L (ESS AN SET Va TE ane TRS 2 RARE AAC CN AR AA AR AAR AA AAA AA AARR AA a AYYAA AAA PME AE AAA RE | PNY ; £ À ñ aiÀ A R AY AA kè Na RAR RAR RAT AAA An AA AA AAA RAA AAA AAA AAA EIAAR AA Â27 RAA AAA A à AAA NN A nn ANA A ATEN 2 AAA ARRRAEA ARARRARAAAR MANN NARADA YEN AAA AD ANA ENT ANA à à = NRTRE à L'ARLRAA A RAA | NA R RAS AARGAARRA ARR RL 275 à : 212 2 AARA CN Le NA MARS ApARRAAAA PT Lans | AAAAANAA AAAanAñaR ARÂR NT a FA AB R ANS AAA AA AAAR ARENA A en AAA AAA MAiglani a aa DAV RARE ER ARS AA RRARA AA | ù | AÀ nas ER PA ARR, ARNRAN APP A RAA AAA ARR AR ARR RAR ARR RAA RAA EN ann AAA A RAA BAR ANRT RSR ARR ST R ARR ON AN ARR LR | A A0X A ARRARARARRRAARRAANARA AA ; PANNES ARCARANARAR RE 7 A RRR ARR AN ARAR AR AAA | | à | A AAAAN AAA AAA RAADA RAR RAR 228 ARC 2 AAA AAA AAA Rasa A AA A" RP NT ner RATLR TAGS sa" AR AN AAA AL] AA ant AAA AA: SAS : —— | _— #. IAA a AAÎA SA ss AA AAA, AA DE NO ES ACTA) AAA ùe” AT MÉMOIRES SCIENCES , ARTS ET BELLES-LETTRES DE CAEN. MIS >» CHEZ À. HARDEL, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE, RUE FROIDE, 2. 1819. MÉMOIRES Le gl DE L'ACADÉMIE DE CAEN. : 49 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES , ARTS & BELLES-LETTRES DE CAEN. NN EE 2222, A ET » CHEZ A. HARDEL , IMPRIMEUR-LIBRAIRE, RUE FROIDE, 2. 1549. ESQUISSE DES MOEURS ET DE L’'HISTOIRE DE LA CORSE; Par M. SORBIER, Avotat-général à la Cour royale de Caen , Président de l'Académie royale des Sciences , Arts & Belles-Lettres de cette ville, CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR. Beaucoup en ont parlé , mas peu l'ont bien connue (Henriade, chant » La plupart de ceux qui ont écrit sur la Corse ont manqué surtout de deux grands moyens de la con- naître , le temps et l'usage de la langue. La traduction des interprètes ne supplée jamais à l'effet d’un en- trelien direct ; et si on n’a parcouru qu’à la hâte un pays, on n'a pu voir que l'extérieur des hommes et des choses. On parlera des sites, des monuments, du matériel enfin de la contrée ; mais qu’aura-t-on appris de la partie intellectuelle et morale ? Les mœurs se composent de tant de nuances délicates, offrent tant d’aspects divers, qu'il est impossible, sans descendre dans les détails, de saisir l’ensemble 8 SUR LES MOEURS ET L'HISTOIRE des traits principaux. Il en est d’un peuple comme d'un particulier : veut-on bien apprécier le caractère d'un individu, savoir de quelle manière il sent, pense et agil, et lui faire sa juste part de louange ou de bläme, il est nécessaire de se mettre en rapports fréquents avec lui, de l’observer chaque jour, de respirer, s’il se peut , l'atmosphère morale qu'il respire , et de posséder en un mot le secret de ses lectures , de ses relations, de ses habitudes. De même , il faut être resté long-temps au milieu d’un peuple et avoir vécu de sa vie, pour qu'il nous re- garde comm: un des siens et se montre à découvert. S'il en est ainsi, jai acquis le droit de parler de la Corse, où j'ai exercé long-temps les fonctions de premier avocat-général, et bien souvent celles de procureur-général par intérim. Là, se sont écoulées mes plus belles années ; j'y ai laissé des amis dévoués et le souvenir peut-être de quelque bien. Toutefois , mes sympathies pour les habitants ne m'ont pas avenglé sur leurs défauts ; et les sentiments d’affc- tion que j'ai voués au pays, n’Oteront rien à l'im- partialité de mes jugements. Les Corses d’ailleurs ne demandent pas à être flaltés, ils désirent seu- lement ne point être calomniés DE LA CORSE. HISTOIRE. CHAPITRE 1. Origine des Corses, — Domination romaine, — Invasion des Barbares, — Corse donnée au pape par (harlemagne, — Sambucuccio.—Terre de commune. Les mœurs des peusles sont en général l’expres- sion de leur histoire. Celle de la Corse peut seule expliquer une siluation qui sort trop des règles or- dinaires pour être jugée par elles. S'il était possible qu'un pays soumis depuis des siècles à l’action d'un gouvernement doux et uniforme, conservât encore plusieurs des habitudes farouches d’une société dans l'enfance, un tel pays mériterait peut-être d’être rejeté hors la loi des nations. Mais s’il se rencontrait un peuple sur qui eûl pesé dans tous les temps le despotisme le plus dur et le plus corrupteur , et dont on eût cherché toujours avec un machiavélisme in- fernal, à pervertir , à dégrader le caractère, faudrait- il s’étonner si ce peuple était à la longue ceveau baineux et vindicatif comme le faible opprimé, et si, délivré de ses tyrans , il avait tourné contre lui- même ces instincts de vengeance tour à tour ma- gnanimes el féroces qu'ils lui avaient inspirés ? Telle est l’histoire de la Corse. De là ce singulier mélange des vices de la civilisation avec des mœurs 10 SUR LES MOEURS ET L HISTOIRE primitives, des haines de sauvage avec des vertus de montagnard. Interrogeons les annales du pays. D'où viennent les premiers Corses (1) ? Hérodote , le plus ancien des historiens qui ait parlé de la Corse sous le nom de Callista, prétend que Pile a été peuplée par une colonie de Phéniciens , Diodore par les Thyrrhéniens, Pausanias par les Africains, Sénèque par les Grecs où par les Espagnols. L'origine des populations se perd souvent dans la nuit des âges. Au surplus jusqu'au XVE. siècle, il n’exista pour l’histoire nationale de la Corse aucun monument écrit. Ce qui s'était passé dans le pays avait été confié à la tradition, ou bien aux annales des peuples qui étaient venus y combattre. Jean de la Grossa, qui vivait vers le milieu du XVe. siècle, commença à écrire l’histoire de sa patrie. Après lui, un de ses élèves , Pierre Antoine de Monteggiani , el ensuite Marc Antoine Ceccaldi continuèrent ses chroniques ; le premier jusqu'en 1525 et Pautre jusqu'en 1550. Filippini , archidiacre de Mariana , se fit pour ainsi dire l'éditeur des travaux manuscrits de ses trois (1) On pense que le premier nom de la Corse fut Fherapné; les Grecs l'appelérent Cyrnos, les Romains Corsica. Selon Freret (Hist. tom. 1V) corsog ou corsig signifie marais en langue cel- tique. D'après d’autres savants, il veut dire, pays couvert de bois, —Jsidore, dans ses Etymologies (liv. 13 p. 6) fait dériver ce nom de Corsa, femme ligurienne, qui aurait découvert celte île — A en croire Filippini, Corso, compagnon d'Enée, enleva Sica, nièce de Didon, et se refugia en Corse; de là la dénomination de Cor- sica. — Jérôme de Marinis, génois ( Thesaur. antiquit. t. 1°.) dit méchamment que Corsica doil étre traduit par cœur d'acier (cor, cœur, et sica , stylel). DE LA CORSE. y! devanciers , épura le style, mit une sorte d'unité dans leurs récits presque tous fabuleux qu’il s’appropria, et donna une histoire générale qui finit en 1594. Au XVe. siècle, Pierre Cyrnée avait écrit en latin un ouvrage en 4 livres sur la Corse, mais il ne fut publié qu'en 1732 par Muratori. Il est certain que la Corse, station maritime d’une haute importance, dut éveiller de bonne heure l’at- tention des navigateurs : cependant , sans remonter, comme quelques auteurs, aux Phocéens et aux Etrus- ques, nous dirons seulement qu'en 494 (de la fonda- tion de Rome), les Romains toujours en guerre, qui fatiguaient la renommée du bruit et de l’éclat de leurs victoires, portèrent leurs armes dans l'ile, de crainte qu’elle ne tombât entièrement aux mains des Carthaginois (1). Le pays fut envahi par Lucius Cornélius Scipion, puis par Licinius, Manlius Torquatus , Caïus Papirius, Marcus Pinarius et Scipion Nasica. Il est inutile d'entrer dans le détail des nombreux combats que le peuple-roi eut à livrer aux habitants de cette petite ile. Il suffit de savoir que les Romains y envoyèrent ure armée consulaire , composée ordinairement de 4o à 5o mille hommes ; que la conquête de la Corse fut une des plus difficiles qu'aient accomplies les Romains , que la guerre dura près d’un siècle, qu’il fallut huit expéditions consécutives pour réduire le (2) V. Cambiaggii, Storia del regno di Corsica ; Robiquet, Re- cherches sur la Corse, la savante Introduction, p.18, à l'His- toire de Filippini par M. Gregori, et l'Histoire de M. Jacobi, p. 104. 12 SUR LES MOEURS ET L'HISTOIRE pays, et que sa soumission définitive devint un des plus beaux titres de gloire du consul Scipion Nasica qui l'acheva. Tite-Live a enregistré loutes les pertes des vaincus, et s'est {u soigneusement sur celles du vainqueur. Valère-Maxime et Pline citent avec complaisance tous les généraux de la république qui prirent part à cette longue et sanglante lutte, et ils gardent le silence sur les chefs des valeureux Corses qui résis- tèrent à leurs agresseurs avec Lant de vigueur et d’héroïsme. Ainsi , les noms de ces braves resteront éternellement ignorés ! N'est ce pas le cas de s’écrier avec le prince des lyriques latins ? Vixere fortes ante Agamemnona Mulli; sed omnes illacrymabiles Urzgentur , ignotique longa Nocte, carent quia vate sacro | . Strabon a cru peut-être avilir les Corses, en disant qu’alors les Romains n’en voulaient pas même pour esclaves , et que ces insulaires amenés sur les mar- chés de Rome ne trouvaient pas d’acheteurs. On conçoit que des hommes, naturellement fiers , vifs et intelligents, ne fussent pas de bons esclaves, et qu'on les repoussât à ce titre, de même que l’on préfère, au coursier indompté, celui qui obéit au frein et au fouet. Toujours est-il qu’ils parurent dignes de fixer les regards des dominateurs du monde. Vaincus, on ne les vit jamais esclaves embellis et parfumés, servir les caprices d’un maitre. On pouvait leur ap- pliquer ce que Tacite ( Vie d’Agricola) dit d'un autre DE JA CORSE. 13 peuple : Jam domiti ut pareant , nondum ut serviant. Aussi les Romains les traitèrent en alliés, non en sujets , et leur permirent, à l'instar des villes latines, de se gouverner par leurs propres lois. Ils ne négli- gèrent rien pour se les attacher. Marius fonda en Corse la ville de Mariana, Sylla rebâtit celle d'Aleria (1). Mais depuis la dictature de Jules César , l'île perdit le droit de s’administrer elle même , et obéit aux ordres des Préteurs. La position de la Corse ne fut pas meilleure sous l'Empire, où chaque armée s’arrogeait le droit de disposer de la couronne impé- riale, où le sort des batailles confirmait ou annulait ces étranges élections , où les empereurs épuisaient en fêtes insensées les trésors de l'Etat, et jetaient quelquefois dans le cirque et dans l'arène les revenus de trois ou quatre royaumes. À mesure que leur pou- voir s’affaiblit, ils se virent en proie à plus de dan gers ; il leur fallait plus de moyens d'action de tout genre. Dans la gêne extrême où les dépenses üu peuple et des soldats les tenaient continuellement , ils ne pouvaient subsister que de confiscations ; ils étaient cruels par besoin d'argent ; ils tuaient afin de (1) Il ne reste plus rien de ces deux cités. Pline, His. nat , lib. 2, cap. 6, dit que la Corse avait alors 33 villes et 2 colonies; il ne les fait pas connaître, mais Ptolomée nomme 27 villes; il a pu prendre à la vérité des bourgades pour des villes. V. Pomponius Mela: De situ orbis, t. 1, 1. 2, p. 205. Vosgien, dans son Diction- paire géographique , suppose à lort qu'Aleria et Mariana existent encore. Au XII. siècle, la ville d'Aleria n'élail pas tout- à-fait détruite, puisque l'évêque y résidaiL. 14 SUR LES MOEURS ET L'HISTOIRE voler. La loi de lèse-majesté était pour eux une source intarissable de richesses ; on n’examinait pas si les accusations étaient fondées, mais si les accusés étaient riches. Lactance et Salvien nous apprennent de quel poids pesait aussi sur les provinces le fisc im- périal. Chacun s'expatriait pour échapper à l’impôt devenu intolérable. Il n’y a point d'Etats où l’on ait plus besoin de tribut que dans ceux qui s’affaiblissent, de sorte que l’on est obligé d'augmenter les charges à mesure qu'on a moins le moyen de les supporter. Opprimés comme le reste de l’Empire , les Corses fuyaient sur la terre étrangère. Saint Grégoire raconte que les charges qu'on leur imposait étaient si énormes, qu'ils furent obligés de vendre leurs enfants pour y salisfaire (1). Les censitaires se répandaient partout et bouleversaient tout ; on eût dit une invasion en- nemie, des prisonniers au pouvoir d’un vainqueur cruel; on mesurait les champs par mottes de terre ; Jes ceps de vignes , les arbres étaient comptés, les animaux de tout genre inscrits, et les hommes eux- mêmes enregistrés. La cause principale de la détresse, de la désolation de l'Empire , était l’immense développement qu'avait pris l'esclavage, et, par suile, l'absence de travail libre et de toute industrie. L'industrie, n’est-ce pas ce qui donne au pauvre les moyens de faire payer son labeur au riche, ce qui jette, peur ainsi dire, un pont entre le patricien et le prolétaire , fait passer (1) Saint Grégoire, lib. 5, epist. 41. —Salvien, lib. 5, De guber- nalione Bei. DE LA CORSE. 19 la richesse de l’un à l’autre, et crée cette classe moyenne qui constitue la force des Etats de l’Europe moderne ? Ainsi, PEmpire qui avait rassemblé en lui presque tous les royaumes connus à la suite de plus de 400 batailles, et dont la puissance semblait devoir égaler la durée du monde, ne put résister aux embarras de sa vaste étendue. Rome, cette st épouvantable machine, suivant l’expression de Montaigne , s'était usée elle- même jusqu’à ne pouvoir plus porter le fardeau ac- cablant de son ancienne grandeur. Son ambition in- satiable , son ardeur guerrière, ses cris : En avant! qui ne s'élaient jamais reposés, avaient remué, jus- qu'aux extrémités de l'Europe, diverses populations. Jl se fit un reflux de nations et un transport de peu- ples du côté de l'Empire; il fut submergé par un déluge de Barbares. La Corse eut sa part du fléau de l'invasion. En 457 , les Vandales exercent dans lie toutes sortes d'atrocilés, et couvrent le pays de ruines (1); ils n’en furent expulsés irrévocable- ment qu'après une domination de 77 ans. Ravagée ensuile par les Goths, par les Lombards , l'ile finit par retomber entre les faibles mains des Empereurs d'Orient, jusqu’à la dernière moitié du VIH. siècle, où Charlemagne la leur enleva comme un poste dangereux par sa proximité de l'Italie. Avant d'entreprendre la conquête de l’île de Corse, le grand Empereur en avait fait nominalement don au pape qui se trouva hors d'état de la protéger (1) Procope, lib, 3, cap. 4, De bello Vandalico. } 16 SUR LES MOEURS ET L’HISTOIRE contre Îles incessantes irruptions des Sarrasins (1). Aussi, Louisle-Débonnaire en confia le gouver- nement et la défense au comte de Boniface | marquis de Toscane (2), qui fut à la fois la terreur des papes et des Sarrasins. Après avoir eu cent ans la su- prématie en Corse, cette famille fut anéantie. Alors , les comtes insulaires suivirent l’exemple de plusieurs villes italiennes et se déclarèrent indépen- dants. On a gardé le souvenir d’Arrigo. dit Belmesser, qui se montra le père de ses vassaux Mais les autres barons se livraient des combats acharnés , et ils n’affi- chaient pas moins le mépris de Dieu que des hommes. C'était le régime féodal dans ce qu'il avait de plus odieux ; la force et les armes tranchaient toutes les questions , réglaient toutes les affaires. En présence de ces divisions, de cette profonde anar- chie , le comte de Cinarcea , le plus puissant seigneur © {) Ce peuple occupa seulement quelques points de l’'tle, et lui donna le premier, dit-an, le titre de royaume. La Corse à pour armes une lête de maure; pendant plusieurs siècles, on s’y est livré à une danse militaire appelée la Moresca { v. Gaudin, p. 196), espèce de lulle où une troupe d'indigènes, inférieure en nombre aux Sarrasins, les combat et les met en déroute. II faut rejeter et la prétendue domination des Sarrasins dans l'île durant 166 ans, dont parle Jean de la Grossa, et la délivrance de la Corse par Hugues Colonna, dont Filippini a fait un héros de roman, et la tradition d’après laquelle Piérre Cyrnée a é.rit que Charles Martel avait chassé les Sarrasins de l'île. (2) Fondateur de la ville de Bonifacio , que les Génois plus tard dotèrent de statuts particuliers et de précieux avantages. Les Boni- faciens ont encore coutume, en citant le lieu de leur naissance, de se dire de Boniface méme, comme pour indiquer quelque chose de plus que Corses. DE LA CORSE 7 de l'ile, conçut le projet de se rendre unique sou- verain du pays. Mais, avant qu'il pût accomplir ses desseins, le peuple, las de souffrir, se souleva en masse contre la tyrannie des barons , et se réunit (en 1007) tumultueusement en consulte où diète nationale, dans la vallée de Morosaglia , point central de l'ile, en- vironné des cantons les plus jopuleux, vallée fameuse qui fut le Champ-de-Mars des anciens Corses. Là , un homme de génie, ami de son pays et cher à ses conciloyens , fut investi d’une sorte de dicta- ture (1). Cet insulaire, choisi d'une manière si s0- lennelle pour remédier aux maux de sa patrie, le héros de ce mouvement insurrectionnel , était Sam- bucuccio , du district de Bozio. D'une naissance ob- scure, mais d’un grand courage, Sambucuccio fil rentrer dans l’ordre tous les seigneurs , les força de recon- naître l’autorité de leurs communes respectives . et le comte de Cinarca lui-même dut retourner dans ses Etats. Cet acte de vigueur détruisit presqu'entière- ment la féodalité dans la partie cis-montaine , moins le Cap-Corse qui conserva ses barons. Le reste de l'ile demeura au pouvoir du comte de Cinarca. Le pays affranchi, qui comprenait près des deux tiers de la Corse , s’organisa sous le nom de Terre de rommune , en une sorte de république fédérative. Chaque localité désignait, à la pluralité des suf- frages, un podes!at, el deux juges, sous le nom véné- rable de pères de commune. Us élaient chargés de l'administration civile ; on les renouvelait tous les ({) Hüud semper errat fama , aliquando et elegit (Tacite). 15 SUR LES MOËURS ET L'HISTOIRE ans; mais il était libre aux électeurs de les maintenir dans leurs fonctions. Les podestats veillaient aussi à la police dans l’étendue de leur juridiction. Un suprême conseil dit magistrat des douze, du nom des douze districts qui concouraient à sa nominalion, était élu par eux ; sa mission était de faire les lois et les réglements. Enfin , les pères de commune choi- sissaient , dans chacun des Etats émancipés , un fonc- Lionnaire , qui, sous le nom de caporale , devait dé- fendre les intérêts des pauvres et des faibles; con- ceplion sublime , institution admirable trop tôt déna- turée (1). Tel fut le gouvernement essentiellement libéral établi par Sambucuccio, et qui subsista plusieurs siècles dans la terre de commune , au moins en partie. CHAPITRE II Cession de l'ile aux Pisans, —Sinucello dit Giudice,.—Traité des Corses avec les Génois, —Vincentello d’Istria,—Compagnie de Saiut-Georges. Après la mort du héros législateur , les marquis de Massa (famille des Malaspina), sous la protection désquels les peuples cis-montains de l'ile (2) étaient (1} Les familles de Caporale étaient les maisons Campocasso, Casta, Corbara, Pastoreccin, Casabiania, Pruno, Petricaggio, Ortale, Chiatra, Matra, Pancheraccia, Sancto-Antonino, Are- noso , Omessa, Luco. (2) La Corse est partagée par une haute chaîne de montagnes qui commence derrière Aleria , et coupe l’île en deux parties, quoique inégalement. À cette division naturelle, on en ajouta DE LA CORSE. 19 placés , y exercèrent 66 ans le pouvoir exécutif; ils ne changèrent rien à l’organisation de Sambucuccio, et instituèrent au-delà des monts le conseil des six, à lPinstar du magistrat des douze. Alors régnait le fameux Hildebrand , Grégoire VIT, ce petit moine de chétive apparence , qui fit trembler les plus hardis potentats; qui, pendant plus de douze années , occupa l'ftalie entière de ses réformes , de sa magnanimité el des écarts de son génie. Grégoire VIT ne manqua pas de revendiquer les droits que lui attribuait sur la Corse l’ancienne donation de Char- lemagne. La cour pontificale n’était jamais entrée di- rectement en possession de l'ile. Elle n’avail pas osé réclamer un pays tombé en d'autres mains. Mais le fier et habile pontife , qui tenait pour maxime que, la où la peau du lion ne peut atteindre , 14 faut joindre celle du renard , envoya sur les lieux un prélat négociateur une autre, celle de pays d’en-deçà et de pays d’au-delà des monts; il y eut encore la division de bande, de benda di dentro (bande en- dedans) ei benda di fuori (bande en-dehors). — On supposait dans ce dernier cas une ligne Lirée de Porlovecchio au golfe de St.- Florent. La partie orientale était la benda di dentro; la partie occidentale , benda di fuori. Ce qui venait peul-être de ce que les habitants de Bastia et ceux de la plaine d’Alcria, se regardant comme les plus civilisés, appelaient ceux du côté opposé, gens du dehors ou étrangers. Au reste, ces dénominations d'en-deçà et d'au-delà des monts sont équivoques; employées réciproquement par les deux parties, elles cessent de convenir en changeant de lieux. Pour moi, j'appelle Loujours , dans cette Histoire, peuple au-delà des monts, les habitants du midi de la Corse dont Ajaccio est la capitale ; el par peuples cis-montains ou en deçà des monts, j'entends les habitants du nord de l'île dont Bastia est aujourd’hui la ville principale. > 20 SUR LES MOEURS ET L'HISTOIRE qui détermina les Corses à se déclarer sujets de l'église romaine (1077) Bientôt , les papes donnèrent la possession entière de l'ile aux évêques de Pise, moyennant une rede- vance annuelle. Ces deruiers y envoyèrent un gou- verneur biennal, revêtu de tous les pouvoirs. Il ré- sidait à Biguglia. Là se réunissaient les vedute (assem- blées générales de la nation), et se tenaient les cours de justice , ce qui fit donner à ce lieu le nom de resi- denza della ragione. Cet accroissement de puissance excita la jalousie des Génois, ennemis des Pisans ; et, en 1195, sous un vain prétexte, ils s'emparèrent de Bonifacio el ac- quirent ainsi un premier établissement en Corse (1). Un tel envahissement fut suivi de plusieurs autres. Sinucello dit Giudice , descendant des comtes de Ci- narca, déploya pendant plus de 40 ans un rare cou- rage et d’inépaisables ressources pour la cause de Pise ; mais la trahison le livra aux Génois, et, en 1284 une grande défaite navale, essuyée par les Pisans, devint le signal de leur expulsion définitive de l'ile. Les Pisans avaient perdu en Corse un puissant levier, dès le jour où ils se constituèrent les adversaires du pape , en se faisant Gibelins , amis de l'Empereur. Les Génois, au contraire , élaient Guelfes. Ces que relles de Germanie, pour lesquelles on dépersa tant de (1) Oberto Fogliela , écrivain génois du X VI®. siècle , a supposé à tort que , dés 806, Génes ayant conquis l’île sur les Maures, l'avait réunie à ses Etats ‘ Annal. 9, lib. {), erreur reproduile par les historiens Casoni et Giustiniani. V Eginhart ( Annal. rer. franc. t. u), et Petr Cyrn. lib. 2. p. 133. DE LA CORSE. 2.1 sang et de lrésors, avaient passé en Corse, Les in- sulaires se groupaient à chaque occasion autour de leur bannière Guelfe ou Gibeline. Malheureuse Corse! comme si ce n'eûl pas été assez de ses propres pas sions pour la tourmenter , comme si ses p:opres dis- cordes n’eussent pas sufli pour épuiser ses forces, elle devait encore éprouver les passions des pays voisins, el le fatal contre-coup de toutes leurs dissensions ! Ajoutez à tant de malheurs les incursions des pirates africains, qui venaient loujours dévaster le pays. Pour surcroît de désordre , une secte polilico-reli- gieuse , la secte des Giovannali (son fondateur était Jean , de l’ordre de St François), qui avait plusieurs traits de ressemblance avec une société fameuse que nous avons vue naître el s éteindre dans la capitale de la France, se forma alors en Corse. Tout était commun entr, les frères , les femmes comme le reste, Is por- taient un costume bizarre, proclamaient de nouveaux dogmes avee ua culte particulier. Leur existence était un fonds inépuisable de ridicules et de cynisme. Leur exlerminalion fut préchée dans toutes les églises. Après une guerre longue et qui Gt couler des flots de sang , ces Sainlt-Simoniens Corses du XIVe. siècle , périrent tous martyrs de leur croyance. Le village de Carbini avait été le berceau de la secte. Les évêques de Pise, investis un moment d’un pou. voir presque saus limites dans leur propre cité, furent expulsés par les guerres civiles ; et la république de Pise ayant hérité de ceux qu'elle chassait, la Corse devint une dépendance de la commune Pisane. Cette domination ; d’abord douce et tutélaire, prit 22 SUR LES MOEURS ET L'HISTOIRE ensuite tous les caractères de la violence. Déchiré en tous sens par les partis, le pays souffrait (ous les ravages de la guerre civile. Dans cet état de misère et d'anarchie, le peuple s'assembla en diète dans le couvent de Morosaglia , où il s'agissait de trouver des mesures de salut public. Le Capitole ne tenait guère plus de place chez les Romains que le couvent de Mo- rosaglia chez les enfants de Cyrnus. C'était, comme je l'ai déjà dit, le lieu saint dela Corse; là, par une de ces résolutions précipitées que n’avoue pas la pru- dence et que le désespoir conseille , le peuple déféra la souveraineté de l'ile à la république de Gênes (1). Depuis lors, le Doge appelait toujours la Corse : « notre royaume ; » devant lui on portait un sceptre. Rédigé le 12 août 1347, l’acte de cession fut en- voyé à Gênes par quatre délégués de la diète, et ac- cepté par le chef de la république , qui jura d’en ob- server fidèlement toutes les clauses. Ce traité établit dans lile deux espèces de lois et deux formes de gouvernement ; l'une , sous le nom de Statuts Corses , fut adoptée dans la terre de commune ; autre, sous le nom de Loi Féodale fut conservée dans toutes les baronnies (2). Il portait que les Corses seraient tenus (4) L'administration des Pisans avail duré depuis 1090 jusqu'en 1300. Biguglia, aujourd'hui pelil village à trois kilométres de Bastia, était la capitale de l’île. Elle ne cessa de l'être qu'en 1380, époque à laquelle fut construit le bastion qui est devenu la ville de Bastia. (2) On ne connaît pas exactement loutes Ks conventions qui furent arrêtées avec les Lerres des communes, Les dépôts des titres publics ont été si souvent exposés aux ravages de la guerre , qu'if ne s’en est presque pas canservé. DE LA CORSE. 23 de payer vingt livres par feu à Gênes qui, en échange, s'engageait à maintenir l'ordre et la sécurité. La garde des droits et privilèges était confiée au sou- verain magistrat des Douze pour la partie cis-mon- taine , et des Six pour la partie d’outre-monts. Un membre de ce magistrat, sous le litre d’orateur , devait résider à Gênes pour représenter la nation corse. Aucun impôt nouveau ne pouvait être établi que de l'avis de l’orateur et du magistrat dont nous avons parlé. Le syndicat ou tribunal suprême était com- posé de Corses et de Génois. Il rappelait les missi dominici de Charlemagne ; cette magistrature mobile et ambulante faisait le tour des provinces el exer- çait une rigide surveillance , une espèce de pouvoir censorial sur tous les fonctionnaires. Le pacte du 12 août 1347, destiné à unir deux peuples par les liens de lamitié , devint une cause perpétuelle de disputes et de guerres sanglantes ; et s’il était permis de faire intervenir le ciel dans les événements ordinaires de la terre, je dirais qu’il pa- rut inaugurer , par un funeste coup d'état . la prise de possession de la république ligurienne. La peste. apportée de l’Orient par un bâtiment génois . pénétra dans l'ile et enleva les deux tiers des habitants (1) Elle détruisit en Europe les trois cinquièmes de la population. On appelle ce fléau peste de Florence, parce que Boccace , natif de cette ville, en a décrit éloquemment les désastres. C’est ainsi que la grande peste de l’Asie et de la Grèce fut nommée A) Villani, Cron, di fior. lib. 21. 24 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS peste d'Athènes, parée que Thucydide nous en a trans- mis les détails non moins instructifs que touchants. Soit impuissance , soit mauvais vouloir, Gêies n'accomplit aucune des obligations qu’elle avait prises solennellement envers la Corse. Peu d'années après, la république ne possédait guère dans l'île que Calvi et Bonifacio. Une société dite la Maona (1), formée entre cinq gentilshommes génois , entreprit à ses frais de soumettre le pays et de le régir à son profit. Gênes lui abandonna la Corse à titre de fief. Les cinq sociétaires préparent un armement cCon- sidérable. et se rendent en Corse avec la qualité de gouverneurs, qu'ils s’attribuent de leur autorité privée. Mais leur despotisme ne ‘arda pas à exas- pérer tous les esprits. L'un de ces petits souve- rains ne craignil point de faire pendre devant la porte de son palais un homme du peuple qui était venu Jui exposer ses griefs et demander justice. Ce trait de révoltante {ÿrannie mit le comble à Pirrita- tion. La nouvelle aussitôt communiquée aux cantons voisins , parcourt l’île en quelques heures. Dans les circonstances critiques , on se portait sur les hauteurs, et l’on appelait les populations des lieux les plus pro- ches. Le cri sacramentel de vive la liberté ! vive le peuple ! cri qui faisait trembler les oppresseurs de l’île, rétentissait an loin comme la voix de la re- nommée. Henri de la Rocca obligea les gouverneurs de la Madna , hamiliés ‘et vaincus , à quitter le pays. La (4 Nom du bâtiment où était sitüée son administration, DE LA CORSE. 25 famille des Campo-Fregoso génois qui avaient occupé le trône ducal, hérila de leurs droits, et s’empara de presque toute la terre de commune. Les Espagnols à leur tour se rendirent maîtres de la région ultra- montaine Il faut savoir que, dès 1297 le pape Boni- face VIIL s'était avisé de céder la Corse aux rois d'Arragon. Aucun d'eux, jusqu'en 1419, n'avait essayé de s’en mettre en possession. Mais à cette époque , Alphonse résolut de Lirer parti de cette do mipalion , et il arriva dans l’île avec des forces ‘mpo- santes. Il fut accueilli avec enthousiasme par les seigneurs d'outre-monts et par le neveu de Henri de la Rocca, Vincentello d'Istria. qui soutint 56 ans la lutte la plus acharnée contre les Génois, et les chassa de presque toutes leurs positions. Le drapeau de la république ne flottait plus que sur les murs de Bonifacio (1), lorsque Vincentello tomba au pouvoir d’une galère génoise qui le fit périr (1435). Malgré les diverses dominations, {outes oppressives, qui avaient pesé sur elle, la Corse montrait touiours la même instabilité politique, Elle imagina de con férer l'investiture de l’île à la célèbre compagnie de SL.-Georges, fondée à Gênes, en 1346, par le patrio- tisme de vingt-neuf citoyens, pour venir au secours du gouvernement dans la détresse. Puis. mécon- tente de ses nouveaux maîtres, elle rappelle les Campo-Fregoso ; en 1466 , ces derniers transportent (1) V. dans Pierre Cyrnée le récit prolixe , mais véridique, du siége mémorable de Bonifacio. Les femmes allaitérent les com- battants extéoués. L'armée d’Alphonse fut obligée de se retirer. 26 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS la souveraineté de l’île au duc de Milan. Plus tard, les Corses se donnent au prince de Piombino, bientôt expulsé par la compagnie de St.-Georges qui resta maitresse absolue du pays. Elle ne parvint toutefois, qu'après des efforts inouis , à abattre Îles deux puissantes familles de Jean Paul et Rinuccio de Leca. On voit par quelle série de bouleversements et de révolutions , la Corse a passé, surtout depuis la chute des Pisans. Dans ce long espace de temps , l'état normal du pays a été un état de guerre per- pétuel. Les populations naïssaient , croissaient et mouraient au bruit des armes et dans le tumulte des insurrections. Le pays entier offrait l'image d’un vaste champ de bataille, où des ennemis . entraînés par une égale fureur, s’entredétruisent sans pitié. La guerre civile était partout, dans loutes les maïi- ‘sons, et, pour ainsi dire, au sein de chaque indi- vidu; anarchie féodale au-delà des monts, anarchie démocratique en-deçà. Il est vrai que si la Corse se donnait , se révoltait, retournait au premier joug , appelait un autre tyran, elle ne faisait en cela qu'imiler l'exemple des Etats voisins. Pise, Flo- rence , Sienne , Gênes , présentaient le spectacle de la plus déplorable mobilité. Florence avait été jusqu'à élire Jésus-Christ, roi du peuple Florentin. Gênes abandonnait à une de ses factions la moitié de sa ville, acceptail par intervalles l'autorité du peuple, celle des corporations , s’humiliait devant un doge , le chassait , applaudissait ensuite à un valet d’au- berge ; aussi a-t-on nommé Gênes une république de DE LA CORSE. 27 mauvaise vie ; mais à travers tous ses changements , la Corse, de même que Gênes, cherchait la liberté et le bonheur , bien malheureuse de men pas trouver le chemin. La différence entre les institutions de la terre de commune et de celle du pays d’outre-monts restée sous le pouvoir des barons , était déjà une source de calamités, La position prise par les Génois à Boni- facio et Calvi, vint aggraver cet état de choses. Les inconvénients s’accrurent encore le jour où lon offrit la souveraineté de l’île à la république ligurienne ; car cette puissance, qui se trainait alors dans le désordre, était peu apte à tenir les rênes du gouvernement, chez un peuple divisé en factions. Enfin , l’acte arbitraire par lequel Boniface VIEIL voulut planter le drapeau arragonais sur les rivages de l’île, rendit la complication inextricable. De là , il ressort un fait peut-être unique dans les annales des peuples, c’est que l'union était impos- sible dans ce petit pays qui renfermait des éléments si nombreux de discordes; et, au milieu de cette couche épaisse de sang laissée sur le sol , au sein de toutes ces agitations politiques, on ne voit pas surgir une seule idée d'ordre , une seule pensée de nationalité. La plupart des chefs songent bien plus à recouvrer leurs domaines qu’à affranchir leur pays. Les capo- raux , espèce d’abord de tribuns du peuple , institués pour protéger le faible contre les envahissements du fort, se rendirent héréditaires, et devinrent le fléau de leur pays. Exempts de toute sorte de taille, ils prétendaient rester en-dehors des lois générales, et 28 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS l'égalité leur semblait de loppression. Abusant de l'influence qu’ils avaient acquise, il la vendaient au premier ambitieux , corse ou étranger, qui voulait s'emparer du pouvoir , et ils se croyaient d'autant plus illustres qu'ils affligeaient davantage leur mal- beureuse patrie. On peut lire à ce sujet Giusti- niani , évêque du Nebio, dans sa Description de la Corse ; il reproche justement aux caporaux, aux chefs du peuple d’en-decçà les monts, d'accorder leur pro- teélion aux homicides, aux voleurs, et de leur donner à tous de mauvais conseils. 1} dit qu'ils se rendaient chez le gouverneur ; et mettaient tout en œuvre pour oblenir la liberté des prévenus. Le sort paraissait avoir tracé dans son livre d'airain le mot malheur, au-dessus du mot Corse. Quel spec- tacle douloureux que celui d’un peuple en proie à d’éternelles dissensions , écrasé pendant des siècles sous le fardeau de tant de misères ! il doit toucher profondément toutes les ames généreuses. N'y a-{ il pas en elles nine corde sympathique qui répond à toutes les douleurs de humanité ? Est-il un peuple étranger dans da famille des peuples? Toutes les détresses de l’homme n’ont-elles pas droit à a pitié de l'homme ? Où verra plus tard que ni les efforts du plus sublime patriotisme , ni J°s prodiges du courage le plus héroïque, ne purent arracher la Corse à lant de maux accumulés sur ses habitants , soumis sans relâche à toutes les horreurs de la guerre, ou à Loutés les corruptions de la paix. Nous avons laissé le royaume de Corse (c'est ainsi qu'on lappelait) entre les mains de lai banque de DE LA CORSE. 29 St.-Georges. L'administration de l'ile était considérée par elle comme une affaire de commerce , el traitée loujours sous le point de vue de la recette et de la dépense. Dans ses nécessités financières, Gênes avait emprunté des sommes considérables à cette compagnie dont elle ne put se libérer qu'en lui cédant la jouissance de la Corse. Que lon se figure par quel système odieux de perception, une telle so- ciété de marchands dut pressurer ce pauvre pays ! Elle prit sa cupidité pour la mesure de ses droits, ne vit dans sa possession (emporaire qu'une ferme à exploiter à volonté , et dans les insulaires qu'un assemblage de serfs à abrutir. Que risquait-elle? Un théologien génois n’a1-il pas écrit que les iles étant séparées du continent , sont EXCOMMUNIÉES PAR LA NATURE ? Il faut être juste , cependant, même envers la banque de St.-Georges, et reconnaitre qu’une partie des malheurs du pays était l'ouvrage des seigneurs corses qu? opprimaient d’une manière odieuse les habitants, et dont la domination féodale avait substitué le fief à la patrie . l'intérêt particulier au bien public, l'obéissance de l'esclave à la dignité de l’homme libre. L'oflice de St.-Georges s’efforça d’abaisser , puis d’anéantir par la ruse et par la force des armes , le pouvoir qu'exerçait celte redoutable noblesse. Pour affaiblir les résistances , il mettait constamment en pratique la fameuse maxime : DIVISER POUR RÉGNEr. Là était le secret de sa politique , le grand art de regir la Corse. Habitués à vivre eux-mêmes à Gênes dans l'atmosphère des factions , dans l'arène où 30 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Guelfes et Gibelins se livraient autrefois à toutes les fureurs des partis, les gouverneurs de St.-Georges savaient bien ranimer les haïines, et soulever le peuple contre les seigneurs. L’impunité était à l’ordre du jour; elle enfanta ces terribles verdette qui ont rendu le nom de Corse si tristement célèbre dans le monde entier ; mais ce n’esl pas encore le momert de parler de l'étendue d'une plaie , dont le sang coulait déjà, et qui va prendre plus d'extension par la suite (1). CHAPITRE IT. Conquête de l'ile par Henri IT, roi de France.—Caractère héroïque de Sampiero — Traité de Cateau-Cambrésis, —Mort de Vannina, —Assassinat de Sampiero. Ici, l’histoire commence à s’éclaircir, et nous marchons avec assurance sous la conduite de l’illustre de Thou. Auparavant , le champ est vaste pour les divers partis , et tout est couvert d’une nuit si épaisse que chaque écrivain a presque Ja facilité de supposer des événements à sa fantaisie , comme dans une obscurité profonde plusieurs personues peuvent as- surer , avec la même hardiesse et la même apparence de raison, qu'elles voient des objets entièrement différents. La guerre qui éclata en Italie (1553) entre Charles- Quint et Henri IE, roi de France , offrit une occasion (4) Guicciardini, lib. 7. cap. 2. p. 287.— Jacobi, L. 1°°., p. 310. DE LA CORSE. 31 nouvelle aux Corses de montrer tout ce qu’il y avait d'incompatibilité entr’eux et les Génois , et combien la haine qui les divisait était tenace et profonde. Pour punir les Génois d’avoir embrassé le parti de Charles-Quint, et se procurer des perts et des mouillages d’un abri assuré, Henri Il résolut de s'emparer de la Corse , île admirablement située pour servir aux Français de place d'armes et d’entrepôt de toute espèce. Un Corse né à Bastelica , élevé en Italie chez les Médicis, devenu un capitaine renommé , Sampiero d'Ornano (1) fut l'ame de V’entreprise. Entré au ser- vice de France en 1540 , il était arrivé au grade de maréchal-de-camp par sa belle conduite militaire. Au siége de Perpignan, le Dauphin qui fut roi depuis sous le nom de Henri Il, témoin des effets de sa rare valeur, et saisi d'un noble enthousiasme , Ôta la chaine d’or avec tous ses ordres qu’il avait au cou, et en décora l’illustre insulaire. Il voulut qu’il jouit du privilège de porter les fleurs de-lis dans ses armes, après lui en avoir vu soutenir si glorieusement les intérêts. On ne pouvait témoigner avec plus d'éclat une admiration sans burnes. Un auteur dit à ce sujet que Sampiero valait plus de dix mille hommes (2). Le président De Thou l'appelle ver bello impiger , et animo inviclus. (4) Il ajouta à son nom celui d’Ornano , parce qu'il avait épousé Vannina de la maison d'Ornano, l’une des plus distinguées el des plus riches du pays. (2) V. Hist. de De Thou, lib. 41, cap. 51. V. aussi Fourquevaux, et les Corses francais, par Lhermite de Soulier. 32 SUR L’HISTOIRE EX LES MOEURS Sampiero élail Pennemi juré des Lyrans de sa patrie; il n’aspirait, depuis long-temps, qu'après le jour où il pourrait Faffranchir de ce joug ignomi- pieux , et laver daus le sang des Génois les outrages dont ils n'avaient cessé d’abreuver son pays. Il suivit en Corse le maréchal de Thermes à qui fut confié le commandement supérieur de l'armée. A la voix de Sampiero , les populations de l’inté- rieur et les cités reconnurent partout l'autorité du Roi de France. Cet intrépide guerrier se signala par les hauts-faits les plus brillants. Sa gloire éelipsait celle de tous les autres officiers. Le général en chef lui-même n’exerçait guére , en présence de son subalterne, que l'influence attachée à son grade. Il ne put pardonner à Sampiero son immense popula- cité; il lui voua une haine funeste ; il persuada à Henri Il que Sampiero ne combattait que pour son propre compte, et que Pintérêt de la monarchie le touchait moins que la petite royauté dont il pour- suivait le séduisant fantôme. à travers tant de périls el de vicissiludes. De Thermes ne comprenait pas la grande ame de Sampiero. Le héros corse désirait voir sa patrie non seulement heureuse , mais suffisamment glorieuse. Comment accepter dès-lors la domination génoise ? Il savait, d’ailleurs, que la Corse ne pouvait être in- dépendante, que sa situation géographique, la fai- blesse de ses ressources et de sa population la con- damnaient nécessairement à relever d’un autre Etat. De tout (temps la Corse avait admis comme une né- cessité politique le protectorat ou la souveraineté DE LA CORSE. 33 d'une puissance étrangère ; elle n'exigeait qu'une condition trop souvent violée : lé maintien de ses coutumes , et le respect de sa liberté. De là , ces éter- nelles luttes qui remplirent son histoire de tant de malheurs et de prodiges. Passant de maître en maitre, toujours écrasée, jamais vaincue, son sang coula tant qu'elle eut du sang. Lorsque ses oppresseurs posaient enfin le pied sur elle, ils ne foulaient qu’un cadavre. Combien de fois elle a bondi du fond de sa tombe. pour y entrainer ses tyrans ! Au moment où la vieille Europe gisait avilie sous des fers qu’elle ne sentait même plus , c'est de cette île , de ce point au milieu des mers, que s’élanca vers le Dieu qui fit l’homme libre , le premier cri de liberté. Sampiero , rappelé en France , n’eut pas de peire à se justifier , et son retour dans l’île fut accueilli avec les démonstrations d’une indicible joie. Mais depuis son départ, le général de Thermes, homme sans énergie el sans connaissance du pays , avait marché de faute en faute ; il s'était laissé enlever , luve après l’autre , toutes ses positions, et il apprenait à ses soldats plutôt à fuir qu'à combattre. L'arrivée de Sampiero réveilla tous les courages et assura le triom- phe de la France, En vainles Génois, partout repoussés, envoient-jls pour occuper les ports de Pile, André Doria, le plus grand homme de mer de cette époque. La victoire, qui n'aime pas les vieillards, parut tou- jours l'abandonner. Le vieux marin resta au-dessous de sa renommée et de l'attente commune. Le magnanime Sampiero se vengea noblement des soupçons injurieux que le général de Thermes avait f , 34 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS élevés contre lui; grâce à ses constants el généreux efforts , la Corse fut, en 1557, incorporée au royaume de Henri IT. Ainsi , dès ce temps , la France trouvait dans l’île de vives sympathies. Tranquille sous l'abri du trône , forte de ce puis- sant appui , la Corse salua cet événement comme l’ère de sa délivrance. Mais ce n'était là qu'un leurre , qu’une triste déception (1) : « Le roi. dit Sismondi, ne se fit pas scrupule de rendre à leurs anciens maîtres , les Corses qu’il avait poussés lui-même à la révolte. » Le traité de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559), entre le roi d’Espagne et Henri IL. livra ce peuple à ses ennemis , et le sacrifia à une orgueilleuse et infidèle république. Henri IT, dans son égoïsme diplomatique , oublia le dévouement dont la masse des insulaires avait fait preuve en sa faveur , et les flots de sang versés par des milliers de braves Le cabinet espagnol craignit que cette possession ne rendit la France maîtresse de la Méditerranée , il voulut la conserver à Gênes, son alliée ; cette répu- blique faible ne pouvant exciter la jalousie d'aucune puissance , devait tenir la Corse dans une sorte de nullité ou de neutralité nécessaire. Ce traité plongea l’île dans la consternation , et il fut reçu par le cri Salva la fede, piutostoil Turco (sauf la foi, plutôt le Turc), énergique expression de la haine des Corses contre les Génois. Les agents deSt.-Georges reprirent possession du pays, et, pour remplir le trésor de la compagnie appauvrie par la guerre , ils commi- (1) Filon, hist. de l'Europe au XVE°. siècle, t. 1, p. 338. DE LA CORSE. 35 rent des exactions odieuses. Ils confisquaient les biens de tous les chefs qui avaient suivi le parti français , d’autres fois ils les attiraient insidieusement à Bastia pour les livrer ensuite au bourreau. Bientôt on cessa de répondre à leur appel homicide , et ceux qui crai- gnaient d’être inscrits sur ces Lablettes mortuaires , s'expatriaient ou se réfugiaient dans les forêts et sur la cime des montagnes. Proscrit d’une patrie qui lui était chère, Sampiero passa en France, cherchant partout des vengeurs el des secours. Il se rendit jusqu'à Alger et Conslan- tinople. Mais aucune puissance ne fit rien en faveur des opprimés ; aucune d'elles n’eut des entrailles pour ces insulaires Enfin, Sampiero ne compta plus que sur son éner- gie personnelle , et sur le courage éprouvé de ses compatriotes. Il résolut de se rendre en Corse pour obtenir là les moyens de délivrance qu'il désespérait de trouver ailleurs. Lorsqu'il allait accomplir cette belle mission , un infâme complot se tramait au sein de sa famille. Les Génois savaient combien Vannina, épouse de Sampiero , tenait à l’ancien éclat de sa maison qui avait possédé de vastes domaines. Fallait-il que ses enfants fussent réduits par les erreurs de leur père , À trainer sans cesse une vie errante et misérable ? Leur mère qui comptait de si illustres aïeux , devait- elle partager le sort aventureux d’un obscur mon- tagnard de Bastelica ? On promit de lui restituer tous ses biens, de l’entourer de tous les honneurs dus à sa haute naissance , si elle voulait venir à Gênes 36 SUR L' HISTOIRE ET LES MOEURS avec ses enfants. Les Génois espéraient, une fois maîtres de sa femme et de ses fils. amener à compo- sition leur redoutable adversaire. Sampiero était à Alger . lorsqu'il apprit vaguement les intelligences secrètes que la république iigurienne entretenait avec sa femme. Pour éclaircir ce mystère, il envoie en toute hâte à Marseille où Vannina ha- bitait, l’un de ses amis les plus dévoués, Antoine de St.-Florent. Vannina n'avait pu résister à lappât des bril- lantes promesses dont nous avons parlé. Elle était partie pour Gênes avec le plus jeune de ses fils. Maïs Antoine de St.-Fiorent court à la poursuite de la fu- gitive , la rejoint en vue d'Antibes. et la ramène par terre à Aix, pour attendre les ordres de son mari. Sampiero ne {arde pas à arriver. Son ami} aborde d’un air inquiet et abattu, et lui raconte la fatale nou- velle. Sampiero en proie à une immense douleur , va frapper à la porte de Vannina ; il est introduit ; eou- vert de sa terrible armure de guerrier, il apparaît à sa femme tremblante . qui, par un mouvement involon- taire d’effroi , essaie de se lever du fauteuil où elle était assise ; Sampiero l’arrête aussitôt. et lui dit d'une voix frémissante de colère: Tu vas mourir ! Puis illa conduit à Marseille , où ils arrivent sans avoir proféré une seule parole. Alors, Sampiero rompt ce lugubre silence: Quoi! s’écrie-t-il ,tu as voulu , mal heureuse , vendre lPhonneur de Bastelica , faire servir les fils de Sampis ro de marchepied aux oppresseurs de leur patrie! et tu as espéré que je souscrirais à l'ep- probre que tu cherchais à imprimer sur mon nom! DE LA CORSE. 37 Grand Dieu , faut-il que je trouve des traîtres jusque dans les miens ! ah! si je te pardonnais, je serais ton complice. » Vannina avoue son crime et demande la mort. Sam- piero se sentait ému ; sa main qui tenait un pistolet était prête à le laisser tomber , lorsque ses yeux s'arrêtent sur l’écharpe qui attachait la robe de Van- nina et lui servait de ceinture; elle était blanche et rouge . couleurs abhorrées des drapeaux génois. À cette vie , le front du corse devint plus cour- roucé et plus livide . il voulut parler . maïs sa voix ne sortit que rauque et comme un rugissement . el arrachant ces insignes maudites, il lance autonr du cou de sa femme lPécharpe de soie , et avec ses deux mains il la serre; on n’entendit pas nn cri. pas un gémissement ; Vannina était déjà morte de chagrin el d'horreur. Il n’y avait eu pourtant dans sa con- duite qu’une faiblesse d’épouse et de mère; ne croyant plus possible la lutte contre Gênes. elle voulait obtenir l’amuistie pour son mari, et de l'emploi pour ses deux fils. De Thou raconte autre- ment que nous les circonstances de sa mort : « Comme Sampiero, dit-il, voulait faire venir des esclaves tures pour le supplice de Vannina, celle-ci ne Île pria pas de lui accorder la vie . elle le conjura seule- ment de rendre son ame à Dieu , non entre les mains de vils esclaves, mais dans celles de l'homme qu’elle n'avait choisi pour son mari qu'à cause de sa valeur et de son courage. Sampiero demande alors bnm- blement pardon à sa dame (c’est ainsi qu'il appelait {toujours sa femme): puis ôtant son chapeau , il lui 38 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS mit un mouchoir autour du cou et l’étrangla. » De Thou ne parie pas de lécharpe génoise dont la vue exaspéra Sampiero et le rendit inexorable. Au reste, il est difficile de savoir parfaitement la vérité sur ce dernier entrelien . puisque personne n’en fut témoin. Loin de prendre la fuite pour se soustraire aux poursuites de la justice , Sampiero , après ce tragique sacrifice , ne craignil point de se montrer à la cour de France où il fut accueilli par des murmures. Il ne descendit pas à des explications indignes de son rang ; il se borna à découvrir sa poitrine, el fit voir les cicatrices des blessures qu’il avail reçues au service de la France. La fierté de son attitude prouva bien qu'il n’admettait d’autres juges entre sa femme et lui, que sa conscience et son pays. On n'osa pas instruire contre Sampiero. Certes, nul ne saurait applaudir à l’acte de dictature féroce qu'il exerça sur Vannina. Il abusa cruellement de l'autorité maritale ; une éclatante répudiation l’eût suffisammer:t vengé. Mais il fallait que sa haine contre les Génois fût bien implacable, puisqu'il immola sa femme par cela seul qu’elle avait voulu traiter avec eux. La patrie élait son Dieu ; il eût tout sacrifié à sa défense. Gênes devait être contente, elle avait mis un souvenir poignant dans la viede son plus irréconciliable ennemi. J'ai dil plus haut que Sampiero. quoiqu'il n'eût reçu ni subsides ni secours , ne renonçail pas à enlever la Corse aux Génois. Le 12 juin 1564, l’audacieux guerrier débarqua dans l'ile avec quelques hommes de cœur. La nouvelle de son arrivée se répand comme un éclair, et produit la plus vive sensation. DE LA CORSE. 39 Sa petite armée grossit peu à peu ; d'abord, Sampiero réssemble plutôt à un prince qui visite ses Elats , qu'à un général qui entreprend la conquête d’une province. Mais on accourt bientêl en foule sous sa bannière. Il organise des milices nationales ; il s’at- tache surtout à rétablir la paix entre les familles divisées, à conclure des trèves entre les partis , à embraser loutes les ames d’un ardent patriotisme. Sa tactique est toute dans la rapidité des mouvements; il semble se multiplier et faire naître , pour ainsi dire, des soldats sous ses pas; il faudrait des vo- lumes pour relater les nombreuses phases de cette lutte de tous les jours, de tous les instants, de ce duel inégx entre la république de Gênes , ayant pour second le roi de toutes les Espagnes, et Sam- piero livré à ses propres ressources , dans un pays tant de fois ravagé. Toujours le premier à combattre et le dernier à la retraite, cet homme de fer, vêtu, nourri comme le plus humble de ses compaguons d'armes, était un objet d’admiration universelle. Que d'obstacles il avait à briser! Mal secondé par ses lieutenants, quelquefois délaissé par eux . il eût entièrement détruit les Génois, si les rivalités des chefs, si la trahison n’eussent paralysé les prévisions de son génie el arrêté les coups de sa main. Sampiero, sous ce rapport, pouvait s’écrier comme Agésilas dans une circonstance analogue : O mes compatriotes , vos plus grands ennemis ne sont pas les Barbares! L'histoire si intéressante de la Guerre de l’indépen - dance, par M. Arrighi , n’atteste que trop cette vé- rité. Mais il faut reconnaître qu’à part les jalousies 3 4o SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS et les dissentiments déplorables qui éclataient entre les chefs , le peuple se montra très-uni et très-dévoué à la cause de Sampiero ; les habitants de l'ile qui se livraient des combats perpétuels , lorsque la jus- tice génoise était le plus sévère et qu’ils avaient, sans cesse sous les yeux, l'exemple des peines les plus terribles, vivaient en une telle harmonie , bien que libres et sans frein, depuis le commen- cement de la guerre, que celui qui aurait ignoré leur passé , n’eûl pu croire que des haines particulières eussent jamais divisé ces hommes (1). Quant aux commissaires de la république , ils avaient recours à des moyens abominables pour as- servir le pays. Ils agissaient bien plus en chefs de pirates qu’en généraux de troupes disciplinées.Etienne Doria incendia , dit Filippini, jusqu'à 123 villages ; il ne marchait plus qu’à la lueur des toits em- brasés ; il tranchait de l'Attila. Le Vandale avait dit : Partout où passe mon cheval, l'herbe ne reverdit plus. Le général Ligurien pouvait tenir le même langage ; ce qui mit le comble à son horrible joie, c’est l’in- cendie de Bastelica , lieu natal de Sampiero, foyer de la nationalité corse, quartier-général des milices indigènes. Mais il était plus facile de brüler les villages que d’en subjuguer les habitants. Les Génois s'aperçurent que jamais ils ne pourraient venir à bout des insu- laires , tant qu'ils ne les auraient pas privés de leur (1) Filippini, lib. 7. Cet auteur, coutemporain de Sampiero , montre une exactitude remarquable dans lous les faits dont il a été témoin et qui se sont accomplis dans les temps où il a vécu. DE LA CORSE. 41 invincible chef. Le successeur d'Etienne Doria dé- barqua donc dans l'ile avec une bonne escorte de sicaires et d’assassins. Souvent la république avait tenté de se défaire de Sampiero par le fer ou par le poison , mais on n'avait pu encore arriver jusqu’à lui. Il faut le dire , et ce sera un éternel honneur pour les Corses, jamais, dans le cours de leurs longues el sanglantes guerres contre les Génois , ils ne cherchérent à assassiner un agent quelconque de leurs ennemis. Vittolo, d’exécrable mémoire, Vittolo, que son maitre Sampiero traitait comme un fils, fut le mi- sérable qui accepta la mission de Jui arracher la vie. Le 17 janvier 1567, lorsque, dans le village de Cauro , Sampiero jetait l’épouvante et la mort dans les rangs ennemis, Viltolo lui tire un coup de fusil. Frappé par derrière de la main de ce traître , son domestique , il tombe et expire. Le cadavre ensanglanté du héros est bientôt entre les mains de ces lâches Génois qui avaient armé le bras de l'assassin. Ils en séparent barbarement la tête , la mettent au haut d’une pique, et la portent en triomphe à Ajaccio au commissaire de la répu- blique, qui fait sonner toutes les cloches, jette de l'argent à la populace, et se livre à tous les trans- ports de joie d’un Cannibale. Telle fut la fin de Sampiero que Casoni (1), historien génois, appelle le plus grand guerrier que l'Italie ail possédé de son temps. Merello en parle aussi avec de brillants éloges. (1) Casoni, lib. 7, p. 294. — L'abbé de Germenes, Hist, des 42 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEURS La masse des insulaires voyait en Sampiero le re- présentant armé de la nationalité ; c'était plus à leurs yeux qu’un simple individu , e’était le pays per- sonnifié , le symbole de la grande figure de la patrie au XV. siècle. Dans cette guerre dite de lindépen- dance (événement le plus remarquable des annales corses jusqu'à l'insurrection de 1729), l'ambi- tion de Sampiero fut d’abattre la puissance génoise. Sans le secours de l'Espagne, sans l'assistance sur- tout qu'ils cherchèrent dans un crime odieux , les Génois eussent été infailliblement vaincus par la terrible épée du chef insulaire. Libérateur du pays. Sampiero aurait ensuite donné des lois et des in- stitutions adaptées aux mœurs des habitants ; car avant toute liberté, toute forme de gouvernement , toute organisation sociale et politique , avant tont pouvoir , avant toute chose : le salut de la nation. On peut dire qu'après Paoli, dont il va bientôt être question , Sampiero est celui qui a le mieux deviné et connu les Corses, et a laissé les plus glorieux souvenirs. Ce qu'on aime surtout en lui, c’est qu'il est tout corse, lout en ses actes respire l'amour de son pays ; ce sentiment est la lumière de son esprit, le secret de sa constance, de son infatigable activité. I eut un fils et un petit-fils, Alphonse et Jean-Bap- tiste, qui furent maréchaux de France Accablé par une affreuse maladie et prêt à se soumettre à une opération très-dangereuse , Alphonse , qui avait rendu révol. de Corse , tome 1%., p. 187. — Jacohi, lom. 1%., p. 405. Arrighi, Guerre de l'indépendance. DÉ LA CORSE. 43 des services signalés à Henri IV, vint lui faire ses derniers adieux ; là, il donne encore à sou roi des avis importants; il l'exhorte surtout à changer son conseil et à se méfier du duc d'Epernon. Henri IV ne résiste plus, ilse lève, il embrasse Alphonse, le serre contre son sein. l’appelle son ami. Alphonse en est ému, la parole expire sur ses lèvres ; les pleurs de l’un et de l’autre s'entremêlent ; ils se séparent, s’embrassent de nouveau ; el, ne pouvant plus supporter une scène si tendre et si pathétique , ils s’enfuient , l’un dans son cabinet pour épancher sa douleur , et l’autre pour courir dans les bras de la mort. Une autre fois Henri IV demandait à Alphonse, qui avait été gouverneur de la Guyenne, ce qu’on pensait de lui d2ns eette province : « Sire, répondit Alphonce, votre peuple se plaint publiquement des nouvelles charges dont on Pa accablé ; il ne vous aime pas et il n'en peut plus, je crains fort son désespoir el une révolte.» Le mo- parque remercia vivement Alphonse, et le tenant par la main, dit en présence de toute la cour : « Depuis mon avénement à la couronne, je n’ai trouvé dans Île royaume ni prince ni particulier qui wait parlé aussi franchement qu’Alphonse. » CHAPITRE IV. Administration génoise, — Insurrection de 1729. Toujours est restée chère aux habitants la mémoire de Sampiero , ce Viriate de leurs montagnes (1). Le (4) Viriate, né simple berger , chercha à délivrer la Lusitanie du 44 SUR L' HISTOIRE ET LES MOEURS nom, au contraire, de Vittolo, son assassin, est chargé de Popprobre universel. Depuis lors, tous les traitres sont appelés en Corse, Vatoli. Les éclats de Joie sauvage que fit entendre la république à la mort du guerrier de Bastelica , la vengeance posthume dont elle poursuivit ses restes mutilés , les lambeaux de son cadavre apportés au gouverneur , tous ces traits hideux et caractéristiques couronnent digne- ment le tableau des atrocités génoises , et indiquent assez la terreur profonde qu'avait inspirée cet intré- pide et indomptable insulaire. Proclamé , dans une diète nombreuse, général des insurgés , Alphonse d'Ornano , son fils , qui fut plus tard maréchal de France, soutint la lutte avec des alternatives de succès el de revers jusqu’en 1569 (1). Mais la Corse allait devenirle tombeau de la Ligurie ; toutes les ressources de la république étaient épuisées par cette guerre désastreuse ; Gênes la superbe , qui savait être la plus humble de toutes les nations, lorsque sa politique le commandait , proposa alors une paix avantageuse et honorable. Les Corses furent rétablis dans presque tous leurs priviléges. On leur permit d’élire deux représentants ou orateurs, nommés lun en-decà, l’autre au-delà des monts, chargés de réclamer du sénat génois toutes les me- sures qu'ils croyaient propres à assurer la prospérité de l'ile. On restitua aux provinces ultramontaines joug des Romains. Désespérant de le vaincre, Cépion le fil assas- siner, (1) V. le poème de Biagino Leca, relatif à cette guerre. DE LA CORSE. 45 leur conseil des Six, et à la terre de commune son ancien conseil des Douze. La Corse, depuis si long-temps agitée, la Corse, qui a porté dans son sein plus de tempêtes qu’elle n’en voit gronder sur ses rivages , aspirait vivement au repos; elle accepta le traité, et ne songea qu’à jouir des bienfaits de ce nouvel état de choses. Mais exposées à être la proie des Corsaires algériens, de ces terribles hôtes que la mer vomissait toujours sur les côtes comme des animaux malfaisants , les po- pulations durent, pour échapper à leurs poursuites, se retirer sur les montagnes, et laisser sans culture les terres les plus fertiles. Il en résulta un rapide appauvrissement de l'ile, qui devint presque déserte et perdit tout esprit national. D'un autre côté , la république ne tarda pas à profiter du funeste assoupissement dans lequel était tombé le pays, pour éluder le traité, et réduire les insulaires à un complet ilotisme ; elle s’arrogea sur eux droit de vie et de mort, et ne garda plus aucun frein. Rien n’est impitoyable comme les gou- vernements faibles , et les gens qu’on à fait trembler ne pardonnent pas. Nous allons entrer dans le XVI. siècle qui fut pour la Corse le siècle de fer. — Dès 1561, Gênes avait ressaisi la puissance qu’exerçait dans l’ile l'office de St.-Georges. Pour donner à celie dépossession un faux air de patriotisme , la république prétendait que les troubles dont la Corse était souvent le théâtre, avaient leur cause dans la faiblesse du gouvernement de la compagnie; mais elle était mue par un sentiment 46 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS personnel «le cupidité ; elle voulait entrer en partage des gains réservés auparavant à un petit nombre de familles. Elle justifia bien cette vérité . que la plus atroce de toutes les {yrannies, est la domination d’une république de marchands. Frappés d'une sorte d'incapacité civile et politique, les Corses furent exclus de tous les emplois. Les Gé- nois régnèrent seuls, élendirent sur les personnes et sur les chosesleur main oppressive ; ainsi, les Corses élaient en possession immémoriale de faire eux- mêmes le sel nécessaire à leur consommation ; l'étang de Diane, où il s'en forme naturellement par la seule aclion du soleil , fut mis en ferme réglée; Gênes s’em- para de ce monopole ; elle établit une gabelle où les habitants devaient, sous peine de mort , aller prendre leur sel au taux fixé On exigeait d'eux qu'ils en- voyassent leurs produits dans les ports de Gênes où ils étaient forcés de les vendre à vil prix. Dans une famine on enleva tous leurs blés pour les conduire dans la capitale de la Ligurie , espèce de pillage lé- gal qui livra les insulaires à toutes les angoisses de la faim. Les gouverneurs génois disaient : les Corses n’ont droit qu'à une corde et une potence (11. » Le gouverneur envoyé en dernier lieu pour deux ans dans le pays, y arrivait armé d’une autorité su- prême , illimitée Il réunissait en lui tous les pouvoirs civils et militaires. Les appels des jugements rendus (1) Conculrano ogni umanc e äivino rispetto, perche aveano l’omnipotenza terribil flagello che alla massima parte degli uomini inclinata allerrore ed al male, giammai si deve affidare { Gre- gori, Entrod. all'Istoria di Filippini). DE LA CORSE 47 par les magistrats de l’île . étaient portés devant lui ou devant les deux vicaires qui le remplaçaient. II évoquait au gré de son désir , les procès pendants aux tribunaux inférieurs. Les fonctionnaires gérois appartenaient presque tous à la classe la plus pauvre de la noblesse Ils n'avaient d'autre propriété que leur part au soleil , et d’autres moyens d'existence que les emplois qu'ils oblenaient. Les juges subalternes étaient ignorants autant que misérables. On les eût pris pour une troupe chargée de piller un Etat conquis par la force des armes ; leu: maxime était que pour bien régir le pays , il fallait vider ia bourse des habitants (che a ben reggere à Corsi bisognava castrargli nella borsa). Un auteur à appelé leur administration : Un gouver- nement de loups. Le greffe de la juridiction pérale fut transformé par eux en,un véritable comptoir. L'or rachetail tous les crimes , et on acquérait à prix d’argent le droit de tuer son ennemi. Les meurtriers savaient ce qu’il fallait placer sur un des plateaux de la balance pour avoir l'impunité. Si quelquefois on voyait commencer un simulacre d'instruction, c'était uniquement dans le but de donner aux coupables ou à leurs patrons le temps, nécessaire d'apporter le prix honteux de la forfaiture. Quand un meurtre avait eu lieu , les parents de la victime envoyaient leur plainte, ceux de Passassin accouraient pour empêcher l’action de la justice. Les plus offrants triomphaient, Qui majora dabit mu- CP 4 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS nera, victor erit (1). Si, retenus par un reste de pu- deur , les magistrats n'osaient pas relâcher aussitôt les accusés, du moins la sentence demeurait-elle sans exéculion. Le gouverneur pouvait en suspendre les effets , abréger la durée de la peine , la commuer en une amende au profit du trésor , ou y substituer le bannissement hors de l'ile. Cet exil temporaire entrait dans les vues du sénat ligurien , en ce qu'il recrutait sa flotte et son armée de tous ces repris de justice ; de sorte que les parents de la victime ne rece- vaient par cette peine dérisoire qu’un oulrage de plus. Le gouverneur jugeait sans forme de procès , ex in- format conscienciä. W vendait des saufs-conduits au moyen desquels les condamnés parcouraient librement le pays, el venaient négocier leur absolution à Bastia. Il n’était pas rare de voir jusqu’à 4,000 personnes punies des galères dans les deux années que durait le pouvoir du gouverneur, et de les voir toutes ab- soudre à la fin, ce qui produisait une double récolte. Chaque condamnation valait dix écus au fisc , et Von en exigeait cent, plus où moins, pour chaque acquitte- ment. Le quart de ces sommes revenait de droit au gouverneur. Les meurtriers élaient-ils pauvres, le juge se hâtait de faire preuve d’incorruptibilité et de les condamner. Mais ils ne iardaient pas à recouvrer leur liberté et à être incorporés dans les troupes de la république. Le recueil des lois, contenant les statuts (4) Giuslificazione della rivoluzione di Corsica, par Salvini. —- Botla, fstoria d'Ital. , . 8. p. 176. DE LA CORSE. 49 civils et criminels de lile de Corse, ne fut promulgué, selon plusieurs auteurs, qu'en 1451; on le revisa en 1571. Les statuts civils régirent la Corse jusqu’à la publication des lois de la république française. A chaque page des statuts criminels , bien plus dé- fectueux que les statuts civils, on lisait : « Ed ogni altra pena arbitraria al governatore. » Le gouverneur avait le droit de juger manu regiä (en se conformant ou non aux prescriptions de la loi), les voleurs, les faussaires, les assassins et les faux témoins (1). On ne s’explique pas d'abord comment Gênes pou- vail agir ainsi envers la Corse ; il semble que si elle eût flatté l’ambition et la vanité des notables du pays, inscrit leurs noms sur le Livre d’or , adopté un système opposé à celui qui lui réussis sait si mal el qu'elle mavait pas la possibilité de faire prévaloir, elle se füt attaché les habitants et eût mieux affermi sa domination. On se demande comment les Génois ne virent pas que la Corse avait soif surtout de justice et de liberté, et que leur principe favori d’arbitraire, d’intrigue et de vénalité, n’était propre qu’à ruinér ce pays. On aurait tort de leur adresser le reproche d’imprévoyance. Leur conduite fut le résultat d’une politique cruelle , mais bien eal- culée. La république comprit que si Ja Corse était sagement administrée , cette île , située au centre de la Méditerranée, presqu’à l'entrée du golfe de Gênes, deviendrait une dangereuse rivale , et qu'ayant plus de ressources que la métropole , elle ne voudrait pas (1) Tom. 1%,., p. 86, 1. 2, p. 139 et 145 des statuts. 50 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS de Ja domination génoise. La Ligurie, pays natu- rellement pauvre , était plutôt faite pour être tribu- taire de la Corse , que pour lui donner des lois. Aussi, tous les gouverneurs étaient envoyés dans l'ile avec wnission de ne rien épargner pour resserrer les popu- lations, avilir les produits indigènes, précipiter les habitants les uns sur les autres,, prendre part à la lutte entre les familles ennemies . soutenir les faibles contre les forts , pour les abaisser lous et éterniser les discordes. Les Corses avaient besoin d’être policés , et on les écrasail ; il fallait les adoucir , et on les rendait en- core plus farouches. Une haine atroce ei indestruc- lible s’invétéra entr'eux et leurs maîtres, el fut une seconde nature Les gouverneurs inoculèrent à la longue le mépris des lois, en décorant de ce nom leurs plus insolents caprices. Ne pouvant compter sur l'appui des magistrats, les babitants se replièrent sur l'énergie native de leur caractère. Les représailles succédèrent aux représailles , le sang appela Île sang sur celte terre devenue un horrible théâtre de meurtres ei de pillages. Que lon se figure le prin- cipe de la vengeance proclamé partout comme un droit , prêché comme un devoir, enseigné comme une nécessité, comme une règle de conduite. comme un point d'honneur , et l’on se fera une idée de la profondeur de labime où était tombée la Corse, nation brave et généreuse, changée en un peuple à stylets !.. En 1714, il fut constaté que 28,000 meurtres avaient été commis dans les 32 années pré- cédentes ! Quelle statistique ! Elle était en partie le DE LA CORSE. 