédés techniques que l'on suivait générale- ment de son temps, ce sont les parties de cette œuvre qui ont été recon- nues pour être de sa main. Ainsi, les trois panneaux qui servaient de couronnement à cette vaste cou)position et qui représentent l'Eternel , la Vierge et saint Jean -Baptiste, offrent encore des fonds d'or, selon le système particulièrement pratiqué par les maîtres rhénans et par ceux de l'école de Nurenberg. En outre, ces figures se distinguent par une certaine roideur dans le mouvement, roideur qui y donne, en quelque sorte, un caractère sculptural et qui se montre spécialement dans la main que Dieu le père lève pour bénir les adorateurs de l'Agneau. Ilàtons-nous de le dire, cette rigidité de la forme n'a rien de commun avec le style un peu efféminé et l'idéalisme exagéré que nous avons constatés dans les pro- ductions des maîti-es colonais. Ne serait-elle pas dès lors une réminis- cence des traditions de l'ancienne école liégeoise, où le principe plastique de la statuaire a nécessairement dû jouer un grand rôle, grâce à ces intel- ligents fondeurs de laiton qui s'étaient succédé depuis Lambert Patras et à ces curieux orfèvres qui, durant tout le moyen âge, ciselèrent les mé- taux précieux avec tant d'art et une étude si persévérante? La nature seule des choses nous le dit, l'action de celte école sur les tendances du maître n'a pu manquer d'être très-puissante. Ce qui a dû l'influencer non moins puissamment, ce sont les productions d'un art plus ancien que les trésors des riches églises de Liège avaient accumulées, grâce à la munifi- cence des princes et des grands seigneurs que le chapitre de Saint-Lam- bert ne cessa de compter dans son sein. En effet, on ne peut se défendre de cette conviction, lorsque l'on compare la figure d'Adam, qui occupe un des volets intérieurs du retable de Gand , avec celle du même per- sonnage, qui est représenté sur un des plus anciens reliquaires conservés DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEIISÏURE. dôl dans la cathédrale de Liège K C'est presque le même caractère, le même mouvement, la même attitude, sauf que la pose des bras est intervertie. Du reste, pour prouver que la composition de cet ouvrage procède bien réellement d'Hubert seul, il suffit de rappeler l'inscription qui était autrefois tracée sur les volets et oîi le fait est exprimé en termes formels. Quant à l'exécution elle-même, quelle est la partie que l'on peut rap- porter à chacun des deux frères? Cette question nous paraît devoir être résolue , afin de permettre de juger quel élément nouveau le plus jeune des deux artistes a introduit dans l'art flamand, dont le retable gantois est l'expression la plus haute, en même temps qu'il est, si nous pouvons employer ce mot, le confluent de deux styles, c'est-à-dire du style ancien et de celui qui donna son vrai cachet à la peinture belge du XV""= siècle. Cette analyse curieuse a été faite par un des juges les plus compétents de notre époque, et nous allons essayer d'en reproduire ici les termes -. Comme jusqu'à présent l'on ne connaît authentiquement aucune produc- tion d'Hubert Van Eyck, il n'y a qu'un seul moyen de résoudre la ques- tion que nous nous sommes posée; c'est de définir, d'abord, aussi exacte- ment que possible, la manière de Jean, d'après les tableaux qui procèdent incontestablement de sa main, et d'appliquer ensuite ce type aux difl'é- rentes parties du retable de Gand. Tout ce qu'on y trouvera d'accord avec le faire de cet artiste doit évidemment lui être attribué ; tout ce qui s'en éloignera devra être regardé comme appartenant à Hubert. Afin de carac- tériser, ainsi que nous nous le proposons, la manière individuelle de Jean, nous avons particulièrement pris pour base deux de ses ouvrages, à savoir V Inaufjuralion de Thomas BecLel, archevêque de Cantorbéry , qui orne actuel- lement la collection du duc de Dévonshire, à Chatsworlh, et le tableau votif du chanoine Van der Paele, qui fait partie du musée de l'Académie de Bruges. Car, d'après l'inscription qu'elle porto, la première de ces peintures ' Ce reliquaite, qui est d'une grande beauté, fut donné à l'église de Liège, selon les uns, par le pape Etienne IX, selon d'autres, par Grégoire X, qui avaient l'un et l'autre fait partie du chapitre de Saint-Lambert. On en trouve une représentation fidèle dans l'ouvrage du baron X. Van den Steen de Jehay, Essai historique sur l'ancienne calhédr aie de Saint- Laniberl, à Liéfje , p. 216. - Waagen, Kunstblalt (de Stuttgart), année 1847. n" I. 13^2 IVIÉMOIIIE SUR LE CARACTERE reinonle à l'an 1421, la seconde à l'an liôO; par conséquent, l'une est un peu antérieure à la conception, l'autre est postérieure de quatre années à l'achèvement de grand tableau de Gand. Or, le réalisme le plus pro- noncé se manifeste dans toutes les parties de ces ouvrages. Même les figures idéales qu'on y remarque, ont l'air d'être de véritables portraits. Les hommes paraissent quelquefois inspirés; souvent ils sont d'une grande iioblesse de caractère : ils sont toujours convenables. Les femmes sont souvent belles et gracieuses, quelquefois aussi dénuées du charme de la beauté. Ce cachet de laideur se montre plus fréquemment encore chez les enfants. Mais les portraits sont d'une vérité surprenante, d'un dessin de maître et d'un modelé tout à fait plastique. Sous ce dernier rapport, les formes présentent généralement quelque chose de très-arrêté, parfois même de dur. Les mains des figures idéales, l'artiste les fait régulière- ment étroites, en allongeant et en effilant finement les doigts, tandis que dans les portraits ces extrémités sont soigneusement individualisées. Dans cette dernière catégorie de peintures, les vêtements sont des modèles de vérité et de bon goût; tandis que, dans la première catégorie, le mouve- ment des draperies et des vêtements, si beau et si pur cependant, est fré- (juemment surchargé de brisures et de cassures anguleuses, pincées, dures et non motivées. Jean Van Eyck est, d'après nos observations, le plus ancien peintre chez qui se présentent des cassures de ce genre, et il doit être regardé comme l'auteur de ce faux goût que nous voyons développé jusqu'à l'exagération dans les œuvres produites par les maîtres allemands jusque vers le milieu du XVI""= siècle. .11 peint, à la vérité, les cheveux avec un soin extrême, mais cependant avec une grande franchise de pin- ceau. Ce sont particulièrement les parties les plus éclairées qui sont trai- tées avec le plus de largeur; quelques tresses isolées sont achevées avec une légèreté et un fini rares. Dans les chairs, les tons intermédiaires sont décidément jaunâtres; les parties lumineuses sont un peu froides, tandis (ju'au contraire les ombres, quelquefois lourdes et dénuées de transpa- rence, sont d'un ton brun tirant sur le jaune. Les différentes teintes sont en général bien fondues. Or, ces traits caractéristiques on les remarque dans les parties suivantes DE L ÉCOLE FLAMA>DE DE PEirSÏL'RE. 137 tous les tableaux authentiques de ce maître sont encore, sans aucune ex- ception, peints sur fond d'or, dans la manière naïve et conventionnelle qui distingue particulièrement l'école de Giotto : remarque déjà faite par M. Passavant, bien que ce savant connaisseur décrive encore la peinture dont nous parlons comme une œuvre de Collantonio ^ De ce qui vient d'être dit, on peut donc conclure que c'est à Hubert Van Eyck qu'il faut rapporter, non-seulement le perfectionnement apporté à la peinture à l'huile, mais encore ce que l'école flamande du XV"^ siècle a produit de plus prodigieux, c'est-à-dire le retable de l'Agneau, dont la composition lui appartient tout entière, dont l'exécution lui appartient en partie, et dans l'achèvement duquel sa pensée et ses dessins servirent, après sa mort, de guides à son frère Jean. De sorte que non-seulement, nous le répétons, celui-ci absorba toute la gloire de son aîné, mais encore on lui a fait honneur d'inventions auxquelles il ne prit aucune part, telles que le perfectionnement de la peinture sur verre, par l'introduction des émaux colorants ^. Cependant la gloire qu'il s'est acquise par la part qui. lui revient sans contestation dans le développement que reçut l'art flamand au XV""= siècle, suffit pour le placer, immédiatement après son frère, au rang des fonda- teurs de la belle école dite de Bruges. Hubert mourut à Gand le 18 septembre 1426, laissant inachevée l'œuvre immense à laquelle il avait consacré les quatre dernières années de sa vie; mais, à la prière de Josse Vydt, Jean entreprit l'achèvement de ce travail. Cependant il ne put s'en occuper longtemps; car, en 1428, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, qui l'avait, en 1424, attaché à sa maison en qualité de peintre et de varlet de chambre, jugea à propos de l'adjoindre à l'ambassade qu'il envoya en Portugal, pour demander en mariage et conduire en Flandre l'infante Isabelle, fdle du roi Jean I. Cette ambassade partit, comme on sait, le 19 octobre 1428, et elle ne rentra au ' Passavant, Kunslblalt (de Stuttgart), année 1845, p. 259. * M. Leviel [An de la peinture sur verre et de la vitrerie) attribue cette invenlion à Jean Van Eyck, à qui M. I^mile Thibaud [Notions historiques sur les vitraux anciens et modernes) la con- teste avec beaucoup plus de raison. Comp. VVaagen, Ueber Hubert und Johann Van Eyck, p. 158. To.ME XXVII. ^ 18 iôS MEMOIRE SUU LE CARACTERE port de l'Ecluse que le jour de Noël de l'année suivante K Aussitôt que les conventions du mariage eurent été signées, Jean Van Eyck se mit à peindre au vif la figure de l'infante, et le 12 février 1429, ce portrait fut envoyé au duc Philippe, mais on ignore malheureusement ce qu'il est devenu. Sans doute, l'aspect de la nature, toute différente du Nord, oîi le peintre se trouvait transporté, dut frapper vivement son imagination. D'une part, l'immensité de l'océan Atlantique, dont la nappe azurée semble un pan du manteau de l'infini; de l'autre, le caractère grandiose et sauvage de la Sierra Alquécida, qui prolonge ses contreforts jusqu'à Lisbonne; cette ville elle-même si piltoresquement étagée sur ses collines; ce beau fleuve du Tage que les poètes anciens faisaient rouler sur un lit d'or; ces campa- gnes inondées de leur soleil méridional et semées d'oliviers, de palmiers et d'orangers qui mêlent leurs fleurs blanches à leurs fruits dorés; en un mot, ce ciel splendide et rayonnant, et cette terre revêtue d'une végétation dont la richesse et la variété n'avaient jamais été rêvées par lui , durent laisser une trace longue et durable dans son esprit, si profondément réa- liste et si amoureux de la nature. Aussi les volets du retable de Gand , auxquels il se remit à travailler dès son retour en Flandre et qu'il ter- mina en 1452, comme le témoigne l'inscription que nous avons repro- duite plus haut 2, montrent-ils, dans les paysages dont ils sont ornés, des traces manifestes de l'impression que l'artiste avait conservée de son loin- tain voyage. En effet, on remarque, dans le tableau de l'Agneau, des palmiers et d'autres plantes exotiques, dont probablement le peintre n'avait vu auparavant aucun modèle dans sa patrie. Cet ouvrage fut terminé selon toute apparence à Bruges, où Van Eyck se fixa sans doute dès son retour de Portugal ; car il résulte des comptes de la cathédrale brugeoise que l'artiste acheta, en 1 ioO, une maison située dans la capitale de la Flandre et grevée d'une rente au profit de l'église Saint-Donat. Quoi qu'il en soit, lorsque cette œuvre fut exposée aux yeux du public, le 6 mai 1452, ce fut un cri général d'admiration. Cette admi- ration se continua jusqu'à ce que l'école de Bruges eût été remplacée par ' Gacliard , Coileclion de documents inédils concernant l'hisloire de la Belgique, l. Il , pp. 65-91. ■' Voyez ci-dessus, p. 133, nol. i. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 139 celle d'Anvers, et que l'art du moyen âge eût cédé le terrain à l'art nouveau que la renaissance avait provoqué et que le XVIl°'' siècle développa d'une manière si splendide. Les volets ne s'ouvraient que certains jours solen- nels. Alors, selon la naïve expression de Van Mander, une foule compacte encombrait la chapelle de l'église de Gand, et « maîtres et disciples se » pressaient autour du chef-d'œuvre, comme, l'été, les mouches et les » abeilles autour de corbeilles remplies de flgues el de raisins ^ » Cet enthousiasme n'avait encore rien perdu au milieu du XVI""' siècle ; car Philippe II, roi d'Espagne, n'osant enlever celte peinture ou n'ayant pu en obtenir la cession, en fil faire, par Michel Coxie, élève de liaphaël , une copie (ju'il paya plus de deux mille ducats et dans laquelle l'artisle malinois employa, pour peindre la robe seule de la Vierge, une quantité d'outremer qui coûta trente-deux ducats et qui fut fournie par Titien -. Cette copie resta longtemps en Espagne; mais elle devint, durant les guerres de Napoléon, le butin d'un général impérial, qui la laissa mutiler. Il en existe plusieurs volets dans le Musée de Berlin, d'autres dans la galerie de Munich, et quelques-uns ont récemment disparu avec la riche collection du roi des Pays-Bas Guillaume II ^. L'œuvre originale elle- même n'a pas eu une meilleure destinée. Elle fut démembrée en 1816, et plusieurs de ses panneaux, vendus d'une manière presque subreptice, se trouvent actuellement dans le Musée royal de Prusse *. En laissant définir par M. Waagen les caractères distinctifs du talent des deux illustres frères, nous avons vu qu'Hubert, quoique déjà entré fort avant dans la route du réalisme, maintenait cependant encore à un certain degré, dans ses productions, la sévérité et l'idéalisme qui avaient prévalu avant lui. Jean, plus jeune et, par conséquent, moins lié par les traditions anciennes, inaugura un style tout nouveau. Âft'ranchi, depuis ' Van Mander, t. I, p. 22. - Ibid., t. I, p. 21 ; L. Guicciardini, Descrizione dei Paesi Bassi, p. 97. (Anvers, 1567.) 5 Le baron de Keverberg, Ursula, princesse britannique, p. 109, note: Nieuwenbuys, Descrip- tion de lu galerie des tableaux de S. M. le roi des Pays-Bas, pp. 121 et suiv. * Messager des sciences et des arts de Gand, année 1825, pp. i 65 el suiv. ; Waagen , Verzeicimiss der Gemalde-Sammlung des koeniglichen Muséums zu Berlin, pp. 160-163. (Édit. de 1841.) 140 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE 1426, de l'espèce de tutelle que le talent et la bonté toute paternelle de son frère avaient si longtemps exercée sur lui ; sorti de celte autre tutelle plus grave que l'Église devait naturellement maintenir sur ceux qui rele- vaient d'elle par leurs travaux; admis à cette cour splendide et magnifique de Philippe le Bon, la plus riche qu'il y eût en Occident; frappé du ta- bleau pittoresque, animé, presque tumultueux, de cette cité de Bruges, qui, principale station maritime entre le nord et le midi de l'Europe, éclipsait par sa prospérité toutes les villes d'Occident, et possédait des comptoirs de toutes les nations commerçantes, les Allemands, les Espa- gnols, les Irlandais, les Portugais, les Écossais, les Catalans, les Anglais, les villes anséatiques, les Vénitiens, les Aragonais, les Génois et les Elo- rentins *; enfin, entraîné par son propre instinct, — il fit un pas nouveau dans le réalisme et détruisit l'équilibre que son frère avait si sagement maintenu entre deux principes qui ne s'excluent point lorsqu'on les mêle dans une juste mesure et que l'un ne prévaut pas sur l'autre. Poussé par toutes ces circonstances, Jean Van Eyck fut ce qu'il fut, le réaliste le plus décidé que l'art eût possédé jusqu'alors. Il rompit avec la symétrie, qui avait été la règle suprême des artistes antérieurs et qu'Hubert avait encore observée avec tant de rigidité; il tendit plus que jamais à l'individualisa- tion des physionomies , et par là il créa en quelque sorte le portrait; enfin, profitant des ressources nouvelles que la peinture à l'huile avait acquises, il renonça pour toujours aux fonds d'or, développa ses scènes dans le grand cadre de la nature, embellie de toutes les splendeurs de la lumière, de toute la magie du clair-obscur et de la perspective aérienne, et par là il créa en quelque manière le paysage, qui, on peut le dire, n'avait pas existé avant lui dans sa réalité vivante. Nous n'ignorons pas qu'en Italie ses contemporains, Pietro Délie Fran- cesca et Paulo Uccello, sont généralement regardés comme les premiers, parmi les modernes, qui aient appliqué à la peinture la science de la per- spective linéaire ^; mais nous savons aussi que l'artiste flamand a fait cette application au moins aussitôt qu'eux, et sans contredit avec une perfec- ' Delepierre, Précis des Annales de Brugi-s, liiliotluclion , p. vin, note. - Lanzl, Histoire de la peinture en Italie, t. I, pp. 112 et suiv. