LP pet NRA PRÉ EE nd HUE | L + SYLUUÉ } AE CRETE ARE en VIA os MN UENLUr À Mn en ER LINE TS AN EGEA 1 W ONEURE ete PVR | ne IA LES VAN FMPÈS 4 NE ‘1 NT ANSUEUIU DST AREE NS à da à PLAN IRON FE nt A * Né: ge 7: … 0 : RENE MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, ARTS & BELLES-LETTRES DE CAEN, HEERIÉEN ES LES T0 CHEZ A. HARDEL , IMPRIMEUR-LIBRAIRE, RUE FROIDE, 2. 1845. om MÉMOIRES DE L’ACADEMIE ROYALE DE CAEN. MÉMOIRES DE L'ACADÈMIE ROYALE DES SCIENCES, ARTS & BELLES-LETTRES DE CAEN. Le VW =>) “ee CHEZ A. HARDEL , IMPRIMEUR-LIBRAIRE , RUE FROIDE, 2, 1845. 'É GES ae dostan à san Lait bel Lu SIA : \ En! = S ; aker f [l . L = ; | 1 D LA 4 L2 É ) : ü ‘ 1 SÉANCE PUBLIQUE DU 3 AVRIL 1843. ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES , ARTS ET BELLIES-LISTTRIES DE CAEN. SEANCE PUBLIQUE Du 3 Avril 18/5. Cette séance s’est tenue à la mairie de Caen, dans la salle des réunions publiques, de 7 heures à 9 heures 34 du soir. Le programme en avait été arrêté ainsi qu'il suit : Discours d'ouverture par M. Lecerr , président. Rapport sur les travaux de l’Académie , par M. Travers, secrétaire. Rapport sur le concours ouvert pour l'Eloge de Dumont-d Urville , par M. Massor. À. SÉANCE PUBLIQUE. Eloge de Groulart, premier président du parlement de Normandie, par M. SORBIER. Poésies , par M. Alphonse LE FLAGuAIS. Remise des médailles d’or aux auteurs des Eloges couronnés. DISCOURS D'OUVERTURE PRONONCÉ Par M. LECERF, président. MESSIEURS , Les Sociétés savantes ont-elles un objet réel el certain, un but précis et déterminé ? Cet objet et ce but répondent-ils à des besoins de l’ordre social , et y répondent-ils d’une manière utile et satisfaisante ? Telles sont les questions qui s’agitent depuis que ces Sociétés se sont formées , et qui reçoivent des solutions différentes , suivant le caractère et l'esprit de ceux qui les discutent. Cependant les académies ont résisté à toutes les attaques dirigées contre elles ; elles ont grandi ; elles se sont multipliées , et dans leur marche ascendante elles ont suivi les développements de la civilisation , de l’organisation et du progrès des nations. Inconnues , et même impossibles sous l'anarchie et 6 SÉANCE PUBLIQUE les ténèbres de la féodalité, elles n'apparurent en France qu’au moment où les divers pouvoirs qui la divisaient et la déchiraient tombèrent , et firent place à un pouvoir unique , protecteur el conservateur. A l’Académie française , fondée par Richelieu , vinrent se Joindre , sous Louis XIV, l'Académie des inscriptions el belles-lettres, et l'Académie des sciences, et les provinces virent aussi s'élever dans leurs villes principales des Sociétés s'occupant des lettres , des sciences et des arts. Menacées de destruction avec toutes nos instilutions sociales par la tempête révolutionnaire . les académies reparurent aussitôt que la Constitution de l'an IIT eut montré l’aurore d’un jour plus calme. et qu'elle eut, la première, fait entrer les corps savants dans les corps constilutionnels, en consignant dans l’un de ses ar- ticles, qu'il y aurait en France un Institut national chargé de recueillir les découvertes. de perfectionner les arts et les sciences, et de correspondre avec les Sociétés savantes françaises et étrangères. Depuis ce moment nous avons vu toutes les an- ciennes Sociétés se reconstituer et s’agrandir, el nous en avons vu un grand nombre de nouvelles se fonder , s'établir et s'étendre. De cette existence , de cette durée, de ces progrès des acädémies sort la conséquence évidente de leur wilité, j'ose même dire de leur nécessité; car ce qui dure ainsi parmi les hommes , ce qui pénètre dans leurs mœurs et dans leurs usages , ce qui s’introduit dans leurs institutions et dans leurs lois, doit avoir de profondes racines dans la nature même de l’homme, DU 3 AVRIL 1843. 7 doit être appelé par ses véritables besoins, doit ré pondre à des exigences réelles. Si nous voulons joindre à cette conséquence pra- tique une conséquence théorique et rationnelle , il suffit de reposer son attention sur l’homme, et de le considérer au point de vue religieux et au point de vue philosophique. Sous l’aspect religieux , l’homme a besoin de cul- tiver son esprit et son intelligence pour revenir à l'état de perfection dans lequel il avait été créé par Dieu , qui est esprit et vérité, dont il est déchu par sa faute , et vers lequel la route lui a été ouverte de nouveau par la rédemption. Sous l’aspect philosophique, l’homme composé d’un corps et d’une âme ne peut pas se contenter des seuls biens corporels et matériels, il lui faut aussi des biens intellectuels et spirituels : il éprouve la nécessité d'exercer et d'étendre son esprit et son intelligence. C’est par la réunion, le concours et la combinaison des forces et des capacités matérielles , que l'homme parvient à produire les choses nécessaires, utiles et agréables pour son corps. C’est par la réunion, le concours et la combinaison des forces et des capacités intellectuelles, que l’homme peut produire et acquérir les choses et les biens intel- lectuels dont son âme, son esprit et son intelligence ne peuvent se passer. Les premières réunions et les premiers travaux , que je nommerai industrie matérielle , se produisent dans les centres de commerce, d'ateliers et de manufactures. Les secondes, pour lesquelles je hasarderai la dénomi 8 SÉANCE PUBLIQUE nation d'industrie intellectuelle , se produisent dans les Sociétés savantes. L'isolement est aussi funeste au progrès intellectuel qu'au progrès matériel : l’association multiplie les forces de âme autant et même plus que les forces du corps. C’est donc sur la constitution de l'homme que sont fondées les corporations littéraires , scientifiques et artistiques ; c’est avec l’ordre social qu'elles marchent et se développent ; c'est à l'existence de cet ordre social que leur existence est attachée: elles ne peuvent donc avoir pour terme et pour limites que le terme et les limites de l'ordre social lui-même. Maintenant que doivent faire les Sociétés savantes pour accomplir leur destinée ? La réponse est aussi facile que certaine : elles doivent subir le sort de l'humanité tout entière ; elles doivent travailler et travailler sans cesse. Portez vos regards sur l’industrie matérielle : en- visagez ses associations , ses efforts , ses travaux ; voyez les montagnes s’abaisser , se fendre ou se percer sous sa main infatigable ; voyez ses charriots circuler avec rapidité dans des lieux naguère inaccessibles même aux animaux sauvages ; voyez les distances disparaître sous les puissantes nageoires des bateaux à vapeur et sous les roues brülantes des wagons des chemins de fer : partout le travail, et partout le travail couronné du succès ! L'industrie intellectuelle resterait-elle en arrière ? Non, Messieurs , non, ce malheur ne peut arriver : j'en atteste le sentiment des devoirs religieux et mo- DU 3 AVRIL 1843. 9 raux dont vos consciences sont pénétrées , le feu du patriotisme pur , sage , éclairé, qui brûle dans vos cœurs , les preuves que vous en donnez tous les jours par votre zèle et par votre activité. Combien d’ailleurs les circonstances dans lesquelles nous avons le bonheur de vivre ne sont-elles pas favo- rables et propices ! Dieu nous comble de ses faveurs. L'ordre , la tranquillité et la liberté règnent à l’inté- rieur : depuis trente années la paix n’a pas été trou- blée entre les principaux Etats du monde civilisé, et cet heureux phénomène politique, dont l’histoire des nations n'offre point d'exemple, permet et favorise les travaux et les relations de tous les hommes qui peuvent et qui veulent s'occuper de l'étude, du dé- veloppement et de la propagation des connaissances auxquelles il est donné à l'esprit humain de parvenir. Nous ne devons pas mépriser ces bienfaits. Nous devons, chacun dans notre sphère d'activité, nous efforcer d'accomplir la tâche qui nous a été imposée par la Providence divine. Comment l’Académie s’acquitte-1-elle de ce devoir? Vous allez l’apprendre, en écoutant le Rapport de ses travaux, qui va vous être présenté par M. le Secrétaire, auquel je m’empresse de céder la parole. RAPPORT SUR LES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE, Par M. Jucrex TRAVERS, secrétaire. MESSIEURS, Avant de tracer devant vous un tableau rapide, mais fidèle, de nos travaux depuis deux années, j'éprouve le besoin de répondre à deux observations qui seront faites par beaucoup d’esprits. — Comment les sciences proprement dites ont-elles fourni si peu de mémoires ? — Pourquoi tant de membres de la Compagnie n'’ont- ils rien lu dans nos séances mensuelles? La première de ces deux questions fait reporter na- turellement à cette époque de longue prospérité et d’éclatante renommée, où notre cité, fecondeen grands hommes, l’Athènes des Normands, comme on l’appe- lait au dehors, n'avait qu’une Société savante, l’Aca- démie des sciences, arts et belles-lettres. Si nos aïeux mirent les sciences en première ligne, ce ne fut point par un frivole amour de l’euphonie. Non, Messieurs ; ils aimaient peut-être avant tout les belles-lettres , ils admiraient l’étonnant essor qu’elies prenaient dans la seconde moitié du XVII. siècle; mais les sciences SÉANCE PUBLIQUE DU 3 AVRIL 1943. 11 leur semblaient justement avoir plus besoin de culture, et leurs efforts se portaient plus volontiers vers les dé- couvertes scientifiques. Grâce à leur zèle, grâce aux travaux des principales Académies du royaume, le domaine des sciences, le domaine même de chaque science s’est tellement accru, que dans tous les grands centres on a vu éclater des scissions. Ainsi de notre vieux tronc sortirent successivement des rameaux vi- goureux: la Société d'agriculture et de commerce, la Societé de médecine , la Société linnéenne , la Societe des antiquaires, nobles filles qui font à leur mère le plus grand honneur, mais qui ne lui paient aucun tribut, et marchent dans leur indépendance Qui s'étonnerait maintenant du petit nombre de nos travaux scientifiques? Ce sont presque tous nos con- frères qui composent les mémoires publiés par les So- ciétés nées de la nôtre. On conçoit que de préférence ils aillent droit à leurs pairs ; et nous ne le disons point par envie : ceci n’est point une plainte; c'est une explication. A la seconde question nous avons, je crois. une ré- ponse aussi naturelle. — Pourquoi tant de membres n'ont-ils rien lu dans nos séances mensuelles? Ici, Messieurs, comme dans la plupart de nos villes, on ne s'occupe pas exclusivement des lettres et des arts; on se garde de négliger le reste pour s’abandon- ner à tout le charme qu’ils ont, à tout le bonheur qu’ils procurent. Un attachement aussi vif, aussi pur, n’est permis qu'aux hommes riches. Encore leur sait-on plus de gré de se mêler à la vie active, que de se li- vrer dans l'isolement aux spéculations , fécondes quel- 12 SÉANCE PUBLIQUE quefois, mais plus souvent stériles et creuses de la vie contemplative. Notre Compagnie se compose de mem- bres , qui sont avant tout magistrats, administrateurs , professeurs, médecins, avocats, hommes utiles au pays, hommes qu'éloignent souvent les uns des autres les fonctions qu’ils ont à remplir , mais que réunissent périodiquement leur goût pour les sciences, les arts et les belles-lettres. On conçoit que beaucoup d’entre eux éprouvent souvent le regret de n’avoir pas plus de loi- sirs : ils sentent le besoin d’écrire sur des matières inex- plorées, quelques-uns ont dans la tête les vastes plans d'ouvrages entièrement neufs; mais il faut du temps pour mürir l’idée-mère d’un livre étendu, il faut du temps pour l'écrire, et le temps, cette étoffe dont la vie est faite, comme disait Franklin, le temps leur manque et leurs projets sont ajournés. Voilà pourquoi ils viennent à nos réunions et se taisent: leur silence n’a d'autre cause que l’excès de leurs travaux. Depuis notre dernière séance publique, les sciences, quoiqu’elles portent souvent leurs tributs ailleurs, n’ont pas laissé que de faire à l’Académie de précieuses offrandes. — M. Taierry nous à lu un mémoire intitulé: Faits relatifs a l’action chimique du proto-chlorure d’é- tain sur les acides sulfureux et chloridrique réunis. Dans ce mémoire sont consignées des observations nouvelles , dont la publication prochaine ne peut manquer d’être utile À la science. DU 3 AVRIL 1843. 13 — M. Car, couronné par l'Académie de Rouen pour un éloge de Lemery , nous a envoyé celui d’un autre normand qui nous touche de plus près, l’Eloge de Rouelle , le grand chimiste, né dans la commune de Mathieu. — M. DovÈre a quitté Paris , un jour , pour venir nous remercier de son titre de correspondant. Nous l’avons entendu , dans une improvisation de plus d’une heure , faire lPanalyse la plus intéressante de ses ob- servations sur les Tardigrades et les Rotiféres, éton- nants animaux microscopiques , qu'il a étudiés avec plus de soin qu'aucun autre naturaliste , et qui ont été pour lui le sujet d’un savant mémoire imprimé, et d’un rapport très honorable à l’Académie des sciences par MM. Dumas , Breschet et Milne Edwards. — M. De LaroyE avait observé , le 23 septembre 1840, une assez curieuse parhélie. Il nous a donné verbalement des détails sur ce phénomène. Le même membre nous a fait la description de deux nouveaux instruments en construction. Le premier de ces instruments est un baromètre à air dont la sensibilité est plus grande que celle des baromètres ordinaires. Il se compose d’un récipient muni d’un thermomètre et dun long tube divisé en parties d’égale capacité, dans lequel se meut un index de mercure. Le tube est tellement gradué, qu’à l’ins- pection du (hermomètre , on sait où se trouverait Pin- dex , si la température était 6 et la pression 0,760. 14 SÉANCE PUBLIQUE Ainsi l’espace occupé entre ce point et Pindex fait con- naître la quantité dont l'air a été comprimé ou dilaté par le changement survenu dans la pression atmos- phérique , soit au-dessus, soit au-dessous de la pres- sion normale. Le second instrument est un hypsomètre destiné à remplacer le baromètre dans la mesure des hauteurs. Sa construction est la même que celle des baromètres à air, dont il ne diffère que par les dimensions , et en ce que le tube porte à son origine un robinet, au moyen duquel on peut intercepter la communication entre le récipient et l’air extérieur. À la station inférieure on ouvre le robinet et lorsque l’air intérieur s’est mis en équilibre avec l’air extérieur , on le ferme et on ob- serve la température. A la station supérieure , après avoir introduit un index dans le fond du tube , on ouvre le robinet, d’un côté ; Pair intérieur se dilate par la diminution de pression ; d’un autre côté, son volume varie par le changement de température. La connais- sance de ces variations permet de déterminer, non les pressions absolues , mais leur quotient, ce qui suflit pour caleuler les différences de niveau. Les avantages de cet appareil sur le baromètre, sont : 1°. d’être plus léger ; 2°. d’être moins fragile et de ne pas pouvoir se déranger ; 3°. enfin d’être beaucoup plus sensible; car pour une variation de 0". oo1 de pression , index peut parcourir , suivant les dimensions de l'instrument, un espace de 10 à 12 millimètres. M. De Lafoye fait espérer que l’auteur, aussitôt qu'il aura pu faire un assez grand nombre d’expériences DU 3 AVRIL 1843. 15 comparatives avec ces deux instruments , exposera à l'Académie , d'une manière complète , les précautions qu'il faut prendre dans leur construction et les calculs que nécessite leur emploi. — M. LE SAUvAGE, dans une communication verbale, a donné connaissance d'une modification qu’il à fait subir à l’'amputatior de la cuisse par la méthode circulaire. C’était en-vue de remédier à un fächeux inconvénient dont elle est trop fréquemment suivie. L'application qui en a été faite à l'hospice de Caen a justifié les avantages qu’elle est appelée à produire, et nous apprenons que l’Académie royale de médecine lui a donné son assentiment. M. Le Sauvage a également appelé notre atteution sur un mémoire de M. Doyère, relatif à la coloration des os chez les animaux soumis au régime de la garance. Il à fait ressortir toute la valeur de cet excellent tra- vail, et n’a pas craint d'avancer que des décou- vertes de ce mérite pourraient ouvrir à notre com- patriote et confrère les portes de l’Académie des sciences. — M. HÉrauzr a récemment entretenu la Com- pagnie des avantages que semble offrir le bitume , préparé par un procédé nouveau. dû à M. Le Goux, de Bayeux. Les échantillons qu’il nous a présentés avaient été soumis à l’action du feu , sans éprouver la moindre altération. Ce bitume se coule enplanches minces et lisses aussi bien qu’en briques épaisses. Il convient à des revêtements , à des lambris, aussi bien 16 _ SÉANCE PUBLIQUE qu’au pavage des monuments de larchitecture. Toute- fois l'Académie attend le résultat des essais que feront prochainement les hommes de l’art, avant de donner au procédé de M. Le Goux l'approbation qu’il a sol- licitée. — Nous avions, Messieurs, dans le compte-rendu de 1840, exprimé nos regrets sur l’absence de tout mémoire , de toute dissertation sur les arts, Ces re- gret{s ont fait produire un travail aussi neuf qu'étendu, dont nous neconnaissonsencore que la première partie. — M. DESHAYES , peintre , est l’auteur de ce pré- cieux travail, intitulé : Essai historique et critique sur l’école de peinture espagnole. C'est aux souvenirs des premières études de notre confrère que nous devons ces appréciations pleines de goût , qui ne sont l’écho d'aucune coterie. M. Deshayes parcourait l'Espagne en artiste avant que Paris eût son Musce espagnol , avant même que la conquête eût ravi aux monastères de la Péninsule ces toiles brülantes, œuvre d'un génie hardi et d’une piété profonde. Il copiait dans son album la plupart de ces tableaux , alors inconnus , appendus loin du monde, et que l'épée française allait bientôt détacher de leurs murs. La fraîcheur et la vivacité de ses impressions se retrouvent dans ses pages, où l’histoire des peintres et celle de leurs compositions se renvoient l’une à l’autre ces jets lumineux , qui donnent à l’auteur une juste assurance dans ses appréciations, et au lecteur une ferme con- fiance dans de tels jugements. DU 3 AVRIL 1843. 17 — Deux adjonctions , MM. , prouvent le prix que notre Société attache aux beaux-arts. M. Rossy est entré dans nos rangs avec ses Récréations, impri- mées , pour la flûte et le piano ; M. Guy , avec les plans de ses œuvres en pierre , de ses restaurations savantes et de ses créations heureuses , où il à su résoudre le problème que ne se posent même pas la plupart de nos architectes, celui dejoindre au mérite de la beauté, ce- lui d'une parfaite appropriation et d’une rare économie. — Pour passer des beaux-arts à la poésie, il n’y a point à chercher detransition. La poésie est la sœur aînée des beaux-arts, et quelque atteinte qu'on ait voulu por- ter à ses priviléges, on est forcé de reconnaître les prérogatives de son droit d’ainesse et la légitimité de ses apanages. L'architecture élève des palais, mais le temps les détruit; la musique enivre, mais son lan- gage est mobile et vague; la peinture frappe tous les yeux, mais elle ne peut fixer, même dans une série de tableaux, que quelques moments de la durée. La poésie traverse les âges et ne meurt point ; sa lan- gue est à la fois positive et pleine de mélodie, et les galeries du Louvre ne sauraient contenir les tableaux des peintres qui voudraient retracer les images qu’elle prodigue dans le cadre de quelques chants. Loin de nous la pensée que le poète immortel se forme dans nos Académies ! — Nous n'ignorons pas, du moins, que des talents poétiques d’un ordre élevé s'y produisent assez souvent, el nous savons combien de nos collègues sont connus au loin par le charme de leurs productions. 18 SÉANCE PUBLIQUE De nombreuses pièces de vers ont depuis deux ans réclamé nos suffrages. — Un de nos membres correspondants les plus an- ciens, puisque sa nomination remonte à 4o ans, M. Pierre Davip est venu nous lire le 1°". acte de sa tra- gédie de Baïractar, seconde pièce de la trilogie qu’il a composée sur l’histoire turque contemporaine. Nous avons tous été frappés du feu qui anime ce beau vieil- lard, et qui ajoute encre à l'effet puissant de ses vers. — M. A. Le FLaGuais a tiré pour nous de son riche portefeuille plusieurs poésies élevées, gracieuses ou mélancoliques, dignes assurément de celles qui ont recommandé ses recueils à estime publique. — M. Massor nous a lu deux pièces élégiaques, qui prouvent la flexibilité de son talent. Toutes deux ap- partiennent au genre de la poésie intime. Les agita- tions du monde et ses déceptions, mises en regard de la vie calme des austères habitants de la Grande- Chartreuse, de leurs pensées de l'éternité, de leur sentiment de l'infini, sont le sujet de ces deux pièces de vers. — Nous avons récemment entendu tout un poème sur la musique, par M. L. Rossi. Cet ouvrage con- firme ce que nous avons dit du lien naturel qui unit les plus nobles arts. — N'oublions ni les vers pleins de pureté et de sen- DU 3 AVRIL 1843. 19 timent qu'a lus M. ROBERGE, ni l’ode sur le néant de la gloire par M. SANDRAS. — Outre ces tributs du chef-lieu, nous avons reçu de nos correspondants quelques pièces manuscrites , entre autres de M. Julien LE TERTRE, dont la muse didactique est fidèle aux traditions des deux derniers siècles; de M. Taurer, qui puise aujourd’hui de préférence ses sujets aux sources religieuses ; de M. HurEL, qui traduit fidèlement les vers latins de P.-D. Huet; de M. BouLATIGNIER, qui rime toujours sans efforts, mais jamais sans beaucoup d'esprit, de jolis vers entre deux séances du Conseil d'État. Après le mérite des compositions poétiques , vient celui d’en sentir et d’en rendre sensibles toutes les beautes. — M. DE Gournay nous à lu l’analyse des Me- nechmes de Plaute , fragment d’études sur ce poète, un Mémoire sur Martial, et une Dissertation sur Perse, dans laquelle il a donné , outre la biographie de cet auteur, un choix des morceaux les plus propres à le faire apprécier comme philosophe stoïcien et comme poète satirique. ; — M. Warras nous a mis à même de juger, par l'analyse de quelques scènes, son Commentaire sur le Cid de Corneille, commentaire qui paraîtra dans le cours du mois prochain. Déjà M. Walras nous avait soumis un fragment d’un autre genre , intitulé : De la production. 20 SÉANCE PUBLIQUE — Nous avons entendu dans plusieurs séances Le Journal d'un siège (1746 ) , nouvelle bretonne, sortie de la plume exercée de M Des Essars — Un autre conseiller à la Cour royale , non moins laborieux , M. DE FORMEVILLE , a lu l'introduction d'une Histoire du gouvernement municipal de la ville de Caen, depuis le 17 juin 1203 , date de sa charte communale , jusqu’en 1789. Cette introduction annonce toute lPim- portance de Pouvrage , qui sera divisé en cinq parties ; politique, militaire , financière , judiciaire et admi- nistrative. Le même membre nous a communiqué. à la fin d'une séance, l’un des plus curieux autographes de Bonaparte, la pétition qu'il présenta , le 1°*. septembre 1792, aux administrateurs de Versailles, pour obtenir les 20 sous par lieue auxquels avait droit sa sœur Elisa, qui allait retourner en Corse. Grâce à l’obligeance de M. de Formeville , nous avons publié un fac-simile très fidèle de cet autographe dans le Bulletin de Instruction pu- blique et des Sociétés savantes de l’Académie de Caen. — M. Th. Massor s’est distingué parmi nos con- frères par un zèle digne d’être mentionné. Il a pro- voqué la révision du réglement , à l'amélioration du- quel l’Académie a consacré une séance extraordinaire, le 1. avril 1841. L'entrée dans notre Compagnie , en devenant moins facile , est devenue plus honorable. M. Massot nous a lu, outre un premier fragment d’un grand travail sur l’éloquence, deux rapports sur les trois volumes : De la fortune publique en France et DU 3 AVRIL 1843. 21 de son administration, publiés par MM. Macarel et Boulatignier. C’est encore lui qui à fait le rapport sur le concours pour l'éloge de Dumont-d'Urville, rapport qu'il va lire dans cette séance. — M. l'abbé DANIEL s'était chargé d'examiner la collection du Journal de l'arrondissement de Valognes depuis le 1°* janvier 1829, collection dont M. l'abbé Lalmand avait fait hommage à l’Académie ; il a signalé dans ce journal une foule d'articles pleins d'intérêt et sur des matières très variées, entre autres ceux de MM. de Gerville, Baïlhache , Lalmand, Canivet, Sebire , etc. Nous devons encore à M. Daniel la connaissance d’une partie de son travail sur les monuments consacrés à l'instruction publique dans la ville de Caen. —M. Rocer a donné lecture d’un mémoire étendu, qui n'est que le commencement d’un travail d’une haute importance et d’un à-propos incontestable. L'au- teur, frappé, comme tous les penseurs, des maux qui travaillent la société française, cherche à remédier particulièrement à ceux qui naissent de notre système actuel de pénalité. Il trace un tableau trop fidèle de nos prisons, et demande à la charité chrétienne les bases d’une organisation pénitentiaire, assez différente de toutes les tentatives faites jusqu’à ce jour. Parmi les idées émises par M. Roger, on remarque la demande de détentions plus longues, avec possibilité pour le prisonnier d'en abréger la durée par des garan- ties d'amélioration morale. Le but n’est pas seulement 22 SÉANCE PUBLIQUE de punir, mais de changer l’homme intérieur, et de rendre à la société un homme nouveau. M. Roger s’oc- cupe de compléter son travail, et de mettre son sys- tème dans tout son jour. — Nous avons entendu deux rapports de M. CuarMa sur deux ouvrages renvoyés à son examen : le Timée traduit par M. Martin, et l’Idéologie gram- maticale de M. Lemeneur. Dans le second rapport, M. Charma a jeté quelques-unes de ses idées philoso- phiques sur la grammaire. Dans le premier, il a su apprécier le mérite de M. Martin, et comme traducteur de Platon, et comme commentateur de ses idées. Lui- même expliquant à sa manière certains passages du philosophe grec, a prouvé sans peine qu'il en a fait une étude approfondie. — M. Le CErr a su, dans un morceau philosophique d’une grande sagesse, assigner à la liberté ses limites véritables ; et, dans un mémoire d’une clarté parfaite, tracer l’Historique des états-généraux de France. — Nous avons entendu deux rapports intéressants de M. le docteur VAastEL: l’un sur un ouvrage de M. Munaret, médecin, à Lyon; l’autre sur la Phréno- logie morale de M. Serrurier. —M. Sueur-MERLIN nous a fait un résumé précieux du Tableau général du commerce de la France avec Les colonies et les puissances étrangères pendant l’année 1840. DU 3 AVRIL 1843. 23 — M. Sanpras a donné lecture d'un morceau de critique sur le mérite des anciens en général, et en par- ticulier sur celui d'Anacréon, de Sapho et de Simonide. Il à traduit avec bonheur quelques fragments de ces poètes. —M. Lécnaupé-p’Anisy a fait part d'Observations sur l'histoire d’Adelize , sœur de Guillaume-le-Conqué- rant , traduites de Panglais : elles étaient insérées dans une lettre de M. Thomas Stapleton, membre de la So- ciété des antiquaires de Londres, adressée à M. John Gage , directeur de cette Société. Le même membre à communiqué un recueil très précieux de lettres inédites, adressées à Huet par les plus grands hommes du siècle de Louis XIV. La Com- pagnie, qui en a entendu lire une quinzaine, a fait des propositions pour l'impression de tout ou partie du recueil; mais elle n’a pu vaincre les obstacles qui s'op- posent à la publication de cette correspondance, dont les auteurs sont les La Fayette et les Montespan, les Bossuet et les Fénélon. — M. SPENCER-SMITH à mis sous nos yeux un Fac- simile d'une signature de Shakspere. N parait que le monde littéraire avait été dans l’erreur sur la véri- table orthographe de ce grand nom. La Société des antiquaires de Londres (27°. vol. de l'Archæologia) a publié la signature de l’illustre poète. Cette signature existe sur le premier feuillet d’une traduction anglaise de Montaigne, ouvrage qui avait appartenu à Shaks- pere, et que ce grand peintre du cœur humain a dû beaucoup étudier. 24 SÉANCE PUBLIQUE Le même membre nous a donné une notice biblio- graphique sur un traité inédit du XVe. siècle et qu'il croit de Gerson. M. De Gournayÿ ayant fait un rapport sur la publication de l’opuscule De laude scriptorum , M. Spencer-Smith , sensible au reproche d’incorrection dans un ouvrage qu’il avait édité avec luxe, a expli- qué son intention en faisant imprimer son manuscrit. Il paraît qu’il a eu de ces scrupules de bibliographe , qui ne permettent aucune correction, de peur de quel- que altération. D’autres pourront corriger le texte en le réimprimant; il n’a voulu, lui, que multiplier les exemplaires de la copie qu’il possède. — Il a lu ensuite une partie de la préface destinée à la collection d’opus- cules de Gerson, qu’il compte réunir sous le titre de Gersoniana. La série des idées de M. Spencer-Smith l'ayant amené à la question si difficile: Gerson est-il l'auteur de l’'Imrranon DE Jésus-Carisr? il nous a douné lecture d’un travail de M. Vaultier, sous la forme épistolaire, travail dans lequel ce livre admi- rable est jugé au point de vue littéraire, et comparé à d’autres productions contemporaines. — Quelques-uns de nos correspondants nous ont adressé des morceaux de prose d’un grand mérite. Nous citerons un Mémoire sur l’état des sciences géogra- phiques , astronomiques et physiques au moyen-âge , en France et spécialement en Normandie, par M. Courrey; une Notice biographique sur le baron Louis par M. BouLATIGNIER ; enfin un travail consciencieux intitulé: La Genèse écrite dans les noms propres, par M. Bair- HACHE. = DU 3 AVRIL 1843. 25 — Je ne dis rien du concours ouvert pour l’Eloge de Dumont-d’Urville, ni de la générosité pieuse d’un vénérable confrère pour la mémoire de son illustre ami. Vous allez entendre le rapporteur. Mais il est un autre concours dont les résultats trompent nos espérances. Une médaille d’or de 400 fr. est proposée, depuis notre dernière séance publique, au meilleur éloge du savant Evêque d’Avranches, et ce Caennaïs célèbre dans un siècle qui a fourni tant de grands hommes, ne trouve pas un panégyriste ! Nous avons bien reçu trois mémoires ; mais pas un n'approche du but proposé. Le premier, dont l’épigraphe est tirée de l’Eloge de Rollin , par M. Berville, ne suppose pas la lecture d’un seul ouvrage de Huet : il peut à la rigueur avoir été fait sans autre secours que les articles des biogra- phies. Le second , dont voici l'épigraphe : Ornari res non patitur , contenta doceri, est écrit avec négligence. Quelques parties prouvent une étude sérieuse de la Démonstration Evangélique et des compositions philo- sophiques de Huet ; mais on mentionne en une seule phrase, et les Origines de Caen , et l'Histoire du com- merce et de la navigation des anciens, et d’autres ou- vrages non moins savants ; on semble ignorer que l’auteur composa d'importants mémoires sur sa vie : Commentaria de rebus ad eum pertinentibus ; on ne tire pas le moindre parti du Huetiana; on ne parle point des relations de notre érudit avec les écrivains de son temps ; en un mot, on ne le fait point connaître, parce qu’on ne le connait pas soi-même. 26 SÉANCE PUBLIQUE Nous n’en dirons pas autant de l’auteur du troisième mémoire, ayant pour épigraphe ce vers de Huet : Posteritas etiam mihi sera rependet honores. I connaît celui dont il entreprend l'éloge. Esprit sage, sa plume est plus exercée que celle de ses concurrents, et l’on peut croire qu'il aurait mérité la palme , s’il avait su fortement la vouloir. Mais il glisse avec une impar- donnable légèreté sur les ouvrages les plus importants du savant évêque ; il ne motive point ses jugements ; il ne s’est point inquiété des intentions de notre Com- pagnie, qui demandait moins un éloge de Huet qu’une appréciation critique de ses divers ouvrages. La Com- mission n’a décerné ni prix ni mention honorable, et: le sujet est au concours pour la troisième année. Un autre sujet est également au concours depuis notre séance du mois dernier : c’est l'ÉLOGE D’ALE- XANDRE-ETIENNE CHO&ON, né à Caen. M. Lair, notre vénérable vice-président, a voulu encore faire les frais du prix, qui sera une médaille d’or de la valeur de 200 fr. Tels sont, MM., les travaux de l’Académie , depuis notre séance du 26 novembre 1840. Mais, pour en retrouver la trace, il nous a fallu revoir par le souvenir ce court espace de vingt-huit mois, et constater des pertes douloureuses. Outre les membres qui s'honoraient d’être au nom- bre de nos correspondants : MM. Dubourg-d'Isigny , l’antiquaire ; de Bazoches , le naturaliste ; de Théis, le littérateur ; Costaz, le mathématicien ; Jouffroy , le philosophe; Dumont-d’Urville, le navigateur ; nous DU 3 AVRIL 1643. 27 avons vu successivement disparaître du milieu de nous plusieurs de nos confrères : MM. Prudhomme , Bé- tourné , Target et Frédéric Vaultier. Les soins de l'administration ne permettaient pas au dernier préfet du Calvados de suivre avec assiduité nos séances ; mais il appréciait les travaux de l’Aca- démie , et facilitait ses relations au-dehors avec une bienveillance qu’il semble avoir transmise à son suc- cesseur. M. Bétourné, malgré les infirmités qui accablaient, vint jusqu’au dernier mois de sa vie, nous commu- niquer ses remarques sur l'application de la physique à l'économie domestique. M. Prudhomme était nonagénaire ; mais il aimait à se trouver régulièrement avec sesconfrères, qu’il avait étonnés par ses connaissances el par son activité à 80 ans. En voyant ce vieillard affaibli par l’âge, on ne soupçonnait pas quel trésor d’anecdotes allait périr. M. Prudhomme, ancien secrétaire de l’académicien Thomas, avait connu tous les amis de l’auteur de l'Essai sur les éloges , c’est-à-dire la plupart des En- cyclopédistes. Il avait vu Buffon, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau , d’Alembert, Diderot, Helvétius et une foule d’autres ; il avait été en correspondance avec plusieurs d’entre eux, et il conservait de ces relations les souvenirs les plus intéressants. C'était, du reste, un homme savant en mathématiques et en astronomie, et long-temps il avait professé avec succès la naviga- tion. M. Frédéric Vaultier avait aussi professé long-temps ; il avait aussi été en relation avec de grands hommes. 28 SÉANCE PUBLIQUE Son mérite avait frappé ces Conventionnels qui se re- tirèrent à Caen après la fatale journée du 31 maï 1793; et, quand ils prirent des délibérations qui avaient pour but de sauver la France , il tint la plume et fut initie à tous leurs secrets. Plus jeune qu'eux tous , il appré- ciait avec moins de préoccupations personnelles , la difficulté des circonstances ; mais ils n'écoutèrent point ses conseils et la plupart ne surent que mourir. Le triste sort des Girondins éloigna pour jamais M. Vaultier de la politique. La littérature occupa bientôt tous ses moments, et l’enseignement public fut sa carrière. Ses biographes diront bientôl avec quel éclat il la parcourut ; ils apprécieront , et la dé- licatesse exquise de son goût , et l'étendue de ses con- naissances dans la plupart des littératures , et son éru- dition solide dans les antiquités normandes, et le mérite de ses publications en prose et en vers , et l'importance des nombreux manuscrits qu’il a laissés : quelques notices lui sont dues dans le courant de cette année. C'est aussi dans cette année, Messieurs, que devra paraître un volume de nos Mémoires. Le dernier a reçu l'accueil le plus favorable. Celui dont presque tous les matériaux sont réunis est sans doute appelé au même succès. Nous espérons du moins qu'il provoquera de nouveaux travaux , qu'il fera terminer des ouvrages commencés, et qu’il sera le prélude de plus impor- {antes publications. RAPPORT Gur Le Concours ouvert pour l'Eloge du contre- amiral Dumont-d'UMrville; Par M. Tan. MASSOT, avocat-général. MESSIEURS , Toutes les découvertes humaines ont eu leurs martyrs. Mais, entre toutes, les découvertes géogra- phiques comptent d’illustres et nombreuses victimes. Cook meurt misérablement assassiné par des sauvages, qui ne se doutent pas quelle glorieuse existence ils viennent de trancher ; La Pérouze se perd sur les récifs d'une île inconnue , et l'Océan , qui a tout en- glouti, garde pendant quarante ans le secret de ce terrible naufrage ; d'Entrecasteaux succombe sous l'influence de l'atmosphère meurtrière de l'Océanie ; Blosseville disparaît enseveli sous les glaces du pôle. Comme Cook, Dumont-d'Urville affronte la perfide hospitalité des peuplades sauvages ; comme La Pé- rouze , il visite tous les archipels de l'Océan, il en sonde tous les écueils ; comme d’Entrecasteaux , à la recherche du naufragé de l’Astrolabe , il subit les 30 RAPPORT atteintes du climat mortel de Vanikoro ; comme Blos- seville , il lutte contre les glaces du pôle. — Mais, plus heureux que ses devanciers, Dumont-d'Urville a revu sa patrie. La nouvelle Astrolabe , après avoir eu ses flancs déchirés par les coraux de l'Océan pacifique et par les glaces du pôle austral, son pont brulé par le soleil de l'équateur, ses voiles gonflées par les vents de toutes les mers, l’Astrolabe, chargée des glorieuses richesses de son triple voyage, jette pour la troisième fois son ancre dans un port de France. Son intrépide commandant va pouvoir jouir d’une gloire acquise au prix de tant de périls et de tant de fatigues. Vain espoir ! vains projets des hommes !... Un peu plus d’une année s'était écoulé depuis ce fortuné retour , quand tout-à-coup, par une belle soirée de mai , une rumeur sinistre se répand dans Paris. C'était jour de fête à Versailles. Un épouvantable événement vient d'arriver sur le chemin de fer. Deux locomotives, remorquant un nombreux convoi, brisées, se sont couchées en travers de la voie ; les wagons qui les suivaient se sont entassés sur cet obstacle, qui, for- mant un foyer d'incendie, a bientôt fait du tout un immense bûcher; les voyageurs, par une précaution devenue fatale , sont enfermés dans les voitures ; vainement ils se débattent dans les angoisses d'une horrible agonie , ils ne peuvent que mourir; et les témoins , accourus à cette scène de désolation , n’ar- rachent à ce feu alimenté par des corps humains, que des restes calcinés et méconnaissables. Quelques jours après, trois cercueils d’inégale di- mension étaient placés sous la nef de l’église St.- SUR LE CONCOURS. 31 Sulpice. C’étaient ceux de Dumont-d'Urville , de sa femme et de son fils. La gloire du père, l'espérance de l'enfant , le dévouement de l’épouse et la tendresse de la mère, tout était enfermé là .. Quel cœur ne se serait ému en présence de cette immense infortune qui engloutissait une famille entière ? Et ce n'était pas seulement un malheur privé, c’était aussi un malheur public. La France perdait en Dumont- d’Urville une de ses plus belles illustrations, un de ces hommes grands par le caractère avant d’être grands par les services. Aussi, lorsque la presse livrait à la consternation générale les noms des infortunées victimes de la catastrophe du 8 mai, celui du contre- amiral Dumont-d’Urville fut, entre tous, accompagné de cuisants regrets, de douloureuses sympathies. Il semblait qu’il y eùt quelque chose de particulièrement fatal dans la destinée de cet infatigable marin , dont la vie avait échappé à tant de périls , au casse-tête du sauvage, aux glaces du pôle, aux feux de l’équa- teur, aux écueils et aux tempêtes , pour venir , avec celle de sa femme et de son fils, s’éteindre misérable- ment en un jour de fête, dans une promenade de quelques lieues... Le mérite vivant n’est trop souvent payé que d'in- gratitude. Mais une fois mort, on lui rend plus de justice. Les rivalités, Penvie, se taisent au bord d’une tombe ; elles n’en redoutent plus rien. Qui sait même si les chants entonnés à la louange de cette gloire morte n'iront pas obscurcir ou tout au moins troubler les gloires qui survivent? Je ne veux pas dire que le pays ait été injuste ou ingrat envers 32 RAPPORT Dumont-d'Urville vivant. Mais du moins à Dumont- d'Urville mort , aucune sympathie n’a manqué. Le pouvoir , l’armée, les sciences , les arts, les lettres , chacun à voulu payer son tribut de regrets à cet homme, que chacun en effet pouvait revendiquer comme sien. La Normandie, Messieurs , devait , plus qu'aucune autre province de France , s'associer aux manifesla- tions que faisait éclater la mort funeste de Dumont- d'Urville. Car l'illustre navigateur était normand, et son nom allait augmenter cette longue liste de noms célèbres dont la Normandie est si justement orgueil- leuse. Condé-sur-Noireau , qui l’a vu naître, lui élève un monument sur l’une de ses places publiques. Caen, qui Va vu grandir. voulut lui rendre aussi son hom- mage particulier. Dans sa séance du mois de juin der- nier , sur la proposition de son honorable président , l'Académie des sciences, arts et belles-lettres , mit au concours l’Eloge du Contre-Amiral Dumont-d'Urville , et M. P.-A. Lair, dont la vie est un culte pieux envers toutes les gloires de son pays, demanda de faire seul les frais de la médaille d’or qui devait être le prix de ce concours. L'appel de l'Académie de Caen a été entendu. Quatorze Eloges ont été adressés au secrétaire. Ils ont été examinés par une commission , et c’est du résultat de cet examen que j'ai à vous rendre compte. — Je m'occupe d’abord des vaincus. C’est un éloge que l'Académie avait demandé. La plupart des concurrents paraissent l'avoir quelque peu oublié , et m'ont fait que des notices biographiques. SUR LE CONCOURS. 39 Sans doute, le meilleur moyen, le seul légitime, de louer un homme, c’est de raconter les actes de sa vie. Mais je parle au sein d’une Académie , et je n'ai pas besoin de dire quelle différence il y a entre un éloge et une biographie, entre le genre démonstratif et le genre didactique. L’un fait un portrait, l’autre fait une histoire. Tous deux ont le même modèle, et pourtant ils ne se ressemblent guère. Mais qu’on fasse ou portrait ou histoire, la première condition pour réussir , c'est de connaître à fond l’homme que l’on veut peindre. Et cette condition me parait avoir manqué aux auteurs des Eloges qui portent les N°. 1, Vlet VII. Il semble qu'ils n'aient su de Dumont- d’Urville que ce que tout le monde savait et disait de lui, qu'il était marin et qu'il avait fait trois fois le tour du monde. — Ce fait, ainsi dépouillé de tout ce qui l'explique et le grandit , ne dit pas toute la vie de Dumont-d’Urville. C’en est bien, si vous voulez, le squelette , le corps ; mais ce n’en est pas Pâme. — Ce qu'on aime à savoir, c’est surtout quelle pensée , quelle ambition , quelle espérance poussait ainsi cet homme à travers les mers ; quelles vertus il y porta, quels fruits il en recueillit. Ce n’est pas tout de se fa- tiguer à suivre ce voyageur qui jamais ne s’arrêle. Vous le connaîlrez peu, si vous n'avez fouillé dans les replis de son caractère, si vous ne savez ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur. De tout cela , Messieurs, les N°5. T, VI et VIIT n'ont dit que peu de chose. Et encore, serait-il peut-être permis de douter que ce qu'ils en ont dit ait été exactement copié sur la nature. Ainsi, je ne puis prendre pour vrais les dé- 3 34 RAPPORT veloppements dans lesquels se complait le N°. VE, par exemple , qui, après avoir placé Dumont-d'Urville à côté des Cook et des Bougainville , voudrait en faire une sorte de Grandisson. Ces trois premiers Eloges laissent aussi, sous le rapport du style, beaucoup à désirer. La commission les à {ont d’abord mis hors de concours. Il en a été de même du N°. X , intitulé: Quelques mots sur Dumont-d’Urville. Ce travail n’est pas sérieux, même dans la pensée de l’auteur. Le N°. IV à occupé la commission un peu plus long- temps. C’est, par la forme et par le fond , une œuvre tout-à-fait à part. — « Point de symétrie, point de régularité, dit l'auteur en commençant ; le désordre , c’est lharmonie. » — J'y ai cherché l'harmonie. — L'auteur paraît avoir voulu élever son sujet jusqu’au genre de l'épopée. Mais, soit que le sujet ne se prêtât guère à de si ambitieuses proportions , soit que l’ouvrier ait failli à l’œuvre , il n’en est résulté qu’une composition assez bizarre. à laquelle on demanderait plus d'intérêt, si c’est une fiction, plus d’exactitude, si c'est une histoire. Comme écrivain, l’auteur appar- tient évidemment à cette école qui sacrifie beaucoup à la couleur , et qui, au mot abstrait et métaphysique préfère toujours le mot propre et pittoresque. Il re- cherche les images avec une dangereuse affectation. La tempête, le calme, les glaces , tout lui est sujet de tableaux... Ecoutez comme il annonce la tempête : « Gare! gare! de cette masse vésiculaire s'échappe, « rapide comme la pensée , la brise carabinée qui « fouette le flot ; celui-ci se réveille, il erie, il SUR LE CONCOURS. 35 « bondit, il moutonne, il part , il entraine la corvette « aventureuse, qui plonge dans l’abime et s’élève au « même instant, comme si elle voulait braver la foudre « dans son domaine... » Ce style figuré, dont on fait vanité, Sort du bon caractère et de la vérité. Pourtant , Messieurs , il serait injuste de ne pas re- connaître que ce travail annonce de la richesse dans imagination. Il n’y faudrait que plus de réserve, plus de naturel et parfois plus de goût. Si je voulais imiter la manière de l’auteur , je dirais qu'on voit souvent au milieu de ces cailloux roulants briller des paillettes d’or et des étincelles de diamant. Ainsi , en parlant du calme, la phrase suivante me paraît heu- reuse : « Un faible soupir d’agonie , après lequel tout « meurt, dessine un léger dôme sur la surface des « eaux; le navire, esclave docile, se penche à tribord, « puis à babord, comme un berceau à la dernière « impulsion d’une nourrice attentive et tremblante ; « puis limmobilité pèse de tout son poids sur le pont « et glace toute espérance dans le cœur. .. » Puisque l’auteur aime à multiplier les images, j'aurais désiré en trouver plus souvent de cette sim- plicité gracieuse et vraie. Les poètes ont aussi payé leur tribut dans cet hom- mage que l’Académie rend à Dumont-d'Urville. Il semble en effet que la poésie pourrait puiser de belles inspirations dans cette vie si aventureuse ; si pleine de dangers, qui a vu la nature , tantôt sous la luxuriante et riche végétation des tropiques ; lantôt sous les dé 36 RAPPORT serts glacés du pôle, qui a vu l'homme , là-bas livré aux sauvages instincts de son enfance, ici müri par le travail incessant de la vieille civilisation. Elle avait pris la mer pour théâtre ; et qui donc, une fois au moins, ne s’est senti poète en présence de l'Océan ? Les N°. XI et XIII forment, dans le concours , le contingent de la poésie. Tous deux nous apprennent , et vous ne l’entendrez pas sans intérêt, qu'ils sont l’œuvre de deux de vos compatriotes. L'auteur du N°. XI nous le dit en ces termes : « Mais le docte congrès de nia cité normande « D'un poétique éloge a formé la demande ; «Il célébre d'Urville ; — et prompt à cet appel, « J'apporte un grain de sable au ciment de l'autel. » Ces vers sont faciles et toute la pièce indique une grande habitude de la versification. — On y rencontre souvent des pensées exprimées avec bonheur. Pour dire que d'Urville, en 1830 , accompagna le roi déchu : « Au parti populaire il vint prêter main forte, « Et, moderne Caron d’une puissance morte , « IT faisait traverser , pour la dernière fois, « L’Achéron de l'exil à ces ombres de rois. » Le N°. XII est intitulé : Poeme dithyrambique ; et, en effet , il est écrit dans le ton et le rhythme de la poésie lyrique. Il est aisé de reconnaître que l’auteur s’est nourri l'esprit de la lecture des classiques anciens, et qu'il s'est dit, comme un de nos poètes modernes : Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. Mais n’est pas peintre qui veut. Et celui que la " SUR LE CONCOURS. 37 muse des anciens n'inspire pas, restera, quoi qu'il fasse, un froid et pâle imitateur. Quand notre auteur s’écrie : « Ilest parti! — Flots, soyez-lui fidéles ; « Vents propices, soufflez ; portez-le sur vos ailes ! ! N'y a-t-il pas, croyez-vous, quelque imprudence à nous faire souvenir ainsi d'Horace s'adressant au vais- seau qui porte Virgile? — Et ne pourrions-nous pas penser que ce qu'il y avait de mieux à dire de notre infatigable marin, c’est encore Horace qui l’a dit : Illi robur et æs triplex Circa pectus erat…. Voilà Dumont-d’Urville tout entier, avec son ener- gie, sa ténacité, son mépris de la mort. Relisez , vous qui l'avez connu, relisez cette admirable image du navigateur, et dites-moi si quelqu'un a trouvé mieux et plus vrai. Mais Horace n’est pas au nombre des concurrents , et nous devons nous défendre de ces dangereuses comparaisons. Je ne voudrais pas d’ail- leurs me faire accuser de sévérité pédantesque, et je me soucie peu de donner à personne ici l’idée de re- garder si je ne cache pas une férule sous le pan de mon habit. Je me hâte donc d'ajouter , et c’est justice , que plusieurs strophes de l’ode qui m'occupe ont une sim- plicité qui n’est pas sans grandeur et comme un certain parfum antique. La mort de Dumont-d'Urville et des siens arrache à l’auteur l’exclamation suivante : « Seigneur, que Les coups sont terribles ! « Malheur! malheur à ceux qui restent insensibles 38 RAPPORT « A tes cruels enseignements, « A ceux qui restent sourds à ta voix formidable , « Quand sur notre monde coupable « Elle laisse tomber ses avertissements ! . .. . LE a. tliqral.)2 . « Tu portes dans ta main le calme et les tempêtes , « Tu changes en douleurs les plus joyeuses fêtes ; « Tu remplaces le jour par l'horreur de la nuit. « Le chêne allier bravaïit et la foudre et l'orage, « Tu souffles, — l'ouragan le brise sur la plage. « Qu'importe à La justice ou la fleur ou le fruit ! En résumé , Messieurs, quel que soit le mérite poétique des deux morceaux dont je viens de vous entretenir, la commission n’a pas pensé qu'ils attei- gnissent le but que l’Académie s’est proposé, en mettant au concours l’Eloge de Dumont-d’Urville. Je reviens à la prose , et j'y reviens avec d’autant plus de plaisir que j'arrive aux vaillants et aux forts, à ceux qu'on ne peut vaincre sans combat et sans gloire. Les N°. IF, IX et XIV méritent d’être remar- qués pour l'exactitude des faits et la vérité des ap- préciations. Vous le comprendrez sans peine lorsque vous saurez que les auteurs des N°. IT et IX ont été les amis , les compagnons de voyage de Dumont- d'Urville. Mais je ne mentionne ici le N°. IX que pour mémoire, car il a dû être mis hors de concours par une fin de non-recevoir. L'auteur, qui est capitaine de vaisseau et major-général de la marine au port de Toulon, a écrit son nom à découvert en tête de son œuvre, qui de plus a été publiée dans les Annales maritimes du mois d'octobre dernier. C’était un double motif pour qu'il ne pût plus être admis à con- courir. SUR LE CONCOURS. 39 Le N°. XIV est écrit avec une simplicité correcte , sauf quelques négligences. Il pourrait être plus com- plet sur certains points, moins long sur d’autres. Ainsi , l’auteur consacre à peine une ligne au premier voyage de Dumont d’Urville, à celui qu’il fit en qua- lité d’enseigne sur la gabarre la Chevrette, dans l'Ar- chipel grec et la Mer-Noire. C’est pourtant à ce voyage que Dumont-d'Urville dut le commencement de sa célébrité. C’est là, dans ses premiers pas à travers la vie, quand il est encore dans toute l’ardeur de sa soif de connaitre , quand ses illusions et ses espérances n'ont rien perdu de leur verdeur, quand il est jeune, ambitieux, et qu’il a sa fortune à faire, c'est alors qu'il est curieux de le suivre et de l’étudier. A mon avis, Messieurs, nulle autre époque de la carrière de Dumont-d’Urville n'offre à son biographe un plus véri- table intérêt. Il faut le voir, parcourant d'un pas in- fatigable cette terre classique des héros, cet inépuisable champ des vieux souvenirs, Strabon d’une main et Tournefort de l’autre, interrogeant à la fois et la nature morte et la nature vivante, faisant de l’his- toire avec les ruines, de la science avec les fleurs et de l’étude avec toutes choses. Quiconque eût pu Île suivre, en voyant à l’œuvre cette intelligence soutenue d’une froide persévérance , eûl aisément prédit que, quelle que füt la route dans laquelle allait s'engager cette nature énergique elle y marcherait droit et loin. N’avais-je pas raison de regretter que le N°. XIV eût passé si légèrement sur le jeune enseigne de vaisseau, qui devait être un jour contre-amiral ? — Ne s'arrète- t-on pas , plein de curiosité et d'émotion, au bord du ruisseau qui va devenir un grand fleuve ? 40 RAPPORT On peut relever aussi, dans ce travail, quelques erreurs de fait. L'auteur, après avoir ramené d’Urville de sa dernière pointe au pôle sud, l'accompagne aux iles Aukland , à la Nouvelle-Zélande, et de là, le fait revenir en France par l'ouest, en: doublant le cap Horn et à travers l'Océan Atlantique , tandis qu’au contraire , il prenait sa route vers le nord , en se di- rigeant sur la Louisiade et la Nouvelle-Guinée , s’en- gageait dans le redoutable détroit de Torrès, gagnaïit les îles de la Sonde et la Mer des Indes, doublait le cap de Bonne-Espérance , touchait à l'ile Ste.-Hélène, quelques jours avant qu'on la dépouillät du poétique tombeau qui faisait de ce rocher comme un phare glorieux au milieu de l’immensité de l'Océan, et enfin jetait Pancre le 9 novembre dans le port de Toulon. Le N°. IT est celui peut-être qu'on lirait avec le plus de curiosité et de fruit. Voici son début: « Nous avons « été l'ami de d'Urville, souvent le confident intime « de ses pensées et de ses projets. Nous avons vécu « de cette vie de contact où les hommes apprennent « à se connaître jusqu’au fond de l'âme ; — nous « avons navigué avec lui, parcouru avec lui les con- « trées les plus sauvages , partagé avec lui des courses « aventureuses pour conquérir quelques matériaux « d'histoire naturelle ; — nous connaissons tous ses « écrits, toutes ses publications ; — nous avons eu en « nos mains les manuscrits de quelques compositions « inédites ; — nous tracerons donc la vie de ce marin, « avec une appréciation qui ne sera ni aveugle ni « injuste. La sainte vérité guidera notre plume , et si « parfois quelques ombres viennent se mêler à notre SUR LE CONCOURS. 4x « coloris, c’est que d'Urville tenait de l’espèce hu- « maine, c’est que ses défauts étaient les reliefs de « ses qualités, et que taire les uns ou les autres, « serait tracer un portrait de fantaisie et nullement « d’après nature .. » Ce passage a le mérite de faire connaître d’une manière exacte le travail de l’auteur, et résume assez fidèlement et ses qualités et ses défauts. Comme il annonce, il est toujours vrai, parfois sé- vère; — comme vous l'avez pu voir, son style ne manque pas d'énergie, mais on y pourrait désirer plus de clarté et de correction. Si quelques teintes trop crues, trop dures, avaient été adoucies , si plusieurs pièces authentiques qui alanguissent le récit et l'al- longent outre mesure , avaient été retranchées ou rejetées en note, si enfin le style était plus pur , cette œuvre serait digne d'être remarquée entre toutes. On voit, on sent, en lisant, que Dumont-d'Urville a posé, et que le peintre a su saisir les traits si caractérisés de cette mâle figure. El pour qu’on la comprenne mieux , il nous laisse entrevoir l’esquisse de la figure non moins caractérisée de la mère de son modèle. Il parait que M°. Dumont-d'Urville était une de ces femmes fortes , qu'on dirait taillées dans un bloc de granit, étrangère à toutes les faiblesses de son sexe, et qui, lorsque beaucoup d'hommes se cachaient pour essayer de vivre , venait ici disputer et arracher son mari à la terrible justice du Tribunal révolutionnaire. On conçoit qu'il pouvait y avoir , jasque dans les tendresses maternelles d’une pareille femme, quelque chose de sévère, de rude , dont le caractère de son fils, qui avait perdu son père de bonne heure , dut 42 RAPPORT conserver l'empreinte. Avec l'enfance commencèrent pour lui ces habitudes de froide réserve , de silence, de solitude, qui devaient plus tard le faire accuser de fierté et d'humeur difficile. A lépoque où il fut reçu aspirant, en 1807, les élats-majors de la marine, dissé- minés par la révolution, s'étaient quelquefois ouverts, sous l'influence de nécessités impérieuses , à des sujets peu distingués. Tout ce qui se sentait de la capacité , de l'avenir, se jetait vers l’armée de terre; c'était sur le continent que le grand homme de l’époque vidait son duel avec l’Europe. Faut-il s'étonner que le jeune d’Urville se soit trouvé déplacé au milieu d'un monde qui lui ressemblait si peu ? — Faut-il s'étonner que lui, tout plein de léducation sérieuse et puritaine qu'il avait reçue de sa mère, lui, qui parlait plusieurs langues et savait {out Homère par cœur , lui, qui passait ses journées dans l’étude, faut-il donc s’étonner qu'il se soit pris de quelque dédain pour des camarades qui raillaient, sans les comprendre, ses goûts labo- rieux , et dont la plupart dépensaient leur vie dans de folles dissipations ? C'est à cette époque et comme pour chercher dans les richesses de la nature une société qu'il ne trouvait pas parmi les hommes, que d’Urville prit le goût de la botanique et de l’entomologie. — L'auteur du N°. II parle des travaux du jeune naturaliste pendant sa campagne sur la Chevrette , en homme qui a le droit, . éclairé par sa propre science , de juger la science d'autrui, et qui la juge avee léquité du vrai mérite. D'Urville aimait à rappeler cette époque de sa vie, où ses premières productions furent accueillies avec SUR LE CONCOURS. 43 empressement , où les savants le recherchaient , lui tendaient la main , le remerciaient de ses découvertes en donnant son nom à des plantes nouvelles, à des insectes ignorés jusqu'à lui. 11 faut que Dumont- d'Urville eût éprouvé de bien amères déceptions, s'il en était venu à penser des hommes, ainsi que le dit l’auteur du N°. II. Ecoutez-le. Ce n’est pas sans quelque regret que je cite ce passage ; mais il peut servir à expliquer la décision de la commission, et d’ailleurs je suis de ceux qui croient que la meilleure manière de détruire une injustice, c'est de lui infliger l'éclat du grand jour. Le biographe parle des méprises auxquelles donnait lieu parfois la mise négligée du capitaine d’Urville , et il poursuit : « — Que de fois les « fonctionnaires étrangers furent étonnés de l’abord « de cet homme au front haut, aux lèvres minces et « contractées, au menton épais et lourd, dont la « parole était brève et hardie, bien que légèrement « embarrassée , et dont le langage joignait d'ordinaire « à l'expression décidée une empreinte de causticité. « Ces qualités ou ces défauts revêtaient surtout une « apparence plus prononcée dans les réceptions d’ap- « parat, par le sans-gêne du capitaine qui méprisait « souverainement les petits égards, les appréciations « réservées et méticuleuses de certains tempéraments, « et qui marchait avec assurance vers son but, sans « crainte de froisser les susceptibilités ombrageuses « et les délicatesses de salon... — Le fond du carac- « tère de M. d'Urville était un mépris profond pour « l'espèce humaine. Il se plaçait comme un être à part « au milieu des autres hommes, et avait pour maxime 44 RAPPORT « qu'il fallait se servir des uns et briser les autres ; « que l'amitié n’était que duperie, et qu'il fallait arri- « ver ici-bas aux honneurs et à la fortune en poussant « devant soi ceux qui faisaient obstacle au but que « l’on voulait atteindre. Il aimait à tenir, jour par « jour, un journal des travers, des ridicules de ceux « avec lesquels il vivait. Personne n’était exempt de « figurer sur son livre secret. Il épanchait sa bile sur « tous avec une verdeur et une crudité d'expressions « désespérantes, et ses meilleurs amis ne sont pas ceux « qu'il a le moins rudement fustigés... Une rancune « ne sortait jamais de l'âme de M. d’Urville , une fois « qu’elle y était entrée, et le temps, loin de l’affaiblir, « ne faisait que lui donner de la force... » Vous ne vous attendiez guère , Messieurs , à trouver pareil portrait dans l'éloge de Dumont-d'Urville. Encore sil était vrai... — Mais je crois que cette fois l’auteur , s’arrétant aux surfaces, s’est montré injuste , non pas qu'il soit aveuglé ou poussé par aucune passion mau- vaise, car de nombreux passages de son écrit témoi- gneraient au besoin de sa sincère admiration, de son profond respect pour Dumont-d'Urville. Mais qui sait s’il n'a pas vu le caractère de son héros à travers le prisme de ses propres idées ? — Je ne connais pas l’auteur du N°. IT, mais si j’en juge par quelques pensées jetées çà et là dans le cours de son travail , je le soupçonne de n'être pas animé d’une grande bienveillance pour lespèce humaine , de n'avoir pas une vive confiance dans la justice des hommes. Quand on se met sur les yeux un verre de couleur, on voit la nature couverte d'une teinte uniforme qui n'est pas SUR LE CONCOURS. 45 la sienne. Messieurs, nous avons tous notre verre de couleur devant les yeux, et nous ne savons voir les choses et les hommes que sous les reflets trompeurs qu'ils en reçoivent. Que Dumont-d’Urville fût devenu misanthrope , qu'il se montrât parfois chagrin et difficile , je le crois; — qu'il fût ambitieux , je le com- prends ; — mais qu'il tint pour maxime qu'il fallait , pour parvenir, ou se servir des hommes ou les briser , je ne le crois pas ; — et je ne veux, pour me con- vaincre , que le zèle ardent et désintéressé que mit toujours d’Urville à faire rendre justice à ses collabo- rateurs, à ses compagnons de navigation. Que l'amitié ne fût pour lui qu’une duperie, quand on ne s’en fait pas un marche-pied pour s'élever , je ne le crois pas. Le cœur impie qui nierait l'amitié, serait, par une juste expiation, condamné à mwavoir jamais d'amis, et Dumont-d’Urville en avait ; je n’en voudrais pour exemple que la touchante et fidèle confraternité du capitaine Jacquinot, qui, le trouvant en 1819 sur la gabarre la Chevrette , Va depuis suivi dans tous ses voyages, sous l'équateur et sous le pôle, et ne l’a quitté que sur les bords de la fosse ouverte pour le recevoir. J'arrive, Messieurs, au N°. XIT, sur lequel je dois arrêter votre attention , bien que ce que j'ai dit des autres ait beaucoup abrégé ma tâche. Le N°. XI est celui qui présente le plus d'harmonie dans son ensemble. Je ne sais si l’auteur à jamais connu Dumont-d'Urville ; mais il a dû Pétudier avec une fervente sollicitude, avec une sorte d'amour. Il dit tout sans être long. Sa narration est claire, 46 RAPPORT attachante , pleine de sensibilité. 11 y a dans la ma- nière de l’auteur quelque chose de contenu , d’égal , de réservé. C’est de la simplicité et du bon goût tout à la fois. Sans doute on y pourrait désirer plus d’éner- gie, plus de chaleur ; mais qui sait si l’œuvre ny perdrait pas un peu de cette grâce facile, qui en fait le charme et le principal mérite? Il est vrai qu’en revanche le portrait de Dumont-d'Urville y gagnerait peut-être en ressemblance. Je reprochaïis tout-à-l’heure à l’un de ses biographes, d’avoir trop fait ressortir les aspérités blessantes de ce caractère indomptable ; je reprocherais volontiers à celui-ci de les avoir trop adoucies , d’en avoir trop atténué les ombres vigou- reuses, au risque de nuire ainsi aux parties qu'il veut mettre en lumière. Il faut laisser à cette figure son individualité, ses angles, ses vives arêtes ; car c’est à tout cela qu’elle doit d’avoir pris place parmi celles qui resteront dans la mémoire des hommes. Comme tous ses concurrents , l’auteur du N°. XII suit Dumont-d’Urville depuis le berceau jusqu'au fatal wagon qui devait être son tombeau. Je pourrais m'arrêter à relever quelques erreurs échappées à l’auteur ; il fait d’Urville lieutenant de vaisseau en 1816, tandis qu’il ne parvint à ce grade qu'en 1821, à la suite de son voyage en qualité d’enseigne sur la gabarre la Chevrette. Mais j'avoue que ces légers défauts, si faciles à faire disparaître , ne m'inquiètent guère, et j'aime mieux tout d’abord suivre l’auteur dans son récit. Il constate, peut-être avec plus de complaisance que de vérité, les goûts , les penchants qui , dès l'enfance SUR LE CONCOURS. 47 de Dumont-d'Urville , durent révéler sa vocation. Je ne crois guère à ces signes précurseurs qu'on ne manque jamais d’attacher aux premiers pas de tous les hommes qui s’élèvent, et j'ai toujours pensé, que pour la plupart , le hasard est au moins pour moitié dans le choix de leurs carrières. D'Urville subit un examen pour entrer à l’école Polytechnique; — il n’y a pas de place pour lui et il devient aspirant de marine. Qu'eûtil fait s’il eût été reçu ? — Je ne sais; mais j'affirme qu'il eût été partout un homme remarqué, parce qu’il eût apperté partout son intelligence et son énergie. Il croise dans l’Océan, dans la Méditerranee. Son vaisseau ramène en France Louis-Philinpe d’Or- léans ; étrange destinée qui le fait assister au retour d'un roi futur, comme il devait plus tard assister au départ d’un roi détrôné! Bientôt l'horizon s'agrandit devant lui; c'est la Grèce et l’Asie-Mineure. Il en revient, en offrant aux savants ses riches collections d'histoire naturelle, et aux artistes la Vénus de Milo. — Son nom sort de l'obscurité. — Mais la Méditer- ranée , le Pont-Euxin ne suffisent plus pour satisfaire son ardeur pour les voyages. Il lui faut POcéan. II s'associe avec le lieutenant Duperrey, second de Freycinet dans l'expédition de la frégate l'Uranie. Le mémoire que ces jeunes officiers présentèrent à cette occasion au ministre de la marine, est un modèle de clarté et de désintéressement. Le 11 août 1822, ils mettent à la voile à bord de la corvette la Coquille. — Quatre mois après, ils étaient aux iles Malouines , ils doublaient le cap Horn , exploraient les côtes si riches du Chili et du Pérou , et enfin, au mois de 48 RAPPORT mars 1823, ils se lançaient, à travers l'Océan Pacifique, sur la route ouverte par Bougainville soixante ans auparavant. Plus de deux années furent employées à sillonner les divers archipels de l'Océanie, et c’est de cette époque que datent l'intérêt et la curiosité de Dumont-d’Urville pour ce monde si différent du nôtre, pour ces peuplades sauvages chez lesquelles il avait quelquefois rencontré un courage indomptable uni à une sorte de générosité chevaleresque. A peine est-il de retour au port qu’il rêve un nou- veau voyage. L'auteur du N°. XII ne fait peut-être pas assez sentir quelle cause poussait ainsi d'Urville, à peine arrivé, à remettre à la voile pour explorer les mêmes mers. Pourquoi ne pas le dire? — Le voyage de la Coquille n'avait pas réalisé ses espé- rances ; les opérations hydrographiques avaient été, suivant lui, trop sacrifiées aux autres sciences ; — on avait navigué trop loin des terres , et la géographie avait peu gagné à cette expédition. Au mois d'avril 1826 , il repart ; il est capitaine de frégate , il commande lexpédition , et la Coquille s'appelle dé- sormais l’Astrolabe, en mémoire de La Pérouse , dont il va rechercher les traces. Avant la fin de l’année, l’Astrolabe rangeait la côte méridionale de l'Australie, et mouillait au Port-Jakson. C’est en quittant ce port que commencent les grandes opérations de la cam- pagne. L’expédition explore successivement la Nou- velle-Zélande ; les îles Tonga, l'archipel Viti, les Nouvelles-Hébrides , les côtes de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Guinée ; — elle traverse la mer des Moluques , et enfin, après une année de travaux SUR LE CONCOURS. 49 incessants et d'immenses périls , elle suit de nouvéau la côte orientale de l'Australie, et vient mouiller à Hobart-Town , cette ville anglaise qui donne À la terre découverte, il y a 200 ans, par Tasman la physio- nomie de la civilisation et du luxe européens. Au moment où l’Astrolabe jette l'ancre dans cé port de la Tasmanie, elle a parcouru , tant sous les ordres de Duperrey que sous ceux de d’Urville, environ 40,000 lieues. L'auteur du N°. XIT s’est fait le com- pagnon de ses courses aventureuses ; il constate, avec une scrupuleuse exactitude, ses travaux hydrographi- ques, ses découvertes ; — il dit les incidents, les vicissitudes du voyage ; — il nous montre l’infati- gable d’Urville , animant lout de son activité , prenant part à tous les travaux, faisant face à tous les dan- gers. « C’est qu'il avait une âme d’une forte trempe, « dit-il quelque part, et qu’il réunissait des qualités « qui semblent incompatibles : un coup-d’œil prompt « et une habileté consommée , de la hardiesse et du « sang froid, la prudence qui raisonne lé danger, ét « l’intrépidité qui le brave. » Cependant Dumont -d'Urville n'avait pas encore accompli la plus sainte promesse de sa mission. Vai- nement il avait interrogé sur son passage et les hommes, et les écueils, et la mer; — il n'avait rien découvert de l’infortuné La Pérouse. À Hobart-Town, il apprend que le capitaine Dillon a donné des ren- seignements précieux. Des armes françaises, des médailles, une croix de St.-Louis ont été vues entre les mains des naturels de l’île de Vanikoro. Ce sont, à n'en pas douter, des vestiges de l’illustre voyageur. 4 bo RAPPORT D’Urville sent renaître son espoir ; il relève l'ancre et se dirige sur Vanikoro. Je laisserai l’auteur du No . XII raconter lui-même cet intéressant épisode de la campagne : « Dès le 14 février, l’Astrolabe parut sur la côte orientale de Vanikoro , île montagneuse, qu'entoure une énorme chaine de brisants , et après six jours de recherches, elle ne put trouver qu’un passage étroit et tortueux qui la conduisit, à travers mille périls , dans la baie de Tévaï. « Dumont-d’Urville et ses compagnons abordérent, avec un religieux recueillement , cette terre inhos- pitalière. Les informations qu'ils arrachèrent à la défiance des naturels, les objets qu’ils reconnurent entre leurs mains, achevérent de dissiper ce qui pouvait rester encore d'incertitudes. Mais sur quels points de de la côte s'étaient brisés les vaisseaux de La Pérouse? — Pendant quelque temps les sau- vages habitants de Vanikoro refusèrent de répondre à cette question. Un d’eux, séduit à la vue d’un morceau d’étoffe rouge, conduisit Jacquinot et Lottin au lieu même du naufrage. « Vis-à-vis la côte occidentale de l'ile, et sur la partie du récif sur laquelle est bâti le village de Payou, les ofliciers français aperçurent , disséminés dans la mer, à une profondeur de 12 à 15 pieds, « des canons , des ancres, des boulets, et un nombre considérable de masses de plomb. Plus de doute possible; ils avaient sous les yeux la triste vérité. C'était là que, quarante ans auparavant, avait péri, avec l’escadre qu’elle commandait , une des SUR LE CONCOURS. 51 gloires de la marine française. . . . Deux jours furent employés à recueillir les précieux restes , et à les transporter sur la corvette. Dumont-d’Ur- ville avait achevé sa mission. Cependant il ne voulut pas quitter Vanikoro sans y ériger un monu- ment à la mémoire des malheureux français qui y avaient trouvé la mort. Tandis que les hommes de l'équipage étaient occupés à ce pieux “evoir, la fièvre se déclare parmi eux, sous l'influence de pluies perpétuelles et d’une atmosphère embrâsée. Le cénotaphe construit sur le récif , au milieu d'une touffe de mangliers, se trouve néanmoins terminé ; et, le 14 mars, l'inauguration en fut consacrée par trois décharges de mousqueterie et une salve de vingt-un coups de canon: touchante cérémonie, où les souvenirs de la patrie absente se confondaient dans le cœur des assistans, avec les regrets excités par le sort de leurs frères!» Tout ce morceau est simple et bien senti. Il donne une idée assez juste de la manière de l’auteur. D’Urville s'éloigne de ces parages meurtriers. Il traverse l'immense archipel des Carolines, et va relàcher à Guam, dans les Mariannes. Après quelques jours de repos, il remet à la voile, et après avoir sillonné en divers sens la mer des Moluques, il double pour la troisième fois le cap des Tempêtes, el après une absence de trente-cinq mois, il entre dans le port de Marseille. — « Le voyage de l’Astrolabe, dit « « « le N°. XIT, fut une lutte presque continuelle avec des obstacles et des périls de toute espèce. Et pourtantjamais les travaux ne furent interrompus. 52 RAPPORT « À la Nouvelle-Zélande, à Tonga-Tabou , à Vanikoro, « au milieu des tempêtes , sous des ciels dévorants, « au sein des peuplades féroces, les recherches des « naturalistes, les études de mœurs, les observations « de géographie et de navigation se continuèrent « avec autant de calme et d'activité que dans les « circonstances les plus propices. » D'Urville n’avait pas seulement ce zèle enthousiaste qui n'a qu'un temps. Il avait la persévérance, cette qualité sans laquelle on ne fait rien de grand, rien de durable. Il mit à publier son voyage la même activité qu'il avait apportée dans les opérations de la campagne. En moins de six années, il l'avait livré tout entier à la curiosité du monde savant. C’est à cette époque qu'il fit connaitre sa fameuse nomenclature des îles du Grand-Océan, fondée sur la diversité des races qui les habitent. Je n’hésite pas à dire que ce remarquable travail est un de plus beaux titres de gloire de Dumont-d'Urville , parce qu'il prouve avec quelle intelligence supérieure il observait et les choses et les hommes. Chacun sait voir les détails; mais il n’y a qu'un esprit élevé qui puisse , comme le fait d'Urville, embrasser et com- prendre l’ensemble. L'auteur du N°. XIT ne manque pas de signaler cette œuvre du savant voyageur. Mais peut-être en pouvait-il mieux faire ressortir la valeur et tout ce qu’elle suppose d’études et de solides connaissances. D'Urville passe six années à Paris. Son biographe ne nous dit rien de cette époque de sa vie. Elle n'offre en effet rien de saillant à raconter ; et pourtant, SUR LE CONCOURS. 53 ne donnerait-elle pas matière à des observations capables de piquer la curiosité de quiconque veut pénétrer les secrets de cette existence ?— J'imagine que ce fut surtout à cette époque que d'Urville éprouva les déceptions blessantes qui développérent chez lui cette humeur chagrine , que l’auteur du N°. IF a si sévèrement mise en saillie. Un peu trop impatient d'obtenir à l’Institut la place à laquelle il ne pouvait manquer d'arriver, il s'était présenté pour remplacer M. de Rossel, et l’insuccès de sa candidature le rendit parfois injuste envers l’illustre concurrent (1 qui lui fut préféré. Il avait aussi compté que la relation et les fruits de son voyage seraient accueillis avec plus d’empressement. Son nom grandissait; mais, comme toujours , avec sa gloire grandissait aussi l'envie. Ne savait-il pas que tout homme qui s'élève doit se résigner à avoir ses ennemis et ses détracteurs ? — Îl n’est pas donné à tout le monde, même aux plus forts, de savoir attendre : c’est le courage le plus rare; et d'Urville lui-même, l’intrépide navigateur, n'eut pas celui d'attendre avec patience la réputation que lui promettaient ses travaux. C'est pour la violenter qu’il consentit à mettre son nom en tête de l'ouvrage intitulé : Voyage pittoresque autour du monde , qui eut un grand succès, mais que la science lui a souvent reproché. Enfin, comme il le dit dans l'introduction de son Voyage au pôle Sud, la révolution de juillet avait réveillé chez lui des opinions ardentes qui, manifestées avec un éclat, qu’il qualifie lui-même (4) L'amiral Roussin. 54 DISCOURS d'imprudent , durent lui aliéner les hommes du pouvoir. Eh! qui sait? peut-être des rêves d’ambition déçus... Quoi qu'il en soit, ce fut l'âme aigrie par tous ces mécomptes, qu'en 1835, il se rendit à Toulon pour y remplir, dit-il, les obscures fonctions aux- quelles est assujetfi un capitaine de vaisseau dans le port. Un malheur de famille l'y attendoit ; et l’un de ses biographes nous apprend que, comme Young, d'Urville voulut ensevelir lui-même la fille que le choléra venait de Îui enlever ; tant ce cœur, en apparence si dur, était accessible à l’exallation des tendres sentiments de famille! Il vivait dans une modeste retraite qu’il appelait sa Juliade; et ce dut être pour échapper à cette solitude inactive, pleine de découragements, autant que pour compléter ses études d’ethnographie et de philologie sur les peuples océaniens, qu'il conçut la pensée de son troisième voyage. Il prépara son plan, et le Roi, auquel il fut soumis, voulut que l'expédition fit une reconnaissance dans les mers australes, pour vérifier lexactitude des récits de Weddell, qui prétendait avoir navigue sur des mers libres jusque par-delà le 74°. parallèle. D'Urville hésita en présence de la carrière nouvelle qu'on ouvrait devant lui. Mais il n’était pas homme à reculer devant la pensée d’un danger ; il se souvint de ces paroles de Napoléon, que les hommes savent gré qu'on les étonne; — et il prépara son départ. C’est au milieu de ses préparatifs qu'il fut troublé par des critiques au moins sévères , si elles n'étaient injustes , et auxquelles il dut être d'autant plus sensible qu’elles partaient de plus haut. Il eut le tort d'y répondre avec SUR LE CONCOURS. 55 une aigreur qui ne peut s'expliquer que par l'irritation maladive à laquelle l'avaient amené les injustices dont il se croyait victime, les ennuis, les chagrins dont sa vie avait été semée. Ne savons-nous pas l’influence que peut exercer, même sur les plus belles intelli- gences, cette misanthropie solitaire qui finit, si l’on s’abandonne à ses inspirations, par nous montrer un ennemi dans chacun de nos semblables ? L’Astrolabe partit pour la troisième fois, le 7 septembre, ayant pour conserve la Zélée, cémmandée par le fidèle Jacquinot. Je laisse lPauteur du N°. XII suivre les deux corvettes dans ce périlleux voyage. Qui ne connaît leurs incroyables luttes au milieu des glaces du pôle? — Qui n’a tremblé d’angoisses et d’effroi en les voyant enfermées pendant cinq jours dans ces effrayantes murailles, sous le givre et la neige, dans une brume impénétrable, perdues dans les déserts inhabités de cette nature désolée, obligées enfin de s'ouvrir de vive force un passage pour sortir de leur prison de glaces, au risque de se briser mille fois? — Il faut lire dans la relation de Dumont-d’Urville la description des terribles merveilles que présentent ces régions du globe. Son style, ordinairement aride et froid, s'élève jusqu'à la véritable éloquence : + Sévère et « grandiose au-delà de toute expression, dit-il, tout « en élevant l'imagination, ce spectacle remplit les « cœurs d'un sentiment d’épouvante involontaire ; « nulle part l’homme n’éprouve plus vivement le « sentiment de son impuissance... — C’est un monde « nouveau , mais un monde inerte , lugubre et 56 RAPPORT « silencieux , où tout le menace de l’anéantissement « de ses facultés. Là, s’il avait le malheur de rester « abandonné à lui-même, nulle ressource , nulle con- « solation , nulle étincelle d'espérance ne pourraient « adoucir ses derniers moments. Il faudrait graver « là l'inscription que le Dante place sur la porte de « l'enfer : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrale... » Quelle plume ne serait fière d'avoir écrit ces lignes ? Après trente-huit mois de navigation, l’Astrolabe et la Zélée étaient de retour dans la rade de Toulon. « D'Urville devait être satisfait, s’écrie l’auteur « du N°. XIF; il voyait accompli le désir qu’il avait « exprimé bien des fois, d'exécuter, comme Cook, « trois voyages autour du monde; il venait de mettre « le sceau à sa réputation; son nom prenait place « parmi ceux des plus grands navigateurs qu’ait « produits la France, en même temps que les natu- « ralistes et les ethnographes le réclamaient comme « une de leurs principales célébrités. «e Mais combien il avait payé cher ces avantages, « continue le biographe, et que d’amertumes se « mélaient à ses jouissances !.. La mort avait encore « visité son toit: il ne trouva plus un fils qu'en « partant il avait laissé au berceau. C'était le troi- « sième enfant qu’il perdait : il semblait que chacune « de ses expéditions dût avoir son deuil, comme « chacune avait eu sa gloire... » SUR LE CONCOURS. 57 Nous approchions du jour où le pays à son tour prendrait le deuil de cette gloire si chèrement payée. D'Urville ne devait pas avoir le temps de publier la relation de son troisième voyage Les dernières pages du N°. XII sont consacrées à dire l?s circonstances de cette mort fatale et prématurée que vous savez tous. Je pourrais multiplier les citations. Vous verriez que si cette composition ne s'élève pas à ces hauteurs transcendantes qui étonnent le lecteur, au moins elle se maintient toujours à une hauteur moyenne qui contente l'esprit. Je n'ai plus qu'un mot à dire du style. Sauf quelques négligences échappées à l'inat- tention, il est pur et correct; mais il a le défaut de ces qualités, il est froid. Si J'osais, je dirais qu'il est trop uniformément correct, trop égal, trop paisible ; — il faudrait , pour écrire la vie de Dumont-d'Urville, plus de force, plus de couleur, quelque chose de plus heurté, qui rappelät plutôt l'inégalité grandiose de l'Océan que la constante placidité d'un lac. Les N°. IIT et V sont, après le N°. XIE, ceux qui ont paru à la commission le plus dignes des suffrages de l'Académie , et ils sortent assez de ligne pour qu'il soit juste de les distinguer. Le N°. II est écrit avec une facilité qui ne manque pas d'élégance. Il est d’une plume exercée, qui connait les ressources et les finesses de la langue. On regrette d’y trouver parfois certaines recherches de style qui vont jusqu’à l’affec- tation. On dirait que l’auteur craint d'être trop simple, trop naturel, de trop parler la langue de tout le monde; il veut être noble, il devient vulgaire. Je ne sais pas s’il a jamais été de bon goût de dire , pour 58 RAPPORT désigner les Anglais , les fils d’Albion; mais j'affirme que cela ne se dit plus sérieusement. Il y à des mots qui ne sont plus de mise, parce qu'ils ont vieilli, comme certaines modes. Que diriez-vous de l’homme qui se présenterait aujourd’hui avec le costume du temps du Directoire? — Il est vrai, et je me hâte de l'ajouter, que le fond fait aisément oublier ces taches de la forme. Il y a de l’ensemble dans le plan, de la rapidité et de la concision dans le récit, et de l'intérêt habilement jeté dans tout le cours de l’ou- vrage. Le N°. V est, sous le rapport des faits et des détails, le plus complet parmi tous les concurrents, et c'est ce mérite que la commission a voulu récom- penser en lui. Mais de ce mérite devait aussi naître son défaut : il est trop long. L'auteur sait tout, et il a raison; mais il a peut-être le tort de vouloir tout dire. Il arrive à fatiguer la curiosité plus qu'à la satisfaire. Ce travail est excellent comme biographie ; il est froid , lent, inanimé pour un éloge. Il est semé de réflexions générales, de rapprochements historiques, qui sont habilement rattachés au sujet, et qui dénotent un esprit étendu et cultivé. Le style est châtié; mais il est quelquefois chargé d’expressions techniques , qui lui donnent un certain air d’étrangeté. L'auteur s'est cru sans doute obligé, en faisant l’histoire d’un marin, de prouver qu'il saurait au besoin parler la langue maritime. Je ne lui ferais pas un reproche de cette innocente tentation, si, pour les profanes, comme moi, qui n’ont vu la mer que du rivage, elle ne jetait quelque obscurité dans SUR LE CONCOURS. 5g la phrase. Je voudrais, Messieurs , citer quelques fragments de ces Eloges , comme je lai fait pour les autres ; mais je crains d’être long ; et d’ailleurs, si chaque détail s’y marie heureusement avec l’en- semble , aucun d’eux pourtant ne m'a paru assez saillant pour pouvoir en être détaché sans rien perdre de son prix. Il ne me reste plus qu'à vous entretenir du N°. VII. Celui-là ne se fait pas remarquer, comme les deux précédents, par le récit circonstancié des grandes expéditions qui ont rempli la vie de Dumont-d’Urville ; mais il aime les petits détails, les choses de la vie intime , et il met à les reproduire autant de finesse que de naïveté. Quelques lignes lui suffisent pour faire un voyage autour du monde ; il emploiera toute une page pour vous dire une conversation, un trail du caractère, une pensée qui aura passé dans l'esprit , une rumeur qui aura circulé dans Pair. Si l’auteur du N°. VIT était peintre , je présume que son pin- ceau aurait préféré le tableau de genre au tableau d'histoire. 11 écrit comme il aurait peint, c’est-à-dire que son travail est délicat , fini, je dirais volontiers pittoresque comme un gracieux tableau de Biard ou de Decamps. Il ne se piquera pas toujours d’être vrai; il veut avant tout intéresser. Et qui pourrait lui en faire un reproche, s’il réussit ? — Je citerai son début qui fera mieux comprendre l'opinion que j'émets. L'auteur parle des incertitudes cruelles qui suivirent les premiers temps où l’on perdit la trace de La Pérouse : « Il y avait alors en France, dit-il, « quelqu'un qui n'avait pu se résigner à croire que 60 RAPPORT « La Pérouse fût entièrement perdu pour elle ; il « conservait encore l'espérance de le revoir; il pro- « nonçait son nom presque chaque jour ; il prêtait « l'oreille au moindre” bruit qui venait des mers « lointaines, ‘et son anxiété se, peint, comme son « espérance, dans la formule de l’incessante question « qu’il adressait au Ministre dela marine : « Avez-vous « enfin quelque nouvelle de M. de La Pérouse...? » « -- Le Ministre se taisait, car il ne pouvait consoler « l'ami fidèle du naufragé de Vanikoro. Cet ami, si « constant dans ses touchantes illusions , c’était Louis « XVI, c'était le monarque dont le nom réveille aussi « le souvenir d’un vaste naufrage... » — N'y a-t-il pas, dites-moi, quelque chose de touchant à nous montrer ainsi ce malheureux roi, tournant les yeux avec tant de sollicitude vers les mers d'où étaient venues les dernières nouvelles du navigateur , tandis que déjà, sur sa tête et sous ses pieds , lui-même pouvait entendre gronder l'orage qui allait engloutir et le trône et le roi dans une tempête mille fois plus affreuse que celle où disparut La Pérouse ?... — Je ne sais si ce début est logique, opportun, si c'était bien là sa place; mais il m'intéresse, il m'émeut , il me fait rêver , et je ne songe plus à lui demander à quel propos il se trouve là. D’ailleurs, tout cela est écrit avec autant de pureté que d'abandon, et se lit avec tant d'entrainement qu’à peine a-t-on le temps d’y relever quelques incorrections qui s’y rencontrent. L'un de nos collègues de la commission disait, que ce travail était le plus académique, et je erois que ce mot résume fidèlement le jugement qu'il en faut. porter. SUR LE CONCOURS. 61 Vous le voyez, Messieurs, ce concours a de quoi satisfaire l'Académie, autant par le mérite des œu- vres produites que par le nombre des concurrents. C’est un juste hommage rendu à la mémoire de votre illustre compatriote ; c’est aussi un bel et salutaire exemple que vous aurez donné à tous ceux qui suivent vos travaux. Quand on entend répéter que toutes les vertus désintéressées s’en vont du cœur de l’homme, que notre époque n’a de récompenses que pour les ambitions vulgaires et égoïstes, quand tout excite les calculs matériels , il est bon d’honorer avec éclat l’homme dont la vie tout entière fut dévouée à la science, à la gloire, au progrès de l'humanité, homme qui fut grand par lui-même bien plus que par la fortune. Le succès peut bien appartenir un jour à Pintrigue ; mais l'admiration, l'estime publique, la renommée qui dure, ne vont guère qu’à la noblesse du cœur , et au courage qui a su s'élever jusqu’à la hauteur de la vertu. — Ces idées, quoi qu’on puisse dire, ont encore de profondes racines dans le pays, et, s'ille fallait, j'en trouverais une preuve nouvelle dans l’empressement avec lequel, répondant à votre appel, tant d'écrivains sont venus glorifier le nom de Dumont-d’Urville. La commission vous propose d'accorder la médaille d’or à l'auteur du N°. XI ; — une première mention honorable aux auteurs des N°. IT et V ex æquo ; — enfin une seconde mention honorable à l’auteur du N°. VII. Après la lecture du Rapport de M Massot, M. le Président s’est levé et a dit : 62 RAPPORT SUR LE CONCOURS. MESSIEURS , L'Académie ayant adopté les conclusions du Rapport que vous venez d'entendre, et l'ouverture des bul- letins ayant fait connaître que M. Roberge, de Caen, était l’auteur de l'Eloge portant le N°. XII; M.Cabrié, censeur des études au collége de Versailles, l’auteur du N°. IT, M. Fulgence Girard, d'Avranches, l’auteur du N°. V, et M. Charles St. Maurice, de Paris, l'auteur du N°. VIT, elle décerna dans une première séance la médaille d’or à M. Roberge, une première mention honorable à MM. Cabrié et Fulgence Girard, ex æquo, et une seconde mention honorable à M. Charles St.-Maurice. A la séance suivante , quelques membres de l’Aca- démie appelèrent son attention sur la question de savoir si M. Roberge avait pu, malgré son titre de membre de l’Académie, être admis au concours. Après une discussion approfondie, l'Académie décida , que les termes du programme n'’excluaient pas M. Roberge du droit de concourir, et, en conséquence, elle persista dans sa première délibération; mais, en même temps, et pour prouver que, si elle était fière du succès de Pun des siens, elle n’était ni moins juste envers les concurrents étrangers , ni moins heureuse de leurs triomphes, elle décida qu’une médaille d’or, de même valeur que la première, serait partagée entre MM. Cabrié et Fulgence Girard, ex æquo. J’invite donc MM. Roberge , Cabrié et Fulgence Girard, s'ils sont présents, À venir recevoir les médailles que l’Académie leur décerne. ELOGE DE CLAUDE GROULART, Par M. SORBIER , avocat- général. Chaque époque a son grand événement , son prin- cipe dominateur. Il en est une surtout, qui portait en elle de puissantes destinées, et offrit un magnifique mouvement intellectuel. On sortait du moyen-âge, qui élevait la prétention d'être le dernier mot du monde. Sa maxime d’esclave , le maître l’a dit, et la scolastique , celte féodalité de l'intelligence , avaient assez vécu. On ne voulait plus, en fait d'idées , s’en tenir à l'héritage de ses pères. Le rire terrible de Rabelais trouvait partout des échos. Montaigne , armé du doute, ébranle à son tour lPédifice des vieux sys- tèmes , que Descartes ensuite achèvera de renverser. Le même instinct de critique et d'indépendance , Machiavel le porte dans l’histoire, Galilée dans la physique, Bacon dans les diverses branches du savoir. La raison affranchie d'hier s’élance à l'assaut des véri- tés et des erreurs, et se couronne de ses propres mains. L’homme n’est jamais plus remarquable que 64 SÉANCE PUBLIQUE lorsqu'il fait un usage même immodéré de ses forces. On est frappé du caractère tout antique des acteurs du temps , et de la grandeur de génie et de création qui resplendit dans leurs œuvres. On sent que des flots de lumière vont Jaillir de toutes parts , et qu’on est au bord d’un nouvel univers. Tel est le spectacle imposant , animé , que présente le XVI. siècle , qui vit éclore tous ces prodiges d’éru- dition et de travail, sous l'influence de la réforme, sous l’haleine enflammée de Luther, le géant d’une époque où l’ardeur de tout connaître imprima aux esprits une irrésistible impulsion. Mais en permettant à la pensée de prendre son vol au plus haut des cieux, de scruter tous les mystères , de toucher à tous les fruits de l'arbre de la science , la réforme ouvrit un abime qui n’est pas encore fermé. Elle brisa l'unité de l'Eglise , elle infligea au XVI. siècle l'immense douleur de ses guerres religieuses , elle détruisit tous les prestiges du pouvoir , et jeta dans les âmes un insatiable désir d'innover sans cesse. De là l'éternel remaniement de la société, la longue insomnie de l'esprit qui n’a pu rentrer dans le repos de la tradition, ni se suflire à lui-même. Peut-être, ainsi que le pense Bossuet, Luther n'était-il qu'un instrument dans les mains de la Providence pour réveiller la foi dans son Eglise, et ramener les mœurs à leur pureté primitive. Ce mou- vement pénétra de vives clartés toutes les parties des connaissances humaines. La jurisprudence, s’alliant pour la première fois à l’histoire et à la philosophie , prit un majestueux essor. Cujas et Dumoulin y in- > DU 3 AVRIL 1843. 65 troduisirent Ja méthode, c'est-à dire , la parole qui féconde le chaos. Ce fut aussi l’âge héroïque de nos fastes parlementaires. Lemaistre , Lhospital , de Thou, de Harlay , Chrétien de Lamoiïignon, Séguier, Servin, on eût dit que ces âmes d'élite, ces têtes puissantes, étaient envoyées par Dieu même dans ces années de tourmente sociale , pour en expier les fureurs, et pour montrer « combien est grand lPeffort de la justice , quand elle est exercée par de braves sujets (1). » Il est un autre magistrat que recommandèrent alors un rare dévoûment à ses devoirs , une vaste érudition, des services signalés rendus au pays et la familiarité dont l'honora le souv:rain le plus français qui ait régné sur la France. Qui le croirait, cependant ? Il est presque ignoré. La renommée a ses caprices et son in- gralitude. Le mot de Lipse est toujours vrai : Quidam merentur famam , quidam habent. Ainsi s'explique l'in- différence oublieuse avec laquelle à été traité Claude Groulart, premier président du parlement de Rouen (2). N'est-il pas juste de retirer des morts vulgaires un personnage si éminent , de refaire les funérailles d’un magistrat dont la vie résume tout ce que les devoirs du juge et du citoyen ont de plus sérieux et de plus élevé ? Claude Groulart naquit à Dieppe , en 1551 , de pa- rents très riches. Il reçut une éducation brillante. Laborieux , plein de sens et de réserve, il fit d’abord pressentir moins d'éclat que de solidite. Après s'être (4) Estienne Pasquier, Recherches de la France, liv. VI, ch. 35. (2) Baron de Monville, seigneur de Lacourt. 