51 fruit de l'administration satanique des Génois et de l'absence de toute justice. I serait injuste d'imputer aux Génois tous les désordres qui , durant tant de siècles , ont troublé la tranquillité publique . et enfanté tant de guerres in- testines ; car, je l'ai déjà dit. au moment où ils s’emparèrent de Pile, elle était soumise au pouvoir souvent faible, quelquefois cruel ou rapace, rare- ment bienveillant de feudataires ne connaissant d'autres lois que celles de la féodalité . n'obéissant qu'à des coutumes d’origine barbare et romaine , communes à foules les nations de l'Italie. Puis , les gouverneurs génois se laissaient sans doute séduire par les offres des amis ou des protecteurs do cou- pable ; mais ils faisaient aussi fléchir le principe de la vindicte publique . soit parce qu’ils étaient retenus par la rigueur alors excessive, des peines corporelles , soit par la répugnance qu'ils éprou- vaient à frapper des hommes aceusés de délits plus déplorables qu’odieux. Il est vrai encore que leur puissance écrite, si grande en apparence. était faible en réalité. La force publique dont ils pouvaient dis poser, presque nulle et point nationale, ne leur permit pas toujours de réprimer les crimes et les vengeances. Mais ce qu'on leur reprochera éternellement , c’est d’avoir donné eux-mêmes l'exemple de la plus haute immoralité, en attisant souvent les discordes et en protégeant les assassins. Travaillés par le double fléau de la misère et des dissensions domestiques, les Corses, depuis le traité de 1569 jusqu’en 1714. portèrent en silence la croix 52 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS de leur infortune. Enfin , la magistrature des Douze et des Six dont le fantôme subsistait encore , parut alors se réveiller. Elle adressa de vives remontrances au sénat, et demanda que l’on interdit l'usage des armes à feu. Les permis étaient une source précieuse de gains, une mine féconde pour le fise ligurien ; afin de compenser cette perte, les Corses se soumirent à une nouvelle taxe de 12 sous par feu. La prohibition des armes eut lieu; mais la mesure fut mal exécutée, et devint plus” nuisible qu'utile. Quelques années après, en 1724 , les Génois accor- dèrent une amnistie générale à tous les contumaces présents et fugilifs. Celle remise en masse de toutes les peines, espèce de jubilé civil, ralluma les haines, et fut le signal des plus sanglantes hostilités. On com- mença à se plaindre ouvertement, des ligues se for- mèrent peur secouer le joug de la république. Dans une société mal faite , où tout le pôids est en haut, où il n’y a rien à la base, la rébellion se trouve toujours à côté de la servitude, comme son correctif nécessaire ; l’on peut dire qu’elle fait partie, en quelque sorte , de la constitution de l'Etat. Les griefs étaient profonds, la mesure était com- blée. Cette malheureuse nation, que ses oppresseurs croyaient avoir dépouillée de son énergie et de ses richesses, de ses vertus et de sa liberté, sortit tout- à-coup de sa léthargie, et brisa ses chaines avec éclat en 1720, insurreclion mémorable , lutte héroïque qu'un historien (Botta) appelle l'Uiade de la Corse. On va voir de quelle étincelle partit ce vaste incendie, qui dura jusqu'à la cession définitive de Pile à la France. DE LA CORSE. 95 Un officier génois s'était transporté à Bozio pour y percevoir les tailles. Le 30 octobre 1729, un pauvre vieillard, dit Carbone, se présenta pour payer la sienne. Î lui manquait un simple paolo , qui vaut à peine quelques centimes. L'employé refusa de recevoir sa contribution, s'il ne donnait la somme entière. Le paysan sort de sa maison, se répand en plaintes amères contre la dureté des exacteurs, contre l’in- justice des taxes ajoutées à la taille ; il s’élève surtout contre celle établie pour dix ans, lors de la prohibition des armes, et que l’on avait déjà payée pendant 15 ans. Ses paroles émeuvent la foule qui se presse autour de lui; l’ancien cri, vive la liberté! vive la nation! retentit de toutes parts. Le soulèvement prend comme une trainée de poudre, et devient universel; ce n’était pas une émeute de village, e’était une véritable révo- lution. Les révoltes qui naissent des questions de budget, qui viennent du ventre, sont les pires de toutes, dit Bacon. L'insurrection eut d’abord pour chef un homme du peuple, nommé Pompiliani ,; qui remplit dans les premiers jours le rôle que le pêcheur d’Amalfi joua dans la révolution de Naples. Il tomba bientôt entre les mains des Génois. Dix mille insurgés se réunirent dans la plaine de Biguglia pour choisir un autre gé- néral. André Colonna Ceccaldi, qui jouissait d’une grande réputation de bravoure et de patriotisme, vint à passer : on le pria d'accepter le commandement, et Louis Giafferri de Talasani , aussi intrépide que ferme dans ses résolutions , lui fut donné pour collègue. On adjoignit à ces deux chefs, Dominique Raffalli, digne 54 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS et savant ecclésiastiqne, comme une espèce de pré- sident de justice, destiné à modérer la violence de leurs mesures. Le chanoine Erasme Orticoni , habile politique , proposa de convoquer les membres les plus influents du clergé national pour examiner si les Corses pou vaieat, en toute sûreté de conscience. faire la guerre aux Génois. Une assemblée de théologiens tenue à Orezza, où se trouvaientles doctes et courageux abbés Aïtelli et Bernardin Casacconi, décida, en présencedes généraux et d’une députation solennelle des pères de commune, que cetle guerre était juste et sainte aux yeux du Très Haut. Casacconi soutint plus lard la légi- timité du soulèvement jusque dans les fers. Cette admi- rable soumission, ce spectacle si grand d'hommes prêts à faire le sacrifice de leur vie et n'osant faire celui de leur conscience , furent suivis d’une adhésion una- nime Les religieux se prosternèrent tous devant l'autel ; puis, se tenant par la main , ils se retournent vers les généraux, et le plus vieux des moines por- tant la parole au nom des autres: « Allez et combattez, « dit-il, vous ne demandez que justice, et les homes « la doivent aux hommes, s'ils veulent l’obtenir de « Dieu (1). » Le clergé indigène mérila bien de la patrie dans ces graves conjonctures. Les églises, les convents s’onvraient pour abriter les milices nationales La veille: des combats , après avoir béni les armes, des religieux au front sévère faisaient entendre du haut de la chaire de terribles accents contre l'oppression 1) V. la Corse en 11736, par M. de Pastloret. Or DE LA CORSE. 5 étrangére, et cherchaient à exciter dans les ames un noble enthousiasme; les uns prenaient pour lexte ces mots: Quipro patria ceciderunt, in æternum per gloriam vivere intelliguntur (mourir pour sa patrie , c'est échan- ger quelques années d’une vie obscure pour des siècles de gloire) ; les autres, ces paroles du dernier des Machabées : Qui non habet gladium | vendat tunicam suam (qui n’a pas de glaive vende sa (unique). Ils suppléaient par leurs offrandes patriotiques au dénue- ment de l’armée, et on voyait, comme au temps des Croisades, la population se lever en masse à la voix de ses prêtres. Les chefs de l’armée corse remportèrent plusieurs victoires sur les troupes génoises. Tout le pays, à l'exception des places de la côte, tomba au pouvoir des nationaux. On touchait à an complet triomphe, lorsque le pratriciat génois tendit une main suppliante vers l'empereur d'Allemagne , et lui demanda des secours. — Intéressée à protéger la Ligurie, rempart de ses états en Italie, la cour de Vienne fournit des troupes à la république. 3800 Allemands auxquels, 9 mois après, 600 autres vinrent se réunir, débar- quèrent à Bastia , le 10 août 1531. On pouvait appeler cet envoi un véritable prêt de soldats ; car il était sti- pulé que l'entretien de ces troupes serait à la charge de la république , et que le trésor impérial recevrait 100 florins de Gênes pour chaque homme qui mourrait pendant la campagne , circonstance qui faisait dire aux Corses loutes les fois qu'ils tuaient des allemands : « Autant de sacs de 100 florins perdus pour la répu- blique. » 56 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Giafferri qui était né général, défendit vaillamment le sol sacré de la patrie ; l’armée austro-ligurienne s'élevait à 20,000 combattants. Mais instruits des moindres mouvements de l'ennemi , les chefs insulaires se portent rapidement tantôt sur une colonne, tantôt sur une autre, déjouent tous les calculs stratégiques de leurs adversaires, leur dressent des embuscades , les attaquent de tous côtés, et leur font épronver des pertes énormes. Les divisions en Corse avaient alors disparu ; et les habitants, surtout ceux de Vico et de Coggia, étaient prêts à sceller de leur saug ladélivrance du pays(r). Enfin Charles VI offrit sa médiation im- périale , et les Allemands évacuèrent l'ile, en 1733. Le traité qui intervint était loin de répondre aux (1) En 1697, une colonie grecque composée d'environ 700 indi- vidus, vint se réfugier à Génes. Ces victimes dun despotisme oriental y trouvérent un accueil amical et digne de tout élogc. Le sénat génois résolut de les établir sur un point de la Corse; une convention fut passée entre les autorités de la république et les Stephanopoli, chefs des émigrés. On assigna aux colons, à titre d’emphyléose , le territoire de l’ancienne ville de Sagone ; mais on ne songea pas que les terres dont on disposait si libéralement appartenaient aux communes de Vico et de Coggia. Cependant, la colonie ne fut pas inquiétée jusqu’à l'insurrection de 1729. Ces étrangers s'armérent alors contre les insulaires, et prirent ouverte- ment parti pour les Génois.Les habitants de Vico et de Coggia, déjà irrités contr'eux à cause de leurs envahissements journaliers , les chassérent, et les contraignirent de se retirer à Ajaccio, occupé par les Génois. La colonie existe encore à Cargese, prés de cette ville ; sa population est à peu près la même qu’à son arrivée dans l’îie. Les Grecs ont conservé leur langue et leur religion. Ils se glorifient d'avoir produit un grand médecin, Jean Stephanopoli, le premier qui ait eu la prudence et le courage d'introduire la pratique de l’inoculation dins l'île de Corse. DE LA CORSE. 57 prétentions des insulaires , qui demandaient la dimi- nution des tailles , leur admission à tous les emplois, la libre fabrication du sel . et la suppression de lPimpôt que chaque famille devait payer pour la défense du port d'armes et dont on avait plus que triplé le mon- tant. Cependant, après l'avoir signé , les Génois firent arrêter audacieusement et conduire à Gênes , au mépris de la foi jurée , les chefs des Corses parmi lesquels étaient Giafferri, Ceccaldi, Raffaëlli et Aïtelli. La cour de Vienne regarda un tel procédé comme un outrage personnel, et exigea leur mise en liberté. Ceccaldi se rendit en Espagne où il mourut , avec le rang de colonel ; Raffaëlli alla à Rome y fixer sa demeure. Les Corses indignés se disaient partout : « Malgré la garantie d’un Empereur, le traité n’a pas été respecté ; les Génois ne voient toujours en nous qu'une poignée de rebelles! » L’insurrection reprit son cours. Au commencement de 1735, Giafferri qui avait en- levé Corte aux Génois, fut investi d’une sorte de dictature par ses concitoyens réunis en cette ville. Il demanda à partager le pouvoir avec Hyacirthe Paoli de Rostino , père du célèbre Pascal Paoli. Rien n'était plus doux que le commerce , plus insinuant que les discours d'Hyacinthe Paoli. Son talent de la parole , joint à sa noble figure , lui avait acquis un empire naturel sur ses compatriotes. Giafferri et loi établirent dans l’île un gouvernement aristo dé- mocratique. Par le premier article de la constitu- tion , ils placèrent la Corse sous la garde de l’Imma- culée Conception de la Vierge Marie. Trois généraux 58 SUR L'HISTOIRE ET LES MOBURS nommés primats du royaume et une junte , avaient la haute main sur les affaires. On trouve tout au long, dans Cambiagi, les vingt-deux articles de cette charte vraiment curieuse. CHAPITRE V. Le roi Théodore, — Récit de ses aventures, — Le comte de Boissieux. — Le marquis de Maillehoïs, A peine délivrés des troupes impériales el con- slitués en république , les Corses changent subite- ment leur forme de gouvernement , et étonnent l'Europe en se donnant un roi. Cette révolution fut opérée par un baron de Westphalie , Théodore de Neuhoff, né à Metz vers 1690 , destiné à passer par tous les degrés de la vie humaine. Il avait été d’abord page de la duchesse d'Orléans, qui lui pro- cura une compagnie dans le régiment de la Marck. Son goût pour les choses extraordinaires lui fit quitter le service, et le conduisit auprès de Gortz, ministre du roi de Suède. Là , il remplit plusieurs missions diplomatiques, et passa ensuite en Espagne et en France où il se lia étroitement avec Law. C'était le temps du système. Théodore acquit en peu de mois des richesses qui devaient satisfaire son ame ambi- tieuse ; mais la révolution des billets de banque , qui ruina la France et Law , entraina la chute du baron de Neuhoff. Il tenta de nouvelles aventures, pareourut les cours étrangères, el arriva, à travers mille vicissi- DE LA CORSE. 59 tudes , en 1733 , dans la ville de Gênes , où il conçut le dessein de se faire roi de Corse. Il se mit en rap- port avec plusieurs insulaires, et leur persuada que s'ils avaient à leur tête un lomine habile et accrédité, il serait facile d’abattre la tyrannie des Génois. Les Corses promirent de le reconnaitre pour souverain s’il les aidait à briser le joug de la république , et ils lui proposèrent de venir régner dans leur île. Le baron annonça qu'il allait négocier avec les prin- cipaux potentats de l'Europe , et prendre des mesures pour assurer le succès de l’entreprise Il erra long- temps de pays en pays, sans rencontrer personne qui voulüt s'intéresser à sa fortune. A la fin, 1l se rend à Tunis, et détermine le Bey à lui fournir des secours. Le 12 mars 1736, il débarqua à Aleria, sur un navire chargé de dix pièces de canon , de quatre mille fusils , de sept cents:sacs debléet de plusieurs caisses d'argent. Son costume avait quelque chose d’éblouissant : en- veloppé d’une robe orientale écarlate , doublée d’her- mine, couvert d’une vaste perruque , d'un chapeau retroussé , à larges bords avec plumet , et armé d’un sabre à moilié trainant , de deux pistolets attachés à sa ceinture , ayant dans la main une canne , qui res- semblait à un sceptre , tout dans cet étranger , d’ailleurs d'une stature élevée et d'une mâle physio- nomie , était imposant et majestueux. Visité à bord de son vaisseau , il descendit avec une suite nombreuse, et fut reçu comme un libérateur. Les secours inattendus qu'il apportait au moment où les esprits étaient découragés , parurent tom- ber du ciel; cette machine eut l'effet que les 60 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS meneurs s’en proposaient , elle agit sur la multitude. Les Corses que Théodore avait vus à Gênes, les chefs du pays prévenus de son arrivée , accoururent lui rendre hommage , et le conduisirent au château de Cervione. Il y vivait en prince. Doué d’une élo- cution facile et brillante , il accueille avec dignité et remplit d'admiration tous ceux qu’on lui présente. On ne parle que de son crédit, de ses richesses, des nou- veaux secours considérables dont il annonce la pro- chaine arrivée. Les fusils et la poudre qu'il distribue sont regardés comme des preuves de sa puissance. H se fait continuellement apporter de gros paquets _ du continent , qu’il prétend lui être adressés par des souverains d'Europe qui reconnaissent son aulorité, et lui promettent de favoriser son entreprise. On le voit souvent, un télescope à la main , comme pour découvrir s'il n’apercevail pas les secours qu'il disait attendre à tous moments. L'assemblée générale de la nation, convoquée à Alésani le 15 avril, élut unanimement roi de Corse , le baron de Neuhoff sous le nom de Théodore F*. , et le couronna dans l'église des récollets de Tavagna Ni l'or ni des pierres précieuses ne composèrent le diadème du nouveau monarque; on plaça sur sa tête une branche de laurier; et porté sur les bras des principaux du pays , il fut montré au peuple qui le sajua de ses acclamations. Au fond , les Corses ne risquaient pas beaucoup en lui accordant le titre de roi, puisqu'ils étaient (oujours les maîtres de restreindre son pouvoir, et de défaire celte royauté. Le gouvernement fut partagé en trois branches : le DE LA CORSE. 61 département de la guerre, dirigé par Giafferri, les finances par Hyacinthe Paoli, et les affaires civiles par Sébastien Costa. Le roi n’était qu’une espèce de président inamovible de la république insulaire. Cependant il voulut s’entourer d’un prestige glorieux. Il eut une cour , des secrétaires d'état , des gardes et tout l'appareil de la majesté royale. Il créa des mar- quis et des comtes , fit battre monnaie {1) , et fonda un ordre de chevalerie sous le titre d’Ordre de la délivrance , en mémoire de la liberté dont il datait l'ère du jour de son avènement au trône. Il traitait avec Gênes, en roi qui entend être pris au sérieux. Ses dépêches à la république portaient: « Théodore EF, , roi de Corse, au doge et au sénat de Gênes, salut et patience. » Gênes eut recours à l’expédient désespéré de Marius et de Sylla ; elle publia un édit pour offrir le pardon à tous les assassins et bandits, sans distinction, à la seule condition qu’ils la serviraient en Corse ; ces misé- rables étant accourus de toutes parts, on en forma douze compagnies On peut bien juger que des scé (1) Les pièces de monnaie en cuivre portaient une couronne soutenue par deux palmes avec deux iniliales T. R. (Théodore Roi) que les Génois traduisaient par les mots : futti ribelli (tous rebelles). On lisait à l’exergue : Pro bono publico Re. Co. (regni Corsicæ), et au milieu, le prix de la pièce de monnaie. Les pièces en or et en argent présentaient d’un côté les armes de Corse qui sont une tête de Maure, et de l’autre l'image de la Vierge avec cette légende : Monstra te esse malrem. Le désir de se procurer de ces pièces fut tel sur le continent, qu’on les payail de dix à trente fois leur valeur, etelles se conservent soigneuse- ment dans les cabinels des curieux. 62 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Térats de profession n'étaient guère propres à repousser les ‘efforts d'une armée de braves, qui combattaient pour la grande cause de la liberté, et qui étaïent prêts à lui sacrifier lout ce qu'ils avaient de plus précieux. Théodore, dont Gênes avait mis la tête à prix, dispersa €e ramas des bagnes, ces restes de l’échafaud, ces bandes de Vittoli, comme on les appelait dans le pays ; et il répondit aux menaces de ses ennemis par un manifeste, où il intimait l’ordre à tous lés Génois de sortir de l'ile, sous peine de mort Théodore établit dans les troupes une sévère discipline , et leur donna une organisation régulière. 11 déploya une grande activité et une bravoure à toute épreuve dans Îles combats. Ses premières entreprises militaires fürent heureuses ; il s'empara de Sartène el de Portovecchio , et resserra de très-prés les Génois dans leurs places maritimes. ’Maisles dépenses qu’entrainaient et laccomplisse- ment de ses projets, et la représentation à laquelle il était soumis, épuisérent bientôt le petit trésor qu’il avait apporté. Il n’était sur le trône de Corse que depuis environ six mois, lorsqu'il se vit presque réduit à l'indigence. Les stratagèmes qu’il mit en œuvre pour couvrir son embarras, augmentèrent la défiance publique. El n'osait pas lever des impôts ; il savait que la Corse ne avait élu , que parce qu'il s'était dit propriétaire de biens ‘patrimoniaux ‘im- menses, et en état de vivre avec l'éclat que demande le diadème. Il ne cessait d'animer le peuple par des promesses DE LA CORSE. 63 de secours ; maïs ces flottes, mais ces munitions si vivement attendues n'arrivaient pas Les chefs les plus influents se séparèrent de lui. Bien que l'immense majorité des insulaires lui restät dévouée, Théodore sentit que le nerf de la guerre lui manquait , et «wil était temps d'abandonner la Corse. 41 assemble donc à Sartène les personnes les plus considérables du pays, et leur communique son projet d'aller chercher lui- même les secours dont son royaume a besoin; il désigne un conseil de régence pour gouverner en son ab- sence. Krappé de cet excès de ‘patriotisme, le peuple l'accompagne jusqu’au rivage. Fs'embarque à la rade d’Aleria, vers la fin de décembre 1736, après s'être déguisé en abbé. Les Corses , dans une diète tenue à Corte, déclarèrent à Vunivers qu’ils conserveraient toujours une inviolable fidélité à Théodore EL. , et qu'ils étaient décidés de vivre-et de mourir ses sujets. Arrivé à Livourue, cet homme à qui le sort avait jeté ‘uhe couronne, alla successivement à Rome, à Turin, à Paris, à Amsterdam, pour chercher des secours et des moyens de délivrer la Corse. Malgré les intrigues des Génois, qui le faisaient suivre d’une nuée de calomniateurs, d'espions et de sicaires, il sut inspirer de l'intérêt, et il envoya dans l'île plusieurs navires chargés de munitions et d'effets militaires. Sur le point de succomber dans la lutte, Gênes solli- cita l'intervention de la France ; dans la crainte que, sous le nom de Théodore, une puissance rivale ne par- vint à s'établir en Corse, ou que Gênes n’aliénât une possession si précaire el si dispendieuse , Louis XV résolut d'arrêter les soulévements de l'ile, et de faire 64 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS rentrer les habitants sous la domination ligurienne , mais à condilion qu'elle serait à lavenir douce et tutélaire ; Gênes de son côté devait nous payer un subside annuel de deux millions. Peut-être avait-on déjà la pensée de rester maîtres de la Corse, de grandir les relations commerciales et les forces maritimes de la France, en lui assurant une station permanente en face de Toulon. Le comte de Boissieux , neveu du maréchal de Vil- lars, bon oflicier, mais pen entreprenant , fut envoyé en Corse avec trois mille hommes ; son armée prit terre le 5 février 1738 ; il ouvrit aussitôt des négo- ciations avec les chefs insulaires. Les Corses, dans leur désespoir , adressèrent à Louis XV un mémoire touchant, d’une éloquence mâle, fière et agreste, où ils exposaient leur misère et le despotisme génois, Il était accompagné d’un projet d’accommodement, qu'ils suppliaient le roi dera- tifier. Ils rappelaient que leur pays avait autrefois été uni à la couronne de France, et ils témoignaient le vœu de redevenir Français ; mais ils ne pouvaient soutenir Peffrayante idée de retomber sous le joug des Génois. « Plutôt que d’être à ces tyrans, disaient-ils, nous aimerions mieux nous livrer aux Turcs, si nous étions assurés qu'ils conservassent le libre exercice de notre religion. » Ce mémoire avait été rédigé par Hyacinthe Paoli, l’orateur et l'écrivain de la nation. Sur cesentrefaites, Théodore que l’on croyait errant dans le monde et dégoüté de sa royauté malheureuse, reparut sur les côtes de l'ile avec un appareil de puis- sance qui séduisit de nouveau le peuple , et fit évanouir DE LA CORSE. 65 les sentiments pacifiques qu’ilcommençait à manifester. Emprisonné à Amsterdam, ce roi fugitif avait décidé une compagnie de riches négociants de cette ville, non seulement à payer ses dettes, mais à lui fournir des sommes considérables. Il leur avait promis un port dans l'ile et des avantages commerciaux. Avec ces fonds , il arme trois vaisseaux marchands et une fré- gate. Au mois de septembre 1738, Théodore arrive avec sa petite flotte, largement pourvue de munitions de guerre et de bouche. La multitude fait retentir le rivage des cris de vive Théodore Le.! Les montagnards ne demandent qu’à combattre sous les yeux de leur roi. Mais la classe influente le recoit froidement et se tient à l’écart. Les Giafferri, les Paoli, les Orticoni, veulent attendre le résultat de leurs démarches au- près de Louis XV. Ils espéraient que la cour de Ver- saillesjetterait un regard de commisération sur le pays et le réunirait à la France. Pour amortir enthousiasme de la foule , le comte de Boissieux se prononça ouvertement contre Théo- dore qui, intimidé , ne descendit pas à terre. Il mit sur-le-champ à la voile. Son escadre fut retenue en pleine mer par les vents contraires, et repoussée jusque dans le port de Naples, où Théodore subit un nouvel emprisonnement et ne recouvra que plus tard la liberté. Malgré effervescence que le baron de Neuhoft avait produite en Corse, M. de Boissieux se flattait toujours de pacifier l'ile sans tirer l'épée ; l’arrangement défi- nilif était venu de Versailles, il le fit publier en italien, 66 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS le 19 novembre. I renfermait quelques concessions , mais il ordonnait de rendre les armes , ‘et portait la réintégration de la Corse sous la domination génoise. Les insurgés s'étaient promis de mourir jusqu'au der- nier plutôt que d'accepter encore ce joug cruel et ignominieux ; ts disaient comme un grand homme dans Ecriture : Melius ést mort in bello, quam videre mala gentis nostræ. ls en appelèrentau Dieu desarmées, et la guerre recommença avec tout le fanatisme d’une nation désespérée. Cette fois, les Corses en vinrent aux mains avec les Français qu'ils défirent à Borgo, le 13 décembre 1738, dans une affaire à laquelle ‘ils donnèrent le nom de Vépres Corses. Accablé de ce revers, le comte de Boissieux , d’une faible complexion, acheva sa carrière à Bastia, sur un lit de douleur , le 2 février 1739 ; on n’a guère fait de campagne plus malheureuse. Les Génois lui avaient conseillé un singulier expédient, pour maintenir l’île dans un état de tranquillité perpétuelle : ül consistait à envoyer Ja plupart des insulaires en Amérique, pour peupler les colonies françaises. Quoi de ‘plus violent et de plus absurde ? Aussi Jaussin, tout partisan qu'il se montre deGênes, ne peut s'empêcher de remarquer à cette occasion, «qu’il semblait par là , qu’elle aurait été contente de régner sur lesseuls rochers de la Corse, sans-sujets (1). » M. de Boissieux eut pour successeur le marquis de Maillebois , général capable de bien conduire les opé- (1) Mémoires historiques, politiques et militaires de Jaussin , pag. 481. DE LA CORSE 67 rations les plus difficiles. Il débarqua à Calvi, avec des forces considérables. Un plan d'invasion habile- ment conçu , vigoureusement exécuté , le rendit maitre de Pile dans l’espace de quelques mois ; il mettait à agir le temps que les autres emploient à dé- libérer ; et à la connaissance des hommes qu'il voulait vaincre ou persuader , il joignit celle du pays qu'il avait à conquérir. Il s’empara des trois hauteurs de Lento, Tenda et Bigorno , marcha sur Corte qu'il prit sans coup férir, se transporta à Ajaccio , et pénétra dans Zicavo , le dernier asile de la rébellion ; déjà Corbara était tombé en son pouvoir , et par suite la Balagne tout entière, car le village de Corbara peut être regardé comme la clef de cette province. Ses succès brillants, M. de Maillebois les dut autant à sa modération qu'à la force des armes (1). Les Corses élaient devenus très-dociles ; ce qui lui fit dire: « J'ai trouvé les Corses des démons , et j'en ai fait des anges. » Un des chefs corses, Murati, et Blanc Colonne de Sartène l'avaient puissamment secondé. Touché d'un si haut mérite, le roi le nomma Maréchal-de- France. M. de Vaux, qui plus tard joua un si grand rôle en Corse, servait dans l’armée de Maillebois en qualité de capitaine du régiment d'Auvergne. Le général Duchatel, par ses habiles manœuvres , avait bien contribué au succès de la campagne. Pour réparer les pertes éprouvées par l’armée française , le cabinet de Versailles fit lever dans le (4) Vincens , Hist. de Gênes, L. 11, chap. av 65 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS pays un régiment qui prit le nom de royal-corse. Les armes du marquis de Maillebois avaient dompté les montagnards ; Hyacinhe Paoli et Giaflerri se ré- fugièrent à Naples, où tous deux furent nommés colonels d'état-major. Le pays semblait pacifié ; l'insurrection fomentée au-delà des monts par Frédéric de Neuhoff, neveu de Théodore , fut entièrement apaisée ; on commençait à introduire en Corse une police qu'on n'y avait pas encore vue, lorsque la fatale guerre de 1740, pour la succession à l'empire, désola l’Europe ; le roi relira toutes ses troupes de l'île, vers la fin de 1741; le fruit de cette expédition fut ainsi perdu. Mais le personnage dont la vie se lie intime- ment à l'histoire de la Corse, rêvait toujours à son royaume insulaire. A Livourne , la souplesse de son esprit le servit heureusement. Il intéressa à sa cause royale l'amiral anglais Mathews, qui lui prêta une parlie de son escadre ; et voilà trois vaisseaux de haut-bord qui se dirigent vers la Corse. La nouvelle de Parrivée de Théodore à Pile Rousse fut accueillie avec joie par les habitants de la Balagne. Le peuple était enthousiasmé de revoir celui qu'il ne cessait d'appeler son roi. Croyant avoir retrouvé son royaume , Théodore fit promptement acte de souve- rainelé par la publication d'un manifeste. Mais le langage peu bienveillant que lui tinrent les chefs de la Balagne , le détermina à s'éloigner encore une fois. C'était la dernière ; il ne devait plus revoir les rivages d'une île où il avait exercé l'autorité suprême, et laissé des souvenirs impérissables de son audace et de son DE LA CORSE. 69 génie. On pent dire qu'il ralluma dans les Corses le feu sacré de la lib rté, qu'il réveilla leur courage qui , après tant d'années de guerres ruineuses, com- mençait à se relâcher, et les secourut lorsqu'ils étaient au ban des nalions. Son nom est resté vivant dans la mémoire des insulaires ; et les gens du peuple disent encore : Al tempu del re Tiudoru. La royauté de Théodore ne dura environ que sept mois sur les lieux. Voltaire, dans Candide, a placé le roi Théodore parmi les six rois détrônés, avec lesquels Candide et Martin soupèrent à Venise. Théodore, qui a été si diversement jugé, mourut misérable à Londres, en décembre 1756, après avoir été tiré de prison pour dettes, par les soins du célèbre Horace Walpole. Chacun, sans doute, pourra s'étonner qu’un peuple aussi sensé , aussi pénétrant que les Corses ,se fût laissé éblouir par un fantôme de royauté, au point de se rallier autour de Théodore. Mais dans les moments de détresse, les nalions, comme les naufragés, s’attachent à la première planche de salut , sans s'inquiéter d’où elle vient. Puis, en général, on juge trop des hommes el des choses par l'issue des événements. Si la fortune n'eût pas trahi les efforts du baron Westphalien , qui aflirmerait que ce roi de théâtre n’eût pas été salué du titre de Majesté par des princes du continent et peut- être aussi par le doze de Gênes ? Ses descendants auraient porté la couronne de Corse sous le nom glo- rieux de libérateurs de Ja patrie. On a souvent prétendu que Théodore était secrète- ment appuyé par quelque puissance de l'Europe. On ne saurail trouver le moindre fondement à cette con- 70 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS jecture ; et quoiqu'il paraisse bien extraordinaire de voir un simple particulier s’embarquer de son propre chef dans une entreprise de celte nature , il faut con- sidérer que Théodore était un personnage des plus singuliers, qu'ayant toujours été le jouet d’une bizarre destinée , il n'apercevait guëre les choses que comme un homme ivre, en délire, ou dans un accès de fièvre. Il n'avait d'ailleurs rien à perdre et pouvait gagner un royaume. Son projet élait d’amuser les Corses par des promesses de secours étrangers, et de les faire agir à la faveur de ces espérances. S'il eût réussi, rien ne lui eüt été plus facile que d’alléguer qu'il avait contremandé ces secours comme inutiles; et,en ce cas , il est probable qu'il eût trouvé de l'appui auprès de quelqu’une des puissances de l'Europe. Les Anglais gravèrent sur son tombeau deux vers, dont le sens est celui-ci: « Le destin lui donna un trône, et lui refusa du pain. » Voltaire a dit que Théo- ‘dore lui rappelait un marquis d'Ammi de Conventiglio qui, dans le même {emps, parcourait loutes les cours, faisait de l'or pour les princes et les seigneurs qui en avaient besoin, el élait mis en prison dans toutes les capitales de l'Europe. S'il faut en croire Boswel dans sa relation de Pile de Corse , p.68, Walpole avait l'acte par lequel Théodore donnait son royaume de Corse en hypothèque à ses créanciers. DE LA CORSE, 71 CHAPITRE VI Traité de paix entre les Corses et les Génois, — Administration du marquis de Cursay, — Exploits du général Gafori, — Son assassinat. La dernière tentative de Théodore et le départ des troupes françaises portèrent le sénat ligurien à faire aux Corses plusieurs concessions. Il n’y à pas de pire Lyrannie que celle qui paraît s’adoucir pour se rendre supportable. Les Génois eurent l'air de ré- duire les impôts, d'en supprimer quelques-uns. Ils pro- mirent de ne plus condamner sur la conscience in- formée du gouverneur (sans entendre ni témoins, ni accusés). À ce sujet, Montesquieu s’'indigna dans son livre immortel de PEsprit des lois ; et il disait : « On a vu des peuples demander des priviléges. Ici le Souverain accorde le droit de toutes les nations » Gênes déclara que désormais les Corses pourraient occuper des charges publiques. Elle savait qu'ils étaient surtoul exaspérés de cette humiliante exelu- sion. Le Corse aime les emplois, plutôt à cause de l'influence qu'ils donnent , que du lucre qu'ils procu- rent. Ils flattent beaucoup l'idée qu'ilse fait de sa valeur personnelle. Le trait le plus saillant de son caractère, est la haute opinion qu'il a de lui-même. Mais, dois je répéter , que la possession de la Corse était trop forte pour un petit élat comme Gênes? S'il eût laissé la Corse suivre sa croissance naturelle, c’eût été la Corse qui un jour eût dominé et nossédé Gênes; l’assujettie fût devenue la maîtresse. Cette crainte se- crèle faisait nécessairement des Génois les Lyrans de 5 72 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS la Corse. Aussi la république ne tarda-t-elle pas à appesantir le joug, et à rouvrir dans l'ile la vieille plaie des haines et des vengeances. On pouvait bien appliquer aux Génois ce que Galgacus disait des Romains : « Quand ils dévastent un pays , ils ap- pellent cela faire la paix. » Le despotisme recommença ses fureurs. La Corse , insurgée de nouveau, s'organisa sous trois chefs qu'elle revêtit d’un caractère national, sous le titre de protecteurs de la patrie. Le comte Dominique Rivarola, alors colonel au service du roi de Sardaigne, vint se joindre à ses braves compatriotes , et refusa avec magnanimité les propositions les plus bril- lantes que lui firent les Génois pour l'attacher à leur parti. 1] fut décidé qu’on attaquerait l'ennemi sur tous les points. Gaffori eut mission de marcher sur Corte , sa ville natale , et d'en chasser À tout prix les Génois, pour y établir le siége du gouver- nement. Digne précurseur du grand patriote de la Corse, Gaflori était médecin; mais il possédait, comme le calabrais Giovanni di Procida , toutes les qualités d'un général et d’un chef politique. Son dévouement égalait son courage, et il était doué d’une rare élo- quence. Altaquée par Gaffori , la garnison de Corte est re- foulée dans le château; en se retirant, le commandant génois parvient à s'emparer de l’enfant, encore à la nourrice , du chef insulaire ; et, possesseur d’un gage si précieux , il fait savoir au père que s’il ose assaillir le fort, sa témérité coûtera Ja vie à son fils. Gaffori ne se laisse pas abattre par ce funeste événement ; DE LA CORSE. 73 il s’avance toujours contre l’ennemi et presse le siége. Alors le commandant a la barbarie d’attacher son jeune prisonnier à la partie de la citadelle la plus exposée au feu des assaillants. À cette vue, les soldats corses s'arrêtent , baissent leurs redoutables cara- bines , et poussent un cri d'horreur ; pas un seul coup ne part ; qui voudrait risquer de donner la mort à un innocent, au fils du général? Le silence le plus douloureux règne dans le camp. Placé d’une manière si violente entre sa tendresse de père et ses devoirs de citoyen, quel parti va prendre Gaffori ? Tous les regards sont fixés sur lui. Gaffori pâlit, une sueur froide lui monte au front; mais , renouvelant le trait d’Alfonse Perez de Gusman, surnommé le Bon, au siége de Tarifa , il ordonne la charge , la fusillade recommence , et l'artillerie tonne , et la citadelle est emportlée ; l’enfant échappé par miracle et la patrie victorieuse voient aussi Lomber leurs liens. La femme du général Gaffori ne déploya pas, dans la même circonstance, moins d’intrépidité que son mari; la maison qu’elle habitait fut criblée de balles. Menacée d’être enlevée par les Génois, elle se barricade dans son domicile, y tient plusieurs jours; et comme les Corses appelés à son aide parlaient de serendre, elle fait placer un baril de poudre dans une salle basse, et , la mèche allumée, déclare qu’elle y mettra le feu si on cesse de combattre; en attendant, son mari survient et la dégage. Charles Bonaparte et sa femme habitèrent cette maison en 1768, et Napoléon fut conçu dans ces murs glorieux. La forteresse de Bastia était sur le point de se 74 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS rendre à Rivarola ; les ennemis allaient être par là définitivement expulsés de l'île, lorsqu'une escadre française arriva sur la côte , sous les ordres du mar- quis de Cursay. Ce général fit lever le siége ; mais , touché du noble caractère des insulaires. il s'intéressa à leur sort, et plaida toujours la cause de ce peuple malheureux, avec tout l'entraînement d'une ame sen- sible et généreuse. On le vit encourager les arts (1), Pagriculture , et rétablir partout l’ordre et la paix. Alarmés de l'empire qu'il prenait sur les Corses , les Génois cherchèrent à noircir sa conduite, et ils l’ac- cusèrent d’aspirer à la souveraineté de lile ; et M. de Cursay , dont l'esprit de justice et de modération lui avaient concilié tous les partis , fut révoqué de ses fonctions. Il est certain qu'il devait être en conflit perpétuel avec les commissaires de la république ; voici ce qu’il écrivait au duc de Noailles: « Le tribunal génois absout tous les coupables pour de l'argent. Un Casabianca a été tué, j'ai châtié l'assassin protégé par le gouver- neur, M. Grimaldi. » Dans un autre mémoire, il s’exprimait ainsi : « La république veut que l’on par- donne à tous les criminels: ce qui confirme les Corses (1) M. de Cursay rétablit à Bastia l’ancienne Académie des Vagabonds ; ce fut ex 1750 que cette Académie des belles-lettres tint sa première séance. M. de Cursay proposa pour prix, en 1751, une médaille d’or en faveur de celui qui répondrait le mieux à cette question: « Quelle est la vertu la plus nécessaire aux héros ? » J.-J. Rousseau composa sur celle question un discours qu’on trouve dans ses œuvres, mais il ne l’envoya pas. — Cette Académie n'eut qu'une existence momentanée, DE LA CORSE. 75 A dans l'opinion qu’elle a intérêt à ce qu’on commette beaucoup d'homicides. » A l'exemple des pirates algériens qui ravageaient les côtes de Pile, les gouverneurs n'avaient en vue que la rançon. Selon nos vieilles lois, on pouvait composer avec la famille du mort ; ici, c'était, d’aprèslesstatuts, avec le gouvernement que se faisait cette composition. Que dire d’une loi qui permettait de trafiquer du sang humain ? que penser d’un souverain qui, pour quelques pièces d'argent, livre la vie des citoyens au scélérat opulent qui veut la payer ? Les Corses avaient autorisé M. le marquis de Cursay à traiter de la paix. Ils lui donnèrent une haute marque de confiance, en lui remettant toutes les places dont ils étaient maîtres , à la seule condition de les restituer , s'ils n’agréaient pas larrangement qui leur serait proposé. Ceux qui lui succédèrentse crurent en droit. après le rejet des propositions, de manquer à une parole que M. de Cursay eût, lui, religieusement observée ; car, c’est à la fois un crime bas et de Ja plus détestable politique que d’enfreindre des traités et de vioier les promesses qu’on a faites. Les places furent donc abandonnées aux Génois, quand les Français évacuèrent l'ile, et laissèrent les habitants aux prises avec Gênes , leur éternelle ennemie. Il en résulta dans le pays un soulèvement général , dernière raison des peuples opprimés. La révolte est sans doute un funeste enseignement ; mais qui oserail dire que les résistances sont toujours criminelles? Qui prétendra qu’une nalion, après avoir supporté d'énormes ini- quités, n’a pas le droit d’en secouer le fardeau, et 76 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS qu’il n’est jamais de rébellions empreintes d’un carac- tère manifeste de justice et de moralité ? Certes, en chassant les Génois des places confiées à la loyauté de M. de Cursay, les Corses n’accomplirent qu'un acte juste et légitime. Les insulaires avaient élu généralissime Gaflori, un de leurs trois protecteurs. Ne pouvant le séduire , Gênes résolut la perte de ce patriote dont elle redoutait les vertus autant que le courage. Le gouverneur cacha sous des ouvertures d’accommodement son projet d’assassinat ; et lorsque le chef des insurgés attendait le résultat des conférences , une embuscade homicide, dressée sur son passage, près de Corte, l’enleva, le 3 décembre 1753, dans la vigueur de l’âge, à l'amour de ses concitoyens et à la sainte cause de l’indépen- dance. La Corse tout entière se sentit blessée au cœur. Le meurtre de Sampiero n'avait pas produit une sensation plus profonde. Comme Drusus, assassiné au moment où il rentrait chez lui, Gaffori emportait dans la tombe la satisfaction de n'avoir jamais eu d’autres intérêts que ceux de son pays, auquel personne n'avait été plus sincèrement attaché que lui. Le crime n'avait rien de nouveau pour ceux qui en avaient déjà commis de semblables ; mais une circonstance le rendait unique dans les annales de la Corse. A côté des scélérats qui donnèrent la mort à Gaffori, on trouva un complice dans son indigne frère. Cet infâme, le seul qui tomba entre les mains de la justice nationale , expia sur la roue son horrible fratricide ; les autres, recueillis par les Génois furent comblés d’honneurs. La Corse u'avait plus rien à envier à l'histoire de Thèbes où DE LA CORSE. 77 d'Israël ; on eût dit que le code avec lequel on voulait la régir , avait élé écrit avec le sang de ses enfants. Toujours Gênes faisait effort pour réduire des sujets qu'elle avait pris l'habitude de considérer comme re- belles; toujours les Corses , qui avaient pris l'habitude des combats, de l’insoumission , de la vie hasardeuse, se soulevaient et couraient aux armes. Il s’est con- sommé sur cet obscur théâtre , plus d’héroïsme que Tite-Live n’en a mis dans ses annales et les Anglais dans leur histoire. CHAPITRE VII. Pascal Paoli, — Son gouvernement. — $es Luttes contre Gênes, — Les Corses deviennent Francais. Après la mort de Gaflori, le pays avait besoin plus que jamais d’un chef capable d'imprimer aux affaires une marche vigoureuse , et de terrasser un ennemi vio- lateur des lois divines et humaines. Toutes les voix désignèrent un officier insulaire, au service du roi de Naples. Il était parti avec son père, lors de l’occu- pation française sous Maillebois. Il avait eu les plus habiles professeurs. Le célèbre Genovesi en faisait le plus grand cas. On racontait de lui une foule de traits qui avaient déjà rendu son nom populaire. Pascal Paoli, second fils d'Hyacinthe, né à Morosaglia de Rostino , était à peine âgé de 27 ans , lorsqu'impatient de revoir sa patrie , il débarqua le 29 avril 1955, à embouchure du Golo. La noblesse de son maintien, 78 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS sa figure imposante, le charme de ses discours capti- vèrent tous les suffrages Il réunissait les grâces d’un homme du monde avec la dignité d’un homme d'Etat. La majesté du commandement était empreinte sur son vaste front. Dans les premiers jours de juillet, une consulte tenue à St. Antoine de la Casabianca, le chargea de veiller seul aux destinées de la patrie. Il hésita à accepter une tâche aussi pénible; l'étendue de ‘ses vues , la sublimité de ses idées , lui faisaient trouver dans l'exercice de cet éminent emploi, des difficultés qui auraient paru moins grandes à tout autre dont les talents et les desseins eussent été plus bornés; et, quoiqu'il eût longuement réfléchi sur l'importance de la charge dont il allait être revêtu, il fut saisi de crainte à l'approche du moment où il devait entrer en fonctions. Mais il exigea qu'on mit des limites à son autorité; il fit établir un suprême Conseil de neuf membres représentant les neuf provinces affranchies , savoir : le Nebbio, la Casinca, le Campoloro, la Balagne, Orezza, Rogna, Ornano, Vico et Cinarca. Ce Conseil fut chargé, sous la présidence de Paoli, du pouvoir exéculif. Paoli donnait son suffrage dans toutes les affaires ; en cas de partage, sa voix était décisive ; il avait le commandement absolu des milices de l'Etat. Sa dignité ressemblait beaucoup à celle de l’ancien Stathouder des Provinces-Unies. La consulte ou parlement de la nation qui siégeait tous les ans à Corte au mois de mai, élisait annuel- lement, en vertu de son pouvoir souverain, Îles membres du Conseil dont nous avons parlé, et pouvait DE LA CORSE. 79 destituer le général lui-même, dont les fonctions cependant étaient à vie. Tous les citoyens âgés de 25 aus nommaient dans les communes un représentant sur mile ames : le mandat des députés ne durait qu'une seule lég'slature. Le pouvoir exécutif avait le velo suspensif à lPégard des actes de la consulte, mais seulement jusqu’à nouvelle délibération. Les députés choisissaient quelques personnes de crédit et de réputation en qualité de sindicatorti, espèce de tribunal réparateur dont les membres par - couraient les provinces pour recueillir les plaintes et retenir les fonctionnaires dans les bornes du devoir. Ils se montraient inexorables surtout envers ceux qui avaient le maniement des fonds publics. « S'il n’y avait pas de {raîtres, disait Paoli, les hommes que je détesterais le plus, seraient les comptables infidèles. » Chaque village élisait annuellement , à la majorité des voix, un Podestat et deux autres magistrats qui portaient le nom de Pères de commune. Le gouverne- ment municipal est celui que les Corses ont toujours cherché à maintenir. Ils y trouvaient , comme on dirait aujourd’hui , des garanties constitutionnelles auxquelles ils attachaient le plus grand prix. Les choix du Podestat et des Pères de commune devaient être approuvés par les magistrats de la province, qui avaient le droit de les rejeter et d’ordonner une nouvelle élection, à moins que les suffrages du peuple ne fussent unanimes. Au Podestat, représentant du gouvernement, étaient transmis tous les ordres du suprême Conseil. Les Pères de commune avaient Finspection sur la police du 80 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS village; ils en convoquaient les habitants et délibé- raient avec eux snr tous les objets relatifs à leurs intérêts. Le Podestat jugeait seul toutes les affaires jusqu’à concurrence de dix livres ; et uni à deux Pères de commune , il décidait de toutes sommes s’élevant à trente livres. S'il s'agissait de valeurs plus impor- tantes , le débat était porté au tribunal de la pro- vince, composé d’un président , de deux assesseurs nommés par la consulte nationale, et d’un avocat fiscal au choix du suprême Conseil. Leurs fonctions étaient annuelles. Ils statuaient en dernier ressort jusqu’à 50 livres. On pouvait , sur des matières excé- dant ce taux, appeler de leurs décisions à la Rote, où siégeaient trois docteurs en droit, à peu près inamo- vibles. Les affaires politiques étaient jugées par le Conseil. Si le pouvoir du genéral semblait borné, celui de Paoli ne l'était pas Il exerçait l’ascendant du génie ‘et des lumières. La consulte sanctionnait toutes ses volontés. Tout se mouvait, s’exéculait sous ses inspirations ; il pouvait dire avec vérité : « Le gouvernement, €est moi. » Îl trouva toutes les parties de l'administration dans le plus affreux dé- sordre. Il n’y avait ni discipline, ni argent, presque point d'armes, et la division était partout dans le peuple. Paoli, avant d'agir, étudia à fond la situation du pays. L'existence des inimitiés frappa d’abord son esprit observateur. Il s’attacha à faire rentrer la force dans les limites du droit. Le rapprochement des familles rivales fut le premier de ses soins. II voulut que les haines se confondissent en une seule , la haine DE LA CORSE. 81 de l'étranger , et que l'énergie répressive des tribu- naux ne laissât plus d'encouragement aux réactions privées. Il pensait que dans les mains d'un magistrat faible et irrésolu, le glaive de la justice n’effraie pas plus que la quenouille d’une femme. Malheur à celui qui violait les traités de paix ! La plus terrible punition ne tardait pas à l'atteindre. Paoli fit condamner à mort un de ses proches parents, qui avait enfreint l’édit pénal relatif à ces pactes sacrés de réconciliation. Tout acte de vengeance commis sur les parents de loffenseur fut déclaré flé- trissant et barbare. Un poteau d’infamie était planté devant le lieu habité par l’auteur du crime; Paoli ne cessait d'exhorter à lunion tous les citoyens. Sa devise étail : « Nous nous brisons , si nous nous heur- tons » «Je me suis, disait-il, étendu sur la patrie pour la ranimer, comme le prophète Elisée l'était sur le corps du fils de la Sunamite. » Il eut besoin de beaucoup d’art pour apprendre à des hommes élevés dans l'anarchie, et qui s'étaient constamment fait une vertu de leur résistance opi- niâtre à toute autorité supérieure, à distinguer un joug salutaire d'avec une oppression {yrannique. Il n’était pas un monarque appelé à gouverner une nation par le droit de sa naissance. Dépendant absolument du peuple qui l'avait élu, il eut à vaincre d'immenses obstacles pour contenir ceux mêmes dont il tenait le pouvoir, et cependant tout plia devant lui ; il effectua ce que des siècles n'avaient pu produire, et donna par là un exemple illustre de ce qui a été dit d'Epami- nondas : qu'un seul homme avait été plus grand que loute une nation. 82 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Paoli fut bien servi dans ses projets par les juntes de défense, commissions investies par lui des pou- voirs les plus étendus. La junte, formée de trois, cinq ou neuf membres, choisis parmi les hommes les plus influents du pays, s'érigeant, tantôt en cour prévotale , tantôt en conseif de guerre , ordonnait des levées, instruisait les procès, châtiait le crime sur place, et frappait d'une terreur salutaire tous les vil- lages où passait sa redoutable justice. Ce pouvoir transcendant né de la première des lois, la nécessité, était destiné à veiller au salut du pays Ces juntes, d’après les ordres de Paoli, enveloppaient dans la rigueur des poursuites , les parents même les plus éloignés du meurtrier, lorsque , pouvant prévenir le crime , ils l'avaient laissé accomplir. L’homicide était alors une plaie sai- gnante el profonde ; les moyens ordinaires n’auraient eu d'autre vertu que d’aggraver le mal; on ne jette pas l’ancre en pleine mer durant la tourmente ; il fallait un remède prompt et énergique, au risque de soulever les clameurs de tous les hommes violents, en possession depuis long-temps du droit de tuer impuné- ment les gens. « Ce n’est pas du sang, disait Paoli, c’est de la lave brûlante qui coule dans les veines de mes com- patriotes. Le plus petit intervalle entre loutrage et la satisfaction envenime la blessure. Dieu ne se presse pas de punir le transgresseur de ses lois, parce qu'il l’a Loujours sous la main ; mais je ne conçois pas les longs délais de la justice humaine dans le châtiment des coupables. La peine manque son effet quand elle se DE LA CORSF. 03 fait trop attendre ; le Corse s’impatiente, et il demande à l'énergie de son caractère et à la force brutale ce qu’il désespère d'obtenir de linertie ou du mauvais vouloir du magistrat. Puis, les soucis et l'agitation , insépa- rables de tout procès, le détournent de ses affaires, et il risque de perdre en voyages inutiles ce qu'il aurait pu gagner par le résultat du litige. On doit redouter aussi qu'il n'emploie dans cel intervalle à tromper le juge , la finesse d’esprit que la Providence lui départit libéralement pour un plus noble usage. » Paoli recommandait soigneusement aux magistrats d'écouter les plaignants jusqu’au bout, de ne pas les interrompre brusquement , sans quoi ils s'arrêtent tout-à-coup, surpris et défiants, Un accès facile auprès du juge était à ses yeux le plus sûr moyen de prévenir les violences et les meurtres. Il aurait désiré que la maison du fonctionnaire eût plusieurs portes comme les murs de Thèbes, et qu’à l'exemple des juges au temps de Moïse, les magistrats de Pile tinssent leurs assises aux avenues des villages et sur les places pu- bliques. Il écrivait une autre fois : «Si nous voulons la liberté, commençons par vouloir sincèrement Ja justice, l’une ne marche pas sans l'autre. I n’y à de grand que ce qui est durable, disait un ancien, et il n'y a de durable que ce qui est juste. L'homme de parti sera (oujours un mauvais magistrat; je m’alar- merais moins d'une invasion génoise dans le pays, que de l'invasion de l’esprit de coterie dans le domaine de la justice. » Gênes avait étouffé en Corse tout enseignement , dans le criminel espoir qu’en réduisant le peuple à la 54. SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS plus stupide ignorance, il le tiendrait plus aisément asservi. Ce qui élève surtout Paoli au-dessus des autres chefs qui l'avaient précédé, c’est qu’il chercha à éclairer ses compatriotes. Là, fut un de ses plus beaux titres à leur reconnaissance. Pour civiliser son pays, pour diminuer l'impôt de sang qui se prélevait chaque jour sur les personnes , en blessures et en assassinats, Paoli consacra tous ses soins à propager l'instruction, à fonder des écoles dans les villages. Il institua à Corte une imprimerie et une université dont je parlerai ailleurs avec détail. L'éducation bien dirigée lui semblait l'instrument par excellence de la civilisation. Elle fait naître la prudence , adoucit les sentiments, humanise le cœur, et agrandit toutes les affections tendres et sociales. Elle apprend à l’homme que, s'il a des droits à exercer , il a également des devoirs à remplir. Ne faisons pas honneur aux peuples ignorants et misérables du petit nombre de certains faits nuisibles,qui tiennent chez eux à une absence de certaines occasions de nuire, tandis que leur plus grand nombre chez les peuples civilisés n’est que la conséquence du plus haut développement de la liberté humaine. Faire sur ce point le procès aux lumières, autant et mieux vaudrait le faire à Dieu lui-même, pour nous avoir donné la liberté. Paoli n'ignorait pas que l'individu à demi-barbare ne devient point en un jour un être policé , et que l’en- fance des nations est plus longue que celle de l’homme. Mais il croyait semer les germes d’un meilleur avenir, en s'appliquant à changer les mœurs, et à im- primer un autre cours aux idées de ses concitoyens. DE LA CORSE. 85 « Les lois sans les mœurs, disait-il, sont une lettre morte ; il ne suffit pas qu'il y ait de la sagesse dans les lois ; il est bien plus essentiel qu'il y ait du patriotisme dans les citoyens. Les lois de Solon ne préservérent pas le peuple d'Athènes de la tyrannie de Pisistrate. Si nous devons périr, ce ne seront pas les projets de loi qui nous sauveront. » Il est certain que plus on multiplie les lois, plus on affaiblit leur action. Il n’est pas nécessaire que le génie législatif soit toujours en mouvement ; il est presque aussi funeste d’avoir trop de lois, que de n’en avoir pas du tout. C’est sous ce rapport que Tacite a dit : que Pétat le plus corrompu est celui où il y a le plus de lois. Vainement, s’écriait Isocrate, couvrira-t-on de lois les murs du portique! Ce n’est point par des décrets, mais par des principes empreints dans les cœurs qu'un élat est bien gouverné (1). Paoli regardait, à juste titre, la religion comme la partie la plus essentielle de l’ordre publie ; il écri- vait un jour : « Il serait plus facile d'aplanir les Alpes que de conduire une sociélé sans idées morales. » Il obtint du pape Clément IT, qu'il envoyât dans Pile un évêque pour organiser l’église , et rendre le clergé corse tout-à-fait indépendant de la répu- blique de Gênes. On a vu que le clergé était populaire dans lile, parce qu'ilne se bornaït pas à enterrer les morts, mais qu’il cherchait avant tout à (1) Ne pourrait-on pas dire de notre temps ce que Montaigne disait du sien? « Nous avons plus de lois qu’il n’en faudroit pour régir ous les mondes d’Epicure. (Liv. 3, C. XIII.) » 86 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS soulager les vivants, parce que ; dévoué au pays, il s'identifiait entièrement avee la cause nationale (1). Ainsi , le père Léonard de Campoloro ne craignait pas de prêcher que tous ceux qui mouraient à la guerre pour la défense de la patrie, en combattant les Génois, étaient des martyrs et prenaient rang parmi les saints. Il ajoutait : « Sous le despotisnie étranger , ce qu'il y a de plus heureux, c’est la mort. » Voilà les principes qu'enseignait le père Léonard dans un petit traité intitulé: Discorso sacro-civile. Cicéron tenait aussile patriotisme pour une vertu qui mérilela félicité éternelle. ( Somn. Scip. ) Le même esprit de piété et d'indépendance animait les soldats de Paoli : le feu com- mençait au sigre de la croix , et dans le signe de la croix s’éteignait encore la vie des blessés. Les héros des Croisades portaient lemblême du christianisme sur la poitrine, les Corses le portaient dans le cœur. Loin de glacer le courage, la piélé, quand elle est ‘sincère , le double en le purifiant ; elle donne surtout la force d'attendre le danger sans s'émouvoir. On lit dans Xénophon : « Un jour de combat. ceux qui crai- gnent le moins les hommes, sont ceux qui craignent le plus les dieux. » Bien que fervent ami de la religion, Paoli ne se montra jamais intolérant. Il naturalisa niême dans l'ile la liberté religieuse, de la manière suivante : une (14) If y avait encore à cette époque cinq évêchés en Corse, à Mariana, à Aleria, à Ajaccio , à Sagone et dans :e Nebbio , quoi- qu’une parlie de ces villes fdt délruite, et que plusieurs des rési- dences épiscopales eussent dû être transférées ailleurs. DE LA CORSE. 57 députation de l'ile Rousse se présenta au conseil pour savoir s'il fallait admettre un juif, élabli dans cette ville, à voter aux élections. « Messieurs, répondit Paoli , la liberté ne confesse point ; laissons de sem- blables distinctions aux inquisiteurs du St.-Oflice. Nous avons une loi d’après laquelle tout honnête homme , domicilié sur le sol affranchi de notre patrie , peut prendre part à la nomination de nos magistrats et de nos représentants ; il ne faut pas aller au-delà. » Le génie de Paoli embrassait tout, rien n’échappait à sa haute sollicitude ; elle s’étendait à la fois et sur l’état moral et sur l'état matériel du pays. La guerre avait entièrement ruiné l'industrie dans l'ile, et inspiré aux Corses un tel mépris pour les arts pacifiques , qu’ils ne trouvaient rien qui fût digne de leur attention, que les armes et les fonctions militaires. Les grands exploits de plusieurs d’entr’eux , enflaient si fort leur vanité, qu’ils se seraient crus déshonorés en parcourant toute autre carrière moins glorieuse. Des béros ne pouvaient se résoudre à rentrer dans la classe obscure des paysans; Pile était exposée à resier en friche , sans lois et sans commerce. Paoli mit tout en œuvre pour changer des mœurs aussi funesies : il (âcha de prouver à ses conci- loyens , qu'il n’y avait pas moins de mérite et de gloire àenrichir sa patrie par son travail, qu'à se dévouer à sa défense ; que le courage ne consistait pas seule- ment à lutter, les armes à lamain, coutre des soldats étrangers, mais aussi à braver les injures et les in- tempéries des saisons , à porter patiemment le poids des plus rudes labeurs , à se roidir contre les difficultés 6 88 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS d’une culture ingrate, à assainir des lerrains maré- cageux , à endurer des journées entières la faim et la soif, à poursuivre en dépit du froid et de Ia chaleur le sillon commencé et les semailles inachevées. 11 visilait sans cesse les provinces, encourageant les plantations, traçant le percement des routes, prescrivant le dessé- chement des marais, recommandant la culture de l'oli- vier. Pour que la Corse ne fût plus réduite à tirer de l’étranger ses munitions de guerre, il fit construire à Cervione un moulin à poudre. Il commença l’ex- ploitation des mines de Barbaggio , forma des ma- nufactures d'armes et fit battre une monnaie natio- nale. Comme aux temps anciens, tout se faisait à force de bras. Avec quelle ardeur chaque insulaire secondait Paoli et s’empressait de remplir sa tâche ! Il faut que l’homme soit essentiellement bon, ainsi que l'a dit le sublime auteur d'Emile, et que le peuple, cet . homme collectif, n’ait besoin que de voir ce qui est bien pour le faire ; autrement quel que füt le génie de Paoli, on ne comprendrail jamais qu’il eût obtenu les résultats qui honorent tant son administration. Depuis long-(emps les croisières de la république capturaient les bâtiments insulaires. Paoli mitun terme à ces déprédations , créa une marine et donna des lettres de marque contre les navires génois ; ces cor- saires devinrent le fléau du commerce ligurien. Paoli avait remarqué la situation heureuse de Pile Rousse, où il n'existait encore que des cabanes de pé- cheurs ; il jugea que ce lieu pouvait servir d’entrépôt commercial à la Balagne, pour la vente de ses huiles. Il y appela les capitaux , assaïnit le pays et y bâtit Jui- DE LA CORSE. 89 même une maison. Ils y éleva bientôt une petite ville, qui est aujourd’hui florissante , et qu'on a nommée la Marseille de la Corse. Paoli fortifia en même temps plu- sieurs points de l’île, entr’autres le village de Furiani, où il forma le camp des nationaux. Malgré l'exécution de ces grands travaux, il diminua les taxes, il les fit recueillir par les Pères de commune. Les formes de la perceplion adoucissent en quelque sorte les charges pu- bliques et en rendent le recouvrement plus facile ; en- suite, dans un état libre, quand un citoyen paie un impôt, c’est à lui-même qu'il obéit, c’est sa volonté qu’il réalise. Il fallait que Gênes tombât d’épuisement pour laisser au général cette liberté d’action, soit pour organiser son armée, soit pour assurer le jeu régulier de ses ins- titutions. Elle tenta trois fois, il est vrai, d'armer les Corses contre les Corses. Elle fit d’abord lever à Emmanuel Matra l’étendart de la révolte contre Paoli ; descendant de la race des Caporali, Emmanuel se voyait, avec dépit, obligé d'obéir à un jeune plébéien . dont la famille, à Rostino, ne jouissait pas d’une grande aisance. Il apprend que Paoli se trouve au couvent de Bozio avec peu de monde ; il tombe à l'improviste sur lui avec des forces considérables ; déjà la torche incendiaire était à la porte du couvent; les flammes allaient livrer un passage aux assiégeants, quand, ins- truits du péril de leur général, les amis de la patrie volent à son secours, le dégagent et immolent le chef ces insurgés. Plus tard les Génois essaient d'ouvrir en- core sous les pas de l’illustre insulaire Fabime de la guerre civile. Ils placent dans les mains dun autre 90 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Matra, le fer homicide qui doit déchirer le sein de a Corse ; mais bientôt il dut, avec les hordes qui le sui- vaient , chercher son salut dans la fuite. Enfin les Gé- nois s'adressent à Alérius Matra, alors au service du Piémont ; ils lui confèrent le litre de grand-maréchal, avec un riche traitement, et ils inscrivent son nom sur le livre d’or de la noblesse ligurienne. Alérius se rend à Bastia, recrute quelques partisans et veut soulever les populations ; il est partout repoussé avec perte. La Corse fut délivrée pour toujours des Matra, fléau de leur pays et derniers représentants des anciens Capo- rali. Jacques-Pierre Abbatucci, d’une ancienne famille de Zicavo, balança quelque temps, au-delà des monts, l'influence politique de Paoli; maisil ne s’allia jamais aux Génois; il finit même par se réunir au général , et devint un de ses plus dévoués et de ses plus habiles lieutenants. . .. L'amour de la patrie était devenu un espèce de culte, de religion pour les Corses; les liens de la nature même étaient faibles sur de pareilles ames. Après une campagne meurtrière , une femme accompagnée d'un jeune hommese présente, et annonce qu’elle veut parler au général. Celui-ci était à travailler et ne recevait point. Elle fut écartée par deux factionnaires; mais, an bruit qu’elle faisait pour entrer, Paoli sort et lui de- mande avec assez d'humeur ce qu’elle désire : « Gé- néral, j'ai perdu l’ainé de mes fils dans la dernière guerre, et j'ai fait vingt lieues pour vous amener celui qui me resle. » Paoli convenait qu’à ces mots il avait été profondément humilié, et qu’à l’aspect d’une telle mère, il s'était trouvé petit comme «un enfant. DE LA CORSE. 91 De pareilles mœurs rappellent les temps antiques.Les anciens aussi regardaient la patrie, comme la première divinité : Démosthène oubliait la perte de sa fille et se couronnait de fleurs en apprenant la mort de Philippe; le fondateur de la liberté romaine devint le meurtrier de ses enfants. Chez ies Corses, le patriotisme était à la fois politique et religieux, ce qui explique la vio- lence de leurs vertus et l’immensité de leurs sacrifices. Paoli n'avait pas peu contribué à exciter cet enthou- siasme, en faisant décréter que les portraits des ofli- ciers mor{s au service de la cause nationale, seraient placés dans la salle dun Grand-Conseil, et que lon afficherait aux portes des églises les noms de tous les braves qui se distinguaient à la guerre. Son frère ainé, Clément Paoli, Paida puissamment dans ses projets, et fut le Bayard de l'indépendance corse. Il n’avait pas le génie qui combine et qui ad- ministre ; mais il excellait à dresser une embuscade , à diriger un millier d'hommes et à les remplir tous de son audace. Bien qu'après la mort de Gaffori il eût reçu le titre de général , il se battait souvent de même qu'un obscur volontaire de Rostino ; ilchargeait son arme avec une rapidité qui tenait du prodige, et nul ne visait plus juste. Il était fort pieux, et comme chacun de ses coups portait la mort, il lui arrivait de temps en temps de faire le signe de la croix avant de ürer ; telle était la mysticité de son maintien qu'un poète a pu dire de lui : 92 SUR L'HISTOIRE ET LES MO£URS Ei mentre l’infaillible moschetto Al nemico drizzava , in aria pia Parea dir : requie elerna iddio ti dia (1). Il était le bras droit de son frère Pascal ; point de coup de main auquel il ne prit part, point de fatigue qu'il ne voulût partager , point de trail de dévouement qu'il ne s'empressàt de signaler ; nul dans les com- bats n'inspirait plus de (erreur aux Génois. Mais ce n'est pas chose facile que de surmonter un parti vaincu el qui n’a pas renoncé ; on ne sait pas quelle obstination et quelle ardeur sont déposées dans une dernière espérance (2).Toujours attaché à sa proie, le sénat de Gênes ne se décourageait pas, et on le voit, en 1764, solliciter Pappui de Louis XV. Déjà, dans la crainte que l'Angleterre ne s’emparât de quelque port de l’île, le cabinet de Versailles y avait envoyé, en 1756, sous le commandement du marquis de Castries, un corps de 3,000 hommes, destiné à garder les forteresses de la côte ; il repartit , en 1759, sans avoir accompagné son séjour d'aucun acte d'agression. Le 7 août 1964, la France et la république de Gênes signèrent, à Compiègne, un traité qu'on eut soin de tenir secret, par lequel on se proposait de faire rentrer la Corse sous l’obéissance de Gênes. La nouvelle de ce traité affligea en Europe toutes (4). M. Viale, dans son poème de la Dionomachia , qui rappelle par son esprit la Secchia Rapita de Tassoni. (2) M. Guizol : Gouvernement de la France. DE LA CORSE. 93 les ames généreuses. J.-J. Rousseau écrivit alors une lettre très-violente contre la France, à son ami M. de Leyre, l’un des auteurs de l'Encyclopédie. Il disait: « VosFrançais sont un peuple bien servile;s’ils savaient « un homme libre au bout du monde, je crois qu’ils & iraient, pour le seul plaisir de Pexterminer. » Mais les nobles Génois voyaient ce traité d’un œil bien différent : ils se regardaient tous comme soli- dairement rois de Corse ; et une dame du pays ap- prenant que les espérances de la république se réta- blissaient , s’écria , dans un transport de joie : « Dieu a merci, nous serons encore un peu reines. » Le cabinet de Versailles espérait que la présence des troupes françaises, dans les diverses parties de lile, habiluerait le peuple à l'idée d’une domination sous le drapeau blanc ; on se faisait protecteurs pour se poser plus tard en maitres Les troupes royales débarquèrent le 17 octobre 1964, dans le golfe de St.-Florent. Aussitôt le comte de Marbœuf, leur général , écrivit à Paoli : que l’armée venait sans intentions hostiles, et n'avait d'autre but que de tenir garnison , pendant quatre ans, dans les places occupées par les Génois ; que si, à l'expiration de ce terme, la paix n’était pas conclue, les Corses auraient pleine liberté de faire valoir tous leurs droits, et que les troupes françaises se relireraient de Pile. L'intervalle qui s'écoula depuis 1764 jusqu'en 1768, fui l’époque la plus belle du gouvernement de Paoli. Tout l'intérieur du pays lui était soumis, et plusieurs des places maritimes elles-mêmes ne demandaient qu’à se ranger sous sa bannière ; de plus il enleva Capraïa 94 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS aux Génois. L'entreprise fut confiée à Achille Murati, commandant d'Erbalonga. Napoléon avait une si haute idée de ce militaire. qu’en 1790 , dans une lettre à Buttafoco , député de la Corse, il parlait de lui en ces Lermes : « Le conquérant de Capraïa , qui porta Ja « désolation jusque dans Gênes, et à quiilne manqua, « pour être un Turenne, que des circonstances et un « théâtre plus vaste. » L'ile jouissait d'une grande sécurité; jamais ses forêts n'avaient recélé moins de bandits, D’après les historiens, lorsque les Génois étaient maitres de toute la Corse ,la moyenne des meurires s'élevait de cinq à six cents annuellement , ils ne dépassaient pas le chiffre de quinze sous Paoli; aussi Cambiagi a dit : Ra- rissimi sono stati gli omicidi nel tempo del suo governo. Les plaies dela patriese cicatrisaient.Telle qu'une jeune et belle femme , douée d’une excellente constitution, mais affaiblie par des saignées réilérées sous la main d'un cruel praticien , la Corse reprenait peu à peu ses forces, et donnait déjà des preuves de sa vigueur pri- mitive. L'Europe regardait Paoli comme le législateur et le vengeur de son pays : le philosophe de Ferney en parlait avec admiration ; le grand Frédéric lui envoya une épée d'honneur. Plus lard, Alferi lui dédia sa. belle tragédie de Timoléon; Goldsmith, Raynal, les plus grands écrivains du siècle, ne pouvaient assez louer ses vertus patriotiques. Enfin, le bruit de sa renommée arriva jusqu'au Bey de Tunis, qui lui adressa de riches présents. Dans son enthousiasme pour Paoli, J.