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. \i\ lion supérieure, sans quoi l'Italien Facius, qui écrivait vers le milieu du XV""= siècle et qui n'a pu rester étranger aux productions de ses com- patriotes, n'aurait pas exprimé aussi vivement l'enthousiasme que lui inspira la vue d'un des tableaux de notre peintre qu'il vit dans les appar- tements du roi Alphonse de Naples et où il admira si ardemment la magie de la perspective ^ Quoi qu'il en soit, l'effet merveilleux que pro- duisit cet ouvrage sur l'écrivain italien, qui crut, dit-il, voir la peinture s'avancer vers lui à mesure qu'il en approchait, et reculer à mesure qu'il s'en éloignait à quelque distance; cet effet ne peut, comme chacun sait, résulter uniquement de la justesse de la perspective linéaire, mais il pré- suppose en même temps une connaissance profonde de la perspective aérienne, et c'est par là, sans doute, que Van Eyck l'emporta sur ses rivaux italiens. Au fait, cette connaissance il la possédait à un haut degré, et surtout, il l'appliquait d'une tout autre manière que les peintres postérieurs. Ainsi nous voyons ces derniers, dans leurs paysages, passer, par une dégradation infinie de tons, du vert vif à l'azur, à mesure qu'ils conduisent l'œil du spectateur dans les profondeurs de l'horizon, et en même temps, après avoir minutieusement détaillé les objets placés à l'avant-plan , accuser de plus en plus légèrement ceux qui sont disposés sur les plans plus reculés. Jean Van Eyck, au contraire, se tient presque toujours à un ton local, tel que le vert, par exemple, et il le fait dégrader d'une manière insensible, tout en y conservant encore une certaine inten- sité même sur les arrière-plans, où, d'accord avec ce système, il continue à préciser les détails, au lieu de se borner à les indiquer vaguement. Malgré ce procédé, et malgré la richesse et la chaleur extraordinaires de ses couleurs dans les avant-plans, il n'en réussit pas moins à donner une profondeur immense à ses paysages ^. Le paysage est la vie de Van Eyck. Il en est épris au point de pousser quelquefois cet amour jusqu'au panthéisme. Car il y a des moments où on le dirait dominé par les idées cosmogoniques qui inspiraient les anciens ' Facius, De Viris ilhislribus, pp. 46 el siiiv. ^ VVaagen, Ueber Hubert uitdJolian Va)i Eyck, pp. 131 el suiv. iU MÉMOIRE SUR LE CARACTERE Francs et dans lesquelles nous avons cherché les causes de ces tendances naturalistes dont l'action sur nos anciens poêles et sur nos anciens artistes ne saurait être contestée. Parfois naême la nature, ce tableau magnifique que Dieu a peint avec toutes les couleurs des fleurs, avec tous les rayons du soleil, avec toutes les splendeui's des papillons et des insectes, la nature ne lui paraît pas assez belle à lui. Alors il sème des poignées de diamants et de pierres précieuses sur les routes où cheminent les saints , parmi les herbes où s'épanouit la fleur symbolique de la Vierge, et jusque dans le lit où s'écoule l'eau de la fontaine mystique de l'Apocalypse. Cet amour du paysage le préoccupe au point que, s'il a à peindre quelque scène dont un intérieur est le cadre obligé, il a toujours soin d'ouvrir soit une porte, soit une fenêtre, par laquelle il laisse entrevoir le rayonnement de la nature ou se jouer la joyeuse lumière du soleil. Pour lui un tableau n'est qu'un fragment: du monde dont, au moins, les parties essentielles doivent y être indiquées, et où le ciel et la terre doivent apparaître selon l'importance et la valeur qu'ils ont dans l'ensemble de l'œuvre de Dieu. C'est pour ce motif qu'il aime (et en cela son école tout entière l'imita) à donner pour cadre à ses scènes la nature avec ses espaces immenses, ses riches lointains, ses vallées, ses forêts, ses montagnes, ses villes et ses chfiteaux. L'action ou le fait représenté et les personnages qui y concourent ne sont que le centre de ce monde, rien de plus. Le théâtre a presque une importance égale à celle des acteurs; voilà pourquoi ils sont représentés dans des proportions plus petites que nature et généralement disposés de manière à ne pas occuper le cadre entier, mais à laisser ie paysage se développer autour d'eux, depuis l'avant-plan jusque dans les lointains les plus reculés. La figure humaine est traitée avec soin, mais sans l'être avec plus de soin que tout le reste. Souvent dénuée d'étude anatomique et plus souvent encore dépourvue du cachet de la beauté idéale, elle est, en réalité, la créature la plus importante dans le monde de Van Eyck, mais elle doit sa prééminence moins à l'espèce à laquelle elle appartient, qu'au rang qu'elle occupe dans l'espèce. Elle ne constitue pas l'objet exclusif de l'in- térêt que l'artiste veut exciter et auquel tout le reste est subordonné comme un simple accessoire : c'est pourquoi dans l'ordonnance perspective de l'en- DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 143 semble, le groupe des acleurs est presque toujours régulièrement disposé dans la direction de la diagonale. Quant aux personnages eux-mêmes, les ornements dont ils sont surchargés, les vêlements dont ils sont drapés, les armures dont ils sont couverts , se montrent reproduits avec tant de détails et de minutie, que la dignité de la figure humaine ne se dégage qu'avec peine de ce luxe inouï d'accessoires. Cependant, comme de cette façon l'unité de tableau ne pouvait résulter de l'action elle-même, il fallait né- cessairement un autre moyen énergique pour relier tant de détails en un tout qui pût constituer en quelque sorte un point central : ce moyen Van Eyck le trouva dans le jeu magique de la lumière. Aussi plaçait-il volontiers au milieu de sa composition (et ce principe prévalut dans son école) quel- que ilaque d'eau, quelque vase d'or, quelque cuirasse étincelante, ou quel- que autre objet de ce genre, dans lequel pussent se refléter la lumière et la couleur de l'ensemble; et c'est ainsi qu'il était satisfait à la loi de la clarté, et que l'apparente concentration de l'universalité, représentée symbolique- ment, se trouvait reproduite, au moyen d'une harmonie intime et non d'une réunion extérieure et matérielle des parties constitutives de l'œuvre ^ Si Jean Van Eyck, par l'enthousiasme ardent qu'il manifesta, dans la plus grande partie de ses ouvrages, pour le spectacle éblouissant de la création , ne fit que continuer, en le développant jusqu'à la magie la plus poétique, le sentiment cosmogonique dont nous avons étudié l'origine et le caractère chez les Francs, nous allons voir qu'il ne renonça pas com- plètement au symbolisme que le moyen âge chrétien avait formulé avec une science souvent voisine de la subtilité, ni même, jusqu'à un certain point, au grand système des cycles parallèles dont nous avons indiqué la signification et l'importance. De même que les premiers et les plus grossiers essais de l'art furent déterminés par la religion, nous voyons ses créations les plus sublimes et les plus complètes servir de préférence à glorifier le même principe et à rendre hommage au même sentiment. C'est ainsi que Van Eyck, en pos- session des précieuses qualités techniques et scientifiques qui le distin- ' Scknaase, Niederlândische Briefe, [>. 238. 144 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE ouaienl, consacra plus particulièrement ses pinceaux à traiter des scènes empruntées à l'histoire sainte, et, parmi ces dernières, on le voit s'attacher avec une prédilection marquée à celles qui présentent un sens symbolique ou qui tendent spécialement à exprimer les points les plus merveilleux et les plus mystérieux du dogme chrétien, tels que la chute de l'homme, la promesse d'un sauveur, l'incarnation de la divinité et la rédemption. Ce choix seul prouve l'existence du sentiment épique chez l'artiste, senti- ment qui n'est au fond que l'esprit d'enchaînement entre les différents faits issus les uns des autres, ou en connexité les uns avec les autres. Si Hubert avait manifesté cette tendance , de la manière la plus complète et la plus grandiose, dans le retable de Gand, Jean nous la révèle jusque dans ses tableaux où il ne reproduit qu'une scène unique et isolée; car là même, à côté de cette scène unique, et souvent dans de simples accessoires qui échappent communément aux yeux et à l'esprit du spectateur, il se complaîl à montrer ce qui a précédé et ce qui a suivi le moment historique choisi par lui, et à nous expliquer symboliquement les causes déterminantes et les conséquences de l'action qu'il expose à nos regards. Ainsi , dans la salutation angélique, où l'ange Gabriel annonce à la Vierge qu'il naîtra d'elle un fds destiné à sauver le monde , l'artiste aime à sculpter au prie- Dieu où Marie est agenouillée, la scène de la chute de l'homme que le Christ viendra racheter de son sang; dans l'adoration des mages, il intro- duit un petit crucifix, qui sert à expliquer le motif par lequel les rois ont été déterminés à venir déposer leurs hommages aux pieds de l'enfant né dans l'étable de Bethléem. Dans le tableau du chanoine Van der Paele , à Bruges, le trône où la Vierge se trouve assise est orné de deux sculp- tures, dont l'une représente saint Michel terrassant le démon, symbole du Christ vainqueur de l'enfer; l'autre, Samson terrassant le démon, autre image qui a la même signification. Nous pourrions multiplier les indica- tions de celte nature. Ce système n'est-il pas directement issu de celui que la peinture murale avait appliqué longtemps avant le milieu du moyen âge? Et ne montre-t-il pas clairement l'esprit qui dirigea la formule des cycles parallèles? Du reste, il se manifeste d'une manière plus évidente encore dans plusieurs tableaux dus à des maîtres de l'école de Van Eyck. Ainsi , DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEIINTURE. 14S dans quatre volets peints par Rogier Van der Weyden le Vieux ^, et ayant servi à couvrir un panneau central qui appartient aujourd'hui à l'église de Saint-Pierre, à Louvain, et qui représente la Cène, l'artiste a figuré quatre motifs différents qui se rapportaient symboliquement à la même idée : Melchi^édech offrant à Abraham le pain et le vin, les Israélites mangeant la Pàque, les Israélites recueillant la manne dans le désert et l'ange réveil- lant le prophète Élie pour qu'il prenne de la nourriture. Ainsi, plus tard encore, au moment où un esprit nouveau avait déjà soufflé sur l'art fla- mand, Corneille Engelbrechtsen, le maître de Lucas de Leyde, rendit hom- mage au même principe du parallélisme en peignant sur les volets d'un triptyque, dont le panneau central représentait le crucifiement, d'un côté, le sacrifice d'Abiaham, de l'autre, le serpent d'airain élevé dans le désert^. Pénétré de la sainteté et de la signification profonde que de semblables motifs renferment, Jean Van Eyck s'appliqua de toutes les forces de son âme à les figurer de la manière la plus digne, et il y réussit à ce point que tous les ouvrages qu'il a produits dans ce genre doivent être regardés comme les épanchements les plus purs d'un enthousiasme réfléchi et vrai- ment religieux. Pendant les premières périodes de l'art, le sentiment de l'impuissance où l'on se trouvait d'exprimer clairement, au moyen du caractère, de l'expression et de la pose des figures elles-mêmes, l'idée reli- gieuse qu'un tableau doit faire naître dans l'esprit du spectateur, le sen- timent de cette impuissance suggéra l'idée de recourir à l'intermédiaire d'inscriptions tracées sur les phylactères qu'on plaçait entre les mains des personnages ou qu'on faisait sortir de leur bouche, tandis que Jean Van Eyck, et déjà avant lui son frère Hubert, expriment complètement et clairement les idées par les figures elles-mêmes et sans le secours fac- ' MM. Passavant d Waagen attribuent ces panneaux à Juste de Gand. (Voy. Waagen, Notes supplémentaires pour servir à l'appréciation des anciennes écoles flamandes de peinture du XV"" et et du XVI"" siècle, dans le Kunstblatt (de Stuttgart), 1847, n° d'aonl). M. Van Hasselt estime que la Cène de Louvain est de la main de Rogier Van der Weyden le Vieux, et appuie ses motifs sur des faits historiques. [Recherches sur trois peintres flamands du XV"" et du Xf^l°" siècle, dans les Annales de l'Académie d'archéologie, t. VI.) C'est au même maître que nous croyons devoir rapporter les panneaux dont parlent MM. Pas- savant et Waagen. - Van Mander, 1. 1 , p. 67. ■ Tome XXVII. 19 14() MEMOIRE SLR LE CARACTERE lice dont leurs devanciers n'avaient pu se passer. Grâce .^à leurs efforts, l'art sortit de tutelle et parla magnifiquement sa langue propre. 11 a été donné à peu d'artistes de savoir traduire à un degré aussi éminent leur subjectivité, et d'être en même temps aussi objectifs que l'était Jean Yan Eyck. 11 nous représente avec tant de vie et d'animation les caractères les plus différents, placés dans les rapports les plus divers et animés des sen- timents les plus opposés; il sait y imprimer un cacbet organique si réel; ses personnages principaux sont si complètement à l'action et si parfaite- ment à l'aise; ils ont l'air si peu préoccupés de poser et d'être regardés, que l'on dirait qu'une toile s'est tout à coup levée devant nous, derrière laquelle se passait une action où nous sommes brusquement introduits sans que les acteurs puissent encore s'en douter. L'artiste, cet instrument intelligent, au moyen duquel la nature a produit ces personnages, dispa- raît coniplétemenl à côté d'elle, et elle semble les avoir laissés tomber de ses propres mains. Toutefois, ils n'en sont pas pour cela de serviles imi- tations d'individualités vivantes; au contraire, ils répondent, à un haut degré, à toutes les conditions d'une œuvre d'art entièrement digne de ce nom; car, tout en paraissant être des créations réelles de la nature, ils la rendent parfaitement, mais élevée à une puissance plus haute. Ils ont de la nature, mais de véritable nature, pourrait-on dire d'eux, dans le même sens qu'Épicure disait des dieux grecs qu'ils ont un corps, mais un véritable corps, du sang, mais de véritable sang. C'est ainsi que les figures principales du Nouveau Testament, le Christ, la Vierge et saint Jean-Bap- tiste ont été dégagées par l'artiste ilamand de l'ancien type hiératique, lendues vivantes et reproduites sous une forme empreinte d'un cachet sai- sissant de réalité. Ce qui est vraiment étonnant, c'est l'attention extrême qu'il apporta à faire concourir à son objet piincipal jusqu'aux plus minimes accessoires, qui en tiennent leur seule et unique raison d'être. 11 résulte de là que, dans ces peintures purement religieuses, il règne une gravité sérieuse et parfaitement en harmonie avec les sujets de cette espèce; chaque mouvement y est modéré, et dans l'ensemble régnent une placidité et un calme tout à fait divins. De manière que le style dans lequel ces œuvres sont conçues, peut être considéré comme le véritable style religieux. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEL^STURE. Ii7 Plus d'un nous objectera peut-être, que ce genre de tableaux doit pro- duire un effet parfois trop rigide. Cependant il n'en est point ainsi. Car cette gravité des figures est singulièrement atténuée par l'extraordinaire gaieté qui éclate dans les accessoires, dans les paysages surtout, et de la réunion de ces qualités si diverses résulte ce rayonnement des contrastes qui est l'harmonie vraie et qui est si particulière aux productions les plus éminentes de l'art et de la poésie germaniques. Ce n'est pas seulement le luxe, ce n'est pas seulement la splendeur des couleurs qui donnent aux ouvrages de Van Eyck ce charme et ce caractère de gaieté, ce sont aussi les ravissants paysages qu'il déploie et les gracieux motifs architectoniques qu'il développe autour de ses personnages. Les églises qu'il y bâtit, les maisons qu'il y introduit, sont généralement la reproduction fidèle de celles qui peuplaient, à son époque, les opulentes villes de Flandre. Quelques-unes des premières appartiennent au style néo-grec, d'autres au style ogival; il y en a même où les deux styles se trouvent mariés ; les unes et les autres sont traitées avec une exactitude et avec un soin également remarquables. Les fonds constituent , en général , de vastes perspectives oîi le grand spectacle de la nature se déroule avec toute sa richesse et toute sa variété. Si bien que l'œil ne se lasse pas d'admirer la verdure éclatante des prairies et des collines, la verdure plus foncée des arbres, la clarté cristalline des eaux, oii se réfléchit l'azur du ciel le plus serein et sur les bords desquelles s'élèvent des villes ou des bourgades hérissées de tours et de clochers '. Mais, depuis longtemps, la peinture de genre avait pris place à côté de la peinture religieuse, et les scènes de la vie privée avaient sollicité l'art aussi bien que les scènes de l'histoire sainte l'avaient préoccupé. L'élément fantastique, inauguré, comme nous l'avons dit, par les Anglo- Saxons, avait aussi pris un grand développement, et les frères Van Eyck y avaient eux-mêmes rendu hommage en retraçant sur le panneau infé- rieur du retable de Gand, le spectacle de l'enfer, ce lieu des grincements de dents et du désespoir éternel. Parmi les tableaux de genre que l'on connaît positivement de Jean Van < Waagen, Ueber Hubert und Johann Van Eyck, pp. 140 el suiv. 148 MEMOIRE SLU LE CARACTERE Eyck, il en est un surtout dont les écrivains du XV"'' et du XVI"'" siècle parlent avec une sorte d'enthousiasme. Facius et Vasaii mentionnent par- ticulièrement cet ouvrage, qui représentait une chambre de bain où se trouvaient plusieurs jeunes femmes d'une beauté accomplie et rougissant de se voir presque toutes nues. L'une d'elles, qu'on apercevait de face, était placée de manière que son dos se reflétait dans un miroir disposé au fond de la pièce, et qu'on la distinguait parfaitement des deux côtés à la fois. Dans la même chambre on voyait une lampe allumée, qui était re- présentée avec tant de vérité qu'on eût dit qu'elle brûlait, une vieille, qui paraissait couverte de sueur, et un petit chien qui lapait de l'eau. Par une fenêtre ouverte, on découvrait un vaste paysage où cheminaient, dans le lointain, des piétons et des cavaliers, et qui, animé de montagnes, de forêts, de bourgs, de châteaux, était d'une perspective si merveilleuse qu'on eût cru une distance de cinquante milles romains entre chacun de ces objets. Mais ce qu'il y avait de plus étonnant, c'était ce miroir peint, dans lequel se reproduisaient toutes choses comme dans une glace réelle '. L'auteur anonyme, qui a été publié par les soins de l'abbé Morelli, et à qui l'on doit une série de notices précieuses sur les ouvrages d'art que l'on conservait, au XVI™" siècle, dans les principales villes d'Italie, men- tionne un autre tableau de genre exécuté par Jean Van Eyck, et représen- tant des pêcheurs qui prennent une loutre ^. Le réalisme, qui distinguait si éminemment notre artiste et qui le fai- sait se complaire si ardemment à la contemplation de la nature, ne pou- vait rester étranger aux scènes variées et pittoresques dont l'homme vivant est l'acteur et dont la création est le théâtre. Aussi a-t-on remarqué, avec raison, que, même dans les tableaux religieux, il aimait à disposer, sur quelque plan reculé, dans une prairie verdoyante ou sur un sentier à moitié perdu entre les arbres, l'un ou l'autre de ces accidents de la vie réelle, jetés là dans le lointain de crainte que le sujet principal ne fût troublé par le voisinage de cette réalité. C'est déjà un rudiment développé ' Facius, De Viris illustribus, cap. 49, et Vasari (Traduclion de Ijcclanché et