66 SÉANCE PUBLIQUE pourvu dans les premières années de ce fonds exquis d'instruction , si favorable ensuite à toute culture , il désira étudier le droit , étude qu’il appelait l’école de la justice et de la probité. Il commença ses cours sous François Hotman et Hugues Doneau , à la célèbre Faculté de Bourges, fondée par Alciat, et il les continua sous Cujas , à Valence , où il eut pour condisciple de Thou l'historien. Groulart se nourrit avec avidité de la parole de ces restaurateurs du droit romain, il s’inspira de leurs conseils et de leurs lumières. Bientôt, au dire d’un contemporain , on ne le tint plus pour écolier, mais pour enseigneur. Les intelligences s’al- lument l’une à l’autre comme des flambeaux. La St.-Barthélemy (24 août 1572), le grand crime du XVF. siècle, arrache tout-à-coup Groulart à ses études , et rend les écoles désertes. Il se retire à Ge- nève ; Joseph Scaliger, d’une famille d’érudits qui remua (oute la science, y devint son maitre et son + ami. Là, Groularti s’ensevelit dans la retraite. Maisil ne put se résigner long-temps à cette vie contempla- tive. Pour lui, l'âme humaine n’était pas seulement un œil qui voit la vérité, elle était surtout une force qui la réalise et la propage. Du fond de sa Thébaïde il entend au loin gronder les orages ; la France se débat éperdue dans l'anarchie. Groulart revient à Dieppe pour mettre au service de sa patrie tout ce qu'il a d'énergie et de dévoment. On ne tarde pas à remar- quer cet homme, riche de savoir , d’une rare intrépi- dité de cœur, et possédant l'esprit de chaque chose, comme s'il n'avait que celui-là. En 15798, Henri III l'appelle au grand conseil, Groulart y siège avec dis- DU 3 AVRIL 1843. 6 tinction pendant sept ans. Îl n’en avait que trente- quatre, lorsqu'il fut nommé premier Président du parlement de Rouen, en 1585, année mémorable dans l'histoire de la jurisprudence normande. La législa - tion du pays consistait dans le simple traité d’un jurisconsulte, adopté pour code à la fin du XHIT°. siècle. Cet ouvrage avait amassé des souillures et une rouille qui en cachaient la netteté, et rendaient quelques-unes de ses dispositions pareilles aux ré- ponses des anciens oracles ; le grand Coutumier de Normandie s'était fait vieux. Il fallait lui restituer sa clarté primitive, en exclure les textes surannés (1) et combler ses nombreuses lacunes. Le mal était si profond que, malgré la devise de la Normandie, de laisser le moutier où il est, les Etats de Ja province demandèrent eux-mêmes à Henri HT la révision de la Coutume. Groulart fut un des principaux commis- saires désignés par le Roi, et il eut l'honneur de pré- sider, le 31 octobre 1585, la séance du parlement où Von proclama loi définitive , la Coutume réformée qui a duré plus de deux cents ans, et qu’on a justement surnommée la Sage. Claude Groulart avait succédé , dans le poste de premier président , à Jacques de Beauquemare , qui avait laissé tomber le parlement dans un état de dis- crédit funeste. L’antique discipline avait disparu. Plus de mercuriales , plus de respect pour les anciens, plus (1) Fameux arrêt dit du sang damné, en date du 26 août 1558, par lequel le parlement de Rouen avait déjà déclaré abrogé par le non usage, l’article de la Coutume, qui privail les enfants d'un condamné à mort de tout droit de successibilité dans la famille. 68 SÉANCE PUBLIQUE de dignité extérieure. Dès le jour de sa réception, Groulart prit un langage austère , et fit revivre les usages « Rendons-nous, dit-il aux chambres assem- blées , vénérables dans le palais et hors d’icelui; ne permetlons pas qu’on méprise ce qui n’est pas à nous, mais nous est commis en dépôt. Le titre de magistrat n’est pas un caractère de circonstance et d’apparat, que l’on revêt ou dépouille au seuil du temple de la justice avec les insignes de son autorité ; il nous suit partout; magistrature oblige. N'oublions pas aussi la modestie , cette profonde sapience d’où procède le silence, qui fait céder à qui sait davantage. Les épis qui baissent la tête réjouissent le laboureur , et prou : vent qu'ils sont fort chargés de grains; de même, plus les hommes sont modestes en leurs discours, visage et contenance , plus ils témoignent qu'il y a en eux du savoir et de la vertu, et qu'ils ne ressemblent pas aux petits merciers qui, qui ayant peu de marchandises en leurs panniers , montrent incontinent tout ce qu’ils ont. » Il parla ensuite de son vif désir de mériter l'approbation générale , ce qui est quelquefois plus difficile que de bien faire. Groulart parvint à ranimer l'esprit de corps presque éteint, et à relever la splen- deur de sa compagnie. Il acquit sur elle un tel ascendant et une si haute considération, à Rouen, que jamais, assure Lestoile (Journal de Henri IV), premier Prési- dent n’en avait eu de semblables. | Il était important que le parlement ressaisit alors toute sa puissance d'opinion , et qu’il s’armät de toute l’étendue de ses prérogatives, pour opposer une digue à ces mesures fiscales, l’un des caractères du règne de DU 3 AVRIL 1843. 69 Henri IL, le plus malheureux après celui de Charles VE, qui ait pesé sur la France. Christophe de Thou , premier président au parlement de Paris, se sentant mourir , en 1582, « Je plains, avait-il dit, le sort de ceux qui restent après moi. » Groulart n’avait pas de motifs pour envisager l’avenir avec plus de confiance. Chaque jour Henri ILE faisait d'immenses largesses à ses favoris. Les ducs de Joyeuse et d’Epernon coù- tèrent plus au pays que dix ans de guerres civiles. François d'O, surintendant des finances, n’était oc- cupé qu’à inventer des tributs. Il risquait au jeu ce que les plus riches souverains auraient craint de perdre, et on ne savait s’il amassait les biens avec plus d'injustice, ou les dépensait avec plus de fureur. Groulart ne cessait de remontrer au Roi la détresse du peuple, et de s’éle- ver contre les traitants, contre tous ceux qui se cons- tituaient , en quelque sorte, les entrepreneurs de la misère publique. Il savait qu'il n'y a pas de tyrannie plus dure et plus effrénée que celle des petits tyrans ; et il disait à Henri HIT: « La Normandie est grevée du tiers des impôts, voire presque de la moitié de tout ce qui se perçoit dans le royaume ; on lui demande deux tributs : qu'on double donc les moissons, et qu'on lui accorde deux étés! » Une autre fois à l’occasion des taxes sur le sel, qui avaient causé sous plusieurs rois tant de soulèvements, et qui devaient, sous Louis XIII, mettre en feu toute la Basse-Normandie (1), Groulart disait encore : « Votre pauvre peuple pousse et roule sa pierre sans relâche ; on lui ôte jusqu’à son (1) Révolle des Nu-Pieds. 70 SÉANCE PUBLIQUE lit, le dormir, cette trève contre les douleurs; il ne reste rien en propre à ces malheureux que leurs âmes, parce qu’on ne peut les mettre à l’encan. » Cependant de nombreux édits sont apportés à la cour de Rouen, qui presque toujours les rejette. Si elle se soumet, elle a soin d'expliquer qu’elle cède à des commandements exprès. Arrive l’ordre de supprimer ces mots; on les efface ; maïs la rature est faite de manière à laisser lire dessous ; la vérité s’y montre telle qu’un captif à travers les barreaux de sa prison. Ainsi, un enregistrement forcé correspond, dans notre histoire , à la formule des cortès d’'Arragon, imaginée pour concilier les privilèges de la royauté avec les droits d’une opposition légitime : la loi sera obéie, non exécutée (1). Henri IT s’irrite d'une fermeté qu’il ne peut vaincre, Sur l'avis du chancelier Chiverny, créature de Marie de Médicis, et qui justifiait bien l’axiome de François [., que bon courtisan et bon juge sont deux choses in- compatibles , le Roi suspend , à Rouen, le cours de la justice : « Périssons, s’il le faut, s’écrie alors Groulart ; suivons l'exemple du pilote qui, au milieu des flots , et son vaisseau étant près de s’engloulir, fit cette excla- mation généreuse en tenant son gouvernail : Au moins, Neptune, mon navire va droit! Groulart se rend aus- sitôt à Paris. Lettres, remontrances, voyages, rien ne coûte à ce magistrat pour éloigner des justiciables l'amer et inépuisable calice des lois fiscales. En pleine audience du conseil privé, il prend la défense du par- (4) V. dans la Revue Encyclopédique, t. x1v, p. 277, un article très remarquable de M. Dupin, sur Denis et Omer Talon. DU 3 AVRIL 1843. 71 lement , et trace le tableau le plus énergique de la rigueur et de la multiplicité des impôts. Chiverny s’em- porte jusqu’à proposer de faire le procès à la cour de Normandie. Groulart réplique indigné : « On a vu des parlements faire le procès à des chanceliers, et non des chanceliers le faire à des parlements. » Il obtient enfin une complète victoire. Les magistrats de Rouen reprennent leurs fonctions. Bien plus, Henri III révoqua peu de temps après les édits dont il avait arraché la sanction au parlement. Groulart prévint par là plusieurs séditions sur le point d’éclater en Nor- mandie, vieille terre de sapience et de controverse, fière de ses souvenirs d'indépendance, de sa charte, de sa clameur de Haro et habituée à se porter plus haut qu’une autre province (1). Mais le royaume ne gémissait pas seulement sous le poids de taxes oppressives. Il était en proie aux guerres religieuses. Les mots de papiste et de huguenot , tels que ceux autrefois de rose blanche et de rose rouge en Angleterre , avaient embrâsé le pays. La tolérance, vertu de nouvelle date, était peu connue au XVe. siècle. On ne concevait pas une monarchie sans l’unité de religion, avec la co-existence parallèle de deux cultes, parce que le principe catholique était la vie du peuple et la base de la société. Les Guise, véritables rois de ces temps, pour s’essayer à lusurpation et se créer des sujets avant d’être souverains, avaient formé une association sous le nom de {a Ligue , dont ils furent les arbitres suprêmes. Les protestants n'avaient pas 1) Tallemant des Reaux, t. 1, page 292. 72 SÉANCE PUBLIQUE encore de chef. Cette opinion ne souffre guère de maître unique. Henri II se fit ligueur dans l'espoir de diriger le mouvement populaire. Il ne sut d'autre moyen d’étouffer les factions , que de se déclarer le premier factieux de son royaume et de s’atteler au char de ses ennemis. De même on vit, en 1639, Charles Ie. signer le convenant dressé contre son autorité et contre sa personne. Henri HI avait voulu faire entrer Groulart dans la ligue, mais inutilement. Le premier magistrat de la province ne pouvait accepter le rôle de chef de parti. Il tenait à conserver celui de modérateur. Grou- lart dit au Roi dont il blâmait la conduite: « En fait d'ordre public et de religion, on ne revient pas d'une fausse démarche ; il y a bien des degrés pour monter au trône, il n’y en a pas pour en descendre. » Oui, il est des abaissements dont on ne se relève jamais. Un magistrat, un roi surtout , ne doivent être que du côté des lois. Les paroles prophétiques de Groulart allaient se vérifier. Henri II au sein de la ligue n’est plus que le lieute- nant méprisé du duc de Guise. Mélant les folies d’un idiot , les puérilités d’un enfant , à des éclairs d'une raison supérieure, brave sur les champs de bataille et lâche dans les conseils, affectant les dehors de la bon- homie et plein de lesprit de Machiavel dont il lisait chaque jour les œuvres, passant de la vie la plus dis- sipée à des pratiques de dévotion excessives et bizarres, il attachait à tous ses actes, par cet inexplicable tissu de contradictions , un caractère d’hypocrisie et de fai- blesse qui lavait profondément avili. Au contraire, fils d’un père assassiné par un protestant et regardé DU 3 AVRIL 1843. 73 dans son parti comme un grand homme martyr de la foi, Henri de Guise, avec l'air et la franchise d’un héros, quelques vertus, beaucoup de valeur et les mots de religion et de bien public qu’il répétait sans cesse, élait devenu l'idole du peuple. Vainqueur de Henri HT, le 12 mai 1558 (journée des Barricades), le duc de Guise le force à quitter son palais et sa capitale. Le Roi ne sait où trouver un asile. Dans ce moment décisif où il y va de sa couronne et de sa tête, s’adressera-t-il à Chiverny, à François d’'O et à tous les nombreux favoris qui, la veille, se pressaient autour de lui? Entre ces hommes et le pouvoir , il existe toujours une condition tacite, le succès. On s'appuie sur ce qui résiste, el non sur ce qui plie. Henri III met sa dernière espérance dans un homme dont la voix ne l’a jamais flatté; il se jette dans les bras de Groulart à qui seul il demande des conseils et des secours. Le premier Président qui, suivant l’ex- pression du temps, avait les fleurs de lys bien avant gravées dans le cœur, vient puissamment en aide à Henri II, protège ses jours mis en péril et le fait accueillir à Rouen avec transport. Mais le dévouement de Groulart , on le sait, n’avait rien d’aveugle ni de servile ; il n’était pas de ces esclaves à robe longue (togata mancipia) qu'a flétris le chancelier de Lhos- pital. En allant, à la tête de sa Compagnie, voir Henri IT à Rouen, il se plaignit hautement des évocations, de l’indiscipline des gens de guerre qui amena l’insur- rection des Gautiers (1), et des clauses insérées dans (1) Paysans au nombre de seize mille ainsi nommés de la cha- 74 SÉANCE PUBLIQUE les lettres de jussion pour ôter au parlement la liberté d'opiner , « liberté, dit-il, sans laquelle tout bon sé- nateur doit désirer d’être ni de parler. » Deux mois après, Groulart est informé que Henri UT a signé, à Rouen, un édit par lequel il fait les concessions les plus honteuses au duc de Guise. Il court chez le Roi, lui reproche sa molle condescen- dance , lui montre le précipice que l’on creuse sous ses pas, et lui expose avec feu tous les dangers de sa po- sition. Le premier Président pensait qu'il fallait dire sans détour la vérité aux rois, surtout quand il s’agis- sait de ces fautes qui peuvent ruiner les monarchies , et ne pas imiter ces personnages dont parle Tacite, qui n’osaient déclarer leurs pensées au souverain que par testament. Henri III sentit renaître ses forces ; poussé à bout par l’insolence des Guise qui l’abreuvent d’outrages, le traînent d’humiliations en humiliations, il se défait par un crime, et se venge en tyran de deux sujets qu'il devait punir en roi. Le duc de Guise n'avait pas vu que la journée des Barricades devait le perdre, si elle ne le plaçait sur le trône, et qu'après avoir tiré l'épée contre Henri IT, il devait en jeter le fourreau. Les hommes sont rarement assez bons ou assez méchants. Henri IL, après ce terrible coup d'Etat au château de Blois, retombe dans l’assoupissement et l’inaction , et le sang des Guise qui devait tout apaiser, mit tout en révolte. Le peuple, ivre de colère, brise pelle Gautier, village du Perche , où ils avaient commencé à prendre les armes pour défendre leurs propriétés contre les entreprises des troupes. DU 3 AVRIL 1843. 7 les efligies du Roi, la Sorbonne le déclare déchu de sa couronne. Trois villes dans toute la Normandie, Caen, Dieppe et Coutances se maintiennent seules dans le devoir. À Rouen, la Ligue triomphante se livre à tous les excès. Le parlement ne pouvait plus y exercer les fonctions paisibles de la magistrature. Un édit de Henri IT, en février 1589, transfère le siége de la justice souveraine à Caen , ville qui s’est toujours signalée par son amour de l'ordre et sa fidélité (1). Doué de l’un de ces caractères nés pour servir dans la plus noble acception du mot, Groulart s'éloigne de sa résidence pour aller défendre ailleurs la cause du Roi. Il laisse à la merci des rebelles sa maison qu'ils dévastent , et son château de St.-Aubin-le-Cauf, voué à la destruction par Mayenne , et sauvé par Bassom- pierre. Il arrive à Caen avec les magistrats purs du venin de la Ligue. Là, sa journée de labeur commence au palais, à cinq heures du matin ; il travaille presque d’un soleil à l’autre, réfugié dans le silence des nuits, victime dévouée à la justice, il veille sans cesse, et il pourvoit à tout avec cette fermeté tranquille qui laisse à l’âme toute sa force et à l'esprit toutes ses lumières. (1) En 1498, Louis XII confirma les priviléges et libertés de la vil e de Caen, en considération de La fidélité et de la loyauté de ses habitants.—Henri III dans l'édit de translation disait : «Nous pe pouvons faire meilleure élection que de la ville de Caen, qui par sa très grande fidélité et l’affection que ses habitants ont toujours montré avoir au bien de nos affaires et service , s’est rendue digne de nos bonnes grâces et d’une telle recommandation à la postérité, qu’elle a justement mérité de triompher des dépouilles de la ville de Rouen. » — Dans un édit de juillet 1638, Louis XIIT établit à Caen une Cour des aides pour récompenser la fidélité que la ville lui a gardée ainsi qu'au feu Roi dans les troubles. 76 SÉANCE PUBLIQUE Chaque parti fait irruption sur lui pour le teindre de sa couleur et l’entraîner sous sa bannière Tant de fidélités se démentent et fléchissent : on espère assouplir aussi sa mâle vertu. Quele enchère d'offres éblouissantes, que d’eflorts, que de moyens de terreur on emploie pour le décider au moins à la retraite ! La seule vue de l’homme de bien importune les méchants dont elle est la perpétuelle censure ; ils ne peuvent souffrir autour d’eux que des complices. « Fuir devant les factions, disait Groulart, jamais! un soldat est puni de mort pour s'être éloigné de son drapeau, je serais mille fois plus coupable d'abandonner mon poste. » Que pouvait-on offrir d’ailleurs à un homme si vide de lui-même et si plein de Dieu, qui rend la justice par conscience et dont le salaire est un autre monde? Il n'ignore pas la grandeur du péril qui le menace, il sait qu'on brüle de verser le sang du Roi et de ses partisans ; que déjà à Toulouse le premier Président Duranti et l'avocat-général Daffis ont été massacrés pour n’avoir pas voulu signer la déchéance de Henri INT ; mais, pareil à ces feux salutaires qui brillent plus vivement dans la nuit et au sein de l'orage, son patriotisme s’exalte , et apparaît dans tout son éclat au milieu du danger. Groulart redoublait de zèle et d'énergie, lorsqu'une main régicide précipite du trône Henri LIL et Ôôte la vie au dernier des Valois , race si fatale au pays, race qui n'a produit qu'un grand homme , et cet homme est un despote , race qu'il faudrait maudire , si le génie des arts n’était là pour voiler les maux qu’elle attira sur la France. La St.-Barthélemi {œuvre surtout de Catherine de DU 3 AVRIL 1843. 77 Médieis {1}, femme si diversement jugée, entrainée par les catholiques d’alors dans les nuées de l’apothéose , lacérée comme une Jézabel par les outrages des pro- testants) et l'assassinat des Guise , ce crime célèbre de la peur , n'avaient pas avancé beaucoup la cause qu’ils voulaient servir. Le couteau de Jacques Clément ne fut pas plus concluant ; les coups de poignard ont toujours été la ressource de la faiblesse ; ces crimes fameux ne finissent rien, et sont des précédents fu- nestes. Le trône devenu vacant était disputé par Phi- lippe I, roi d’Espagne, type du catholicisme inflexible, ayant pour lui Sixte-Quint, le génie du duc de Parme et l'or du Mexique ; par Mayenne , épais de corps et d'esprit, usant en batailles toutes ses forces morales , convoitant la couronne et n’osant rien pour l'obtenir , fort de ses talents militaires, du nom de Lorraine et du fanatisme du peuple; enfin par Henri IV, appuyé sur les droits de sa naissance , ses vertus, son épée et Sully. Toujours au cri lugubre : le Roi est mort! avait succédé sans intervalle le cri joyeux : Vive le Roi ! Mais , à la mort de Henri HE, chacun, glacé d’une secrète terreur, restait muet dans le royaume , lors- (4) Henri EV disait un jour à Groulart au sujet de Catherine de Médicis: « Qu’eût pu faire une pauyre femme ayant par la mort de son mari cinq petits enfants sur les bras et deux familles en France, qui pensaient d’envahir la couronne, la nôtre et celle des Guise? Fallait-il pas qu’elle jouât d'étranges personnages, pour tromper les uns et les autres , et cependant garder comme elle a fait ses enfants qui ont successivement régné par la sage conduile d'une femme si avisée ? Je m'étonne qu'elle n'ait pas encore fait pire, » V. mémoires de Groulart, ch. 3. 78 SÉANCE PUBLIQUE qu'une voix courageuse, celle de Groulart , réclama pour le sang de ses rois près de quatre ans avant que le parlement de Paris, dans son mémorable arrêt du 28 juin 1593, osàt secouer le joug de la Ligue, et pro- clamer le maintien de la loi salique. Henri IV est reconnu à Caen par toute la cour. Cette déclaration lui valut presque une armée, Tout corps politique qui a le sentiment de la grandeur de sa mission , exerce, dans un moment de crise, une influence prodigieuse. L’attitude du parlement fixe à jamais dans la soumis- sion plusieurs cités qui allaient arborer les étendards de Mayenne. Plus tard les ligueurs cherchent à s’em- parer de Caen; une violente mêlée s'engage entre eux et les habitants ; le gouverneur ébranlé semble in- cliner pour les rebelles. Groulart paraît , et à la vue de cet intrépide magistrat , les factieux ouvrent leurs rangs avec respect, et la sédition est apaisée. Henri IV était au Mans dans une cruelle pénurie d’argent et de vivres. Sans munitions pour assiéger le moindre vil- lage , il songeait à quitter la France et à se réfugier auprès de la grande Elisabeth. En cet état, il reçoit dans son camp des secours de tout genre. Instruit que Groulart , après des efforts inouïs , avait décidé le gouverneur de Caen à l’envoi de ces puissants renforts, il désira voir un premier Président si dévoué, et l'accueillit avec enthousiasme au château de Falaise. « Vous m'avez rendu , lui dit-il, un inestimable service. Je n’ignore pas que le feu Roi vous aimait et que vous l'avez loyalement servi. En la perte de votre maitre, vous en avez un autre qui vous promet de l'affection davantage , et qui vous la montrera par DU 3 AVRIL 1834. 79 effet. » Henri IV lui offre la dignité de chancelier ; mais Groulart apprend qu’il lui faudra tolérer de nombreux abus. C’en est assez , il refuse les sceaux de France qui retournent à Chiverny. Quelque temps après, le chancelier , à la veille d’une disgrâce, veut les lui abandonner moyennant quarante mille livres ; le surintendant promet à Groulart de lui rembourser le prix dans l’année : « Non, non, répond le premier Président , je n’accepte pas cette charge ; je rougirais trop d'y entrer par la porte simoniaque de l'argent. » Tant de noblesse et de rigide fierté donrent du relief aux vertus d’un magistrat et du ressort à sa puissance. Aussi, le nom de Groulart imprimait-il dans toute la province un religieux respect. Sa Compagnie avait pour lui une sorte de culte. De son côté , le premier Président vivait tout en elle et par elle. Il appelait les membres de la Cour ses lares d’adoption , et des rela- tions de tous les instants resserraient leur affection mutuelle. Les méchants ne peuvent que perdre à se fréquenter , parce qu'ils finissent par se connaitre, c'est-à-dire par se mépriser ou se redouter. Mais les bons, plus ils se voient, plus ils s'aiment, plus ils s’estiment , et chaque jour met un nouvel anneau à la chaîne qui les unit. L'esprit de concorde et de fra- ternité qui faisait du parlement de Caen une seule et grande famille , était bien nécessaire à l’époque de terreur religieuse qui suivit l’assassinat de Henri IL. On n’osait parler, on n’osait même entendre; on avait peur que la peur ne rendit coupable. Ainsi que dans les prostriptions romaines, on tuait pour confisquer les biens. L'un était frappé à cause de son nom et de celui 80 SÉANCE PUBLIQUE de ses ancêtres; un autre, à cause de sa belle maison d’Albe ; celui-là, parce que son visage avait déplu. La sérénité ne se rencontrait sur la figure d'aucun homme capable de sentir et de prévoir. Entre cette époque et le terrible ouragan de 93, on trouve, à part la gloire et les étonnantes destinées de cette dernière révolu- tion , plusieurs rapports d’une effrayante vérité. Ce sont partout des scènes de meurtre et de pillage de Ja part des huguenots contre les ligueurs, et des ligueurs contre les catholiques eux-mêmes. « Voilà, écrivait Brantôme , les profits que rapportent les séditions desquelles à la fin les plus séditieux se fâchent. » Dans ces temps calamiteux , Groulart fit toujours parler les lois qui se taisent d'ordinaire au sein des discordes civiles. Il ne lui vint pas à l'esprit de douter de leur pouvoir. Il pensait que la raison et la justice sont plus fortes que la violence même , et que leur sainte majesté a des droits imprescriptibles sur le cœur des hommes quand on sait les faire valoir. Sous les inspirations d’un chef si ferme , si vigilant , la Cour se montre à la hauteur de sa mission, et de- vient l’effroi de tous les artisans de troubles. Il y avait eu naguère dans la province un échiquier establi du souverain à garder sa terre , et à qui appartenoi de regarder de toutes parts comme les yeulx au prince (1). (4) Grand Coutumier du pays et duché de Normandie, chap. 3 et 56. — Echiquier, jugeant en appel les causes décidées par les baillis, ainsi appelé, dit-on, à cause d’un échiquier figuré dans la salle d'audience; cour ambulatoire dans son principe, le plus souvent siégeant à Caen au temps des ducs, puis rendue perpétuelle el fixée à Rouen par Louis XIK. Elle ne reçut le nom de parlement qu'en 1513 sous François I°". DU 3 AVRIL 1943. 81 Le parlement fit bien voir qu'il lui avait succédé. I bannit les Français qu’entretient l'or de Philippe, ceux qui conspirent pour livrer la ville ; il réprime les menées secrètes des religionnaires , et réveille par des arrêts publiés à son de trompe une foule de gen- tilshommes qui s’arment, rejoignent Henri IV, et combattent pour lui. Il fait prompte et inexorable justice de toutes les hordes de brigands qui infestent la province. Grâce à sa fermeté et surtout au zèle infatigable du premier Président , plusieurs villes dont la fidélité était ébranlée restent dans l’obéis- sance ; quelques autres , qui avaient fait défection, sont ramenées dans le devoir. Groulart, dont presque tous les biens ont été confisqués, contracte des dettes énormes pour venir au secours de son Roi proscrit, nécessiteux. Peu lui importent les privations qu'il endure , le pillage de ses domaines , les menaces dont on le poursuit. Il différait bien de Barnabé Brisson, président à mortier au parlement de Paris, toujours au service de l'évènement, n'ayant pas la force de se metre au-dessus d’un fait, qui, dans les troubles de la Ligue , se sépara de sa Compagnie, et se laissa nommer premier Président par les Ligueurs à la place d'Achille de Harlay qu'ils avaient emprisonné. A la nouvelle de la mort de Brisson, Groulart se mit à déplorer le sort d’un homme : si éminent, dit-il, par ses lumières et par son érudition , digne du poste élevé où son Roi l'avait mis, sûr , s’il eût voulu, d'une vie honorable et toute de félicité. Que lui manqua-t-il done ? Il crut qu'il n'y avait point au monde de plus grand malheur que Pexil et la mort. 6 82 SÉANCE PUBLIQUE Cette erreur devait causer sa perte. Séduit par les Guise, devenu le complice d’un peuple en délire, ayant osé lui résister sur un seul point, il subit dans l'ombre d’une prison une mort ignominieusement cruelle; dur, mais inévitable résultat d’une con- duite sans dignité et sans courage, forfait exécrable toutefois et opprobre éternel des infâmes dont il est Pouvrage (1). » Tel était le langage, tels étaient les sentiments de Groulart. Il ne faudrait pas croire cependant , parce qu'il avait horreur de la Ligue et de toutes les guerres religieuses, qu'il fût disposé à courber la tête sous le joug du protestantisme. Catholique fervent , mais sage , il pensait qu’il valait mieux prendre sur l’autel un flambeau pour éclairer les hommes, qu'un glaive pour les immoler , et que la liberté de conscience était une enclume qui userait tous les marteaux. HN avait l'intelligence de son temps et de son pays. Il com- prenait que la France ne ressemblait ni à l'Espagne, ni à l'Italie où la réforme demeura sans accès, ni à PAngleterre et à l'Allemagne où elle prévalut , et qu'il fallait transiger avec un parti qu'on devait renoncer à détruire. Groulart combattit la Ligue parce qu'il y voyait une révolte contre l'autorité légitime, qu’elle aurait peut-être morcelé l'Etat par son esprit municipal et amené sur le trône un prince étranger. D'ailleurs Henri IV, dernier rameau de larbre de St.-Louis, lui paraissait capable seul de restaurer le (1) V. Histoire du parlement de Normandie, œuvre de grand labeur et de talent, par M. Floquet, homme aussi savant que modeste. DU 3 AVRIL 1943. 83 pays, de discipliner l'anarchie, et de conserver l’inté- grité du plus beau royaume après celui du ciel. I ne doutait pas que ce prince ne finit par abaisser son front devant l'huile sainte et entourer sa couronne de Pauréole catholique. Persuadé que là seulement étaient la force et la nationalité de la France , et que la con- version du Roi ferait plus que toutes ses victoires , il l’excilait vivement à se réconcilier avec l'Eglise, comme il Pengagea dans la suite à assurer l’état des protestants par l’édit de Nantes, conquête religieuse du XVE. siècle. Le Béarnais sentil la sagesse des conseils de Grou- lart ; il comprit qu'il ne pourrait triompher de la Ligue qu’en changeant de culte. Pénétré de cette idée , et sans doute aussi touché des vérités catho- liques, il abjure le 25 juillet 1593. Dès ce moment, le motif qui faisait la force de la Ligue cessa d'exister. Le peuple, qui avait jeté son bras nerveux dans la lutte lorsqu'il s'était agi de ses croyances religieuses , se trouva hors de cause. Le mouvement ne fut plus qu'une intrigue, une vulgaire question de personnes. Henri IV n'eut en face qu’un pêle-mêle d'intérêts égoïistes et brouillons avec lesquels il dut négocier. Sa politique consistait à gagner individuellement les hautes têtes de la Ligue, et à acheter les grandes cités. Groulart seconda activement le Roi dans cette tâche délicate. Il fallait un homme assez prudent pour ne pas pousser trop loin les esprits emportés et extrêmes; qui eùt de la souplesse pour manier les caractères , de la dignité pour imposer , de l'adresse pour tout pénétrer. Groulart avait contracté dans les 34 SÉANCE PUBLIQUE longues disputes de la Ligue l’habileté qui ménage les partis et domine les affaires. Il ramena une foule de rebelles aux pieds de son Roi, retenant les uns par la crainte, les autres par Pintérêt , quelques-uns par la honte , d’autres par l'honneur. Il n'y avait pas une passion, pas un vice, pas une vertu dont il ne tirât avantage pour rétablir l'ordre et effacer les traces des troubles civils. La première négociation s'engagea avec Brissac qui commandait à Paris. Après y avoir fait son entrée, Henri IV devait attacher le plus grand prix à la reddi- tion de Rouen. Le gouverneur était de Villars-Brancas, un des généraux les plus braves et les plus redoutés de son parti, bien qu'appelé roi d'Ivelot par la satire Ménippée, ironie sanglante de la Ligue, chef-d'œuvre des pampbhlets politiques du XV. siècle, et qui fut pour Henri IV une seconde bataille d'Ivri Brancas vendit cher sa soumission. Henri IV recourut encore à son parlement de Caen. Groulart fit un nouveau sacrifice et un dernier effort qui couronna tous les autres ; il s’engagea à payer une large part de l’in- demnité promise au gouverneur. Une fois maître de Rouen , Henri IV s’empresse d'y rappeler le parlement par lettres-patentes du 8 avril 1594. Après cinq ans d’exil, Groulart, le grand prési- dent Groulart (1) reparut dans le beau palais de justice que fonda Louis XIE. Semblable à ces athlètes dont parlent les livres saints, il revenait d'une longue tribu- (1) Inventaire de l'histoire de Normandie, par Eustache d'An- neville. DU 3 AVRIL 1843. 85 lation ; mais à lui non plus ne manquérent ni les béné- dictions ni les marques d’honneur. Chacun se presse pour contempler sa noble figure creusée par les soucis, et ses yeux d'une ineffable pureté d’où s’échappent des traits de flamme. On veut voir, on veut entendre le libérateur de la Normandie, le magistrat qui a tant souffert pour la justice et pour son pays. La harangue qu'il prononça produisit une vive sensation De Thou, qui s'y connaissait, en vante la solidité et lélo- quence (1). Le premier Président avait montré dans ce discours l’heureuse influence que le retour du par- lement allait exercer sur la paix publique. Mais après quarante années de guerres civiles, le royaume affaibl', dépeuplé, gisait comme un cadavre. On parlait de la France, on ne la trouvait plus. « Honneurs, dignités, administration , écrivait alors de La Rocheflavin ne sont que pompes funèébres(2). » Au milieu des factions qui altèrent et souillent toutes choses , le pouvoir de la magistrature n'avait pu se maintenir intact; aussi, Groulart disait-il à Henri IV : « Remettez en honneur le juge et la justice qui fait régner les rois et élève les nations; autrement l'Etat sera de bref ruiné. » A la fin de 1596, pendant la tenue à Rouen de l'assemblée des notables à laquelle il assista, Groulart obtint de HenriIV qu'il restituât au parlement la vaste et souveraine police, la plénitude de l’ancienne auto- rité qui permettait aux Cours judiciaires de prescrire toutes les mesures que pouvait commander l'intérêt (1) Histoire univ. liv. cix. 2) Liv. x chap. Lxv, Treize livres des parlements de France 86 SBANCE PUBLIQUE du pays. — Il existait à Rouen une coutume qui se perdait dans la nuit des âges. Le chapitre de la cathé- drale délivrait tous les ans , le jour de l’Ascension , un condamné à mort, qui traversait processionnelle- ment les rues de la ville, paré de fleurs, et portant la chässe de St.-Romain, évêque de Rouen au VIE. siècle. C'était là un beau et touchant spectacle sans doute : d'un côté, la justice humaine appuyée sur le glaive, réclamant une terrible expiation ; de l’autre, la reli- gion demandant grâce pour la victime, désarmant la rigueur des lois, et la miséricorde céleste commençant où finissait la pitié des hommes. Mais cette indulgence chrétienne , au lieu de s'exercer envers des criminels dignes d'intérêt , ne servait depuis long-temps qu’à sauver de grands coupables (1). Groulart fit sagement restreindre les effets d’un privilége devenu une insulte à la justice et à la conscience publique.—A partir de François [., on afferma le droit de juger de même que les revenus aux traitants. L'Etat donnait les charges au poids de l’argent, non à celui du savoir et de la vertu. Dans l'espoir de réprimer ce scandaleux trafic, les parlements obligeaient tout pourvu d'office à jurer qu’il n'avait rien payé. Grâce à l’insistance de Groulart, Henri IV abolit un serment qui n’avait pour résultat que des parjures, et dégradait le magistrat — Autrefois la partie qui avait eu gain de cause faisait, par défé- rence et courtoisie, présent aux juges de quelques fruits. On transforma ensuite ces actes de pure libéralité en obligation , en impôt très onéreux qu’on levait sur les (1) Histoire du privilége de St.-Romain, par M. Floquel. DU 3 AVRIL 1843. 87 plaideurs. Dès le 17 mars 1/02, on voit les épices venir en taxe, et s’introduire l'usage de les convertir en argent. Jaloux de la dignité de sa Compagnie , l'austère Groulart s’efforça de la ramener en ce point à la pureté des premiers temps (1). Il aurait voulu qu'elle offrit l’image de la plus incorruptible et de la plus sainte des sociétés. Henri IV avait pour ce magistrat la plus haute estime. Il se plaisait à consulter un homme qui lui donna souvent d’utiles avis , et dont la langue, disait- il, valait bien une épée. Il l’appelait à toutes les affaires importantes qui se traitaient à la cour. Il lui confiait même ses pensées les plus intimes et les se- crets de l'Etat. Groulart était de ceux qui entrent dans le palais des rois avec une âme fière, et en sor- tent avec toute leur liberté. Ecoutons-le: « Les vanités de cour ne n’ont jamais enflé ; je ne nierai pas cepen- dant que le bon accueil que j'ai reçu de mes rois, plus grand peut-être qu'aucun de ma robe, ne n'ait été agréable et excité de plus en plus à les bien servir ; mais j'ai un naturel franc et indépendant que je con- serverai jusqu’à la mort ; ni perte de places , ni de biens ne me feront fléchir mal à propos (2). » Avec (1) En 1598, dans une cause où il s'agissait d'autoriser deux gen- tilshommes à créer à Rouen une verrerie, Groulart aïloua , non de l'argent, mais deux belles coupes de cristal que les parties devaient offrir au magistrat rapporteur. En 1599, dans une contestation entre des joueurs de violon el autres musiciens de Rouen, il ad- jugea une aubade. Une autre fois il ordonna à des religieuses de St°.-Claire, qui désiraient s'établir à Mortagne, de réciter un 4e Maria pour le rapporteur de leur requête. (2) Chap. 15, Voyages en cour, mémoires écrils par Groularl 88 SÉANCE PUBLIQUE quelle noblesse en 1603 ; au château de Caen , il se justifie auprès de Henri IV , et repousse les attaques que lui livraient jusque dans le cœur du Roi de lâches envieux, petites natures qui se croient fortes, parce qu’elles savent haïr et calomnier ! Le monarque attendri l’embrasse et lui rend toute son amitié. On croirait entendre Henri IV et Sully conversant à Fontainebleau dans l'allée des müriers blancs, lorsque Sully se défend devant ce grand roi d’une intrigue travaillée de main de courtisan (1). Si quelquefois Penvie redresse sa tête contre Groulart, il répond avec un patriotisme romain, avec l'indifférence que le défenseur de Milon prêtait à son client : Valeant cives mei ! sint incolumes ! sint flo- rentes ! sint beati ! stet patria mihi carissima , quoquo modo merita de me erit (2)! Du reste, il ne demanda jamais aucune faveur à ILenri IV qu'il avait si utilement servi dans ses mau- vais jours. Chaque fois que vaquaient Îles sceaux de France, on parlait de lui pour les occuper. « J'ai trop d'occasions de louer Dieu de ce que je suis, j'espère qu'il me fera la grâce de m’en dignement acquitter » , disait le désintéressé Président, et il l’écrivait dans des notes qui, contre son attente, devaient un jour être mises en lumière. Il n’aspirait qu’à bien faire, pour lui seul , commençant en 1588 el renfermant tout ce qui s'est passé dans les différentes occasions où il a eu l'honneur d'approcher de Henri IEL et de Henri IV. Hs ont été publiés pour la première fois en 1826 par M. de Monmerqué. On y voit qu'il avait laissé d’autres ouvrages qui se sont perdus. (1) Mot de Sully. (2) Orat. pro T. Annio Milone, n°. 93. 3 AVRIL 1843. 89 coulant sa vie sans ambition, comme un fleuve qui aime ses rives et qui n’est pas inquiet de son cours. Etroitement lié avec les Scaliger, les Juste-Lipse, les Casaubon, les Rœnnus, Groulart avait publié. jeune encore, une traduction latine de l’orateur grec Lysias, que l'historien de Thou et ensuite le docte Huet, évêque d'Avranches, honorèrent de leurs éloges. Isaac Casaubon lui avait soumis son Athénée. Groulart re- leva l’Académie des Palinods de Rouen , l’une des plus anciennes sociétés littéraires de France. On voit par les vers suivants de Malherbe, dont il fut le protecteur et l’ami , l'estime qu’avaient pour lui les savants : Je meurs , Groulart, d’ouir sortir des hommes Tant de mépris pour la Divinité; Et ne puis croire, en voyant ta bonté, Que tu sois fait du limon que nous sommes (1) Mécène des poètes de son siècle, il les recevait à St.-Aubin-le-Cauf, sa maison des champs, où il se retirait quelquefois pour se délasser de ses longs et pénibles travaux. Là, relisant les auteurs qui avaient réjoui sa jeunesse , il goûtait les charmes de la solitude, si doux lorsqu'on a vu de près les passions deshommes, et les bruyantes misères de la société. C’est là aussi que Henri IV, blessé au combat d’Aumale, vint lui demander l'hospitalité et se reposer quelques jours Mais la vie si laborieuse et si agitée de Groulart, un si rude passage sur la terre, l'avaient usé avant le temps. L'énergie seule de sa volonté le secourait contre (1) Son premier recueil d'essais poétiques, intitulé: Bouquet de fleurs de Sénèque. 90 SÉANCE PUBLIQUE les défaillances de sa nature physique. On eût dit une flamme brillant dans un vase toujours prêt à serompre. Magistrat, homme d'Etat, ce que fit Groulart à ces divers titres passe toute croyance. Il présida en per- sonne la Grand’Chambre pendant vingt-deux années ; et à quelle époque ! dans quelles affaires! Il ne descen- dait de son siége que pour aller au-dehors apaiser des séditions, courir chez des gouverneurs indécis, pour les affermir dans le devoir, négocier avec des villes, pour les ramener à l’obéissance ; et livrer , en homme de cœur et de conviction, un perpétuel combat à tous les ennemis du pays. On ne peut considérer qu'avec un sentiment de respect et d’admiration les travaux d’une magistrature si remplie d’actes de courage , de dévoue- ment et d'abnégation. Un espoir , il est vrai, avait toujours soutenu Groulart dans sa lutte acharnée contre les rebelles Il s'était bercé de l’idée que l’avè- nement de Henri IV commencerait l’ère de la tolérance et de la réconciliation entre tous les partis, que chacun pourrait désormais respirer à l'aise et vivre en pleine sécurité à l'ombre de la justice. Mais lorsqu’à la fin il s'aperçoit que ses rêves de paix et de bonheur pour la France sont autant d'illusions, que le vieil et im- placable esprit des guerres civiles menace de renaître, que les fureurs de la Ligue ne sont pas éteintes au fond des cœurs, que d’affreuses théories sont ouvertement professées, que déjà Henri IV, son roi bien-aimé, a échappé dix-neuf fois au fer des assassins , il croit voir Etat prêt à retomber dans l’abime ; il lui semble que l'air est infecté d’une -espèce d'épidémie régicide. Alors son âme se brise, une profonde tristesse dessèche DU 3 AVRIL 1843. 91 en lui les sources de la vie, le pouvoir qui lui a été donné de souffrir est épuisé ; il meurt le 3 décembre 1607, à l’âge de 56 ans, et va goûter au sein de Dieu un repos dont il ne put jouir ici-bas (x). Groulart était un de ces hommes que le ciel accorde à la terre dans le temps de ses plus grandes aflic- tions, et qui, doués d’une activité innée pour le bien public , membres intimes de la société , languissent et souffrent avec elle. Il ne laissait pas écouler un jour sans le marquer par des actes de bienfaisance. Rouen lui dut la fondation de son hôpital général. Sa maison, vrai temple de la piété et de la vertu, était l'asile du malheur. Il ne donnait pas avec cette humiliante et superbe pitié qui rend les secours plus amers et plus cruels quelquefois que l’infortune même. Il dispensait ses largesses en silence, avec la déli- catesse d’un sage et la tendresse d’un ami. Aussi, jamais cercueil de premier Président n'avait reçu tant d’honneurs, n’avait élé couvert de tant de larmes. Qu'on ne pense pas que Groulart n'ait excité ces regrets et obtenu ces hommages que pour avoir bravé la tyrannie des Seize et appuyé la bonne cause devant les glaives nus ! Non! mépriser la mort n’est qu'un mérite vulgaire; s’il suffisait pour rendre immortel , le gladiateur deviendrait un héros. Mais défendre son âme contre mille puissances armées pour la corrom- pre , propager sans cesse, au milieu du plus ardent fanatisme, le culte de la tolérance et de la modéra- (4) Deux anset demi aprés, le 1% mai 1610, Henri IV périt sous le couteau de Ravaillac. 92 SÉANCE PUBLIQUE DU 3 AVRIL 1843. tion , s’immoler tout entier, fortune , repos, santé, aux intérêts de la justice, pour arracher son pays aux factions qui le déchirent, marcher à travers tant d’écueils sans jamais faillir, c’est le triomphe du sage, la gloire du magistrat. Telle fut la vie de Groulart , tels sont les actes qui doivent sauver de l'oubli cette noble mémoire, et pla- cer Groulart à côté des plus dignes premiers prési- dents qui aient honoré la France. Il vivra comme un modèle de patriotisme , de fidélité au devoir et de courage civil; et l’on dira de lui ce que Montaigne disait de son ami La Boëtie : « C’estait vraiment une ame pleine et qui montroit un beau visage en tous sens , une ame à la vieille marque (1). » (1) Epitaphe inscrite sur la tombe de Groulart : Hic siti sunt cineres et ossa , reliquiæ viri elarissimi Claudii Groulart, quondäm in Rotham. curiâ senatûs principis , qui, juris et æqui severus el acer vindex, nusquäm justitiæ candorem impiari aut æquitalis amussim inquinari passus est, qui, regis et patriæ certus el fi- delis adscita per inteslini et internecini duelli incendia Neustriæ, multas urbes à malà factione revocavit. Hic attritum et confectum curis maturiüs suis et patriæ, surda Mors appellavit, ætatis anno 56, debitum flagitante Parcæ luit. (Hist. de la ville de Rouen, par Farin, tom. 3, p. 366). — Son tombeau et sa statue ont été retrouvés naguère par M. Floquet, à St.-Aubin-le-Cauf, où ils avaient été transportés en 1785, après la suppression de l'église des Célestins à Rouen. POÉSIES. Par M. ALPRONSE LE FLAGUAIS, l’un des conserva- teurs de la Bibliothèque de Caen. LES DEUX PROSCRITS. ( Le Poële et la Muse). O ma belle isolée , Ô ma vierge divine! Le front toujours paré de myrte et d'églantine, Tourne toujours vers moi tes yeux pleins de langueur ; Loin des passions desséchantes , Redis-moi tes chansons touchantes, Et repose-toi sur mon cœur. Craintive Poésie, Ô proscrite adorée! Ton sanctuaire est là ! Du monde séparée, N'es-tu pas plus heureuse en ce discret séjour ? N’as-tu pas une lueur pure, Qui dans la nuit la plus obscure Colore nos songes d'amour ? 94 SÉANCE PUBLIQUE N'as-tu pas dans mon sein un calme et sûr asile ? Ange! nous nous aimons , et puisqu'on nous exile , Abritons de jasmins nos chants à peine éclos! Sous le dôme qui l’'emprisonne, Si bas que ton soupir résonne, Il trouve de lointains échos ! Et quand ce doux soupir parle dans le mystère, Il semble dire au ciel : « Souviens-toi de la terre ; « Verse un nouveau parfum sur ce triste limon! « Fais refleurir l'amour que fane « L’avarice, à la main profane, « La luxure , enfant du démon ! = Plonge dans le tombeau la haine et lironie ; « Verse au cœur une foi, rends son scéptre au génie ; « A la vieillesse en deuil donne un peu de chaleur ; « Donne une candeur à l'enfance, « Une leçon à l’opulence, « Un mot d’espoir à la douleur! = « Si mon règne est fini, si, renversant mon trône, « Ils m'ont refusé même un regard, une aumône, « Ah! mon abaïissement me sera cher encor, « Pourvu qu’en ses jours de misère, « Le peuple, dont j'étais la mere, « Se soit partagé mon trésor! » Ce soupir n'est-il pas plus doux que l’ambroisie Où les dieux du passé buvaient la poésie ? Ce soupir n'est-il pas sublime, harmonieux ? DU 3 AVRIL 1843. 9 (@x 4 Ne fait-il pas encor descendre Dans l’âme virginale et tendre Un amour émané des cieux ?.… O ma belle isolée, à ma vierge divine! On a mis sur ton front la couronne d'épine, Moi j'ai su l’arracher par un effort vainqueur. Le chemin de l’exil est rude... Mais Dieu bénit leur solitude, Quand deux êtres ont un seul cœur! 00 LE TOMBEAU D'’AGNÈS, À JUMIÈGES. Vous qui plaignez toute victime D’un tendre sentiment, et l’excusez tout bas; Sensibles pélerins , portez ici vos pas! Vous qui nommez l'amour un crime, Vous quile condamnez, cœurs froids, n'approchez pas! x Celle que Charle aimait, fraiche et brillante rose, Celle qui le rendit à l'honneur, au devoir, 96 SÉANCE PUBLIQUE “ La Dame de Beauté repose Sous ce marbre où finit tout bonheur , tout espoir. L'amant plus que le roi dominait sur son âme : Sans peine elle eût quitté le faste et la splendeur ; Son cœur plein d’une noble flanime D'un amour dévoué comprenait la grandeur. Aussi rompant soudain l’amoureuse guirlande Qui retenait le prince à ses pieds adorés, Maîtresse dont la voix commande, Elle avait affermi ses pas mal assurés. Elle avait commencé la mission sublime Qu’à la voix du Très-Haut Jeanne sut accomplir ; Le trône penché vers l’abime, Sur des bases d’airain allait se rétablir. Ayant chassé l’Anglais du sol de la patrie, Après l’enivrement des chants victorieux, Après l’encens de la Neustrie, Charle attendait encore un succès glorieux. Il attendait qu'Agnès lui dit: « Je suis contente! » Il voulait son regard plein d’orgueil et d'amour ; Mais , trompant cette heureuse attente, Le deuil et la douleur devaient avoir leur tour. Cette riche abbaye, échappée au ravage De barbares soldats vaillamment combattus, DU 3 AVRIL 1843. 97 Fêtait le preux dont le courage Relevait nos drapeaux dans la poudre abattus. Au milieu des festins, des tournois et des fêtes, Soudain un cri de mort a répandu l’effroi. La plus douce de ces conquêtes Va mourir isolée et demande le Roi. Oui, c’est Agnès qui meurt en son manoir captive ; Mais à l’homme adoré dont elle a fait un Dieu, Elle veut de sa voix plaintive, À l'heure du départ, murmurer un adieu. Il arrive, il la voit pâle, décolorée, Celle qui rayonnait au milieu de sa cour. Des joyaux de la mort parée, Elle entrera demain au funèbre séjour. Elle quitte la vie en lui disant : « Je t'aime! « D'un nouveau lustre, ami, j'ai vu briller ton nom. « Ton bonheur estmon vœu suprême, « Et peut-être du ciel j'obtiendrai mon pardon. » Jumièges dans ses murs a recueilli sa cendre. Si Von n’ose l’absoudre ou la justifier , Elle fut si noble et si tendre, Sur sa tombe muette, on peut du moins prier. Ls Vous qui plaignez toute victime D'un tendre sentiment, et l’excusez tout bas, n / 98 SÉANCE PUBLIQUE DU 3 AVRIL 1843. _ Sensibles pélerins , portez ici vos pas ! — Vous qui nommez l'amour un crime, Vousqui blâmez toujours, cœurs froids, n’approchez pas! Agnès est morte dans son manoir du Mesnil près Jumièges, en 1449. Son tombeau fut placé dans la nef de l’église, en 1777. ELOGE DU CONTRE-AMIRAL DUMONT-D'UR VILLE, Par M. ROBERGE (1). There is no royal road to science. Lonp» Bynon. Si l’homme qui se consacre aux progrès des sciences a besoin de courage et de dévouement, c’est surtout lorsqu'il en va chercher lesmatériaux épars dans toutes les parties du globe. Pour lui s'ouvre alors une car- rière de privations , de fatigues et de périis. Il faut qu'il s’arrache au sol de la patrie , et aux objets de son affection, qu'il sacrifie son repos , qu'il renonce aux douceurs de la vie sociale, aux joies de la famille, et qu'il accepte, en échange, une existence aven- tureuse sur les mers, dans des contrées lointaines, parmi des populations inconnues , et souvent bar- bares. (1) Cet éloge, inserit sous le n°. 12, a obtenu le prix proposé par l'Académie au nom de M. Lair. 100 ÉLOGE Pour concevoir un tel projet, il faut déjà sentir en soi une résolution peu commune; mais quelle réunion de qualités , je devrais dire de vertus, est nécessaire pour l’exécuter ! Ce n’est plus assez de cet esprit d'ob- servation qui facilite le travail, de cette persévérance qui fait triompher des obstacles : dons de la nature, ils sont indispensables à quiconque ambitionne des succès ordinaires. Ils ne suflisent point au voyageur qui explore de nouvelles régions , au navigateur qu’en- traine la passion des découvertes, au savant qui veut agrandir le domaine de la science, en interrogeant les lieux mêmes qui peuvent lui en fournir les élé- ments. Ils doivent y joindre cette énergie de volonté contre laquelle se brisent les difficultés, une force d'âme qui les mette au-dessus des hasards , le coup- d'œil qui devine le danger, la prudence qui l'évite, le sang-froid qui fait affronter ceux qu’on ne saurait prévoir. Il n’est personne qui , à ces traits, ne reconnaisse le caractère du contre-amiral Dumont-d’Urville , que le Calvados se glorifie d’avoir vu naître, et dont la fin tragique et prématurée a frappé de consternation la France et le monde savant tout entier. Dans la guerre, il eût fait respecter notre pavillon ; dans la paix, il l'a honoré en le conduisant à la recherche des lumières. Il n’eût été utile qu’à son pays ; le genre humain profitera de ses travaux. Navigateur et géo- graphe , il a sillonné des mers inconnues, tiré de l'obscurité des îles et des archipels non encore visités, confirmant, sur son passage, ce qui était douteux, rectifiant ce qui était inexact ; naturaliste, il a enrichi DE DUMONT-D'URVILLE. TOI la botanique et l’entomologie d'une foule d’espéces nou- velles, et les autres branches de nombreuses observa- tions ; ethnographe et philologue , il a fait connaître à l'Europe civilisée les peuplades sauvages de l'Océanie, avec leurs mœurs, leurs croyances et leurs idiomes. Enfin, par ses qualités, par ses talents et par ses services, 1l a légué à la postérité un nom célébre, en ajoutant à la gloire, à la considération et aux lu- mières de la France, déjà si riche de lumières, de gloire et de considération. Dumont-d’Urville (Jules-Sébastien-César) reçut le jour à Condé-sur-Noireau , le 23 mai 1790. Ceux qui attachent de l'importance aux avantages que le hasard donne, apprendront avec satisfaction que ses parents appartenaient à la bonne noblesse du pays, et que son père exerçait la première judicature dans la ville qu'il habitait (1). Mais déjà le temps n’était plus où la nais- sance tenait lieu de mérite, et Dumont-d’Urville a d’ailleurs acquis assez de valeur personnelle pour qu'on néglige celle qu’il pouvait tirer de ses ancêtres. Dès ses plus tendres années, il annonça une intelli- gence d'élite, qu'un goût très-vif pour l'instruction ne (1) Son père, Gabriel-Charles-François Dumont , seigneur d’Urville , était juge civil, criminel et de police à Condé : on le citait pour son savoir et pour son intégrité. La charge qu'il occupait était héréditaire dans la famille depuis prés d’un siécle. Sa mère, Jeanne-Françoise-Julie-Victoire de Croisilles, était douée d’une âme forte : en 1793, elle défendit son mari devant le tribunal révolutionnaire de Caen, et parvint à dérober sa tête à l’échafaud. 102 ÉLOGE tarda pas à développer. Les livres furent les jouets de son enfance, et, comme si le germe de son avenir se füt déjà révélé en lui, ses lectures favorites étaient des relations de voyages et de découvertes. Il s’élan- çait sur les mers avec Cook et Bougainville, et sa jeune imagination s’enflammait du désir de les imiter un jour. Ses parents secondèrent de si heureuses dis- positions : il commença, sous leurs yeux, une éduca- tion solide, qu’il termina, d’une manière distinguée , au lycée impérial de Caen (1). (1) A l’âge de deux ans, Dumont-d'Urville avait failli de périr par le feu : il tomba dans le foyer, et son père , seul témoin de l'accident, cloué par la goutte dans son fauteuil, ne pouvait que joindre ses cris à ceux de l'enfant. Le contre-amiral a porté toute sa vie, sur l’une de ses mains, les marques du danger qu’il courut alors, et dans lequel certains esprits lurent peut-être un présage de sa fin malheureuse. Reslée veuve en 1797, M°°. d'Urville quitta Condé avec ses enfants, et vint habiter le hameau nommé le Cours-d'Orne, à Feuguerolles. C’est là que Jules commença ses éludes classiques, dont se chargea son oncle maternel, l’abbé de Croisilles, prêtre insermenté , qui depuis est devenu chanoine de Cambrai, et est mort vicaire-général de Bayeux. Pendant que l'abbé de Croisilles cultivait l'intelligence précoce de son neveu, M°°. d'Urville s'occupait, avec un soin égal, du développement des forces physiques de Jules. Elle lui faisait faire de longues courses dans les champs , et l'exposait, souvent nu-tête et nu-pieds , à toutes les intempéries des saisons. On l’a entendu dire bien des fois que c'était aux rudes exercices que lui imposait sa mère, qu’il était redevable de son excellente consti- tution. A l'âge de douze ans, on le plaça au collége de Bayeux. Son examen d'admission fut une véritable thèse de philosophie en latin : l'assemblée le couvrit d’applaudissements Il continua l'étude du grec sous M. l'abbé le Comte, mais DE DUMONT-D'URVILLE. 103 C'était alors l’époque la plus brillante de l'Empire. Le génie de Napoléon planait sur l'Europe : son am- bition menaçait tous les trônes, respectant aussi peu les libertés des peuples que les droits des souverains. L’art de la guerre avait absorbé tous les autres arts : les carrières en faveur se réduisaient à combattre sur terre ou sur mer. Dumont-d’Urville n’eut pas d'autre alternative, quand le temps fut venu pour lui de faire un choix. Son esprit réfléchi s'était porté principale- ment sur les sciences exactes : les progrès qu'il y avait bientôt le maître n’eut plus rien à enseigner à l’éléve : « Reprenez votre neveu, disait l'abbé le Comte à M. de Croisilles ; il sait plus de grec que moi. » Dumont-d'Urville travaillait par goût plutôt que par devoir. Dans la suite, il aimait toujours à rappeler le temps de ses études, et il charmait les ennuis de la navigation par la lecture des classi- ques grecs el latins. Il avait beaucoup d'aptitude pour les langues. L'hébreu l’oc- cupa pendant quelque temps ; plus tard il apprit l’anglais et le russe. Il se livra surlout, avec un grand succés, à la langue chi- noise, et aux langues de l'Asie méridionale, pour les com- parer avec les différents idiomes de l'Océanie, dont il fit une étude particuliére. En 1806, il entra au lycée impérial de Caen : son rom figure, parmi ceux des jeunes lauréats, sur les tableaux qu’on voit en- core aujourd'hui dans le parloir du collége royal. Il se perfec- tionna dans les mathématiques , et suivit le cours de navigation professé par M. Prudhomme. Il dévorait les livres : M. Manoury, qui fournissait à ses lec- tures, avertit un jour M°*°. d’Urville que son fils ne pouvait lire tous les ouvrages qu'il demandait, Jules prit aussitôt la plume, passa la nuil à écrire , el, pour prouver à l’honnête libraire qu'il l'avait mal jugé , lui envoya le lendemain une analyse fidèle des derniers volumes qu'il avait lus, 104 ÉLOGE faits lui eussent ouvert les portes de l’école polytech- nique (1); mais, soit qu'il éprouvät de la répugnance pour la vie des camps et la gloire sanglante des champs de bataille, soit plutôt qu’il se rappelät les lectures dont son jeune âge s’élait nourri, il se décida pour la marine militaire, et fut envoyé à Brest en qualité de simple novice (2). Si l’on songe à la masse de connaissances variées qu’exige la navigalion, quand surtout elle est appelée à défendre l'Etat, on concevra sans peine qu’il fallut à Dumont-d’Urville redoubler de travail et d’applica- tion pour se former à la théorie et à la pratique de cet art. Cependant, ses nouvelles études et le service dont il était chargé ne suflirent pas long-temps à l'activité de son esprit. Il sut dérober à ses devoirs quelques loisirs, et les employa à compléter son édu- cation classique. Il revint à ses auteurs, fixa son goût par leur commerce , et se prépara peu à peu à cette manière d'écrire, franche et rapide, qui prête des agréments à la science, sans lui faire perdre de sa gravité. L'histoire naturelle vint bientôt réclamer une part dans ses affections. Parmi les branches qu'elle offrait à son avide curiosité, il s’attacha de préférence à la (1) Dumont-d'Urville subit, en 1807, l'examen pour l’école poly- technique , et fut jugé admissible : le défaut de place empécha seul qu'il ne fût admis. (2) Devenu aspirant de seconde classe en 1808, il quitta Brest peu de temps après, et passa au Havre, d'où il fut envoyé à Toulon. Il parvint au grade d’enseigne de vaisseau en 1814, aprés la restauration. DE DUMONT-D'URVILLE. 105 botanique et à l’entomologie, sciences charmantes , comme les êtres dont elles s'occupent, et qui font plus encore par les jouissances qu’elles donnent tou- jours, que par la célébrité qu’elles procurent quel- quefois. Dumont-d'Urville ne leur demanda sans doute d’abord qu’un délassement nécessaire; puis, séduit par leur attrait irrésistible, il en fit une étude appro- fondie, et pourtant il ne prévoyait pas que ces tra vaux, qu'il se reprochait peut-être en secret, jette- raient un reflet brillant sur son avenir, et devien- draient un de ses premiers litres à la renommée. Tandis que les Bourbons de la branche ainée rece- vaient , de la munificence des souverains, la part qui leur revenait de l'héritage de Napoléon, le chef de la branche cadette attendait, en Sicile, l'instant où il pourrail revoir son pays après vingt ans d'absence. Dumont-d’Urville servait sur le vaisseau qui apporta, de Palerme à Marseille, Louis-Philippe-d'Orléans, son épouse Marie-Amélie, et leurs deux jeunes en- fants, Ferdinand et Louise, les premiers-nés de cette belle famille , long-temps prospère , mais que le ciel vient d’éprouver par des coups bien douloureux. Jusque-là, Dumont-d'Urville n'avait vécu qu'avec les livres : en 1816, il prit une compagne. Souvent, dans la suite, les circonstances l’éloignèrent d'elle ; l'attachement l'en rapprocha toujours. Au moins il n’était plus seul au monde : des extrémités de la terre, le foyer domestique était un centre autour du- quel venaient se rallier ses pensées. Depuis quatre ou cinq ans, un habile marin, le capitaine Gaultier, était employé au relèvement des 106 ÉLOGE côtes de la Méditerranée. Il lui restait, pour com- pléter cet important travail, à explorer celles de l’Ar- chipel grec et de la mer Noire. Les campagnes de 1819 et de 1820 y furent consacrées. Parmi les officiers qu'il avait sous ses ordres , et qui le seconderent utile- ment dans sa mission , se trouvait l’enseigne Dumont- d'Urville. Le zèle et les connaissances qu'il y déploya lui valurent des éloges, et firent concevoir de lui des espérances qu’il devait surpasser un jour. Cependant aux travaux de l'expédition, qui étaient pour lui des devoirs, Dumont-d'Urville crut qu'il en pourrait mêler d’autres qu’il ne considérait encore que comme des plaisirs. Les sciences naturelles souriaient toujours à son esprit ; elles ne lui fournissaient plus assez d’aliment. Il avait épuisé les richesses des envi- rons de Toulon et de son jardin botanique ; mais là s'élait presque borné le cercle de ses recherches. Il aspirait à l’étendre, à sortir de ces étroites limites , à donner à ses études de plus larges dimensions. Aussi, quelle satisfaction avait-il dù éprouver en apprenant qu'il allait parcourir les rivages de la Grèce et de PAsie-Mineure , contempler une végétation en partie nouvelle pour lui, retrouver peut-être les espèces rares signalées par Tournefort , qui, plus d’un siècle auparavant , l'avait précédé dans ces contrées ! Son espoir ne fut point trompé : il sut si bien mettre à profit, et les occasions , et l’obligeance de son com- mandant, qu'il rapporta une ample récolte de plantes et d'insectes, dont le Muséum accrut ses collections. Mais ce n’était point assez pour Dumont-d’Urville. A l'exemple de Tournefort ,il trouvait encore du temps DE DUMONT-D'URVILLE. 107 pour recueillir des observations sur l’état des lieux qu'il visitait, sur les monuments , ou plutôt sur les débris qui jonchent cette terre classique des beaux- arts. Un Strabon ou un Pausanias (1) à la main, il recherchait les traces des anciennes villes, ou du moins la place qu’elles avaient occupée ; il interrogeait les ruines des mausolées et des temples, comme pour leur demander des nouvelles de leurs dieux et de leurs héros. Il appliquait à tout son ardente investigation , et l’érudition qu'il avait puisée dans ses lectures. Parmi les objets sur lesquels il attira Pattention, qu'il suffise de citer la Vénus de Milo. chef-d'œuvre de l'antique staluaire, qui, toute mutilée qu’elle est par les siècles, conserve l'empreinte de son origine, et que les galeries du Louvre comptent au nombre de leurs plus précieuses acquisitions (2). Bientôt un champ plus vaste s’ouvrit aux explora- tions de Dumont-d’Urville, et au désir insatiable de connaître dont il était dévoré. Ce n’était plus un coin (1) M. Matterer, qui faisait partie de celte expédition , dit que Dumont-d'Urville portait toujours un Pausanias avec lui (Annales maritimes, 1842). (2) Dans un rapport sur les voyages de Dumont-d'Urville, lu à l’Académie de Caen le 19 avril 1828, M. Lair s'est plaint de ce que Iles noms de MM de Rivière et de Marcellus figurent seuls au bas de la Vénus de Milo : celui qui la leur avait signalée, méritait au moins de partager cet honneur avec l'ambassadeur et le secrétaire d'ambassade, dont l'un avait or- donné , et l’autre fait l'acquisition de ce chef-d'œuvre. Louis X VILLE, pour récompenser le zèle intelligent de Dumont- d'Urville, devenu lieutenant de vaisseau, el chevalier de St-Louis, lui fit présent du grand ouvrage sur l'Egypte. 108 ÉLOGE de l’ancien monde qu’il devait étudier : c'était le globe entier qui allait se dérouler devant ses yeux, avec tous ses phénomènes, avec les productions si nom- breuses et si variées de ses diverses latitudes. Les rêves de son enfance allaient se réaliser. Quelle abon- dante moisson il se promettait! Que de découvertes lui étaient réservées ! Il ne regretta plus alors les soins ni le temps qu'il avait donnés aux sciences naturelles: il entrevit même le jour où ils deviendraient la base de sa réputation, et feraient placer son nom à côté de ceux des Plumier, des Tournefort, des Adanson. Animé d’une égale ardeur , M. Duperrey, qui venait d’être nommé lieutenant de vaisseau, à son retour de l'expédition de Freycinet, proposa, au mois de no- vembre 1821, de concert avec Dumont-d’Urville, le plan d’un nouveau voyage scientifique à travers l'Océan Atlantique et la Mer du Sud. Ce projet fut approuvé par le marquis de Clermont-Tonnerre, qui présidait alors au département de la marine. La corvette la Coquille, en armement à Toulon, reçut un équipage choisi, et fut mise à la disposi- tion de M. Duperrey, nommé commandant. Il prit Dumont-d'Urville pour second, et compléta son état- major avec des officiers éprouvés déjà pour leur savoir et pour leur dévouement. L'expédition, chargée de re- commandations pressantes, des instructions des corps savants, et pourvue de tout ce qui pouvait assurer à sa mission un plein succès, partit des rivages de France le 11 août 1822, et, au bout de quelques jours, elle voguait sur les eaux de l'Atlantique. Après une courte relâche à Ténériffe, la Coquille DE DUMONT-D URVILLE. 109 continua sa route au sud-ouest, et, le 16 octobre, elle saluait les côtes du Brésil, où elle fit sa première station. La traversée avait fourni aux bydrographes des observations précieuses : celles que la terre pro- mettait aux naturalistes ne l’étaient pas moins. Tandis que Garnot étudiait les mammifères et les oiseaux , que Lesson recueillait des roches et des mollusques , Dumont-d’Urville, à qui étaient confiés les intérêts de la botanique et de l’entomologie (1), explorait, avec un zèle infatigable, la patrie des brillants in- sectes, des fleurs éclatantes, des fougères gigantes- ques , et trouvait des richesses nouvelles sur ce sol tant de fois moissonné. L'expédition se dirigea ensuite vers les Malouines, où elle arriva le 20 novembre. Pendant un mois qu’elle y resta, Dumont-d’Urville , malgré les rigueurs du climat et de la saison, parvint à compléter la flore de cet archipel. Le 31 décembre, la Coguille doubla le cap Horn. Deux mois et demi furent employés sur les côtes du Chili, si remarquables par étonnante variété de leurs végétaux, et sur celles du Pérou, moins fécondes en plantes, mais qui ne laissent rien à désirer à lento- mologiste. Elle en partit le 22 mars 1823, et fit voile à l’ouest, à travers l'Océan Pacifique, par la route que Bougainville avait ouverte aux navigateurs soixante ans auparavant. Un monde nouveau allait se présenter à Dumont- (4) Dans la distribution des travaux, Dumont-d’Urville n'avait été chargé que de la botanique ; c’est lui qui, par surcroît de zèle , y ajouta l'entomologie, pour soulager son ami Lesson. 110 ÉLOGE d'Urville : l'Océanie, avec ses iles immenses et ses archipels multipliés. La nature, qui ne se répète ja- mais, lui a imprimé une physionomie particulière. Elle a donné à la plupart des êtres qu’elle y a répan- dus de tels caractères d’étrangeté, qu’on dirait qu'elle avait oublié ses anciens types, ou qu'elle voulait essayer d’autres combinaisons. L'espèce humaine y est presque partout stupide ou féroce ; les animaux et les plantes y forment, avec ce qu’on voit ailleurs, les plus bizarres contrastes. Mais, si imagination s'étonne un moment, elle fait bientôt place à l’admi- ration pour cette puissance créatrice, toujours diverse et loujours la même, qui se manifeste incessamment par le soin qu’elle prend de tous ses ouvrages. L'expédition courut quelques périls dans les îles Pomotou; à peine les eut-elle dépasées, que la riante Otahiti s’offrit à ses regards. Le christianisme en avail réglé les mœurs faciles, tant vantées par les premiers voyageurs ; mais ©’élait toujours l’île aux sé- duisants aspects , et surtout l'ile chère aux botanistes, par le luxe de végétation dont elle est couverte. Du- mont-d’Urville y fit d'abondantes récoltes, et ses col- lections s’accrurent de plus en plus à Borabora , dans l'archipel de la Société , à la Nouvelle-Irlande , à Wai- giou , et dans les Moluques , où la Coquille aborda successivement. Elle quitta Amboine le 28 octobre , fit le tour de la Nouvelle-Hollande , et mouilla au Port- Jackson le 17 janvier 1824. Pendant les deux mois qu'il y séjourna, Dumont- d'Urville ne se lassa point d'explorer les côtes voisines, et la baie fameuse à laquelle le grand nombre de végé- DE DUMONT-D URVILLE. 1II taux singuliers qu’elle voit croître, avait fait donner le nom de Baie de la Botanique. Il poussa ses excursions savantes au milieu des Montagnes Bleues, et jusque dans les plaines de Bathurst, presque entièrement ignorées des naturalistes. Le 20 mars, la Coquille s’éloigna des côtes de l’Aus- tralie, et fit voile vers la Nouvelle-Zélande. De là, elle se dirigea au nord, pour aller reconnaître l'immense archipel des Carolines. Le commandant Duperrey la conduisit à l’île Ualan , où l’attendait un spectacle _ non moins nouveau qu’intéressant. Les habitants con- servent encore l'innocence et l’heureuse simplicité qu'on attribue aux premiers âges. Si le siècle d'or , chanté par les poètes, ne fut qu’un mensonge, là il est une vérité. Le cœur s’épanouit quand on pense qu'il y a au moins sur le globe un lieu où les hommes vivent en frères, où l’usage des armes est inconnu , et où l'on n’a point réduit en art la fureur de s’entr'é- gorger. Dumont-d'Urville dressa la flore de cette île char- mante. L'expédition se rendit ensuite au hâvre de Dorey, afin d'étudier les côtes septentrionales de la Nouvelle- Guinée. Après une station du plus haut intérêt pour l’histoire naturelle et la géographie, elle traversa de nouveau les Moluques, visita Java, et revint en Europe par les iles Maurice, Bourbon et Sainte-Hélène. Elle entra dans le port de Marseille le 25 avril 1825; et, pendant une navigation de trente et un mois treize jours , elle avait parcouru 24,894 lieues. Jamais voyage autour du monde n'avait été favorisé 1x2 ÉLOGE par les circonstances autant que le fut celui de la Coquille. Elle rencontra peu de ces tempêtes si fré- quentes dans quelques-uns des parages qu’elle tra- versait. Elle n’eut presque point à souffrir des maladies, et revint sans avoir perdu un seul homme. Un si rare bonheur n’est pas l'ouvrage du hasard seul : une bonne part en doit être rapportée aux sages précautions et à la haute habileté du commandant Duperrey. Aussi ne faut-il pas s'étonner si l'expédition fut fé- conde en résultats. La découverte et la reconnaissance d'un grand nombre d'iles acquises à la géographie , d'abondants matériaux pour les sciences physiques et pour la navigation, des études sur les mœurs et les langues des peuples de l'Océanie, de riches collections d'histoire naturelle : voilà le fruit de ses travaux ; voilà ce qu'elle offrait à la France et au monde savant. Tous les officiers et les naturalistes y avaient également concouru. Unis par les liens d’une douce fraternité, ils s’élaient rendus solidaires les uns des autres , et n'avaient connu d'autre rivalité que celle qui leur était inspirée par l'amour de la science , par le désir de con- tribuer à l'avantage et à la gloire de leur pays. Parmi les plus zélés et les plus laborieux, se faisait toujours remarquer Dumont-d'Urville. Tous les mo- ments dont ses devoirs lui permettaient de disposer, étaient consacrés aux explorations ou à létude. Il ne se contentail pas de récolter des échantillons et de les dessécher : il prenait le soin de décrire et d'analyser toutes les plantes qu’il rencontrait , et même d’en re- produire, par le dessin, les organes délicats , avec les formes et la disposition que la pression devait leur faire DE DUMONT-D'URYILLE. te) perdre. Il les accompagnait de notes sur l'usage auquel chacune d’elles est employée, sur les noms qu'elles ont reçus chez les différents peuples , sur la nature et l'élévation du sol où elles croissent , sur les latitudes entre lesquelles elles sont renfermées. Ses recherches , sous ces derniers rapports , fourniront de précieux éléments à ceux qui s’occuperont de la géographie botanique de l'Océanie, comme de Humboldt Pa fait pour les végétaux de l’Amérique, et de Mirbel pour ceux de l’ancien monde. Le travail qu'il a publié sur la distribution des fougères à la surface du globe, témoi- gne assez de l'attention que donnait Dunont-d’Urville à cette branche importante de la phytologie. L’herbier qu’il rapportait se composait de près de trois mille espèces. Dans ce nombre, quatre cents en- viron étaient nouvelles pour la science: le Muséum ne possédait qu’une partie des autres. Dumont-d'Urville enrichissait aussi le jardin du Roi par des envois considérables de graines : beaucoup de plantes, auparavant rares, ou tout-à-fait inconnues, se sont propagées de là dans les différentes contrées de l'Europe. Quoique lPentomologie n’occupât que le second rang dans ses recherches , il avait rassemblé près de douze cents insectes , appartenant à onze cents espèces : quatre cent cinquante manquaient au Muséum, et trois cents n'avaient jamais.été décrites, Dumont-d'Urville venait d’attacher son nom à une des plus belles expéditions que l'intérêt des sciences eût jamais fait entreprendre. Sa réputation , comme officier de marine et comme naturaliste, était main- e) 114 ÉLOGE tenant solidement établie. Le grade de eapitaine de frégate, auquel ii fut élevé, et la décoration de la lé- gion d'honneur , n’élaient pour lui qu'une récompense méritée; mais, si elle remplit son attente, elle ne Île consola point de la perte d’un fils, moissonné pendant son absence, et qui, malgré son âge tendre, annonçait déjà les plus brillantes dispositions. Après avoir été éloigné de sa patrie et des siens durant près de trois années , après avoir exécuté tant de travaux, essuyé tant de fatigues, Dumont-d’Urville devait sentir le besoin du repos. Il n’en fut rien: à peine était-il revenu de ce premier voyage aulour du globe , que déjà il en méditait un second. Il ne se rappelait point les nombreuses régions qu'il avait par- courues , sans songer avec regret à toutes celles qu'il n'avait pu visiter, ou qu'il avait trop rapidement ex- plorées. Son esprit se reportait sans cesse vers ces grandes terres de l'Océanie, dont l’hydrographie et les productions lui paraissaient si peu connues : vers ces myriades de petites îles qui peuplent la Mer du Sud , et sur lesquelles il n'avait recueilli que des lu- mières insuffisantes. Il brûülait du désir de les revoir, pour approfondir ce qu'il n'avait qu'effleuré , pour ajouter aux observations qu’il avait faites, afin qu'après avoir tout coordonné ensemble, il pût offrir à la science un travail complet. Il communiqua son projet à M. de Chabrol, ministre de la marine, en insistant princi- palement sur les avantages qu’aurait pour la France une connaissance exacte des côtes de la Louisiade et de la Nouvelle Guinée, où il serait facile d'établir un système de colonisation. Si le ministre hésitait encore, DE DUMONT-D'URVILLE. 115 un incident du plus vif intérêt acheva de le déter- miner. On n'avait pas oublié l'expédition de La Peyrouse, partie, en 1785, pour aller faire des découvertes dans les mers australes. Les résultats importants qu'il avait obtenus déjà , les désastres qu'il avait éprouvés , fai- saient suivre avec anxiété, sur les mers , les pas de ce bardi navigateur, quand on cessa tout-à-coup de re cevoir de ses nouvelles. La France, animée d’une sol- licitude toute maternelle , envoya un vaisseau à la recherche d’un de ses plus nobles enfants. D'Entrecas- teaux vit le but; mais il mourut sans avoir pu y atteindre. Personne ne douta plus que la Boussole et l’Astrolabe n’eussent péri dans une tempête, ou que La Peyrouse et ses compagnons n’eussent été, comme Cook , immolés par de barbares insulaires. Il y avait trente-sept ans que leur sort était enveloppé d’une obscurité profonde. Peu de temps après le retour de la Coguille, on apprit que le capitaine d’un navire baleinier anglais, en longeant les côtes bordées d’écueils d'une île située entre la Nouvelle-Calédonie et la Louisiade , avait aperçu, entre les mains des habitants venus à son bord, des épées sur lesquelles était gravé le mot Paris, et plusieurs médailles frappées au coin de Louis XVI : une croix de Saint-Louis pendail à l'oreille d'un de leurs chefs. Interrogé sur l’origine de ces objets, un vieillard, après avoir rassemblé d'anciens souvenirs, répondit qu'ils povenaient d’un gros bâ- timent qui, bien des années auparavant, avait été brisé sur les récifs. 116 ÉLOGE Cette nouvelle, apportée à Paris par un officier anglais , qui lui-même avait vu des médailles sem- blables dans la Nouvelle-Calédonie , produisit une vive sensation. L'espoir de retrouver au moins quel- ques vestiges de l'infortuné La Peyrouse réveilla toutes les sympathies que sa perte avait excitées. Ce n'était qu’une faible lueur ; mais M. de Chabrol s'empressa de la saisir. Il comprit que la France avait une dette à acquitter envers le grand homme qui avait rencontré la mort en travaillant à sa gloire. Le plan proposé se prétait naturellement à des recherches vivement désirées : le ministre l’approuva , et Dumont- d’Urville fut chargé lui-même d'accomplir une entre- prise dans laquelle le vœu de la patrie et les intérêts de la science étaient liés d’une manière si intime. Ses fonctions allaient acquérir de l’importance, et ses devoirs s'étendre dans la même proportion. Il allait commander à son tour, et porter tout le poids de la responsabilité , lui qui, jusque-là, n’avait fait que transmettre ou exécuter les ordres d’un chef. Mais il s'en était acquitté avec un zèle si intelligent , il avait déployé, dans toutes les occasions , tant d’activité , de dévouement, joints à un imperturbable sang-froid, et des connaissances si variées dans toutes les parties de la navigation et de l’histoire naturelle, qu’on ne douta pas un instant que le succès ne couronnât sa mission, ou qu'il ne fit du moins, pour la dignement remplir, tout ce qui serait humainement possible. On lui donna une marque d’honorable confiance, en s’en remettant à lui seul du choix des hommes qui devaient l'accompagner. DE DUMONT-D'URVILLE. 117 Après qu'il eut composé son équipage de marins qu'il connaissait pour la plupart, et dont il était connu, Dumont-d'Urville s’adjoignit des officiers et des naturalistes dont, depuis long-temps, il avait su apprécier le mérite et le zèle : Jacquinot et Lottin, qui avaient été du voyage de la Coguille, Gressien et Bertrand, qui avaient servi avec lui sous le capitaine Gauttier. Il prit, pour la zoologie, Quoy et Gaimard, de l'expédition de Freycinet , et Lesson le jeune pour la botanique. Outre la direction des travaux, que faisait rentrer dans ses attributions son vaste savoir, plus encore que son titre de commandant, il se ré- serva toutes les études relatives à la navigation et à la géographie. La Coquille , sous le nom d’Astrolabe, qu’on lui fit prendre en mémoire de l’un des vaisseaux de La Peyrouse (1), sortit du port de Toulon le 25 avril 1826 : c'était le jour où , l’année précédente, elle avait touché les rivages de France Elle n’eut pas plus tôt doublé le cap de Bonne-Espérance , qu'elle se vit assaillie par de violents coups de vent, qui, au milieu de l'Océan Indien, précipitèrent sa marche vers l'Australie. Quand elle eut exploré une portion de côtes peu connues dans la Nouvelle-Galles du sud, expédition partit du Port-Jackson , le 19 décembre , et, toujours accompagnée par les tempêtes, elle fit voile vers la (1) L'expédition de La Peyrouse se composait de deux frégates : la Boussole, commandée par La Peyrouse, et |’ 4strolabe, com- mandée par le vicomte de Langle. Elle partit de Brest le 1. avril 1785. 118 ÉLOGE Nouvelle-Zé'ande, où elle arriva le 10 janvier 1827. Elle y resta plus de deux mois, et. quoique contrariée par une mer orageuse , elle releva une longue étendue de côtes. et découvrit plusieurs petites iles qui avaient échappé aux regards de Cook. De plus grands périls encore attendaient la corvette à Tonga-Tabou, qu'elle visita ensuite : Dumont- d'Urville y déploya un courage héroïqne en présence des éléments déchainés et des perfides insulaires. Malgré les tempêtes. qui ne cessaient de le pour- suivre, il arriva bientôt aux îles Viti. dont le nombre fut considérablement accru. De là, par le sud des Nouvelles-Hébrides . il se rendit aux îles Loyalty. La position en était incertaine , et la configuration inexacle : il rectifia les erreurs, et augmenta ce groupe par ses découvertes. Dans la Nouvelle-Calé- donie . il reconnut une portion de côtes qui n'avaient pas encore été explorées . et compléta ainsi le travail commencé par d'Entrecasteaux. Puis . se dirigeant an nord , il arriva dans les parages où, d’après le récit du contre-amiral Manby, s'était perdue l’escadre commandée par La Peyrouse. Dumont-d'Urville croisa long-temps dans ces mers, l'œil fixé sur les rivages devant lesquels il passait. Vingt fois il y brava la mort, que les vents impétueux, les courants et les récifs lui présentaient sous ses formes les plus hideuses : et pourtant pas une trace de la Boussole ni de l’Astrolabe ne vint se révéler à lui. La corvelte avait beaucoup souffert : il ne crut pas devoir l’exposer davantage à d’inutiles dangers ; et, D DUMONT D URVYILLE. 119 poursuivant sa roule au nord-ouest, il se dirigea vers la Nouvelle-Bretagne. Pendant la traversée, il déter- mina l'ile d'Adèle , le cap de la Délivrance , et les îles Laughlan, où il essuya de nouvelles tempêtes , el vit son vaisseau menacé d'être mis en pièces par les pointes des coraux. Mais le dévouement de Dumont- d'Urville et de ses braves compagnons semblait grandir avec les difficultés : les côtes méridionales de la Nouvelle-Bretagne, et plusieurs iles voisines non encore indiquées furent reconnues, malgré les horreurs sans cesse renaissantes d’une mer furieuse. Ensuite, par le détroit de Dampier, l'Astrolabe, délivrée enfin .des temps affreux contre lesquels elle Juttait depuis si long-temps, vogua vers la Nouvelle-Guinée. Du 3 au 25 août, Dumont-d’Urville en explora les côtes septentrionales dans un développement de plus de 350 lieues, détermina les îles connues qui les bordent, et auxquellesil en ajouta quinze à vingt tout- à-fait nouvelles. La corvette relàcha ensuite à Dorey, dans la Papouasie; et , pendant onze jours qu’elle y resta, les naturalistes de l'expédition firent une de leurs moissons les plus abondantes. Elle reprit sa route par le nord de Waigiou , entra dans les eaux paisibles des Moluques, et parvint à Amboine le 25 septembre : il y avait dix-sept mois qu’elle avait quitté Toulon. Quand elle eut réparé des désastres qu’elle avait éprouvés, Dumont-d’Urville la remit à la mer le 10 octobre, lui fit contourner les côtes immenses de l’ouest et du sud de l'Australie , et la dirigea de nouveau vers le détroit de Bass et la terre de Tasman. Malgré les obstacles qu'elle avait rencontrés, l’As- 120 ÉLOGE trolabe venait d'accomplir, avec un succès inespéré , la première partie de sa mission. Plus de mille lieues de côtes, parmi les moins connues du globe, avaient été soigneusement relevées ; les formes et la situation de cent cinquante iles avaient été fixées définitive- ment, et, dans ce nombre, cinquante à soixante n’avaient jusque-là figuré sur aucune carte ; de nom- breuses observations avaient été rassemblées sur les peuplades océaniennes ; d'immenses collections avaient été faites dans les trois règnes de la nature. Réduite à ces proportions, l'expédition aurait déjà rendu plus de services qu'aucune de celles qui avaient précédée. Les plus chers désirs de Dumont-d’Urville n'étaient: pourtant point satisfaits. Vainement il avait sillonné , dans tous les sens, l'intervalle qui sépare la Louisiade de la Nouvelle-Calédonie , vainement il avait inter- rogé les rivages sur lesquels avaient dû échouer la Boussole et l’Astrolabe : il n’avait rien aperçu , rien recueilli; pas le moindre indice qui püt le mettre sur la voie de ce qu’il cherchait. Saisi enfin de décou- ragement , il s'était éloigné de ces bords funestes , pour se livrer à d’autres explorations. Mais, comme si une force invisible l’eût ramené malgré lui vers les parages qu’il venait de quitter ; comme s’il eût en- tendu la voix de la patrie, qui lui criait : « Où sont morts mes enfants? » il avait repris la route de la Tasmanie, pour se rendre de nouveau sur les lieux marqués par tant et de si infructueuses recherches. Qu’on juge de sa surprise et de sa joie quand, le 20 décembre , en entrant dans la rade de Hobart- Town, il entendit parler des découvertes récentes DE DUMONT-D'URVILLE. 121 faites , dans les îles Vanikoro , par le capitaine Dillon, que la compagnie anglaise des Indes avait envoyé, d’après des renseignements nouveaux, sur les traces de La Peyrouse : tant le sort de ce grand navigateur avait éveillé de sympathie parmi tous les peuples civilisés ! Des détails plus précis, plus circonstanciés, sont donnés sur le naufrage des deux frégates qu'il commandait , sur les objets trouvés dans la possession des insulaires, et dont l’origine n'offre plus aucun doute : on parle même de deux vieux marins qui existeraient encore : triste débris de cette noble in- fortune ! Avec l'espérance, qui renaissait dans son cœur , Dumont-d’Urville sentit de nouveau s’exalter son courage, el il n’hésila pas à traverser, pour la seconde fois, les huit cents lieues qui le séparaient de Va- nikoro. Cependant, au souvenir des dangers qu'il avait courus , il dut prévoir , pour la seconde Astro- labe, un destin semblable à celui de la première, et il ne quitta la ‘Tasmanie, le 5 janvier 1828, qu'après avoir expédié pour la France des doubles de tous les matériaux dont l’expédition venait d'enrichir le monde savant. Dés le 14 février, l’Astrolabe parut sur la côte orientale de Vanikoro , île montagneuse , qu’entoure une énorme chaîne de brisants , et, après six jours de recherches , elle ne put trouver qu'un passage étroit et tortueux, qui la conduisit, à travers mille périls , dans la baie de Tevaï. Dumont-d’Urville et ses compagnons abordèrent , avec un religieux recueillement , cette terre inhos- 122 ÉLOGE pitalière. Les informations qu'ils arrachèrent à la défiance des naturels , les objets qu’ils reconnurent entre leurs mains, achevèrent de dissiper ce qui pouvait rester encore d'incertitudes Mais sur quel point de la côte s'étaient brisés les vaisseaux de La Peyrouse ? Pendant quelque temps les sauvages ha bitants de Vanikoro refusèrent de répondre à cette question : un d’eux, séduit à la vue d’un morceau d’étoffe rouge , conduisit Jacquinot et Lottin au lieu même du naufrage. : Vis-à_vis de la côte occidentale de l'ile, et sur la partie du récif devant laquelle est bâti le village de Payou , les officiers français aperçurent , disséminés dans la mer, à une profondeur de douze à quinze pieds, des canons (1), des ancres , des boulets, et un nombre considérable de masses de plomb. Plus de doutes possibles : ils avaient sous les yeux la triste vérité. C'était là que, quarante ans auparavant, avait péri, avec l’escadre qu’elle commandait, une des gloires de la marine française ! En rapprochant les renseignements qu'il venait d'obtenir de ceux qui avaient été recueillis précédemment par le capitaine Dillon, Dumont-d'Urville parvint même à se retracer, avec assez de vraisemblance , les circonstances qui avaient accompagné ce déplorable évènement. (1) La ville de Caen possède un de ces canons : elle le doit au zèle toujours actif de M. Lair, qui profila, pour en faire la de- mande au ministre, d’un moment où il remplissait les fonctions de préfet, en l’absence de M de Montlivault. Ce canon était des- tiné à la ville d'Alby : la patrie de Damont-d'Urville pouvait le disputer à la patrie de La Peyrouse. DE DUMONT-D URVILLE 123 Suivant toutes les apparences. La Peyrouse, lorsqu'il eut quitté Botany-Bay, en 1788, se dirigea vers les iles des Amis, comme il en avait formé le projet. Il dut relâcher à Namouka , où la reine de Tonga-Tabou assura positivement à Dumont-d’Urville qu’elle l’avail vu quand elle était toute jeune. De là il se rendit aux îles Viti, qu’il était chargé d'explorer ; puis, ayant remonté par le nord des Nouvelles-Hébrides , les deux frégates, pendant une nuit affreuse, se bri- sèrent sur les récifs de Vanikoro, La plupart des hommes qui les montaient périrent dans les flots ; d’autres furent massacrés par les insulaires ; ceux qui furent assez heureux pour échapper à ce double danger , construisirent , avec les débris du naufrage , une grande barque sur laquelle ils se remirent en mer , laissant dans l'ile deux de leurs compagnons. La barque elle-même , en voulant gagner les Moluques, se sera perdue sur les côtes périlleuses de l'archipel de Salomon , ou aura échoué près des îles Murray , dans le détroit de Torrès. Les deux marins abandonnés dans l’île, s'y marièrent, et y vécurent long-temps : à l’arrivée de l’Astrolabe , l'un était mort depuis quelques années ; l’autre avait suivi un chef vaincu , qui s’exilait volontairement. Deux jours furent employés à recueillir les précieux restes de l'expédition de La Peyrouse , et à les trans- porter sur la corvette. Dumont-d’Urville avait achevé sa mission. Cependant il ne voulut pas quitter Vanikoro sans ériger un monument à la mémoire des malheureux français qui y avaient trouvé la mort. Tandis que les hommes de l'équipage étaient occupés à ce pieux de- 124 ÉLOGE voir , la fièvre se déclara parmi eux, sous l'influence de pluies perpétuelles et d’une atmosphère embrasée. Le commandant lui-même en fut attaqué. Le céno- taphe, construit sur le récif, au milieu d’une touffe de mangliers, se trouva néanmoins terminé, et, le 14 mars , l'inauguration en fut consacrée par trois décharges de mousqueterie, et une salve de vingt et un coups de canon : touchante cérémonie, où les souvenirs de la patrie absente se confondaient, dans le cœur des assistants, avec les regrets excilés par le sort de leurs frères! Chose étrange ! il demeura constant que Vanikoro n’est autre que l'ile de la Recherche , dont d’En- trecasteaux avait approché de douze à quinze lieues en 1793, et qu'il semblerait n'avoir ainsi nommée que pour l'indiquer aux navigateurs futurs. Dumont- d'Urville reconnut aussi qu’en 1823 la Coquille en avait passé à cinq ou six lieues au plus de distance. N'était-ce pas, observe-t-il, par une sorte de fatalité attachée au nom de La Peyrouse , que deux expé- ditions françaises dussent arriver si près du théâtre de son infortune, sans en avoir connaissance, et qu’une troisième ne pût y pénétrer qu’au risque de partager son sort ? La maladie avait fait de rapides progrès : déjà la moitié des officiers et des matelots étaient hors de service. D'un autre côté, pendant que les forces de l'équipage diminuaient, l'audace des insulaires s’ac- croissait dans la même proportion. Dumont-d’Urville sentit qu'un séjour plus prolongé à Vanikoro l’expo- serait à n’en sortir jamais, et, quoique épuisé par la DE DUMONT-D'URVILLE. 