-J. Rousseau fut à la veille de se rendre en Corse ; il en aimait les habitants, parce qu'ils savaient défendre leur DE LA CORSE. 95 liberté et mourir. Il disait, en 1762, dans son Contral Social : « Il est encore en Europe un pays « capable de législation, c’est l'ile de Corse. La « valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple « a su recouvrer et défendre sa liberté , mériterait « bien que quelque homme sage lui apprit à la con- « server. J'ai quelque pressentiment qu’un jour cette « petite ile étonnera l'Europe. » S'il avait dit, un Corse, sa prédiction se trouverait déjà accomplie ; mais il voulait seulement exprimer cette idée, que le pays parviendrait à former un Etat indépendant. L'honorable mention que le citoyen de Gênes avait faite de la Corse, porta un insulaire, Buttafoco, colonel du régiment Royal-Corse , au service de France , à le prier de se charger lui-même de la noble tâche dont il avait parlé. Le général Paoli joignit ses instances à celles de cet officier pour décider l’auteur du Contrat Social à consacrer quelques-unes de ses veilles à la Corse ; les ennemis de Rousseau ne lui laissaient aucun repos, Paoli lui offrit un asile. Le philosophe allait se mettre en route, fier, écrivait-il, de voir bientôt le régénérateur de la Corse,lorsqu’il tomba malade. Voltaire jugea à propos d'exercer son humeur satirique, au sujet de offre de Buttafoco et de Paoli. l'en parlait comme d’une pièce jouée au grave Rous- seau, qu'il ne put jamais souffrir. Îl est vrai de dire que l’idée d'attirer J.-J. Rousseau dans Pile fut pro- digieusement exagérée par les relations du continent, qui men faisaient pas moins qu'un Solon, dont les Corses devaient recevoir un code de lois. Jamais Paoli n'eut l'intention de soumettre la législation du 96 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS pays à un étranger qui en ignorait entièrement Îles mœurs et les inclinations ; il voulait seulement mettre à profit les talents de Rousseau, et surtout employer sa plume àillustrer les actions héroïques des braves insulaires. Le comte de Marbœuf qni, dès le premier jour de son arrivée, avait dit que son intervention était toute pacifique , ne devait pas garder toujours une atütude inoffensive. Le 17 mars 1768, il intervint entre Gênes et la France un nouveau traité, par lequel la Corse n’était pas absolument donnée au roi (Louis XV), mais était censée lui appartenir, avec faculté, pour la république . de rentrer dans cette souveraineté, en remboursant à la France tous les frais qu’elle avait pu faire pour la secourir. Cette vente à réméré était une cession définitive de la Corse, ear il n'était pas probable que les Génois fussent en état de racheter ce royaume ; et il était encore moins probable que, l'ayant racheté , ils pussent le conserver contre une nation qui avait juré de mourir plutôt que de vivre sous leur domi- nation. Il resterait à savoir si les hommes ont le droit de vendre d'autres hommes ; mais c'est une question qu'on n’examine jamais dans aucun {railé ; les Corses ne furent ni consultés . ni appelés à ralifier un acte qu'ils devaient subir. L'ile ainsi acquise, par une convention, on devait bientôt la conquérir par un coup de main rapide, et la dominer par une administration forte ; les philosophes ne man- quèrent pas de protester contre celle cession , où l'on vendait un peuple, à la manière d'un troupeau. Au mois de juin 17968, des troupes françaises DE LA CORSE. 97 parmi lesquelles étaient Mirabeau ; Dumouriez Volney ,et Pommereuil, historien de la Corse , débar- quent à Ajaccio ,; sous la conduite du comte de Narbonne. Alors M. de Marbœuf sortit de son inaction, et demanda à Paoli la remise de l'ile Rousse et des tours du cap Corse , occupées par les nationaux. Paoli réclame le temps d’assembler la consulte. Marbœuf ne veut consentir à aucun délai ; et, quoique l'armistice des quatre ans ne fût pas expiré, il com- menceles hostilités, s'empare des postes des Barbaggio de Patrimonio , du cap Corse et de quelques parties du Nebbio; c'était passer bien brusquement du rôle de médiateur à celui d’ennemi déclaré. Avec quel soin n'aurait - il pas dû veiller à épargner l’effusion du sang, puisque les Corses allaient devenir Français ? La conquête suivit de près, comme on le voit, la cession diplomatique; ce n’était pas une tâche sans difficulté. La Corse possédait une population de plus 150,000 ames ; 25,000 hommes pouvaient prendre facilement les armes. La domination génoise était secouée ; Pascal Paoli , à la tête des montagnards soulevés, exerçail sur tout le pays une sorte de dic- lature ; l'Angleterre promettait de largent , en- voyait des armes, à cause du surcroît de puissance maritime que la possession de la Corse allait donner à la France dans la Méditerranée. Paoli, à son tour, ne se fit pas illusion sur la gravité des circonstances; maïs il était décidé à défendre vaillam- ment Je sol de la patrie. Il écrivit aux Juntes dont nous avons déjà parlé : On nous menace de toutes les hor- reurs de la guerre! Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que 93 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS notre histoire , sinon le lamentable tableau de tout ce qu'elle peut faire souffrir à une puissance, de maux et de misère ? Ce serait comme si on allait apprendre à de vieux pilotes que la mer a des écueils et l'Océan des tempêtes ! S'il suffisait pour amener la soumission des îles, de montrer des flottes et des troupes de débarquement, depuis le coin le plus reculé de l'Océa- nie jusqu’à nos rivages , le navigateur attristé n’aper- cevrait que des esclaves , n’entendrait plus qu’un long bruit de chaînes !.... Que chacun se tienne prêt à marcher sur tous les points qui lui seront indiqués ! Il faut montrer que nous ne sommes pas faits pour nous laisser traiter comme un vil troupeau, acheté sur un marché public; car c’est ainsi qu’on a voulu agir envers notre nation. Toujours des étrangers entre Gênes et nous? Que ne nous laisse-t-on terminer nos affaires avec la république, soit à l'amiable, soit par les armes ! Al ! tous les sentiments de ustice et d'humanité sont donc foulés aux pieds dès qu'il s’agit de la Corse ! « Concitoyens, le danger est grand, maïs « nous sommes accoutumés à ne pas compler avec « le nombre de nos ennemis. » Sur le continent d'Europe , les troupeaux se sou- mettent sans efforts à la lance ou à la hampe du berger ; en Corse , les troupeaux errent à l'aventure, lèvent la tête contre qui les maltraite, et se jettent dans les précipices plutôt que de céder aux coups des pâtres. La Corse fit comme ses troupeaux ; elle mit la main sur le cœur de ses fils, et elle le trouva plein de sang et de vie, et elle poussa son cri de guerre. Les habitants avaient un si profond mépris pour les DE LA CORSE. 99 Génois, qu'ils disaient : « Basterebbero le donne con- « tra i Genovesi (1). » Paoli convoqua la consulte, et se fit autoriser par elle à former deux régiments de six compagnies chacun ; il ordonna aussi que tous les hommes en état de porter les armes fussent divisés par tiers, et que chaque tiers marchât successivement. Il n'existait encore que 5oo soldats qui reçussent une paie , 300 pour la garde du général, et le surplus pour celle des magistrats de P’intérieur et de quelques forts. Rome, non plus, n’eut pas de troupes à sa solde jusqu’en 347 depuis sa fondation. Les Corses ne portaient ni uniforme , ni tambours , ni aucun instrument de musique guerrier , à l'exception d’une grosse conque marine percée au bout, dont ils faisaient un bruit qui retentissait à une grande distance ; le son du cornet marin approchait de celui du lituus des Romains (2). Plus de 20,000 hummes s’inscrivirent volontaire- ment pour partir ; mais ces milices étaient dispersées sur une immense étendue , et l’ennemi possédait toutes les villes et les forteresses du littoral. Le marquis de Chauvelin arriva à Bastia vers la fin d'août , avec le reste des troupes de l’expédition , composant un effectif de 15,000 hommes. I eut le commandement de toute l’armée ; il s'établit d’abord à Biguglia, et mit le siége devant Furiani; une poignée d’insulaires soutint plusieurs jours le choc de nom- breux assaillants ; enfin , après une résistance des (1) Il suffirait des femmes contre les Génois. (2) Virgile, liv. 10, v. 209, représente Triton, cœrula concha exterrens freta, 100 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS plus vives, le village fut emporté. Je dois signaler la mâle réponse que fit là un Corse , blessé mor- tellement, à un véléran français, qui ayant voulu le relever lui disait : Comment osez-vous faire la guerre, sans ambulances, sans hôpitaux ? que devenez- vous donc quand vous êtes blessés? — Nous mourons, répondit froidement le soldat de Paoli! — Au pont du Golo, les Français trois fois repoussés, reviennent pour la quatrième fois à la charge avec la même audace, et les Corses sont contraints de céder à des forces supérieures ; mais leur retraite est une retraite de héros. Les insulaires se font un rempart de leurs morts pour avoir le temps de charger derrière eux en se retirant, el les blessés se (rainent d'eux-mêmes parmi les morts pour affermir ce sanglant rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit de telles actions que chez les peuples libres. Je ne parle pas de la mémorable défense de la Tour de Nonza , où le capitaine Jacques Casella était resté seul, et où il obtint, après une longue résistance , une honorable capilulation du général Grand-Maison, qui croyait avoir affaire à une nombreuse garnison. Nonza est un village qui est la clef du cap Corse; il est pré- cisément ce que dit Cicéron parlant d’Ithaque, attaché comme un petit nid aux rochers les plus sour- cilleux (1). Le marquis de Chauvelin parvint à s'emparer de Bigorno , de Lorelo et de Borgo. Il avait à soutenir un (1) In asperrimis saxulis, fanquam nidulum affixum (Cic. de oral. lib. 1%, cap. 24). DE LA CORSE. 101 combat acharné sur tous les points ; enivré de ses premiers succès, le général en chef publia une pro- clamation où il traitait les insurgés avec mépris, el acheva de les exaspérer. D’un autre côté, ses triomphes mêmes l’affaiblissaient ; il avait trop disséminé ses forces , et il ne possédait pas assez de monde pour garder tant de villages. Paoli comprit aussitôt le parti qu'il pouvait tirer de cet état de choses ; il se mit à parcourir l’intérieur du pays pour ranimer {ous les courages et enflammer de plus en plus toutes les ames. Il parlait aux uns de liberté, de vertu et de gloire ; aux autres, de l’an- cienne tyrannie, de la servitude où voulait, à l’en croire, les réduire M. de Chauvelin, pour les remettre ensuite , à l'exemple des Boissieux et des Maillebois, aux mains de Gênes. I disait aux jeunes gens: « Notre cause est juste et sainte ; la liberté est en péril, dé- fendez-la ; nos pères Pachetèrent avec leur sang, vous devez la perdre avec la vie ; allez au-devant des Français, combattez. mourez ; ainsi le veulent et l'amour de la patrie et l’attente de l'Europe. L’en- nemi méprise qui lui cède , i! admire celui qui résiste, et, s’il triomphe, il respecte dans les fils le courage des pères. » Ces paroles se répètent dans chaque coin de l'ile, avec des accents de fureur ; Paoli avait crié : aux armes! et l’île entière courut aux armes. Suivi des intrépides capitaines Murati, Saliceti, Serpentini , Raffaëlli et de Pierre Colle, surnommé le Brave-des-Braves , le redoutable Clément Paoli se porte avec des forces considérables sur chacun des points occupés par les 102 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Français, les chasse de toutes les positions qu'ils avaient prises, et les poursuit sans relâche jusqu’à Borgo, où allait se livrer une bataille sanglante. Pascal Paoli ordonna à son frère de les expulser de ce village, situé sur une colline très-élevée ; lui-même se place sur les hauteurs de Luciana , arrête toutes ses dispositions et donne le signal de l'attaque à la pointe du jour. La garnison de Borgo n’était que de 700 hommes ; mais le marquis de Chauvelin et M. de Marbœuf, com- mandant en second, arrivèrent aussitôt de Bastia, à la tête de 4000 soldats , pour mettre les insulaires entre deux feux , ou dégager la garnison. Il se fit des prodiges de valeur de part et d'autre. Après dix heures de combat, les troupes royales finirent par essuyer une complète déroute : tant il est vrai que le faible, qui est opprimé, trouve dans la sainteté de ses droits une grande force auxiliaire ; tandis que le puissant , qui opprime, est singulièrement affaibli par l'injustice qu'il pratique , et dont il a lui même la conscience. L’orgueilieux Chauvelin, jusque-là , n'avait parlé qu'avec dédain du Chef de paysans qui osait lui tenir tête ; il fut obligé, après la journée de Borgo, de demander du renfort à sa cour, et ses lettres mon- traient un tel découragement, quele premier ministre, M. de Choiseul, crut devoir le rappeler ; le comte de Marbœuf, promu au grade de lieutenant-général , fut mis provisoirement à la tête des troupes. M. de Choiseul avait à cœur la soumission de la Corse ; la France avait subi de grandes pertes coloniales. Une guerre désastreuse lui fit perdre le Canada et la Louisiane ; les Colonies passaient alors DE LA CORSE. 103 pour les plus beaux, pour les plus riches joyaux de la couronne. On ne comprenait pas le commerce d’un état sans une vaste ceinture d'établissements, qui pouvaient assurer le débouché de ses produits ; il fallait chercher des compensations dans d’autres sou- verainetés. Sous l'empire de cette pensée, M. de Choiseul , travailla activement à la réunion définitive de la Corse, depuis long-temps méditée et préparée. La population de l'ile était pauvre ; mais ses hautes montagnes étaient fertiles en bois de mâture et de construction , et la France en manquait. Quoi de plus avantageux, d’ailleurs, que la possession réelle d'une île de 46 lieues de long, sur une largeur de 10 à 12, avec les plus beaux ports du monde! Un trajet de 45 lieues suffisait pour passer le canal qui la séparait des côtes d'Antibes. Avec la Corse, la France était maîtresse du commerce de l'Italie ; ses escadres pouvaient s'y abriter dans la tempête. Des voyageurs avaient parcouru Île territoire, et tous leurs récits confirmaient le parti que nous pou- vions lirer de la souveraineté de Ja Corse, de ses mâles habitants et de ses productions sauvages. La France attachait donc un grand prix à la conquête de cette ile. En avril 1769, instruit que le cabinet de Versailles préparait une nouvelle expédition, Paoli prescrivit une levée en masse de tous les hommes vaiides , depuis seize ans jusqu’à soixante. Son appel fut entendu. « On me reproche, disait-il dans celte occasion, de fanatiser les Corses contre les troupes royales ; j'accepte le reproche, car ce que nos ennemis appellent 7 104 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS fanatisme , n’est qu'amour de la patrie. Je regrette seulement de n’avoir pas la puissance de mouvoir les montagnes comme je mobilise les populations; com- mençant par Monte Rotondo, je les ferais rouler l’une après l’autre sur l'armée qui vient pour- suivre la liberté jusque dans ses derniers retranche- ments.» Une autre fois il s’écriait : « Si j'étais maître du tonnerre, je m'en servirais pour la défense de la liberté et pour l'indépendance de la patrie ; mon intérêt sans doute est d'acquérir un nom , je sais qu'il ne peut manquer à celui qui fait le bien de son pays, et je l’attends ; je consentirais toutefois à être oublié, si, à ce prix, je pouvais rendre le peuple heureux. » À celte époque se place un fait que je cite avec douleur. Des officiers français marchant sur Îles traces des Génois, parvinrent à éblouir par des offres pompeuses un jeune homme dit Mathieu Massesi, secrétaire de Paoli; il s’engagea à leur livrer le général, d'autres disent à l’empoisonner ; maïs la trame fut découverte , et Massesi reçut la mort de la main du bourreau. Paoli pensait souvent aux assassinats de Gindice-Della-Rocca, de Sampiero , de Gaffori et d’autres chefs insulaires, traîitreusement mis à mort par dessicaires de la république. Il savait que ses poignards allaient chercher partout le cœur des Corses, même en pays étranger. Plein de ces souvenirs, il veillait soigneusement sur sa vie, depuis qu’il avait été placé à la tête de la nation. Les Génois en avaient tant fait tuer ! Les volets de sa chambre à coucher étaient doublés de liége, et une meute de gros chiens sta- DE LA CORSE, - 10) tionnait toujours, comme un corps-de-garde, dans son anti-chambre. « C’est un trait de ressemblance, disait, en riant, Paoli, que j'ai avec les héros d'Homère. » Ce grand poète, en effet , nous représente (oujours Télémaque suivi de deux chiens fidèles, et Patrocle avec neuf janissaires de la même espèce parmi ses domestiques (1). Le comte de Vaux , qui avait déjà servi en Corse, sous Maillebois , fut le successeur de M. de Chauvelin ; il arriva dans Pile le 30 avril 1769. La nationalité Corse allait périr ; le général de Vaux entra tout de suite en campagne avec 22,000 hommes. Il ne tomba pas dans la faute qu'avait commise M. de Chau- velin ; au contraire, il mit tout son art à éviter des combats inutiles; loin de diviser ses forces, illes dirigea toutes vers Corté, point véritablement stratégique, qui , sous ce rapport, est à la Corse ce que Paris est à la France. Il força Paoli à se retirer au-delà du Golo. Le chef insulaire fil presqu’aussitôt repasser le fleuve à ses soldats , qui gravirent les montagnes à l’ouest de Lento. Son but était de séparer, du reste de l’armée, M. de Vaux, qui avait son quartier-général à Lento; mais ce mouvement fut prévenu à temps ; les Corses battus se précipitent vers Ponte Nuovo. Les Français qui occupent les hauteurs, sur la rive gauche, les écrasent par un feu plongeant. À la rive droite, le général Gentili fait barrer l’entrée du pont, par un corps de déserteurs allemands, au service de la Corse. (4) Odyssée liv. 2 et Iliade liv. 23.— Nous lisons dans Tite-Live : «€ Syphax inter duos canes slans, Scipionem appellavit. » 106 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Il voulait contraindre les fuyards de retourner au combat ; mais les Allemands, au lieu de se borner à une sinple menace . comprennent mal les ordres de Gentili , et tirent stupidement sur les Corses, qui se trouvent ainsi placés entre deux feux ; la plupart des malheureux insulaires furent tués ou se noyèrent dans Île fleuve du Golo. Cet immense désastre (9 mars 1769) entraina la soumission entière de l’île : les Corses avaient éprouvé une de ces grandes défaites dont les nalions ne revien- nent pas. Le peuple avait juré de mourir et il tint parole ; quelques-uns des chefs désiraient peut-être échanger , contre de lor et des honneurs, l’indépen- dance de leur patrie, et ils furent satisfaits; Paoli pleura sur le malheur de ce peuple ; il pleura sur la honte des autres. Cependant je suis porté à croire, avec un judicieux écrivain , que personne n’a trahi ; on s’est lassé , on s'est abstenu , on s’est dit : « À quoi bon se « battre? nous ne pouvons être indépendants, nous ne a l'avons jamais été; mieux vaut encore être Français « que Génois. La Corse n’est pas devenue française , parce qu’elle a eu des traîtres ; il y en avait eu en faveur de Gênes, et ils n'avaient rien décidé ; la Corse est devenue française, parce que c’élait son intérêt ; intérêt qu'elle avait senti au XVI. siècle, qu’elle méconnaissait au XVIII., mais qui agissait en dépit de la fierté na- lionale , et qui a fait plus pour la soumission de la Corse que les armes. Elle ne pouvait entrer dans une plus glorieuse famille ; sa destinée dépendait de son union avec la France : cette union néanmoins DE LA CORSE. 107 ne se fit qu'avec peine. Ce fut la faute de la France : nous nous fimes les alliés des Génois , au lieu de nous faire les protecteurs de la Corse, et nous aimâmes mieux tenir notre droit de Gênes que de la reconnais- sance du peuple corse : de là son énergique résis- tance Quant à Paoli, vaincu par la force, trahi par la fortune , il s’'embarqua le 12 juin pour Livourne et ensuite pour Londres. Nous le verrons reparaître, en Corse, sur la scène politique , après 21 ans d’exil. Quelque chose qu’on ait dit de lui , il n’est pas possible que ce chef weût de grandes qualités : établir un gouvernement régulier chez un peuple qui n’en avait pas ; réunir sous les mêmes lois des hommes divisés et indisciplinés ; former à la hâte des troupes réglées, et instituer une espèce d’universilé , qui pouvait adoucir les mœurs ; établir des tribunaux de justice ; mettre un frein à la fureur des assassinats et des meurtres ; policer la barbarie; se faire aimer en se faisant obéir , tout cela n’était pas d’un homme ordi- naire Il ne put en faire assez ni pour rendre la Corse libre, ni pour y régner pleinement; mais il en fit assez pour acquérir de la gloire. Cette gloire n'était pas chez lui celle de combattre ; il était plus législateur que guerrier. Son courage était dans l'esprit; enfin, il eut l'honneur de résister à un roi de France, près d’une année. On a dit que l’appareil de guerre déployé par la France Ôtait au général Paoli toul espoir d’une résis- tance utile, et qu'il aurait dû se soumettre. Paoli pouvait sans doute s'attendre à des honneurs et à des 108 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS récompenses , s'il avait servi les intérêts de la France ; mais il était chargé du dépôt de la liberté de sa patrie. Il avait devant les yeux le jugement des nations : quel que fût son destin, il ne voulait pas vendre la sienne, et, quand il l'aurait voulu , il ne l'aurait pas pu ; les Corses élaient saisis d’un trop violent enthou- siasme pour la liberté, et lui-même avait redoublé en eux celle passion si naturelle, devenue à la fois un devoir sacré et une espèce de fureur. S'il avait tenté seulement de la modérer , il eût risqué sa vie et sa gloire. Il est vrai qu'en pensant qu'une île, jetée au milieu de la Méditerranée, peuplée de quelques milliers d'hommes et entourée de monarchies absolues, pût se constituer en état indépendant et libre, Paoli se berçait d’une illusion. Les Corses firent avec le plus admirable dévouement le sacrifice de leur vie au soutien de celte noble illusion ; et, si la natio- nalité de la Corse avait pu être sauvée , elle l’eût ‘été par les patriotiques efforts de ses enfants. Tant de courage et de luttes glorieuses n’ont pas été stériles pour les Corses; car, au jour de sa régénération poli- tique , la France , comme nous le verrons, les associa à ses immortelles destinées, parce que 50 ans de combats, livrés à la tyrannie , les avaient rendus dignes de la liberté. Quatre mois après l'affaire décisive de Ponte-Nuovo, la femme d’un jeune officier corse qui avait été secrélaire de Paoli, donnait, le 15 août 1769, à Ajaccio , le jour à un enfant, qui devait être em- pereur de la France , à la domination de laquelle son père avait voulu soustraire son ile natale. Qui DE LA CORSE. 109 aurait dit alors au roi Louis XV : Dans cette contrée sauvage , que le fléau de la guerre a rendue presque déserte, il existe un enfant encore au berceau , qui , devenu Français par la réunion de ce petit royaume au vôtre, sauvera sa patrie adoptive et élonnera l’Europe par ses conquêtes ? La famille Buonaparte , originaire de Toscane , avait joué un rôle distingué. Elle a été puissante à Florence et à Trevise.On la trouve inscrite sur le Livre d’or de Bologne. Les troubles de Florence mirent les Buonaparte au nombre des émigrés. L'un d'eux passa en Corse, au commencement du XVI. siècle, et s'établit à Ajaccio. Il y jouit , ainsi que ses descendants , des litres de messire et de magnifique. Filippini parle dun Gabriel Buonaparte, chanoine de la cathédrale d’Ajaccio , en 1581. Un arrêt du conseil supérieur de Corse, du 13 septembre 1771, déclara la famille Buonaparte noble de noblesse prou- vée au-delà de deux cents ans. Lorsque Napoléon arriva au trône, ce fut une ar- deur générale à vouloir prouver qu’il en était digne, non point par ce qu'ilestimaitle plus, mais par droit de naissance, Un généalogiste le fit descendre des Mé- dicis, famille qui donna deux reines à la France , ce qui le plaçait tout naturellement sur le trône des Bourbons;unautre, habile dans la science des d'Hozier, le fit sortir de la maison des Plantagenets, qui s’est fondue et éteinte dans celle des Stuarts. « Voilà ce qu’il me fallait, dit l'Empereur, le jour où on lui an- nonça cette découverte. Je puis, à présent, faire la guerre à l'Angleterre sans scrupule. Georges IIF n’a qu'à se bien tenir. » Parmi ceux qui l'entouraient, 110 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS quelques flatteurs prirent sés paroles pour une môdestie fardée , él ne manquèrent pas de trouver plausible cette nouvelle opinion. « Ne savez-vous pas, dit Napoléon au plus acharné , qu'avec deux ou trois ténits ans dé généalogie, il n’est personne qui ne puisse descendre de qui il lui plait? Voyez-vous, Monsieur, ajoula-til avec ce verbe haut et cla- potant qui, lorsqu'il le voulait, entrail dans lâme comme une pointe d’acier, voyez-vous, si la peste était sur le trône , le généalogisté de cour la ferait descéndre de la santé !» Charles Marie Buonaparte , père de Napoléon , lorsqu'il vint suivre les cours de l'Université, à Corté, fut présenté à Paoli, en l'honneur de qui il composä des vers latins où respirent les plus vifs sentiments de patriotisme. Le chef des Corses en fit son secrétaire. Le jeune Charles, de retour ensuite à Ajaccio ; Sol- licita la main de Lætizia Ramolino , d’une bonne fa- mille du pays, venant des Colalta de Naples. Mais le père de Lætizia refusa de donner son consentement , sous prétexte d’inégalité de fortune , et surtout par suite des liens qui attachaient sa famille au parti génois du côté des Fesch. (La mère de Lætizià Ramo- lino , devenue veuve, s’élail remariée avec le sieur Fesch, capitaine dans un des régiments suisses que Gênes entretenait dans l'ile. De ce second mariage , était issu le cardinal Fesch ). Charles Marie eut recours au général Paoli qui interposa sa médiation et leva tous les obstacles. Il épousa, en 1767, Lætizia, une des plus belles femmes de son temps. Veuve à 30 ans , elle avait eu déjà DE LA CORSE. ri treize enfants. Lorsque l’île se trouva conquise, Charles Marié, poète auxiliaire de Paoli , dans la guerre de l'indépendance , voulait l'accompagner dans son exil ; un vieil oncle, Lucien, archidiacre d’Ajacecio , qui exerçait sur la famillé Pautorité d’un père, le força de resler en Corse. CHAPITRE VII. Là Corse sous Ja domination française, — Administration de M, de Marbœuf, Après avoir rétabli l'ordre dans le pays, le comte de Vaux quitta la Corse avec la majeure partie des troupes françaises, et laissa le commandement à M. de Marbœuf. Les chefs les plus influents, Charles Bonaparte et Paravisini, d'Ajaccio , les Giubéga , de Calvi, Dominique Aïrighi, de Speloncato, Boërio, de Corté ét Cervoni de Soveria élaient venus faire leur soumission La conquête ainsi accomplie, il fallait la conserver , et ce n'était pas la tâche la moins rude pour notre caractère national. L'histoire le révèle : la France se précipite glorieusement sur un peuple, lé dompte au pas de course ; mais la chute viént aussi rapidémént que la victoire ; elle ne sait pas garder ce qu’elle a conquis, administrer ce qui est à elle ; dé là l'instabilité de toutes les colonisations; sous ce point de vue, le gouvernement de M. de Marbœuf rendit un service signalé au pays. Voici de quelle manière la Corse fut régie sous les deux rois, Louis XV et Louis XVI : [12 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Un conseil supérieur créé , par l'édit royal de juin 1768, à Bastia, étendu à toute l'île en 1769, jugeait de tous les appels. Il était composé d’un président et d'un vice-président, de dix conseillers, moitié indigènes, moilié français du continent , d'un procureur-général et d’un substitut. On y joignit un avocat-général. Le gouverneur de lile pouvait siéger au conseil avec voix délibérative. Un édit de novembre 1769 établit de nouvelles juridictions , formées d’un juge royal , d’un assesseur et d'un procureur du roi. Ces tribunaux statuaient en première instance sur les causes civiles , et dirigeaient les instructions criminelles. Ils furent institués à Bastia, Ajaccio, Corté, Rogliano , Oletta, Vico , Sartène , Cervione et Calvi ; on les augmenta bientôt de deux autres, à Bonifacio et à la Porta- d'Ampugnani. Leurs décisions étaient rendues en ma- tière criminelle par trois juges au moins , par le juge royal , l’assesseur, le lieutenant de la prévôté, à défaut de ce dernier par un avocat. La présence de sept magistrats élait nécessaire au conseil supérieur pour le constituer en tribunal. Dans les temps voisins de la conquête, on suivit un système de compression violente ; les Génois avaient ruiné et démoralisé le pays ; les haines pri- vées et les passions politiques le déchiraient encore ; il fallait, pour apaiser ou enchaïner les passions, pour maintenir le respect de tous les droits, une grande énergie de caractère , un déploiement habile de forces de toute nature , et peut-être des lois el des mesures dont on ne saurait autrement excuser la sévérité. Le DE LA CORSE. 113 port ou la possession d’une arme à feu entrainait la peine capitale. Ces délits étaient jugés par des Cours prévotales. Les contrevenants étaient pendus au pre- mier arbre venu. « Je ne connais que ce moyen (mandait au ministre de la guerre. le maréchal de camp Sionville) pour subjuguer lindomptable äpreté de ces monlagnards ; que ne peut-on également arracher le salpêtre qu'ils ont dans la tête! » Un assassinat était- il commis, par vengeance, la maison du coupable était rasée et sa postérité déclarée incapable de remplir aucune fonction publique; tout malfaiteur fugitif, une fois pris , était pendu à l'heure même , sans forme de procès (1). Un édit de juin 1765 régla tout ce qui concernait les délits et les châtiments. Les peines , comme alors en France, étaient crueiles, atroces, arbitraires. C’étail la mort dans la plupart des cas, la mort avec tous les raffinements de la barbarie. Toutefois , les Corses ne furent pas soumis aux horreurs de la torture. D’où peut venir la fureur avec laquelle dans tous les pays on à tant prodigué la peine capitale? D'un effet du ressenti- ment quise porte d'abord vers la plus grande rigueur, et d'une paresse d'esprit qui fait trouver , dans la destruction rapide des coupables, le grand avantage de n’y plus penser. La mort! toujours la mort! cela ne demande ni méditation de génie, ni résistance aux passions ; il ne faut que s’abandonner pour aller jusque-là d'un seul trait. (4) Ordonnances des 23 août 1769, 24 juin et 1%. août 1770, de M. de Marbœuf, et déclarations du roi des 24 mars 1770 et août 1771. 114 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Une excellente institution de M. de Marbœuf fut l'établissement de quatre juntes qui devaient siéger à Orezza , Caccia , Quenza et Guagno. Chaque junte était composée de six commissaires corses, nommés tous les trois ans par les élats du pays. Ce tribunal de famille eut pour mission de prévenir les querelles et les voies de fait qui en résultent , de réconcilier les ennemis et de leur faire donner des paroles d'hon- neur ; il avait le droit de punir d'amende jusqu’à 100 livres, où même de prison jusqu’à trente jours , ceux qui refusaient de comparaître devant lui, ou qui manquaient à la parole donnée. Le régiment pro- vincial corse était à sa disposition. Louis XV avait érigé la Corse en pays d’états, à l'instar des provinces privilégiées de la France. L’ile eut ses assemblées nationales. Tout père de famille était électeur; on agitait dans les états les grandes questions d'intérêt général ; mais nulle résolution n'était convertie en loi sans l'approbation royale. Une commission formée de douze députés de la no- blesse faisait exécuter les mesures adoptées dans la dernière session , el préparait les matières qui devaient être mises en délibération dans la sui- vante. Un podestat et deux Pères de commune remplis- saient les fonctions municipales , et celles de juge pour les causes personnelles qui ne dépassaient pas 5o francs. Ils étaient aussi chargés de la perception de l'impôt. Un podestat major , nommé dans chaque canton, contrôlait l'administration des podestats parti- culiers et des Pères de commune. Il correspondait DE LA CORSE. 115 avec l’inspecteur de la province. Celui-ci transmettait aux podestats majors les ordres du commandant de l'ile, et surveillait à son tour les municipalités qui existaient dans l'étendue de sa juridiction, Les impôts étaient modérés et également répartis ; les biens de la noblesse et du clergé y contribuaient comme les autres. La Corse se trouvait en cela plus avancée que le reste de la France. En montant sur le trône , le 18 mars 1774, Louis XVI voulut que les impositions , en Corse , fussent réduites , pendant huit ans, à 120,000 francs. Sur la demande des états, la subvention , à partir de 1779, se paya en nature; elle était fixée au dixième du produit net des terres et affermée au plus offrant. Les propriétaires devaient déelarer leurs récoltes. S'ils étaient trouvés inexacts , ils payaient quatre fois au-delà de leur contribution ; mais ce mode de perception, dont les habitants ensuite se plaignirent, n'eut qu’une durée pas- sagère. Comme le dernier des fils, dans une famille, est souvent l'enfant privilégié , de même la jeune insulaire devint la fille chérie de Louis XVI. Il racheta tous les Corses faits esclaves par le Dey d'Alger. En 1775, une affreuse disette se fit sentir ; dans son inépuisable bonté , le roi donna l’ordre d'envoyer à ses nouveaux sujets une grande quantité de froment , et d’en dis- tribuer à toutes les communes qui en auraient besoin. Il faisait élever à St.-Cyr les demoiselles nobles du pays, et à la Flèche les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes. [l créa au collège des Quatre- Nations des places pour les Corses indistinctement. 116 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Il leur réserva vingt bourses dans le séminaire d’Aïx ; il établit des colléges à Cervione et à Calvi, et ailleurs , des écoles élémentaires. Un inspecteur fut envoyé dans l’île pour encou- rager l’agriculture. Louis XVI, le 5 mai 1788, acquit le domaine de l’Arena , moyennant 100.000 francs , et le transforma en pépinière. Il exempta d'impôts, pendant vingt-cinq ans, les marais qu'on dessécherait, et les terres en friche qu’on mettrait en culture. Le gouvernement chercha lui-même à assainir par de grands travaux la plaine de Mariana. Il fit creuser un vaste fossé depuis l'embouchure du Golo jusqu’à l'étang de Biguglia. Il désirait le prolonger jusqu’à la rivière de Fiumalto. Par là, les eaux du Golo in- troduites dans ce fossé , espèce de canal navigable , auraient diminué les exhalaisons pestilentielles qui sortent de l'étang , et, pendant plus de (rente-deux kilomètres , on eût pu en tout temps arriver par eau à Bastia avec toute sécurité. Malheureusement le travail ne fut pas bien exécuté. Il resta inachevé , et le Golo cessa de couler dans ce fossé mal entre. tenu. Les ponts de Bivinco et d’Ucciana furent construits ; on ouvrit la route de Bastia à Ajaccio , qu’on rendit carrossable jusqu'à Venaco , et celle de Bastia à St.- Florent. M. de Marbœuf fit bâtir le théâtre de Bastia, et le village de Cargèse habité aujourd’hui par la colonie giecque réfugiée dans l'ile en 1676. Il faut le dire, Louis XV et Louis XVI traitérent la Corse de la manière la plus généreuse. Au lieu d'appesantir leur domination sur elle , ils s’appli- DE LA CORSE. [ue quèrent sans relâche à diminuer les maux qui la travaillaient. Ils réprimèrent les meurtres et les dis- sensions civiles. L'agriculture fut encouragée , les mœurs parurent s’adoucir et la population s’accrut rapidement. Les habitants de l'ile étaient bien dignes de ces Lémoignages de haute sollicitude. Si Henri IV dut la ville de Lyon au courage et à la fidélité d'Alphonse Ornano , c’est à un Marseillais, originaire de Corse, qu'il dut celle de Marseille. Pierre de Li- bertat fut , en récompense de cet éclatant service , nommé viguier perpétuel de la ville. Ce digne ci- toyen survécut peu à cette belle action. Marseille ordonna que ses obsèques fussent faites avec pompe et aux frais de la cité. Duvair , depuis garde-des- sceaux, prononça son oraison funèbre, et on lui érigea une statue. Sa famille était l’ennemie des {yrans. Son trisaïeul en avait exterminé deux qui opprimaient Calvi en 1410 ; en mémoire d’un tel bienfait, la ville de Calvi lui donna le nom de Libertat , qui devint celui de tous ses parents äppelés auparavant Bajoni (1). Toutefois, l'esprit d'indépendance qui avait engagé les Corses dans des luttes longues et toujours re- naissantes , les agitait encore. Plusieurs ne pardon- naient pas aux Français d’avoir combattu à côté des soldats génois pour les replacer sous un joug odieux. Pasqualini Nicodème, né dans le même canton que Paoli, était de ce nombre. Sans argent mais riche de (1) Hist. de la Corse , tome 2 , p. 227, par Pommereuil. 118 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS courage , certain de soulever diverses communes de l'intérieur, et de les rallier autour du drapeau na- tional, sans autre prestige que le mot de liberte, Pasqualini rêva pendant quelques jours l’affranchis- sement de la Corse. Ce fut surtout dans le Niolo que ses mâles accents firent vibrer tous les cœurs. Après avoir livré plusieurs combats aux troupes françaises, il se retrancha dans le fort d’Aleria avec quinze braves dont il avait déjà éprouvé la valeur. Le siége dura quatre jours. Toutes les issues étaient fermées ; les assiégeants s'attendaient à une prompte reddition du fort ; une ruse de guerre vint tromper leur attente. Pasqualini sortit la nuit à la tête de ses quinze com- patriotes , tous déguisés, dit-on , sous l’uniforme de soldats français. I traversa les postes avec assurance, et poursuivit tranquillement sa retraile. Du reste, la Corse jouit sous les auspices de M. de Marbœuf , d’un assez grand repos. Le pays était, il est vrai, gouverné au nom d’un pouvoir absolu ; les états n'avaient en fait aucune part bien réelle à la puissance législative ; l'autorité du gouver- neur était presque sans limites. Les formes étaient celles du despotisme. La mesure relative au désar- mement dut entrainer des vexalions déplorables. Lorsqu'en 1774 la province du Niolo se souleva, on eut recours à des moyens terribles pour com- primer la révolte. Les mémoires du temps repré- sentent le maréchal-de-camp Sionville ceint d'une écharpe noire, emblême de mort, et désignant au bourreau, avec un bâton, les arbres qui devaient servir de gibel. DE LA CORSE. 119 Mais, sous Paoli, la justice fut-elle moins expédilive, moins inexorable ? La consulte de 1761 investit tous les officiers publics de la nation du pouvoir de faire arrêter les personnes suspectes. Le droit de vie et de mort était confié à des juntes , quelquefois même à des lieutenants de Paoli. Les délits politiques n’étaient- ils pas jugés sans recours par le Conseil d'Etat que présidait Paoli? Que résulte-t-il de ces réflexions ? Qu'il n’est pas de liberté possible pendant les révolu- tions , et souvent long-temps après; peut-être aussi ne se fonde-t-elle que par la force. C’est ce qui fai- sait dire à Turgot : « Donnez-moi cinq années de despotisme , et la France sera libre. » Il est certain que M. de Marbœuf fut aimé des Corses , et que son autorité fut généralement pater- nelle. L’historien Renucci avoue que jamais ce gou- verneur n’usa du droit qu'il avait de suspendre l’exé- cution des jugements criminels , tant était grand son respect pour la dignité de la magistrature. L'anglais Boswel appelle M. de Marbœuf un digne Français au cœur ouvert, L'abbé Gaudin dit qu’il sut conserver dans le commandement une facilité d'accès que peut-être jamais homme en place ne porta au même degré. On sait qu'il fit admettre à l’école de Brienne et produisit ainsi en France le jeune Napoléon Bonaparte, dont il estimait et affectionnait particulièrement la famille. Cet événement de sa vie eût suffi seul pour sauver de l'oubli sa mémoire. Il décéda à Bastia , presque octogénaire , le 20 septembre 1786 ; on l’enscvelit dans l'église de St.-Jean , comme le général de Boissieux . en 1739. Il'avait passé en Corse 22 ans. 120 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS CHAPITRE IX. Décret de l’Assemblée constitnante du 30 novembre 1789, — Retour en Corse de Paoli, — Napoléon. — Pozzo-di-Borgo, — Domination anglaise dans l’île. — La Corse redevient francaise. Dans les vingt années qui s’écoulèrent de 1769 à 1789, l'ile gagna beaucoup; mais les bienfaits de Louis XVIavaient peu touché le cœur des habitants, qui n'étaient encore rien moins que Français. L'esprit naturel desinsulaires se montrait dans toutesleseircons- tances. On pourrait en citer mille réparties Nous en prendrons une au hasard : Un lieutenant-général d’in- fanterie, traversant les montagnes, discourait avec un berger sur l'ingralitude de ses compatriotes ; il Jui faisait l'énumération des services de l’adminis- tration française. « Du temps de votre Paoli, vous payiez le double. — Cela est vrai, Monseigneur , mais nous donnions alors, vous prenez aujour- d’hui (1). » M. de Marbœuf eut pour successeur M. Barrin, homme d’un caractère doux et conciliant , qui main- tint le calme dans l’île jusqu’au jour où éclata ce ter- rible soulèvement d'idées, admirable levée de nou- veaultés hardies que l’on nomme la révolution française. Je n’entends pas dire que la grandeur de ce drame en couvre à mes yeux toutes les sanglantes turpi- (4) Mémoires de Napoléon, t.1v, p. 5% DE LA CORSE 121 tudes ; ce qui blesse les lois de la morale . qu'il s’agisse d’un peuple ou d’un individu, ne peut jamais obtenir les sympathies d’un cœur honnête , ou en- fanter un bien quelconque ; aussi, n'est-ce point l’année 1793 et ses énormités qui ont produit la li- berté ; le régime constilutionnel est sorti tout entier des entrailles de l’année 1789. « Cependant, dit Ma- chiavel (Décades de Tite-live) quiconque se sera nourri de la lecture de l'antiquité , sentira que le passage de la tyrannie à la république doit être marqué par un coup terrible contre les ennemis de là révo- lution ; que rétablir la liberté et n’immoler pas les enfants de Brutus, ne saurait être on système du- rable » Après cela, il ne fant point s'étonner si Danton, cui n’avail jamais rien lu , lisait sans cesse Machiavel. Ses ouvrages étaient toujours sur sa {able ; c’est après les avoir lus un soir qu'il vint, le lendemain, proposer de mettre tous les aristocrates hors la loi et d’éta. blir le tribunal révolutionnaire ; ce qu'il faut dire, ce qu’il faut répéter à tous les partis, à (outes les opinions , ce qu'il faut leur prouver sans cesse par le raisonnement , par les sanglantes pages de l’histoire, par les irrécusables faits de l'expérience de tous les hommes , ce qu'il faut les forcer de reconnaitre par toute da puissance de Pautorité publique , c’est que par une éternelle loi de la nature , contre laquelle l’extravagance humaine s’est toujours bri- sée el viendra toujours se briser , rien de ce qui est injusie ne peut être utile et ne peut durer. 122 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Il existait un édit spécial qui interdisail le port d'armes en Corse ; M. Barrin voulut, en conséquence, s'opposer à l’organisation de la milice civique ; une collision eut lieu à Bastia entre le peuple et Îles troupes; le sang coula. Deux des députés de l'île à l’Assemblée nationale , Saliceti , dont Napoléon disait à Sainte-Hélène, qu'il valait cent mille hommes dans les moments difficiles , et Barthélemi Arena , le repré- sentant le plus populaire de lopinion radicale en Corse, profitèrent de cette circonstance pour de- mander que l'ile fût déclarée partie intégrante du royaume, el régie par les mêmes lois que la France. La voix puissante de Mirabeau appuya cette proposi- tion, que consacra le décret mémorable du 30 no- vembre 1789. On décida qu'il n'y avait lieu à déli- bérer sur une protestation de la république de Gênes, qui prétendait n'avoir jamais cédé la souveraineté de la Corse. L'assemblée rappela aussi tous les babi- tants de l’île qui s'étaient expatriés en 1769. Depuis vingt ans, à Londres, où la Corse était toujours restée le sujet de ses plus tendres préoccupa- tions, Paoli s’empressa de quitter sa retraite et vint à Paris remercier l’Assemblée qui lui rouvrait les portes de sa patrie. Il y prêta serment de fidélité au Roi et à la France , et fut accueilli partout comme le héros et le martyr de la liberté. Louis XVI le reçut avec une grande bonté, et se tournant vers les dé- putés qui accompagnaient Paoli , il leur dit: « Et la Corse , est-elle tranquille? » — a Oui, Sire,elle obéit sans murmure aux décrets sanctionnés par votre Ma- jesté » — « Mes derniers sujets , reprit le monarque , sont les plus sages et les plus fidèles. » DE LA CORSE. 123 Paoli partit ensuite pour la Corse ; les habitants d’Ajaccio envoyérent à Marseille, au-devant de l’illustre exilé , une députation dont faisait partie Joseph Bona- parte. La Corse tout entière eût voulu lui servir de cor- tége; il débarqua à Bastia le 17 juillet 1990. Cicéron, après le retour de son exil, Aristide, après son rappel , ne furent pas plus fêtés que Paoli. Les popu- lations accoururent de toutes parts pour le voir. Sa mémoire était prodigieuse ; il connaissait les noms de toutes les familles, et avait vécu avec leurs pères. En peu de temps, il ressaisit son ancienne influence sur le peuple. Son frère Clément l’avait précédé en Corse. Paoli devint de nouveau l'arbitre du pays. Le Roi lavait nommé général de division, et com- mandant en chef des troupes de ligne en Corse ; la garde nationale le mit à sa tête; l'assemblée électo- rale le fit président de l'administration départemen- tale. Il réunit ainsi (ous les pouvoirs. Il n’était pas politique d'investir d’une autorité , presque absolue, un insulaire qui avait été hostile à la France et qui avait conservé tant de partisans dans Île pays. L'Assemblée constituante composée d'hommes doués des plus grands talents, mais sans aucune expérience, avait décreté une constitution qui annulait la force publique, et avait laissé le gouvernement du navire, au milieu de la plus épouvautable tempête , à un pilote qui ne pouvait plus agir. On appelait par là, au nom du salut général , l'équipage à l'insurrection et à la révolte; on appelait l'anarchie. La royauté n’était plus qu’un fantôme offert à la risée des démo- crates el aux outrages des factieux. Le régime de la 124 SUR L' HISTOIRE ET LES MOEURS terreur allait bientôt s'asseoir , une hache à la main, sur les débris de la monarchie , et couvrir la Franeée de ruines. La Corse souffrit peu du mouvement révo- lutionnaire. Il ne rencontra dans l'ile aucun obstacle. Les nobles , en ‘rès-pelit nombre ; étaient sans in- fluence. Le clergé ne possédait pas de vastes domaines, el on a vu qu'il s'était toujours montré patriote. La plupart des curés prêtèrent le serment à la constitution. Le peuple avait peu de chose à envier aux classes supérieures. La Corse a toujours été la terre de l'éga- lité, le pays où il y a le moins de pauvres et le moins de riches. Les frères Bonaparte s'étaient jetés avée ardeur dans le parti du mouvement. Joseph publia un opus- cule politique, qui respirait lenthousiasme et la can- deur de son âge, el avait pour but de former l’édu- cation révolutionnaire des Corses. On vit paraître aussi une brochure du jeune Napoléon , écrite dans le langage passionné de l’époque. Entré à Brienne, vers l’âge de dix ans, il y était resté environ cinq ans et demi. On veut absolument que celui qui à marqué dans son siècle ait ea une enfance extraordinaire , de même que le parterre du globe exige que tout individu aspirant au rôle de grand homme, ne cesse pas de l'être un instant ; et cependant il se trouve tant de petites choses dans la composition de l’homme, qu'il y a impossibilité physique d'être grand du matin au soir. Napoléon fut à Brienne un élève distingué ; mais il n’annonçait pas les facultés prodigieuses qui ont ensuite étonné le moade, Il est vrai que, dès sa plus tendre jeunesse, DE LA CORSE. 125 ses parents avaient fondé sur lui toutes leurs espé- rances. Son père, expirant à Montpellier, bien que Joseph fût auprès de lui, ne rêvait dans son délire qu'après Napoléon qui était au loin à son école; il l’appelait sans cesse pour qu'il vint à son secours avec sa grande épée. Plus lard le vieil oncle Lucien, per- sonnage révéré dans le pays, entouré d'eux tous au lit de mort, adressa ces paroles à Joseph : « Tu es l’ainé de la famille, mais en voilà le chef, en mon- trant Napoléon, ne l'oublie jamais. » C'était un vrai déshéritage , « la scène de Jacob et d'Esaü , » disait , dans la suite, gaiement l'Empereur. En août 1785, Napoléon passa à l’école militaire de Paris , où, huit mois après, il reçut, à l'âge de seize ans , le brevet de lieutenant en second d’artil- ierie. Nommé capitaine en 1791, il vint, dans le courant de 1792 , en semestre à Ajaccio Ardent ad- mirateur de Paoli, il l’accompagnait partout. Dans ses lournées , le général lui expliquait les positions , les lieux de résistance ou de triomphe des anciennes guerres ; il lui détaillait cette lutte glorieuse ; sur les observations de son jeune compagnon, sur le caraetère qu'il lui avait laissé apercevoir, et l'opinion qu'il lui avait inspirée, Paoli ne put un jour s’empêcher de s’écrier: « O Napoléon , tu m'as rien de moderne , tu appartiens Lout-à-fait à Plutarque.» Tant il avait été ébloui par les premiers éclairs de son génie! Le gouvernement républicain déclara la guerre à la Sardaigne, et la Corse devait fournir une partie des troupes de débarquement. Le chef insulaire , Paoli, fut chargé de rassembler ces milices Napoléon com- 126 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS mandait en second le bataillon d’Ajaccio. Une escadre française , sous les ordres de l'amiral Truguet , partit de Toulon vers la fin de décembre 1792, et se dirigea vers la Sardaigne. Jamais expédition ne fut conduite avec plus d’imprévoyance el avec moins de {alent. Elle ne réussit pas ; composée de provençaux indisci- plinés , l’armée de la république se hâta de regagner la rade de Toulon pour y cacher sa honte et y réparer ses désastres. A la vue de tant de lâcheté, Napoléon laissa éclater sa vive indignation devant son colonel Rocca-Césari ; et comme ce dernier se renfermait dans un silence dédaigneux : « Il ne me comprend pas, dit Napo- léon. » « Vous êtes un insolent , répondit Césari. » — Pour toute vengeance , le jeune officier fit remar- quer à ses camarades qu’on ne lui avait donné pour chef qu'un cheval de parade. Ce sarcasme les égaya beaucoup ; Césari était en effet un homme magnifique. : Napoléon ramena heureusement les troupes à Ajaccio ; ce fut là son premier fait militaire qui lui valut une sorte de réputation locale. Les républicains du midi se répandirent en plaintes amères contre Paoli, à qui ils reprochaient d’avoir fait échouer l'expédition , et d’être d'intelligence avec PAngleterre. Lucien Bonaparte, alors à Marseille , le dénonça au club de cette ville. Barthélemi Arena, chargé par le pouvoir exécutif de surveiller l'expédi- tion , le dénonça également au comité du salut pu- blic Le 2 avril 1793 , la Convention décréta que Paoli serait appelé à la barre, et envoya dans l'ile trois DE LA CORSE. 127 commissaires, Saliceti, La Combe Saint-Michel et Delcher pour examiner sa conduite. Pozzo di Borgo, procureur-général syndic du département , depuis ambassadeur de Russie, fut aussi mandé à l’Assem- blée. Né vers 1760, à Alata , village voisin d'Ajaccio, il était avocat en 1589; il appartenait à une famille très-ancienne du pays. Paoli reconnut en lui un homme intelligent et habile ; il en fit son secrétaire intime. À la faveur de cete bauté protection, Pozzo di Borgo devint député. et alla siéger à l’Assemblée législative. De retour en Corse , il rendit compte de ses impres- sions à Paoli, à qui le mouvement révolutionnaire sem- blait trop rapide, el que la mort de Louis XVI acbeva de dégoûter. Ni Paoli ni Pozzo di Borgo n'obéirent au décret de la Convention. Tout aux idées du jour , avec l'instinct des grandes choses et la passion de la gloire nationale, plein en même temps de dévouement et de vénération pour Paoli qui avait été l'ami de son père , Napoléon prit hautement la défense du géréral insulaire. On était en plein 43. Malgré les dangers auxquels il s’ex- posait , il n'hésila pas à adresser en sa faveur une lettre à la Convention; il ne pouvait croire que Paoli nourrit la criminelle pensée de livrer la Corse à l'An- gleterre. Mais Paoli était parvenu à un âge où l’ardeur de la jeunesse fait place à la froide réflexion. Il s’effrayait des progrès de la démocratie. Ne sachant où s’arré- terait la révolution française , il erut qu'il valait mieux pour son pays appartenir à Georges IE qu'à Robespierre. Il espérait que le projet de consti- 128 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS tution qu'il avait rédigé pour la Corse , serait adopté par l'Angleterre ; enfin , la réunion de l'ile à la France était récente. I fit part de ses intentions au jeune ca- pitaine d'artillerie dont il admirait les vues profondes et la rapide intelligence. Il voulait l’entrainer dans son parti : Loutes ses instances furent inutiles. Napo- léon était français autant que corse. Il ne concevait pas pour son île bien-aimée un autre patronage que celui de la France ; il brisa alors à regret les liens de reconnaissance qui lunissaient au vieil ami de sa fa- mille. Le 26 mars 1793, Paoli convoqua tous ses partisans au couvent deSt.-François,près Corté,qui était le forum corse dans ces temps orageux. L’Assemblée décida que lui et Pozzo di Borgo avaient bien mérité du pays, que le décret de la Convention était l'œuvre de la ven- geance et de la calomnie , et qu’on ne devait pas re- connaître ses commissaires. ‘ Lacombe-Saint-Michel demeura dans Pile pour ras- sembler des troupes et marcher contre les insurgés. Saliceti et Delcher partirent pour Paris, et. sur leur rapport , la Convention, le 19 juillet, déclara Paoli traître à la patrie , et le mit hors la loi ; elle ar- rêla, en outre, qu’il y avait lieu à accusation contre Pozzo di Borgo. Les partis , dès le 17 juillet , coururent aux armes. Paoli avait à défendre sa tête, Deux drapeaux étaient en face l’un de l’autre , le drapeau de l'insurrection et celni de la France Dans la masse entière de la po- pulation , à l'appel de son ancien chef, il n’y eut qu'un cri. Cependant , les principales familles de Pile DE EA CORSE. 120) restèrent fidèles à la France. Je puis citer les noms des Sebasliani, des Abbatucci, des Gentili , des Ar- righi , des Pompei, des Galeazzini . des Giubéga, des Casalla, des Casabianca , des Bonaparte. Napoléon , au village de Boeognano , tomba entre les mains des adhérents de Paoli, qui le gardèrent à vue ; et nut ne sætcequ'ilserait devenu, sans l’ingéuieux dévouement d'un certain Tusoli, qui, pour endormir la vigilance de la garde , fit distribuer de l’eau-de-vie , et, quand le moment parut favorable , plaça , au-dessous d’une fenêtre donnant sur la rue , deux de ses aflidés ; ee fut en posant Ics pieds sur les larges épaules de ces individus, que Napoléon put s'évader. Il alla d'abord chercher un asile chez Poggioli d'Uceiana ; la nuit suivante , il se réfugia dans la bergerie du pâtre Ba- gaglino ; où le docteur Costa vint le recueillir avec une nombreuse escorte de parents ; il fit passer un avis à sa mère, qui se dirigea vers Calvi, où son fils la rejoiguit bientôt Alors dix à douze mille paysans fondirent des mon- tagnés sur Ajaccio ; on pilla la maison Bonaparte {x}, ondévasla tous sesbiens. Lamerede Napoléon, entourée d'un petit nombre de fidèles, s'était vue réduite à errer quelque temps sur la côte. Toutefois, Paoh, qui lui avait toujours témoigné une estime particulière ; essaya la (1} Voir le Mémorial de Sainte-Hélène sur lé pillage de la maison Bonaparte à Ajaccio , ville qué la banque de St.-Georges avait fait bâtir en 1493, Suivant Filippini, l’ancienne cité d’Ajaccio éfait à un kilomètre de la nouvelle , sur a colline où le fort Castelvecchio est resté. Jean de la Grossa prétend qu Ajaccio tire 130 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS persuasion avant d'employer la force. « Renoncez à votre opposition , lui avait-il fait dire, elle perdra , vous , vos enfants et votre fortune. » En effet , sans les chances de la révolution, la famille Bonaparte ne se serait pas relevée de ce désastre ; Lætizia répondit en héroïne et comme une Cornélie, qu’elle ne connaissait pas deux lois , qu'elle ne sui- vrait que celles du devoir et de l'honneur. Si le vieil archidiacre Lucien eût vécu, son cœur eût saigné à l’idée du péril de ses moutons, de ses chèvres, de ses bœufs , et sa prudence n'aurait pas manqué de con- jurer l'orage. Ne formant alors qu'une petite société de 150,000 ames , pauvre par le sol, profondément divisée par l'esprit de parti et les haines de famille, ayant des passions d'autant plus violentes qu'elles circulent dans un cercle étroit , corrompue par le plus pervers des gouvernements (le gouvernement génois), la Corse se trouvait en ces temps révolutionnaires , dans un état affreux de misère et d’anarchie. L'auteur des Ruines, Volney , qui acheta , en 1792, le domaine de la Confina, près d'Ajaccio, pour y fonder un éta- blissement agricole , où il voulait cultiver les produc- tions des tropiques , nous a laissé un précis de l'état de la Corse en 1792 et 1793 : « L'industrie est nulle dans ce pays, dit-il, on n’y a pas même des allumettes, tout vient du dehors ; l’agriculture est misérable ; il n'existe en Corse aucune liberté politique et civile. » De plus , il représente l'île comme le théâtre de tous les genres de corruption et de violences Lætizia dut, avec son fils Napoléon , sortir de la DE LA CORSE, 131 Corse et gagner la France, Fixée à Marseille, où elle croyait être accueillie en émigrée de distinction , elle s'y trouva perdue, à peine en sûreté, et fut fort déconcertée de n’y voir le patriotisme que dans les rues et tout-à-fait dans la boue. De cette ville, Napo- léon se rendit à Paris ; il y arriva an moment où les fédéralistes de Marseille venaient de livrer Toulon aux Anglais. Le 12 septembre 1793, on l’envoya en qua- lité de chef de bataillon au siège de Toulon; là, le prendra l’histoire, pour ne le plus quitter ; à, com- mence son immortalité. Paoli avait appelé à son aide Pamiral anglais Hood, qui bloquait Toulon. Ce dernier, après la levée du siège, mouilla à St.-Florent au commencement de 1704. Cette petite ville n’était défendue que par une poignée de Français. Après dix jours de résistance , la garnison se retira à Calvi. Une fois maitres de la place de St.-Florent et de son beau golfe , les Anglais serrèrent de plus près la ville de Bastia où était le général La Combe. Le maire de la cité, Jean-Bap- üste Galeazzini, soutenait par sa fermeté le courage des habitants dont le patriotisme croissait avec le danger. Ce siège coûta un œil au célèbre Nelson. La défense dura quarante jours ; enfin , la ville, pour échapper à une ruine imminente, capitule ; la garnison de Calvi, commandée par le général Casabianca , après de longs actes d’héroïsme , se rendit au mois d'août. Deux mois auparavant, en juin 1794, une assem- blée, présidée par Paoli, avait proclamé que Îles liens politiques de la Corse avec la France étaient 132 SUR L'HISTÔIRE ET LES MOEURS rompus à jamais, el arrêté que l'ile serait offerte au roi d'Angleterre. On rédigea dans cette consulte un projet de constitution, qui fut accepté au nom de Georges IT , par son plénipotentiaire , sir Gilbert Elliot , beau-frère de Pitt. Les représentants de la nation corse , sous le titre de parlement, proposaient les lois Tous les citoyens âgés de 25 ans , proprié- taires de biens-fonds quelconques , étaient électeurs et même éligibles, si les biens possédés s'élevaient à une valeur de six mille francs ; aucune taxe ne pou- vail être imposée sans l'adhésion du Parlement. Les délits qui entrainaient des peines graves , étaient jugés par le jury. La démocratie coulait à pleins bords dans celte conslitution. Les Anglais ne marchandent guère la liberté, iorsqw'ils n’ont pas d’autres moyens de séduire les peuples. Dans l'assemblée de juin, Paoli, sur la proposition de Pozzo di Borgo, reçut le titre de pére de la patrie, et de fondateur de la liberté nationale. croyait être nommé vice-roi; mais le gouvernement anglais confia cette dignité à sir Gilbert Elliot. Paoli dut se contenter de vains honneurs. Ainsi, son buste en marbre , fut placé à Bastia , dans la salle du Parlement; on l’inau- gura pompeusement, tandis qu’on allait mettre bon. nêtement de côté l'original ; c'était de l’encens pour les morts, des fleurs dont on pare les urnes funé- raires. Bientôt on chercha à le déconsidérer dans l'esprit de ses compatriotes; on l'abreuvait de dégoûts pour l'éloigner des affaires ; la défiance la plus injurieuse s’attachait à tous ses artes. Sir Elliot ne tarda pas à DE LA CORSE. 133 se brouiller avec Paoli. Le vieillard s'était retiré à Rostino au milieu des montagnes. Sa demeure était devenue le point de réunion de tous les mécontents ; là, il ne cessait de blâmer la conduite du Vice-Roi. Elliot reprochait, à son tour, à Paoli, d'être d’un caractère inquiet , de ne pas savoir se résoudre à vivre en simple parliculier ,; et de vouloir trancher du maître du pays. Paoli eut plusieurs conférences avec leVice-Roi. Dans l’une d’elles, blessé par quelques observations , le général corse lui dit : « Je suis ici dans mon royaume 3 jai deux ans fait la guerre au roi de France , j'ai chassé les républicains ; si vous violez les priviléges et les droits du pays, je puis plus faci- lement encore en chasser vos troupes. » Elliot ne lai en laissa pas le temps. Un mois après, le roi d'Angleterre écrivit à Paoli une lettre où il lui conseillait de quitter la Corse, et de se retirer à Lon- dres, où il serait traité avec les plus grands honneurs « Votre présence en Corse , portait la lettre , fait ombrage à vos ennemis, ei donne trop d’ardeur à vos partisans. » Avant de se soumettre à cette espèce d’ostracisme, Paoli demanda quelques jours. Dans cet intervalle, il sonda les dispositions des masses, et fit en quelque sorte le dénombrement des siens. Placé à la grande fenêtre du couvent de Rostino, une longue-vue à la main, il apercevait au loin ceux qui avaient répondu à son appel. Qu’ont-ils sur la tête, comment sont-ils habillés, demandait-il à un de ses amis ? — Ils ont des chapeaux et des vestes de drap étranger — Tant pis. murmurait-il tout bas. — Il était facile de voir qu'il 134 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS s'altendait à une réunion plus considérable. Sa des- linée était accomplie; il se rendit à Londres , où le gouvernement anglais lui fit une riche pension. Après 1769 , l'intention de Paoli était de passer le reste de sa vie entre ses livres et un petit nombre d'amis. Il dut encore trainer sa vieillesse dans l'arène brûlante des partis. Au lieu d’une tente pour le som- meil , il vit se dresser devant lui le funébre drapeau de la guerre civile. S'il fût mort en 1768 , peu d'hommes eussent fermé plus heureusement les yeux à la lumière. De 1755 à 1769, nulle popularité au monde n'avait surpassé la sienne. L'histoire n'offre pas d'exemple d’une harmonie plus parfaite entre une nation et sou gouvernement. Paoli était l’homme de l’époque ; il n'avait pas une pensée, pas un vœu qui ne füt d'accord avec les inslincts des masses. « Après mon retour de Londres , disait-il ; il men élait plus de même. Certes, la Corse navait pas changé de place ; les rivières de Tavignano et du Liamone coulaient loujours dans le même lit, Monte Rotondo était encore debout au milieu de toutes les autres montagnes ; mais dans les mœurs et les sentiments , quelle transformation, quelle différence! Je ne tardai pas à reconnaître qu'entre 1769 et 1790 , il y avait toute la distance d’un siècle. Le patriotisme avait cessé d'être une vertu vulgaire; on n’en parlait plus que comme d’un effet surhumain. La nationalité corse passait dans bien des esprits pour une vieille chimère. L'accueil que je reçus du pays, à mon arrivée, fut une sorte d'apothéose ; mais 11 y avait autant de curiosité que d'amour. » Di LA CORSE. 13 Paoli mourut à Londres en 1807. Tant qu'il vécut, les succès de Napoléon réveillaient en lui de nobles sentiments. Il était heureux des triomphes de celui qu'il nommait son élève , et il illuminait son hôtel à chaque grande victoire du Consul ou de l'Empereur. Parcourant un jour les listes des émigrés, Napoléon remarqua le nom de Paoli: « Les grands hommes n'émigrent jamais. dit-il, en le rayant; ils appartiennent au monde. » Il exprima le regret, à St.-Hélène, de ne l'avoir pas appeié auprès de lui : « (’eût été pour moi, ajoulait-il , une vive jouissance , un vrai plaisir ; mais, entrainé par les affaires, j'avais rare- ment le temps de me livrer à des sentiments per- sonnels. » Dans tout le cours de sa vie, Paoli ne rêva que la grandeur , la gloire et le bonheur de la Corse. A son heure suprême, il tourna un dernier regard vers sa patrie, et voulut que le produit de ses épargnes fût consacré à linstruction de la jeunesse insulaire. En mourant, le 4 février 1807, il fit 70,000 de legs, outre la rente de 250 livres sterling, qu’il destina à l’école de Morosaglia et au collége de Corté , rente dont le capital était de 120,000. Aussi est-il resté le héros national , l’homme de la Corse. Paoli est un de ces hommes qu'on ne trouve plus que dans les Vies de Plutarque. { ne se maria pas, il avait des mœurs austères. 1 disait souvent que la philosophie d'Epi- cure ne produisit qu'un seul caractère sublime, au lieu que le Sloïcisme fut une semence de grands hommes. Celte remarque rappelle les beaux vers de Lucain : 136 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS …. Hi mores. hæc duri immola Catonis, Secta fuit, servare modum, finem que tenere, Naturamque sequi, patriæque impendere vitam, Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo. Qui le croirait? l'ile n'a encore élevé aucune statue , aucun monument , à celui qui l'affranchit du joug de ses oppresseurs , qui se dévoua pour elle, la dola d’une université , fit fleurir la justice, releva les autels et établit un ordre admirable dans toutes les branches de l'administration intérieure ! Un Spar- liate s'écriail avec une veitueuse indignation, au sujet de sa patrie : « Elle a attendu quarante ans pour décerner les honneurs de la sépulture aux cendres de Léonidas ! quelle honte, quelle ingratitude ! » La Corse ne mériterait-elle pas le même reproche , si elle tardait plus long-temps à s'acquitter envers le grand ‘citoyen qui aima tant son pays. et dont le nom mériterait d’être placé entre ceux de Wasington et de Guillaume Tell ? Loin d’apaiser les esprits, l'exil de Paoliles aigrit de plus en plus. Ensuite, les Corses n’entendaïent rien à la langue des Anglais, à leur humeur taciturne, à leur manière de vivre. Des hommes continuellement à table, presque toujours pris de vin, peu commu- nicatifs, ne pouvaient gagner le cœur des indigènes. La différence de religion fut un sujet non rnoins pro- fond derépulsion. C'était la première lois, depuis l'in - troduction du christianisme dans Pile, que le terri- loire corse élait profané par un culte hérétique. DE LA CORSE. 137 Comment des temples si nus et si tristes auraient-ils plu à des imaginations méridionales , que flattent si vivement les pompes du catholicisme, ses belles églises ornées de peintures , de tableaux , et ses imposantes cérémonies ? Les Anglais répandaient l’or à pleines mains; leshabilantslerecevaient, sansleuren témoigner la moindre reconnaissance ; ils n'avaient d’affection que pour leurs guinées. Les Français triomphaient alors en Italie, et un Corse les conduisait; après s’être emparé de Livourne, Napoléon y réunit tous les réfugiés de l’île. Il brülait du désir d’expulser de son pays les Anglais qu'il dé- lestait déjà, et contre lesquels il avait désormais une sorte de vengeance de famille à exercer. Commandés par le brave général Casalta, ces réfugiés abordent en Corse malgré les croisières anglaises. Les mon- tagnes se couvrent de feux pendant la nuit. Le bruit rauque de la corne marine , signal de l’insur- rection , se fait entendre dans toutes les vallées. A la vue des soulèvements qui éclataient sur divers points de l'ile , les Anglais s’embarquèrent avec précipi- tation. La Corse redevint française , ou plutôt ce fut à partir de cette époque qu'elle le devint réelle- ment. Napoléon et ses compatriotes, qui s’élevèrent avec lui, établirent une communauté de gloire entre la Corse et la France. Le sang versé dans les mêmes rangs, el pour la même cause, cimenta l'union des deux peuples. Le roi d'Angleterre n'avait porté que deux ans la couronne de Corse, qui ne servit qu'à dévoiler l'ambition du cabinet de St.