Jeanron), t. III, p. 4. Van Mander (t. I, p. 23) cite, en passant, cet ouvrage, probablement d'après Facius. ^ Jacopo Morelli, Notizie d'opere di disegno nella prima meta det secolo XVI, etc. DE L'ECOLE FLAMAINDE DE PEINTURE. U9 de la véritable peinture de genre, telle que les artistes des Pays-Bas la pratiquèrent plus tard et la pratiquent encore avec une supériorité incon- testée. Ces scènes reléguées sur les arrière-plans n'ont plus qu'à s'avancer vers le spectateur, qu'à s'emparer de l'espace et à se substituer enfin com- plètement aux motifs dont elles ne sont encore que de simples acces- soires de fantaisie, et le genre sera créé. Nous avons peut-être tort de les caractériser de cette manière et de ne les regarder que comme de simples produits des hasards de l'imagination. En effet, dans les œuvres de Van Eyck et de ses élèves, ces petits épisodes font sur celui qui les regarde une impression d'un genre tout à fait particulier par le contraste qu'ils présentent avec les sujets auxquels ils servent en quelque sorte d'accom- pagnement. Ils nous montrent comment, au moment même où, dans les circonstances les plus solennelles de l'histoire, s'accomplissent les événe- ments les plus grands et les plus miraculeux, l'homme vulgaire, sans rien soupçonner de ce qui se passe dans une sphère qui n'est pas la sienne, continue tranquillement à se livrer aux occupations ordinaires de la vie; et, par cette puissance mystérieuse qu'exercent les oppositions énergiques et les contrastes complets, ils font se concentrer plus vivement l'esprit du spectateur sur les motifs qui servent à traduire ces événements. Nous l'avons déjà dit, une fois soustrait à l'influence de son frère Hubert, qui maintint encore avec tant de fidélité le principe traditionnel de symétrie, Jean rompit avec ce système de composition et prit une allure inflniment plus franche et plus libre. Cependant, malgré toute cette liberté dans l'ordonnance des groupes, aussi bien que dans la pose des figures isolées, la haute intelligence de l'artiste et le sentiment profond qu'il avait des convenances de l'art éclatent toujours de la manière la plus merveilleuse. Ses compositions sont toujours d'un effet calme et clair; les oppositions y ont plutôt l'air d'être accidentelles que produites à dessein, et elles y sont plutôt cachées qu'absentes. De cette manière, Jean Van Eyck, au point de vue d'où il concevait les scènes religieuses, tient le milieu entre les traditions de l'antiquité chrétienne et la composition arbitraire des peintres plus modernes. Ce point de vue, comme nous le montrerons tout à l'heure, on le remarque surtout dans les productions qu'il fournit immé- 150 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE diateaient après la mort d'Hubert, et ce fut en s'appuyant sur les traditions anciennes qu'il sut donner à ses ouvrages celte dignité et cette sévérité que l'on ne rencontre plus au même degré chez aucun de ses élèves. Car ceux-ci imitèrent plus particulièrement la manière qu'il adopta plus tard et qui, à son tour, devint pour eux une sorte de tradition, à tel point que, en traitant des sujets que le maître avait déjà traités lui-même, ils le copièrent souvent jusque dans les moindres détails. Ce double caractèi'e de la con- ception de Jean Van Eyck se manifeste on ne peut plus clairement dans les têtes de ses tableaux historiques. Un grand nombre d'entre elles sont évidemment des portraits, et la plupart l'accusent tellement et présentent une physionomie si bien individualisée, que Van Mander a pu dire avec raison : « Van Eyck donne, par le fait, tort à l'opinion de Pline, selon » laquelle un artiste, lorsqu'il crée cent ou même un moindre nombre de » figures, doit toujours ou le plus souvent en produire quelques-unes qui » sont exactement semblables, sans pouvoir en cela rivaliser avec la na- » lure, oîi l'on ne trouve pas deux visages entre mille qui se ressemblent » complètement; car les trois cent trente têtes environ que l'on compte " dans le tableau de l'Agneau diffèrent toutes les unes des autres '. » S'il n'en est aucune qui ne présente un caractère déterminé, il y en a beau- coup qui sont très-belles et qui prouvent à quel degré notre peintre pos- sédait le sentiment du beau. Bien que chez lui les figures idéales les plus importantes de l'histoire sainte ne portent généralement pas le même cachet d'individualité, il ne tombe cependant pas toujours dans ce défaut. Ainsi, dans un tableau provenant de l'ancienne collection Boisserée et apparte- nant aujourd'hui à la Pinacothèque de Munich, la vierge Marie a tout à fait l'air d'un portrait. Il en est de même de celle qui fait l'objet principal du panneau de Geoiges Van der Paele, dans le Musée de l'Académie de Bruges. Mais, pour la figure du Christ, Van Eyck s'en tint toujours scru- puleusement au type traditionnel, comme nous le prouvent la tête du Sau- veur conservée à Bruges et celle que possède le Musée de Berlin. A la vérité, ses disciples eux-mêmes n'osèrent se hasarder à rompre avec la tradition ' Van Mander, t. I, pp. 20 el 21. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. m dans la représentation de cette face consacrée ponr ainsi dire par les siècles, et nous ne citerons comme preuve que l'admirable tête de Christ peinte par Memling, qui orne la Pinacothèque de Munich et dont la physionomie reproduit presque exactement le même type, à l'exception toutefois qu'elle est peut-être inférieure sous le rapport de la grandeur du sentiment, bien que peut-être elle soit supérieure sous un autre rapport, sous celui de l'exécution. Ce que nous venons de dire de l'individualisation de la plupart des tètes de Van Eyck comme forme et comme caractère, nous pourrions le dire aussi de l'expression dont elles portent le cachet. Si, d'un côté, l'ar- tiste s'applique à la modifier avec le soin le plus scrupuleux selon les différents caractères, il s'étudie, d'un autre côté, à la diversifier selon le rôle que les personnages jouent dans la scène représentée et selon la part qu'ils y prennent. Depuis les figures principales, dont l'àme est affectée au plus haut degré, jusqu'aux figures les plus accessoires, qui n'assistent pour ainsi dire que corporellement à l'action , presque toutes nous prou- vent que l'artiste est parvenu à les rendre telles qu'il a voulu les rendre et à y mettre tout ce qu'il a voulu y mettre. Il est inutile de dire que ce but ne pouvait être atteint qu'au moyen d'une grande sûreté et d'une extrême justesse de dessin. Or, ce sont là des qualités qui nous frappent dans presque toutes les têtes que Van Eyck a produites. Cependant la haute perfection qu'il a atteinte dans cette partie de la forme humaine constitue un singulier contraste avec les autres parties du corps, surtout avec les extrémités. Car, bien que l'on puisse dire que ses figures sont exactement proportionnées et même parfois d'une grande noblesse , elles sont pourtant généralement un peu grêles, un peu maigres, et souvent incorrectement dessinées dans les détails. Ce défaut nous choque particu- lièrement dans les figures nues, qui, hâtons-nous de le dire, se présentent par bonheur assez rarement dans les ouvrages de notre maître; il nous choque aussi à un certain degré dans les figures drapées et vêtues, qui doivent quelquefois à cette incorrection anatomique nous ne savons quoi de gauche dans la pose et dans le geste. Nous venons de toucher ici le côté faible d'une école d'ailleurs si éminente et si distinguée, faiblesse qui 15-2 MÉMOIRE SLR LE CARACTERE serait réellement inexplicable, si l'on ne considérait certaines circonstances qui tiennent à l'esprit de l'époque plutôt qu'aux maîtres, étoiles de cette école. L'étude du nu et de l'anatomie , qui seule peut initier les artistes à la connaissance du corps humain, non-seulement au point de le repré- senter à l'état de nudité avec toute la vérité de la nature, mais encore au point d'en accuser la structure même sous les vêtements et les draperies dont il est couvert, cette étude n'était guère cultivée à l'époque des frères Van Eyck, sans doute par suite d'un sentiment de pudeur mal entendue. Tout ce qui frappait Jean et ses illustres élèves, ils le reproduisaient avec une fidélité qui approche souvent de la magie; mais les formes du corps humain, ils ne pouvaient que les soupçonner, que les deviner sous l'épais- seur et l'ampleur des étoffes, et ils se virent réduits en quelque sorte à les peindre d'idée. Cela saute particulièrement aux yeux quand on re- garde les images nues de l'enfant Jésus que ces maîtres ont si souvent répétées et qui sont dessinées avec beaucoup plus de correction que les figures viriles ne le sont, parce que les premières ont été étudiées sur la nature même. Mais, en revanche, précisément parce qu'elles sont la re- production exacte et minutieuse des modèles qu'ils avaient sous les yeux , elles manquent de naturel; les formes des membres sont maigres et dénuées de morbidesse; le caractère du visage est indécis et privé de ce cachet de beauté et d'idéal qu'on voudrait y voir ; en outre , ces images sont presque toujours d'une passivité peu attrayante. En eft'et, avaient-ils à représenter une nativité ou une adoration des mages, ils croyaient devoir se tenir stric- tement au texte des Évangiles et ils ne prenaient pour modèles que des enfants nouveau-nés. Or, ce point de vue ne leur permettait pas de songer à modeler ces figures autrement que la nature ne les leur présentait, à y donner un mouvement propre, ni à les faire participer à l'action même dont elles sont le véritable centre. Les Italiens se placèrent à un autre point de vue; ils sacrifièrent la vérité historique à la vérité poétique, et de cette façon, ils atteignirent le beau dans l'art. Du reste, les maîtres flamands auraient bien, eux aussi, trouvé le moyen de vaincre les obstacles qui s'opposaient à l'étude du nu et de l'anatomie , s'ils en avaient plus sérieu- sement compris la nécessité et si leur sentiment ne les avait portés à DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. IHÔ s'appliquer de préférence et exclusivement à la vérité de l'expression des tètes. Car ce qui caractérise d'une manière toute spéciale l'art chrétien, c'est qu'il commença par étudier, par animer le visage humain, ce miroir où se reflètent l'àme , l'intelligence et l'esprit, et que plus tard seulement il répandit la vie dans les autres parties du corps et y appliqua le modèle de la nature, tandis que l'art antique, l'art païen, fit précisément le con- traire et suivit un procédé bien plus organique en réalité, en animant, d'abord, jusqu'à la perfection de la forme, le corps dans son ensemble, et en imprimant plus tard seulement aux visages ce même cachet de per- fection et de beauté. Ce qui mérite d'être particulièrement remarqué dans le développement artistique de Jean Van Eyck, c'est sa manière de disposer les draperies. Dans les volets du retable de Gand, la forme et les plis des ajustements qui revêtent les figures principales sont encore conçus dans le style sévère que l'on reconnaît généralement aux sculptures contemporaines. C'est ainsi que l'Éternel, la Vierge et saint Jean-Baptiste portent, outre une tunique fort simple, une sorte de manteau qui ressemble à une chasuble et qui , attaché par une agrafe sur la poitrine , descend des deux côtés , de manière à laisser le devant du corps entièrement dégagé. Si, par cette forme nou- velle, ce vêtement s'éloigne de l'ancien type, il n'en concourt pas moins, par le mouvement large des plis, à produire cet effet simple, grandiose, idéal, qui nous frappe dans les ajustements que l'art chrétien primitif avait adaptés aux figures des apôtres et que les sculpteurs du XIII"'" et du XIV°"= siècle avaient maintenus religieusement et développés dans leur style grave et rigide. Mais, hàtons-nous de le répéter, ce n'est point par le retable gantois que l'on peut juger le style des draperies de Jean Van Eyck, cette œuvre étant l'œuvre de son frère Hubert, du moins pour ce qui concerne la composition et le dessin de l'ensemble, ainsi que l'exécu- tion des panneaux que nous signalions tout à l'heure. Quant au plus jeune des deux frères, de même qu'il a souvent donné à ses Vierges la physio- nomie de quelque femme vue dans la nature, il leur a souvent aussi ajusté le costume de son époque. Ainsi, par exemple, la madone du tableau de M. Boisserée, dont nous parlions tantôt, est vêtue d'une robe de drap Tome XX VII. 20 1.j4 mémoire sur le CARACTERE d'or à manches longues et élroiles, et d'un manteau de soie violet, comme les dames flamandes du XV""' siècle ont pu les porter. Cet ouvrage et la plupart de ceux du maître montrent, dans le jet des draperies, une sur- abondance de plis arbitraires et mesquins au milieu desquels l'anatomie de la figure qu'ils enveloppent se perd complètement ou devient piesque impossible à distinguer. Dans les tableaux qu'il produisit vers la fin de sa vie, Jean Van Eyck se rapproche beaucoup plus des traditions anciennes pour le choix des ajustements qu'il adapte à ses personnages sacrés. On n'y rencontre plus que rarement les chasubles. 11 donne à Marie une tunique bleue sur laquelle il drape un péplum de la même couleur. 11 revêt également les apôtres de la tunique et du pallium antique. 11 fait un usage plus modéré des cassures dans les plis des draperies, et tient une sorte de milieu entre le style presque rigide encore de son frère et celui qu'il avait lui-même inauguré d'abord. 11 n'imite, dans ses draperies, ni le jet grave et calme que les sculpteurs traditionnels avaient observé, ni la disposition pétulante, ni la petitesse de mouvement des sculptures postérieures. Il les traite d'une manière toute particulière, singulière- ment pittoresque et évidemment d'après une étude exacte de la nature. Les plis suivent sans prétention le jeu des lignes principales que pro- duit le mouvement ou la pose des corps, dont ils laissent à peu près deviner les formes, sans cependant avoir l'intention de les accuser trop positivement. En outre, les brisures isolées semblent produites acciden- tellement; elles sont déterminées par la nature des diflërentes étofïes et motivées jusque dans leurs moindres détails. A la vérité, on ne peut pas dire que ces draperies forment toujours de grandes masses; mais on ne peut pas dire non plus qu'elles soient jamais petites. Ce style nouveau notre artiste ne l'aurait-il pas adopté à l'imitation des maîtres tournaisiens dont il a été parlé plus haut ', et qui, dès le milieu du XIV"'" siècle, avaient su allier à un réalisme si frappant de la forme un art si profond et si bien compris dans le jeu et dans le mouvement des étoffes? Quoi qu'il en soit, si Jean Van Eyck s'était rapproché des traditions anciennes dans le ' Voy. ci-dessus, p. 99. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 15S choix des ajustements qu'il appliqua désormais aux principales figures sacrées, tous les personnages secondaires de l'histoire sainte qu'il intro- duisit dans les compositions de sa première époque, aussi bien que dans celles de la seconde, portent le costume flamand du XV'"" siècle. C'est ainsi, par exemple, qu'il nous fait apparaître les trois mages vêtus à la mode des princes de la maison de Bourgogne , et saint Georges sous la figure d'un chevalier de la même époque armé de toutes pièces. Seulement, lorsqu'il veut représenter des personnages étrangers, orientaux ou autres, il leur donne avec une parfaite connaissance le costume de leur pays. L'exactitude qu'il met à reproduire ces ajustements dans toute leur vérité n'est égalée que par le soin avec lequel il en dispose et en étudie les plis d'après nature, en les caractérisant scrupuleusement d'après l'espèce d'é- tofîe dont les vêtements se composent. Mais peut-être n'est-il aucune partie de l'art où Jean Van Eyck soit aussi complet que dans le choix et dans la disposition de ses couleurs. Il ne craignait pas d'employer les tons pleins et purs; car il s'entendait .merveil- leusement à les allier de manière à ne jamais tomber dans des désaccoids choquants , mais à réjouir toujours l'œil par l'éclat et la fraîcheur de son harmonie. Ce qui étonne surtout, c'est l'art avec lequel, tout en mettant aux vêtements et aux draperies un luxe de couleur inouï , il a su conserver aux carnations une vigueur proportionnellement extraordinaire, sans qu'elles paraissent cependant le moins du monde exagérées. Ce qui est remar- quable aussi , c'est la variété de ton général que ses différentes carnations présentent; car il a soin de les individualiser autant que l'expression et les traits eux-mêmes. H évite surtout d'employer le blanc dans les lumières et le noir dans les ombres; il s'attache plutôt à conserver autant que possible le ton local, et de là vient que ses nuances diverses sont toujours si intenses. En outre, comme l'échelle de sa couleur est toujours si bien et si finement liée, depuis les tons les plus clairs jusqu'aux plus foncés, il sait, au moyen d'un mouvement de pinceau souvent imperceptible, donner aux objets placés entre les deux extrémités de sa gamme, un relief si considérable qu'ils ont l'air de se relever en bosse. Cependant, malgré l'art qu'il mit à fondre ses tons et à cacher le travail de la brosse, an 15G MÉMOIRE SLR LE CARACTERE lellemenl complet que ses tableaux semblent plutôt produits spontané- ment que créés par un travail patient et laborieux, ses peintures sont loin d'en paraître molles et léchées; au contraire, elles sont on ne peut plus franches, on ne peut plus décidées dans l'indication de toutes les formes essentielles. Pas un de ses ouvrages qui ne soit là pour le prou- ver. Du reste, le livre de Van INIander contient à ce sujet un passage qui mérite notre attention. « Les ébauches de Jean Van Eyck, dit-il, étaient » beaucoup plus nettes et plus arrêtées que ne le sont les ouvrages ler- » minés des autres peintres, comme je l'ai remarqué à un petit portrait de » femme que possédait mon maître, Lucas de Heere, à Gand , et qui, sim- .. plement ébauché, était cependant très-arrêté et très-uni '. » Probable- ment les formes s'y trouvaient-elles indiquées d'une manière plus accentuée que dans ses tableaux achevés. C'est ce que nous nous croyons autorisé à conclure des ouvrages de son école dont les glacis ont été enlevés et où les formes sont d'une dureté qui est évidemment calculée et que les glacis étaient destinés à atténuer jusqu'à un certain point. Au surplus, d'après ■ un autre témoignage de Van Mander '^, on conservait encore, à son époque, dans les Pays-Bas, plusieurs dessins de Van Eyck qui présentaient ce même caractère net et arrêté. Pas une école de peinture n'a su, au même degré que celle du maître flamand et de ses élèves , reproduire la clarté du jour dans toute sa viva- cité et sa gaieté. Nous n'avons à rappeler ici que cette admirable gerbe de lumière céleste qui s'éparpille, comme une pluie d'or, sur le groupe des adorateurs de l'Agneau mystique, et ce prodigieux rayon qui tombe dans la chambre calme et virginale où se passe la scène de la salutation angé- lique sur le panneau que possède la Pinacothèque de Munich. Du reste, Jean Van Eyck aimait, plus qu'aucun de ses disciples, les grandes masses de lumière et d'ombre , et c'est pour ce motif qu'il cherchait assez com- munément à se ménager un jour latéral. Dans les ombres, il est infiniment plus vigoureux qu'aucun de ses élèves, bien que, comparativement aux autres écoles contemporaines, il soil encore d'une merveilleuse clarté, ' Van Mander, t. I, p. 24. 