125 souffrance , il fit tout préparer pour le départ. Le 17 mars , l’Astrolabe traversa de nouveau, avec des diffi- cultés inouies , la terrible ceinture de brisants, et, disant adieu à l’humble mausolée qu'elle avait élevé , elle s’éloigna rapidement de ce triste rivage, où, au nom d’un grand peuple, elle venait d’acquitter la dette sacrée de la reconnaissance. Les tempêtes recommencèrent bientôt à l’assaillir , en même temps que le fléau qui la désolait redoublait d'intensité : huit hommes y succombèrent. Dumont- d'Urville n’en poursuivit pas moins ses travaux d’ex- ploration dans les archipels des Carolines, des Ma- riannes et des Moluques , qui furent successivement visités. Arrivé à l’île Bourbon , il y déposa ses ma- lades , et se hâla de revenir en France par le cap de Bonne-Espérance, Sainte-Hélène et l’Ascension. La corvette entra dans le port de Marseille le 30 mars 1829, après une absence de trente-cinq mois cinq jours : elle venait de parcourir encore près de 25,000 lieues. Le voyage de la Coquille n'avait été, si j'ose le dire, qu’une promenade autour du monde : celui de PAstrolabe fut une lutte presque continuelle avec des obstacles et des périls de toute espèce. Et pourtant jamais les travaux ne furent interrompus : à la Nou- velle-Zélande , à Tonga-Tabou , à Vanikoro, au milieu des tempêtes, sous des ciels dévorants, au sein des peuplades féroces, les recherches des naturalistes, les études de mœurs, les observations de géographie et de navigation , se continuérent avec autant de calme el d'activité que dans les circonstances les plus pro- 126 ÉLOGE pices. Dumont-d'Urville donnait à tout l'impulsion ; il communiquait à ceux qui l’entouraient la noble ardeur dont il était animé. Aussi, leur confiance en lui était sans bornes, même lorsqu'ils auraient pu l’accuser de témérité ; c’est qu’il avait une àme d'une forte trempe, et qu'il réunissait des qualités qui semblent incompatibles : un coup-d'æœil prompt et une habileté consommée, de la hardiesse et du sang-froid , la prudence qui raisonne le danger, et l'intrépidité qui le brave. Dans ses rapports avec les sauvages , Dumont- d'Urville savait allier la douceur à la fermeté. S'il cherchait à leur inspirer une haute idée de la France, de sa force, et des égards qui lui sont dus, il les laissait, quand ils montraient des dispositions ami- cales, se familiariser avec lui; il se prêtait à leur cu- riosité naïve ; il permettait à ses matelots de se mêler à leurs divertissements ; et , en même temps qu'il leur faisait prendre une opinion avantageuse des mœurs et de l’urbanité françaises , il semait parmi eux des germes de civilisation, qui, pour se développer , n'attendent plus que des circonstances favorables. Souvent , dans le cours de ses voyages, l'occasion s’offrit à Dumont-d’Urville de prêter son assistance au commerce , de soulager des infortunes particulières : il le fit toujours avec cet empressement qui double le prix du service rendu. Plus d’une fois il recueillit à son bord des hommes de diverses nations, que le sort avait jetés sur des plages lointaines. Guidé par lui, notre pavillon porta sur toutes les mers l'hospitalité généreuse que les rivages de la France assurent aux DE DUMONT-D'URVILLE. 127 malheureux. Ce n'était pas s'écarter de son but que de faire profiter l'humanité d’uné entreprise conçue dans l'intérêt de la science. Mais les intérêts de la science n'étaient point né- gligés par le digne commandant de l’Astrolabe. Je ne rappellerai pas ces nombreuses iles découvertes ou reconnues ; ces relèvements de côtes immenses dans l'Australie, la Nouvelle-Zélande , la Nouvelle-Guinée ; ces riches collections d'animaux, de plantes , de mi- néraux , lesquelles , suivant l'expression de Cuvier , eucombraient les salles du Muséum. Dumont-d’Urville pouvait revendiquer une large part dans ces résultats : les uns avaient été obtenus par lui, les autres sous sa direction, avec son concours , ou du moins avec les lumières de son expérience. Il me tarde d'arriver à d’autres travaux, qui lui appartiennent exclusivement, et qui eussent sufli à sa réputation : ses belles études de la géographie de l'Océanie , et des peuples qui ‘habitent. D'abondantes observations avaient déjà été recueil- lies , sur cette partie du monde, par les missionnaires et les navigateurs. Mais, dans le nombre , combien s'en trouvait-il d'inexactes, de superficielles? combien de lacunes il restait à combler pour arriver à quelque chose de satisfaisant ! Faites, d'ailleurs, de divers points de vue, et sous des influences différentes, elles de- vaient souvent se contredire, et laisser dans l'esprit beaucoup d'incertitudes. Pour en tirer parti, il fallait les comparer ensemble , les vérifier , les étendre , donner à celles qui en avaient besoin une sanction définitive + à ce prix seul on pourrait , de tous ces 1250 ÉLOGE éléments épars , composer un ensemble aussi complet , aussi régulier que l’état de la science le permettrait. C'est ce que Dumont-d’Urville a entrepris de faire; c'est ce qu’il a exécuté. Les profondes recherches auxquelles il s'était livré sur les diverses peuplades de l'Océanie , sur leurs mœurs , sur l'aptitude que chacune d'elles montre pour les arts de la civilisation , sur leurs croyances religieuses , sur leurs idiomes (1), les rapprochements qu'il avait faits dans ses deux voyages, l’ont conduit à penser qu'elles peuvent toutes être rapportées à deux variétés de l'espèce humaine : la race cuivrée et la race noire. La première, dont l'Asie centrale dut être le berceau , est répandue dans la Nouvelle-Zélande, et dans cette multitude de petites îles disséminées au : nord et à l’est du Grand-Océan , où elle aura été refoulée par la seconde. Celle-ci, qui semble être venue originairement de l’Afrique , occupe les grandes et les petites iles situées à l’ouest : si elle a conservé, dans celles du nord, quelques-uns de ses traits pri- mitifs , elle est allée s’abâtardir sur les grèves désolées de l’Australie et de la Terre de Van-Diémen. Telle est la base qu'a choisie Dumont-d’Urville pour la division géographique de l'Océanie. Il en a fixé la nomenclature , jusqu'alors incertaine et arbitraire. Sous le nom de Polynésie, il comprend la Nouvelle- Zélande et tous les archipels dispersés entre les tro- (1) Au moment où la mort l’a frappé, Dumont-d’Urville allait faire paraître un grand (ravail qui n'avait encore été conçu par personne : c’est un dictionnaire général des langues de presque tous les peuples de l'Océanie ( M. Matterer ). DE DUMONT-D'URVILLE. 129 piques, au milieu de la Mer du Sud. Les habitants. de race mongolique , occupent le premier rang parmi les nations sauvages : ils ont une religion, des prêtres, des lois, des gouvernements réguliers, et parlent tous la même langue. La Micronésie s'étend au nord-ouest jusqu’au Japon , et embrasse toutes les petites iles connues sous les noms de Carolines, de Mariannes, de Pelew, de Magellan : les habitants ont la même origine que les Polynésiens ; mais ils parlent d’autres langues ; ils ont des formes plus sveltes, et un teint plus foncé. Les uns et les autres sont généralement doux , et accueillent bien les voyageurs. La Malaisie se compose des iles situées au sud-est de l'Indo-Chine : la race jaune , sous le nom de Malais , y est devenue conquérante à son tour, et resserre la race éthiopique dans l’intérieur des terres. Enfin , la Mélanésie, plus au sud-est encore, renferme la Nouvelle - Guinée , l'Australie, la Tasmanie, et tous les archipels répandus à lorient, jusqu'à la Polynésie : les habitants, plus noirs que les précédents , se font remarquer par leurs traits difformes, par leur férocité, par l’absence de toutes lois et de toute religion, par leur antipathie contre les Européens. C’est l’espèce humaine descendue au dernier degré de lPabrutissement. Dumont-d'Urville ne tarda pas à faire jouir le monde savant du fruit de ses (ravaux. L'activité qu’il avait déployée sur les mers , l’accompagna dans le cabinet ; et, en quelques années, il eut terminé le Voyage de l’Astrolabe , immense publication , et un des plus beaux monuments qui aient été élevés à la science dans les temps modernes. 9 130 ÉLOGE Peu de mois après son retour, il avait été nommé capitaine de vaisseau. La révolution de juillet 1830 l’arracha un moment à ses occupations : il fut chargé , par le gouvernement provisoire , de transporter Charles X et sa famille de Cherbourg à l'ile de Wight. Etrange vicissitude des évènements ! Il conduisait en exil la branche aînée de nos rois, lui qui, seize ans auparavant , en avait ra- mené la branche cadette! L'une tombait du trône ; l’autre allait y monter. Comme il dut se rappeler, pendant la traversée de France en Angleterre, celle qu'il avait faite de Palerme à Marseille en 1814, et celte princesse enfant, plus tard devenue reine; et ce prince , de quatre ans alors, en qui la patrie a vu long temps un gage d'avenir et de sécurité, dont elle vient d’être si cruellement privée (1) ! Dumont-d’Urville sut concilier, dans cette circons- tance délicate, la fermeté du devoir avec les égards réclamés par une grande infortune (2). (1) Dumont-d’Urville se plaisait à raconter comme il avait fait sauter alors, sur ses genoux, le jeune prince, dont il vantait la gentillesse et les grâces. (2) M. Matlerer , dans une Notice insérée aux Annales Mari- times, année 1842, donne , sur cet évènement , des détails qu'il tenait de la bouche de Dumont-d’Urville : « Pendant la traversée , M. Dumont-d'Urville eut les plus res pectueux égards pour toute la famille royale ; il resta pendant trois jours et trois nuits, continuellement sur le pont, manœuvrant lui- même. Il eut de longues et intéressantes conversations avec le malheureux monarque , qui lui dit avec bonté : « M. d'Urville , je « suis trés-fâché de ne vous avoir pas mieux connu au Lemps de « ma prospérilé; je m'aperçois qu'il y a en vous un homme de DE DUMONT-D URVILLE. 1317 Quand :l eut terminé la relation de son voyage, il quitta Paris, et alla se fixer, avec sa famille, dans une petite bastide près de Toulon, qu’il avait décorée du nom de sa Juliade , pour perpétuer le souvenir du fils qu'il avait perdu. Là , il eut bientôt à déplorer une nouvelle perte : le choléra, qui désolait alors la Pro- vence, lui ravit sa fille (1), et il ne lui resta qu’un fils de six à sepl ans, nommé Jules, comme le premier , et qui, comme lui, était doué des plus heureuses dispo- sitions. Il devint l’objet des soins et de la sollicitude de son père ; qui voyait maintenant renfermées en lui seul loutes ses espérances. Le repos n’était pas assez dans les goûts ni dans les habitudes de Dumont-d’Urville, pour qu'il se résignât long-temps aux douceurs de la retraite, et aux obscures fonctions de commandant de port qui lui avaient été confiées. Il mürissait dans son esprit le plan d’un troi- sième voyage de circumnavigation : le vice-amiral de Rosamel , ministre de la marine , l’approuva , et fit équipper , pour le mettre à exéculion , les deux cor- vettes l’Astrolabe et la Zélée. Le but de lexpédition était de continuer les recherches commencées dans l'Océanie, d'explorer des archipels et des côtes peu connues, principalement aux îles Salomon , dans la « tête et de cœur. » Le célèbre navigateur répondit avec son aus- tère franchise : « Sire, quand vous étiez roi de France , je me suis « toujours éloigné de vos anlichambres ; mais, maintenant que « vous êtes dans le malheur , c’est un honneur et un devoir pour « moi de me rapprocher de votre auguste personne. » (1) Dumont-d'Urville avait plus d’une sorte de courage : conime Young , il ensevelit et enterra lui-même sa fille. (M. Matterer ) 132 ÉLOGE Papouasie et à Bornéo, d'étudier le dangereux détroit de Torrès, entre l'Australie et la Nouvelle - Guinée, et de recueillir partout de nombreuses observations sur la physique du globe. Le roi Louis-Philippe voulut s'associer à cette en- treprise , en donnant des instructions personnelles à Dumont-d'Urville, comme Louis XVI en avait donné à La Peyrouse un demi-siècle auparavant. Il lui re- commanda de s’avancer dans les mers australes, et de tenter d'approcher du pôle sud le plus qu’il lui serait possible, tant pour s'assurer de l'existence présumée d'un continent dans ces parages , que pour vérifier l’assertion d’un capitaine anglais, qui annonçait avoir navigué , en 1823, sur une mer libre, par delà le soixante-qualorzième parallèle. Les promesses , les encouragements furent prodigués par le sage monar- que, qui désirait ajouter cette nouvelle gloire aux autres gloires de son règne. L'escadre sortit de Toulon le 7 septembre 1837, et bientôt. laissant derrière elle Gibraltar et l'Europe , elle fendait les flots de l'Atlantique. En trois mois elle eut franchi l’espace de trois mille lieues qui la sépa- rait de la pointe méridionale du continent américain, et, le 12 décembre, elle arrivait à l’entrée du détroit découvert par Magellan , dans lequel , jusque-là , Bou- gainville seul avait fait pénétrer le pavillon de la France. L'expédition y commença ses travaux : près d'un mois fut employé à explorer toutes les parties de ce fameux canal Les dangers en furent signalés, mais aussi les avantages qu'y trouveraient les navires ba- leiniers français, auxquels il sauverait du moins le long cireuit et les tempêtes du cap Horn. DE DUMONT-D'URVILLE, 133 Les deux corvettes en partirent le 8 janvier 1838, et, après avoir suivi la côte orientale de la Terre de Feu, elles parvinrent au détroit de Le Maire, d’où elles se dirigèrent vers les régions antarctiques. Pendant son précédent voyage, Dumont-d’Urville s’était plus d’une fois rencontré avec les plus terribles situations. Cependant , renfermé presque entièrement dans une navigation in'ertropicale , c’était presque toujours contre les mêmes périls que son courage avait eu à s’exercer : des périls d’un autre genre vont mettre son âme à l’épreuve , exiger qu'il y trouve de nouvelles ressources, comme pour achever de faire ressortir tout ce qu'il y avait en lui de mâle énergie et de noble ré- solution. C'était l'été pour l'hémisphère austra! ; mais, dans les parages vers lesquels s’avançaient l’Astrolabe et la Zélée, l'été n’est qu'une trève de quelques jours, qui semble accordée à regret par les rigueurs d’un hiver perpétuel. Le 15 janvier, dès le cinquante-neuvième parallèle, l'expédition aperçut des glaces flottantes, et bientôt elle se vit enveloppée d’épaisses brumes que l'œil ne pouvait pénétrer. Elle continua de naviguer au milieu de ces blocs redoutables , dont le nombre et les dimen- sions augmentaient à chaque instant. Arrivée au soi- xante-quatrième degré , elle fut arrêtée, le 22 janvier, par une barrière insurmontable : c'était une plaine de glace, dont le regard cherchait vainement à embrasser l'étendue. La surface était hérissée de masses de toutes les formes, de toutes les grosseurs, confusément entas- sées. « Au-dessus des autres, dit Dumont-d’Urville, s’en 134 ÉLOGE « élevaient, à cent et cent-vingt pieds de hauteur, « qui semblaient être les grands édifices d’une cité de « marbre blanc ou d’albâtre , et qui affectaient les « apparences les plus singulières ,; quand les rayons « du soleil venaient les éclairer. Tantôt on eût dit « d’une ville immense , avec ses palais , ses dômes et « ses tours ; d’autres fois, de jolis villages situés sur « le bord d’une tranquille grève , el entourés de bou- « quets d'arbres; le plus souvent, de vastes carrières « de marbre, parsemées d’une foule de blocs diverse- « ment travaillés. » L’escadre côtoya, parmi des montagnes de glace, les flanes énormes de la banquise, qui, tournant tout-à- coup au nord, la ramena jusqu’au soixante et unième parallèle : plusieurs jours furent consacrés, dans l'ar- chipel des South-Orkney, à des observations hydro- graphiques. Les deux corvettes reprirent la route du sud-est : le 4 février, elles rencontrèrent de nouveau l’infranchis- sable barrière. Dumont-d’Urville aperçut un passage étroit, et s’y engagea, dans l'espoir de trouver plus loin la mer libre qu'il cherchait. Vain espoir! l'extré- mité du canal était fermée, et l'expédition reconnut avec effroi qu’elie était resserrée entre deux banquises, et de tontes parts environnée de glaces, sans pouvoir avancer ni retourner sur ses pas. Ïl y eut un moment de terrible angoisse, lorsque les équipages crurent que toute chance de salut leur était enlevée. L’intrépide commandant se montra calme au milieu du danger : il donna les ordres nécessaires avec sa présence d'esprit accoutumée ; maïs ce ne fut qu'après des fatigues et des DE DUMONT-D'URVILLE. 139 souffrances inouies , que l’escadre parvint à se frayer une route , de vive force, à travers une muraille de glace de plus d’un mille d'épaisseur. Dumont-d’Urville la dirigea encore une fois vers le sud : il retrouva la banquise. Il la suivit pendant cinq jours de l’ouest à l’est, avec une persévérance que le succès eût dû couronner ; puis, s’apercevant qu'elle le ramenait au nord, comme elle l'avait déjà fait, il renonça à toute nouvelle tentative sur ce point, pour faire prendre à ses compagnons un repos dont ils de- vaient avoir besoin, après un mois de la navigation la plus difficile et la plus périlleuse. L’Astrolabe et la Zélée eurent bientôt regagné le groupe des South-Orkney, qui fut exploré avec soin. L'expédition visita ensuite les New-South-Shetland ; el, plus au sud, elle découvrit, entre le soixante- troisième et le soixante-quatrième parallèle, les côtes de contrées inconnues et glacées, qui reçurent les noms de Terre Louis-Philippe , de Terre Joinville et d’Ile Rosamel. Le 7 mars, Dumont-d'Urville quitta ces affreux climats, et fit route au nord-ouest, pour se rendre dans un des ports du Chili. Pendant la traversée, le scorbut se déclara parmi les deux équipages avec les symptômes les plus alarmants. Presque tous les hommes en furent attaqués; deux en moururent : la manœuvre réclama plus d’une fois les bras des ofli- ciers. Les soins , le régime , et le climal délicieux de Talcahuano, où l’escadre arriva le 7 avril, triom- phèrent enfin de la contagion. Les corvettes reprirent la mer le 29 mai, et firent 136 ÉLOGE voile à l’ouest, dans la direction qu'avait suivie la Coquille en 1823. Dumont-d’Urville reconnut l’île Juan Fernandez, et visita en détail les archipels de Manga- Reva, de Nouka-Hiva, d'Otabiti, où il recueillit de nombreuses observations. Îl en rectifia la géographie, et rétablit, suivant son habitude, les noms primitifs à la place des dénominations arbitraires et souvent trompeuses imposées par les anciens navigateurs. Une rapide traversée le porta aux îles Hamoa, qu'il par- courut ; de là , il se rendit aux îles Hapaï, et bientôt après l’escadre sillonnait les canaux bordés de récifs de l’archipel des Viti. Dumont-d’Urville n’ignorait pas que, peu d'années auparavant, le capitaine d’un navire français y avait péri, victime de la trahison du chef de Piva (1). Il se crut obligé, pour l’honneur et la sûreté du pavillon de la France, de tirer une vengeance éclatante de-cet attentat. Les deux corvettes s’avancèrent , à travers les brisants , jusqu’au pied du fort. L’habitation et le village du chef perfide furent livrés aux flammes, et lui-même , contraint d’aller au loin cacher la honte de sa défaite. L'expédition explora, dans les nouvelles Hébrides , le groupe de Banks, dont l’existence seule était cer- taine. Elle visita Vanikoro, salua le cénotaphe de La Peyrouse, et commença , le 18 novembre, le relè vement des îles Salomon : plus de deux cents lieues de (1) Débureau , capitaine du brick la Joséphine, el tous les hommes de son équipage, furent massacrés par Nakalassé et les féroces habitants de Piva, qui firent de leurs corps un horrible repas. DE DUMONT-D'URVILLE 137 côtes, à peu près inconnues, furent étudiées. Dumont d'Urville se dirigea ensuite au nord, traversa les Ca- rolines , et, le 1°. janvier 1839, il arrivait à l'ile de Gouaham, la principale des Mariannes. Près d'une année fut consacrée utilement, dans les Philippines, les Moluques et les îles de la Sonde, à des travaux hydrographiques et à des recherches d'histoire natu- relle. Enfin, l'escadre revint au sud, fit le tour de l'Australie, et alla mouiller, au mois de décembre, dans la rade de Hobart-Town. C'est là que Dumont-d'Urville apprit que deux expé- ditions, rivales de la sienne, venaient d'êtres envoyées faire des découvertes dans les mers antaretiques : l’une anglaise, commandée par le capitaine Ross; l’autre amé- ricaine , sous le commandement du lieutenant Wilkes. Son parti fut pris aussitôt. Il ajourna les nouvelles ex- plorations auxquelles il s’était proposé de selivrer dans l'Océanie, et oubliant en un moment les difficultés, les fatigues et les périls qui avaient signalé sa pre- mière tentative, oubliant tout, hormis la gloire de son pays et intérêt de la science, il n’hésita pas à en essayer une seconde, au risque de rencontrer les mêmes périls, les mêmes fatigues et les mêmes difi- cultés. Ce qui le détermina à faire son excursion sous le méridien même de la Tasmanie, ce fut l'espoir de s'approcher du pôle magnétique, que les physiciens placent dans ces parages. L'escadre partit de Hobart-Town le 1°. janvier 1840, et se dirigea vers le sud. Malgré les vents con- traires et les tempêtes , elle atteignit en quelques jours le cinquante-neuvième parallèle, que n’avait franchi, 138 ÉLOGE sur ce point du globe, aucun navigateur, et elle com- mença de voguer sur des mers qui jamais n'avaient vu de vaisseaux. Au soixantième degré , les premières glaces se firent apercevoir : rares d’abord et de gros- seur moyenne, peu à peu elles se multiplièrent , et devinrent des montagnes. L'expédition avançait tou- jours, en dépit d’un froid excessif, de violentes rafales, et d'une atmosphère qu'obscurcissaient des tourbillons de neige. Le 21 janvier, elle était arrivée au soixante- sixième parallèle et demi, lorsqu'elle vit se dessiner devant elle une longue côte hérissée de glaçons, du milieu desquels des roches nues élevaient leurs têtes noirâtres. Le marteau des naturalistes les eut bientôt entamées, et il ne put rester aucun doute. C'était une terre nouvelle, située précisément sous le cercle polaire. Dumont-d'Urville, en mémoire de l'épouse que sa passion pour les voyages avait condamnée à de si cruelles séparations, lui donna le nom de Terre Adélie. X la suivit l’espace de cent cinquante milles : les banquises l’empêchérent d’aller plus loin. Les fa- tigues et les souffrances de la première tentative se renouvelèrent , et avec elles le courage et la patience des deux équipages, l'intrépidité et le sang-froid du digne commandant. Convaincu enfin que le passage qu'il cherchait n’existait pas, et voyant les corvettes menacées de rester emprisonnées au milieu des glaces, il reprit la route du nord, après s'être assuré toute- fois que le pôle magnétique austral doit se trouver sur la terre qu’il venait de découvrir, ou sur les glaces qui l’accompagnent (1). (1) Plus heureux que Dumont-d'Urville , le capitaine Ross est DE DUMONT-D'URVILLE. 139 Revenu à Hobart-Town , Dumont-d'Urville en partit de nouveau , le 25 février , pour continuer ses ira- vaux dans l'Océanie. Il explora d’abord les îles Au- kland, où les hydrographes et les naturalistes re- cueillirent d’abondants matériaux. De là il se rendit à la Nouvelle-Zélande , et en releva la côte orientale, dans lintérêt des navires baleiniers. Arrivé au détroit de Cook, il s’y engagea , et vérifia les observations qu'il y avait précédemment faites. L'expédition fit voile ensuite vers les îles Loyalty, en reconnut la bande orientale, puis la partie méridionale de la Louisiade, dont le nord seulement avait été visité par d'Entre- casteaux. Sur la route, de nombreuses lacunes géo. graphiques furent comblées, des erreurs graves , relevées ; la grande île de d'Entrecasteaux fut res- tituée au continent de la Nouvelle-Guinée, dont elle forme la pointe la plus orientale. parvenu, le 2 février 4841 , sous le méridien de la Nouvelle-Zé- lande , jusqu'au-delà du soixante-dix-huitième parallèle. Ce n'est pas la premiére fois que des entreprises, conçues et préparées par des français, ont été achevées par d’autres, sous l'empire de circonstances meilleures. Les côtes découvertes par le capitaine Ross entre le 78. el le 79°. degré de latitude australe , et auxquelles il a donné le nom de Victoria, en-l’honneur de la reine d'Angleterre , ne sont vrai- semblablement que la continuation de la Terre Adélie. A peine Dumont-d'Urville eut-il quitté les côtes qu'il venait de découvrir , que le commandant Wilkes arriva dans les mêmes parages : l'expédition française aperçut même un des vaisseaux de l'expédition américaine. Retourné aux Etats-Unis, Wilkes s’est attribué l'honneur de cette découverte au moyen d’une fausse date : c’est un des fails pour lesquels il a été traduit par ses ca- marades devant la cour martiale, 140 ÉLOGE Dumont-d’Urville retrouva, dans ces mers, les hor- ribles coups de vent qui, treize ans auparavant, ÿ avaient assailli l’Astrolabe. Les tempêtes augmentaient à mesure qu'il approchait du détroit de Torrès, que ses instructions lui faisaient un devoir d'explorer. Il fallait toute son habileté pour éviter les récifs, et résister aux courants, au milieu des brumes épaisses dont l’atmosphère était chargée. Le 1°". juin, il ar- riva à l’entrée du redoutable passage, et y pénétra. Mais bientôt l’escadre, trompée par de fausses indi- cations , se vit exposée au péril le plus imminent : elle toucha des bancs sous- marins , et peu s’en fallut que lile Fond ne devint le théâtre d’un désastre semblable à celui de Vanikoro. Elle dut son salut à la présence d'esprit de Dumont-d’Urville, qui, dégagé de cette terrible position , consacra six jours à étudier toutes les parties du détroit, dont il rendit la naviga- tion aussi sûre et aussi facile qu’elle avait été pour lui pénible et dangereuse. Là se bornait sa mission, et il ne songea plus qu’à franchir l’espace de cinq à six mille lieues qui le sé- parait de la France. Après une courte relâche aux Moluques , il traversa l'Océan Indien, et gagna l’île Bourbon. Il en partit le 30 juillet, et se rendit à Sainte Hélène, où le prince de Joinville, chargé de recevoir les restes mortels de Napoléon, était attendu avec impatience. Enfin , le 6 novembre , l’Astrolabe et la Zélée entraient dans la rade de Toulon : depuis trente- huit mois qu’elles en étaient sorties, elles avaient parcouru environ trente mille lieues. La troisième expédition de Dumont-d'Urville ne le DE DUMONT-D URVILLE. 141 cédait point en résultats aux deux premières. Elle se recommandait surtout par la découverte de terres nouvelles , par d'immenses travaux de géographie et de navigation, par des observations multipliées de physique et de météorologie. Les études comparatives de mœurs et de races , les recherches d'histoire na- turelle n'avaient pas non plus été négligées. Le zèle des officiers et des savants avait constamment répondu au zèle de leur chef. Pour lui, son cœur devait être satisfait : il voyait accompli le désir qu'il avait ex- prime bien des fois, d'exécuter , comme Cook, trois voyages autour du monde. Il venait de mettre le sceau à sa réputation : son nom prenait place parmi ceux des plus grands navigateurs qu’ait produits la France, en même temps que les naturalistes et les ethno- graphes le réclamaient comme unede leurs principales célébrités. Mais aussi, combien il avait payé cher ces avan- lages , et que d’amertumes se mêlaient aux jouissances qu'il éprouvait! Pendant sa dernière absence , la mort avait encore visité son toit : il ne retrouva plus, à son retour, un fils qu'en partant il avait laissé au berceau. C'était le troisième enfant qu'il perdait : il semblait que chacune de ses expéditions dût avoir son deuil, comme chacune avait eu sa gloire. Lui-même , vieux avant l’âge, il sentait depuis long- temps ses forces diminuer. Les fatigues avaient miné peu à peu cette constitution robuste dont Pavait doté la nature (1). Il était retenu à Toulon par une ma- (4) « Mon ami, disait-il alors à M. Matterer , je suis un homme 142 ÉLOGE ladie grave, lorsqu'il reçut le brevet de contre-amiral, récompense bien méritée de ses services et de son dévouement. En lui cependant la santé seule avait souffert : il possédait encore l'énergie morale qui l'avait soutenu dans toutes ses traverses , et, à peine fut-il revenu à Paris, qu'il s’occupa de mettre en ordre ses matériaux , et de hâter la publication du voyage de l’Astrolabe et de la Zélée. L'année 1841 vit paraître successivement les deux parties du tome premier; la première partie du second tome a paru en 1842 (1); mais ce travail d'esprit, qu'il poursuivait avec son ar- deur ordinaire , achevait d'user le peu d’existence qui lui restait encore. Quelquefois pourtant il se flattait que la nature ‘triompherait du mal, et qu’il pourrait encore être utile à la science et à son pays. Peu de temps avant la fu- este catastrophe , il projetait une excursion dans le Calvados , espérant que l'air natal raviverait en lui les sources de la vie. Les environs de Caen, de Bayeux, les côteaux de Maltot , où il avait passé les belles années de sa jeunesse, se retraçaient à son esprit avec tous les charmes que leur prêtait son ima- gination. Il voulait les revoir, ces lieux où il avait été heureux , et vers lesquels s'étaient tournés tant de fois ses souvenirs. Il voulait revoir les amis qu’il s'y était fini, un être usé ; je sens que je n’ai plus long-temps à rester dans ce monde ; mais ce qui me console, c’est que je mourrai avec la douce satisfaction de n'avoir jamais fait de mal à personne, et que mon nom ne sera peut-être pas oublié dans les fastes de notre histoire maritime. » (1) Cette première partie du second lome, rédigée par Dumont- d'Urville , n’a paru que depuis sa mort. DE DUMONT-D URVILLE. 143 faits, et qui étaient devenus pour lui autant d’admi- rateurs. Le désir d'amener avec lui son fils Jules, qui faisait , d’une manière distinguée , sa rhétorique au collége Louis-le-Grand , lui fit malheureusement ajourner ce petit voyage jusqu’au temps des vacances. Hélas! avant cette époque, la tombe devait se fermer sur le père et sur le fils. Le 8 mai arriva, jour à jamais déplorable (1)! Le dimanche précédent, Paris avait célébré la fête du Roi avec le luxe d’une grande capitale : c’était main- tenant le tour de Versailles. Dès le matin, les flots de la population parisienne , sur le double chemin de fer, se précipitaient vers la demeure de Louis XIV, transformée, par les soins de Louis-Philippe, en ar- chives de toutes les célébrités nationales. Dumont- d'Urville y conduisit sa femme et son fils: il leur fit admirer les merveilles réunies de ces deux règnes, l’un guerrier, l’autre pacifique, mais également glo- rieux tous deux pour la France. A cinq heures et demie du soir, il reprit avec eux la route de Paris par la rive gauche de la Seine. Ils se placèrent dans un des premiers wagons de lénorme convoi, qui bientôt vola avec la rapidité de l'éclair, entrainé par la puissance de deux locomotives. On était arrivé entre Meudon et Clamart, lorsque tout-à- coup une secousse se fait sentir. Un des essieux de la première locomotive était rompu : elle s'arrête, la seconde latteint, se renverse sur elle, et toutes les (1) Deux jours auparavant , Dumont-d'Urville présidait une séance de la Société de géographie. 144 ÉLOGE deux deviennent le foyer d’un épouvantable incendie, où s’entassent , l’un après l’autre, cinq wagons avec les infortunés qu’ils renfermaient. Quel spectacle d’hor- reur et de désolation, que tous ces êtres, naguère rayonnan(s de vie et de gaîté , pères, mères, enfants, époux, se débattant maintenant contre la flamme qui les presse, qui les saisit, qui les dévore dans l’étroite ” prison où les a enchaïinés une précaution funeste ! Et pourtant l'humanité n’était point oisive : l’intrépide dévouement disputa plus d’une fois avec bonheur sa proie à la mort; mais aussi, plus d’un malheureux qu'elle semblait avoir désigné, ne fut arraché à ses terribles étreintes que mutilé, défiguré, conservé à la vie pour mourir plus long-temps. Les autres !.… ils ne formaient déjà plus qu’un hideux amas de cendres, d'os et de chairs noircis par le feu. Et Dumont-d’Urville ?..…. Hélas! Dumont-d’Urville, sa femme et son fils étaient au nombre des victimes Séparés souvent pendant leur vie, le trépas les avait réunis pour toujours. Le même coup venait de termi- ner deux existences précieuses : lune qui avait honoré la France, l’autre qui était destinée à l’honorer. La fleur et le fruit avaient été moissonnés à la fois. Etrange destinée ! l’homme qui, pendant dix ans, avait bravé les tempêtes sur toutes les mers, devait périr par la rupture d’un essieu ! La mort , qui l'avait épargné au milieu des glaces du pôle , et sous les feux de l’équateur, l'attendait aux portes de Paris , sous les yeux de ses concitoyens, au retour d’une fête ! Et encore, que restait-il de lui ? Où retrouver Dumont- d'Urville parmi ces ossements que la flamme avait DE DUMONT-D'URVILLE. 145 confondus ? Ses amis furent obligés d'en fouiller la masse repoussante, et de rechercher ses traces, comme il avait recherché celles de La Peyrouse (r). Il eut encore avec Cook ce dernier trait de ressemblance , que ses compagnons ne pouvaient rendre les honneurs funèbres qu’à d'informes débris. On dirait qu'il faut à chaque grande catastrophe quelque victime choisie. Dumont-d’Urville, naturaliste et navigateur , a été celle de l'évènement désastreux du 8 mai, comme le naturaïiste Pline avait été , dix- huit siècles auparavant , celle de la première éruption du Vésuve. Pline, La Peyrouse, Dumont-d’Urville, martyrs illustres de la science , vos noms, du moins, sont unis, dans l'histoire, aux noms de trois des meil- leurs souverains qui aient gouverné les hommes, Titus, Louis XVE, Louis-Philippe ! Comment peindre la consternation qui se répandit, à cette nouvelle, d’une extrémité de la France à l’autre? Chacun s’associait aux regrets de tant de familles en deuil , de tant d'amis et de parents frappés dans leurs plus chères affections. Cependant , au milieu de la douleur générale , une perte était sentie entre toutes (1) Ce n'est qu'aprés trente heures des plus minutieuses re- cherches que les amis du contre-amiral parvinrent à retrouver quelques-uns de ses restes el de ceux de sa famille, au milieu de la masse charbonnée déposée au cimetière du Mont-Parnasse. La table externe de son crâne était seule calcinée ; le diploé et la lame interne étaient intacts. On fut frappé de la dureté prodi- gieuse de la boîte osseuse de Dumont-d'Urville. Le crâne de sa femme ne fut reconnu qu’à la proéminence des deux incisives supérieures. 10 146 ÉLOGE les pertes. La fin tragique de Dumont-d'Urville était considérée comme une calamité publique. Sans le con- naître, on déplorait le sort de ce voyageur intrépide, de cet infatigable savant , enlevé au moment où il pouvait jouir d’un honorable repos , acheté au prix des plus grands sacrifices. On accusait de rigueur les décrets de la Providence, qui avait ravi, l’un après l'autre, trois enfants à leur père , pour précipiter en- suite le père dans la tombe, avec ce qui restait de sa famille , comme si rien de ce qui était lui ne dût lui survivre. Les savants comprirent surtout quel vide sa mort laissait parmi eux , et combien avec lui il em- portait de lumières. Par ce qu’il avait fait , on jugeait ce qu'il aurait pu faire encore (1). Où retrouver, dans un homme, avec autant de dévouement , une réunion aussi complète de connaissances , s’éclairant récipro- quement , et se prêtant un mutuel appui ? Où retrouver l’'intrépidité de Dumont-d’Urville, son zèle actif, et ce cœur qui ne battait que pour la science et pour son pays ? Ceux mêmes qui, pendant sa vie, ne lui avaient pas rendu une entière justice, abjuraient leurs pré- ventions, et méla'ent leurs regrets aux regrets de toute la France. C’est le privilége du tombeau d'’é- touffer les haines et les rivalités : là, du moins, le mérite n’a plus d’envieux ni d'ennemis. I n'appartient qu'aux amis de Dumont-d’Urville , aux compagnons de ses fravaux, à ceux qui avaient (4) I n'était Agé que de cinquante el un ans, onze mols, quinze jours. DE DUMONT-D URVILLE. 147 l'habitude de lire dans son âme, de pouvoir dire tout ce qu'elle renfermait de pensées généreuses, de noble désintéressement. Sous un extérieur froid , il cachait une sensibilité profonde , el la sévérité du comman- dement étail tempérée en lui par une bonté qui jamais ne dégénérait en faiblesse. En donnant à ceux qui lui étaient soumis l'exemple du devoir , il acquérait le droit de l’exiger d'eux : les fatigues et les privations qu'il leur imposait, il se les imposait à lui-même. Il ignorait ou dédaignail l’art de tromper les autres en les flattant : sa franchise un peu brusque provenait autant de son caractère que de sa profession. Il était lent à s'attacher; mais ses amiliés étaient solides ; son commerce , facile et sûr. Il avait, dans ses manières, cette simplicité ordinaire aux hommes supérieurs , qui ne craignent point d'être vus de trop près. Libéral dans ses idées comme dans sa conduite , il portait un cœur inaccessible aux petites passions. Il avait le sentiment de ce qu'il valait ; mais, trop indépendant pour solliciter , trop fier pour devoir quelque chose à la faveur ou à l'intrigue , il attendait qu'on songeât à ses services , tandis qu'avec le plus loyal empres- sement, il appelait les récompenses sur les services de ses officiers et de ses matelots : ceux qui ne l’aimaient pas, étaient du moins forcés de l’estimer. Dans un siècle de sceptic'sme religieux , Dumont- d'Urville était resté fidèle aux principes que sa mère lui avait inspirés dès l'enfance. En pouvait-il être au- trement ? La contemplation des grandes scènes de la nature, l'étude de ses ouvrages, la mer et ses dangers, les tempêtes et leurs sublimes horreurs : quel esprit 148 ÉLOGE droit où quel cœur honnête résisterait aux arguments d’ane pareille théologie {r) ? Le profond intérêt qu’inspirait la triste fin de Du- mont-d'Urville se manifesta surtout À ses obsèques , qui furent célébrées, le 16 mai , dans l'église Saint- Sulpice. Toutes les notabilités de la marine et de la science s'étaient réunies pour payer à sa mémoire ce dernier tribut de leur estime. La foule immense qui se pressait autour du convoi, pouvait lire , sur ces rivages abattus , l'étendue de la perte que venait de faire le pays (2). (4) Dumont-d'Urville rapporta, de son dernier voyage autour du monde , une superbe coquille de l’espèce de tridacne , nommée vulgairement Bénitier ( Tridacna gigas , Lino. ), et en fit présent à sa ville natale , en exprimant le désir qu’elle fût placée à l'entrée de l'église St.-Sauveur, où il avait reçu le baptême : sa pieuse intention a été remplie. (2) Le deuil était conduit , en l’assence de parents de Dumont- d'Urville, par MM. Hombron, chirurgien-major de | 4strolube, el Vincendon-Dumoulin, ingénieur-hydrographe de l'expédition au pôle sud, que le Ministre de la marine avait désignés spécia- lement pour présider à ces obsèques. M. Villemain, ministre de l'instruction publique , et président de la Société de géographie, tenait les cordons du poëéle avec MM le contre-amiral Labretonnière , Beaulemps-Beaupré et de Jussieu , représentant le corps de la marine, le dépôt dés cartes , et l'Aca ‘émie des sciences 1 M. l'amiral Duperré, ministre de la marine et des colonies, tous les amiraux et les officiers de marine présents à Paris, le secrélaire-général et la plupart des chefs et des employés de ce département et du dépôt des cartes et plans, le bureau et un grand nombre de membres de la Société de géographie , assistaient au convoi. On y remarquait aussi un nombre considérable d'officiers de la garnison, des pairs, des députés, un officier supérieur de la maison du Roi, venu dans une voiture de la cour ; des membres de l’Institut, du Conseil royal d'instruction publique , des Sociétés DE DUMONT-D'URVILLE. 149 Les rhétoriciens du collége Louisle-Grand accom- pagnaient, au lieu du repos , les restes de leur jeune et infortuné condisciple (1). de statistique, d'hydrographie , du Bureau des longitudes ; le maire et les adjoints du onzième arrondissement , etc. , elc. Le cortége était escorté par des détachements du 22°. léger, des 2°. , 12°. et 68°. de ligne , et précédé du corps de musique du 12°. régiment de ligne, qui exécutait des marches et des symphonies funébres. Le convoi s'avançait dans l’ordre suivant : un détachement de gardes municipaux ouvrait la marche. Venaient ensuite les trois chars : le premier , dont les tentures et les draperies élaient blan- ches , et relevées de glands et de franges d'or , portait les restes du fils; le second , noir et argent, portail ceux de la mère; enfin le troisiéme, magnifiquement orné de faisceaux el de drapeaux, contenait les restes du contre-amiral , surmontés des insignes de son grade. Le chœur, la nef et le portail de l’église St.-Sulpice étaient tendus de noir. Les cercueils furent déposés sous trois catafalques dressés à l'entrée du chœur : celui de Dumont-d'Urville au milieu, celui de sa femme à droite , el celui de son fils à gauche. Après Ja cérémonie funèbre , le convoi se rendit au cimetière du Mont-Parnasse , où le conseil municipal a concédé un terrain à perpétuité pour recevoir les dépouilles mortelles de celte malheu reuse famille Des discours furent prononcés sur la tombe du contre-amiral par MM. Dumoulin, ingénieur-hydrographe , et Berthelot , se- crétaire-général de la commission centrale de la Société de géogra- phie : à sa mort, Dumont-d'Urville était président de cette com- mission. Le département de la marine a fait tous les frais de ces funé- railles. (1) Quoiqu'il n’eût que quatorze ans, Jules Damont-d'Urville donnait les plus grandes espérances. Son intelligence précoce et son application au travail annonçaient qu'il marcherait dignement sur les traces de son pére, Il avait remporté les premiers prix au 156 ÉLOGE Mais Dumont-d’Urville n’est pas descendu tout entier dans la tombe. Sa renommée lui survit, renommée sans tache, et fondée sur les titres les plus durables. Îl n’a point pris part à ces luttes sanglantes , où le courage n’est souvent que de la fureur , la gloire, que le triste fruit du carnage et de la dévastation. Vouée aux progrès de l'intelligence, son âme intrépide a poursuivi, à travers mille dangers , le triomphe des lumières, et il n’a fait de conquêtes qu’au profit de l'humanité. Il a éclairé aux navigateurs la route des mers , et leur en a signalé les écueils. En retrouvant ses traces sur des plages lointaines, ils ne pourront songer à lui sans attendrissement. Le globe s’est agrandi devant ses pas, et les découvertes qu'il y a faites sont chargées de perpétuer, avec son nom, les noms de ceux qui lui étaient chers (1). Il a jeté un jour nouveau sur les peuples de l'Océanie, et assigné des bases na- collége de Toulon, el paraissait devoir oblenir des succés pareits au collége Louis-le-Grand. Aprés avoir appris l'anglais , il s’était livré à l'étude de l'allemand , dans lequel il avait fait des progrés rapides. Il n'avait pas eu d'autre maître que son pére pour la Jangue chinoise, et, dès l’âge de dix à douze ans, il était en état de traduire les livres de Confucius. Il nélait pas moius avancé dans les mathématiques. Quelques jours après la funeste catastrophe , on donnait, dans la classe de rhétorique du collége Louis-le-Grand , les places d'une composition faite le samedi précédent , veille de l'événe- ment. Le jeune Dumont-d'Urville fut proclamé le premier, au milieu des marques de l’affliction de ses camarades. (1) L'tle d'Urville, dans la Nouvelle-Zélande; le cap et l'île d'Urville, au nord de la Nouvelle-Guinée; le mont d'Urville, dans la Terre Louis-Philippe ; la Terre Adélie ; le cap Croisilles, sur la côte septentrionale de la Nouvelle-Guinée ; elc., etc. DE DUMONT-D'URVYILLE. 151 turelles à la géographie de cette partie du monde. Nos musées se sont enrichis de ses périlleuses recherches : la Vénus de Milo, les débris du naufrage de La Peyrouse , tant d'espèces inconnues dont lui sont re- devables les trois règnes de la nature, apprendront à la postérité la plus reculée quels furent son zèle , son activité, son dévouement {1}. Que dis-je ? Pavenir est déjà commencé pour lui : partout on proclame ses services, on rend hommage à sa mémoire, on lui pré- pare des honneurs. Un genre de végétaux lui a été dédié (2) ; Paris va élever un mausolée à ses cendres (3), et sa ville natale, consacrer son berceau par un mo- nument, comme pour lui renvoyer le reflet de gloire qu'il a répandu sur elle (4). Une Académie dont il était (1) Dumont-d’Urville avait exprimé plusieurs fois l'intention que ses collections particulières fussent partagées entre le Muséum de Caen et celui de l'hôpital de la marine de Toulon. Ce vœu a été religieusement accompli par ses héritiers : l'herbier et la moitié des coquilles ont été expédiés pour Caen; l’autre moitié des co- quilles, el tous les objets provenant de l'industrie grossière des sauvages, sont restés à Toulon. (2) Le genre Urvillex , de la famille des Sapindacées, établi par Kunth pour des plantes de l'Amérique méridionale. (3) La Société de géographie a ouvert, dans son sein , une sous- cription pour ériger un monument à la mémoire de Dumont- d'Urville; mais sans rien préjuger sur le lieu où il sera placé. (4) La ville de Condé-sur-Noireau a aussi ouverlune souscription pour élever, dans ses murs , un monument au grand navigateur à qui elle a donné le jour, et elle a sollicité le concours de lous les admirateurs de l'infortuné contre-amiral , de tous ceux qui S’in- téressent à sa gloire Le Conseil général du Calvados a alloué , pour cel objel, una somme de 1,000 fr. à prendre sur les fonds départementaux. 192 ÉLOGE DE DUMONT-D URVILLE. le correspondant, a ouvert un concours pour son éloge. L'honorable citoyen qui la préside a voulu donner ce dernier témoignage d'intérêt et de considération à celui dont il-fut l'ami. C’est la vertu demandant des couronnes pour le génie (1). Dumont-d’Urville a par- couru une carrière de travaux, de fatigues et de périls, sémée de chagrins , et terminée par la fin la plus déplorable ; mais il aimait Ja gloire, et il savait qu'il l’enchaînerait à son nom. La gloire est sa ré- compense : le Calvados le comptera toujours parmi ses plus belles illustrations; la France , parmi ses plus hardis navigateurs; Ja science, parmi ses interprètes les plus fidèles et les plus courageux. L'Académie de Caen a souscrit en corps pour une somme de 100 fr. Les élèves internes et externes du collége royal ont voulu con- tribuer à cette œuvre patriotique : une somme de 312 fr. a été recueillie parmi eux. \Condé-sur-Noireau'a décoré une de ses rues du nom de Dumont- d'Urville. Les deux extrémités de Ja France vont voir en même temps s'élever deux monuments consacrés par da reconnaissance : l'un à Dax , pour saint Vincent de Paule, l’autre à Condé-sur-Noireau , pour Dumont-d'Urville. Tous les deux ont parcouru les mers, le premier comme apôtre de (la charité, de second comme apôtre de la science. (1) Sur ta demande de M. Lair, son président , l'Académie royale dessciences ,arls el belles-lettres de Caen a mis au concours l'Eloge de Dumont-d'Urwille. Le.prix, dont M. Lair fait seul les frais , est une médaille d'or de la valeur de 200 fr. _ MÉMOIRES. rem s'saair 24 starelt de Brie Aer qe re hA | sr SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU DANS L'ACTION CHIMIQUE ; Par M. THIERRY, Doyen de la Faculté des sciences. Certaines questions scientifiques, avant de se pré- ter avec fruit à de nouvelles recherches , réclament plus particulièrement que d’autres, à cause de leur nature et de l’ancienneté de leur date, une juste appréciation des phases qu’elles ont traversées et l’examen attentif de leur état présent. Telle est, ce me semble, la question relative au dégagement du feu dans l’action chimique , sujet de l'exposé et des remarques que je vais avoir l'honneur de soumettre à l’Académie. Le phénomène du feu , dans tous les temps, a at- tiré l’attention de l’homme. Parfois il résulte de sim- ples actions physiques ; d’autres fois, et c’est le cas le plus commun , il est excité par les forces chimi- ques. C’est dans ce dernier cas qu’il a reçu le nom de combustion. Quelles que soient les circonstances de l’apparition du feu, les causes immédiates qui le produisent peuvent bien être identiques ; mais 156 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU les causes occasionnelles dues à l’aflinité rendent le phénomène de Ja combustion essentiellement distinet ; car il est toujours suivi d’un changement dans l’in- time nature des corps qui l’accomplissent ; tandis que les causes purement physiques , lorsqu’elles agissent isolément , ne provoquent rien de semblable. Cette distinction importante resta long - temps inaperçue , parce qu'on n'avait pas tracé la ligne qui sépare les propriétés chimiques des propriétés physiques. Au mot combustion se rattachaient confu- sément les idées réunies de chaleur et de lumière. On voyait la combustion partout où éclatait le feu. La foudre sillonnait-elle l’espace , on disait, au sens propre comme au figuré , que le ciel était en com- bustion. — Il n’est plus permis, dans le langage de la science , de s'exprimer ainsi ; car, si la foudre peut provoquer dans l'atmosphère des combinaisons et des séparations de substances pondérables , rien n’auto- rise à penser que l'éclair soit causé par une réaction de ce genre , puisque tout porte à croire qu'il n’est que le simple effet d’uné décharge électrique. La définition des combustions ordinaires était chez les anciens plus poétique que scientifique. On suppo- sait que le feu , s’altachant aux corps , les dévorait et s’assimilait leur substance. — Stahl , vers le com- mencement du dernier siècle, émit le premier sur la combustion des idées vraiment philosophiques. Un principe qu'il nomme Phlogistique résidait , suivant lui, dans les corps réputés combustibles. La combus- tion n’était à ses yeux que l'abandon du phlogistique par ces sorfes de corps ; el la combustibilité pouvait - DANS L'ACTION CHIMIQUE. 157 se communiquer d’une substance à l’autre par la transmission du phlogistique. C’était ainsi que le charbon , très-riche en ce principe, transformait en métaux les chaux métalliques qui devenaient par là combustibles. — Dans les mouvements variés du phlo- gistique à travers la matière , les portions de cet agent qui ne contractaient pas de nouvelles combi- naisons , ou eg d'autres térmes, les portions de phlo- gistique qui ne servaient pas au déplacement de la combustibilité, en un mot, celles qui devenaient libres, apparaissaient sous la forme de feu. Si cette ingénieuse hypothèse n'avait consisté que dans l'explication donnée de la production du feu par le dégagement du phlogistique , lequel , au fond de la pensée de Stahl, n’était sans doute qu’une mo- dification du feu lui-même transitoirement neutralise dans la matière, il est vraisemblable qu’elle aurait continué, jusqu’à nos jours, de figurer dans la science autrement que comme un grand fait histo- rique. Mais elle n’eut pas pour unique but d’expli- quer le développement de la chaleur et de la lumière: elle prétendit aller plus loin, et elle s’égara. En effet , selon cette hypothèse, telle que son auteur Pa for- mulée et que les sectateurs de Stahl l'ont soutenue, les produits matériels de la combustion n'étaient que les résidus des corps combustibles, résidus dont le phlogistique s'était séparé. Or, le poids de ces pro- duits ou de ces résidus surpassait celui des combus- tibles, fait absolument incompatible avec la sous- traction d’une substance quelconque , füût-elle im- pondérable. C’est ce qu’avaient déjà aperçu Jean Rey 158 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU et Bayen; c'est ce que Lavoisier a prouvé positive- ment, en démontrant que l'augmentation du poids des corps qu'on brülait au contact de l'air était due à la fixation d’un principe qu'ils puisaient dans l’at- mosphère , principe matériel et saisissable qu’il nomma oxigène. On sait à quel point s'agrandit tout-à-coup, en cette occasion , le rôle de l’oxigène, soit que le génie de Lavoisier dévoilât les effets de cet agent, lorsqu'il est libre et seulement mélangé dans l'at- mosphère , soit qu'il le suivit d’un œil sûr et péne- trant dans les composés qu'il forme, et dans son passage d’une combinaison à une autre. L’esquisse d’un pareil tableau ne peut entrer dans le cadre étroit d’une simple note ; mais arrêétons-nous un instant à cette glorieuse époque où la théorie de La- voisier renversa l'hypothèse de Stahl, et signalons les traits caractéristiques des deux doctrines qui se trouvèrent en présence. On aperçoit que, dans lune et dans l'autre, le phénomène essentiel, le phénomène constant, est, pendant la combustion , la production d’un ordre par- ticulier de corps (corps brülés). Cet ordre de corps, suivant Stabl , résulte d’une élimination de phlogis- tique ; suivant Lavoisier, il résulte d’une addition d'oxigène ; et des deux côtés le dégagement de cha- leur et de lumière n’est qu’une circonstance acces- soire et accidentelle. Les choses ainsi envisagées, ce n’est donc pas dans le développement du feu que git en réalité le point fondamental de la question. — Ce point fondamental , placé en dehors de ce qui con- DANS L'ACTION CHIMIQUE. 159 cerne directement l'émission de chaleur et de lu- mière, était trop vulnérable dans l'hypothèse de Stabl, pour que celle-ci pût résister au contrôle de la balance dont s’arma Lavoisier , profondément imbu de l'opinion que rien de matériel ne se perd et ne se crée dans la nature , et que la somme en poids des produits d'une réaction quelconque doit représenter le poids des corps qui ont réagi. Stahl avait pris pour base de son système la dif- férence de nature des combustibles et des corps brü- lés , qui passaient de l’un à l’autre état, par l’addi- tion ou par la soustraction du phlogistique. — La- voisier , solidement appuyé sur ses immortels tra- vaux , acquit le droit incontestable de substituer l’oxigène au phlogistique ; et dans sa théorie , non- seulement le principe mis en mouvement changea de caractère et de nom , mais encore les additions et les soustractions durent aussi changer de place. Lavoisier ne laissa aucun doute à ce dernier égard. L'un des premiers titres de’sa gloire fut de réédifier en même temps qu'il renversait : s'il ne s'était agi que de détruire , la victoire eût été trop facile ; car le rôle chimérique attribué au principe de Stahl, en ce qui ne dépendait pas exclusivement de la manifes- tation du feu , était en opposition trop patente avec les faits appréc'ables. Il est à croire néanmoins que , si la lutte se fût engagée sur un autre terrain que celui qu'ils avaient eux-mêmes présenté , les partisans du phlogistique , quoique contraints de reconnaître une vérité qu'ils avaient ignorée , n'auraient pas été aussi complète- ment battus. 160 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU Telles étaient, nous venons de le dire, les voies où l'on était entré, que l’apparition du feu, con- trairement aux idées vulgaires, n’était plus regardée comme le signe caractéristique de la combustion. La- voisier devenu maître , après la bataille, du sol fé- cond sur lequel on Pavait attiré , y reconnut {ant de ressources , qu'il y demeura pour établir sa nouvelle théorie de la combustion , laquelle servit de fonde- ment à l'édifice entier de la science. Il formula en deux mots cette théorie : « La combustion, dit-il , est l'union de l’oxigène avec la matière. » — Peu im- porte que, pendant la combinaison, il y ait apparition ou non de lumière, tel ou tel degré de chaleur dé- veloppée , permanence apparente de température , ou même {dans le cas où ce serait possible) production de froid ; c’est une combustion , si, après l’acte chi- mique , l'oxigène laisse empreinte de son cachet. Ainsi ce phénomène, dans la pensée de Lavoisier et dans son école, acquit beaucoup plus d'extension qu'il n’en recevait dans l'opinion vulgaire ; car le dégagement du feu n'était point indispensable : il suffisait, pour que la combustion se trouvât signalée, que loxigène se fût combiné avec un corps quel- conque. Certes, cette théorie était belle et on ne peut plus rationnelle. — D'ailleurs l’acception du mot qui l'exprimait ne différait de l’acception ordinaire que par sa plus grande étendue ; puisqu'elle comprenait , avec un grand nombre d’autres faits chimiques , ré- unis en un même groupe par une cause commune, tous ceux qui se manifestaient avec production de feu. DANS L'ACTION CHIMIQUE. 161 Encore un coup, ce dernier effet, le développe- ment du feu, n’occupait qu’un rang secondaire dans la combustion de Lavoisier, aussi bien que dans celle de Stahl ; et, de plus, le feu était loin de se manifester constamment avec les mêmes combustibles. Peut-être eût-il été préférable , pour rester plus d’ac- cord avec le langage commun, dont la nomenclature des sciences ne devrait s’écarter que dans les cas indispensables ; peut-être, dis-je, tout en ayant re- connu l’analogie scientifique qui existait entre les oxigénalions opérées avec embrasement et celles qui avaient lieu sans émission de chaleur lumineuse, eût-il mieux valu employer , comme terme général, le mot oxigénation , pour désigner l’ensemble des phénomè- nes, et réserver exclusivement celui de combustion pour indiquer loxigénation avec dégagement de cha- leur et de lumière. En procédant ainsi, on n’eüt porté nulle atteinte au vrai caractère ni à l'unité de la théorie. Les sa- vants eussent continué de se comprendre et ils au- raient été mieux compris de tout le monde. — Cette réflexion n’est pas ici hors de propos: elle va recevoir, dans un instant, une application sérieuse ; et nous al- lons reconnaitre que cette modification de langage, qui ne devait pas être la dernière, était utile pour la science elle-même, devenue aujourd'hui , sur ce point, plus exigeante qu’on m'avait lieu de le pré- sumer quand notre nomenclature chimique a été fondée. Toutefois , il faut faire la part de la situation des esprits à l’époque des découvertes de Lavoisier. On 11 162 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU sortait d’une obscurité profonde , et lon fut ébloui par les clartés que ce grand génie faisait jaillir de tout ce qu'il touchait : il lui fut bien pardonnable à lui-même de négliger quelques prévisions. Sans nul doute , scientifiquement parlant , la dé- finition de la combustion donnée par Lavoisier, serait restée à l'abri de toute objection philosophique , si , plus tard , on n'avait observé, et si d’ailleurs on ne s'était rappelé, en relisant les œuvres de Kunckel, que le concours de l’oxigène n’était pas toujours né- cessaire au dégagement du feu dans l’action chimique. A la vérité, les combustions dans nos foyers , tous les embrasements au sein de l'air , et beaucoup d’autres actes d’incandescence , sont et seront dans tous les temps des oxigénations : ces phénomènes, si fré- quents à la surface du globe, doivent et devront tou- jours être définis comme l’a fait Lavoisier ; mais, nous le répétons , la chaleur et la lumière peuvent chimiquement se développer sans entremise d’oxigène. Les faits se sont tellement multipliés à cet égard , qu'aujourd'hui l’on est forcé, pour ainsi dire, d'en revenir à la définition vulgaire de la combustion , ne désignant toutefois par ce mot que les actes lu- mineux qui résultent des altérations intimes de Ja ma- tière. Aïnsi, d’un côté, l'acception donnée à ce mot par Lavoisier , et que tout-à-lheure nous trouvions si étendue , est maintenant trop restreinte, si lon veut qu'elle comprenne tous les phénomènes chimiques où la lumière est produite ; et, d’autre part, si l’on réunit sous un nom commun et exclusif tous les faits DANS L'ACTION CHIMIQUE. 163 chimiques où la chaleur et la lumière sont émises , et qu’on adopte pour les désigner le terme combustion , il faudra de toute nécessité exclure de celle-ci la foule innomhrable des oxigénations qui ne manifestent pas le phénomène du feu. Bref, la combustion, envi- sagée sous ce point de vue, n’exige point pour son accomplissement une espèce particulière de corps : ce n’est, du reste, qu’un phénomène transitoire , qui ne laisse après lui nulle trace de son passage, aucun signe propre à le rappeler. Car , selon l’in- tensité de la force de combinaison ou de décompo- sition , que favorise ou entrave un plus ou moins grand nombre de causes, les mêmes produits peu- vent résulter de réactions qui seront ou ne seront pas accompagnées de chaleur et de lumière. Enfin le dégagement du feu, dans les phénomènes chimiques, ne paraît dépendre que des conditions qui augmen- tent l’énergie de l’action moléculaire , ou du moins il ne semble avoir de relations intimes qu'avec ces conditions. Au surplus , c’est uniquement ce qui nous reste aujourd’hui de positif à l'égard des causes chi- miques de la combustion, sujet dont on s’est si long- temps occupé et qui a excité de si vives et de si im- portantes discussions. Chose bien remarquable en ce qui touche Îles efforts de l'intelligence humaine , et dont on pourrait citer nombre d'exemples pareils ! Cette intelligence merveilleuse et incompréhensible dans ses moyens comme dans sa source , don divin , accordé sur cette terre avec restriction , essaie d'approfondir une im- mense question, qu'elle regarde justement comme ca- 164 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU pitale. Pour tâcher d'y parvenir , elle enfante d'abord des hypothèses. Plus sage ensuite, ou plus éclairée , elle étudie attentivement les faits et croit avoir trouvé des théories propres à expliquer ce qu’elle cherche. Voilà qu'au bout de près d’un siècle et demi , elle se trouve revenue, pour ainsi dire, au point de départ... Et pourtant, dans ses vastes et aventureuses excur- sions, se dirigeant uniquement vers un but qu'il lui a été impossible d'atteindre , elle a fait d’innombra- bles conquêtes et a pu créer une grande science !..…. Il semblerait, d'après ce qui précède, qu’à pro- prement dire, la question du feu dans l’action chi- mique ne serait pas beaucoup plus avancée qu’au temps de Stabl. Il n’en est pas tout-à-fait ainsi. Ce problême , il est vrai, continue d'offrir de profonds mystères. Peut-être ( car telle est la condition la plus commune de ce qui se traite ici-bas ) ce problême ne sera-t-il jamais résolu ; mais de précieux matériaux qui le concernent ont été recueillis, et leur grande valeur ne peut être contestée. Du moment où l’on vit que la combustion ne don- nait pas exclusivement naissance à un ordre distinct de composés ; qu’elle pouvait se manifester sans l’en- tremise de l’oxigène ; qu’enfin ses produits pondéra- bles ne conservaient avec elle aucun rapport néces- saire, et que rien ne pouvait attester qu'ils lui avaient appartenu ; on reconnut que l'explication du feu de- vait être indépendante de la formation de tels ou tels produits. De là sortait.la conséquence qu’un phéno- méne purement collatéral au dégagement du feu , et n'ayant avec lui que des relations variables et for- DANS L'ACTION CHIMIQUE. 165 tuites , ne pouvait plus servir d'indice et de guide à une théorie de la combustion. Il devenait alors in- dispensable de réduire la question à ses points essen- tiels, et de chercher les rapports de ceux-ci avec l'action chimique en général. Effectivement , aucun motif plausible ne s'oppose à ce que l’on attribue à toutes les particules de la ma- tière le pouvoir, dans les réactions chimiques , d’ex- citer le dégagement du feu , lorsque certaines causes , placées en-dehors de la propre essence des atomes constituants , se trouveront réunies el agiront avec une force suffisante. — C’est là que réside en défini- tive le nœud de la question : le dégagement de cha- leur et de lumière , pendant l'exercice des affinités, n’est en réalité qu’un effet physique ayant pour cause une action chimique. Mais, comme dans les circon- stances où le feu de la combustion se manifeste il est inséparable des réactions dues à l’aflinité, on doit par cela même le regarder comme un phéno- mène chimique. Ce phénomène , nous venons de le dire , a plus de généralité que ne l’admettait Lavoi- sier. Peut-être Stahl, abstraction faite des erreurs dont il l’entourait , l’avait-il placé plus près de la vérité : c’est ce que plus loin nous allons examiner. Le caractère de généralité qui se rattache à l’émis- sion du feu dans l’action chimique est tel, qu'il peut même s'appliquer à la production du froid : lumière et chaleur réunies, chaleur isolée, froid , ne sont que les termes d’une même série, ne sont que les résultats de rapports variables entre les mêmes causes. C'est de ce point de vue que nous allons mainte 166 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU nant essayer d'envisager les diverses tentatives qu'on a faites pour expliquer le développement du feu dans les phénomènes chimiques. Lavoisier , encore Lavoisier ! dans ses admirables recherches sur la chaleur , recherches auxquelles Laplace s’est souvent associé , travaillait plus direc- tement pour la combustion comme elle reste de nos jours , que pour la combustion comme il croyait de- voir se la représenter. Après qu'il eut établi la distinction du calorique sensible et du calorique latent , deux conditions de cet agent si différentes de celle du calorique libre et rayonnant ; qu’il eut démontré , par des expériences décisives, que , quand les corps se dilatent ou se con- tractent , ou bien quand ils passent de la forme so- lide aux formes liquide et gazeuse , et réciproque- ment , ils absorbent ou abandonnent du calorique en dose directement proportionnelle à leur poids selon leur espèce ; lorsqu'il eut fait voir comment les pas- sages d’une constitution à une autre, provoqués par d’autres causes que les additions ou les sous- tractions directes de calorique , devaient occasioner des élévations ou des abaissements progressifs de température (tandis que , par ces mêmes additions ou soustractions directes , les températures demeurent stationnaires pendant toute la durée du changement d'état , lorsque , dans l'acte de la transformation des liquides en fluides aëriformes , ou de ceux-ci en li- quides , la pression ne varie pas) ; enfin , après qu’il eut prouvé que les corps qui différaient entr'eux par leur nature intime ou seulement par leur constitution DANS L'ACTION CHIMIQUE. 167 physique , rendaient latentes , pour s'échauffer éga- lement, sous l’unité de poids, à partir d’une tem- pérature commune , des quantités inégales de calo- rique , ou, en d’autres termes, que leurs chaleurs spécifiques étaient différentes ; il fut naturel de penser que la combustion , qui transforme l'essence de la matière en modifiant aussi sa densité ou bien sa cons- titution physique, devait avoir des relations avec ces faits généraux qu’on transporta dans la sphère chimique , pour les associer à la puissance de combi- naison, qui y remplace , comme cause occasionelle , les forces mécaniques de la physique. Mais, ici, l’affinité, par ses attributs particuliers, doit plus ou moins influer sur les effets provenant des lois qui régissent la chaleur dans les actes pu- rement physiques. Car, dans des circonstances ana- logues en apparence , une similitude parfaite est loin d’exister entre les phénomènes de froid et de chaleur, lorsqu'ils sont le résultat de modifications exclusive- ment physiques , ou lorsqu'ils ont été provoqués par la force de combinaison. Qu’un corps quelconque , placé sous l’empire exclusif des forces mécaniques et auquel on ne transmet pas directement la chaleur, vienne à se raréfier sans perdre sa constitution , ou qu'il vienne à passer de l’état solide à l’état liquide , de l’état liquide à l’état de gaz, il se refroidit , de plus en plus : son échauffement , au contraire , de- vient progressif, s’il subit des modifications inverses. Mais il peut n’en être pas ainsi dans l’action chimique , au moment des dilatations , ou des condensations , ou des changements d'état. 168 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU Pourquoi donc cette si notable différence? C’est que, dans la sphère physique, les corps conservent leur nature individuelle ; qu’un phénomène calorifique , commencé avec une substance , continue et se ter- mine avec la même substance, susceptible de se con- tracter ou de se dilater , ou de passer d’une consti- {ution à une autre, sans éprouver la moindre alté- ration dans sa nature intime. Au contraire, par l’ac- tion chimique, la nature intime est constamment modifiée : de là les nouveaux rapports établis entre la matière et les diverses doses de calorique qu'elle rend latentes, afin de satisfaire , soit à la simple ca- pacité pour la chaleur , soit à la constitution phy- sique nouvelle, ou même semblable | lorsque celle-ci est liquide ou gazeuse) , soit enfin à la constitution chimique du produit, s’il est composé. Et voilà pour- quoi, par suite de cette influence et d’une autre encore dont il est temps que nous parlions, on remarque parfois, dans l’action chimique, un développement de chaleur intense , là même où la simple théorie physique eût annoncé le froid. Parmi les causes qui amènent dans la sphère chi- mique des résultats quelquefois opposés à ceux qu’in- diquerait la théorie purement physique du calorique latent, il faut surtout distinguer lélectricité. Avant l’époque où Humphry Davy publia ses belles recherches électro-chimiques , l'électricité n’entrait point comme élément essentiel dans explication du dégagement de chaleur et de lumière pendant lac- complissement des phénomènes chimiques. La théorie généralement admise ne s'appuyait que sur les DANS L'ACTION CHIMIQUE. 169 rapports du calorique latent avec les sujets et les produits des réactions. Bien entendu qu’on avait égard aux quantités respectives des substances réagissantes, substances qui, selon leur espèce et selon leur cons- ütution physique , se trouvent plus ou moins pourvues de calorique combiné. On tenait compte aussi de la lenteur ou de la rapidité avec laquelle l’action s’ac- complissait ; car si ces dernières conditions ne peuvent augmenter ni diminuer la dose absolue de chaleur dégagée , elles doivent nécessairement influer sur le degré de la température acquise pendant l’unité de temps. Telles étaient , du reste , les seuls éléments d'explication dont on faisait usage. Mais Davy signala une nouvelle cause de chaleur , la neutralisation re- ciproque des deux fluides hétérogènes de l'électricité. Les expériences de l’illustre auteur de la découverte des métaux alecalins et terreux , découverte capitale qu'avant lui Lavoisier avait conjecturée , furent dé- cisives relativement au rôle important de l'électricité dans la combustion. Davy prouva que les corps, avant de se combiner, s’électrisent et acquièrent des électricités contraires, et qu’au moment de la combinaison les deux électricités antagonistes se neu- tralisent réciproquement en produisant la chaleur. L'ignition éclatante du charbon dans le vide, sous l'influence de l'appareil voltaïque , lui montra le feu de la combustion isolé de l’action chimique , puisque dans cette expérience, qui peut , tant que la pile reste en activité, durer un temps indéfini, le charbon demeure intact et conserve son poids. D’après ce fait, ne semblerait-il pas que la seule différence entre 170 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU le feu émis par le charbon qui brûle au milieu de l'air , et le feu qui se développe à sa surface ou dans ses interstices dans le vide , ne consiste que dans la source des électricités qui le produisent ? Les électri- cités positive et négative, dans le vide, sont fournies par la pile ; tandis que, dans l'air, elles proviennent des molécules mêmes de l’oxigène et du carbone , électrisés par leur contact ou par une cause quel- conque , avant de se combiner. Davy fut donc naturellement porté à considérer le calorique comme le produit de la combinaison des deux fluides électriques. Ces deux fluides, selon leur abondance, leur tension, suivant aussi les conditions du mouvement imprimé au calorique qui résulte de leur réunion , font naître tantôt la chaleur obscure, tantôt la chaleur lumineuse. Mais s’il est probable que la combustion de nos foyers, en ce qui concerne le dégagement du feu, ne soit en grande partie que le phénomène du ton- nerre , réduit à sa plus pelite individualité , propor- tionnée dans ce cas à la sphère d’action de chaque atome et multipliée par le nombre des molécules qui réagissent , il ne reste pas moins vraisemblable qu'une partie de la chaleur se développe , indépendamment de l'électricité , en vertu des lois du calorique latent. Car , si l’on est forcé d’admettre , d’après les faits si- gnalés par Davy , que toutes les causes physiques de la combustion ne sont point renfermées dans la théorie du calorique latent , puisqu'il est évident que l’élec- tricité occupe une place fort large et très-distincte dans ce phénomène, on a lieu de croire aussi que les DANS L'ACTION CHIMIQUE. 171 déplacements de calorique combiné ne sont pas sans effet et qu'ils influent pour leur part sur la tempéra- ture, tantôt en plus, tantôt en moins. Il serait par trop surprenant que la dose de calorique latent après l’action chimique füt précisément égale à la dose du calorique en ce même état avant l’action ; et c’est cependant ce qui devrait être , si la chaleur développée durant la combustion , n'avait pour source unique que l'électricité. D'ailleurs , jusqu'ici, la théorie purement électro- chimique dont nous ne connaissons encore que la sur- face et dont il sera si difficile de sonder les profon- deurs, cette théorie, qui, toutefois, malgre ses lacunes, a déjà rendu de si nombreux et de si grands services, n’a pu expliquer tous les faits de température que les actes chimiques sont susceptibles de nous offrir. Com- ment , par exemple , avec ses ressources actuelles , rendrait-elle compte de l'émission de chaleur et de lumière sans entremise d'aucune affinité , dans la ré- duction du peroxide d'hydrogène en eau et en gaz oxigène , dans la décomposition spontanée ou presque spontanée du chlorure et de l’iodure d’azote , du gaz acide hypo-chloreux, ete. ? — Pour expliquer ici le développement du feu par la combinaison des électri- cités contraires, il faudrait admettre que les molécules constituantes s’électrisent immédiatement avant de se désunir, comme elles le font avant de se combiner. — Peut-être en est-il ainsi ; mais, jusqu’à présent , l’expé- rience n'a pu le démontrer ; et une hypothèse quel- conque à ce sujet ne pourrait trouver d'appui que sur une ou plusieurs autres hypothèses... 172 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU Tout en avouant, pour expliquer certains cas de combustion , l’impuissance de la théorie purement électro-chimique , telle qu’elle existe aujourd’hui , il est des savants de grande autorité qui sont pourtant enclins à lui accorder une préférence exclusive: Je conçois que , dans ce phénomène , on prenne l'électri- cité en très-haute considération ; c’est même indispen- sable; mais ce que je ne concevrais pas aussi bien, ce serait d’en exclure d'une manière absolue toute espèce de rapprochement avec la théorie du calorique latent. L'examen, auquel se livre M. Berzélius, des rapports de celle-ci avec la combustion ; me semble beaucoup trop incomplet pour la conséquence qu'il en tire. M. Berzélius, sur ce point, dans son beau traité des proportions chimiques , envisage particu- lièrement la combustion del’hydrogène et du charbon dans le gaz oxigène. Il montre, en comparant les doses respectives des éléments qui se combinent, en comparant aussi les constitutions physiques , ainsi que les chaleurs spécifiques de ces mêmes éléments et des produits pondérables de leur action réciproque , il montre, dis-je , que rien après cette comparaison ne peut indiquer la source de la chaleur et de la lu- mière développées. Bien plus, contrairement à ce que prouve l'expérience , le résultat de cette com- paraison indiquerait que l’inflammation de l’'hydro- gène devrait être accompagnée d’un refroidissement considérable. Aussi M. Berzélius conclut-il, et voici ses propres expressions, « que la lumière et le calo- « rique qui naissent de la combustion ne provien- « nent, ni d’un changement dans la densité des DANS L'ACTION CHIMIQUE. 173 « corps, ni d’une moindre chaleur spécifique dans « le nouveau produit, puisque sa chaleur spécifique « est souvent aussi grande, ou même plus grande que « celle des divers éléments réunis. » Si, pour juger une pareille question , les épreuves ci-dessus suflisaient , on serait forcé, sans nul doute, d'accepter les conclusions de M. Berzélius. Mais , des remarques si vraies qu'il a faites sur la combustion du charbon et de l'hydrogène , remarques qui n’a- vaient point échappé à Delaroche et à M. Bérard, lors de leur grand travail sur les capacités calorifi- ques des gaz, cet illustre savant a-t-il tiré, relati- vement à tous les rapports de la théorie générale du‘ calorique latent avec l’action chimique , je dirai plus , touchant ces mêmes rapports avec les deux faits isolés qu'il mentionne , a-t-il légitimement tiré des conséquences qu’on puisse regarder comme dé- finitives ? J’avoue que je suis loin de le penser. En effet, le principe Chéorique du calorique latent ne git pas seulement dans la différence de capacité des corps pour la chaleur. Et il ne se borne pas non plus, quand il s’agit de comparer les états physiques de la matière, à faire distinguer la solidité , la li- quidité et la gazéité ; car chaque substance , selon son espèce, exige pour sa conslilufion , soit liquide , soit gazeuse , une dose particulière de calorique. Ce der- nier fait, que de prime abord il était permis de pré- voir et que M. Despretz a vérifié , par des expé- riences , malheureusement trop circonscrites , sur les chaleurs latentes de quelques vapeurs , est de nature, ce me semble , à avoir une plus ou moins grande 174 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU portée dans la question. Il faut donc convenir que M. Berzélius , dans ce qu’il énonce comme une applica- tion rigoureuse de la théorie du calorique latent à la combustion , n’a pu faire qu'une épreuve incomplète, puisqu'on ignore la dose de calorique de constitution gazeuse de l’oxigène , de l'hydrogène et de l'acide carbonique. Et puis , sous le point de vue général de la question , laquelle, considérée dans son ensemble , peut offrir également des transformations chimiques de composés en d’autres composés , et de pures éli- minations de matières auparavant retenues dans des combinaisons , il importe aussi d'envisager une autre sorte de chaleur latente , que la physique ne men- tionne pas et que la chimie ne peut négliger : c’est le calorique de constitution chimique , qui se rap porte aux molécules constituantes des composés , lorsque celui de constitution physique n’a de relation directe qu'avec les molécules intégrantes. Cet état particulier du calorique me paraît devoir exercer une influence quelconque sur la température pendant l'action chimique ; et je suis d'autant plus porté à insister sur ce point , que nombre de rapprochements ont encore fortifié opinion que je m’en formais il y a déjà un assez grand nombre d'années, quand , dans un mémoire que j'eus l'honneur de lire à l’Académie, vers 1815, je m'expliquais ainsi qu'il suit à l’occa- sion de l’oxigène : « En donnant à l’oxigène le titre de corps combu- « rant, Lavoisier et ses collaborateurs ont exprimé « implicitement ses affinités énergiques ; car, dans les « combinaisons, le dégagement simultané de chaleur DANS L'ACTION CHIMIQUE. 175 « et de lumière est un résultat des fortes attractions. « Sice dégagement n’a pas toujours lieu , c’est que « l’aflinité , quoique forte, s'exerce en détail, qu'elle « a des obstacles plus ou moins grands à combattre, « ou que la constitution physique des corps placés « dans la sphère d'activité , diffère peu de celle « des produits de l'action chimique , ou bien que « ces produits ont beaucoup de capacité pour le « calorique. Il ne faut pas seulement avoir égard au « calorique qui devient latent , soit dans les chan- « gements d'état , soit dans les élévations de tempé- « rature lorsque les corps conservent leur constitu- « tion physique ; mais encore à celur qui devient latent « en entrant dans la constitution chimique. Ces causes « réunies, ou séparées , ou variant dans leurs rap- « ports , s'opposent à l'élévation de température qui « développe la lumière. > Ce que je disais, à une époque déjà ancienne, a toujours continué de faire partie de mes persuasions, d'autant plus que le feu de l'électricité dans l’action chimique peut très-bien se concilier avec l'influence particulière des diverses conditions du calorique la- tent, dont le rôle , à mes yeux, semble une con- séquence même de la nature apparente des choses. A cet égard , entrons dans une courte explication. La plus ou moins grande intimité du calorique avec les molécules matérielles est une cause de va- riation dans les rapports quantitatifs qui s’établissent entre lui et les corps. Son intimité augmente, selon les apparences , à partir de son é(at de rayonnement, où elle est nulle , jusqu’à son état de combinaison 176 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU avec les éléments constitutifs des composés , en pas- sant par les conditions intermédiaires et successives de calorique sensible , de calorique latent relatif à la simple raréfaction , et de calorique latent de cons- titution physique. Mais les doses de chaleur, associées aux corps en vertu de l’intimité progressive, varient suivant les sortes de matières. Il semblerait que, dans l'ordre physique , en considérant , par exemple, la chaleur latente des vapeurs d’eau, d’alcool , d’éther, et d'essence de térébenthine , telle que M. Despretz l’a déterminée, cette chaleur latente diminue en même temps que la complexité des molécules inté- grantes augmente. Nous voyons aussi qu’en général , à quelques exceptions près, qui disparaïtraient peut- être après une plus exacte appréciation des causes expérimentales ou naturelles qui les produisent , les corps composés ont moins de capacité pour le calo- rique que ceux qui les constituent. — N’en serait-il pas de même relativement aux chaleurs latentes de constitutions liquide et gazeuse des substances com- posées, comparées aux chaleurs latentes de constitu- tion liquide et gazeuse de leurs éléments ? Alors on pourrait établir cette proposition générale que, dans l’ordre physique, les doses de calorique combiné sont, toutes choses égales d’ailleurs, mais suivant une loi encore indéterminée , d’autant plus grandes que la matière se rapproche davantage de la simpli- cité; et que , réciproquement , le calorique combiné diminue toutes les fois que la molécule intégrante devient plus complexe. Pour ce qui regarde les rapports directs et géné- DANS L'ACTION CHIMIQUE. 177 raux du calorique avec les propres éléments des com- posés, rapports qui concernent immédiatement la chaleur de constitution chimique, serait-il déraison- nable de soupçonner quelque chose d’analogue ? La dose de chaleur latente de constitution chimique ne serait-elle pas d'autant moindre qu’elle ferait partie de composés plus stables . par conséquent de com- binaisons dont les principes constituants sont le plus fortement combinés ? Dans ce cas, l'énergie croissante de l’aflinité produirait, relativement au calorique de constitution chimique , un résultat semblable à celui de la complexité également croissante des molécules intégrantes, à l'égard du calorique latent qui cor- respond aux simples modifications physiques. — Des recherches suivies et étendues sur un pareil sujet se- raient bien dignes d'intérêt ; et, sans doute , elles profiteraient beaucoup à la théorie de la combustion. Car, n’apercevons-nous pas journellement que , dans l’action chimique , les dégagements les plus abon- dants de chaleur sont accompagnés de l'exercice des plus fortes aflinités , de celles qui rapprochent le plus fortement entre elles les molécules hétérogènes ? L'aflinité et le calorique ne sont point antagonistes à la manière des fluides électriques , qui se bornent à se neutraliser mutuellement. Eeur antagonisme consiste en une double action, dont l’une est subor- donnée au degré d'intensité de l’autre. Quoique le calorique et l’affinité semblent ennemis par nature ; que le premier tende toujours à séparer ce que l’autre rapproche , une cause , qui leur est inhérente et com- mune , établit cependant entre eux , dans leur lutte 12 178 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU continuelle, une sorte de concert : c’est que l’affinite , dont l'existence ne peut être isolée , réside aussi bien dans le calorique que dans la matière pondérable. Le calorique aussi attire la matière ; mais il diffère de celle-ci, qui est inerte par elle-même et qui ne peut agir que par son affinité ou par sa cohésion ; il en diffère essentiellement par son élasticité, qui lui donne en quelque sorte une seconde existence, le rend tout-à-fait indépendant dans l'exercice de ses principaux actes , et lui permet de faire sortir de leur sphère réciproque d’attraction , les molécules matérielles, dont les propres affinités perdent par là le pouvoir d’agir autrement que sur le calorique lui- même {1). Ainsi, le calorique peut annihiler l'effet de l’afli- nité réciproque des molécules matérielles , en dé- truisant ou empêchant leur combinaison mutuelle ; mais jamais l’aflinité de ces molécules , quelle que soit sa puissance , ne pourra surmonter entièrement l'effet expansif de la chaleur , effet qui peut s'exercer dans une sphère indéfinie et qui ne le prive pas de sa fa- culté attractive. L’aflinité du calorique pour la ma- tière pourra donc agir dans toutes les circonstances ; tandis que l’affinité , qui est inhérente aux molécules matérielles et qui les concerne exclusivement entre (4) Entre les molécules de la matière: attraction réciproque, et en même temps attraction pour le calorique. Entre les molé- cules du calorique : point d'attraction réciproque , répulsion au contraire , et attraction pour les molécules matérielles. De là dé- rivent en grande partie les effets dus immédiatement au calori- que pendant les réactions chimiques. DANS L'ACTION CHIMIQUE. 179 elles, n'aura d'influence que quand celles-ci ne seront pas sorties de leur sphère réciproque d'attraction. Il s'en suit que quand un composé quelconque, qu'ici nous devons uniquement envisager dans sa molécule intégrante, est au-dessous de la température qui serait susceptible de détruire la combinaison , il est à la fois formé d'éléments pondérables et d'une dose quel- conque de calorique latent. Ainsi done, toutes les fois qu’une combinaison se forme ou persiste , les forces de l’aflinité et du calorique se balancent. On conçoit que plus laflinité sera prépondérante, moins il res- tera de calorique interposé entre les molécules cons- tituantes , et plus petite sera la chaleur latente de la combinaison. Or, dans ceci ne voyons-nous pas le double rôle de l’antagonisme de l’aflinité et du ca- lorique? L’affinité, en rapprochant les molécules, tend à repousser le calorique en même temps qu’elle en retient une quantité plus ou moins grande, épuisant sur lui un reste de force qu’elle ne peut appliquer à la matière, à cause de l'effort expansif de cet agent ; et , de son côté, celui-ei , ne pouvant dissocier les molécules matérielles , reste combiné avec elles en dose appropriée à leur nature, tant qu’elles demeurent réunies, mais moins intimement , toutefois, que s’il était parvenu à les gazéifier. De plus , nous apercevons que les combinaisons dues aux fortes actions chimiques sont celles qui doivent re- tenir le moins de chaleur latente, et nous voyons en même temps que ce sont celles-là même qui succèdent aux combinaisons moins stables , par conséquent plus riches en calorique combiné. Joignons à ces considéra- 180 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU tions, relatives particulièrement à ce que nous appe- lons calorique de constitution chimique , et qui pour- raient être exprimées en différents langages selon l'hypothèse convenue, mais langages dont les termes seraient équivalents, joignons-y les aperçus physiques qui précèdent , et nous aurons lieu, je crois, de pen- ser que la théorie du calorique latent est de nature à occuper une place dans l’histoire de la combustion. Au surplus, si l’on n’admettait pas de calorique la- tent interposé entre les molécules constituantes, ou si, en d’autres termes, on refusait de reconnaitre ce que nous venons d'appeler calorique de constitution chi- mique , Je ne sais comment on se rendrait compte de l'instabilité des combinaisons, surtout dans le cas où une simple élévation de température les détruit sans entremise d’aucune affinité exercée par des particules matérielles. En effet, affinité, nullement contrebalan- cée , établirait un contact absolu entre les atomes élé- mentaires, et, à ce contact absolu, son pouvoir attractif, qui s'exerce incontestablement en raison inverse d’une puissance quelconque de la distance, deviendrait in- fini. Ilest vrai que l'infini ne serait pas absolu comme le contact, puisque le point attractif des molécules est situé dans leur intérieur et ne peut se trouver à leur surface; mais, vu le diamètre extrêmement petit des molécules , l'attraction serait bien près d’être in- finie. Or, c’est ce que l'observation et l'expérience sont bien loin de confirmer. Il existe donc entre les atomes constituants un agent expansif, qui, d’après toutes les idées reçues , ne peut être que le calorique latent; et celte sorte de calorique latent est ce que DANS L'ACTION CHIMIQUE. 181 nous appelons calorique de constitution chimique. Loin donc de chercher à rendre le phénomène de la combustion indépendant des lois qui régissent Île calorique dans la double sphère physique et chimique, ne doit-on pas, au contraire, tenter de nouveaux efforts pour tâcher de mieux discerner les relations de ces lois avec les changemeuts de la nature intime des corps ? Mais pour y parvenir, un vaste champ, hérissé des plus grandes difficultés , a besoin d’être défriché. Les faits qui ont suffi pour appuyer , dans l’ordre pure- ment physique , la théorie générale du calorique latent ne suffisent pas pour les applications dont il s’agit. Les travaux de détail à entreprendre sont sans nombre. Peut-être certains obstacles seront-ils insurmon- tables. Comment, par exemple, estimer la dose du calorique de constitution gazeuse de l’oxigène et de l'hydrogène, substances qu'on n’a pu réduire ni à l'état solide ni à l’état liquide? Toute voie directe est interdite à cet égard, et l’on ignore encore quel genre de moyens seraient susceptibles de conduire indirectement à une solution si importante. Ajoutons immense difficulté de mesurer le calorique de cons- titution chimique dans les diverses combinaisons... Mais pourrait-on objecter que, ces points et beau- coup d’autres étant et devant peut-être rester indécis quant à leur valeur numérique, on est dépourvu par là des notions de détail qui seraient nécessaires pour accorder la théorie du calorique latent avec le phéno- mène qui nous occupe, et qu'il convient conséquem- ment d'en faire abstraction? Nous répondrons que, s'il n’est encore permis de soumettre à aucun calcul 182 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU ces sortes de causes , elles n’en existent pas moins et qu’on a lieu d’en reconnaître l'influence. Et puisqu'il n'est pas douteux qu’elles renferment une partie de la vérité, les négliger absolument serait irrationnel , et ce serait montrer en même temps moins d'amour pour la saine philosophie que de penchant à créer une nouvelle école, qui laisserait sciemment de côté des éléments essentiels de la vraie nature des choses : dans la bonne philosophie , on ne doit jamais bannir d’une question que ce qu'il est démontré lui être absolument étranger. D'ailleurs l'électricité, au moyen de laquelle on veut aujourd'hui exclusivement expliquer la combus- tion, n’a-t-elle pas aussi ses lacunes et ses mystères? Comment se développe-t-elle au contact des corps qui vont réagir chimiquement? Quels moyens connus de la mesurer immédiatement avant l’action chimique ?— Si le calorique est un composé de fluide vitré et de fluide résineux , ces deux fluides devraient, avant d'être isolés, déjà constituer du calorique ; et si par leur réunion ils produisent le feu, ils devraient par leur désuuion produire le froid. Or , il n’en est rien : et cependant une diminution quelconque de calorique dans les corps, lorsque ceux-ci ne changent point de constitution , est toujours accompagnée d’un refroi- dissement. De plus, en supposant même , ce qui n’est pas, que le refroidissement eût lieu en raison de la quantité de fluide naturel décomposé , est-ce que le calorique développé ne serait pas exactement égal au calorique qui, en se décomposant , aurait fourni ses deux principes élémentaires ? Comment donc la tem- DANS L'ACTION CHIMIQUE. 