-James ét à lui donner un ridicule. Cette 138 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS fantaisie coûta cinq millions sterling à la trésorerie de Londres ; il était diflicile d'employer plus mal l'or de Jobhn-Bull. CHAPITRE X. Envoi d’un administrateur en Corse, — Troubles continuels, — Gouvernement de l'île sous le Consulat et l’Empire. Nommé ministre plénipotentiaire de la république près la cour de Turin, Miot fut d’abord envoyé en Corse, après le départ des Anglais, pour réorganiser l'administration française. Le pays était livré au désordre et à l'anarchie. Miot écrivit au général Bonaparte pour lui demander des conseils et des secours en hommes el en argent. Il en reçut par ‘écrit cette courte réponse: « La mission que vous allez remplir est très-délicate ; ce ne sera que lorsque les affaires seront terminées, qu’il sera possible de faire passer des forces en Corse. La Corse est un peuple extrêmement difficile à connaitre, ayant l'ima- gination très-vive et les passions très actives. Je vous souhaite santé et bonheur. » Avec cette lettre, pas un bataillon, pas un écu. Toutefois , Miot ne perdit pas courage ; il arriva dans l'ile avec 300 Corses qui avaient pris du service dans l’armée française , et retournajent dans leur patrie ; par sa fermelé et sa prudence, il prévint les réac- tions, et rétablit, pour quelque temps du moins, DE LA CORSE. 139 l'ordre et la paix; après huit mois de séjour en Corse, il alla fixer sa résidence à Turin. Mais ensuite la crise du 18 fructidor se fit sentir dans l’île. Ce coup d'État atteignit quelques prêtres du pays. Sous le titre de catholiques royaux, des malveil- lants insurgèrent une partie du Fiumorbo. [ls portaient sur leurs bonnets une petite croix blanche; on appela ce mouvement révolte de la Crocetta. Pour sac- créditer d’un grand nom, les rebelles mirent à leur tête le général Augustin Giafferri , fils de l’ancien chef des Corses , Louis Giafferi. Vaubois qui commandait dans l’île , détruisit toutes ces bandes , et s’'empara de Giafferri qui fut fusillé; une telle catastrophe arracha des larmes à tous les habitants. La famille Giafferri était éminemment populaire. Vieillard de go ans, la victime aurait dû être considérée comme en enfance. A la même époque, périssait, mais glorieusement , un autre Corse, que sa valeur et son génie militaire avaient élevé rapidement au grade de général. Charles Abbatucci fut tué le 2 décembre 1797, à l’âge de 25 ans, dans une sortie qu’il fit pour déblayer les abords de la place d'Huningue Son nom brille au- jourd’hui sous les voûtes triomphales de l’Arc-de- l'Étoile. Il était fils de Jacques-Pierre Abbatucci, lieutenant de Paoli en 1768, et mort, en 1812, gé- néral de division. Bientôt allait s'offrir aux regards de la Corse un magnifique spectacle. Après avoir quitté Toulon , le 9 mars 1798, la flotte d'Egypte sillonna les rivages de l'ile. Cinq cents voiles parurent à la fois devant elle. Jamais pareil armement n'avait couvert les mers ; 140 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS on eût dit une vaste forêt dispersée sur l’étendue des eaux. Napoléon envoya à terre son chef d’état-major Berthier , pour inviter le général Vaubois à recruter des indigènes et à s'embarquer avec eux sur l’escadre. Agé de dix ans, le fils unique de Luce Casabienca descendit un instant du vaisseau l’Orient , dont son père était capitaine, pour aller à Bastia embrasser ses parents qu'il ne devait plus revoir. À la bataille d’Abovukir, lors de l’explosion terrible de l'Orient , il fut englouti avec son père dont il refusa toujours de se séparer , bien qu'il eût pu se sauver en consentant à passer sur un esquif. Ce trait de piété filiale a été célébré par Le Brun et Chénier. A son retour d'Egypte, Napoléon fut obligé de relâcher à Ajaccio, sa ville natale. Les vents con- traires l'y retinrent pendant six jours, c’est-à-dire jusqu’au 7 octobre 1799. Il employa une partie de ce temps à chasser , à se promener avec ses officiers dans les environs d’Ajaccio. A l'apogée de sa puis- sance , il ne compta pas ses couronnes avec plus de plaisir qu’il n’en mettait alors à montrer les petits domaines de ses pères, surtout sa campagne des Milelli, lieu préféré de son enfance. Il se souvint de Tusoli, dont nous avons parlé, et lui donna par acte notarié plusieurs fonds de terre. Il n’oublia pas sa nourrice dans la distribution de ses largesses. « Je me rappelle encore ses larmes lorsque je quittai la Corse pour la première fois, disait Napoléon au docteur O’Méara , à Sainte-ilélène; il y a de cela près de quarante ans; vous n’éliez pas né el moi j'étais jeune ; je ne prévoyais pas la renommée qui DE LA CORSE. 141 m'attendait ; je prévoyais encore moins que nous dus- sions jamais nous trouver ici ; mais que voulez-vous ? la destinée est immuable, il faut obéir à son étoile! la mienne était de parcourir les extrêmes de la VIe. » On sait qu’arrivé en France, Napoléon renversa le Directoire , et établit une nouvelle forme de gouver- nement. La Corse accueillit avec joie la révolution du 18 brumaire , qui concentrait presque toute la puissance nationale sur la tête de l’un de ses enfants. Néanmoins quelques troubles éclatèrent dans le Fiu- morbo. Des émigrés corses, débarqués sur cette plage, avaient répandu de l'argent, et annoncé partout que Paul I*., empereur de Russie, accourait avec des troupes nombreuses pour délivrer l'ile du joug de la république Le général Cervoni , qui s’était dis- tingué dans les guerres d'Italie, et Saliceti, doué du bon sens et de l'énergie des anciens montagnards corses , ramenèrent l’ordre dans le pays. Envoyé de là ambassadeur à Gênes , Saliceli y retrouva des traces de la barbarie ligurienne envers la Corse. En 1746, trente citoyens appartenant aux principales familles de Bastia , furent traïtreusement déca- pités par les ordres du Sénat. On exposa leurs têtes dans de petites cages de fer à l’entrée de la ville; elles y étaient toujours restées comme une vivante preuve de la vieille haine des Génois pour les Corses ; Saliceti les fit Ôter et ensevelir avec pompe. De nouveaux soulèvements, suscilés par les guinées de l'Angleterre, qui avait conservé des partisants dans 142 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS l'ile, firent adopter par le gouvernement consulaire des moyens de répression extraordinaires Une loi du 22 novembre 1800 décréta ce qui suit : « L’empire de Ja constitution est suspendu jusqu'à la paix maritime en Corse, el dans toutes les îles du territoire Français- Européen, distantes du continent de deux myriamètres et au-delà. » Un arrêté des Consuls du 7 janvier 18or , en exécution de Ja loi qui précède , nomma un gouverneur en Corse, autorisé à prendre toutes les mesures qu'il jugerait nécessaires. Son pouvoir allait jusqu’à faire des réglements portant peine de mort ; celui des Consuls eux-mêmes ne s'étendait pas si loin. Miot qui avait déjà été dans l'île sous le Directoire , fut appelé aux fonctions d’ad- ministrateur général. Il résista, et soutint qu'un militaire seul pouvait convenir à une telle mission. Ce fut en vain , et à cette occasion Napoléon lui manifesta la plus ferme volonté de respecter en France les libertés publiques ; mais il parla de la néces- sité d’une magistrature nerveuse pour fonder les li- bertés. « Nous avons, lui dit-il, fini le roman de la révolution; il faut en commencer l'histoire. Suivre une autre marche, ce serait philosopher, non gou- verner. » Miot fut bien reçu en Corse ; le souvenir de sa première administration avait disposé les esprits en sa faveur. Il trouva l’ile dénuée de tout et dans un état déplorable : la solde des troupes très-ar- riériée , les subsistances d’une cherté excessive, lin- surrection partout , lobéissance nulle part. L'on ne pouvait faire un pas sans une escorte. Miot profita DE LA CORSE. 143 d'un instant de paix avec l'Angleterre pour faire venir des blés dans Pile et la sauver des horreurs de la famine. 11 institua des tribunaux composés de juges civils et de juges militaires, prononçant souverai- nement et sans recours. Les brigands , les assassins dont l'ile était infestée furent poursuivis avec vigueur el_inflexiblement punis. Il réprima les abus du pouvoir ; mais ce retour à la justice ameuta contre lui tous les dilapidateurs, tous les concussionnaires. Eux et quelques adhérents de la famille du premier consul , qui avaient compté sur lui pour être linstru- ment de leurs passions , le dénoncèrent. Les notables de la Corse qui alors se trouvaient à Paris en grand nombre , el dont il avait refusé de placer les protégés, se firent les échos de ces dénonciations. Tout ce monde d’adversaires , que Miot s'était créé , deman- dèrent avec instance son rappel, et il le demandait lui- même plus fortement encore. Enfin , un acte de sa toute-puissance , qui lui paraissait simple et irré- prochable . lui procura, sans qu’il s’en doutàt, ce qu'il désirait depuis long-temps, la fin de son exil. Par un de ses arrêtés, il remit à plusieurs cantons de la Corse les contributions qu'ils se trouvaient dans l'impossi- bilité de payer ; le ministre chargé d’assurer le recou- vrement des impôts dans toute l'étendue de la répu- blique, détermina le premier Consul à faire rentrer Miot sur le continent , el un décret du 23 octobre 1802, vint replacer la Corse sous l'empire de la consti- tution. Miot avait pu, par quelques mesures , effrayer peul- être les bons citoyens ; mais son arrêté du 10 juin 144 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS 1802, encore existant , fera toujours bénir son nom. Dérogeant à la loi du 22 frimaire an vu, il réduisit de moitié les droits d'enregistrement pour les contrats de mariage, de vente, de donation, et dispensa de tous frais les actes devant les tribunaux de simple police. Il établit à Ajaccio un jardin botanique , et fonda dans cette ville la première bibliothèque qui eût été ouverte au public. Il y créa aussi une imprimerie ; elle fut la seconde dans l'ile. L'autre était à Bastia. Il est une place près d’Ajaccio, qui porte le nom de cet administrateur distingué. Il eut pour successeur le général Morand. Avide du pouvoir absolu , Morand écrivait souvent au ministre de la guerre pour l'engager à l'investir d'une sorte de dictature. Il traçait les tableaux les plus lugubres sur l’état des esprits, sur les tentatives des Anglais. A l’en croire, la Corse était un foyer de conspirations contre lepremier Consul. Dans une lettre adressée à Lucien Bonaparte, en janvier 1803, il n’hésita pas à réclamer le despotisme. «J'attends tou- jours. disait-il, les ordres du gouvernement pour la haute police. La tranquillité en Corse n’aura lieu qu’autant que le chef militaire sera revêtu de l'au- torité propre à la garantir. » Enfin, par arrêté des Consuls du 22 nivose an XI, la haute police fut confiée au général Morand avec cent mille francs d'appointements. La nature vague et mal définie de celte nouvelle autorité , ouvrait un vaste champ à l'arbitraire. Le général Morand s’arrogea le droit de toucher à tout, et finit par confisquer tous les pouvoirs. Il annula presque DE LA CORSE. 145 les tribunaux , en se constituant , pour ainsi dire, le Juge de paix de l’ile entière. Il décidait les contes- tations d'après les rapports qui lui étaient faits par ses officiers , distribués dans les villages les plus popu- leux ; ou bien il déléguait sa souveraineté à ses aides- de:camp, à de simples brigadiers de gendarmerie qui s'érigeaient en autant de magistrats suprêmes, et forçaient les citoyens à accepter leurs sentences. I fallait s'y soum:ttre , sous peine d’être enlevé , trans- porté en France el emprisonné à la tour de Toulon. 1 arrivait quelquefois à Morand de casser les décisions des juges ordinaires , quand elles ne lui plaisaient pas. Au sujet d’une révolte dans le Fiumorbo, il fit con- damner à mort dix individus, et en envoya cent cinquante dans les prisons d'Embrun. Le général Cervoni, commandant en chef à Marseille, écrivit alors ces mots d’une sanglante ironie , à Saliceti , ministre du roi de Naples : « Soyons contents, le gé- néral Morand fait le bonheur de la Corse, on y fu- sille au moins un homme par jour. Oh! que la haute police est une admirable chose! » Une autre fois, sous prétexte que des, habitants d’Ajaccio voulaient livrer la ville aux Anglais , il donna l'ordre d'arrêter vingt-neuf personnes, et les fit juger par une commission militaire. Napoléon igno- rail de tels actes de rigueur, Au reste, dès qu'il avait accordé sa confiance à un homme , il ne la lui relirait plus, à moins , comme il avait l'habitude de le dire, qu’il ne le prit la main dans le sac. Cepen- dant les plaintes de ses compatriotes devinrent si vives, qu’il chargea le sénateur Casabianca de lui 146 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS adresser un rapport, à la suite duquel Morand fut rappelé en 1811. Il'avait gouverné la Corse pendant dix ans. Plu- sieurs de ses mesures furent empreintes d’un cachet odieux. I! agissait souvent en pacha et jugeait à la turque (1). H plaçait partout le tranchant de son sabre. Mais cette justice bottée eut quelques effets salutaires. Elle jeta l’effroi dans l'âme des malfai- Leurs , et purgea le pays de bandits. Cinq bataillons de chasseurs corses que Morand avait organisés , et qu’on appelait battagliont dei pinzuti, à cause de leur bonnet pointu , parcouraient l'ile dans tous les sens, et contribuaient puissamment à la sécurité pu- blique. Quoi qu’il en soit, la mémoire du général Morand est peu vénérée en Corse. On ne se souvient que du mal qu’il a fait. Parle t-on de la tyrannie sous l'Em- pire, chacun nomme aussitôt Morand comme le type du despotisme. Les temps passés vivent parfois dans quelques syllabes. Aïnsi, pour nous. la terreur est dans le mot Barrére , et la St.-Barthélemy dans le mot Catherine de Méhcis. Morand a eu le sort des hommes qui, même avec des intentions franches et droites, consentent à se substituer à la loi, et à régner à sa place. (1) On doit bien se garder, en général, de donner des fonc- tions civiles à des gens de guerre ; il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes hommes n'aient pas en même lemps la confiance du peuple et la force pour en abuser. » (Montesq. Espr. des lois, liv. 5 , ch. 19.) DE LA CORSE. 147 Il est vrai que le régime militaire , le régime du bon plaisir ne pesait guère moins sur les autres par- ties du territoire français. Napoléon qui possédait , à un haut degré, le sentiment de l'égalité humaine , l'introduisit dans la législation. Il erut que cela suf- fisait, et oublia la liberté, ( à laquelle il devait bien un peu de son immense fortune), peut-être par- ce que la liberté fait peur quand elle vient au monde, et que d’ailleurs, de toutes les choses d’ici-bas, elle est la plus diflicile à s’apprendre ; peut-être agissait- il sous l'influence de la conviction intime , que, pour accomplir de grands desseins , on a besoin de beau- coup d’arbilraire et de l’arme de la dictature. Le décret du 11 août 1793 avait formé de la Corse deux départements, celui du Liamone et celui du Golo (rivières du pays). Après le départ du général Morand on voulut unir ce que la nature des choses semblait avoir séparé sans retour ; car la configu- ration du sol bérissé de tant de rochers , coupé par des ravins si profonds, sillonné par des torrents si nombreux , résiste à toute idée de centralisation ad- ministralive. Une chaine de hautes montagnes, es- pèce d’Alpes Corses , s'élève entre les contrées du Galo et du Liamone , comme une barrière que , dans l'hiver, les neiges rendent souvent inf:anchissable, Cependant quelques membres de la famille impé- riale arrachèrent à Napoléon le sésatus-consulle du 19 avril 1811, qui supprimait la préfecture du Golo, et érigeait en capitale du pays Ajaccio, leur ville natale , hors la portée des deux tiers de la population. On ne laissa à Bastia que ce qu'aucune puissance 148 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS humaine n'avait la faculté de lui ravir, je veux dire son commerce , son industrie, les villages qui l’en- tourent, el son voisinage avec la belle Italie. L'action du pouvoir ainsi concentré à Ajaccio, se trouva bien affaiblie dans une ile d’une telle longueur , et alors sans chemins pralicables. L'autorité administrative, essentiellement prompte , doit être peu éloignée des événements. La détermination la plus vigoureuse est souvent impuissante, quand son exéculion est à la merci des temps et des distances. Aujourd’hui lés honneurs de la souveraineté sont partagés entre les deux anciens chefs-lieux ; le siége du quartier-général de la cour royale est à Bastia ; la préfecture , l'évêché, l'académie, sont à Ajaccio. César Berthier , frère du prince de Neufchâtel , remplaça en Corse le général Morand, et suivit à peu près le même système, mais avec moins d'énergie. Susceplibie peut-être d’un élan généreux , il se mon- ‘trait habituellement d'un caractère léger et frivole. Or, la vertu d’un homme , dit Pascal, ne doit point se mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordi- naire. César Berthier ne parut pas à la hauteur de la mission qui lui était confiée. Il est vrai qu’il exerça le commandement dans des circonstances encore plus difficiles que le général Morand. Napoléon , qui avait voulu recommencer Charlemagne , voyait partout s'évanouir ses rêves de monarchie universelle ; vainèue par les frimas en Russie (1), la France ini- (1) Dans les processions, à Ajaccio, la Madone (la Vierge) a son front paré d’une couronne d'or où brille un diamant de la comtesse César Berthier, qui apportait ses bijoux à la vierge des DE LA CORSE. 149 périale qui avait d'abord obtenu des triomphes qui tiennent du prodige , allait finir par des infortunes que rien n'égale. Ces revers avaient ébranlé la con- fiance dans le pouvoir et ranimé de vieux ressenti- ments ; puis , les Anglais, qui occupaient la mer, cernaïient de plus près la Corse ; on ne recevait de Toulon ni argent ni vivres ; les contributions de l'ile étaient fort arriérées. Le général Berthier ne savait comment remédier à une sifualion aussi crilique , aussi menaçante. Il ar- rêla enfin que les plus riches habitants de l’île verse- raient dans les caisses publiques, pour eux, leur famille et leurs clients, tout ce qui restait dû des impôts directs , et l'Etat s'engageait à les rembourser dans le cas où plus tard les redevables ne les eussent pas payés. Cette mesure violente reçut un commencement d'exéculion à Ajaccio et à Calvi. Mais à Bastia, élie servil de prétexte à quelques ambitieux et anciens royalistes, pour entrainer le peuple à la révolte, et livrer une partie de l’île aux Anglais. Lorsqu’en 1814, les coalisés entraient à Paris, la Corse fut envahie par les troupes britanniques. Le général ennemi publia, le 6 mars, un arrêté pour qu'on rendit la justice au nom du Roi de la grande Bretagne. Organe des sentiments du pays, la Cour déclara solennellement, en présence des baïonettes étrangères , qu’elle croirait trahir ses devoirs les plus sacrés , si elle reconnaissait un autre miséricordes, pour que Dieu fit revoir la patrie aux restes de nos légions vainçues par les frimas dans la campagne de Moscou. 150 SUR L HISTOIRE ET LES MOEURS souverain que Louis XVIIE. Peu de temps après cet acte de patriolisme et de courage civil, les Anglais évacuaient entièrement l'ile. A la fin de 1814 , le maréchal-de-camp Bruslart , militaire tout-à-fait obscur , connu seulement dans les armées françaises pour quelques coups de main dans la Vendée , vint commander en Corse. On pensa qu'il y était envoyé pour épier la conduite de Napo- léon à l'ile d'Elbe. Bruslart n’y fit qu'un séjour de courte durée. Il allait éclater un événement immense. Au retour des Bourbons , l’ancien et le nouveau régime se relrouvèrent en présence. La noblesse et le clergé qui avaient long-temps possédé la France et le Liers-elat lui-même, voulaient que la liberté et lPéga- lité fussent , comme autrefois , l'apanage exclusif de quelques-uns. La contre-révolulion aspirait à faire revivre celle maxime de Lucain : Humanum paucis vivit genus. Toul ce qui appartenait à 89, à PEmpire , était abaisse, flétri. Ces prétentions surannées, cette mise hors la loi de {ous nos souvenirs glorieux, exci- taient de profondes méfiances et de sourds méconten- tements. Averti de celle inquiétude des esprits , Napoléon, avec une poignée de vieux soldats, fils de ja victoire, va reconquérir un Elat de trente millions d'hommes ; par un mouvement électrique sans exemple dans l'histoire , il est porté en quelques jours triomphale- ment jusqu'à Paris, sans avoir brûlé une amorce. Le gouvernement existant disparut aussitôt avec tous ses agents, comme les nuages se dissipent à la vue du soleil. DE LA CORSE. 151 A peine avait-il quitté l’ile d’Elbe, que tout lin. térieur de la Corse fut en armes. Une junte nationale el un comilé d’insurrection organisèrent une milice. Napoléon nomma le duc de Padoue, gouverneur de la Corse. Il avait d'abord résolu d’en donner le commandement à son frère Lucien; mais l'impor- lance et la rapidité des événements ne permirent pas de réaliser ce projet. «S'il en avait été ainsi, disait plus tard, Napoléon, je serais resté le maître en Corse; elle eût servi d'asile à nos patriotes persécutés ; j'ai moi même fait peut-être une faute, en abdiquant, de ne m'être pas réservé la souveraineté de la Corse avec quelques millions de la liste civile, de nw’avoir pas emporté ce que j'avais de précieux, et gagné Toulon d’où rien n’eût pu gêner mon passage. Alors je me serais trouvé chez moi ; la population eût été ma famille ; j'aurais disposé de tous les bras , de tous les cœurs. 50,000 hommes n'auraient pu mesoumettre; cest précisément même celle posilion heureuse qui m'a relenu; je n’ai pas voulu qu’on püt dire que, dans le naufrage du peuple français, moi seul javais eu l'art de gagner le port. L’humeur du moment me décida pour l'ile d'Eibe ; toutefois si j'avais eu la Corse , il est à croire que le retour de 1815 n'’eût pas été Lenté. » De vifs regrets accompagnèrent dans sa chute le gouvernement qui, malgré ses lorls, avail entouré la palrie d'une si éclatante auréole de gloire. En Corse plus qu'ailleurs, on lint comple au chef de l'empire d'une illustration qui rejaillissait sur le ber- ceau de sa naissance. Cependant, sous le règne de 10 152 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Napoléon, la Corse demeura stationnaire ; c’est la triste condition du pouvoir absolu , d'être impuissant et stérile en sa propre eause. La loi du recrutement, exécutée avec une extrême rigueur. finit par laisser un vide immense dans l'ile. La disette des céréales dont la croisière anglaise avait rendu l'importation si difficile . accrut considérablement les maux du pays. En outre , le commandant de l'ile, revêtu de préro- gatives extraordinaires ; rappelait trop souvent, dans ses mesures vexaloires , les gouverneurs génois. Le régime du sabre ne pouvail convenir à un peuple si fier et si irascible. Il ne faut pas oublier que la hi- deuse coutume des vengeances est fille de l'erreur, non de la perversité ; pour la détruire , il agit moins de frapper fort que de frapper juste. Cette époque funeste ne vit naître aucun établis- sement industriel. Le pays était dépeuplé et sans voies de communication ; or , n'est ce point par le nombre des habitants et Pétat des routes , que l’on juge de Ja civilisation d’un peuple? Sauf le quai et la fontaine d’Ajaccio. ie chemin du golfe de Sagone à la forêt d’Aïtose , quelques réparations à la route de Bastia à Ajaccio, l'Empereur ne fit rien pour le pays où il avait reçu le jour. S'il eût employé à ou- vrir des routes dans l'ile, à construire des ponts, à fonder des colléges, à dessècher des étangs , à encou- rager l’agriculture et le commerce , une partie des trésors qu’il a enfouis dans les marais d'Alexandrie, ou semés sur les chemins de Nice à Gênes , de Cham- bery à Turin , de Savone à Acqui , de Parme à Pon- tremoli, ces depenses ne seraient pas perdues pour DE LA CORSE. 153 la France , et ses compatriotes jouiraient aujourd'hui de ces nombreuses améliorations. Maïs on eût dit qu'il ne voulait pas avoir les Corses pour ses conci- loyens , qu’une contrée pauvre et agreste offrait à son orgueil une origine trop commune. Craïignaïit il que ses ennemis el ses envieux ne regardassent comme un tort, comme un vol fait à la France ce qu'il aurait dépensé pour les Corses ? Peut-être jugeait-il inutile de rien tenter , lant que les Anglais seraient maitres de la mer Il ne se souvint de sd patrie que lorsqu'il n'était plus temps, à l’île d'Elbe , à Ste. -Hé- lène , où il aimait à s'entretenir longuement de ses projets sur la Corse, qu’il avait , déclarait-il, ajour nés à la conclusion de la paix. La Corse ! S'e -Hé- lène ! Là, fut soa berceau ; là, sa tombe ; là sa Jeu- nesse , ses courses avec Paoli, ses premiers rêves de gloire patriotique et de commandement peut-être ! S®.-Hélène! cet exil si amer et si noblement sup- porté , celle obsession des habits rouges à tous les coins de montagnes, ces longues soirées mélancoliques avce de pieux amis , ses retours si tendres de ses der- niers à ses premiers jours, ces continuels souvenirs de la famille, de la terre natale dont le prisonnier croyait sentir encore l'odeur, et dont il n'avait jamais, disait-il , retrouve ailleurs le parfum ; puis le con- traste des grandeurs passées de cet homme terrible , dont la main s'était lassée à courber les têtes des rois, avec sa destinée présente de captif enchainé sur un roc solitaire dans une île de l'Océan ! Quel sujet de méditation à la fois plus touchant et plus triste : 154 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Une splendide colonne de granit doit se dresser sur la place Bonaparte , à Ajaccio , surmontée de la statue du héros. C’est un énorme monolythe de 18 mètres de long, extrait en Corse de la carrière d'Algaïola. Les travaux sont suspendus, parce que les fonds de la souscription (80,000 fr.) sont épuisés. La mémoire de Napoléon, grande comme le monde, n'avait sans doute pas besoin du témoignage du marbre ; mais les habitants ont voulu par là manifester leur enthousiasme pour celui qui fut la représen- tation la plus glorieuse de la Corse. CHAPITRE XI. La Corse sous la Restauration. Louis XVIII était rentré à Paris; le calme commen- çait à se rétablir en Corse, lorsque , le 25 août 1815, J'ex-roi de Naples, Joachim , vint y chercher un asile. Il se réfugia au Vescovato, chez le général Fran- ceschetti, qui avait servi long-temps dans sa garde. Voici comment le général peint lui-même sen éton- nement et sa douleur à la vue de lillustre proserit : « Un homme se présente enveloppé dans une capote , la tête enfoncée dans un bonnet de soie noire, la barbe épaisse, en pantalon , en guêtres, en souliers de simple soldat ; il étail exténué de fatigue. Quelle fut ma surprise , lorsque , sous ce costume grossier , je reconnus le roi Murat , ce prince naguère si magni- fique! Un cri échappa de ma bouche , et je Lombai à ses genoux. » DE LA CORSE. 155 Instruit que Joachim était au Vescovato , le colonel Verrière , commandant provisoirement toutes les troupes de l’île, y envoya aussitôt trente-et-un gen- darmes , avec ordre de l'arrêter ; mais ces militaires, en trop petit nombre pour remplir leur mission , durent s’en retourner Joachim était entouré de plus de deux cents officiers corses , tons ses anciens com- pagnons d'armes. Leur dévouement d’une part, et l'intrigue la plus atroce de l'autre , le poussèrent bientôt à chercher les moyens de reconquérir son trône. De perfides agents, placés auprès de lui par la cour de Naples, qui faisait épier toutes ses dé- marches , excilaient son imagination romanesque et lui représentaient les habitants de la Calabre, comme favorables à sa cause Celui qui avait été si long-temps le favori de la fortune, crut qu'elle revenait à lni ; c’était un piège qu’elle tendait à sa crédulité pour le plonger plus avant dans l’abime du malheur. Il n’est pas impossible que le retour de l'Empereur de l’île d’Elbe ne lui eût aussi tourné la tête , et qu’il n’espérât en renouveler le prodige pour son propre compte. Mais le colonel Verrière publia une proclamation par laquelle il in- vitait tous les royalistes à marcher contre lui. Alors Murat se décida à quitter Vescovato, et se dirigea sur Ajaccio. Dans le trajet , il déjeuna chez le respectable curé de Vivario, Pantalacci, qui, pendant {o ans, avait vu se succéder en Corse {ant de puissances éphémères, et avait donné Phospitalité à tous, aux Anglais, aux Français, aux vainqueurs, aux vaincus, à Napoléon lui-même au temps de ses malheurs lors- 156 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS qu'il était poursuivi par Paoli. Joachim lui demanda ce qu'il pensait du succès de son entreprise. Le vieil- lard répondit qu’il m'était qu'un pauvre prêtre, et n'enfendait rien à la guerre , mais qu'il augurail mal d'un tel projet. Murat dit vivement au curé, qu'il élail aussi sûr de ressa sir son trône , que de tenir le mouchoir qu'il avail à la main. Le 28 septembre. après avoir réuni toutes ses res- sources, il partit d’'Ajaccio à minuit. Six barques com- posaient sa flottille . qui portait 250 hommes. tant mi- litaires que marins. Le général Franceschetti, après l'avoir recueilli dans sa demeure , se dévoua à sa cause. Joseph Fieschi qui, un jour , devait acquérir une si épouvantable célébrité , suivit Franceschelti dans le régiment duquel il avait servi en 1812. On sait la sanglante catastrophe qui termina cette aven- tureuse expédition. À une époque où tout semblait commander aux arbitres du monde de fortifier le principe monarchique, en consacrant plus que jamais l'inviolabilité des personnes royales , et de conserver au moins à la royauté ses droits imprescriplibles , lorsqu'on ne pouvait lui rendre tant de prestiges éva- nouis, un brave guerrier . que presque tous les sou- verains de l’Europe avaient salué du nom de frère , était jugé el condamné , comme un vil bandit, à une peine capitale, sur le sol même où il avait régné, où il avait porté la couronne ! Triste et funeste exemple qu'il n'aurait pas fallu donner aux nations ! Peu de temps après le départ de Murat, le marquis de Rivière , depuis gouverneur du duc de Bordeaux , fut désigné pour commander en Corse. Il avait des DE LA CORSE. 157 mœurs douces et une grande piété Mais trop absolu dans ses opinions politiques, trop ardent royaliste, il se laissa entrainer dans des vo'es de réaction dé- plorables. 11 persécuta les bonapartistes ; il envoya les uns au fort la Malgre, les autres dans les pri- sons de l'île. Plusieurs n'échappèrent à ses rigneurs que par la fuite. De toutes les passions du cœur hu- main, il n’en est pas de plus violente et de plus aveugle que l'esprit de parti. Les individus atteints de cette fré- nésie de l’ame, à quelque bannière qu'ils appartiennent, royaliste ou républicaine, sont également intolérants. Les passions rendent les hommes semblables entr’eux, comme la fièvre jette dans le même état des tempé- raments divers Le marquis de Rivière subit done trop l'influence de ces Lemps d’irritation ; et on peut Ini reprocher aussi son expédilion du Fiumorbo. En partant de Corse, Joachim laissa quelques gages pour des sommes qu'on lui avait prêtées. 1 confia plusieurs diamants d’une grande valeur au chef de bataillon Poli. Le marquis de Rivière fit sommrr cet officier de rendre ces objets précieux , comme appartenant à la cou- ronne de France. Poli répondit qu'il les avait reçus en dépôt du roi Murat, pour les remettre à la reine Caroline , et qu’il remplirait son mandat. Le mar- quis obéissant peut-être aux instructions de l'autorité supérieure, insistait, et devint de plus en plus mepa- gant. Poli se retira dans les montagnes du Fiumorbo, et fit dire à l'intrépide marquis de venir prendre les diamants. M. de Rivière rassemble aussitôt une armée de 6,000 hommes, el se met bravement en marche. 158 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS On courut aux armes de part et d'autre , et la guerre civile éclata , non pour décider la question de savoir si l'empire du monde appartiendrait à César ou à Pompée, mais pour s'emparer d’une demi-douzaine de diamants qui étaient la propriété d'un lugitif. Après plusieurs rencontres, où les (troupes royales ne furent pas loujours viclorieuses , voyant qu’il com- promettait singulièrement sa réputation à poursuivre celte folle entreprise, M. de Rivière battit en retraite, et ne tarda pas à rentrer en France Il avait orga- nisé tous les services publics. Son administration, en-dehors de la politique, mérita des éloges. Il tra- vailla avec une paternelle sollicitude au bien-être des habitants de Bastia. Il fixa dans cette ville la rési- dence de la cour royale el du quartier-général. Na- poléon avait supprimé les douanes en Corse , M. le marquis de Rivière les rétablit; par là, un grand nombre de familles trouvèrent des moyens honorables d'existence. Les douaniers forment un cordon autour de l'ile , et veillent nuit et jour pour empêcher toute introduction frauduleuse de marchandises , et le débarquement de tout navire sans être reconnu et admis à l’ertrée. Les préposés sont ainsi les gardiens de la santé publique. Nous verrons ail- leurs comment ce système de douane fut ensuite organisé, et l'influence qu'il exerça sur l'industrie de la Corse. La double chute de l'Empire et les deux restau- rations avaient interrompu dans l'ile le cours de la justice. Cet interrègne de la loi accrut le nombre des affaires. Les magistrats durent jeter un long DE LA CORSE. 159 regard en arrière. Leur position était pénible et em- barrassante. Ecrasés sous le fardeau d’un passé im- puni et d'un présent gros de périls, ils pensèrent qu'il fallait s'armer d’une extrême énergie. D'un autre côté. le décret du 22 nivose an XI, qui meltait la Corse sous la haute police, avait été révoqué le 21 août 1816 par le gouvernement. L'autorité militaire était rentrée dans ses limites naturelles. La haute police ne se dressait plus comme un effrayant fantôme, et ne prêlait plus au pouvoir le reflet d’un menaçant arbitraire. Le système de répression se reporta vers l'administration de la justice, et se plaça sous la protection de son glaive. Le jury était remplacé par une cour criminelle. Ministres austères de la vindicte publique, les magistrats rendirent une foule d’arrêts par coutumace; des mandats furent lancés de toutes parts; les individus poursuivis attribuërent ces ri- gueurs à leurs anciens ennemis; des vengeances hor- ribles éclatèrent, et de nouveaux crimes ensanglan- tèrent le sol de la Corse. Cependant , on n'avait fait en cela qu'exécuter scrupuleusement la loi, et le procureur-général, M. Gilbert Boucher . montra dans ces temps néfastes un courage et un amour du devoir qui honoreront à jamais son administration. La restauration ne s’occupa guère de ce pays, com- plice à ses yeux de trop de gloire, coupable d’avoir donné le jour à son plus infatigable et à son plus terrible ennemi. Elle semblait n’y dépenser que tout juste ce qu'il fallait pour empêcher les habitants de mourir ; il leur était permis de vivre, à condition de rester éternellement pauvres. Sans avoir partli- 160 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS cipé aux bienfaits de Napoléon, ils héritèrent de la haine que les Bourbons avaient vouée à sa mémoire. Quand alors un ministre disait qu'il eût été à désirer que la Corse fût engloutie sous les flots, quand le plus illustre de ses écrivains refusait à ses habitants la qualité de français, ils étaient tous les deux les interprètes fidèles de leur gouvernement (1). En vain le comte Horace Sebastiani revendiquait souvent à la tribune leurs droits méconnus, et la faisait retentir de ses mâles et patriotiques accents ; la qualité de Corse était un litre d'exclusion. Le comte Horace disait à la tribune : « Un peuple qui, dans le siècle précédent, avait su conquérir son in- dépendance et sa liberté, mériterait des égards et quelqu’estime. Les vainqueurs des Génois, ceux qui ont résisté plusieurs années à la puissance et aux armées de la France, doivent occuper une place hono- rable dans l'histoire, et si la civilisation ne les a pas encore élevés à la bauteur où elle a placé leurs frères du continent , ils n’en sont pas moins dignes de faire partie de cette grande monarchie » Toutefois, en 1821, il obtint qu’un inspecteur des études chargé des fonctions de recteur, résidàt en Corse pour hâter les progrès de l'instruction publique; plus tard, il fit abolir l'impôt que l’on percevait en France sur les huiles et autres productions de l’île. Il détermina le ministère à proposer une loi qui aurait donné à la (4) V. à ce sujet les beaux discours prononcés par M. Limpe- rani, député de la Corse. dans les séances des 23 février 1833 et 25 avril 1835. DE LA CORSE. 161 Corse deux autres sous-préfectures, Vico et Cervione. La loi passa à la Chambre des députés, et fut rejetée à celle des pairs, sous de misérables prétextes d’éco- nomie. On ne voyait daus la Corse qu’une île turbulente, qui coûlail plus qu’elle ne rapportait ; on oubliait que, placée au centre de la Méditerranée, riche de forêts précieuses pour la construction de nos vaisseaux , entourée de ports les plus vastes et les plus sûrs, avec un sol fertile qui peut nous donner une partie des produits des Antilles, une telle contrée, habitée par une population belliqueuse et fière, qui conserve encore le germe de toutes les vertus primitives, mé- rilait {ous les soins éclairés d’un gouvernement qui aurait su embrasser l’avenir. On oubliait que ce n’est pas pour les produits de leur territoire que l'Angleterre a acquis et retient à grands frais Gi- brallar , Malte, les îles ioniennes et le Cap de Bonne-Espérance. La restauration traitait partout les Corses avec un souverain mépris, les excluait de presque tous les emplois , el cependant elle s’étonnait que le pays ne, fit aucun progrès, se débatlit tou- jours au milieu des haines et des vengeances, et se plaignil sans cesse du gouvernement. Cela me rappelle le faic suivant. Un militaire avait reçu l'ordre d’administrer un châtiment corporel à l’un de ses camarades ; on lui recommanda de frapper tour- à-tour les diverses parties du corps; il dirigeait ses coups en conséquence. Le patient criait toujours avec une obstination révoltante. Epuisé de fatigue el tout en colère, le militaire jette son fouet en s’écriant : 162 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS « Que le diable vous brüle ! de quelque manière qu'on vous fouette, il n’y a pas moyen de vous plaire. » J'ai déjà dit que l'Empereur ne pensa qu'aux indi- vidus de son pays, el non au pays en général. Il allégua , pour se justifier , ses grandes guerres el ses vastes préoccupations. À défaut de biens réels , Na- poléon enrichit la Corse d’une gloire immense, et, s’il ne lui a pas donné de gages pécuniaires de sa solli- citude, il voalut du moins, dans son testament, queses cendres reposassent sur les bords de la Seine ou dans la cathédrale d’Ajaccio. Aussi quelle ne fut pas la douleur des Corses quand ils apprirent sa mort arrivée le 5 mai 1827! Rien surtout n’égala la consternation des habitants d’Ajaccio Ils fermèrent toutes les fe- nêtres de leurs maisons et prirent le deuil Pendant plusieurs mois, on n'entendit ni chants ni bruits joyeux. Les rues étaient désertes, et la ville présentait l’image d’une désolation universelle. En combinant le jour et l'heure du décès de l'Empereur , le peuple se rappela que le 5 mai, sur les six heures du soir, il avait vu un méléore partir du fond du Golfe, passer au-dessus de la ville, la traverser tout entière , et se perdre dans le faubourg, laissant derrière lui une trace jaunâtre. Ce phénomène naturel fut regardé par le peuple , toujours porté au merveilleux , comme l'esprit de Napoléon qui , avant de quitter ce globe terrestre , venait adresser un dernier adieu à sa ville natale. Tels sont les faits historiques que j'ai voulu re- tracer , avant de parler des mœurs et de la situation actuelle de la Corse. La connaissance du passé jette DE LA CORSE. 163 toujours de vives lumières sur le présent. Ce qui a été, même lorsqu'il n'est plus, est encore la raison de l'existence pour ce qui est. Cette idée s'applique surtout à la Corse. Ainsi, on demande souvent com- ment il se fait qu'entre la France et l'Italie, dans les eaux, en quelque sorte, de Livourne , de Gênes, de Marseille, des trois villes les plus industrieuses , les plus commerçantes de la Méditerranée , il se ren- contre un pays, le seul qui n’ait pas refleuri depuis la disparition de la civilisation romaine, dans lequel industrie , le commerce ont à peine pénétré, et où la vie des hommes, que les lois et la conscience univer- selle placent partout ailleurs au premier rang des biens, est dans diverses localités la propriété peut- être la moins respectée. Pour résoudre cette ques- tion , il faut se rappeler l'immense misère où la Corse était plongée, lorsqu’en 1769, elle a été associée aux destinées de la France , et tout ce qu’elle a souffert jusqu’à nos jours, Résumons cette situation : décimée par des guerres affreuses, cette île n’offrait plus qu’une vaste solitude ; on eût dit la société au moyen-âge, et pire encore; les faibles restes de sa population étaient tout meur- tris des coups du despotisme génois. Ce peuple de marchands ne pouvant asservir les Corses, et exploiter, au gré de son insatiable cupidité , toutes les parties de l’ile, avait eu recours à toutes les ressources de la faiblesse et du crime pour diviser et pervertir les habitants. Il se fit lui-même assassin pour exciter au meurtre, et entourer les homicides d’une auréole de gloire ; et, afin d’éterniser les dissensions intestines, il 164 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS déclara traîtres les Zelanti, ces gens de bien qui accouraient sur le théâtre des inimitiés, l'olivier à la main, pour réconcilier les esprits. Il voulait que les Corses se dévorassent eux mêmes, et qu'il ne restât aucune trace de ces fiers et indomptables in sulaires. Au milieu de ces temps de désolation, de ce chaos horrible, avait paru tout-à coup un de ces hommes dont la nature est avare , Pascal Paoli, qui entreprit la glorieuse tâche de régénérer son pays; mais son règne ne fut qu'un éclair à travers une nuit profonde. Les pieds déchirés, les mains sanglantes. marchant à peine sur un sol ébranlé de toutes parts, la Corse, malgré les prodiges d’un si puissant génie, tombait d’épuisement ; la France la recueillit dans ses bras pro- lecteurs. Elle renaissait déjà à une nouvelle vie, quand la tourmente révolutionnaire et les guerres de Pempire vinrent comme autant d’ouragans funestes , passer sur elle et rouvrir ses blessures. Les événe- ments de 1830 l'ont encore violemment secouée , et jetée plusieurs années dans une atmosphère brûlante de passions. En présence de ces faits, faut-il s’étonner qu’un peuple que lon a vu si souffrant, que l'on a re- lourné sans cesse comme un malade sur son lil de douleur, demeure long-temps en convalescence au sortir de tant de crises périlleuses, se ressente dans ses mœurs, dans ses coutumes , de cet état d'agitation convulsive où il a vécu plusieurs siècles. Les sotiélés n'avancent point par vives el impé- tueuses saillies , et l’homme n’organise pas, comme DE LA CORSE. 165 Dieu, avec la parole. Rien n'est plus facile que de changer sur le papier la situation d’un pays ; mais la raison sévère d'un administrateur habile ne se laisse pas séduire par les rêves brillants de limagi- nation. Nous allons examiner les maux qui afiligent la Corse, en signalant les moyens qui pourraient les adoucir. CHAPITRE XII. La société en Corse, dans plusieurs localités, — Vendette, — Bandits, — Traités de paix, — Jourual d’un condamné à mort, . Al ÿ a long-temps qu’on à décrit les sinistres effets de la vengeance, passion proverbiale du Corse des montagnes ; il y a long-temps qu’on gémit sur ce funeste égarement du courage, sur cette fausse di- rection du point d'honneur. La vengeance, l’action de se faire justice à soi- même, quand on a été, ou qu'on s'est cru offensé , est un des sentiments les plus destructifs du bonheur. Elle prend naissance dans une grande douleur qu’on espère adoucir. dit madame de Slaël, en la faisant partager à celui qui l’a causée. Mais on la rend ainsi plus vive et plus amère! Vient alors un épouvantable mal , le remords, qui attache un ennemi à chacune de nos artères, arrête le sang qui circule, ou précipite les battements du cœur, se mêle à toutes nos jouis- sances pour les empoisonner, et nous châlie inexo- 166 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS rablement. La vengeance, d’ailleurs, est une arme qui est entre les mains de tout le monde; et, quelque méchant que l’on soit, il peut s’en trouver un plus méchant encore. D'un autre côté, nous venger , n’esl- ce pas nous abaisser jusqu’à l’auteur de Pinjure , lui rendre une espèce d'égalité avec nous , le sortir de dessous le poids de notre mépris ? N'est-ce pas avouer surtout qu'on est blessé , et encourager par là l’offen- seur ? Témoin le mot de cel athénien , qui, sur ce qu'un autre demandait : « Pourquoi médis-tu de moi? » répondit : « Parce que tu l'en soucies. » Namque, dit Tacite, Ann. 4, spreta exolescunt ; si trascare , agnita videntur. Le christianisme réprouve énergiquement la ven- geance que le paganisme tolérait ou recommandait. Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge ! s’écriait le païen effrené qui appelait cette passion le plaisir des dieux. Mais ce cri sauvage ne peut être répété par un chrétien digne de Pêtre. Qui n'a présentes à l'esprit les paroles, si belles , si su- blimes dans leur simplicité, prononcées du haut de la croix , au milieu des tourments et des outrages , paroles qui nous émeuvent encore après dix-huit siècles , et où se résume toute la charité : Pater, di- mitte 1llis, non enim sciunt quid faciunt. Il est évident que la première des vertus aux yeux de Dieu et des hommes , la plus touchante des qua- lités , e’est la bonté, principe de tout bien , véritable lien des mortels entr'eux (1). Nous avons tant besoin (A) Nihil est tam populare quam bonilas ( Cicer. oral, pro DE LA CORSE. 167 de l’indulgence, de la pitié les uns des autres , que nous devons craindre avant tout les êtres qui peuvent se résoudre à faire du mal. Sous l'influence de ce sentiment , un peuple avait élevé sur les places pu- bliques des autels à la Miséricorde (1). Il savait que la haine, à part tout ce qu'elle a d’odieux et de coupable , est un si pesant fardeau , traine après elle tant de soins et d’inquiéludes , que mieux vaut cent fois, dans l'intérêt de notre repos, le pardon de l’offense, qui porte avec lui sa consolation et sa douceur. Les anciens avaient divinisé la vengeance, parce qu'ils avaient leurs bons et leurs mauvais dieux. Ils ne pardonnaient guère, que par suite du mépris qu'ils ressentaient pour leur ennemi. L'oubli des offenses doit reposer sur une base plus solide et plus noble, sur la charité qui est non une inclination na- turelle , une sympathie d'humeur et de tempérament ( aimer ainsi, n'est-ce pas s'aimer soi-même ?), mais un amour austère , désintéressé, impérissable de raison et de religion (2). Il est écrit qu'il faut par- donner septante fois sept fois, c’est-à-dire sans fin, et il sera redemandé à l’homme jusqu’à la dernière goutte de sang qu'il aura versé injustement Laissons iei parler Bourdaloue : « Quand on re. commandait aux Juifs d'aimer leur prochain et de haïr leur ennemi, ce n'était pas Dieu qui parlait ligar. ) — « Toute science est dommageable à qui n'a pas la science de la bonté (Montaigne ). » (1) L'autel de la Pitié fut sacré dans Athènes ! ( Delille, ). (2) V. saint François-de-Sales, Science du divin amour, pag. 78. 11 168 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS ainsi, mais ceux qui interprétaient mal la loi de Dieu. Jésus-Christ n’a pas établi une loi nouvelle, lorsque , usant de toute sa puissance de législateur, il nous a dit : « Aimez vos ennemis, et pardonnez-leur.»— Mais il a seulement renouvelé cette loi, qui était comme effacée du souvenir des hommes; « car si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, poursuivait le Sauveur du monde, que faites-vous plus que les pu- blicains? et si vous n'avez de charité que pour vos frères , qu'y a-t-il là qui vous élève au-dessus des païens ? »« Ce n’est pas grand’chose , disait saint Gré- goire , d'être bon avec les bons ; mais de l'être parmi les méchants, mais de faire du bien à ceux qui nous persécutent , et de parler doucement, modérément à ceux qui nous insultent , c’est avoir l’ame semblable au sommet du mont Olympe qui n’est point sujet aux orages de l'air. » La vengeance n'apporte aucun fruit, elle se dévore elle-même avec effroi ; elle n’a d'autre joie que le meurtre , et la cruauté est le seul de ses désirs qui soit assouvi. L'Evaugile qui ordonne le pardon des injures a fait plus de héros que le monde qui veut qu’on se venge. La vengeance est d’un homme et le pardon d’un Dieu. Qui peut lire sans émotion ces paroles de Gusman à Zamore dans Alzire ? Des dieux que nous servons, connais la différence ; Les tiens l'ont commandé le meurtre et la vengeance ; Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner, M'ordonne de te plaindre et de te pardonner. Il est un principe d'éternelle vérité, c'est que nul DE LA CORSE. 169 ne peut être juge dans sa propre cause. La justice, comme fout autre pouvoir , ne saurait être le droit du premier venu ; elle est chose trop pesante et trop délicate pour qu'il en soit ainsi. La puissance du glaive est confiée à une autorité spéciale. Le chef de l'Etat lui-même , qui est la plus haute personnification de la souverainelé, peut faire grâce, non infliger des peines ; comment un simple citoyen viendrail-il s'arroger le droit de punir? La justice, d’ailleurs, quand ellechâtie, a une marche fout autre que celle des vengeances privées. L'esprit vindicatif n'entre pour rien dans le Code pénal. Pe pareilles idées sont indignes de la majesté du législateur. Il applique ses soins non à détruire, mais à conserver, et ilne détruit jamais que pour prévenir de nouveaux crimes. La justice ne frappe le coupable qu'après l'avoir écouté , et s'être livré à un examen consciencieux et approfondi de tous les faits. Souvent le meurtrier ne veut entendre d'autre voix que le cri de la passion qui l’agite, et il immole sa victime sans délais , avec l’impétuosité de la colère. La justice mesure avec un soin reli- gieux la peine à la gravité du délit; on voit le meur- trier se venger quelquefois, par la mort, de l’offense la plus légère. Les châtiments juridiques laissent une impression salutaire dans l'esprit des masses, Les ven- geances personnelles alarment la société, et troublent profondément la sécurité publique. En un mot, l'homme qui se venge se replace dans l’état de na. ture , semble jeter un défi à la loi et lui dire: « Je suis plus fort que toi, et je puis me passer de ton appui. » 170 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Mais dans les états imparfails de civilisation, on ne comprend guère cet héroïque oubli des injures ; on attache même une idée de force et de grandeur à la constance du ressentiment, à la perpétuité de la haine et de la vengeance. Voyez les mœurs des anciens Germains, et, de nos jours, le caractère de l'Arabe et du montagnard Ecossais. Il n’est que trop vrai que ce préjugé de l’enfance des sociétés , exerce de funestes ravages en Corse , dont une destinée fatale semble ralentir la marclie dans la route des améliorations. En quelques parties reculées de l’ile, vivent plusieurs familles qu'on dirait marquées du sceau du malheur, et condamnées à se haïr éternellement. Ce n'est qu'en présence d'une impérieuse nécessité, que la loi ordonne la mort d'un homme ; ce n’est qu’en frémissant, qu’elie s’arme de toute sa sévérité , et laisse consommer le terrible sa- crifice ; dans les contrées dont je parle, pour un ‘mot, pour un geste, pour un regard, on ne craint pas de ravir à son semblable le bien suprême de l'exis- tence , et de verser le sang d’un concitoyen avec la même facilité, quelquefois, que l’on ferait couler celui d’un ennemi sur le champ de bataille. Chaque victime, en mourant , lègue , comme un pieux devoir , à ses parents , le soin de la venger , d'arracher la vie à l'offenseur , et ce legs effroyable du désespoir , est souvent religieusement acquitté. De là un enchainement de calamités sans fin et sans mesure; de là le sentiment farouche qui transforme en vertu, dans quelques localités , le meurtre d’un ennemi (car aussitôt que l’on à commis une mau- DE LA CORSE. 171 vaise action, on ne {arde pas à se faire une mauvaise maxime). Placer l’honneur dans la vengeance, et l'opprobre dans l'oubli des injures, quel renverse- ment dans les idées morales! Composée d’un désir de justice et d’un mouvement de colère , la vengeance sans doute est, jusqu’à un certain point, un senti- ment naturel à l’homme; mais elle est autre chose dans diverses parties de l'île ; c’est une espèce de religion. Elle est fondée sur une idée de devoir: le Corse des montagnes se venge, non parce qu'il est sous l'empire de la colère, mais parce qu’à ses yeux la vengeance seule peut écarter de sa tête le poids d'infamie qui la menace , parce que l’affront qu’il a subi le sépare de ses égaux, et le rend impur comme une excommunication sociale ; il se venge, parce que, d’après les principes qu’il a reçus dès l'enfance , il n’y a qu'une ame basse qui puisse pardonner les injures; et il nourrit sa rancune, parce que, s’il la sentait s'éteindre , il croirait, avec elle, avoir perdu une vertu. Ecoutez les discours suivants: «a Un père voyant tomber son fils d’un 4°. étage , s’écriait : « Que je suis malheureux ! perdre mon enfant, et n'avoir pas la consolation de le venger! du moins, si on l’eût tué! » Un individu mourut à Bocognano ; ses amis vinrent lembrasser , suivant la coutume de ce village, et l'un d’eux lui adressa ces paroles: Che tu fossi morto della mala morte! t’avremmo vindicato (Que n’es-tu mort de la mauvaise mort { d’une main ennemie ) ! nous l’aurions vengé. » « Est-ce qu’on pleure des frères assassinés ? disait une mère à deux de ses fils, on 192 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS les venge ! » Une aütre : « Quand lu auras puni le meurtrier de {on père, {u pourras songer à Le marier. » Après avoir suspendu au plancher de sa chambre les vêtements ensanglantés du fils qu'il avait perdu en 1834 ,un habitant Ge Tallano exhalait devant l'un de ses enfants sa douleur en ces termes : « Tu ne fais le brave qu'avec moi , el {u laisses en paix l'assassin de ton frère, dont tu vois tous les jours les pantalons teints de sang ! » Pour dire qu'un homme en a tué un autre , on se sert souvent, dans l’intérieur de l'ile, d'une expression consacrée et pleine de bien- veillance : « Povero giovone, pover uomo, ebbe colpo di sanque ( Pauvre jeune homme, pauvre homme , il a eu un coup de sang). » Peu à peu les bons sentiments s'altèrent quand on entend parler ainsi des mauvais ; et c’est trop tenter linfirmité humaine que de mettre toujours à sa portée une excuse , que dis-je ? presque un éloge préparé pour chaque faute. On peut appliquer à quelques habitants de Pile ce mot de St -Paul: « Non seulement ils font le mal, mais ils approuvent ceux qui le font. » Certains Corses des montagnes semblent avo:r pris pour devise ces denx vers d'Atrée : Un ennemi qui peut pardonner une offense , Ou manque de courage , ou manque de puissance. Ensuite ils ne s’en prennent pas au meurtrier seul , ils étendent quelquefois leurs massacres sur tous les siens. Quand une famille a de pareilles vengeances à exercer envers une autre, on dit qu'il y a du sang entr'elles. Cette vengeance indirecte ou transversale , DE LA CORSE. 173 qui fait planer la terreur et la mort , non pas sur Île coupable uniquement , mais sur toute sa parenté, une assemblée générale du pays , sous Paoli , la dé- clara infâme ; l’auteur d’une telle vendetta était, dans tous les cas, coudamné à mort, et la sentence, gravée sur une colonne érigée devant son domicile, avait pour but de flétrir à jamais sa mémoire. La position des individus engagés dans les inimitiés est vraiment déplorable. On à vu des villages où le poignard de la haine et de la vengeance a peuplé les cimelières autant que les morts naturelles. Le glaive ennemi , dans ses plus grandes fureurs, est moins redoutable. Plus de repos et de sécurité pour ces fa- milles; elles sont sans cesse assiégées par la crainte qui leur fait de la vie un long supplice (la souffrance , hélas! n’est pas une affection qu'on épuise avec la même vitesse que le plaisir !) ; leur toit domestique ne leur offre pas un asile inviolable. Leurs maisons deviennent des places de guerre ; elles sont crénelées, les fenêtres en partie murées , toutes les issues par où l’œil pourrait plonger dans leurs sombres demeures, soigneusement fermées; on n’y reçoit le jour que par des meurtrières , moyen d'exploration et de défense. Les hommes se tiennent renfermés dans ces espèces de citadelles ; ils ne quittent plus leur habitation, comme si l’air qui Penvivonne avait quelque chose de mortel à leur existence. C’est bien en Corse que l'on peut dire que la vie est un combat ; on croirait que es habitants l'ont aliénée en naïssant , et qu'ils doi- vent toujours lutter pour en ressaisir la possession. Les femmes seules peuvent sortir et pourvoir aux 174 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS besoins de la famille. Lorsqu'à de rares intervalles , un voyage où des travaux indispensables appellent au- dehors le chef de la maison dit à tintinnaïo | porte clo- chettes) ou l’un des siens, six ou sept parents, munis de toutes sortes d'armes, l’accompagnent. Pendant le trajet, ils exercent la plas rigoureuse surveillance ; ils ne s'avancent qu'après avoir sondé chaque pli et repli du chemin; ils marchent en tirailleurs, dispersés les uns derrière les autres, de peur de tomber tous à la fois dans une même embuscade ; ils ne communiquent plus avec leurs adversaires qu'à coups de fusil, et les rencontres sont des batailles acharnées Il arrive aussi qu'on se poste dans d’épais maquis pour attendre sa victime, sur laquelle on fait feu , comme on tire sur une bête fauve. Pour ne pas juger un pareil acte avec une inflexible rigueur , il faut se rappeler que les Corses se croient, de bonne foi, en état de guerre; qu'importe alors la ruse ou le courage contre un ennemi qu’il faut détruire? Autrefois même,pour donner lout-à-fait à ces luttes l'apparence et les honneurs de la guerre, les Corses faisaient précéder les hostilités d'avis formels ; ils accumulaient les avertissements, et portaient sur le visage la preuve visible de leurs intentions siis- tres ; ils laissaient croître la barbe; ils prenaient tous les sombres dehors de la tristesse, parce qu’ils se croyaient malheureux , jusqu’à ce qu’ils eussent ôté la vie à leur adversaire. La vengeance n'étail pas une affaire d'entrainement; des usages, une procé- dure particulière en réglaient sévèrement l'exercice. Chacun pensait, alors avoir accompli toutes les lois qui se rattachent à ce droit terrible. DE LA CORSE. 179 De telles habitudes de violences font revivre tous les périls , toutes les misères de l’état de nature. La civilisation recule nécessairement devant cette usur- pation de la force brutale sur la loi, les terres restent sans culture , le commerce languit et s'éteint; com- ment songer à améliorer son existence , quand on n'est pas sûr de la conserver ? Les esprits tombent dans un marasme funeste , et l’homme devient un objet d'épouvante pour l’homme trop souvent réduit à disputer sa tête au fer d’ux ennemi. Misert quorum gaudia crimen habent ! ( Gallus). La vengeance corse s'exerce , non seulement d’in- dividu à individu, mais de famille à famille, parfois même de village à village. Elle a quelque chose du duel, quelque chose de la guerre civile; on y trouve les défis , les embuscades, les trèves. Les Corses ont une parenté étendue. Au jour du danger, chaque famille en inimitié sonne l’alarme, convoque les siens, se groupe dans un intérêt de parti ou de conserva- lion. Nul ne manque à l'appel. Il faut avouer que ce patronage a un beau côté ; il resserre les liens domestiques ; il rapproche le riche du pauvre , et assure au faible l'appui de l’homme puissant, Dans les communes ravagées par les inimitiés, tout est matière à débat , et on y professe la maxime : Qui se venge à demi, nous porte à l’offenser. La vengeance trop faible allire un second crime. D'affreux événements naissent parfois des causes les plus frivoles : un coq survint et voilà la guerre al- lumeée. Un coq avait été volé à un individu. B.. in- 176 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS culpé de ce délit, fut condamné à trois mois de prison. Il attribua les poursuites de la justice aux manœu- vres des T., ses adversaires. Il s’adresse à Ricciardi, son parent , et ils commencent lous les deux par donner la mort au frère aîné des T. — B., arrêté et jugé, porte sa tête sur l’échafaud. Ricciardi, resté seul, n’en est pas moins redoutable Le père des T. tombe bientôt sous ses coups. Leur domestique ne tarde pas à suivre son maitre. Un malheureux huissier que Ricciardi croit attaché à cette famille, est encore immolé Le propriétaire du coq subit le même sort. Un maréchal-des-logis de gendarmerie et plusieurs autres personnes viennent clore cette liste de vic- times , page sanglante dans l’histoire de Ricciardi, qui travailla pendant trois ans à acquérir une si triste célébrité. Une autre fois, en 1837 , au sujet d’une vache cap- turée par un habitant de Taglio et réclamée par un homme d'Isolaccio, on vit s’ébranler deux popula- tions entières. Chacun réunit les siens ; les parents se pressent autour des parents, les amis entourent leurs amis. C’est un tout irritable , une espèce de chaine électrique, dont 6n ne peut toucher une partie sans exciter une agitation générale. Des fusils , des stylets brillent de toutes parts ; des coups de feu ( archibugiate) sont tirés , l’effervescence est au comble. On appréhende une attaque entre les deux villages de Taglio et d’Isolaccio. Dans ces circon- slances , des hommes d’un caractère conciliant , dits Paceri ou Parolant:i, interviennent pour conjurer les malheurs qui menacent leur pays. Is se rendent suc- DE LA CORSE 177 cessivement au camp des deux partis qu’ils trouvent sous les armes , rangés déjà en ordre de bataille, et prêts à fondre les uns sur les autres. Il leur fallut six heures d’exhortations et d’incroyables ef forts, pour rétablir la paix et prévenir un horrible massacre. Ce qu’on appelle les rimbecchi pousse souvent les Corses à des actes de violence. Le rimbecco est un reproche offensant et public adressé au fils, au frère , au parent qui n'est pas vengé. C'est une mise en demeure pour l'individu qui n’a pas encore lavé une injure dans le sang. On lui prodigue les appel- lations les plus irritantes ; il en est une des plus poi- gnantes qui le jette hors de lui-même: Siete un luc- chese ! { Vous êtes un lucquois ) un lucchese ! Ce mot qu'on prononce avec un air de dédain sarnaturel, est intraduisible. Il a un sens particulier dans Ja langue corse, Un lucquois est moins qu’un homme ; on dit quelquefois dans l'intérieur : nous étions quatre hommes et un lucquois ! On nomme ainsi les ouvriers des duchés de Piombino, de Parme , de Lucques et de la côte Italie, qui, au nombre de 7 ou 8000, viennent {ous les ans en Corse vers le 15 novembre , pour exécuter une partie des travaux de l'agriculture. Ces lravailleurs repartent dans le courant d'avril ; ils ne vivent guère en Corse {à l'exception des diman ches) que d’eau et de polenta composée de farine de maïs ou de châtaignes, Bien que très-actifs et très- laborieux , ils sont regardés dans le pays comme des êtres insignifiants ; complètement nuls, parce que leur nature douce et inoffensive ressemble à de La 178 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS pusillanimité , et qu'aux yeux des Corses , la fai- blesse de caractère et l'absence de courage tiennent lieu de tous les autres défauts. En Corse, lorsqu'on a un ennemi, le proverbe, chez les montagnards , dit qu'on doit choisir entre les trois S, schiopetto (fusil), stiletto { stylet), strada (rue) (fuite). On entend les insulaires en état de vendetta s’écrier quelquefois , comme annonce de leurs projets sinistres, comme léclair précède ia foudre : « On verra bientôt de la chair fraîche dans tel endroit. » Aussi loin que la balle peut atteindre, ils se croient souverains ; ils appellent leur fusil porte-respect. Commettent-ils un attentat contre la vie de leurs semblables , ils cherchent à quitter le village ; ils s’enfuient, et s'exilent dans les bois ; ils gardent la campagne ; ils sont bandits (ce mot vient de bandito, qui signifie banni , proscrit , parcequ'autrefois la sentence de coutumace entrainait toujours la peine du bannissement. ) La famille du bandit veille sur lui etil veille surelle. Les Corses, je l'ai déjà dit , sont riches de parents ; il est des individus qui comptent jusqu'à 130 cou- sins. Les habitants suivent toujours de l’œil leurs alliés les plus éloignés , et, avec le même soin que les Arabes, conservent la généalogie de leurs chevaux ; la puissance de chacun , dans les villages , ne se calcule pas tant, en effet, sur la fortune qu’il possède, sur l'étendue de son mérite personnel , que sur le nombre de bras dont il dispose, sur la longueur de sa parenté. Les membres de la famille , tous étroite- ment unis, forment comme une armée autour du DE LA CORSE. 179 bandit , qui trouve dans cet appui, dans l'effroi qu’il inspire, une espèce d'état et de position sociale. Il en est qui se font aux maquis un certain renom de bravoure et d’audace. Alors ils prennent des litres pompeux ou menaçants , lels que commandante di campagna (seigneur de la campagne), l’inferno (l'enfer). Le peuple avait nommé l’un d'eux Mala-Notte, pour montrer peut-être que ses crimes n’avaient pour té- moins que les ténèbres de la nuit. A peine entrés dans celte carrière de meurtres el de vengeances, tout dans la société leur parait hostile et oppressif ; ils voient à la braver une sorte d’héroïsme ; ils la mettent hors la loi, quand elle les y a mis à cause de leurs for- faits ; ils sont doués particulièrement de cette intré- pidité qui s’accroit par l'effet qu'elle produit sur les autres , de ce courage de vanité qui aspire à l’extraor- dinaire , pour attirer les regards et laisser un long souvenir dans la mémoire des hommes ; ils aiment à poser devant leurs concitoyens , et lorsqu'ils meurent les armes à la main , dans une lutte contre 14 force publique , ils croient avoir fini de la mort des braves et conquis l’immortalité. Il y a du Fieschi dans la plupart de ces grands malfaiteurs ; leur vie errante offre souvent , il faut le dire , un intérêt romanesque , et a un caractère plus original qu’en lout autre pays, sans en excepter la terre classique du genre . PItalie et les Abbruzzes. Il est probable que du temps de nos aïeux, moins prosaïques que nous, leur nom aurait passé à la postérité , tout comme celui de tant de vaillants châtelains qui ne surpassaient nos bandits ni en courage ni en mépris des lois. 190 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Eux aussi se constituent parfois les protecteurs du faible, de la veuve et de l’orphelin; informé que des malfaiteurs s'étaient emparés des effets mobiliers d’un individu resté sans appui au décès de ses père el mère, Théodore Poli, bandit des plus fameux , les contraignit à restituer ce qu'iis avaient pris. Une autre fois, un jeune homme vint se réunir à lui dans les bois; « Quel motif ’amène ici? dit Théodore ?» — « J'ai séduit une jeune fille et l'on veut nr'obliger à lépouser. » — « Retourne, retourne répliqua fière- rement le preux bandit , restitue l'honneur à qui tu las ravi ; dans six jours tu mourras , si {u n'as obéi. » Des bergers avaient déclaré aux ofliciers d'une corvelte française , que Théodore les épiait, pour en- lever leurs fusils lorsqu'ils iraient à la chasse. Les officiers, sans nulle crainte, battaient un jour Îles maquis de la vallée du Liamone , quand le célébre bandit les approche familièrement et leur demande si de gibier est abondant. Alors un des chasseurs lui déclare qu'il savait, de bonne part, que son intention était de prendre leurs fusils. A ces mots Théodore rugit de colère, en hranlant sa carabine , et veut con- naître le nom de l’infâme calomniateur. Le même homme qui ne peut contenir ses transports d'indi- gnation , lorsqu'on lui adresse de pareils reproches , avoue avec calme et impassibilité, qu’il a exterminé plusieurs gendarmes, et que sa vengeance est loin d'être assouvie. Chose inouie chez un scélérat ! Théodore portait un cœur aimant et sensible. Son plus cruel tourment, dans sa solitude, était d’avoir délaissé une mierge du ciel, comme il le disait lui- DE LA CORSE. 181 même ; dans ses moments de remords et au sein des nuits, il l'appelle en soupirant et lui donne les noms les plus tendres. Ces rois des maquis et des montagnes ne s’en prennent pas seulement à des individus isolés. Ils altaquent encore des populations entières et font des coups-d'état. I apparut un jour , en 1832, sur la porte des églises de St.-André et de Ghiliacce, un manifeste , une proclamation où les bandits Nicolaï, Finidori et Tamboni, menacçaient de mort tous les ba- bitants de ces communes, si l’un d’eux allait travailler sur les terres d’un certain Valeri, dont ils avaient vivement à se plaindre. Leur audace est incroyable et ne connait pas de bornes. Un soir , Pierre Toussaint Batlini, de la commune de Marignano , entend frapper à sa porte ; il s'empresse d'ouvrir. Un homme armé de pied en cap s'offre à ses regards ; il reconnaît le bandit Antonini, qui, le fusil en joue , lui commande de le suivre. Battini terrifié n'oppose aucune résistance el est entrainé hors de la maison. Les parents de ce dernier arrivent bientôt, mais sans armes, et se précipitent sur les traces du bandit, qui, en les voyant, menace de luer le premier qui s’avancera sur lui. S'adressant ensuite à sa victime, il fait entendre ces paroles :« Aimes-{u mieux mourir que de me donner la sœur ? — Je préfère mourir. — Non, répond alors une voix, {u ne mourras pas ; s’il faut le sacrifice de mon honneur pour sauver tes jours, me voici !» À l'instant une jeune fille se présente au bandit; c'élait Toussainte Baltini, âgée de 18 ans. Aidé 182 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS par deux autres individus, Antonini, coutumax des plus redoutables, emporte sa proie dans les maquis au milieu desquels il disparait. On a vu quelquefois ces espèces de dieux infernaux du pays , tourner au mysticisme, et passer aux yeux du peuple pour de véritables marabouts. En 1833, un d'eux , dit Franceschino, sous le poids de six accusations capilales , parcourait les environs de Sar- têne ; il s'était fait prédicateur : on lui attribuait le don des prophéties Tout retentissait de ses miracles. Il désira mettre le comble à sa renommée , et il an- nonça qu'il ressusciterail un mort. Attirée par la rareté du cas , l'autorité se transporta sur le lieu in- diqué avec un détachement de troupes. Il fut convenu avec la bande de paysans qui escortait toujours Fran- ceschino, que, s’il réalisait ses promesses , on lui dé- cernerail les plus grands honneurs , mais que, s’il ne réussissail pas, il serait livré à la justice. Le saint personnage ne jugea pas à propos de tenter l'épreuve, et ne se trouva pas au rendez-vous. Il abandonna la Corse, et il partit pour Rome, où il est mort ca- pucin en 1836. On le sait, de tels hommes ne commettent pas de vols ; ils ne souffrent même point qu’on leur impute des faits de cette nature ; un jour, Gallocchio, bandit terrible, vit un lucquois qui fondait en larmes. Qu’as-tu , lui dit-il? — Gallocchio vient de m’enlever 120 fr. , fruit de mes sueurs et de mes économies. — Gallocchio ? malédiction ! Sais-tu quel est Gallocchio ? — Non, mais le voleur a déclaré qu'il était ce bandit. — Le reconnaitrais-tu, sil reparaissait devant toi ? DE LA CORSE. 