2 Ibid. t. 1, p. 23. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 1^)7 malgré l'extrême intensité des tons. Dans ses premières productions, on ne trouve que des traces isolées et incomplètes de la science du clair-obscur et des reflets; dans celles qui appartiennent à sa seconde période, il l'a appliquée assez sobrement encore, mais toujours avec une entente par- faite. Enfin, ce qui est fait surtout pour nous frapper d'étonnement, c'est qu'à la rare puissance de conception et de création dont il était doué, Van Eyck sut joindre cette précision et cette minutie d'exécution dont il fait preuve jusque dans les moindres détails, jusque dans les moindres accessoires, si multipliés dans ses tableaux. Ce soin et ce fini délicat il les portait si loin que, sous ce rapport, il peut être comparé aux maîtres les plus précieux de l'école hollandaise, Gérard Dow, Fi-ançois Mieris et Gas- pard Netscher, avec cette différence toutefois que chez ceux-ci l'exécution est parfois tourmentée, qu'elle témoigne de leur patience autant que de leur art, et qu'elle constitue souvent le principal mérite de leurs productions, tandis que, dans le faire de Jean Van Eyck, on remarque une certaine fran- chise, une certaine légèreté de pinceau, de la naïveté surtout, et une sûreté de main extrême, qualités qui ne servent qu'à donner un relief de plus à ses ouvrages. Du reste, son procédé d'exécution est déterminé évidem- ment par cette conviction, si rationnelle au fond, que la représentation de tout objet de la nature doit être aussi parfaite que peuvent le permettre les moyens techniques dont l'artiste dispose. C'est pourquoi chez lui non-seu- lement les têtes sont traduites avec le plus grand soin jusqu'aux moindres accidents de la peau , mais encore les plus minimes accessoires sont rendus avec la même conscience. Jean Van Eyck ne se contente pas de peindre un vêtement d'étoffe quelconque, mais il veut que le spectateur distingue au premier coup d'œil si ce vêtement est de soie, de velours, de drap ou de toile. Le drap et les vases d'or, il les reproduit au point de vous faire illusion; ils ont leur genre particulier de lumière et d'ombre, et leur éclat semble si naturel qu'on a besoin de les regarder de très-près pour se con- vaincre qu'ils ne sont pas peints avec de véritable or, mais qu'ils le sont avec de simple couleur jaune. 11 ne réussit pas moins bien à rendre la transparence, le chatoyement et le jeu de lumière des différentes pierres 1;j8 mémoire sur le CARACTERE précieuses, de même que l'orient mat et nacré des perles. Jusqu'aux pierres, jusqu'au bois des édifices et des meubles, jusqu'aux plantes, jusqu'aux fleurs, tout est traduit par son pinceau avec une vérité qui vous saisit. Ainsi l'illustre Flamand et les maîtres non moins célèbres qui sortirent de son école, s'appliquèrent avec amour à donner la vie de l'art à toutes choses, aux plus grandes aussi bien qu'aux plus petites; et, tout en réali- sant à nos yeux les scènes les plus sublimes de l'histoire sainte, ils met- taient autant de sollicitude que la nature en met elle-même, à représenter à nos regards tout , jusqu'au moindre petit caillou perdu sur le sol, comme s'ils eussent eu une égale prédilection pour ce détail presque insignifiant. Cet amour visible du fini, cette précision consciencieuse, cette infatigable assiduité, cet enthousiasme concentré et soutenu pour les oeuvres qu'ils créent, sont faits pour étonner à la fois et toucher tout homme qui, doué d'un certain degré de sentiment, est admis à contempler leurs productions. On peut le dire, dans l'histoire de l'art tout entière, on ne trouverait pas une autre école qui ait su mettre autant de profondeur et de clarté a l'ex- pression de la pensée, et, en même temps, apporter autant de conscience à l'exécution. Aussi les beaux tableaux que les Flamands du XV""* siècle ont fournis sont-ils la réfutation la plus complète de l'opinion si générale- ment accréditée qu'il est sage de négliger à dessein les accessoires, afin de ne pas distraire l'attention du spectateur et de la forcer à se concentrer sur la partie principale du tableau. Car chez Van Eyck et chez les maîtres de son école, les accessoires ne distraient aucunement; on- ne les aperçoit qu'après avoir longtemps regardé l'œuvre oîi ils sont introduits; et, lorsque la vue s'y est reposée, comme sur les chaumières éparses dans une vaste campagne, il revient avec plus de plaisir à l'objet principal qui la domine, montagne ou château, en vertu de cette mystérieuse loi des contrastes, qui est aussi la loi suprême de l'harmonie *. Dirigé par les tendances intellectuelles de son époque; enrichi d'un pro- cédé technique qui avait été inconnu ou peu connu jusqu'alors; animé de cet esprit réaliste qui était propre à la race franque et qui . malgré la com- * Waagen, Ueber Hubert tintl Johann Vaii Eyck, p. 164. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 159 pression exercée sur lui par l'intluence dominatrice de l'Église, s'était déjà formulé et manifesté d'une manière si étonnante dans l'école de Tournai: doué personnellement d'une rare puissance d'intuition, et d'une habileté de main non moins extraordinaire, — Jean Van Eyck fut peut-être un des phénomènes les plus étonnants que l'histoire de l'art puisse mentionner. Aussi l'on comprend sans peine, pour peu qu'on ait étudié son individua- lité artistique, l'immense retentissement que son nom a trouvé en Europe, non-seulement parmi les contemporains, mais encore jusqu'à nos jours. L'admiration de ses contemporains est exprimée surtout par l'enthousiasme qu'il excita dans les écoles étrangères. Facius en fut un des premiers in- terprètes; car cet écrivain place notre peintre au nombre des hommes illustres de son temps ^. Du reste, l'Italie entière partagea cette admiration, dont le chroniqueur Giovanni Santi, père du grand Raphaël, déposa un peu plus tard l'expression poétique dans ces vers : A Britgia fu tra gli altri piu lodalo Il gran Joannes , el descepol Rugero , Con tanti d'alto merto dotali , Délia cui arte e summo magistero Di colorire furno si excellenti Che han superalo spesse voile il vero "'. On vit même le peintre messinois Antonello passer les Alpes pour venir se placer à Bruges sous la discipline de Van Eyck, qui l'initia aux secrets de son art "*. Mais ce qui servit à augmenter encore sa gloire et surtout à la conti- nuer et à la répandre, ce furent les maîtres qui se formèrent sous sa direc- tion immédiate ou sous l'influence des traditions qu'il avait laissées. Au nombre des premiers, nous devons mentionner spécialement ce Rogier Van der Weyden dont la biographie est acquise à l'histoire de l'art depuis * Facius, De Viris iUustribus , p. 49. * Passavant, Raphaël von Urbino tind sein Vater Giovanni Santi. t. I , p. -iTI . ' Vasari, t. III, p. 4; Lanzi, t. Il, pp. 348 et suiv. Comp. Tommaso Piiccini, Memorie istorico- critiche di ^inlonelto de gli Anlonii, Pittore messinesc, trad. en franc., par M. L. De Bast. Gand . 1825. IGU MEMOIRE SUR LE CARACTERE quelques années seulement. Cité avec honneur par Facius *, par Giovanni Santi, dans le passage que nous avons reproduit plus haut, par Antonio Conca ^ et par Vasari ^, cet artiste naquit, d'après l'opinion générale, à Bruges *, ou, d'après un document contemporain, à Tournai, car le re- gistre de la corporation des peintres de cette dernière ville nous fait con- naître un artiste qui porte le même prénom et dont le nom est la traduction française de Van der Weyden. On y lit : « Rogelet de le Pasture, natif de » Tournay. commencha son apresure le cinquiesme iour de mars l'an mil » GCCC vingt-six. Et fu son maistre, maistre Robert Campin, peintre; » lequel Rogelet a parfaict son apresure deuement avec sondict maistre. » Plus loin, au chapitre des maîtrises, le même document ajoute : « Maistre » Rogier de le Pasture , natif de Tournay, fut receu à le francise du mestier » despointres le premier jour d'aoust l'an dessus dit (1452) ^. » Quoi qu'il en soit du lieu d'origine de Rogier Van der Weyden, l'année de sa nais- sance ne saurait être postérieure à l'an 1405 ; car nous connaissons de lui un ouvrage qui avait été donné au roi de Castille, Juan II, par le pape Martin V, mort en 1451, et que, par conséquent, l'artiste a dû exécuter au plus tard, alors qu'il comptait à peu près vingt-cinq ans; c'est le fameux autel portatif qui ornait autrefois la chartreuse de Miraflores, près de Bur- gos, et sur lequel un voyageur italien nous a fourni de si précieux ren- seignements *'. Cet ouvrage figurait naguère dans la galerie de S. M. le ' Facius, De Viris illuslribus, pp. 45 et 48. - Antonio Conca , Descrizione odeporica délia Spagna, t. I , pp. 32 et 33. "• Vasari, t. III, p. 3. '' André Van Hasselt , Recherches biographiques sur trois peintres flamands du XV""' et du XVI"" siècle, dans les Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, t. VI, pp. 107-MO. "^ Nous avons déjà dit que le registre autlienlique repose entre les mains de M. Du Mortier à Tournai. Nous espérons qu'il sera bientôt livré à la publicité. " Conservasi ancora in questo Relira un piccolo altare , prezioso dono del Papa Martino V al re Giovanni II , cui serviva da privato oratorio. In lihro del becerro del monasterio si legge questo urticolo : « Anno 1445 donavit praedictus rex pretiosissimum et devotum oratoriuin , très liistorias habens : Nativitatem Jesu Christi, Descensionem ejus de cruce, quae alias quinla angustia nuncu- patur. et Apparitionem ejusdem ad matrem post resurrectionem ; hoc oratorium a magistro Rogel , mugno et j'amoso Flandrcsco , fuit depictum. » Antonio Conca, Descrizione odeporica dellu Spagna, I. I, pp. Ô-2 et 35. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 161 roi des Pays-Bas, Guillaume II *; mais nous ignorons ce qu'il est devenu depuis la vente de cette riche collection. On sait qu'il servait d'autel portatif à l'empereur Charles-Quint, et qu'Albert Durer l'admira à Bruges, lors du voyage que cet artiste fit dans nos provinces en 1520 2. Depuis l'admission probable de Ilogier Van der Weyden dans l'atelier de Campin et depuis l'exécution du retable dont nous venons de parler, jusqu'en 1456, il n'est plus fait mention de lui dans aucun document connu. Cette année-là nous rencontrons son nom dans les archives de la ville de Bruxelles et nous le trouvons attaché à la commune en qualité de peintre officiel du magistrat^. Cet office, il le remplit jusqu'à la fin de sa vie, c'esl-à-dire jusque vers l'an 14G4, oîi nous voyons instituer, pour le repos de son âme, un anni- versaire commémoratif par sa veuve, Elisabeth Goffaerts ^. Durant l'in- tervalle qui sépare les deux dates que nous venons d'indiquer, quelques écrivains le transportent en Espagne et lui font remplir l'office de peintre de la cour du roi Juan II ^ ; toutefois cette assertion ne nous semble pas avoir le moindre caractère d'authenticité ''. Mais un fait moins contesta- ble, c'est qu'il visita l'Italie, où il passa une partie des années 1449 et 1450, laissant à Ferrare, à Rome et dans d'autres villes des traces de son souvenir et des échos de sa renommée ^. Il mourut, comme nous venons de le dire, en 14G4. Parmi les ouvrages qui nous restent de ce maître, outre l'autel portatif dont il vient d'être parlé, il en est plusieurs qui témoignent de son mérite distingué et qui justifient les éloges que lui décernèrent Facius en l'appe- lant insignis piclor ^, peintre éminent, Gyriaque d'Ancône, en lui donnant ' C.-J. Nieiiwenhuys, Description de la galerie de tableaux de S. M. le roi des Pays-Bas, pp. 35-44. - Reliquien van Albrecht Durer, \>. 121. ^ Alphonse VVauters, Messager des sciences historiques. Gand, 1846, p. 131. ■* lbid.,p. 144. ^ Voy. entre autres Fiorillo, Gescliiclite der Malerei in Spanien, pp. 55 et suiv. •^ Van Hasselt , Recherches , etc., dans les Annales de l'Acad. darchéoL de Belgique , t. VI , p. H 8. ' Facius, De Viris illustribus, p. 45; Cyriato .4nconitano, ap. Colucci, Anlichila Picene , t. XXIII, p. 143, cité par Lanzi, t. 111, p. 41. '^ Ficlus, De Viris illuslribus, \oc. c'iim. Tome XXVII. 21 162 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE le litre de pictorum decus^, (jloire des peintres, et sa» propre épilaphe, en le q liai i liant d'artiste sans égal : Cui par pingendo nuUus in arle fuit '^. De ce nombre sont : la Cène, qui se conserve à l'église Saint-Pierre de Louvain, et les volets qni s'y rattachaient autrefois et dont les deux pre- miers, La récolte de la manne et Melcliisédecli offrant le pain cl le vin à Abraham, ornent la Pinacothèque de Munich, et dont les deux autres. Les Juifs man- geant la pùque et Le prophète Élie dans le désert, décorent le Musée de Berlin ; un triptyque provenant du village de Middelbourg en Flandre et qui ap- partient au même Musée ^; Cinq descentes de croix, la première au Musée de Madrid , la deuxième à celui de Berlin , la troisième au 31usée de Naples, la quatrième à celui de Liverpool et la cinquième à celui de la Haye; le portrait de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, l' Annonciation et surtout le triptyque représentant les Sept sacrements, peintures qui font partie de la collection que feu M. Van Ertborn a léguée au Musée d'Anvers ; enfin hi ISaisscmce de saint Jean-Baptiste et le Baptême du Sauveur, qui se trouvaient naguère dans la galerie du roi des Pays-Bas et qui étaient erronément attribués par le catalogue à Jean Memling. Piogier Van der Weyden développa jusqu'à la minutie de la miniature la tendance réaliste que Jean Van Eyck avait suivie d'une manière si pro- noncée. S'il observa dans son dessin la même précision et la même pureté de formes que son maître, il outra cependant un peu plus la dimension des doigts. Mais quant à la couleur, il suivait un système tout différent. L'effet sénéral de ses tableaux est moins solide et moins harmonieux, et les tons locaux, particulièrement dans ses belles draperies, où les brisures pincées se présentent moins fréquemment que chez Van Eyck, brillent avec plus de luxe et de vivacité. Les carnations ne sont plus de ce ton jaune- brun, parfois un peu lourd, que Van Eyck affectionnait. Mais, dans les ' Cyriaco Anconilano, loc. cilat. - Svveei'lius, Monnnifiita sepulcrulia cl inscriptiones pablicae privaliieque ducatiis Brubantiuc. ■ ' Il en a élé donné une giavuie dans \c Messager des sciences, etc., de Gand. 1. IV. p. 535. DE LÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 163 ouvrages qui apparliennenl à sa première période, tels que l'autel porlalif de Charles-Quint, il est d'un ton décidément doré. Dans les ombres, il est aussi plus clair. Dans ses productions postérieures, les chairs sont un peu plus froides et les ombres un peu plus grisâtres. Quant à la partie intel- lectuelle qui se fait jour dans ses compositions, on peut dire qu'il fut, dans l'école flamande du XV"'" siècle, le premier qui ait porté l'expression dramatique et le pathétique à une hauteur réellement saisissante. C'est ce que prouvent la Descente de croix de l'autel portatif dont il vient d'être parlé, et surtout le panneau central du retable des Sept sacrcmenls ^ En négligeant les maîtres de moindre importance, tels que Jean et Gérard Van der Meiro^, Josse de Gand, Liévin de Witte et Hugo Van der Goes, qui, à proprement dire, n'ont guère enrichi l'école flamande d'un élément nouveau, et qui se sont bornés simplement à suivre avec plus ou moins d'éclat la route tracée par les Van Eyck, par Rogier Van der Weyden et par Memling, arrivons tout droit à ce dernier. Il y a peu d'artistes sur lesquels on ait brodé plus de romans que sur Memling; mais nous n'avons pas à nous occuper ici de toutes ces inven- tions plus poétiques que vraisemblables. U doit nous suffire, â nous, d'exa- miner la part qu'il a prise au développement de l'école flamande. L'activité de ce maître se renferme entre l'année 14G2, où il peignit son portrait, premier ouvrage authentique que l'on connaisse de sa main^, et l'année 1499, où il mourut*. Nous n'énumérerons pas tous les chefs-d'œuvre qu'on possède encore de lui, ni les merveilleuses productions que l'on conserve à l'hôpital Saint-Jean, au Musée de l'Académie et dans l'église du Saint- Sauveur à Bruges, dans la Pinacothèque de Munich et dans l'église de Saint-Pierre à Louvain; ni les ouvrages de sa main qui ornaient naguère la galerie de S. M. le roi des Pays-Bas, ni ceux qui embellissent encore les principaux musées de l'Europe. ' Waagen , Notes supplémentaires pour servir à l'appréciation des anciennes écoles flamandes de peinture du XV" et du XVI"" siècle, dans le Kunstblatt (de Slultgart), septembre 1847. - Jean fui reçu ni;iîlre dans la eorporalinn des peintres gantois en 1456, et Gérard en iAb"!. De Busscher, Annales de la Société royale des beaux-arts, etc.. de Gand. t. IV. pp. 309 et 312. '' Passavant, fiunstreise dnrcli Ent/land und Belgim. p. 9i. ' Carton, Les tr^jis frères Van Eyck, p. 99. 