183 pérature peut-elle changer par l'intervention unique et isolée des électricités antagonistes ? La température ne devrait pas plus s'élever que s’abaisser. Néanmoins on ne peut méconnaître que les deux électricités, en se réunissant, développent de la chaleur et même de la lumière, et que les molécules maté- rielles , placées dans la sphère d'activité chimique , se sont auparavant chargées d’électricités contraires , puisées dans le milieu même que les corps occupent : c’est ce que prouve l'expérience ; et son résultat , quel qu'il soit, est un signe irrécusable de la réalité des choses. Ainsi , décomposition du fluide naturel de l’électri- cité sans refroidissement , et nouvelle réunion, avec production de feu , des mêmes éléments qui viennent de se séparer pour se recombiner ; voilà ce qui est -incontestable. Voilà pareïllement ce qui nous montre la grandeur du rôle de l'électricité dans la combustion. Afin de lier, dans ma pensée, ces signes extérieurs de la vérité aux parties de celle-ci restées dans l'ombre, j'ai eu recours , il y a long-temps, pour mon propre usage, à une supposition que j'exposerai avec la plus grande réserve. Je dirai pourtant que plus d’une fois mon hypothèse m'a servi silencieusement et discré - tement de guide et d'appui dans les entretiens qui me sont confiés à la Faculté. J'ai supposé que le fluide naturel de l'électricité, tel qu'il est généralement admis dans la science , n’é- tait autre chose que le pur phlogistique de Stahl , dé- barrassé des erreurs matérielles qui s'y trouvaient rattachées et que Lavoisier a fait disparaître. Le phlo- 184 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU gistique , sous la forme que je lui prête, n’est pas le feu, mais il en renferme les éléments. Ceux-ci, après avoir été désunis sous des influences quelconques, se recombinent pour donner immédiatement naissance au calorique ou à la lumière , qui ne sont que des modi- fications isomériques ou polymorphiques l’un de autre, et qui, se modifiant encore, peuvent re- tourner ensuite à l'état de phlogistique ou de fluide naturel. Si le phlogistique ou fluide naturel de l'électricité, dans les modifications qu'il a subies, conserve l’inté- grité de sa composition élémentaire , il constitue le calorique rayonnant, le calorique sensible, le calorique latent', les rayons lumineux quels qu’ils soient , enfin tous les agents rayonnants de Ja nature. S'il est au contraire décomposé , ses éléments, selon les causes, les circonstances qui auront déterminé leur séparation, et selon les conditions particulières qu’ils auront contractées au moment de celte séparation, se mon- treront, tantôt avec les caractères des fluides vitré et résineux, tantôt avec ceux du fluide boréal et du fluide austral du magnétisme Dans mon hypothèse, le phlogistique serait l’unique source de tous les phénomènes attribués aux agents impondérables , source originelle où ces agents ren- treraient après en être sortis pour en ressortir encore. Le phlogistique (fluide naturel de l'électricité ), non susceptible par lui-même d’affecter nos sens el d'agir immédiatement sur les corps , serait doué d’une mobilité extrême. Sans adhérence pour les corps , il appartiendrait à l’espace, si je puis m'’ex- DANS L'ACTION CHIMIQUE. 185 primer ainsi ; et il posséderait éminemment la faculté de pénétrer la matière. Là où il aurait produit le feu après sa décomposition, ou bien là où il se serait seulement décomposé pour donner naissance aux phénomènes électriques et magnétiques, la portion consommée serait aussitôt remplacée par d'autre phlogistique , à cause de la tendance naturelle de ce principe à conserver partout un équilibre ou un niveau que nous pouvons regarder comme constant ou sensiblement invariable , vu la promptitude de ses mouvements et la grandeur incommensurable de Pespace. _Serait-il utile de faire remarquer ici que les causes représentées par les fluides simples, électriques et ma- gnéliques , ainsi que la chaleur , la lumière et leurs nombreuses modifications, outre les caractères indi- viduels qui les distinguent , diffèrent essentiellement du fluide naturel de l'électricité par les limites impo- sées à leur diffusion dans la matière, limites qui dispa- raissent devant la substance éthérée dont elles éma- nent? Nous connaissons des corps opaques , des corps non conducteurs ou mauvais conducteurs du calorique et de l'électricité; mais tous les corps sont conducteurs du phlogistique, ou plutôt tous les corps s’en imbibent indistinctement et instantanément, quelles que soient leur nature et leurs conditions. En d’autres termes, on peut admettre le vide de lumière, d'électricité résineuse ou vitrée, le presque vide de chaleur ; à! n’y a point de vide de fluide naturel de l'électricité ou de phlogistique. Telle est l'hypothèse au moyen de laquelle j'ai tâché de me représenter les rapports de l'électricité avec la 186 SUR LE DÉGAGEMENT DE FEU combustion, et qui me paraîtrait propre , si elle parve- nait à se transformer en théorie, à réhabiliter jusqu’à un certain point le phlogistique de Stahl. Toute superficielle qu’elle est, et il serait difficile qu'il en fût autrement, cette hypothèse m’a été utile en plus d’une occasion. Elle s’appuie d’ailleurs sur des conjectures généralement admises touchant les rapports du calorique , de la lumière, de Pélectricité et du ma- gnétisme. Elle s'appuie également sur trois faits bien remarquables constatés par Davy , savoir : l’ébullition indéfinie de l’eau dans le circuit voltaique ; la fusion de deux disques de glace ou d’eau congelée , par l'effet d’un frottement mutuel et prolongé, dans un milieu dont la température ne surpasse pas le zéro thermomé- trique ; la chaleur incandescente développée, indépen- damment de toute action chimique, par la neutralisa- tionréciproquedes deux électricitéscontraires.Ajoutons le non refroidissement de la matière avant la combi- naison et pendant l’électrisation mutuelle des corps qui vont accomplir le phénomène chimique ; la perma- nence de température d’un conducteur isoléquelconque, électrisé par influence ; et l’'échauffement des corps par l'effet immédiat de la chaleur latente que le frottement en expulse en même temps qu’il les électrise. — Ces seules indications ne sufliraient-elles pas pour justifier notre hypothèse , qui toutefois ne deviendrait applica- cable à l’ensemble du phénomène de la combustion , qu'autant qu’elle se lierait aux considérations déduites de la théorie particulière du calorique latent ; puisque, dans l’action chimique , le calorique , qui de latent devient libre , s'ajoute inévitablement à celui que DANS L'ACTION CHIMIQUE. 187 produit la neutralisation réciproque des deux électri- cités antagonistes ? En raisonnant d’après les bases qui résulteraient de cette association , on admettrait que le feu de la com- bustion peut provenir de deux sources, et du phlogis- tique et de la chaleur latente de la matière ; qu'une partie de ce feu est instantanément composée par les éléments du phlogistique qui viennent d’être momen- lanément désunis , et que l’autre partie, qui existait déjà à l’état latent , est simplement dégagée. — Quant aux parts respectives fournies par les deux sources, on est présentement dans l'impossibilité de les mesurer , même par approximation. Ce qu’on peut dire, c’est que, dans tous les cas, la température , au moment de l’action chimique , sauf les modifications apportées par la rapidité ou par la lenteur de la combinaison , paraît dépendre de la quantité de phlogistique décomposée , ainsi que du rapport de la dose de chaleur latente con- tenue dans les corps réagissants à la dose de la chaleur latente des produits. Du reste, il est aisé d’apercevoir que si, de partet d'autre, il y avait compensation entre ces deux doses de calorique, le feu proviendrait seulement du phlogistique ; tandis qu'il serait dû tout à la fois à ce dernier et à la chaleur combinée des corps réagissants, si celle-ci dépassait la chaleur latente des produits. Une courte réflexion peut faire également reconnaître les cas où , malgré le calorique produit par l’union des électricités contraires , l’action chimique donnerait lieu à la permanence ou à l’abais- sement de température : évidemment l’un ou l’autre de ces effets se montrerait , si la somme du calorique 188 SUR LE DÉGAGEMENT DU FEU. provenant du phlogistique et du calorique latent sorti des corps réagissants était égale ou inférieure à la dose de chaleur absorbée par le produit. Mais en voilà assez, trop peut-être , sur des vues conjecturales que j'avais jusqu'ici renfermées dans l’intérieur de ma pensée, et que je n’énonce qu'avec une sorte d’hésitation , surtout lorsque j'ose prononcer le nom du phlogistique. — Rentrons, en terminant , dans le positif et dans le langage commun. Mon but en esquissant cet essai a été d'indiquer , tel que je le conçois, l’état actuel de la question du feu développé par l’action chimique. L'examen im- partial des considérations qui s’y rapportent nous apprend , ce me semble, que chacune des différenies doctrines qui se sont succédé à cet égard, renferment des éléments utiles à une théorie plus générale, qui devra sortir d’une étude plus approfondie et du progrès incessant des connaissances — Les nouvelles recherches à entreprendre , pour perfectionner la théorie de la combustion, ne doivent donc pas être dirigées vers un seul point. L’électricité, sans nul doute, joue un rôle de premier ordre dans cet immense phénomène ; mais elle n’y figure pas exclusivement : les diverses condi- tions de la chaleur latente n’y paraissent pas étran- gères; et par cela même elles ne peuvent être négli- gées. Enfin une théorie appelle toutes les vérités propres à la constituer, quelles que soient leurs places dans la nature, qui montre également, en produisant un même effet par des causes diverses , ou de nombreux effets par la même cause , la fécondité et la simplicité des lois qu'elle a reçues du Créateur. FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE DU PROTO-CHLORURE D'ÉTAIN SUR LES ACIDES SULFUREUX & CHLORHYDRIQUE RÉUNIS : Par M. THIERRY, Doyen de la Faculté des sciences. —— 2 PE ——— Quelque petit que semble un fait isolé, si, après l'avoir bien constaté , on essaie de l'expliquer et que la première explication laisse des doutes fondés, il n'est jamais inutile d’en chercher une plus vraisem- blable ; car c’est en s’efforçant de rapprocher de la source du vrai les moindres sujets d'étude , qu’on parvient à mieux discerner les rapports de l’ensemble auquel concourt chacun d’eux, et que dans un champ plus vaste, on évite les erreurs qui sont la consé- quence d'une première erreur : puis, la recherche entreprise dans un but quelconque, conduit quelque- fois à des résultats plus dignes d'intérêt que le but même qu’on se proposait d'atteindre. C’est ce que m’a prouvé, entre les nombreux exemples de ce genre, l'examen d’une question à laquelle je n’attachais d’abord qu'une très-faible importance. 190 FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE Le point de départ de cette note est l’ingénieux procédé de M. Girardin pour démontrer la présence ou l'absence de l'acide sulfureux dans l’acide chlo- rhydrique du commerce. Voici ce procédé, tel que notre savant confrère l'a exposé dans les Annales de chimie et de physique (T. 61, p. 286) — Journal de pharmacie (T. 21, p-"16re)}t « On met dans un verre une demi-once (16 grammes } environ de l'acide hydro-chlorique dont on veut faire l'essai, on y ajoute 2 à 3 gros (8 à 12 grammes) de sel d’étain bien blanc et non altéré par l'air, on remue avec un tube, et l'on verse sur le tout deux ou trois fois autant d’eau distillée en agitant. — Lorsque l'acide hydro- chlorique ne contient pas d’acide sulfureux , il ne présente aucun phénomène remarquable après l’ad- dition du sel et de l'eau; le premier se dissout, et la liqueur devient seulement un peu trouble par suite de l’action de l'air sur le sel. Mais pour peu que cet acide renferme de l’acide sulfureux, on voit, immédiatement après l'addition du sel d’étain, acide se troubler , devenir jaune ; et dès qu’on a ajouté l’eau distillée, on sent très-manifestement l'odeur de l'hydrogène sulfuré , et la liqueur prend une {einte brune en déposant une poudre de même couleur. Ces phénomènes sont tellement apparents qu'on ne peut hésiter un instant sur la présence ou l'absence de lacide sulfureux. » M. Girardin ajoute ensuite : « Il est facile d'expliquer cette réaction curieuse. DU PROTO-CHLORURE D'ÉTAIN. 191 « Une portion du sel se transforme en pro-chlorure « aux dépens de la seconde portion de ce composé , « tandis que Pétain , devenu libre , réagit sur l’acide « sulfureux de manière à produire tout à la fois du pe- « roxide et du proto-sulfure d’étain. Quant à la petite « quantité d'hydrogène sulfuré qui prend naissance « aussitôt après l'addition de l’eau, elle provient de « la dissolution d’un peu de sulfure d’étain formé « dans l’acide hydro-chlorique qui est en présence. » J'ai pensé qu'il y avait lieu d'établir une distinction bien tranchée entre les deux paragraphes que nous venons d'extraire du mémoire de M. Girardin. Le premier nous fait connaître un moyen pratique d’ex- périmentation , bon en lui-même et utile aux manu- facturiers qui emploient l'acide chlorhydrique du commerce : l'auteur , en procurant à ceux-ci un procédé de si facile et de si prompte exécution, a rempli à leur égard, le but qu'il s'était proposé { Voyez note A.), et il a ajouté un nouveau service à ceux qu’il rend habituellement aux arts industriels ; mais l'explication que renferme le second paragraphe, et qui, par la nature du phénomène qu'elle en- visage , était susceptible sous le rapport scientifique d’inspirer un assez vif intérêt, cette explication , dis-je, m'a paru s’écarter tout-à-fait de la vraisem- blance. Aussi n'ai-je pu l’adopter , lorsque la première occasion me fut offerte de citer le procédé de M. Girardin. Premièrement , rien n’aulorise à supposer , comme on y serait forcé dans l'interprétation ci-dessus , que le proto-sulfure d’étain soit à l’état de dissolution dans 192 FAITS RELATIFS À L'ACTION CHIMIQUE la liqueur acide ; car , ou admettant que ce sulfure eût pu se constituer immédiatement , il serait décom- posé par l'acide chlorbydrique , au haut degré de concentration où se trouve celui-ci après son mélange avec le sel d’étain. Donc le proto-sulfure d’étain ne peut être contenu dans la liqueur fortement acide , et encore moins s’y constituer. Il n’apparaît et, en en réalité , il ne se forme qu’au moment où l’on ajoute l'eau pour affaiblir lacide : et il est bien évident , d'après cela , que le faible dégagement d'hydrogène sulfuré qu’on observe alors ne peut provenir d’une action décomposante exercée sur le proto-sulfure d’étain par l'acide chlorhydrique ; puisque, s’il en était ainsi, comme dans l’hypothèse en question l’hydro- gène sulfuré ne pourrait prendre son soufre que dans ce sulfure , il faudrait admettre que la cause qui dé- termine la formation du proto-sulfure d’étain, occa- sionnerait en même temps sa décomposition , effets diametralement opposés et tout-a-fait inconciliables. Ce raisonnement repose , comme on le voit, sur deux faits reconnus depuis long-temps et qui sont une conséquence des lois générales de l’action chimique, savoir : que lacide chlorhydrique concentré décom- pose, même à froid, le proto-sulfure d’étain en pro- duisant du proto-chlorure de ce métal et de l'hydrogène sulfuré , et que cependant , au milieu d’une masse d’eau suffisante , l'équilibre contraire peut s'établir ; c’est-à-dire que l'hydrogène sulfuré et le proto-chlo- rure peuvent reformer le sulfure d’étain et l'acide chlorhydrique. Le premier de ces deux faits nous enseignait d'avance DU PROTO CHLORURE D ÉTAIN. 193 que le mélange de sel d’étain et d'acide chlorhydrique concentré réuni à l’acide sulfureux ne pouvait contenir du proto-sulfure d’étain ; et d’un autre côté, le résultat de l'expérience de M. Girardin, résultat conforme au second fait, nous apprend que ce mélange, après l’affu- sion de l’eau , renfermait de l'hydrogène sulfuré, qui sur-le-champ a donné naissance à du sulfure d’étain. Mais d’où vient cet hydrogène sulfuré? Ses éléments n'étaient point contenus dans le sel d’étain ; il n’exis- tait point dans l'acide chlorhydrique souillé d’acide sulfureux , car ce dernier l’en aurait exclu en le décomposant ; et d’après l'un des faits mentionnés précédemment, dans un milieu où le chlorure métal- lique est en excès , l'hydrogène sulfuré n’a pas dû, lors de l'addition de l’eau, se constituer en même temps que le proto-sulfure d’étain, dont la formation succédait nécessairement à la sienne et aux dépens de sa propre substance. Il existait donc dans le mélange avant qu'on y ajoutât l’eau; et puisqu'il ne préexistait ni dans le sel d’étain, ni dans l’acide chlorhydrique du commerce, il a bien fallu qu'il se produisit dans leur action mutuelle, et qu'après sa production , il demeurât dissous dans la liqueur concentrée. Tant que cette liqueur reste concentrée et à l'abri du contact de l'air , elle ne se trouble pas. Mais vient- on à étendre d'eau, c’est alors que l'hydrogène sulfuré donne naissance à un précipité de sulfure , et qu’il se décèle aussi par l'odeur caractéristique qu’une petite portion de ce corps, échappée à la réaction accomplie au sein du liquide, répand dans l'atmosphère. Une production d'hydrogène sulfuré dans l’action 13 19{ FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE mutuelle du proto-chlorure d’étain et de l'acide chlo- rhydrique du commerce contenant de l'acide sulfu- reux, était un fait assez remarquable pour le juger digne d'attention. La théorie généralement admise, c'est-à-dire la simple connaissance de ce qui est déjà du domaine de la science, me suggérait les moyens de l'expliquer ; cependant je pensai que l'appui de l’expé- rience était nécessaire pour vérifier mes conjectures, et je tentai quelques essais qui,non seulementconfirmèrent entièrement l’opinion que j'avais conçue , mais encore me conduisirent, par une route naturelle, à un nou- veau procédé pour obtenir le poly-sulfure d'hydrogène (hydrure de soufre de Schéele), et à plusieurs remar- ques plus ou moins intéressantes, que j'ai l'intention d'approfondir et de développer plus tard. Je ne rela- terai que celles qui se rapportent immédiatement à la question. En premier lieu, je me suis assuré par expérience qu’un courant de gaz sulfhydrique sec ne trouble point les dissolutions concentrées du proto-chlorure d’étain ni de son chlorhydrate ; que la solution aqueuse d'acide chlorhydrique peut dissoudre une quantité fort notable d'hydrogène sulfuré , fait que d’ailleurs MM. Thénard et Gay-Lussac avaient déjà observé et qu'ils ont con- signé dans leurs Recherches physico-chimiques (T. I, p. 197); qu'il en est de même de la solution concentrée du cblorhydrate de proto-chlorure d’étain et même de celle du proto-chlorure; et qu’au moment où l'on étend d’eau ces deux dernières, après les avoir sou- mises au courant d'hydrogène sulfuré, il s'en préci- pite abondamment du proto-sulfure d’étain avec dé- gagement sensible d'acide sulfhydrique. DU PROTO-CHLORURE D'ÉTAIN. 195 Ces dissolutions d'étain , imprégnées d'acide sul- fhydrique, conservées dans des flacons bien bouchés , demeurent incolores et transparentes. Néanmoins il peut arriver qu’à la longue , à cause de l'imperfection des bouchons, l'hydrogène sulfuré s’échappe ou s’al- tère, et qu’elles perdent la propriété de se troubler par l’eau. L'expérience que j'avais principalement en vue, consistait à faire arriver lentement du gaz acide sulfureux sec dans une dissolution pure et concentrée de chlorhydrate de proto -chlorure d’étain, ce qui n’est , à proprement dire , que l'expérience de M. Gi- rardin sous une autre forme. Cette expérience, selon qu’elle est plus ou moins long-temps continuée , pro- cure des résultats différents, dont l’un est la formation du poly-sulfure d'hydrogène , formation très-facile à concevoir en pareille circonstance (1). Mais, si le dé- gagement de l'acide sulfureux n’a duré que quelques instants, le liquide reste transparent, incolore, et se trouve contenir une plus ou moins grande quantité d'hydrogène sulfuré. Mêlé à l’eau, il se comporte comme la dissolution concentrée du chlorhydrate de proto-chlorure d’étain, qui a été traversée par un courant d'hydrogène sulfuré , enfin, comme le mé- lange de sel d’étain et d'acide chlorhydrique du commerce souillé d’acide sulfureux. L'expérience ci-dessus rapprochée des précédentes ne laisse aucun doute sur la production de l'hydrogène sulfuré, lorsque l'eau, le proto-chlorure d'étain, l'acide (1) Une trop grande quantité d'acide sulfureux décompose le poly-sulfure d'hydrogène , en donnant naissance à de nouvelle eau et en mettant du soufre à nu. 196 FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE chlorhydrique et l’acide sulfureux , en certaines pro- portions, sont réunis dans la sphère d’activité chi- mique. Quel est le mode de cette formation ? Nous allons le chercher dans la nature des produits. Avant lintro- duction de l’acide sulfureux dans la dissolution de chlorhydrate de proto-chlorure d’étain , le liquide est formé d’eau, d'acide chlorhydrique et de proto- chlorure : après l’addition de l’acide sulfureux , il contient en outre de l'hydrogène sulfuré et du per- chlorure d’étain. L'’acide sulfureux a disparu ; chacun de ses éléments, soufre et oxigène , a contracté une combinaison nouvelle, et, selon l'état des choses avant et après la réaction , le soufre et l’oxigène n’ont pu donner naissance qu’à de l’eau et à de lhydrogène sulfuré. Mais , si dans cette circonstance le soufre et l'oxigène se combinent à de l’hydrogène , l'acide chlorhydrique est le seul des corps présents dans la sphère d'activité qui puisse leur en fournir. De l'acide chlorbydrique est donc décomposé. Cet acide , placé sous la double influence de l'acide sulfureux et du proto- chlorure d’étain , cède son hydrogène aux éléments de l'acide sulfureux , qu'il transforme en eau et en hydro- gène sulfuré, tandis que son chlore se porte sur le proto-chlorure d’étain, qu’il change en bi - chlorure. L’hydrogène sulfuré, le bi-chlorure d'étain, la portion de proto-chlorure qui n’a pas reçu d’altération , peu- vent exister ensemble dans leur dissolution aqueuse très-concentrée, surtout lorsqu'elle est associée à une grande quantité d'acide chlorbydrique : de là la trans- parence de la liqueur, jusqu’à ceque l’eau, en dose plus DU PROTO-CHLORURE D'ÉTAIN. 197 abondante, vienne provoquer de nouveaux équilibres : de là, ce me semble aussi, l'explication naturelle des phénomènes offerts par le procédé de M. Girardin. Quant aux quantités respectives des matières réa- gissantes (abstraction faite de celles qui peuvent plus ou moins influer sur l’action chimique et qu’on néglige ordinairement dans l’énoncé des réactions , parce qu’elles n’entrent pour rien dans la nature intime des produits), on peut les exprimer par 3 équivalents de proto-chlorure d’étain , 3 équivalents d’acide chlorhy- drique et 1 équivalent d'acide sulfureux , qui se trou- vent remplacés après la réaction par 3 équivalents de bi-chlorure d’étain, 2 équivalents d’eau et 1 équivalent d'hydrogène sulfuré. Enfin, cette réaction peut être représentée par l'équation atomique e 3 Ch H +3 Ch Sn S0 —3 Ch*Sn +2H0+SH. (Voir la note B.) Comme on le voit, de l’eau est produite pendant le phénomène définitif, et celle qui préexistait n’a servi que d’excipient : mais son rôle comme excipient exerce, selon sa masse, une très notable influence. L'action chimique fournit de nombreux exemples de la décomposition de l'acide chlorhydrique ; mais dans des circonstances d’un autre ordre que celle dont nous venons de parler, laquelle, je crois, sous ce rap- port, n'avait pas encore été signalée, lorsque j'en fis la première remarque dans le cours de chimie qui m'est confié à la Faculté des sciences. Ici, ce n’est plus l'intervention isolée de métaux, ou de métalloïdures (1), d’organo-métalloïidures, d'oxides (1) On a justifié ou essayé de justifier cette expression dans le 198 FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE métalliques, ou de certains oxacides, ou même de l'euchlorine ( composé encore problématique}, qui dé- sunit l'hydrogène et le chlore ; ce n’est pas non plus l'intervention, hypothétique il est vrai, de prétendus oxides hydratés de radicaux composés ou organiques, tels que l'alcool et l'esprit de bois ; c’est l’action simul- tanée, combinée, d’un chlorure métallique qui s’em- pare du chlore , et d’un oxacide dont les deux éléments se portent en même temps sur l'hydrogène. Dans cette réaction, quelque grande généralité, relative à la puissance des affinités ou à quelque autre point élevé de la philosophie naturelle , se laisse-t-elle entrevoir? J’avoue que je ne l’y aperçois pas distincte- ment; je n’y vois qu’un fait de plus, susceptible seule- ent d’un certain degré de généralité, et d’une appli- cation légitime à quelques phénomènes partiels jus- qu’à ce jour incomplètement interprétés (1). Pour ce qui regarde la mesure relative de l’affinité réciproque du chlore et de l'hydrogène, et les modi- fications des effets de cette force supposée inhérente à la matière , la science me semble encore loin d’être à portée d’en faire une juste appréciation. Dans la plupart des cas, l’acide chlorhydrique ne cède ses éléments désunis qu'aux agents décomposants ré- programme des cours de la Faculté des sciences de Caen ( 1839— 1840), page 117. (1) Pour nous borner à un seul exemple, nous citerons l'acide sulfhydrique produit et le soufre mis à nu dans l’action de l’acide sulfurique concentré sur le proto-chlorure d’étain. {Voir l'expli- cation de ces effets donnée par M. Thénard, dans la 6°. édition de son Traité de chimie, t. 3, p. 430.) DU PROTO-CHLORURE D'ÉTAIN. 199 putés les plus énergiques : et si l'on se renfermait dans le cercle de ces faits, au nombre desquels doit être placé celui qui vient de nous occuper, on aurait lieu de dire que la nature intime de l’acide chlorhy- drique ne peut être altérée que par les forces attrac- tives les plus puissantes, et que des forces de ce genre peuvent fort bien être exercées par le proto-chlorure d'étain sur le chlore , et par Poxigène de l'acide sulfureux sur l'hydrogène, quoique dans l'acide sul- fureux l'oxigène et le soufre soient étroitement unis, et que leur affinité réciproque doive au préalable être vaincue. Mais il faudrait supposer aussi que l'hydrogène et le soufre s’attirent fortement; car, en dirigeant l'œil de la pensée sur l’évolution molécu- laire qui s'exécute au moment de l'action mutuelle de l'acide sulfureux , de l’acide chlorhydrique et du proto-chlorure d’étain, on aperçoit que l’une des molécules du proto-chlorure n'a d’auxiliaire que le soufre , pour décomposer la troisième molécule d'acide chlorhydrique. Ajoutons à cette remarque que l’acide chlorhydrique , qui n’est jamais décomposé par l’oxigène libre, peut quelquefois être transformé en eau et en chlore, en vertu d’une aflinité élective simple, par l’oxigène engagé dans une combinaison ; exemple : l’action sur cet acide de l’enchlorine ou de l'acide hypochloreux ; exemple encore : l’eau régale et encore mieux l’action réciproque du gaz chlorhydrique et de la vapeur d'acide nitrique. De ces exemples et de beaucoup d’autres ne doit-on pas conclure la pro- fondeur des mystères de l’aflinité !.… Mais , pour revenir à l'observation principale qui est 200 FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE l’objet de cette note, si le fait qu’elle constate n’a pas le caractère de ceux qui sont propres à éclairer un grand ensemble, il nous donne du moins une nouvelle preuve de la variété des moyens que la nature possède pour arriver aux mêmes résultats. NOTE (A). On sait, depuis long-temps, que, par le chlore et le chlorure de barium , il est possible de reconnaître dans l'acide chlorhy- drique du commerce de très-légères traces d’acide sulfureux, lorsque, préalablement, on a constaté l'absence ou la présence, et, dans ce dernier cas, la proportion de l'acide sulfurique : c’est même de ce moyen qu’il conviendrait d’user s’il s'agissait d’une appréciation rigoureuse et quantitative ; mais le procédé de M. Girardin, vu sa simplicité et la promptitude de son exécution, n’en est pas moins précieux, puisqu'il satisfait aux besoins réels de la pratique manufacturière, pour laquelle la pureté absolue de l'acide chlorhydrique n'est pas indispen- sable.—Deux autres procédés ont dernièrement été conseillés, l'un par MM. Fordos et Gélis, et l’autre par M. Lembert. (J. de pharmacie et de chimie. t. 3 de la 3°. série, pp. 109 et 207). Le premier consiste à traiter l'acide chlorhydrique par le zinc exempt de soufre, et à recevoir dans une dissolution saline de plomb le gaz qui se dégage. Si celui-ci contient de l'hydrogène sulfuré , lequel résulte constamment de l’action de l'hydrogène naissant sur l'acide sulfureux, on remarquera aussitôt une coloration dans la liqueur. Il n’est pas nécessaire de chercher auparavant si l'acide chlorhydrique renferme ou non de l'acide sulfurique; car ce dernier, en cette circonstance, ne subit aucune altération de la part de l'hydrogène naissant et ne contribue point par ses propres éléments à la production de l'hydrogène sulfuré. Les signes que fournit cet excellent procédé DU PROTO-CHLORURE D’ÉTAIN. 201 sont d’une sensibilité extrême. Il pourrait arriver , il est vrai, que, dans le cas où l'acide sulfureux serait trop abondant, une portion plus ou moins grande d'hydrogène sulfuré fût réduite en soufre et en eau, immédiatement après sa formation. Mais on en recueille toujours une partie, surtout à la fin de l’expé- rience : et d’ailleurs le liquide où s'opère la dissolution du zinc se trouble très-visiblement par le soufre qui s'y dépose. Quant au second moyen proposé, celui de M.Lembert, il con- siste à neutraliser par un alcali (1) l'acide chlorhydrique soup- çonné d'impureté; à mêler ensuite au liquide un peu de solu- tion d’amidon et d'iodate alcalin ; puis à verser goutte à goutte de l'acide sulfurique dans la liqueur qu'on a soin de remuer pendant l’affusion. Les acides iodique et sulfureux, séparés simultanément de leur base, réagissent l’un sur l’autre, et l’iode mis à nu, se combinant à l’amidon, forme le composé bleu que l’on connaît. Mais il est à remarquer, et c’est un point important que M. Lembert a omis de signaler, que si une très-petite quantité d’acide sulfureux est dénotée par ce procédé, il se pourrait qu’une plus grande ne le füt pas; parce que l'acide sulfureux, en excès, décomposerait le composé bleu ou s’opposerait à sa formation, en faisant passer l'iode à l'état d'acide iodhydrique. C’est pourquoi, dans le cas de non coloration en bleu, il faudrait, pour s'assurer de l’absence ou de la préexistence de l'acide sulfureux dans l'acide chlorhy- drique , faire succéder l'emploi du chlore à celui de l'acide sulfurique, en versant petit à petit de l’eau de chlore sufïi- samment affaiblie.S’il s'est formé de l'acide iodhydrique, l’iode sera dégagé de sa nouvelle combinaison, et alors il pourra constituer avec l’amidon le composé coloré. Bien entendu qu'un excès de chlore s’opposerait à la coloration du liquide en bleu; puisque de l’eau, sous l'influence de cet excès, serait décomposée, et qu'il se reformerait de l'acide iodique. Voilà pourquoi, dans ce genre d'essai ,il importe d'ajouter le chlore avec beaucoup de ménagement. (1) On ne doit pas saturer avec du carbonate de soude du com- merce, à cause de lhypo-sulfite qu’il peut contenir. (Note de M. Lembert ). 202 FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE Du reste, ou ne sera point exposé à se tromper dans l'ap- plication du procédé de M. Lembert, si l'on est imbu des faits suivants : Les acides sulfureux et iodique exercent l’un sur l’autre, au milieu de l’eau, une action réciproque.L'acide sulfureux passe à l'état d’acidé sulfurique en s’appropriant l’oxigène de l'acide iodique, et il se sépare de l’iode. Cet iode, isolé, devient acide iodhydrique sous l'influence d’un excès d'acide sulfureux qui, cette fois, se transforme en acide sulfurique, non plus aux dépens de l’oxigène de l'acide iodique dont il ne reste aucune trace, mais aux dépens de l’oxigène de l’eau décomposée dont l'hydrogène se porte sur l'iode. Le chlore décompose l'acide iodhydrique en formant de l'acide chlorhydrique et en isolant l’iode qui persiste dans son isolement ou qui, au contact de l’eau et d’un excès de chlore, provoque la formation d’une nouvelle quantité d’acide chlo- rhydrique, en même temps qu'il se transforme lui-même en acide iodique.—Il est facile d’apercevoir que, par des additions alternatives et mesurées d’acide sulfureux et de chlore, les mêmes phénomènes doivent se reproduire dans le même ordre; jusqu’à ce que l'acide sulfurique successivement cons- titué par la répétition plus ou moins multipliée de ces curieux effets , rendus plus remarquables en faisant intervenir l’ami- don, se trouve dans une telle proportion, qu’en sa présence, l'acide iodhydrique se décomposerait , et conséquemment ne pourrait se former sous l'influence de l’eau et de l'acide sulfu- reux.—On voit de plus que l’iode, dans l’iodure d’amidon, n’est pas assez fortement retenu pour ne pouvoir se comporter vis-à-vis de l’eau, de l'acide sulfureux et du chlore, comme il le fait quand il est libre. De) NOTE (B). 3 Ch H+ 3 Ch Sn+ SO 3 Ch’ Sn+2 HO SH. Dans cette notation , l'équivalent du chlore est exprimé par Ch et non par Ch’; celui de l’eau , par HO et non par H:0. DU PROTO-CHLORURE D'ÉTAIN. 203 Malgré la différence entre ces expressions atomiques et celles assez habituellement en usage, je persiste dansune notalion que depuis long-temps j'ai adoptée, par des motifs dont l'exposé précède mes tableaux synoptiques de formules corpusculaires et de proportions chimiques, insérées dans le programme des cours de la Faculté des sciences de Caen. — D’un côté comme de l’autre , il y a hypothèse. L'hypothèse que je pré- fère, étroitement liée à la théorie des équivalents et conforme à son langage, présentera toujours l'expression fidèle de celle- ci. — L'hypothèse des atomes n'est pas une comme cette théo- rie : outre que, dans beaucoup de cas, elle fournit des ex- pressions moins simples, elle fournit aussi des variantes qui peuvent induire en erreur ceux qui n’ont pas l'habitude de remonter aux sources. Je ne citerai à cet égard que l'équi- valent de carbone, que MM Thénard et Dumas ont désigné par C, tandis que MM. Berzélius et Liebig l’indiquent par C; et cependant les deux derniers savants, aussi bien que les premiers, notent par Az: l'équivalent d'azote. D’après MM. Thénard et Dumas, l'atome de carbonate de potasse généralement reconnu pour neutre devra contenir 2 atomes d’acide carbonique ; et, selon MM. Berzélius et Liebig, il n’en contiendra qu'un seul. Ce sont ces discordances, assises uni- quement sur des suppositions arbitraires (car on n’admettra pas sans doute que la théorie purement atomique soit rigou- reusement démontrée), ce sont ces discordances que je vou- drais voir disparaître du langage usuel de la science, dans lequel toutefois on continuerait d’avoir égard aux indications importantes de l’isomorphisme, ce qui n’apporterait qu'un petit nombre d’exceptions au milieu de la règle générale. Et même ces prétendues exceptions n’en seraient pas réelle- ment ; Car si, par exemple, il est reçu de dire que l'acide sulfurique contient 3 équivalents d’oxigène et non un seul ; que le sesqui-oxide de fer contient 2 proportions de fer et 3 d'oxigène, il sera bien permis de dire aussi que l’alumine est composée de 3 équivalents d’oxigène et de 2 d'aluminium, quoiqu’elle soit l'unique composé connu d'aluminium et d'oxi- gène. I] n’en serait pas moins permis , lorsqu'on s’occuperait de 204 FAITS RELATIFS À L'ACTION CHIMIQUE , ETC. recherches exclusivement relatives à la théorie des atomes ou des atomicules(en considérant les premiers comme des groupes de ceux-ci), d'employer telles ou telles notations, les plus conformes aux idées qu'on aurait conçues ou qu'on chercherait à établir. En cela on travaillerait et l’on contribuerait à étendre ou à perfectionner la science; mais ce serait dans une sphère distincte et spéciale, qu’une bonne philosophie doit toujours garder à part. Le progrès se ferait ainsi sans nulle entrave, et sans jeter la confusion dans les diverses parties de l’ensemble. Si l’on n’adoptait pas ce que je souhaite , il serait rationnel et fort utile pour l'usage habituel, lorsqu'on désigne par abré- viation les équivalents, d'employer d’autres signes que ceux qui sont appliqués aux atomes. BIOGRAPHIE DE ROUELLE ( François - GUILLAUME ); Par M. PauL- ANTOINE CAP, Membre associé-correspondant de l’Académie (1). Rouelle était un de ces | ommes qui, par une grande vivacité d'élocution, par des idées hardies, une méthode vaste et simple à la fois, savent communiquer mème aux gens du onde, l'en- thousiasme dont ils sont remplis pour leur art (Cuvisn. Eloge de d’Arcet.) Non! le génie, n’en déplaise à Buffon ! ne résulte pas uniquement d’une plus grande aptitude à la pa- tience, pas plus que de l'inspiration la plus lumineuse qui ne serait pas secondée par la méditation et la persévérance ; mais c'est de la réunion de ces deux hautes facultés que procèdent partout les hommes (1) On trouve un ancien Eloge de Rouelle dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences, année 1770, p. 137. 206 BIOGRAPHIE éminents. Le génie n’a donc pas seulement pour de- vise : l’Ab Jove principium, mais encore cette réponse de Newton à ceux qui lui demandaient comment il était parvenu à de si hautes découvertes : En y pensant toujours. Après cela, n’ajoutons qu’une importance fort se- condaire à ces qualités brillantes qui contribuent parfois à la rapidité, à l’éclat d’une renommée , mais qui , à elles seules, ne sauraient pas même constituer un mérite supérieur. Celui qui porte au front l’imagi- nation créatrice, la puissance de méditation, et au cœur le courage persévérant , quel que soit son point de départ, quelles que soient les qualités accessoires qui servent de cortège à ces facultés primordiales , celui-là est un homme de génie ; tôt ou tard, il saura se frayer une route glorieuse , étendre le domaine de la vérité , et accroître les nobles conquêtes de l'esprit humain. N'y a-t-il pas même quelque chose de consolant pour notre faiblesse, d’excitant pour notre zèle, à considérer ces hommes qui, sortis d’une source obscure, viennent tout-à-coup changer la face d’une science , et lui donner par leurs travaux une vive et nouvelle impulsion ? De tels exemples ne prouvent-ils pas mieux que tant d’orgueilleux sophismes le principe de l’éga- lité naturelle? Ne montrent-ils pas que le génie a été réparti entre les hommes, sans acception de rang ou d’origine, par un père dont tous les enfants ont des titres égaux à sa munificence, à la condition néanmoins qu'ils ajouteront leurs propres efforts aux facultés heu- reuses dont les aura doués sa main libérale ! DE ROUELLE. 207 C'est un Linné, fils d’un artisan , né au fond d’un bourg de Smolande ; c’est un Boërhaave , fils d’un pasteur de village ; un Torricelli, un Werner, un Daubenton, qui, sortis des rangs les plus humbles de la société, s’élevant par leurs propres efforts , ra- niment l'étude des hautes sciences qu’ils cultivent , et portent rapidement la physique, la chimie, la médecine et les diverses parties de l’histoire naturelle, à un degré de perfection jusqu’alors inoui. C'est Guillaume Rouelle, fils d’un paysan de Nor- mandie , devenu l’un des chimistes les plus illustres du XVII. siècle, l’un des professeurs les plus habiles dont s’honora la France, et le chef d’une école d’où sortirent tous les savants qui, vers la fin du même siècle , préparèrent l'immense réforme des sciences chimiques. Comment a pu naître le germe d’une telle vocation, dans un jeune enfant , élevé à la campagne, au milieu de personnes tout-à-fait étrangères à l’étude des scien- ces? Qui peut lui inspirer le désir de connaître les objets qui l’environnent , d’étudier les phénomènes qui le frappent , de chercher l'explication de tous ces mystères, si ce n’est l’Ab Jove principium ? Oui , sans doute ; mais c'était à l'étude, au courage , à la force de volonté, à l'application persévérante à compléter pour lüi la devise du génie. Guillaume - François Rouelle naquit, en 1703, au village de Mathieu , près de Caen, d’une famille d’honnêtes cultivateurs. Doué d’une physionomie vive, d’une mémoire heureuse, il annonçait en même temps beaucoup d'intelligence, d'originalité, et une ardeur 208 BIOGRAPHIE extraordinaire pour l'étude C’est dans le même village qu'était né en 1463 , le poète Jean Marot , père de Clément , et l’on assurait que François de Malherbe , né à Caen en 1555, avait passé à Mathieu une partie de son enfance. Les parents et les amis de Rouelle se plaisaient à exciter son émulation par l'exemple de ces hommes célèbres, qui avaient illustré le lieu de sa naissance ; et, bien qu’il fût loin de sentir en lui la vo- cation d’un poète , on dit qu’à ces récits, l'expression enthousiaste de sa physionomie annonçait la résolution d'apporter quelque jour à son pays natal sa part, de célébrité. On l’envoya au collége du Bois, à Caen, où il ne tarda pas à obtenir des succès. Il paraît toutefois que, dès-lors , il n’attachait pas aux études littéraires le même intérêt qu'aux notions scientifiques , qu'il re- cherchait de toutes parts avec avidité. Durant les va- cances , il faisait des herborisations , il recueillait des minéraux, il rassemblait des objets d'histoire naturelle, et cultivait lui-même dans un petit jardin quelques plantes rares et curieuses. Onretrouve, du reste, à différentes époques de sa vie, à côté de son ardeur pour les sciences d'observation, des traces de son dédain pour les connaissances purement littéraires. Bien que les mémoires qu’il a laissés fussent présentés avec clarté et correction, on sait qu’il n’aimait point à écrire, et qu'il se plaisait à tourner en ridicule ce qu'il appelait l’Académie du beau parlage. Si l’on en croit Diderot, il se livrait parfois dans la conversation à des sorties peu académiques , et il lui échappait souvent, même dans ses cours , certaines locutions fort peu grammaticales. DE ROUELLE. 200 Au sortir du collége, Rouelle commença , à l'Uni- versité de Caen, l’étude de la médecine. Une santé chancelante, une vive sensibilité l’éloignaient pourtant malgré lui des recherches anatomiques et du spectacle de la douleur. Il n’en était pas de même pour l'étude des sciences physiques et naturelles. La chimie surtout avait pour lui un attrait irrésistible , et il s'en occupait avec ardeur. À défaut de laboratoire , il en avait im- provisé un d’une nouvelle espèce , en s'adressant à un chaudronmier son voisin. Il trouva là, en effet, des fourneaux , une forge, des ustensiles, des vaisseaux de tout genre, et il sut bientôt composer de toutes pièces, avec ces simples éléments, des appareils aussi variés qu'ingénieux. Voilà le jeune chimiste établi dans son sanctuaire ; le voilà travaillant, étudiant, exer- çant les autres, car déjà il était entouré de quelques élèves , el leur enseignant avec enthousiasme le peu qu’il avait appris ou plutôt deviné. Déjà l’ardeur de l'étude, la passion de la science en ont fait un chef de laboratoire, un maître actif, sévère et absolu. On raconte, qu'ayant confié à l’un de ses frères la sur- veillance d’une opération et l'ayant trouvé endormi près de son appareil, il le renvoya sans pitié et le rem- plaça aussitôt par un autre collaborateur. Mais ce n'était point là que devait s’arrêter l’impa- tient adepte ; il lui fallait venir puiser la science à sa source. Ses études classiques à peine terminées, notre jeune chimiste tourne ses regards vers la capitale ; il part avec deux camarades auxquels il avait commu- niqué ses goûts scientifiques. Arrivé à Paris, on s'établit en commun dans un logis modeste, on vit sobrement , 14 210 BIOGRAPHIE on supporte quelques privations , l'esprit se nourrit parfois aux dépens du corps ; mais, qu'importe ? on travaille, on acquiert du savoir ; c’est encore là une de ces épreuves réservées au génie, el dont il est rare qu'il ne sorte pas triomphant. Enfin son choix est décidé. Des trois branches de la médecine, il préfère celle qui a le plus de rapports avec sa science de prédilection. I adopte la pharmacie , et se présente chez l’allemand Spitzley, successeur im- médiat de Lémery le jeune , chez qui vivaient encore les traditions et la mémoire du célèbre Lémery. Rouelle passa sept années à cette excellente école, et l’on conçoit tout ce qu'il dut y acquérir sous le rapport des habitudes d'ordre, d'activité , d’obser- vation réfléchie , indispensables à cette profession. I s'y familiarisa avec la pratique des procédés, le travail du laboratoire ; il y étendit ses connaissances en his- toire naturelle, en matière médicale. Ses moments de repos étaient employés à lire tout ce qui avait été écrit jusqu'alors sur la chimie ; enfin, il y eut l’occa- sion d'entrer en rapport avec la plupart des savants de l'époque , et notamment avec les deux frères Antoine et Bernard de Jussieu. Tandis que se développe ainsi, dans le silence et l'étude , l’une des futures gloires de la chimie, jetons un coup-d'œil sur l’état général des connaissances chi- miques à son époque; el voyons dans quelle situation Rouelle devra les trouver ; lorsqu’à son tour il se pré- sentera dans la lice, tout prêt à activer et à diriger lui-même la marche progressive de la science. Il faudrait remonter jusqu’au milieu du XVII. DE ROUELLE. 211 siècle, si lon voulait marquer le véritable point de départ des sciences physiques dans les temps moder- nes. C’est également à partir de cette époque que la chimie , renonçant aux faux systèmes, aux voies obs- cures de Palchimie et à son langage énigmatique, commença à suivre une marche rationnelle et à prendre rang parmi les sciences positives. Des-lors, les plus grands esprits tournèrent leurs regards vers la chimie et, soit en travaillant directement à ses progrès, soit en y rapportant les principes et la philosophie des diverses sciences , ils l’élevèrent au niveau des autres branches des connaissances humaines. Le même esprit d'observation , les mêmes procédés pour interroger la nature furent appliqués à toutes les recherches ; au jargon inintelligible de la scolastique succédéèrent l'exposition simple des faits et les déductions logiques de Pexpérience. Le nombre ces chimistes philosophes s'augmenta, les applications de la science s’étendirent, les découvertes se multiplièrent , et la chimie, long- temps limitée à la recherche de la pierre philosophale ou à Part de prolonger la vie, prit une direction plus élevée, et se proposa un but plus digne et plus hono- rable. C'est aux (ravaux de Beccher et de Kunckel que se rattache cette sorte de révolution dans les destinées de la chimie. En même lemps que ces deux savants se livraient à d'immenses recherches sur toutes les parties de la chimie minérale, Boyle cherchait à con- naître la nature de la flamme, celle des odeurs et des couleurs , étudiait la cristallisation des sels, les effets du vide et les propriétés de l'air. Newton méditait sur 212 BIOGRAPHIE la combustion du diamant, sur la nature de l’eau , et portait l'exactitude, la précision des sciences de calcul, dans les faits et les résultats des sciences d'observation ; Leibnitz, lui-même, jetait sur la chimie un coup-d’æil philosophique , et s’occupait des phosphores ainsi que des sels contenus dans les eaux minérales. En France , Lémery, Homberg, Geoffroy multipliaient leurs dé- couvertes et commençaient à populariser la science, tandis qu’en Allemagne, Stabl , commentant les écrits de Beccher, réunissait dans une vaste théorie tous les faits acquis à la science et résumait les travaux du siècle qui finissait, en montrant au siècle suivant l’im- mense et glorieuse carrière qu’il avait à parcourir. La chimie ne tarda pas, en effet, à prendre, dès le commencement du XVIIE. siècle, une face nouvelle. Les tables d’aflinité publiées par Geoffroy, en 1718, étaient l’un des plus grands services qui eussent en- core été rendus à la science, et l'un des travaux les plus propres à servir à leur avancement. Des diverses branches qui la composent , la chimie minérale était évidemment la plus avancée. Kunckel avait employé soixante ans à ses recherches sur les métaux et les acides ; en Angleterre, on avait fait de nombreuses et utiles applications de la chimie aux arts et aux manu- factures ; les travaux mêmes des alchimistes avaient puissamment contribué à l'étendue des connaissances sur les substances minérales et sur leurs combinai- sons. Il n’en était pas de même de l'analyse des végétaux, parce que jusqu'alors la médecine seule avait attaché quelque importance à connaître la composition des DE ROUELLE. 213 substances de ce règne. Cependant , dès la fondation de l'Académie des sciences (1666), les chimistes qui en faisaient partie, avaient adopté, pour cette ana- lyse , un plan de travail qu'ils poursuivirent avec constance, mais qui ne pouvait conduire à aucun ré- sultat. A défaut de méthode spéciale , on avait appli- qué aux végétaux le même mode d'examen qu'aux substances minérales, c’est-à-dire, la distillation à la cornue , l’incinération, la lixiviation, lévaporation des liquides, etc., moyens à l’aide desquels on se ren- dait bien compte de la quantité de phlegme, d'huile, d'esprit, de sel volatil et de caput mortuum qu’elles renfermaient , mais qui n’apprenaient rien de plus. On ne contiuua pas moins de travailler ainsi pendant trente ans, au bout desquels on finit par s’apercevoir que les plantes vénéneuses et les plantes salutaires donnaient les mêmes produits; que le blé, par exem- ple, fournissait les mêmes principes que laconit ou la ciguë, et que ce mode d'analyse ne donnait pas même les moyens de distinguer l’aliment du poison. On songea enfin à appliquer à l'analyse des végétaux une méthode déjà usitée depuis long-temps dans les opérations pharmaceutiques , c'est-à-dire l’action des menstrues et des dissolvants. En effet, par l'emploi de l'eau à diverses températures, de l'esprit de vin à différents degrés, des solutions acides ou alcalines du vin et de plusieurs autres liquides, on obtint une foule de matières jusqu'alors inconnues , et que l’on dut re- garder comme Îles vrais principes des végélaux Les plus habiles chimistes se livrèrent aussitôt à ce nou- veau mode de recherches. Geoffroy, Newmann, Gau- 214 BIOGRAPRIE bius, lui durent plusieurs heureuses découvertes ; Boërhaave appela l’attention des savants sur la fer- mentation; il signala le premier, dans certaines plan- tes, la présence de l’arome, auquel il donna le nom d'esprit recteur, et réunit dans un vaste tableau toutes les recherches faites jusqu’alors sur Panalyse végétale. C’est en cet état que Rouelle devait trouver cette par- tie de la science à laquelle nous verrons combien , à son tour , il ajouta de véritables richesses. Il restait à étendre ces nouvelles lumières à l'étude des substances du règne animal; maïs ici une masse déplorable d'erreurs devait s'opposer long-temps à l'apparition de la vérité. A peine eut-on tourné les yeux vers cette branche des connaissances chimiques, que s’élevèrent une foule de discussions oiseuses , stériles, sur la nature du sang, des humeurs, des solides , sur la théorie de la digestion, des sécrétions, et sur les changements qui produisent les maladies ou en sont le résultat. La médecine s’empara des théories chimiques, ou plutôt les chimistes firent irruption dans la médecine et portèrent leurs prétentions jus- qu’à changer à la fois les principes et la pratique de l’art médical. Cependant, quelques découvertes impor- tantes, telles que celles du phosphore et de l’ammo- niaque, se rapportent à cette époque. Peu à peu de bons esprits écartèrent les théories erronées, recueil- lirent des faits utiles ; et déjà, vers le milieu du XVITT:. siècle, apparurent quelques recherches bien faites sur le sang, l'urine, le lait et la bile, recherches aux- quéllès Rouelle et son école devaient bientôt ajouter d'immenses développements. DE ROUELLE. 215 D'une autre part, la chimie qui devait tant à la pharmacie, se montrait reconnaissante envers cette branche des sciences médicales, en l’enrichissant d’un grand nombre de compositions énergiques, en l’aidant à perfectionner ses procédés , en introduisant dans sa pratique plus de simplicité, de précision et d’exac- titude. Les préparations tirées du règne végétal furent mieux étudiées ; on commença à repousser les mé- langes polypharmaques ; on corrigea les teintures, les elixirs , les baumes spiritueux ; on prépara avec plus de soin les extraits, les sucs, les sirops, les conser ves ; les eaux distillées , les alcools, les vinaigres aro- matiques furent ramenés à des procédés plus ration- nels ; la pharmacie, en un mot, devint presqu’une science , ou du moins un art appuyé sur des données positives et des principes tout scientifiques. Rouelle , qui suivait des yeux avec avidité ce mou- vement général de la science , ne tarda pas à y pren- dre une part personnelle ; mais, avant tout , il devait songer à son avenir. À l’aide de quelques protections, il obtint le titre d’apothicaire privilégié , et il établit, dans la rue Jacob , une pharmacie qui acquit rapi- dement une grande réputation. Rassuré sur ce point essentiel , il s’appliqua avec une nouville ardeur ses recherches de chimie, et se mit aussitôt À pro fesser cette science dans des leçons particulières. Cependant , il lui restait à vaincre de graves diff cultes. Une pétulance extrême , une abondance d’idées qui ne lui permettait pas toujours de les présenter dans le meilleur ordre , un certain mépris pour les usages reçus, qui allait parfois jusqu’à outrepasser la bien- 216 BIOGRAPHIE séance, sa brusquerie , l’impatience avec laquelle il ac- cueillait les objections , la rigueur même de sa probité, tout cela s’opposa dans le principe au succès du jeune professeur. Toutefois , on s’accoutuma peu à peu à ces dehors singuliers, lui-même acquit une certaine facilité d’élocution ; il mit plus de lucidité , de méthode dans l'exposition des faits et de leurs conséquences ; puis, la hardiesse et la nouveauté de ses vues, son enthousiasme pour l’art, son habileté dans les expériences, enfin, jusqu’à ses manières bizarres, à ses formes originales , à sa parole véhémente et inspirée , tout devint un attrait pour ses auditeurs ; ses cours furent suivis avec un empressement sans égal, et sa réputation devint telle, que la place de démonstrateur de chimie au Jardin du Roi, étant devenue vacante , elle lui fut ac- cordée sur-le-champ C'était en 1742. Rouelle se trouvait alors dans toute la force et la maturité de son talent. Sa renommée avait franchi les distances et son nom était devenu européen. Lémery fils, Geoffroy et Boulduc n'étaient plus ; Boër- baave et Stahl venaient de mourir. « L’impression donnée par ces hommesillustres, dit Vicq-d'Azyr (1), s’affaiblissait de jour en jour, lorsqu'un génie bouillant et hardi vint réchauffer toutes les têtes du feu de son enthousiasme, et devint le chef d’une école dont le sou- venir honorera son siècle et sa patrie. On venait de toutes parts se ranger parmi ses disciples. Son élo- quence n’élait point celle des paroles ; il présentait ses idées comme la nature offre ses productions , dans un (4) Eloge de Macquer. DE ROUELLE. 217 désordre qui plaisait toujours et avec une abondance qui ne fatiguait jamais. Rien ne lui était indifférent ; il parlait avec intérêt et chaleur des moindres procédés, et il était sûr de fixer l'attention de ses auditeurs , parce qu’il l'était de les émouvoir. Lorsqu'il s’écriait : Ecoutez-moi, car je suis Le seul qui puisse vous démontrer ces vérités, on ne reconnaissait point dans ce discours les expressions de l’amour-propre , mais les transports d’une âme exaltée par un zèle sans bornes et sans mesure. Ennemi de sa routine , il donnait des se- cousses utiles à ce peuple d'hommes froids et minu- tieux qui, travaillant sans cesse sur le même plan, et faisant toujours la même ligne , ont besoin que l'on rompe quelquefois la trame de leur uniformité. » Deux ans après, Rouelle entrait à l’Académie des sciences, comme adjoint chimiste (1). Il devait à cette célèbre Compagnie le tribut de son premier écrit scien- üfique; il choisit pour sujet l'étude des sels neutres. Comme cette expression ne s’entendrait plus aujour- d'hui dans le sens qu’elle avait alors, voici la défi- nition que Rouelle en donnait lui-même dès le début de son mémoire. « J'appelle sel neutre , moyen ou salé, tout sel formé « par l'union de quelque acide que ce soit, minéral « ou végétal, avec un alcali fixe ou volatil, une « Lerre absorbante, une substance métallique ou une « huile. » Cette définition une fois posée , et après avoir re- marqué que {ous les sels ont certaines propriétés com- (1) Mémoires de l'Académie des sciences, 1744, p. 353. 218 BIOGRAPHIE munes, en même temps que des caractères propres et définitifs, il s'attache à les distribuer suivant une clas- sification méthodique. Avant lui , quelques chimistes avaient considéré les sels sous différents points de vue, sans y chercher les bases d’une classification ; ainsi, Sthal s'était occupé de Ja forme des cristaux, Lémery de leur solubilité, Guglielmini des phénomènes et des lois de leur cris- tallisation. Rouelle réunit toutes ces circonstances et en déduisit, le premier, le principe de leur division méthodique. Après avoir rangé tous les sels alors con- nus dans six sections principales, suivant la forme de leurs cristaux , il subdivisa chaque section en genres el en espèces. Le genre était tiré de l’acide, et l’espèce de la base. Ainsi, il range dans la première section, les sels cristallisés en lames. Le premier genre est formé de tous les sels vitrioliques , et les différentes espèces se composent de tous les vitriols à base d’al- cali fixe ou volatil , de terres ou de substances métal- liques. C'était le premier exemple d’une classification appliquée à la fois aux produits naturels et aux produits de l’art. Il n’y a rien à reprendre aujourd’hui à cette classi- fication , qui date précisément d’un siècle , si ce n’est l’ordre des sections, fondé sur la forme des cristaux. Cette considération, en chimie du moins, au lieu de primordiale, ne devait être qu’accessoire. Il est évident qu’une telle division était empruntée à la minéralogie, dès-lors si avancée, grâce aux travaux des chimistes allemands ; mais il faut aussi reconnaitre qu'elle met- tait Ja minéralogie elle-même sur la voie d’une classi- DE ROUELLE. 219 fication plus rationnelle , que cette science adopta plus tard : celle de la distribution des espèces minérales selon la composition chimique. Dès l’année suivante, Rouelle lut à l'Académie un nouveau mémoire ayant pour sujet l'application des principes établis dans le précédent à l'étude spéciale du sel marin (1). Un travail qui fixa au plus haut degré l’attention des savants et du public, fut celui que Rouelle publia er 1747 , sur l'inflammation des huiles essentielles, au moyen de l’esprit de nitre (2). IL y avait là une expé- rience qui parlait aux yeux , qui faisait naître de grandes idées d'application à l’industrie, à l’art de la guerre. Nous allons voir que Rouelle lui-même y atta- chait une certaine importance et se plaisait à la répéter dans ses leçons. I y avait prés d’un siècle qu’un chimiste Danois, Olaüs Borrichius , avait amené cette expérience qui réussissait assez bien entre ses mains, mais que d'au- tres chimistes avaient essayé vainement de répéter. Dippet, Hoffmann et Geoffroy n’y étaient parvenus qu'en ajoutant un peu d’acide vitriolique à l’esprit de nitre, afin, disaient-ils , d’en augmenter l’énergie. Le succès de l'expérience dépendait en effet d’une sorte de tour de main que Borrichius avait tenu caché, mais que Rouelle, avec sa sagacité ordinaire, parvint à découvrir et à expliquer. Il s'agissait uniquement d'amener l’huile essentielle à l’état de charbon par la moindre quantité possible d'esprit de nitre, puis (1) Mémoires de l’Académie des sciences, 1745. p. 57. H. 32, (2) Id. 1747. p. 34, H. 59. 220 k BIOGRAPHIE d'en ajouter subitement une nouvelle dose, qui aus- sitôt déterminait l’inflammation. Il alla jusqu'à en- flammer ainsi les huiles grasses, obtenues par expres- sion ; mais alors il ajoutait à l'acide nitreux une petite quantité d’acide vitriolique , non point , comme on le croyait avant lui, pour ajouter son énergie propre à celle du premier acide, mais bien, comme il le re- marque judicieusement , pour le déphlegmer, en lui enlevant une certaine proportion d’eau; puis, il déter- minait J’inflammalion par l'addition d'une petite quantité d’acide nitreux qu'il avait mise en réserve. Les leçons de chimie au Jardin du Roï étaient alors faites concurremment par un professeur et un démons- trateur. Le premier commençait par exposer les prin- cipes de la science , les théories , les arguments et les corollaires, puis le démonstrateur venait exécuter , sous les yeux de l'auditoire , les expériences destinées à confirmer la leçon. Bourdelin, alors professeur en titre, était froidement écouté dans ses déductions théoriques , mais lorsque paraissait Rouelle , le dé- monstrateur , l'intérêt et l'attention s'éveillaient subi- tement; et, eneffet, comment résister à l'attrait qu’ins- piraient à la fois son habileté et son enthousiasme, sa parole véhémente et originale , ses démonstrations nettes et toujours lumineuses? La leçon du professeur finissait ordinairement par ces mots : « Telles sont, « Messieurs , les principes et la théorie de cette opé- « ration , ainsi que M. le démonstrateur va vous le « prouver par ses expériences” » Mais le plus souvent, Rouelle se plaisait à démentir les doctrines du profes- seur par des démonstrations tout-à-fait opposées à ses DE ROUELLE. 221 principes , et, malheureusement pour Bourdelin, le démenti que lui donnait Rouelle était ordinairement complet et sans réplique. C’est dans une de ces démonstrations qu’eut lieu l'incident rapporté par Grimm, d'une manière assez piquante , mais dont je tiens les véritables détails de la bouche même d’un témoin oculaire. Il s'agissait précisément de cette expérience de l’inflammation de huile essentielle de térébenthine par l'esprit de nitre. Rouelle dit en effet, dans son mémoire, que « pour le succès de Popération, il suffit d’un tour de « main fort simple et si peu apparent, qu'on peut « lexécuter en présence d'un grand nombre de per- « sonnes sans qu'elles s’en aperçoivent. » Il avait alors pour préparateurs son frère, Hilaire Marin, et l’un de ses neveux. Le premier soin de ces deux aides était de prévenir les accidents auxquels sa distraction ha- biluelle pourrait donner lieu et dont il faillit plus d’une fois devenir la victime. Ce jour-là, Rouelle, demeuré seul , expliquait le procédé et la théorie de sa belle expérience. Tout en agitant, avec un tube de verre, le mélange d’acide nitrique et d’essence de térébenthine sur le point d’être converti en charbon, il disait com- ment il avait découvert la supercherie de Borrichius, et il commençait à ajouter sur le produit la dernière dose d'esprit de nitre mise en réserve; puis, se tour- nant brusquement vers l’auditoire pour achever l’ex- plication , il abandonne-un moment l'expérience. Tout à coup, l’inflammation éclate et brise la capsule avec fracas, en projetant une vive lumière, et en remplis- sant l’amphithéâtre d’une fumée épaisse et suffocante. 222 BIOGRAPHIE Aussitôt , les auditeurs épouvantés dé fuir et de se ré- pandre avec effroi dans le jardin, tandis que l’opé- rateur étonné, mais impassible, en est quitte pour la perte de sa perruque et de ses manchettes. C’est de cette époque que datent les grands travaux de Rouelle sur la chimie végétale. Parti du point où Boërhaave avait laissé cette branche de la science, il dirigea d’abord ses recherches dans le même sens ; mais il eut bientôt dépassé ce grand maitre. Il s’at- tacha à définir, à distinguer entr'eux les matériaux divers qu’il avait retirés d’un nombre immense d'ana- lyses , et qu’il nomma , le premier , principes immédiats des végétaux. Il en fit le dénombrement et en donna une bonne classification. Il examina , avec plus de soin qu'on ne l'avait encore fait, les extraits végétaux , et les divisa en cinq classes. Il fit Papplication de ces recherches aux extraits et aux sucs végétaux destinés à la teinture et aux arts. Il s’occupa des sels conte- nus dans les plantes, notamment du tartre et de ses diverses combinaisons. Tous ces travaux ne furent pas imprimés; mais ils furent annoncés dans ses le- çons dont les copies se multiplièrent à l'infini. Rouelle peut donc être regardé comme le père de la chimie végétale ; et, si Boërhaave eut en cela le mérite d'indi- quer une voie nouvelle, le chimiste français eut la gloire d’y faire des pas de géant , et de servir à son tour de guide à tous ceux qui la parcoururent après lui. Les mémoires de l’Académie des sciences contiennent pour l’année 1750 (1), un grand travail de Rouelle sur (1) Mémoires de l'Académie des sciences , 1750. P. 123. H 53. DE ROUELLE. 223 les embaumements. Le comte de Caylus qui s'oceupait de recherches historiques, lui ayant demandé son avis sur les détails fournis par Hérodote au sujet des em- baumements chez les Egyptiens , Rouelle y vit le sujet d’un travail aussi nouveau qu'intéressant. Il le divisa en deux parties. Dans la première (qui figure seule dans les Mémoires de l’Académie }, il détermina avec une grande sagacité quelles étaient les matières bal- samiques et bitumineuses qui étaient employées dans cette opération. En comparant la description d'Héro- dote avec les momies existantes , il montra que cet historien avail mal compris les protédés usités chez les Egyptiens. I] décrivit ensuite , d’après ses expé- riences , les moyens à l’aide desquels on peut imiter dans {ous ses détails, ce mode d’embaumement , et préparer des pièces anatomiques. Après avoir reproduit complétement cet art dont la {radition semblait perdue, il discuta le passage d’Hérodote, et rectifia les erreurs d' ce grand historien qui assure que l’on se servait en premier lieu du cédria (bitume liquide analogue au pissasphalte), afin de dissoudre les intestins, et que l’on employait ensuite le natron (carbonate de soude naturel), comme moyen de conservation. Rouelle dé- montra que le procédé des Egyptiens devait être in- verse ; qu'après avoir vidé les grandes cavités par des moyens chirurgicaux , ou injectait dans les viscères une solution alcaline de natron, qui avait pour objet de les laver et de dissoudre les parties molles ; que, celte opération terminée , on induisait le corps in- térieurement et extérieurement de cédria; qu'on Île remplissait de résine et de substances aromatiques ; 224 BIOGRAPHIE qu’on l’entourait de bandelettes , et que l'exposition à l'air ou une dessication artificielle achevait de donner aux cadavres la propriété de se conserver indéfiniment. Ce beau travail est encore l’un des meilleurs que nous possédions sur l’état des baumeset la manière antique. Il est écrit avec correction , et, par la nouveauté de certaines remarques, souvent étrangères à la chimie , il ne serait point indigne d’un antiquaire aussi ingé- nieux qu'érudit. Le dernier mémoire que Rouelle lut à l’Académie des sciences, en 1754 (1), a pour objet une nouvelle étude des sels neutres. Nous avons dit que l’on appelait alors sel neutre tout produit sous forme concrète ou cristal- line , résultant de la combinaison d’un acide avec une base Il faut donc bien se garder de prendre cette dé- nomination dans le sens qu’elle a de nos jours, où le mot sel s’entend d’une manière plus générale et où le mot reutre indique l’absence de tout caractère acide ou alcalin. Ce que nous appelons aujourd’hui sel neutre , se nommait alors sel moyen ou parfait. I suffirait donc pour rapporter à notre langage chimique celui de l’époque de Rouelle, d’effacer le mot neutre partout où ce savant parle des sels en général, et de substituer ce même mot à celui de moyen, partout où il cite des sels dépourvus de réaction acide ou alcaline. C'est dans ce mémoire très-remarquable , et qui suffirait seul pour montrer toute la portée du génie de son auteur , que Rouelle annonça pour la première fois que certains sels étaient acides, d’autres moyens, (4) Mémoires de l’Académie des sciences, 1754, p. 572 H. 79. DE ROUELLE. 225 et d'autres avec excès de base ; que , dans les premiers, l'acide surabondant n’était pas seulement ajouté, mais combiné ; que cette combinaison avait ses limites qui étaient comme un second point de saturation, au-delà duquel les sels ne pouvaient pas absorber une nouvelle quantité d’acide ; ce qui était une sorte de prévision instinctive de la loi des proportions fixes. Il citait pour exemples, le sulfate acide de potasse, le sous-sulfate de mercure, le calomel et le sublimé corrosif. Pour ce dernier sel, qu'il regardait comme avec excès d’acide , le point de saturation était déterminé par celui où il acquérait la propriété de se sublimer ou de se cristal-- liser. Est-il nécessaire de rappeler qu'avant lui on n’avait que des idées fort imparfaites sur les sels, que l’on donnait ce nom à toutes les substances capables de cristalliser et de se dissoudre dans l’eau, et que Rouelle eu avait le premier restreint l'application aux produits cristallisables dans lesquels un acide quelconque est uni à une base alcaline, terreuse où métallique? Il y avait des sels simples et des sels composés. L'acide ben- zoïque était un sel simple acide , les alkalis fixes étaient des sels alkalins. Les sels proprement dits, formés d’un acide et d’une base, étaient des sels composés ; Rouelle les avait nommés sels neutres, parce qu'ils participaient à la fois d'une base et d’un acide. Enfin, il y avait des sels naturels et des sels artificiels. Glauber avait fourni dans son sel admirable , le premier exemple de celte dernière espèce de combinaison saline. Cette distinction toute nouvelle que Rouelle venait de faire des sels en trois classes , selon l'équilibre ou la 15 226 BIOGRAPHIE prédominance des corps composants , était, à coup sûr, l’un des plus grands pas qu’eût faits la chimie depuis l'apparition des tables de Geoffroy. Son mémoire con- tenait, en outre, des généralités qui se rapportaient à chacune de ces classes et une multitude de faits à l'appui des principes qu'il venait d'établir; ce qui n’empêcha pas ces vues si remarquables d’être vive- ment attaquées par les chimistes contemporains. Bau- mé, entr'autres, s’en montra l’un des adversaires les plus opiniâtres. Il alla jusqu’à avancer que, dans les sels de la première classe , l'excès d’acide était à l’état libre et pouvait en être séparé par les lavages ; ce qui était positivement démenti par lexpérience. Aussi les idées de Rouelle finirent-elles par prévaloir et par rester dans la science, où elles forment encore lune des principales bases de la doctrine halotech- nique. C’est à ce petit nombre de mémoires que se bornent les travaux écrits que Rouelle nous a laissés. Il faut y ajouter une notice sur l’histoire naturelle de la ca- nelle de Ceylan (1), dont les détails lui avaient été fournis par le savant Albert Séba , d'Amsterdam, et qui, trouvée dans ses papiers après sa mort, fut pu- bliée par M. d’Arcet , son petit-fils. Mais ce n'était point par ses écrits que Rouelle de- vait influer plus puissamment sur la science. C’était par sa parole, par son zèle, par cet enthousiasme qu'il avait peine à contenir et qui sortait si souvent (4) Cette notice a été imprimée dans le Bulletin de Pharmatie, 1814, z°. VI. p. 196. DE ROUELLE. 227 des bornes, mais qui n’en agissait que plus vive- ment sur l’esprit de ses nombreux auditeurs. S’il écri- vit peu, il inspira ceux qui devaient écrire; il com- muniqua , sans intermédiaire , les trésors de ses con- naissances à {oute une génération de savants. Ses leçons furent recueillies par la plupart de ses élèves, au point que des milliers de copies s’en répandirent dans l’Europe, et propagèrent , avec les doctrines du maître , le goût de la chimie et l’ardeur pour les re- cherches qui se rapportent à cette belle science. On conçoit que Rouelle ayant fort peu écrit, mais beaucoup enseigné, ait eu souvent à se plaindre de ceux qui, sortis de son école, ne se faisaient aucun scrupule de s’attribuer des découvertes dont il n'avait pas songé à se réserver la priorité. Dans sa pétulance et sa dis- traction ordinaire, il exprimait souvent des vues neu- ves, hardies , profondes ; il décrivait des opérations, des procédés , dont il eût voulu dérober le secret à ses auditeurs, mais qui lui échappaient à son insu dans la chaleur du discours ; puis, il ajoutait : « Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne; » et c'était précisément ce qu’il venait de révéler à tout le monde. Lorsque , plus tard, on venait à parler devant lui de ce qu'il avait enseigné publiquement, mais qu'il pensait lui avoir été dérobé, il criait au plagiat, et se répandait en invectives contre ceux qu’il accusait de ces larcins.Sa préoccupation était telle à ce sujet, qu'il allait jusqu’à s’attribuer toutes les découvertes des chimistes étrangers , découvertes qu'il croyait fermement avoir faites avant eux. Ses récriminations et ses plaintes faisaient en quelque sorte partie de ses cours , en sorte 228 BIOGRAPHIE qu'à telle leçon, on était sûr d’avoir une attaque contre Macquer ou Malouin, contre Polt ou Lehmann, à telle autre diatribe contre Buffon ou Bordeu (1). Dans son emportement, il ne se faisait faute d'aucune injure ; mais la plus générale, l’épithète qui revenait le plus souvent et servait le mieux sa fureur, était celle de plagiaire. L'imputation de plagiat avait en effet à ses yeux tant de gravité, qu’il Pappliquait aux plus grands criminels, et que, pour montrer, par exemple, toute son horreur pour l’attentat de Damiens , il ne manquait pas de dire que c’était un plagiaire. On trouve dans les mémoires du temps plusieurs traits qui peignent d’une manière assez piquante l’irritabilité, la pétulance et la distraction de cet homme de génie. Comme ces anec- dotes ne sauraient porter aucune alieinte à l’estime profonde qu'inspirent ses talents, nous ne devons nous faire aucun scrupule de les rapporter. Sa préoccupation habituelle le suivait jusque dans le monde, dans ses cours, à l’Académie. Il arrivait ordinairement dans son amphitbéâtre en grande tenue, habit de velours, perruque bien poudrée et petit cha- peau sous le bras. Assez calme au début de sa leçon, il s’échauffait peu à peu ; si sa pensée ne se dévelop- pait pas nettement, il s’agitait, s’impalientait, posait son chapeau sur un appareil; il ôtait sa perruque, dénouaïit sa cravate; puis , tout en dissertant , il dé- boutonnait son habit et sa veste qu’il tirait l’un après (4) « Oui, Messieurs ! s'écriait-il tous les ans à certain endroit « de son cours , en parlant de Bordeu, c’est un de nos gens, un « frater, un plagiaire, qui a tué mon frère que voilà ! » (Corresp*. de Grimm., {. vu, DE ROUELLE. 229 l’autre. Des-lors, ses idées devenaient lucides , il s’ani- mait , se livrait sans réserve à son enthousiasme , et sa parole facile et véhémente, son air inspiré , ses dé- monstrations lumineuses entrainaient bientôt et ravis- saient son auditoire. Dans le monde, Rouelle était le véritable type du savant absorbé dans ses rêveries, et dédaigneux des lois de la bienséance. Il avait tellement l'habitude , dit Grimm, de s’aliéner la tête, qu: les objets exté- rieurs n’existaient pas pour lui. Il se démenait comme un énergumène, il se renversait sur sa chaise, donnait des coups de pied à son voisin, lui déchirait ses man- chettes sans en rien savoir. Un jour , se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire , il défait sa jarretière, tire son bas sur son soulier , se gratte la jambe avec les deux mains , remet ensuite son bas el sa jarretière, et continue sa conversation, sans avoir le moindre soup- çon de ce qu’il venait de faire. Dans ses cours, il avait ordinairement pour aides son frère et son neveu qui faisaient les expériences; mais ces aides ne se trouvant pas toujours près de lui, Rouelle s’écriait : « Neveu! éternel neveu? » et léternel neveu n’arrivait point, il s’en allait lui-même dans les arrière-pièces de son laboratoire , chercher les vases dont il avait besoin. Pendant cette opération, il continuait sa leçon comme s’il était en présence des auditeurs. À son retour, il avait ordinairement achevé la démonstration com- mencée, et rentrait en disant: « Oui, Messieurs, » …. Alors, on le priait de recommencer, ce qu'il fai- sait volontiers, croyant seulement n'avoir pas été compris. 230 BIOGRAPHIE Bien qu’il sût manier les appareils avec une grande habileté, et les modifier selon le besoin des expériences et des démonstrations, sa pétulance et le tremble- ment habituel de ses mains l’exposaient à mille acci- dents auxquels il échappa souvent comme par miracle. Au commencement de son cours du Jardin du Roi, il avait coutume d'employer plusieurs lecons à décrire minutieusement le moyen de percer des ballons de verre pour y pratiquer des tubulures , et à exécuter lui-même cette opération qu’il regardait comme très- importante. Tout en déclamant contre la maladresse et l’étourderie de ceux qui cassaient des ballons, faute de connaître son procédé, il ne manquait pas d'en briser lui-même plusieurs des plus beaux ; mais il ne se déconrageait point, et recommencçait jusqu’à ce qu'il eût réussi. On comprend qu'ayant l'esprit toujours tendu sur l’objet de ses recherches , Rouelle resta complètement étranger à certaines idées tout-à-fait en dehors de sa sphère habituelle. Aussi apportait-il dans le monde et dans la conversation, avec ses formes étranges, une bonhomie naïve qui lui donnait quelques traits de ressemblance avec Jean La Fontaine. Hors de son labo- ratoire, et dès qu'il perdait de vue ses appareils, il semblait ne plus rien comprendre au monde et à sa société. Un jour, chez M. de Buffon , on parlait des mouvements instinctifs dont on n’est pas toujours mai- tre. Par exemple, disait le cardinal de Bernis, il m’est impossible d’entrer dans une église sans courber la tête. — Il y a en effet, reprit Rouelle, certains mou- vements naturels et machinaux dont il n’est pas facile DE ROUELLE. 231: de se rendre compte. Pourquoi, par exemple , les ânes et les canards baissent-ils toujours la tête quand ils passent sous des arcades ou des portes cochères? et comme on le regardait en souriant : Oui, Messieurs , ajouta-t-il , j'ai fait cette expérience, moi; j'ai fait passer des canards et des ânes sous la porteSt.-Antoine, et même sous la porte St.-Denis, qui est bien autre- ment haute. Eh bien! Messieurs, vous me croirez si vous le voulez , mais je vous donne ma parole d'hon- neur que je n’en sais pas plus que vous à cet égard. — a M. Rouelle , répliqua M. de Bernis , voilà une idée qu’on ne vous volera point ; le publie ne manquerait pas de lapider le plagiaire. » Ne croirait-on pas en: tendre le fabuliste demander à un docteur de Sorbonne si St.-Auguslin avait autant d'esprit que Rabelais ; et le docteur lui répondre : « Prenez garde, M. La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à l’envers » ; ce qui d’ailleurs était vrai. Rouelle n'avait été jusque-là pharmacien que par privilége. En 1750, la compagnie des apothicaires de Paris, jalouse de s’attacher un membre aussi illustre , lui offrit de le recevoir aux conditions qu’il propose- rait lui-même. Rouelle ne voulut accepter aucune fa- veur , et subit les épreuves ordinaires avec tout le succès que l’on peut croire. La même année, il de- vint membre de l’Académie royale de Stockholm et de celle d’Erfurt. En 1752, il fut nommé associé de l’Académie royale des sciences. Peu de temps après, la charge de premier apothicaire du Roi étant devenue vacante , M. de la Vrillière la lui offrit; mais il eût fallu renoncer à ses leçons, à ses recherches particu- 232 BIOGRAPHIE lières, il eût fallu surtout suivre la cour et se façonner aux manières d'un courtisan. Rouelle ne se sentit pas capable de tant de sacrifices , et refusa. Plus tard, il accepta la place d’inspecteur de la pharmacie de l'Hôtel-Dieu, parce qu’elle n’avait pas les mêmes in- convénients et qu'elle offrait l’occasion d’être utile. Il s’y fit remarquer par son exactitude, par sa sévé- rité, qui ne s’appliquait toutefois qu’à la réforme des abus, et par un désintéressement dont il donna plus d’une noble preuve. En 1753, Rouelle fut chargé par le Ministre de la guerre, d'examiner un nouveau pro- cédé pour la fabrication et le raffinage du salpêtre. Les expériences furent faites à l’arsénal et à Essonne, conjointement avec M. de la Vallière. Rouelle ne tarda pas à reconnaître que cette méthode était dé- fectueuse, et pourrait avoir pour résultat de dénatu- rer la poudre à canon. L’année suivante, le Ministre des finances lui confia un travail sur l'essai des mon- naies d'or. Il y apporta tant de zèle et de talents, qu'on crut devoir lui promettre en récompense, la place d’essayeur en chef des monnaies , promesse qui ne se réalisa point, et qu’il ne songea jamais à rap- peler (r). Cependant, les fatigues que lui avaient causées ces deux dernières missions avaient porté une vive at- (1) Ce fut néanmoins en mémoire des services de Rouelle, que cette charge fut donnée plus tard au savant J. D’Arcet, son gendre. Cet emploi est encore aujourd'hui dans les mains de M. D'Arcet, son pelit-fils, non à titre de transmission hérédi- taire, mais par droit de conquête, c'est-à-dire par suile d’un brillant concours. DE ROUELLE. 233 teinte à sa santé. Naturellement nerveux et irritable, des travaux incessants avaient encore accru celte disposition. Dès l’année 1768, sentant ses forces s’af- faiblir , il renonça à ses cours, et se démit en faveur de son frère de la chaire de chimie au Jardin du Roi. Depuis ce moment , il traina une vie languissante et douloureuse ; il perdit l’usage de ses jambes, et, transporté à Passy , il y mourut en 1770, à l’âge de 65 ans. Rouelle était d’une taille moyenne ; ses traits étaient assez réguliers , et sa physionomie remarquable par la vivacilé et l'expression. Son caractère était naturelle- ment doux , affectueux , serviable; mais, à la moindre contradiction, il s’irritait, el sa brusquerie allait parfois jusqu'à la violence. Son cœur et sa maison étaient toujours ouverts à ceux de ses parents et de ses compa- triotes qui avaient besoin de ses secours, et il ne mettait aucune différence entre eux et ses enfants. Il aimait l'ordre autour de lui, et, bien que protecteur zélé de ceux qui partageaient ses travaux , il devenait sans pitié lorsqu'il les voyait s’écarter de leurs devoirs. La simplicité de ses mœurs, l'inflexibilité de sa vertu, son désintéressement , ne se démentirent dans aucune cir- constance de sa vie. Il n'accepta jamais des fonctions qu’il se croyait incapable de remplir. Plusieurs années avant sa mort , il avait résigné celles qu'il ne pouvait plus exercer convenablement. Par le même motif, il ne voulut pas se mettre sur les rangs pour remplacer Hellot comme pensionnaire de l’Académie. Les four- nisseurs de l’'Hôtel-Dieu avaient l'habitude de faire un présent à l'inspecteur de la pharmacie ; Rouelle ré- 234 BIOGRAPHIE cemment nommé à cette place, trouva, en rentrant chez lui , le présent accoutumé, qu'il renvoya aussitôt avec humeur. Ajoutons un dernier trait. Etant sur le point de livrer à l'impression son Cours de chimie , un libraire de Londres vint lui en offrir cinq cents louis de plus que les libraires de Paris ; Rouelle refusa par pa- triolisme. Une telle austérité de principes n’explique- rait-elle pas jusqu’à un certain point cette brusquerie de tempérament et cette haine contre la mauvaise foi, contre les plagiaires , sorte de monomanie assez sem- blable à celle de J.-J. Rousseau , qui ne voyait dans tous les hommes que des traîtres ou des ennemis per- sonnels (1)? Quoiqu'il n’eût jamais pu s’assujettir aux formes ba- nales de la politesse et aux usages du monde, Rouelle n’en était pas moins défenseur ardent et religieux des lois, des institutions et de tout ce qu’il croyait digne de ses respects. Il portait l'amour de la patrie jusqu’au fanatisme. Les grands événements politiques et mili- taires le préoccupaient au point de balancer dans son esprit l'intérêt qu’il prenait aux progrès des sciences, et qu’il trouvait parfois l’occasion d’en entretenir ses auditeurs, au milieu même de ses leçons. C’est aïnsi que, pendant la guerre qui venait d’éclater (en 1756), avec l'Angleterre , il voulait aller commander les ba- (1) On sait que J.-J. Rousseau ne doutait pas que Louis XV et le duc de Choiseul n’eussent agi à l’instigation de Voltaire, en s’'emparant de l’île de Corse, précisément tandis qu'il était à rédiger pour cette île un projet de constitution, et qu’on n’en eût fait la conquête, uniquement pour lui ôter la gloire d’en étre le légis- lateur. DE ROUELLE. 235 eaux plats, et assurait avec coufiance qu’il possédait un arcane, à l’aide duquel il se flattait de brûler Londres et d’incendier sous l’eau toute la flotte anglaise. Grimm raconte que le lendemain du jour où parvint à Paris la nouvelle de la défaite de Rosbach (1757), ille rencontra tout écloppé et marchant avec peine. Eh! mon dieu, Monsieur Rouelle, lui dit-il, que vous est-il donc ar- rivé? — Je suis moulu , répondit le chimiste , la cava- lerie prussienne m'a marché toute la nuit sur le corps. Le même jour, il se trouvait au Jardin du Roi, et la conversalion ayant roulé sur le même sujet , il ne man- qua pas de traiter le prince de Soubise d’ignare, d'esprit obtus , de criminel , et enfin de plagiaire. Mais, lui dit M. de Buffon, ce n’est point un plagiat que de s'être laissé battre par les Prussiens ; c’est, au con- traire , une invention toute nouvelle de M. de Soubise. — Ne le défendez pas, s’écriait Rouelle , c’est un animal infime, un mulet cornu , un double cochon borgne ! Je suis sûr qu’il a quelque chose de vicié Quelque grave et consciencieux que fût habituelle- ment M. de Buffon, il s’avisa pourtant un jour de faire à Rouelle une assez piquante espiéglerie. C'était d’ail- leurs une mystification toute scientifique. Il écrivit une sorte de dissertation sur l’organisation des jeunes cen- taures , et il l’adressa par la poste au savant chimiste. Rouelle ne manqua pas de se récrier ; et, le jour même il disait à tout le monde, qu'il n’y avait pas dans cet ouvrage une seule observation qui n’eût été pillée, effrontément pillée dans ses leçons et dans ses écrits. Malgré toutes ses singularités qui annonçaïient d’ail- 236 BIOGRAPHIE leurs une âme simple et sans détours, plus de franchise que d'usage , plus de sincérité que de savoir-vivre ; et qui couvraient ses talents d’une enveloppe si originale, Rouelle jouissait de la plus haute considération parmi les savants et d’une estime générale parmi les gens du monde. Génie puissant, mais sans culture, il ne laissait d’autre prise à la critique que quelques travers, si bien rachetés d’ailleurs par des qualités solides , des mœurs pures et un immense savoir. Hors de son laboratoire , il était préoccupé , rêveur, distrait ; maïs, si l’on venait à parler de chimie , il sortait aussitôt de son sommeil ; il s’'emparait de la parole, s’exprimait avec véhémence, et son geste s’animait à tel point qu’il en avait con- tracté un tic nerveux, prélude cruel de la maladie dont il devait mourir. Rouelle ne partageait pas les idées de Buffon sur la physique du monde ; mais ce n'était point chez lui une prévention systématique. Il avait quelque droit à opposer ses propres vues à celles du grand naturaliste. Son goût pour les sciences naturelles, qui s'était développé par sa liaison avec M. de Jussieu , son habitude de généraliser , la hardiesse de son es- prit et la nature même de son génie, l’avaient mis de bonne heure sur la voie des grandes questions qui se rapportent à la constitution du globe. Dès l’année 1740, il avait émis sur ce sujet, dans ses cours pu- blics, des vues remarquables, qui avaient ému les savants et les gens du monde, parce qu'il les avait présentées avec cette chaleur, cet enthousiasme qui lui étaient naturels et qu'inspirent d’ailleurs de gran- des et sublimes pensées. Rouelle eut donc le mérite DE ROUELLE. 237 de professer le premier la géologie en France, et l'on ne saurait lui refuser la gloire d’être lun des créa- teurs de cette science parmi nous. Ses travaux eurent une haute influence sur les destinées de la chimie. Avant lui, les chimistes se livraient à des expériences isolées, sans but arrêté, sans s’assujettir à aucun plan. Les tables de Geoffroy étaient le seul ouvrage qui présentât l'esquisse d’une doctrine générale. Boërhaave avait bien subordonné ses recherches à un certaia ordre; mais il n'avait pu les lier entr’elles , parce qu’ii manquait un trop grand nombre d’anneaux à la chaine qu'il voulait établir. Rouelle se conforma jusqu’à certain point au plan de Boërhaave ; mais plus exercé que lui aux expériences, il en combla les lacunes, il en corrigea les imperfec- tions , et réunit toutes les parties de la science par des rapports plus nombreux. La chimie végétale est celle qui doit le plus à ses efforts; c’est là surtout qu'il se montra supérieur. Ses procédés d'analyse ser- virent de base à toutes les découvertes qui se multi- plièrent vers la fin de son siècle; en un mot, ce fut lui qui, selon l'expression de Vicq-d’'Azyr, fournit le creuset où toutes les connaissances acquises jus. qu’alors vinrent se fondre et s’épurer. Rouelle n'opéra point dans la chimie une de ces révolutions qui font époque dans l’histoire des scien - ces; mais il prépara les éléments de celle qui éclata peu de temps après lui. Il travailla sans relâche, et d'après un plan arrêté, au perfectionnement de Part ; il excita l’ardeur des jeunes adeptes; il inspira le goût, la passion des recherches, et fut réellement le chef de 238 BIOGRAPHIE cette jeune école qui, plus tard, exécuta avec tant de bonheur la réforme des idées et des connaissances chimiques. Il eut pour disciples tout ce que la France produisit de chimistes, on pourrait dire de savants , dans la seconde moilié du dix-huitième siècle. Ainsi , Rouelle jeune, Venel. Cadet, Macquer, D’Arcet, Roux, Bucquet, Bayen , Lavoisier lui-même se faisaient hon- neur d'appartenir à son école, et ne parlaient de Rouelle qu'avec une admiration mélée de respect. Les étrangers venaient en France , attirés par sa re- nommée ; une éducalion scientifique n'eût pas été complète si l’on n’eût pas suivi un de ses cours. L'Eu- rope fut bientôt remplie de ses élèves, et la publi- cité ne manqua point à ses excellentes leçons; car elles étaient dans la mémoire de tous les chimistes contemporains, etelles existaient manuscrites dans les mains de tous les amis de Ja science. François-Guillaume Rouelle était l’ainé de douze enfants; Rouelle jeune ( Hilaire-Marin), son collabo- rateur assidu et son successeur le plus immédiat , était le dernier de cette nombreuse famille. On sait que celui-ci continua avec un grand succès les travaux entrepris par son frère, et qu’il le remplaça dans la chaire au Jardin du Roi. Rouelle aîné eut aussi plu- sieurs enfants, mais il n’en conserva que deux. L’une de ses filles épousa l’illustre Jean D’Arcet, son élève chéri, dont il avait pressenti les hautes destinées scientifiques et qui, à son tour, devait être la souche d’une famille chère à la science. L’officine de Rouelle, conservée quelque temps par sa veuve et par son frère, passa entre les mains de Bertrand Pelletier et, après DE ROUELLE. 239 lui, dans celles de son fils Joseph, dont la chimie déplore la perte encore toute récente. C’est ainsi que , dans quelques familles , se perpétue la tradition du mérite, du savoir et des vertus, comme dans certaines contrées se propage le besoin de l'illustration , par l'exemple des hommes célèbres qui y ont pris naissance ; c’est ainsi que le pays qui avait donné aux sciences les Lémery et les Rouelle, devait encore produire les Laplace, les Edouard Adam, les Fresnel, les Vau- quelin , et ce savant, cet infortuné Dumont-d’Urville qui , tant de fois épargné par la tempête , a trouvé près du lieu natal une mort si cruelle et si prématurée ! Paris, 4 août 1842. LATE RUES L volet series fl . 