193 — Oui. — Par où a-t-il tourné ses pas? — Vers cette montagne, devant nous. — Suis-moi. — Subjugué par cel air d'autorité irrésislible , le lucquois stupéfait marche avec son compagnon. Ils atteignent bientôt le maraudeur qui, à la vue de Gallocchio, se sent trem- bler de tous ses membres ; il croit lire sa dernière heure dans les yeux du bandit qui le couche aussitôt en joue, en lui intimant l’ordre de se mettre à genoux et de ré- citer son acte de contrilion. Gallocchio le laissa long- temps dans cette attitude suppliante et la pâleur de la mort sur le visage; ensuite relevant tout-à-coup son arme, il s'écrie, après lui avoir fait restituer l'argent qu’il a pris : « Misérable, je te fais grâce de la vie pour celle fois ; tu ne vaux pas la charge que j'ai dans mon fusil; » el il lui donna pour adieux de violents coups de crosse sur les épaules en disant que ce n’était là qu'un à-compte sur ce qu’il recevrait , s’il lui arri- vait de se servir encore du nom de Gallocchio pour commeltre d'aussi basses actions. Un laboureur tua ce bandit d'un coup de serpe; on le trouva couvert d’amulettes et d'écrits remplis de prières ; il était dit à la fin de ces oraisons, qu’en les gardant loujours, on était sûr d'échapper à la justice et de ne pas mourir sans confession. Voici en outre la traduction de quelques papiers trouvés sur Gallocchio : « On remarque dans le nid du traquet (oiseau de passage en Corse), une certaine pierre de diverses couleurs qui rend invisibles ceux qui la portent. — Pour se faire aimer d’une personne quel- conque , on se frottera les mains avec du suc de verveine, et puis on touchera celui dont on voudra 12 104 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS être aimé. — Avant d'entreprendre un voyage , il suflira, pour ne pas se fatiguer , de se munir de l'herbe dite Arthémise. — Veut-on obtenir l'objet de tous ses vœux , qu'on arrache la langue d'un vautour , sans couteau, ni instrument , qu'on l'enveloppe dans du linge neuf, et qu'on le mette à son cou » Le crime est superstitieux.Un autre bandit, Canino, communia un jour , et, au lieu d’avaler l'hostie , il la conserva ; puis , s'étant reliré chez lui, il fit une inci- sion dans sa main gauche au-dessous du pouce; et intro- duisit sous la peau l’hostie consacrée. Dans une telle action, il n’apportait aucune pensée sacrilège. C'était une protection qu’il voulait se donner. Il jugeait que les balles devaient respecter ce signe , et, par con- séquent , celui qui le portait. Parmi ces transfuges de la société, il en est qui, pour assouvir une vengeance , arriver au cœur de leur ennemi, bravent tout et s'élèvent jusqu’au sublime de la scélératesse. Le bandit Luciani reprochait au vicaire Jacques André Susini, de vouloir le faire arrêter. Le 24 août 1838, Luciani vint dans l’en- ceinte d’une église, au village de Moca, dresser des embüches à ce ministre de l'Evangile. Armé d’un fusil à double canon , il se cache dans le baptistère, situé près de la porte, et lorsque l'abbé Susini, revêtu de ses ornements sacrés, célébrait les redoutables mys- tères , le bandit fait feu sur ce malheureux prêtre et l’immole entre les bras de Dieu. De la puissance de destruction qu'exercent trop souvent ces criminels , de leur vie aventureuse , libre du joug des lois et de l'opinion, on aurait {ort de DE LA CORSE. 185 conclure qu’ils sont les dominateurs du pays, et que leur condition est heureuse. Non, la plus affreuse dépendance est le partage de l’homme des maquis. Esclave de tous les besoins, de tous les éléments, il vit en proie à toutes les misères physiques et morales. I ne faut pas oublier que, s’il compte des protecteurs, il a aussi contre lui les parents de ses victimes, et les agents de la force publique, qui lui font sans relâche la guerre. Pour déguiser la trace et le bruit de ses pas, il est contraint de chercher les lieux les plus boisés et de l’accès le plus difficile, de donner tous les jours à sa marche une direction contraire, de courir à travers les ronces et sur la grève tranchante des torrents. Sa vie se consume à errer furtivement de la montagne à la plage, et de la plage à la mon- tagne, itinéraire sans {erme comme sans repos. Il passe rarement deux nuits dans un même endroit, etle peu de sommeil qu'il goûte est inquiet et agité. L'hiver, il faut qu'il couche sur les roches et les montagnes couvertes de neige. Les plus vils animaux ont un lit meilleur et reposent plus sûrement ; l'absence de vivres le con- damne quelquefois à toutes les angoisses de la faim , à des diètes cruelles de plusieurs jours (ce que les bandits appellent gaiement, dans leurs moments de trève et de bien-être, le Carême du Diable). Voyez-le sans cesse la main sur la détente de son fusil, dans l'atti- tude de la défiance et dela menace, promener partout des regards soucieux et troublés ; on le croirait dans un camp ennemi. Il serait difiicile d’avoir une idée juste et complète de la situation d’un homme, qui traine ainsi dans la solitude des bois, toujours en 186 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS compagnie des bêtes fauves, une vie où se succèdent éternellement tant d'émotions diverses. Qui pourrait retracer tous les tourments , toutes les terreurs , et les malédictions attachées à cette infernale existence? Qu'on ne pense point, au surplus , que les bandits soient tous également altérés du sang de leurs ennemis. Le plus grand nombre, au contraire, se montre inof fensif , et aspire seulement à ne pas tomber entre les mains de la justice. Mais il en est qui semblent défier toutes les forces réunies de la société, et contribuent à tenir la Corse dans un état de profond malaise. Sous tous les régimes , on a cherché à atteindre les bandits ou à les expulser du pays. La république de Gêres, maitresse de l'ile, leur délivrait, lors- qu'ils voulaient s’'embarquer , des passeports, vérila- bles lettres d'abolition ; il y a plus, munis de cette pièce , ils étaient reçus avec empressement à son ser- vice. Le glaive de la loi m'était plus qu’une arme destinée à protéger le crime et l'assassinat. Aussi , à l'époque où la Corse secoua le joug oppresseur des Génois , elle plaça au rang de ses premiers griefs, l'usage où ils élaient d'accorder de si ignominieux sauf-conduits. Que résultait-il de 1à ? Soit attache- ment au sol de la patrie, soit crainte de mettre imprudemment leurs familles à la discrétion d’im- placables ennemis , soit mépris pour l'administration qui faisait l’aveu de sa propre faiblesse , une foule de contumax refusaient de quitter l'ile. Paoli, qui voulait en finir avec les bandits, déclara leurs parents responsables ; en isolant les prévenus de leurs principaux appuis, en les frappant dans ce qu'ils DÉ LA CORSE, 187 avaient de plus cher, il rendit leur arrestation pres- qu'inévitable, Il institua dans cet objet des juntes de guerre , tribunaux d’élite investis d’une sorte de dictature, qui parcouraient l'île avec des forces im- posantes , pour saisir el châtier les coupables. Louis XV et Louis XVI suivirent la ligne de con- duite adoptée par ce grand citoyen, qui aima tant son pays et qui le connaissait si bien. Ils ordonnèrent en outre que l’on brülät, dans toute létendue de la Corse, les maquis qui servaient de refuge aux bandits. En cela, ils furent mal inspirés , parce que la cendre de ces végétaux est une sorte d'engrais qui en favorise promptement la reproduction. Un arrêté des consuls, de l'an XI, prescrivit le désarmement de toutes les familles de contumax. En 1819 et 1820, on revint au fatal et honteux expédient des passeports, qu’on pourrait appeler des brevets d’assassin. À la vue d'un gouvernement qui s’abaïissait jusqu’à entrer en négociation avec eux, les bandits, alors au nombre de 4 ou 500 , devinrent plus fiers et plus intrailables ; dans Pespace de 3 ans, ils blessèrent 34 gendarmes et en tuèrent 32. Leur force et leur audace avaient pris un effrayant accroissement ; l’un d'eux, Gallocchio, s’élait érigé en arbitre de tous les différents. Le fameux Théodore en faisait autant au-delà des monts. Décimée par des ennemis invisibles el toujours renaissants, la gen- darmerie, malgré son zèle infatigable, et l'énergie de son brave commandant, le colonel Bigarne , ne pou- vait saisir ces malfaiteurs, et tombait dans le décou- ragement. Pour atteindre un contumax corse, il faut 188 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS avoir ses habitudes, la persévérance qui le caractérise, le même pouvoir que lui de braver dans les rochers un soleil ardent , de se contenter de mauvais aliments (tels que le pain de châtaigne, le laitage de chèvre), et de coucher pendant des mois entiers dans les bois. Très-courageux dans l’action, excellent pour les détails de service et de police ordinaires dans les lieux découverts et accessibles, le gendarme qui n'a, d’ailleurs , la connaissance ni des localités ni de la langue du pays, est nécessairement inhabile à ces combats de guérillas. Des indigènes seuls pouvaient dompter leurs com- patriotes en hostilité ouverte avec la force publique. On se souvint que c’était avec des compagnies corses que le comte de Marbœuf, et ensuite le général Morand, étaient parvenus à vaincre les bandits. On créa donc, par ordonnance du 22 novembre 1822, le bataillon des voltigeurs corses , recrutés parmi les ‘gens du pays, en rapport intime avec la population, tireurs adroits, traqueurs d'hommes et de gibier indif- féremment, poussés dans cette carrière ou par l’appât d’une solde élevée, ou par le désir de venger le meurtre d’un parent , quelquefois par le besoin de racheter, au service de la société, des antécédents peu favorables. Equippés à la légère , ils pouvaient lutter d’agilité avec les bandits dans ces guerres d’embuscades et de surprises , où la mort est le prix de la plus simple distraction, du premier coup de fusil manqué , où le courage est la moindre des facultés, où la subtilité des sens et les stratagèmes employés de part et d'autre offrent plutôt l’idée d’un combat entre des DE LA CORSE. 189 Indiens sauvages, qu'entre des Européens civilisés. Poursuivis de retraite en retraite, forcés dans leurs repaires par des hommes familiarisés aussi bien qu'eux avec les sentiers des montagnes et les profondeurs des bois , les bandits essuyèrent de grandes défaites, L'institution du corps des voltigeurs fut sans doute un grand bienfait pour le pays ; toutefois, les maquis presque impénétrables, qui couvrent une partie de la Corse, et dans lesquels le malfaiteur peut se glisser inaperçu comme un serpent, les montagnes souvent inaccessibles qui les environnent , les puissants secours qui sont donnés aux prévenus par leurs parents, ou arrachés par la terreur , opposeront toujours de sérieux obstacles aux arrestations. La facilité de fuir nait encore du voisinage de l’Italie et surtout de la Sardaigne, qui n’est séparée de la Corse que par une heure de traversée. Je le répète, le ba- taillon des voltigeurs rendit, dans les 4 années qui suivirent sa création, d’inappréciables services. Mais les circonstances ne sont plus les mêmes, et les vices inhérents à la composition de ce corps, sont devenus intolérables. L’exubérance d'énergie que des hommes de celte trempe employaient autrefois dans des luttes continuelles au plus grand bien de la société, ils la dépensent aujourd'hui dans une oisiveté remuante et querelleuse. Il y a là une activité à laquelle le champ manque désormais. Puis, ils ne contractent aucune espèce d'engagement, quant à la durée du service. Il n’est pas rare de les voir quitter l'uniforme peu de mois après qu'ils l'ont revêtu ; il en résulte une sorte de va-et-vient , aussi contraire au bon ordre qu’à 190 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS la moralité du corps tout entier, Ils sortent du bataillon quand ils veulent, et cependant ils exemptent leur frère puiné de la conscription. Il faudrait au moins un engagement à terme. Quelle discipline peut- il y avoir dans un bataillon où chacun peut dire : « Si vous n'êles pas content , je rentre chez moi. » Il est un autre inconvénient trés-grave : les voltigeurs corses n'ont pas de rapports obligés avee lautorité judiciaire ; ils ne correspondent pas avec elle. Du moins leurs relations ne sont pas clairement réglées. Ii conviendrait donc, selon moi, d'organiser ce ba- taillon d’une manière plus conforme aux besoins du service, et aux principes d'une police régulière. Je proposerais une mesure plus utile encore ; il serait bien d'envoyer dans l'ile des agents chargés spécialement des arrestations. et de mettre à leur disposition des sommes assez considérables d'argent. A l’aide de ce moyen et d’un secret inviolable , on ‘obtiendrait des renseignements positifs sur les dé- marches et sur la retraite des bandits, que plusieurs personnes dans les cantons connaissent ordinaire- ment. La force publique ne serait appelée que pour l’exécution. Il est nécessaire , en un mot, d'établir (ce qui n’a jamais existé en Corse) wne police des maquis. Qu'on ne dise pas que l'argent n’a aucune prise sur les habitants ; il est notoire que les bandits les plus redoutés n’ont guère été arrêtés ou détruits que de cette manière. Que ne pourrait-on pas es- pérer , si les opérations étaient conduites habilement sur une vaste échelle , par des hommes uniquement occupés de celle branche capitale du service ? DE LA CORSE 191 Quelquefois , entre les parties belligérantes, il in- Lervient des traités de paix par lesquels les accusés fugitifs sont obligés de se constituer eux mêmes pri- sonniers dans un délai déterminé. Le système des vendette rappelle les guerres privées du moyen-âge, el fait de chaque famille une puissance indépendante ; on les voit régler leurs rapports comme les nations entr'elles Des plénipotentiaires sont choisis des deux côtés, et des mariages souvent stipulés par des articles secrels de la convention. Ainsi, en 1834, un général qui fut toujours l'ami du malheur dans le cours de sa noble vie, M. le baron Lallemand, investi du commandement militaire en Corse, se transportla dans plusieurs communes dévastées par le fléau des inimitiés, el y ranima ja paix el la confiance avec le concours puissant d’un homme de bien et de talent, M. de Figarelli, avocat et docteur en droit. La ville de Sartène surtout, qui était en proie à loutes les horreurs des discordes civiles, ne donna plus, grâce à ce pacte de réconciliation , le speelacle des scènes de carnage qui avaient si souvent ensanglanté le pavé de ses rues. Voilà du véritable patriotisme ; il est , pour un général , de la gloire à acquérir ailleurs que sur un champ de bataille ; la paix a ses lauriers comme la guerre. Les traités qui ont pour but d’arrêter le cours des vengeances et d'enlever les prévenus aux maquis, se rédigent par écrit devant notaire, el souvent on jure à l’église même , en présence des autels , d'en observer les dispositions Jadis l'infracteur de ces engagements sacrés, de ce qu'on appelait Ja 102 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS parola, était maudit de tous. Les parolanti ou mé- diateurs, se portaient avec des hommes armés dans le lieu où la partie s'était rendue coupable ; et là, exerçant contr’elle tous les actes de Ja souverai- neté , ils détruisaient sa maison , dévastaient ses pro- priélés ; ils avaient même le druit de faire périr celui qui avait rompu la trève. Aujourd'hui, la vio- lation des traités est destituée de toute sanction pénale. Aussi, la flétrissure morale qui attend les parjures , ne suflit-elle pas toujours pour faire respecter ces contrats ; en voici la preuve : Dans le village de Bocognano vivaient deux officiers de santé, Charles Vizzavona et César Mannei , qu’un sentiment d’implacable jalousie divisait depuis long. temps. Un coup de feu dirigé sur Vizzavona, fracassa le bras de son beau-frère qui marchait à ses côtés. Ce crime fut attribué à Mannei que, peu de jours après, on trouva sur le seuil de sa porte, étendu sans vie et criblé de blessures. Il avait péri la nuit. Les parents de la victime éclatèrent aussitôt en me- naces contre Vizzavona, qu'ils accusaient du meurtre de Mannei. Ils épiaient tous ses pas, toutes ses dé- marches pour l'immoler ; ce malheureux dut renoncer à son état et s’ensevelir dans sa demeure, devenue pour lui une espèce de tombeau Mais, pour l’arra- cher à cet asile où ils ne pouvaient l’atteindre, et lui inspirer une entière sécurité , ses ennemis imaginent de lui proposer l’oubli du passé, et ils signent tous solennellement la paix. Sachant bien que Part de dis- simuler est l’art de la vengeance , les Mannei en- tourent alors Vizzavona de soins affectueux et de DE LA CORSE. 1093 prévenances de tout genre ; ils ne l’abordent plus que le sourire sur les lèvres , et ils sèment traîtreu- sement de fleurs le chemin qui doit le conduire à la mort. Quelques mois après , Vizzavona causait {ranquil- lement en plein jour à Afa, avec divers habitants de ce hameau , lorsque Jean-Dominique Mannei et Ciamborrani, son cousin, viennent le saluer , lui touchent la main , échangent quelques mots, et en- trent dans une maison voisine. Presqu'aussilôt , ces deux individus en sortent armés dun fusil; ils s’avancent à pas lents vers Vizzavona. Leur approche n’excite en lui ni émotion ni défiance; cependant, il touche à sa dernière beure. Arrivé près de lui , l’un d'eux le couche en joue ; Vizzavona qui s’en aperçoit, s’écrie : O per dio! L’arme part , Vizzavona a le corps traversé par une balle ; il ne tombait pas encore; l’autre lui fait sauter la cervelle d’un coup de fusil, en disant avec la joie horrible de la haine assouvie: € Prends cela pour tous les actes d'hypocrisie que tu nous as fait commettre. » Ces derniers mots rappellent le trait historique suivant : « Un Silicien fut assassiné ; le père du mort jura de le venger ; le meurtrier prit la fuite. Son ennemi commença dès-lors à se rendre assidu aux églises ; on le vit communier {ous les mois, toutes les semaines, tous les jours. On eût dit qu’il ne pensait plus qu’à faire son salut. Rassuré par ces de- hors de piété , par cette vie exemplaire , l’homme revient dans la ville; le perfide ne l’a pas plutôt vu et reconnu , qu'il fond sur lui: « Traitre , lui dit-il, 194 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS voilà pour tous mes sacriléges ; lu m'as fait avaler un boisseau d’hosties ! » et il le poignarda. Autre paix violée. — Il existe peu de communes en Corse qui aient été le théâtre de forfaits aussi multipliés et aussi monstrueux que le canton de Ste.-Lucie. Il se trouve hvré, depuis des siècles, à d affreuses dissensions. Là , les Poli, unis aux Giocanti et à une fraction de Quilichini , disputent la suprématie dans ces villages aux Giacomoni el aux Santa-Lucia. En fait d'orgueil , tous les habitants de ces pays sont rois. Sans remonter dans la nuit des temps et dé- rouler toutes les pages funèbres de leur histoire , je dirai seulement qu'en 1830 un des Giocanti fut griè- vement blessé; le 7 octobre 1831, Jean Poli reçut la mort dans sa vigne ; un an après , Jean-Baptiste Qui- lichini tombe sous le plomb de ses ennemis; le 18 janvier 1834 , Paul-Noël Poii a les cuisses percées par use balle, et deux membres de la famille Giacomomi succombent à leur tour. Le deuil des veuves et l’abat- lement peint sur toutes les fivures , jetaient la couleur la plus sombre sur cette contrée, dont les avenues étaient aussi tristes que les abords d’un cimetière. La guerre continuait; après de longs protocoles , un traité de paix fut signé. On chanta une grand’- messe el un Te Deum à Ste.-Lucie , pour mettre Île sceau de la religion à cette réconciliation publique. La tranquillité paraissait à jamais rétablie dans le canton. Les Poli avaient accueilli la paix comme l'événement le plus heureux de leur vie. Possesseurs de terres considérables, presque toujours victimes dans ces sanglantes inimitiés , ils avaient un immense in- DE LA CORSE, 195 térêt à l'affermissement d’un état de choses qui leur permettait de cultiver leurs champs , et leur procu- rait enfin le bien inestimable de la sûreté person- nelle. Is visitaient chaque jour les Giacomoni et les Santa-Lucia , et les assistaient généreusement dans tous leurs besoins Il savaient que le Dieu du mal a toujours ses droits à réclamer dans le monde, et ils faisaient spontanément les plus grands sacrifices pour assurer le maintien d'une paix si utile pour tous, de même qu’autrefois, au fort de la félicité , on s’im- posait un malheur volontaire pour conjurer les di- vinilés envieuses. Leurs anciens adversaires s’élaient associés en ap- parence aux transports de lallégresse générale; mais leur cœur n'avait pas ratifié le serment de pardon et d'oubli que leur bouche avait prononcé. Le 1%. avril 1830, vers midi, Pierre Poli et Jacques Quilichini, âgés de 19 ans, se rendaient au hameau de Levie. La veille, jour de Pâques, le premier avait reçu la bénédiction nupliale , et épousé la demoiselle Ortoli, sœur d’un ancien avocal général. Marié éga- lement depuis peu de jours , Quilichini allait chercher à Levie sa jeune femme, qui appartenait à la famille Roccaserra ; l’une des plus distinguées du pays. Tous les deux à cheval , seuls, sans armes, dans l'abandon de la confiance, se trouvaient sur le chemin publie, lorsqu'une explosion terrible , suivie de plusieurs autres, se fait entendre tout-à-coup. Poli et Quili- chini tombent mortellement blessés. Leurs assassins élaient ceux-là même qui naguère leur avaient serré la main en signe d'amitié. 196 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Cet acte infâme de scélératesse et de perfidie fit au canton de Ste.-Lucie un mal immense. Depuis lors , le sentiment de la sécurité a disparu de toutes les ames. Comment rapprocher des esprits si pro- fondément ulcérés ? Comment se fier désormais aux serments des habitants de Ste.-Lucie? On sait qu'ils cachent des embüches de mort, et que leurs embras- sements étouffent et assassinent. Un pareil attentat , qui ne tend à rien moins qu'à détruire toute bonne foi, toute confiance parmi les hommes , eutle plus funeste retentissement dans la Corse entière. Là, où les partis avaient déposé leurs vieilles haïnes sur l’autel de la concorde, tous tressaillirent d’effroi , à la nouvelle de la grande trahison de Ste.-Lucie. Chacun croyait étre sur une mine toujours prête à sauter , et entrevoir en abordant ses nouveaux amis, un poignard caché sous leurs vêtements pour lui percer le cœur. Les familles rivales qui ailleurs étaient à la veille d’abjurer leurs ressentiments , repoussè- rent avec horreur lout pacte de réconciliation , pré- férant la vie orageuse et terrible des inimitiés, à une paix menteuse, à de perfides amis. Tels sont quelquefois les désastres et les effets que produisent les traités de paix. Il est certain aussi qu'ils deviennent trop souvent une sorte d’armistice avec la loi. Les accusés fugitifs qui, pour obéir aux traités, se constiluent prisonniers, sont générale- ment acquillés ou condamnés à des peines légères. Les jurés se croient obligés de voiler dans ces af- faires la statue de la justice. Ils craindraient autre- ment de détruire l’ouvrage des gens de bien, et de DE LA CORSE. 197 rouvrir l’abime de la guerre civile. Mais demandez à cette veuve désolée , pourquoi elle mélait de sourds gémissements aux éclats de joie des parents de l’ac- cusé ; pourquoi elle a répondu à l’ordonnance d'ac- quiltement par un appel à la vengeance divine ? Le crime lui avait enlevé le père de ses enfants, et en souscrivant à la paix , elle avait espéré que la justice garderait son glaive. De telles absolutions , véritable jubilé judiciaire, loin de cimenter la paix , ravivent des haines mal éteintes et font de nouvelles victimes. Les partis courent une seconde fois aux armes, et les hostilités ne cessent que lorsque l’une des deux fac- tions, vaincue , a subi une entière extermination. Dans l'esprit des montagnards , les sentiments d'amour et de haine offrent souvent la même fixité que les rochers dont le pays est hérissé. IL y a de l'étoffe en de pareils caractères | et plus de res- source, sans contredit, pour le bien et pour le mal, que dans un sang tiède et appauvri; on découvre sous celle rouille un acier bien trempé (1). Un de ces hommes, à l'ame de granit, qui pré- valent ou qui meurent, Vitterbi, condamné à la peine capitale, pour assassinat , à la suite d’une vendetta , imagina de tenir un journal de ses derniers moments. Il se laissa mourir de faim pour éviter la honte du supplice. Son agonie dura dix-sept jours ; le progrès (1) Le marquis d'Argens (Lettres Juives) applique à la Corse les deux vers dr Crébillon dans Rhadamiste : La nature marâtre en ces affreux climats, Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats. 198 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS lent de ses souffrances, le sang froid stoïque avec lequel il les analyse et les raconte, la force d’ame qu'il porte dans celte espèce d’autopsie morale, la haine implacable et terrible qui semble le soutenir el l’animer , à défaut de nourriture, tout cela est peint avec des couleurs d’une affreuse vérité. Dans le journal que je vais traduire, on verra que les douleurs de la faim ont toujours été généralement supportables , et souvent nulles, tandis que celles de la soif passent toute description et même toute idée. Ce registre d’outre-tombe commence ainsi : Dimanche 2 décembre 1821. — Aujourd’hui j'ai mangé avec appétit, j'ai passé une nuil tranquille. 3.— Je n'ai rien mangé ni bu, sans être incommodé. 4. — en a été de même le jour et la nuit, j'ai éprouvé un bien-être capable de charmer quiconque neût pas été dans ma posilion. 5. — La nuit précédente, je n’ai pas fermé l'œil un seul moment, b'en que je fusse sans douleurs phy- siques ; mon esprit seul était profondément agité. Dans une heure, il y aura trois jours que je n’ai pris aucune espèce de nourriture ni de boisson ; mon pouls ne présente pas de mouvements fébriles, j'ai la tête libre, la vue claire, l’ouie bonne, la bouche sans amertume et de la vigueur dans tout le corps. Je ne sens l’aiguillon ni de la soif ni de la faim. — Vers les cinq heures et demie du soir, mon pouls commence à s’allonger. — Après un sommeil paisible et profond, je trouve à mon reveil , vers les onze heures, mon pouls très-faible , mais pas d’autre altération. — A une heure après minuit, gosier desséché, soif ardente. DE LA CORSE. 199 6. — Voilà quatre jours que je ne mange ni ne bois. Je mérite pitié et compassion, et non blâme ; j'ai débuté mieux que Caton; la fin, peut-être, répondra au commencement. Je souffre avec un courage iné- branlable , une soif brûlante , une faim qui me dévore. À dix heures du matin, ma tête s’embarrasse. A midi, intermittence dans le pouls droit, vue trouble. Neuf heures , mon pouls varie à chaque instant. 7. — Ilest six heures el demie , je viens de reposer tranquillement plus de quatre heures. À mon réveil, tournoiements de lête, soif des plus vives, pouls convulsif, À neuf heures, le pouls s’apaise, la soif diminue. A midi, le pouls est régulier. A deux heures, soif ardente. A minuit, bouche très-amère , calme dans tout le corps. 8. — Quatre heures du matin, soif cruelle suivie de quelques heures de sommeil paisible. A huit heures, gorge très-sèche. Je tiens la langue couverte pour m'empêcher de parler, soif sans relâche. A quatre heures du soir, après un sommeil tranquille, la soifre- commence avec plus d’ardeur , les urines sont enflam- mées. À minuit, une heure de repos, puis tournoiements detête épouvantables , pouls en grand désordre, affaï- blissement général, surtout dans la vue. Affreux tour- ments de la soif. 9. — A trois heures après minuit, sommeil d’une heure ; quand il a cessé, mêmes symptômes que les précédents. — À trois heures du soir, repos d'esprit, calme et force dans toutes les parties de mon être, pouls régulier, la soif continue. — La seule crainte de l'ignominie et non la peur de la mort, m'a décidé à La 19 200 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS m'abstenir de toute espèce de nourriture. Dans lexé- cution de ce singulier et extraordinaire projet, je souffre d’indicibles Lourments et des tortures inouïes. Mon courage et mon innocence me donnent la force de tout surmonter. Je pardonne à ces juges qui m’ont condamné par conviction ; mais je jure une haine éternelle , une haine implacable ; une haine de mort qui sera trans- mise à mes neveux les plus éloignés, à l’inique, à l'infâme, au sanguinaire B., qui a voulu consommer la ruine d’une honnête famille. 10. — À huit heures du matin, régularité dans le pouls , soif ardente jusqu'à six, considérablement di- minuée les deux suivantes. — Après quelques instants de sommeil , tournoiements de tête, grande faiblesse dans le pouls. — S'il est vrai que dans les Champs- Elysées on conserve le souvenir des choses d’ici-bas , j'aurai toujours présente l’image du protecteur de l'innocence et de la vérité, du respectable conseiller A. ; puissent toutes les faveurs de la terre et du ciel se répandre sur lui el sur sa postérité ! Tels sont les vœux que je fais avec effusion de cœur, et avec les sentiments de la plus sincère reconnaissance. — À midi, tête en bon état, vue claire, ouïe fine. Je prends toujours avec plaisir du tabac. À dix heures, soif incessante , pouls régulier, quoique un peu accé- léré. J'ai plus d’une fois , après midi, éprouvé un vif désir de manger. 11. — Six heures du matin : hier au soir, après dix heures, pouls régulier, et avant minuit, faim très-grande , soif cruelle ; le pouls s'est sen- DE LA CORSE. 201 siblement affaibli, annonçant que la fin de mes jours est proche ; j'ai entrepris el exécuté un projet , peut- être le plus étrange et le plus extraordinaire qui soit entré dans la tête d’un homme. Je lai accompli en essuyant d'incroyables et atroces douleurs, pour sauver ma famille et mes amis de l'ignominie, pour ne pas donner à mes ennemis la satisfaction de voir tomber ma tête sous le fer de la guillotine, et aussi pour montrer à lhorrible , à l’indigne, à l’infâme B, , quelle est la trempe de caractère des braves Corses. Lorsqu'il apprendra de quelle manière je suis mort , il devra pâlir el trembler qu'un autre, enthousiaste de mon courage, ne cherche à venger innocence que ses intrigues ‘et ses iniquilés ont fait périr. A six heures du soir , la faim a entièrement cessé , la soif est supportable. A dix heures , la soif redouble , pas de faim , pouls faible ; tout mon être, au physique el au moral, est d’ailleurs dans un état satisfaisant. Deus in nomine tuo salvum me fac , et in virtute tua libera me. Dans ces quelques paroles latines sont renfermés {ous mes principes religieux. Dès l’âge de 17 ans, j'ai toujours cru en un Dieu rémuñérateur el vengeur; depuis lors, je n'ai jamais eu foi dans les hommes. i2. — Neuf heures du matin: une heure après mi- nuit , tombé en léthargie; je suis resté dans cet état jusqu’à quatre heures et demie. Ensuite, les mouve- ments du pouls, l'agitation de tout mon corps n'of- fraient que des présages funestes et des symplômes de mort. Tous mes sens étaient bouleversés. J’ai vécu ainsi pendant plus d’une heure. Vers six heures du 202 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS matin, je suis ressuscité. Dans ce moment, la soif est quelque peu diminuée. — A six heures du soir , nulle envie de manger , soif très-vive , facultés intel- lectuelles parfaitement saines. — À dix heures, soif brülante , pouls très-faible , cessation depuis une heure de la systole et de la diastole du cœur, lan- gueur générale, ennui extraordinaire, lumière insup- portable. 13. — Dix heures du matin: vers minuit , soif de plus en plus ardeste, prostration complète de forces ; dans cet état , la raison m’a abandorné , et sans le concours de ma volonté, pressé par une soif intolé- rable , j'ai porté la main sur un vase d'eau, et j'en ai bu une gorgée ; ce qui, en un instant, m'occasionna un froid glacial dans toutes les parties du corps. Survenu dans ces moments, où je n'avais plus mon bon sens , le médecin me fit prendre ; en outre, quatre cuillerées de vin qui rétablirent mes forces et me rendirent à la vie. Après cela , je bus encore une assez grande quantité d'eau fraiche. Maintenant , je me trouve à peu près comme hier matin. La soif à beaucoup diminué , el je la supporte sans en être incommodé. A deux heures après midi, soif hor- rible , nul besoin de manger ; à six heures, le cœur a tout-à-fait cessé de battre, pouls faible, soif non absolument intolérable , pas de faim , tête libre , vue claire , intelligence vive. — Dix heures du soir : aprèsune demi-beure de sommeil paisible , léger froid dans tout le corps , pulsations presque imperceptibles, soif supportable. — (Ce dernier article a été écrit et signé par mai, concierge des prisons, parce que le con- DE LA CORSE. 203 damné qui me Pa dicté , a déclaré que les symp- tômes , précurseurs de la mort, lui ôtaient la force nécessaire. 4 14. — À une heure après mi:nil , sommeil de trois heures sans interruption , accompagné de songes agréables. A mon réveil, battements de pouls très- faibles, ceux du cœur entièrement insensibles , l'esprit en pleine vigueur. J'écris tout de ma main, la vue me sert bien. — A sept heures du soir : une heure après midi, la soif s’est accrue démesurément , le pouls tantôt fort, tantôt très-faible. Tout le monde m'a abandonné ; mais je garde et je garderai, tant que je vivrai, le meilleur de mes biens , ma constance. Je suis privé de toutes sortes de consolations ; point de nouvelles de ma famille ; à ceux de mes parents qui se trouvent à Bastia, on a interdit l'accès de ces prisons. Sept militaires inexo- rables épient , le jour et la nuit, avec une rigueur inquisitoriale , le moindre de mes mouvements, sans doute pour rendre compte de tous mes gestes et de toutes mes paroles. Une surveillance aussi cruelle , aussi inusilée , semble plutôt appartenir aux prisons d'un sérail ou d’un pacha de St.-Jean-d’Acre, qu'à un gouvernement humain comme celui de la France. On voudrait m'empêcher de mourir, mais je lasserai, par mon courage , tous les eflorts, et je rendrai inu- tiles tous les moyens qu'on met en œuvre pour ne me laisser d’autres issues qu’un échafaud. Lundi soir , ro de ce mois , je me sentis si violem- ment pressé par la soif , que, m’étant rempli la bouche d'eau pour raffraichir mon gosier , je ne pus résister 204 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS au désir de l’avaler. Dans mes convulsions du 12, en présence du médecin , je bus moins d’un verre d'eau, et, dans celle du 13, un peu plus d’un demi-verre. Le tout n’allait pas à un demi-litre, et cela dans l’es- pace de douze jours et demi. 15.-- Dix heures du matin: hier au soir depuis les dix heures jusqu’à trois heures du matin, chaleur fébrile , soif brûlante , puis sommeil paisible jusqu'à six heures , évanouissement d’une demi-heure. 16. — Depuis les dix heures du matin jusqu’à quatre heures après midi, soif dévorante. Le pouls devient de plus en plus faible, tout n'annonce que je touche au terme de ma vie et de mes souffrances. Ce journal sera remis après ma mort à mon neveu C..... et il aura soin d’en envoyer une copie à MM. les présidents M... P... S.. 17. — Je passai la journée d'hier paisiblement ; je me trouve aujourd’hui dans le même état ; je meurs avec un cœur pur et le calme de l’innocence, et je finis mes jours avec la même tranquillité que les Socrate , les Sénèque et les Petrone. 18. — Onze heures : je suis au moment de mourir avec la sérénité du juste. La faim ne me tourmente plus, et la soif a entièrement cessé ; la tête a perdu sa lourdeur, ma vue est nette et claire ; enfin un calme parfait règne dans mon cœur. dans ma con- science, dans tout mon être. Les courts instants qui me restent à vivre s'écoulent doucement , de la même manière que l’eau d’un limpide ruisseau dans une riante plaine. La lampe va s'éteindre , faute d'huile pour l’alimenter..…. DE LA CORSE. 205 Vitterbi termine là son journal. I expira le même jour, quelques heures après avoir écrit ces dernières paroles. , Quelle puissance de résolution dans ce condamné! quelle tenacité dans son entreprise! Il est vrai que rien de faible et de craintif ne pénétra jamais dans l'esprit d’an Corse (1). Il est capable, au degré le plus élevé , de toutes les actions qui exigent de la force et de la constance ; dès qu'il a projeté une chose , il exécute ; il marche inflexiblement vers son but, sans détourner la tête. Les obstacles gran- dissent son courage au lieu de Paffaiblir ; il reste inébranlable , tel que les rochers que bat quelque- fois une mer en furie. Ilse montre , en petit, l'image de l’homme immortel , qui fit trembler tous les trônes , remua le monde , et dont on peut dire : vestigia semper adora. On à écrit, avec raison, que, si la nature voulait créer un être qui eût quelque ressemblance avec Napoléon , elle irait le chercher en Corse, ou elle lui donnerait l'ame d'un Corse. Nouveau Tantale ( avec cette différence, néarmoins, que le patient de l’enfer voyait l’eau se retirer toutes les fois qu’il voulait en boire, la branche de fruits s'éloigner , quand il avançait la main) , le condamné Corse endura les plus cruelles privations sans y être astreint, et alors que des carafes d’eau limpide et des mets appétissants se pressaient autour de son grabat. Il ne redontait pas la mort, maïs la publi- cité du supplice. La joie insultante de ses ennemis (4) Corsi meritano la furca, e la sanno soffrire (Proverbe génois ). 206 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS pouvait se mêler , lors du moment suprême , aux larmes et aux sanglots de ses parents. De toutes les manières d'en finir avec la vie, il ne lui restait plus que l’inanition. Elle est sans contredit la plus af- freuse. N'importe! son courage se trouve à l'épreuve de toutes les souffrances. Il sait très-bien que les tyrans n'inventèrent jamais un supplice dont Phorreur ap- proche de celui-là. Ah ! si une main secourable venait lui apporter du fer ou du poison ! Des gardes veillent à toutes les issues par où il aurait pu s'échapper vers le tombeau. Le flambeau de ses jours ne pourra donc s'éleindre qu'au milieu des tortures de la faim et de la soif! Un instant, il sent son cœur défaillir ; mais l'image de l’échafaud se dresse devant lui , ses forces renaissent ; non , dit-il, on n'aura pas la puissance de me trainer à la guillotine ! et il se plaisait à répéter ces paroles d’un poète: un bel morir tutta la vita onora ! Ce qui n'étonne pas moins que son courage , c'est l'imperturbable tranquillité de son esprit, c'est l'énergie et l’élévation de sa pensée à côté de l’affaiblissement de son corps. Les vers qu’il composa dans ses courts intervalles de repos, et que ne désavouerait pas le poète le plus distingué, attestent assez la vigueur de son esprit ; les voici : Avea dei beni ; or Consumato 6 tullo; 10 lascio sette figlie e la consorte , Afflitte ed abbaltute dalla sorte : E per retaggio mio, lor lascio il lutto. Piaugon le figlie sopra il caso mio ; Piangon sul innocente condannato , DE LA CORSE. 207 Piangon sul fratello sventurato , E sulla tomba dellestinto zio. Acuto strale mi trafigge il core ; Le viscere ani straccia aspro cordoglio, Pianger non devo , e piangere non voglio Ma unisco al pianto loro , il mic dolore. Le fils de Vitterbi, son co-accusé d’assassinat , con- damné à mort par contumace, se réfugia à Naples. Sans ressources , il se fit porte-faix. 11 imagina un singulier raflinement de haine à défaut d’une ven- geance sanglante: il adopta le nom de Moschetti, celui de la famille ennemie de la sienne, tout exprès pour lavilir. Fl commit plusieurs délits pour se faire mettre en prison el au carcan. Il recherchait le mépris des habitants de la ville; il jouissait de la pensée que Naples entière le regardait comme un in- fâme brigand. Chacun des outrages auxquels il était en butte, était une diffamation pour les Moschetti ; il poursuivit ce rôle jusqu'à la fin, et mourut à Fhô- pital. Pour prolonger sa vengeance au-delà du tom- beau , il avait fait imprimer , en 90 pages, sa bio- graphie ; il Pavait fait crier dans les rues de Naples, el l’avait envoyée en Corse. Incurable affront pour la famille de son ennemi! Apprendre que son nom a été déshoncré , dégradé par un parent ou un faus- saire , qu'un vérilable ou un faux Moschetti a été porte-faix, mendiant , escroc, attaché au pilori, hué par la populace! Cette pensée charma Vitterbi jusqu à son dernier soupir. Une si haute énergie de caractère, celte faculté de 208 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEURS vouloir avec persévérance qui font, suivant leur em- ploi , les grands criminels ou les héros , pourquoi les Corses, dans quelques localités . les épuisent-ils à des œuvres de destruction , à des actes perpéluels de révolte contre la loi? Le matin, pleins de force et de vie ; le même jour, ils sont emportés tout san- glants dans leur domicile ; il n’est là ni soir ni lende- main assurés pour personne, et on voit se réaliser la parole du Pealmiste : « Ils descendront tout vivants dans l’abime. » Tandis que , sur tous les points de l'Europe, les immenses progrès du christianisme et de la philan- thropie universelle qui en est la conséquence néces- saire, éteignent les guerres générales et les ven- geances particulières, tandis que l'esprit d'association et de fraternité ravive partout les sympathies humaines , et étend au loin ses conquêtes paci- fiques, serions-nous condamnés à voir dans ces con- trées tant de vivacité d'intelligence, tant de force de volonté se consumer toujours en misères intestines, en guerres interminables, en malheurs privés dont la funeste réunion constitue le plus terrible de tous les malheurs publics? Ne trouvera- t-on jamais un terme à (ous ces combats sans gloire , à ces massacres sans profil, et un si beau soleil ne cessera-t-il enfin d'éclairer tant d’infor- tunes ? Toutefois, n’exagérons rien, n’imitons pas les voya- geurs qui, partant d’une idée toute faite, craindraient de passer pour de mauvais observateurs, s'ils ne pei- gnaient la Corse comme un théâtre de carnage en per- DE LA CORSE. 209 manence , et ses habitants comme des espèces de bêtes sauvages, Non, la Corse lout entière n’est pas aussi noire sur la carte de la civilisation qu’on leditsouvent. D'abord le nombre des bandits dangereux diminue de jour en jour, et on est à peu près pa: venu à museler les plus terribles. Il est positif qu'on ne parcourt nul pays avec plus de sûreté, quand on est sans inimilié particu- lière; jamais la malveillance n’a pu citer un seal attentat commis par les indigènes sur des Français du conti- nent, voyageant dans l’intérieur de l'ile. On ne doit pas juger d’une contrée par quelques scélérats, et méconnailre tout ce qu'elle a de bon et d'honnête, c’est-à-dire l'immense majorité. On ne songe pas assez combien de retentissement ont quelques crimes, el combien de vies paisibles et irréprochables restent ignorées. Li n’y a que les méchants de célèbres. Les bons, hélas! sont oubliés, ou trop souvent tournés en ridicule La Corse est loin d’être sur tous les points en proie aux fureurs de la vendetta.Ainsi, le cap Corse, Bonifacio, Portovecchio, le Fiumorbo, lParron- dissement de Calvi, Bastia, cité vraiment digne d’être française , toutes les communes placées sur le littoral de l’île, et bien d’autres, n’ont rien à envier au con- tinent, sous le rapport de la douceur des mœurs et de la sécurité. Qu'on se rappelle donc toujours que les tableaux que nous avons tracés s'appliquent unique- ment à cerlaines localités, où règnent encore de funestes et opiniâtres préjugés, el où le meurtre appelle trop souvent le meurtre. 210 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS CHAPITRE XI. Port habituel des armes, Les Corses , dans un grand nombre de villages , marchent toujours armés. Ils considèrent leurs stylets et leurs fusils comme une partie de leur costume et de leur être Ce sont des amis dévoués dont ils ne peuvent se séparer ; ils se croiraient incomplets sans eux. Ils les portent dans leurs travaux, dans leurs réunions , et parfois jusque dans l'enceinte des églises et des tribunaux, au moment même où ils sont sous la protection de Dieu et des hommes. Il n’est pas d'individu , si pauvre de ressources qu'il puisse être, qui ne possède un fusil et souvent d’une valeur consi- dérable. Celui qui n'en a pas, aliène jusqu’à son dernier lambeau de terre, pour se procurer des armes, comme s'il ne pouvait vivre sans elles. Ce port habituel des armes paraît l’une des sources les plus funestes de tous les maux qui affligent le pays , un puissant encouragement aux crimes. La plupart ne naissent-ils pas au sein des disputes? Eh bien! une rixe s'engage, la tête fermente, lintel- ligence se trouble , tout le corps frémit. Faut-il s'étonner que le Corse , sans cesse environné de sty- lets et de fusils, si ardent dans ses affections , s’em- pare alors de tous les moyens de nuire, médite la vengeance et l’exerce sur-le-champ quand la pos- sibilité est immédiate ? Si on fait tomber sur lui le sarcasme et le mépris, si on joint la violence à l’ou- L DE LA CORSE 211 trage , restera-Lil insensible à l’injure ? renoncera- Lil à l'usage de ses armes ? ne croirait-il point , par celle inaction , signer son arrêt de dégradation virile? n'est-il pas vrai aussi que larme dans les mains d’un homme ; triple son pouvoir, et, par suile, son au- dace? qu'il est plus susceptible et plus irritable en cel état, que réduit à ses forces individuelles ? _est- ce d’ailleurs sous l'empire de la coière que le Corse ira mesurer ses coups et calculer froidement les ré- sultats de la lutte? n’arrive-{-il pas quelquefois en- core, qu'il est aux prises avec un ennemi dont Pat- tilude est menaçante , qui peut lui arracher la vie ? Il se trouve lui-même face à face avec la mort ; il tremble de tomber le premier victime de la fureur de son adversaire ; et, dans ce moment de crise, l'instinct impérieux de la conservation l’emportera toujours sur la crainte des lois vengeresses. Si, au contraire , on n'avait ni stylets ni armes à feu au moment où une dispute éclate, pris au dé- pourvu , on serait forcé de combattre avec des moyens peu redoutables. Les querelles entraineraient rarement l’effusion du sang ; dans tous les cas, le mal serait léger el réparable. On obliendrait l’im- mense avantage de l’ajournement de la vengeance ; quelques heures sufliraient quelquefois pour opérer un rapprochement ; el souvent on verrait comme sur le continent , l'irritation s'endormir avec les adver- saires , el ne pas se réveiller avec eux. A l'autorité de la raison viennent se joindre les lecons de l'expérience. Avant l’introduction'en Corse des armes à feu , ilne parait pas que les homicides 212 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS y fussent fréquents. C'est en 1553 que le maréchal de Termes apporta dans l'ile ce don empoisonné , et fit connaître au pays cet épouvantable moyen de destruction. Les habitants n’osaient , dans les pre- miers temps , ni les charger ni faire feu avec elles (1) ; mais bientôt à ces craintes succède en eux un goût passionné pour ces armes. L’avidité avec laquelle nos insulaires se jetaient sur ces nouveaux instru- ments de combat , tenait du délire. On conçoit , en effet , que ce peuple belliqueux, toujours facile à émouvoir , ail vu avec des transports de joie une innovation qui changeait l’art de la guerre. Avec les armes à feu , disparaissaient le régime de la force musculaire et l'avantage des solides armures qu'il n'était pas au pouvoir de tout le monde de se pro- curer Les nouveiles armes assuraient la supériorité au courage et à l'intelligence, deux choses, qui ne coû- tent rien quand on les possède ,; et dont tous les Corses étaient largement pourvus Malheureusement , la haine et la vengeance qui, de tous temps, ont partagé, avec la passion de la guerre, la vie et les loisirs de ce peuple pauvre et désœuvré , y trouvèrent une déplorable facilité à se satisfaire, Voici ce qu’on lit dans Filippinti, auteur contemporain : « Tous les jours, on entendait parler d’assassinats, de vols sur les chemins , brigandages et autres méfaits arrivés dans l’intérieur (tra paesani); des scélérats ( c'étaient souvent des débiteurs ) arrêtaient leurs (1) Filippini, L 5, p. 471. DE LA CORSE, 213 créanciers, les prenaient partout où ils les rencon- traient , et ne les relâchaient qu'après en avoir tiré une rançon. Le plus faib'e, sûr d'être opprimé par le plus fort , était dans la nécessité de tuer son oppresseur ou de se faire tuer par lui. Allora chi non aveva uno © due archibugi a ruota di continuo seco (che dianzi poco s’usavano) non gli pareva d’esser persona. » Telle à été à son origine la coutume, devenue si gé- nérale depuis, d'aller armé. On peut dire que le besoin d’une légitime défense , la fierté de caractère d’un peuple belliqueux et la vanité , ont présidé à sa naissance. Aussitôt on chercha un remède à ce fléau. Vers la même époque, furent publiés les statuts civils et criminels de la Corse. L'article 1°. du chapitre VIII s’exprime ainsi : « Il est défendu à qui que ce soit de porter en voyage et ailleurs des arquebuses à roue, ou à mèche, grandes ou petites, ni d’en garder chez soi ou autre part, sous les peines les plus sévères, y compris le dernier supplice , la confiscation et les galères , au jugement du gouverneur. » Chapitre IX: « Voulons el ordonnons que nul ne puisse introduire dans l'ile de Corse, poudre, mèche, plomb , arquebuses ou roues d’arquebuses, en vendre, fabriquer , réparer, sous peine de la vie ou des ga- lères à perpétuité aux contrevenants. » Un édit de 1599 reproduisit les dispositions des statuts el en ajouta d’autres ; ainsi, il accorda aux détenteurs d'armes à feu un délai pour en faire leur déclaration à l'autorité et les exporter sur le conti- 214 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS nent ; il donna aux dénonciateurs une récompense de 5o livres, et pareille somme à ceux qui avaient opèré la saisie. Îl n’y avait pas d'appel des sentences rendues en elle matière. « Connaissant (termes de l'édit), les dé- sordres infinis provenant de ce que, dans l'ile de Corse, on porte et lient des arquebuses à roue, arme de sa nature abominable, que des meurtres, des vengeances et des excès en grand nombre, sont commis par suite de cette tolérance , il convient d'arrêter d'aussi graves inconvénients par un remède vigoureux ; capable d’anéantir entièrement des engins de cette sorte. » Malgré les édits prohibitifs des armes à feu, les Génois, qui étaient bien aises de voir les Corses s'entre détruire, cherchèrent à remplacer ces mesures de rigueur , par le système des permis de port d'armes moyennant finance. Maïs l’orateur Corse et les douze élevaient des plaintes énergiques contre le port con- tinuei des armes , qu'ils accusaient de tous les mal- heurs du pays. Tolte le armi, dit un historien de ces jours calamiteux , si tolsero gli omacidi (1). La loi, il faut le dire, ne tarda pas à être auda- cieusement violée ; un nouveau cri d'alarme se fit entendre d’un bout de la Corse à l’autre, et cette inexécution devint lune des causes de la grande insurrection de 1729. Mailres d’une partie de la Corse , où ïls firent un séjour de courte durée, les Allemands , trois ans après, sous le prince de Wurtemberg , inter- dirent le port d'armes. Enfin, lorsqu'en 1769, la (1) Salvini ( propos, 8, p. 89.) es + ve = , DÉ LA CORSE. 515 France fut constituée l'arbitre des destinées du pays, elle le prohiba aussitôt par l’édit du 24 mars 1770, et la mesure fut rigoureusement exécutée. Une nouvelle ère semble luire alors pour la Corse ; le décret du 15 mars 17976 énumère les résultats heu reux que la disparition du port d'armes avait déjà produits, et on lit dans un rapport adressé au Roi, par l’intendant, que la Corse est la province de France où il se commet le moins d’homicides. On peut ajouter que le port habitnel des armes est essentiellement incompatible avec l’état de société. L'homme , avant l'ordre civil, est son premier maitre, son unique objet , le seul dispensateur de ses forces , le seul préposé à la défense de sa personne, puisqu'il n’existe ni lois ni magistrats pour protéger son exis- tence. Mais dès l'instant qu’ilentre dans la cité, il se désarme lui-même dans les mains du pouvoir. Il rest plus juge dans sa propre cause, il ne s’appartient plus, il est un bien de la société. … De quel droit chaque citoyen irait-il parcourir les . places et les rues, les armes à la main? est-ce pour sa défense personnelle ? mais n’a-t-il pas renoncé à l'usage de ses forces particulières pour acquérir celles du public? n’a-t-il pas mis ses biens, sa tête, tout ce qu'il possède , enfin, sous la protection de la loi ? Que signifient donc tant de fonctionnaires chargés de veiller sur nous ? Pourquoi exiger de leur part tant de garanties, de droiture et de moralité, si le premier venu, si des gens dont la réputation est la plus douteuse, peuvent se montrer en tous lieux avec le glaive et les attributs du pouvoir? Comment la société : 14 # +" 0 : 216 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS pourrait-elle tolérer des prétentions si menaçantes, sans déclarer à la face de tous les citoyens son im- puissance absolue à les protéger, sans donner sa dé- mission ; sans organiser elle-même l'insurrection dans PEtat? car la loi ne peut parler en souveraine au milieu d'une population en armes , etelle rencontre des résistances invincibles. Aussi, à Rome, les soldats eux-mêmes ne pou- vaient marcher armés lorsqu'ils sortaient du camp. Les peuples les moins civilisés en ont fait la règle invariable de leur conduite. Lorsque les Frances , que leurs habitudes guerrières obligeaient à avoir toujours des armes , eurent consolide leurs conquêtes , les rois en défendirent le port continuel , comme on peut le voir dans les capitulaires de 805, 806, et dans l'or- donnance de 1265 , suivie d’une foule d’autres. Les Germains , auxquels on a si souvent comparé les Corses , n'auraient pas souffert qu'un individu , quel qu'il fût et à tout âge , apparüt en armes au milieu d'eux. Un père voulait-il armer son fils, il fallait d’abord que ce dernier eût atteint sa majorité, qu'il fût ensuite présenté à l’assemblée de la nation, et ce n'était qu’alors, et après de solennelles épreuves , qu’on mettait un javelot dans ses mains. Doit-en se montrer moius prévoyant que des bar- bares , et laisser les habitants de la Corse s’arroger seuls entre tous, le droit si anti-social, si désastreux de marcher toujours avec un fer homicide , comme des soldats prêts à combattre sur un champ de bataille ? Quel spectacle , pour un étranger qui arrive dans l'île, que toute cette population en armes offrant l'aspect d'un camp ennemi ? DE LA CORSE. er Il n’est pas douteux qu'il ne fût très-utile d'enlever aux Corses les instruments de mort qu'ils portent ha- bituellement , si tous pouvaient en être également dépouillés. Dans une société bien ordonnée , les armes n’ont qu'une seule destination , celle de défendre les lois et la paix publique ; ou bien elles ne doivent être que le signe d'une partie de plaisir , d’un exercice utile au corps , d'un délassement à la suite de longues occupations. De toute autre manière , elles sont un symbole de guerre. Mais, pour ôter à l’homme les moyens de pourvoir à sa sûreté par lui-même, ne faudrait-il pas organiser une force convenable dans laquelle ïl trouvät des garanties d'ordre et de sé- curité ? Frappée des dangers du port habituel des armes , la Cour royale de Bastia infligeait , depuis le mois de février 1837, à tous les porteurs d'armes, quel que füt le calibre du pistolet ou du fusil, les peines pré- vues par la loi du 24 mars 1934 ; elle jugeait que, par le mot armes de guerre , le législateur avait parlé, non de la nature et de la dimension de l'arme, mais de l'usage auquel on la destinait , et de l'intention de celui qui en était porteur. Les agents de la force publique avaient reçu l’ordre d’arrêter les contrevenants. Le dissentiment qui, dès le principe, s'était manifesté au sein des tri- bunaux , sur la légalité de la mesure, devint de plus en plus marqué. Bientôt les opposants furent en ma- jorité, de sorte qu’on parut abandonner la juris- prudence dont j'ai parlé ; cependant trois arrêts de la 218 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Cour, en date du 28 mai 1847. l'ont adoptée de nouveau. Par quel moyen arracher aux Corses les armes qu’ils tournent si souvent contre eux-mêmes? Faut-il établir pour l’île une loi spéciale, qui prohibe absolument le port d'armes, ou qui autorise l’administration à délivrer des permis dans des cas particuliers? N°y aurait-il pas les inconvénients les plus graves, à placer un département français sous le coup d'une législation exceptionnelle et toujours blessante pour la fierté des habitants? Que d'abus, que de réclamations ferait éclore le pouvoir discrétionnaire remis aux mains de l’autorité locale ? comment oser reprendre les idées du XVH. siècle, revenir aux errements du gouver- nement génois et de l’ancien régime, sans tenir compte du progrès des lumières et des exigences cons- titutionnelles ? On sait d’ailleurs à l’aide de quel code draconien on avait cherché, autrefois, à empêcher le port d'armes. Les Corses veulent jouir de toutes les prérogatives attachées au titre de Français ; ils ne consentiraient jamais à plier la tête sous le joug de pareilles lois. Des auteurs ont soutenu que le désar- mement n'avait jamais élé effectué, même avec ces lois de sang. En 1769, lors de la conquête de l’île, on comptait sur la remise de 60.000 armes à feu. D’après l'historien Pommereuil , on n’en cblint que 12,000; on pendit quelques malheureux aux avenues des villes, et onen resta là ; il n’est pas bien prouvé que, sous la ré- publique de Gênes, le manque d’armes ait mis les Corses une seule fois dans l'impossibilité de s’insurger , ni qu’un assassin ait dû renoncer à ses projets meurtriers, faute de trouver une arme pour commettre son crime. DE LA CORSE. 219 Au surplus, on aurait tort de croire que les Corses portent, én général, des armes par pur caprice et sans nécessité. Non, un tel usage est le résultat des mœurs, de la situation du pays, des dangers terribles auxquels exposent les inimitiés particulières. Elles sont rares les personnes, surtout dans l'intérieur de l'ile. qui puissent se vanter de ne pas compter un ennemi, ou un envieux, un jaloux de leur fortune, un homme qui, à tort ou à raison, se tient offensé pareilles, ennemi qui trop souvent, dans la sincère expression de ces mœurs, est un ennemi qui tue où qui fait tuer. Au milieu de telles habitudes, dans une contrée couverte de maquis et de broussailles qui recèlent encore tant de malfaiteurs, comment interdire le port d’armes ? Il ny a pas de sécurité , et vous voulez qu’on y voyage sans aucune arme? La société ne peut y pro- téger suflisamment les individus, et vous parlez de leur enlever les moyens de pourvoir à leur sûreté per- sonnelle? Celui qui a un ennemi , marche armé ; s’il ne peut porter d'armes ; il faudra donc qu'il s’enferme chez lui ou qu'il livre sa vie. L'alternative est dure pour tous , affreuse pour ceux qui sont obligés de traverser nuit et jour des endroits écartés, des champs déserts , de sombres forêts, qui ont besoin de travailler pour vivre et nourrir leur famille. Concluons sur une question si délicate qui divise les meilleurs esprits. Il est des villages où le port des armes n'existe plus, les mœurs l'ont aboli ; dans d’autres , il n'y a pas assez de sécurité pour qu'il soit possible de le défendre absolument. De quelle manière empêcher des gens , qui tremblent pour leur vie, de 220 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS porter au moins des pistolets de poche et des stylets cachés sous leurs vêtements? Dans les cantons où cet usage n’est qu'une vieille habitude, sans utilité quel- conque , là où les insulaires ne portent des armes que pour en faire parade, des arrêtés municipaux peuvent régler l'exercice de ce droit. La loi du 14 décembre 1789 met dans les attributions des maires la police des lieux publics. Un arrêté du maire de Bastia a bien forcé les paysans à déposer leurs armes avant d'entrer en ville ; pourquoi n’en serait-il pas de même dans les communes rurales ? Quant à moi qui ai vu de près les difficultés , qui me suis souvent mesuré avec elles, je crois après toutes les expériences faites , que le port habituel des armes est plus encore un effet qu'une cause. Il faut prendre garde de ressembler à ces animaux qui mordent la pierre qui les a frappés, parce que leur instinct ne peut remonter jusqu’au bras qui l'a lancée. Les armes ne sont dans les mains des Corses que l'instrument du crime; si on veut arrêter l’effusion du sang , il faut s'attacher à rendre les Corses meilleurs, à supprimer, non pas les moyens de nuire (ce qui semble impossible, mais à diminuer les préjugés et les passions des habitants ; pour désarmer le bras , il est nécessaire de désarmer les haïnes ; il faut changer le cœur , il faut disposer les ames, dès le premier âge, à regarder le port continuel des armes comme la plus sauvage et la plus funeste des habitudes, le meurtre comme l'acte le plus immoral et le plus barbare , le pardon des injures comme la plus sublime des vertus. Est-ce avec des lois contre le port d'armes , que l’on DE LA CORSE. 221 parviendra à assainir les mœurs et à déraciner de fu- nestes habitudes ? Des lois ! Eh ! pendant des siècles, combien n’en a-t-on pas fait pour empécher le port d'armes? Où en est-on aujourd’hui à cet égard? Au même point qu’il y a 200 ans; les lois ont tout épuisé pour détruire cet usage ; on l'a érige en crime capital, on a mis à l'écart toutes les formes de procès, on a pendu au premier arbre, on a organisé la terreur et la tyrannie. De telles violences, qui peuvent bien com- primer un instant, mais qui ne civilisent guère , n'ont en définitive rien produit. Quid leges , sine moribus, vanæ proficiunt ! Sampiero en réveillant le sentiment de la nationalité, Paoli avec le mot d'indépendance, suspendirent le cours des guerres civiles et opérèrent des merveilles. En occupant l’activité du peuple corse, en tournant son esprit vers les arts agricoles et industriels, en agissant sur ses mœurs par une édu- cation toute française, on réussira aussi à améliorer son état, et à détruire l’affreuse maladie du meurtre qui fait tant de ravages dans le pays. De semblables moyens sont d’un effet lent , sans doute, mais les nations comme les individus ne peuvent grandir et se réformer autrement que par degrés Tous les efforts des hommes n’ont jamais pu suppléer au temps ; ceque celui-là veut, il le veut bien. Avant de clore ce chapitre , je rappellerai un passage très-remarquable de l'Esprit des Lois, liv. 18, où Montesquieu signale la vraie cause du port habituel des armes : « Les peu- ples, dit-il, qui ne cultivent pas les terres, sont plutôt gouvernés par le droit des gens que par le droit civil, ts sont donc presque toujours armes !.... » 222 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS CHAPITRE XIV. Rétablissement du Jury, — Ses résultats. Une institution noble et libérale par essence , qui relève la dignité de l’homme, qui est un moyen si actif de civilisation, où tout se décide par la droiture el la bonne foi, le jury, dont le département de la Corse était déshérité, lui a été rendu par la révolution de juillet. Cette île, sous son célèbre Paoli, avait déjà des magistrats éleetifs et temporaires ; associée dès 1789 à la nation française , paternellement admise à partager les bienfaits de sa constitution et de sa légis- lation nouvelle , elle reçut le jury en janvier 1792, en même temps qu'il s’établissait dans toutes les parles de la France régénérée. Les Anglais s'emparèrent de la Corse en mars 1794 ; ils respectèrent d'abord une institution à la- quelle le peuple paraissait attaché ; en décembre 1795 ils la suspendirent , parce que la guerre leur rendait indispensable une justice plus rapide et plus dévouée. Après l'expulsion des Anglais , en octobre 1796 , le jury fut immédiatement rétabli et subsisla jusqu’en novembre de l’année 1800. Alors des troubles éclataient souvent dans le pays ; il y avait en Angleterre un régiment composé entièrement de Corses, dont les parents et amis étaient toujours prêts à fomenter des soulèvements dans Pile ; pour mettre un terme à ces désordres, et effrayer les séides d’une puissance ennemie, le gouvernement consu- DE LA CORSE. 223 laire, par la loi du 22 novembre 7800 , décréta ce qui suit: « L'Empire de la constitution est suspendu, en Corse, jusqu’à la paix maritime. » La même mesure fut prise par des sénatus-consulles subséquents , à l'égard de quatorze autres départements français. Au traité d'Amiens , le 23 octobre 1802, on replaca la Corse sous le régime du droit commun ; mais par suite de la prompte rupture de la paix , l’état exceptionnel de l’ile se perpétua , en vertu de différents sénatus- consultes qui étaient renouvelés tous les deux ans. Le 9 septembre 1810, parut un décret impérial por- tant que jusqu'à la mise en activité, en Corse, du code d'instruction criminelle et de la loi du 20 avril 1810 , les affaires criminelles continueraient d'être poursuivies , instruites et jugées comme par le passé ; or , le code d'instruction criminelle altribuait au jury la connaissance de tous les crimes, à l’exception de quelques-uns déférés à des cours spéciales composées à la fois de juges civils et militaires dont les arrêts élaient exéculés , sans recours, dans les vingt-quatre heures. Mais il y avait des départements où le jury n'existait pas ; la loi du 20 avril 1810 décida, qu’à l'égard de ces départements, il serait créé une cour spéciale extraordinaire formée de huit membres de la cour impériale. « La cour spéciale extraordinaire, dit l'art. 27, remplacera la cour d'assises dans les dépar- tements dans lesquels le jury n’aura pas été établi ou sera suspendu. » Un décret, du 6 juillet 1810, autorise les cours spéciales ordinaires à juger , au nombre de six où huit membres ; quant aux cours spéciales extra- ordinaires remplaçant le jury dans certaines localités, 224 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS leur nombre à huit fut maintenu { art. 103 et 107). Telle était la législation à la chute de l'Empire Louis XVIIE octroya la charte du 4 juin 1814, dont les art. 59, 63, 65 abolirent expressément les tribunaux et commissions extraordinaires , et conser- vérent le jury. En vertu de la charte, toutes les parties du territoire français rentrèrent sous l’em- pire du droit commun , moins le département de la Corse, où l’on ajourna indéfiniment l'institution du jury. En effet, vingt-cinq jours après le ser ment prêté à la charte, il intervint une ordonnance royale , du 29 juin, qui ne fut jamais, insérée au Bulletin des Lois, parce que toute la France se serait récriée, et aurait déclaré l'impuissance d’un pareil acte pour paralyser la loi de l'Etat ; elle est ainsi conçue : « Vu l’art. 27 de la loi du 20 avril 1810 et l’art 29 de la charte constitutionnelle que nous avons octroyée à nos sujets ; « Considérant que depuis cette charte constitu- tionnelle , la cour spéciale , dite extraordinaire, qui existe dans l’île de Corse, ne doit pas garder cette dénomination ; que d’un autre côté , il ne nous paraît pas convenable d'introduire en ce moment la pro- cédure par jurés qui #’y a jamais été établie , et que la cour spéciale , dite extraordinaire, est réellement dans la Corse une cour ordinaire , puisqu'elle n’est composée que de magistrats ; qu’elle connaît des crimes dont la connaissance est attribuée, dans le reste de la France , aux cours d'assises, et que, sauf le concours des jurés , elle suit les mêmes formes de pro- céder que les cours d'assises ; DE LA CORSE. 225 « Sur le rapport de notre ami et féal chevalier , chancelier de France, le S'. d’Ambray ; «_ Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit : a Art. 1°. La cour spéciale extraordinaire, qui existe à Ajaccio et qui est prise dans le sein même de notre cour royale, portera à l'avenir le nom de cour de justice criminelle ; « Art. 2. Elle ne pourra juger conformément à la loi de son institution , qu'au nombre pair de six ou de huit juges ; « Art. 3. Ses arrêts continueront d’être sujets au recours en Cassation. « Donné au palais des Tuileries, le 29 juin 1814. « Signé : LOUIS. » Vu la charte, porte cette ordonnance qui frappait d'interdit , qui mettait hors la loi une portion du ter ritoire français! non, la charte est violée, elle n’a pu l’être par une ordonnance ; la charte était ici la reine et la maîtresse ; le jury est une institution constitutionnelle, une sauvegarde donnée à tous les citoyens , on ne peut la leur enlever arbitrairement. Si de simples ordonnances répétées une à une autant qu'il y a de départements , avaient pu avoir une telle autorité , il est clair que la charte n’était plus qu'un vain mot et ne liait nullement le prince ni les sujets. Que d'erreurs matérielles , au surplus , dans cette ordonnance , rendue sans examen, sans que le pays eût été ni consulté ni entendu! Chose incroyable , elle est motivée sur ce que la procédure par jurés n'a jamais été établie en Corse! On a vu qu’en 226 SUR L' HISTOIRE ET LES MOEURS décrétant l'institution du jury en France , l'Assemblée constituante n'avait point excepté la Corse de ce bienfait, et que l'ile n’en fut privée qu’en 1600, sous prétexte de guerre. La même ordonnance porte : que la cour crimi- nelle jugera à sèr ou huit juges, conformément à la loi de son institution , c’est-à-dire à l’article 27 de la loi du 20 avril 1810 3; et cet article veut impé- rieusement que la cour spéciale extraordinaire soit composée de huit inembres de la cour impériale ! L’ordonnance ajoute que la cour spéciale extraor- dinaire est réellement en Corse une cour ordinaire , parce qu’elle n’est formée que de magistrats. Il est vrai que , lors de la suspension du jury en Corse, on y institua une cour criminelle de six juges, qui exista ainsi jusqu'en 1811 , époque de la mise en activité de la loi du >o avril 1810, et du décret du 6 juillet suivant. Dès ce moment, la ci-devant cour de justice criminelle de six juges fut abolie et remplacée par une cour spéciale extraordinaire , composée de huit magistrats, article 25 de la loi et 107 du décret du 6 juillet 1810. On ne saurait la confondre avec les cours spéciales ordinaires, autorisées à juger à six membres , juridiction fou- droyante, mélange de civils et de militaires, chargée de purger la société dans les vingt-quatre heures de ce qu’elle renfermait de plus vil et de plus dan- gereux. L’ordonnance reconnait que la charte constitution- nelle interdit les tribunaux extraordinaires , et elle conserve la cour spéciale extraordinaire de la Corse, DE LA CORSE. 