164 MEMOIRE SUR LE CARACTERE Ce peintre fut dans l'art flamand une apparition toute nouvelle; car il y introduisit un élément qui ne s'y était pas encore fait jour jusqu'alors. En effet, Hubert Van Eycks'y était manifesté comme le point de transition du principe spiritualiste et du style rigide de l'ancien art chrétien au réalisme, que son frère Jean développa d'une manière si éclatante. Si l'on nous per- met de comparer la peinture à la poésie, nous dirons qu'Hubert fut le poëte épique et Jean le poète lyrique de la première école llamande. Rogier Van der Weyden en fut le poëte dramatique; car nul, avant lui, n'avait saisi ni exprimé avec la même ligueur l'énergie de la douleur et la force de la passion humaine. Chacune de ces trois grandes formes, qui constituent le cercle entier de la poétique, avait ainsi trouvé un organe puissant dans chacun de ces trois maîtres. Toucher au domaine de l'un d'eux, c'eût été se résigner à un rôle secondaire, c'est-à-dire à celui d'imi- tateur, rôle dont ne pouvait se contenter une intelligence aussi richement organisée que l'était celle de Memling. Ce peintre se choisit donc une autre voie, qui était restée inexplorée jusqu'à son avènement. Tout en se ratta- chant au lyrisme charmant et gracieux de Jean Van Eyck, il se tourna du côté de l'élégie, et il fut en quelque sorte le précurseur d'André Chénier dans notre école du XV"'" siècle. Phénomène curieux par le contraste, et qui cependant se présente assez fréquemment dans l'histoire de l'art, Jean Van Eyck, sous la discipline fort rigide encore de son frère, avait intro- duit la grâce et l'élégance dans la forme. Memling, sous l'empire des ten- dances dramatiques et passionnées de Rogier Van der Weyden, dont il fut le disciple, s'éprit des odes peintes du jeune Van Eyck, et y introduisit ces accords élégiaques qui caractérisent son talent d'une manière si pro- noncée. Voyez les tableaux de Jean Van Eyck : tout y rit, tout y rayonne, tout y chante. C'est le printemps dans toute sa beauté et dans tout son éclat, avec ses lleurs gracieuses qui s'épanouissent comme des joyaux, avec ses arbres au feuillage d'un vert si tendre, avec son soleil aux rayons si doux, avec ses herbes à la toison si fine et si ténue; même, pour que le gazon ait un aspect pins délicat encore, mille pierres précieuses sont semées avec une inépuisable profusion sur son velours si tendre. Chez Memling, la nature n'a plus cet air de fête et de joie. Elle a laissé là son charme printanier pour DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTIRE. 165 revêtir ce caractère plus sérieux qu'elle emprunte à l'été ou à l'approche de l'automne. Les arbres sont d'un vert plus foncé et qui incline déjà vers les tons brunâtres. Leur feuillage est plus épais, leur ombre plus intense. Les masses de lumière sont plus grandes et plus calmes. Les formes des mon- tagnes et les groupes d'arbres sont d'un aspect moins fantastique et témoi- gnent d'une étude plus approfondie de la nature. Le caractère des paysages est dans un accord on ne peut plus harmonieux avec le caractère des scènes et des personnages, les uns et les autres étant empreints de la même réalité, mais de telle sorte que cette harmonie nous frappe moins par les éléments isolés dont elle se compose que par l'expression grave et profonde que fait toujours sur nous l'ensemble de quelque œuvre du maître. Le point de vue de Memling est à celui de Jean Van Eyck dans le même rapport que l'esprit sérieux de l'âge viril l'est à l'esprit enthousiaste du jeune homme. Mais la magie du premier résulte moins d'un calcul froid et réfléchi que d'une piété un peu exaltée, peut-être même un peu tournée au mysticisme. Ainsi, dans les scènes où les effets de lumière les plus puissants sont réclamés, telles que le lever du soleil, ou dans celles qui demandent des jeux de couleur étranges et surnaturels, comme dans la vision de saint Jean dans l'île de Patmos, qui orne le volet du tableau conservé à l'hôpital de Bruges et représentant le mariage mystique de sainte Catherine ', il réussit au delà de toute expression, car il semble y avoir mis tout son amour. Cependant il s'abstient avec une sage réserve de ces appa- rences d'exagération, partout où la nature des sujets qu'il traite ou le texte formel des Écritures ne les prescrit point, et il se borne scrupuleu- sement à la représentation directe de la scène ou de la pensée de son œuvre. Cet esprit sévère et presque mathématique qui , durant la première période de l'art du moyen âge, se montra si opposé au développement de la forme et qui la supprima en quelque sorte, trouva chez Memling sa véritable application; car il ne se révèle, dans les productions du maître, que par les splendeurs rayonnantes des phénomènes célestes et parles visions prophétiques, tandis que la vie réelle se manifeste, à côté ' Notice des tableaux du Musée de ihôpilal Saint- Jean à Bruges, n" 1, p. 18. 106 MEMOIRE SUR LE CARACTERE de ces spectacles lumineux, dans toute sa grâce, dans toute sa beauté et dans toute sa naïveté en même temps '. Pour nous servir des termes d'un écrivain qui a consacré de longues études à l'analyse des différentes écoles allemandes '^, « Memling a renoncé à ce que le naturalisme de Van Eyck paraît avoir déjà de trop individuel, de trop riche et de trop charnel; il n'en conserve que ce qui est nécessaire à la vérité et à l'ellet qu'il veut produire. 11 lait ses personnages en général moins gros, ses tètes moins carrées, ses parties moins détaillées; il donne aux corps une stature déliée, pareille à celle des arbres gracieux et élancés qu'il place assez souvent auprès d'eux, comme ont fait aussi le Pérugin, et Raphaël dans sa première manière; il est rare qu'il ne forme pas les visages d'après une sorte dovale, où la largeur du front, ainsi que dans les anciens ouvrages de la Grèce, contraste sans déplaisir avec la finesse du menton. Au lieu de multiplier la variété des couleurs et des traits, il accentue sans hésita- tion les lignes principales et étend sur le reste une pâleur générale qui est pourtant nuancée avec des délicatesses infinies. Du reste, dans la plu- part de ses œuvres qui appartiennent au système des légendes, il sème les épisodes sans respect pour la loi de l'unité et pour celle de la perspective; mais l'harmonie morale la plus élevée règne dans ce désordre apparent de la composition (qui est encore, au fond, une application de l'ancien système de décoration chrétienne, celui des cycles parallèles). Un senti- ment profond de la nature, inconnu à ses successeurs plus encore qu'à ses contemporains, accompagne toujours et y fait valoir l'expression hu- maine. Si jamais peintre mérita l'honneur d'être considéi'é comme un inter- prète privilégié du christianisme, c'est assurément celui-là. » Telles furent les quatre principales individualités qui portèrent si haut la peinture flamande : les deux Van Eyck, Rogier Van der Weyden et Mem- ling. Autour d'eux il s'en groupa un nombre considérable d'autres, parmi lesquels il y en eut sans doute qui se seraient fait une renommée fort gi'ande s'ils n'avaient été éclipsés par ces quatre lumières et jetés comme dans une sorte de pénombre. Cependant, quoique relégués à un rang ' Schnaase, Niederlàndische Briefe, [>. 029. * Hippolyte l'^oitoul , De l'orl en Allemagne (édil. de Bruxelles), I. il, |). 179. DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 167 secondaire, ils n'en contribuèrent pas moins soit au maintien du principe qui constituait l'essence de l'art Uaniand, soit à la propagation de ce prin- cipe dans les pays étrangers; car, il faut le dire, le réalisme, dans la forme splendide et surtout dans l'expression riche et variée que les quatre chefs de l'école (lamande y avaient successivement données, avait excité dans tous les centres que l'art compta en Europe, non-seulement cette curio- sité que toute chose nouvelle provoque, mais encore cette admiration que toute chose grande fait naître. Nous avons vu avec quel enthousiasme, selon les paroles de Facius, l'Italie avait accueilli les ouvrages de Jean Van Eyck et de Rogier Van der Weyden '. Nous avons vu Antonello de Messine venir s'initier, à Rruges même, au secret de la peinture à l'huile. L'Allemagne ne s'était pas moins émue de la supériorité des artistes flamands. Mais ce fut surtout à l'étude et à l'imitation de Rogier Van der Weyden qu'elle s'attacha. Car on comprend sans peine que le procédé et le style nouveaux que les Van Eyck avaient introduits ne purent être répandus et complètement appréciés qu'après leur mort, au delà des frontières de leur patrie. Aussi, lorsque les artistes allemands accoururent en Belgique pour s'approprier ce style et ce pro- cédé, Rogier se trouvait déjà placé à la tête de l'école flamande. Parmi les peintures germaniques, où l'influence de cette école se manifeste irrécusa- blement, quoique déjà avec des modifications très-diverses, nous pouvons citer : dans la province du Bas-Rhin, les excellents volets du maître-autel de l'église de Calcar et les tableaux du maître inconnu qui a peint les scènes de la passion de la collection de Lyversberg à Cologne ; en West- phalie, les beaux panneaux qui proviennent du monastère de Liesborn et qui appartiennent aujourd'hui à M. le conseiller supérieur de régence Krùger à Minden, ainsi que les ouvrages des frères Victor et Henri Diin- wesse, dans l'église des Dominicains à Dortniund; dans la contrée du Rhin moyen, les compositions de Conrad Fyol , qui ornent l'Institut de bttedel à Francfort, et le Musée d'Anvers-; dans la région du Rhin supérieur et en Souabe, les peintures de Martin Schongauer, qu'on a même récemment ' Voir ei-dcssiis, pp. 130 et IGO. - CaUdofjuc du Musée d'Anvers, ii" 30 , p. 48. 168 MEMOIRE SUR LE CARACTERE désigné comme un élève immédiat de Rogier Yan der Weyden; telles de Frédéric Ilerlen le Vieux (t 1491) ^, que l'on voit dans les églises de Nordlingue et de Rolhenbourg-sur-le-Tauber, et celles de llolbein le Vieux à Augsbourg ; enfin, dans la Franconie , les ouvrages de Michel Wohlge- muth (t 1519) conservés à Nurenberg, dans la chapelle de Saint-Maurice et dans d'autres établissements. Pour certains sujets, tels que l'Annoncia- tion et la Présentation de l'enfant Jésus dans le Temple, les compositions de Rogier étaient devenues en quelque sorte des types qu'on alla même jusqu'à copier presque servilement; car on les reconnaît sans peine non- seulement dans plusieurs d'entre les peintures que nous venons d'énumé- rer, mais encore sur les volets d'autel de Barthélémy Zeitblom (t 1514), qui, se trouvent au Ileerberg près du Kocher, et que la Société des Amis des arts et des antiquités d'Ulm et de la Souabe supérieure a récemment fait connaître au monde savant par des planches exécutées avec un soin et une fidélité remarquables. Les gravures de Martin Schongauer (f 1488), d'Israël Von Mecheln (f 1505) et de son contemporain Zwott, enfin, les dessins sur bois, taillés en Allemagne durant la seconde moitié du XV"'^ siècle, témoignent, d'une manière plus ou moins prononcée, de la même influence de Rogier Van der Weyden ^. Si les écoles du Rhin, de Westphalie, de Franconie et de Souabe furent ainsi entraînées par l'action souveraine que l'art flamand exerçait en Occi- dent, celles qui commençaient à se fonder en Hollande cédèrent au même mouvement. Les belles productions de Thierry Stuerbout (f 1470)^, et de ses contemporains, Albert Van Ouwater ''^ et Gérard de Saint-Jean ^, tous ' Franz Kugler, Hundbiich (1er Geschichle (1er Malerei (2" édit.), t. II, p. 166. - Waagen, Notes sujifilénieiilaires , etc., d;ins le Kunsiblalt (de Stuttgart), n° cité. ^ On connaît les admirables tableaux de ce niaitie qui faisaient partie de la collection de S. M. le roi des Pays-Bas. Voy. C.-J. Nieuwenluiys, Descript. de la galerie, etc., pp. 10 et suiv. ' On lui attribue, entre autres ouvrages, le fameux Jugement dernier de Dantzig. Waagen, Ueber Hubert undJolidnn Van Eyck, p. 247; Passavant, Kunstblatt (de Stuttgart) 1841. On trouve de ce magnifique ouvrage une description détaillée dans le livre deJVl""^ Anna Scboppenliauer. Johan Viin Eyck uiid seine Nachfolger, t. I, pp. 84-96. ■'■ Il n'existe plus de tableaux de ce maître que dans la Pinacollièque de Munich et dans la Gale- rie impériale de Vienne. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 1G9 trois de Harlem ', sont là pour attester leur filiation. Le premier de ces maîtres résida longtemps en Belgique, où il puisa évidemment les prin- cipes de son art, sans qu'on sache sous quel peintre, et il résulte de dif- férents documents authentiques qu'il travailla, pendant plusieurs années, à Louvain^, d'où lui est venu le surnom de Thierry de Louvain, sous lequel il a été désigné quelquefois ^. Dans le compte de Fastré Hollet, nous voyons plusieurs artistes hollandais prendre part aux travaux exécutés, à Bruges, à l'occasion des fêtes qui furent données en cette ville lors du mariage du duc Charles le Téméraire avec Marguerite d'York, en 1408. Les registres des corporations de peintres dans nos différentes villes ténioi- ^gnent de l'empressement que mettaient les artistes des provinces sep- tentrionales des Pays-Bas à accourir dans les ateliers flamands pour y apprendre la pratique de leur art. Ainsi, entre autres, les archives de la corporation de Tournai nous signalent dans un seul atelier, dans celui de Philippe Truffin , la présence de quatre peintres de Harlem, Jean Englebert, Jacques Willems, Clais Dieripe et Frédéric Hoen, qui se for- mèrent sous la discipline de ce maître ^^ Enfin , personne n'ignore par quels liens étroits Corneille Engelbrechtsen (f 1551) et Lucas de Leyde (t 1355) tenaient encore à l'ancienne école flamande, ni l'exagération avec laquelle ce dernier outra le style des draperies de Jean Van Eyck avec leurs brisures anguleuses et leurs cassures souvent sans motif. Les artistes français ne purent se soustraire davantage à l'influence sou- veraine des Flamands. Du reste, le réalisme de ceux-ci devait séduire ceux-là d'autant plus aisément que le positivisme de leur langue, de leurs idées, de toute leur civilisation s'accordait moins avec l'idéalisme rêveur qui constitue l'essence des peuples, de l'art et des littératures du Nord, et qui s'était manifesté à un si haut degré dans l'ancienne école de Cologne, où maître Wilhelm alla presque jusqu'à tailler la forme humaine dans des ' Van Mander, 1. 1, pp. 44-49. - Messager des sciences et des ails. IS5.>, pp. 18 el 19. ^ Guichardin, Descrittione dei Puesi Bassi (édit. citée), p. 98. '• Rappelons que l^liilippe Truflin, leçu maître lui-môme eu 14G1 , mourut vers l'an 1506. Nous puisons ce renseignement dans le registre de la corporation tournaisienne qui repose entre les mains de M. Du Mortier. Tome XXV H. 22 170 MEMOIRE SLR LE CARACTERE nuages colorés do chair. Aussi reconnaît-on l'intluence de nos maîtres dans les peintures françaises, depuis la première moitié du XV""= siècle. 11 suffirait de mentionner l'ouvrage que le chapitre de Saint-Denis, près de Paris, fit exécuter, à cette époque, par Nicolas Pion ^ D'autres preuves nous sont fournies par d'autres productions françaises appartenant à la même période, telles que le portrait du trésorier de Louis XI, dû à Jean Fouquet de Tours, peintre de ce roi'^. Enfin, l'Espagne elle-même accueillit avec un égal enthousiasme non- seulement les productions de l'art flamand, mais encore une foule d'artistes formés sous la discipline de nos maîtres. Le registre de la corporation de Tournai, dont nous avons déjà à plusieurs reprises mis les renseignements à profit, nous mentionne un peintre venu de la Galice, Mahieu Saintes de Saint- Jacques, pour étudier sous la direction de Philippe TrufBn. On sait, du reste, et nous avoi)s signalé ce fait"', l'admiration qu'avait excitée en Espagne l'œuvre capitale de Rogier Van der Weyden. Cette admiration que l'on professait pour nos vieux peintres au delà des Py- rénées ne cessa point, et même, vers le milieu du XYI"'" siècle, alors qu'une forme et des idées nouvelles avaient déjà remplacé le principe qui anima l'ancienne école flamande, on vit encore le roi Philippe II charger Michel Coxie de faire une copie du grand retable de Gand*, et Marie de Hongrie, tante de ce prince, acheter un petit tableau de Van Eyck au prix d'une rente annuelle de cent florins, somme considérable pour cette époque^. Durant la seconde moitié du XV"'" siècle, on vit commencer l'émi- gration des artistes flamands vers la Péninsule , et ce mouvement fut si grand qu'il a donné lieu peut-être à cette assertion controuvée qui a fait attacher Rogier Van der Weyden au service du roi Juan II de Castille, et voyager Memling en Espagne. Ce fut non-seulement à des peintres, mais encore à des sculpteurs et à des architectes septentrionaux que ce pays ' Didron, Annales arcliéoto(jiques . t. Il , pp. (j4 el 65. ■2 Franz Kugler, Handbucli der Geschichte der Malerei (2""' éd.), t. II. pp. UG el 147. ^ Voir ci-dt'ssus , p. IGO, noie 6. ^ V:in Mander, t. 1, p. 21. " Idem , 1. 1 , p. 24. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. ni s'adressa. Car ce fut un architecte de Cologne qui bâtit, au XV"'= siècle, le choeur et le côté occidental de la cathédrale de Burgos, ainsi que la magnifique chartreuse de Miraflores ', comme plus tard, en 1514, le Bruxellois Henri de Egas exécuta les merveilleuses sculptures en pierre de l'ancien hôpital de la Cruz, à Tolède^. C'est par un contemporain de Jean de Cologne, par maître Dancart (nom aujourd'hui encore assez commun en Belgique) que fut taillée, en 1482, une partie de ce superbe retable en bois doré dont le chœur de la cathédrale de Séville est orné ^. Au fait, on remarque dans les miniatures espagnoles que, dès le Xlll"'" siècle, l'esprit germanique y domine , et qu'il ne cède que par intervalles et accidentelle- ment, pour ainsi dire, à l'esprit italien. Dès le XV'"" siècle, le style de l'école de Van Eyck les envahit complètement et y prévaut jusqu'à ce que, un siècle plus tard , la manière italienne y prenne définitivement le dessus '^. Une hypothèse qui a pour elle de très-grandes probabilités, fait séjourner à Salamaiique, en 1452, Pierre Christophsen, le plus ancien disciple des frères Van Eyck, qui y ouvrit un atelier d'oiî sortit le célèbre Fernando Gallegos ^. Depuis 1490 jusqu'en 1499, nous voyons un Flamand nommé Jean^ (Juan Flamenco ou Juan de Flandes) travailler dans la chartreuse de Miraflores, et, dix ans plus tard, décorer de ses peintures la cathédrale de Palencia '^. En 1502, l'Anversois P>anz est occupé dans la cathédrale de Tolède, où Jean de Bruxelles l'assiste dans ses travaux, et vers le milieu du XVI"'° siècle, les deux Frutet et les deux Champagne, de Bruxelles, embellissent de leurs ouvrages celle de Séville*^. Ainsi nos peintres eurent, pendant près de cent ans, la gloire de prévaloir en Espagne et d'y régnei' exclusivement jusqu'à ce que l'illustre école de Bruges fût morte. ' Passavant, hk christliche Kunst in Spanien, pp. 8 t'I 1 I. 2 Ibid., p. M. 3 Ibid., p. 40. ^ Ibid., pp. 51 et 59. 5 Ibid., f p. le, 77 et! 24. '^ Canon, Lex trois frères Van Eyck, pp. 98 et suiv. ■ Ce ne saurait être, par conséquent, Memling, qui mourut positivement en 1499, et en qui l'on a CPU à tort retrouver le Juan Flamenco dont il est question ici. ** Passavant, ibid., pp. 124 et 123; Fioriilo, Gesehichle der Malerei in Spanien, pp. 5o , 62, 81 et 83. 72 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE CHAPITRE IV. Ce que les ducs de Bourgogne firent pour les beaux-arts. — Ils ne protégeaient que la peinture des miniatures. — Ce genre donne son véritable caraetère à l'école flamande du XV"» siècle. — Il est la principale ressource des artistes. — Description de quelques-unes des miniatures les plus remarquables des frères Van Eyek , de Rogier Van der Weyden , de Juste de Gand, de Memling et d'autres maîtres. — Invention de l'imprimerie. — On cesse de faire des manuscrits. — Décadence de la miniature. — Elle détermine la chute de l'ancienne école flamande. — La renaissance. — Réaction contre les idées, 1rs lettres et les arts du moyen âge. — L'école d'Anvers. — Conclusion. On croit généralement qu'on a tout dit en expliquant simplement la décadence de l'ancienne école flamande par la décadence de la prospérité de Bruges, centre principal de l'activité de Jean Van Eyck et de ses suc- cesseurs, et par le déplacement du commerce de cette cité, dont celle d'Anvers devint l'héritière '. Mais l'histoire ni la raison ne s'accommodent de cette interprétation étroite et partielle d'un fait aussi considérable que celui de la chute de cqtte école. Car ce ne furent pas seulement les ate- liers brugeois qui se fermèrent au commencement du XVI™" siècle. Ce ne fut pas seulement l'art brugeois qui disparut. Ce fut un esprit plus général qui s'éteignit, non-seulement dans celte ville-là , mais dans toutes les villes et dans tous les pays où il avait soufflé, dans nos provinces aussi bien qu'à Bruges, en Allemagne, en France aussi bien que dans nos provinces; et, si pendant un certain temps, il conserva encore un reste de vie ou un semblant de vie dans les ouvroirs de quelques artistes belges ou étrangers, ce fut par un de ces phénomènes que l'histoire des arts et des lettres présente à toutes les périodes de rénovation. En effet , lorsqu'un principe a fait son temps, on n'en voit jamais se formuler un nouveau brusque- ment et d'une seule pièce : il y a la période de tâtonnement et de transi- tion , une sorte de confluent de l'esprit ancien qui s'en va et de l'esprit nouveau qui arrive. Et celui-là laisse souvent debout et inspire encore à ' Alfred Micliiels, Histoire de la peinture flamande et hollandaise , t. Il , pp. 396 et suiv. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 173 un certain degré quelques intelligences, quand celui-ci est déjà complète- ment développé. 11 y a des traînards dans toutes les armées, dans celle des arts et dans celle des lettres ; et, pour ne parler que de faits que nous avons eus nous-même sous les yeux , n'avons-nous pas vu et ne voyons- nous pas encore des vieillards s'obstiner à ne reconnaître le beau idéal que dans le beau idéal de leur jeunesse, et le véritable bon goût que dans la littérature du premier empire? Si la décadence de l'ancienne école flamande était due réellement et uniquement, — comme on le prétend à tort, selon nous, — à la chute com- merciale de Bruges, cette même école se serait probablement transportée ailleurs avec les sources de prospérité auxquelles elle dut son existence, ou, pour mieux dire, elle n'aurait évidemment pas vu disparaître son prin- cipe partout, même dans les villes étrangères où il avait pris racine et où certainement la prospérité publique n'avait pas été atteinte. 11 faut donc chercher ailleurs les véritables causes qui déterminèrent la chute du principe de l'art flamand, tel que les Van Eyck, Rogier Van der Weyden et Memling l'avaient formulé. Or, cette étude sera l'objet du chapitre où nous venons d'entrer. Nous avons vu par quels liens multiples les miniaturistes et les calli- graphes se rattachaient, pendant le moyen âge, aux grands centres reli- gieux et comment les peintres eux-mêmes n'étaient, à vrai dire, que des miniaturistes. Les Van Eyck ne furent, en réalité, pas autre chose. Leurs successeurs immédiats ne remplirent pas un autre rôle. Consultons les catalogues des tableaux qui nous sont connus de ces maîtres, et nous verrons que la presque totalité de l'œuvre de chacun d'eux se compose de sujets sacrés, de châsses, de retables et d'ex-voto, toutes choses qui rele- vaient des églises dont ils relevaient eux-mêmes, par la science religieuse dont le secours leur était indispensable pour traiter de semblables sujets, où les légendes, les idées mystiques, et le symbolisme avec ses innom- brables figures jouaient un rôle si important. En peignant ces scènes en couleurs à l'huile sur des panneaux, ils ne faisaient réellement, nous le répétons, que les exécuter comme s'ils eussent fait des miniatures sur le vélin. C'était le même soin, la même précision, le même faire minutieux. 174 MEMOIRE SUR LE CARACTÈRE le même fini de pinceau. Il n'y avait de différence réelle que dans les pro- portions des figures. Ils restèrent ainsi de véritables miniaturistes dans la haute acception du mot. Aussi bien c'était moins à la peinture à l'huile proprement dite qu'à la création multipliée de ces ravissantes vignettes dont ils enrichirent les manuscrits contemporains, qu'ils durent leurs principales ressources. On a dit souvent et on a souvent répété que l'école des Van Eyck a du son éclat et sa splendeur à la protection des ducs de Bourgogne. Cette assertion est vraie dans un sens; elle ne l'est pas dans un autre. Elle n'est pas vraie quand on prétend que cette protection a eu pour objet de faire produire par les artistes une suite de ces œuvres qui durent et qui bravent le temps, telles que les peintures à l'huile auxquelles ils doivent presque toute leur renommée aux yeux de notre génération, qui est la postérité pour eux. En effet, les documents les plus authentiques, les comptes des dépenses faites par la maison de Bourgogne, ne fournis- sent pas la moindre preuve qu'un tableau de quelque importance, outre le portrait d'Isabelle de Portugal et de plusieurs autres personnages, ait été commandé à Jean Van Eyck ni à ses successeurs. Ces comptes, dont le dépouillement vient d'être fait par un homme aussi consciencieux à cher- cher la vérité que laborieux à la découvrir \ nous montrent jusque dans leurs moindres détails l'intérieur et l'esprit de la cour de Bourgogne, dont on a vanté outre mesure l'action bienfaisante sur le développement intellectuel et artistique du XV""" siècle. Or, la conclusion que le savant collecteur de ces documents en tire, est faite pour nous ôter toute illusion au sujet de cette action chimérique. Voici en quels termes il s'exprime : « Il y a fort à dire sur la nature et l'esprit de cette protection; à l'épi- » derme, c'est étourdissant; en pénétrant plus avant, on s'étonne du peu » de profondeur d'un édifice aussi élevé. » Mais il ne suffit par d'avancer des faits ; il faut les étayer de preuves ; et c'est ce que nous allons faire en nous aidant de l'excellente analyse que ' Le comte de Laborde, Les ducs de Bourgogne, élude sur les lettres . les arts et l'iiidttstrie pen- dant le A V""' siècle et plus particulièrement dans les Pays-Bas et dans le duché de Bourgogne . seconde partie, t. I, Preuves. Paris, 1849. J)E L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 175 M. Waagen a faite des docuiuenls officiels, mis en lumière par M. de Laborde ^, et en y joignant les notes additionnelles que l'historien de la Flandre, M. Kervyn de Lettenhove, a publiées^. L'ensemble de ces documents témoigne partout de l'amour du luxe, de la magnificence, de la libéralité, de la vie splendide et des habitudes fastueuses des anciens ducs de Bourgogne. Mais ces pièces ne nous per- mettent pas d'en déduire des conclusions aussi favorables quand il s'agit de considérer ces princes comme protecteurs des arts, dans le sens réel du mol. Les branches de l'art pour lesquelles ils dépensent les sommes les plus considérables sont l'orfèvrerie et la tapisserie; ce sont ces bran- ches-là qu'ils protègent le plus, car elles satisfont d'une manière plus par- ticulière l'amour du faste par lequel ils se distinguaient surtout. On peut dire la même chose de la faveur dont ils comblaient les enlumineurs et les miniaturistes ; car les manuscrits richement ornés d'initiales , d'enca- drements et de vignettes, relevés d'or et de couleurs variées, répondaient plus particulièrement à cette passion du luxe qui les possédait. S'ils font encore d'autres dépenses pour la peinture, ils les font pour cette partie si accessoire de l'art, la décoration, c'est-à-dire pour la peinture des ban- nières et des blasons qui servaient à l'équipement des chevaliers désignés pour figurer dans les tournois et à celui des destriers qu'ils montaient. Quant au nombre des peintres proprement dits que ces princes chargèrent d'exécuter de véritables œuvres d'art, il est excessivement restreint. Car, à l'exception de Jean Van Eyck, on ne voit figurer à la cour ducale aucun des maîtres si renommés de l'ancienne école flamande, ni Rogier Yan der Weyden, ni son admirable élève Memling, ni Juste de Gand, ni Ilugo Van der Goes. Même la liste des ouvrages, demandés à Jean Van Eyck par son protecteur spécial, Philippe le Bon, est extrêmement insi- gnifiante, car elle se borne simplement à quelques portraits et à quelques petits tableaux de dévotion. Le nombre des sculpteurs que les ducs em- ployèrent est aussi très-limité, et l'on ne pourrait en citer que fort peu, à part ceux qui furent chargés d'exécuter les tombeaux des princes de la ' Waagen , Deutsclies KunslblaU (Leipzig), d850, n°' 3, 4 et 3. - Annales de la société d Emulalion de Bruges , 1830. 17G MEMOIRE SUR LE CARACTERE maison de Bourgogne à Dijon. Les architectes étaient encore plus négligés; car on ne pourrait signaler aucun édifice un peu important, civil ou reli- gieux, que les ducs aient fait ériger. Ce n'est donc point dans la protection de ces princes qu'il faut chercher, comme on l'a fait si aveuglément jusqu'à ce jour, la cause principale de la merveilleuse splendeur que les beaux- arts atteignirent dans les Pays-Bas durant le XV"'° siècle. Cette cause doit être cherchée surtout dans l'opulence des grandes corporations religieuses et civiles, des familles patriciennes et des communes. Ce furent, en effet, les communes qui firent élever à cette époque des hôtels de ville, comme ceux de Bruxelles, d'Audenarde et de Louvain, et qui employèrent les pin- ceaux de Rogier Van der Weyden le Vieux et de Thierry Sluerbout; ce furent les corporations religieuses qui firent bâtir des églises, comme la cathédrale d'Anvers, comme la métropole de Malines, comme les collé- giales de Sainle-Gudule, à Bruxelles et de Saint -Pierre à Louvain; ce furent les familles patriciennes des Vydt et des Borluut qui chargèrent Hubert Van Eyck de peindre le magnifique retable de Gand ; ce furent les corporations civiles ou gildes qui firent ériger des bâtiments comme la Table ronde à Louvain et la Loge des bourgeois à Bruges. Toutefois, on ne serait pas juste si l'on niait que les ducs de Bourgogne aient considérablement contribué à la splendeur de l'art flamand; mais, comme nous le disions, leur protection s'étendit spécialement, et, pour ainsi dire, exclusivement à l'orfèvrerie, à la tapisserie et à la peinture des miniatures. Que si l'on entre dans les détails que les comptes de leur maison nous fournissent, nous y voyons que, parmi les architectes du XV'"^ siècle, il n'en est pas un seul qui ait été chargé par eux de construire un de ces monuments qui laissent une date dans l'histoire de l'art; et que parmi les cent et six sculpteurs de cette époque, il n'en est que deux qui aient obtenu des commandes de la cour de Bourgogne, c'est-à-dire d'abord Gilles de Blackere, par qui fut taillé en albâtre le tombeau érigé, en 1456, dans l'église de Saint-Jean, aujourd'hui de Saint-Bavon , à Gand, à la mémoire de Michelle de France, première femme de Philippe le Bon, et payé au prix de 283 francs 10 sols '; ensuite, Pierre Consteyn, qui exé- * De Laborde, Preuves, n" 1166. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 177 cuta, en 1451, pour la somme de 160 livres, deux statues, l'une de saint Philippe, l'autre de sainte Elisabeth , que le même prince fit placer dans le palais ducal à Bruxelles ^. A ces noms, on pourrait, à la vérité, en ajouter deux autres, celui de Claus Sluter et celui de Claus de Wernu, qui travaillèrent, à Dijon, au monument dressé à la mémoire du duc Philippe le Hardi, mais qui ne furent peut-être employés en grande partie qu'à sculpter des ornements et d'autres ouvrages de décoration architecto- nique. Le nombre des orfèvres dont M. de Laborde a recueilli les noms s'élève à trois cent vingt-huit. Quelques-uns d'entre eux étaient, à l'exemple des grands orfèvres italiens, de véritables sculpteurs en petit et sans doute fort habiles dans leur art, tandis que la plupart ne s'occupaient que de travaux ordinaires. Or, les petits retables d'or, ornés de statuettes et de reliefs repoussés ou ciselés, étaient particulièrement en faveur à cette époque, et le goût du luxe y faisait même ajouter parfois des émaux, des perles ou des pierres précieuses. C'est pour ces objets que les ducs de Bourgogne firent des dépenses considérables. Ainsi Jean sans Peur occupa fréquemment le talent de Jean Mainfroy, par qui il fit exécuter plusieurs retables de ce genre pour sa chapelle 2. L'orfèvre Jean Pentin en fit un semblable pour Philippe le Bon ^. L'orfèvrerie produisit également une grande quantité de paces, ou offrandes expiatoires, et de statuettes de saints ou de personnages profanes. Ainsi Gérard Loyet reçut de Philippe le Bon, en 1467, la somme de douze cents livres pour une image d'or que ce prince donna à l'église de Saint-Lambert à Liège *, et le même artiste obtint, en 1478, de Marie de Bourgogne, la somme de neuf cent quarante livres quinze sols pour quatre bustes exécutés en argent et de grandeur natu- relle, dont deux représentaient le père de cette princesse, Charles le Té- méraire, et les deux autres deux des principaux chefs de son armée ^. Il ' De Laborde, Preuves, n" 18G8. - Idem, — n"= 75 à 85. 3 Idem. — 11"= 676, 690 et 752. * Idem, — n" 1929. 5 Idem, — n° 1976. Tome XXVII. 23 i78 MÉMOIRE SLR LE CARACTÈRE est à regretter que les productions de cette catégorie aient, à peu d'excep- tions près, disparu dans le creuset. Dans les Pays-Bas, il n'existe peut-être plus qu'un seul de ces ouvrages, c'est le don expiatoire que Ciiarles le Téméraire offrit à la cathédrale de Saint-Lambert à Liège, après l'horrible dévastation qu'il exerça dans cette ville, en 1468. Cette remarquable orfèvrerie fait encore partie du trésor de l'église de Saint-Paul, cathédrale actuelle. Elle se compose de deux statuettes d'or fin, qui sont disposées sur un socle de vermeil, et dont l'une représente le duc agenouillé, revêtu de son armure, la tête découverte et tenant dans les mains un reliquaire; l'autre, saint Georges, debout derrière le prince et accompagné d'un dragon magnifiquement émaillé. L'exécution en est fort belle, et la physionomie rude, dure et farouche du duc est puissamment caractérisée '. Les riches ornements des cuirasses et des casques et la ciselure des poignards et des épées donnèrent aussi à l'orfèvrerie l'occasion de s'exercer. En 1424 . Philippe le Bon paya à Jean Pentin, pour différents travaux de ce genre, la somme de treize mille huit cent trente-neuf livres. Enfin, la gravure des grands sceaux de la maison de Bourgogne, que l'on peut classer parmi les plus belles productions de cette espèce que le XV'"'' siècle nous ait lais- sées, occupa aussi une partie de l'activité des orfèvres. Plusieurs artistes paraissent même s'être exclusivement consacrés à cette branche de l'art. Aux orfèvres se rattachent étroitement les sculpteurs qui s'occupaient de tailler de petits objets en ivoire, en os ou en bois , et les échantillons d'ou- vrages de cette catégorie, qui existent encore dans les cabinets des curieux , prouvent combien les Flamands excellaient dans ce genre de travaux. Mais hàtons-nous de passer aux peintres. Si le nombre de ces artistes, qui s'élève à quatre cents, nous frappe d'abord d'étonnement, il s'explique cependant à un certain degré, quand on considère de plus près la quan- tité d'objets divers que le domaine de la peinture embrassait à l'époque dont nous parlons. En effet, ce n'était pas uniquement de l'exécution de ' Une lithographie représentant cette orfèvrerie a été publiée dans les Documents relatifs aux tioribles (lu pays de Liège, édités par la Comuiission rovale d'histoire (Introdiiclion, p. 23.) 11 en a paru aussi une iiçravure dans Y Essai historique sur l'ancienne ealhtklrale de Saint-Lambert à Liège. par M. X. van den Steen de Jehay, p. 200. DE L'ÉCOLE FLAMArSDE DE PEINTURE. 