4 " nhndeins Mi Di, « de. i NW . b PL ': : f \ 7] «: + L ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE ; Par M. DESHAYES, Membre de plusieurs Sociétés savantes. L'école de peinture espagnole est généralement peu connue. Ce n’est que depuis les guerres de l’Empire que lintroduction en France, d’un assez grand nombre de tableaux appartenant aux premiers artistes de la Péninsule , a fixé l'attention publique. Ces tableaux nous ont fait connaître le genre de talent tout-à-fait original, le style, le coloris, en un mot le faire par- ticulier qui caractérise cette école. L'apparition d'un certain nombre de bons ouvrages espagnols dans quelques galeries de la capitale, et no- tamment dans celle de M. Agnado, a excité une sorte d'engouement chez les amateurs de peinture; on s’est porté en foule dans ces galeries pour voir une chose 16 242 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE tout-à-fait nouvelle , pour faire connaissance avec des artistes distingués dont à peine on savait le nom (1). Il y a trente ans, les tableaux espagnols n'étaient point répandus dans le commerce; aujourd’hui même ils y sont très-rares et y conservent un prix élévé. Cela provient de ce que les Espagnols sont très-attachés à leurs tableaux. Une sorte d’orgueil national leur fait préférer les productions de leurs compatriotes à celles des meilleurs peintres étrangers ; et, chose peu com- mune ailleurs, ces tableaux des anciens artistes du pays, se vendent beaucoup plus cher en Espagne que les chefs-d'œuvre des premiers maîtres des autres écoles. La rareté des tableaux espagnols provient aussi de leur immobilisation : la plus grande partie appartenait à des établissements publics ou à des monuments re- ligieux. Ces tableaux n’avaient point quitté, avant 1810, la place pour laquelle ils avaient été faits. Cela est tellement vrai qu’à la fin du dernier siècle, une desplus riches collections d'Europe, celle du Palais- Royal , ne possédait qu’un petit nombre de tableaux espagnols ; encore étaient-ils assez médiocres. On citait alors comme le plus remarquable, le Moïse-Sauvé, peint par Velasquez. Ce tableau se distingue par un pinceau facile, une touche vigoureuse et une grande vérité de couleur ; mais le dessin manque de pureté et il y a quelque raideur dans les poses (2). (1) La belle collection de tableaux de M. Aguado a été dispersée par la vente de son cabinet faite après son décés. (2) Note des tableaux espagnols qui existaient avant la révolution SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 243 Les tableaux de l’école espagnole n'étaient pas moins rares en Italie qu’en France; même encore aujourd’hui, on n’en voit presque point dans les musées de Naples, de Turin, de Florence , excepté quelques morceaux de V'Espagnolet, peintre qui a passé sa vie en Italie, que les Italiens considèrent comme un élève du Cara- vage et presque comme un compatriote. Cette lacune dans l'histoire de l’art m'avait depuis long-temps inspiré le désir de mettre en ordre les notes nombreuses que j'avais prises sur ce sujet. Je les publie aujourd’hui , non comme une histoire complète , mais comme un résumé succinct et rapide. Nous y suivrons les diverses vicissitudes de la peinture depuis l’époque de la renaissance jusqu’à nos jours. Nous ne donnerons dans ce résumé que des idées générales sur la marche de l’art, sur ses progrès, sur les divers genres ou ma- dans la galerie du duc d'Orléans. | Par 7elasquez : 1°. le Moïse-Sauvé; 2°. Lot et ses filles Par l’Espagnolet : 1°. un grand tableau représentant Démocrite en pied; 2° Héraclite, de même dimension , aussi en pied; 3°. un buste d'Héraclite; 4°. un autre buste de Démocrite; 5°. l'Enfant Jésus au milieu des Docteurs. \ stiol Par Louis Vargas : Saint Jean-Baptiste couvert d’une peau de chameau, plus grand que nature; tableau peu digne de ce peintre. On ne connaissait à cette époque , en France, aucun tableau capital de Œurillo ; les seuls, un peu remarquables qu'on puisse citer , sont : 1°. Les Noces de Cana , Catalogue de Julienne, 1767, vendu 6,000 fr.; 2°. le Bon-Pasleur et Saint-Jean caressant son mouton, appartenant au comte de la Guiche ; deux tableaux de cinq pieds de hauteur, vendus 12,999 fr. ; 3°. le même sujet; deux tableaux de 16 pouces, appartenant au prince de Conti. Le prince possédait aussi une répétition des Noces de Cana dont nous avons parlé plus haut (on la prétend originale), et un Saint-Joseph, assis, tenant l'enfant Jésus sur ses bras. 244 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE nières qui ontrégné tour-à-tour dansles XVI. et XVIÏH-. siècles, époque la plus brillante de la peinture en Es- pagne. On ne verra point sans quelque étonnement le grand nombre d'artistes d’un vrai mérite, qui ont fleuri en même-temps dans presque toutes les villes de la pé- ninsule , leur ardeur pour produire et pour soutenir la gloire de l’art, et le zèle non moins ardent des cha- pitres diocésains , des ordres monastiques , des confré- ries , des corporations de toute nature pour décorer et embellir les lieux consacrés à leurs réunions publiques ou particulières. D'un autre côté, les familles opulentes , les grands seigneurs n'ont pas été moins jaloux d’embellir leurs demeures par de riches productions ; des collections de tableaux se sont formées ; elles se sont accrues de plus en plus , et ont été transmises avec orgueil de géné- ration en génération comme un des plusbeaux apanages de leurs possesseurs. Toutes ces circonstances ont favorisé l’art en Espa- gne , et veillé à la conservation de ses ouvrages les plus précieux. Sans doute grand nombre de ces productions artis- tiques ont été déplacées , ont disparu du pays, ou même ont été détruites par la longue tourmente qui, depuis plus de trente ans, afllige cette malheureuse contrée. Les amateurs en ont profité. De ces trésors éparpillés il s'est formé de nouvelles collections. De nombreuses galeries particulières, parmi lesquelles on distingue celle des maréchaux Soult et Sébastiani , attestent et le talent des artistes Espagnols et la perte immense que le pays a éprouvée. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 24 J'ai eu l'avantage de parcourir l'Espagne avant ses grands désastres, de voir sur place, d'étudier, de copier même les ouvrages des peintres les plus estimés, de m'être entretenu avec les hommes les plus instruits dans les arts, d’avoir été lié avec des artistes distingués de la péninsule, et de m'être trouvé à même de re- cueillir des renseignements authentiques et des opi- nions personnelles , qui pouvaient me faire apprécier, à sa juste valeur , le mérite réel des artistes et des ouvrages. Cette appréciation sera l’objet de ce mé- moire. PREMIÈRE PARTIE. L'histoire artistique de la Péninsule , depuis la re- naissance , présente deux époques bien distinctes. La première comprend depuis 1500, jusqu'au premier quart du XVIFE. siècle : la deuxième embrasse le XVII. et une grande partie du XVIIE., et se dis- tingue par de grands coloristes. Le goût de l’école romaine de la renaissance do- mine la première époque. On y retrouve la grâce, la naïveté, cette candeur d'expression, cette correction de dessin, cette sage ordonnance qu’on ne se lasse point d'admirer dans les artistes formés à l’école du peintre d'Urbin. A la tête de cette excellente école du XVI:. siècle, se trouvent, en Espagne, placés au premier rang: Louis VarGas , né à Séville en 1528, et Pierre Campaxa, élève de Raphaël. Ce dernier,très-peu connu, n’a laissé qu'un 246 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE petit nombre d'ouvrages. On croit qu’il est mort jeune, et quelques biographes ont voulu en faire un Flamand ; mais le nom de Campana, qui n’a rien de Brabançon, suffirait, selon nous, pour prouver qu'il n’est point d’origine Flamande. Quoi qu’il en soit , il est certain qu’en 1544 ce peintre existait à Séville, et qu'il était dans la force de son talent. La paroisse Sainte-Croix de cette ville possède un tableau capital de Pierre Campana, signé par lui et portant le millésime 1544. Nous avons souvent eu occasion de méditer devant ce tableau ; il représente une Descente de Croix , il est tellement empreint d’un caractère pathétique, toutes les convenances y sont si bien observées , qu’on ne peut le voir sans émotion : il surprend, il arrête le spectateur le plus distrait, par la gravité imposante de la scène , et par l'expression à la fois profonde et naïve des personnages. Une pensée sublime a présidé à la composition de ce tableau. Ce n’est point une douleur commune, un mort vulgaire qu’il représente : quelque chose de surnaturel anime et soutient les ac- teurs de cette grande scène. Elle est d’une admirable simplicité. Deux vieillards, dans la pose la plus natu- relle, soutiennent sans effort et descendent respec- tueusement le corps du Christ, raidi par le froid de la mort ; Saint-Jean le soutient par les jambes, tandis que la mère assise au pied de la croix, ouvre les bras pour recevoir le fils bien aimé. La tête des vieillards est d’une beauté antique : l'expression en est indicible. On y voit le souvenir des douleurs de la passion de leur maître, une tristesse calme et résignée qu’un rayon d’espérance semble adoucir ; SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 247 leurs yeux fixés sur le Christ sont pleins d’une foi vive, et semblent lire dans l’avenir la résurrection et la gloire du Rédempteur. La douleur des femmes est plus active, moins résignée ; elles sentent plus vivement, et s’abandonnent avec moins de retenue aux impressions de la douleur. Des nuances aussi bien observées dans les sentiments et dans les con- venances de chaque âge, de chaque sexe, annoncent dans l’auteur de ce tableau un esprit profond d’obser- vation et une grande connaissance du cœur humain. Mais non seulement Pierre Campana avait compris la poétique de son art , il en possédait aussi la pratique à un très-haut degré de perfection. La correction et le beau caractère de son dessin, le goût exquis de ses draperies rappellent tout-à-fait le deuxième style de son maître Raphaël ; de plus, Campana est aussi un excellent coloriste. Le roi d'Espagne, Charles IV, ne pouvant point se procurer ce tableau , qui appartient à une fondation pieuse, et qu'il avait admiré lors de son voyage à Séville, en 1796, chargea un peintre habile de lui en faire une copie. Le célèbre Murillo, qui demeurait sur la paroisse Sainte-Croix, à Séville, venait tous les jours étudier et admirer le tableau de Pierr Campana. On voit, dans la cathédrale de la même ville, une Présentation du même artiste, tableau plein de ré- miniscences de l’école romaine, et plusieurs portraits qui ne seraient point déplacés à côté de ceux de Léon X et de Baltazar de Castiglione. Nous ignorons si Campana a formé un grand nombre 248 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE d'élèves, s’il a tenu école ouverte {1}; mais toutes les fois qu’un génie supérieur produit de grands ouvrages, sa réputation s'établit, et avec elle son influence sur ses contemporains. Il forme école, et cette école n’est au fond que le reflet du talent et du goût de l'artiste influent qui en est le fondateur. Est-il compositeur profond, savant dessinateur ? tous ses élèves cherchent à composer , à dessiner comme lui ; est-il enthousiaste de la couleur ? la préfère-t-il à toutes les autres parties de l’art ? tous ses élèves sont coloristes ou tâchent de le devenir. De là vient ce faire particulier, ce goût constant qui caractérise chaque école dans les beaux-arts, et qui distingue, de la manière la plus évidente , chaque époque et chaque localité. Nous avons déjà dit que durant le XVI. siècle , la (1) Nous ne connaissons qu'un élève de Pierre Campana, Louis MoraLÈs, surnommé Æ/-Divino, soit à cause de la perfection de son talent, soit parce qu’il n’a peint que des sujets de dévotion. Moralés avait une grande facilité de pinceau. Quoique ses ouvrages soient d’un travail soigné, il les retouchait avec une grande har- diesse, sans nuire au moëlleux et à la suavité de l'effet. Sa couleur est vraie et harmonieuse; il composait bien et donnait une expres- sion convenable à ses figures. Moralès a été un bon, un estimable peintre, sans qu'on puisse, malgré ses précieuses qualités, le placer au rang des grands maîtres. C’est un beau talent sans génie. Presque tous ses tableaux sont de petite dimension. Il y a dans le commerce une infinité de copies de ce peintre, qu’on vend pour des originaux, souvent à des prix très-élevés. Xl est facile de les distinguer par la sécheresse de la touche, et par le fini pénible et caché qu’on ne saurait confondre avec le pinceau gras et onctueux de Louis Moralés. Ce peintre est mort à Badajos, en 1586, âgé de 67 ans. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 249 peinture en Espagne, portait tout-à-fait le caractère de l’école romaine. Cela ne pouvait guère être autre- ment , puisque les pères de la peinture dans la Pénin- sule, avaient puisé les principes de leur art à cette grande école, qu'ils en avaient soutenu la gloire, et que leurs ouvrages estimés, recherchés par le public, servaient de modeles à tous ceux qui suivaient la même carrière. A côté de Pierre Campana, se place naturellement Louis VarGAs : même époque, même style, même su- périorité. Les tableaux de Vargas sont pleins de sou- venirs de Raphaël. Plusieurs de ses compositions pa- raîtraient avoir été faites sous l'inspiration, sous les yeux même du peintre d’'Urbin, si la date de ces tableaux, postérieure de quelques années à l'existence de Raphaël, ne venait détruire cette illusion. L’ajus- tement , les draperies, les airs de tête, la disposition des groupes , la grâce et la finesse de dessin, tout rappelle le chef de l’école romaine. Cela paraîtra moins étonnant quand on apprendra que Vargas fit deux voyages en Italie, qu'il y passa quatorze ans, et qu’il fut lié d'amitié avec Perin-del- Vaga, élève et collaborateur de Raphaël. On voit dans la cathédrale de Séville plusieurs ou- vrages de Louis Vargas, parmi lesquels on distingue Jésus-Christ portant sa croix, et un tableau d'Adam et Eve. Le dessin de ce dernier est d’une grande beauté : il offre de belles lignes et se distingue particulièrement par l'élégance des contours et l'entente des raccourcis. Ce tableau est admiré de tous les connaisseurs. Une tradition, vifante encore dans le pays, rappelle 250 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE à ce sujet un fait non moins honorable pour Vargas que pour l'artiste auquel on l’attribue. Le chapitre de la cathédrale de Seville avait fait venir à grands frais d'Italie, un élève de Michel-Ange, nommé Alexis, afin de lui faire peindre à fresque un Saint-Christophe d’une énorme dimension On voit encore sur un pan de mur du croisillon de la grande nef, cette figure colossale de cinquante pieds de bau- teur. Le peintre Alexis, interrompait souvent son travail pour venir voir le tableau d'Adam et Eve, qui se trouve placé dans une chapelle au pied de la grande fresque de Saint-Christophe. Alexis mit tant de bonne foi et de modestie dans l'appréciation du talent de Vargas, qu'un jour en s'adressant à un groupe d'ama- teurs qui admiraient sa grande fresque : « Admirez « plutôt, leur dit-il, cette figure d'Eve ; voila une « jambe qui vaut mieux que tout mon St.-Christophe. » En effet, cette jambe en racourci est extrêmement belle ; mais peu d’artistes auraient eu la noble fran- chise d’Alexis. Ce peintre distingué, convaincu de la supériorité de Vargas, refusa constamment de faire d’autres ouvrages pour la même église, et quitta la place en disant qu’il n'était pas juste que, pendant la vie de Vargas, il püt lui disputer dans sa patrie une réputation si bien acquise. Ainsi que tous les peintres éminents de cette époque, Vargas faisait parfaitement bien le portrait. Celui de dona Juana Cortez, duchesse d’Alcana, est un chef- d'œuvre digne de Raphaël. La plupart des productions de Vargas sont à Séville : la cathédrale et le palais de l’archevêché en possèdent la plus grande partie, SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 254 Quel que soit le fini de la touche et le soin avec le- quel il travaillait, cet artiste a laissé un grand nombre d'ouvrages. Tandis que Louis Vargas propageait, dans la capi- tale de l’Andalousie, les bons principes de l’art et le goût exquis de l’école romaine, JuANÈS, élève aussi de la même école, répandait à Valence, sa patrie, le goût de la peinture et y faisait fleurir les qualités précieuses qui distinguent l’époque de la renaissance. Ce peintre se fait remarquer par le fini du travail, la grâce et l'élégance des poses , et par le soin ex- trême avec lequel il a étudié toutes les parties de son art. Les biographes , ses compatriotes, le placent sur la même ligne que Raphaël, et en font au moins légal de ce grand maitre. Il y a sans doute beaucoup d'exagération dans ce jugement ; mais, tout en faisant une large part à l'engouement national, nous pouvons affirmer que nous avons vu plusieurs productions de cet artiste, dignes de figurer dans les plus riches collections. Il attachait sans doute un trop grand prix aux détails, à un fini précieux, qui ne peut convenir qu’à des tableaux d’une petite dimension ; mais le fini de Juanès est conduit avec tant d'intelligence, il y a tant de fraicheur , de délicatesse, de suavité dans sa touche, qu'on ne peut lui savoir mauvais gré du temps infini employé à ce labeur, ni s'empêcher d'admirer l'adresse et la constance de l'artiste. Il existe, dans les églises de Valence , des tableaux de Juanès fort estimés et qui méritent de l'être. Entre autres le portrait du Sauveur se distingue par le beau caractère que l'artiste à su donner à la tête 252 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE divine. Il est placé sur la porte de la sacristie de l'église St.-Pierre. Valence a possédé plusieurs peintres recomman- dables qui ont marché sur les traces de Juanès. Ils ont conservé jusqu’à nos jours, dans cette ville, le goût, le faire, les traditions artistiques de leur pre- mier maître. Les habitants de toutes les classes s’em- pressent de faire voir et de signaler à ladmiration des étrangers les ouvrages de Juanès, mort à Valence en 1596. Sept ans avant la mort de Juanès, Xativa, dans le royaume de Valence, vit naître le plus connu des peintres espagnols, Joseph RiB8ERA , dit l'ESPAGNOLET, si toutefois on peut considérer ce peintre, imitateur du Caravage et qui a passé sa vie en Italie, comme appartenant à l’école espagnole. Ce peintre lutta long-temps contre la misère, et ce n’est qu’à la con- stance d'un travail opiniâtre et assidu qu'il doit son beau talent et les succès qu’il obtint dans la suite. C’est à Naples qu'il se fixa en dernier lieu, et c’est là qu’il acquit de la réputation par de grands tra- vaux de peinture , exécutés sous le patronage du vice-roi de Naples, qui alors gouvernait au nom de l'Espagne. Ribera, dont le pinceau rapide et la ma- nière expédilive produisaient beaucoup de tableaux, amassa en peu de temps des richesses considérables. Comme la plupart des hommes qui ont langui dans le besoin, devenu riche, il étala un grand faste et fréquenta la haute société. Il avait un carrosse, chose assez rare à cette époque, et sa’ femme un écuyer. Le pape le fit chevalier du Christ, et l'Académie de St.-Luc de Rome le reçut au nombre de ses membres. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 253 Il est à regretter qu'un artiste tel que Ribera, qui dessinait mieux que le Caravage, soit en quelque sorte devenu l'imitateur servile de ce peintre et qu'il ait toute sa vie recherché sa manière. L’Espagnolet se plaisait dans les sujets terribles : il choisissait les tor- tures des Promethée, des Ixion, les martyres des saint Laurent, des saint Barthélemi, pour en faire le sujet de ses tableaux, sujets qu’il rendait avec une vigueur, une force d’expression qui font frémir par la vérité dont ils sont empreints ; mais cette vérilé devient souvent triviale à force d’être fidèle. Généralement l'Espagnolet manque de style, il manque d’élévation dans la pensée, ou plutôt la pensée est fort rare dans ses compositions. J'ai vu dans les églises de Madrid et au palais du Buen-Retiro les plus estimés de ses tableaux, parmi lesquels se trouve, au premier rang le Martyre de saint Barthelemy. Ce tableau est d’un grand effet ; mais la couleur en est plus vigoureuse que vraie; le dessin, quoique savant, ne saurait satisfaire , à cause de la pauvreté des détails : l'artiste rend jusqu'aux rides de la peau. Ces défauts sont rachetés par un pinceau fier, bardi, une touche brillante, facile et belle, un clair-obscur , à la vérité trop sombre, mais dont l’exagération convient aux sujets qu’il a traités. Ribera est peut-être de tous les peintres celui dont les tableaux, vrais ou supposés, sont le plus répan- dus. Il n’est guère de cabinet d’amateur où l’on ne fasse voir quelques morceaux attribués à l'Espagnolet, et qui, presque toujours, sont indignes de ce peintre, lequel, malgré tous ses défauts, tient encore une belle place parmi les artistes du X VIE. siècle. 254 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE Nous sommes, en quelque sorte, sortis de l'Es- gagne et du siècle dont nous traitons daps cette pre- mière partie, pour dire un mot d'un peintre qui a fait grand bruit el dont le nom est familier à tous les amateurs de peinture. Quittons Ribera, et ren- trons dans notre sujet, en signalant le niouvement artistique et simultané qui s’est manifesté, durant le XVE. siècle, dans presque toutes les grandes villes de la Péninsule. Cordoue, si distinguée sous d’aatres rapports, se glorifie aussi d’avoir vu naître un artiste fort célèbre en Espagne, par son talent et par sa science. Paul CEspenËs, né dans la première moitié du XVI. siècle, fut à la fois peintre, sculpteur, architecte, phi- losophe, antiquaire, orientalisie très-savant , bon poète et fécond écrivain. Cet artiste fit deux fois le voyage de Rome, et s’attacha de préférence aux ou- vrages de Michel-Ange , qu'il prit pour modèle. Nous trouvons parmi les artistes espagnols les plus remar- quables du XVE. siècle, un certain nombre de pein- tres-sculpteurs qui ont suivi la manière grave et sé- vère de Michel-Ange. N'y aurait-il pas analogie entre le génie de ce grand maître et le caractère espagnol ? Cette préférence semblerait l'indiquer. Mais ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est que l’étude de ce maitre, qui n’attachait que peu de prix à la couleur, n’a point empêché les peintres espagnols d'être coloristes : tous ont le sentiment de la couleur, et Cespedès lui-même, malgré son admiration pour Michel-Ange, réunissait à ce sentiment le pinceau moelleux et facile du Corrège. Cependant Cespedès SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 255 apportait une grande correction dans le dessin de ses figures ; il avait, comme son maître, un modelé vi- goureux , des expressions fortes et de grandes préten- tions à la science de l'anatomie, qu’il accusait avec beaucoup de fermeté. Son ouvrage le plus célèbre est le tableau de la Cène , qui se voit dans la cathédrale de Cordoue. Cette composition peut aller de pair avec celles des pre- miers maitres. Elle se fait particulièrement remar- quer par la variété des expressions, la vérité et le beau caractère des têtes; celle du Christ est d’une beauté surnaturelle ; elle se distingue de toutes les autres bien plus par sa splendeur toute divine et son air ineffable de bonté, que par la place qu’elle occupe. Cordoue possède également des morceaux de sculp- ture et d'architecture de ce grand artiste, mort dans celte ville en 1608, dans un age avancé (1). La même ville compte aussi parmi ses illustrations un autre peintre, estimé par la beauté de son colo- ris , le frère Doxapo, carme-déchaussé, qui, parvenu à une grande vieillesse, termina sa carrière dans cette ville en 1630. On y voit de lui, dans le couvent de son ordre, plusieurs ouvrages remarquables, en{r'au- tres un fort bon tableau de Jésus-Christ crucifié, dans lequel il a représenté la Vierge, St.-Jean, la Made- (1) Les titres littéraires de Cespedès font autant d'honneur à sa mémoire que ses grands talents dans les arts. On counaît de lui une savante dissertation : « De la comparation de la antiqua y moderna pintura y escultura. » HI à fait un poeme sur la peinture, et beaucoup de recherches sur les monuments anciens et arabes. 256 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE leine et autres figures à plus de demi-corps, selon la manière de Raphaël Sadeler, à laquelle il s'était attaché. On y remarque aussi un tableau d’une Madeleine pénitente, qu'on prendrait pour être du Titien. François Pachero fait un grand éloge de cet artiste , et le place parmi les plus habiles de son temps. Madrid vit aussi fleurir , durant la première moitié du XV. siècle, un artiste très-distingué, Alonzo BERRUGUETÉ , mort en 1545. Après avoir pris les pre- mières notions de l’art en Espagne, il se rendit à Florence pour suivre les lecons de Michel-Ange, qu'il prit aussi pour modèle; de là il passa à Rome pour étudier l'antique. C’est à ces sources fécondes du grand style et du beau idéal, qu’il puisa de bons principes , et parvint à réformer la manière sèche et mesquine qu'il avait reçue de ses premiers maîtres , et qui régnait alors dans presque toute l'Europe. De retour dans sa patrie, ses talents y furent reconnus et appréciés à leur juste valeur. Charles-Quint le nomma son peintre de cabinet. Berrugueté eut la gloire de réformer le premier, en Espagne, le goût bar bare et gothique qui dominait dans les beaux-arts. Plusieurs villes de la Péninsule possèdent de ses ou- vrages. On voit, à Valladolid , une statue en marbre de cet artiste , qui fait l'admiration des connaisseurs. Il a également réussi dans la peinture, la sculpture et l'architecture. Nous retrouvons, à cette époque, en Espagne, plusieurs artistes du premier ordre qui, selon l'usage \ du temps, exerçaient à la fois les trois arts libéraux. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 257 De ce nombre est BECERRA, né à Baéza, en Anda- lousie, mort à Madrid en 1530. Cet homme éminent alla aussi puiser en Îtalie les principes de l’art, et rece- voir des leçons des premiers maîtres. Il suivit Michel- Ange , afin de se former un grand style dans la sculp- ture et architecture : pour l'étude de la peinture, il préféra l’école de Raphaël. Il acquit sous ces maîtres un goût excellent et une connaissance approfondie des beautés de l’art. On voit à Madrid plusieurs grandes fresques de cet artiste. Mais son morceau capital dans cette ville , est la statue de la Sainte Vierge, qu'il fit pour la reine Isabelle de Valois : l'expression en est admirable ; Becerra , sans altérer la beauté ravissante de cette figure , a su y réunir la tendresse, la con- stance, la résignation à Ja douleur la plus profonde. Plusieurs autres villes d'Espagne possèdent les ouvra- ges de Becerra. À la même époque, il existait à Madrid un autre peintre estimé, Alonzo-Sanchez CoELLo, né en Por- tugal, mort en 1590, âgé de 75 ans. Les ouvrages de Raphaël furent les premiers modèles qu’il étudia à Rome, avec amour et assiduité. Mais bientôt , sé- duit par les charmes de la couleur, il s’attacha aux peintres coloristes , et devint tellement supérieur dans cette partie de l’art, qu’on le nomma le Tilien por- tugais. Il réussit également dans l’histoire et dans le portrait. Ses talents lui méritèrent les faveurs de Philippe IF, qui le nomma son peintre et le combla de bienfaits. Il peignit plusieurs fois ce monarque ainsi que toule la famille royale. Ses ouvrages les plus remarquables se trouvent à l’Escurial, et à Madrid , 17 258 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE dans l'église de St.-Jérôme, où l’on voit un excellent tableau de ce maïtre (1). Contemporain de Coëllo, MoxxEGro, nommé aussi J.-B. pe Toceno, fut à la fois bon sculpteur et ar- chitecte distingué. C’est encore un élève de l’école romaine el un imitateur de Michel-Ange. Il fut pen- dant quelque temps employé à la construction de St.-Pierre de Rome. Philippe EF, qui pensait alors à faire bâtir le palais de l’Escurial, l’appela auprès de lui et employa ses lalents. Monnegro lui donna le modèle de Péglise de cette résidence. II fit plusieurs statues en marbre, de 17 pieds de hauteur, qu'on voit à lEscurial, et qui sont un témoignage du génie de ce grand artiste. I mourut à Madrid en 1590, dans un âge avancé. Séville possède aussi deux sculpteurs d’un grand mérite, Martinez MonrAGNËs et Jérôme HERMANDEZ ; l'un et l’autre sont nés en cette ville; ils y sont morts, le premier en 16/40, le dernier en 1646. On voit un grand nombre de statues de Montagnès dans sa ville natale ; on estime particulièrement celle de St.-Her- menegilde , une Vierge, un S$t.-Jean et un Christ cru- cifié ; mais celle que l’on considère comme un chef- d'œuvre, est un St. Jérôme, statue admirable par la noble simplicité de la pose, par le grand style et la correclion du dessin , et plus encore par la sublimité de l'expression : c'est une des plus belles choses que , j'aie vues en ce genre. (1) El a existé à Madrid, dans le X VIS. siécle, un autre Co£LLO ( Claudio), qui s'est acquis de la célébrité par son beau tableau du Hartyre de Saint-Etienne qu’on Voit chez les Dominicains de Salamanque. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 259 Il existe dans Péglise de St.-Paul de la même ville, un Christ d'Hermandez qui excite l’admiration générale. Le nord de l'Espagne voyait aussi fleurir, vers la fin du XVI. siècle, quelques artistes d’un {alent fort remarquable ; les plus distingués sont IERMANDEZ , né en Galice , et JEAN DE JuN1, que l’on croit d’ori- gine Flamande. Ces deux sculpteurs s’attachèrent à la manière de Michel-Ange. On voit dans la cathédrale de Ségovie un bas-relief de ce dernier, dont les figures sont grandes comme nature, et qui serait digne de Buonarotti. Valladolid et Salamanque possèdent aussi un grand nombre d'ouvrages de ces deux maîtres; ils firent ensemble, pour cette dernière ville, les Mystères de la Passion ; cette suite nombreuse de groupes en relief passe pour le plus bel ouvrage de ce genre qui soit en Espagne. Le XVE. siècle compte encore un artiste d’un grand talent, auquel une infirmité grave donne un nouveau degré d'intérêt et de célébrité. Fernandez XIMENEZ DE NAVARETÉ, sourd-muet de naissance, mort à l’Es- curial en 1572, reçut en partage un degré d’intelli- gence et un amour de l'étude extrêmement rares chez les hommes les mieux traités par la nature, et qui ont le bonheur de jouir de tous leurs sens. Ses pro- grès furent prodigieux. L'instinct de limitation se développa chez lui presque sans maitre : il obtint une grande rectitude dans le coup-d’æil. Pour se perfec- tionner , il parcourut les principales villes de Ftalie. Il étudia les grands maîtres à Rome, à Florence, à 260 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE Naples, à Milan, et passa dans Venise plusieurs années à l’école du Titien , le plus célèbre des coloristes. De retour en Espagne, Navareté fut employé aux pein- tures de l’Escurial. On a de lui, dans le cloître de ce monastère, huit tableaux qui passent pour le plus bel ornement de cette résidence royale. L'un des plus re- marquables est celui de la Décollation de St.-Jacques (1). On raconte au sujet de ce tableau, une de ces anec- dotes satiriques, assez fréquentes chez les artistes de celle époque. Santayo, secrétaire de Philippe I, déplaisait fort à Navareté, soit par son indiserète assiduité , soit par son impertinence. Notre sourd- muet ne trouva pas de moyen plus efficace de s’en débarrasser , que de peindre le bourreau près de tran- cher la tête à St.-Jacques , sous les traits de Santayo. Le ministre furieux s’en plaignit au roi: celui-ci voulut voir le tableau, et il fut tellement enchanté de la beauté et de la ressemblance de ce portrait, qu'il donna ordre de le conserver. Philippe IT prenait plai- sir à voir travailler Navareté, il suivait avec inté- rêt les progrès de son ouvrage, et répétait souvent que son sourd-muel valait mieux que les peintres qu'il faisait venir à grands frais d'Italie pour décorer son palais. Quoique le mérite des compositions de Navareté soit très-inégal, toutes présentent de belles parties, et quel- ques-unes s'élèvent à la hauteur des premiers artistes. Le dernier de ses huit tableaux du cloître de l'Escurial, est de ce nombre ; il représente la Réception des anges (1) Ce lableau a été vu au Musée français SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 261 par Abraham : c’est un morceau du premier ordre et qui passe pour le chef-d'œuvre de Navareté. Ce peintre, mort dans la 40°. année de son âge, se distingue parti- culièrement par un très-beau coloris. Il a souvent égalé le Titien. Séville, qui à vu naître un grand nombre d'artistes éminents, compte aussi dans le XVIe. siècle, un excel- lent coloriste. PAUL DE LAS ROELAS, né en 1550, reçut à Séville les premières notions de son art, et conserva, malgré son amour pour la couleur , le grand style et la pureté de dessin qui caractérisaient alors cette école. Il prit, à Venise, des leçons du Titien, et y acquit une grande supériorité dans le coloris. De retour dans sa ville natale, sa réputation s’y établit rapidement. On remarque dans la cathédrale de Séville deux de ses meilleurs tableaux, le Martyre de St.-André, et l’Ap- parition de St.-Jacques combattant contre les Maures. Mais le plus célèbre de ses ouvrages est la Bataille de Tolbiac , gagnée par Clovis. Le trouble et Ja confusion des vaincus y fait un heureux contraste avec la tran- quille fierté du vainqueur. Roëlas entendait bien l’or- donnance de ses tableaux ; il était savant en anatomie et en perspective , et donnait beaucoup de vie et d’ex- pression à ses figures. En récompense de ses talents et du grand nombre d'ouvrages qu'il avait faits, il reçut un bénéfice laïque et fut nommé chanoine de l'église d'Olivarès. Ce peintre réunit à une belle pâte de couleur , l'harmonie des teintes, l'entente du clair-obseur , une touche facile, large et vigoureuse. Il est mort à Séville, en 1620. 262 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE On pourrait, à juste titre, considérer Coëllo , Na- vareté et Roëlas, comme les fondateurs de la grande école de coloristes qui, dans le XVIF°. siècle, a brillé en Espagne d’un si vif éclat. Leurs ouvrages, répandus dans la capitale et les provinces, ont servi de modèles aux artistes distingués qui, dans l’âge suivant, se sont ouvert une carrière nouvelle, et ont changé totale- ment la manière et le goût de l’école romaine, in troduits dans la Péninsule par Campana et Louis Vargas. Nous ne citerons point la longue nomenclature d’un grand nombre d'artistes recommandables qui, par leurs talents variés et leur préférence pour l'école Vé- nitienne, ont préparé cette {ransition; notre but n’est point de donner une histoire générale des peintres espagnols, mais seulement, comme nous l'avons déjà dit, de signaler dans un résumé rapide , les sommités artistiques de la Péninsule et les diverses vicissitudes que l’art y a éprouvées depuis la renaissance. La plupart des artistes que nous venons de citer se sont formés à l’école romaine ; ils y ont puisé le goût classique et sévère de cette école, qu'ils ont importé en Espagne, où leurs ouvrages ont servi de premier {ype et de modèles dans les beaux-arts. Durant tout le XVI. siècle , ce goût a prévalu dans la Péninsule: on le retrouve même dans les productions des peintres d'un mérite secondaire ; il est encore plus fortement em- preint dans les nombreux ouvrages de sculpture et d'architecture qui décorent ce pays. Quoique ce goût pur et classique commençàt à dé- cliner dès les premières années du XVIF. siècle, il SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 263 s'est encore trouvé à cette époque quelques artistes d’un talent supérieur, qui se sont efforcés de conserver dans toute leur pureté les traditions primitives. De ce nombre est le savant François PAacHECO, chaud partisan de l’école romaine, homme d’un goût exquis, d'une vaste érudition et zélé défenseur de Pantiquité. Pacheco a beaucoup écrit et bien écrit sur les arts. La correcte précision de son style rappelle notre De- pille, dans son traité de peinture; mais il est moins aride que celui-ci, sans tomber toutefois dans la ver- beuse diffusion de Felibien. Le législateur de la pein- ture en Espagne a souvent donné , ‘ainsi que Gérard de Leresse, ses propres tableaux comme modèles de composition pittoresque et poétique; mais il est plus grave, plus substantiel , il écrit et se résume beaucoup mieux que le peintre flamand (1). Pacheco se fit une grande réputation au commen- cement du XVIF. siècle. Fixé à Séville, sa patrie, il y professa les principes de son art, jouit d'une grande considération, et fut le maitre des artistes les plus distingués de ce temps. Formé par ses lecons, Alonzo Cawo, né en 1600, fut un artiste du premier ordre ; Grenade se glorifie encore, en montrant avec orgueil ses ouvrages, d'avoir (1) Le Trailé de peinture de Pacheco a été réimprimé à Ma- drid , vers la fin du dernier siècle. L'ancienne édition in-4°. esl très-recherchée, à cause des belles planches à l’eau forte qui sy trouvent, et qui ont été gravées par l’auteur. Ce livre est devenu trés-rare , même à Séville, où il avait été imprimé, il y a plus de deux siècles. 264 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE donné le jour à ce grand artiste. Alonzo Cano cultiva aussi les trois arts libéraux. Son père, Michel Cano, bon architecte, lui donna les éléments de son art ; Herrera-le-Vieux en fit un excellent sculpteur, et Pacheco lui inculqua les grands principes de la pein- ture. A l’âge de 24 ans, Cano fit, pour l'église de Nébrija, trois statues plus grandes que nature, d’une si belle exécution qu’elles établirent rapidement la réputation du jeune artiste. On s'empressa d’en faire des copies , et de toutes parts la foule accourut pour voir les productions d’un génie aussi précoce. Phi- lippe IV le nomma, en 1638, directeur général des bâtiments royaux ; et malgré le surcroit d'occupation que lui donna cette place, Cano continua de produire un grand nombre d'ouvrages de peinture, d’architec- ture et particulièrement de sculpture, partie dans laquelle il s’est élevé au premier rang. Le musée de Séville possède quelques tableaux de ce maitre. Ses compositions représentent presque tou- jours des sujets de dévotion ; elles sont graves et sé- vères (1) ; le dessin en est correct , la couleur vigou- reuse, mais il n’a point sacrifié au coloris la fermeté du modelé, ni la beauté des formes. Ce caractère a généralement dominé chez les peintres-sculpteurs. (1) Un tableau de 40 pouces d'Alonzo Cano, le Rosaire , com- position de trois figures, a été vendu à Paris, en 1809, 6,650 fr. (catalogue de Lebrun , n°. 241). Ce peintre est fort peu connu en France. On distingue, parmi le grand nombre d'élèves d'Alonzo Cano, Alphonse DE MuNaA , Athase BOCANEGRA , Sébastien GOMEZ, Juan NiNo DE GUERAVA , Ambroise MARTINEZ, elc. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 265 Privée de la magie du coloris, la sculpture ne com- porte point un dessin médiocre; une statue médiocre- ment dessinée est détestable. Cette nécessité force le peintre-sculpteur à ne point négliger la science du dessin, dont l’anatomie et les proportions forment la première base. Comblé des faveurs du souverain, Alonzo - Cano vint terminer ses jours dans sa belle patrie, qu’il enrichit de ses ouvrages. Il y propagea le goût des arts, y reçut des marques nombreuses de la considé- ration publique, et y forma quelques élèves. Cet artiste mourut à Grenade , en 1676, dans un âge avancé. On estime comme son chef-d'œuvre, la statue de la Conception que l’on voit au maïître-autel de la ca- thédrale de Grenade , statue qui est réellement très- belle. Alonzo Cano fut le dernier des élèves de la vieille école, qui conserva dans ses ouvrages le goût sévère de Pacheco, son maître. Malgré tous les efforts de ce dernier et l'attention qu’il porta toute sa vie à propager les principes dont il était lui-même pénétré ; malgré les saines doctrines qu’il publia dans son traité de peinture, doctrines qu'il mit en pratique dans un grand nombre de tableaux , la plupart de ses élèves l’abandonnèrent , et puisèrent à une autre école d’au- tres principes, un genre plus brillant et une manière plus expéditive. Vers le milieu du XVIL. siècle , un goût nouveau et de nouvelles idées sur les perfections de l’art com- mençaient à envahir non seulement l'Espagne, mais 266 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE aussi les diverses écoles de peinture de l’Europe. Soit amour de la nouveauté, soit désir de se faire remar- quer par ce genre de mérite, soit peut-être impuissance de produire rapidement , on substitua à la correction des formes, au goût sévère, au travail souvent pro- lixe et minutieux de l’ancienne école , une manière plus large, plus libre, moins châtiée, et en conséquence plus expéditive. On prit pour des élans de génie, la fougue, l’intempérance d’un esprit ardent, moins sage que facile à s’enflammer ; et le public applaudit à ces tours de force qui excitaient son étonnement : il fut séduit par des effets extraordinaires de clair-obseur , par la hardiesse de l’exécution et la fierté de la touche. La partie mécanique, la partie matérielle, l’'emporta sur l'idéal, sur la partie poétique et morale de l'art. Ceci est d'autant plus remarquable, que nous tom- bons aujourd’hui dans le même travers, que l’on vise à l'éclat, à la hardiesse, à la facilité, à la prestesse d'exécution, et que notre école de peinture oublie que tout ce qu'on gagne en vitesse, on le perd en perfection. HERRERA LE VIEUX, et François HERRERA, son fils, nés à Séville, furent les fondateurs de la nouvelle école de peinture espagnole. Un pinceau facile , une belle couleur , de l'imagination, du mouvement dans l'ordonnance de leurs tableaux, et une bonne entente du clair-obseur , fixèrent les regards de tous les ama- teurs , et acquirent bientôt une grand réputation aux deux Herrera. Le savant et laborieux Pacheco assista au triomphe de ses émules. Il ne put retarder les progrès de la nouvelle école, ni la décadence du style pur et sévère SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 267 dont il était le fidèle soutien et Péloquent défenseur. Il eut même la douleur de voir le plus célèbre de ses élèves, Velasquez, déserter ses principes et suivre le torrent des novateurs. Cependant, Herrera le Vieux avait des connaissances variées , et soutenait sa réputation par un mérite réel; il possédait de plus, ainsi qu’un grand nombre d'artistes du XVE. siècle , le triple avantage d’être à la fois peintre , sculpteur et architecte. La réunion de ces trois arts ne peut être que favorable à l'unité , à la per- fection d’un monument , œuvre d’un seul homme, produit harmonieux d’une seule pensée, d’une seule volonté. Le musée de Séville , et plusieurs monuments pu- blics possèdent des tableaux des deux Herrera ; ceux du fils sont plus communs à Madrid et dans d’autres grandes villes de l'Espagne. Ils forment une transition remarquable du style pur et classique du XVE°. siècle avec la manière plus large, plus vigoureuse , plus ori- ginale du XVII. , mais qui laisse à regretter la finesse du travail, la délicatesse de l'expression , la pureté des formes qui caractérisent la première école. SECONDE PARTIE. 2°. époque. La seconde école espagnole est éminemment co- loriste : elle est exclusivement nationale , et se dis- tingue par un type particulier qui la caractérise d'une manière tranchée, et l’isole en quelque sorte 268 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE au milieu de toutes les autres écoles de peinture européennes. VELASQUEz et MuriLLo sont sans contredit les deux peintres les plus distingués de cette seconde époque. L'un et l’autre excellent dans le coloris. Velasquez est souvent l’égal du Titien : Murillo est le premier coloriste de son siècle; aucun contemporain ne peut lui être com- paré pour la fraicheur et l'harmonie des teintes ; il a toute la magie de lumière, l'éclat, la vérité de Paul Véronèse , dont il admirait les ouvrages, et de plus , un degré de suavité de pinceau et de clair- obscur que l’on trouve rarement dans le peintre de Veronne. Velasquez était assez connu en France. Nous avons déjà indiqué de lui quelques tableaux dans la galerie du Palais-Royal, et le roi possédait plusieurs tableaux de cet artiste (1). Murillo était moins connu chez nous, ou plutôt on ne le connaissait que de nom. On ne le citait guère , en France, que par la vérité avec laquelle il savait rendre les scènes familières ou tri- viales, genre de talent qu'il possédait à un haut degré, mais qui n’était pour lui qu'un délassement de ses grands travaux , que des esquisses heurtées qu'il saisissait d’après nature avec une inconcevable rapi- dité (2). (1) On voyait dans la salle des bains, au Louvre, une suite de portraits de la Maison d'Autriche, depuis Philippe I jusqu’à Phi- lippe IV, peints par Velasquez. (2) On voit au Musée un tableau de ce genre peint par Murillo. Il fut acheté 3,600 fr. par Louis XVI, en 1782. ( Voy. catalogue de S'°,-Foix , N. 1.) SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 269 De même que son ami Velasquez, Murillo eut le bonheur assez rare de jouir de toute sa réputation , et de pouvoir exercer son génie dans de vastes el nom- breuses compositions. L'un et l’autre joignirent aussi aux avantages d'une bonne éducation ceux de la fortune. Velasquez ap- partenait à une famille fort distinguée du Portugal , fixée à Séville, et les parents de Murillo jouissaient d'une belle position sociale : une de ses sœurs avait épousé Don Joseph de Vettia, ministre d'Etat au dé- partement des affaires étrangères. Les parents de ces deux grands artistes eurent le bon esprit de ne point sacrifier leurs talents à des préjugés si communs dans certaines familles ; ils les placèrent chez les premiers maîtres de Séville et laissèrent un libre cours à leur vocation pour les arts : Herrera, Pacheco et Castillo, furent leurs guides dans l'étude de la peinture, et en peu de temps, les * maîtres, quoique fort habiles , furent éclipsés par les élèves (1). Velasquez, fort jeune encore, se fit remarquer par son Porteur d’eau , versant à boire à un enfant, étude faite d’après nature avec tant d'énergie, de grâce et de vérité, qu’elle enleva les suffrages même de ses rivaux, et commanda l’admiration générale. Mengs (1) CasTiLLo , né à Cordoue en 1603, grand dessinateur et bon compositeur, mais qui ne put jamais être bon coloriste, conçut un tel chagrin en voyant la facilité de talent et l'éclat de la cou- leur de Murillo , qu’il se retira à Cordoue sa patrie, y fit de vains efforts pour devenir coloriste, et mourut de langueur au bout d’un an, convaincu de son insuffisance pour cette partie de l'art. 270 ESSAI HISTORIQUE ET CRIFIQUE fait les plus grands éloges de ce tableau de Velasquez. Philippe IV ayant entendu parler de ce tableau, le fit acheter ; il en fut tellement satisfait, qu’il manda Velasquez à Madrid, et nomma le jeune artiste peintre du cabinet. Dès ce moment Ja fortune et les succès de Velasquez furent assurès. Le souverain l’envoya en Italie avec des appointements très-élevés, et des recommandations qui lui ouvrirent toutes les galeries, et le mirent à même d'étudier commodément et avec fruit les tableaux les plus rares. Velasquez était né coloriste et ce furent les mai- tres de la couleur qui, dans ses voyages d'Italie, fixèrent particulièrement son attention. Paul Veronèse, le Tintoret et plus encore le Carravage furent ses pein- tres de prédilection; il se les proposa comme les modèles les plus parfaits, et il acquit en les étudiant les qualités et les défauts de ces grands coloristes : l'éclat, la fer- meté , la hardiesse des tons, une harmonie admirable à côté d’un dessin négligé, de l'animation , du mou- vement , de la vie dans les poses, mais point d’élé- vation dans la pensée; une expression vraie , éner- gique, mais commune, sans dignité, sans beauté idéale : tel est au total le caractère dominant des productions des peintres coloristes , tel est celui de Velasquez , et de l’école espagnole du XVIE. siècle, dont il devint le chef par son ascendant personnel et par sa position sociale. Philippe IV le nomma son premier peintre, che- valier du grand ordre de St. Jacques et grand mar é- chal des logis de la cour ; il lui fit préparer un atelier dans son palais, où il venait souvent le voir travailler ; SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 271 ille chargea même d'une ambassade extraordinaire auprès du pape Innocent X, dont il s’acquitta fort honorablement. Comblé des faveurs de la cour, et précédé d’une grande réputation, Velasquez vint revoir sa patrie et son vieux maître. Malgré lout le chagrin qu'éprou- vait le classique Pacheco, en voyant les progrès du mauvais goût et des innovations qu'il combattait sans cesse (1), il ne put s'empêcher d'admirer la facilité, la fierté de pinceau et le beau coloris de son ancien élève, et lui donna sa fille en mariage. Velasquez avait une grande instruction, des con- naissances très-étendues dans tous les arts, et des liaisons intimes avec les bons écrivains et les orateurs de son temps. Ses tableaux sont très-recherchés. Le plus grand nombre et les plus estimés se trouvent à Madrid. Mengs parle avec admiration du portrait de Phi- lippe IV, peint par Velasquez, et le considère comme (1) Pacheco avait beaucoup étudié l'antiquité; il y a de lui des dissertations trés-savantes sur le style des anciens : il prouve qu'ils soignaient beaucoup leurs ouvrages, que les peintres ne pouvaient négliger la correction du dessin, la finesse des méplats, toute la science de l'anatomie à côté des savantes statues des grandes maî tres et du travail précieux qui les distinguent. Non seulement il atlaqua , dans sa prose élégante, les défauts de correction et de beauté idéale des premiers peintres de la nouvelle école, mais il -fit un poëme crilique ou satire en vers contre les novateurs. Il versifiait avec facilité, et l'on connaît de lui plusieurs piéces de vers estimées dans le pays. Celle dont je viens de parler a pour titre: De la mauvaise imitation de la nature dans l’art de peindre. 272 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE une des plus belles choses qui existent en ce genre (1). Moins connu , MuriLLo n'avait point quitté la ville qui l’avait vu naître. Passionné pour la peinture, il y consacrait {ous ses moments, et s'exerçait à mettre en pratique sur la toile les leçons qu'il avait reçues de son oncle Castillo, et à faire l'application du goût pur et sévère de François Pacheco. Jai vu à Séville quelques tableaux du jeune Murillo, faits dans la ma- nière de ses premiers maîtres, manière un peu timide de touche et faible de couleur, mais dont la finesse de dessin et la correction l’emportent de beaucoup sur les productions de sa seconde et de sa troisième ma- nière. Murillo ne tarda point à renoncer à cette première manière. Son compatriote, Velasquez , l'ayant vu dans son voyage à Séville, fut charmé de ses rares, dispo- sitions ; il l'emmena avec lui dans la capitale, où il jouissait de Ja faveur publique, et lui fit part des connaissances qu'il avait acquises dans la pratique du coloris ; Velasquez lui procura la facilité d'étudier, à lEscurial, les tableaux du Titien et d’autres peintres célèbres, dont les ouvrages se trouvaient en grand nombre réunis dans cette résidence. (1) Voici comment s'exprime Mengs sur ce portrait équestre de Philippe IV : « Tout, dans cet ouvrage, excite l'admiration : le « cheval aussi bien que la figure du Roi; le site même en est du « meilleur goût. Ce qu'il y a néanmoins de plus admirable dans « ce tableau, c’est la manière facile et finie avec laquelle est peinte « la tête du roi, de manière que la peau en paraît transparente. « Au reste, tout en est fait avec la plus grande légéreté, jusqu'aux « cheveux mêmes qui sont admirablement beaux. » (OEuvres de Mengs : Lettre à D. Ant. Ponz.) SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 273 Tout en s'intruisant par l'étude de ces grands maîtres de la couleur, Murillo se fit un genre à lui, un système de couleur qui lui est propre; originalité remarquable qui est le cachet du vrai talent. Le gé- nie peut se plier quelquefois jusqu’à étudier dans les ouvrages d'autrui, des supériorités réelles, des per- fections éminentes; mais c’est pour se les approprier , pour enrichir son vaste domaine, et confondre ces beautés acquises avec celles qu'il possède déjà, et qui forment son fond propre. C’est ainsi que Raphaël étu- diait ses rivaux. Non seulement le peintre d'Urbin sut, en étudiant Michel-Ange , se débarrasser de Ja manière pauvre et timide du Perrugin, mais encore il rechercha les grâces naïves du Corrège, l'intelligence des teintes et lharmonie des grands coloristes de Venise, le modelé savant et la sage ordonnance de Léonard Vinci. Murillo ne sortit point d'Espagne : sa course à Ma- drid fut le plus long de ses voyages. Il y laissa, comblé des faveurs de la cour, son ami Velasquez, refusa, en le quittant, les grands avantages qu’on lui offrait dans la capitale, et revint modestement à Séville jouir du beau ciel de sa patrie, et se livrer en entier et sans distraction à sa passion dominante. On ne peut voir sans étonnement la mullitude de tableaux sortis du pinceau facile et abondant de cet artiste célèbre. Séville possède le plus grand nombre et les plus beaux des ouvrages de Murillo. On en voit dans les galeries publiques et dans les collections par- ticulières ; les cloitres de plusieurs couvents sont en- richis de suites nombreuses de tableaux de ce peintre ; 2 18 274 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE les églises de St.-François, de la Conception, des Capucins,. la cathédrale , le grand monastère de St.- Augustin, sont pleins de ses productions les plus re- marquables, presque toutes d’une grande dimension ; les plus vastes décorent l’église de la Charité de la même ville ; il y en a qui ont plus de 4o pieds , et qui représentent des sujets lirés de l'Ancien et du Nouveau Testament (1). Le cadre étroit de ce résumé ne me permet point de donner la deseription des ouvrages les plus estimés de ce grand artiste, tableaux que j'ai souvent vus el étudiés, et qui presque tous se trouvent dans sa ville natale. Je ne ferai donc que signaler le sujet et l’em- placement de quelques-unes de ses compositions les plus remarquables. La cathédrale de Séville possède de ce peintre un fort beau tableau de plus de 30 pieds de hauteur, considéré comme l’un de ses meilleurs ouvrages. Il représente un Saint-Antoine de Padoue auquel apparaît l'enfant Jésus. Le sujet en lui- même est sans doute très-simple et paraît peu susceptible d'un grand dé- veloppement : un enfant et un moine! Mais l’auteur (4) Il y a peu d'années, tout Paris a vu avec empressement un des plus petits tableaux provenant de l’église de la Charité de Séville. Ce tableau, peint dans la troisième manière de Murillo, représente Ste. Elisabeth pansant des pauvres. La vérité de l'expression, la hardiesse de la touche et l'éclat du coloris, éton- nérent tous ceux qui ne connaissaient Murillo que de nom, ou qui n'avaient vu de lui que quelques ouvrages incertains et mé- diocres, répandus dans le commerce. Le tableau de Ste -Elisabeth a été rendu à l'Espagne. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 275 a mis tant de verve. tant de mouvement, tant de ri- chesse dans lPimmense gloire qui entoure l'enfant céleste , qu’on est malgré soi attiré au pied de cette magnifique toile. On s’y arrête long-lemps et sans s'en apercevoir ; on y passe des heures entières à ad- mirer la fécondité de l'artiste, qui a su donner tant de grâce , tant de vie à celte multitude d’aimables enfants qui nagent dans les flots de lumière de cette gloire poélique. L’ascétique ardeur du saint et sa joie profonde , n'ont pu être senties, exprimées que par un homme plein de foi, et préparé par une longue méditation à celte pieuse scène. On admire aussi du même artiste, une gloire sem- blable , dans un tableau de l’Assomption, placé sur le cintre du chœur de lPéglise St.-François à Séville. Le petit cloître de ce même couvent offre une suite de tableaux (1) de Murillo, extrêmement remarquable par la naïveté et le naturel des scènes , et par la vérité de l'expression. Les sujets sont tirés de la vie de St.- François. Ce sont peut-être les meilleures productions de la seconde manière de Murillo. On y retrouve loute la grâce et toute la facilité de ce peintre modeste et laborieux , et quelque chose de plus naïf, de plus voisin de la nature, que la brillante richesse de sa troisième manière : celle-ci perd en vérité ce qu’elle gagne en éclat ; elle rappelle les savantes combinai- (4) Ces tableaux du petit cloître de St.-François sont au nombre de 23; c'est la suile la plus nombreuse et la plus estimée qu'ait produite le pinceau de Murillo. 276 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE sons du coloris de Rubens , mais avec plus de retenue et de mesure : il est rare que Murillo affecte des con- trastes aussi brusques et des oppositions aussi tran- chées que le peintre d'Anvers; ses tableaux en devien- nent plus harmonieux. On pourrait dire de lui qu'il tient le milieu entre Rubens et Paul Véronèse. Quel- quefois, dans sa seconde manière , il paraît s'être pro- posé Vandick pour modèle; ses portraits ne le cèdent point à ceux de ce grand maître. On voit dans la chapelle de St.-Pierre de la cathédrale de Séville un tableau de lAdoration des Bergers, qui rappelle l’har- monie et la suavité de pinceau du Corrège. Murillo se délassait aussi quelquefois de ses grands travaux, comme nous l'avons déjà dit, en peignant des scènes naïves et grotesques , qu’il saisissait d’après nature avec nne étonnante facilité. Ce n’est guère que par ces ébauches négligées et peintes au premier coup, que Murillo était connu en Europe. Mais ces caprices heurlés ne pouvaient donner qu’une faible idée du talent de ce grand artiste, en le mettant tout au plus de niveau avec les meilleurs peintres de bambochades. Il faut voir ses grands ouvrages , si variés, si riches de couleur et d'imagination, il faut les voir dans la place pour laquelle ils ont été faits, pour apprécier la mesure de son génie et con- nailre tout ce qu'il vaut. On peut dire sans exagé- ation, qu'il n’a manqué à Murillo que l’étude de l’antique et de l’école romaine, pour devenir un peintre parfail , pour acquérir celte pureté de dessin, ce grand style, ce beau idéal qui manque souvent dans ses-ouvrages , pleins de grâce el de vérité, mais qu'on SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 2797 retrouve quelquefois dans ses tableaux de premier ordre. Il avait le sentiment du beau, et il le saisissait admirablement bien quand la nature le lui offrait, mais il n'avait point appris à le choisir : il rendait les formes avec une grande fidélité, mais telles qu’elles s'offraient à ses yeux. Cependant il dessinait mieux que les peintres Flamands et que la plupart des Vé- nitiens. Il y a souvent beaucoup de finesse et de cor- reclion dans ses contours, beaucoup de sentiment et de délicatesse dans ses expressions , de convenance dans ses poses et de grâce dans ses airs de tête ; souvent aussi l'ordonnance de ses compositions est fort heureuse : ses personnages sont bien disposés et ses groupes distribués avec une rare intelligence. Son immense tableau de la Manne et celui de la Multipli- cation des pains sont une preuve incontestable de son goût dans les grandes ordonnances, et de la fécon- dité de son esprit pour varier à l'infini et la forme des groupes et les moyens d'effet. Le fond de ces deux tableaux n’est pas moins heureux que le ton local ; ils sont empreints de ce grandiose poétique qui convient à la majesté du sujet. C’est ordinairement dans les compositions où figurent un grand nombre de personnages, que Murillo se montre réellement su- périeur , et qu'il fait briller toutes les ressources de son génie. Après la mort de Murillo, décédé à Séville, en 1685, à l’âge de 72 ans, l’art déclina sensiblement dans celle ville , qui avail vu naître un si grand nombre d'artistes du premier mérite. Cependant cette dégrada- Lion fut lente : quelques hommes d’un talent fort esti- 278 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE mable se firent encore remarquer dans la capitale de l’Andalousie. De ce nombre furent Jean VALDEZz, rival de Murillo ; ZuRBARAN , peintre extraordinaire, quelquefois sublime, plus souvent bizarre, loujours original ; une femme, célèbre sculpteur, Louise RoL- pan, morte à Séville sa patrie, en 1704 ; Joseph de ARrËé, né aussi à Séville, sculpteur fort distingué : c'est le Jean Cousin de l'Espagne; son goût est pur et sévère ,el, comme le père de l’école française , Joseph de Arfé a donné l'exemple à côté du précepte; il a écrit un traité sur le dessin, ouvrage élémen- taire fort recherché dans le pays; ce livre est beau- coup plus complet et mieux exécuté que celui de Jean Cousin : toutes les parties de ce traité sont dé- veloppées avec beaucoup de méthode et de clarté ; il est dans les mains de tous les dessinateurs en Espa- gne. Il y a similitude entre le talent et la destinée de ces deux artistes. Le beau talent de notre Jean Cousin s'est long-temps consommé dans le travail ingrat el grossier des vitraux , et le génie de Jean de Arfé s’est trouvé souvent réduit aux petites propor- tions des ouvrages d’orfévrerie. Il est vrai que les statuettes d'argent qu'il a faites pour le tabernacle de la cathédrale de Séville, et qui sont en très- grand nombre , offrent un dessin correct et un travail ex- quis; mais, malgré leur mérite, on regrette qu'un homme de génie ait consacré autant de veilles à un labeur aussi exigu , aussi prolixe, lorsqu'il était ca- pable des entreprises les plus vastes. On a de lui dans le Sagrario de la même cathédrale , les Evangélistes el les Docteurs, slalues en marbre de 20 pieds de SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 279 hauteur , d'un grand style et d'une belle exécu- tion. Louise RoLpaN, fille d’un sculpteur estimé , apprit de son père l’art de tailler la pierre et le bois; et, malgré la délicatesse de son sexe, elle entreprit de grands ouvrages, et mania le ciseau avec hardiesse et facilité. Elle eut bientôt surpassé son père , qui avait pourtant un vrai talent. Lorsqu'elle sentit sa force et que sa réputation fut bien établie, elle quitta sa ville natale et s'établit à Madrid, où ses ouvrages obtin- rent un grand succès. Cette capitale, ainsi que Sé- ville, possède plusieurs morceaux estimés de Louise Roldan. Le plus célèbre de ses ouvrages est un Cru- cifix plus grand que nature , que l'on voit à Sisante, ville de la Manche. Ce chef-d'œuvre réunit le beau idéal des formes , les convenances du caractère moral, à la science et à la correction du dessin : le travail des pieds et des mains et l'expression de la tête sont admirables. La statue de la Vierge, qui exprime pro- fondément tous les sentiments de la douleur à la vue de son fils crucifié, n’est pas moins digne d’admi- ration. Cette artiste mourut à Séville, en 1704, à l’âge de 5o.ans. Jean VALDEZ, mort dans la même ville en 1697, cultiva la peinture, la sculpture et Parchitecture. II fut directeur de l’école des beaux-arts de Séville et l’antagoniste de Murillo. Peut-être que l'envie entra pour quelque chose dans le mauvais vouloir qu’il por- Lait à son rival; peut-être aussi que laimable et bril lant talent de Murillo ne pouvait sympathiser avec le 280 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE caractère sombre et le genre sévère de Valdez. Il est toujours certain qu’il ne dissimulait point l’aversion qu'il portait à son rival; et qu’il le desservait Loutes les fois que l'occasion s’en présentait. On ne lui a point pardonné ce travers blâmable et malheureuse- ment trop fréquent dans les arts et dans les lettres. Au reste, Valdez fut un bon professeur ; il donnait vo- lontiers des conseils à ses élèves, et se les affection nait par le soin et par la douceur avec lesquels il corri- geait leurs ouvrages. Ce maître avait de l'instruction et démontrait savamment les principes de son art. Son dessin éfait ferme el correct, et sa couleur un peu monotone; sa touche vigoureuse, mais un peu sèche , convenait à son humeur hypocondriaque. Il se plaisait à traiter des sujets tristes et lugubres, qu'il rendait d'une manière terrible. On voit de lui, dans l'église de la Charité, à Séville, un tableau dece genre, où il a représenté les emblêmes de la mort. Au milieu de sa composilion, il a placé le cadavre d’un évêque, encore revêtu de ses habits pontificaux. L'éclat de l'or, du satin, des broderies rehaussées par des pierres précieuses , forment un contraste horrible avec l’état de dissolulion des chairs et le hideux aspect des vers et des insectes de toute espèce qui les dévorent. J'ai souvent examiné ce {ableau , unique en son genre : il fait horreur à voir, tant l'imitalion en est énergique et fidèle. Mais lorsqu'on a surmonté la première im- pression, on ne peut s'empêcher d'admirer l'attention assidue et le soin que Valdez a mis à rendre, jusqu’à l'illusion la plus complète, les progrès de la putré- faction, la multitude et l’activité des insectes qui pullulent de toutes parts dans son tableau. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 261 Voici encore un autre peintre Andaloux, d'un ca- ractère grave et sombre, dont les ouvrages sont très- nombreux à Séville, et fort estimés dans toute la Péninsule {1}. Ce peintre, nommé ZURBARAN, est as- sez connu des amateurs et des artistes de notre capi- tale, depuis que M. Agnado a réuni dans sa riche collection quelques-uns des tableaux remarquables de ce maître. Zurbaran est très-inégal ; on peut même dire qu’il existe peu de bons tableaux de lui ; mais parmi ce nombre, il s’en trouve d’une telle vigueur de touche, d’une hardiesse d’effet, d’un modelé si ferme, si ex- traordinaire , il y a un tel parti pris dans la distribu- tion des lumières et des ombres, qu’on ne peut s'em- pêcher d'admirer le talent original et le caractère unique qui les distinguent. J'ai vu beaucoup de productions de Zurbaran, en Andalousie, à Madrid et autres villes de l'Espagne ; j'ai été rarement satisfait des ouvrages de ce peintre. Le tableau le plus éminent que je connaisse de lui, est un Christ expirant sur la croix, qui se trouve dans le grand couvent de la Merci, à Séville. C’est un tableau du premier ordre, non seulement dans les parties de l’art qui distinguent particulièrement cet artiste, maïs aussi par la sublime expression de la tête, par la cor- rection et l'effet du dessin, et plus encore par le sen liment profond des convenances dans un sujet aussi austère. La couleur un peu triste et sombre de ce peintre ajoute même un nouveau degré de mérite à 1) ZurBARAN est né à Fuenté de Cantos en Estramadura , et mort en 1662, âgé de 63 ans. 282 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE sa composition. Le site est admirable de poésie ; une faible lumière répand une clarté livide sur un fond chargé de ténèbres ; la mort semble régner sur ces rochers arides et sauvages et sur la cité proscrite ; les édifices et les fortifications de la mystérieuse Solime sont d’un caractère imposant, extraordinaire; ils se dessinent singulièrement sur un vaste horison, sans nuire à l'objet principal et à l’unité de l'effet. Le Christ domine celte scène lugubre, et s’en détache d'une manière étonnante. On ne peut, sans émolion, fixer les yeux sur ce beau corps en proie aux plus affreuses souffrances, ni voir cette tête divine, où le calme et la résignation ont vaincu l’amertume et la douleur. Mais il faut voir ce tableau dans la pieuse enceinte qui lui a été consacrée, et pour laquelle il a été fait : il faut le voir avec la magie d'une lumière bien calculée, et le profond recueillement qu’inspire ce sanctuaire silencieux (1). Si Zurbaran avail produit beaucoup de tableaux semblables, il faudrait le placer à côté du Dominicain et de Daniel de Volterre. Mais on voit avec regret que l’auteur d'un chef-d'œuvre aussi parfait se jette dans une affectation d'originalité sauvage, qui le rend souvent bizarre et même ridicule. On voit aussi de ce peintre quelques bons tableaux dans la chapelle St.-Pierre de la cathédrale de Sé- (1) Ce tableau fait l'unique ornement d’un oratoire isolé, dis- posé avec beaucoup d'art et de convenance; c’est un lieu de re- cueillement et de méditation qui n’est pas ouvert à la foule, et dans lequel on ne pénètre qu'avec une permission particulière el accompagné d’un religieux. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 283 ville, à la fameuse chartreuse de Xerès et au palais de Buen-Retiro ; ces derniers représentent les travaux d'Hercule. Philippe IV, charmé de son ouvrage, lui dit: « Jete fais peintre du Rot: car tu es déja le roi « des peintres. » C'est un assez pauvre jeu de mots que Zurbaran dut trouver charmant. Indépendamment de ces grands maitres, on re- trouve , dans plusieurs grandes villes et notamment à Madrid, quelques artistes d’un vrai mérite, qui sou- tinrent, jusqu'à la fin du XVIF. siècle, l'honneur de la peinture. De ce nombre est CamiLLo, né dans cette capitale et mort dans la même ville en 1671. Camillo et son élève André VarGas ont excellé par la beauté du co- loris. La touche du maître et celle de l'élève sont si parfaitement identiques , que lon confond leurs ta- bleaux, et qu’il est dificile de les distinguer. Le ta- bleau de S",-Marie-Egyptienne , représentant l'appari- tion de la Vierge à cette sainte, passe pour le chef- d'œuvre de Camillo. Ce peintre fut l'ami de Velas- quez. Il s'était tellement appliqué à rendre convena- blement les sujets de dévotion, et il en avait tellement pris l'habitude, qu'il donnait aux dieux et aux per- sonnages de la fable, l'air de béatitude et de recueil- lement des saints ; il représentait Junon et Proserpine avec lexpression de la Vierge, et Jupiter sous les traits de Jésus-Christ. Né aussi à Madrid, François Ricer, fut peintre et architecte de Philippe IV. La capitale possède de lui plusieurs tableaux qui font honneur à son talent. Mais son vrai titre de gloire est la construction de l'église 284 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE de Tolède : c'est une des plus belles choses, en ce genre , qui existent en Espagne, si riche en mo- nuwents religieux. Comme peintre, Ricci avait une grande facilité d'exécution, une imagination vive et abondante ; mais il était incorrect, et n’aimaitpoint à corriger et à reloucher ses ouvrages. Il est mort à lEscurial en 1684, à l’âge de 77 ans. Contemporain de Ricci, mais plus correct el plus coloriste que lui, Joseph Doxoso , né à Consuegra, en 1628, vint se fixer à Madrid après avoir passé quel- ques années à Rome. Il fut un peintre très-laborieux et fort estimé ; il réussit également dans l’architec- ture. Cet artiste a peint beaucoup d'ouvrages à fresque. On remarque de lui à Madrid, dans l’église de SL.- Just-el-Pastor , un tableau de la Cène, que lon pren- drait pour être de Paul Véronèse. Donoso est mort à Madrid en 1686. Il a écrit sur la peinture et sur lar- chitecture : son livre est fort recherché en Espagne. Madrid vit naître aussi, à la même époque, Jean Nino DE GUEvVARA, peintre, qui se fixa à Malaga, où il est mort en 1698. Nino est considéré , à juste titre , comme un des meilleurs peintres espagnols du XVII. siècle. Il se distingua par la beauté du coloris, par une touche ferme et vigoureuse, et sut mettre plus de style et de correction dans son dessin que Murillo. Les villes de Malaga, de Cordoue et de Grenade pos- sèdent plusieurs de ses ouvrages. On doit encore citer, parmi les artistes qui ont brillé dans la Péninsule, durant le XVIH. siècle, Ma- nuel PErEïra, Portugais, mort à Madrid en 1667. C’est un sculpteur fort habile, dont les ouvrages sont SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 285 très-recherchés des connaisseurs. Les plus remarqua- bles sont l'excellente statue de St,-Benoit, qui est sur la porte du couvent de St.-Martin à Madrid, et celles de St. -Bruno et de St.-Isidor. Pereïra, devenu aveugle, fit en terre le modèle de la statue de St. -Jean-de-Dieu, et en dirigea, par le tact, l'exécution en pierre , faite par ses élèves. Depilles nous rapporte un trait sem- blable de l’aveugle de Cambiasi, sculpteur italien , qui modelait parfaitement eu cire, et faisait des por- traits fort ressemblants. (V. le Cours de peinture, par Depilles, p. 329.) François XIMENEZ , peintre, né à Tavazona, appar- tient au même siécle. Il fit le voyage de Rome, où il passa quelques années. À son retour, il fixa sa rési- dence À Sarragosse, où il est mort en 1666, âgé de 78 ans. On voit dans le couvent des Carmes et autres églises de cette ville de grands tableaux de Ximenez, dont plusieurs ont jusqu’à 32 pieds de hauteur. Son dessin était pur, ses compositions animées et bien entendues. C’est l'artiste le plus distingué de cette contrée de PEspagne. Séville compte aussi, dans la dernière moitié du XVII. siècle, un peintre distingué, Pedro Nuxez, qui réussit également dans l’histoire et le portrait. Il eut un dessin correct, une touche ferme, une belle fonte de couleurs, une expression forte. Il avait été l'élève du Guerchin, et conserva beaucoup de l’éner- gie et de la manière de son maitre. Il mourut à Sé- ville, sa patrie, en 1500. Valence, dont nous avons déjà signalé plus haut le rang élevé dans les arts, Valence, durant Île 286 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE XVI. siècle, vit naître un peintre remarquable par la correction du dessin et plus encore par le moelleux du pinceau et Ja fraicheur du coloris. Jean Cox- CHILLOS FALCO, issu, en 1651 , d’une famille noble, non seulement honore son pays par son lalent, mais encore par son patriotisme. C’est à ses soins, à sa sollicitude, à ses sacrifices, que lon doit l'existence de l'Académie des beaux-arts de Valence. Il ouvrit cette Académie à ses frais et dans sa propre maison. C’est chez lui que se réunissaient les différents professeurs de ce cours gratuit et public : artistes généreux qui secondaient Conchillos dans son entreprise vraiment libérale. Cette Académie, qui comprenait les trois arts, peinture, sculpture et architecture, a rendu de grands services à l’industrie si active, si intelligente des Valenciens. Les rois d'Espagne ont, dans la suite, doté généreusement celte Académie, connue sous le nom de $t.-Charles; ils y ont attaché les préroga- tives les plus flatteuses , et confirmé les statuts de sa fondation. Conchillos est mort à Valeuce en 1711. Cordoue nous offre encore au nombre de ses illus- trations, Jean de ALFAro , né dans cette ville en 1680, et surnommé le Vandick espagnol. Il avait pris pour modèles le Titien, Rubens et Vandick. Ses portraits sont fort recherchés : il réussissait également dans le paysage. | L'Espagne possède aussi une bonne école de paysa- gistes, école qui se distingue par un faire particu- lier, et qui n’a aucun rapport avec toutes les autres écoles du même genre. Elle excelle ordinairement par la vérité du site, par la simplicité de leffet, SUR L'ÉCOLE DE PEINFURE ESPAGNOLE, 287 par la fidélité de limitation. On peut dire, à la louange des paysagistes espagnols, qu'ils ont eu le bonheur d’écarter tout système , tout effet de con- vention , et de chercher leurs inspirations dans la nature. Le climat même les a secondés dans ces heu- reuses dispositions, en leur permettant presque sans cesse, de travailler au grand air, et de placer leur atelier au milieu des sites charmants qu’ils ont su rendre avec lant de vérité. IRIARTE , mort à Séville en 1685, est le plus cé- lèbre des paysagistes espagnols du XVIL. siècle. Mu- rillo faisait le plus grand cas de ses ouvrages ; il avait habitude de dire qu'Iriarte composait ses paysa- ges par inspiration divine : tant il était charmé de l'effet merveilleux et de la vérité de ses tableaux ! Murillo était hé d'amitié avec Iriarte, et lui dut ses succès dans le paysage. La plus grande partie des ouvrages de cet excellent paysagiste se trouvent dans les cabinets de Séville. Ce peintre était né en Bis- caye. À la même époque. un peintre de marine fort re- nommé existait à Cadix. Né dans cette ville en 1610, il est connu sous le nom d'ENRIQUÉ DE LAS MARI- NAS, à cause du genre qu'il avait adopté. Il n’a peint que des marines. On estime le mouvement et la lim- pidité de ses eaux, la fidélité des manœuvres et des formes des diverses espèces de bâtiments ; mais il mit peu de correction dans le dessin de ses figures, tout en conservant d'ailleurs la justesse de leur action. Enriqué a été dans la marine ce que fut notre Claude Lorain dans le paysage ; ce dernier, malgré son ta- 288 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE lent admirable, ne put jamais dessiner correctement une figure humaine ni un animal. Quelques peintres estimables parurent encore pen- dant les premières années du siècle dernier, et per- pétuèrent les traditions de leurs prédécesseurs. Mais soit qu'ils se trouvassent comme écrasés par la réputa- tion croissante de tes grands maîtres, et par les éloges qu'on leur prodiguait sans cesse , soit qu'ils ne se sen- tissent pas de force à lutter avec eux, la plupart se contentèrent de reproduire leurs ouvrages, adoptè- rent indistinctement leurs diverses manières , leurs défauts et leurs beautés, et ne devinrent que des plagiaires et des copistes serviles. L'originalité et les traits du génie sont extrêmement rares parmi ces derniers artistes. L'’exigence et le goût du public sans doute y contribuèrent aussi.On leur demanda de toutes parts de se rendre les fidèles imitateurs des peintres leurs devanciers, de reproduire leurs ouvrages; toutes les études aboutirent à cette fin, et il se forma une pépinière d'excellents copistes. J'ai vu en Espagne des hommes fort habiles qui ont passé leur vie à copier les christs du Divino MoraLës (1) et les (1) MoraLs surnommé e/ Divino, à cause du genre de tableaux qu'il peignit toute sa vie, élait n£ à Badajos en 1509, où il est mort en 1588. I fut l'élève de Pierre Campana, et conserva beau- coup de la correction de dessin et de la sage composition de son maître. Il avait un pinceau facile et précieux en même temps. Ses ouvrages sont d'un beau fini, mais la touche en est hardie. Sa couleur est bonne et l’effet de ses tableaux trés-aimable. Ils sont presque tous d’une petite dimension, et il n’a peint que des sujets de dévotion qu'il entendait fort bien. Il avait une piété poussée à l'extrême. On ne saurait le placer au nombre des ar- tistes du premier ordre; mais c'était un bon, un estimable peintre, dont on a beaucoup exagéré le mérite. SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 289 vierges de Murillo, et auxquels on n’a jamais de- mandé un grand tableau de leur cru, dans lequel ils auraient pu faire preuve de leur talent et donné car- rière à leur imagination. Ce concours de circonstances, si contraire aux élans du génie, arrêla en Espagne la marche ascendante des beaux-arts. Le goût se dégrada de plus en plus. La peinture déclina rapidement , sans descendre toute- fois, dans la Péninsule, aussi bas et au point de dégra- dation où la firent tomber en France, à la même époque , les Boucher, les Pierre , les Lagrenée et grand nombre d’autres artistes d’un goût détestable. Peut-être le respect religieux et presque fana- tique pour les ouvrages des grands maîtres, qui se perpétua dans l’école espagnole, la préserva-t-elle d’une chute aussi plate. Quoi qu'il en soit, ce demi- siècle parait avoir été stérile, non seulement dans le midi, mais dans toute l’Europe. Il présente une vraie lacune dans l’histoire de la peinture. Mais sous le règne de Charles II, protecteur éclairé des arts et du génie, toutes les institutions utiles se multiplièrent en Espagne ; des académies darts, de sciences , de belles-lettres , s'ouvrirent de toutes parts ; toutes les villes un peu importantes , eurent de grandes écoles de dessin , où les trois arts libéraux furent enseignés et encouragés par de nobles récompenses. Et tandis que le sage Vien préparait en France la restauration de la peinture, le savant MENGs, at- tiré à Madrid par Charles HE, s’occupait activement de la réforme de l’école espagnole. On connait le 19 290 ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE talent de Mengs, et le goût classique et pur que ce peintre habile s'était formé par l'étude de Raphaël et de l'antique. Compatriote et ami de Winckelmann , il s’attacha au grand style des anciens, il en fit la première base des études dans les arts, et s’efforça d'introduire dans la peinture le beau idéal dont les Grecs nous ont laissé les modèles les plus parfaits. Mengs termina sa carrière en 1775, comblé des faveurs du souverain et recherché de tout ce qu'il y avait de plus distingué à Rome et à Madrid. Les palais royaux d'Espagne sont pleins des ouvrages de Mengs; ils sont très-estimés par la pureté du des- sin, l'élégance et le bon goût des draperies, la ri- chesse de la composition et la beauté de la couleur. Il n’a peut-être manqué à Mengs que d'éviter le dé- faut qu’on lui reproche , un peu de froideur , pour se placer au premier rang , à côté des peintres les plus célèbres. Mais il fut un bon guide; personne mieux que lui n'était propre à faire rentrer les études dans la bonne voie, à combattre avec succès les écarts fantastiques de la nouvelle école, et le goût extra- vagant qui l’éloignait chaque jour de l'antique et de la belle nature. Dans cet aperçu un peu long, quoiqu’incomplet, nous avons vu combien la vie artistique a été grande et féconde par delà les Pyrénées, dans ce pays isolé, peu connu et long-temps peu accessible ; nous avons vu combien les artistes y ont été recherchés, encouragés, etles productions des arts remarquables et nombreuses. En effet rien n’égale l’activité, l'ardeur avec les- SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. 291 cd quelles, dès les premières années du XVE:. siècle , les artistes Espagnols ont cherché des leçons et des modèles ; {ous ceux qui se sentaient quelque vocation pour l'étude, ont couru à cette Italie où le génie des arts et des lettres fermentait de toutes parts, à cette Rome, si riche en monuments et en souvenirs anti- ques ,et qui voyait, au milieu de ses ruines, apparai- tre des noms aussi glorieux que ceux de Bramante , de Raphaël, de Michel-Ange. Après un long séjour sur la terre classique , les artistes Espagnols sont revenus dans leur patrie, et l'ont enrichie des connaissances qu'ils avaient acquises à l’école des grands maîtres. Les uns, ainsi que Louis Vargas (1) et Juanez, y ont propagé le goût pur, la correction ;, les grâces aimables de Raphaël ; les autres, tels que Cespedès, Hernandez, Berruguette, y ont fait admirer la science du dessin, le caractère grave, la sévérité, le grandiose de Buonarotti. Le plus grand nombre s'est attaché à l'étude de la couleur. C’est à l'école de Venise que l'Espagnol a puisé ce colorisfier et vigoureux, qui convenait à son caractère et qui le distingue particulièrement. Tous ces artistes ont reçu, dans leur patrie, des marques publiques de l'estime qu’on leur portait et de l’admiration universelle qu'inspirait leur beau ta- (4) Nous avons déjà signalé ces deux grands artistes comme les fondateurs des deux écoles de peinture les plus anciennes et les plus célébres de l'Espagne. Celle de Séville est sans comparaison la premiére , par les grands talents et le nombre d'artistes qu'elle a produits; Valence vient ensuite, el en troisième lieu Madrid, qui à notre époque s’est placée au premier rang. Les autres ont dé- cliné depuis un siècle. 202 ESSAI SUR L'ÉCOLE DE PEINTURE ESPAGNOLE. lent. On peut juger de l'enthousiasme avec lequel ils furent accueillis de leurs compatriotes , par la multi- tude d’ouvrages qu'on leur confia, par le prix élevé qu'ils en reçurent, et plus encore par les éloges qu’en ont faits les auteurs contemporains, avec cette expres sion chaleureuse et souvent hyperbolique, qui carac- térise les peuples du midi. J'ajouterai à ces considérations générales une ob- servation qui me paraît importante, c’est que, dans la Péninsule Ibérique , les artistes ont mérité à un haut degré l'estime particulière et les nobles distinctions qu’on leur a prodiguées, non seulement par la supé- riorité et le nombre de leurs ouvrages, mais encore par leur tenue honorable, par la dignité de leur con- duite , par les connaissances solides et variées qu'ils réunissaient à la pratique de l’art. Presque tous avaient reçu ou s'étaient donné une instruction peu com- mune ; beaucoup d’entre eux étaient bons poètes, bons littérateurs, souvent même profonds érudits ; les langues anciennes , les sciences exactes et naturelles leur étaient familières ; ils avaient fait une étude approfondie de l’antiquité. Louis Vargas, Pacheco, Velasquez, Alonzo Cano, De Arfé, De Las Roelas, Donoso , Berrugueté, Palomino, Cespedès étaient des philologues, des orientalistes, des antiquaires distin- gués. Ces rares qualités, celte grande existence so- ciale, qui honoraient à la fois les beaux-arts et Par- tiste, méritent de fixer l'attention de l’histoire. On ne saurait trop rappeler aux hommes ces beaux exem- ples , ni entourer de trop de gloire cette vie intellec- tuellé d'étude et d'art, qui ennoblit et console lhuma- nité. MÉMOIRE SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , ASTRONOMIQUES & PHYSIQUES, AU MOYEN-AGE, EN FRANCE ET SPÉCIALEMENT EN NORMANDIE; Par M. COUPPEY, Membre associé-correspondant. TE —— Dans une circulaire adressée par M. Villemain , ministre de l'instruction publique, aux correspondants des comités historiques, le 31 décembre 1840, nous lisons : « Pour les sciences, il importerait d'indiquer au « comité les documents qui serviraient à constater « l’état des connaissances mathématiques , physiques, « cosmographiques, pendant la durée du moyen-âge. « Telles seraient ces espèces d’encyclopédies qui ont « eu cours si long-temps, et qui ont donné lieu à tant « de commentaires ; tels seraient également les traités « spéciaux d’une époque ancienne, relatifs à telle ou « telle science particulière. » 294 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , C'est dans cette vue que nous allons analyser et commenter deux ouvrages encyclopédiques, propres à donner une idée de l’état des sciences aux époques qui suivirent la profonde ignorance des VIII. , IX°., et X°. siècles, et qui opérèrent une première résur- rection, c'est-à-dire dans les XI°. et XIE. siècles. PREMIÈRE PARTIE. Il existe dans les œuvres de saint Anselme , d’abord abbé du savant monastère du Bec et ensuite arche- vêque de Cantorbéry, sous le règne de nos Ducs- Rois, un traité intitulé : De imagine mundi, C’est une compilation présentant tout ce qu'on savait alors de géographie, d'astronomie et de physique. Ce traité est-il de saint Anselme ? Il y a lieu d’en douter, parce qu'on le trouve, à peu de variantes près, dans les œuvres d'Honoré Scholastique d'Autun, un des pre- miers savants du XIT. siècle, et qu’il a été mis en prose et en vers, sous le nom de divers auteurs, aux mêmes époques (1). C’est une encyclopédie qui parait avoir eu beaucoup de vogue, et qui, sous ce rapport, mérite d’être signalée. Füût-elle de saint Anselme, les erreurs, les absurdités même dont elle est remplie ne devraient pas atténuer le profond respect dû à cet illustre prélat, qui fut le Malebranche et le Pla- ton de son temps : la métaphysique et la théologie étaient alors les sciences dominatrices et florissantes ; (4) Notice des manuscrits de la bibliothèque du Roi, tome Ve p. 253 et suivantes. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES 295 les sciences naturelles étaient dans l'enfance ; sans re- courir à lobservation et à lanalyse, on compilait quelques faits dans les anciens, dans Pline le natura- liste surtout, et l’on s’en tenait là. Le traité De imagine mundi déclare d’abord que la forme de l’univers est ronde, que les modèles de tous les êtres, présents, passés et futurs, existaient de toute éternité dans les conceptions divines, et que la création a matérialisé ces idées éternelles et composé le monde avec les quatre éléments. « Ces quatre éléments sont le feu, l'air, Peau et « la terre, qui se résolvent l’un dans l’autre ; le feu « se transforme en air , l'air en eau, l’eau en terre ; « et, en sens contraire , la terre se résout en eau, « l’eau en air et l’air en feu. La terre, comme plus « plus pesante, occupe le lieu le plus bas; le feu, « comme plus léger, le lieu le plus haut; les deux « autres éléments occupent le milieu. L'eau plus pe- « sante que l'air tient à la terre; l'air, plus léger « que l’eau, est voisin du feu. » Un chapitre assez obscur a pour objet d’établir des rapports entre ces quatre éléments, d’une part, et les quatre humeurs qui existent dans l’homme et les quatre saisons de l’année, d'autre part. Cette physique n'est sans doute pas celle de New- ton et de Lavoisier ; il semble surtout étrange qu'on ait regardé comme un élément , c’est-à-dire comme une substance simple, la terre qui, à l'œil même, west qu'un composé d’une infinité de matières; mais il faut se souvenir qu’il ny a pas cent ans que la distinction des quatre éléments était encore la pre- mière base de la physique des écoles. 296 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, « La terre est d'une forme ronde ; si quelqu'un la voyait d'un point élevé dans les airs, la hauteur des montagnes et la concavité des vallées lui pa- raitrait moins que les doigts de celui qui tient une boule ronde daïs sa main (infiniment moins cer- tainement !) Le tour de la terre est de cent quatre- vingt mille stades, ou de douze mille cinquante-deux milles. Elle est au centre du monde, comme le point au milieu du cercle; elle n’est supportée par aucun appui, mais par la puissance divine, ainsi qu'on lit dans l'Ecriture : Ne me craindrez-vous pas, dit le Seigneur , moi qui ai suspendu la terre au milieu du rien ? Elle est entourée de l'Océan comme d’une ceinture; l’abîme, dit le Psalmiste, lui sert de vête- ment ; dans l'intérieur elle est pénétrée de courants d’eau, qui sont comme les veines dans le corps hu- main et qui amollissent son aridité; partout où la terre est creusée, on trouve de l’eau. « Elle se partage en cinq zônes ou espaces circu- laires : les deux extrêmes sont inhabitables à cause du froid, celle du milieu inhabitable à cause du chaud, parce que le soleil ne s’écarte jamais de celle-ci et n’approche jamais de celles-là. Si vous présentez un corps sphérique devant un grand feu , le milieu sera le plus chaud, les deux extrémités seront froides et deux zones seront {empérées. La première de ces zônes s'appelle septentrionale, la seconde solstitiale , la troisième equinoctiale, la qua- trième brumale, la cinquième australe ; la zône sols- titiale est la seule que nous sachions être habitée. « Cette zône habitable est divisée en trois parties ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 297 « par la mer Méditerranée, savoir : l'Asie, PEurope « et l'Afrique. » Avant d'aller plus loin, remarquons que si les milles de ce temps-là étaient comme les milles anglais de nos jours, on aurait évalué le tour du monde à en- viron quatre mille de nos lieues ordinaires ; et nous savons maintenant que le grand cercle de la terre a neuf mille lieues. Une autre observation se présente ici naturelle- ment. Comment, après avoir si bien défini la rondeur de la terre , et supposé deux zônes dans l'hémisphère austral comme dars le nôtre , ne supposait-on pas d’autres terres habitables que le vieux continent, et d’autres habitants? quoi de plus vraisemblable ? Si dans la partie du globe opposée à la nôtre, l’eau et les corps existants à la surface de Ja terre ne tom- baient pas dans le vide, que devenait l'argument de l’impossibilité physique des antipodes, développé par tant d'auteurs graves ? La réponse à ces questions est que dans ces siècles-là, où, après la grammaire et la dialectique, la théologie était la seule science qui füt sérieusement cultivée, les sciences naturelles, comme nous lavons dit , étaient dans un état de stu- pide enfance, privées de leurs appuis indispensables , l'expérience et l'analyse. Celui qui avait entassé dans sa mémoire quelques faits non vérifiés, extraits de Pline, de Ptolémée ou même des poètes, se croyait physicien. Si un esprit observateur entrevoyait une découverte importante, il passait bientôt à côté sans l'approfondir. Aussi, dans ce moyen-âge où l’on défi- nissait si bien la forme ronde de la terre, l’évêque de 298 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , Saltzbourg en Bavière, Virgile, était forcé de rétracter ignominieusement son opinion sur l'existence des an- tipodes, comme si c'eût été une hérésie criminelle , et plus tard, lorsque lPaudacieux Colomb sollicite quelques vaisseaux pour aller à la conquête d’un nou- veau monde, la plus grande objection qu’on lui fait, dans les conseils du Roi d'Espagne , est que son opi- nion est contraire aux opinions des Pères de l'Eglise. « L'Asie tire son nom d’une reine nommée Asia. A son extrémité occidentale est le paradis terrestre, lieu délicieux, mais inaccessible maintenant au genre humain, parce qu’il est entouré d’une mu- raille de feu qui s'élève jusqu’au ciel. Dans ce jar- diu est l'arbre de vie, dont le fruit rendrait im- mortel celui qui en mangerait. On y voit aussi la fontaine qui se divise en quatre fleuves, lesquels se plongent dans la terre pour en sortir ensuite et se répandre en diverses contrées. L’un, que l’Ecriture nomme le Physon, devient le Gange, qui naît dans les montagnes de l'Inde et se jette dans l'Océan oriental. Celui qui est nommé dans l’Ecriture le Géon, reparaît sous le nom de Nil, qui prend sa source au-pied du mont Atlas, est d’abord englouti dans la terre, renaît sur les rivages de la mer Rouge, entoure l'Éthiopie, traverse l'Égypte, et se jette dans la mer par sept embouchures, auprès d'Alexandrie. Enfin le Tigre et l'Euphrate, prove- nant comme les deux autres de la fontaine du pa- radis, sortent de l'intérieur de la terre, dans les montagnes de l'Arménie, et, descendant vers le midi, se jettent dans la mer Méditerranée. Autour ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 299 « du paradis sont des lieux déserts, horribles et ina- « bordables, à cause de la multitude des serpents et « des bêtes féroces. » Je m’abstiens de toute réflexion sur ce paradis ter- restre, qu'aucun voyageur moderne n’a encore décou- vert; je ferai seulement remarquer les deux grosses erreurs géographiques qui consistent à faire sortir le Nil du mont Atlas, et à faire entrer le Tigre et l’Eu- phrate dans la mer Méditerranée. Mais le pays qui a donné lieu au plus grand nombre de fictions et de contes, c’est l’Inde. Alexandre en avait conquis les provinces septentrionales. Les rois de Syrie y pénétrèrent plus ou moins, à différentes époques. Se- leueus Nicanor envoya en ambassade auprès d’un roi, dont la capitale était Palibothra, sur les bords du Gange, Mégasthènes , un des lettrés de son royaume, qui, à son retour, publia en grec une relation de ses voyages dans Inde, empreinte d’un merveilleux ou- tré , et ses récits furent copiés par les auteurs les plus illustres des âges suivants, tels que Strabon, Pline, Arrien, Diodore de Sicile, Pomponius Mela Le moyen- âge , avec son goût pour l'extraordinaire et le mer- veilleux, ne devait rien retrancher de ces anciens écrits ; il devait même enchérir dessus. Voici le cha- pitre de l'Inde, dans le livre De imagine mundi : « L'Inde tire son nom du fleuve {ndus, qui prend « sa source au nord dans le mont Caucase, et, se di- « rigeant vers le midi, se jette dans la mer Rouge. « Dans cet Océan, qui la baigne à l'occident, est l'ile « de Taprobane, illustre par ses dix villes. Ce pays a « deux étés et deux hivers chaque année, et la ver- 300 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , « dure y est perpétuelle. Là sont les îles Chrysa et Argusa, qui produisent en abondance , la première l'or, la seconde largent. La terre y est toujours couverte de fleurs. Là, on trouve la pierre nommée onyx par les Grecs, parce qu’elle présente la forme de l’ongle. On trouve dans l’Inde des montagnes d’or dont on ne peut approcher , parce qu’elles sont gar- dées par des gryphons et des dragons. C’est là qu'est le mont Caspie duquel la mer Caspienne a tiré son nom, etoù Alexandre força de se réfugier des nations très-féroces, nommées Gog et Magog dans PEcriture- Sainte; elles vivent de viande crue et sont anthro- pophages ; elles viendront à la fin du monde com- battre sous les étendarts de l’Antéchrist, suivant l’Apocalypse. L'Inde a 44 provinces, de hautes forêts et des montagnes dont le sommet touche aux étoiles. Dans ces contrées montagneuses sont les Pygmées, hauts d’une coudée , qui sont continuellement en guerre contre les grues; chez ce petit peuple on est pubère à trois ans et vieux à huit. Il y à une autre race qu'on appelle Macrobiens , hauts de douze coudées , qui combattent contre les gryphons. Le gryphon est un animal qui a le corps d’un lion, les griffes et les ailes d’un aigle. « Là, vivent les Brachmanes qui se brülent volon- tairement par le désir qu'ils ont d’une autre vie. Il y a des peuples qui tuent leurs père et mêre devenus vieux et les mangent, et celui qui refuserait d'en manger passerait pour dépourvu de tendresse filiale. Il y en a d’autres qui ne vivent que de poisson cru , et dont la boisson est l’eau salée de la mer. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 301 « On trouve dans les Indes, des monstres tels, qu'on ne sait si on doit les ranger dans la classe des hommes ou dans celle des bêtes. Par exemple, il y a des peu- ples qui ont les pieds tournés à contre-sens des nôtres et huit doigts à chaque pied ; d’autres qui ont des têtes de chien, des ongles aigus et un son de voix qui ressemble à l’aboiement ; leur vêtement est de peaux de bêtes. Il y en a chez qui les enfants naissent avec des cheveux blancs, lesquels deviennent noirs dans leur vieillesse, qui excède de beaucoup les bornes de la nôtre. Il y en a qui n’ont qu’un œil comme les Cyclopes. Il y a une nation qui n’a qu’un pied, mais cela ne l'empêche pas d’être agile à la course ; ce pied est susceptible de s'étendre comme une om- brelle, de manière que, quand ils veulent se reposer, ils se couchent par terre sur le dos et étendent ce pied qui les met à l’abri des rayons du soleil ou de la pluie. On y voit des peuplades sans tête , qui ont un œil sur chaque épaule, des trous en forme de bouche et de nariues sur le haut de la poitrine, et du poil sur tout le corps comme les animaux. D’autres peu- ples ont les oreilles d’une telle grandeur, qu’ils s’en enveloppent le corps comme d’un manteau. Auprès des sources du Gange, il y a une race d'hommes qui ne mangent ni ne boivent, et qui vivent de la seule odeur des fruits ; quand ils voyagent , ils por- tentun fruit avec eux, et en aspirent l’odeur de temps en temps; ils sont d’un tempérament si délicat , si sensible aux odeurs , qu’une odeur mauvaise suffit pour leur donner la mort. « Il y a dans l'Inde des serpents d’une telle taille, 302 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, qu'ils peuvent avaler des cerfs tout entiers et tra- verser à la nage le vaste Océan. « On y voit un animal nommé Leucotrota , qui a le corps d’un âne, les cuisses d’un cerf, la poitrine d'un lion, le sabot d’un cheval, une corne qui se partage en deux , une gueule ouverte jusqu'aux oreilles, et au lieu de dents une mâchoire solide ; sa voix ressemble presque à la voix humaine. Il y en a un autre , nommé Aële, qui a le corps d’un cheval, les mâchoires d’un sanglier, la queue d’un éléphant et des cornes longues d'une coudée ; une de ces cornes est repliée sur le dos , l’autre lui sert pour combattre, et, quand celle-ci est rompue ou obtuse, il dresse l’autre en avant et s’en sert contre son en- nemi; il habite également sur terre et dans les eaux. Il ÿ a aussi des taureaux jaunes, dont la peau très-dure émousse le fer, et dont les cornes repliées sur le dos sont susceptibles d’érection , et se portent en avant quand il faut combattre ; il est impossible de domp- ter ces animaux. « Une autre bête, nommée Manticora , a la figure de l’homme, trois rangs de dents dans la gueule, le corps d’un lion , la queue d’un scorpion, les yeux bleus , le poil rouge, la voix sifflante et accentuée comme une composition musicale; sa course est plus rapide que le vol d'un oiseau. « Il y a des bœufs qui ont trois cornes et cinq pieds. Enfin on y trouve la licorne, qui a le corps d’un cheval , la tête d’un cerf, les pieds d’un éléphant, la queue d’un porc; sa corne est au milieu du front, longue de quatre pieds, brillante et très- ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 303 « aiguë. Cette bête est extrêmement féroce ; avec sa « corne, elle transperce facilement ses ennemis ; on la « peut tuer, mais on ne peut la dompter. « I y a dans le Gange des anguilles de trois cents « pieds de long, qui sont bonnes à manger. Il y a « aussi des reptiles qui ont des pinces comme l’écré- « visse, longues de six coudées, et si fortes, qu’ils s’en « serven{ pour tirer à eux les éléphants et les immer- « ger dans le fleuve. « La mer des Indes produit des tortues si grandes, « que leur coquille peut servir de demeure à une « famille. « L'Inde produit l'aimant , pierre qui attire le fer, « le diamant, qu’on ne peut briser qu’à l’aide du sang « de boue. » Que de merveilles , bon Dieu ! Que de singularités et de monstruosilés dans cette contrée lointaine et mystérieuse ! L'imagination du moyen-âge n'avait pas créé tout cela ; la plus grande partie de ces choses étranges Jui avait été transmise par les auteurs déjà cités, et le nom de l'ile Taprobane était assez beau, assez sonore , pour plaire aux romanciers chevale- resques du douzième siècle. Ils ne l'avaient pas in- ventée, cette île merveilleuse, que l’on croit avoir été l’île de Ceylan ou celle de Sumatra : Pline, aussi crédule qu’un légendaire , rapporte qu'un roi de Ta- probane envoya vers l’empereur Claude des ambas- sadeurs, qui racontèrent aux Romains des choses igno- rées jusqu'alors, entr'autres, que leur île renfermait cinq cents villes, el qu’au centre existait un lac de trois cent soixante-quinze milles de circonférence. Ces 304 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , ambassadeurs furent étonnés à la vue de la Grande- Ourse et des Pléiades, constellations qui ne se mon- traient point sur leur horizon; ils furent encore plus surpris de voir leur ombre s’allonger dans un sens contraire à ce qu’ils voyaient ordinairement , et le so- leil se lever à leur gauche et se coucher à leur droite. Ils assurèrent que, dans leur pays, la lune ne parais- sait jamais qu'au huitième jour de son renouvellement, et ne continuait d’être visible que jusqu'au seizième. Quelques-unes de ces circonstances portent à croire que cette ambassade venait de quelque île de l’hémi- sphère austral, de Madagascar peut-être, et non pas de Ceylan ou de Sumatra, situées sous l’équateur , où la Grande-Ourse et les Pléiades sont visibles. Com ment Pline ne sentait-il pas que ce lever du soleil à contre-sens et cette imparfaite apparition de la lune ne peuvent avoir lieu dans aucun endroit de la terre ? Pline , grand liseur et compilateur infatigable, de- mandait aux livres ce qu'il ne faut demander qu'aux choses mêmes, à l’aide de l'observation et de l’ana- lyse. Avant la découverte du cap de Bonne-Espérance , et les établissements des Portugais sur les côtes de l'Inde, cette vaste contrée n’était connue en Europe que de nom seulement, et, tout ce qui est inconnu passant pour merveilleux, il ne faut pas s'étonner qu'elle ait servi de texte à tant de fictions. On en rece- vait cependant les richesses et les diverses productions; mais c'était par lintermédiaire d'Alexandrie , dont les commerçants , Arabes de nation, abordaient sur les rives indiennes, sans jamais pénétrer dans l’inté- ASTRONOMIQUES ET CHIMIQUES. 30 rieur. Nous voyons dans le charmant poème de Parthenopez de Blois, composé dans le douzième siè- cle, qu’on faisait venir d'Alexandrie, des soieries, d’au- tres éloffes qu’il appelle siglaton, de lencens, du poivre, du girofle, du carmin , des épices, des remèdes contre tous maux, d’agiles coursiers , des éperviers , des autours , des singes. En revenant des Indes, notre encyclopédiste passe par la Mésopotamie , dans laquelle il suppose encore l'existence de Ninive , ville que le prophète Jonas ne put parcourir qu’en trois journées , et de Babylone, fondée par le géant Nembrod , dont parle la Bible, et embellie par la reine Sémiramis Il est certain qu'une cité du nom de Babylone figure assez souvent dans les auteurs du moyen-âge , historiens et poètes, et il est indubitable que cette Babylone n'était autre que la riche et populeuse ville de Bagdad , où rési- daient les Califes, successeurs de Mahomet. Mais notre auteur attribue à Bagdad les dimensions et les tra- vaux merveilleux de la Babylone antique dont il n'existait plus alors de trace , et dont l’antantisse- ment complet est encore un mystère d'histoire et de chronologie. Babylone subsistait encore du temps de Pline qui en parle , quoique déchue et éclipsée par la splendeur de la nouvelle cité de Séleucie (r) : au temps des croisades , elle avait disparu, sans laisser de vestige. « Ses murailles, dit notre auteur, sont larges de « cinquante coudées et hautes de deux cents. L'en- (1) Pline, livre VE, chapitre XX VI. 306 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , « ceinte de la ville a quatre cent quatre-vingts stades. « Elle est fermée par cent portes d’airain; le grand « fleuve de l'Euphrate coule au milieu; sa citadelle , « qu'on appelle Babel, a quatre mille pas de hauteur. Il parle ensuite de la Chaldée où fut inventée l'as- tronomie , et de l'Arabie où l’on recueille l’encens et où s'élève le mont Sinaï. Il y place la nation des Sar- rasins, Sarraceni, ce qui est exact; mais il y met aussi les Ammonites, les Moabites, les Iduméens et les Madianites, dont les noms n’existaient plus que dans les livres de l’Ancien-Testament et avaient dis- paru dès le temps de Jésus-Christ. Ce qui concerne la Syrie, la Palestine et l'Egypte n'offre pas d'erreurs importantes ; mais l'article du mont Caucase nous ramène à des contes merveilleux joints à des erreurs géographiques. « Le mont Caucase s'étend depuis la mer Cas- « pienne jusqu'aux frontières de l'Europe. C'est là « qu'habitent les Amazones, nations de femmes qui « font la guerre contre les hommes. Dans le voisinage, « sont les peuples de la Colchide, les Massagètes et « les Sarmates. Séres est une ville de POrient qui « donne son nom à la province de Sérique, où l'on « recueille beaucoup de soie. Auprès sont la Bactriane, « l’Albanie ainsi appelée parce que les hommes y nais- « sent avec des cheveux blancs, la Scythie ou autre- « ment la Hunie, d'où sont venus les Huns et où l’on « compte 44 nations. Là, sont les monts Hyperborées « et Ja forêt d'Hircanie où l’on voit des oiseaux dont « les plumes jettent une grande clarté pendant la nuit. « C’est dans ces mêmes parages qu'est l'Arménie où ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES, 307 « se voit le mont Ararath , sur le sommet duquel « l’arche de Noë se reposa après le déluge ; on en voit « encore aujourd’hui les débris, cujus usque hodie ibi « ligna videntur. Non loin est la province de Cappa- « doce, où les cavales conçoivent en human le vent , « mais les poulains qui naissent de ce genre de con- « ception ne vivent pas plus de trois ans. Pline rapporte qu’en Lusitanie , aujourd’hui le Por- tugal, les juments conçoivent quelquefois par laspira- ralion du vent d'occident, et que les poulains qui en naissent dans ce cas ne vivent pas plus de trois ans (1). L’Asie-Mineure ne nous a semblé donner lieu à aucune observation. C’est surtout à l’aide des Actes des apôtres et des Épitres de St.-Paul que l’auteur en fait la description. Venons, enfin, à notre Europe. Le tableau qui en est présenté est généralement assez vrai; mais il y a deux erreurs importantes, qui peignent les bornes étroites de la géographie et de la critique historique de ce temps-là. L'auteur dit que le fleuve de l'Elbe , qui coule dans la Germanie supérieure , se jette dans l'Océan du nord qui ferme l'Europe de ce côté, et que c’est là qu'habitent les Danois et les Norwégiens ; ce qui prouve que, malgré les nombreuses émigrations des hommes du nord qui avaient peuplé tant de con trées de l'Europe méridionale, on n'avait point d'idées de la situation de la mer Baltique et de la configuration géographique du nord de l'Europe. Une antre erreur 4) Pline, livre VIHIE, Chap. X LI, 308 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , qui se rattache à l’histoire de France et qui a subsisté bien des siècles , est ainsi exprimée : « La France tire son nom du roi Francus , fils « d'Hector et petit-fils de Priam, qui, fuyant avec « Enée, après la destruction de Troie, sa patrie, « vint fonder , sur les bords du Rhin, une ville qu’il « nomma aussi Troie et appela la terre France « (et terram Franciam cognominavit. ) » Cette opinion fort étrange a pourtant régné pendant environ mille ans. On la trouve exprimée de la manière la plus formelle dans notre vieux historien latin Aimoin, dans Hinemar , dans les histoires générales de France écrites en latin par Gaguin et Paul-Emile. Guil- laume-le-Breton, dans son histoire en vers hexa- mètres de Philippe - Auguste, nomme Francion ce prince Troyen, et décrit avec une exactitude précise la niarche de sa colonie le long du Danube, comme s’il l'eût accompagné ; son établissement en Germanie; comme quoi un prince d’entr'eux se détacha de la colonie pour venir fonder Paris , et, enfin, comme quoi Pharamond descendait en ligne directe de ce brave Hector au panache floitant, qu'a chanté la muse d'Homère. Un poète du XV°. siècle, qui à = écrit en vers français l’histoire de notre patrie, Jehan le Maire, a intitulé son ouvrage : Des illus- trations de Gaule et singularités de Troie , et il célèbre comme des faits authentiques les courses de Francus , ou Francion , ou Francon , Car son nom varie suivant les auteurs ; et il le conduit des rivages fumants d’Ilion incendié et renversé jusque sur les bords du Rhin où il donne son nom à la Franconie. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 309 Quel fut le premier inventeur de cette fable dont l'origine n’est indiquée nulle part? C’est une question qui parait insoluble. Quoi qu’il en soit , voici à cet égard un passage fort judicieux de Duhaillan, qui vivait sous Henri IL et qui a composé une histoire générale de son pays « La plupart de nos chroniqueurs annalistes n’ont eu autre recours qu'aux fables et mensonges , d’au- tant qu’ils vivoient en siècles barbares, auxquels Les bonnes lettres étoient mises sous le pied, et les bons livres ou brülés par les Goths, Vandales et Huns, et autres barbares nations qui éteignirent et suffo- quérent la lumière des bonnes lettres , ou avoient été cachés sous terre pour éviter leur fureur , et que, par ce moyen , lesdits écrivains étoient privés de la connaissance des bons auteurs, sans laquelle ils ne pouvoient sainement juger de l’histoire de la nation françoise. Ceux qui, long-temps après, et près de notre siècle, en ont écrit, sont tombés dans la même erreur suivant les traces des autres, pour n'avoir voulu lire que ces auteurs-là, sans vouloir prendre la peine de lireles plus anciens que l’âge poli nous a découverts; desorte que les auteurs les mieux reçus des François sont ceux qui sont les plus men- songers , lesquels ont laissé une opinion enracinée en leur fantaisie, qu’ils sont issus des Troyens, et qu'ilssont nommés François de Francus ou Francion, fils d'Hector, qui, après le sac de ladite ville, se sauva avec ceux qui purent échapper des armes et du feu. des Grecs.... Voilà l'opinion de nos François sur l’étymologie de leur nom , laquelle, si quelqu'un 310 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , « voulait leur ôter, il commettroit, selon leur juge- « ment, un grand crime, ou pour le moins il serait en « danger de perdre son temps (1°. L'Angleterre partagea cette manie de vouloir des- cendre des Troyens! Elle avait des chroniques latines, traduites d’un vieux livre breton de l’Armorique , d’après lesquelles un certain Brut ou Brutus, fils d'Enée, vint fonder une colonie dans l'ile nébuleuse d'Albion, C’est dans l’histoire de Brut et de ses suc- cesseurs, qu'on trouve les noms , si célèbres dans nos romans de chevalerie, de Lancelot, Tristan, Perceval et du roi Artur. Notre compatriote , Robert Wace, a, dans le XIE. siècle, versifié cette histoire , digne pen- dant de son poème historique de Rou. Le pédantesque Ronsard avait choisi Francion pour le sujet d’une épopée, dédiée à Charles IX, intitulée : la Franciade et qu’il laissa imparfaite ; elle commence ainsi : Muse, entends-moi des sommets du Parnasse : Guide ma langue, et me chante la race Des rois François issus de Francion, Enfant d’'Hector, Troyen de nation. Suivons maintenant notre géographe du moyen-âge dans le continent et les iles de l'Afrique ; il en décrit la partie septentrionale d'après les auteurs du temps de l'empire romain , sans se douter de ces villes nou- vellement fondées , de ces nouvelles démarcations de provinces, en un mot, de ces immenses changements qui suivirent l'invasion des fanatiques et courageux 4) Duhaillan. Discours préliminaire. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. SU: seclateurs de Mahomet. Il est certain qu'à partir de cette époque l'intérieur de l'Afrique , même de l’Afri- que romaine , fut complètement inconnue aux Euro- péens. « Vers le midiest l'Ethiopie, dit-il ; elle est divisée en « deux : Pune est située dans l’orient , et l'on y trouve « la ville de Saba dont le Seigneur a parlé dans l'Evan- « gile ; l’autre est dans l'occident. Au milieu de ces « deux Ethiopies, habitent les Garamantes,chez qui est « unefontaine, si froide pendant le jour qu'il est impos- « sible d’en boire , et si chaude pendant la nuit qu’on « ne peut pas y mettre la main. Dans leur voisinage « habitent les Troglodites , qui attrappent à la course « les animaux les plus agiles. Au-delà de PEthiopie « sont des espaces immenses, inconnus aux hommes et « inhabitables, tant à cause de l’excessive ardeur du « soleil que de la multitude des serpents. Enfin , on « trouve le grand Océan, qu’on dit bouillir en cet en- « droit par l'effet de la chaleur du soleil , comme de « l’eau dans un vase placé sur un brasier. Aux extré- « mités de l'Afrique, du côté de loccident, est la « ville de Gadés, bâtie par les Phéniciens, qui a donné « son nom à la mer environnante. Dans l'Océan même «_est la haute montagne de l'Atlas, qui donne son nom « à la mer Atlantique. Atlas fut un roi d'Afrique , « frère de Prométhée , qui a donné son nom à cette « montagne, parce qu'il y séjournait pour y faire ses « observations astrologiques, ce qui a fait dire qu'il « supportait le ciel sur ses épaules. » Placer la ville de Gadès en Afrique et le mont Atlas dans l'Océan , sont deux erreurs faciles à apercevoir. 312 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, Le chapitre suivant a pour objet les îles situées autour de l'Afrique , ou entre l'Afrique , l'Europe et l'Asie. Il n'y a rien à remarquer relativement aux îles de l'archipel grec ni à celles de la Méditerranée. Il est toutefois à noter que dans le moyen-âge on avait la manie de faire dériver tous les noms de villes ou de provinces du nom d’un premier Roi. Ainsi Ja Sicile avait pris son nom de son roi Siculus; l'Italie, du roi Jtalus ; la Sardaigne, d’un roi Sardus, fils d’Hercule : c'était comme une règle générale. « Dans cette île de Sardaigne , dit notre auteur, «il n’y a ni loups ni serpents; il y a une chauve- « souris vénimeuse dont la morsure donne Ja mort ; « on y trouve une herbe qui fait mourir dans les « contractions d’un rire forcé ceux qui en mangent. « Il y a des sources chaudes qui rendent Ja santé aux « malades et qui frappent de cécité les voleurs qui « en boivent. » Dans le siècle présent on chercherait peut - être inutilement ces sources miraculeuses, dont l’eau serait de quelque utilité dans Padministration de la justice criminelle. « Auprès du mont Atlas sont les îles Gorgones, « parce que les Gorgones y habitaient , et le jardin « des Hespérides. Plus loin était cette grande île dont Platon a parlé, plus grande que l'Europe et l'Afri- que , et qui fut engloutie dans la mer avec tous ” ses habitants. On ne voit plus à la place que les flots de l'Océan. Vers les sources du Nil est Pile « Ethiopienne de Meroé , où dans l'été le soleil ne « produit pas d’ombres’ C’est là que croit le bois = ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 13 « d’ébène. Auprès de cette île est la ville de Syène, « où l’on voit un puits de soixante coudées de pro- « fondeur , creusé par des philosophes, et au fond du- « quel tombent perpendiculairement les rayons du « soleil dans le mois de juin (il fallait ajouter à midi « pour être exact.) » Tout ceci n’est que la répétition de ce qu'avait dit l'antiquité grecque et latine. Ne traitons pas avec trop de légèreté ce souvenir si ancien d’une grande île atlantique. Les ouvrages de Bailly et de Bory-Saint- Vincent portent à croire à de semblables boulever- sements, et à ne voir, dans les Canaries et les iles du Cap-Vert et des Açores, que les monuments d’une violente commotion produite par des feux volcaniques, à la suite de laquelle un continent aurait été englouti, et les eaux qui couvraient le grand désert de Sahara et une partie de l'Europe , se seraient précipitées dans le bassin nouvellement creusé de la mer Atlan- tique. Il est douteux que le puits de Syène , où le soleil parvenu dans le cancer dardait, à midi, ses rayons perpendiculaires , et qui existait dans le temps de la civilisation grecque et romaine , existât encore dans les XF. et XIT. siècles ; au moins ne faut-il pas le croire sur lautorilé d’un écrivain qui attribue aux diverses contrées , comme existant encore de son temps, tout ce qu'il a lu dans ses auteurs classi- ques. | Il parle d’une autre île qu'il appelle lle perdue, insula perdita, et qu'il dit avoir été visitée par saint Brandan. Cette énonciation, sans aucuns détails, a 314 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, piqué notre curiosité et nous a fait lire les légendes de saint Brandan, en prose et en vers. Nous y avons appris une des plus curieuses histoires du moyen-âge. Saint Brandan, ou Brendan, ou Bryndan, né en Irlande dans le VE. siècle, fondateur d’un grand nombre de monastères, dans les Orcades et les îles Shettland , fut un jour poussé par les flots avec ses compagnons jusqu’au milieu du grand Océan à l'oc- cident de l'Afrique. Là , il aborda sur les rivages dé- licieux d’une île habitée par des esprits bienheureux, qui, sous la forme d'oiseaux d’une couleur éclatante , chantaient continuellement les louanges de Dieu. Des fruits dignes du paradis terrestre, ornaient des arbres magnifiques , admirables au regard. Saint Brandan y séjourna quelques mois , et de retour dans son pays il raconta , ainsi que ses compagnons , les merveilles dont ils avaient été témoins. Je passe sous silence toutes les supercheries et même les noires malices dont usa le démon pour taurmenter le saint, soit pendant l'aller , soit pendant le retour ; ce serait trop de merveilleux à la fois. Les contemporains de saint Brandan, curieux de voir ce lieu charmant, tentèrent la même navigation , mais inutilement ; tous les aven- turiers en furent pour leurs peines et leurs dépenses, ce qui fit appeler cette île l'ile perdue. N’y aurait-il pas dans ces récits, en apparence fabuleux, un fond de vérité , consistant en ce que les vents auraient poussé saint Brandan du: nord au sud sur les rivages de l'ile de Madère, ou de toute autre des groupes des Canaries ou des Açores? Cette nouvelle terre devait paraître un paradis à des moines accoutumés ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 315 au sol ingrat et à l’âpre température des Orcades et de l'Irlande septentrionale. Des serins et des perro- quets , avec leur plumage brillant et leurs accents mélodieux , ont pu facilement leur sembler des anges qui chantaient les louanges du Seigneur. Un vent de sud les aura ramenés en Irlande , et l’imperfection de Part nautique aura empêché d’autres voyageurs de retrouver cette ile, dont la réputation aura dû se grossir singulièrement. Après avoir décrit la portion de la surface du globe dont on avait alors connaissance, l’auteur dit deux mots de l'intérieur de la terre dans un chapitre in- titulé : De inferno : ubi sit. I ne semble pas douter que l'enfer ne soit placé au centre de la terre, et il en fait la description , tant d’après des phrases de l’Ecriture- Sainte que d’après les descriptions des poètes payens ; le Styx et le Phlégéthon y figurent; c'est un éclectisme assez étrange. Il regarde les volcans comme des sou- piraux de cette immense fournaise sur la voute de laquelle nous marchons. « Outre cette prison centrale, «il y a encore, dit-il, d’autres lieux , soit dans les « iles, soit sur le continent, où les âmes humaines « subissent des châtiments , soit au milieu des froids « et des vents excessifs, soit parmi le souffre et les « flammes : sunt et alia loca multa, sive in terris , sive « an insulis, pœnalia, etc. » Ceci fait allusion surtout à ce fameux purgatoire de St.-Patrice, situé en Irlande, et dont on raconte tant de prodiges. Ce saint, qui vivait dans le Ve. siècle , porta la lumière de l'Evangile chez les Irlandais. On ne sait à quelle époque commença la croyance de son 316 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, purgatoire ; mais il est certain qu’elle eut une vogue inconcevable dans les XIIe., XIIIe. et XIVe. siècles, non seulement chez les légendaires et les poètes, mais chez les plus graves historiens , tels que Mathieu Paris qui en fait de longs récits, bien merveilleux et bien terribles. En fait, suivant les divers témoignages , il y avait au milieu d’un lac, en Irlande, à deux lieues de la cité de Dungal , une île montagneuse , dans les flancs de laquelle existait une caverne profonde et tor- tueuse comme un labyrinthe. Celui qui y descendait avait dû d'abord s’y préparer par des purifications , des prières, et avoir reçu labsolution de ses péchés ; il avançait dans la caverne, à la lueur de lumières faibles et lointaines qui le guidaient. S'il avait fait une fausse confession , s’il n’était pas sincèrement repentant, jamais il ne reparaissait au jour ; quelque- fois ses lamentables cris, échappés du fond de la terre, annonçaient jusqu'au dehors de cet antre re- doutable , qu'abandonné aux mains des démons, il allait expier ses crimes dans des tortures éternelles ; si au contraire il avait un repentir sincère, il subis- sait des supplices modérés et temporaires qui le pur- geaient de ses souillures. Au sortir de ce lieu , aucune chose de ce monde n’avait plus d’attrait pour lui ; on ne le voyait jamais rire, et il était toujours dans les pleurs à la vue des erreurs des hommes. Le trou- vère Gautier de Metz et le trouvère féminin, connu sous le nom de Marie de France , ont fait de ces pro- diges le sujet de longs poèmes. Henri VUE ordonna de combler ces cavernes , dont il est difficile de savoir ce qu'il faut penser. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 317 L'auteur ayant divisé la nature en quatre éléments, après avoir traité de la terre, ainsi que nous venons de le voir, passe au second élément de la physique ancienne , l’eau. Il dit en parlant de l'Océan: « Il'entoure la terre comme une ceinture. Le mou- « vement de ses flots est subordonné à Papproche et « à l'éloignement de la lune; cet astre Pattire par « une espèce d'aspiration et le repousse par une « espèce de respiration. cujus aspiratione retro trahitur « et ejus impulsu refunditur. Le flux et le reflux ont « lieu deux fois par jour ; ils croissent avec la lune « et décroissent avec elle. Quand la lune est dans « l’équinoxe , sa proximité fait gonfler extraordinai- « rement les eaux de la mer. qui sont moindres dans « les solstices à cause de l'éloignement de cet astre. « De dix-neuf ans en dix-neuf ans les marées suivent « les mêmes variations, parce que le cours de la lune se trouve le même. » Cette aspiration de la lune ferait croire qu'on avait eu dès-lors l'idée de l'attraction newtonienne. Bède, CS dans son traité De natura rerum emploie des expres- sions équivalentes ; mais cette respiration qui repousse les eaux de la mer est une théorie ridicule. Ce n'est pas aux solstices que les marées sont le moins fortes ; au contraire : l’auteur n'’habitait pas le voisinage de l'Océan. Quant à la période de dix-neuf ans, qui ra- mène les mêmes positions de la lune par rapport au soleil et aux jours de l’année , c’était une décou- verte de l’astronome grec Méthon, bien connue de l'antiquité. Un chapitre, dont le mérite n'est pas la clarté, à 318 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, pour but d'établir , à l’aide de passages de la Bible, qu’au milieu de l'Océan existe le grand abyme dont il est fait mention dans les Saintes-Ecritures, et des cavernes qui pénètrent dans l’intérieur du globe et d’où sortent les esprits des tempêtes, spiritus pro- cellarum. « « « Les extrémités de l’Océan , ne recevant pas la chaleur du soleil , sont dans un état de glace éter- nelle. Mais la partie qui est au milieu , et qui partage le globe en deux, est toujours bouillante, parce que le chemin du soleil est directement au- dessus. La mer ne s’augmente point par l’affluence des rivières, parce qu’une partie de ces eaux est absorbée par les sables, qu'une autre s’évapore au soleil, qu'une autre, enfin , retourne dans la terre par des conduits secrets, et donne naissance aux fleuves, rivières et fontaines. Quoique l'Océan re- çoive une si grande quantité d’eau douce, il de- meure toujours salé, parce que l'eau douce s’éva- pore plus facilement et l’eau salée reste; de là vient que le fond de la mer est plus salé que la surface. La lune s’alimente avec les eaux douces , et le soleil avec les eaux amères : lunæ alimentum est in dulcibus aquis , solis vero in amaris. « L'eau de la mer s’insinue dans les veines de la terre et dépose son amertume ; elle sort douce des fontaines et retourne à la mer, et comme nous lisons dans la Bible que tous les fleuves viennent d’une source commune dans le paradis terrestre, nous devons croire que cette source de toutes les eaux douces provient de ce vaste gouffre que nous avons dit exister au milieu de l'Océan. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 319 On voit ici cette manie qui a duré jusque dans Île siècle dernier, de faire intervenir l’Ecriture-Sainte dans les sciences physiques et cosmographiques. Quant à cette alimentation du soleil par l’eau de la mer, et de la lune par l’eau douce , elle était généralement crue dans l'antiquité (Voir entr'autres auteurs Pline, livre >, chapitre ro1). Sur quoi cette opinion était- elle fondée? D’où venait ce goût du soleil pour l’eau salée, et de la lune pour l’eau douce ? Il est difficile d’en trouver la raison , à moins d'admettre, comme Anacréon, que tout boit dans la nature, et que chacun a son goûl. « Les fontaines sont chaudes en hiver et froides en été. Cela vient de ce qu’en élé la chaleur de l’air repousse le froid dans la terre , calor aerrs repellit frigus in terram, et qu’en hiver, au con- traire, le froid de l'atmosphère repousse la chaleur (admirable physique !). Quant aux sources qui sortent toutes chaudes du sein de la terre , ou qui répandent des exhalaisons putrides, cela provient de ce que les vents qui circulent dans les entrailles du globe y allument des amas de soufre et autres matières semblables ; l’eau qui traverse des lieux ainsi échauffés sort toute chaude. Il y a aussi des souterrains pleins de serpents qui infectent les eaux voisines ; telle on dit qu'est la fontaine du Styx. L'eau de la mer Morte est immobile et résiste à l’action des vents, parce qu’elle est toute chargée de bitume , qui provient des sources mêmes d’où les premiers hommes en tirèrent pour bâtir la tour de Babel. » 320 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, L'air vient à son tour , non pour être décomposé par des Priestley et des Lavoisier , mais comme troi- sième élément. « L'air remplit tout l’espace, en apparence vuide, « qui s’élend depuis la terre jusqu’à la lune. C’est « cet air que nous respirons et qui nous fait vivre. « Il est d'une nature humide; les oiseaux y volent « comme les poissons nagent dans l’eau. Les démons «< y font leur séjour en attendant le jugement dernier, « ce qui les fait appeler par saint Paul les puissances de l'air. C’est avec l'air qu'ils se forment des corps, quand ils veulent se rendre visibles aux hommes. La division des vents ne donne lieu à aucune obser- vation. L'auteur ajoute : a & « Les vents emportent les eaux dans l'atmosphère, où elles se condensent et forment des nuages, dans « lesquels les vents se trouvant engagés font des « efforts violents pour en sortir, d’où résultent un « fracas et une collision enflammée, qu’on appelle « le tonnerre ; le feu qui résulte de la collision est « l'éclair ; il est plus subtil que le nôtre, il est d’ail- « leurs poussé avec une grande impétuosité par les « vents, ce qui fait que rien ne peut lui résister. « L’arc-en-ciel a quatre couleurs ; il est formé du « soleil et des nuages, ex sole et nubibus formatur { une de ces phrases vagues avec lesquelles on sup- pléait à l'analyse et à l'expérience , sans lesquelles il n’y a point de science). Les rayons sont re- « poussés par la concavité d'un nuage, comme lors- « que Je soleil donne sur un vase plein d’eau, et que « son image se reproduit au plancher de l'apparte- = ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 321 « ment. Le ciel fournit à cet arc la couleur du feu, « « « l'eau la couleur du pourpre ; lair la couleur bleue ou hyacinthe, et la terre la couleur verte du gazon. » Ce galimathias était une répétition , presque avec les mêmes mots, de ce que dit Pline, au livre 2 de son Histoire naturelle. « La pluie tombe des nuages ; les petites gouttes d'eau se réunissent pour en former de plus grosses; et celles-ci, trop pesantes pour que l’air puisse les supporter, tombent sur la terre. Quoique la majeure partie de la pluie provienne des évaporations de la mer , cette eau est douce , parce que, cuite par les rayons du soleil, solis igne decocta , elle a perdu son amertume. De même l’eau de la mer devient douce en se mélant avec la lerre. Quand les vents et le froid ont glacé subitement les gouttes de pluie, elles deviennent de la grêle ; quand les vapeurs humides ne sont pas encore complètement réunies en gouttes, et que le froid vient les saisir, elles forment la neige, laquelle ne tombe jamais en pleine mer {fait faux). La rosée vient de l'atmosphère , lorsque Pair est chargé de vapeurs aqueuses qui, refroidies par la nuit et les rayons de la lune, sont distillées sur la terre ; si le froid est vif, la rosée devient blanche gelée. Les nuées sont des vapeurs qui s'élèvent de la terre , comme nous voyous de la fumée s’exhaler de l'eau chaude. Toute espèce de corps réunit plus ou moins des quatre éléments. Ainsi lorsque le bois brûle , la partie ignée est ce qui chauffe , la partie terreuse devient la cendie ; l’eau et l'air s’éva- nouissent sous la forme de fumée. 21 322 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , « Les étoiles qui nous semblent se détacher du ciel « pendant la nuit, ne sont pas étoiles, mais de petits « feux que le souffle des vents attire de la sphère du « feu dans la sphère de l'air, et qui ne tardent pas à « s'éteindre dans notre atmosphère humide. La peste « vient de la sécheresse, ou de la chaleur , ou de la « corruption de l'air, qui, respiré par nous, donne la « mort, » L'air donne la peste, parce qu’il est corrompu. C’est le Quare opium facit dormire? Quia est in eo virtus dor- mitiva. Les phrases générales sont funestes à la culture des sciences. « Tout ce que nous venons de décrire se rapporte à « l'espace qui est entre la terre et la lune, et que « l'élément de l’air occupe ; au-dessus est élément « du feu , l’éther , où règne une sérénité perpétuelle. « Cette région de l’éther surpasse en subtilité, en « pureté, l'air grossier qui environne la terre, autant + que l'air surpasse l’eau. C’est avec l'éther que les « anges se font des vêtements, quand ils se rendent « visibles aux hommes. » Dans le temps où la terre était le centre de tout le système planétaire et le lieu le plus bas, il était na- turel de penser qu’à mesure qu’on s'élevait , des êtres plus parfaits habitaient un élément plus pur. Telle a été l'opinion de l'antiquité, surtout des sectes platoni- ciennes. Cicéron fait dire à Scipion l’Africain montrant à son fils tout le système du monde : « Le dernier « cercle qui entoure la terre est le cercle de la lune, « laquelle reçoit sa clarté des rayons du soleil ; au- « dessous il n’y a plus rien que de mortel et de péris- ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 323 « sable , à l'exception des âmes données à la race « humaine par le bienfait des dieux; au-dessus de la « lune tout est éternel. » La terre n’était véritable- ment dans cette opinion que le réceptacle des immon- dices de l'univers. Le moyen-âge qui observait peu et calculait encore moins, ne pouvait secouer le joug des erreurs anciennes , ni découvrir le système véritable établi plus tard par Copernic. « C'est dans l’éther ou élément du feu que les sept « étoiles appelées planètes , c’est-à-dire errantes , font « leur révolution en sens contraire du ciel. L’immense « célérité du mouvement du firmament qui le porte en « vingt-quatre heures d'Orient en Occident entraine « les planètes qui cependant, par leur mouvement « propre , s’'avancent d'Occident en Orient , comme si « vous supposiez une mouche sur la roue d’un moulin, « emportée par le mouvement de cette roue, et mar- « chant cependant sur la roue dans un sens contraire. «a Les planètes sont tantôt au-dessus, tantôt au-dessous « de la ligne du zodiaque. Elles sont tantôt station- « naires dans leur course, tantôt accélérées, tantôt «a rétrogrades , selon qu’elles sont poussées , ou arré- « tées, ou rejetées en arrière par la force des rayons « du soleil. (On remarque ici quel embarras c'était d'expliquer les stations , l'accélération et la rétrogra- dation des planètes , phénomènes que l'œil observe et qui s'expliquent si facilement par la fixité du soleil et le mouvement de tous les autres corps célestes autour de lui ; cette théorie au surplus est une répé- ütion de ce qu'on lit dans Pline.) La lune est située « sur la limite du monde terrestre et de la région des 324 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES , € « planètes qui flottent dans l’éther ; elle nous paraît plus grande que les autres , parce qu'elle est plus près de nous et qu’elle tourne dans le premier cercle qui environne la terre. Elle a la forme d'un globe ; sa nature est de feu mêlé d’eau (qui peut le savoir ?); elle n'a point de lumière propre, mais elle reçoit comme un miroir et renvoie les rayons du soleil. L'ombre qu’on regarde dans son disque est sans doute l’effet de l’eau. Si elle n’était pas mêlée d’eau , elle brûlerait la terre par sa trop grande proximité , car elle est plus grande que la terre, quoiqu'en raison de son éloignement,elle nous offre la grandeur d’une mesure à blé. » ( La lune est bien plus petite que la terre; mais, à une époque où la théorie de la parallaxe et de la mesure des triangles était chose inconnue , on ne pouvait faire que de vaines conjec- tures tant sur la grosseur que sur la distance des planètes. } « Elle est brillante du côté opposé au soleil et obscure de l’autre. C'est dans son plus grand éloi- gnement du soleil qu’elle nous paraît le plus bril- lante ; elle ne croît ni ne diminue , mais par l’oppo- sition de la terre , objectu terræ , elle est plus ou moins privée de la lumière du soleil ( expressions inexactes). Quoiqu’elle soit emportée chaque jour par l’impétuosité du firmament d'Orient en Occi- dent, cependant par un mouvement contraire à celui du monde, contra mundum nitens , elle parcourt d'Occident en Orient tous les signes du zodiaque en 27 jours, et recommence une même suite de phases tous les dix-neuf ans.» A la vérité, il semble aux yeux que le ciel tourne d'Orient en Occident en vingt- ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 325 quatre heures, et que chaque jour chaque planète avance plus ou moins en sens contraire dans le zodiaque : c’est la mouche sur la roue qui tourne dont il a été parlé plus haut. Il a fallu, pour établir l'opinion con- traire, vaincre beaucoup d'illusions et d’obstacles. « La seconde planète est Mercure , de forme sphé- a rique, nature de feu , plus volumineux que la lune ; « il reçoit comme la lune sa lumière du soleil, et « parcourt le zodiaque en 339 jours. » La révolution de Mercure dans le zodiaque est de 87 jours 23 heures seulement. Cette planète est difficile à observer dans nos latitudes, à cause de la longueur des crépuscules et de son peu d’éloignement du soleil. « La troisième planète est Vénus, qu’on appelle aussi « Hesperus , ou Lucifer, ou Vesper ; elle est de forme « ronde , nature de feu {comment le savait-on?) ; elle « a une marche aussi à l’encontre du monde (toujours « la même illusion !) et parcourt le zodiaque en 348 « jours. » (Mal observé, puisque la révolution de Vénus n’est que de 224 jours 16 heures). « La quatrième planète est le Soleil, nature de « feu, de forme sphérique , huit fois aussi gros que la « terre (l’astronomie moderne l'a considérablement « grossi ). Le mouvement impétueux du firmament « le porte chaque jour d'Orient en Occident ; mais, « luttant contre ce mouvement, il s’avance d'Occident « en Orient, et parcourt le zodiaque en 365 jours. a Pendant le jour, il luit sur la terre où nous sommes, « et pendant toute la nuit il éclaire le dessous , totà « nocte lucet sub terrä. Quand il monte vers le nord , « nous avons l'été et les longs jours ; quand il re- 326 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES 1 « descend vers la partie australe , nous avons les jours « courts et l'hiver. » Si les deux hémisphères sont tour à tour éclairés, et s'ils ont tous deux leur hiver et leur été, pourquoi ne pas supposer la terre habitée par tous les points? Rien de plus naturel. Mais alors, comme nous l'avons déjà observé , la théologie occupait seule tous les esprits studieux ; on en creusait les questions avec une curio- sité infatigable, dont notre siècle indifférent ne peut se faire une idée ; et une compilation indigeste de faits et de principes, souvent contradictoires , et qu’on ne songeait jamais à approfondir, s'appelait un Traité de philosophie naturelle, ou De la nature des choses, ou prenait toute autre dénomination semblable. « La cinquième planète est Mars, de forme ronde, « d'une nature de feu très-ardent ; il parcourt le zo- « diaque en deux années. » Ceci est assez bien observé. La planète de Mars est d’un rouge couleur de sang, et sa révolution dans le zodiaque est de 656 jours. « Jupiter, de forme ronde, d'une chaleur tempé- « rée, parcourt le zodiaque en douze ans. » Cette durée est exacte. La clarté brillante de Jupi- ter, qui le rend toujours facile à apercevoir la nuit, est probablement la cause de cette connaissance pré- cise : parce que sa lumière est blanche, brillante et agréable à l'œil, c'était une planète d’une chaleur tempérée ; parce que Mars a une couleur de sang ou de fer rougi, c’était une planète d’un feu très-ardent : l’ancienne physique n’avait pas de fondements plus solides. ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 327 « Saturne est la septième planète, de forme sphé- « rique, nature glacée ; il marche, comme les autres, « à l'encontre du mouvement journalier du firmament, « et parcourt le zodiaque en trente ans (ceci est « exact). Tous les trente ans, au moment où Saturne « recommence sa révolution, une statue de métal « coulée en fonte, aurait la propriété de parler comme « un homme. » C'était une superstition des temps d'ignorance, fondée sur une absurdité. Pour savoir dans quel mo- ment précis Saturne recommence sa révolution trente- naire, il faudrait connaître dans quel point du zodiaque il l’a commencée à l’origine du monde. Quoi qu’il en soit, plusieurs savants ont eu la réputation, dans les temps d’ignorance, d’avoir une statue de métal qui parlait et rendait des oracles. « Les points où les planètes sont le plus éloignées « de la terre, sont : pour Saturne, la constellation du « Scorpion ; pour Jupiter, la Vierge; pour Mars, le « Lion; pour le Soleil, les Gémeaux ; pour Vénus, le « Sagittaire; pour Mercure, le Capricorne, et pour « la Lune, le Bélier. » C'est un uon-sens, même dans le système de la terre au centre de l'univers. « Les sept orbes des planèies roulent avec la plus « douce harmonie et produisent un concert délicieux. « Nous ne pouvons l'entendre, parce qu'il a lieu au- « delà de la région de l'air, dont la lune marque la u frontière. D'ailleurs l'étendue des sons serait trop « grande pour nos oreilles étroites. Nos sept notes de « musique sont une imitation de la musique céleste. 328 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, « La lune dans son mouvement fait #t, Mercure fait « ré, Vénus mi, le Soleil fa, Mars sol, Jupiter la, Sa- « turne 5. » Vient ensuite le ealcul des tons et demi-tons d’une planète à une autre. Il est indispensable de l’observer, l’auteur que nous traduisons ne se sert pas, pour exprimer les sept notes de musique , de ces mots de convention : ut, ré, mi, fa, sol, la, si, mais des lettres A, B, C, D, E,F, G, qui servaient à exprimer les sept notes, avant que le moine Guy Arétin y eût substitué les syllabes initiales de plusieurs mots de la première strophe d’une hymne à saint Jean : Ut queant laxis resonare fibris Mira gestorum famuli tuorum, Solve polluti Labii reatum, Sancte Joannes. Nous avons fait usage des notes connues pour être plus intelligible. Les distances de la terre à la lune, et ensuite d’une sphère à l’autre , sont évaluées sans qu'on sache quelles en sont les bases. On n’y trouve rien qui ap- proche des véritables distances connues de nos jours ; d’ailleurs elles reposent sur l'hypothèse que la terre est placée au centre de toutes les sphères et qu’elle y reste immobile. Quant au concert harmonieux des planètes, il ne faut pas mettre cette opinion sur le compte du moyen- âge , mais en faire honneur à Pythagore et à Platon. Nous pourrions accumuler, pour le prouver, une foule ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 329 de citations; mais nous nous bornerons à ce seul passage du Songe de Scipion: « Qu’entends-je, dis-je à mon père, et quels sons puissants remplissent la capacité de mes oreilles ? Vous entendez, me répondit-il, l'harmonie qui, formée d’intervalles inégaux, mais calculés suivant de justes proportions , résulte de l'impression et du mouvement des sphères, et dont les sons aigus, mé- lés aux sons graves, présentent régulièrement des accords variés; Car de si grands mouvements ne peuvent s’accomplir en silence, et la nature veut que, si les sons aigus retentissent à l’une des extré- mités, les sons graves sortent de l’autre. Ainsi ce premier monde, qui porte les étoiles fixes, et dont la révolution est plus rapide, se meut avec un son aigu et précipité, (andis que le cours inférieur de la lune ne rend qu'un son grave et lent; car, pour la terre, neuvième globe, dans son immuable si- tuation, elle reste fixe au point le plus abaïssé, oc- cupant le centre de l’univers. Ainsi, lesmouvements de ces sphères produisent sept sons distincts, et le nombre septenaire est le nœud de presque tout ce qui existe. » Après avoir parlé des astres, il était naturel de dire un mot du ciel ; car la croyance d’un ciel maté- riel a subsisté constamment depuis Homère, qui a si souvent cilé le vaste Olympe, séjour des dieux im- mortels, on dirait bien jusqu’à nos jours. En effet, à l'exception des gens éclairés pour qui cette immense voûte bleue n’est qu’une illusion d'optique, le peuple ne croit-il pas encore à la réalité d’une voûte céleste 330 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES, située autour de la terre ? Dieu n'a point soumis à nos regards , ni placé sous nos pieds , les séjours mystérieux où sa justice infinie s’exercera sur nos âmes immortelles. « Le ciel, dit l’auteur de la compilation qui nous occupe, est d’une matière ignée et subtile, égale- ment distant sur tous ses points de la terre, autour de laquelle il tourne en vingt-quatre heures avec une vitesse inexprimable..….. Les étoiles sont atta- chées à celle voûte, et la merveilleuse rapidité de son mouvement les empêche de tomber. » I! décrit ensuite les douze signes du zodiaque, en expliquant, par la mythologie, les noms des diffé- rentes constellations. Nous n’y avons rien vu de re- marquable. Il termine aïnsi son tableau de l'univers: « « Une moitié de ces constellations est sur l'horizon et l’autre moitié au-dessous. Une moitié du ciel s'appelle hémisphère. La zône lactée est blanche, parce que toutes les étoiles réunissent leurs lu- mières. Les comèles sont des étoiles avec des che- velures enflammées , qui apparaissent dans la voie lactée, du côté du midi, et qui annoncent, soit un changement de règne, soit la peste, soit la guerre, soit des tempêtes. On les voit soixante-dix jours et tout au plus quatre-vingt. Nous avons assez par- couru des astres enveloppés ou plutôt souillés de fables; allons plus haut, visitons les étoiles du matin et le soleil même du soleil. Au-dessus du firmament sont des nuages aqueux : ce sont Îles eaux au-dessus du ciel , desquelles parle l'Ecriture ; plus haut encore est le ciel spirituel, inconnu aux ASTRONOMIQUES ET PHYSIQUES. 331 « hommes, où habitent les anges, divisés en neuf « ordres. C’est là qu'est le paradis, où sont reçues les « âmes des saints. C’est là qu'est le ciel, qu'on dit « avoir élé créé au commencement, en même temps « que la terre. Bien loin au-dessus est le ciel des « cieux, cœlum cælorum , où habite le roi des anges. Un second livre suit ce traité, et parle de la divi- sion du temps, ou, pour mieux dire, du calendrier. Il contient les définitions du siècle, de l’année, du mois, de la semaine , du jour , et leurs différents noms chez les peuples anciens. On voit qu'on avait alors une idée juste du cycle solaire de 28 ans et du cycle lu- naire de 19 ; on savait aussi que le cours du soleil était de 365 jours et un quart, ce qui obligeait à intercaller un jour de plus tous les quatre ans, pour ne pas laisser le soleil en retard. On y trouve aussi la définition des épactes et des lettres dominicales. Les fêtes du christianisme mettaient dans la nécessité d'observer exactement les rapports du cours du soleil et de la lune avec les jours du mois et de la semaine. Du reste, il ne paraît pas qu’alors on soupçonnât que le cours annuel du soleil n’est pas tout-à-fait de 365 jours et un quart, qu'il s’en faut de 11 minutes 9 se- condes. Ce fut plus tard, en 1582, du temps du pape Grégoire XIIT, qu'on s’aperçut que nous sommes devan- cés par le soleil de 10 jours, et que force fut de sup- primer 10 jours sur le mois où l’on était, et d'arrêter que tous les quatre cents ans on supprimerait trois bissextiles. Le second ouvrage, que nous nous proposons d’ana- lyser , traite aussi de géographie, de cosmographie, 332 SUR L'ÉTAT DES SCIENCES GÉOGRAPHIQUES. de physique et, de plus, d'anatomie et de physio- logie. Nous serions ravi que quelque amateur des sciences mathématiques ou historiques voulût nous donner son avis sur cette question : De quelle manière faisait-on les calculs avant que les chiffres arabes fussent en usage ? BIOGRAPHIE ‘ DE MOISANT DE BRIEUX, FONDATEUR DE L'ACADÉMIE DE CAEN ; Par M. G. MANCEL, Conservateur de la bibliothèque de la ville de Caen. 000 æ— — Moisant de Brieux n’est guère connu aujourd’hui que des bibliophiles; ses livres ne sont recherchés que parce qu’ils sont rares ou peu communs et que les exemplaires en sont très-difliciles à trouver (1). C’est à peine si les parémiographes ou collecteurs de pro- verbes consentent à reconnaitre , en le copiant, que son livre des Origines de quelques coutumes anciennes et de plusieurs facons de parler triviales est supérieur aux ouvrages de Fleury de Bellingen , et rempli de recherches curieuses et intéressantes (2). Il est de- meuré, en un mot, dédaigné , perdu dans la foule de (1) Brune’, Manuel du libraire, t. 11, p. 590.—Ch. Nodier, Mélanges tirés d’une petite bibliothèque, p. 13 , 139. (2) Mery, Hist. des proverbes, !. 111, p. 332.—La Mesangère , Dictionn. des prov. 334 BIOGRAPHIE tant d'autres écrivains de talent, que la postérité, éblouie par l'éclat des grands génies du siècle de Louis XIV, n’a pu remarquer au-dessous de ceux-ci. Un semblable oubli est une grande injustice. Moi- sant de Brieux eut, sinon la réputation, un peu exa- gérée par Bayle, du meilleur poëte latin de son temps, au moins la réputation d’un bon poële latin, et fut conséquemment mieux apprécié de ses contempo- rains. Ses liaisons en font foi. Il entretint une corres- pondance aclive non-seulement avec les hommes dis- tingués qui illustraient sa ville natale, les Huet, les Bochart , les Tanneguy Lefêvre, les Savary , les Hal- ley, mais encore avec le poëte Chapelain, si puis- sant auprès des ministres Richelieu et Colbert, avec l’académicien Conrart, avec le laborieux Gilles Mé- nage, avec la savante famille des Vossius, avec le philologue Heinsius, mais encore avec le célèbre am- bassadeur suédois Fabricius , et avec la reine Chris- tine, dont le tact à découvrir les gens de mérite est un titre de gloire pour ceux qu’elle a remarqués. De Brieux a cependant auprès de nous des titres, plus modestes peut-être, mais qui doivent lui valoir toute notre reconnaissance. Ce fut lui qui tenta le premier de compléter l’histoire de notre de Bour- gueville, en recherchant les origines obscures de la ville de Caen, et qui ouvrit la voie aux travaux de l’évêque d'Avranches et de Pabbé De la Rue, ingrats l’un et l’autre; le premier en le réfutant , souvent à tort, le second en dédaignant de le nommer, même lorsqu'il lui emprunte. Ce fut lui qui fonda l’Aca- démie de Caen, cette sœur cadette de l'Académie DE MOISANT DE BRIEUX. 335 française, comme l'appelaient les grands écrivains du siècle de Louis XIV , sœur cadette qui, marchant sur les traces de son aînée, a continué de renfermer dans son sein un si grand nombre d'hommes d'élite. Jacques Moisant , sieur de Brieux, naquit à Caen en 1614. Un biographe, M. Weiss (1), dit que ses parents étaient nobles. Suivant un manuscrit de la bibliothèque de Caen sur la noblesse normande, son père, d’abord drapier à Rouen, aurait transféré son commerce à Caen, peu avant la naissance de Jacques Moisant, et ce serait celui-ci qui plus tard se serait fait anoblir. Il est toujours certain que lors de l’en- quête de Daligre et Chamillard, en 1666, notre poëte fut révoqué et qu'il ne fut, pour nous servir de l’expres- sion reçue, remis que par le crédit de puissants pro- lecteurs qu’il avait su se ménager dans sa jeunesse. Plusieurs pièces de vers qu'il adressa à MM. Daligre et Chamillard, dans ses recueils de 1669 et 1671, furent apparemment le résultat de ia complaisance de ces enquesteurs. Quoi qu'il en soit, on sait que la famille de Moi- sant était attachée à la réforme, et qu’elle possédait une fortune suffisante pour qu’il lui fût possible d’en- voyer Jacques Moisant faire ses premières études au collège de Sédan, où s’instruisaient les jeunes calvi- nistes. Le marquis de Salles, depuis duc de Montau- sier , y contracta bientôt avec lui une amitié qui dura toute leur vie. Cette intimité fut, sans doute, profi- (1) Biographie universelle. 336 BIOGRAPHIE table à Moisant ; mais s’il s'en trouva honoré, sil écrivait, avec une vanité naïve: Montauserium qui (gloriari enim me sinit) me amat ut nemo magis (1), toute sa vie prouve qu’il s’honorait moins de ses rap- ports avec le grand seigneur que de l'attachement de celui que tous désignaient comme éminemment ver- tueux, que Boileau appelait le plus honnête homme de la cour , et que Fléchier, s’appuyant cette fois sur le témoignage populaire, déclara #’avoir jamais menti pour personne. Jacques Moisant se rendit, en quittant Sédan, à l’Académie de Leyde. Il s’y Jia avec Isaac Vossius, son condisciple, et suivit pendant deux ans les leçons d’éloquence et d'histoire de Gérard Vossius , qui sut l’apprécier, ladmit dans sa familiarité, et lui donna des preuves multipliées de bienveillance (2) ; il passa ensuite en Angleterre, y demeura trois ans qu’il em- ploya encore utilement à fréquenter la cour et les universités (3), et revint en Normandie se faire rece- voir avocat au Parlement (4), titre qu'il échangea , peu aprés, contre celui de conseiller au Parlement de Metz. Moisant ne tarda pas, dans ces nouvelles fonctions, à s’acquérir la réputation de magistrat habile et in- tègre (5); il devint aussi l’ami de son collègue Fou- (1) Mosanti Epist., p. 49. (2) Mos. Epist., p. 55. (3) Mois. Orig., p. &. — L'éducation que reçut Moisant semble avoir été celle des riches calvinistes normands au XVII. siècle. Bochart fit aussi ses études à Sédan, à Leyde et à Londres. (4) Mois., Orig., p. 2. (5) Mos. Poemata , 1663, p. 46. DE MOISANT DE BRIEUX. 337 quet, depuis surintendant des finances (1), et l’on doit croire qu'une brillante carrière se serait ouverte devant lui si sa santé eût répondu à son dévouement et à ses lumières , si surtout il ne se fût pas laissé entrainer par deux passions, généreuses l'une et l’autre, mais devant lesquelles disparurent pour lui toutes les con- sidérations de fortune. Ces deux passions étaient Pamour du sol natal et l'amour des lettres. Dans sa première jeunesse, de Brieux avait eu pour précepleur Antoine Halley (2), poète latin, dont s’honore l’université de Caen et qui suivant Huet « fit son capital de la poésie latine, imita Virgile et Claudien , eut un beau tour de vers et fut exact sur la quantité. » Le professeur avait fait partager ses goûts à l'élève. Celui-ci s’essaya d’abord avec timidité, il composa quelques épigrammes, des idyiles et enfin son poëme du Gallus Gallinaceus dont le retentisse- ment prodigieux doit nous surprendre d'autant plus que nous ne comprenons plus guère aujourd'hui com- ment, jusqu’au milieu du XVIIE. siècle, tant de bons esprits ont pu se livrer, avec une telle ardeur, à la culture vaine et stérile de la poésie latine, au moment (1) Huet, Origines de Caen, p. 392. — Moisant était fier de ses liaisons. On lit à la fin de ses Poemata, 1663, la post-face sui vante: « AD LECTOREM. Honorifica virorum illustrium de me « lestimonia nunc proferre nolui, ne iudicium tuum occupare vi- « derer. Ea culliori et aucliori futura aliquando poëmatum nos- « trorum edilioni præfigentur , ut saltem agnoscam nomina quæ « contraxi, nec salis soluere possum ; ulque sciat posteritas, nos, « si non magnis ingenij dolibus, cerlè magnis claruisse amicitijs. » (2) Poëmata , 1663, p. 84.—Epist, , p. 100. 338 BIOGRAPHIE même où des chefs-d'œuvre de toute espèce témoi- gnaient de la force, de la pureté et de l'élégance de la langue française. Un plan assez bien entendu , une bonne conduite, de l’énergie parfois, quelques vers heureux firent lout le succès du poème du Coq. Ge- pendant {a réputation de son auteur se trouva, d’un seul coup, portée à son apogée. De la Normandie, qui le réclamait comme un de ses enfants, de la Province, de Paris, de l'Etranger même, on lui fit parvenir des vers , on lui adressa des félicitations, et Vossius, qui avait présenté son œuvre à la reine de Suède, lui écrivit qu'elle l’avait louée et admirée : Legit , ei miri- fice placuit, nihil fere desideravit (1). De tels éloges enflammèrent limagination de Moisant : sa fortune indépendante lui permettait de suivre ses penchants; comme d’ailleurs sa poitrine était délicate et que chaque année de nouvelles souffrances lui apprenaient qu’il avait besoin des plus grands ménagements , il prétexla de son état maladif pour vendre sa charge, donner sa démission et revenir à Caen, sa ville d’affec- tion. Il était possédé à un haut degré, nous l'avons dit, de cet amour du pays, de ce patriotisme de clocher , comme l’ont nommé des détracteurs, qui cependant est susceptible de produire tant de dignes et bonnes choses. — Chaque jour une nouvelle preuve nous en est donnée par ce que fait et fait faire notre res- pectable concitoyen, l'excellent et vénérable M. Lair. — Dans tous ses ouvrages Moisant parle de Caen comme (4) Mos. Epist. p. 40. — Voir ses divers recueils , les poëmes de Ménage, 1656, ceux de Halley, 1675, etc. DE MOISANT DE BRIEUX. 339 de la cité par excellence; il l'appelle son Athènes, una in omnibus terris, Apollinis domus, fortium et doctorum fœcunda mater , et lui consacre des vers à chaque instant. La vie de notre écrivain rentré dans ses foyers fut aussi simple, aussi patriarcale, soit dans ses terres , soit à la ville, que celle d’aucun homme de lettres de son temps ; à la campagne, ïl se livrait à ses travaux chéris, il composait ou il lisait, parfois comme délassement il se livrait au plaisir de la chasse, cultivait son jardin ou faisait quelque excursion sur le rivage de la mer (1). A la ville, ilrecherchaïit une société choisie qu'il s'était faite parmi ses anciens compagnons d'étude. Partout il s’occupait des soins à donner à sa famille. Il s'était marié , à Rouen, à une femme qu'il aimait et dont il était aimé (2). Ses lettres et ses vers peignent avec effusion sa sollicitude pour elle et pour les enfants qu’elle lui avait donnés , et c’est avec attendrissement qu’on trouve épars dans ses écrits, qu'on pourrait dans d’autres occasions accuser de sécheresse, les détails de ses soins pa- ternels et de ses inquiétudes de ménage. Ce fut à cette époque, que-pour aider à ses études et pour occuper les loisirs que lui laissait l’éduca- tion de ses enfants, Moisant de Brieux conçut le (4) Martragny où Moisant de Brieux avait une habitation est situé à 5 kil. d’Asnelles et d'Arromanches, villages trés-rapprochés du rocher du Calvados. (2) Halley , opuscula , p. 232. — Mademoiselle de La Tombe ; elle était belge d'origine, 340 BIOGRAPHIE projet de fonder à Caen une académie. L'Académie Française, commencée chez Conrart par de simples rapprochements d'amitié, avait pris ses développements à l'hôtel de Rambouillet et venait d’être constituée , en 1635, sous le patronage du cardinal de Richelieu ; celle de Caen, la seconde société du même genre qui allait s'établir en France (1), devait prendre ses ins - pirations aux mêmes lieux. Moisant , en effet, se rencontrait souvent avec Conrart et vivait dans l’in- timité du duc de Montausier, gendre de M. de Rambouillet. Voici les faits qui donnèrent lieu à l’organisation d'une compagnie qui depuis a acquis tant de force et d'importance : de Grentemesnil, Halley , de Pré- mont Graindorge et le médecin Viquemand se don- naient rendez-vous aux mêmes heures chez un libraire nommé Lebourgeois (2). Ils s’y rassemblaient pour lire la gazette et y discuter du mérite des livres nouveaux , mais ils étaient gênés par une clientelle etun public importun. De Brieux saisit cette occasion pour leur faire comprendre combien une maison par- ticulière serait plus commode et plus favorable à la liberté de leurs entretiens , et leur offrit généreu- sement son hôtel, situé sur la principale place et au centre de la ville. Aucun lieu n’était plus conve- (1) L'académie des jeux floraux et quelques autres existaient depuis long-temps, mais elles étaient établies sur des bases différentes. (2) Mss. de la bibliothèque de Caen.— La librairie de Le- bourgeois élait située à côté de l'hôtel de Moisant. DE MOISANT DE BRIEUX. 341 nable. C'était l'édifice qui sert aujourd'hui de bourse au commerce de Caen, et dont les étrangers visitent encore la magnifique architecture. Les quatre amis acceptèrent avec empressement et dorénavant ne man- quèrent pas à se rendre tous les lundis à l’invitation de celui qui devint par cela même, tout le fait croire, leur premier dignitaire. Les commencements de l'Académie de Caen ne furent pas cependant sans difficultés. C'était en 1652: l’intendant de la généralité, le lieutenant-général , le gouverneur de la ville, approuvèrent et aulori- sèrent à la vérité les réunions, mais la plupart des hommes que les nouveaux associés voulaient s’ad- joindre étaient absents. Les deux plus savants, Bochart et Huet, s'étaient rendus à la cour de Stockolm où ils jouissaient de tous les honneurs dus à leur mérite , oubliant leur patrie et s’occupant fort peu des tentatives de leurs émules en science; M. de Touroude était en Hollande, M. de La Motte à Rouen, M. de Graindorge à Narbonne. La critique aussi des personnes illettrées était acerbe et dédai- gneuse ; on assurait dans les salons que les acadé- miciens déclamaient tour à tour ou ne parlaient que grec et latin, et que se faire admettre parmi eux c'était en quelque sorte retourner au collége ; d'autres imaginaient qu’ils ne s’occupaient que de sornettes et de disputes sur la valeur des mots, ou bien encore qu’ils allaient prendre parti dans les querelles sur la grâce , querelles alors si palpitantes d'intérêt (1) ; (1) Mos. Poëm. pars alt. 1669, p. 101 et suiv. 342 BIOGRAPHIE il se trouva même des individus qui voulurent per- suader aux autorités supérieures, qu'elles ne devaient pas souffrir l'établissement d’une société sans qu’elle eût préalablement obtenu les lettres-patentes du prince, ou que du moins elles devaient faire transférer l'assemblée dans la maison d’un catholique (1). Moisant vint à bout de ces ridicules tracasseries. Bientôt dé- trompés , les hommes de quelque valeur changèrent de sentiment et s’attachèrent à la société. « Il leur « en prit, dit notre auteur , comme à ces amans, qui dégoutés de leurs maistresses parles rapports qu'on « leur en fait, se résolvent, enfin, de n’en croire « que leurs propres yeux, et leurs propres oreilles ; là « dessus les abordent avecque froideur, et ne les consi- « dérent que d’un œil curieux et défiant ; mais qui dé- « trompés bien-tost de ce qu'on leur en auait dit, « s’accusent de trop de crédulité, et demeurent les « jours entiers attachés auprès d'elles, par ces fortes « chaines, dont la vertu et la beauté sçauent lier les « cœurs (2). » Bochart et Huet revinrent comblés d’honneurs en 1654, et s’empressèrent de prendre les places qui leur étaient réservées dans la nouvelle compagnie , et les étrangers de distinction aussi bien que les gouverneurs de Ja Province demandèrent à être affiliés à l’Académie. Dès-lors il n’y eut pas assez de louanges pour le fondateur ; les vers en son honneur affluèrent, et son hôtel qu'on désignait sous le nom de Maison du grand cheval, à cause ñ (1) Mois. Recueil, 1671, p.91. (2) Mos. Poëm. pars alt. , p. 103. DE MOISANT DE BRIEUX. 343 d'un très-beau bas-relief sculpté sur le portail et représentant le fidèle et véritable de l'Apocalypse monté sur un cheval, fut comparé à la demeure d’Apollon : Mais voyant par dehors ce logis sans égal, Chacun diversement parle de ce cheval, Qui sous ses pas vainqueurs tant de monstres écrase. Pour moi , de qui l'esprit est éclairé d'un Dieu, Je dis que ce Cheval n’est autre que Pégase, Puisqu'on voit Apollon résider en ce lieu ; dit un sonnet de l’époque (1). Enfin Moisant publia son premier recueil de poésies en 1656, et plus tard il eut le bonheur de recevoir chez lui en séance solennelle le duc de Montau- sier. Mais les douces jouissances littéraires qu'il s'était procurées ne tardèrent pas à être troublées par de nombreux malheurs qui l’accablèrent presque coup sur coup. Son fils ainé, jeune homme de la plus grande espérance , fut tué vers 1660 à la première bataille à laquelle il prit part (2); sa femme bien- aimée suivit ce fils dans la tombe en 1666 (3); et, en 1667 , Bochart, son ami qu'il vénérait à l’égal d’un père, vint mourir subitement chez lui, en pleine (1) Trésor de littérature, Caen, Godes , 1741 , p. 101. (2) Huet, De rebus ad eum pertinent. , p. 235. — Moisant reçut à l'occasion de la mort de son fils, des pièces de vers de presque tous les poëtes latins de son temps. Il a répondu à quelques-unes. (3) Mos. Poëm. pars alt. , p. 95. 344 BIOGRAPHIE académie , au milieu d’une discussion violente avec Huet, aussi son ami. Moisant de Brieux ne put supporter tant de malheurs successifs. Les douleurs morales se joignant aux douleurs physiques, l’état con- _tinuel de maladie dans lequel il avait vécu s’aggrava rapidement , et , à peine âgé de soixante ans, il suc- comba , dans le courant du mois de juin de l'année 1674, à une opération difficile qu'il s'était décidé à subir. Sa famille se composait alors d’une fille et de deux fils, dont l'an fut ministre de la religion réfor- mée (r). Ce fut Antoine Halley , son vieux précepteur, qui se chargea d’annoncer sa mort au duc de Montau- sier , il s’en acquitta par une élégie latine, un des plus remarquables morceaux de ses Opuscules (2). Le 26 juin 1674, Bayle éerivait de Rouen à Mi- mutoli : « L'Académie de Caen a fort perdu en la mort « de M. de Brieux , le plus grand poète latin qui fût « en France , et fort versé dans les belles-lettres. Il a « laissé un fils qui est ministre, lequel sera riche de « vingt à trente mille livres de rente. J’ai lu un traité « de ce M. de Brieux , où il recherche l’origine de « quantité de façons de parler proverbiales, comme « Réduire à quia, Bätir des châteaux en Espagne, etc., « il dit des choses fort jolies, mais quelquefois en dit « aussi qui ne le sont pas. C’est un marchand mélé. » Ce jugement qui s'applique à la prose de de Brieux , peut aussi être appliqué à ses poëmes ; Moisant est effectivement un marchand mêlé. Dans ses œuvres, (4) Moréri. — Mss. du P. André, bibliothèque de Caen. (2) P. 233. DE MOISANT DE BRIEUX. 345 à côté de pages d’un style pur et élevé, se trouvent des passages qui n'auraient jamais dû être imprimés ; il faut lire souvent plusieurs morceaux de lui avant d’en trouver un qui n'offre pas quelque défectuosité. Sa poésie est assez généralement spirituelle , mais elle manque de vivacité et d'invention. C’est un écri- vain qui possède à fond la langue latine , il en con- nait toutes les ressources. Peut-être tient-il trop à le montrer ; aussi trouvera-t-on fréquemment chez lui, comme au reste chez la plupart des latinistes mo- dernes, quelques-unes de ces tournures et de ces expressions originales, singulières, frappantes, que la prétention seule d'étaler de la science, pouvait amener si souvent au bout de sa plume : c’est sans doute pour cette raison qu’il a mieux réussi dans les épigrammes que dans tout autre genre de poëme. Notre poëte savait encore assez de grec pour écrire en vers dans cette langue, ce qui, après tout , n'était pas rare de son temps. Quant à ses vers français, ils ont les mêmes défauts que ses vers latins, bien peu ont leurs qualités. Moisant de Brieux a laissé un assez grand nombre d'ouvrages ; nous en donnerons la liste par ordre de dates d'impression. Hymni et gemitus seu paraphrasis psalmorum prémi, oclavi vigesimi primi, quinquagesimi, et centesimi sextt , sans nom de lieu ni date (Caen 1656), in-4°. ; une ode et deux sonnets français terminent le volume. Poëmata latina ; Cadomi, J. Cavelier , 1658, in-4°. L'auteur y a ajouté quelques lettres latines. Jacobi Mosanti Briosii poémata ; Cadomi , J. Cave- à 46 BIOGRAPHIE lier , 1663 , in-12. Ce volume renferme toutes les poésies latines des deux recueils précédents, jointes à celles que Moiïsant avait composées depuis 1658. Méditations morales et chrétiennes , première partie; Caen, J. Cavelier, 1667, in-12. Ces méditations, dans lesquelles Moisant avait éludé toutes les questions de controverse , de manière à ce qu’elles pussent profiter aux catholiques , aussi bien qu'aux calvinistes , sont tellement rares que le savant bibliographe, M. Weiss, a cru qu’elles étaient inédites (1). La seconde partie seule n’a point paru, à l'exception de la préface qui se trouve dans les divertissemens , p. 84. Mosanti Briosii poëmatum pars altera ; Cadomi, J. Cavelier , 1669 , in-18. Les cinquante dernières pages de ce volume sont consacrées à des lettres en français, sur l’Académie, les grands hommes et l’his toire de la ville de Caen ; elles mériteraient une réimpression, ne fût-ce que pour servir de terme de comparaison aux Origines de Caen, par Huet, et aux Essais historiques de M. De La Rue. Jacobi Mosanti Briosù epistolæ ; Cadomi , J. Cave- lier, 1669, in-12. A la page 56 des Divertissemens}, Moisant annonce un second volume de lettres latines qui n’a point paru. Recueil de pièces en prose et envers ; Caen, J. Ca- velier , 1671, in-12. Les origines de quelques coutumes anciennes, et de plusieurs facons de parler triviales , avec un vieux ma- nuscrit en vers , touchant l’origine des chevaliers Ban- (1) Biographie univ. — OEuvres de Segrais , t. ij, p. 18. DE MOISANT DE BRIEUX. 347 nerets; Caen, J. Cavelier, 1672, in-12. C’est, nous l'avons déjà dit, l'ouvrage le plus important qu’ait publié Moisant ; il serait sous tous les rapports digne d’une nouvelle édition. L'origine des chevaliers Ban- nerets a élé réimprimée à part, avec un glossaire, par M. G. Duplessis, Caen, 1824, in 4°., et dans le tome 12 de la collection des meilleurs dissertations , notices et traités particuliers relatifs à l’histoire de France, par Leber (1). Les divertissemens de M. D. B. ; Caen, J. Cave- lier, 1673, in-12. C’est un recueil de lettres fran- çaises dont la troisième et la quatrième, qui se trouvent en tête du volume dans un carton non paginé, semblent être destinées à compléter le livre des Origines. Les autres sont consacrées , pour la plupart à des observations critiques, fort judicieusessur PEnéide , les Géorgiques et les Eglogues de Virgile. Moisant de Brieux avait encore l'intention de tra- duire une partie de l’Anthologie grecque et d'achever ses paraphrases des psaumes. La mort ne lui en donna pas le temps. (1) M. Leber a rendu pleine justice à la science de Moisant dans une de ses notes, page 436: « De Brieux, dit-il, avait autant € d'instruction que de talent; et, quoique la poésie semble avoir eu « pour lui plus d’altraits que tout autre genre de littérature, ses « Lettres et ses Origines prouvent une solidité d'esprit et une « étendue de connaissances qui pouvaient lui faire ambitionner et « mériter plus d’une sorte de succés. » M. Violet le Duc a été plus sévère. Dans sa Zibliothèque poétique, p. 563, tout en rendant justice aux connaissances de Moisant, il déclare , nous le croyons à lort, qu'il n'était pas poëte du tout. DISSERTATION SUR LE CHANT DES FRÈRES ARVALES ET SUR LES TROIS FRAGMENTS DES HYMNES OU AXAMENTA DES PRÊTRES SALIENS; Par M. F.-A. DE GOURNAY, Ancien professeur à la Faculté des lettres. PREMIERS MONUMENTS DE LA POÉSIE LATINE. Chant sacré des frères Arvales [1], & fragments des Hymnes ou Axamenta des prêtres saliens [2). I. La poésie primitive des Romains, qui d’abord dé- daignèrent les arts, et furent avant tout soldats et (4) M. Ch. Dezobry, dans son ouvrage intitulé : Rome au siècle d’Auguste ,L. 1, p. 140, a francisé le mot Arvales, et l'a traduit par celui d’Arvaux, Il a, ce nous semble, respecté la loi des analogies latine et française mieux que M. du Méril, qui a transformé cette appellation en celle d'Arvals, en retranchant l’e. Nous avons cru devoir conserver la désinence latine et par eupho- nie et par respect pour un vieux mot consacré par les siècles. (2) Les cantiques des prêtres saliens, qui se nommaient axa- SUR LE CHANT DES FRÈRES ARYALES. 349 laboureurs, accuse de simples ébauches ; mais, quoique très-imparfaite , elle est éminemment curieuse pour l'histoire de la langue et de la littérature latines. Cette poésie, comme chez les autres peuples, fut religieuse à son origine, et, pour la comprendre, pour en donner du moins une interprétation vraisemblable , car ici le champ des conjectures est illimité , il con- vient de consulter les féries et cérémonies usitées à Rome , dès les premières années. Le chant de triom- phe qui suivit la victoire de Romulus sur Acron , roi des Céniniens, a été perdu ; mais on a conservé l'hymne des frères Arvales , avec lequel le chant des processions chrétiennes , durant les Rogations , offre un trait de ressemblance dans le but de l'invocation. Ce vieux fragment , diversement écrit, ponctué et interprété par des savants de France, d'Allemagne et d'Italie, a été , dit-on, trouvé dans une fouille faite à Rome , en l’année 1757, sur deux tables de marbre qui remontent au temps d'Héliogabale. On dit encore que la manière dont ces tables étaient gravées montre que les ouvriers n’entendaient pas les inscriptions (1). Comment alors faire pénétrer la lumière dans cette menta , renfermaient quelquefois l'éloge des grands hommes de la république. Dionys. Halicarn., lib. 11, cap. Lxx. Ils célébraient aussi les dieux, et glorifiaient surtout Janus, surnommé le dieu des dieux. « Axamenta dicebantur carmina saliaria, quæ a saliis sacerdoli- bus componebantur in universos homines et Deos singulos et in axibus vel tabulis erant descripta. » Fest., Dacer., et Voss. Etymol., p. 95. (1) M. Edélestand du Méril, éditeur des Poésies populaires latines antérieures au AII°. siècle, p. 104. 350 SUR LE CHANT nuit des temps que l'ignorance des graveurs a peut- être encore obscurcie. C’est, à vrai dire , une assez hasardeuse tentative que seul encourage l'amour des antiquités romaines. Le chant des frères Arvales, le plus ancien monument de la poésie latine , fut, selon toutes les apparences , composé sous le règne de Romulus, si l’on veut bien admettre l’existence de cet illustre fondateur attestée par tant de documents historiques. Ces frères, au nombre de douze, étaient les fils d’Acca Laurentia, nourrice de ce monarque. L'un d’eux étant mort, le prince lui-même voulut se mettre à sa place, et donna aux onze frères survivants le nom de Fratres Arvales , parce qu’ils chantaient des hymnes et fai- saient des sacrifices publics pour la fertilité des cam- pagnes (r). De là vint la congrégation religieuse qui célébrait à Rome , deux fois l'an, la fête des Am- barvales (2). La première de ces cérémonies, connue sous le nom de Férie Sementine, fut instituée pour prier les Dieux , notamment Tellus et Cérès , de fé- conder les semences confiées à la terre ; la seconde eut pour but de demander au ciel que les récoltes arrivassent à une bonne maturité. Les douze frères revêtus d’une sorte de sacerdoce, le front ceint d’une mitre blanche et d’une couronne d’épis ou de branches de chêne , en commémoration de la première nour- riture des hommes qui fut le gland , s’avançaient à (1) Aul. Gell., lib. vi, ec. 7. Plin,, his. nat., |. XVI, C. 2 (2) Tibulle, liv. 11, élég. 1, a chanté en beaux vers la fête des Ambarvales. DES FRÈRES ARVALES. 351 la tête d’une troupe rustique qu’ils recrutaient en che- min. Trois fois cette pieuse procession se promenait autour des champs , répétant alternativement le re- frain de l'hymne champêtre, et trainant derrière elle une truie, une brebis et un taureau qui devaient être immolés sur un autel de gazon, après des liba- tions de vin, de miel et de lait {1}. C'était vers les limites du territoire de Rome que les frères Arvales venaient offrir leurs sacrifices propiliatoires , souvent à un endroit nommé Festi, aux environs des voies Nomentane et Tiburline, vers la sixième borne milliaire. Ces féries étaient pratiquées au commencement du printemps et à l'entrée de la moisson. Dans les hymnes qu'on y chantait, il n'est pas surprenant que Mars füt la divinité spécialement invoquée ; car les Romains qui durent leur grandeur à la puissance des armes, se mirent, dès le principe , sous la protection du dieu de la guerre, adoré des Sabins sous les noms de Mamers et de Mavors. D'ailleurs, Romulus!: procla- mait comme son père, et, plus guerrier qu'’astro- nome , il l'avait placé à la tête de son année de dix mois (2). De plus, la majeure partie des as romains (4) Varr., Cap. CXLI. (2) Plutarque dit que Numa établit un nouvel ordre dans les mois ; que celui de mars étant le premier de l’année, il en fit le troisième, et mit à sa place janvier, qui, sous Romulus, élait le onzième. Février était le douzième et le dernier, il devint le se- cond. Cependant , ajoute-t-il, quelques auteurs racontent que jan- vier et février furent ajoutés par Numa, et qu'avant lui l’année romaine n'était que de dix mois. Numa ôta de la première place 352 SUR LE CHANT et quelques médailles portent l'empreinte de la tête de Mars. Les chants sacrés de la fête des Ambarvales de- vaient être simples comme le peuple qui les répétait , et ressembler quelque peu à la prière patriarcale de Caton l’ancien (1) que les citoyens redisaient , lors- qu'ils célébraient en particulier cette fête des cam- pagnes au milieu de leurs domaines. Ce jour-là , les bœufs tranquilles à l’étable étaient couronnés de fleurs. Tous les travaux devaient être consacrés à la divinité, et la femme laborieuse ne pouvait continuer ses ouvrages en laine ; les corps devaient être chastes, les vêtements propres , les mains pures et lavées dans l'onde limpide (2). Le maitre du domaine conduisait lui-même Ja procession champêtre. On se réunissait autour d’un autel de gazon, et le chef de la troupe, offrant d’abord du vin à Janus et à Jupiter, pro- nonçait la prière suivante, les mains appuyées sur l'autel : Mars paler, le precor quæsoque , uti sies volens propi- tius mihi, domo, familiæque nostræ ; quojus rei ergo agrum, terram , fundumque meum suovetaurilia (3) circumagi jussi : le mois de mars, qui portail le nom du dieu de la guerre , afin de donner en tout la préférence aux vertus civiles sur les qualités guerrières. Ovide, Tile-Live. Varron , Macrobe, Cassiodore , ont pensé que l’année, sous Romulus, était de dix mois. (1) Calo, De re rustica, $ 141. (2) Tibul., lib. n, Eleg. 1. (3) Les anciennes éditions du traité de Caton, faisant partie de DES FRÈRES ARVALES. 353 uti tu morbos visos invisosque, viduertatem vastitudinem- que , calamitates intemperiasque prohibessis , defendas, averruncesque (1): utique tu fruges, frumenta, vineta, virgullaque grandire beneque evenire siris : pastores pe- cuaque salva servassis, duisque bonam salutem, valelu- dinemque mibi, domui, familiæque nostræ. Harumce rerum ergo fundi, terræ agrique mei lustrandi, lustrique faciendi ergo, sicuti dixi, macte hisce suovetaurilibus lacten- tibus immolandis esto. Mars pater , ejusdem rei ergo , macte hisce suovetaurilibus lactentibus esto. « Mars, divin père, jete prie et te conjure de vouloir « être propice à moi, à ma maison et à ma famille : dans ce « but, mes ordres sont donnés pour que l’on conduise les « trois victimes sacrées (les suovetauriles ), autour de mon « champ, de ma terre et de mon fonds, afin que tu prohibes, « interdises et détournes les maladies apparentes et cachées, « les ravages et la ruine , les calamités et les intempéries ; « que lu fasses grandir et arriver à bonne fin les fruits de la « terre, les bleds, les vignes et les bois; que tu conserves « sains et saufs les pasteurs et les troupeaux, et que tu la bibliothèque de Caen , emploient le mot solitaurilia que nous n'avons pas adopté. Il est vrai que, pour les sacrifices offerts aux dieux de l’Olympe, on préférait les taureaux. Ovid., Fast., lib. 5, v. 83 et seq. Mais dans la fête des Ambarvales le sacrifice se com- posait d’une truie, d’une brebis et d’un taureau, ce qui est ex- primé par le mot suovetaurilia. (1) Dans la prière de Caton, le nombre trois est employé par- tout avec un soin particulier: YNumero Deus impare gaudet. J'ai cru qu'il convenait de traduire les trois mots prohibessis, de- fendas, averruncesque avec exactitude. M. Dezobry n’a pas pensé que ces trois mots fussent significatifs, car il n’en a rendu que deux. 23 354 SUR LE CHANT « gardes santé el prospérité à moi, à ma maison et à ma fa- « mille. Et pour purifier mon fonds, ma terre et mon champ, « agréant ce sacrifice, sois , comme je l'ai dit, glorifié par « ces trois victimes à la mamelle que je vais Cimmoler. Mars, « divin père, sois à cet effet glorifié par ces trois victimes « à la mamelle ! » La prière de Caton constate un fait important pour l’éclaircissement du chant des frères Arvales, c’est qu'en divers endroits le nom de Mars y est répété avec la qualité de père, Mars pater, ce qui porte à croire que celte qualification doit se rencontrer dans l'hymne originel qui servit de type, et que le mot satur Mars qu'on y trouve doit être traduit par sator Mars , comme on dit sator mundr Janus (1) ; sator cæ- lestium (2); Divüm sator (3), hominum sator atque deorum (4), etc. Si ce point de critique nous est con- cédé , les conséquences sont forcées, et les mots qui suivent ont la signification que nous leur avons donnée dans la traduction et les notes. D'un autre côté, cette prière est, comme on va le voir, le développement de l’hymne énigmatique, dans le premier des vœux que ferment les frères Ar- vales pour l'expulsion de fout fléau des campagnes. Mais l'hymne sacré et national est plus substantiel dans son laconisme ; il n’oublie pas les attributs de (1) Martial , lib. x, 28. (2) Cicer., 1, de Nat. Deor., 86. (3) Propert., lib. 1v, £leg. 2, v. 55. (4) Virg., Æneid., lib. 1, v. 258. DES FRÈRES ARVALES. 355 Mars , comme dieu tutélaire des campagnes ; il rap. pelle sa glorieuse place au seuil du palais visité par le soleil, et redit autant de fois son nom , que l'exige le rite sacré. Et comment les frères Arvales auraient- ils pu oublier de célébrer en quelques mots cette époque de renaissance « où, dit Ovide, l'hiver se « relire avec son manteau de glace , où commence à « repousser la chevelure des arbres ; où le bourgeon « brille et s'échappe de sa tendre enveloppe , où les « champs redeviennent féconds, où pour les troupeaux « sonne l'heure de la reproduction, où l’oiseau apprête « sur la branche une maison pour sa couvée (1)? » Le mois de Mars en Italie rappelait cette ravissante saison, et il convenait que le chant des Arvales en fit au moins une rapide mention. Ces idées et ces faits une fois exposés, l'énigme disparaît du vieux texte latin que nous reproduisons tel que l’a publié Marini en 1705 : Enos (2), Lases (3), juvate (ter). (1) Ovid., Fast, lib. 111, v. 225 et seq. (2) Les anciens Lalins disaient eos comme nos, aussi bien que les Grecs disaient ë: et pe. Ce mot n’a pas de rapport, quoi qu'en dise M. du Méril, avec Æcastor ou Æcastor, qui élail une abré- viation d'Ædecastoris. C'était une forme de jurement per ædem Castoris, comme Ædepol signifiait per ædem Pollucis. La voyelle e doit être jointe à z0s, et ne signifie ni eL ni age en cette circonstance. (3) Toutes les anciennes inscriptions lalines prouvent que, dans l’origine, les Romains employaient Ps au lieu de l’r, au milieu et à la fin des mots : #elios pour melior, eso pour ero, esit pour erit, elc. 356 SUR LE CHANT Neve luer (1), ve marmar (2) sin’s (3) incurrere in pleoris (4) ; (1) La consonne r élait, à son tour, mise à la place de Ps, comme dans luer, berber, elc. R pro s sæpe anliqui posuerunt. Fest. (2) Vemarmar est, selon nous, un nom formé comme celui de Vejovis, Jupiter jeune, Muxpôs Zedç, Parvus Jupiter. Ovide, dans ses Fastes, liv. nt, v. 447 ct suiv., donne l'intelligence du nom de 7’ejovis dans ce quatrain: Nune vocor ad nomen : vegrandia farra coloni, Quæ male creverunt, vescaque parva vocant. Vis ea si verbi est, cur non ego Vejovis ædem, Ædem non magni suspicer esse Jovis ? « J'en viens maintenant au nom : les laboureurs appellent ve- « grandia farra les menus grains et peliles cérêales : si telle est la « force du mot vegrandis , pourquoi ne soupçonnerais-je pas que « le temple de F’ejovis fûl le temple de Jupiter jeune? » Le savant Pére Montfaucon a pris aussi pour la figure de V'ejovis des têtes de Jupiter jeune. Winkelmann dit également que l'on croyait que le Fejovis des Romains était le même que le Jupiter A4xur ou sans barbe des Grecs. La préposition ve était privative dans la langue latine, par exemple, dans les mots vecors , ve- grandis, veflamen, etc. Or, ce qui est dit de 7ejovis peut s’ap- pliquer à V’emars. Quel dieu, en effet, méritait plus que Mars la qualification de jeune 9 Premier mois de l’année, limen solis, il présidait au printemps et protégeait les ensemencements. MHar- mar nous paraît être la répétition de Mars au vocatif, comme Led vient de Zevç, à moins que ce ne fût un seul mot comme Mamers et Wavors chez les Sabins, ce qui atteindrait le même but. (3) Sén’s est pour siras, comme tous les interprètes l'ont re- connu. (#) Pleoris doit-il être rendu par pleuras, ex. gr. mXE0poy, jugerum , ou mhevpôy, latus ? Le mot pleure, pleura, était em- ployé dans le moyen âge pour signifier une certaine mesure de champ. V. Ducange , d°. v°. Pleoris provient plutôt du radical de DES FRÈRES ARVALES. 369 Satur (1) fufere (2), Mars, limen sali (3) sta berber (4): Semunis (5) alternei advocapit (6) conctos. Enos , Marmor (7), juvato : Triumpe, triumpe, triumpe, triumpe, triumpe ! rheôç, en latin plenus ou plerus, et d'üpos, en latin ora , ter. minus , limes , finis regionis alicujus vel agri. Tibulle, dans sa description de la fêle des Ambarvales , a exprimé la même idée dans ces deux vers qui ont un grand rapport avec le second vers du chant des frères Arvales : Dii patrii, purgamus agros , purgamus agrestes : Vos mala de nostris pellite /émitibus. (1) Satur est pour sator. Rien de plus fréquent que le change- ment de l’uËen la voyelle o et réciproquement, comme consol pour consul, etc. (2) Fufere est un composé du radical gv dans y et de la terminaison oopôs exprimée par fer, fere en lalin; œv yope, semen ferens. (3) Sali est pour solis et dérive du dorien &)uoc. (4) Berber se traduit sans effort par perpes, perpetuum. L'ana- logie du à et du p est indiquée dans le mot advocapit , et l'on sait que r se changeait en s et réciproquement. (5) Semunis semble mieux expliqué par dæmones que par semihomines qui ne présente pas un sens aussi clair; car après avoir invoqué les dieux de la famille et les dieux de la patrie en particulier , il convenait de supplier tous les dieux en général pour que l’invocation fût complète. (6) Advocapit est pour advocabite, forme de futur de l’impé- ralif, L’e a élé aussi retranché dans Îes impératifs déc, duc, fac, etc. s (7) Marmor ou Marmar , répétition du nom de Mars ; comme dans le second vers. Le nom du dieu spécialement invoqué était répété dans les prières. Voir la prière de Caton. Dans l'hymne des frères Arvales, il est redit trois fois: c’est le nombre pythago- ricien qui représente reheuth, 4œ4 méTOY, zut apyh : finis, me- 358 SUR LE CHANT Voici notre essai de traduction : Nos, Lares, juvale. (ter), Neve lues (luem), Vemars, sinasineurrerein pleoris (rhe-èpous) : Sator fufere (pv-pope) Mars, limen solis sta perpes : Dæmones alterni advocale cunctos. Nos , Mars, juvato : Triumphe ! (quinquies ). « O Lares, protégez-nous. ( trois fois ). « Et toi, Ô jeune Mars, ne permets pas que les fléaux se ré- pandent sur les campagnes : « Divin père, toi qui portes les germes féconds , Mars, reste « à jamais la porte d'entrée du soleil: « Alternativement invoquez tous les Dieux. « O Mars, prolège-nous : « Victoire! (cinq fois ). « 2 Les frères Arvales invoquent d’abord les Lares , dieux de la famille et du foyer domestique que l'on couronnait de fleurs (1) tous les jours de fête, et qui recevaient les prémices des fruits de chaque année. Ensuite ils adressent leurs souhaits patrio- tiques au dieu à qui Rome est spécialement consa- crée, à Mars , non pas comme présidant à la guerre, mais comme veillant à l'entrée de l’année romaine , dium,principium. Aristote ajoutail : TpÔs Tùs WyLUGTELRS XpouE0x Toy Decy To apuôpe Tôvrw: ulimur hoc numero ad cultum deorum. (1) Voici comment Tibulle raconte l’origine des couronnes dont les Romains décoraient les dieux Lares : Rure puer verno primum de flore coronam Fecit , et antiquis imposuit Laribus. DES FRÈRES ARVALES. 