227 dont elle change seulement le nom, en l'appelant cour de justice criminelle ! L’on prétendit que cette juridiction était un tribunal ordinaire , par cela seul qu'elle était composée des membres de la cour royale , quoiqu’elle prononçât sans jurés et au nombre de six juges seulement, et bien qu'aucune cour de ce genre n’existàt dans tout le reste de la France ! La cour de cassation fut mise dans une position difficile , à raison des pouvoirs formés par différents condamnés qui se fondaient sur ce que, la Corse étant un département français , et ses habitants n’étant pas hors la loi, le jury seul pouvait statuer sur les affaires criminelles , attendu qu'aux termes de la charte, il n’y avait que les colonies soumises aux lois d'exception et au régime des ordonnances de bon plaisir. Jls ajoutaient que, dans tous les cas, la cour criminelle n'avait le droit de juger qu’au nombre de huit. Cédant à la crainte de compro- mettre ladministration de la justice et la sûreté du pays, la cour suprême rejeta toujours les pouvoirs { V. les arrêts des 17 mars 1821 , 4 décembre 1823 , 4 décembre 1826 ). Mais de vives réclamations s’élevaient de toutes parts contre cette ordonnance inconstitutionnelle. A la tribune, les 5 mars 1827 et 21 juin 1828, plusieurs députés en avaient signalé la flagrante il- légalité M. Dupin aîné déclara à la séance du 22 février 18 8 , que législativement l'ordonnance de juin était radicalement nulle , et il disait : « La charte a mis tous les Français sur la même ligne ; les colo- nies seules sont exceptées ; la Corse n’est pas 228 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS une colonie, elle est une partie intégrante du territoire français. La Corse, c’est nous; nous devons la dé- fendre comme nous-mêmes ; on ne lui fera pas une injustice qui ne soit une injustice à nous, pas une violence de droit qui ne viole notre droit. » Voilà de nobles paroles, dont la Corse gardera un éternel souvenir. Consulté en 1829 sur le mérite de l'ordonnance, M. Mérilhou, répondait en ces termes : « Si on peut faire juger les Corses par six juges , pourquoi pas par un seul ? Pourquoi ne pas introduire une procédure criminelle comme celle qui, du temps des Génois, permettait au gouverneur de mettre à mort un Corse ex informata conscientia ?.… Abolir le jury en Corse ou le suspendre , ne peuvent pas être des faits plus permis au ministère que de l’abolir à Paris... » En présence de tant d’énergiques protestations , le ‘ ministère Martignac prit enfin le parti de demander au conseil général de la Corse son avis sur l'utilité du rétablissement du jury ; mais, au lieu de se borner à recueillir l'opinion personnelle , et le vœu spontané du conseil, le préfet commença par attaquer lui- même l'institution, de manière que, sur dix-sept conseillers qui délibéraient en 1828, deux seulement votèrent contre lhumiliante exception qui privait leur pays du jury. Cependant, dans la session de 1829, la minorité entraîna presque la majorité. Huit voix, sur seize, réclamèrent le bienfait de la loi commune ; el, si la révolution de juillet n’eût dévancé les déli- béralions de 1830, tout annonce que le conseil eût DE LA CORSE. 229 partagé l’opinion générale sur les avantages du jury et eût compris, tout entier , que les Corses ne seraient libres et français qu’à demi , tant qu’ils n'auraient pas les mêmes lois que la France, et ne jouiraient point d’une institution qui est l’une des plus belles con- quêtes des idées libérales et la plus ferme garantie de la liberté individuelle. Au reste, malheur au peuple auquel sa propre législation défend de s’estimer autant que ses voisins ! Lors des événements de juillet , tous les Corses restèrent bien convaincus que les lois d'exception avaient cessé de peser sur eux. Le 12 novembre 1930 , fut signée l'ordonnance qui les remettait en possession du jury, et le 1% mars 1831 , il fut so- lennellement inauguré par M. Cabet , procureur-gé- néral. De combien de sinistres prophéties n’entoura-t-on pas son rétablissement ? de combien de maux la Corse n’allait-elle pas être inondée ! C’en était fait de la justice ! elle ne serait plus qu’un échange de ser- vices! les crimes allaient demeurer tous impunis ! Il n'y avait pas en Corse, disait-on, de jurés capables de rompre avec des préjugés cruels et de les frapper au cœur. Il faut convenir que les commencements ne répon- dirent point à l’attente des partisans de cette belle institution. Les maquis se dépeuplaient des bandits dont ils sont le repaire , les prisons refluaient de vieux criminels arrivant de loutes parts pour se réconcilier avec la société ou plutôt pour la braver , se flattant d'avance d’une scandaleuse absolution. Plusieurs jurés 230 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS semblaient ne voir eux-mêmes, dans des fonctions si élevées et si redoutables, qu'un moyen d’étendre leur influence et le nombre de leurs amis. L'esprit de famille et de patronage avait tout envahi, et des acquittements nombreux et déplorables jetaient le découragement dans le pays. L'institution eut alors de bien mauvais jours à tra- verser ; et si les premières épreuves furent peu satis- faisantes, on doit s’en prendre d’abord à la vicieuse composition des listes du jury. On avait été obligé de les former à la hâte. et aucun discernement n'avait présidé à leur confection. On y voyait trop souvent des hommes qui n'avaient ni le sentiment de la grandeur de leur mission , ni la force et la volonté de la remplir ; des jurés d'une ignorance profonde , sans connaissance aucune de Ja langue française, placés dans un état de dépendance absolue, ou fils, pères d’in- dividus qui avaient paru déjà devant les tribunaux de justice répressive ; dans quelques sessions, des accusés qui n'avaient peut-être obtenu leur acquittement qu’à la majorité d’une seule voix, venaient le lendemain, le jour même, revêtus de la haute magistrature de juré, se mêler à ceux qui toat-à-l’heure avaient pro- noncé sur leur sort, el pouvaient juger à leur tour, s'ils n'étaient récusés. Quel bien attendre d’une liste ainsi composée ? On sait qu'aux termes de la loi, les préfets doi- vent, tous les ans, extraire, sous leur responsabilité, des listes générales , une liste destinée au service de l’année. On comprend , en effet, qu’il est impossible DE LA CORSE. 251 d'admettre à la jouissance active de la qualité de juré, tous ceux qui figurent sur les listes générales, et qu'il est nécessaire qu’un choix préalable écarte de la liste définitive certaines incapacités intellec- tuelles et morales ,. auxquelles la raison ne permet pas de confier les terribles et difficiles fonctions de juge. La mission donnée aux préfets est une des plus graves fonctions qui leur soient départies. Il s’agit pour eux de dresser une liste de magistrats ap- pelés à statuer souverainement sur la liberté et la vie des citoyens. Autrefois, la loi disait aux juges : « Vous vous déciderez d’après telle preuve. » Au- Jourd'hui la loi dit aux premiers venus et souvent à des gens novices : « Vous jugerez comme il vous plaira. » De là, la nécessité de faire de bons choix. Il est évident que la formation des listes est l’ame du jury et le secret de sa grandeur. La faiblesse de la répression tenait aussi peut-être à la loi du 4 mars 1831, qui voulait huit voix sur douze pour la condamnation. Je sais que l’ordonnance de 1670 exigeail deux voix de majorité dans les procès criminels qui se jugeaient en dernier ressort. Les Codes de 1791 et de l'an 1v allèrent plus loin, et demandèrent dix voix sur douze. La loi du 19 fruc- tidor an v descendit brusquement à la majorité simple. Le Code d'instruction criminelle maintint cet état de choses avec adjonction des magistrats dans certains cas. La loi du 25 mars 1821 modifia l'article 351 quand il y avait lieu à l’intervention de la Cour ; enfin est survenue celle du 4 mars 1831, abrogée depuis par la loi du 9 septembre 1835. er 132 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS L’effervescence causée par la révolution de juillet contribua encore au mal que je rappelle. Alors les liens sociaux se relächèrent. l’action de tous les pouvoirs s’affaiblit ; pas de village. pas de hameau qui ne fût remué par de mesquines ambitions On n'avait pas foi dans la durée de la nouvelle dynastie. Ces temps d’agitation n'étaient pas propres à fortifier une institution naissante; le jury ne pouvait montrer, dans l’accomplissement deses devoirs. la fermeté d'ame et la liberté d'esprit que donnent la sécurité presente et la confiance dans l’avenir. La nouveauté de la pro- cédure par jurés eut une large part à ces résultats. Dans les premiers jours de son établissement, toute institution offre presque tous les inconvénients dont elle est susceptible et presqu'aucun des avantages qui lui sont particuliers. Mais , selon la pensée de Tacite : « res nolunt diu male administrari, » Nous avons parlé de la vicieuse composition des listes; eh bien, en 1834, prenant une généreuse initiative, M. Mottet, procureur -gé- néral en Corse, provoqua lui-même à cet égard de salutaires réformes , el bientôt les listes épurées n’of- frirent plus, en général, que des noms honorables ; le défaut de vigilance a depuis quelques années fait renaître presque les mêmes abus. La loi du 9 septembre 1835 qui revint au système du Code d'instruction criminelle, et la loi du 13 mars 1836 sur le vote secret , affermirent en Corse l'insti- tution du jury. De 1852 à 1836 , les homicides s'étaient élevés jusqu à 338 ; dans les quatre années suivantes, ils ne dépassèrent pas 233. Il se commet DE LA CORSE. 233 aujourd'hui moins de ces attentats odieux , qui don- naient aux mœurs une çouleur si sombre ; le dé- plorable esprit de vengeance qui décimait les fa- milles , et se transmettait comme un héritage de père en fils, paraît s’amortir dans quelques loca lités. Les crimes ont une origine , une cause ac- tuelles. Ils naissent souvent de rixes. de faits instan- tanés. On ne peut plus dire qu'ils soient de haut en bas , ils descendent dans les régions inférieures de la société. Puis, le jury à fini par comprendre toute l'importance et la sainteté de ses fonctions ; effrayé lui-même des conséquences de ses premiers verdicts , il s'est armé d’énergie; par son zèle, par son indé- pendance et son patriotisme, il est cité aujourd’hui avec honneur parmi les jurys de France ; et jamais les membres qui le composent n’ont été l’objet, je ne dirai pas d'un acte de violence, mais d’une simple menace ! La tâche imposée aux jurés et au ministère public est en Corse bien plus pénible et plus épineuse qu'ailleurs. Les assises sur le continent durent rare- ment au-delà de douze ou quinze jours. Les affaires portées devant le jury offrent généralement peu d’in- térêt et les citoyens ne s'occupent guère des résultats d’une session. Si un individu accusé d’un crime est injustement acquitté, il ose plus reparaître au sein de sa commune, on le fuit comme un pestifére , il trouve son bagne dans la société. Les mœurs pu- bliques suppléent à l'insuffisance de la justice humaine. On ne craint pas que les décisions du jury allument daus l’âme des plaignants le désir de la vengeance. En Corse , les choses ne se passent pas aussi paci- 234 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS fiquement ; les assises qui durent souvent plus d'un mois, sont remplies d’affaires qui ont presque toutes un très-haut caractère de gravité. La tranquillité d'une population entière dépend quelquefois du verdict du jury. La réponse aux questions qui lui sont posées peut jeter dans l’intérieur la paix ou la guerre ; on sent dès-lors l'importance qui s’attache en Corse aux sessions de la Cour d'assises ; là se traite la grande affaire du pays, c’est la partie vitale du service. Les débats sont toujours fort animés, et empreints du même esprit d'effervescence que les procès poli- tiques sur le continent. Le défenseur et le ministère public épuisent , dans chaque affaire , le nombre des récusations qu’ils peuvent exercer. Pour se faire une idée fidèle des débats, qu’on se représente un arène ouverte à deux familles ennemies, et dont l’aspect imposant d’une Cour d’assises ne peut contenir l’exal- tation passionnée. D'un côté l’on aperçoit le frère, l'oncle ou le cousin de la victime qui viennent demander une vengeance complète, inexorable. La pensée d’une demi-justice irrite leur douleur , celle d’une absolution entière les porterait à des actes de désespoir. Ils suivent tous les mouvements des jurés et des magistrats ; ils cher- chent à deviner ce qu'ils pensent ; du geste ils semblent menacer les témoins à décharge et animent ceux qui appartiennent à l'accusation. Quelquefois ils se lèvent avec impétuosité et ils interpellent l'accusé avec cha- eur ; on les voit saisis, sur leurs bancs, d’accès con- vulsifs , essayer par Île feu de leurs regards et l’éner- gique expression de leur figure, de communiquer à DE LA CORSE. 235 tout ce qui les entoure les passions qui les agitent. Un maintien calme dans de pareils moments leur paraîtrait de l’insensibilité, une répudiation des sen- timents de la famille , une sorte de défection avi- lissante. Vêtus de deuil , ils poursuivent le ministère public de leurs doléances , le suivent de sa demeure jusque sur le siége , et ne le quittent que lorsqu'il a promis de défendre vivement leur cause, et de faire entendre de sévères accents contre le meurtrier. D'autre part, ce sont les parents ou les amis de l'accusé qui, fiers de leurs rapports de sang ou d’af- fection avec lui , avouent hautement tout l'intérêt que sa position leur inspire , se pressent autour de la sellette |, comme sils voulaient défier les plai - gnants , et élever une sorte de barrière entre l’accu- sation et l’accusé. Que ne feraient-ils pas pour le sauver , surtout quand une peine terrible menace sa tête, et qu'à un châtiment corporel peut se joindre V’infamie ? Tous les ressorts sont mis en jeu; on assiége ie domicile des jurés. L'influence des noms, le souvenir du passé, les malheurs du présent, le charme de l'amitié . la sympathie que la jeunesse et le courage excitent , rien n’est oublié de ce qui peut entraîner et séduire. Les témoins hostiles ou douteux sont au-dehors circonvenus , menacés ; dans la classe ignorante , rien de plus commun que le parjure. On juge peu d’affaires où il n’y ait de faux témoins. D'abord , lesparents de la victime se croient le droit inviolable de créer des faits ac- cusateurs, et d’écarter toutes les circo::stances favo rables. L’accusé ne manque jamais non plus d’hommes 236 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS dévoués, qui viennent établir un alibi et atténuer ses torts. Outre l'atteinte portée à la morale (Périclès disait que les obligations de l'amitié doivent toujours s'arrêter devant la religion du serment (usque ad aras)), il y a là une cause permanente d’inimitiés nouvelles , qui arme du poignard et les parties offensées pour venger les méprises du glaive de la loi, etles parents de l'accusé pour sévir contre ceux qui ont cherché , par d'exécrables mensonges ; à aggraver sa position ; naguère, le bandit Santa Lucia, avec un stylet, arracha les yeux à un individu qui avait déposé contre son frère. Qui pourrait dire les perplexités qu'éprouvent le président , les jurés et le ministère public , au milieu de tous ces témoignages passionnés, contradictoires ? Comment éviter les piéges tendus à leur probité ? Comment discerner le vrai d'avec le faux ? Quelle connaissance approfondie des mœurs du pays . quelle pénétration , quels sens exquis ne doivent-ils pas avoir pour se mettre en garde contre les insinuations perfides de certains témoins , el contre la parole éloquente de la défense , confiée toujours aux avo- cats les plus marquants du barreau , tels que MM. Arrighi, Casabianca, Caraffa, Figarelli, Carbuc- eia , etc. (1). Aussi, il faut voir avec quel soin, (1; Le réquisitoire du ministère public, la plaidoirie des avocats, le résumé du président , ont lieu en français; mais la plupart des témoins , étrangers à la langue française , déposent en italien ; car on parle généralement la langue italienne ; et, sauf la Toscane , la Romagne et les états de Lucques, la Corse est le pays-où cet idiome est le plus pur. DE LA CORSF. 237 quel désir de bien faire, quelle force d'intelligence . les jurés suivent les débats! M. Blanqui, membre de l'Institut , qui a assisté lui-même aux assises de Bastia, déclare, dans son excellent rapport sur la Corse, que nulle part , même à Paris , il n’a vu des jurés garder une attitude plus digne, apporter une attention plus scrupuleuse et plus soutenue , et enfin, rendre leurs verdicts d'une manière plus équitable et plus ferme. Quelles difficultés y a-t-il pour les jurés, dans la plupart des affaires portées aux assises du continent ? Quels accusés y voit-on figurer ? Des repris de jus- tice , des forçats libérés, qui se livrent à de nou- veaux forfaits pour retourner à la chaine du bagne. En général, le crime y est si vil, si ignoble dans son principe et dans son but, qu'il s'offre de lui- même aux coups de la vindicte publique. Nul parent ne se présente pour solliciter l’indulgence en faveur des prévenus; les témoins consentent difficilement à se parjurer dans l’intérêt d’accusés si peu recomman- dables. Mais , en Corse , te crime a, pour ainsi dire , sa noblesse. Il s'y mêle souvent une certaine gran- deur , qui en diminue l’atrocité. Il n’est louvrage ni d’une basse cupidité, ni le résultat d’une na- ture vraiment dépravée. Le Corse marche toujours armé dans l'intérieur de l’île ; il est fier et profon- dément susceptible ; une dispute éclate , des mots injurieux sont échangés, son sang s'allume , sa tête s'exalte , il se saisit de son stylet ou de son fusil. et frappe son adversaire. Ainsi se passent Ja plupart La 238 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS des scènes tragiques qui affligent le pays ; Paoli écrivait dans une de ses lettres: « L'esprit de ven- geance qu'on impute à nos compatriotes, ne dérive pas d'un cœur féroce , il vient de la haute idée qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur indépendance. » Les vols, en Corse, ne sont pas nombreux , et on les y poursuit du plus vif sentiment de réprobation. Leurs auteurs apparaissent isolés sur le banc d'ignominie ; aucun parent, aucun ami ne les assiste. Dans un pays où peu de gens acceptent la con- dition de domestique, surtout celle d’ouvrier , où les voyages ont élé Si rares jusqu'à présent , qu'à l'exception des villes, l’on n’y trouve presque pas d’auberges ; dans un pays où les produits de l’industrie et des arts sont à peu près nuls, les vols ne sauraient être fréquents , et il ne peut y avoir de faux en écrilure de commerce ; la Corse est la contrée où les voleurs , s’il y en avait beaucoup , seraient le plus assurés de mourir de faim. La plupart des crimes sont donc des attentats contre les personnes. Les accusés montrent aux débats une tenue pleine de décence ; on ne les voit jamais étaler le cynisme de langage dont les cours d'assises du con- tinent offrent tant d'exemples. Condamné à périr sur l’échafaud, le Corse apprend le sort qui le frappe avec une fermeté stoïque. Il marche au supplice avec dignité, comme à une fête et à un dernier triomphe pour son amour-propre. Quelquefois le bourreau de- vient le dépositaire d’une idée comique , dernier accent d’une ame fière et qui méprise la mort. DE LA CORSE. 239 Cette vanité de résignation découle moins de sa piété que du désir d’inspirer une haute idée de son ca- ractère. Les larmes sont les signes d’une nature faible , l'expression d’une sensibilité commune. Au contraire , un œil sec dans les angoisses du déses- poir, est la preuve irrécusable d’une ame forte et maitresse d'elle-même. Le Corse croit fermement en un Dieu rémunérateur , et la mort est à ses yeux la transition subite vers un monde plus digne de lui. Sûr des récompenses qui lui sont promises dans un monde incompréhensible , il meurt en souriant, non comme un nouveau-né sans s’en apercevoir , mais comme les saints, avec l'espérance de lPimmor- talité. Je dois signaler un abus grave , qui ne tend à rien moins qu'à entraver la marche et le jugement des affaires, à rendre presque illusoire le droit de récusation , et à dénaturer l'institution du jury. D'abord, une foule de jurés déserteurs du poste que la loi leur assigne, ne se rendent pas exactement à l'appel ; de plus , après une courte apparition au siége de la Cour , loug-temps avant la fin de la session, ceux de l’intérieur obsèdent les magistrats pour ob- tenir des congés. Ce sont tantôt des malheurs im- prévus, des intérêts en souffrance qui les rappellent au sein de leur famille, (tantôt des maladies qui ar- rivent tout juste pendant le cours de la session , et reparaissent périodiquement de trimestre en tri- mestre Pressés par des réclamations réitérées , les magistrats finissent par accorder les dispenses. Le jury se trouve tout-à-coup désorganisé, et la liste 240 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS des 36 est presque renouvelée d’un bout à l’autre. Les accusés qui sont jugés vers la fin de la session ne voient aucun des anciens titulaires parmi les jurés appelés à statuer sur leur sort. Que devient le droit de récusation, surtout avec la doctrine de la Cour suprême , d’après laquelle on n’est tenu de notifier que la liste primitive ? Pour compléter le nombre de 30 jurés requis par la loi, on est réduit à faire un appel aux habitants de la ville qui se trouvent avoir par là le monopole du jury, et qu’on grève d'une très-lourde charge. Le remaniement des listes jette la Cour d’assises dans des embarras inextricables et des lenteurs sans terme ; l'audience qui devait s'ouvrir à dix heures du matin, ne commence que vers trois ou quatre heures du soir, et parfois que le lendemain. Un pareil état de choses ne saurait se perpétuer qu’au grand détriment de l'institution et de la chose publique. La composition du jury ne peut varier au gré des intérêts privés de qui que ce soit ; il y aurait à craindre , d’ailleurs, que les condamnations ainsi prononcées ne perdissent une partie de leur influence morale. Afin que la procédure par jurés continue à produire de salutaires résultats , il ne suffit pas qu’il y ait un tableau de 800 jurés, des présidents d'assises, et quatre sessions par année. Le mécanisme d'une institution n’en est pas la vie ; il faut que magistrats et jurés redoublent de zèle et d'efforts dans l’accom- plissement de leur pénible, mais importante mission ; il faut , lorsqu'on veut des institutions libérales, savoir porter noblement et sans murmure les charges qu’elles DE LA CORSE. 241 entrainent. Les fonctions de juré sont tout à la fois un droit précieux et un devoir civique. Si l'Etat a besoin de soldats aguerris pour défendre le territoire et l’in- dépendance nationale, il a besoin aussi de jurés patriotes pour protéger l'honneur , la sécurité des personnes et des propriétés. Le jury n'est-il pas une sorte de loi de recrutement dans l’ordre judiciaire ? La liberté n’est pas un bien qu'on puisse acquérir sans combat , ni conserver sans sacrifice. Il ne suffit donc pas d'arriver au siêge de la Cour d'assises , il faut y rester jusqu'au bout et tant qu’on n’a pas vidé les prisons du Roi, pour parler comme la loi anglaise. Il est essentiel que tous les gens probes et éclairés de l’intérieur participent aux bienfaits du jury. Rien n'est propre à bâter les progrès des lu- mières et de la civilisation comme les réunions pé- riodiques de l'élite des citoyens. Les mœurs s'amé- liorent dans ce rapprochement d'hommes rivalisant de zèle pour concourir tous à un but aussi noble que celui qui les rassemble ; on gagne à se con- naître, on s'estime par des efforts communs; l’on s'anime lPun l’autre, le cercle des affections so- ciales s'agrandit, et l’on trouve plus d'énergie et de courage pour pratiquer la vertu. On dit souvent que le jury est la justice du pays ; il ne s'ensuit pas que tout citoyen soit né juge comme tout censitaire électeur , et qu'il suffise de jeter douze noms dans une urne pour y trouver la vérité ; le jury n’est pas aussi à mes yeux un moyen très-eflicace de rendre des jugements plus justes ; mais nul n’est plus propre que lui à fonder cet esprit public qui est l'ame des 242 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS nations ; par là, on habitue les hommes à faire plus d'attention , à attacher plus d'importance aux in- justices qu'éprouvent leurs semblables. Il est surtout un point de vue sous lequel il faut, en Corse, envisager les résultats du jury. Sans doute la conscience des hommes qui le composent, a pu être circonvenue ou violentée ; des acquittements préparés par l'intrigue , déterminés par Pinfluence de l'esprit de famille , ont pu faire regretter une juridiction moins accessible à la suggestion. Mais quand le châtiment a été sévère, son effet moral a été immense , parce que la condamnation était prononcée par la voix du pays, et que les crimes inspirés par la vengeance perdaient à l'avenir le pres- tige d’une approbation tacite de plusieurs siècles. Un acte réputé jusqu'alors dans plusieurs localités digne de sympathie et d’excuse , retombait pour la pre- mière fois dans la catégorie des méfaits. Cent ar- rêts de la Cour criminelle l'avaient inutilement déjà condamné. Le peuple se refusait à les accep- ter. Des magistrats, continentaux pour la plu part, n'étaient pas à ses yeux juges compétents de la moralité d’un fait élevé par lui à la hauteur d’une question de point d'honneur , et que chez lui lopi- nion de tous les temps avait souvent absous, quand elle ne l’avait pas glorifié. La logique du Corse fut vaincue le jour où douze de ses pairs. enfants du même sol, issus du même sang, bercés avec les mêmes traditions , c’est-à-dire , douze hommes dont il ne pouvait, d’après ses idées , renier la compétence, punirent avec éclat de pareilles actions. DE LA CORSE. 243 Il s’agit sans doute d'habitudes criminelles enra- cinées dans les mœurs ; elles ne peuvent disparaitre tout à-coup et en un jour. Le progrès toutefois est sensible; n'oublions jamais cependant que la main seule de la justice est impuissante pour guérir tous les maux d’un peuple ; il ne faut pas s’exagérer son in- fluence quelque grande qu'elle soit, et se reposer en- tièrement sur elle des destinées du pays. L'autorité judiciaire est , non la tête, mais le bras droit de tout gouvernement bien organisé; placée en vedette le long du chemin , par où lhonnête citoyen doit passer , elle force ceux qui s'en écartent à y entrer, ou frappe de sa verge les coupables qui en- freignent le contrat social ; elle n’est ni le moteur ni le principal levier de la machine dont les mou- vements peuvent faire prospérer l’agriculture , le commerce , l’industrie et les beaux-arts. En même temps donc que l’on oppose une digue à des volontés malveillantes et effrénées , il faut que l’on donne une impulsion et un but utile aux esprits pour lesquels le sommeil des passions est impossible, que l’on cherche des objets vers lesquels les habitants puissent se tourner à l'avantage de la société; il importe d’oc- cuper l'ardeur fiévreuse de leur imagination avec des idées, et l’activité de leur corps avec du travail. Si le jury ne peut seui donner le bien-être et le repos à la Corse, est-ce une raison pour être injuste envers lui, et méconnaître ses avantages? Non, évidem- ment ; néanmoins, à la session de 1842, le président du Conseil général (1), dans un discours écrit avec (1) M. Casale. 244 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS une verve et une vigueur de style remarquables, soutint qu’une telle institution ne convenait nullement à la Corse. Malgré l'autorité de son nom et de son talent , ses paroles , il est vrai, ne trouvèrent d’écho dans aucune partie de Pile. Après que la France a jugéles Corses dignes de partager sa gloire et sa civi- lisation , après qu’elle les a élevés au rang d’enfants légitimes , que le contrat d'adoption a été scellé sur vingt champs de bataille, qu’il a été déjà resserré par un siècle de succès et de revers communs, les habitants de ce département insulaire ne peuvent dire que la Corse n’est pas la France , que les mêmes lois ne sau- raient y être maintenues ; ce serait déchirer de leurs propres mains leurs lettres de naturalisation et re- tomber dans la dégradante condition de peuple con- quis , comme le disait devant le jury, en 1844 , un des présidents d’assises les plus habiles et les plus amis de son pays (1). Rappelons-nous toujours la pensée de M. Royer-Collard : « Un peuple qui n'intervient pas dans les jugements, peut être heureux, tranquille , bien gouverné , il ne s’appartient pas à lui-même, et n’est pas libre ; il est sous le glaive (2). » (1) M. Stefanini. (2; Lors du rétablissement du jury, M. Viale , conseiller à la Cour royale, M. Benigni, d’abord avocat trés-distingué, puis juge à Bastia, de si regrettable mémoire ; M. Arrighi qui à si bien retracé la vie de Sampiero et de Pascal Paoli, publiérent des écrits instructifs sur cette institution. MM. Sebastiani , Abbatucci et Limpérani n’ont cessé de parler élognemment en faveur du jury. Il serait injuste de passer sous silence le nom de M. Patorni, avocat à la Cour royale de Paris; ou sait tout ce qu'il a fait et érit pour qu'on rendit le jury à la Corse. DE LA CORSE, 245 CHAPITRE XV. Choix des fonctionnaires, —Leur influence, On a dit souvent que la législation actuelle était impuissante pour accomplir en Corse l'œuvre de la civilisation , et qu'il fallait recourir à des mesures extraordinaires pour sauver le pays Je pense, au contraire , que l’homme , surtout en Corse, manque plus souvent à la loi que la loi ne manque à l’homme. Quant aux remèdes pris en-dehors de la constitution, je les repousse comme un auxiliaire funeste. L’ex- périence du despotisme est faite depuis long-temps pour les Corses. Il n’a enfanté que misère et abrutis- sement dans le peuple, vices odieux et dégradation dans les classes élevées; car il est de sa nature d’avilir autant le maitre que l’esclave. I ne suffit pas de doter un pays de belles insti- tutions, de lui envoyer des millions pour ouvrir des routes et faire naître l'industrie , si ceux qu'on ap- pelle à l’administrer ne sont pas à la hauteur de leur mission, s'ils ne savent pas tenir d’une main intel- ligente et ferme les rênes du commandement. Il y a une action mutuelle des institutions sur les indivi- dus et des individus sur les institutions. « N'est-ce pas un vrai abus, honte ou moquerie, disait le chancelier de l’'Hospital , de faire de bonnes et équitables lois , si quand et quand vous n'avez de bons magistrats 246 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS pour les faire executer ? » D'ailleurs on juge le pou- voir par ses délégués ; les mauvais choix font plus de mal que les mauvaises lois. Les bons choix , au con- traire , facilitent les progrès des institutions , et plus tard , par une providentielle récompense du bien , les institutions perfectionnent les individus et les masses. Un homme d’un talent médiocre ne saurait bien diriger les affaires de la Corse ; trop d’écueils et d’embarras s’attachent là à l'exercice de l'autorité ; on sait qu'il est plus facile de vouloir du bien à ce pays que de lui en faire; quiconque veut naviguer sûrement dans des mers orageuses, cherche un pilote habile et qui les ait souvent traversées. La terre de Sampiero et de Paoli élève les forts, met en relief toute leur valeur, mais elle est mortelle pour les faibles. Au reste, les peuples se laissent mener par les grands caractères, nou par les ames attiédies. Quelqu'éminent que soit un poste , celui qui l’occupe doit se montrer encore supérieur. L'importance d'une fonction sert d’aiguillon à un esprit d'élite et lui fait jeter un plus vif éclat , tandis qu’elle écrase un homme vulgaire et met à nu toute son insuflisance ; Tacite Va dit : excitari quosdam magnitudine rerum , hebescere alios. Que les hauts fonctionnaires de la Corse soient donc choisis avec un soin particulier ; puis, qu'ils se dé- vouent tout entiers, tête et cœur, à l’accomplis- sement de leurs devoirs ; qu’ils réclament le concours de toutes les forces vives du pays, mais qu’ils se prémunissent contre les insinuations de certaines gens qui travailleront à découvrir en eux quelque DE LA CORSE. 247 faiblesse, viendront attaquer leur cœur par endroit le moins défendu , et les assiéger de toutes parts pour s'emparer ensuite de sa place ; qu'ils se gardent de juger les personnes avec légèreté , sur la foi d’un ennemi , avant d'avoir eu le temps de les connaître ; d'écouter les rapporteurs , nation basse et maligne qui trafique des paroles d'autrui, qui se nourrit de venin , qui empoisonne les choses innocentes , qui grossit les petites , qui invente le mal plutôt que de cesser de nuire. L'homme public , sujet à se laisser prévenir , ressemble à un muet qui s’est chargé d’une harangue , à un sourd qui veut apprécier une sym- phonie. Accoutumé ainsi à penser par procuration , il se destitue lui-même, et déconsidère le pouvoir ; sans doute, il ne peut voir seul avec cent yeux, agir avec mille bras , être présent partout; prétendre d’ailleurs tout examiner par soi-même , c'est défiance, c’est peti- tesse ; avec un génie borné au détail, on n’est propre qu'à exécuter sous autrui. Celui qui a tant d’in- quiétudes , de soupçons et de craintes, qui s’agite comme un enfant qui a perdu la lumière, a l'air d'un acteur qui est embarrassé à jouer son rôle ; mais on peut disposer des forces qui nous sont confiées ; on a des yeux, des bras qu’on peut diriger ; on se mulüplie par ses subordonnés , en les remplis- sant de son esprit et de son activité. Il est très-important que chaque atteinte à la loi soit sévèrement punie; car plus les mœurs d'un peuple sont irritables, plus il a besoin de légalité. Les chefs de service sont tenus de prêcher d'exemple ; la leçon toute seule est froide et peu persuasive ; 10 248 * SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS l'individu le plus spirituel a encore plus d'yeux qu'il n'a d'esprit , il voit mieux qu'il »’entend; il faut ici non une volonté qui parle, mais une volonté qui améliore , et lire des difficultés mêmes une énergie nouvelle Que signifient les pensées qui traversent l'esprit de l'homme , comme l'aigle traverse le ciel, si ces pensées ne doivent pas retomber sur la terre ? IL est fâcheux que, lorsqu'il s’agit d'aller en Corse, les places , ailleurs si recherchées , si ambitionnées, soient acceptées avec la condition , au moins tacite, qu'on n’y restera pas long-temps. On s’y croit dans une espèce d’exil, et le fonctionnaire s’y répand sans cesse en doléances amères (1). On finit par le rappeler sur le continent ; mais quelles traces de son administration aura-t-il laissées ? Quel bien aura-t-il opéré, sous empire de ses tristes préoccupations ? Se sera-t-il informé seulement des besoins de cette terre d'exil? Et que lui importent Îles intérêts d’un département qu'il n’affectionne pas, qu’il brûle de quitter , où il n'est qu'un passant , et comme en hôtel garni ? Sup- posons qu'esclave du devoir, il prenne ses fonctions au sérieux , à peine son initiation dans le secret des mœurs, des nécessités du pays commence-t-elle , à (4) I faut lire à cet égard dans la Revue de la Corse du 18 mars 1833, le spirituel et judicieux article de mon collègue et ami M. Capelle, actuellement conseiller à la Cour de Montpellier, qui a long-temps occupé avec une grante distinction le même poste à la Cour de Bastia. DE LA CORSE. 249 peine a-t-il fait quelques pas dans la voie des amé- liorations , qu'il est interrompu dans son œuvre; il part; arrive un successeur qui veul nécessairement innover ; et au milieu de tous ces noviciats, de cette perpétuelle instabilité, de ce pêle-mêle d'instructions qui se heurtent , se contredisent , les subalternes ne savent plus quelle ligne de conduite tenir , la chaîne des traditions se brise sans cesse , et la Corse est tourmentée d'essais eri tous genres qui ne font qu'aigrir ses blessures. Afin de couper court à une mobilité aussi contraire au bien du service, qu’on ne choisisse que des hommes de valeur. dont l’incorruptible probité égalele talent, des hommes qui ne se croient pas expatriés parce qu'ils sont à quelques kilomètres du continent, qui ne se croient pas maltraités parce qu’ils sont chargés de la plus noble tâche, de faire naître l’ordre et la pros- périté dans une contrée si digne d'intérêt, si riche en immortels souvenirs, et d'ajouter réellement à la France un département de plus. Il n'est pas moins désirable qu’un grand discerne- ment préside au choix des petits fonctionnaires. A quoi sert , en effet, que l'autorité soit forte en haut, si elle est faible ; inerte en bas? Ses agents subalternes ne peuvent-ils pas se dire, en un sens, les véritables fonctionnaires ? Eux seuls, presque, ils font , ils réalisent ; les autres et surtout les plus élevés com- mandent uniquement de faire. Ainsi le juge de paix, le maire, le curé, le maitre d'école. voilà la com- mune, par conséquent, le pays, le monde. Nous'en parlerons successivement. 250 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Un bon juge de paix, homme ferme , de conscience, possédant bien l'esprit de ses fonctions. rend des ser- vices immenses Sans doute, le cercle de sa juridiction se restreint aux limites de son canton; mais sa puis- sance comme arbitre volontaire, est de tous les temps, de tous les lieux. Miséricordieusement institué au sein de chaque foyer rustique, vivant au milieu du peuple, dans un contact journalier avec lui, en échange des premières confidences, il donne les premiers conseils. Il voit naître les difficultés, les procès ; il peut les prévenir par sa vigilance , les étouffer par ses sages avis. Il protège la petite propriété, il tranche incontinent , et sur place, ces misérables querelles qui deviennent ruineuses quand elles passent du canton dans l'arrondissement. Son tribunal est l’autel de la concorde; et si, quelquefois , dans ses mains brille le glaive de la justice, plus souvent on y verra l'olive de la paix. Son rôle, en effet, est une mission d'ordre et de moralité publique. C’est un père au milieu de ses enfants, qui fait de nobles efforts pour les convaincre qu’on n’est heureux que par la paix, qu’on n’est fort que par l'union. Y a:t- il rien de plus utile et de plus doux sur la terre , que l'accord des volontés et des intelligences? Le patriarche Joseph , renvoyant ses frères au vieux Jacob, se borna à leur dire : « Ne vous disputez pas dans le chemin. » En Corse, surtout, une lelle magistrature bien comprise pourrait tarir la source d’une foule de crimes. 1 faudrait qu'à l'instant où s'élève une con- testation entre deux habitants d’un même village, le DE LA CORSE. 251 juge inlervint en qualité de médiateur, et s’attachät à fixer les droits des parties, à les éclairer sur leurs véritables intérêts. Que de passions naissantes se briseraient à ses pieds! Que de haines terribles, prêtes à éclore, il assoupirait sans retour ! Le succès de ces mesures dépend du caractère particulier du juge, de ses manières persuasives, de la confiance qu'il a su inspirer; si la force des lois vient de ce qu'on les redoute, l'influence d’un conciliateur vient de ce qu'on l'aime. Malheureusement , en Corse , quelques juges de paix sont engagés eux-mêmes dans les inimitiés; on n’a pas foi dans leur impartialité , et ils n’ont plus aucune prise sur leurs justiciables. Qui le croirait? On a vu un deces magistrats réduit plusieurs années à venir à son tribunal , armé de toutes pièces comme pour un combat , et juger avec ses pistolets déposés sur le bureau de paix! Il est difficile à un homme de parler utilement de conciliation, quand il est sous l'empire de semblables terreurs, et que tout respire la guerre autour de lui. D'un autre côté, ces fonctionnaires n’ont pas, en général, assez de consistance sociale dans le pays. Il convient que la qualité de propriétaire appuie celle de magistrat. Une position élevée, une existence in- dépendante donnent plus d'ascendant sur les popu- lations, dévouent plus complètement à l'office, et font taire le soupçon , si fatal à la confiance et à la réputation. De nos jours, certes, il n'existe pas de ces juges guêtrés dont parle Loyseau, qui convertissent leurs justices en MANGERIES , qu’il faut saouLER avec leur 252 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS greffier, et qui VUIDENT LES CAUSES A L’AVANTAGE DE CELUI QUI PAIE L'ÉCOT; mais n'y a-t-il plus de ces SANGSUES DE VILLAGE qui grugent Pierre et Paul, de ces défenseurs officieux qui, sous prétexte d’un peu de routine qu'ils ont apprise étant recors de sergent ou cleres de procureurs , s'ingèrent à postuler pour les parties, et qui, quand ils ont un riche client en main, savent bien allonger pratique et faire durer la cause autant que son argent ? a Non mussura cutem, nisi plena cruoris hi- rudo. » Hélas! elle n'est pas éteinte celle race de praticiens obscurs, cette espèce de flibustiers d'af- faires, dont les instincts processifs soufflent partout la discorde et désolent les campagnes. Notre Code de procédure, qui n'est guère qu'une contrefaçon | el parfois peu intelligente, de l'ordonnance de’1667, ne leur vient que trop en aide; on y respire encore en plein châtelet. Les formalités y sont multpliées à Pinfini, et ressemblent souvent à des fauxbourgs qui seraient plus longs que la ville; on a fait d’un procès une matière imposable, et les frais de justice devien- nent Pune des charges les plus lourdes qui pèsent sur le peuple. Qui est (dit en son langage naïf et énergique le vieil auteur déjà cité, qu'on pourrail appeler le Montaigne des jurisconsultes), le pauvre paysan qui, plaïdant de ses brebis ou de ses vaches , n'aime mieux Les abandonner qu'être contraint de passer par tant de degrés de juridiction, avant d'avoir ‘un arrét? Et s’il se résout de plaider jusqu’au bout, y a-t-il brebis ni vache qui puisse tant vivre?.. Qui est le mineur qui ne devienne vieux avayt d’avoir son bien, si son tuteur veut plaider jusqu'à la fin? D'où il s'ensuit, DE LA CORSE! 253 puisque le but de la justice est de faire rendre à chacun ce qui lui appartient, qu'il n’y a rien de plus contraire à la justice que certaines justices de village. » Un juge de paix , vraiment divne de ce nom , écarte les parasites, les intermédiaires entre lui et la partie; il simplifie la marche des affaires, et arrange presque tous les procès. Il a moins besoin d'instruction que de cette nature affectueuse qui attire, invite à de mutuels sacrifices, que de cette droiture de sens et de jugement, qui fait distinguer tout d’abord le vrai d'avec le faux Une poignée de naturel sert plus que deux mains pleines de science. Les têtes chargées de savoir ne sont pas toujours les mieux faites. 11 n’en est point de Pesprit comme d’un vase; il ne faut pas le remplir jusqu'aux bords. Cependant, le juge de paix doit être recommandable non-seulement par sa probité, mais par sa capacité morale, c’est-à-dire par son émulation du bien, par le zèle de ses fonctions. Si tout son mérite, d’ailleurs, consistait dans sa ceinture , sa robe et sa toque , et qu'on pût justement lui appliquer ce mot : J'ôte à ce parvenu la robe qui le pare, Et je découvre un sot caché sous la simarre, il w'inspirerait pas assez de respect, et ses décisions, empreintes souvent d’un cachet bizarre, rappelleraient trop les sentences du gouverneur de lile de Bara- taria. L'intelligence de nos codes et la juridiction cantonnale, telle qu’on l’a organisée ; demandent plus que des intentions droites et de la bonne volonté. Il 254 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEUPS est nécessaire que ce magistrat possède des connais- sances ; autrement, ses efforts comme conciliateur , auraient moins de succès; dès quil s’agit d'intérêts douteux , ce sont autant les lumières que les qualités morales du juge , qui impriment de l'autorité à ses paroles , et de l'efficacité à ses conseils. La réunion de ces avantages en fait la providence du pays; et sa puissance est d'autant plus utile qu’elle s'exerce sans éclat. Le maire n’a pas une action moindre sur la société. Qui ne connait les vastes attributions de ce fonction- paire? Dans toutes les circonstances importantes de la vie, on se trouve sous la main ou le patronage inévitable du chef de la commune. 11 décide quel- quefois par ses recommandations, par des certificats , des plus hautes prérogatives. La loi a beau être com- plète , elle ne l'est jamais assez pour l'ignorance et la ‘mauvaise foi. Les cas pour l’ami (ainsi appelait les cas douteux un célèbre et spirituel magistrat) sont toujours nombreux. Le maire jouit enfin dans la famille d’une omnipotence que les rois , nous le savons, mont pas toujours dans l'Etat. Le vieux seigneur de village n'avait comparativement qu'un pouvoir bien restreint. Mais tout ce pouvoir ne lui est remis que pour tra- vailler activement à la prospérité de sa commune. H doit bonne justice à ses administrés, il doit l'exemple à tous. Il est bien qu’il se montre religieux en action , qu'il fête le dimanche, le jour du ciel sur la terre, et qui pour cela peut-être , a dit Newton, est plus ordi- nairement doté des faveurs du soleil. Un maire qui DE LA CORSE 255 ne viendrait jamais s'asseoir au banc de l'œuvre. ferait preuve d’une indifférence fâcheuse , qui pourrait devenir contagieuse dans le village; plus l'exemple part de haut, plus il est dangereux ; et qu'est le peuple sans religion? Une bête féroce , parce qu'il n’a aucun frein d'éducation ni de respect humain. ILest donc convenable que le premier magistrat de la commune assiste aux solennités de l'église. D'ail- leurs , l’appareil qui les environne, émeut, agrandit l’ame , et semble nous rapprocher de Dieu, qui doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir. Ces fêtes chrétiennes ont inspiré parfois un saint enthousiasme. Diderot a dit quelque part : « J’ai connu un peintre protestant qui avait fait un long séjour à Rome, et qui avouait qu'il n'avait jamais vu le souverain pon- tife officier dans St-Pierre, au milieu des cardinaux et de la prélature romaine , sans devenir catho- lique. » ILexiste des hommes dont le cœur ne bat pour Dieu qu'aux accents d’une musique harmonieuse, qui ne s'humilient devant la majesté céleste que les yeux éblouis par toutes les magnificences du culte. D'autres w’aiment pas tant de bruit dans leurs pensées reli gieuses ; ils préfèrent à tout le prestige des arts, à tout cet éclat, à toutes ces pyramides de lumières, l'aspect d'une vieille église, le jour sombre qui l'éclaire et ses vitraux gothiques. J.-J. Rousseau faisait avec Bernardin de St.Pierre, chez des religieux , de petits pélerinages que celui-ci raconte en ces termes : « Nous arrivämes pendant qu'ils étaient à l’église ; J.-J. me proposa d'y entrer 256 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS et d’y faire no're prière Les ermites récitaient alors les litanies de la Providence , qui sont fort belles. Après que nous eûmes prié Dieu dans une petite chapelle, il me dit avec attendrissement : Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans l'Evangile : « Quand plusieurs d’entre vous seront rassemblés en mon nom, Je me trouverai au milieu d'eux. » Il y à ici un senti- ment de paix et de bonheur qui pénètre l’ame — Je lui répondis : Si Fénélon vivait, vous seriez catho- lique. — Il me répartit , hors de lui et les larmes aux yeux : Ah! si Fénélon vivait, je chercherais à être son laquais, pour mériter d’être son valet de chambre. » Des organes irrécusables de la philosophie du der- nier siècle ont reconnu que ia messe était le plus beau , le plus divin des sacrifices. Dans l'Esprit de M. de Necker, on it : « Bolingbroke , qui n'avait jamais entendu la messe, fut tellement transporté de la beauté de cette cérémonie, qu’au moment où l'archevêque éleva l’hostie, et où tout le peuple tomba à genoux, il dit tout haut à son voisin : « Si j'étais roi, je ne remettrais jamais cette fonction à un autre » A la sortie d’une solennité à Breslaw, où le car- dinal de Kinderdorff avait officié pontificalement , le roi Frédéric que Voltaire, l’un des premiers, appela le Grand , s’écria au milieu de ses courtisans : « Quel- ques uns traitent Dieu comme leur serviteur, d’autres comme leur égal, les catholiques le traitent en Dieu » Un maire pénétré de ses devoirs, voudra être marié DE LA CORSE. 257 en présence d’un ministre des autels Il ne montera pas sur le lit nuptial sans lavoir fait bénir. Si la religion est appelée à se mêler , sans difficulté , d’une chose, c'est de celle-là. Camille Desmoulins , qui se maria dans un moment où il n'y avait plus pour le mariage que le rit municipal de la répu- blique (1792), exigea qu'on suivit le rit romain ; et ses témoins , complices de cette magnifique incon- séquence , furent Saint-Just et Robespierre. Cependant , les pratiques du culte ne portent aucun fruit , si elles n'accompagnent le seatiment religieux. Aussi, tout en les observant avec régula- rité, les maires, en Corse, oublient trop souvent le caractère de leur mission et leurs plus impérieux devoirs. Il ne s’agit pas ici de les envelopper tous dans la même réprobation. La majorité est saine et à peu près irréprochable. Je parle seulement des vil- lages où ces dépositaires de l'autorité se font chefs de parti, transforment leurs communes en aulant de foyers de discorde et de camps ennemis ; que de divisions funestes n’allument pas les élections municipales , signalées tant de fois par de si cruels excès ! L'administration est l'art de gouverner les hommes , en leur procurant le plus de bonheur pos- sible. La meilleure politique est une bonne adminis- tration , car le peuple qui est heureux aime son gou- vernement ; administrer, c’est conserver amé- u liôrer | créer. Mais dans des villages divisés en deux partis et animés l’un contre l’autre, comment établir une administration ? où trouver un maire juste et impartial pour {ous ? 258 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Je me bornerai à dire, pour le moment , que dans un pays où fermentent déjà tant d'éléments de trouble, ces fonctionnaires devraient ne faire entendre que des paroles de paix et de conciliation, et ne pas donner eux-mêmes l'exemple de lintrigue et de la turbulence, spectacle qui démoralise profondément l'ile dont on éternise ainsi les dissensions et le malaise. Je re- viendrai sur les devoirs des maires et des juges de paix La Corse est un pays éminemment catholique. Là, les croyances religieuses ont toujours résisté à l’in- vasion des mauvais principes; on aime tout ce qui tient à l’église et à ses dogmes fondamentaux. En 93, lorsque sur la terre de France , les échafauds avaient remplacé tous les cultes, la Corse rejeta de ses rivages celte écume révolutionnaire ; les temples res- tèrent ouverts aux fidèles, et la religion n’essuya aucun de ces outrages dont ailleurs elle était abreuvée au nom de la raison et de la liberté. Comment donc se fait-il que la coutume la plus directement opposée aux lois du christianisme , sub- siste depuis long-temps au sein du pays? Est-il pos- sible que chacun se jouât aussi brutalement de son existence et de celle de ses semblables , s’il avait pré- sentes à l'esprit la dignité de l’homme, son origine céleste et son immortelle destinée? Est-il croyable qu’on osât affronter de sang froid le terrible avenir qui nous attend au’sortir de la vie, si l’on songeait à cet œil invisible qui scrute et pénètre toutes les iniquités, à cette justice formidable qui , un jour , les châtiera iné- vitablement ? Le mal ne vient-il pas de ce que les DE LA CORSE. 259 cœurs sont vides de ces hautes pensées , de ce que le peuple s’est plus attaché aux pratiques de la reli- gion , qu'à sa partie essentielle, à sa morale sublime qui a retiré le monde de la barbarie (car le chris- tianisme et la civilisation ne sont qu'une seule et même chose }? La religion enseigne avant tout le pardon des offenses, la fraternité, sentiment géné- reux qui fait sortir l’homme de lui-même, de ses intérêts, de ses passions, et lui inspire la grande idée de dévouement et de sacrifices. Il faut que les liens de la charité soient étrangement relâchés dans une société chrétienne, où éclatent tant de meurtres et de violences. Avouons-le , si tous les ministres de l'Evangile rem- plissaient avec zèle et intelligence les devoirs de leur état, s'ils préchaient souvent l'oubli des injures, s'ils s’efforçaient de rétablir la paix entre les familles divisées, combien de stylets, qu'on aiguisait déjà, retomberaient dans le fourreau! combien de vieilles haines , qui peuplent les maquis , s'éteindraient pour toujours ! Combien d’heureuses réformes ne peuvent se faire qu'avec eux et par eux! L'autorité ne saurait atteindre jusqu’au fond des campagnes , pour détruire les préjugés et imprimer aux idées une direction meilleure. La force seule tient les peuples dans la défiance; c'est un ressort qui se détend bien vite, dès qu’il n’est plus comprimé, Les lois elles-mêmes ne sont qu'un frein, non un encouragement. Elles s'occupent des actes extérieurs, el n’ont aucune prise sur la volonté. Cependant, n'est-ce pas la volonté qu'il faut diriger, toutes les fois qu’on veut changer 260 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS les opinions et les habitudes d’un peuple? Quelle in- fluence plus puissante.-et plus douce que celle d'un pasteur que la religion établit pour dépositaire de la confiance publique, qui n’est lié à son troupeau que par la charité et l'exercice de toutes Îles vertus qu’elle inspire, qui, n'ayant point de force pour nuire , ne trouve de crédit qu’autant qu’ilsait bien faire! Ministre du Très Haut , il semble l'interprète de ses volontés, et donne une sanction divine à tous les devoirs qu'il recommande. Prêtres de la Corse , soyez donc tout entiers à l’œuvre sainte de votre ministère; protestez de toute la force de vos convictions contre des excès qui révoltent la nature ; combattez sans relâche les pré- jugés sauvages qui font tous les malheurs du pays; rompez ce détestable pacte domestique qui précipite les familles dans l’inimitié, dès qu’un seul de leurs membres y est entré; montrez que le pardon des offenses est le partage des hommes forts et généreux, une source de joie et de bonheur; que la vengeance, au contraire, est une passion vile et vulgaire, à la portée des ames les plus basses, dont les jouissances passent aussi, vite que le coup de hache qui abat une tête; que cet éclair de satisfaction cruelle est suivi de regrets poignants et éternels, souvent des flétris- sures de la justice; rappelez-vous sans cesse le beau triomphe que l'évêque d’Hippone remporta sur les habitants de Césarée. Ils se séparaient une fois chaque année en deux classes, frères contre frères, pères contre enfants ,et se lapidaient mutuellement pour se dresser aux combats. La vue de ce carnage émeut DE LA CORSE. 261 saint Augustin. Il parle, on ne l'écoute pas ; il parle encore, on s'arrête ; il insiste avec une nouvelle force, les larmes coulent; il en appelle d'un usage abomi- nable à la charité chrétienne, les armes tombent des mains, et des luttes barbares n’ensanglantèrent plus la ville de Césarée. Enfin , que l’on sente toujours dans vos paroles , dans vos actes, une foi vive, un ardent amour de l'humanité, cette première sève de chris- tianisme dont parle Bossuet, et le Corse des mon- tagnes assis, aujourd’hui dans l'ombre de la mort, renaitra à la vie, et dira comme l'enfant des Saintes- Ecritures : « Surgam, je me lèverai et j'irai vers mon Pere. » N'est-ce pas une noble mission , pour un prêtre , d’être choisi par la Providence, afin de ramener dans les voies de la modération et de la justice une popu- lation égarée par des dissensions intestines? I doit se considérer comme l’ange de la charité, chargé d’appor- ter du ciel le bienfait de la paix et de la concorde. Mais si la sagesse dans l'exercice du ministère évan. gélique est toujours nécessaire, combien plus ne lest- elle pas dans les contrées où les passions et l’intérêt divisent profondément les esprits, troublent lhar- monie des familles et des cités , et font , pour ainsi dire, deux peuples d’un même peuple ! De quelle vigilance n’a pas alors besoin le prêtre, pour con- server sur tous les fidèles lascendant et Pautorité de son caractère , pour ne pas donner de lombrage aux uns, en paraissant embrasser le parti des autres, pour mettre son ministère à l'abri des préventions qui en détruiraient le fruit ? De quelle mesure ne t EU 262 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS doit-il pas accompagner tous ses mouvements , de peur de trahir une préférence entre des hommes jaloux qui épient à l’envi ses démarches , étudient ses affections les plus secrètes , et cherchent à len- traîner chacun sous sa bannière ? De quelle réserve ne doit-il pas s’entourer , obligé de traiter avec tous les habitants , sans blesser personne, de compatir aux infirmités de tous, sans en flatter aucun, de les voir , de les accueillir, sans qu’une parole , un geste ou un signe de sa part, révèle en lui un pen- chant plus marqué pour les uns que pour les autres ? Lui , il ne faut pas qu'il oublie, est l’homme de tous, il est de la famille de tout le monde. Malheur au prêtre, surtout en Corse, s'il arbore une couleur , s’il épouse une querelle ! Sa mission est manquée, il ne peut plus que traverser l’œuvre de Dieu. Qu'il n'intervienne jamais dans la sphère des choses tem- ‘porelles , que pour rapprocher les esprits et réunir les cœurs ! qu’il laisse aux enfants du siècle les soins et les disputes du monde , et retienne bien ce conseil de l'Apôtre: « Que quiconque s’est enrôlé dans la milice de Dieu, ne s’embarrasse plus dans les sollicitudes de la terre : Nemo militans Deo, implicet se negotis secularibus. » Que gagnerait:il à descendre dans l'arène brûlante des luttes politiques ? Comment appro- cherait-il de l’autel du sacrifice , le cœur tout agité de craintes et d’espérances ? Il n'appartient qu’à des hommes purs, comme Aaron, de communiquer avec le ciel par la voie des holocaustes. Jusqu'à ce jour, en Corse, l'influence du clergé sur les esprits a été trés-faible; son peu de crédit sur DE LA CORSE. 263 les populations vient de diverses causes : il n'est pas toujours resté assez en -dehors des partis ; le nom de quelques prêtres s’est tristement mêlé aux dissen- sions du pays. D’un autre côté , le nombre des ec- clésiastiques est peut-être trop considérable. On n’a pas besoin de beaucoup de prêtres, « dit saint François de Sales, mais de bons prêtres. » Plusieurs se trouvent sans emploi , et vivent dans un état de complet dé- sœuvrement, Le motif qui multiplie tant les prêtres, est d’abord le respect qu’on porte à leur profession, du moins dans le sein de leur famille dont ils sont regardés comme les chefs. Autrefois, on cherchait par là à se soustraire aux périls de la guerre. Puis, dans les villages, les familles sont ordinai- rement nombreuses , et la fortune des particuliers est très-bornée. Celle-ci se réduirait bientôt à rien par la loi- qui admet tous les enfants à un partage égal , par l'usage qui ne permet guère à personne de vivre dans le célibat, et par le défaut d'industrie qui Ôte presque tous moyens d'augmenter son patri- moine. La prêtrise tient lieu des ressources que les autres pays offrent pour le soutien des families. Il faut toutefois s'appliquer à réduire le nombre des prêtres , el le restreindre, autant que possible, aux vrais besoins du peuple Dans un pays si inculte et si dépeuplé , il vaut mieux que l’on compte quel- ques prêtres de moins et quelques laboureurs de plus. D'un autre côté, les prêtres corses ne sont pas généralement instruits. Déjà, au XVI. siècle, Filip- pini , archidiacre de Mariana (Corse }, se plaignait de A! 264 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS l'ignorance du clergé. Dans son histoire , il prétend qu'il y en a tout au plus une douzaine dans l’île qui aient quelque teinture des lettres, che abbino gramatica. Jaussin leur adressait le même reproche au milieu du XVIIE. siècle. L'abbé Gaudin qui écrivait peu d'années avant la révolution française, signalail aussi ce défaut de lumières. Sans doute, il existe aujourd’hui dans les villes et dans plusieurs communes , des prêtres d’un vrai mé rite et qui offrent lexemple des plus rares vertus. Mais on trouve encore peu de pasteurs éclairés dans les villages. Il est juste de dire qu’en 1835, la Corse n'avait, depuis 4{ ans, pas une seule école ecclé- siastique. Les études de théologie étaient tombées dans un extrême abaïssement L'insignifiance des épreuves avait inondé le pays de jeunes lévites sans vocalion réelle, plus souvent un sujet de trouble et de scandale que d’édification. Un prêtre qui n’a pas l'esprit de son état el qui ne veut pas faire le bien, doit nécessaitement faire un très-grand mal. Depuis 11 ans, on a institué deux séminaires ; de “outes parts, en Corse, on riva'ise d’ardeur pour réformer les mœurs et accroitre l'instruction du clergé. L’habile prélat qui dirige actuellement le dio- cèse, et dont le haut mérite égale le zèle infatigabie, comprend que l'église ne peut reconquérir, là comme ailleurs, une influence légitime et durable , ressaisir l'empire des intelligences que par le savoir et par la discussion. La foi ne se sépare jamais impunément de la science. L'homme n'est vraiment grand, puis- sant, qu'autant qu'il sait, et, quand il sait, il peut DE LA CORSE. 265 tout ; la science et le travail sont aujourd'hui les maitres du monde. D’ailleurs, comment instruire les autres, si l’on n’est bien instruit soi-même? La parole a converti l'uni- vers, elle a répandu la vie dans les veines d’une société réduite presque à l’état de cadavre. Main- tenant la parole, c’est-à-dire une prédication qui répondrait à tout ce qui se remue de besoins et d’ar- deurs au fond des ames , exercerail encore une action immense sur les croyances et sur les mœurs. Il faudrait lire l’évangile du jour, bonnement , simplement , avec intelligence des nécessités présentes , n0n aris- totelico more , sed piscatorio. Quelle autorité n'aurait pas un homme qui, ayant fait une sérieuse et pro- fonde méditation des écritures , se bornerait à suivre , à commenter les pensées et les paroles de Dieu même ! On pourrait retracer quelques scènes du passé , pour l'instruction du moment , donner quelque explication d'un usage, d’un symbole, d’une céré- monie. Ainsi procédaient saint Paul en préchant la morale, saint Augustin en s'appuyant sur la philo- sophie, saint Ambroise en expliquant les allégories chrétiennes. La société a soif d'ordre et d'instruction ; elle demande qu'on organise le bien , qu’on restaure les ruines , que l’on comble le vide des intelligences. Elle dit, à la vérité , comme autrefois les Apôtres au Sauveur : « Manifestez-vous. » S'il aspire à être le conducteur des peuples, le clergé doit retremper sa foi aux sources du savoir, de nouveau s’armer de la croix , appelée justement croix civilisatrice , et il 266 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS dominera encore le monde de son humilité et de ses vertus. Auprès du ministre des autels se trouve toujours un autre homme, qui est son auxiliaire el son bras droit , l'instituteur de l'enfance. L'éducation des petits enfants (léducation , dot par excellence , car celle- là est insaisissable) »’est-ce pas la prunelle de l'œil du représentant du divin Maitre qui les appelait à lui avec un intérêt si tendre , sans doute , parce que la jeunesse est l’âge le plus porté à l'amour du bien, le plus près de la vertu ? Le plus jeune des disciples du Sauveur fut le seul dont la fidélité ne se démentit pas. Mais qu’elle est épineuse la tâche de l'instituteur qui prépare le champ à ensemencer ;, et y dépose les premiers grains ! Fest plus difficile de défricher les esprits que la terre , quelque rude et pierreuse qu’elle soit; l’art des arts est la conduite des intelli- gences. Elle a pour but de donner à chacun toute sa valeur, de lui apprendre à vivre heureux . à vivre utile, de préparer la solution du problême le plus ardu peut-être : la meilleure distribution des hommes. On doit considérer la société comme un vaste atelier ; il ne suflit pas que tous y travaillent , il est néces- saire que tous y soient à leur place le plus possible; sans quoi , il y a opposition de forces, au lieu du concours qui les multiplie. La plus grande des éco- nomies , puisqu'il s’agit de l’économie des hommes , consiste donc à les mettre dans leur vérilable po- sition. Tout se résout aussi dans le choix des instituteurs. L'instruction primaire sera ce qu'ils la feront. Il faut DE LA CORSE. 267 qu'ils embrassent leur état avec plaisir , non dans des vues exclusives d'intérêt ; qu'ils remplissent leur de- voir en conscience , non point seulement parce qu'ils sont payés, mais parce qu'ils auront un compte à rendre à Dieu. Leur mission est grave et a d'immenses conséquences. L'instituteur est appelé par le père de famille au partage de son autorité naturelle. I doit l'exercer avec la même vigilance et presque avec la même tendresse. Les anciens avaient reconnu cette espèce de paternité intellectuelle. Magis pater est qui educat , quam qui suscepit | Phèdre ). Instruire , C’EST aimer , mot charmant qu’on dirait dérobé à lame tendre du bon Rollin, et qui appartient à M. Boyer, auteur d’un poëme sur l'éducation dont a fait ressortir le mérite avec éclat, M. Edom, recteur de l'Aca- démie de Grenoble, si profondément initié dans tous les secrets de l’art d'enseigner. Quel bien ou quel mal ne peut pas faire l'institu- teur ? Il tient dans ses mains le sort du jeune âge; et la patrie, n'est-ce pas la jeunesse, surtout la jeu- nesse des campagnes , la jeunesse pauvre des villes, celle qui fait sa force dans Pagriculture, dans Pin- dustrie , dans les camps, celle aussi qui fait son malheur et sa peine dans les prisons et dans les bagnes ? Donnez nous l'éducation de la première en- fance , ont dit successivement Bacon en Angleterre, Leibnitz en Allemagne, Fénélon et J.-J. Rousseau en France , et nous réformerons la société. L’édu- calion est une maitresse douce et insinuante , ses leçons finissent par devenir une seconde nature , et font auprès de l’homme la fonction d’un législateur 268 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS toujours présent qui, dans chaque occasion, lui montre son devoir et le lui fait pratiquer. L'homme vraiment utile dans une commune est donc l’instituteur , s’il se pénètre bien de toute l’im- portance morale de ses fonctions, s’il se montre chré- tien dans la forte et l'entière acception du mot. L'in- struction sans éducation religieuse devient souvent un fléau ; la religion est l’aromate qui empêche le savoir de se corrompre , et l'ignorance vaudrait en- core mieux que la mauvaise science. L'on peut com- parer aujourd’hui l'instruction à un fleuve qui débcrde; faisons en sorte que cette inondation générale res- semble à celle du Nil qui assainit et fertilise. La société loin d'être assise est debout, ou plutôt elle offre l’image d’une échelle où chacun monte, se presse, se pousse et renverse celui qui le gène. Notre mal naît de trop de mouvement , d’agitation. Nous sommes haletans, épuisés de fatigue. Il faut qu'une main amie nous prenne et nous conduise aux sources d’eau vive ; il faut faire reverdir avec la rosée d’en haut ce monde qui est desséché par la soif de l'or , par une personnalité effrénée (1). L’amour passionné de l’utile semble tout matérialiser, étouffer tous les autres sen- timents ; il jette la lave aride et brûlante de son prosaïsme sur notre siècle, et menace de changer la (1) Malheur à vous, dit l’Ecriture, « qui joignez maison à maison, terre à terre jusqu’à ce qu’enfin le lieu vous manque { Isaïe )! » Toutefois, convenons que si la fortune ne donne pas le bonheur, elle ôte bien des pierres du chemin, et qu'il est difficile de ressembler au sage d'Horace , qui regarde l'or oculo irretorto. DE LA CORSE. 269 société moderne en une vaste machine qui aura des rouages au lieu de vertus, un levier au lieu de prin- cipes, et dont la vapeur sera l'unique dieu, L'institnteur ne peut oublier qu'il doit apprendre aux populations autre chose qu’à lire ; il doit surtout leur enseigner à obéir, à se soumettre, à honorer Dieu et la vertu. Les factions auront de puissants auxiliaires de moins , la cité restera paisible, parce que la croix aura été plantée au milieu d'elle. « Jetez, a dit un habile écrivain, jetez dans le lot du pauvre, dans le plateau des misères, la certitude d’un avenir céleste, jetez l'aspiration au bonheur éternel , jetez le Paradis, contrepoids magnifique, vous rétablissez équilibre; la part du pauvre est alors aussi noble que la part du riche; il sera tranquille, il sera patient; la patience est faite d’espérances, » Nul Etat , déclare J.