179 tableaux proprements dits, œuvres d'un mérite artistique durable, ou de miniatures dans les manuscrits que les peintres avaient à s'occuper; il y en avait aussi beaucoup dont les pinceaux se livraient h de vastes ouvrages de décoration, qui, destinés à être vus de loin , servaient à prêter leur éclat à des cérémonies publiques et à ces fêtes somptueuses et grandioses aux- quelles se complaisaient les ducs de Bourgogne, telle que le fut, par exem- ple, celle que Philippe le Bon célébra à Lille, le 17 février 1455 ', et à l'ornement de laquelle vingt-six peintres salariés furent employés. L'une des solennités les plus mémorables de ce genre fut celle qui eut lieu à Bruges, en 1468, à l'occasion du mariage de Charles le Téméraire avec Margue- rite d'York. Un nombre considérable d'artistes, venus d'Anvers, d'Arras, d'Audenarde, de Bruxelles, de Cambrai , de Douai, de Louvain, de Tour- nai, de Valenciennes et d'Ypres^, consacrèrent leur talent à l'embellir. Des peintures d'un genre analogue servaient aussi parfois à rehausser la pompe des funérailles, comme nous le prouve la cérémonie funèbre que Philippe le Bon ordonna après la mort du comte de Nevers ^. D'autres artistes étaient chargés de peindre sur les parois des salles les blasons et les devises des ducs; mais ceux-là ne s'élevaient guère au-dessus du rang de nos décorateurs modernes. Un champ plus vaste était, à cette époque, ouvert à l'activité des maîtres qui peignaient les bannières, les pennons , les cuirasses, les housses de cheval, les tentes, les costumes, les masca- rades, les chars, les surtouts de table et les armoiries. L'or, l'argent et les couleurs précieuses, telle que l'outremer, y étaient employés à profusion. Les ducs de Bourgogne avaient coutume d'entretenir à leur cour un officier particulièrement familiarisé avec les différentes branches de l'art, et c'est lui qui organisait toute la partie artistique des fêtes, des tournois, des cortèges solennels et des funérailles. Sous Philippe le Hardi, cet office était rempli par Melchior Broederlein , sous Jean sans Peur, par Jean le Voleur, et pendant le règne si long de Philippe le Bon, par Hue de Boulogne, par Colard le Voleur, par Jean de Boulogne, fils de Hue, et 1 De Barante, Histoire des ducs de Bourgogne (édit. Gachard) , t. Il, p. i 19. - Tous les noms de ces artistes sont signalés dans le compte si connu de Faslié HoUet. '' De Barante, ouvrage cité, t. Il, p. 169. 180 MEMOIRE SUR LE CARACTÈRE par Pierre Consteyn que nous avons déjà mentionné comme sculpteur. Parmi le petit nombre de peintres que les princes Bourguignons char- gèrent d'exécuter des tableaux proprements dits, figure en premier lieu Jean de Ilasselt, qui reçut, en 1585, du duc Philippe le Hardi la somme de soixante livres d'un tableau d'autel peint pour l'église des Cordeliers à Gand. Ensuite se présente maître Vranque de Malines, qui fit le portrait de Catherine de Bourgogne, fille de Jean sans Peur, et obtint pour ce tra- vail la modique somme de six francs quinze sols. Vient, enfin, Jean Van Eyck que Philippe le Bon prit à son service, comme nous l'avons dit, en 1425, mais à qui il ne fil faire aucun ouvrage de quelque importance. 11 est vrai que ce prince témoigna toujours la plus grande déférence à notre artiste; il voulut même, en 1434, servir de parrain à l'un des en- fants de son « varlet et pointre », fit tenir le nouveau-né sur les fonts bap- tismaux par le sire de Charny, et donna à son filleul six plats d'argent de la valeur de douze marcs ^ En 14-28, il assigna à Van Eyck un pré- sent de cent soixante livres par un acte dont les termes méritent d'être reproduits. Voici cette pièce : « A Johannes de Eck, varlet de chambre » et pointre de mondit seigneur, que icellui seigneur luy a donné tant » pour considération des services qu'il luy a faiz, fait iournellement et » espoire que encore fera en temps à venir au fait de sondit office, comme n aultrement, comme en récompensacion de certains voyages secrez que, » par l'ordonnance et pour les affaires d'icelluy seigneur, il a fait, et du » voyage qu'il fait présentement avec et en la compaignie de mondit sei- » gneur de Roubais ^, dont il ne veult aucune déclaration estre faicte, » comme appert par sa quittance sur ce VIII"" livres ^. » Enfin , Jean Van Eyck étant mort dans le courant du mois de juillet 1441 *, Philippe vou- lut reporter sur la fille du peintre la faveur dont il avait comblé le père: car c'est lui qui dota, en 1448, Hélène Van Eyck lorsqu'elle prit le voile dans le monastère de Maeseyck , c'est-à-dire dans la ville même qui était ' De Labortle, Preiwes, n° H 49. - Il s'agit ici du voyage de Portugal dont il a élé parlé ci-dessus, pp. 137 cl suiv. ^ De Lahorde, Preuves, n" 858. ^ Carton, Les trois frères Van Eyck, p. 43. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 181 le berceau de sa famille K Combien le duc tenait à son peintre, on le voit dans dillérents documents. Ainsi lorsque, en 1426, il décida la suppres- sion ou la réduction de plusieurs pensions qui avaient été servies jus- qu'alors sur sa cassette, il ordonna expressément que celle de Jean Van Eyck fût intégralement maintenue ^. Informé, en 1454, que le payement en avait été interrompu, il exprima à son trésorier le vif mécontentement qu'il en éprouvait; en même temps il témoigna la crainte de voir l'artiste abandonner son service, allégua qu'il avait encore à faire exécuter cer- tains grands tableaux qui ne pouvaient être confiés à aucune autre main, et ordonna, en conséquence, à l'officier de sa caisse de continuer le paye- ment de la pension, s'il ne voulait encourir la disgrâce de son maître ^. Des grands ouvrages auxquels le duc fait allusion dans cette pièce, nous ne savons le moindre mot. S'agissait-il de tableaux? aucune lumière ne nous est fournie à cet égard par les comptes, ni par la tradition, ni par aucun document contemporain. S'agissait-il de portraits à faire ou de ma- nuscrits à enluminer? l'un ou l'autre est probable. Du reste, en voyant l'éloge que, dans l'acte du 29 mai 1425 *, le prince fait de la loyauté et de la prud'homie de l'artiste, et en examinant les pièces par lesquelles des allocations spéciales sont accordées au peintre pour des voyages secrets dont Philippe le Bon ne veut en aucune manière que le but soit connu ^, on a été naturellement amené à supposer que chacune de ces missions avait pour objet le portrait de quelqu'une des nombreuses maîtresses du 1 De Laborde, Preuves, n" 1407. Ce document constitue une nouvelle preuve en laveur du droit qu'a la ville de Maeseyck de réclamer comme siens les deux illustres chefs de l'ancienne école fla- mande. Il est conçu en ces termes : « A Lyennie (Hennie) Van der Eecke, fille de Jehan Van der « Eecke, jadis poindre, varlet de chambre de niondit seigneur, pour don que mondit seigneur « lui a fait pour une fois, pour Uiou et aulmosne, pour soy aidier à mettre religieuse en l'église ). et monastère de Mazek au pays de Liège, xxnn francs. » '^ Idem, Preuves, n" ^^9. •' « Pourquoy il ne peut estre payé de ladite pension et le conviendra à cette cause laissier » nostre service, en quoy prendrions trés-graud desplaisir: car nous le voulons entretenir pour ). certains grans ouvraiges, en quoy l'entendons occuper cy-après et que ne trouverons pomt de « pareil à nostre gré, ni si excellent en son art et science. » De Laborde. (Introduction p. liu.) ' Voy. ci-dessus, p. 113. s De Laborde, Preuves, n"' 741, 814 et 1186. 182 MEMOIRE SUR LE CARACTERE duc ', connu par son amour passionné des femmes ^, à moins qu'on ne veuille expliquer ces courses mystérieuses par une entremise moins hono- rable encore pour le caractère de ce grand artiste. Quoi qu'il en soit, le duc , comme on l'a vu , ne fit exécuter par son peintre officiel que quelques tableaux de très-médiocre importance. Il n'en commanda pas un seul, pour autant que les comptes de sa maison nous permettent d'en juger, à un autre artiste que Jean Van Eyck. En revanche , il faisait des dépenses considé- rables pour les manuscrits à miniatures. L'engouement extraordinaire que les princes et les grands seigneurs du XV"" siècle professaient pour ce genre de peinture, explique l'activité prodigieuse des artistes qui le culti- vaient et le nombre considérable des peintres dont les noms nous sont révélés par l'ouvrage de M. de Laborde. Nous nous arrêterons seule- ment à ceux d'entre eux dont les productions paraissent avoir été les plus importantes, ou qui, par la position qu'ils occupaient et par les honneurs dont ils jouissaient, peuvent nous fournir des renseignements nouveaux sur la nature de la protection que la maison de Bourgogne accordait aux arts. Les hommes familiarisés avec l'histoire de la peinture de la minia- ture au moyen âge savent que, d'ordinaire, non-seulement deux mains étaient nécessaires pour exécuter un manuscrit, c'est-à-dire celle du scribe proprement dit et celle du miniaturiste, mais qu'en outre, il était de règle que les initiales et les encadrements fussent faits par une troisième main. Ce dernier travail était celui de l'enlumineur. La peinture des vignettes était celui de l'artiste; il consistait à historier. Cependant, il arrivait par- fois que le même individu se livrât à ces trois genres d'occupation, comme nous le prouve l'exemple de Jehan Drieux, qui fut fréquemment employé par Philippe le Bon à raison d'un salaire de douze gros par jour, « pour » luy aidier et entretenir en son service en occupation d'escriptures de " livres et de les enluminer et faire histoyres ^. » Parfois aussi le peintre en miniature remplissait accidentellement le métier de relieur, mais non celui de scribe. C'est ainsi que Jean « enlumineur, demourant à Bruges, ' Waagen, Deutsches Kunslblall. 1850, p. 27. ^ De Reiffenberg, Bulletins de ï Académie royale, V. XIII, n" 5, et t. XVI, n" 6. 5 De Laborde, Preuves, a"' 1356, 1391 , 1395, 1396, 1398, 1429, 148C et 1004. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 185 » reçut, en 1 441 , trente et un salus d'or de quarante-huit gros, monnoie i> de Flandre pièce, qui deue luy estoit pour son salaire d'avoir enluminé, » historyé et lié deux psautiers que Jehan Aubert, receveur de Gravelinghes » a faits et escripts pour mondit seigneur *. » On peut croire que les minia- tures de ceux qui cumulaient ces différents genres d'occupations étaient généralement d'un mérite médiocre, et qu'eux-mêmes ne s'élevaient guère au-dessus du rang de simples ouvriers. Mais, en 1444., nous voyons iigurer sur les comptes, en qualité de peintre officiel de Philippe le Bon , « Jehan » le Pestinien , varlet de chambre et enlumineur de monseigneur le duc de » Bourgogne, » office qui lui valait un salaire de six francs par mois -. Charles le Téméraire employa particulièrement Loiset Leyder, Paul Fruyt et Guillaume Wyelandt. Enfin, une branche de l'art que les princes bourguignons protégeaient spécialement fut celle des tapissiers de haute lisse. L'ouvrage de M. de Laborde nous fournit plusieurs documents très-précieux sur l'activité des ateliers llamands dans la fabrication de ce genre de tapisseries. A cause de la valeur des matières employées dans les productions de cette nature , telles que la soie, l'or et l'argent, cette espèce de peinture tissée prit une importance analogue à l'art des orfèvres dans la sculpture, et les sommes qui y furent employées sont très-considérables. Arras paraît avoir été de bonne heure le centre principal de la fabrication des ouvrages en haute lisse. Déjà, en 1585, nous voyons le duc Philippe le Hardi non-seulement acheter deux tapisseries de cette espèce de Gosset, bourgeois de cette ville, par qui elles furent sans doute confectionnées ^, mais encore en acquérir à Paris deux autres, dont il est dit en termes exprès qu'elles étaient du même genre que celles d' Arras. Sous le règne de Philippe le Bon, Jehan Wallois, d' Arras, se présente en première ligne et fournit à la cour ducale des ouvrages d'une grande importance*. La fabrication du même genre de tapisserie était aussi très-llorissante à Tournai, pendant le XV°"= siècle; ' De Laborde, Preuves, n" 1339. * Idem, — n° 1374. 3 Idem, — n°" 23 et 2-i. * Idem, — n"' 268, 276, 877, 1 190 el 1853. 184 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE car nous voyons Philippe le Bon payer aux Tournaisiens Robert Davy et Jehan de l'Ortie, trois cents écus d'or pour des cartons destinés à servir de patrons pour des tentures ' , et acheter dans la même ville six tapis de Pasquier Grenier. Ces tapisseries servaient à la décoration des chapelles, des salles et des tentes d'apparat; et, selon la destination qu'on y donnait, elles représentaient des sujets tirés de l'histoire sainte ou de l'histoire profane, des allégories, des scènes mythologiques ou même de grands événements contemporains, comme le prouve entre autres celle oîi était figurée la bataille de Rosebeke, et qui, longue de cinquante-six aunes et haute de sept, coûta le prix énorme de trois mille trois cents livres^. Celles qui reproduisaient des chasses étaient particulièrement en faveur. On en faisait aussi où étaient ûgurés des portraits ou des paysages. Il n'est pas besoin de dire que les ducs de Bourgogne donnaient souvent en pré- sent à des princes ou à d'autres grands personnages des productions de ce genre, qui joignaient au double mérite de l'art et de la richesse celui d'être le produit d'une industrie essentiellement propre à la Flandre. C'est ainsi qu'en 1425, Philippe le Bon acheta, au prix de trois cent quarante- trois livres, six tapisseries, dont chacune contenait une scène de la vie de la vierge Marie, et qu'il envoya au pape Martin V ^ C'est ainsi encore que, l'an 1436 , il acquit de Jehan Wallois, d'Ârras, au prix de trois cent soixante livres, deux tapisseries, dont l'une représentait les sept joies de Marie, l'autre la passion, et qu'il donna à l'évêque de Liège pour la déco- ration d'une chapelle; au prix de cinq cent quatre livres, six autres pièces qui, destinées à orner une salle, figuraient des chasses à l'ours, et dont il fit cadeau au duc de Gueldre, et enfin, au prix de deux cent quatre-vingt- quatre livres dix sols, cinq pièces qui, représentant des paysages avec des bocages, des oiseaux et des jardins de plaisance (de boscaiges, d'oy- seaux et verdure à plaisance), étaient également destinées à la décoration ' De Laborde, Preuves, n"' 1412 et 1605. D'après le premier de ces documents, les vendeurs reçurent six cents livres, en déduction d'une somme de huit mille neuf cent soixante écus, pour huit grandes tapisseries, qui mesuraient ensemble onze cent vingt aunes. - Idem, Preuves, n" 27. ' Idem, — n" 664. DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 185 d'une salle, et qu'il offrit au comte de Meurs K La renommée acquise par la fabrique de tentures d'Ârras fut si grande que les Italiens les ap- pelaient simplement arazzi, et que, au XVI""^ siècle encore, le pape Léon X envoya de Rome en cette ville les célèbres cartons de Raphaël pour les faire exécuter en tapisserie. Ce fut seulement durant les terribles guerres civiles qui, sous le règne de Philippe II, ébranlèrent si profondément le commerce, l'industrie et les arts dans les Pays-Bas, que l'activité des tis- serands artésiens prit fin et que leur art disparut complètement. La même ville parait avoir été aussi le centre principal d'un art qui se rattache étroitement à celui de la tapisserie de haute lisse , nous voulons parler de la broderie à laquelle se rapportent seize documents recueillis par M. de Laborde. Du moins l'un d'eux fait-il un éloge tout spécial du brodeur « Jehan Marie, demourant à Arras », qui reçut, pour un ouvrage exécuté par lui, la somme de vingt-deux livres dix sols ^ Ce qui prouve, du reste, à quel degré de perfection la broderie était parvenue dans les Pays-Bas durant le XV"'" siècle, ce sont les riches dalmatiques que l'on conserve dans le trésor impérial de Vienne, et que Philippe le Bon avait fait exécuter pour la grande fête religieuse de l'institution de l'ordre de la Toison d'or. Le dépouillement des comptes de la maison des ducs de Bourgogne établit donc d'une manière irréfragable que leurs dépenses principales n'avaient pour objet que les arts purement de luxe et d'apparat, notam- ment l'orfèvrerie et la tapisserie, et que, s'ils ne firent rien pour les pro- ductions de la peinture à l'huile, ils firent, en revanche, beaucoup pour la peinture passagère qui servait à la décoration de leurs fêtes, et plus encore pour celle des miniatures, genre qui imprima son véritable carac- tère à l'art flamand du XV""" siècle, et qui fut aussi une des occupations auxquelles se livrèrent le plus activement les artistes de cette époque. On sait à quel point la passion des beaux manuscrits dominait Philippe le Bon, qui était, selon le témoignage écrit, en 1 i45, par l'Artésien David Aubert, « le prince sur tous aultres garny de la plus riche et noble librairie du ' De l.aborde. Preuves, n"" I 170-1172. - Id., — n" 1069. Tome XXVII. 24 ^86 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE » monde. Si est-il moult enclin et désirant de chascun iour l'accroistre « comme il fait, pour quoy il a iournellement et en diverses contrées grands » clercs, orateurs, translateurs et escripvains à ses propres gages occu- » pez '. » Le goût que le duc Philippe professait pour les livres historiés se perpétua, comme un héritage de famille, dans son fils Charles le Témé- raire ^, dans sa petite-fille Marie de Bourgogne, dont nous aurons à parler tout à l'heure, et dans son arrière-petite-fille, Marguerite d'Autriche, qui enrichit considérablement la librairie déjà si nombreuse de son grand aïeul, et dont il se conserve encore plusieurs beaux manuscrits parmi les restes de l'ancienne Bibliothèque de Bourgogne ^. Mais ce n'étaient pas seulement Philippe le Bon et ses successeurs immédiats qui favorisaient, par l'amour des livres à ymaiges peintes, l'art des miniaturistes; la plupart des grands seigneurs de la cour du duc partageaient avec lui ce goût dis- pendieux. De ce nombre furent surtout les Croy et le sire de la Gruthuse, qui consacrèrent des sommes importantes au luxe des belles librairies. Ce fut donc grâce à la protection de l'Église , d'une part, et de la cour de Bourgogne avec ses hauts dignitaires, de l'autre, que la miniature prit le développement prodigieux qu'elle atteignit à cette époque, et que, par une conséquence nécessaire, la peinture à l'huile, qui en était une simple application au moyen d'un procédé différent, parvint à ce degré de splen- deur et de beauté qui nous étonne encore aujourd'hui. Aussi le poëte Martin Franc, contemporain du duc Philippe le Bon , put-il dire en toute vérité : Se lu parles d'art (Je peintrie, D'Iiisloriens * , d'enhimineurs , En lusl-il oncques de meilleurs'? Ce qui justifie ces paroles ce sont les admirables miniatures que nous ' De Laserna Sanlander, Mémoire Inslor. sur la bihliolh. dite de Bourgogne , pp. \ I et suiv. - M., pp. 2.5 et suiv. '^ Id., p|>. 