359 et pouvant éloigner des campagnes tout fléau des- tructeur. Leurs vœux sont ceux de bons et laborieux cultivateurs, intéressés à la prospérité des ensemen- cements et des récoltes. Les chantres rustiques disent enfin au chœur qui les entoure de chanter alternative- ment tous les dieux , selon le rite sacré. Le refrain, « O Mars, protège-nous , » est suivi du eri joyeux de victoire ! La gradation des idées de cet hymne qui a toule la naïveté des premiers âges semble ainsi naturellement établie, et le mérite de notre interprétation , si quelque mérite s’y trouve , est de ne point altérer les archaïsmes du texte, en n’y changeant que quelques lettres dont la conversion est connue de tous ceux qui ont la plus légère idée des phases du latin ; d'interpréter naturellement le vœu des laboureurs qui ont confié les semences À la terre, et de mettre en lumière les riants attributs de Mars, présidant à l'ouverture de l’année latine. Une autre observation qui jaillit à l'esprit, après la lecture de ce chant naïf, c’est l’affinité du latin avec le grec dans les mots luer, pleoris, fufere, sali, se- munis, elc.; c'est celte continuité curieuse de mots surannés qui font de ce morceau, le plus ancien de la langue latine, un monument intéressant , une respec- table relique , c’est enfin la simplicité ingénue de la touchante invocation. M. Edélestand du Méril a donné une interprétation différente au chant des frères Arvales ; il nous par- donnera de n'être pas de son avis, car le champ est ouvert à la controverse, et sur le terrain glissant des conjectures , nous croyons être armé de plus de vrai- 360 SUR LE CHANT semblance que lui : pour la vérité, en pareille matière, qui est-ce qui pourrait se flaiter de l’atteindre ? Voici la traduction de M. du Méril, telle qu’elle est consi- gnée dans ses notes savantes : Nos, Lares , juvale. Neve lues, vemarmare sinas incurrere in pleuras : Sata fovere, Mars, limen sali sta, Berber : Semones alterni advocate cunctos. Nos, Mars, juvato : Triumphe ! etc. Voici maintenant l'explication française qu'il donne de ce difficile morceau d'étude dans ses commentaires : « O Lares, protégez-nous. « Ne permets pas à la nielle ni aux inondations d’envabhir les « campagnes ; « Nourris les semences , à Mars ; sois la digue de la mer, à a Très-haut : « Dieux inférieurs qui protégez l'agriculture, intercédez a pour nous. « O Mars, viens à notre aide, etc. » Si cette traduction pouvait être isolée du texte ; s’il était permis d'altérer les mots et de contrevenir aux règles , celte version satisferait l'intelligence ; mais force est d’avouer qu'elle torture le latin original. Elle place, d'autorité privée, la conjonction ve avant le mot barbare marmare , quoique le neve qui précède donne un démenti formel au système que ve puisse jamais précéder le mot comme conjonction, tandis qu’il peut le faire comme préposition. Elle suppose que marmare signifie grande mer et par suite inondation, pour en venir à l’idée des débor- DES FRÈRES ARVALES. 361 dements du Tibre, sans appuyer cette ingénieuse hypothèse de citations plausibles. Elle transforme pleoris en pleuras , ce qui offrirait quelque probabilité , si ce n’est que pleura est un mot du moyen âge, et que par la composition de sa première syllabe , il ne paraît pas plus dériver de pleoris que plures et flores dont M. du Méril rejette l'application. Comment de satur faire sata, sans une certaine hardiesse ? Fufere peut avoir quelque rapport avec fovere ; mais donner à cet infinitif la vertu d’un impératif, pour l’accoler à ce véritable mode dans sta qui suit immédiatement, n'est-ce pas user d’un rare parallé- lisme ? Etaitl besoin de détourner le mot limen de sa si- gnification ordinaire , lorsque l’idée de seuil qu’il fait naître s’allie parfaitement à celle du mois de Mars, ouvrant l’année latine, et présente même à l'esprit une gracieuse image ? Pourquoi soutenir que berber signifie très-haut, par suite d’un réduplicatif ayant la force du superlatif , mot que les Romains auraient abandonné dans ce sens ima- ginaire , le mot perperus qui s’en rapproche le plus voulant dire stupide ? Enfin, en mettant semones au nominatif pluriel , n'est-ce pas enlever toute espèce de sens au mot cunc- tos ; car l'interprétation liltérale de cette partie de la version de M. du Méril est celle-ci : Demi-dieux, invoquez-les tous alternativement ? Etle nom des dieux n'a pas élé cité auparavant. 362 SUR LE CHANT Concluons que l'éditeur très-érudit des Poésies po- pulaires latines antérieures au XIE. siècle, a sans doute , si l’on ne tient pas compte de l'orthographe et de la valeur des mots , ainsi que de la rigueur des règles , présenté une spirituelle traduction du chant des Arvales; mais cette version, qui change les termes et en détruit la portée habituelle , ne paraît pas être un calque fidèle, et c’est ce qui m'a dé- terminé à chercher une explication plus d'accord avec la forme et le fond des choses. Si j'ai eu le malheur d'échouer dans mon essai , l’échec des interprètes qui m'ont précédé me servira d’excuse. L'explication des Allemands paraît , en effet, plus défectueuse que celle de M. du Méril ; car ce n’est pas seulement les mots, mais encore l’idée-mère du petit poème que choquent leurs versions. Voici la traduction de M. Klausen : Age, nos, Lares, juvate (ter). Neve luem, Mars, sinas incurrere in plures : Satur furere , Mars, pede pulsa limen , sta verbere : Semones alterni advocabite cunctos : Age,nos, Mars, juvalo : Triumphe , etc. Selon cette version , l'hymme des frères Arvales est une sorte de déclamation contre le dieu des com- bats à qui M. Klausen fait dire assez crûment : « Ras: « sasié de fureur, à Mars, pousse du pied le seuil ; « cesse de frapper. » C’est une étrange prière que celle qui compare la divinité à une insatiable furie. Et comment M. Klausen a-t-il pu tomber dans cette méprise ? DES FRÈRES ARVALES. 363 Romulus, qui s'était à lui-même donné le nom de frère Arvale, ne pouvait, sans mentir à sa naissance, à son esprit de conquête et à sa gloire , se plaindre avec celte irrévérence de celui qu’il appelait son père. Les Romains ne pouvaient non plus, sans blesser leur nationalité, quereller ainsi le dieu qui pré- sidait à leurs combats journaliers. La forme, d’ailleurs, n'est pas plus soutenable que le fond dans l'explication de M. Klausen. En effet, il change le verbe neutre salire en verbe actif, et la seconde f du mot fufere en Ja consonne r, ce qui est sans exemple. Il fait heurter à Mars je ne sais quel seuil laissé daus le vague. Cette version, qui blesse à la fois la morale , la politique et la grammaire , ne peut être admise. L'interprétation de M. Lanzi, quoique moins in- vraisemblable, ne supporte pas mieux l’examen : Nos, Lares , juvate (ter). Neve luerhem(luem),Mamers, sines incurrerein flores (ter). Ador fieri, Mars, lumen maris siste berber (ter). Semones, alterni advocate cunctos (ter). Nos, Mamuri, juvato (ter). Triumphe (quinquies). Cet interprète italien a jugé commode de retran- cher le ve qui précède le mot marmar, et d'y substi- tuer le nom de Mamers ayant vraisemblablement la même signification : c’est là éluder et non pas vaincre une difficulté. Le mot flores, substitué au mot pleoris du texte , a 364 SUR LE CHANT certes plus de valeur que celui de plures presque dénué de sens, et pourtant adopté par quelques inter- prètes; mais l’idée qu’il exprime est trop circons- crite. Ce n'est pas seulement loin des fleurs, mais loin des plaines ensemencées ou couvertes de mois- sons que Mars est conjuré d’écarter les fléaux 4 c’est du moins le sens que nous croyons avoir découvert dans le vieux mot pleoris, que M. du Méril a bien compris, mais qu'il a expliqué d’une autre manière que nous. Nous ne concevons pas comment M. Lanzi a pu changer les mots satur fufere en ceux d’ador fieri : une pareille transformation appelait un commentaire lucide. Nous ne nous rendons pas compte non plus du change- ment du mot limen en celui de lumen, pour faire de Mars une autre étoile de la mer. Le mot berber demeure sans interprétation, et le nom de Mamurius est étonné de trouver place dans le cantique ; car Veturius Mamurius est précisément celui qui fabriqua les onze boucliers semblables au fameux ancile dit tombé du ciel. Il est vrai que cet habile ouvrier ne demanda pour son œuvre d'autre récompense que l'honneur d’ouiïr chan- ter son nom ; mais le chant des frères Arvales n’est pas un hymne des prêtres saliens, et c'est seulement dans ce dernier poëme que le nom de Mamurius aurait pu se glisser. M. Lanzi a donc commis un anachro- nisme. il suffit de citer à son tour l'interprétation de M. Hermann, pour être convaincu que ce philologue s’est éloigné de la voie des probabilités dans sa conjecture scientifique : DES FRÈRES ARVALES. 365 Nos , Lares , juvate, Neve luem, Mamuri, siris incurrere in plures : Satur fueris, Mars: limen i. e, postremum, sali, sta, vervex: Semones alterni, jam duo capit cunctus. M. Hermann fait faire des sauts et des stations au mouton du sacrifice , et suppose très-gratuitement que le chantre soit descendu à ces détails minutieux. Mais les mots eux-mêmes, par leur composition attentive- ment observée, repoussent cette idéale version. Le mot fufere n'a aucune parenté avec fueris, pas plus que limen avec postremum , berber avec vervex, advocapit avec jam duo capit dont le sens uni à cunctus n’est pas suflisamment saisissable. Enfin l'explication de M. Grotefend qui, dans une autre occasion, s’est signalé comme un assez bon OEdipe, est inadmissible sur tous les points : Age, nos, Lares, juvate! Neu luem , Mars , siris Incurrere in plures ! satur furere, Mavors, Lumen solis sta fervere ! Semones alterni Adyocate cunctos! Age, nos, Mavors, juvato. Triumphe, triumphe. Cette version dit à Mars: « Tu es rassasié de fu- reurs, » et au Soleil : « Arrête tes chaleurs extrêmes. » Mais des laboureurs qui soupirent après d’abondantes récoltes, invoquent plutôt qu’ils ne repoussent les in- fluences du soleil ; ils en saluent au contraire tous les sourires , ils en appellent de leurs vœux les re- gards bienfaisants. Que s’il leur arrive parfois de conjurer les traits de la colère céleste et d’invoquer les Dieux Averrunci,il est vraisemblable qu'ils essaient 366 SUR LES FRAGMENTS DES HYMNES par de douces paroles, à rendre la divinité sensible à leurs prières. M. Grotefend a donc ici laissé faillir sa sagacité ordinaire. D'ailleurs il n'existe aucune appa- rente corrélation de la plupart des mots de sa version avec ceux du texte. Jusqu'ici, comme l’a judicieusement remarqué M. Egger, les efforts de la philologie moderne n'ont pu amener une explication définitive du chant des frères Arvales. Serait-ce à dire que l’hiéroglyphe fût indé- chiffrable ? Quoi qu’il en soit , j'ai cru qu'après des variantes peu plausibles sur un sujet grave et curieux de philologie latine, je pouvais proposer quelques conjectures nouvelles. I. À Phymne des frères Arvales succèdent, par ordre de date, les trois fragments de chants saliens compo- sés sous Numa Pompilius. Instruit pour l’époque où il vécut, ce prince écrivit des livres au nombre de vingt-quatre , savoir douze en latin, sur des matières de religion et douze autres en grec sur la philosophie. A sa mort, on fit deux cercueils de pierre. Son corps fut déposé dans l’un, et les livres furent placés dans l’autre. Environ quatre cents ans après, sous le con- sulat de P. Cornelius et de M. Bebius, les cercueils furent déterrés et ouverts. On trouva l’un entièrement vide et sans aucun reste de corps ; les livres sacrés étaient conservés dans l’autre. Le préteur Petilius , après les avoir lus, en fit son rapport au sénat, et jura qu'il ne croyait ni pieux ni juste de les rendre DES PRÈTRES SALIENS. 367 publics. Or, ils furent brûlés dans le comice en pré- sence du peuple. Aussi ne nous reste-t-il que quelques débris de sa législation et de la poésie chantée par les prêtres saliens (1). Cette poésie, selon l'opinion commune, n’avait de remarquable que sa rudesse et son obseurité. « Celui qui vante les vers saliens de « Numa qu'il ne comprend pas plus que moi, disait « Horace, veut seul paraitre savant. Ce n'est point « au talent qu'il applaudit, ce sont les morts qu'il « vante (2). » Quintilien disait aussi que les prêtres mêmes de son temps ne les comprenaient pas (3). Il est probable que la partie inintelligible de cette poésie ne nous est point parvenue, car ce qui nous en reste ne semble pas d’une impénétrable obscurité. Janus , dans les hymnes des Saliens , est le dieu des dieux. Romulus, après avoir conclu la paix avec les Sabins, éleva le premier temple à Janus, à lendroit même où il l'avait secouru contre Talius ; aussi cette divinité était-elle la principale du Latium. Voici le premier fragment des chants saliens : Cozoiauloidoseso ; omina enimvero Ad pätula’ ose’ misse Jani cusiones ; Duonus Cerus éset, dunque Janus vévet, .….melios eum regum..….f M. Grotefend, laiiniste allemand, a expliqué ce fragment de cette manière : (1) Jam dederat Saliis, a sallu nomina ductla Armaque , et ad cerlos verba canenda modos. Ovid., Æast., lib. 11. (2) Ep. ad. Aug., lb. 11, v. 86 el seq. 3) /ns’. crat. « 368 SUR LES FRAGMENTS DES HYMNES Choroiaulidosero ; omina enimvero Ad patulas aures misere Jani curiones. Bonus Cerus (creator) erit, donec Janus vivet, .Melior eorum regum. Cette explication serait complètement satisfaisante, si elle ne laissait les trois premiers mots de la strophe à deviner. M. Grotefend pouvait pourtant, sans le moindre effort, deviner encore cette facile énigme, et commencer ainsi : Choro aulædus ero, etc. Le surplus de l'interprétation de M. Grotefend nous paraissant plausible, nous l'avons adopté. Cette ver- sion laisse un sens clair à l'esprit : « En chœur je vais chanter"sur la flûte; car les prêtres de « Janus ont envoyé de bons présages à nos oreilles attentives. « Nous aurons un dieu favorable, tant que vivra Janus... le « meilleur des rois. » Il est curieux de voir ici l'explication d’un autre Allemand, M. Düntzer. Voici comme il lui a plu d’éclaircir le même passage : ….Côsam ludo sies, Ominà vero ad patulà comise Jani cusiones duénis Cérusis, dum Janus vénit Nos meliosum résum. Disons, avec M. Egger, que cette explication deman- derait aussi un commentaire que ce savant n’a pas donné. Nous croirions au-dessus de nos forces tout essai de divination à ce sujet. DES PRÈTRES SALIENS. 369 Le second fragment des chants saliens a été rap- porté par Varron. Il s'applique encore à Janus que saint Augustin (1) suppose être le monde, et qu'il place au-dessus de Jupiter. D’autres savants ont pré- tendu qu'il représentait le soleil dont son nom figurait Porbite : Divom empete cante Divom dio supplicate. C'est-à-dire : Divum impetu canite, Divüm deo supplicate. « Chantez avec enthousiasme, suppliez le dieu des dieux.» Ces deux fragments indiquent seuls la portée reli- gieuse des chants composés sous le règne de Numa, ce roi qui répondait un jour à celui qui lui annonçait l'approche des ennemis : « Moi, je sacrifie aux dieux! » Le troisième et dernier fragment de chant salien a été abandonné comme inexplicable par les Alle- mands eux-mêmes (2)!!! Il est intitulé: Numa in saliari carmine. Voici ce texte dont tous les mots, un seul exceplé, appartiennent à la bonne latinité: (1) Cité de Dieu, liv. vu. (2) « Nous reconnaissons , dit M. Egger , p. 476 de ses Reliquiæ selectæ, dans le mot cunei une alléralion de cume ; maïs sur le reste de ce fragment, nous pouvons dire avec M. Hermann : Nihil aliud dispicio, quam mentionem esse urbis Luceriæ. Je « ne vois rien autre chose, si ce n'est qu'il est fait mention de la « ville de Lucérie, » Le mot cunei, quoi qu'en dise M. Egger, n’est point une al- tération de cume , c'est le mot qui est resté latin, dans le sens que nous lui avons donné. Quant au mot cume, il procède , sui- vant nous , du grec x5un, d’où les lalins ont formé leur mot coma. 24 370 SUR LES FRAGMENTS DES HYMNES Cume ponas (1) Leucesiæ (2) prætexere (3) monti quolibet (4) Cunei (5) de his cum tonarem (6). Nous traduisons ainsi ce passage, qu'on ne peut bien comprendre qu’en se rappelant déux cérémonies religieuses usitées à Rome: + Comam ponas, Luceriæ prætexere monti quolibet Cunei, de his cum lonarem. « Coupe une chevelure; les bataillons couvraient une des « montagnes de Lucérie (Rome), lorsqu'à leur occasion je « lançais la foudre. » Ces courtes paroles réveillent le souvenir de deux (1) « Comam ponas est une expression de bonne latinilé pour signifier: Coupe une chevelure. Suétone, in Calig., cap. 5et 10, et in Ner., cap. 12, a employé la même expression à l'égard de la barbe en disant: Barba autem ponebatur in luctu. Horace a dit aussi, dans son épître aux Pisons: Von ungues ponere cuzat, non barbam. (2) Leucesia ou Luceria n’est pas cette ville d’Apulie renommée par ses laines excellentes. C’est ici, selon Loutes les probabilités, Rome elle-même, On sait que Romulus avait divisé celte ville en trois tribus qui tenaient leurs noms de leurs chefs, les Taliens de Tatius, les Ramniens de Romulus et les Lucéres de Lu- cumon : Hine Taties Ramnesque viri, Luceresque coloni ; Quatuor hine albos Romulus egit equos. Propert., lib. 1v. Eleg, 1., v. 34. (3) Prætexere régit l'ablalif par sa préposilion. (4) Monti quolibet. Jupiter ne veut pas dénommer la montagne. Il sied mieux à un dieu de parler en termes généraux et de dire, sur nimporte quelle montagne, sur une des montagnes de Rome , que de spécifier le mont Palatin ou le mont Quirinal, etc. (5) On sait pourquoi les bataillons s’appelaient cuner; c'est parce qu'ils étaient rangés en forme de coin. (6) Jupiter lance la foudre pour donner à l'armée un avertisse- ment qui n’est pas indiqué. DES PRÈTRES SALIENS. 371 cérémonies sacrées, appelées Lustratio fulminum et Armilustrium. Le 14 des calendes de novembre, on purifiait l’armée sur le mont Aventin, soit avant, soit après le combat. Sous Numa , il pouvait se faire que celle purification eût lieu sur le mont Quirinal dont il ajouta une partie à l’enclave de Rome; car ce fut Aneus Martius qui y renferma le mont Aventin. Du reste, celte circonstance est indifférente pour l’intel- ligence du texte qui laisse ignoré le nom de la mon- tagne. Varron définit ainsi cette pieuse coutume: Armilustrium ab eo quod in Armilustrio armati sacra faciunt; id ab luendo, aut lustro, id est quod circum tbant ludentes , ancilibus armati. Quelques savants ont pensé que les lustrations des armes étaient faites par les Saliens qui dansaient alors la pyrrhique (1), vu que seuls ces prêtres de Mars pouvaient remuer les sacrés anciles. Or, c’est vraisemblablement à une de ces dévotes pratiques que l’armée romaine était occu- pée, lorsque le tonnerre était tombé. Le lieu où tom- bait la foudre était souillé. Comment le purifier ? C'était au moyen d’une chevelure qu’on offrait tantôt aux dieux et tantôt aux morts, en signe de deuil (2). (1) Pyrrhique , danse d'hommes armés, inventée , dit Arislote, par Pyrrhus, fils d'Achille, qui, le premier, la dansa au bûcher de Patrocle. V. Athen., liv. x1v; Plin., liv., VII, ©. 57. (2) Théocrite dit que les amants se coupérent les cheveux à la mort d’Adonis. Anna, sœur de Didon, offre sa chevelure aux mânes de sa sœur: Vertice libatas accipiuntque comas. Ovid. Fast. lib. 11, v. 562. Bacchus fait le sacrifice de sa chevelure dorée aux mânes de son épouse. « A quel dieu as-tu voué ta chevelure ? » demande Pétrone. 372 SUR LES FRAGMENTS DES HYMNES Ces mots, Cume ou Comam ponas, mets bas, coupe une chevelure , ont trait au sacrifice d’expiation qu'on pratiquait pour purger les lieux frappés de la foudre. Plutarque , dans la vie de Numa , et Ovide dans ses Fastes ,: rapportent , l’un, en historien crédule, et l’autre, en poëte brillant, les fables accréditées sur l'origine des lustrations à Rome, pour détourner ou expier les ravages du tonnerre. Jupiter, afin d’éprouver le cœur et l'esprit du monarque, lui avait d’abord demandé une tête: Cœde caput, à quoi le doux et pacifique prince avait répondu : « Oui, une tête d’oignon de mes jardins. — Non, «a une tête d'homme. — C'est donc une chevelure ? « — Non pas, mais un être qui respire. — Alors « c’est un poisson que je vais vous offrir. » Jupiter, ces derniers mots, s'était mis à rire : « Sage mor- D « tel, avait-il repris, tu es digne de converser avec « moi, et je te promets d'arrêter les traits de mon « courroux, si tu emploies ces expiations. Demain , « lorsque le dieu du jour apparaîtra dans tout son « éclat, je te donnerai un gage certain du salut de « {on empire. » Cette fable, imaginée pour donner cours à une autre fable qui supposait que Jupiter fit présent à Numa du bouclier célèbre nommé Ancile , constate un fait précieux pour l'intelligence du vieil hiéroglyphe , c’est que des cheveux servaient dans la cérémonie d’expiation appelée Lustratio fulminum. Le souverain des dieux ne disait plus à Numa : Cæde caput, mais seulement Comam ponas , coupe une chevelure , ce qui convenait mieux à l’humanité d’un roi qui n’ensan - DES PRÈTRES SALIENS. 373 glanta aucun de ses sacrifices , et qui déclarait que le dieu Terme, veillant à la paix et à la justice, devait être pur de tout meurtre. Aïnsi le passage obscur et incompris jusqu'ici , s'explique par la con naissance des deux cérémonies religieuses appelées par les Romains Arnulustrinm et Lustratio fulminum, Ce dernier fragment des Axamenta annonce déjà le progrès de la langue latine; car, excepté le mot cume, transformé plus tard dans le mot coma et dérivant du grec z6un, tous les mots appartiennent à la maturité du latin. Les terminaisons commencent à être moins souvent tronquées ; les archaïsmes et limitation grecque s’effacent peu à peu ; l'originalité du latin commence, et à peine un demi-siècle s'est-il écoulé entre la mort de Romulus et celle de Numa. Quelle fut enfin la règle métrique suivie dans le chant des frères Arvales et dans les fragments des Axamenta , car il est temps de finir cette dissertation déjà longue? Le premier vers qui est un refrain: Enos, Lases, juvale, forme un dimètre ïambique à dernière syllabe retranchée, comme ce vers-ci : Veni, redemptor orbis. Cette mesure fut, comme on le sait, employée par Anacréon ; aussi lui donne-t-on le nom d’Anacrcon- tique heptasyllabique : c'est là le petit vers saturnien , si on en croit la formule de Terentianus Maurus , donnée dans ce commencement de vers : 374 SUR LES FRAGMENTS DES HYMNES. Malum dabunt Metelli.. Les trois vers qui suivent sont de grands vers sa- turniens dont le rhythme devait être propre au chant, et dont il serait possible de démontrer la mesure , si cela présentait de l'importance littéraire. Le vers saturnien, appelé par Asconius Pedianus senarèus hypercatalecticus , est caractérisé dans celui-ci, qui pourtant ne peut guère êlre cité comme un type invariable : Malum dabunt Metelli Nævio poetæ. Le premier fragment des Axamenta offre une coupe, une mesure pareille ; c’est le même mode de sus- pension , la même césure ; tel est un de ces vers: Duonus Cerus eset, dunque Janus vevet. Ce procédé semble s'être prêté facilement aux be- soins de la voix par la pause qu'il établit presque au milieu du vers, et par l'emploi de la mesure ïam- bique et trochaïque. Terminons en disant que les premiers monuments de la poésie latine ne sont pas aussi barbares, aussi obscurs , aussi destituës de rhythme qu’on aurait pu le supposer, et qu'à mesure que Rome a vécu, sa langue se dépouille de son imilation servile du grec, manifestée au plus haut point dans le chant des frères Arvales. RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT POUR L'ÉLOSGZ DE EUET, Par M. L'agé DANIEL, Oflicier de la légion-d'honneur, recteur de l’Académie de Caen. MESSIEURS , Vos deux premiers concours pour léloge de Huet, n'ayant pas produit de travaux qui vous aient paru mériter le prix proposé , vous en avez ouvert un troisième et dernier. Deux concurrents s’ysont présentés. Je viens vous soumettre l'appréciation que votre commission a faite de leurs ouvrages. Nous rappellerons d’abord ce que l'Académie de- mandait ; car les concurrents, le premier surtout, nous semblent lavoir quelque peu oublié. La compagnie a voulu non pas une biographie ou une simple notice, mais une apologie qui ressortit 376 RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT des faits et d’une appréciation critique des divers ouvrages du savant évêque d’Avranches. Les auteurs des deux éloges ont-ils satisfait de tout point à ces conditions ? vous allez en juger. Le n°. 1 considère successivement Huet comme théologien , comme philosophe , comme historien et archéologue , comme poëte et enfin, comme littérateur et comme critique. Cette division nous a paru bonne et sage. Mais votre commission est loin de penser que l’auteurÿlait remplie. Il n’a pas assez fortement embrassé le sujet; il ne le domine pas ; il n’en parcourt pas les diverses par- ties du pas ferme et assuré d’un homme qui connaît le pays où il vous conduit ; il vous traine lentement, péniblement, à travers les nombreux et remarquables travaux qu'il prétend vous faire admirer , et en pré- sence desquels il reste lui-même toujours insensible et glacé. Au lieu d’une analyse substantielle et ani- mée, et d’une appréciation judicieuse et forte, vous ne trouvez, en réalité , que des extraits, et une sorte d’abrégé maigre et décharné , qui a presque la séche- resse et l’aridité d’un sommaire de chapitres ou d’une table des matières. L'auteur critique parfois ; mais sa critique, dé- pourvue de précision , d'étendue et de portée, ne vous fournit pas les éléments positifs d'une opinion, d’un jugement sur le grand homme qu'il s’agit de louer. Le style du panégyrique est languissant , et parfois obscur et incorrect. On y rencontre fréquemment des expressions telles que les suivantes : une érudition POUR L’ÉLOGE DE HUET. 3797 instruite , distinguer le commerce de terre et le com- merce de mer, pour distinguer le commerce de terre du commerce de mer. Le produit des arts mécaniques et la découverte des métaux convertis, au lieu de appliqués aux travaux de l’agriculture. On y voit les livres sacrés des Indiens présentés comme des monuments récents d’une langue et d’une cosmogonie toute nouvelle; comme si pour être ré- cemment connus , ces monuments , celte langue et celte cosmogonie n’en remontaient pas moins à une fort haute antiquité ! Malgré les imperfections de son style, nous soup- connerions volontiers l’auteur d’être plus littérateur que philosophe, car ce qu'il y a de mieux dans son travail, c’est l'appréciation des œuvres poétiques de Huet. Des citations choisies avec goût donnent à cette partie de l'éloge du charme et de la variété en même temps qu'elles font concevoir une haute idée du mérite du poële. Mais outre les défauts déjà si- gnalés, l’auteur ne dit rien ou presque rien de la vie de Huet ; il ne dit rien ou presque rien des circons- tances qui ont amené , accompagné ou suivi la com- position et la publication de ses ouvrages, des succès qu'ils ont obtenus, de la polémique qu'ils ont fait naître et de l'influence qu’ils ont exercée. Sans doute il convenait de n’assigner à ces circonstances et à ces faits qu’une place secondaire, mais encore fallait-il leur donner cette place. Nous ferons d’abord au n°. 2 un reproche peu im- portant en lui-même , mais qui ne laisse pas que de choquer , parce qu’il est en désaccord avec les habi- 378 RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT tudes littéraires. Il ne manque jamais de faire pré- céder du mot Monsieur les noms d'une foule de grands personnages morts depuis’ plus d’un siècle. Ainsi , il nous répète à’ satiété : M. Huet, M. Bochart, M. Boileau, M. Bossuet, etc. Rappelons-ui le mot du soldat de Villars : On ne dit pas M. César, M. Ale- æandre. Du reste, le n°. 2 est bien supérieur à son concur- rent. La vie de Huet y est mieux racontée et l’appré- ciation de ses travaux plus complète. Il offre une véri- table analyse et non pas de simples extraits. Une lecture rapide et superficielle aura pu suffire au n°. 1, mais le n°. 2 s’est évidemment livré à une étude assidue et réfléchie des ouvrages de Huet. Cette étude lui a fourni des matériaux riches et abondants qui, mis en œuvre par une main plus habile et plus heureuse, auraient formé un bel et imposant édifice. Celui qui nous est présenté manque d'élégance, de proportion et d'harmonie. Vous n’y découvrez rien qui appelle fortement et qui fixe l'attention et l'intérêt. En général, l’auteur ne possède pas assez l’art de disposer ses matériaux, de coordonner ses idées et de ménager les transitions. Son style est facile, mais pâle, monotone, incorrect et parfois trop familier: il s'élève rarement au ton de l'éloge et n’atteint pas même toujours à celui de la biographie. Voici deux passages qui nous paraissent propres à justifier nos observations: « Huet avait formé une bibliothèque aussi bien «a choisie qu’elle était nombreuse, mais déjà son âme « était en proic à une aflligeante pensée. Il voyait POUR L'ÉLOGE DE HUET. 379 « le jour auquel cette riche collection, ce trésor pé- « niblement amassé, serait de nouveau dispersé entre « les mains viles du vulgaire ignorant ou des libraires « qui ne comptent la valeur d’un livre que par sous « et deniers, et il médita les moyens d’obvier à cet « avenir déplorable. » Vous croyez sans doute , Messieurs, que l’on va vous indiquer immédiatement ces moyens annoncés dans un style qui laisse tant à désirer. Pas du tout. L'auteur se met à vous parler longuement de toute autre chose et il faut que vous lisiez encore 35 pages avant que votre curiosité soit salisfaite sur ce point! Les défauts de goût, de ton et de couleur, sont plus sensibles encore dans le morceau suivant : « Doué d’une constitution robuste, mais qui fut « bientôt dérangée par une vie trop sédentaire et une « application excessive, quoiqu'il ne veuille pas en con- « venir et quoiqu'il ait essayé à plusieurs reprises de « démontrer que l'étude ne nuit pas à la santé ; sujet « à des fièvres fréquentes, à une ophtalmie, à des dou- « leurs articulaires très-tenaces; afiligé d’un froid si « constant aux extrémités, qu'il était contraint de se « tenir ordinairement les pieds sur un vase rempli « d’eau chaude; atteint d’une gastralgie, d’une fistule, « de la goutte; ayant une foi si entière aux médica- « ments, qu'il a vécu de régime pendant plus de « cinquante ans, et qu’il a chanté en bons vers les : a bienfaits du thé, son seul digestif, sur la fin dé sa « vie, el laissé un témoignage public de sa reconnais- « sance pour les eaux de Bourbon qui, à ce qu'il 380 RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT « croyait, l'avaient merveilleusement guéri de la piluite, de la migraine et de limmobilité d’une cuisse dont les os se déboitaient fréquemment; il perdait tout respect pour la médecine, aussitôt qu'elle lui parlait de quitter l'étude. Les médecins des eaux de Bourbon lui ordonnèrent de s'abstenir d'aliments crus et de renoncer temporairement à ses livres. La première partie de la prescription aurait pu passer sans difficulté ; mais la seconde! Oh! dit-il, si je renonçais à mes livres, je monrrais d’ennui ; le beau moyen de prolonger ma vie! Non, non, les livres ne font pas de mal. Il ne changea donc rien à ses habitudes et revint jusqu’à sept fois donner le scandaleux exemple de la désobéissance aux ordonnances médicales dans le lieu même où il venait chercher la santé.» Nous n'avons pas besoin de vous dire que ce n’est pas là le style et le langage de l'éloge. Il ne faudrait pas pourtant juger définitivement du mérite littéraire de l’auteur d’après les morceaux que nous venons de citer: il peut faire et souvent il fait mieux. En voici un exemple choisi entre beaucoup d'autres : « Les opinions philosophiques du savant abbé d’Aunay s'étaient singulièrement modifiées depuis son voyage en Suède et ses entretiens avec Henri Leroy. De l'enthousiasme, ses réflexions Pavaient ramené au doute que Descartes avait établi en principe ; il s'était armé lui-même de ce lévier puis- sant, et s’en élait servi pour ébranler l'édifice du nouveau maître ; il avait cru le voir chanceler et POUR L'ÉLOGE DE HUET. 381 « s’écrouler, et loin de chercher les moyens de le re- « construire avec ses débris, il avait applaudi à sa « ruine. Cependant, Descartes ayant détruit à ses « yeux le prestige de la scolastique, de toutes ses « études philosophiques, à! ne lui resta plus que la con- « viction profonde de l'impuissance de l'esprit de l'homme « lorsqu'il est réduit à ses propres forces (1). Il y a donc dans le n°. 2, malgré ses défauts, un mérite incontestable. Toutefois vous a-t-il donné un éloge de Huet, tel que vous l’attendiez ? Huet a été un des hommes les plus remarquables du siècle le plus fécond en grands hommes. Une faible partie des nombreux ouvrages"qui ont rempli sa longue et laborieuse carrière , eût sufli à fonder une grande (4) Embrassés dans leur ensemble, les traités philosophiques de Huet ne concluent pas à un doute aussi absolu que l'a cru l’auteur du n°. 2 et que sembleraient l'indiquer quelques expressions prises isolément, Nous pensons avec un de ses biographes, que Huet a voulu montrer que le système des anciens sceptiques, renfermè dans de certaines bornes, n’est pas si déraisonnable qu'on le croit communément, qu'il n’est point opposé aux preuves de la religion qui resterait démontrée quand même le doute se répandrait sur la plupart des sciences humaines, qu'enfin les démonstrations mo- rales ne le cédent point aux démonstrations mathématiques. Il tenait, nous dit-il lui-même, pour trés-certain tout ce que nous apprend la foi, guide et maîtresse de la raison, et pour douteux, tout ce que la raison seule nous enseigne. Huet est au fond un philosophe éclectique.fSans nous attacher , dit-il, à aucune secte, nous les examinons loules el nous prenons pour notre usage tout ce qui à quelque apparence de la vérité, et, sans nous arrêter à celui qui a dit quelque chose, nous n'avons attention qu'à ce qu'il a dit. 382 RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT et immortelle renommée. Cultivant avec une égale ardeur et un égal succès la théologie , la philoso- phie, l'histoire, l'archéologie , la linguistique , la poésie et la littérature , il a creusé des sillons glo- rieux dans toutes ces parties du domaine des sciences et des lettres, et il y a recueilli d’abondantes et riches moissons. Il semble n'ignorer rien de ce qui a occupé l'esprit des hommes. Sans doute Fénelon et Bossuet l’emportent sur lui par l'élévation et l'éclat du génie; mais Huet brille par un savoir plus pro- fond, plus varié et plus étendu , et, chose rare et presque sans exemple jusqu’à lui! son érudition était aimable et polie : elle plaisait aux ignorants en même temps qu'elle était un prodige qui étonnait les sa- vants. $ Si l’on reste frappé d’admiration devant les émi- nentes qualités de son esprit et les inépuisables tré- sors de sa science, on l'aime pour les heureuses qualités de son cœur et pour lPindulgente facilité de son caractère. Son âme était aussi sensible et aussi douce qu’elle était grande et élevée. Avec quelle affectueuse sollicitude il fait léloge de son père, de sa mère, de ses sœurs et de tous ceux qui furent ses amis! quelle dignité, quelle charité dans Île si- lence qu'il garde sur les personnes dont il eut à se plaindre! Il a été honoré de l'estime d’une Reine célèbre. Appelé par la confiance d’un grand Roi à partager les travaux de Bossuet dans l'éducation du Dauphin, il a élé aimé et apprécié des personnages les plus illustres de son temps; il a exercé une puissante in- # POUR L'ÉLOGE DE HUET. 383 fiuence sur le mouvement scientifique et littéraire qui a si glorieusement marqué le siècle de Louis XIV ; il a joui d'une immense réputation, justifiée par ses ouvrages et attestée par le témoignage de ses contemporains et par la volumineuse correspondance inédite qu'il a laissée et qui renferme tant de choses utiles et curieuses. Promu aux saintes fonctions de l’épiscopat , il les remplit avec autant de sagesse que de zèle et de dé- vouement. Il y a porté la modestie jusqu’à défendre aux prédicateurs de son diocèse de le louer dans leurs sermons. Il a volontairement abdiqué cette haute di- gnité pour vivre dans une studieuse retraite, et y cul- tiver jusqu’au dernier jour avec plus de liberté et de recueillement les trois choses les plus douces de la vie : la piété, l’amitié et les lettres. En donnant une matière si belle , si riche et si féconde , vous deviez attendre , Messieurs, que, se pénétrant el s'inspirant du sujet , s'élevant à sa hau- teur , et faisant ressortir d’un examen approfondi et d'une savante et imparliale critique le mérite de Huet , les concurrents vous apporteraient des tra- vaux où votre illustre compatriote apparaitrait dans toute sa grandeur et dans toute sa gloire. Malheureusement vos vœux ne sont pas accomplis. Sous le pinceau d’un peintre habile les traits que nous venons de jeter rapidement et au hasard , se- raient devenus un tableau digne de Huet , digne du pays qui l'a vu naître et de la société qui a pris à cœur d’honorer sa mémoire. Ce peintre ne s’est pas rencontré. L’éloge de Huet reste encore à faire. 384 SUR L'ÊLOGE DE HUET. » Toutefois l’auteur du n°. 2 ayant fait une œuvre estimable à plusieurs égards et s’étant le plus approché du but, tout en en restant à une assez grande dis- tance , votre commission vous propose de lui accorder une mention honorable. SÉANCE PUBLIQUE DU 11 DÉCEMBRE 1844. Ne Ce ER tue PA UT LEUR Le hi su D CAES x 2 ae ts À ae srÉRauro M 44 ia APE 4 ANT CARE M LME ANT ICE ds Eve 1 ; RIVE ART NE Lapit DA NAS ya CP Ars : A1 Me, : ai rs SELS AMRLE NT Cp NE 4 D'À er AE k A". 1 OPA TR ‘AA LA AN (u La TT N Le L'ÉA ER ee LR ES L 1. È Le tr x ATEN, Le, & Lu “ sn: 1 a . ; ; DE AS «” \ 14 | , ÿ 11 FA ] ‘ nr " | « 1 0 - A tar DE ) 0 À \ | ‘ 4 1 We "2 * i % Ê 1% 1 « ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES , ARTS ET BELLES-LETTRES DE CAEN. HOMMAGE 4 LA MÉMOIRE DE CHORON, AVEG LE CONCOURS DE LA SOCIÉTÉ PHILHARMONIQUE DU CALVADOS SÉANCE PUBLIQUE du 114 décembre 18/4, Cette séance s’est tenue à l'hôtel-de-ville de Caen, dans la salle des réunions publiques, de 7 heures à 10 heures du soir. La Société philharmonique du Calvados s'étant associée à l'Académie , pour rendre un solennel hommage à la mémoire de Choron, le programme avait été arrêté ainsi qu'il suit : 388 SÉANCE PUBLIQUE. Symphonie. (Ouverture de Montano et Stéphanie par BERTON. ) Discours d'ouverture , par M. Taigrry, président. Rapport sur les travaux de l'Académie, par M. TRAVERS , secrétaire. Rapport sur le concours ouvert ponr lEloge de Choron , par M. Fabbé DANIEL. Remise de la médaille d’or à l'auteur de l'Eloge couronné. Chœurs par CHorow. ( Regina cœli. —Paraissez, Roi des rois (cantique).— Grâce, grâce , suspends l'arrêt de tes vengeances (cantique). La sentinelle, par CHORON. Symphonie. (Ouverture de la Muette de Portici, par AuBEr , de Caen.) DISCOURS D'OUVERTURE PRONONCÉ Par M. THIERRY, président. MESSIEURS , Il est un homme dans la cité, qui, depuis nombre d'années, ne respireque pour le bien-être et l'honneur de son pays. Vous l’avez presque toujours vu prendre l'initiative, lorsqu'il s’est agi d'améliorer nos industries ou d'encourager nos arts, d'exercer la bienfai- sance , d’honorer les divers genres de mérite , et de rappeler nos gloires. Cet homme, ce citoyen hono- rable , je ne le nomme pas, car il est connu de tous. Après avoir offert lui-même à l'Académie, el remis en ses mains la couronne qui fut naguère décernée à l’auteur de léloge de Dumont-d’Urville, il est re- venu bientôt vous en proposer une nouvelle ; et c’est encore à notre vénérable eollègue que nous devons la solennité d'aujourd'hui. 390 SÉANCE PUBLIQUE Choron, le savant compositeur , qui fut le proche allié des d’Arcet (lesquels se rattachaient aussi par Valliance ou par le sang à notre illustre Rouelle), Choron, ué à Caen, le 21 octobre 1971, méritait bien d’avoir sa part aux manifestations de nos souvenirs. Sous vos auspices, Messieurs , la lice académique fut ouverte dans ce but;et, à votre voix , des rivaux s'y sont dignement engagés. Mais il ne vous a pas sufli, après avoir accordé la palme , de voir retracés par une plume habile les travaux et les titres de notre célèbre compatriote ; vous avez encore désiré que la grave et religieuse harmonie de ses œuvres füt re- produite devant vous, et jointe aux hommages rendus à sa mémoire, au milieu de la brillante assemblée qui vous entoure en ce moment. Dans quel pays, aussi bien que dans le nôtre, où nous comptons plusieurs des élèves les plus distingués de Choron, pouvait se réaliser un pareil vœu ? Ne l'avions-nous pas près de nous cette belle et libérale institution, pour laquelle rien de ce qui charme et civilise n’est étranger ; et dont la poétique élégance s'allie naturellement à des vertus sociales $i géné- reuses el si fécondes, à de si puissants moyens de concorde, à tant de douces et nobles inspirations ! La Société philharmonique du Calvados a répondu à votre appel ; et tous , nous avons ressenti à la fois ce que l'association des lettres , des sciences et des beaux- arts avait de vrai et de touchant. Il faut en convenir, Messieurs, grâce à cet heureux concours, molivé par une rare circons{ance, nous sommes aujourd’hui mieux partagés que d'ordinaire. …. DU 11 DÉCEMBRE 1844. 391 Jouissons pleinement de ce précieux avantage , — même en songeant aux jours qui suivront ; puisque, plus tard, courageusement rentrés dans nos habi- tudes, nous ne pourrons perdre un souvenir qu'il nous plaira tant de conserver ! Messieurs, au début de cette séance, placée entre deux concerts, que nous devons à des soins délicats et à des mains amies, c’est, pour votre président , un haut prix de plus qu’il attache au poste honorable où vous avez daigné l’élever, que d’être chargé par vous, en présence de ce cercle d'élite, d'offrir à la Société philharmonique , à l’obligeante sœur de l’Aca- démie, le témoignage d’une reconnaissance qu’il nous est si flatteur d’ajouter à la vive et profonde sym- pathie qu’elle nous a toujours inspirée. RAPPORT SUR LES TRAVAUX DE L’'ACADÉÈMIE, Par M. Jucien TRAVERS, secrétaire. MESSIEURS, Le compte-rendu de nos séances doit désormais se diviser en deux parties : l’une embrassant les disser- tations, les poésies, les rapports, les mémoires, com- posés danse silence du cabinet, et lus dans nos séances particulières ; l’autre analysant les discussions ver- bales qui auront eu lieu, au sein de la Compagnie, sur des questions mises un mois d'avance à l'ordre du jour. Il ya, en effet, près d’une année que l’Académie, pour accroître l'intérêt des séances , décida qu'aux lectures mensuelles des travaux inédits de ses mem- bres, on ajouterait des discussions, des conférences, ou mieux peut-être des conversations sur des questions de littérature, de science ou d’art. La première question posée fut celle-ci : « Quelle est l'influence des Sociétés académiques des départe- ments sur l’état intellectuel et moral du pays? » Votre secrétaire, en résumant l'histoire des Aca- SÉANCE PUBLIQUE DU 11 DÉCEMBRE 1944. 393 démies fondées dans nos provinces avant 1789 el depuis 1800, en exhumant de leurs archives les sujets de prix qu’elles proposèrent dans un espace de 110 ans (de 1670 à 1790), établit sans peine l'importance de leur rôle; et, après des observations sans contro- verse , on reconnut , à l'unanimité , que les Sociétés académiques des départements ont une heureuse in- fluence sur Pétat intellectuel et moral du pays au XIXe, siècle, comme elles en eurent dans les deux siècles précédents. A la première question succéda naturellement la seconde : « Quelle est, en général, la tendance de leurs travaux , et de quelle manière pourraient-elles , sans s'éloigner du principal but de leur institution , concourir à la solution des grandes questions d'éco- nomie publique qui préoccupent les esprits ? » Cette fois l'unanimité n'était guère présumable. Aussi la direction à donner aux Académies des départements fut-elle l’objet de sérieux contredits. Plusieurs mem- bres restreignaient trop nos droits, en posant pour limites le cercle étroit des questions locales ; mais, après une longue discussion , opinion qui sembla pré- valoir, c’est que, tout en reconnaissant l'importance des travaux particuliers que , grâce à leur position, les Sociétés académiques des départements peuvent mieux faire que celles de la capitale, les premières ne doi- vent pas plus que les secondes s’interdire les questions générales d'histoire, de littérature, de philosophie, etc. Leurs membres peuvent donc, soit dans des con- férences , soit dans des mémoires spéciaux , apporter le tribut de leurs réflexions et de leurs lumières à 394 SÉANCE PUBLIQUE l'étude des grandes questions d'économie publique. En conséquence l’Académie décida qu’elle mettrait à l'ordre du jour la question suivante : « Quels seraient les meilleurs moyens de prévenir et de secourir l'in- digence ? » La discussion fut ouverte par M. Walras, qui classa dans sa théorie les divers aspects sous lesquels se montre l’indigence , afin d'appliquer à chaque infir- mité le remède qui lui est propre. On reconnut sans peine le philosophe à qui l’on doit un livre sur l’une des plus importantes matières de l’économie politique. Un de nos confrères, qui depuis des années se pré- occupe de la question de l’indigence en général et des moyens d’éleindre la mendicité dans la ville de Caen, M. Lecerf prit la parole ; il chercha les causes de la misère , indiqua pour la combattre trois sortes d'associations, et se réserva d'exposer plus tard sa théorie dans tous ses détails. Postérieurement à cette séance, la plupart des membres de l’Académie ont parlé sur la question ; mais , en juillet dernier, au moment de l'ouverture de nos vacances , elle était loin d’être épuisée. Sera- t-elle reprise ? je l’ignore. Peut-être l'Académie pour- suivra-t-elle avec ardeur la solution de ce problême social ; peut-être soumettra-t -elle à son examen d’autres questions non moins ardues, rédigées dès long-temps par sa commission d'impression; peut-être aussi crain- dra-t-elle d'arrêter les travaux de ses membres, en donnant une extension trop grande aux discussions verbales. —1l est certain, Messieurs , que l’introduc- DU 11 DÉCEMBRE 1844. 395 tion des conférences nous a privés d’un grand nombre de mémoires. —Toutefois, depuis notre dernière séance publique, nous avons. entendu divers morceaux de science et de littérature. Nous allons sommairement les rappeler, en commençant par les travaux scien- tifiques. — M. Twierry , qui nous a tant de fois apporté les résultats de ses observations, a lu un mémoire sur le dégagement du feu dans l’action chimique. Ce mémoire fait partie du volume que nous avons sous presse, et qui paraîtra prochainement. — Nous devons à M. De Laroye deux rapports qui demandaient toutes les connaissances du profes- seur. Il s'agissait de suivre M. Artur dans ses dé- monstralions mathématiques, et d'apprécier les théo- ries nouvelles de ce physicien et sur lhygrométrie et sur la capillarité. — M. le comte de Corberon nous avait adressé sa traduction de louvrage allemand , intitulé : Les Hylophthires et leurs ennemis, par M. Ratzeburg. Une analyse de ce livre, écrite avec beaucoup de soin par M. Eupes-DEsLowGcHamps , en a fait connaïtre le mérite et l'importance , et le manuscrit de notre con- frère est annexé au livre , devenu plus précieux par un tel supplément. — Quelques rapports ont également été faits sur des ouvrages de littérature. M. Des Essars à judi- 396 SÉANCE PUBLIQUE cieusement apprécié l'épopée de M. De Gournay, dont le sujet est Jeanne d'Arc; M. De Gocrnay , le Marcel de M. Alph. Le Flaguais; M. MaiGnien, le Commentaire sur le Cid de Pierre Corneille, par M. Walras. — Nous devons encore à M, MalGNiEN des Obser- vations sur le beau absolu et sur le beau dans L'art , matière d'autant plus diflicile qu’elle a été plus sou- vent trailée. — M. DE ForMEevilze nous à fait connaître à l'avance son Introduction à l'Histoire du diocèse de Lisieux, ouvrage sous presse depuis trois ans, el qui sans doute ne tardera point à paraitre. — Nous devons à M. De Gournay une Analyse des Capuifs de Piaute; un fragment sur les originaux et les imitations en littérature, dans lequel sont traduits en vers le Cyclope de Théocrite et le Cyclope d’Ovide ; enfin un mémoire sur Andronicus et Nevius, dans le- quel divers morceaux de ces vieux poëtes , si mutilés par le temps, sont imités en vers français. — Dans la séance de janvier, M. LecERF nous à lu un rapport très-favorable sur les deux premiers volumes du Cours de droit administratif , récemment publiés par M. Trolley. Ainsi que vous en avez té- moigné le désir, ce rapport est annexé à louvrage de notre confrère. — Nous avons également entendu dans cette séance DU 11 DÉCEMBRE 1844. 307 un morceau sur les vicissitudes qu'a éprouvées la Pa- lestine jusqu'à nos jours, par M. Epom. C’est un cha- pitre qu’il a fait imprimer depuis dans la deuxième édition de son Abrégé de l'Histoire sainte , livre élémentaire, si tôt et si justement devenu classique. — M. G. Mancez nous a révélé l’existence de quelques fragments de nos archives académiques , conservés dans la bibliothèque de la ville de Caen. Nous lui devons encore la biographie de Moisant de Brieux , dont la maison fut le berceau de notre Aca- démie naissante. Cette biographie fait partie du vo- lume dont l'impression touche à sa fin. — M. Crarma nous à lu la préface de la corres- pondance du P. André, dont il a, de concert avec M. G. Mancel, publié le 1°". volume. Il a fait passer sous nos yeux de nombreuses lettres de Malebranche , de Fontenelle et d’autres grands hommes; précieux autographes, trouvés parmi les papiers du jésuite- philosophe. — M. Escuer est venu consulter l'Académie sur la valeur de ses traductions en vers de plusieurs bailades allemandes de Schiller et d'Ubland. L'im- pression qu'ont produite ces poésies a dû encourager le traducteur. — Un membre qui fut trop long-temps absent de notre ville et que nous ne pouvons nous flatter d'y re- tenir, M. Maizser-Lacosr£& est venu trois fois en 305 | SÉANCE PUBLIQUE trois mois payer son tribut. Les Concours acadé- miques, un Préambule pour ce premier morceau, et le {ableau animé de la période orageuse qui vit naître la Correspondance entre Cicéron et Brutus ; voilà, Messieurs , le triple objet des communications de l’élo- quent professeur. E — Deux de nos membres correspondants nous ont fait part de quelques-uns de leurs travaux. M. BaiL- HACHE nous a envoyé plusieurs fragments de la Mes- siade de Klopstock, traduite d’après le système de littéralité suivi par M. de Châteaubriant dans sa version du Paradis perdu. M. J. LE TERTRE, après l'envoi de quelques pièces de vers, a soumis à l'examen de l’Académie son poëme inédit des Quatre âges, com- posilion didactique , qu’il a revue depuis plusieurs années avec une consciencieuse persévérance, et sur laquelle nous entendrons bientôt un rapport de M. Bertrand. — Si je mai point parlé, Messieurs, de deux rapports faits par M. Daniel sur les concours ouverts pour les éloges de Huet et de Choron, c’est que le plus étendu de ces morceaux doit être lu par l'auteur dans celle séance. J’ajouterai seulement qu'après avoir mis le premier éloge au concours pendant trois années , l'Académie le retire enfin, et se f'atte d'être plus heureuse dans le nouveau concours qu’elle vient d’ou- vrir pour l’ELocE pe Bunour. Déjà la presse pari- sienne applaudit à ce choix ; et le prix sera vivement disputé , si la reconnaissance des élèves est égale aux services rendus par le professeur. DU 11 DÉCEMBRE 1944. 399 Un 2°. concours est ouvert pour l'ÉLOGE DU GÉNÉRAL DEcaEn. M. Lair fait les frais du prix. C’est la troi- sième fois que notre généreux confrère propose une médaille d’or , de la valeur de deux cents francs , pour voir louer dignement des célébrités contempo- raines, et payer la dernière dette de l’amilié ; car ils furent ses amis, les Dumont-d'Urville , les Choron, les Decaen. Espérons que le général ne sera pas moins dignement loué que le savant musicien et le grand navigateur. Ici, Messieurs, devrait s'arrêter le compte que j'avais à rendre. Mais, dans le cadre qu'ont à remplir les secrétaires, il se trouve une page qui ne reste jamais blanche ! toujours il nous y faut tracer les nams de quelques-uns de nos confières, car la science et la vertu sont impuissantes contre la mort! Aujourd'hui, aux noms de nos correspondants, MM. Costaz, de l'Institut d'Egypte , administrateur aussi actif qu'éclairé , qui sut appliquer ses vastes connais- sances aux progrès de l'industrie française ; Goullet de Ruggy, qui, malgré ses 74 ans, montra l'étendue de son instruction dans le congrès scientifique de Metz en 1837; Delise, l’un des naturalistes les plus distingués qu'ait produits le Calvados ; d'Arcet, de l'Institut , savant laborieux, dont le nom rappelle tant de procédés chimiques appliqués par la philantropie ; Mollevaut, traducteur exact de plusieurs chefs- d'œuvre de la muse latine ; Binet, premier dessinateur- géographe du Conseil des travaux maritimes à Paris; Audouin, professeur au Jardin des plantes; Brard, in- 400 SÉANCE PUBLIQUE génieur des mines dans le Midi; Maillard de Cham- bure , secrétaire de l’Académie de Dijon; à ces noms, dis-je, de nos correspondants nous avons à joindre ceux de trois membres titulaires, MM. Le Boucher, Le Grip et Bunel. Le premier était depuis long-temps parmi nos mem- bres honoraires , et sa santé ne lui permettait plus d'assister à nos séances ; mais l’Académie garde bon souvenir de ses anciennes communications. D'utiles mémoires recommandent le second , qui montra dans tous ses écrits le bon sens pratique de l'administrateur. Nous avons publié du troisième un travail fort étendu , que devaient suivre des morceaux d’une éru- dition fleurie. M. Bunel s’occupait de bibliographie normande , et préparait un curieux mémoire sur les premiers livres imprimés à Caen. Voilà nos pertes récentes : elles sont douloureuses ! On sent que de tels vides sont difficiles à combler. Toutefois, Messieurs, si nos regrels peuvent être adoucis , c’est par la certitude que les derniers roms inscrits sur la liste de nos titulaires auraient eu l’ap- probation de nos devanciers , et que ces noms pro- mettent d'ajouter au lustre de l'Académie. RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT POUR L'ELOGE DE CHORON , Par M. L'asé DANIEL, Officier de la légion-d’honneur, recteur de l’Académie de Caen. MESSIEURS , Un des hommes qui honorent le plus notre pays a voulu qu'un hommage public fût rendu à la mé- moire d’un artiste qui brille aux premiers rangs parmi les personnages célèbres qu'a vus naitre la ville de Caen. Le vénérable M. Lair vous a chargés de décerner une médaille d’or à l’auteur du meilleur éloge de Choron. Deux concurrents se sont présentés dans la lice que vous vous êtes empressés d'ouvrir , afin d'accomplir la mission patriotique qui vous était confiée. 26 402 SÉANCE PUBLIQUE Les deux concurrents se sont appliqués à fondre la forme de léloge académique avec celle de l'éloge historique et de la biographie. L'Académie ne s'étant pas expliquée sur la manière dont elle entendait que le sujet fût traité, votre commission a pensé que les auteurs avaient toute liberté à cet égard. Le n°. 1, estimable sous beaucoup de rapports, n'est point assez complet ; il omet des faits qui ne sont pas sans importance. Le style abonde en expres- sions et en métaphores, qui ne sont pas toujours justes, et en épithètes souvent oiseuses. Moins riche et moins bien ordonnée que celle du n°.2 , la narration manque de vie et de mouvement. Le mérite du grand mu- sicien dont elle raconte la vie n’en ressorl pas d'une manière assez nette et assez ferme. La lecture d’un fragment va justifier à vos yeux, nous l’espérons du moins, l'opinion de votre com- mission. Voici comment l’auteur entre en matière : « En jetant les hommes sur la terre, la nature « n'en a destiné qu'un petit nombre à voir une grande « célébrité attachée à leur nom. Dans le cœur de ses « heureux privilégiés elle a placé d'avance un germe « qui tôt ou tard doit éclore. Son développement , sa «a manifestation même peuvent parfois se trouver « arrêtés ou empêchés par des obstacles extérieurs ; « mais la puissance de ces oppositions n’est rien vis- « à-vis de la force invincible de la nature. Celle-ci « se rit des obstacles négatifs. Les empêchements « positifs ne l’effrayent pas davantage. De sa main « la semence est tombée sur une terre généreuse , « « DU 11 DÉCEMBRE 1944. 403 toujours entretenue dans une féconde humidité , car les eaux qui l’arrosent viennent de la source de vie. Le moment arrive donc où le germe brise sans difficulté tout ce qui s'oppose à son libre dé- veloppement, comme ces racines d'arbres vigoureux qui, pénétrant dans les fissures d’un rocher, le font éclater sans effort, et portent la végétation dans des lieux jugés inaccessibles à la culture. « Ces réflexions, poursuit l’auteur , peuvent s’ap- pliquer au chaleureux artiste , au savant conscien- cieux , au penseur profond, à l’observateur attentif, à l'homme plein de goût , à l’habile professeur dont nous essayons de faire l’éloge. Choron fut tout cela; il fut une des organisations les plus heureuses et les plus complètes, et une des têtes les plus en- cyclopédiques qui aient jamais existé. « LesOratoriens qui dirigeaient le collége de Juilly, où fut placé de bonne heure le jeune Choron, avaient un coup-d'œil trop sûr et une expérience trop exercée pour ne pas apporter tous leurs soins à la culture d’une organisation à la fois si heu- reuse et si malléable, qui semblait devoir toucher le but dans toute direction où elle serait lancée , comme une vigne d’un cru si parfait, que tous les rameaux portent toujours d'excellents fruits, qu'ils soient étendus en espalier, façonnés en ceps, courbés en berceaux, ou enfin abandonnés à eux-mêmes , et qu'ils grimpent librement pour marier leurs feuilles à celles des arbres qu'ils semblent étreindre dans un amoureux embrassement. » En présence d’une assemblée telle que celle qui nous 404 SÉANCE PUBLIQUE fait l'honneur de nous entendre , il serait superflu de nous arrêter à faire remarquer les défauts qui dé- parent le morceau que nous venons de citer. Expo- suisse sat est. HAtons-nous de le dire cependant, tout n’est pas aussi imparfait dans ce travail. Il s'y rencontre des pages bien pensées et bien écrites. Mais quel que soit le mé- rite de ces pages, elles n’ont pas paru à votre com- mission racheter suffisamment les lacunes et les im- perfections du reste de Pouvrage. Elle vous propose en conséquence de décider qu’il n’y a pas lieu d’ac- corder au n°. 1 ni le prix, ni même une mention honorable. Le n°. 2 a été jugé plus favorablement. L'auteur s’identifie avec son sujet, et l’on voit qu’il le connaît bien et qu’il le traite avec amour. Le style laisse à désirer du côté de la concision, de la correction et de l'élégance. Mais il est en général simple, clair et suffisamment coloré. Les faits sont convenablement présentés, et les nombreux ouvrages de Choron ap- préciés avec sagesse et exactitude. Malgré ses défauts, malgré des longueurs et des redites , le panégyrique se fait lire avec intérêt. L'analyse rapide que nous allons vous en présenter, en y joignant quelques ré- flexions amenées par le sujet, vous mettra à même d'en apprécier le mérite en même temps que celui du grand artiste à qui il est consacré. Alexandre-Etienne Choron naquit à Caen, le ax octobre 1771 (1). Son père occupait l'important emploi (1) La maison où il naquit est située rue des Quais, n°. 88, DU 11 DÉCEMBRE 1844. 405 de directeur des fermes de Caen et de Coutances. Sa famille était riche et l’une des plus considérées de la bourgeoisie. Le jeune Choron fut placé, à l’âge de 7 ans, au collége de Juilly, dirigé par la célèbre congrégation de l’Oratoire. Comme il joignait à d’heureuses dispo- sitions et à l'amour du travail une grande douceur de caractère, et des sentiments de foi et de piété qu'il conserva toujours , il se concilia l'affection toute par- ticulière de ses maîtres et de ses condisciples. Il sortit du collége à 15 ans. Bien qu’il y eût fait de brillantes et solides études, il ne s’imagina pas, comme cela arrive à tant d’autres, qu’il savait tout et qu'il était apte à tout. Ce qu'il avait appris lui faisait vivement sentir le besoin d'apprendre encore. Aussi, résistant à l'entrainement de la dissipation et des plaisirs, il continua de se livrer au travail : il ne devait cesser de le faire qu’en cessant de vivre. Chez lui l'application était raisonnée et réfléchie autant que vive et animée ; il creusait à fond les arts et les sciences , objets de ses études 4 il s’attachait à re- monter aux principes et aux considérations qui les dominent , à saisir les rapports qui les unissent ainsi que les conséquences qu’on en peut tirer , celles sur - tout qui pouvaient offrir quelque utilité pratique. Avec une telle trempe et de telles habitudes d'esprit; la science des langues n'avait pu être pour lui ce qu'elle est pour les hommes vulgaires, une science C'était et c'est encore aujourd’hui l'hôtel des douanes, Le pêre de Choron acheta des lettres de noblesse vers 1786. 406 SÉANCE PUBLIQUE de mots. Pour cette haute intelligence, étudier la langue d’un peuple, c'était étudier son génie, son caractère, ses mœurs, sa pensée la plus intime. Choron se trouva donc de bonne heure profondément initié aux connaissances littéraires et philosophiques. Il fut admirablement servi dans ses études par la prodigieuse facilité de sa mémoire : elle était telle qu'il lui suffisait de lire une fois un morceau pour se l’approprier et le retenir à Jamais. Rentré dans sa famille, une circonstance fortuite révéla à lui-même et à ses parents la plus énergique de ses facultés. Un clavecin, dont l'usage était exclusivement ré- servé à ses sœurs , éveilla en lui le goût et la passion de la musique. Achille avait trouvé ses armes. Au grand mécontentement de son père, homme grave et sévère, qui ne voyait dans la musique qu'un art frivole , tolérable tout au plus chez les femmes, mais indigne d’un jeune homme de bonne famille , Choron s'exerce avec ardeur sur l'instrument. Assis- tant à la leçon de ses sœurs, et se faisant aider par elles , il développe avec une merveilleuse rapidité son aplitude musicale. Le père de Choron , voulant à tout prix que son fils lui succédät dans son emploi, ou qu'il embrassät la profession d'avocat, ne négligea rien pour le détourner de Ja musique. Il l'éloigne de la maison paternelle et l'envoie à Paris, où il le confie aux soins d’un procu- reur nommé Rohard, avec la recommandation la plus expresse de lui interdire la lecture de toute œuvre musicale , l'usage de tout instrument et surtout les leçons d’un artiste. DU 11 DÉCEMBRE 1844. 407 La surveillance du procureur ne put empécher le jeune Choron de fréquenter l'Opéra. Sa passion pour la musique s'animait et s’exaltait de (oute l’ardeur de la jeunesse et des obstacles mêmes qu’elle ren- contrait : il trouvait un charme inexprimable à en- tendre l'exécution des chefs-d’œuvre des maitres, Bientôt il ne lui suffit pas de les entendre , il veut les répéter lui-même : il achète les airs qui l'ont le plus frappé , et il entreprend de les déchiffrer. Pour tout autre que Choron la tâche eût été insurmontable. Il n'avait point reçu de leçons de musique , il n’en savait que ce qu’il avait pu saisir à la dérobée chez son père, il ne connaissait rien à la valeur des signes ; mais il avait le génie, et les obstacles s’applanissent devant le génie. En attendant qu’il lui soit possible d'étudier les éléments de l’art par les moyens ordinaires, il se crée , comme Pascal, des signes, des méthodes , toute une langue qui lui est propre. Il écoutait avec la plus grande attention des airs imprimés , il se les gravait dans la mémoire; puis , rentré chez son patron, il s’enfermait dans sa chambre, et là, se cachant comme s’il eût fait une mauvaise action, il répétait l'air qu’il avait appris par cœur ; il comparait la durée des sons et les divers degrés d’élé- valion de sa voix avec la forme et la position des figures qu'il avait sous les yeux , et, de là, concluait la valeur des notes, trouvant ainsi, à force de pa- tience et de sagacité, la théorie par la pratique. Etant parvenu à se procurer les traités de J.-J. Rousseau, de D’Alembert et de Rameau , il en faisait 408 SÉANCE PUBLIQUE sa lecture assidue, et il poursuivait ainsi avec délices ses études de prédilection. Mais on devine aisément à combien de désagréments lexposaient ces travaux clandestins, et combien ils lui attirèrent de persé- culions. Un jour que notre clerc indocile avait dans les mains un de ses auteurs favoris, maître Rohard vint à passer près de lui, et lut en gros caractère le titre suivant : Traité des accords. Le brave homme crut d’abord qu'il s'agissait de quelque Traité sur les fiançailles , et, pen- sant qu'un changement favorable à ses vues s'était opéré dans les goûts du jeune homme, il lui adressa de vives félicitations; mais apercevant ensuile quelques signes musicaux qu’une main trop peu adroite s’effor- çait de dérober à sa vue , il passa tout-à-coup des éloges aux reproches les plus violents, et il écrivit aux parents que leur fils ne ferait jamais rien. Quelque temps après, Choron ayant continué de cultiver la musique et de négliger les rôles du procureur, celui- ci en désespéra tout-à-fait et le renvoya à sa famille. Choron y trouva un aecueil sévère : il paraît même qu'il ne dut qu'à sa qualité de fils ainé de n'être pas chassé à tout jamais de la maison paternelle. Cette opposition qu’il rencontrait dans l’immuable volonté de son père devait prendre bientôt fin; une mort prématurée le lui enleva en 1789. Devenu possesseur d’une belle fortune et maitre de ses actions , Choron se livre tout entier à son art favori. Une étude superficielle et pratique ne peut le salisfaire : il se préoccupe de la haute théorie et veut posséder l'essence même de la musique. Rien ne lui DU 11 DÉCEMBRE 1844. 409 coûle pour atteindre ce but Arrêté plus d’une fois, dans la lecture des écrits de D’Alembert , par des calculs et des formules algébriques dont il ne pouvait saisir le sens, il comprit que la connaissance des sciences exactes était indispensable à acquisition com- plète de celle de la musique , et il se met tout de suite à approfondir ces sciences , comme il avait, dans sa première jeunesse , approfondi les langues anciennes : il devint mathématicien comme il était déjà litté- rateur, Ce n’est pas tout : l'Allemagne et l'Italie pos- sèdent des traités de musique renommés et qui n'ont point été traduits en français. Choron veut les lire, il veut en traduire quelques-uns. Il se livre donc à l'étude de l'italien et de l'allemand, et bientôt il sait à fond ces deux langues. Cependant ces immenses travaux n’apportent point d'interruption à ses études musicales. L’abbé Roze et Bonesi lui donnaient des leçons et des conseils , et déjà Grétry applaudissait à ses premiers essais. A 20 ans , ilse vit appelé par le clergé de Saint- Severin au poste de maître de chapelle. Une cordiale confraternité et une confiance illimitée s’établirent entre lui et les prêtres de cette paroisse ; ils lui en- seignèrent l’hébreu et la théologie, et, grâce à la rare aptitude et à la grande ardeur de Pélève, ils le firent avec un succès complet. Quand, plus tard, le collége de France fut orga- nisé, on vit plus d’une fois Choron suppléer pour les cours publics le professeur de langue hébraïque. Les études théologiques lui avaient fait former la résolution d’embrasser la carrière sacerdotale. Mais 410 SÉANCE PUBLIQUE il fut traversé dans ce projet par des événements qui devaient troubler bien d’autres existences que la sienne. La révolution arrivait. Les églises furent fer- mées, et Choron perdit le modeste emploi qu'il avait à Saint-Severin. Il entra alors à l’école des Ponts et Chaussées, il s’y distingua au point que l’illustre Monge le nomma répétiteur de son cours. Quelque temps après il le fit admettre à l'Ecole Polytechnique, qui venait d'être créée sous le nom d’Ecole centrale des travaux publics. Choron s’y fit remarquer et il ne tarda pas à y deve- nir chef de brigade. Quand arriva le moment de choisir une spécialité, ce fut pour l’école des mines qu’il se décida ; mais ramené aux études musicales par un penchant irré- sistible , il se dégoûta de tout ce qui l'en détournait et il revint en Normandie. C’est là qu’il va commencer sa vie de sacrifices et de dévouement à l’art et à l'humanité. Voulant à la fois donner un salutaire exemple et former sa propre expérience par la pratique, il se fait maître d'école dans l’obseur village de Sainte-Marie- aux-Anglais. Il y inventa, en 1799 , sa Méthode pour apprendre en même temps à lire et à écrire. C'est de cet ouvrage qu'ont été extraits par la suite en grande partie les tableaux en usage dans les écoles d'en- seignement mutuel. Les succès de Choron furent prompts et surprenants; mais il quitta bientôt son école pour aller fonder à Falaise, en s’associant avec un de ses amis, un collége qui s’éleva quelques années après à un baut degré de prospérité sous la DU 11 DÉCEMBRE 164/. 41 direction du vénérable abbé Hervieu, l’un des chefs d'établissement qui ont le mieux réussi à faire bénir et regretter leur administration. Revenu à Paris après avoir continué dans la pro- vince ses études musicales, Choron publia Les prin- cipes des écoles d'Italie , et composa plusieurs pièces fugitives , qui toutes furent applaudies, et dont une a obtenu une vogue européenne et restera parmi nos chants nationaux. Choron ne pouvait se borner à la théorie et au travail de la composition ; ce qu’il se proposait avant tout , c'était de populariser Part et d’en propager le goût. Aussi le vit-on toujours partager sa vie entre l'enseignement et ses vastes travaux littéraires et didactiques, se vouant avec une prodigieuse activité à cette double tâche, dont la moilié, accomplie, comme il l’accomplisait, eüt été au-dessus des forces et des talents d’un homme ordinaire. Choron entreprit de faire connaitre à la France les traités les plus importants sur l’art musical et les principaux chefs-d'œuvre des grands compositeurs. Dans cette pensée il s’associa avec une maison de commerce de musique , lune des plus considérables de Paris. Cette association donna lieu à la publica- tion d’une foule d'œuvres remarquables , et rendit à l’art des services signalés ; mais elle absorba une grande partie de la fortune de Choron, déjà dimi- nuée par la fondation du collége de Falaise. Parmi ces publications, on distingua le Traité des principes de composition des écoles d'Italie, ouvrage qui se com- pose de trois volumes in-folio et de près de 1500 412 SÉANCE PUBLIQUE planches gravées. Ce travail immense est un des principaux titres de gloire de Choron. Il fut exécuté en deux ans ! L'introduction est un modèle de raison et de clarté. Elle renferme une appréciation des divers systèmes sur lesquels est fondé l’art de la composition. Choron y parle avec déférence des maîtres qui l'ont précédé, et dont cependant il ne nous transmet les ouvrages qu'en les perfectionnant. Formé à l’école des anciens et à celles des classiques modernes, il semble s’effa- cer lui-même dans sa naïve admiration pour le beau. Dans sa Théorie physico-mathématique de la musique , Choron expose, avec sa verve et sa lucidité ordinaires, les lois générales de l’origine et de la communica- tion des sons. L’esquisse historique des progrès de la composition offre un intérêt plus grand encore. Sous ce titre il donne un excellent et curieux résumé de l’histoire de la musique , écrit avec élégance et pureté, comme tout ce qu'a écrit l’auteur. Il semble y promettre une histoire complète de la musique. Ï est regrettable qu’il n’ait pas réalisé cette promesse : lui seul était peut-être capable de faire une pareille histoire, à cause de la profondeur et de la presque universalité de ses connaissances. Avant la publication du Traité de la composition , il en avait commencé une autre qui se continua depuis : elle consistait en livraisons gravées , paraissant à des époques indéterminées , et dont chacune contenait une grande œuvre de musique religieuse avec une notice historique. DU 11 DÉCEMBRE 1844. 413 Choron ne se lassait pas de travailler et Ge pro- duire. Le Traité de la composition se publiait en 1808. Deux ans s'étaient à peine écoulés, que paraissait, avec la collaboration de Fayolle, le Dictionnaire historique des musiciens, œuvre considérable qui manquait à notre pays. A la même époque, Choron livrait au public une Méthode élémentaire de musique et de plain-chant et un Traité général des voix et instruments d’orchestre. Malheureusement , toutes ces publications, si pro- fitables à l’art, étaient falales aux intérêts de Choron. Les encouragements et les secours qu’il recevait étaient loin d’égaler les dépenses qu’elles entrainaient. Les pertes se imultipliaient avec les travaux. Le patri- moine du grand artiste était dévoré, et il restait encore un large déficit à combler. La détresse et la misère allaient saisir Choron et sa famille, si un de ses anciens condisciples à l'Ecole Polytechnique , de- venu agent de change et fort riche , ne fût venu à son secours. M Petit se montra aussi généreux et aussi dévoué pour l'artiste , que celui-ci l'était pour la propagation de l’art. Une somme de 30,000 fr., donnés avec autant d’empressement que de délica- tesse, sauva Choron et lui permit de continuer ses travaux. Un pareil trait n’a pas besoin d’éloges. Du reste, Choron supportait ses perles avec un admirable courage. Telle était sa stoïque indifférence pour les biens de la fortune , qu’il répondait aux con- doléances de ses amis : j’aurai toujours assez d’une botte de paille et d’un morceau de toile. A la perte de sa fortune vinrent se joindre des dé- ceptions et des chagrins amers. 414. SÉANCE PUBLIQUE Attaché à l’Académie des Beaux-Arts en qualité de correspondant , il consacrait avec le zèle le plus louable son talent el ses travaux aux intérêts et à la gloire de cette Compagnie, pour laquelle il composa sur divers sujets des rapports qui furent imprimés par son ordre, et dont plusieurs sont regardés comme des chefs- d'œuvre. Il y avait quatre ans qu’il remplissait cette tâche infructueuse et diflicile , quand une place de membre titulaire se trouva disponible dans la section de théorie qui venait d’être créée. Il semblait que celte place ne püt échapper à Choron, qui jouissait à si bon droit de la réputation de savant et profond théoricien, el de compositeur distingué; elle lui échappa pourtant. On lécarta, qui le croirait ? sous le pré- texte qu'il était trop purement théoricien ! Quinze ans après, une circonstance semblable se présenta ; ses titres s'étaient considérablement accrus : il fut en- core écarté. En refusant de l’admettre comme titulaire, l'Aca- démie des Beaux-Arts perdit plus que Choron lui- même ; car notre artiste lui relira sa coopération qui lui était précieuse , et qu’elle ne put remplacer. La part considérable que Choron avait prise aux travaux de l’Académie n'avait point arrêté ses tra- vaux personnels ; il avait successivement fait paraître la Biblioheque encyclopédique de musique et les Me- thodes élémentaires d'harmonie et de composition. En 1812, le ministre des cultes, Bigot de Préa- meneu , lui confia la direction de la musique dans les fêtes publiques. Cette place fut pour lui une source de contrariélés, lesquelles tcutefois ne furent pas DU 11 DÉCEMBRE 1944. 415 sans dédommagement ; car lhabileté qu'il y dé- ploya et les écrits qu’elle lui donna l'occasion de publier sur la création d'écoles publiques pour l'en- seignement de la musique, ajoutèrent un nouveau lustre À son nom. fl donna en même temps une autre preuve du zèle qui l’animait, en ouvrant des cours gratuits où il enseignait lui-même la musique vocale. Quelque temps auparavant il avait été chargé de préparer la réorganisation des maitrises de cathé- drales. Le plan qu'il rédigea , et dont la realisation eût été un si grand bienfait et pour les solennités de la religion et pour la propagation de l’art, fut approuvé par Napoléon. Malheureusement les graves événements qui survinrent empêchèrent qu'il ne fût exécuté. j Vers la fin de 1815, la protection de M. Petit fit nommer Choron régisseur général de lPOpéra. I montra dans cet emploi une activité extraordinaire, et autant de justice que d’impartialité. I trouvait là des abus nombreux , graves et invétérés : il les attaqua avec courage ; mais en les attaquant, il sou- leva contre lui tous les intérêts personnels qui profi- taient du désordre. Les abus ne manquent jamais de défenseurs, et l’on conçoit aisément qu’ils en devaient manquer moins dans le cas dont il s’agit que dans tout autre. Aussi Choron tomba-t-il devant les trans- ports de colère et d’indignation de ceux que bles- saient les réformes qu'il voulait introduire. Toute- fois, bien que sa gestion ait été courte, elle n’a pas été stérile. En signalant le mal, en proposant des 416 SÉANCE PUBLIQUE remèdes, en donnant de sages conseils, en obtenant la restauration du Conservatoire, et en ÿ faisant or- ganiser un pensionnat, il rendit à l’art du chant d’inap- préciables services. C’est dans la direction de ce pensionnat musical, qui lui fut confié lorsqu'il eut quitté l'administration théâtrale, que brilla surtout sa rare aptitude pour l’enseignement. C’est là qu'il fit avec tant de succès VPapplication de la méthode concertante , qu'il avait in- ventée, et dont toutes celles qui ont suivi n'ont été que des imitations plus ou moins heureuses. C’est de ce pensionnat, composé à l’origine d’un petit nombre d'élèves, pris pour la plupart comme au ha- sard et dépourvus de toute instruction, que sont sortis une foule de musiciens habiles qui ont fait la gloire du maïître et acquis eux-mêmes une belle renommée. On compte parmi les plus brillants élèves de Choron: Dietsch, Monpou, Nicou-Choron, Scudo, Jansenne, Molinier , de Saint-Germain, Guerrier, de Lagatine , Marié, Gervais, Nicolas, le célèbre Duprez à qui il disait souvent: tu seras un jour le premier chanteur de France, enfin la jeune Rachel, qu’il prédisait ne devoir jamais faire autre chose qu'une actrice. C’étail avoir fait beaucoup pour l’enseignement de l'art musical que de lui consacrer un pensionnat. Mais il restait une tâche importante et difficile à remplir : il fallait découvrir et y faire entrer des sujels favorablement organisés. Pour atteindre ce but, soins , fatigues, sacrifices de toute sorte, Choron n'épargna rien. Il se mil, presque sans ressources , à parcourir à pied la Picardie et plusieurs contrées DU 11 DÉCEMBRE 1844. 417 du Midi. Quand il avait trouvé un enfant qui offrait les dispositions désirables , il l’acceptait à tout prix. Un jour , il revenait tout joyeux d’un de ses voyages en Picardie. J’y avais été, disait-il, chercher une basse-taille et j'en ramène un tenor. C’est égal, je suis sûr qu'il fera honneur à la maison. — C’est sans doute un pensionnaire payant, lui dit l’'économe ; quel sera le prix de la pension ? — Ame vile et vénale, répondit Choron indigné, je vous parle d’un tenor et vous allez me parler d'argent ! La belle âme de Choron obéissait comme d’instinet à tous les nobles sentiments. Un jour , dans une de ses courses à travers les départements , il passa près d’une chaumière incendiée dont les habitants imploraïent la commisération publique. Choron leur donna son dernier écu , et il ne réfléchit qu'il ne lui restait pas de quoi payer son diner, qu’en entrant le soir à Soissons , pressé par la faim. Avec les éléments divers qu'il avait recueillis à si grande peine, Choron ne tarda pas à produire devant un auditoire choisi une masse considérable de chan- teurs. Le succés fut complet, et ce fut à cette occasion que notre artiste reçut la croix d'honneur. Les voix de femmes manquaient encore à l’éta- blissement. En attendant la formation du pensionnat de demoiselles , on vit Choron entretenir, à ses frais, pendant plus d’une année, une famille entière d’Italiens composée de sept personnes, parce qu’il s’y trouvait deux jeunes filles, douées de belles dispositions pour la musique. Ces deux jeunes personnes sont parve- nues dans la suite à des positions avantageuses. Il a 27 418 SÉANCE PUBLIQUE été dans la destinée de notre grand artiste de se rendre et de rester pauvre, et d'appeler les faveurs de la fortune sur presque tous ceux de ses élèves qui avaient du talent. L'activité de Choron semblait s’accroitre en même temps que la sphère où elle s’exerçait. Durant ses voyages et au milieu des soins qu'exige son école, il fait paraître successivement une Exposition élémentaire des principes de la musique ; une Méthode de plain- chant ; le Musicien pratique ; le Livre choral de Paris. Nous nous arrêtons , car l'attention pourrait se fati- guer , et l'imagination s’effrayer de la simple nomen- clature de cette multitude de travaux. En deux an- nées , de 1817 à 1819, Choron publia douze ouvrages ou traductions d'ouvrages plus ou moins étendus, mais tous d’une grande utilité pour la pratique et la théorie de la musique. En même temps qu'ils animaient notre grand artiste, les succès que nous venons de raconter achevaient de bien disposer le Ministre en sa faveur. Aussi l’école qui n'avait été soutenue jusque-là que par une sub- vention très-bornée , en reçut une beaucoup plus forte en 1824. Choron put occuper un local plus vaste et y admettre un personnel d'élèves plus considérable. La création d’un pensionnat de demoiselles mettait le comble à ses vœux. Les résultats grandirent avec les ressources. Ils de- vinrent tels, que l’on sentit le besoin de distraire l'école de Choron du conservatoire dont elle n’était qu'une succursale, d'en former un établissement à part, et de le consacrer à la régénération de la musique religieuse et classique. DU 11 DÉCEMBRE 1844. h19 A peine ces dispositions furent-elles arrêtées, que Choron s’empressa de faire venir d'Allemagne et d'Italie, et toujours à ses frais, la plus riche et la plus complète collection de musique sacrée que jamais peut-être établissement ait possédée, etil se trouva bientôt en mesure d'exécuter avec la plus irrépro- chable perfection les chefs-d’œuvre des grands maîtres. Les auditeurs privilégiés admis à ces premiers con- certs , engagèrent Choron à les ouvrir à un plus nom- breux public. Il fallait pour cela construire une nou- velle salle. Choron, que la mort de sa mère avait rendu possesseur de la dernière partie de sa fortune, y consacra 22,000 fr. qu’il ne regretla pas plus que tant d’autres sommes qu’il avait déjà sacrifiées. Il s’imposa de nouvelles dépenses, en 1827,en créant un journal destiné à rendre compte des travaux de son école et à hâter la propagation de la musique reli- gieuse. Poursuivant ce but sans relâche et par tous les moyens , il conçut alors l’idée de substituer la litho- graphie à la gravure pour les publications musicales , espérant par là rendre ces publications moins dispen- dieuses. Il fit, à cet effet, venir d'Allemagne des ou- vriers qui, malheureusement , se trouvèrent adonnés à l’ivrognerie. Le travail fut mal exécuté , et l’entre- prise fut ruineuse pour Choron. Toutefois elle ne fut pas stérile pour l'avenir de l’art ; la routeétait frayée, et, quelques années après, le moyen fut employé avec succès. Ce fut en cette même année 1827, qu'il fit entendre pour la première fois dans la nouvelle salle , en pré- 420 SÉANCE PUPLIQUE sence d’une partie de la famille royale et de la plus haute société de la capitale , cette musique céleste dont aucune expression ne peut donner une idée exacte à ceux qui ne l’ont point entendue. La méthode concertante, que Choron avait trouvée, acquérait un nouveau mérile par la manière dont il la mettait en pratique. L'influence qu'il exerçait sur ses élèves était immense ; il les entraïnait , ül les électrisait , il les enlevait : pour eux, comme pour le maître, l'étude devenait une passion. Sa voix , son geste, son accent, les anecdotes qu'il racontait au sujet des morceaux qu’on apprenait, de l'effet qu'ils avaient produit dans certaines circonstances, ou de la personne de l’auteur, et les réflexions profondes qu'il jetait par intervalle avec verve et originalité, donnaient à son enseignement une vie, un charme et un intérêt inexprimables. C'était à la lecon qu’il donnait tous les jours à 3 heures, qu’il déployait toutes les ressources de son talent. Cette leçon était son triomphe ; il y était su- blime. Le fait suivant, raconté par M. Descuret , fournit une nouvelle preuve de la passion de Choron pour la musique, et de l'intérêt extraordinaire qu'il prenait aux exercices de ses élèves.’ « Un jour, ils exécutaient le bel oratoriode Schneider, « le jugement dernier, sous la direction de M. Nicou- « Choron , son gendre , et il était dans son lit, déjà « gravement malade par suite d’une atteinte decholéra. « Je connaissais l'artiste ; et, craignant qu'il ne voulût « juger de quelle manière ce morceau allait être rendu, DU 11 DÉCEMBRE 1844. 421 « je lui avais fait sentir combien il serait dangereux, « dans sa position , d’ouvrir la fenêtre de sa chambre « qui donnait sur la salle du concert. il approuva « ma sollicitude, me prit affectueusement la main « et me promit de faire son sacrifice. La première « partie de l’oratorio, exécutée avec une rare perfec- «lion, ayant excité les applaudissements de toute « l'assemblée, je m'échappe un instant pour aller « consoler le pauvre malade, en lui portant la nou- « velle de ce nouveau succès. Qui est-ce que je trouve « dans la cour, à neuf heures et demie du soir, et par « un vent âpre ? mon Choron , nu-jambes , et roulé « dans une couverture de laine, qui s'était blotti « derrière la porte de la salle, pour tout entendre, « et juger de tout par lui-même. » Dans les conversations particulières aussi bien que dans les leçons, Choron trouvait de ces paroles co- lorées qui frappent l’imagination et se gravent dans la mémoire. Les jugements qu’il portait sur les grands maitres étaient souvent formulés d’une manière pit- toresque et saisissante, en même temps qu'ils étaient Pexpression de la raison et du bon sens. Savez-vous ce que c'est que Palestrina, disait-il au docteur Descuret ? rappelez-vous ce que je vais vous dire : figurez-vous un immense océan dont les flots roulent avec calme et majesté : c’est la musique antique. D’un autre côté, voyez cet océan dont les vagues furieuses s'élèvent jusqu'au ciel , puis {out-à- coup s’enfoncent dans labime, c’est la musique mo- derne. Eh bien !... Palestrina , c’est le point de jonc- tion , le confluent de ces deux océans ; Palestrina , 422 SÉANCE PUBLIQUE c’est le Racine , c’est le Raphaël ; Palestrina (pardon, Messieurs , pour le nom sacré que Choron, dans son enthousiasme , plaçait ici avec plus de poésie que de convenance et de respect} Palestrina , c’est le J.-C. de la musique (1) ! L'homme qui savait si bien développer les facultés musicales des élèves par des leçons si brillantes de science , d’éloquence et de poésie , n'avait lui-même qu'une voix chevrotante et peu étendue. Il chantait quelquefois cependant, et tel était le sentiment qui animait alors ses accents, que jamais on ne pensait à la faiblesse de ses moyens ; il réussissait à produire une grande impression et à faire merveilleusement saisir à ses élèves les nuances les plus délicates de la (1) L'estime de Choron pour les grandes célébrités en tous genres se mesurait particulièrement sur leur talent musical, ou sur ce qu'elles avaient pu faire pour l'art qu'il idolâtrait. Voici, à ce sujet, un trait que rapporte le docteur que nous venons de citer: « Savez-vous, me demandait-il un jour, quel est de tous les Péres « de l'Eglise celui que j'aime le plus? — Saint Augustin, lui « répondis-je. — Non reprit-il vivement, cest Saint-Jean de a Damas, parce que c’est lui qui a donné la meilleure ou plutôt « la seule définition de la musique. Retenez bien ce que dit Saint- « Jean de Damas : La musique est une suite de sons qui s'ap- « pellent… qui s'appellent ! répétait-il, laissant sa main sur son « front: c'est sublime! rien que pour cela il mériterait d'être « canonisé. « Son admiration pour les grandes œuvres du XVI. et du « XVIL. siècle le rendait souvent par trop sévère pour des com- « positions contemporaines. Un artiste lui demandant un jour son « opinion sur l'opéra de Zémire el Azor de Grétry, il répond « avec une grimace ironique: Opéra à La glace, musique de « vinaigre. » DU 11 DÉCEMBRE 16844. 423 pensée d’un auteur. Comme on s’étonnait, un jour, qu'avec un organe si médiocre il pût parvenir à faire chanter ses nombreux élèves avec tant de justesse, de grâce et d'expression, Je suis, répondit-il, avec autant de modestie que d’à-propos , la pierre qui ai- guise le fer, sans pouvoir couper elle-même ; late atete fungar vice cotis acutum Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi, Depuis 1825, Choron avait le titre de maître de chapelle de l’Université. Les messes qu’en cette qua- lité il faisait exécuter tous les dimanches à la Sor- bonne , achevèrent de populariser son nom qui avait déjà acquis tant de célébrité par les concerts de son école. Ces messes étaient encore les concerts Choron, mais avec un effet plus puissant, à cause du prestige et du caractère plus auguste et plus solennel qu’elles empruntaient aux pompes majestueuses et aux au- gustes mystères de la religion. On se rappelle avec un plaisir mêlé de regrets, cette foule attentive, émue et recueillie, quise pressait dans le temple et se prolongeait au-dehors à une longue distance. De pa- reils succès étaient glorieux pour notre grand artiste et il en jouissait avec bonheur. En 1830, son écolebrillait du plus vif éclat ; mais cet éclat devait, hélas! s’éclipser bientôt ! Les réduc- tions qu'après la révolution de juillet on opéra dans les fonds destinés à l’encouragement des beaux-arts, frappèrent surtout l’établissement de Choron, que la prévention et la défaveur poursuivaient d'autant plus 424. SÉANCE PUBLIQUE alors, qu’il avait eu la protection de l’ancienne cour , et qu'il portait le titre de Conservatoire de musique religieuse. On anéantit ainsi cette belle institution qui avait coûté à Choron les derniers restes de sa for- tune. La vie de notre illustre artiste ne cessera pas désormais d’être une lutte de plus en plus pénible contre des difficultés sous lesquelles il devra, pour cette fois , succomber sans retour. Le ministre lui offrit une pension de retraite de 12,000 fr. Il ne l’accepta que sous la condition de continuer son enseignement. On l’autorisa en effet à conserver son école , sous le titre d’Ecole de musique classique. Mais, privée de ses principales ressources et de la plus grande partie de son personnel, elle ne fut plus que l'ombre d'elle-même. A l’arrivée de M. de Montalivet au ministère de l'intérieur , un rayon d'espérance vint briller aux yeux de Choron; mais il s'évanouit bientôt. Ni les efforts du Ministre, ni un mémoire que Choron adressa lui- même aux députés, ne firent impression sur une as- semblée prévenue , et tout agitée des passions poli tiques alors en effervescence. Quelque triste que fût la position qui lui était faite, Choron n’abandonna pas l’enseignement musical. Afin de remplacer les sujets dont l'avait privé le re- trait de la subvention , il organise des chœurs dans les écoles primaires de Paris. Semblable à ces géné- raux de la république qui remportaient d’éclatantes victoires avec des soldats improvisés , il triomphe des obstacles et obtient d’admirables résultats avec des DU 11 DÉCEMBRE 1844. 425 enfants qui , quelques semaines auparavant, n'avaient Jamais reçu de leçons de musique et ne s'étaient jamais exercés au chant. L’effet du salut qu’il fit exécuter à Saint-Sulpice par 600 voix d’enfants et d'ouvriers , formés avec cette incroyable célérité , fut magnifique et dépassa toutes les espérances. Pour arriver là dans un si court espace de temps, Choron avait dû, comme autrefois pour l'instruction primaire en Normandie , inventer une sorte d’abécé- daire musical Il continuait en même temps ses exercices habituels dans son école si tristement mutilée, et il y faisait en- core parfois entendre à un auditoire choisi les ra- vissantes compositions qu’il avait fait connaître à la France. Depuis long-temps la renommée de Choron s'était répandue au loin. Plusieurs prélats lui avaient de- mandé quelques-uns de ses élèves pour organiser des maïitrises dans leurs cathédrales Déjà l’un de ces élèves, M. de Saint-Germain , que nous avons vu plus tard à Caen fonder et organiser l’enseignement musical au collége royal et à l’école dite du conserva- toire, avait, en 1830, réussi, en peu de mois, à former à Nancy un chœur de 90 chanteurs, et à lui faire exécuter des messes avec le plus grand succès. Les succès qu'obtenait Choron en personne étaient plus extraordinaires encore. En 1832, il se mit à parcourir les départements de l'Ouest , seul, sans aide, nayant pour tout bagage qu'une petite collection de musique d'église, composée par lui et éditée à ses frais, et il parvint avec une rapidité prodigieuse à 426 SÉANCE PUBLIQUE organiser dans les cathédrales des masses immenses de chanteurs , auxquels il communiquait son âme et sa vie. L'année 1833 lui apporta des espérances qu'il saisit avidement. L’'instruction du peuple excitait toute la sollicitude du gouvernement et des chambres. La musique dont l'utilité était enfin reconnue, grâce aux travaux et aux succès de Choron , devait trouver place dans l’enseignement des écoles primaires , et le Mi- nistre de l'instruction publique avait résolu d’en confier la direction à l’homme qui était plus que tout autre et qui seul peut-être était alors capable de le bien organiser et de le faire fructifier. C’eût été pour notre illustre compatriote une gloire et un bonheur qui eussent comblè tous ses vœux. Hélas ! il ne lui fut pas donné d’en jouir ! Choron n'avait pas plus épargné sa santé que sa fortune. Bien que l’affaiblissement de ses forces phy- siques et les conseils des médecins lui commandassent des ménagements et du repos, il n'avait pas cessé de se livrer au travail avec une énergie toujours nou- velle. Il fut atteint dans les premiers jours de 1834 d’ane maladie dont il ne devait pas se relever. Les visites qu’il recevait de ses amis et de ses élèves , durant cette longue et douloureuse maladie , le touchaient jusqu'au fond de l'âme; il se trouvait heureux d’être aimé de ses élèves , lui quiles aimait tant lil s'étonnait presque d'un témoignage d'affection, comme s'il n'eût pas dû s'attendre à être payé de retour ! C'est que sans doute l'expérience lui avait appris, DU 11 DÉCEMBRE 1844. 