-J. Rousseau, ne fut fondé que la religion ne lui servit de base. » Tout bon gouvernement est, en effet, un navire mystérieux qui a ses ancres dans la voûte céleste. Eclairer et moraliser les esprits, telle est la double tâche de l’instituteur ; tel est le grand ressort à l’aide duquel on agira , en Corse, puissamment sur les ames, on inspirera l’amour de la paix , le mépris pour loi- siveté, l’estime pour tout ce qui esi juste et généreux. Si lon désire mettre les corps en action , il faut com- mencer par échauffer les cœurs. Imbu de notions meilleures sur le bien et sur le mal , le peuple ne voudra plus de lhorrible justice du poignard ; car , pour lui surtout, il est vrai que « le crime est un faux jugement. » 270 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Les Corses ont toujours demandé des écoles ; qu'on étudie leur histoire, non pour en exhumer de pénibles souvenirs , mais pour y puiser d’utiles enseignements, on verra que le premier de leurs griefs contre le sénat de Gênes était tiré du défaut d'instruction. Ils sentaient bien que les arts adoucissent les mœurs et les passions furieuses des hommes , que les lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale ignorance , parce qu'elles le rendent plus circonspect sur le mal qu’il pourrait faire aux autres, par la connaissance de celui qu'il en recevrait lui- même. Dans lout état civilisé l'éducation est un besoin de première nécessité , l'instruction est le pain de l'esprit Pénétré de ces idées, Paoli ne négligea rien pour répandre l'instruction au sein du pays. Avant lui, la tête du Maure qui flottait sur les bannières de la Corse, portait un baudeau sur les yeux; il trouva un tel emblême humiliant , il le releva sur le front. ( On sait que les armes de l’île étaient une tête de Maure ayant les yeux couverts d’un bandeau ). En r770, les états de Corse dédièrent à Louis XV une médaille où l’on représentait la France arrachant ce bandeau que Paoli avait à peine soulevé. A Corte, au centre de l'ile, pour éclairer toutes les parties de l’intérieur , Paoli institua , en 1764, l’Université, d’où sortirent en peu d'années des hommes remarquables. Vaincue par le charme des études , la jeunesse corse avait presque renoncé à ses habitudes de violence et d’oisiveté , lorsque la défaite de Paoli à Ponte-Nuovo éteignit complètement ce foyer de lumières. DE LA CORSE. 271 Pour ranimer le goût des lettres et rouvrir devant ses concitoyens la carrière où ils s'étaient jetés avec tant d’ardeur , Paoli, dont la mémoire sera toujours si chère aux Corses, voulut en mourant, le 4 février 1507, consacrer les épargnes de l'exil à la fondation d’une nouvelle Université. Il laissa un capital destiné à l'établissement d’une école à Morosaglia , et de quatre chaires d'enseignement à Corte, sa ville de prédilection. Ces quatre chaires devaient être divisées en autant de cours : évidence naturelle du christia- nisme, morale et droit des gens , sciences physiques et mathématiques, Le département en a ajouté deux autres de littérature française et de dessin linéaire ; ce n’est que le 12 décembre 1837 que les cours de l'institut Paoli ont commencé. L'école de Morosaglia a été ouverte le 12 mars 1833. Ces sources d'instruction supérieure , créées par Paoli , n’ont rien de commun avec l’enseignement primaire pour lequel une école normale a été établie à Ajaccio. Elle servira à former de bons maitres pour la Corse qui en à un si grand besoin. Le nombre des communes pourvues d'école y est proportionnellement plus étendu que sur le continent français. Mais la plupart des instituteurs devraient commencer par se réformer eux-mêmes ; ils sont imbus de tous les pré- jugés du pays. Leur parole r’éclaire guère l'intelli- gence des élèves, parce qu’elle ne vient pas d’une in- telligence bien éclairée ; elle ne va pas au cœur, parce qu’elle ne sort pas du cœur ; il y a quelquefois dans les leçons du désordre et de la confusion , parce que tout cela est dans la tête du maitre. La valeur 272 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEURS morale de l’instituteur est plus désirableque la science. Il fera toujours plus par ce qu’il est , que par ce qu’il sait; si toute sa personne respire la piété, cette aménité d'humeur et de langage , qui gagne tout de suite les ames, il sera plus puissant de moitié que si elle réfléchit l’amour propre et la colère. Cependant tout s’épure, à cet égard, et s'améliore de jour en jour. Les communes se montrent moins in- justes , moins ingrates dans leurs rétributions envers l’homme précieux qui prépare la génération du lieu. On ressent partout les bienfaits de la loi du 28 juin 1833 , véritable charte de l'instruction primaire , qui organise un système d'enseignement si large et si populaire , et fait une si belle part à l'intelligence. Depuis lors, un nouvel astre à Jui sur l'horizon du peuple ; il a vu qu’on s’occupait de lui, qu’on désirait l’arracher à l’ignorance, misère morale d'autant plus funeste , qu'elle engendre souvent la misère phy- sique ; il a compris qu'on n'instruil pas celui qu'on voudrait garder pauvre et esclave. Un poète à dit : L'alphabet est mortel aux pouvoirs absolus, Et l’homme veut ses droits, sitôl qu’il les a lus. La jeunesse corse fréquente assidüment les écoles ; elle en suit les cours avec ardeur , avec profit. L’in- struction primaire enveloppe partout le pays de son vaste réseau ; en outre , l'ile possède six établisse- ments des Frères de la doctrine chrétienne , corps admirable par sa simplicité, par son dévouement religieux pour une profession toute de patience et DE LA CORSE. 273 de charité , par son esprit disciplinaire qui ne change pas quand le frère change , mais qui se perpétue immuable dans l’école. Dignes maîtres, qui font à la Corse un bien inappréciable ! on ne saurait trop les y multiplier. Il y avait aussi dans le département deux collèges communaux , et depuis peu de temps, lun d'eux , établi à Bastia, a été converti en collège royal. De tels encouragements donnés aux études enlèvent chaque jour à la Corse quelque chose de ses vieilles mœurs , el transforment le peuple. Déjà dans les villages les plus arriérés les enfants parlent tous la langue française , fait d’une haute importance qui achèvera la fusion de la Corse avec la France. L'identité de langue , en effet, lie surtout les nations. Comment imaginer qu'on soit membre du même corps, lorsqu'on ne peut s'entendre? Comment l'affec- tion , la bienfaisance, toutes les passions douces qui servent à unir les hommes, pourraient elles pénétrer dans le cœur, si le langage ne leur sert d'interprète? CHAPITRE XVI. Salles d'asile, — Condition des femmes. Je dois signaler deux lacunes funestes au milieu de tant de réformes , de tant de pas faits vers un meilleur avenir. Combien de fois, en voyant de jeunes enfants ex- posés dans leurs jeux à tous les accidents, au choc 274 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS des voitures , à la brutalité des passants, aux propos des carrefours, aux habitudes d'une vie oisive, n’avons- nous pas cherché des yeux une mère qui remplaçât près d'eux celle qui les délaisse pendant le jour, pour leur rapporter le soir un morceau de pain, chè- rement acquis par son travail ? Eh bien ! cette mère s'est rencontrée ; la charité a passé par là , elle a dit aux petits enfants : Venez à moi , vous ne serez pas orphelins. Elle les a retirés loin des exemples du vice et des dangers qui les inenacent ; et ce sanc- tuaire du jeune âge, des enfants de deux à sept ans, elle la appelé salle d'asile. Ainsi, elle a préparé à la patrie le trésor inépuisable d’une jeunesse plus saine, plus morale, plus vigoureuse pour la paix et pour la guerre ; elle a substitué pour les classes ou- vrières à l'éducation de la famille, une éducation collective bien supérieure du point de vue de l'in- “struction , et non moins préférable sous le rapport de la moralité. Dieu sait quels exemples beaucoup de parents nécessiteux donnent à leurs enfants ! La création des salles d'asile est un bienfait immense ré- pandu sur les classes laborieuses. La première salle d'asile fut fondée à Paris en 1801 par M"°. la mar- quise de Pastoret, veuve de lillustre chancelier de France. Ce fut cette femme pieuse qui, dans sa ma- ternelle sollicitude pour les enfants des pauvres, imagina ces institutions. Ainsi , il est faux qu’elles aient pris naissance outre-mer. Lä France a donné à PAnglelerre, par M". de Pastoret, ses salles d’asile ; comme elle a donné à la Russie et aux Etats-Unis, par les abbés de Lépée et Sicard, leurs écoles de DE LA CORSE. 275 sourds-muets; comme elle a donné à l'Autriche , à la Hollande, aux Deux-Siciles , par Valentin Haüy, leurs écoles de jeunes aveugles ; comme elle a donné à la Prusse, par nos savants et nos littérateurs , ses pre- miéres académies ; comme elle a donné par nos tacticiens à la Russie sa marine, son artillerie , ses écoles supérieures ; comme elle a donné à la diplo- matie sa langue loyale et précise. Mais entre tous ces dons , celui qui nous occupe et certainement le plus fécond et le plus précieux parce qu'il s'applique aux masses, est le plus étendu , le plus illimité. On ne vit les salles d'asile se propager qu'après 1822, et prendre dans l'opinion un rang conforme à leur importance. La Corse ne jouit pas d’une institution qu’on pour- rait nommer cependant la pierre fondamentale du temple d'humanité ; pas une salle d'asile où les en- fants trouvent les premières lecons d'ordre et même de travail qui façonnent insensiblement aux devoirs de la vie. Les germes déposés alors dans l'ame , bons Où mauvais, s’impriment à fout jamais. Quand on grave des traits sur l'écorce des chênes, le chêne grandit, mais le trait reste. L'enfant ressemble par- faitement à l'arbre, il demeure, à peu d'exceptions prés, Lel qu'il est sorti des mains de son guide pri- milif. Puis, le cœur de la première enfance est un sol où tout croît en sûreté , où tout prospère, parce qu'il n’est point encore dévasté par l'ivraie. Prin- cipiis obsta , voilà une règle fondamentale de la méde- cine ; telle doit être aussi la base de la médecine morale ; nul ne comprit si bien la réforme des prisons 276 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS que le premier qui fonda une salle d'asile pour l'en - fance. 11 ne faut pas laisser se former le vice , s’en- raciner les mauyaises habitudes. Quand le mal est devenu robuste et vivace, ilest bien tard pour le combattre. Corriger, importe; mais prévenir est certes encore plus. Qu'on n'oublie jamais que l'éducation du peuple est le fondement nécessaire de tout bon régime des prisons. Une autre plaie afllige la société en Corse : le défaut presque absolu d'écoles pour les filles. Il règne là une extrême indifférence en ce qui touche l’édu- cation des femmes. Elles sont du reste, dans l’intérieur, asservies à un élat humiliant de dépendance. Un mot suflirait pour caractériser leur position. Elles appellent leur mari: il mio padrone ( mon maitre ). Il n’est pas à craindre que le pouvoir tombe en quenouille dans les ménages corses. Les femmes jouent en Corse le rôle le plus subalterne, et passent dans les villages pour être au-dessous de l’homme, qui aussi ne s’abaisse guère à leur faire la cour. De sorte que, dans l'inté- rieur , il arrive assez souvent que les parents eux- mêmes de la jeune fille, se croient astreints à toutes les avances et demandent le mari. Chez les Sardes , leurs voisins, les choses, dit-on, se passent plus gracieusement. Les jours de fête. dans les lieux de réunion, on voit un vieux pâtre cherchant au sein de la foule joyeuse une fiancée pour son fils, et répétant tout bas la formule usitée pour les demandes en mariage : « Vous possédez , compère, une génisse blanche , et d’une beauté par- faite ; je viens la chercher , car elle serait la L DE LA CORSE. 2947 gloire de mon troupeau et la consolation de mes vieux ans. » Le père de la jeune fille se lève et, amenant successivement ses filles: Est-ce là ce que vous désirez ? dit-il, et il a soin de n'introduire que la dernière , celle dont son hôte est venu solliciter la main. Au reste, sur ce point, chaque pays a ses usages. Si le lecteur voulait se transporter avec nous dans la nouvelle Calédonie { c’est un peu loin , mais l’ima- ginaticn est une excellente chaise de poste , elle va plus vite que les chemins de fer), on verrait comment MM. les Calédoniens s’y prennent pour demander une demoiselle en mariage ; les jeunes filles du pays ont l'habitude d'aller puiser de l’eau à une rivière. Si un Jeune homme survient (et le hasard veut qu'il arrive toujours) , il les examine toutes d'un œil at- tentif , se glisse doucement derrière celle qu'il préfère, el la jette dans le fleuve. Ensuite il se précipite après elle, la rattrape par les cheveux et ia porte en triomphe dans ses bras jusqu’à la maison paternelle. Le père la lui donne aussitôt en mariage L’époux a montré qu'il avait un poignet ferme et qu'il était bon nageur. Cela suflit pour la validité du contrat. Plus tard la femme dit avec bonheur à son mari : « Te rappelles-tu le jour où tu n'as jeté dans Peau? » Il paraît que ces femmes ainsi jetées à la rivière sont très-heureuses En Corse , dans plusieurs localités, le mariage est peu en honneur ; le concubinage en a pris la place, surtout au Fiumorbo. Il y à 25 ans , ce canton formait une espèce de peuple à part , une république - , 278 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS d'hommes sans frein , ennemis du travail, vivant de rapines , entièrement rebelles au joug de la loi, re- fusant de payer les impôts et de reconnaitre lau- torité. Tyrans anarchiques de cette partie du pays, les Fiumorbais passaient pour les bas-bretons de la Corse. Aujourd'hui les crimes y sont plus rares qu'ail- leurs. De vastes établissements agricoles y ont été créés, entr’autres le domaine du Migliacciaro , moins riche encore par ses vastes dépendances que par la fertilité de son sol et la variété de culture dont il est susceptible. Mais le pays a conservé un reste des pri- mitives coutumes ; la plupart se marient sans recourir, ni au maire ni au curé; ils allèguent pour excuse que dans les villages peu populeux , les habitants sont presque tous parents; par exemple, ailleurs, dans l'ar- rondissement de Calvi, sur 23,000 ames, il n’existe que 499 noms patronymiques , c’est-à-dire 499 fa- milles. Il faudrait des dispenses coûteuses ; de plus , chacun redoute les frais qu’entrainent toujours les fêtes du mariage. On voit aussi, dans diverses communes , les fian- cailles converties en une sorte d'essai matrimonial, qui permet aux deux amants de se voir sans con- trainte et de vivre maritalement. Après quelques mois de co-habitalion , la femme est parfois délaissée et renvoyée de la maison. A ce sujet , une pensée de saint François de Sales vient involontairement à l'esprit : « Le mariage, dit-il, est un certain ordre où il faut faire la profession avant le noviciat ; et, sil y avait un an de probation comme dans Îles cloitres, il y aurait peu de profès. » 2 DE LA CORSE. 279 Sans égard pour notre Code civil , on est dans l'usage d’exclure les filles à peu près de tout partage ; on leur assigne une dot très-modeste, et elles ne ré- clament jamais rien au-delà Le nombre de leurs cou- sins entre pour beaucoup dans la valeur de la dot; tout le patrimoine de la famille, passe comme autrefois chez nous , sur la tête du fils premier né. Dans plusieurs de nos provinces , en effet, les filles n'avaient rien à prétendre; elles recevaient un simple chapel de roses, par exemple, à Tours, à Loudun , etc. ; souvent elles avaient moins encore , une noir (Coutumes d'Anjou el du Maine). On procédait à Poitiers de la manière la plus incivile , la plus discourtoise : les parents qui venaient de marier la dernière de leurs filles , sui- vaient la noce avec un balai armé de rubans, pour indiquer leur joie d’avoir enfin balayé la maison. — On conçoit que certains peuples aient pu re- fuser toute succession à la femme. Ce ne fut pas toujours dureté, mépris de la faiblesse , mais peut- être un noble instinct , une vue plus haule du ma- riage , plus désintéressée , plus idéale. Ils voulurent que la femme passät aux mains de l'homme , sans autre dot que sa blanche robe , son voile blanc, son chapel de roses ; qu’en elle, il füt bien sûr de n'avoir aimé qu’elle-même, qu'il travaiilät pour elle, qu'il la nourrit. Là est la beauté, la gravité du ma riage , que l’homme soit la providence de sa femme et de ses enfants En Corse , les deux sexes vivent très-séparés lun de l’autre; point de ces assemblées, de ces réjouis- sances , de ces fêtes champêtres , si communes dans 18 280 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS quelques-unes de nos provinces, et auxquelles de- vraient convier lattrait naturel et la douceur du climat. Le dimanche , les hommes passent tout leur temps à jouer aux cartes, ou à conférer triste- ment ensemble, et presque toujours sur des sujets politiques ou militaires , tandis que les femmes sont renfermées dans leurs maisons, ou se tiennent sur leur porte dans la même inaction. Leur présence manque aux repas,sauf dans les villes et dans quel- ques communes. Elles se montrent à peine un ins- tant lorsque le festin est terminé. pour recueillir les suffrages qu’on donne avec plaisir à honnêteté deleurs manières, et quelquefois àleurs grâces naïves ; après ces compliments , on les voit disparaitre pour rentrer dans leur gynécée ; elles sont remplies d’ordre et d'économie, et, en général , très-laborieuses ; cela ne peul être autrement , parce que dans toute société, quelque bornés que soient les besoins , il y a tou- jours un (travail indispensable qui les procure , et lorsqu'un sexe s’exonère de sa tâche , le surplus du fardeau retombe nécessairement sur l’autre. Les femmes , dans plusieurs villages , sappléent en grande partie à ce que font parmi nous les animaux domes- tiques; cependant , elles ont des charmes qui résis- tent à tout , de beaux yeux, de beaux cheveux, de belles dents, qui semblent des productions du climat, à peu près comme les citrons et les oranges. Sou- mises à leurs maris de même qu’elles le furent à leurs pères, elles ne savent guère qu'obéir. L'usage les retient presque partout dans une éternelle minorité ! Faconnées au joug par une longue habitude , elles DE LA CORSE. 281 ne songent pas à s'en plaindre, et le contentement apparait sur leurs visages autant qu'il peut s’allier avec Penpui. Il ne faut pas s'étonner si, en général , la femme corse n'est point l’objet des hommages et des attentions délicates de son mari. Dans l’en- fance des sociétés , la force physique étant le pre- mier attribut de l’homme , celui-ci a toujours un plai- sir naturel à rabaisser le sexe faible, dépourvu de ce qui constitue réellement la majesté et le pouvoir de l’homme. Elevées dans l'ignorance de toutes choses, loin d'exercer une action bienfaisante sur les mœurs souvent grossières et sauvages de leurs familles, elles sont quelquefois plus vindicatives que les hommes mêmes. On a vu ici des femmes rappeler ces farouches lacédémoniennes , qui disaient à leurs fils en leur tendant un bouclier: « Reviens dessus ou dessous, » s'irriter contre leurs enfants de ce qu'ils tardaient à accomplir une vengeance , leur mettre un stylet dans les mains et désigner le cœur de la victime! Le sens moral est, sous ce rapport , dans quelques localités, perverti en elles. Si on songeait plus sérieusement à leur éducation. si on s’appliquait à cultiver leur esprit et leur ame, elles deviendraient meilleures ; elles sentiraient leur dignité , la hauteur des devoirs que la Providence leur assigne ; elles exerceraient dans la famille une influence qui tournerait tout entière au profit de l'ordre et de la civilisation ; par la petite patrie qui est la famille , le cœur s’attache à la grande ; le bon fils, le bon mari, le bon père , constituent le bon citoyen. On a dit depuis long-temps que si les hommes 282 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS font les lois, les femmes font les mœurs. Nous serons toujours ce qu'il plaira aux femmes. On ne conçoit pas comment Duclos a pu écrire un volume de considérations sur les mœurs, et prononcer à peine le mot de femme. Fatigué de haïr et fatigué d’être haï, baletant des coups qu’il a portés et de ceux qu'il a reçus , tout homme (en Corse surtout où les passions sont si vives et les plaies si cui- santes) soupire pour un intérieur où il puisse déposer sa colère, inspirer la confiance, trouver le repos, l'amitié, un affectueux sourire sur des lèvres aimées. Eteindre les animosités , écarter du toit conjugal tout aliment impur, le rendre inac- cessible à toute idée de meurtre , de sang et de vengeance, quel saint et noble rôle pour la femme, ange gardien de la famille! On ne sent pas assez quels avantages naïîtraient d’une meilleure éducation donnée à celte moilié du genre humain, qui, placée en-dehors des intérêts politiques et de la carrière de l’ambition , gouverne l'opinion en tout ce qui tient à l’humanité , à la générosité , à la délica- tesse. Ce sont les mères qui moulent et pétrissent lame des enfants. La force de l’homme inspire la crainte, mais ne dompte pas. La femme est la reine du foyer domestique , la puissance dirigeante. On a remarqué que presque tous les grands hommes ont eu pour mères de grandes et nobles femmes. C'est ainsi que la belle ame üe saint Louis sort de la reine Blanche , comme une douce et radieuse fleur d'une tige odorante et bénie. La mère de Bossuet avait lame grande, l'esprit élevé, les mœurs aus- DE LA CORSE. 283 tères. Celle de Fénélon portait en elle un trésor iné- puisable de douceur et de miséricorde. Napoléon demandait à M°. Campan ce qui manquait à l’édu- cation des enfants. De bonnes mères, dit-elle, — Un ambassadeur de Perse questionnant la femme de Léonidas sur le motif qui portait à tant honorer les femmes à Sparte, « C’est qu’elles seules, répondit la lacédémonienne , savent faire des hommes. » On ne s'explique pas comment il peut se trouver des gens qui interdisent aux femmes toute espèce d'instruction ; quoi ! la connaissance des devoirs, celte morale usuelle et sublime, développée par nos orateurs chrétiens, et définie par Marmontel : la science de la vie en vue de l'éternité ; quoi ! l'his- toire qui étend nos idées et forme notre jugement , la poésie qui nous élève lame; enfin, les écrits dont le but est de nous rendre meilleurs et plus heureux, seraient inutiles à la femme ? Inutiles ! lorsque, des- tinée à devenir la compagne assidue de nos jours, les agréments de son espril y pourront jeter tant de charmes , et les lumières de sa raison éclairer si souvent la nôtre ! lorsque , appelée à former le cœur d'un enfant, d’un homme en espérance , et à le préparer à toutes les vertus , elle y déposera les premières semences que rien jamais ne pourra remplacer ! Loin de négliger leur esprit, sachons le cultiver et le préserver à la fois du lourd far deau des sciences stériles et des frivolités qui naïs- sent parmi nous sous leurs pas; élevons-les à tous les devoirs de leur sexe , ainsi que le veut Fénélon, et qu’une instruction solide et une religion éclairée e 284 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS achèvent d'en faire des femmes (je dis des femmes fortes }, si nous voulons avoir des hommes. Il importe donc de réhabiliter, en Corse, un sexe qui nous honore quand nous ne l’avons pas avili, el peut devenir . quand nous avons cultivé son esprit, un insliluteur inimitable pour la famille. Le donne son venute in eccellenza Di ciascun arte ove hanno posto cura. (Ariost.) CHAPITRE XVEL. Etat de la propriété, de l’agriculture et de l’industrie. On à vu qu'en Corse, un mauvais juge de paix pouvait faire la ruine d’un canton ; qu’autant de mauvais maires, autant de villages voués à la dis- corde; que le clergé pendant long-temps n’y avait pas bien compris peut-être toute la grandeur de sa mis- sion. Sans doute, je le répète , il n’y a rien de du- rable que ce qui s'appuie sur la religion. Cette haute maxime a élé souvent proclamée par nos saints oracles : « Si le Seigneur (a dit le Prophète-Roi }) n’est le premier architecte d'une maison, en vain se tourmenteront ceux qui s'efforcent de la bâtir. » Il est un autre adage divin, non moins vrai : « Si Dieu ue garde lui-même la cité, inutilement veillera celui qui est préposé pour la garder, » Aussi lin- stinct religieux est un immortel besoin de l'ame ; tout ce qui appartient à la terre est si décevant, ce qui est fini est si court ! Il faut , je l'ai dit, que les DE LA CORSE. 285 ministres de Diea soient tels que lEcriture le com- mande , Le sel et la lumière du monde! Mais c’est au prêtre dont la parole tombe de si haut sur les in- telligences et sur les cœurs, c’est à l’instiluteur , l’homme par excellence des enfants . c’est à eux qu’appartiennent surtout le gouvernement des esprits et l'avenir des générations; car ils forment l'avanit- garde de la loi, en combattant les vices d’où sortent tous les crimes. Toutefois , il est deux défauts essentiels dans l'en- seignement , défauts bien anciens, dont l'un a été signalé par Montaigne, dans les termes suivants : « Le soin et la dépense de nos pères ne visent qu’à nous meubler la tête de science; maïs de jugement et de vertu , peu de nouvelles. » On devrait toujours se rappeler les paroles du Christ à ses disciples : « Recherchez d'abord la sagesse, le reste vous sera donné par-dessus. » En second lieu , on oublie trop que l'instruction nécessaire aux classes pauvres , n’est pas l'éducation qui stimule la vanité, éloigne dés travaux manuels, et pousse à de folles ambitions ; je veux pour elles un ensemble de connaissances et de talents qui les mettent en état de pourvoir à leur subsistance , leur inspirent des habitudes d'ordre , d'économie , cel esprit de prévoyance qui fait servir le présent de garantie contre les chances de l'avenir. La condition première de tout enseignement, pour le peuple, n'est-ce pas de lui fournir le moyen de gagner sa vie de chaque jour , et d'assurer le bien- être de sa famille ? L’homme est surtout un animal qui mange du pain, quoiqu'il re vive pas seulement 280 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS de cela. Le tort de l'instruction actuelle et de la société qui sera peut-être dévorée , comme l’alchi- miste , par les monstres de sa fabrique , est de verser à flots sur le pavé des villes , des latinistes , c'est-à-dire des solliciteurs. Il faudrait diriger les classes populaires vers les arts mécaniques, leur apprendre un peu de chimie, de géométrie , leur donner, en un mot, une éduca- tion professionnelle. Chacun de nos instituteurs de- vrait, une fois par semaine, faire un cours élé- mentaire d'agriculture. Cela se pratique déjà avec succès dans le duché de Nassau et dans le royaume de Naples. Une telle institution préparerait les esprits des villageois à l'association , pourrait développer d'excellents germes, et conduire peut-être à la plus heureuse transformation morale. L'association est le pôle auquel il faut tendre , si on veut remédier aux vices de la culture morcelée, à l’éparpillement des forces individuelles , el aux sacrifices que nécessite une concurrence sauvage. Qui ne sait, d’ailleurs, que l’homme isolé est faible , et perd la plus riche moitié de son être , l'intelligence ? En plaçant l'homme à côté de l’homme , les géné- rations à côté des générations ; on arrive à toutes les merveilles de l’industrie et des arts? — De l’es- prit d’association sont nées les caisses d'épargne, qui font descendre le sentiment de la propriété dans les classes les plus mal aisées, el créent, en faveur de l’ouvrier, une réserve pour les moments où il quitte le travail, et pour les occasions où le tra- vail vient à lui manquer. Connue en France , depuis DE LA CORSE. 387 1818 , celte institution n’existe pas en Corse (1); il n’y a pas non plus de comice agricole. Sachons qu’à la bonne administration dans les com- munes est attaché le bien général. Les forces et les ri- chesses d’un pays ne sont que les forces et les richesses mêmes éparses dans tout le territoire du royaume. En améliorant l’état du plus petit hameau de France, on contribue à la félicité publique. Pour l'immense ma- jorité , le siége des intérêts, le centre de toutes les relations, le dépôt de nos plus précieux souvenirs , se trouvent dans la commune, type réduit, mais à peu près complet de l'unité nationale. Napoléon dictait un jour la note suivante à son frère Lucien, alors ministre de lintérieur : @« Si la guerre ne m'était nécessaire, je commencerais la prospérité de la France par les communes ; il est de beaucoup plus simple, pour le reconstructeur d’une nation, de s'occuper de milie de ses habitants, que de poursuivre le roman du bien-être individuel de chacun. Henri IV entendait agir ainsi lorsqu'il parlait de la poule au pot ; autrement , il n'eût dit qu'une sottise » Il y a là des limites précises de nombre et de lieu ; la patrie , l'humanité , sont choses trop ab- straites , trop vastes pour nos travaux, trop éloi- gnées pour nos sentiments; il faut, à nos faibles (4) Il est vrai de dire toutefois que, le 21 novembre 1846 , une ordonnance à aulorisé à Bastia l'établissement d'une caisse d'épargne. 288 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS sens, un certain horizon que nos yeux mesurent , upe certaine étendue que nos pieds foulent , que nos mains fécondent, un certain nombre d'hommes que nous apprenions à connaitre , à aimer. Mais pour qu'une commune , de même qu’un état, fleurissent , il est nécessaire de garantir inviolable- ment à chacun le droit de vivre et de jouir des fruits de son travail. Sûreté et propriété, disent les Anglais, quand ils veulent caractériser la liberté civile ou personnelle. principe de toute société. Il s’est rencontré des publicistes qui ont osé jeter un cri d'anathême contre la propriété. Beccaria pense qu'elle est un droit terrible et peut-être non indispensable, Ce droit a vaincu pourtant l'aversion naturelle du travail, a donné à l’homme l'empire de la terre, et fait cesser la vie errante des peuples. Jouir vite et sans peine, tel est le désir universel; voilà le désir qui est terrible, parce qu’il armerait tous ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont quelque chose. Le droit qui restreint ce désir est le plus beau triomphe de l'humanité sur elle-même. En vain, Platon dans sa république imaginaire; Thomas Morus, dans son île d’'Utopie. qui a donné son nom à tous les rêves identiques , veulent-ils qu'on re- tranche du commerce de la vie jusqu'au mot de pro- priété. Ils supposent des hommes parfaits pour arriver à un monde idéal ; ils font de la société une sorte de machine organisée géoméiriquement , et passent sur tous le plus lourd et le plus désolant niveau D'autres novateurs, avec quelques variantes, ont reproduit les mêmes théories ; car la grande famille des Utopistes DE LA CORSE. 289 se diversifie, mais ne s'interrompt pas (1). Ces ou- vriers turbulents de la pensée n’ont jamais failli au monde , le monde seul leur a fait défaut. Sans doute, il u’est pas destiné à pivoter éternellement sur lui- même, le dernier mot du progrès n’est certes pas dit. Toujours est-il que ce serait revenir à la bar- barie , el non s’avancer dans les voies de la civilisa- lion, que d'anéantir le droit de propriété qui est Ja loi fondamentale des nations, une des plus saintes légitimités de la terre. Eh bien! en Corse (on le sait déjà} non-seulement la sûreté des personnes n’est point garantie; mais, sous plusieurs rapports, la propriété individuelle n'y existe presque pas. À l'exception de quelques terrains rapprochés des villages et devenus domaines parti- culiers, le territoire dans l’intérieur de Pile est pres- qu’en entier exploité communalement. Tout sy est maintenu comme dans les premiers âges. La loi du 10 juin 1793 qui autorisait le partage des biens com- munaux, n'y à reçu aucune exéculion. (t) V. Babœuf, dans sa république des égaux; Robert Owen, dans son système rationel ; Saint Simon, dans son nouveau christianisme. Que de rêveurs célébres ont imaginé aussi de nou- vélles conditions de vie et d'équilibre pour déplacer notre milieu social et défrayer Lous les désirs humains ! Campanella , dans sa Cité du soleil; Harrington , dans son Oceana ; Bacon, dans sa Nova Atlantis; Hall, dans son Mundus aller; Fénélon , dans son Télémaque (sa Salente); l’abbé de St.-Pierre, avec son idée de paix perpétuelle ; Morelly , avec sa Basiliade; Retif de la Bretonne , avec sa découverte australe ;: Fourier, avec son pha- lanstère , ele. , etc. 290 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Lorsqu'ils étaient maîtres du pays , les Génois l'avaient divisé en régions limitées par des lignes idéales , plutôt que séparées par des bornes réelles. En avril 1970, une ordonnance rendue par Louis XV atteste assez l'incertitude qui régnait à cet égard. On voulut connaître les propriétés particulières , pour constituer l’étendue des domaines de l'Etat. Le travail fut long à s'achever. Commencé en 1770 , le terrier ne se termina qu’en l’an V. On pouvait croire que la propriété était enfin créée en Corse. Vain espoir ! Cette grande œuvre , parfaite, sous le point de vue typographique , fourmille d'erreurs sur tout ie reste. Le terrier fixe d’une manière très-peu exacte les contenances ; il attribue au domaine ce qui est aux particuliers, et vice versa. Cependant , il sert encore de base. Depuis, les terres ont bien changé de valeur , de telle sorte qu’on ne paie presque rien. L'opération du cadastre coûterail trop cher ; l'impôt foncier , qui n’est que de 170,000 fr., serait doublé ; aussi , le conseil-général n'en veut pas. L'infixité de la propriété est telle qu’elle s'étend même à la partie la plus importante des terres de l'ile , le sol forestier. Les montagnes de la Corse offrent un luxe de végétation prodigieux ; couvertes de plantes aromatiques et couronnées de bois jusque sur leurs sommets les plus élevés, elles renferment une immense étendue de forêts. Les plus belles sont celles d'Aïtone, de Vizzavona , de Rospa , de Pie- tropiana , de Parma. La plupart n’ont jamais été exploitées, n’ont jamais laissé appauvrir leurs fronts inviolables. Plusieurs sont remplies de pins larix , qui DE LA CORSE. 291 surpassent , en qualité , ceux des Pyrénées et des Vosges. Les grands pins de la villa Albano, à Rome, avec leurs larges panaches , paraitraient bien petits comparés à ces vieux géants des forêts de la Corse. Il y a dans Pile des arbres dont l’âge est aussi an- cien que le granit des montagnes , et qui ont vu naître, passer et mourir des milliers de généra- lions. Théophraste , Polybe et Diodore parlent de leurs précieuses essences , et Necker, dans son Traité de l'administration , signale ces bois comme excel- lents pour les constructions navales. Ils pourraient faire à eux seuls la fortune du pays ; ils sufliraient pour assurer les approvisionnements de notre marine, et pour alimenter ure foule d'industries. Jusqu'à ce jour , cette branche de la richesse de l'ile a été une valeur morte (1); elle n’a eu d’au- ? (1) Napoléon, dont l’intention était de tirer , après la paix gé- nérale, un grand parti des forêts de son pays natal , avait fait construire, pour le transport des bois , une route depuis le golfe de Sagone jusqu'à la forêt d’Aïtone. Sans recourir à des travaux trés-dispendieux , on pourrait, sur le versant des mon- tagnes, employer la méthode usitée dans les Pyrénées, c’est- à-dire celle des plans inclinés avec des ressauts successifs sur lesquels on ferait descendre les troncs d'arbres par leur propre poids. On combinerail utilement ce moyen avec des rails en bois, soit sur les surfaces d’une faible inclinaison , soit an-dessus du lit des cours d’eau ou des ravins, soit dans les plaiiies maritimes. Les Anglais usen! fréquemment des rails en bois pour les trans- ports sur les terrains accidentés, surtout dans la principaulé de Galles et dans la partie montueuse de Ecosse. I est fâcheux que les scieries mécaniques ne soient guêre cu usage dans l’île, La plus grande partie des planches et des madriers livrés au commerce , sont sciés à bras. 202 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS tre résultat que d’exciter , chez les voyageurs , une admiration stérile. Ces forêts, dans lesquelles n'existe aucun aménagement , sont souvent dévastées. Beau” coup d'arbres ont atteint l’âge de la caducité. Les vents sèment le sol de cadavres de hêtres , selon l'ex- pression d’un illustre écrivain. Ensuite, de tout temps, la propriété des forêts de l'île a été un sujet de vives contestations entre les divers possesseurs. Tant d’obscurité enveloppe encore le tien et le mien, que, d'après la statistique de France, publiée en 1837, par les ordres de M. le Ministre de l'intérieur , la Corse possédait en bois 95,000 hectares , dont 21,554 appartenaient à l'Etat. D'après les nouvelles délimi- tations faites par le domaine , le sol forestier de la Corse se composerait aujourd’hui de 129,000 hectares, sur lesquels 797,000 , dit-il, pourraient être contestés par les communes ou les particuliers , et 52,000 se- raient acquis indubitablement au fisc. Voilà un fait presqu'incroyable , qui montre à quel point la propriété est incertaine en Corse. Déjà des compagnies élaient venues dans l’île, y avaient versé plusieurs millions, créé des établissements impor- lants, ouvert des débouchés utiles à la production. Des capitalistes se proposaient d’exploiter les bois ; Les prétentions du domaine ont tout arrêté , el sou- levé une masse innombrable de réclamations. Pour acliver la fin de ces éternels litiges, et rassurer Îles compagnies , une commission a été nommée , et elle doit procéder à un bornage contradictoire qui assi- guera des titres certains à la propriété. Un semblable état de choses ne permet , dans un D£ LA CORSE. 203 pays , que des commencements imparfaits de société , des ébauches de civilisation. On ne peut espérer qu'un individu plante, construise , se close, mette des engrais , fasse des améliorations sur des terres dont il n’a qu’une jouissance précaire , sur des terres banales , qui passent annuellement de main en main, et que chacun se hâte d'épuiser par ane superficielle el grossière exploitation. Et qu'est l’agriculture sans plantations et sans engrais ? De là, Pabandon et la nudité d’un des plus beaux sols de l’Europe. L'ile offre environ un million d’hectares ; 370,000 sont improductifs. Il y a à peu près 100,000 hectares en bois, et 500,000 seraient propres à toutes sortes de cultures. Sur les 500,000 hectares , 157,000 seu- lement sont cultivés. (V. loi du 26 juillet 1840. sur l'exploitation des forêts de la Corse. ) En outre , avec cette possession éphémère, avec cette incertitude dans la propriété, un chemin, un ruis- seau, un coin de terre, les fruits d'un arbre, quelques pierres entassées les unes sur les autres pour former ua enclos , tout est sujet à contestation ; et, entre gens armés, la querelle est bientôt vidée dans le sang. Ailleurs, la propriété lie les hommes, parce qu'elle est fixe , et que chacun connaît ses droits ; ici elle les divise par la raison contraire , et on y en- tend répéter, avec Hobbes , cette effrayante parole: Homo homini lupus. Le partage des biens communaux a été souvent sollicité par le conseil-général de la Corse. En fixant la propriété , on diminuerait le nombre des crimes ; on verrait l’homme industrieux bâtir au milieu de 204. SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS ses champs . s'attacher à la terre , une culture réglée prendrait la place des travaux superficiels, chacun chercherait à tirer le meilleur parti possible du lot qu'il aurait obtenu et quise trouverait placé défni- tivement sous la garde de l'intérêt personnel. On voudrait jouir du fruit de son travail. Les trou- peaux ne pourraient plus errer dans les cam- pagnes qu'ils dévastent ; les chèvres surtout sont en Corse le fléau de l’agriculture. Il faudrait une loi qui les cantonnät dans les lieux non cultivés, un code rural qui fit cesser aussi bien dans l’île que sur le continent un abus destructeur de toute amélio- ration, le parcours. Napoléon dans ses premières années voulait qu’on les extirpät entièrement. Il avait à ce sujet des prises terribles avec le vieil archidiacre, son oncle, qui en possédait de nombreux troupeaux , et les défendait en patriarche. Dans sa fureur. il re- prochait à son neveu d’être un novateur , et il accusait les idées philosophiques du péril de ses chèvres. Divisées en autant de lots qu'il y a de familles ou de têtes ayant droit , des portions des terrains com- munaux sont ensemencées l’une après l’autre, d'année en année. Chacun cultive le lot qui lui est échu au sort, el possède pendant cette année la partie de terre qu’il a labourée ; mais sitôt le grain enlevé, elle redevient propriété publique, ou, pour mieux dire, rapine et dévastation publique. Car lout le monde a le pouvoir d'y prendre et d'y ôter, et personne n’a celui d'y rien mettre. On ne peut y placer ni maison ni arbre ; c’est un vrai déserl sauvage, livré au par- cours et au vagabondage des troupeaux. DE LA CORSE. 295 On en est encore à l’état de pasteur dans bien des localités , et les bergers sont les véritables maîtres du pays. Les pâtres corses , peuple de nomades , dis- persés sur la surface de l'ile , n’ont d'autre but que d'exister , d'autre règle que leurs convenances. Pro- priétaires ou dépositaires de leurs bestiaux, ils errent l'été sur les montagnes, l'hiver dans les plaines et les vallons , construisent des cabanes, les abandonnent pour en bâtir d’autres, vivent de châtaignes, de gibier et de lait. Ils ne reconnaissent d'autre supérieur que la coutume et leur volonté, qui sont une même chose. Dans les forêts résineuses il n’y a pas d’herbages, et on sait quel prix ont pour nos arsenaux mari- times les bois résineux de Corse. Depuis qu'on a découvert le moyen d'extraire de la résine, un gaz propre à donner un éclairage vif et éclatant, bien supérieur à celui qu’on obtient de la houille par la distillation , la Corse doit trouver dans ses immenses forêts d'arbres résineux une grande source de ri- chesses. La potasse étant le produit de la lixivation des cendres de bois, pourrait être abondante dans ce pays couvert de forêts et de maquis. On n’y sait pas utiliser les exsudations des pins et des autres arbres résineux pour en retirer, par la distillation, de l'huile de térébenthine dont le débit serait avantageux et assuré en France et en Italie. Dans leurs promenades vaga- bondes , les pâtres nourrissent leurs troupeaux avec les rejets tendres des jeunes pins. Animés d’un esprit inouï de dévastalion , et toujours munis d’une hache qu'ils portent à la ceinture , s'ils veulent éclairer leur 19 296 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEUPS cabane , ils attaquent le plus bel arbre pour se pro- curer un morceau de bois résineux ; lorsqu'ils désirent se chauffer , ils mettent le feu au pied d'un mélèze de vingt toises de haut; ont-ils besoin d'argent , ils coupent les meilleures plantes pour les vendre. Ils usent des forêts , comme si elles leur appartenaient ; ils les brûlent même quelquefois , pour rendre plus abondante la végétation des herbes qui alimentent leurs bestiaux. Plait-il , en effel , au berger corse de refouler les envahissements du maquis, et de semer quelques poignées d'orge ? A l’aide de sa pipe et d'un morceau d’amadou , il allume un vaste brasier et attend que l'incendie lait débarrassé des arbres qui génent sa culture. S'il survient un coup de vent, les ravages du feu s'étendent au loin , bien au-delà des terres qu'il voulait défricher ; et tout orgueilleux de ses effroyables idées de destruction, il s’applaudit de sa puissance et se regarde comme un créateur. Tels sont les sauvages, les ennemis nés de toute police, les hommes si près de la simple nature et si loin de la saine morale, auxquels on donne avec complaisance le nom de bergers, population d’oisifs que nulle occupation ne vient distraire, qui se fait de tout une affaire importante. L'idée qui l’a frappée une fois, la poursuit sans cesse ; et les immenses loisirs dont elle jouit, favorisent en elle cette susceptibilité, attisent ce long ressentiment qu'on lui reproche. Chose remarquable, le pätre si rude, si prompt à verser le sang, est cordial, hospitalier. Il vous reçoit près de son foyer, partage avec vous son pain de châtaignes, son broccio, et il ne réclame pour tout DE LA CORSE. 297 paiement que les questions qu’attend de vous sa curiosité naïve. Ces hommes sont des soldats braves, des diplomates habiles, et, à voir, dit un auteur, leurs expressions aisées , la vivacité de leurs gestes, on les prendrait tous pour des avocats plaidants (1). J'ai dit que, pour opérer un défrichement , le berger corse ne savait d'autre moyen que de faire courir le feu à travers les maquis, espèce de bois taillis, de forêts naines. Le paysan également , dans l'intérieur, pe connait guère d'autre culture. Il jette sans plus de façon la semence sur le champ improvisé, y promène quelque peu la herse, et la terre fertilisée par la cendre des maquis produit une récolte merveilleuse. La troisième année, il faut chercher la moisson parmi les jets nombreux que les racines de ces arbustes ont poussés ; la terre, non fécondée par les engrais, s'épuise; on l’abandonne, et on va mettre le feu dans un aulre canton. Après avoir consumé de place en place les bois de l’île. le laboureur revient aux ter- rains délaissés, où les maquis ont repris leur an- cienne vigueur , et il les soumet à la même opéra- tion , pour s’épargner la peine de les abattre. Cette vieille coutume s’est perpétuée de père en fils jusqu'à nos jours. Aussi , le maquis joue-t-il un grand rôle dans l’histoire du pays. Il est le patrimoine des ber- gers , le refuge des bandits, la citadelle d’où ils traitent quelquefois de puissance à puissance avec les agents de la force armée. (1) V. Jérôme de Marinis (Thes. antiq.), et le livre intitulé : La Corsiea à suoi figli sleali. 298 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Un tel mode de culture, le défaut de fixité de la propriété, l'étendue des biens communaux dont l'ile se compose en majeure partie, les perpétuels ravages des troupeaux et des bergers ; retiennent nécessairement le pays dans l'enfance de la civili- sation. Le morcellement infini des terrains n’est pas moins préjudiciable. Il arrive souvent que chaque co-partageant veut avoir, non le quart ou le sixième de la totalité, mais le quart ou le sixième de chaque objet particulier , sans examiner si cette subdivision diminue la valeur réelle de sa portion et celle des autres domaines. On ne connaît pas non plus les échanges si communs dans les autres pays, au moyen desquels les héritages s’arrondissent et augmentent de prix dans une proportion double de la valeur de l'objet cédé. Chacun tient à la parcelle de terre qui lui est échue en partage , et on ne consentirait pas à s’en dessaisir pour une autre plus considérable , ou qu’on serait à portée de mieux cultiver. En outre, les instruments de Jlabourage sont si imparfaits et si grossiers , qu'ils ne peuvent qu'effleurer la terre; de sorte que, pénétrée par les rayons du soleil , elle perd bientôt sa substance végétale, et se convertit en une poussière ou un sable aride, qui ne suflit pas à la nutrition des plantes. Tous les bestiaux couchent à l'air; dès-lors , pas d'engrais; la nécessité d'abandonner à eux- mêmes , faute de bâtiments d'exploitation et de fourrages , les animaux de labour et les bêtes de somme , entraine de graves inconvénients. Ces bes- tiaux pénètrent , en effet, dans les terres ouvertes DE LA CORSE. 299 ou dans les enclos toujours mal fermés , et y cau- sent , en quelques heures, plus de dommages que leur travail n’a donné de profit au maitre durant plusieurs jours. De là des rixes perpétuelles. La population , fixée sur les montagnes, au bord des rochers et des précipices , est pressée, et comme entassée dans des bourgs ou hameaux , dont la situa- tion excellente pour la qualité de l'air et des eaux, ainsi que sous les rapports de la défense en cas de guerre, se refuse généralement aux développements nécessaires à l’agriculture. Le défaut d'espace, de cours , de granges , de tout ce qui constitue ailleurs l'accessoire indispensable de la maison rustique , rend l'existence à la campagne aussi gêénante pour les cultivateurs , qu’incomplète et maussade pour les propriétaires aisés. Les dangers auxquels on est exposé dans un lieu isolé, au moindre événement qui crée une inimilié , ou dans les circonstances qui affaiblissent l’action de la force publique, em- pêchent la plupart des habitants de s'établir dans des fermes, ou de bâtir des maisons de plaisance éloignées des villages. L’on ne voit point ici ces groupes de maisons, ces habitations éparses, qui font partout ailleurs la richesse des campagnes et le charme de la perspective; et comme les par- ties susceptibles de culture sont dans les plaines , il faut que le laboureur quitte chaque matin sa demeure pour aller travailler au loin. Il emploie un temps con- sidérable à chercher ses bœufs qui ont vagué pen- dant la nuit dans les fourrés ; les terres étant fort morcelées , il consomme presque le surplus de la 300 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Journée à transporter sa charrue d'un petit chemin à un autre, et à franchir les ravins et les escarpe- ments qui séparent ses héritages. La longueur du trajet qu'il est obligé de faire pour atteindre son champ , l'idée d’un retour pénible , le peu de temps qui reste pour le travail, l'incertitude et la modicité du produit , seront toujours des motifs de découra- gement auxquels on n’aura rien à opposer ; point de peuple qui, placé dans les mêmes circonstances , ne füt rebuté par la réunion de tant d’obstacles. Il est une cause plus grave encore qui paralyse l’agriculture , et frappe de stérilité les riches trésors que la nature a versés à pleines maïns sur le sol de la Corse. L'état arriéré de ce département est dû surtoul aux nombreux marais qui se sont formés sur les points les plus fertiles du littoral et qui rendent l'air insalubre. Les marais sont aussi communs que les chemins y sont rares, parce que la nature fait les premiers et ne fait pas les seconds, parce qu'il faut de l’art et de l'argent pour détruire les uns et créer les autres. Les chemins sont , il est vrai , com- mencés, mais les marais fleurissent dans leur inté- grité nalive Je citerai étang de Biguglia, long de neuf kilo- mètres , situé dans la plaine de Mariana , entre Bastia et lPembouchure du Golo ; les étangs de Diane, d'Urbino, del Sale, de Casabianda qui désolent la vaste plaine d’Aleria; les marais de Portovecchio, qui rendent cé village inhabitable la moitié de l’année , et empêchent de tirer parti d’un territoire susceptible de nourrir 40,000 individus , d’être affecté à de pré- DE LA CORSE. 3o17 cieuses cultures , où l’on pourrait naturaliser la plu- part des arbres et des plantes qui croissent dans les deux Indes et qui confinent à l’un des meilleurs ports de la Méditerranée , le seul d’ailleurs que présente la côte orientale de la Corse. De médiocres travaux suffiraient pour assainir les marais de Portovecchio qui pourraient devenir alors un vaste entrepôt com- mercial. Il y a aussi les marais de Figari, de Ventiligne , celui du clos del Bodicione, qui corrompt l'air de la plaine di Campo di loro (Champ d’or} , où se trouvent les meilleures terres du canton d’Ajaccio. La ville de Calvi dont le port est le plus voisin des côtes de France, a autour d'elle plusieurs amas d’eau stagnante dont les émanations causent une {oule de maladies. St.-Florent , point militaire le plus important de l'ile, au dire de Napoléon , voit ses rares habitants décimés chaque année par les vapeurs délétères qui s'élèvent de ses marais. L'air brûlant et mal sain du littoral, l’Aria Cattiva, a contraint les habitants à fuir des plaines infectées par les fièvres , par la tezzana, fièvre tierce qui mine en quelques semaines les constitutions les plus ro- bustes , et donne au convalescent l'aspect d’un cadavre échappé du tombeau ; elle exerce ses ravages et dans les lieux voisins de la mer , son séjour habituel, et dans les endroits élevés contre ceux qui arrivent de la plaine, et qui, sans changer les manières de se vêtir et de se nourrir, passent brusquement de l'air épais et chaud des vallons , à l'air frais et raréfié des montagnes ; les habitants se sont réfugiés sur les 302 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS hauteurs où de misérables villages apparaissent de loin, comme des aires d'aigle suspendues aux rochers. La population qui descend des montagnes pour aller dans la plaine, a soin de quitter le travail à la chute du jour , et de ne pas le reprendre avant le lever du soleil , parce que ce sont les deux moments où il s’échappe le plus d’exhalaisons des terrains ma- récageux. On ignore quelle est la nature de cette substance pestilentielle, et la cause de son action délétère ; mais de même que le chêne dans les mon- tagnes d'Amérique est la limite que la fièvre jaune ne franchit pas, le mauvais air ne dépasse jamais ici les châtaigniers dont la région commence à 400 mètres de hauteur et finit à 2000 mètres ; puis vien- nent les sapins , les hêtres , les frênes plus capables de lutter contre la violence du froid. La dépopulation et la misère de la Corse sont aussi . la cause de l’Aria Cattiva (1). Il faut ajouter la mal- propreté, fléau endémique des pays méridionaux. La (1) Horace nous parle souvent des fièvres qui régnaient à Rome en juillet, août et septembre. Il demande lui-même à étre pré- servé incolumen septembribus horis. Suivant Tite-Live, dans l'espace de 73 ans, il y eut à Rome et dans les lieux environnants, 19 pestes. Caton , De re rustica , mentionne plusieurs endroits où il n’était pas possible de résider, à cause de l’insalubrité de l'air en automnc. Peut-être, cependant, les anciens Romains, avec leurs habits de laine , leurs frictions, leurs bains répétés, leur vie très- active et très-variée , éfaient-ils moins sensibles aux influences de la Malaria. Il paraît que certaines parties de la Sardaigne n'étaient guère plus salubres qu'aujourd'hui. Les Romains en redoutaient le séjour ; c'est ce qui explique le bon mot de Martial : Cum mors venerit , in medio Tibure Sardinia est. DE LA CORSE. 303 mauvaise nourriture et les vêtements percés du pauvre lui donnent autant de maladies que l'air qu'il respire et que d'ailleurs il empoisonne lui-même. Le Corse n'est vêtu que d’un drap grossier , qui imite la peau de ses chèvres ; ilne vit que de châtaignes , d’un peu de viande salée ou de fromage souvent âcre. Un ‘tel régime lui cause des maladies cutanées fré- quentes. Livrée à ses propres ressources ou mesquinement aidée, la Corse ne pourra jamais rendre ses plaines habitables , détruire les marécages qui s'opposent à toute culture et déciment les populations. Tout sera impuissant Lant que les parties les plus fertiles de son territoire resteront dans l’état d'abandon où elles se trouvent , Lant que les insulaires ne quitteront pas les lieux escarpés et sauvages qu'ils habitent , siége de l’ennui et de la misère. L’assainissement est pour le pays une question de vie ou de mort. Hélas ! plus de trois siècles de dévastations et de guerres n’ont mis sous les yeux des Corses que des scènes sariglantes, ne les ont occupés qu’à repousser la violence ou bien à la venger. Ce peuple que, par sa position, la nature appelait à être pêcheur et agricole, n’a su manier que les armes. Mais les armes sont stériles ; des ro chers offrent un asile , non une subsistance ; la terre, que les habitants ne cultivaient plus, a hérissé son sein de ronces et leur a refusé ses dons; la mer qu’ils avaient délaissée , n’a cessé d’entasser ses ra- vages ; le peuple, toujours guerrier, est resté sans culture, sans jouissances ; ses talents naturels, qui auraient dû faire sa gloire, sont demeurés en friche, 304 SUR L HISTOIRE ET LES MOEURS ainsi que le terrain destiné à le nourrir. En vain, l'in- dustrie s’est portée ailleurs dans tous les sens , s’est approprié les richesses de tous les climats, a ouvert mille sources nouvelles de plaisirs ; il n’a été connu de ses voisins que par ses malheurs et l’acharnement qu’il mettait à se détruire! C’est bien de leurs plaines et de leurs montagnes que l’on peut dire : Private d'arator da crude guerre, Gravide di tesor dormon le terre (1). N’est-il aucun moyen de changer cette douloureuse situation? Il faut attirer les Corses dans la plaine, et les faire descendre de leurs habitations aériennes, en facilitant à des propriétaires sages et industrieux quelqu'établissement dans les lieux les moins exposés à l'intempérie. On verrait bientôt naître une géné- ration nouvelle qui, naturalisée dans ces bas-fonds , en supporterait plus aisément les travaux. Une telle expé- rience, en rassurant les habitants des montagnes, les détérminerait insensiblement à venir dans la plaine pour recueillir les mêmes fruits. Filippini, historien corse , atteste que de son temps (au commencement du XVe. siècle), la population de l'ile s'élevait à en- viron 500,000 ames, ce qui fait plus du double de celle qui existe aujourd’hui (220,000). Elle pourrait un jour presque se tripler, si on parvenait à fertiliser les plaines. (1) Privées de laboureurs par des guerres cruelles, les terres dorment sur les trésors qu'elles recélent. DE LA CORSE. 305 Un petit nombre de cultivateurs bien choisis et dis persés dans les différentes parties de l’île, réveillerait par son exemple l’ardeur de tous les autres L'agri- culture n’est pas une science compliquée ; il ne faut que des yeux et de l’émulation pour l’apprendre. Les procédés qui auraient réussi, serviraient de règle, et chacun tenterait de les imiter , en proportion de ses moyens. Les sommes que distribuerait l'administration pourraient n'être que des avances, et il serait facile de prendre des mesures pour s’en assurer le rembour- sement. Quand on veut établir un nouveau commerce, on l’encourage non-seulement par une protection spé- ciale,mais le gouvernement excite le zèle dés négociants par des primes. Or, quel commerce plus intéressant que celui qui tendrait à ressusciter l’agriculture d’une vaste province , susceplible de toute sorte de produc- tons? Le tabac, le sucre, l'indigo , le coton, que nous allons chercher à grands frais sur des terres éloignées, nous pourrions les trouver dans ce département , que les Roniains appelaient une seconde Sicile. La Corse n'attend qué des travaux et des dépenses pour se couvrir d'hommes et de moissons. D'ailleurs, comme le disait M Limpérani à la tribune, le 25 avril 1835, toute amélioration dans lile doit commencer par Pagriculture. Le premier effet d’un travail régulier serait de dé- truire presqu'entièrement l’insalubrité, en extirpant les plantes nuisibles , en desséchant la multitude des petits ruisseaux qui se perdent inutilement sur le terrain et infectent le pays par leurs exhalaisons, L'air n'aurait pas la même pureté que sur les montagnes ; 306 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS mais n'est-il pas une foule de terrains bas en France et en Italie, qui sont lous habités? La population et la culture y annullent l'influence du climat; les corps mêmes s’y façconnent par l'habitude d'y vivre , et souvent on y parvient à une vieillesse aussi avancée que dans les pays les plus sains. Quand on nomme la plaine en général, on entend la partie de terrain située entre la mer et les montagnes, depuis Bastia jusqu'à Portovecchio; elle a 75 kilomètres de longueur sur 6 ou 9 de largeur, et occupe presque toute la côte orientale de l'ile ; peu de provinces en Europe sont aussi fertiles et jouissent d’un sol plus heureux. Ce ne sont pas des vallées isolées, coupées par d’arides rochers; on y voit une plaine continue, traversée par de nombreuses rivières; on pourrait lui appliquer un système d'irri gation, qui ajouterait encore à sa fécondité (1). Depuis _Cervione jusqu’à Aleria, on remarque plusieurs mon- tisules variant l'aspect du terrain sans nuire à sa qualité ; là, partout les sites sont délicieux ; d’un côté, l’immensité de la mer , plusieurs îles semées dans cet espace, de l’autre, la perspective rapprochée des mon- tagnes , dont quelques-unes offrent des neiges éter elles , et les autres la plus riante verdure. Il paraît que cette plaine fut à peu près la seule partie habitée par les Romains, si lon en excepte diverses places situées sur la côte occidentale. Quant (1) L'organisation des cours d’eau est destinée à exercer sur l'agriculture une influence du même ordre que leschemins de fer sur l'industrie. Combien de richesses , eu effet, que nos rivières emportent inutilement dans la mer ! DE LA CORSE. 307 au reste de l’île , ils se bornèrent à contenir les habitants dans leurs montagnes, en leur imposant un léger tribut. Ils prouvèrent tout le cas qu'ils faisaient du beau littoral du levant ; quand ils établirent , aux embouchures du Golo et du Tavig- nano , les deux colonies d'Aleria et de Mariana , dont plus d’un auteur ancien atteste la prospérité , mais que d’affreuses calamités ont fait ensuite dis- paraître de la surface du sol. La plaine où se trou- vaient jadis les deux villes d’Aleria et de Mariana, autour desquelles se groupaient nécessairement une multitude de villages et une population nombreuse , était alors parfaitement saine , et n’a cessé de l’être que depuis qu’elle a été abandonnée par la crainte des Sarrazins et des fréquents ravages de la guerre. On conjecture qu’un tel événement arriva dans le XI. ou le XI°. siècle ; on n’a point de monument certain pour en constater la date. La mer n'étant plus contenue par le travail des hommes, a pu franchir impunément ses limites. Les désastres causés par une tempête en auront préparé de plus grands pour la suivante , et, entassés pendant une longue suite de siècles , ils auront à la fin mé- tamorphosé le terrain. Ainsi ont dû se former les étangs que l’on voit le long de cette plage. On a jugé, par quelques anneaux fixés dans les rochers de l'étang de Diane, que là était autrefois le port d’Aleria. Le lac de Biguglia n'a peut-être pas une autre origine. Un vaisseau que les directeurs du terrier . en 1770 , découvrirent à plus de trois mètres sous les sables ; indique clairement combien le terrain 308 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS s'est exhaussé, et toutes les révolutions qu'il a éprou- vées. Quoi qu'ilen soit, la plage si étendue el si fertile dont nous parlons , ne contient presque pas d'habitations. Les propriétaires des Lerrains n’en cultivent pas la 5o°. partie. Une pareille culture , toujours éloignée de plu- sieurs kilomètres de la demeure des possesseurs, exploi- tée sans bestiaux . sans engrais, et avec de mauvais instruments de labourage , d’ailleurs livrée pendant l'hiver aux dégâts des troupeaux de chèvres et de brebis, qui errent alorslibrement dans toute la plaine, et dont les fruits, sous cet air pestilentiel, sont tou- jours mêlés avec des semences de maladie et de mort, use pareille culture , dis-je , rapporte peu, et le sol le plus ricbe de l'ile reste abandonné de ses habitants. L'insalubrité est la cause de ce délaissement , et elle est telle que , depuis le mois de juin jusqu'à la fin d'octobre , il est dangereux de voyager même pendant le jour, et qu’il en a parfois coûté la vie à ceux qui ont été forcés de passer là une seule nuit. Dans les autres saisons, on peut habiter la plaine impunément , el il n’est pas de pays qui jouisse d'une température plus agréable et plus douce. On l'a vu, le mauvais air vient des six grands lacs ou étangs dispersés le long de la côte, et dont les eaux stagnantes, frappées en été par les rayons du soleil, répandent partout des exhalaisons funestes. Ensuite, toute la plaine est coupée par une mul- titude de rivières et de ruisseaux qui, presque à sec pendant l'été, couvrent pendant la saison des pluies ou à la fonte des neiges, les leriains voisins , de DE LA CORSE. 309 _ leurs débordements. Ces terrains sont hérissés de forêts d’arbustes , tels que le myrte , le lentisque et autres plantes touffues dont les branches entrelacées opposent un abri impénétrable aux rayons du soleil. L'eau qui s’y trouve amassée, soit par les pluies, soit par les inondations, ne peut s’y évaporer, el se mé- lant avec la dépouille des arbres, elle s’y corrompt et forme des mares fétides. Si le terrain était nettoyé par le feu, si les racines en étaient extirpées, si, à la place de ces buissons fangeux, l’on plantait des allées régulières d'arbres utiles qui, se coupant dans tous les sens , laisseraient librement circuler l'air qu'ils agiteraient par la mo- bilité de leurs feuilles , il n’est pas douteux que l'air ne fût promptement assaini; il le serait davantage encore si, par une culture régulière , la terre se cou- vrait de plantes dont la végétation absorbe les vapeurs malfaisantes , si la population se fixait sur le sol, l’assainissant par ses travaux et par ses feux. C’est ainsi que la ville de Bastia , quoique placée sous l'influence du principal étang , et environnée d'algues marines , ne laisse pas de jouir d’une grande salubrité , parce que la culture et les feux d'une nombreuse population repoussent ou absorbent les miasmes qui pourraient être pernicieux. Dans nos colonies d'Amérique , où la chaleur est bien plus vive, on trouva d’abord presque toutes les plaines et les bords de la mer noyés en partie sous des eaux stagnantes que le travail a fait disparaître , et le pays est devenu salubre. Les mêmes causes produiraient sûrement en Corse l*s mêmes effets ; 310 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS les obstacles y sont moindres, et ce qui s’est passé au Migliacciaro ne laisse aucune place à l’incrédulité. Les travaux ne devraient s’exécuter que dans la saison d'hiver, sans rien exiger de la terre, la première et peut-être la seconde année, en attendant que la pluie, le soleil, et les autres agents de la nature eussent détruit le germe de mort qui s’y trouve semé. Quant aux eaux, la plupart des rivières ou ruis- seaux arrivés dans la plaine, n’y ont qu’une pente très-faible, mais certainement cette pente existe ; on pourrait la favoriser et ouvrir des canaux d'arrose- ment. Chaque situation demanderait sans doute des procédés différents, et la terre une fois ouverte à la culture, absorberait sans aucun effet préjudiciable pour la santé, les eaux qu'une inondation ferait sortir de leur lit. La Corse est semblable à ces terres dégradées qui languissent sans culture, et ne rapportent presque rien à un petit propriélaire Pour devenir un domaine excellent, elles n’ont besoin que de passer dans les mains d’un maître riche qui. y versant de grandes sommes, se rembourse bientôt et au-delà de ses avances. Mais en même lemps qu’on fait un nouvel appel à la sollicitude du gouvernement qui , depuis 1835, verse l'or de toutes parts dans l’île, et se montre si libéral envers elle, il faut que les Corses s’aident puissamment eux-mêmes , ne restent pas les bras croisés et indifférents aux abus qui rongent leur pays. Un fonctionnaire surtout, qui ne connait pas l'étendue de ses devoirs, ou qui les connaît et ne DE LA CORSE. 311 les remplit pas , est un mauvais citoyen, qui doit compte à la localité qu’il administre, à ses supé- rieurs , à Dieu, du mal qu’il n’a pas empêché , et du bien qu’il n’a pas fait. Qu'ils sont coupables les Juges de paix qui manquent de zèle dans l’exer- cice de leurs fonctions! qu'ils sont coupables les maires oublieux des plus chers intérêts de leurs concitoyens , et pour qui le pouvoir n’est qu'un moyen d'intimidation ou une arme vengeresse ! En l'absence même de la loi, si impatiemment at- tendue, sur la police rurale, il est certain que la législation actuelle , à cet égard, bien interprétée, bien exécutée, pourrait extirper le plus grand nombre des abus ; il est certain que les langes qui étouffent l'agriculture disparaïtraient , si les maires surveil- laient sérieusement les gardes-champêtres ; s'ils te- naient la main à la poursuite des délits ruraux , on parviendrait à garantir les campagnes du vanda- lisme dont elles sont l’objet , et à restituer à la pro- priété la sécurité dont elle manque entièrement. Un document qui renferme sur ce point les plus hauts enseignements pratiques, vient d'être publié par l'administration ; nous voulons parler du tableau des amendes prononcées en matière de police rurale pen- dant l’année 1845. 121 communes n’y sont pas nom- mées, c'est-à-dire que pas un seul des délits commis sur leur territoire , n’a été déféré à la justice. Dans 17 autres , la répression n’a porté que sur un fait pour chacune d'elles, et dans 46 les peines n’ont pas excédé 6 fr. d'amende. I est positif que, dans les localités où la répression 20 312 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS a été à peu près nulle, les propriétés sont le plus dévastées, et l’agriculture est très-languissante. Là; au contraire , où le résultat des amendes atteint le chiffre comparatif le plus élevé , l’agriculture est en honneur , et la propriété respectée. Dans l'arrondis- sement de Calvi, le montant des amendes a été de 3,614 fr. 47 ce. Dans celui de Bastia, il est porté à 3,509 fr. 52 ce. L'arrondissement de Calvi ne compte que 25,000 habitants, l’autre en possède trois fois plus ; mais la culture n’y est pas aussi généralement étendue, et il renferme plusieurs cantons dont les populations paresseuses, turbulentes, vivent du pro- duit de châtaigniers ou de quelques troupeaux qu'elles entretiennent sur les propriétés d'autrui. La tran- quillité publique , de même que la prospérité de l'agriculture. est proportionnée au nombre de délits ruraux réprimés. En effet, dans le chiffre total de 3,509 fr. 52 e., les communes du cap Corse et la ville de Bastia, contrées si industrieuses et si pai- sibles, y figurent pour 1,772 fr., c'est-à-dire pour plus de la moitié. Les cantons où le parcours exerce le plus de ravages, sont ceux où les amendes de simple police n’ont guère excédé la somme de six fr. ; par exemple , Lama, Volpaiola . Biguglia. Dans l'arrondissement d’Ajaccio , dont la population est de 51.000, le total des amendes recouvrées est de 982 fr. 40 c., et celui de Parrondissement de Corte qui contient 52,662 habitants, est de 963 fr. 77 €. Presqu’égaux en superficie , ces deux arrondis- sements se trouvent dans une position analogue. Dans lun comme dans l’autre , il existe une immense DE LA CORSE, 313 étendue de biens communaux, sujets de contestations sans fin, de rixes sanglantes et d’usurpations qui augmentent d'année en année. Dans l’un comme dans l'autre, les crimes sont fréquents, et le penchant à manier les armes l'emporte sur l'habitude de se servir d'instruments aratoires. On y remarque une énorme quantité de maquis avec leur cachet de sombre tristesse, voilant, tant bien que mal, les pointes aiguës des rochers au milieu desquels stérilement ils vé- gèlent; on y voit une multitude de landes , de terres incultes que les propriélaires sont obligés d’a1ban- donner à la rage dévastatrice des bergers , parce que les autorités locales, par impuissance ou tout autre motif, ne s'occupent pas de les protéger et de les garantir. Dans l'arrondissement d’Ajaccio , les communes où les délits n’ont été l’objet d'aucune poursuite , s'élèvent à 45, et ce sont précisément les communes les plus pauvres , les moins avancées en civilisation , et les plus célèbres dans les annales de la justice criminelle. Leur état arriéré est dù en grande partie au défaut de surveillance, et au complet abandon dans lequel est laissée la police rurale. Les cantons où nul délit rural n’a été réprimé, sont au nombre de 39, dans l’arrondissement de Corte. En lisant leurs noms, on reconnaît les loca- lités qui possèdent îe plus de biens communaux. Eh bien! il est positif que là les propriétés u’ont été l’objet d'aucune surveillance , et qu’elles sont vouées à la destruction. Il suffit de nommer la commune d’Albertaccie , dans le territoire de laquelle 314 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS sont situées la plaine de Galeria , les vallées de Filo- sorma et de Marzolino, où les bergers abattent im- punément les chênes verts, et règnent en maîtres pen- dant plusieurs mois de l’année. Pas de répression non plus dans les communes où ont commencé leur affreuse carrière les bandits les plus redoutables, et où le défaut d'activité et de vigilance de l'autorité munici- pale a poussé si souvent les propriétaires à employer la force pour défendre leurs récoltes et leurs plan- tations ; de là tout le sang qui a arrosé tant de fois une terre qui ne demandait qu'à être fécondée par le travail; ainsi débutèrent les frères Bartoli, qui ont presque fait un désert du village de Tox , où prospère si bien l'arbre de Minerve; Ampriani est la patrie du trop fameux Gallocchio ; Rusio , celle du plus monstrueux des assassins , Sarrocchi ; et St.