35 et suiv. Parmi ces nianuscTits, il en est un surtout qui est fort beau. C'est un volume in-folio sur vélin, contenant des chansons en musique. Il est orné d'encadrenionls et de vignettes d'une grande richesse. * Le mot historiens signifie ici peintres qui hislorient des manuscrits, qui les ornent de vignettes. ^ Martin Franc, Champion des dames, cité par André Van Hassell , Essai sur l'hisloire de la DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. i87 ont laissées les maîtres les plus distingués de notre école du W"'" siècle , les Van Eyck , les Rogier Van der Weyden , les Juste de Gand et les Mem- ling; car ce genre de peinture, qui constituait une des ressources les plus importantes, sinon la plus importante, de leur profession, ils ne cessèrent de le cultiver. En voici la preuve. Parmi les manuscrits historiés que possède la Bibliothèque impériale de Paris se trouve le célèbre bréviaire du duc de Bedford, dont l'achève- ment remonte à l'an 1424, et qui a été décrit avec un soin si minutieux par M. Waagcn'. On sait que ce prince épousa, en 1425, Anne de Bour- gogne , sœur de Philippe le Bon , et il n'y a pas de doute que ce précieux volume n'ait été exécuté en Belgique. Il contient quarante-cinq vignettes dont chacune , occupant à peu près le tiers d'une page in-octavo , est cantonnée de quatre compositions plus petites. De ces dernières deux sont généralement oblongues ou semi-circulaires et font partie de ren= cadrement extérieur de la page; les deux autres, presque toujours rondes, tiennent à la région inférieure de la bordure, et parfois elles sont accom- pagnées d'une seconde vignette. Dans une grande partie des encadrements, ces petites compositions ne sont pas terminées; et sur certaines pages elles ne sont pas même commencées. La plupart des vignettes portent tellement le cachet particulier des frères Van Eyck, elles ont une si frap- pante affinité avec le grand retable de Gand , qu'il est impossible de ne pas y reconnaître ces pinceaux illustres. Cependant elles procèdent visi- blement de trois maîtres différents. La première série se distingue par le moelleux et le flou des tons des carnations, comme par le gras, par le brillant et par l'harmonie des couleurs. L'exécution en paraît beaucoup plus minutieuse qu'elle ne l'est en réalité lorsqu'on regarde de près les pièces de cette catégorie, et, par la légèreté et la franchise de la main, elle prouve que l'artiste avait l'habitude de peindre des ouvrages d'une plus grande dimension et qu'il a contracté de celle façon un faire d'une certaine largeur. A la vérité, les têtes sont assez fortement individua- poésie française en Belgique, p. 113, dans les Mémoires couronnés de l'Académie royale de Bel- gique, t. XIII. ' Waagen, Kunstwerhe und KûnsUer in Paris, pp. 532-337. 188 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE Usées; cepentlant elles manquent un peu de variété. Les proportions des figures sont plutôt trop petites que trop grandes, et les drapeiies, géné- ralement traitées avec une supériorité remarquable, pi-ésentent çà et là, à (;ùté de motifs d'un grand caractère, des brisures dures et arbitraires. Enfin, dans la composition et dans le mouvement des personnages, il y a une quantité de détails qui rappellent si bien des détails analogues de la partie du retable gantois, qui doit être attribuée à Hubert Van Eyck , qu'on ne peut logiquement rapporter ces ouvrages à aucun autre maître que celui-ci. La deuxième série de vignettes accuse dans tous leurs élé- ments une plus grande précision , dans les têtes plus de variété de carac- tères individuels et plus de vivacité d'expression, dans les proportions plus d'élégance, dans les draperies moins de grandeur et plus de simpli- cité. L'exécution est moins large, et l'effet moins pittoresque. En un mot. cette série offre, dans toutes ses parties, une analogie si complète avec les volets du tableau de Gand que Jean Van Eyck a peints et avec les autres ouvrages de sa main, qu'elle ne peut émaner que de lui-même. Enfin, la troisième série, quoiqu'elle soit d'un grand mérite, trahit un pinceau beau- coup moins exercé: et comme, d'après le témoignage de Van Mander ', Marguerite Van Eyck, sœur des deux illustres chefs de l'école flamande, s'occupait elle-même avec amour de l'art cultivé par ses frères, c'est pro- bablement de sa main que ces vignettes procèdent. Bien que les fonds soient traités avec cette précieuse minutie de détails que l'école des Van Eyck y mettait, on en rencontre cependant fréquemment qui sont en forme de damier, d'azur et de cinabre guilloché d'or, ou d'or pur. De même l'em- ploi du cinabre et de l'azur dans les draperies fait souvent tort à l'har- monie de l'ensemble et rappelle le style d'une époque antérieure à celle où l'école flamande atteignit la hauteur oîi elle se plaça par le retable de Gand. En revanche, il y a des fonds de paysage qui, par la vérité des accidents, de la végétation et des sites, sont aussi riches, aussi pittores- ques qu'ils sont remarquables par l'entente de la perspective aérienne et linéaire. Les flots des sources et des rivières, rehaussés de touches d'argent parfaitement conservées, étincellent et brillent comme des eaux vivantes. < Van Mander, t. I.p. I i. DE L'ECOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 189 Il y a des couleurs qui sont d'une puissance et d'une énergie rares. Les draperies blanches sont d'une harmonie et d'un gras tout à fait particu- liers. Les reliefs d'or, ombrés de brun, se présentent fréquemment dans les parties architectoniques , dans les draperies et dans d'autres détails, et l'application en est faite avec beaucoup de goût. Les vignettes qui sont endommagées nous fout voir que les contours en ont été tracés légère- ment au pinceau et à l'encre de la Chine, que les différentes parties sont marquées d'une couleur locale, prise dans le ton moyen, et que les lumières et les ombres y sont appliquées avec un art extrême. Dans quelques-unes, les contours intérieurs sont relevés au pinceau; dans d'autres, ils sont simplement accusés par les différents tons des couleurs. Les sujets sacrés sont leprésentés , dans les parties décoratives, d'après l'ancien style symétrique, et les scènes profanes traduites avec un senti- ment dramatique d'une singulière vivacité. Dans les grandes vignettes figurent des motifs tirés de l'histoire sacrée ou de la légende des saints; les petites offrent généralement des sujets emblématiques ou des céré- monies religieuses, telles que des messes, des sermons et d'autres. Devant l'image de la Vierge tenant l'enfant Jésus, composition qui se reproduit surtout fréquemment, on voit souvent la ligure du duc de Bedford age- nouillé et adorant la mère du Sauveur. Passons maintenant aux détails de quelques-unes de ces peintures. Dans la première, on voit la sainte Trinité dans un cercle entouré d'abord de chérubins, puis de flammes d'or d'où jaillit une gloire de rayons. L'Éternel, qui porte la tiare papale à triple couronne , est vêtu d'une tunique de couleur bleu foncé et d'un manteau d'azur; le Christ, dont le buste est nu, présente des formes d'une grande maigreur. Entre eux plane le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe. De chaque côté du cercle mystique, on voit des anges dont les uns chantent ou font de la musique et dont les autres sont pros- ternés, et, au-dessous, dans un paysage montagneux que domine un beau- ciel bleu et parsemé de petits nuages dorés, on aperçoit Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et le prophète Malachie , qui sont agenouillés et en adoration dans les attitudes les plus nobles et les plus variées. Les carac- tères et les draperies de ces figures ont une grande analogie avec ceux du 190 MÉMOIRE SUR LE CARACTERE retable de Gand. Sur l' avant-plan, qui est émaillë en partie de fleurs d'or, se tient l'ange Gabriel à genoux et montrant avec vivacité l'image de Marie, dont le buste est représenté sur le fond d'or de la lettre initiale du texte. Le mouvement de cette figure a une grande ressemblance avec celui du prophète Michée , qui désigne également la Vierge dans le tableau que nous venons de mentionner. On y lit, en outre, les noms des personnages et on y remarque quatre grands phylactères, qui se reproduisent, du reste, sur la plupart des autres vignettes. Dans la partie latérale de la bordure, on voit en haut un cierge bénit auprès duquel se tiennent trois prêtres en habit de chœur, et en bas la célébration de la messe. Dans la partie inférieure du cadre, à droite, un prêtre est debout dans la chaire de vérité et quatre auditeurs sont groupés devant lui; à gauche, un per- sonnage est occupé à lire les écritures ; et, au milieu est disposé le blason du duc de Bedford, ayant des anges pour tenants. Ces compositions on peut les rapporter à Hubert Van Eyck. La septième des grandes peintures représente l'ascension et nous montre le Christ qui, dans une gloire d'or entourée de chérubins , monte au ciel où il est attendu par un groupe d'anges et de patriarches. Cette composition est de la main de Jean Van Eyck. Le groupe de Marie et des apôtres qui suivent respectueusement des yeux le Sauveur , est d'un mouvement singulièrement bien senti. Les hgures sont d'une grande noblesse et finement caractérisées ; les draperies, d'un style grandiose. La représentation de la Cène , qui fait l'objet de la dixième peinture, est fort originale. La figure du Christ bénissant le pain et le vin , et celles des apôtres, sont d'un excellent mouvement; quelques- uns de ces personnages sont même compris à un point de vue très-dra- matique. Dans l'air, on voit l'Eternel qui bénit d'une main le sacrifice symbolique et qui tient de l'autre le globe de la terre; il porte sur la tête une couronne impériale comme dominateur du monde, et apparaît au milieu de deux cercles concentriques, dont l'un est rouge, l'autre bleu entouré de flammes d'or. Sur la terre , on aperçoit Melchisédech agenouillé et ofl^rant le pain et le vin , et derrière lui deux personnages également agenouillés et richement vêtus, qui pourraient bien être le duc et la du- chesse de Bedford. Enfin, dans le fond, Abraham devant un autel. Parmi DE L'ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 191 les autres vignettes, celles qui se distinguent particulièrement par leur beauté sont les suivantes : n° 2 , l'Adoration des Bergers; n» 7 , la Con- version de saint Paul; n" 18, la Présentation dans le Temple; n" 19, le Baptême de sainte Agathe; n" 21 , la Vie de saint Pierre; n" 25, l'An- nonciation; n" 26, l'Histoire de saint Ambroise; n" 56, la Vie de saint Jean-Baptiste, où l'on remarque une analogie frappante entre les person- nages prêches par le précurseur et les ermites du retable de Gand ; n" 37, le Sacrifice de la messe et un Sermon dans une église, composition qui est peut-être la plus belle de toutes et qui tient le plus près, par le style et par le faire, au tableau gantois; n° 42, qui représente la Mort et l'As- somption de la Vierge; n" 44, l'Assemblée de tous les Saints. Parmi les sujels que l'école flamande n'a peut-être jamais traités ailleurs, mention- nons encore les compositions suivantes : n" 22 , la Mort de saint Edouard ; n" 27, la Vie de saint Georges, où l'on voit la princesse de Libye con- duisant en laisse à sa ceinture le dragon blessé^; n" 50, Constantin et Maxence; n" 52, la Légende de saint Dnnstan; n" 55, la Légende de saint Alban. Les intervalles qui séparent les difl'érentes vignettes de la même page, de même que la bande supérieure et intérieure des encadrements, sont ornés soit de boutons d'or et de feuillages, soit de fleurs et de fruits dessinés et peints d'après nature. Ce dernier genre d'ornement domine de plus en plus à mesure qu'on avance dans le manuscrit. Les initiales de chaque page sont encore en partie conçues dans le goût du X1V™'= siècle, en partie décorées de très-belles têtes et de figures à mi-corps, qui forment le point de transition aux ornements figurés et plus importants dont l'intro- duction date du milieu du siècle suivant. D'autres manuscrits de la Bibliothèque impériale de Paris sont là pour témoigner de la haute perfection que l'art des miniaturistes flamands avait atteinte au XV"'" siècle. C'est, entre autres, une transcription du roman de la Table ronde -. En tète de chacun des deux volumes in-folio dont elle se compose, on remarque une grande vignette qui, par la composition et par le costume des personnages, a une si frappante analogie avec les volets ' Légende dorée, t. Il, p. 77. - MSS. français, n" 77. Cf. Waagen, Kmslwerke und Kiinsller in Paris, p. 358. 192 MEMOIRE SUR LE CARACTERE des juges équitables et des milices du Christ du retable de Gand, qu'il est presque impossible d'y méconnaître le pinceau de Jean Van Eyck. 11 est un autre codice qui porte également le cachet, sinon de ce maître lui- même, au moins d'une des mains les plus exercées de son école ^ La même bibliothèque conserve une translation française de la légende de sainte Catherine d'Alexandrie, faite, en 1457, pour le duc Philippe le Bon - et ornée de trente-quatre grisailles, dont la plupart sont incontestablement dues à Rogier Van der Weyden ^ et se font remarquer par le goût de l'ordonnance, par la surprenante entente du clair-obscur, par la puissante individualisation des tètes, par la noblesse du sentiment et par la perfec- tion du modelé des draperies. Un manuscrit, qui date d'une époque un peu postérieure à celle que nous venons d'indiquer et qui renferme une tra- duction des écrits historiques de Justin, de Suétone et de Lucain, repose à la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris *. Le premier volume contient trente et une vignettes, et le second en renferme vingt-quatre, toutes exécutées à la gouache et tracées par un des pinceaux les plus habiles de l'école de Van Eyck. Enfin, Paris possède encore, parmi les curiosités de la fjiblio- thèque impériale, le superbe livre des tournois, que le sire de la Gruthuse fit exécuter dans les Pays-Bas pour l'offrir au roi Louis XI ^, et dont les soixante-treize vignettes, toutes peintes à la gouache avec ce précieux fini que les Flamands savaient mettre à ce genre d'ouvrage, témoignent éga- lement d'un maître très-exercé. La Bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles, conserve aussi, dans son tré- sor trop peu connu, un certain nombre de miniatures d'une très-grande va- leur. Mais une des plus remarquables que l'on connaisse, c'est, à coup sûr, la vignette dédicatoire de la chronique du Ilainaut par Jacques de Guyse. L'extrême analogie que l'on remarque entre cette production et le triptyque des Sept sacrements, de Rogier Van der Weyden, que possède le JMusée ' MSS. français, n" 8024. Cf. Waagen, K^mslwerke und Kûnstkr in Paris, p. 558. - Supplément français, n° 450^. Cf. Waagen, ouvrage cilé, p. 559. ^ Waageii, Notes su/iplénienlaires pour servir à l'appréciation des anciennes écoles flamandes de peinture du XV"" et du XVJ" siècle, dans le Kunstblatt (de Sluttgarl), tS4", n" 45. * Section Histoire, n" 102, Cf. Waagen, Kunstwerke , etc., p. 361. ^ MSS. français, n° 8351. Cf. Waagen, ouvrage cité, p. 3C3. DE L ÉCOLE FLAMANDE DE PEINTURE. 193 d'Anvers *, — analogie tellement frappante, que le prêtre disposé dans le panneau central de ce triptyque est exactement le même personnage que l'ecclésiastique placé entre Charles le Téméraire et les autres seigneurs rangés auprès de Philippe le Bon dans la vignette, — nous autorise à rap- porter sans hésiter cette dernière production au même maître -. Parmi les autres dessins que renferme le même volume, et au nombre desquels il y en a de très-beaux, nous croyons aussi qu'on peut hardiment attribuer à Rogier Van der Weyden celui qui orne la page 20 et qui représente la destruction d'une ville, composition dont la vie et l'animation n'ont pu être comprises et traduites à ce point que par lui seul. Deux autres manuscrits très-célèbres en Europe , et dont l'un repose dans le trésor de la basilique de Saint-Marc à Venise, l'autre à la Bibliothèque im- périale de Vienne, offrent de merveilleux échantillons de l'art que les chefs de l'ancienne école flamande apportaient à l'exécution de leurs miniatures. Le premier est le fameux bréviaire du cardinal Dominico Grimaldi , pro- duction sur laquelle l'anonyme de Morelli s'exprimait déjà avec une vérita- ble admiration ^ Ce missel, qui constitue un volume petit in-folio et qui surpasse en épaisseur et en richesse d'ornements artistiques tous les ou- vrages de ce genre que l'on connaisse, ne compte pas moins de huit cent trente et un feuillets. Outre le nombre considérable des vignettes dont il est enrichi, il n'est pas une des seize cent soixante-deux pages dont il se compose qui ne soit ornée avec le plus grand luxe. 11 fut exécuté pour la duchesse Marie de Bourgogne, entre les années 1470 et 1480, comme l'éta- blit une judicieuse discussion d'un des hommes qui a le mieux approfondi l'histoire et l'esprit de notre ancienne école *, et les maîtres les plus renom- més de cette époque y concoururent, Memling, Gérard Van der Meire, Hugo Van der Goes, Liévin de Witte et Liévin d'Anvers. Le témoignage de Giovanni Slrenga, cité par Morelli, n'est point exagéré quand il dit : ' Cnlalogue du Musée d'Anvers, n° 23. - Wa.igen, Notes supplémentaires, etc., Kunslhlall, 1847, n°cité. ' Jacopo Moielli, Nolizie d'opere di disegno nella prima meta del secol