427 comme elle l’apprend tôt ou tard à ceux qui se dé- vouent à l’intérêt public, que, loin de pouvoir compter sur la reconnaissance , l’homme qui a le mieux mé- rité de ses semblables, ne doit pas même compter sur la justice. Placé depuis long-temps sous l'empire de cette conviction, Choron n'avait pas discontinué de s’oublier lui-même, et de se consacrer à un art dans lequel il voyait une source féconde de jouis- sances et de bonheur pour l'humanité. Dans une telle conduite , en de telles circonstances , il y a tout un éloge. Au mois de juin, le mal n'ayant cessé d’empirer , notre grand artiste perdit tout espoir de guérison. Il vit approcher la mort avec le calme et la fermeté de l'homme de bien et du chrétien fidèle. L’archevêque de Paris, M. de Quélen, qui l'aimait et l’estimait, vint lui-même lui apporter les consolations de la religion. Le 23 juin, Choron remit son épitaphe à un de ses amis , en lui disant : « Avant hier j'ai fait mon tes- « tament, hier j'ai reçu les sacrements, aujourd'hui « j'ai fait mon épilaphe ; la voici. Je lai faite , parce « que j'ai pour principe qu'il vaut mieux faire soi- « même ses affaires, que de les laisser faire aux « autres. Du reste, je défie qui que ce soit d’y trouver « un mot qui blesse la vérité. » Elle ne contient en effet que la vérité la plus exacte : Alexander Stephanus Choron , E Valesio oriundus , Natus Cadomi , die xxi octobris A7TA , Litteris , bonis artibus ac scientis accuraté et feliciter studuit ; 428 SÉANCE PUBLIQUE Sed musicam sacram et didacticam Preæsertim excoluit , Religioni atque publicæ utilitati Prœcipué consulens , Bonis et bono totus intentus et favens, Seipsum ac sua prorsus abnegavit. Quam multa , ad nimium artis damnum , imperfecta relinquens , Variis publicis muneribus functus , Obiit, die... Orate pro eo. Choron expira le 24 juin, précédant seulement de quelques mois dans la tombe Boïeldieu, cette autre gloire musicale de la Normandie. D'après le rapport que nous venons de vous faire , Messieurs, vous avez adopté l'avis de votre commis- sion, et adjugé le prix à l’auteur du n°. 2. Vous vous êtes en même temps confirmés dans l’opinion que Choron méritait bien l'hommage qui lui est décerné. Où trouver en effet plus de titres à un semblable honneur ? Choron a été un grand et illustre musicien ; mais il était en même temps , comme vous l’avez vu, bien autre chose : c’était aussi un philosophe dans la bonne et véritable acception du mot; c'était un théo- logien , c'était un littérateur , c'était un poète, c'était un mathématicien, c'était un érudit dont la place eût été à l’Académie des Inscriptions aussi bien qu'à celle des Beaux-Arts, et ce qui rehausse singulièrement les éminentes qualités qui le distinguent, ce qui les consacre et les sanc- tifie, si nous osons ainsi parler, c’est que son ca- ractère n’est pas moins beau que son génie, c’est DU 11 DÉCEMBRE 1844. 429 que sa vie tout entière a été admirable de religion, d'abnégation et de dévouement ; c’est que son mé- rite est d'autant plus solide, qu’il a passé par le creuset de l’infortune. Choron est parvenu à attacher à son nom une gloire durable ; mais à quel prix ? à com- bien de rudes épreuves ont été mises sa force et sa patience ? Quel courage et quelle persévérance il lui a fallu pour suflire à cette rapide succession et à celte muliiplicité de travaux qui nous étonnent, et pour s’avancer toujours d’un pas ferme et inébranlable , comme il l’a fait, à travers linjustice, l’ingratitude, les obstacles , les revers et les privations de tout genre , vers le noble et utile but qu'il s'était proposé! Cet homme extraordinaire a répandu dans la dou- leur et l’amertume les semences fécondes dont nous recueillons déjà d’'heureux fruits , et qui promettent à l’avenir de précieuses et abondantes moissons. On disait naguère de la musique : Les Allemands la font , les Italiens l’exécutent, les Français la jugent etles Anglais la paient. Nous ignorons si ce dicton reste vrai pour les Allemands, les Italiens etles Anglais. Grâce à Choron , il ne l’est plus pour nous. Sans doute , Messieurs, il s’en faut de beaucoup encore que la musique soit aussi populaire chez nous que chez nos voisins d’au-delà du Rhin et des Alpes; mais elle y a fait de remarquables progrès , et il est enfin reconnu que les populations françaises ne sont pas moins bien organisées pour la musique que celles de l'Allemagne et de lItalie, et lon commence à mettre à leur portée les moyens de la cultiver. Les collèges et les écoles normales lui consacrent des soins 430 SÉANCE PUBLIQUE actifs et éclairés, et l’on peut prévoir le jour où, sortant des écoles, elle se répandra dans le peuple, et exercera une salutaire influence sur sa moralité, son bonheur et ses destinées (1). Félicitons-nous , Messieurs , des beaux résultats que le présent nous offre , et des résultats plus beaux encore que l’avenir nous annonce ; mais n'oublions pas , et ne laissons pas oublier aux autres , que c'est au génie de Choron, à ses prodigieux efforts et à la puissante impulsion qu'il a donnée , que nous en sommes redevables. Nous sommes heureux de pro: clamer les droits de ce grand homme à notre admi- ration et à notre reconnaissance, et de nous associer au vœu de l’auteur de l’éloge couronné : que la ville qui l’a vu naître, faisant pour lui ce que la ville de Rouen a fait pour Boïeldieu, élève un monument en son honneur ! Nous sommes heureux aussi, Messieurs, de n’être que les fidèles interprètes de vos pensées et de vos sentiments , en offrant l'expression d’une vive grati- tude à l’homme généreux qui vous a associés au (1) Le vénérable abbé Fissiaux rend un bel hommage à l'utilité de la musique dans un de ses rapports sur Le Pénitencier agri- cole et industriel de Marseille , dont il est le fondateur. « La musique, dit-il, a contribué à nos succès, elle nous a « grandement aidés pour adoucir le caractère des enfants et en « améliorer le moral. C'est un fait curieux à signaler, qu'ayant « composé notre corps de musique de nos plus mauvais sujets, « pensant pouvoir les soustraire plus lard aux dangers de la ré- « cidive, en les plaçant comme gagistes dans les musiques des « régiments, nous sommes forcés de convenir maintenant que nos « musiciens donnent le bon exemple, et sont devenus peut-être « les meilleurs ouvriers et les plus dociles, » DU 11 DÉCEMBRE 1844. 431 pieux et patriotique hommage qu'il voulait rendre à l’une des gloires les plus nobles et les plus pures de la Normandie. Honneur à ce digne citoyen dont la vie n’est qu'une suite de belles et bonnes actions ! Puisse-t-il continuer de jouir long-temps encore du bonheur de faire le bien, et du bonheur si doux, mais si rare, de voir son nom vénéré et béni pour le bien qu'il fait ! Le “ D CS LA fl Ada Me: l'auteure dè Y'élège door nn ? TE ui ble 500 À, Poteau Rotule 64 oo MER de Er dci” dun jun db mir tapbarté mit de à ET Agri, CSL Jaismsin ban oebline DT) Hi média rom, d- Ads prete ni etorta WE À 8" prémante open: qu'il dune", qui dent el LOT SANTE 4 sine Seuroit dé pra. Mamer: le drôlie” de en granit Mpasihé à notré adhit - ralon ot: à Mori repéupalsamiite | eX.d4 not vossoiée A k me MO es datire; fans pour oi hqué bete Cane héomeur', Ÿ h “Na Ron ss Los PET Ms de «1 qué la Gièles mlcnprètes dé vie pañadens #48 NN AA 5 offrant laxpoonäon d'Gbe PAS û 0 lhotpmo généreus qui bus n° ustiés LL 1} Le sonergbét alt dia RE EN De) tuiesge À Peine “nr at: hedncréel @n Millie ; duty Uri 1 toridielgut | 14 An talqn 3 LS GynlUE À moe conte) late al à RPatpern NA pui Mhnsgrist Leret40n8 dé oulaple 640: 2 = hétiogce Ér mufah den vi. Bit urines (à upsatée, tu 2 ‘ a)Quré CEST ET ENT ge de mi blé ravreil Pr + Hé pu dre ts mtairéire plôs Tri à A dangeet 4e li 18: + HUE, Wu 5 Maçert pois gaptsles date Tes ati 2 spires, Goss + étant firedé de comète prptntetitiet qu mag mehr o dorntent de don avnigte et dr dat qe pruit-dené . ler Morillon) re COR 7 CICR : x POÉSIES. à a u è < | LU "2 : h La 1 - b 1 - - \ | v » } e | - + * \ | # > U LA - \ / “ ï 2 exreèc< | d À LA MUSIQUE, Par M. L. ROSSY. S'éloignant des vallons où sa route est tracée, Vers les sentiers du Pinde a volé ma pensée ; D'une nouvelle muse enviant les faveurs, Elle essaie à cueillir de poétiques fleurs : Du bel art qui toujours charma mon existence , Je ressens en ce jour la secrète influence. Art qui fais naître en nous d’ineffables bonheurs, O toi, douce Musique , aux accords enchanteurs, Qui sais, en pénétrant dans notre âme ravie, Alléger les ennuis qui pèsent sur la vie, Et, frappant'de nos cœurs les sensibles échos, Nous apporter le calme au milieu de nos maux ; Des poètes aussi j'ose prendre la lyre. Jette donc en mes sens ce feu qui les inspire ; Quand à te célébrer je consacre mes chants, Je ne saurais trouver de trop nobles accents! O toi, dont jusqu’au ciel remonte l’origine, Toi, qui portes au front l’auréole divine, Sur moi laisse tomber un céleste rayon , Et fais briller le jour sur mon pâle horison ! Souleyons un instant un coin du voile sombre Qui sur les temps anciens projette sa grande ombre: La Musique en leur nuit jette quelques lueurs ; Des temps de barbarie elle adoucit les mœurs: Plus tard c'était sa voix qu'empruntaient les oracles, Et dans la Grèce antique éclatent ses miracles, Elle rendait soumis les tigres des déserts ; 136 POÉSIES. Le monstre qui veillait aux portes des enfers, Par des accents divins enfin rendu sensible, Laissait deux fois franchir l’enceinte inaccessible ! Des villes s’élevaient à la voix d’Amphion !..... C’est ainsi qu’en ces temps l’aimable fiction Sur la Musique aussi répandait sa magie. Mais de cet art déjà la puissance infinie Par de secrets chemins pénétrait dans les cœurs : Ainsi Saül, en proie à de sombres fureurs, Sentait rentrer le calme en son âme égarée, Quand David préludait sur sa harpe sacrée ; Terpandre voit l'émeute au sein de la cité, Par ses chants il appaise un peuple révolté ; Phémius sur sa lyre avait tant de puissance , Q'Ulysse, en l’écoutant, renonce à sa vengeance ; A Sparte, un air impur épandait son poison, Le peuple en gémissant cherchait sa guérison : « Que les voix, dit l’'Oracle, aux instruments unies, » « Elancent vers le ciel leurs douces mélodies ! » Ces chants touchent les Dieux, et bientôt, à bonheur ! On se voit délivré du fléau destructeur ! Ton pouvoir, à Musique, alors était immense ! On savait t’honorer, noble et belle science ! Tes disciples étaient Hippocrate et Solon, Pythagore, Thalès, et Socrate, et Platon, Tous les sages enfin !.... Et, pour te rendre hommage, Au portique, où siégeait le docte Aréopage, Ces mots, en lettres d'or étaient sur le fronton : « Nul ne pénètre ici, s’il n'est fils d’Apollon ! » Dans ces temps reculés, toujours la poésie Pour compagne fidèle avait la mélodie ; Ainsi deux jeunes sœurs s’enlaçant de leurs bras, Se soutiennent ensemble et vont d’un même pas. Aveugle, et parcourant son ingrate patrie, Homère , dont le nom rappelle le génie , Déjà courbé par l’âge, un luth entre les mains , POÉSIES. Allait chantant ses vers aux échos des chemins. Alors on voit s'unir Euterpe et Melpomène ; Les chœurs de leurs accents font retentir la scène, Ils consolent Electre en ses grandes douleurs, Ils soutiennent OEdipe , allègent ses malheurs; Dans les temples des Dieux, dans les fêtes publiques, Partout de doux accords, ou des chants héroïques !..... Loin de ces heureux temps je laisse errer mes pas Dans les divers chemins qui descendent les âges ; Traversant des déserts ou bien d’arides plages , Voyageur attristé, je ne m'arrête pas ; Mais dans les doux sentiers où mes pieds foulent l'herbe, J'aime à cueillir les fleurs qui parent les gazons , Et, passant près des champs où croissent les moissons, Glaner quelques épis pour augmenter ma gerbe!l... Eveillez-vous! siècles guerriers ; C’est trop de repos pour la gloire. De Rolland, tous les chevaliers Redisent le chant de victoire ! Prenez vos lyres, ménestrels ; Tout retentit du bruit des armes, Dans les manoirs, dans les castels, Chantez la gloire et ses alarmes! Et vous aussi, gai troubadour , Allez auprès des châtelaines , Dans les bosquets , près des fontaines Redites-leur des chants d'amour!!! Mais un nouveau charme m’attire Et me force à quitter ces lieux ; Est-ce la brise qui soupire ? Est-ce une voix qui vient des cieux ? Non, vers une lointaine plage, Du Barde, qui suit le rivage, La harpe à frémi dans les airs! Au milieu de la nuit obscure, J'entends son faible et doux murmure : 38 POÊSIES. Il se perd au loin sur les mers !... Portés par de légers nuages, Planant au-dessus des orages , , D'Ossian je vois les enfans ; Dans les combats couverts de gloire, Ils sont morts un jour de victoire, Ils volent sur l’aile des vents!!! Ainsi dans l'univers, l’art divin qui m'inspire Exerça de tout temps son séduisant empire ; S'il eut de sombres jours, il en eut d'éclatants ! Comme l’on voit un fleuve en sortant de sa source, Faible d’abord, grossir en poursuivant sa course, La Musique grandit en traversant les temps. Les modernes auteurs, dans leur marche hardie, Laissent déjà bien loin l’ancienne mélodie ; Ils ont à la science arraché ses secrets. Dans leurs œuvres aussi que de brillants effets ! Comme aux chants gracieux , qu’enfante leur génie, Se marie avec art une riche harmonie ! Entendez Hayden, chantre mélodieux , Si riche, si fécond, toujours majestueux ; Mozart, au style pur, aux accords énergiques ; Weber, qui fait rêver par ses accents magiques ; Grand fleuve aux bords fleuris, comme aux limpides eaux, Qui lentement murmure à travers les roseaux, Ou tantôt va grondant, poussé par la tourmente , Tel semble Bethoven, poète à l’âme ardente ; Et cet astre éclatant qui plane au haut des cieux, Dont les nombreux rayons s’épandent en tous lieux, Et qui sut se frayer une route nouvelle, N'est-ce pas Rossini, dont la gloire immortelie Pourrait grandir encore? mais son fatal repos L’éloigne de la scène où brillent ses rivaux !... Près de lui Meyerbeer, homme au puissant génie, Jette dans son ltobert sa profonde harmonie ; Halevy, que sa Juive à mis aux premiers rangs ; POÉSIES. 439 Ce fils de la Neustrie, aux purs et doux accents, Talent si gracieux, gloire qui nous est chère, Boïeldieu, qui trop tôt termina sa carrière ! Chérubini, si grave et toujours imposant ; Méhul, au goût si pur; Berton, si séduisant ; D'un ciel limpide et pur étoiles rayonnantes, Hérold et Bellini, cygnes aux voix touchantes, Qui, jeunes, parvenus à la célébrité, Hélas ! ont vu leur char dans sa course arrêté ; Et l’auteur plein d'esprit, dont le style étincelle, Auber, dont chaque année une fille nouvelle Vient joindre sa couronne à celle de ses sœurs ; Donizetti, qui voit tant de beaux yeux en pleurs, Quand la foule applaudit sa touchante Lucie ; Et tant d’autres enfin qu'a marqués le génie ! !... Mais, le temple est ouvert, unissant leurs efforts, Les fils de l'harmonie, en disciples dociles, De ces maîtres de l’art interprètes habiles , Vont vous initier à leurs savants accords !..…. En mille jets de feu la lumière ruisselle , Et le gaz enflammé dans la salle étincelle ; Sortant des rangs pressés des nombreux spectateurs , Se croisent en tous sens de confuses rumeurs ; Mais le maître a frappé, et sa main se balance. Au bruit succède alors le calme et le silence... Quelques vagues accords se suivent lentement ; Puis c’est du trémolo le doux frémissement ; Bientôt le violon sous les archets mobiles Laisse échapper les flots de ses gammes agiles ; De l’alto qui répond les cordes ont frémi ; Des basses gravement les notes ont gémi ; S'écoulant comme l’eau qui jaillit des cascades, De la flûte on entend les brillantes roulades ; Puis, entrant à son tour, le tendre et doux hautbois Naïvement module un refrain villageois ; 440 POÉSIES. Des cors et des clairons la fanfare éclatante, Avec elle entrainant la cohorte bruyante, Trombonnes et buccins, serpents aux grosses voix, Dans un immense accord éclatent à la fois. Le tonnerre lointain que roulent les tymballes, Le son vif et brillant que lancent les cymbales, Sous les coups redoublés la caisse qui bondit, Cet ensemble imposant qui dans l’air retentit, Nous entraîne et nous charme : alors la symphonie Etale les trésors de sa mâle harmonie, Et, se livrant à nous dans toute sa beauté, Se montre dans sa force et dans sa majesté ! 11... Simple et noble à la fois, dans sa marche sévère, La Musique sacrée ajoute à la prière Ses chants larges et purs, ses accords imposants. Comme l'âme s'élève à ses pieux accents ! Entrons dans ces saints lieux, immenses basiliques, Aux colonnes sans nombre, aux fenêtres gothiques, Monuments immortels élancés vers les cieux, Témoignant de nos jours la foi de nos aïeux, A l'heure où le soleil, vers le haut des ogives, En mourant, jette encor ses lueurs fugitives, Dont un dernier reflet dans l'ombre évanoui, A travers les vitraux à regret s’est enfui, En ces lieux, où tout est mystère, Quel est ce bruit harmonieux ? Qui remplit donc le sanctuaire De ses accords majestueux ? C'est l'orgue, dont la voix sévère A préludé dans le saint lieu, Car c’est l'heure de la prière Que le soir on adresse à Dieu !.. Les fidèles en foule inondent les portiques, Du chœur s'élève alors un nuage d’encens, Les prêtres à l'autel entonnent les cantiques, Et le peuple aussitôt y mêle ses accents ! POÉSIES. EN ES es Du chant religieux la douce mélodie, L’orgue qui le soutient de sa mâle harmonie, La voûte aux mille échos répétant ces accords, Tout appelle mon âme à de divins transports ! ! ! Mon œil a percé les nuages : Il voit de sublimes images; Les anges sur leurs harpes d’or, Dans un suprême et doux accord, Unissent leurs voix à la terre, Et, dans le séjour immortel, Ils répètent notre prière, - Prosternés devant l'Eternel ! ! ! Mais, que dis-je [.. profane, abaisse ta paupière, Un mortel aussi haut peut-il lever les yeux ? Ils n’ont pas été faits pour autant de lumière ; Pour les seuls immortels se dévoilent les cieux !... Mon âme, ainsi parfois oubliant la pensée, Dans une douce extase un instant élancée, Voit d’un monde inconnu les hautes régions !.., Mais je sens naître en moi d’autres émotions !.… Quels sons viennent frapper mon oreille ravie ? Que de brillants accords ! quelle riche harmonie ! C’est la marche de guerre, au rhythme impétueux, Dont les mâles accents, les élans belliqueux, Font pénétrer au cœur l’ardeur qu’elle récèle, O Musique guerrière, et si grande et si belle ! Précédant la phalange, excitant les soldats, Tu les entraines tous jusqu’au sein des combats ; Tes sons victorieux enflamment leur courage ; Regardant sans pâlir le sang qui coule à flots, Ils se jettent sans crainte au milieu du carnage, Et la Musique alers enfante des héros ! ! 1... Et les hymnes guerriers, les chants patriotiques, POÉSIES. Que de puissance ils ont dans les crises publiques ! Dans son enthousiasme un peuple transporté, Rompt sa chaîne, en chantant : Patrie et Liberté ! ! 1... L'étranger, enhardi par nos luttes civiles, A passé la frontière, il assiége nos villes. Aussitôt de la France on voit tous les enfants, Devenus des soldats, s’élancer dans les camps, Délivrer en courant nos villes menacées, Vaincre de l'ennemi les troupes dispersées ; Tel fut en peu de temps le fruit de leurs efforts : C'est qu’un hymne sublime excitait leurs transports ! C'était en le chantant qu'ils marchaient à la gloire ; Et dans l’Europe entière, où vingt ans la victoire En tous lieux couronna leur ardente valeur, Son souvenir encore inspire la terreur ! ! !..….. Source de doux plaisirs, ô divine harmonie, Sans ton charme infini quelle serait la vie ? ; Un de ces sombres jours sans rayon de soleil ; Sans rêve qui l’enchante un pénible sommeil ! Oh ! combien sur notre âme est douce ta puissance ! Qui n’a pas ressenti ta secrète influence ? Qui ne connaîtrait pas ces doux ravissements Que font surgir en nous d’harmonieux accents ? Qui pourrait écouter la voix mélodieuse, Soupirant près de nous une plainte amoureuse, Sans éprouver alors dans le fond de son cœur Une secrète flamme, un élan de bonheur ? Au seul ressouvenir d’une voix qui fut chère, Qui de nous n’a senti se mouiller sa paupière ? Quand, au soir de nos jours, s’envolent les plaisirs, Aux temps qui ne sont plus comme l’âme s’élance, Lorsqu'un air oublié, qui berca notre enfance, Vient éveiller en nous de lointains souvenirs ! Soldat chez l'étranger, l'enfant de l’Helvétie Entend-il un des chants de sa chère patrie ? HI gémit, il soupire ! une triste langueur POÉSIES. À © Vient remplacer en lui la joie et le bonheur ; Regrettant son pays, lentement il succombe, En proie au souvenir qui l’entraîne à la tombe !.... Charme infini des sous, pouvoir mystérieux, Qui pourrait expliquer tes effets merveilleux ? Il est des malheureux dont la vie est flétrie ; La coupe du bonheur sur leur lèvre est tarie, L'intelligence en eux est dans un lourd sommeil Qui trop souvent, hélas ! n’a jamais de réveil ! Eh bien ! par ton secours, bienfaisante harmonie, On peut les ranimer et les rendre à la vie ! A ces infortunés prodigue tes trésors , Donne-leur du bonheur par tes divins accords, Et les sons, doucement pénétrant dans leur âme, Pour eux de la raison vont ranimer la flamme !!! Parcourez tous les points de ce vaste univers : Aux lieux où l’homme habite , au milieu des déserts, La Musique, étendant son souverain empire, Impose son pouvoir à tout ce qui respire. Voyez au loin voler ces rapides coursiers, Qu'en vain veut retenir la main des cavaliers ; Par le vent soulevés, sur leurs têtes altières Flotient les plis mouvants de leurs longues crinières ; Tous, d’un commun élan, et montrant mème ardeur, Semblent à chaque instant redoubler de vigueur : Mais qui les pousse ainsi ? qui &one les aiguillonne ? C’est le son des clairons qui dans les airs résonne ; Ce son qui les excite et qui presse leurs pas, Leur fait braver le fer et le feu des combats !.. Les cors ont retenti : de la meute entraînée Commence la poursuite, incessante, acharnée, Le cerf en vain s’élance et fuit au fond des bois ; Il est suivi, rejoint et réduit aux abois! Voyez : ce fils de l'Inde est un jongleur habile ; Il s’avance sans crainte au-devant d’un serpent ; Au son doux et plaintif d’un bizarre instrument, Il parvient à charmer le terrible reptile !..... Ag POÉSIES. En tous lieux, à toute heure, attirés vers les cieux, Ondulent dans les airs des sons harmonieux ; Dans les prés, dans les bois, sur les plus hautes cimes, Dans les sentiers fleuris, sur le bord des abîmes. Là, sous l'arbre qui penche aux flancs de ce-côteau Le pâtre nonchalant dit sur son chalumeau L Un de ces simples chants qu’on ne sait qu'au village. Plus loin, dans ce chemin caché sous le feuillage, D'un soleil trop ardent évitant les rayons, Suivons ces fraîches eaux qui cherchent les vallons ; Ecoutons des oiseaux les vives mélodies, Cette douce musique, aux beautés infinies ! Entendez, dans les champs où tombent les moissons , Le plaisir éclater en joyeuses chansons ; Vers le soir, sur ce fleuve aux ondes fugitives , Sous les saules pendants qui couronnent ses rives De la barque qui passe, élancés à la fois, S'unissent les accords des flûtes et des voix. Là-bas, dans le lointain, doucement balancée, De la rustique église, à la tour élancée, La cloche jette à l’air ce son qui vient à nous, Apporté par la brise et plus faible et plus doux; Et par de-là les mers, dans les hautes savannes, Près des sombres forêts où grimpent les lianes, Aux sons aigus du fifre et d’un grossier tambour , Joyeux, le nègre chante et saute tour à tour !... Dans la nature entière enfin la mélodie Anime et donne à tout le bonheur et la vie; L'homme qui la comprend éprouve des transports Du vulgaire ignorés ; pour lui de doux accords Partout viennent frapper son oreille ravie; Pour lui, tout est musique et tout est harmonie ; Pour lui, des chants, des voix, s’élevant dans les airs Forment de tous côtés de magiques concerts! Les cailloux, en roulant sur le bord du rivage, Quand la lame les pousse en glissant sur la plage ; , Cr POÉSIES. 4: = La feuille qui s’agite au souflle des zéphirs, Doux murmures des bois, qui semblent des soupirs ! Et le ruisseau qui coule à travers les prairies, En glissant mollement sur les herbes fleuries ; La rame qui s'élève et tombe sur les eaux ; La brise qui frémit, le soir, dans les roseaux ; Et le torrent qui gronde en tombant des montagnes, Dont le bruit sourd s'entend au loin dans les campagnes , Et ces tristes clameurs, ces longs gémissements , Sortant des hauts clochers que traversent les vents; Et cette immense voix, formidable, sauvage, Que nous jette la mer en ses grands jours d'orage ; Enfin pour lui ces bruits et tous les sons divers Forment un hymne saint qui remplit l’univers !!! TRADUCTIONS EN VERS DE BALLADES ALLEMANDES D’UHLAND ET DE SCHILLER, Par M. ESCHER. LES TROIS CHANTS. (UHEAND. ) Le roi Sigfrid diten vidant sa coupe : « Par des accords égayons ce festin ; « Ca, menestrels, que quelqu'un de la troupe « Chante l'amour , les combats et le vin! La harpe en main, l'épée à la ceinture : « Je sais trois chants, dit l’un d’eux, s’avançant ; « O roi Sigfrid ! ta mémoire est peu sûre, « Je vais l'aider ; voici mon premier chant : « C’est ton bras qui tua mon frère « Traîtreusement et par derrière. « Mon second chant, une nuit de tempête « Me l’enseigna dans le fracas du vent. POËSIES. 447 « Depuis long-temps tout bas je le répète; « Je veux tout haut le chanter maintenant : « Il faut iei combattre en face, « L'un de nous mourra sur la place, » Et du fourreau le glaive se dégage, Cherchant le glaive en un combat mortel. Sigfrid enfin, avec un cri de rage, Chancelle et tombe aux pieds du menestrel. « Mon dernier chant est un chant de victoire, « De mes trois chants c’est le chant le plus doux. « O frère aimé ! j'ai vengé ta mémoire , « Ton meurtrier expire sous mes coups. « De Sigfrid couché dans la salle , « Le sang rougit la blanche dalle. LE RON AVEUGEK. ( UHLAND. ) Ces guerriers, fils du Nord, pourquoi Sont-ils accourus sur la plage ? Quelle douleur trouble leur roi ? Pourquoi ces pleurs sur son visage ? Aveugle et courbé par les ans , Sur un bâton son corps s'incline, Et sa voix de cris déchirants Fait retentir l'ile voisme. « —Là-bas, sous ces rochers déserts « D'un félon ma fiile est la proie ! POÉSIES. « Ma fille, hélas ! ses doux concerts « Etaient ma lumière et ma joie. « Quand ton bras armé la ravit, « Elle dansait sur la bruyère... « Honte à jamais sur toi, maudit ! « Qui pus briser le cœur d’un père. » Frappant son bouclier d’airain, L'épée au poing et l'œil farouche, Sur l’autre bord paraît soudain Un guerrier , l’insulte à la bouche : —4« Quand je saisis ta fille, 6 Roi! « Que faisait ta garde fidèle ? « Nul de ces guerriers près de toi « N’ose-t-il combattre pour elle? » Mais l’effroi glace tous les cœurs ; Le Roi, que l'espoir abandonne, Attend vainement des vengeurs : « Malheur ! dit-il, malheur ! personne !... » Un seul , c'était son jeune fils , Dit, saisissant sa main qu'il presse : « Mon père , si tu me bénis, « Mon bras vengera ta vieillesse. » « —O mon fils! un trépas certain « Serait le prix de ton audace ; « Pourtant... l’étreinte de ta main « Est d’un guerrier de forte race. « Tiens, prends ce fer, don glorieux « Des Scaldes, chantres de la guerre ; « Si tu meurs, ces flots orageux Enseveliront ma misère, » Il part, Son père entend le flot Qui bat contre l’esqui£ rapide : POÉSIES. | 449 Il s'éloigne. plus rien!.. bientôt Tonnent à son oreille avide Du combat les bruits meurtriers, La terre sous les pieds frappée , Des cris, le choc des boucliers, Et les coups pressés de l'épée. « Vous qui voyez, que voyez-vous ? Dit le Roi que l'espoir enflamme , « Frappe, mon fils ! J'entends tes coups, « C’est le son de ma forte lame, » Un cri s'élève: « Il est vainqueur, « Ton fils a vengé ton outrage ; « Le corps sanglant du ravisseur « Est étendu sur le rivage. » Tout se tait. Sur la mer penché, Le vieillard écoute en silence, Fuible d’abord , puis rapproché , Le bruit d’un canot qui s’avance, « Les voilà ! Ton fils valeureux « Du félon rapporte les armes, « Et ta Gunhild aux blonds cheveux « Vient avec lui sécher tes larmes. u Maintenant au Palais d'Odin, » Dit le vieux Roi, « parmi les braves, « Je pourrai m'asseoir au festin « Des héros chers aux Scandinaves : « Ce glaive au tombeau me suivra, « Et Gunbild, par lui délivrée , « Sur sa harpe d’or chantera « Des guerriers morts l’hymne sacrée. 29 POÉSIES. LE BRIGAND. (uHLAND ). C'était par un jour du printemps, Quand sur les monts et dans la plaine S'entrouvrent , à sa tiède haleine, Mille petites fleurs des champs. Sortant de la forêt profonde, Un brigand, l’effroi du pays, Vit s’avancer vers le taillis Une belle enfant svelte et blonde. « Passe en ce chemin dangereux « Sans redouter aucun outrage , € O jeune fille au doux visage! » Dit l'hôte des bois ténébreux. € Va, tu pourrais passer, quand même, « Dans ton panier tu porterais « Au lieu de frais et blancs muguets, « Tous les joyaux d’un diadème. » Ses yeux jusqu’au hameau voisin Suivirent la forme chérie Dans les sentiers de la prairie, Puis elle disparut enfin Derrière la blanche ceinture Que formaient des pommiers en fleurs. Lui, cependant, rentra rêveur Au fond de la forêt obscure. POÉSIES. 451 LE CHEVALIER TOGGENBOURG. (SCHILLER. ) « Chevalier, comme on aime un frère, « Je vous aime d’un pur amour; « Mais votre cœur en vain espère « Avoir du mien autre retour. « Calme je reste à votre approche, « Sans trouble je vous vois partir; « De vos yeux le muet reproche « M'afllige et ne peut m’attendrir. » A ces mots, navré de tristesse, Ea silence le chevalier Dans ses bras vivement la presse Et s’élance sur son coursier. Aux rives de la Palestine Conduisant ses vassaux nombreux, Soldat du Christ, il s'achemine À la conquête des saints lieux. Au premier rang son noir panache Flotte dans maint combat sanglant, Et sous le tranchant de sa hache Tombent les soldats du Croissant ; Mais en vain son nom redoutable Glace d’effroi jusqu’à l'Emir ; Du sombre chagrin qui l’accable Son cœur, hélas! ne peut guérir. Après un an de lutte vaine Pour dompter ses feux méprisés, Las de trainer sa lourde chaine, Il quitte le camp des Croisés. 452 POÉSIES. A Jopé bientôt un navire, Prêt à partir, s'offre à ses yeux, Et le porte aux lieux où respire L'objet unique de ses vœux. Au manoir de la bien-aimée, Pélerin, il arrive un soir, Et la porte, long-temps fermée, S'ouvre à sa voix... Ô désespoir ! Celle qu'il cherche est morte au monde, Elle est l'épouse du Seigneur ; Hier sa chevelure blonde Tomba sur les dalles du chœur. Son castel, son coursier, ses armes, Tout ce que jadis il aimait, Sont pour lui désormais sans charmes ; Il les quitte sans un regret. Devant ses pas nul ne s'incline Quand il descend dans le sentier, Car, voilant sa noble poitrine , La bure a remplacé l’acier. Sur un tertre où le monastère, Au sein d’une sombre forût, Montre ses murs dans Ja clairière , Par ses mains s'élève un châlet. Là du jour la lueur première Le voit assis, et jusqu’au soir Il y demeure solitaire, Les traits empreints d’un calme espoir. Aux vitraux il regarde et prie, Sans songer à l'heure qui fuit, Attendant qu’une main chérie Les ouvre avec un faible bruit ; POÉSIES. Qu'une image pure et divine, Au front placide et gracieux, Apparaisse au loin et s'incline Sur le vallon silencieux. Puis sur sa couche de fougère, Content , il attend le sommeil, Sommeil heureux, car il espère La voir encore à son réveil. Chaque jour, d'année en année, 11 s’assied là jusqu’à la nuit, Sans accuser sa destinée, Du vitrail attendant le bruit ; Attendant l'image divine Au front placide et gracieux Qui paraît au loin et s'incline Sur le vallon silencieux. Un soir, on le trouva sans vie, Assis, glacé, les traits sereins, Et sur le vitrail de sa mie Fixés encor ses yeux éteints. 453 STANCES Par M. ESCHER. Quelle main, moissonnant aux abimes profonds, Te cueillit sur les flancs de la roche gluante, Plante frêle et bizarre, aux gracieux festons , Qu’abandonne à mes pieds la vague blanchissante ? Viens-tu nous révéler, débris mystérieux, Les sublimes beautés, les merveilles sans nombre De ce monde inconnu que dérobe à nos yeux De l’immense océan l’azur mouvant et sombre ? De tes rameaux légers et de tes fins cheveux Le réseau délié n’est pas une œuvre humaine, Et nul peintre mortel ne nuança pour eux L'émeraude et la pourpre et la rose et l’ébène. Sous ses toits de corail, à ta tige attachés, D'’insectes travailleurs une peuplade entière S’abrite jusqu’au jour où, du roc arrachés, Eux et toi vous mourez, jouets de l'onde amère. Au milieu de ses jeux, par quel magique attrait Arrêtes-tu ma fille auprès de toi captive ? Sent-elle s’éveiller , à ton étrange aspect, Sa jeune intelligence et son âme naïve ? Oh! parle à cette enfant ton langage divin. Dis-lui du Créateur la puissance infinie, Tous les êtres sortis de sa féconde main, Et du vaste univers l’éternelle harmonie, LE CHATEAU GAILLARD, POÈME , Par M. AcpnonsE LE FLAGUAÏS, Conservateur de la bibliothèque publique de la ville de Caen. Quand la science active ensemence nos jours, D'où vient ce sentiment qui t’entraîne toujours Vers les tombeaux et les ruines ? O mon âme ! d’où vient ce besoin triste et doux De réveiller des temps déjà si loin de nous ?.... Tu cherches les leçons divines ! Tu cherches ce langage éloquent et sacré , Que l’on entend toujours sous le saule éploré, Ou près des monuments qui croulent. Pour rêver au passé je demeure à l'écart, Interrogeant du cœur autant que du regard La poussière que mes pas foulent. Et quels sont mes transports el mon ravissement , Quand j'arrête mes yeux sur ce haut monument Où plane encor la renommée ! A la destruction ses restes sont soumis ; Aux pas profanateurs de ses durs ennemis Sa porte, hélas! n’est plus fermée ! C'est la foudre, le vent, c’est le rigide hiver, Qui viennent le ronger avec leurs dents de fer; Car leur fureur est implacable, 456 1195- POËSIES. Demandez aux jardins, aux vieux palais détruits : La pluie et le soleil font des fleurs et des fruits ; Ils font de la cendre et du sable. Aussi lorsqu'un poète approche de ces murs, Eveillant des accords graves, touchants et purs, Le noble vieillard se console. On dirait qu’on lui rend sa gloire d’autrefois, Et qu’un souflle de vie arrive avec la voix, Et qu'il reprend son auréole, Du vieux sang de Guillaume immortel héritier, Intrépide Richard, toi dont le monde entier Admire encor l'ame hardie, Vainqueur de Saladin, tu hâtas ton retour Pour combattre Philippe et le vaincre à son tour, En défendant ta Normandie. Contre le Roi de France il fallait un arrêt ; Ce n’était point assez d’une immense forêt, De piques fortes et puissantes ; Philippe s'avancçait sur son char triomphal : 11 fallait opposer un bloc pyramidal A ses légions menaçantes. Et bientôt, à ta voix, s’éleva dans les airs Ce prodige nouveau qu’en ses songes divers L'Orient seul disait possible. Mais , sur son faite altier jusqu’à Dieu se dressant, Au long bruit du tonnerre, on vit tomber du sang : Ce fut un présage terrible, Lorsqu’à tes chevaliers surpris, émerveillés, Tu dis en souriant : « Regardez-la, voyez Ma fille d’un an, qu'elle est belle ! » L'œuvre de ton génie était chère à ton cœur, POÉSIES. Et l’on reconnaissait dans ce cri de bonheur L'élan d’une âme paternelle, Car ton amour, à toi, c’élaient les longs combats, La victoire sanglante et les morts sous tes pas, Accumulés par la conquête. Un paisible manoir, un palais gracieux, Ne valaient pas pour toi ce castel orgueilleux , Fier compagnon de la tempête. Aussi tu le parais comme un enfant royal ; Tu lui donnais un mont pour trône colossal ; Des créneaux formaient sa ceinture ; Robuste et cher enfant d’un guerrier souverain, Sceptre et collier de fer, diadème d’airain, Voilà quelle était sa parure. Aujourd'hui je ne vois sur ces restes déserts Que des linceuls de mousse et de longs rameaux verts, Comme en ont les anciennes tombes ; Et, pour poëtiser ces lieux hospitaliers, Que des ronces, du lierre, au lieu de frais lauriers, Des hiboux au lieu de colombes. O courageux Richard ! quel était ton espoir Lorsque, pour assurer ton glorieux pouvoir , Tu créais ce rempart sublime ? En plaçant près des cieux ce ministre géant, À cet autre pouvoir qui rend tout au néant Tu préparais une victime. Eh ! ne savais-tu pas, homme au cœur de lion, Que l'avenir se rit de toute ambition, Que pour retomber on s’élance ! Que l’âpre main du temps joue avec le granit, Que tout laurier s’abat, que tout règne finit, Que tout bruit devient du silence ? 457 458 1204. POÉSIES. Toi qui donnais des fers, tu fus aussi captif; Tu connus l’ennui morne et le regret plaintif: Ta gloire ne put te défendre. Et la mort te captive une seconde fois ! Et Blondel n’est plus là pour moduler sa voix Et faire tressaillir ta cendre ! Moi, triste et sérieux en foulant ces débris, Je remonte le cours de ces siècles taris, Notre histoire et notre couronne. Par la mort et l’oubli tout ne doit pas finir, Car dans le ciel normand plus d’un grand souvenir Est une étoile qui rayonne ! Mais les jours sont changeants : vieux castel outragé, Quand tu restais debout, tes maîtres ont changé. Voici venir le Roi de France ! Ceignant ton noble fort de nombreux bataillons, Philippe confiant montre à ses légions Ce nid d’aigles pour espérance. Aux plus rudes assauts Chester résiste encor ; En fidèle gardien qui protége un trésor , Chester défend la citadelle. Mais, plantant son drapeau sur les murs périlleux, Philippe à sa moisson de rameaux glorieux Ajoute une palme nouvelle. Ah ! rendra-t-il la vie aux femmes, aux vieillards, Aux enfants malheureux chassés hors des remparts, Comme des hôtes inutiles ? Repoussés de tout point, dévorés par la faim, Sans abri, sans espoir, l'herbe leur sert de pain, Leurs cris de douleur sont stériles ! Oui, la misère seule aux peuples appartient, Et c’est au prix du sang que la gloire s’obtient : PUR 3315 1334. 1,08 1356. POÉSIES. 459 La pourpre des rois s’y colore. On tue et l’on détruit sans deuil, sans repentir ; Pour qu’un nom glorieux puisse mieux retentir , La solitude est plus sonore ! J'ai déjà pénétré sous ces vastes abris, J'ai déjà retrouvé sur les moindres débris Plus d’une trace ineffacable, J'y vois, Ô saint Louis! l'empreinte de tes pas ; Mais, tu ne venais point y semer le trépas Pour une gloire périssable ! Voici l’affreux cachot, lugubre souterrain, Où, par l'ordre cruel d’un puissant souverain , Ont langui deux coupables reines. Marguerite adultère a péri dans ce lieu ; Et Blanche pardonnée échangea devant Dieu Pour de saints nœuds d’horribles chaînes. Qu'on soit d'humble famille ou d’illustre maison, Hélas ! souvent l'amour égare la raison Quand le cœur s'ouvre à ses paroles. Lois, serments, dignités cèdent à son pouvoir ; Puis il fait, au mépris de leur long désespoir , Des victimes de ses idoles ! Oh! chaque pierre ici raconte à l'étranger Un succès, un revers, une gloire, un danger! Des mers dépassant la limite, C'est tantôt David Bruce échappant au poison, C’est Melun que réclame au fond de sa prison L'échafaud de Tristan-l’'Ermite, Ou bien, sous le roi Jean, c'est Charles-le-Mauvais, Dans ces murs ténébreux expiant ses forfaits, Tigre qui rugit dans sa cage, 460 POÉSIES. 1557. Puis, c'est ce jeune duc, sans haine et sans détour, Qut s’essaie à régner, et que la France un jour Appellera Charles-le-Sage. Devant les fleurs de lys chassant les léopards, C'est La Hire aux Anglais rentrés dans ces remparts Acquittant sa dette dernière : Car de l’amant d’Agnès il a vengé l’affront ; Il assure aujourd’hui la couronne à son front Que Jeanne en couvrit la première. 5564. Au siége de Rouen atteint d’un coup mortel, C'est Antoine Bourbon, au pied de ce castel Exhalant son àme éperdue. C'est Henri Quatre enfin de la Ligue vainqueur, Pénétrant à son tour en pacificateur Dans la citadelle rendue. Et depuis, Ô douleur! plus actifs que le temps, Plus cruels que le sort et que les combattans, Les hommes sont venus labattre. Le vieux donjon lui-même, épargné jusqu'alors , A failli succomber sous de honteux efforts Permis par un fils d'Henri Quatre ! Il ne reste à présent, dans ces lieux désolés, Que des tours en débris, des créneaux mutilés , Où l'herbe traîne ses racines. Pour cacher du vaincu la plaie et la rougeur , Des fleurs que vient cueillir l'artiste voyageur Croissent encor sur les ruines, Mais, ce reste éloquent d’un splendide passé, Ce sublime témoin d’un éclat effacé Sera protégé par notre âge. La poésie, assise au flanc de ces hauteurs, POÉSIES. 461 En défendra l’abord, et des bras destructeurs Saura faire oublier l’outrage. Oh! lorsque vers le soir les rayons affaiblis Eclairent ces vieux murs, d'ombre déjà remplis, L'àme s'élève et s’extasie, On sent venir de loin comme de saints accords ; On sent se ranimer et passer sur ces bords Le souflle de la poésie. Notre âge est accusé de vives passions. L'’audace et les efforts de ses ambitions Sont livrés aux blûmes du monde. Il ne sait que frapper, dévaster, envahir. Pour y précipiter tout ce qu'il voit saillir, Il creuse une fosse profonde. Qu’au moins l’on dise un jour : « Ce siècle dévorant , « Ce siècle avait en lui quelque chose de grand ; Pourquoi donc flétrir sa mémoire ? « Ce siècle qu'on nomma sacrilége, effronté, « N'a pas profané tout, puisqu'il a respecté « Les monuments de notre histoire. » LE TORRENT , Par M. Acpaonse LE FLAGUAIS. Ce fleuve, si souvent harmonieux et doux, Le voilà sous nos yeux torrent plein de courroux. Il renverse en passant , impétueux , terrible, Les digues et les ponts, et le chaume paisible 462 POÉSIES. Dont le pauvre pêcheur avait fait son abri : Farouche conquérant fièrement aguerri, Enfant de la tourmente, époux de la tempête , Ce qu’il va rencontrer est déjà sa conquête. Insultant hardiment pilotes et nochers, Il jette son écume au sommet des rochers ; Ses bruits sont entendus jusqu'aux cités lointaines ; Il couche les moissons , il ébranle les chênes. Son flot audacieux, que gonfle l’aquilon, Mugit en inondant la plaine et le vallon, Va chercher le doux nid dans la branche épineuse, Arrache l’humble gerbe aux mains de la glaneuse, Entraîne le berceau de l’enfant nouveau-né, Et le lit du mourant, des siens abandonné. Tout est ruine et deuil dans les lieux où s'avance Cet élément fougueux que la terreur dévance. Assis sur deux coteaux, l’église et le manoir Tremblent à son aspect, redoutent son pouvoir ; Car il a ballayé les hameaux, les villages, Imprudemment bâtis sur ses mortels rivages. Combien sous nos regards roule-t-il de débris ! Tel qu’un lion lancé sur de pauvres proscrits, Chacun des pas qu’il fait prépare une infortune. Il emporte sa proie à la fosse commune... Et tout ce qui s'en va durant ces jours d'horreur, Ne reviendra jamais accuser sa fureur ! Puisqu’il emporte tout dans sa rage indomptée, Ah! que n'emporte-t-il de notre âme agitée Les peines, les tourments, les maux de chaque jour ! Ah ! que n’emporte-t-il aux abimes qu'il creuse , Des passions du cœur, trop douloureux séjour , La plus irrésistible et la plus désastreuse... Ah ! que n’emporte-tsil l'amour ! POÉSIES. 463 L'ENFANT VOUÉ AU BLANC, Par M. AzPHONSE LE FLAGUAIS. Dans le creux du vallon il est une chapelle, Dès long-temps consacrée à la Vierge immortelle, Où les pieux chrétiens apportent leur encens. De la Reine des cieux la bonté tutélaire, Pour toucher le Seigneur et calmer sa colère, Possède des secrets puissants. Un jour, d’un pas craintif descendant la colline, Une femme arriva de la cité voisine, Sans oser regarder vers le funèbre enclos. Comme un lys incliné sur sa tige tremblante , Son fils chargeait son bras, et sa voix faible et lente A la Vierge adressa ces mots : « C’est à vous de tarir mes larmes, O Sainte Mère du Sauveur ! J'ose implorer votre faveur ; Car vous dissipez ses alarmes , Quand le cœur prie avec ferveur ! « J'eus deux enfants, deux pelits anges, Qui grandissaient à mes côtés ; Dans les cieux ils sont remontés Afin d'y chanter vos louanges. 464 POÈSIES. « Jls étaient si faibles encor ; A peine ils commencaient la vie. Hélas ! moi, paisible et ravie, Je jouissais de mon trésor ! « Sous un ciel pur pouvais-je croire Que mon bonheur n'aurait qu’un jour, Et qu'ici-bas tout vif amour Trouvait sa croix expiatoire ? « Un fléau funeste a flétri Ces douces fleurs d'un rameau frèle. J'avais cru l’ombre maternelle Un port tranquille, un sûr abri. « Quand tout me disait : Sois heureuse ! Pouvais-je redouter le sort 2... À présent je sais si la mort Est inflexible et rigoureuse ! « Mes soins actifs n'ont pu guérir Ces enfants, ma seule richesse , Ces enfants, toute ma tendresse, Nés pour m'embrasser.. et mourir. « J'ai renfermé mon espérance Dans leur tombeau silencieux ; Mais, depuis, la bonté des cieux À pris pitié de ma souffrance. « Dieu désarmé ne voulut pas Prolonger mon cruel délire ; Car il savait qu’un tel martyre Etait suivi d'un prompt trépas! POÉSIES. « Cet autre enfant que je caresse Est venu calmer mes douleurs ; Mais grandira-t-il sous les pleurs Que sur lui répand ma faiblesse ? « Comme ses frères, si bientôt... Ah! j'ai peur!.. ma crainte est étrange... Hélas! pour moi ce nouvel ange N'’est-il qu’un précieux dépôt ? « Je le confie à votre garde : Votre nom, il le dit tout bas; Il tend vers vous ses petits bras, Et son œil riant vous regarde. « Qu'il ait deux mères désormais ! Il s'unit à ma voix émue, Comme si son âme ingénue Réclamait aussi vos bienfaits. « Que votre bonté le protège! Je vous promets, jusqu’à sept ans, De le vêtir de tissus blancs Comme vos longs voiles de neige. « Il grandira pour vous bénir, Et ce symbole d’innocence Dont j'environne son enfance, Est un garant pour l'avenir. « Oui, mon fils suivra la loi sainte Que Jésus apporta des cieux , 11 sera bon, tendre et pieux, Il vivra... je n'ai plus de crainte ! 465 + POËSIES. « O chaste Mère du Sauveur ! Je puis enfin sécher mes larmes. J'ai réclamé votre faveur, Et vous dissipez les alarmes t D'un cœur qui prie avec ferveur! » * Le bel enfant grandit sous l’aile des deux mères Qui protégeaient ses jours. Dans le sentier divin, loin des folles chimères, Il s'avança toujours. Par l'Evangile instruit, il sauva sa jeunesse Des périlleux loisirs ; Son esprit éclairé trouva dans la sagesse Sa force et ses plaisirs. Il obtint plus du ciel, qu’il ne devait attendre Pour prix d’un humble vœu, Et conserva toujours une piété tendre A la Mère de Dieu. OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. mer ae APM, El Ÿ : Le Ë k HE SE à me Ru mnt re : | jt LA debate eat OUVRAGES OFFERTS À L'ACADÈMIE, MM. ALBERT-MONTEMONT. Analyse du voyage au pôle Sud et dans l'Océanie, par Dumont-d’Urville. Amior, Mémoire sur une nouvelle méthode de géné- ration et de discussion des surfaces du 2°. ordre.— Sur la détermination d’une courbe du 2°. ordre, donnée par son équation. —Mémoire sur les poly- gones réguliers. —Mémoire sur l’approximation des calculs numériques par les décimales.— Discussion des valeurs générales fournies par la résolution des trois équations du 1°". degré. AnsarD. Histoire de France pendant le moyen-âge. ARrTur. Théorie élémentaire de la capillarité, suivie de ses principales applications à la physique, à la chimie et aux corps organisés. Auzoux. Tableau synoptique des préparations d’ana- tomie classique. BaiLzy pe LA Loxpe. Le Léman, ou Voyage pitto- resque, historique et littéraire à Genève, etc. 470 OUVRAGES Baizzy DE MERLIEUXx. Compte-rendu des travaux de la Société royale d’horliculture de Paris, depuis l'exposition de 1843. BANNEVILLE (Gaston de). Souvenirs d'un voyage en Angleterre en 1838. Bazan. De la paix universelle, discours couronné par la Societé de la morale chrétienne en 1542. BeLuin (A.). De la nécessité d'organiser en France l'enseignement du droit public. — Exposition des principes de rhétorique contenus dans le Gorgias de Platon et dans les Dialogues sur l’éloquence de Fénélon.— Sur le système de Fourrier. — Thèses pour la licence et le doctorat en droit.—Compte- rendu de la bataille électorale, comédie en cinq actes. —Exposition des idées de Platon et d’Aristote sur la nature et l'origine du langage. BsrnarDp. De la méthode ectrotique ou abortive , ap- pliquée au traitement des ophtalmies en général et des ophtalmies purulentes en particulier. Berrranp. Rapport lu dans la séance de rentrée des Facultés de l’Académie de Caen, le 16 novembre 1844. BesvanD {Georges). Essai sur les stipulations pour au- trui; mémoire couronné par la Faculté de droit de Caen, le 14 novembre 1843. OFFERTS À L'ACADÉMIE. 471 BEUZEVILLE. Un quart-d’heure de veuvage, comédie. — La famille Bitaine , scènes fantastiques.—Sparta- cus, tragédie en 5 actes et en vers.—Discours lu sur le théâtre des Arts de Rouen, par Monrose. BLancaarp. Carte du département d’Ille-et-Vilaine. BoucHaRLaT (J.-L.). Les récits épiques et les vies des plus grands hommes de l'antiquité. — Le Congrès scientifique de Lyon, discours en vers. BoucHEer DE PERTHES. De l'éducation du pauvre. — De la création. Essai sur l’origine et la progression des êtres. Bouer et Loissz. Portrait lithographié de Dumont- d'Urville. Borp£gaux DE PRÈTREVILLE. Recherches historiques et critiques sur Jean Le Hennuyer, évêque et comte de Lisieux — Id. , 2°. partie. BourarienteR. De la fortune publique en France et de son administration , tome 3°. — Notice nécrologique sur M. le baron de Gérando. Brière. Histoire du prix fondé par le comte de Vol- ney.—Eclaircissements sur la destination des trois zodiaques antiques. — Notice sur le château sei- gneurial d'Issy. —Mémoiresur l'influence réciproque du symbolisme religieux et des arts d'imitation. 472 OUVRAGES CaILLEUx. Observations sur la nou-contagion de la morve chronique. Car. Bernard Palissy. — Eloge de Nicolas Lémery. CasTEL. Rapport sur les travaux de la Société d’agri- culture , sciences , arts et belles-lettres de Bayeux pendant l’année 1841-1842. — De l'utilité de la culture fouragère , et de l’importance de ses pro- duits. — Le Mont-Saint-Michel. Cauvis. De ladministration municipale dans la province du Maïine.—Supplément à la topographie du diocèse du Mans. Cara. Leçons de philosophie sociale. — Leçons de logique. — Essai sur la philosophie orientale. — Le père André , jésuite ; documents inédits pour servir à l’histoire philosophique , religieuse et littéraire du XVIII. siècle ; contenant la correspondance de ce père avec Malbranche , Fontenelle et quelques per- sonnages importants de la Société de Jésus, publiés pour la première fois et annotés par MM. Charma et Mancel, tome 1*. Cxauvix. Recherches sur lorganisation , la fructi- fication et la classification de plusieurs genres d'algues avec la description de quelques espèces inédites ou peu connues. Essai d'une répartition des polypes calcifères de Lamouroux dans la classe des algues. OFFERTS A L'ACADÉMIE. 473 Cuesnox. Catalogue des oiseaux de la Normandie. — Observations sur l'influence des Normands dans la politique, la législation , les beaux-arts et la littérature en France. Consoxt. Degli ostacoli che le consuetudini appongono alla evangelica rigenerazione degli Ebrei e come superarli corrispondenza epistolare. Corgcer. Recherches historiques sur la fête de l'âne à Beauvais, pendant le moyen-âge. DanieL. Discours de M. l'abbé Daniel, recteur de l'Académie royale de Caen, le jour de la rentrée solennelle , le {4 novembre 1840.—Des salles d'asile dans le ressort de l’Académie de Caen.— Discours prononcé le 8 novembre 184r.— Notes historiques sur les établissements universitaires de la ville de Caen.—Rapport sur le concours ouvert pour l'éloge de Choron. Dansou. De l’état et de l'avenir du chant ecclésiastique en France. Davip (Pierre). L'Alexandréide , ou la Grèce vengée, poëme en 24 chants.—Sélim IT, tragédie en 5 actes et en vers. DE BEAuREPAIRE. Le portail de Pont-sur-Dives. — Frère Piel de Lisieux. DE Caumowr. Extrait de la réponse du Conseil admi- 474 OUVRAGES nistratif de l'Association normande à une communi- cation de M. le Préfet du Calvados, au sujet du droit d'entrée des bestiaux étrangers. — Actes de mauvais goût , signalés à l'Association normande. — Statistique routière de Normandie, 1°. fragment. De Cor8eron. Les Hylophtires et leurs ennemis. DE ForMEviLze. Essai sur l’état des corporations industrielles au moyen-âge. — Les Huguenots et la St.-Barthélemy à Lisieux. DE Gournay. Jeanne d'Arc, poème en six chants. DE GuErNON-RANviLze. Recherches historiques sur le jury. DELACHAPELLE. Études sur Sophocle. — De Homeri sapientià. DeLcacopre. Le Notaire. DELALANDE (Arsène). Histoire des guerres de religion dans le département de la Manche. D'Houere-Firmas. Recueil de mémoires et d’obser- vations de physique, de météorologie, d'agriculture et d'histoire naturelle; tome 3. — Souvenirs de voyage: congrès de Florence. — Notes sur Alais ancien. — Musée de Naples. DE LarrESsNAYE. Quelques observations géologiques sur Ja ville de Semur. OFFERTS A L'ACADÉMIE. 455 DE LiGnxeroces. Des tissus cellulaires et adipeux , comparés sous les rapports anatomique, physio- logique et chimique. — Quelques aperçus sur la phthisie pulmonaire et son traitement. DE QuarrErAGEs. Mœurs des lézards. — Lithotricie. — Mémoire sur la vie intrabrachiale des petites anadontes.— Choix raisonné de formules. — Congrès méridional; session de 1835: section des sciences médicales. — Action de la foudre sur les êtres orga- nisés.— Considérations sur les caractères zoologiques des rongeurs et sur leur dentition en particulier. — Mémoire sur la Synapte de Duvernoy. DE RoosmaLex. L’Orateur ou Cours de débit et d’action oratoires, appliqué à la chaire, au barreau, à la tribune et aux lectures publiques. — Leçons de prononciation française, ou règles précises de la prosodie. Desmayes. Essai historique et critique sur l'Ecole de peinture espagnole. DE SragenraTH. Notice biographique sur Pierre Périaux. Desnoyers (Jules). Annuaire historique publié par la Société de l’histoire de France, de 1837 à 1842 inclusivement. — Sociétés littéraires de la France, par provinces et départements. DevazroGEr. Thèses sur le droit français et le droit romain. 476 OUVRAGES DovËRE ainé. Exposé de quelques faits relatifs à la coloration des os chez les animaux soumis au régime de la garance. Dovère. Dernier mot du médecin de campagne. Ducnesxe-Duparc. Traité des gourmes chez les en- fants. — Nouveau manuel des dermatoses. Dumériz (Edélestand). Histoire de la poésie scandi- nave ; prolégomènes. — Essai philosophique sur le principe et les formes de la versification. — Poésies populaires latines postérieures au XI. siècle. Duxonr (C.-E.). Histoire de la ville et des seigneurs de Commercy. Duranp. Tableau synoptique du règne végétal. — Observations relatives à la préparation de l’oxide d’antimoine. Sur un nouveau composé d’iode. Duranp ( Henri). Dispensaire spécial. Exposé des motifs qui ont déterminé la création de l’œuvre, et compte-rendu de ses travaux et de sa situation, présentés au nom de l’administration provisoire. Duvivier (Antony). Notice sur les Amognes. — His- toire de la chartreuse d’Appony. — Publications et documents inédits relatifs à l’histoire du Nivernais. — Notice historique sur Edmond Bussière. — César et le Morvand. OFFERTS À L'ACADÉMIE, 477 Enox. Histoire sainte abrégée, à l'usage des écoles primaires. Faure. Traité de Statique d’après les principes des vitesses virtuelle. Feuice. Appel d'un chrétien aux gens de lettres. Gervais. Histoire abrégée des ducs de Normandie. Héricarr DE Taury. Rapport sur les travaux de la Société royale et centrale d’agriculture.—Discours d'ouverture de la séance publique dela Société royale d'horticulture de Paris, le dimanche 3 octobre 1847, Houz (Ephrem). Traité complet de l'élève du cheval en Bretagne , statistique hippique de la circonserip- tion du dépôt d’étalons de Langonnet. Hurez. Notice sur l'abbaye de Belle-Etoile.— Robert de Courey.—Le nid de fauvettes —Les ligueurs de Lisieux à Falaise.—La tour David. JAMES (Constantin). Observations de guérison d’une paralysie de la totalité de la face. — Observation de guérison d’une paralysie de la sensibilité de la face, avec perte de la vue, du goût, de l'ouïe et de l’odo- rat.—Des névralgies et de leur traitement.— Voyage scientifique à Naples avec M. Magendie, en 1843. Jamer. L'homme heureux. — Annales de la congré tion du Bon-Sauveur , tome 1°. ga- V4 478 OUVRAGES Jourrroy. Mélanges philosophiques. — Mémoires et documents inédits pour servir à l'histoire de la Franche-Comté. — De la méthode psychologique. — Fragment d’une histoire de la révolution grecque. — Rapport sur le concours relalif aux écoles nor- males primaires. / JULLIEN, de Paris. 1"°., 2€. et 3°. notes sur les fortifi- cations de Paris. — Exposé de la méthode d'éduca- tion de Pestalozzi. LADOUCETTE. Fables. Lair. Réponse de M. P.-A, Lair, secrétaire de la So- ciété d'agriculture et de commerce de Caen, à une lettre de M. Mercier, député de Orne, sur la trans- lation des courses du Pin à Caen.—Nolice biogra- phique sur P. Périaux , par M. Ch. de Stabenrath. — Charlotte de Corday, par M. Louis du Bois. Laisxé. Discours prononcé le 21 août 1832 à la dis- tribution des prix du collége Rollin. — Examen de quelques opinions sur le mécanisme de la vision. — Programme détaillé du cours complet de mathéma- tiques élémentaires, comprenant, outre les matières ordinaires, les éléments de la géométrie descrip- tive, la trigonométrie sphérique et quelques notions sur la théorie générale des équations et du cours de cosmographie professé au collége municipal de Rollin. LaLmaxp. Journal de l’arrondissement de Valognes depuis le 1°". janvier 1839. OFFERTS A L'ACADÉMIE. 479 LanGLois (E.-H). Stalles de la cathédrale de Rouen, avec treize planches gravées. Larrouerre. Notice biographique sur M. de Mathan. LE BasrarD-DELisLE. Précis de l'administration de la Justice criminelle chez les Romains. Le Breton (Th.). Nouvelles heures de repos d’un ou- vrier. LE Brun (Isidore). Biographie du contre-amiral Du- mont-d’Urviile. LE Canu (l'abbé). Histoire des évêques de Coutances. Le Canu. Etudes chimiques sur le sang humain. — Nouvelles recherches sur le: sang. Rapport sur le concours relatif aux alcalis végétaux. — Observations sur la composition chimique des corps gras. Nou- velles recherches sur l'urine humaine. Rapport sur l'état actuel de l'enseignement dans l'Ecole de phar- macie de Paris. Le Cerr. Tableau général et raisonné de la législation française. — Essai sur les états généraux de France. LE CHANTEUR DE PoxtaAUmoNT. Des romans de Charle- magne, considérés comme documents historiques du moyen-âge. Le Fizceus Des GueeroTs. Fables et poésies diverses 480 OUVRAGES Ls FLacuais ( Alphonse). Les restes de Napoléon rendus à la France , mélodie. — La mort du duc d'Orléans, chant de deuil. — Marcel, poëme. LE FLaGuais (Auguste). Revue du Calvados , 3°. année. — Réouverture du théâtre de Caen, pièce de vers. LemEexEur-Doray. Traité élémentaire d’idéologie grammaticale. d Leroy (Ferdinand). Lettre sur les monuments histo- riques de la Gironde. Le TERTRE (Julien). Hommage à S. A. R. le comte de Paris. — Stances sur les attentats récents qui ont affligé la France. — Souvenirs historiques de la ville de Coutances, offerts à l’Associalion normande (18 juillet 1844). Lisce. Sur le régime moral des aliénés de Bicètre. MaulGnien. Etudes littéraires. — Etudes littéraires et philosophiques. Maizzer-Lacosre. Polémique sur la traduction. — Discours historique pour servir d'introduction aux leçons sur la correspondance de Cicéron et deBrutus. — Discours sur Bossuet. — Mélanges. MALo (Charles). Du sort des femmes en France. — Le Mercredi des Cendres. — Apothéose de Molière. OFFERTS A L’ACADÉMIE. 481 MaxceL (Georges). Extrait des séances de la Société royale d'agriculture et de commerce de Caen, années 1842 et 1843. MaxGox-DELALANDE. Rapport fait à la Société d’ar- chéologie d’Avranches , relativement à la pierre expiatoire de Henri IT, roi d'Angleterre. — Re- cherches sur l’aqueduc romain de la ville de Poitiers. — La lutte de la pomme ou le jeu de la soule en mars 1830. — Extrait d’un mémoire sur les coins en bronze. — L'archéologue , pièce de vers. MarGrie. Leçons d'un instituteur à ses élèves sur l’histoire de France. Marie-Dumeswis. Le retour de Napoléon par la Nor- mandie. — Aux manes de S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans. Chant funèbre. MarTin. Etudes sur le Timée de Platon. Massor. Rapport sur le concours ouvert pour l'éloge du contre-amiral Dumont-d’Urville. Maurix. Rapport sur le concours ouvert en 1843 par l’Académie royale du Gard, touchant la question de l'influence du christianisme sur l’esprit de famille. Moreau DE JonNËs. Statistique des crimes commis en Angleterre en 1842. — Réponse à une réfutation de la statistique des aliénés.—Statistique de la France. Administration publique , tome 1°". 31 482 OUVRAGES MuonareT. Dispensaire spécial pour le ‘raitement des vénériens indigens de la ville de Lyon.— Du médecin des villes et du médecin de campagne; mœurs et science. Nicor. Compte rendu des travaux de l’Académie royale du Gard, le 28 août 1843. Nocer. Lettre de M. Noget aux lecteurs du Haro en réponse à l’article de M. le docteur Labbey. PauTET. Chants du soir, poésies, suivies du Jaloux imaginaire; comédie en cinq actes et en vers. PErsox. Rapport sur le 2°. volume des Institution hippiques de M. le comte de Montendre. PescHe. Dictionnaire topographique , historique et statistique de la Sarthe; tome 5°. Pezer. Rapport fait au Conseil municipal de Bayeux, au nom de la Commission chargée de prendre des mesures pour la Conservation de la tapisserie de la reine Mathilde. Pizzer (V.-E.). Recherches et conjectures sur la tapisserie de Bayeux, par M. Bolton-Corney , tra- duites de l'anglais. — Histoire de l’abbaye royale du Bec, par Dom Bourget, traduite de langlais. — Notice historique sur le collége de Bayeux. POLINIÈRE. Rapport fait à l'Académie de Lyon sur les OFFERTS A L'ACADÉMIE. 483 hommages à rendre à la mémoire du major-général Claude Martin. Porc#aT. Glanures d'Esope, recueil de fables. — Tibulle, traduit en vers français. RenauLr. Bagnoles et ses environs. — Esquissés his- toriques sur les feux et les chants de Noël et de la Saint-Jean , sur les étrennes et le gâteau des rois. Ricmarp. Rapport sur les archives municipales de Rouen.— Recherches historiques sur Rouen. Forti- fications. Porte Martinville. ROBERGE. Poésies. — Eloge de Dumont-d'Urville. Rocquaxcourr. Considérations sur la défense de Paris. — Nouvel assaut à l'enceinte projetée de Paris. Rossy (L.). Trois récréations pour la flûte avec accompagnement de piano. RousserT. La mort de Danton, drame en 5 actes et en vers. — La mort de Mirabeau. — La bataille élec- orale, comédie en 5 actes et en vers. SaLm (M®*. la princesse de), OEuvres complètes. SERRURIER. Phrénologie morale. SICOTIÈRE. (Léon de la) D'un projet d'exposition dé 484 OUVRAGES partementale à Alençon. — Excursions dans le Maine. — Béranger. Sorgier. Discours prononcé à l'audience solennelle de la Cour royale de Bastia, le 17 août 1836. — Discours prononcé à l'audience solennelle de rentrée de la Cour royale de Caen, le 3 novembre 1841. — Eloge de Claude Groulart. SPENCER-SMITH. Quedam regule de modo titulandi seu apificandi pro novellis scriptoribus copulate (sic).— Portrait de Samuel Bochard {lithographié). — Fac- simile de la signature de Shakspeare.— De laude scriptorum. — Collectanea Gersoniana, ou recueil d’études, de recherches et de correspondance litté- raire ayant trait au problème bibliographique de l'origine de l’Amitation de Jésus-Christ. TazaiRAT. Napoléon. — L'homme et sa destinée. Tancnou. De la discussion qui vient d’avoir lieu à l'Académie de médecine sur les tumeurs du sein. TocqueviLcE (Alexis de) De la Démocratie en° Amé- rique.— Discours de réception à l’Académie fran- çaise. Travers (Julien). Annuaire du département de la Manche pour 1841, 1842, 1843 et 1844.— OEuvres poétiques de Boileau-Despréaux, nouvelle édition, collationnée sur les meilleurs textes, avec un choix de notes de tous les commentateurs , des notes nou- OFFERTS A L'ACADÉMIE. 485 velles, des jugements sur chaque pièce, des som- maires historiques et analytiques et les variantes de l’auteur. — Recueil de poésies du palinod de Caen, années 1955, 1771, 1770, 1979 et 1778. VAULTIER (Frédéric). Analyse rhythmique du vers alexandrin. — De la poésie lyrique en France aux XIVe. et XVe. siècles. VieiLLARD (P.-A.). Chant séculaire de la société des enfants d’Apollon.— Annuaire de la société philo- technique, 2°. année. VinGrRINIER. Des prisons et des prisonniers.— De la mendicité.— Régime des prisons des enfants. — De l’emploi médical de l'huile de foie de morue et de raie.— Opinion sur la question de la pré- dominance des causes morales ou physiques dans la production de la folie. Wazras. Commentaire sur le Cid, tragi-comédie de P. Corneille. SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, QUI ADRESSENT LEURS PUBLICATIONS À L'ACADÉMIE DE CAEN. Académie française. Académie des sciences morales et politiques. Athénée des arts, à Paris. Comité historique des arts et monuments, à Paris. Société philotechnique, à Paris. Société de géographie, à Paris, Société française de statistique universelle , à Paris. Société générale des naufrages , à Paris. Société de l’histoire de France, à Paris. Société d'émulation et d'agriculture de l'Ain. Société industrielle d'Angers. Société royale d'Arras. Société dessciences,d’agriculture et arts du Bas-Rhin. Société des sciences et des belles-lettres de la ville de Blois. Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux. Société royale d'agriculture et de commerce de Caen. Société de médecine de Caen. Société linnéenne de Normandie. Société des antiquaires de Normandie. Société philharmonique du Calvados. Société d’horticulture du Calvados. SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 487 Associalion normande. Société française pour la conservation et la descrip- tion des monuments historiques. Société vétérinaire de la Manche et du Calvados. Société d'archéologie, de littérature, sciences et arts des arrondissements d’Avranches et de Mortain. Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Bayeux. Société d'émulation de Cambrai. Société d'agriculture, arts et commerce de la Cha- rente. Société royale académique de Cherbourg. Académie de Dijon. Société d'agriculture, sciences naturelles et arts du Doubs. Société d'agriculture , sciences, arts et belles-lettres du département de l'Eure. Société académique, agricole, industrielle et d’in- struction de l’arrondissement de Falaise. Académie des Jeux Floraux. Académie du Gard. g Commissiondesmonumentshis(oriques de laGironde. Société Hävraise d’études diverses. Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres da département d'Indre-et-Loire. Société d’émulation du département du Jura. Société royale d'agriculture, sciences et arts de Li- moges. Société d'émulation de Lisieux. Société académique de la Loire-Inférieure. Académie de Lyon. 488 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. Société d'agriculture, sciences et belles-lettres de Mâcon. Société d'agriculture, d'archéologie et d'histoire naturelle da département de la Manche. Société royale d'agriculture, sciences et arts du Maus. Société d'agriculture, commerce, sciences et arts de la Marne. Académie de Marseille. Académie royale de Metz. Société académique de Nancy. Société académique de Nantes. Société d'agriculture , sciences et arts de Poitiers. Société d'agriculture, sciences et belles-lettres de Rochefort. Académie des sciences, arts et belles-lettres de Rouen. Société libre d’émulation de Rouen. Société académique de la ville de Saint-Quentin. Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de la Sarthe. Société centrale d'agriculture du département de la Seine-Inférieure. Académie des sciences, agriculture, commerce, belles-lettres et arts du département de la Somme. Académie royale des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. Société des sciences, belles-lettres et arts du dépar- tement du Var. Société d’émulation du département des Vosges, RÉGLEMENT. Bit vel M ot 65 D QLAe Société d'agreaiars gg et Bird a Sarthe, or D Er MERS ira Me HA ‘'inddaoir du scièsiees, cagcleilluer:- ecouter balieb:hottros ot arts du départemont de ht Sois 7: cuite royale Bec seins nt manon ét Jéftres dis Tanloge. 07010 Von vent du Var: na + Ja. Var Pa hu rS RÉGLEMENT DE LACADÉDIE RBOTALE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES DE CAEN. ART. Je. L'Académie des sciences, arts el belles-lettres de Caen se compose de membres honoraires , de membres titulaires, et d’associés résidants ou correspondants. ART II. Le nombre des membres honoraires n’est pas limité. Is ont rang immédiatement après le bureau et jouis- sent des mêmes droits que les membres titulaires. ART. III. Le nombre des membres titulaires est de trente-six. ART. IV. Celui des associés résidants ou correspondants est illimité, Ils prennent place parmi les membres tilu- Â92 RÉGLEMENT. laires dans les séances publiques et particulières , mais sans avoir voix délibérative. ART AVE Toute nomination de membre honoraire est précédée d’une présentation faite par écrit, signée par un membre honoraire ou titulaire, et remise cachetée au président ou au secrétaire. Tout membre titulaire qui en fait la demande devient de droit membre honoraire. Les membres titulaires ne peuvent être pris que parmi les associés résidants. Toutenomination d’associé résidant ou correspondant est précédée d’une présentation dans les mêmes formes que lorsqu'il s’agit d’un membre honoraire: elle doit être, en outre, accompagnée d’un ouvrage imprimé ou manuscrit composé par le candidat. La présentation et les pièces à l’appui sont renvoyées à l'examen de la Commission d'impression, qui fait, à la séance suivante, un rapport sur les titres du can- didat. Dans le cas où la Commission conclurait au rejet du candidat, elle devra en informer le membre qui aura présenté. Celui-ci pourra retirer sa présentation. Les lettres de convocation annoncent s’il doit y avoir des élections ou des nominations. ART. VI. L'Académie, après avoir entendu le rapport de la Commission, procède immédiatement aux nominations, ou les renvoie à une autre séance, qu’elle détermine. RÉGLEMENT. 493 ART. VIL Lorsqu'il s'agira d’un membre titulaire, l'élection aura lieu au scrutin et par bulletins nominatifs. — Sil s’agit de la nomination d'un membre honoraire, d’un associé résidant ou correspondant, il sera voté par où ou par zon sur chaque candidat proposé. Pour être élu ou rommé, il faut avoir obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés et le tiers au moins des voix des membres titulaires composant l’Académie. Si des membres honoraires prennent part au scrutin, il faut, pour être élu ou nommé, obtenir, en sus du nombre de suffrages qui vient d’être exprimé, un nombre de voix égal à la moitié au moins de celui des membres honoraires ayant pris part au scrutin. En cas d'élection d’un membre titulaire, si le pre- mier {our de scrutin ne donne pas de résultat, l’Aca- démie procède immédiatement à de nouveaux scrutins ou renvoie à une séance ultérieure qu’elle détermine. En cas de nomination d’un membre honoraire , d’un associé résidant ou correspondant, il faut, pour qu'il y ait lieu à un second tour de scrutin, que le candidat ait obtenu la majorité des suffrages exprimés. ART. VIII. Les officiers de l’Académie sont : un Président, un Vice-Président, un Secrétaire, un Vice Secrétaire et un Trésorier. Ces dignitaires sont indéfiniment rééligibles, à 494 RÉGLEMENT. exception du Président, qui ne peut être réélu qu'après un an d'intervalle ; il devient de droit Vice- Président. ART. IX. Il sera créé une Commission d'impression composée de six membres titulaires nommés à cet effet, auxquels seront adjoints le Président et le Secrétaire de l'Aca- démie. La Commission ainsi composée choisit dans son sein un Président et un Secrétaire: elle se réunit sur la convocation de son Président. En cas de partage, son Président a voix prépondérante. Ses fonctions sont d'examiner et de faire connaître par des rapports ou par des lectures les titres des can- didats , les travaux offerts à l’Académie, les ma- nuscrits que renferment les archives; d'établir avec les Sociétés savantes de la France et de l'Etranger les relations qu’elle croira utiles aux sciences, aux arts et aux lettres; de prononcer sur les travaux qui pour- ront être lus en séance publique ou imprimés dans les Mémoires de l’Académie. ART. X. De nouveaux membres pourront être temporaire- ment adjoints à la Commission d'impression, et des Commissions spéciales être créées toutes les fois que l'Académie le jugera convenable. ART. XI. Les membres du bureau sont renouvelés chaque RÉGLEMENT . 495 année dans la séance de novembre, à la majorité ab: solue des suffrages des membres présents. Si la majo- rité n’est pas acquise aux deux premiers tours de scrutin , il est procédé à un scrulin de ballotage entre les deux membres qui ont obtenu le plus de voix au second tour. En cas de partage égal des voix, le plus âgé obtient la préférence. Les six membres de la Commission d'impression sont nommés pour deux ans, au scrutin, par bulletins de liste, à la majorité absolue des suffrages des membres présents ; et, dans le cas de non-élection au premier tour de scrutin, la pluralité des suffrages décide au second. Ils sont renouvelés par moitié tous les ans à la première séance de novembre. Les membres sor- tants ne sont rééligibles qu'après un an d'intervalle. ART. XII. Toutes les nominations se font au scrutin ; les autres délibérations se prennent de la même manière, à moins que le Président ne propose d'y procéder à haute voix sans qu’il y ait réclamation. Art. XIII. L'Académie tient ses séances le quatrième vendredi de chaque mois, à sept heures précises du soir ; le jour et l'heure des séances peuvent être changés. Elle prend vacances pendant les mois d’août , de septembre et d'octobre. A RT. XIV. L'Académie lient, en outre, des séances publiques. 496 RÊGLEMENT. Le jour , l'heure, le lieu et l’objet de ces séances sont fixés par une délibération. ART. XV. Tous les membres titulaires sont tenus d'assister au moins à cinq séances dans l’année. Il est distribué des jetons de présence, dont l’Aca- démie détermine la forme et la valeur. ART. XVI. Les membres titulaires qui auraient laissé passer une année sans paraître à aucune séance, ou deux années sans présenter aucun travail, et ceux qui auraient cessé de résider à Caen, deviennent de droit membres associés. Il sera pourvu sans retard à leur remplacement. LISTE DES MEMBRES, FAN , SET PE ITA, SAR ! NT ARE ne 65 ñ “ip JAY ! HU a rl Mist ne ARE NET EN OR OR Qu os d Ÿ : d PR , ! Pa A) CT Add N . F N 4 1 x. por = ï L ER } AC EU L 4 e ' , Fr CN nl pi UE f A = \ î " { “ $ : | 2 v = ” EUNe " È : d L ON le À 1 FN À A EE a, CON CA HATANTE rt Ü LP . LS 1 > s s TA ! a ; l'a r s l 2, 2 | : L … É : WI * LAN PILES Pr ï à n'°+ ue” . | | AA ' V [EN LISTE DES MEMBRES HONORAIRES, TITULAIRES , ASSOCIÉS- RÉSIDANTS ET ASSOCIÉS - CORRESPONDANTS DE L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES - LETTRES DE CAEN , AU 1°. FÉVRIER 1845. Qt YE Leu, Année 1844-1845. MM. THIERRY , president. EUDES-DESLONGCHAMES , vice-président. TRAVERS, secrétaire. ROGER , vice-secrétaire. DE LAFOYE, trésorier. à EF EME à le ? « 'onuifston © iuvprefsion. (4 € Année 1844-1845. MM. THIERRY ; À ombres de droit. TRAVERS, 500 LISTE DES MEMBRES MM. LE SAUVAGE, \ DANIEL, BERTRAND, DES ESSARS, ROBERGE, MANCEL., membres élus. Membres Bouotaitec. MM. SPENCER-SMITH, membre de la Société des anti- tiquaires de Londres. THOMINE-DESMAZURES, père , ancien professeur à la Faculté de droit de Caen. MÉRITTE-LONGCHAMP , membre de la Société des antiquaires de Normandie. DESHAYES, peintre, membre de la Société des an- tiquaires de Normandie. MAILLET-LACOSTE, professeur honoraire de la Faculté des lettres de Caen. Jambes Htulairec. MM. 1. LAIR, conseiller de préfecture, secrétaire de la Société d'agriculture et de commerce de Caen. 2. DE MAGNEVILLE , membre de la Société d’agri- culture et de commerce de Caen. am æ 10. 11. 12. DE L'ACADÉMIE. 5ot THIERRY , doyen de la Faculté des sciences. LE SAUVAGE, chirurgien en chef des hospices. DAN DE LA VAUTERIE, membre de la Société de médecine. HÉRAULT, ingénieur en chef des mines RAISIN, directeur de l'Ecole secondaire de mé- decine. DE LAFOYE, professeur de physique à la Fa- culté des sciences. . EUDES-DESLONGCHAMEPS , professeur d'’his- toire naturelle à la Faculté des sciences. ROGER, professeur d'histoire à la Faculté des lettres. DANIEL (l'abbé), recteur de l’Académie univer- sitaire. DE CAUMONT, correspondant de l’Institut, directeur de la Société française pour la con- servation des monuments, uw . EDOM, inspecteur de l’Académie universitaire. LÉCHAUDÉ D’ANISY , membre de la Société des antiquaires de Normandie. . BERTRAND, doyen de la Faculté des lettres. . LE FLAGUAIS (Alphonse), homme de lettres. . SUEUR-MERLIN , ancien chef de bureau de la topographie et de la statistique de l’administra- tion des douanes, membre de la Commission centrale de la Société de géographie, et de la Société royale académique des sciences de Paris. LECERE , professeur honoraire de droit civil, membre de la Société des antiquaires de Nor- mandie. 502 LISTE DES MEMBRES 19. DE GOURNAY, avocat. 20. TRAVERS , agrégé de littérature près la Fa- culté des lettres. 21. DES ESSARS , conseiller à la Cour royale. 22. BONNAIRE , professeur de mathématiques trans- cendantes à la Faculté des sciences. 23. SIMON, ingénieur , directeur du cadastre. 24. VASTEL, professeur à l’école de médecine. 25. DE FORMEVILLE , conseiller à la Cour royale. 28. CHARMA, professeur de philosophie à la Fa- culté des lettres 27. ESCHER , sous-intendant militaire. 28. MANCEL, bibliothécaire de la ville de Caen, 29. ROBERGE , membre de la Société linnéenne de Normandie. 30. GUY, architecte. 31. BOCHER,, préfet du Calvados. 32. SORBIER , avocat-général. 53. PUISEUX, professeur d'histoire au collége royal. 34. CHAUVIN, professeur à la Faculté des sciences. JO 974 1 ? 7 fe “NUeumbres aféccies-tesidautecz. MM. CHANTEPIE , ancien inspecteur de l’Académie universitaire, THOMINE fils, ancien professeur à la Faculté de droit. DE L'ACADÉMIE. 503 BOISARD , conseiller de préfecture. PREL , ancien vérificateur des domaines. LA TROUETTE, docteur ès-lettres. QUENAULT-DESRIVIÈRES, professeur au collége royal. TROLLEY , professeur à la Faculté de droit. WALRAS, professeur de philosophie au collége royal. DELACODRE , notaire honoraire. DEVALROGER , professeur à la Faculté de droit. L. ROSSY , professeur de musique. BLANCHARD , ancien ingénieur. DURAND , professeur à l'Ecole secondaire de mé- decine et de pharmacie. GERVAIS, avocat , membre de la Société des anti- quaires de Normandie. DELAVIGNE , chargé du cours de littérature fran- çaise à la Faculté des lettres. MERGET , professeur de physique au collége royal. ANSARD, inspecteur de l’Académie universitaire. DESBORDEAUX , à Caen. Abeubees afsocice-cottespoudanteo } NATIONAUX ET ÉTRANGERS: MM. SURIRAY , médecin des hôpitaux civil et militaire , à Paris. ASSELIN , ancien directeur de la Société royale académique de Cherbourg. 504. LISTE DES MEMBRES DE TILLY {Apyuror), ancien député, à Villy, près Villers-Bocage. TAILLEFER, inspecteur de l’Académie universitaire , à Paris. BRONGNIART (Alexandre), membre de l’Institut, académie des sciences , à Paris. BOUILLON LA GRANGE , professeur de chimie, à Paris. DAVID , ancien consul général à Smyrne, député du Calvados, à Falaise. LEGAGNEUR , homme de lettres, à Saint-Aubin- d'Arquenay. DE FRANCE, naturaliste, à Paris. DU BOJS, l’un des conservateurs des archives, à Paris. LESCAILLE , ingénieur en retraite, à Saint-Germain- en-Laye. DE LA BOUISSE (Auguste), homme de lettres , à Paris. Me. DE LA BOUISSE ({Eléonore), à Paris. LASNON DE LA RENAUDIÈRE , membre de la Société de géographie , à Paris. VIGNÉ, docteur en médecine , à Rouen. FAYOLLE , homme de lettres, à Paris. JACQUELIN-DUBUISSON , docteur en médecine ; à Paris. THIEBAULT DE BERNEAUD , naturaliste , à Paris. LEPÈRE , ancien inspecteur des ponts et chaussées, à Gisors. DE MAIMIEUX , homme de lettres, à Paris. GUITTARD, docteur en médecine , à Bordeaux. LE PREVOST D’IRAY, membre de l’Institut, aca- démie des inscriptions et belles-lettres, à Paris. DE L'ACADÉMIE. 505 DE LA RUE, juge de paix , à Breteuil. CAILLY, officier supérieur d'artillerie, à Metz. MARIE-DUMESNIL , homme de lettres, à Paris. MÉCHIN , ancien préfet du Calvados, à Paris. PELLETIER , ancien pharmacien , à Paris. SÉGUIER (le marquis de), correspondant de lAca- démie des inscriptions, à Paris. LE HÉRICIER DE GERVILLE , antiquaire, à Valognes. DAWSON TURNER, naturaliste, à Yarmouth PRUDHOMME DU HANT-COURS, à l’île de France. MAGENDIE , membre de l’Institut, académie des sciences, à Paris VIEILLARD, l’un des bibliothécaires de l’Arsenal , à Paris. LE TERTRE, bibliothécaire, à Coutances. DRIEU, colonel au 3°. régiment d'artillerie, à Rennes. DE SURVILLE , ingénieur. THURET, homme de lettres, à Rouen. DE HAMMER | Joseph }, le chevalier , orientaliste à Vienne (Autriche). AGAARD, naturaliste, à Lunden (Suède ). BOUCHARLAT, homme de lettres, à Paris. BOURDON Isidore) , docteur en médecine, à Paris. LONDE, docteur en médecine, à Paris. BOYELDIEU , avocat, à Paris. POLINIÈRE | Isidor), médecin des hospices, à Lyon. ARTUR , professeur de mathématiques, à Paris. DE BEAUREPAIRE (le comte), ancien secrétaire d'ambassade , à Louvagny , près Falaise. JOLIMONT, peintre, à Paris. DE VAUBLANC {le comte), ancien ministre, à Paris. , 506 LISTE DES MEMBRES JULLIEN , homme de lettres, à Paris. DIEN , graveur, à Paris. JOURDAN , docteur en médecine , à Paris. SERRURIER, docteur en médecine, à Paris. DE VENDEUVRE (le comte), ancien préfet, à Ven- deuvre. ELIE DE BEAUMONT, ingénieur des mines, à Paris. GIBON , maître de conférences à l'Ecole normale , à Paris. GRATET-DUPLESSIS , ancien recteur de l’Académie de Douay , à Paris. LAMBERT, conservateur de la biobliothèque, à Bayeux. DUPIN (Charles), membre de l'Institut, académie des sciences, à Paris. DE MONTLIVAULT (le comte), ancien officier de marine , à Blois. DESNOYERS (Jules }, naturaliste, à Paris. DE LA BOUDERIE (l'abbé), à Paris. COUEFFIN , ancien ingénieur géographe, à Bayeux. ODOLANT-DESNOS, homme de lettres , à Paris. PETITOT ; statuaire, à Paris. CHESNON , ancien principal du collége de Bayeux. AMENTON , homme de lettres, au château de Meudon. GREY-JACKON , à Saint-Servan. MARCEL (J.-J. ), orientaliste, à Paris. DE MONTLIVAULT (le comte), ancien préfet du département du Calvados, à Montlivault, près Blois. DE SALM (Mn. la princesse) , à Paris. HERBERT-SMITH (Edouard), membre de l’Académie de Cambridge { Angleterre ). DE L'ACADÉMIE. 5o7 PESCHE jeune , homme de lettres, au Mans. DE LA FONTENELLE DE VAUDORÉ, conseiller à la Cour royale , à Poitiers. MANGON DE LA LANDE, membre de plusieurs Sociétés savantes, à Avranches. LA DOUCETTE (le baron), membre de la Société philotechnique , à Paris. Me. COUEFFIN {Lucie}, à Bayeux. GIRARDIN , professeur de chimie, à Rouen. GATTEAUX, graveur et sculpteur , à Paris. DE LA MARRE |[l'abbé), membre de la Société des antiquaires de Normandie. WOLF (Ferdinand), membre de plusieurs Sociétés savantes, à Vienne. TOLLEMER (l'abbé), principal du collége du Mans. D'OSSEVILLE , ancien maire de la ville de Caen. REY , membre de la Société royale des antiquaires de France , à Paris. LE NOBLE , membre de plusieurs Sociétés savantes , à Paris. MARTIN, doyen de la Faculté des lettres de Rennes. COUPPEX , juge au tribunal de Cherbourg. MASSON, agrégé près la Faculté des sciences de Paris. PILLET (Victor-Evremont), régent de rhétorique au collége de Bayeux. Mie, CHUPIN (Emma), à Bayeux. LE BRETON (Théodore), à Rouen. CAUVIN, membre de plusieurs Sociétés savantes, au Mans. GUILLAUME , juge au tribunal de Besançon. 508 LISTE DES MEMBRES A. BOULLÉE , ancien procureur du Roi, à Mâcon. MASSOT , avocat-général , à Lyon. BOUCHER DE PERTHES, directeur des douanes, président de laSociétéroyaled’émulation d’Abbeville. SANTAREM (le vicomte de), membre dela Commission centrale de la Société de géographie, à Paris. MOLCHNEHT (Dominique), sculpteur, à Paris. ROCQUANCOURT, directeur de l'Ecole militaire , à Saint-Cyr. SIMON-SUISSE, agrégé de philosophie près la Faculté des lettres de Paris. BATTEMAN , jurisconsulte anglais. PINGEON , secrétaire de l’Académie des sciences , arts et belles-lettres de Dijon. DE BRÉBISSON, naturaliste, à Falaise. DE LA FRESNAYE, naturaliste à Falaise. MOORE (Thomas), membre de plusieurs Sociétés savantes , à Londres. BOULATIGNIER , maître des requêtes au Conseil d'Etat, à Paris. DE TOCQUEVILLE (Alexis), membre de l’Académie des sciences morales et politiques , à Paris. LE PRÉVOST (Auguste) , député de l'Eure, membre de la Société des antiquaires de Normandie, à Bernay. VÉRUSMOR , homme de lettres, à Cherbourg. LA MARTINE (Alphonse), membre de l'Académie française , à Paris. DOYÈRE , professeur d'histoire naturelle au collége Henri IV, à Paris. BEUZE VILLE , homme de lettres, à Rouen. DE L'ACADÉMIE. 5og BERGÈS , ancien régent de mathématiques au collége de Coutances. RAVAISSON , inspecteur des bibliothèques publiques du royaume , à Paris. DE LA SICOTIÈRE , avocat , à Alençon. HOUEL (Epbrem), directeur du dépôt d’étalons de Langonnet , membre de la Société des antiquaires de Normandie. MUNARET , docteur en médecine, à Lyon. BAILHACHE , régent de rhétorique au collége de Valognes. D'HOMBRES-FIRMAS (le baron), naturaliste, à Alais. HUREL , régent de seconde au collége de Falaise. DE GUERNON-RANVILLE {le comte), à Ranville. VINGTRINIER , docteur en médecine , à Rouen. LAISNÉ , professeur de mathématiques au collége Rollin , à Paris. DUMÉRIL (Edélestand) , homme de lettres, à Paris. LALMAND (Jules), régent au collége de Saint-Lo. LE BASTARD-DELISLE, procureur du Roi, à Va- lognes. PEZET , président du tribunal de Bayeux. BELLIN , avocat, à Lyon. ANTONY-DUVIVIER , homme de lettres, à Nevers. SAISSET, agrégé de philosophie près la Faculté des lettres de Paris. BERGER , professeur de rhétorique au collége royal Charlemagne , à Paris. VIOLLET , ingénieur , à Paris. SCHMITT, professeur de mathématiques au collége royal de Bordeaux. 510 LISTE DES MEMBRES DE L'ACADÉMIE. DESAINS , professeur de physique au collége royal St.- Louis. CASSIN , inspecteur de l’Académie d'Angers. SANDRAS , proviseur du collége royal de Strasbourg. LE FILLEUL DES GUERROTS , homme de lettres, au château des Guerrots (Seine-Inférieure). RICHARD , conservateur des archives municipales, à Rouen. PORCHAT , ancien recteur, à Lausanne. QUATREFAGES, naturaliste, à Paris. LALOUEL , professeur de langue anglaise, à Lisieux. MAIGNIEN , professeur à la Faculté des lettres de Lyon. ROSSET , homme de lettres, à Lyon. DE ROOSMALEN, professeur de débit et d’action oratoire, à Paris. CAP, directeur du journal de pharmacie, à Paris. CASTEL , secrétaire de la Société d'agriculture , sciences, arts et belles-lettres de Bayeux. BAILLY DE LA LONDE , homme de lettres, à Paris. JAMIN , professeur de physique, au collége Bourbon. FAURE , professeur à l’école normale de Gap. DELACHAPELLE , secrétaire de la Société royale académique de Cherbourg. DANJOU, organiste de la métropole, à Paris. AMIOT , professeur de mathématiques au collège St.-Louis , à Paris. DE LIGNEROLES, docteur en médecine , à Plan- query. DUMONT , avocat , à St.-Mihiel. A. DELALANDE , avocat , à Valognes TABLE DES MATIÈRES. SEANCE PUBLIQUE DU3 AVRIL 1843. Programme. 3 Discours d'ouverture prononcé par M. Lecerr, président. . Gi] Rapport sur les travaux de l'Académie. par M. Tra— VBRS SECTE LATE. eee D ca C Uerteie al Rapport sur le concours ouvert pour l'éloge du contre- amiral Dumont-d'Urville, par M. Massor, avocat- BénCrals et ee 0 SRE NP. Lu 0 200 Eloge de Claude Groulart , par M. Sorgier, avocat TN dE Joe te D 2 tn et ee Poésies. Les deux proscrits (le Poëte et la Muse), par M. Alphonse LE Fracuars. . . . . . . 93 Le tombeau d'Agnès , à Jumièges, par le MÈME. . 95 APPENDICE à la séance publique du 3 avril 1843. — Eloge du contre-amiral Dumont-d'Urville , par M. ROPMREE TLC UE RTE PE M ter UT LRU) NIMOTRES EEE RARES OR El 512 TABLE DES MATIÈRES. Sur le dégagement du feu dans l'action chimique, par M. Tarerry. Faits relatifs à l’action chimique du proto-chlorure d'étain sur les acides sulfureux et clorhydrique réunis, par le MÈME. Biographie de Rouelle, par M. Car. Essai historique et critique sur l’école de peinture espagnole, par M. DEsxayes. Mémoire sur l’état des sciences géographiques , astro- nomiques et physiques au moyen-âge , en France et spécialement en Normandie, par M. Courrer. Biographie de Moisant de Brieux, par M. G. Maxcer. Dissertation sur le chant des frères Arvales et sur les trois fragments des hymnes ou axamenta des prêtres Saliens, par M. DE Gourwnay. Rapport sur le concours ouvert pour l'Eloge de Huet, par M. Danrez, recteur de l’Académie. SEANCE PUBLIQUE DU 11 DÉCEMBRE 1844. Programme. Discours d'ouverture prononcé par M. THierRy, président. Rapport sur les travaux de l’Académie, par M. TRAVERS , secrétaire. Rapport sur le concours ouvert pour l'Eloge de Choron, par M. l'abbé Daniel [l). 155 189 205 241 293 333 348 BYE) 387 389 392 401 (1) L'Eloge couronné paraîtra dans le prochain volume de l’Académie. TABLE DES MATIÈRES. POESIES. La Musique, par M. L. Rossy. Traductions en vers de ballades allemandes d'Uhland et de Schiller, par M. Escuer. Les trois Chants. Le Roi aveugle. LoBrigande a", 17 Le chevalier Toggenbourg. Stances, par le Mèms. DE ONE ON Er IE Le château Gaillard, poème, par M. Alphonse Le FLaGuais. . Le Torrent par lemme... 0. : L'Enfant voué au blanc, ballade , par le MèMe. Ouvrages offerts à l'Académie. Réglement. . Liste des membres de l'Académie, au 1°°. février 1845. 513 435 491 497 Des émis, FL “ego Luc: l'édul que, Sorngrééandité AU Hapn émnho Inallint mr 3 ner étasch ardopee age ae, ERA < Lepte 26 HE Mr LB #6 in bi Cure spa En ARNEN trie Soie de ay sore +0 5 , Sg us: one , re du À RE Pret 270 Pt e an) vi : Dies Fresvent sr | USE "à pre M, © nes A (ec x Fe RS ET nd t D. DNCIENT “ri * 7 “JE i Hip Hu dat ss de. d At p& at dE | l | 45 Dh. vuhas ré tRin AL A UURUE Das" " El ‘ nppors ie hi} Anneaux EMULE S pouf ee ral DA 2 5 Patrol pie. A A Dm NU 207 OEM a | mA +! Éoie vont DS dat (n Lrusal sata « le (EL MECS L É L "4 Ce | R AL r L ; de: 5 “ sg .* ERRATA. Page 178, ligne 24 : l’affinité , qui , lisez : l’affinité qui. Page 191, ligne 1 : pro-chlorure , lisez : per-chlorure. Page 250, ligne 5: Alexis , /isez : Alesio. Page 259, ligne 6 : Hermandez, Lisez : Hernandez. Page 285, ligne 12: Tavazona, Lisez : Tarazona. Page 298, ligne 10 : occidentale , lisez : orientale. Page 331, ligne 25 : nous sommes, lisez : nous étions. 1: f A Poe re Ù pr PACA n Ne: L V FUEUSS n D na | TANTTIE 1 ; \ PMU PE TU, , 1 ” Û L ue U BNAN V5 ASE n'es ke Dei K } 0, vai le A L : L'i : LA 5 ë x u i Er 4 , 4, : A A ol : & + * { : F + 1 ’ n L a é ( [ < : LE Y pr Lu LA l À LE my, Lu L Tee L | Le L 2 LL > à ESRI ES ES BTE RE PECFHESTE- OUVRAGES EN VENTE … Chez À. EARDEL, imprimeur libraire, rue Froide, à Csen. FLORE DE LA NORMANDIE, par M. A. pe Brépisson, membre de plusieurs sociétés savantes. — PHANÉROGAMIE. — Un, volume in-18 de XVI et #30 pages, prix : 5 fr. 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CARTE GÉOLOGIQUE DU DÉPARTEMENT DE LA MANCHE, en deux parties, papier grand-aigle, avec une explication in-4°. pour chacune des deux feuilles. LE DROIT CIVIL DES JUGES DE PAIX ET DES TRIBU- NAUX D'ARRONDISSEMENT , par M. J.-F. Vaunoré, avocat. 3 volumes in-8°. Prix: 22 fr. 50 c. REVUE DE CAEN, Bülletin de l'instruction publique et des Sociétés savantes de l’Académie de Caen. Ce recueil formant par. année deux volumes in-8°. parait à la fin de chaque mois par livraison de 5 feuilles environ. On s'abonne à Caen, chez Hardel. Prix : pour Caen 12 fr. , hors de Caen: 45 fr. rECBESE--0 ECS ÉENEES T0 Le Jai AAA re f A UÈR ETAES x ne a AU: LS 50 RU EN SSP EENNÈTE ÉUX PN EN DLNA T IE NT RARES meer aa nent mines ed nt sms on » AAAP AA RO PNA A AURA Ait ais VAE PEN ANRT 7 RARE ARNO np Sn errevaérni pa 2 ? : F AZ aHate ñ APRAUT NA #“ NOR AAA AARRT AA RAA an AA RANRARP AA # Ana AA Ÿ A ES DA RAR ARR AR SR AR LE 1 IN RAGARR MT Ar EU AA TO RAA A RER RARE PEL tee \ Ma) OA DANS A) av DES > . + >- > à De D > #. ns ERA F% A | RARE ae ARR RDA RAA ANT AAAMAGA NAS RES SEL ERA AREA ST PNARAR LE 4° És AM L'ART OT TRE EN