-Lau- rent, Carpineto et Tarrano ont été, dans ces dernières années , le théâtre de plusieurs crimes. Il est donc vrai que la civilisation en Corse est en rapport direct avec le nombre des délits signalés et réprimés; que les maires et les juges de paix ne cher- chent pas assez à inspirer le respect de la propriété et à régénérer le territoire corse qu'ont envahi les bruyères dont les immenses touffes encombrent toutes les routes, et parent d’un luxe inutile une terre qui pourrait devenir si riche et si productive ! En l'état, ce qui constitue la principale richesse du pays, est l'olivier. Tous les rochers du cap Corse en sont couverts, toutes les plaines de la Balagne en sont remplies. Point de village, s’il n’est trop élevé dans la montagne, qui ne soit entouré de ses plan- DE LA CORSE. 315 tations. Il vient partout , depuis les bords de la mer jusqu'à 350 mètres au-dessus de son niveau. Placez- le dans une terre d’alluvion , il y prendra les formes d’un arbre de haute futaie; donnez-lui une terre moins féconde , aride même , il n’atteindra pas à des pro- portions semblables, mais il n’en sera que plus pro- ductif. Il est autrement grand et robuste qu’en France. On se demande comment la Corse , où l’oli- vier se propage si aisément , n’a pas tiré un meilleur parti de cette heureuse aptitude de son sol Mais sous le gouvernement génois , elle ne pouvait exporter d'huiles qu’au moyen de droits excessifs, établis dans la vue de protéger les huiles de Gênes . et de la sou- straire à une redoutable concurrence. Sous la res- tauration, jusqu’à la loi du 17 mars 1826 , les huiles de la Corse, à leur entrée en France , étaient sou- mises au même tarif que celles de la Calabre , de la Sicile et de l'Espagne. Le droit était de 25 pour cent. Depuis la disparition de cet impôt oppressif, une grande impulsion a été donnée à la culture de l'olivier ; elle se manifeste dans toutes les parties de lile. Il est vrai qu'on pourrait encore mieux utiliser ce noble et bel arbre, et le rendre l’objet de soins plus intelligents ; bien qu’on le greffe assez généralement, on n'apporte aucun engrais, on fait rarement quelque labour , au pied de l'olivier , qui permette aux eaux de pluie de s’infiltrer à travers les terres et d’humecter les racines; de plus , le bois mort reste sur l'arbre, tel qu'il est entassé par le temps , de sorte que l'air ne peut circuler , et les branches saines sont étouflées. 316 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEURS La vigne est assez bien cultivée , surtout au cap Corse, seul canton qui fasse une exportation de vins, boissons très-spiritueuses qui se vendent, à Livourne, à des marchands étrangers fournissant l'Allemagne et le Nord de ces vins qu'on y débite sous le nom d'Espagne. Les autres parties de l'ile consomment celui qui vient sur leur territoire. Environnée de peuples qui ont comme elle cette liqueur en abon- dance , la Corse devrait, si elle prétend exporter, perfectionner la qualité de ses vins , et les mettre en état de soutenir un voyage de long cours. Partout entrecoupé de hautes montagnes , le pays réunit toutes les expositions et loutes les tempéra- lures ; joignez à cela la nature schisteuse du terrain dans plusieurs cantons. Le raisin y est incompa- rablement meilleur que dans nos climats. Les vins de la plaine et ceux qui Pavoisinent ont une saveur douce et sucrée . commune à tous les vins d’Etalie. Mais , en se plaçant à de plus grandes hauteurs , on obliendrail des qualités différentes ; il y aurait une foule d’expériences à faire sur la nature des plants , sur la culture et la manipulation du vin. Tous les essais de ce genre ont parfaitement réussi. A Cervione , à Ajaccio, à Corte, à Tallano, on boit d’excellent vin La Corse est un pays essentiel- lement vignoble. Les mûriers sont encore peu mullipliés dans l’île ; la partie du cap Corse et du Nebbio se trouve peut-être trop exposée au vent du Libeccio, pour qu’on puisse s'y flatter d’un grand succès ; là cepéndant on les voit davantage. Dans tous les vallons de File, il DE LA CORSE. 317 pourrait y en avoir de nombreuses plantations. La grande plaine d’Aleria, si elle était assainie et cul- tivée, contiendrait seule plusieurs millions d'arbres. Dans la saison des vers à soie , il ne pleut ni ne tonne presque jamais. La qualité de la soie est excellente , elle vaut celle du Piémont ; mais on ne sait gnère la filer ; il faudrait appeler en Corse des personnes qui eussent l’art de la bien préparer. Les müriers réussi- raient , sans contredit , dans tout le pays dit la Casta- gniccia. Cet arbre a le privilége de pouvoir sallier à toutes les autres cultures , et dans nulle contrée il ne devrait mieux prospérer qu'en Corse Il serait utiled’en faire des plantations considérables , en se servarit de préférence de l'espèce de mûriers nains de l'Ardèche, ou des müriers à feuilles longues des Philippines. En Corse, Pœil se porte avec ravissement sur les bois d’orangerset de citronniers dont l'ile est peuplée. Le citronnier surtout est d'un (rès-bon produit, puis- qu’on évalue au moins à 5 fr. le revenu de chaque arbre , dès qu'il a atteint 8 années. Il serait même porté plus haut, si on savait y faire usage des fleurs. Mais on les laisse périr sous l'arbre ainsi que celles de l’oranger. Par une telle négligence, ce com - merce, si important à Hyères et à Grasse , est presque nu! en Corse. Le pays renferme des carrières du plus beau granit, des marbres aussi remarquables que ceux des mines de Carrara en Italie. Le vert antique , la serpentine et les porphyres globuleux, rares ailleurs , sont très- communs dans ce département. Le granit orbiculaire de Tallano , dont la formation est un problème inso- 318 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS luble dans la géologie , n’est connu que dans l'ile. La chapelle de St.-Laurent , à Florence , est en partie ornée des marbres de la Corse. Pline atteste que les Romains en faisaient un grand usage. Jusqu'à ce jour on n'avail pas songé à les exploiter. Cependant quelques-unes de ces richesses se trouvent sur le bord de la mer et seraient facilement un objet d'industrie. On a enfin compris l'avantage qu’il y aurait à étudier de près et avec attention les gisements et les produits des carrières de marbre. Des scieries hydrauliques ont été établies à côté des courants d’eaux ; et des blocs de granit de loutes les dimensions et de la plus belle espèce ont élélivrès au commerce. Qui ne s’étonnerait en voyant une si précieuse variété d'échantillons , que l’on ait attendu si tard pour la mettre au jour , et en apprécier la valeur, alors qu’il suflisait des fouilles les plus légères pour la découvrir ? Il est une autre mine plus féconde, et qui souvent a sufli seule pour nourrir une nombreuse population, et y répandre l'abondance des plus opulentes contrées. Je veux parler du voisinage de la mer. Combien d’iles et de peuples maritimes subsistent , et même s’eurichissent uniquement par la pêche ! Que de res- sources les Corses pourraient tirer de l’élément qui les environne ! Ils ne font guère avec succès que la pêche de l’anchois et de la sardine. Ce sont les Génois et les Napolitains qui viennent pêcher sous leurs yeux et leur ravir tout le poisson, de même que les Lucquois leur enlévent les produits les plus clairs de lPagriculture. L'ile abonde ensources d'eaux minérales; j'en ai parlé DE LA CORSE. 319 dans ma relation du voyage de M. le duc d'Orléans en Corse. Elles ne tiennent pas à des volcans ; on n'en aperçoit aucune trace en Corse, malgré le voisinage de lltalie, et on n'y connait pas les tremblements de terre. Les eaux sont de trois espèces, les unes thermales, les secondes fortement gazeuses, les dernières enfin ferrugineuses. Celles de Pietra- pola ou Fiumnorbo passent pour trés-eflicaces contre les maladies de peau et les rhumatismes Les eaux de Guagno produisent les mêmes effets. Pour les hy- dropisies , les maux d'estomac, on conseille celles d'Orezza; il y a dans le pays voisin huit ou dix de ces sources. La meilleure se trouve à Stazzona; elle a d'autant plus de prix qu’elle est la seule, avec celle de Vals, qui existe dans le midi de la France, et qu'à leur défaut on est obligé d’aller jusqu'en Lor- raine. Les eaux d'Orezza gazeuses, et très-aci- dulées , picotent le nez comme le vin de Champagne, et semblent brüler la langue, mais bientôt la bouche se sent rafraichie. A la fin de juillet , les visiteurs y affluent de toutes parts; nulle auberge pour re- cevoir les buveurs et les curieux ; seulement , on établit des barraques en branchages sur une vaste esplanade entourée de trois côtés par les montagnes. Au-dessous de cette terrasse, la petite rivière du Fiumallo roule en cataractes. En face, dans des bois de châtaigniers, sont deux villages où les buveurs louent de mauvaises chambres Des traiteurs de Bastia y arrivent. Ce petit coin de terre est trois fois privilégié de la nature, par le charme de sa situation , par de précieuses sources minérales , et 320 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEURS par les trésors de géologie qu'il renferme. Comme dans l'heureux séjour qui souriait à Horace , on trouve là un ciel aussi beau que celui des montagnes de la Sabine , l’ombrage de vieux marronniers pré- férable aux oliviers de Tibur, un vallon étroit pareil à celui de PAnio , et les plus beaux marbres. Sur le lit du Fiumalto, on voit des blocs de vert corse com- parable au plus beau vert antique. Les sources mi- nérales sont de véritables richesses nationales ; c’est plus qu’un simple établissement sanitaire , qu’un moyen de guérison pour les malades ; une source minérale convenablement exploitée offre pour le pays qui la possède. plus d'avantages que la mine la plus productive , et ce que ne saurait faire la mine , la source l’opère constamment. Elle contribue à ré- pandre les lumières, elle est un moyen assuré de porter dans un pays les lois, les mœurs , les usages des peuples civilisés, Jusqu'en 1835 , un vieux système de douane avait paralysé les facultés industrielles des habitants par une concurrence oppressive, et par le manque d’un vaste débouché. La contrebande inondait les rivages de l'ile de produits étrangers. et les objets manu- facturés de la Corse acquittaient en France des droits très-onéreux. Les seules productions du sol, dans le sens le plus restreint du mot, étaient admises en franchise sur le continent français. Aussi, une ou deux tanneries, quelques fabriques de pâte, de la toile grossière , un petit nombre d'ateliers d’artisans , voilà dans quel cercle resserré se trainait alors l’in- dustrie. La loi du 26 juin 1835 à mis un terme à DE LA CORSE. 321 cet état de choses , destruftif de tout progrès, de toute amélioration. Les Corses sont encore bien arriérés dans les arts industriels. Il y a quelque chose , chez les peuples , qui résiste long-tenips à lascendant des lumières et des exemples venus de dehors ; ce sont les goûts, les sentiments, les habitudes qu'ils tiennent du passé. On ne leur impose pas l’industrie comme on leur impose une taxe. Sans doute la multiplicité des cours d’eau qui existent en Corse , favorise sin- gulièrement Pétablissement des manufactures ; puis , les travaux de la culture , moins pénibles et moins assidus que dans les contrées du Nord , laissent au laboureur tout le temps d'y joindre d’autres oceu- pations ; l'habitant de la Castagniccia, n’a presque rien à faire que la récolte de ses châtaignes, et nul labeur ne vient mettre en action ses bras condamnés à un éternel repos ; l’oisiveté dans des ames pas- sionnées conseille toujours mal. Les longues heures de la journée , à quel objet les habitants les con- sacrent-ils ? au jeu pour l'ordinaire, d'où naissent trop souvent de sanglantes disputes. I n'y a de marché public que dans les villes ; l'éloignement de plusieurs villages fait que les ha- bilants ne s’y rendent que pour chercher les objets d'une extrême nécessité. Si on établissail un lieu de marché qui se liendrail régulièrement dans chaque canton, le débit plus facile des denrées y ferait naître l'industrie; on prendrait insensiblement du goût pour les commodités de la vie, en voyant qu'on peut se les procurer plus aisément. En se rappro- chant , les Corses perdraient peu à peu leur rudesse, 322 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS et plus ils se civiliseraient , plus on aurait de moyens pour les contenir. On pourrait joindre aux denrées indispensables, celles que l'habitant des campagnes est forcé d’acheter dans les villes, des pâtes de Gênes, du poisson salé, et quelques étoffes communes de France et d'Italie. Aux causes dont j'ai parlé, qui avaient retenu l’in- dustrie dans l’état de langueur où elle est restée si long-temps, j'ajouterai les suivantes, plus puissantes que toutes les autres : Pauvreté et barbarie, de même que richesse et civilisation, seront toujours synonymes dans la vie des peuples et des individus. Les crimes ne furent jamais plus nombreux qu’au moyen-âge où la dé- tresse était à son comble, et il n'appartient qu'aux poëtes de représenter la fortune comme la source de tous les forfaits. Eh bien! par où espérait-on faire passer en Corse la civilisation? Par des sentiers étroits, hérissés de pierres et de rochers où deux hommes n'auraient pu marcher de front? On ignorait que c'est un être délicat qui ne voyage que par les grandes routes, et la Corse, jusqu'en 1837, était sans moyens de communication et un pays vraiment impraticable; elle n’avait de chemins que sur le papier. Les routes sont certainement le moyen le plus actif et le plus sûr de développer le travail et l’indus- trie, el de modifier les mœurs d’un peuple. Quels heu- reux résultats n’a-t-on pas obtenus dans l'ouest par les chemins qu'on a tracés au milieu de ces contrées où n'avait point encore pénétré l'esprit de nos institu- tions? Un des instruments les plus puissants de nos DE LA CORSE. 323 progrès en France depuis un demi siècle, n'est-ce pas le perfectionnement successif de nos voies de commu- nication? Améliorer les chemins, c'est travailler même à la liberté, et à la liberte réelle, positive et pra- tique , c’est faire de l'égalité et de la démocratie. Là où le riche ne voyage qu'avec une pompeuse escorte , tandis que le pauvre qui va de son village à un village voisin, se traine solitairement au milieu de la boue, des sables et des rochers, le mot d'égalité est un mensonge. Les routes, en un mot, sont les artères de la vie sociale, ouvrent seules des débouchés et donnent du prix aux denrées. La Corse est entrée enfin dans celte voie de pro- grès. Depuis 1830, douze millions ont été affectés à la construction de ses routes et au dessèchement de ses marais, œuvre vraiment libérale, et bon place- ment pour les fonds du trésor. Des chemins vont sillonner la Corse dans tous les sens; une vaste route ceindra l'ile entière ; elle est destinée à relier entr’eux tous les points maritimes. Aujourd'hui, la Corse se trouve , sous le rapport des routes royales, la plus favorisée , puisque celles dont elle a été dotée forment un espace de 192 lieues, chiffre qui n’est alteint par aucun autre département. Une circonstance des plus favorables, la naviga- tion, par le moyen de la vapeur, dont l'ile jouissait depuis trois mois avant la révolution de 1830 , a servi puissamment les efforts du gouvernement en rapprochant la Corse des rivages du continent. On a dit autrefois qu'il n’y avait plus de Pyrénées entre la France et l'Espagne; on peut dire aussi que ; dès 324 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS le jour de l'établissement de ces paquebots rapides , la Méditerranée a cessé d’être une barrière entre la Corse et la France. Avant 1830, chacun n'y voyait qu'un abime, que les orages d’une longue traversée ; on n'affrontait ces périls que dans des cas extrêmes. Des mois entiers s’écoulaient sans journaux , sans nouvelles. Nul étranger ne venait visiter l'ile. L'étroite ceinture des flots de la mer Tyrrhénienne avail mis plus de distance entre la Corse et le continent euro- péen , que l’immensité de l'Océan n'en met aujour- d'hui entre l'Australie et la Grande-Bretagne. Maintenant les passagers les plus timides se jettent gaiement sur les bateaux à vapeur, et font, en quelques heures, la traversée, sans presque s’en aper- cevoir. Tous les Corses veulent aller en France ; on est honteux de n'être pas sorti de ses foyers. Les paquebots , dans leur course infatigable, transvasent sans cesse les populations d’une rive à lPautre, et les assimilent en les mélant. De nombreux voyageurs arrivent en Corse; ne renfermât-elle que le berceau de Napoléon, qui ne serait curieux de voir la modeste maison de celui qui devait habiter la demeure des rois, et éblouir le monde de sa gloire? Mais il ne suffit pas, pour qu'un pays prospère, qu’il ait des bateaux à vapeur, et un réseau de commu- nications digne des peuples les plus avancés. Il faut qu’il sache mettre à profit ce magnifique bienfait, el y rattacher les chemins secondaires vicinaux et dépar- tementaux. Elles sont bien moins utiles, les grandes lignes de routes royales , les grandes artères ; à défaut des petites veines qui, seules, transmettent la vie à DE LA CORSE. 325 toutes les parties de l'intérieur. Sans les chemins vici- naux point de circulation rapide des productions du sol; point de relations possibles de commune à commune ; point d'échanges réguliers entre le producteur et le consommateur. On peut comparer, sous quelques rapports, les chemins de fer (constructions gran- dioses, destinées à multiplier la valeur du temps et à annuler Îes distances), aux modestes communications qui tendent à changer les mœurs d’une portion consi- dérable de la grande démocratie française, à trans- former avantageusement les conditions matérielles et sociales de l’agriculture. Le paysan peut alors visiter sa lerre à tous moments, poursuivre de sa personne l'amélioration de ses propriétés, créer du travail et du bien-être autour de lui à son profit personnel. Un publiciste à établi et démontré arithmétiquement que, siles chemins vicinaux se trouvaient en meilleur état, les propriétaires ruraux économiseraient , sur les frais de transport , une somme presqu’égale au montant de leurs contributions foncières. Malheureusement, en Corse, les routes départemen- tales se réduisent à vingt-quatre kilomètres, Des che- mins vicinaux , elle n’en possède presque pas. Il est clair pourtant, je le répète, que,faute de chemins qui relient les villages aux srandes routes, les exportations sont d'une extrême difficulté. La Corse doit songer qu'il est des choses que l'Etat ne fera jamais, ne pourra Jamais faire, c'est-à-dire,construire des chemins vicinaux. On ne saurait trop souvent, sur ce point, stimuler le zèle et le dévouement des bons citoyens. La cause du mal est aussi dans la loi du 21 mars 1836, qui a déplorablement 326 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS restreint l’action du pouvoir central. Son vice fonda- mental git dans l'absence de toute mesure organique propre à assurer un sage emploi des ressources. Elle n’a prescrit aucune condilion relative au tracé des che- mins; lexécution des travaux est sans contrôle sé- rieux. On les commence partout et rien ne s’achève, souvent tout est à refaire. À la moindre ondée, Îles ponts s’abiment , les murs s’écroulent ; l'herbe croit où l’on ne devrait voir que les empreintes des roues, el n’entendre que le pied des chevaux. On pourrait soutenir, peut-être , qu'il n'existe qu’un seul chemin vicinal mené à perfection , celui qui s'étend de la mer jusqu’au fond de la vallée de Luri (au cap Corse), dans un parcours de 10 kilomètres. Sur les limites de cette vallée , lune des plus pittoresques du dépar- tement , s'élève sur un rocher aigu, décharné, de forme conique , et dominant l’arête de la montagne, la fameuse lour de Senèque. La route est l'ouvrage d’un simple particulier , de M. Estela. Ce que font les particuliers , pourquoi : l'administration ne saurait-elle le faire? —Parce qu’elle s'est contentée jusqu'ici de prendre des arrêtés sans trop se soucier de leur mise à exécution. Les chemins vicinaux sont ouverts sans (racé, sans étude préalable ; tout est livré au caprice des maires. Jusqu'à ces der- nières années, ils ont élé exécutés sans surveillants. Pendant vingt-cinq ans, on y a travaillé sans leconcours des agents-voyers qui, sur le continent, sont préposés à la confection de tous les travaux de voirie vicinale Il eûL élé naturel cependant que,dans un pays où presque toutes les routes sont encore à faire, et où les habitants DE LA CORSE. 327 sont si peu accoutumés à en voir , il eût été naturel, dis-je, qu’il fût doté d’un personnel ferme, éclairé, instruit. Au reste, des idées, chacun en a; mais l'application des idées jugées utiles, constitue la tâche essentielle de tous ceux qui n'ont été revêtus de l’au- torité publique , que pour mettre précisément les bonnes choses à exécution. L’absence de chemins vicinaux , capables de rece voir l’attelage d’une charrette, ne paralyse pas seule l'essor de l’agriculture et de l'industrie En effet, malgré l'appareil de misère qui se présente dans les villages , leurs habitants sont réellement moins mal- heureux que la plupart de nos paysans; ils ont, en général , plus d'instruction, parce qu’il n’en est aucun qui ne sache lire et écrire. On voit peu de mendiants; il n’est presque personne qui ne puisse vivre des re- venus de son petit domaine. C’est bien moins le par- ticulier , que le pays qui est pauvre. Tout le monde, en Corse, est propriétaire ; il suit de là que la main- d'œuvre est excessivement chère ; il manque une classe d'habitants non propriétaires ; la classe des journaliers n’existe pas. Dans un tel état, le cercle des besoins se resserre extraordinairement ; chacun se borne à travailler pour soi ou pour sa famille , et nul n’a de superflu. Or, que devient le commerce qui ne vit que des échanges du superflu? Il en résulte aussi que le numéraire est très-rare; et qui ne com - prend que, sans l'argent nécessaire à l'achat des in- struments aratoires , des bestiaux , des charrues nou- velles, l’homme des champs s'épuise en efforts inutiles ? D'un autre côté, les bras manquent pour cultiver 21 328 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS les terres. La Corse qui égale presque , en superficie, les deux départements réunis de Vaucluse et du Nord qui renferment environ 1,400,000 ames , n’atteint pas elle-même le nombre de 230,000! L'on n’essaie rien pour l’augmenter. Nos populations aventureuses des Pyrénées émigrent ; elles vont en des pays lointains, sous des gouvernements précaires et sou- vent spoliateurs, au Mexique, dans la Plata, dans l'Océan pacifique; et l’on n’apprend pas à ces populations , qu’à leurs portes, sous le même climat que leur terre natale, il est une autre terre française , aussi féconde et aussi spacieuse , où des centaines de mille hommes laborieux trouveraient à vivre, en dou- blant, en triplant, en quadruplant la richesse d’un sol national et d’un littoral protégé par notre pavillon ! Chose déplorable, la Corse voit même un grand nombre de ses propres enfants , cédant à l'idée de ne pouvoir trouver sur le sol de la patrie de: avantages conve- nables, qui vont ailleurs, surtout en Amérique, et plus encore aujourd’hui en Algérie, pour tenter la fortune. Pourquoi ne faire aucun effort pour retenir les émigrants , dont le départ cause un vide funeste dans un département aussi peu populeux que la Corse? pourquoi ne pas chercher en même temps à attirer du dehors des agriculteurs, des ouvriers, des spécula- Leurs , sur cette terre qui offre des richesses bien plus certaines que tant de contrées lointaines que peuple le trop plein de l'Europe ? Les concessions, les primes, les encouragements, voilà les moyens connus et simples; que ne les emploie-t-on ? DE LA CORSE. 32Q “ Dans un rapport relatif au budget de la marine, M. Charles Dupin disait : « 1 y a bientôt 80 ans quela « France a pris possession de la Corse ; combien nous sommes loin d’avoir mis à profit ce long espace de temps , pour tirer de cette possession tout l'avantage qu’elle offre au commerce et à la marine ! Le déve- loppement des côtes de la Corse est égal à 130 lieues ; il fait plus que tiercer l'étendue du littoral de l’an- cienne France sur la Méditerranée Les contours profondément découpés de cette ile présentent une infinité de ports, de rades et de mouillages. Nos états de douanes y dénombrent 20 ports de com- merce; cependant quoi de plus faible que la navi- gation de la Corse ? Avec 220 lieues de côte sur la Méditerranée nous produisons un mouvement de cabotage de 957,771 tonneaux ; avec 130 lieucs de littoral de la Corse, nous ne produisons pas un mouvement égal à 90,000 tonneaux ! Dans la Médi- lerranée , deux rochers, Malte et Gibraltar, ont avec l'Angleterre une navigation qui surpasse 05,000 tonneaux , c’est-à-dire une navigation qui surpasse la navigation entre la France et cette grande île de Corse. Considérons le parti que les Anglais savent tirer despetits ilotsde Jersey, de Guernesey, d’Alder- ney et de Man. Là , nous trouvons qu'il se fait entre 100,000 habitants de cesiles et l'Angleterre un cabo- tage de 236,000 tonneaux, tandis qu'il nese fail entre 100,600 Corses et la France qu'un misérable cabo- tage inférieur à 40,000 tonneaux. Pourquoi les navigateurs Corses ne sont-ils pas appelés à lutter d'activité. d'économie et d'esprit d'entreprise, par 330 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS « toute la Méditerranée , avec les Catalans, les Génois, « les Napolitains et les Grecs ? Ils ne sont inférieurs « à pas un de ces peuples, par leurs moyens naturels ; « il leur manque l'impulsion, donnons-la. La Corse « devrait être le bien naturel et l'intermédiaire , sous « beaucoup de rapports maritimes , entre la France et « l'Algérie. » CHAPITRE XVIIL Influence du climat, — Conclusion. Voilà près de 2,000 ans qu’on écrit sur la Corse ; mais, hélas ! on n'a jamais pu s'entendre ; chacun s’est érigé en réformateur. Les uns voient le salut de la Corse dans la terreur des supplices , comme si le bourreau pouvait civiliser un peuple ! Ce mi- nistre de mort qu’on a cherché à ennoblir en l’ap- pelant la pierre angulaire de la société, sera toujours un triste moralisateur. La peine de mort, cette dernière raison de la loi, ne doit pas être pro- diguée pour être eflicace; le retour trop fréquent des exécutions judiciaires, finit par endurcir les ames , et communiquer à la longue une teinte de férocité au caractère des nations; les supplices deviennent alors plus provocateurs qu’exemplaires. Sans doute, il n’y a que la crainte des lois venge- resses, qui ait la puissance de contenir l’homme sur qui la morale et la religion n’exercent aucun empire. Mais, qu'on examine , dit Montesquieu, la cause de tous les relâchements , on verra qu’elle vient de lPimpunité des DE LA CORSE. 331 crimes, non de la modération des peines. Si on était certain, avant de se livrer à un acte coupable, de subir inévitablement une punition , on s’en abstiendrait. Quel est l’insensé, en effet , qui voudrait mettre à une loterie dont tous les billets seraient perdants ? D'autres disent : les Corses se sont tués el se Lueront toujours ; il y a du sang arabe dans leurs veines. Quelle conformité parfaite entre les mœurs de ces deux peuples! lisez Depping dans sa description de l'Egypte. Ainsi , le penchant à l’homicide , chez les Corses des montagnes, serait moins le résultat de la réflexion , qu'une sorte d’instinct irrésistible ; ils obéiraient à un aveugle besoin de tuer, à une loi de leur être, de même qu’il est dans la nature des rivières de couler et du feu de brûler. Que n’a-t-on pas fait , ajoute-t-on, pour rendre les Corses meilleurs ? Les Romains, maitres de lile, y envoyèrent le plus sage des hommes, Caton le Censeur ; il ne put rien pour le pays; il n’a pas changé depuis les temps les plus reculés, depuis Strabon et Sénèque : Barbara præruptis inclusa est Corsica saxis, etc. « La Corse, dit Sénèque, barbare, horrible, pleine de « lieux déserts, est enfermée dans des rochers escar- « pés. L'automne s’y montresans fruits ; été n’y donne « pointde moissons; l'hiver y manque des dons de Pallas; « aucun printemps ne s’y couvre d'ombrages agréables ; « nulle herbe ne croit sur ce sol malheureux ; point de « pain; point de pures eaux; rien de ce qui est le « plus nécessaire à la vie. Ici seules sont ces deux 332 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS « choses : l’exilé et l'exil (hic, sola hæc duo sunt : exul « et exilium). La première loi est de se venger, la « seconde de voler, la troisième de mentir, la qua- « trième de nier les dieux. » Lex prima ulcisci; lex altera vivere furto, Tertia mentiri; quarta negare deos. Mais y avait-il plus de vices et de crimes, en Corse, que dans la Rome de Néron ? et lui, Sénèque, avait-il acquis sans rapine son immense fortune , qui s'élevait à 59 millions? . C’est en Corse même où il avait été relégué, pour ses liaisons trop intimes avec la veuve de Domitius , son bienfaiteur , que Sénèque écrivit, dit-on, les lignes sanglantes qu'on vient de lire. Il est très-possible toutefois qu’elles soient l’œuvre d’un déclamateur ligurien, car elles ne se trouvent dans aucune édition un peu ancienne des ouvrages de l’instituteur de Néron. Quoi qu’il en soit , l'exil évidemment avait jeté un bandeau noir sur ses yeux; les ennuis de la solitude et le désir d'attirer la pitié des Romains, lui ont fait peindre la Corse sous les plus sombres et les plus fausses couleurs. Sa mauvaise humeur peut s'expliquer aussi par le châti- ment bien mérité que lui infligèrent les parents d’une Jeune Corse, moins facile que la veuve de Domitius (1). (1) Il est au cap Corse une ortie, appelée depuis ortira di Seneca, avec laquelle on fustigea le philosophe qui avait oublié les préceptes de Zénon. — On exporte du cap Corse du vin blanc exquis. Les Romains faisaient peu de cas du vin Corse, à en juger par un vers de Martial, qui reproche à son ami de lui DE LA CORSE. 333 Il est juste de déclarer, à titre de circonstance atténuante, que la partie de l’ile où il fut déporté, était alors la contrée la plus misérable de la Corse ; son aridité, sa situation agreste, ont pu lui fournir le sujet de ses plaintes sur le pays où Messaline l'avait fait exiler ; il vécut là plusieurs années. En doublant le cap Corse, on montre aux voyageurs les ruines de la tour qu’il habita, selon la tradition, comme on fait remarquer encore le château d'Abydos, à ceux qui passent le détroit de Gallipoli. Strabon , dans sa géographie, a tracé également un portrait affreux des Corses; mais il avoue qu'il n’a aperçu l'ile que de la terre ferme, et il parait que ses yeux élaient conformés de manière à lui pré- senter tous les objets de travers. Au contraire, Diodore de Sicile qui avait, lui, voyagé en Corse, et qui vivait 33 ans avant Strabon, proclame ces insulairesles plusjustes et les plus humains des hommes ; enfin Callimaque, dans un hymne, en l'honneur de Délos, son pays natal, parle de la Corse en termes remplis d’éloges Que de jugements divers ! Dans tous les cas les Corses ne sauraient accepter les anathèmes , ces arrêts d’une inflexible destinée prononcés contre eux avoir servi, Corsi pulla venena cadi (noirs poisons du tonneau corse). On voit dans une pièce de Marot, qu’il passait, du temps de nos pères, pour très-capiteux. Le cap Corse, à qui autrefois on donna le beau surnom de Cap-Sacré, parce que le village de Tomino, qu'il renferme, fut en 580 le berceau du christianisme dans l'île , offre des restes précieux d’antiquité : l’église de Caneri, celle de Nonza, les débris du château de San Colombano et du château de Ca mpoacasso. 334 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS Il est cruel de prétendre qu'ils sont condamnés , par la loi de leur organisation, à être éternellement vindi- catifs. S'il est, en effet, une doctrine dangereuse et impie , n’est ce pas celle qui donne à un homme le droit de dire: « La nature avait déposé- dans mon « cœur le goût du crime ; j'ai obéi à un sentiment « iuné ; je suis une victime de la fatalité, et le vrai « coupable est Dieu, qui m'a doué de penchants mau- vais, » Non, le ciel n’a pas crééun peuple dépourvude la faculté d’être honnête et juste, ilne l’a pas enchaîné invinciblement au mal, il n’a pas écrit sur son front le sceau d’une télle malédiction; autrement l'espèce humaine serait condamnée à un nouveau péché originel, plus désolant encore que celui qu’on nous enseigne. Selon d’autres publicistes , le mal vient du climat ; c’est lui qui arme les habitants, dans quelques loca- lités, in mutua funera , et leur fait adopter la devise: Jura nego mihi nata. Is sont ardents comme le vent impétueux qui ravage leurs récoltes, comme les tor- rents qui se précipitent du haut de leurs montagnes. Le monde moral est l’image du monde physique (1) ; de même qu'il est des climats dangereux à la vertu, par leur extrême volupté (une fable in- génieuse en racontant que Parthénope (Naples) fut bâtie sur le tombeau d'une syrène, voulut sans doute exprimer celte idée), de même le spectacle perpétuel d'une mer agitée, de monts perdus dans les cieux, de forêts immenses et profondes , de toutes les (4) La terra molle, e lieta et dilettosa Simili a se gii abilator produce. (Le Tasse, IV°, chant.) DE LA CORSE 335 horreurs d'une nature violente el dominatrice , exalte, dit-on, l’ame des Corses, etleur donne des mœurs farouches. Cette question du climat embrasse ni plus ni moins que l'homme et la nature. L'homme, animal de raison et de liberté, a l'univers pour théâtre de cette liberté et de cette raison; mais le théâtre n’est pas immobile, n’est pas une matière morte ; il se trouve, au contraire, qu'il est un être vivant, qu'il palpite sous les pas de Pacteur qui s’y déploie, qu’il réagit contre son aclion , et qu’il exerce sur lui une influence continuelle et mystérieuse. Qu'est-ce que l’homme et la nature? 11 faudrait répondre à ces deux questions pour bien réscudre le probléme de linfluence du climat, qui renferme à la fois la psychologie, la physiologie, la physique, lPhistoire et la littérature. Les écrivains du siècle dernier n’ont vu , dans Pétat si divers des civilisations, que l'effet du jeu même de la liberté humaine. A leurs yeux , les lois sont tout, le climat seul n’est rien; tant pis pour les sociétés qui règlent mal leur organisation! elles portent la peine de leurs erreurs et le cours de leurs progrès est troublé où suspendu par leurs faates. D'autres n’ont tenu aucun compte du hasard des déterminations législatives; les volontés sociales, d'après eux, ont peu de prise sur la destinée des peuples ; les degrés de latitude et de chaleur, les positions géographiques, les qualités et les configu- rations du sol, voilà les faits dont le concours à , selon leur opinion, une influence souveraine. De nos jours on a dit: L'espèce humaine n’est pas identique dans toutes ses parties ; il est des races 336 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS mieux douées que d’autres ; chacune d'elles n’a pu marcher que dans la mesure des facultés départies à celle dont elle est issue. De tous temps les peuples se sont aperçus que tous les pays n’offraient pas à leurs habitants les mêmes avantages, et l’histoire atteste avec quelle ardeur ils se sont disputé la possession de ceux qu'ils croyaient les plus riches en éléments de bien-être. Les faits de l'ordre physique qui influent sur la marche de la civilisation et ont rendu ses progrès inégaux, sont nombreux et divers ; tous aboutissent à faciliter ou à contrarier l’agglomération des populations, l'exercice du commerce et de la navigation, la di- vision des occupations et l’activité du travail. On ne saurait contester qu'autre chose est d’habiter au sein des grandes villes ou dans le fond des solitudes, les rocs quibordent une merirritée ou des plaines riches et (ranquilles, les déserts brûlants de l'Afrique ou les glaces du Spitzberg. Dans des circonstances pareilles, ni les objets, ni les impressions qu’ils font sur nous, ni le résultat de ces impressions ne peuvent se res- sembler ; chaque latitude a son empreinte, chaque cli- mat a sa couleur. Plusieurs naturalistes ont regardé la race humaine comme subdivisée en des espèces distinc- tes. Le premier penseur qui ait abordé la question, est Hippocrate dans son traité Des eaux , des airs et des lieux, titre qui, selon la remarque de Cabanis , est à lui seul la meilleure définition du climat ; le prince de la médecine trouve une analogie physique de l’homme avec les objets qui l'entourent. « Il est parmi les les hommes, dit-il, des races ou des individus qui DE LA CORSE. 337 ressemblent aux terrains montueux et couverts de forêts, il en est qui rappellent les sols légers qu'ar- rosent des sources abondantes ; on peut en comparer quelques-uns aux prairies et aux marécages, d’autres à des plaines sèches et dépouillées. » L'habitant des climats chauds est affecté des plus légères irritations ; il passe rapidement de sensations en sensations ; il parcourt quelquefois dans le même instant toute l’échelle de la sensibilité humaine : chez lui, du spasme à l’atonie il n’y a souvent qu’un pas. L'homme des pays froids reçoit les impressions plus isolées, plus lentes, plus faibles. Il est moins difficile d'animer au travail sous un climat que sous un autre ; les habitudes d’oisiveté, de rêveuse indolence , appartiennent surtout aux pays dont la température est douce, chaude, et où la fertilité du sol permet de satisfaire aisément les premiers besoins. L’esprit de vengeance se manifeste avec plus d'intensité dans les régions qui disposent à la paresse, et il est partout où l’on peut vivre à peu près sans labeur. L’habitant des pôles, qui semble jeté, par une sorte de méprise , dans ces äpres climats où il lutte sans cesse contre un froid mortel et une nation marâtre , se montre doux, silencieux, inof- fensif ; il n’a pas le loisir de songer à des projets de vengeance. Dans les pays tempérés de la vieille Europe, où le temps est une richesse, où tous les instants du jour sont précieusement employés, l'esprit de ven- geance exerce peu de ravages el ne constitue pas le trait caractéristique du peuple. Si on descend 338 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS vers les pays méridionaux, la scène change: en Espagne, en Portugal, en Italie, etc, les distrac- tions forcées sont presque nulles, les entr'actes de l'existence sont très-longs ; agités par un superflu de vie dont ils ne savent que faire, les habitants cherchent des émotions à tout prix ; les souvenirs et les haines fermentent à l'aise, et les passions s’y déploient dans toute leur énergie. Il est indubitable que le vrai trésor des hommes est l'emploi de leurs forces, est le travail, préservatif le plus sûr contre le vice ; tout le bien des sociétés humaines consiste dans une sage application du travail, tout le mal dans sa déperdition; mais qu'il devienne une source féconde de bien-être, qu'il soit honoré , encouragé , et il refleurira partout. A ce sujet, la plupart des historiens de la Corse ont fait la guerre aux châtaigniers, qui permettent aux paysans de l’île de vivre avec peu de travail, grâce à l’abondance et à la spontanéité de leurs productions. D'après eux, un ouragan qui les dé truirait tous, opérerait un bien incalculable, parce qu’au lieu de ramasser leur pain sous les châtai- guiers , les habitants seraient obligés de le gagner à la sueur de leur front ; ils ne pourraient plus se reposer à l'ombre de ces grands arbres, tandis que la moisson y croit sans qu'ils s’en mêlent. Ces écrivains n’ont pas songé aux malheurs par lesquels il faudrait acheter un avenir qui serait peut-être moins beau qu'ils ne le supposent ;! la perte serait énorme , et ne pourrait être réparée que fort lentement, D'ailleurs, une grande partie des terrains DE LA CORSE. 339 occupés par les châtaigniers, n’est pas susceptible d'une autre culture. « Lors de la guerre de la « liberté, en Corse, disait l'Empereur, à St.-Hélène, « quelqu'un proposa le singulier plan de couper ou « de brüler tous les châtaigniers, dont le fruit sert « de nourrilure aux montagnards; on voulait les « forcer ainsi à descendre dans la plaine, et à demander la paix et du pain : heureusement que c’était là de ces plans inexécutables, qui ne sont quelque chose « que sur Île papier. » Un arrêt du conseil, du 22 jain 1971, avait & à défendu de planter des châtaigniers dans tout terrain où pourrait venir une autre récolte. Deux ans après, la première décision fut révoquée par une seconde, où l’on reconnaissait que les châtaigniers étaient, pour les habitants de plusieurs cantons, un moyen d’exis- tence nécessaire dans les années de disette, et, dans tous les temps, une branche de commerce avantageuse. Ce dernier arrêt fut rendu, sur le rapport du célèbre économiste M. Turgot (1). Mais le climat n’est pas seulement, comme a paru le croire l’auteur de l'Esprit des lois, le degré de froid ou de chaud propre à chaque pays; on doit entendre par là l’ensemble de toutes les circonstances physiques attachées à une localité, c’est-à-dire lout ce qui a (1) En Corse, on fait du pain avec de la farine de châtaigne. Le fruit du châtaignier est là ce que fut la manne dans Je désert. Autrefois, lorqu'un babilant du canton d’Alesani mariail une de ses filles, il faisait servir à ses convives, le jour des noces, vingt-deux mels différents, tous préparés avec de la farine de châtaigne. 340 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS trait à la situation des lieux , à la nature des terrains, à celle des productions et des eaux. Ainsi compris, il ne faut pas lui tout attribuer, ni lui tout refuser. La force, la paresse, même la pénétration ou l'engour- dissement de lesprit, peuvent jusqu'à un certain point se rapporter au tempérament, au climat ; tandis que la fierté, la douceur, la droiture , la dis- simulation, ont leurs sources principales dans les mœurs et dans les manières. L'éducation imprime un certain cours aux intelli- gences , el les pensées dirigent les actions. Les mêmes lois aussi, en obligeant aux mêmes actes, aux mêmes précautions, à une conduite uniforme, finissent par entraîner des façons semblables de juger et d'agir , des idées pareilies du bien et du mal. L’imagination est le plus puissant de tous les mobiles , elle fait plier les organes aussitôt qu'elle s'allume ; ‘les institutions sociales ont des moyens pour régler l'imagination et donner par conséquent le ton général. L'expérience de tous les jours atteste que l'on peut combattre l'influence du climat ; personne n’ignore que Pexercice rend les corps robustes et agiles. Un sauvage des climats brûlants, accoutumé à la chasse et à une vie dure, renversera à la lutte l'habitant du nord qui aura vécu dans la mollesse ; de même léducation, selon qu’elle est bien ou mail dirigée, inspire la vertu el la douceur à l’homme qui était enclin au mal et à la violence, et déprave celui dont tous les premiers mouvements étaient bons. Elle commence avec nous ; notre principal pré- cepteur est notre nourrice, dit Montaigne ; aussi, DE LA CORSE. 341 le mot éducation avait-il chez les anciens un autre sens que nous ne lui donnons plus, il signifiait : nour- riture, educat nutriz. Le génie des gouvernements fait surtout le génie des nations ; le climat de l'Espagne n’a pas changé ; pourquoi ce pays , le plus peuplé de l’Europe, aux temps de la république romaine, est-il devenu désert ? pourquoi, après des siècles de gloire en tout genre, après avoir disputé à l'Italie la palme des arts, l'Espagne est-elle nulle aujourd’hui dans les sciences, dans les lettres, nulle en tout, excepté en courage, en dévouement, en énergie de caractère, qualités qui ont conservé ce par quoi les sociétés revivent, le sentiment national, mais jusqu'ici, sous une forme stérile, puisque le salut n’en est pas sorti? Si des hommes nus errent sur un sol nu, si l'intelligence s’est assoupie d’un lourd sommeil, c'est que, depuis long-temps, les antiques institutions du pays sont tombées, c’est qu'ancun droit, aucune existence n'ont de garanties réelles, c’est que ie des- potisme et l'ignorance, proclamées le soutien du trône, ont étendu leur drap funèbre sur le génie national, et que, sous un tel régime, tout s'isole, s’abâtardit el meurt. On neretrouve pas non plus, en Italie, ni les habi- tudes ni les inclinations des Romains, des Samnites, des Sabins et des Volsques. Il fut un temps où le soleil de ce pays éclairait un peuple fort, libre et heu- reux; ses rayons sont toujours les mêmes ; d’où vient qu'ils ne réchauffent que des hommes mous, apathiques, déchus , s’agitant de loin en loin dans leur tombeau , 342 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS comme s'ils avaient eu quelque rêve de vie? Une si profonde décadence a son principe tout entier dans la différence des lois, des institutions qui régissent cette terre de grandeur et de désolation. On a tué Îles ames pour être maîtres des corps; on a versé à ce peuple un breuvage assoupissant, dit un écrivain, el sa tête s’est penchée et s’est endormie dans son antique gloire. L'Ecossais de nos jours, froid, calculateur, indus- trieux , ne ressemble nullement à ce poétique enfant de la Calédonie, fougueux , indiscipliné, descendant de ses montagnes à la voix de ses bardes et de ses ménestrels. D’autres lois, une nouvelle carrière ou- verte aux imaginalions et à l’activité de ce peuple, ont changé les caractères et la face du pays. Le philosophe de Genève à écrit; « Quand tout « le Nord serait couvert d'états despotiques, et le ‘« Midi de républiques, il n’en serait pas moins « vrai que, par l'effet du climat, le despotisme convient « aux pays chauds, la barbarie aux pays froids et la « bonne police aux régions intermédiaires. » Si telle est l'influence du climat, comment le même publiciste a-t-il pu dire ailleurs que tous les hommes naissent libres? et peut-il exister des indi- vidus auxquels la sécurité, l’émulation , le développe- ment paisible de leur industrie, et la jouissance non troublée des fruits de leur travail , ne conviennent pas? Si une nalion était condamnée, par une malé- diction du ciel, à ne pratiquer jamais ni la justice, ni la morale publique, pourquoi une partie de cette nation se croirait-elle exempte de la malédiction pro- DE LA CORSE. 343 noncée sur la race? Si tous sont également incapables d’aucune vertu, quelle partie contraindra l’autre à en avoir ? Ce système qui justifie la tyrannie , dégrade l’hu- manilé, est du reste démenti par l’histoire. N’a-t-on pas vu des peuples horriblement asservis, dans les mêmes contrées où il en exista jadis de très-libres ? Alexandre ne subjugua-t-il pas les Scythes européens, en un seul combat? Ceux de l'Asie se soumirent à lui. La conquête des Gaules ne coûta pas plus à Rome que celle de Carthage ; voyez Jugurtha faisant passer sous le joug une armée romaine et résistant à Marius, Métellus, etc. Toutes lesrépubliques grecques, la ligue achéenne et Rome étaient au midi; la Russie , au contraire, a toujours été esclave. L'opinion que le climat décide de tout , est la cause absolue des génies , des coutumes et des lois, a compté de nombreux partisans : Diodore de Sicile, Polybe, Galien, Bodin, l'abbé Dubos, etc. ; mais on a eu tort de la prêter à Montesquieu. Il est vrai que quelques expressions ont pu accréditer celte erreur ainsi, lorsqu'il dit que l’action et la réaction des fibres rendues plus parfaites dans les pays froids, donnent plus de confiance en soi-même, plus de connaissance de sa supériorité et par suite moins de désir de la vengeance, il accorde trop au climat ; car si cela était, quelle différence n’y aurait-il pas d'un homme à lui- même, du solstice d'hiver au solstice d'été ? Trente degrés du thermomètre de Réaumur devraient faire d’an individu vindicatif un bon chrétien ; mais en suivant l'ouvrage attentivement, on reconnait le 22 344 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS véritable sens de ces paroles. « Dans les pays tempé- rés, dit il, le climat n’y a pas une qualité assez déter- « minée pour les fixer eux-mêmes. » Il n’a doncentendu parler ailleurs que des climats violents; on lit même liv. 15, chap. 8: « Il n’y a peut-être pas de pays sur la « terre où l’on ne püt engager au travail des hommes « libres; parce queles lois étaient mal faites, on a trouvé « des hommes paresseux ; parce queleshommesétaient « paresseux , on les a mis dans l'esclavage. » Il a donc pensé qu'il est possible d’arrêter l'influence des climats les plus décidés. Au livre XIX il a écrit encore : « Plu- « sieurs choses gouvernent les hommes: le climat, la « religion , les lois, les maximes del’Etat, les exemples « des choses passées, les mœurs, les manières. » I semble que les hommes ne soient tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats tempérés ; on dit que dans les climats extrêmes, l'organisation du cerveau est moins parfaite. Il est certain que le principe spirituel , l'ame, est de même essence, de même ori- gine ; mais les organes , à l’aide desquels il entre en communication avec le monde extérieur, lui trans- mettent-ils avec la même rectitude et dans la même étendueles notions qui déterminent son activité ? — I] west pas de race qui ne soit perfectible. Or, si petit que soit le pas fait par la tribu la plus arriérée , ce pas suffit pour montrer qu’elle peut en faire d’autres, et qu'il ne lui faudrait que des conjonctures propices pour continuer sa route, et s'élever de proche en proche à Loutes les grandeurs de l’état social. Concluons de toutes ces réflexions , de tous ces faits , qu'il y a des inconvénients attachés à certains climats ; DE LA CORSE. 345 mais que les lois, les habitudes , une meilleure direc- tion imprimée aux esprits, purent y remédier ; la raison est toujours la raison et doit être notre guide Les mauvais législateurs sont ceux qui favorisent les vices du climat ; les bons sont ceux qui s’y op- posent, qui ne livrent pas un pays à lui-même, à la seule législation du soleil et des causes phy- siques. Nous admettrons, si l’on veut, que le climat ait part aux scènes douloureuses qui ont lieu dans quel- ques parties de la Corse. Il a pu, dit-on, en quelques lo- calités, contribuer peut-être àrendre plus actif, plus ir- résistible, chez l'habitant des montagnes, le penchant à la vengeance, que la nature a placé dans le cœur de tous les hommes, comme une garantie contre les of- fenses de leurs semblables. Ce caractère ardent se peint dans son œil de feu , dans son regard fier et dur quel- quefois , dans ses traits graves et passionnés, marqués de l'empreinte d'une volonté forte, plus que d’un ame tendre, jusque dans les lignes abruptes de son front, coupées à l'instar des vives et saillantes arêtes d’un rocher. Il tient de l'Espagnol, sous plus d’un rapport ; il en a l’orgueil et la force d’ame ; il possède en même temps la finesse de l'Italien; mais il aime avec entrainement . avec excès, ou haït à cœur ouvert. I a horreur des faux dehors de cette race d'individus que l'écriture appelle si énergiquement des sépuleres blanchis ; l'hypocrisie est le vice qu’il pardonne le moins. Selon un écrivain {le duc de La Rochefoucault), elle est un hommage que le méchant rend à la vertu. 346 SUR L’'HISTOIRE ET LES MOEURS — Oui, comme celui des assassins de César, qui se prosternaient à ses pieds pour l'égorger ; soutiendra- t-on jamais qu'un filou, prenant la livrée d’une maison pour faire son coup plus commodément , rend hom- mage au maître de la maison qu'il vole? Non, cou- vrir sa méchanceté du manteau de l'hypocrisie, ce n’est point honorer la vertu, c’est l’outrager en pro- fanant ses enseignes , ajouter la lâcheté et la fourberie à tous les autres vices. Il y a des caractères élevés qui portent jusque dans le crime, je ne sais quoi de fier et de généreux qui laisse voir au-dedans encore quelqu'étincelle de ce feu céleste, fait pour animer les belles ames. Mais l’ame vile et rampante de Phypecrite est semblable à un cadavre où l'or ne trouve plus ni feu ni chaleur, ni ressource à la vie ; « on aurait pu, dit J.-J. Rousseau, tenter la con- « version de Cartouche; jamais un homme sage n’eût « entrepris celle de Cromwel. » Mais nous n'appartenons pas à une certaine école , qui prétend trouver la raison de tout dans les acci- dents du sol ou les influences atmosphériques, pour qui chaque terroir a sa vertu , chaque race sa mission, chaque costume même sa portée philosophique. Au reste, en Corse, l'individu qui sacrifie le plus à de funestes préjugés conserve tant de parties saines et riches dans sa nature, qu’il est toujours facile de le ramener à des idées d'ordre et de paix. Est-il besoin de prouver, en effet, que le Corse n’est pas essentielle- ment porté à l'homicide? Vif, impétueux dans ses désirs, jaloux et ombrageux jusqu’à l'excès, mani- festant une horreur extrême pour tout ce qui blesse DE LA CORSE. 347 l'égalité (1) et sent la domination, terrible quelque- fois dans ses inimitiés, mais dévoué jusqu’à l’héroïsme, mais possédant cette vigueur d’ame qui développe les vertus publiques, et la fierté qui les maintient, le Corse n'a pas une de ces organisations indomp- tables, participant de l’inflexibilité du destin, qui ne cède à aucun genre d'éducation; il sera ce qu’on saura le faire. L’habitant des villes ressemble-t-il à celui de l’intérieur? n’a-t-il pas, en général, une vive répulsion pour le meurtre? ne fait il pas plus de cas de la vie des hommes? Et si ses habitudes sont plus douces , il les doit à la différence des prin- cipes dont on a imbu sa jeunesse. Sur le continent, sous les drapeaux, le Corse ne venge-t-il pas loyale- ment les affronts, à armes égales ? Oui, sans doute. Le voit-on donner traitreusement la mort à son semblable ? Jamais , parce qu'il n’est plus alors sous l'empire de ces passions haineuses, de ces coutumes qui faussent toutes les idées sur la morale ; parce que tout respire autour de lui des sentiments d’ordre et d'humanité. Dans l'ile même, sur les points du terri- toire sillonnés par des routes, là où l'industrie à pénétré , où règne l'aisance, les habitudes sont douces et paisibles ; tandis qu’à quelques lieues plus loin, où ne sont encore arrivées que de rares parcelles de civilisation, les inimitiés assombrissent tous les visages et rougissent la terre de sang. Pour ramener (1) Pascal Paoli fut obligé de briser les vitres placées aux fenêtres de sa maison à Rostino, parce que les autres habitants du village n'en avaient pas. 348 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS les Corses à des dispositions meilleures, il faut donc travailler les mœurs en même temps que le sol, chasser tout ce cortège de traditions, de préjugés violents et opiniâtres qui enveloppent les habitants de leur souflle empoisonné, comme on épure, comme on renouvelle l'atmosphère où vit un être souffrant, pour hâter sa guérison. Si on persistait à dire qu'il faut demander compte au climat des larmes des familles, du vide des popu- lations et de la solitude des villages, je désirerais savoir de quel climat on entend parler, car il y a trois climats bien distincts en Corse. Le premier est celui de toute la plage maritime ; ilest chaud comme les côtes parallèles de lItalie et de l'Espagne; il n'offre que deux saisons, le printems et l'été, le soleil, même en hiver , se montre ardent , si le vent ne le tempère. Aussi les arbres et arbustes sont généralement des espèces à feuilles dures et coriaces, qui résistent à la sécheresse , tels que le laurier-cerise, le myrte, le cyste, le lentisque, l'olivier sauvage, dont la verdure vivace tapisse en tout temps les pentes, et contraste d'une manière vraiment pitto- resque avec les blocs de granit, de marbre , de jaspe roux et gris, que la nature a semés libéralement en Corse. Le second climat (c’est-à-dire la région moyenne des montagnes) ressemble sous plusieurs rapports à notre climat de France , particulièrement à celui de la Bourgogne et de la Bretagne ; là demeure la majeure partie de la population des campagnes. Le troisième climat, celui de la haute cime des DE LA CORSE. 349 montagnes, est le siége des frimats et des ouragans. Les deux seuls lieux habités sont le Niolo et les deux forts de Vivario et de Bocognano. Au-dessus des forts, l'œil n’aperçoit plus de végétaux , que quelques sapins suspendus à des rochers grisâtres, séjour sau- vage, d'un puissant intérêt pour le contemplateur de la nature, puisque c’est là qu’elle établit par les amas de neiges et de glaces les provisions d’eau , des sources et des rivières pour toute l’année. Jadis les cimes étant plus élevées encore et plus couvertes d'arbres , il n’est pas douteux que les neiges n’y fussent plus abondantes et plus durables; mais, à mesure que les rocs s’écroulent et se dépouillent, ces utiles provisions diminuent, le pays est moins abreuvé et moins salubre ; l’intempérie commence et finit précisément avec la disparition et le retour des neiges. L'on ne songe pas assez à l'importance des bois sur les montagnes. La Corse peut être considérée comme une masse pyramidale divisée en trois branches d’air horizon- tales, dont l’inférieure est chaude et humide, la su- périeure froide et sèche, et la moyenne participant de ces qualités. Les diverses couches d’air dont nous parlons, expliquent bien pourquoi la température en Corse éprouve des vicissitudes rapides , pourquoi en été le vent qui tombe des montagnes est brûlant comme leurs rochers, tandis qu’en hiver le même vent est glacial comme la neige qui les couvre, pour- quoi, dans un même lieu et dans un même instant, lon sent tour-à-tour des courants d'air chaud et d'air frais qui passent tels que des nuages. En général, 350 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS il n'existe jamais pour la Corse un même vent, un même courant d'air; quoique l'atmosphère de la Méditerranée s’ébranle dans une seule direction , ce grand fleuve d'air produit dans l'ile des tournoie- ments, des contre-reflux, des déviations semblables à ce qu'on remarque dans lesfleuves, aux piles des ponts et aux rochers. Les caractères de la côte d'est sont une plage basse, marécageuse et dépourvue de ports, un air pesant et humide, un sol plus égal et plus gras. Dans la côte d'ouest, au contraire, existe un air vif, ventilé, un terrain sabloneux, abruple, creusé de golfes, plein d’enfoncements , parsemé d’ilots et d’écueils de toute espèce. Il en est qui croient que celte partie du littoral corse a été détachée du continent. La côte du nord jouit d'un air plus salubre et plus tempéré. Celle de l'est présente un massif peu ondulé, parce . qu'elle est en face de l’Italie, dont la mer encaissée et stagnante protège les atiérissements, tandis que celle d'ouest montre une plage dentelée, taillée à pic, parce que la mer d’Espagne et des vents vio- lents déploient une action rongeante. La différence la plus remarquable entre ces régions consiste dans la nature même du sol qui, dans la partie d’est, depuis le cap Corse jusqu'au Tavignano, se trouve généralement calcaire, tandis que dans celle d'ouest et du nord il est purement graniteux, à l'exception de trois ou quatre points calcaires, tels que Bonifacio, St.-Florent et un des sommets de Venaco. Ainsi, nature du terrain, configuration du sol, DE LA CORSE. 351 température, rien ne se ressemble dans les trois climats ; pour pénétrer jusqu'à la racine des haines et des vengeances, dans toute la profondeur des plaies de la Corse, il faut doncchercher ailleurs que dans le climat. Comment, en général, aurait-il pu agir d'une manière malfaisante sur l’état du pays? Il semble , au contraire, que. par sa position géogra- phique , si favorable au développement du commerce, par la fertilité de ses terres et la variété de ses produits, la Corse renferme toutes les eonditions de vie el de progrès sous lesquelles la civilisation a toujours fleuri. Des circonstances funestes que j'ai signalées, l'ont retenue, il est vrai, jusqu'ici dans l'enfance des arts et de l’industrie ; mais aujourd’hui que l’espèce hu- maine déploie en tous lieux une immense activité, que chaque lendemain la retrouve, pour ainsi dire, plus policée que la veille, la Corse ne peut rester plus long-temps étrangère à cet universel élan de régéné- ralion. On croira aisément qu'un peuple en proie à tant de maux et de discordes, privé si long-temps de com- munications et d’aisance, qu’un peuple où les deux sexes vivent presque toujours séparés dans leurs oc- cupations comme dansleurs amusements, ail un carac- tère sombre et peu enclin à la gaité. Les villageois sor- tent rarement, se promènent peu ; chacun demeure pensif devant sa porte, et aux aguets, pour ainsi dire, comme un faucon sur son nid, selon l'expression de l’auteur de Colomba. On n'entend guère rire et chanter; cependant autrefois, d’après un ancien usage , fort bizarre, qui avait bien son côté moral, le soir du 352 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS dernier jour de carnaval, un homme soutenu par plusieurs personnes, et travesti d’une manière tout- à-fait burlesque, apparaissait au milieu du peuple. Toutes les jeunes filles de l'endroit, en âge d’être pourvues, étaient offertes en mariage à ce person- nage appelé La Zalambrina. I acceptait toutes celles qui avaient des mœurs, et rejetait les autres par une pantomime qui ne manquait jamais de faire rire les assistants. Les Corses ont peu de chansons. Il fut un temps où tout se taisait en France, sous la main de la Terreur, seule époque de notre histoire où il n’y ait pas eu de chansons, car on ne peut appeler de ce nom les hymnes terribles qui donnaient le signal des insurrections dans la cité et des victoires à la frontière. La chanson est l’expression des senti- ments populaires ; aussi , en Corse, ce sont de longues cantilènes plaintives, des chants funèbres, quelque- fois cependant des chansons d'amour. En voici une des montagnes du Niolo, remplie de grâce naïve et d'originalité ; tous les pays ont leurs provinces chan- sonnières : pour l'Angleterre, c’est l'Ecosse ; pour l'Italie, Venise, du moins autrefois; pour la Corse, si elle en possède, c’est le Niolo : Joie de mon cœur, je l'ai toujours appelée ; Et, à force de t'aimer , je suis devenu sourd et muet; Je souffre plus que ne souffre un damné. Ingrate maîtresse, pourquoi l'être jouée de moi ? Ne vaut-il pas mieux être amant sans être aimé, que d'être amant aimé, puis trahi ? Joie de mon cœur, tu m’as réduit au point DE LA CORSE. 353 Que je vais à la messe et ne sais où je suis ; Je n'écoute plus parole d'évangile , et ne sais plus répéter : Ave Maria. J'ai été me con'esser, Ô ma déesse ; Sais-tu ce que m'a dit le confesseur ? 11 dit que je dois t’oublier, Que, si j'y pense, je me consume et meurs, Le malade désire sa guérison, Le prisonnier désire quilter sa prison , Le marin désire le beau temps, Et moi ce que je désire, c'est de pouvoir baiser Ta jolie bouche et «ensuite mourir. L'oiseau enamouré tourne sans cesse, En volant à travers bois et campagnes ; Il chante, il regarde de tous côtés Pour trouver sa douce compagne ; Et quand il ne la retrouve pas, il s'attriste Et gémit, dans son langage plaintif. Ainsi je te porte écrile dans le cœur, Tant, que tu ne me sors pas de la pensée. Si tu veux savoir combien est ce tant 4 Et combien est ce cœur qui est dans mon sein : Si j'entrais dans le paradis, saint, saint, Et que je ne L’y trouvasse pas, j'en sortirais ! S’intrassi in paradisu santu, santu , E nun travacci atia, mi n’esceria! D'autres poètes ont préféré l'enfer avec la femme aimée , plutôt qu’un paradis sans elle. Le berger corse n’est pas passionné jusqu’au blasphème ; il se borne à dire : « Si je ne te trouvais pas en paradis , j'en sor- « tirais! » Le berger poète était Francesco Valeri. — Inter arma silent leges (les lois se taisent au milieu des armes) est une ancienne observation qu'on peut , à juste titre, appliquer aussi aux muses, et qui fait comprendre la rareté, en Corse , des monuments litté- raires. Cependant tout ici n'a-t-il pas un langage 354 SUR L’HISTOIRE ET LES MOEURS pour l'imagination et pour le cœur de l'homme ? au- dessus de sa tête, ce ciel sipur, magique pavillon de cette ile, et ce soleil si brillant qui Péclaire ! autour de lui, ces monts couronnés de verdure et cette mer aux flots azurés, où semblent se mirer les oliviers de ses rivages! tant de lieux qui ont retenti si long- temps de cris de liberté, et qui furent le théâtre de combats glorieux pour la défense du territoire ! l'aire d’où prit son vol, cet aigle qui, enlevant la France dans ses serres , a plané 15 ans avecelle, et 15 ans l’a tenue suspendue sur le monde étonné! Le Niolo , dont je parlais tout-à-lheure, ressemble encore un peu à ce qu'il était il y a deux siècles ; j'ai trouvé, à cel égard , un passage curieux dans la vie de saint Vincent-de-Paul, par Louis Abelly, tome I., page 296. En 1652, des habitants de la Corse demandèrent à saint Vincent. de-Paul quelques prêtres de sa congré- gation. Quatre missions, en conséquence, eurent lieu , l’une à Campo Loro, la seconde dansun lieu, qu'il appelle Cotone, la troisième à Corte et la dernière au Niolo. Le supérieur de la mission raconte ainsi ce qui se passa dans le Niolo : « On n'y découvre « aucun vestige de foi ; demander s'il y a un Dieu , ou « s’il y en a plusieurs, et laquelle des trois personnes « s’est faite homme pour nous. c'était leur parler arabe. « Le vice y passait pour vertu, et la vengeance y avait « untel cours, que les enfants n’apprenaient pas plutôt à « marcher et à parler qu'on leur montrait à se venger, « quand on leur faisait la moindre offense. Dans une « vallée de 2,000 habitants , nous y avons bien trouvé « six vingt concubinaires , desquels 80 environ étaient 2 S a 2 A « « DE LA CORSE. 355 aussi incestueux. Nous employâmes trois semaines à instruire ce pauvre peuple . des choses nécessaires à son salut; mais le plus fort de notre travail fut notre emploi pour les réconciliations, et je puis dire que hoc opus, hic labor est, parce que la plus grande partie de ce peuple vit dans l’inimitié. Nous fûmes quinze jours sans y pouvoir rien gagner, sinon qu’un jeune homme pardonna à un autre qui lui avait donné un coup de pistolet dans la tête. Tous les autres demeurèrent inflexibles dans leurs mauvaises dispositions, Tous les hommes venaient armés à la prédication, Pépée au côté et le fusil sur l'épaule, ce qui est leur équipage ordinaire. Mais plusieurs, lorsqu'on leur parlait du pardon des injures, quittaient la prédication. Enfin, la veille dela communion générale, comme j'achevais la prédi- cation , Dieu m'inspira de prendre en main le cruci- fix que je portais sur moi, et de leur dire que ceux qui voudraient pardonner vinssent le baiser. A ces pa- roles ils commencèrent à s’entre-regarder ; maïs comme je vis que personne ne venait, je fis semblant de me vouloir retirer et je laissai le crucifix, meplai- gnant de la dureté de leurs cœurs. Sur cela, un religieux , de la réforme de saint François, s'étant levé, commença de crier : « Ô Niolo, O Niolo, tu veux donc être maudit de Dieu? tu ne veux donc pas recevoir la grâce qu'il envoie, par le moyen de ces missionnaires qui sont venus de si loin pour ton salut ? » « Pendant que ce bon religieux proférait ces paroles et d’autres semblables , voilà qu'un curé de qui le neveu avait été tué {et le meurtrier était présent à 356 SUR L'HISTOIRE ET LES YOEURS « cette prédication) vient se prosterner en terre et de- « mander à baiser le crucifix ; il dit à haute voix : « Qu'un tel s'approche (le meurtrier de son neveu) et « que jel’embrasse ! » Ce qu'ayant fait, un autre prêtre « en fit de même à l'égard de quelques-uns de ses enne- « mis qui étaient présents, et ces deux furent suivis « d’une grande multitude d’autres, de sorte que, pen- « dant l’espace d’une heure etdemie, onne vitautre « chose que réconciliations et embrassements. Oh! « Seigneur , quelle édification à la terre et quelle joie « auciel,de voir des pères et desmères qui, pour l’amour « de Dieu , pardonnaïent la mort de leurs enfants, les « femmes de leurs maris, les enfants de leurs pères, les « frères et les parents de leurs plus proches, et enfin « de voir tant de personnes s’embrasser et pleurer sur « leursennemis! Dansles autres pays, c’est chose assez « ordinairede voir pleurer les pénitents aux pieds des « confesseurs , mais en Corse c’est un petit miracle. » Dans la province du Niolo est le Monte-Rotondo, le Mont-Blanc de la Corse. Sur la gauche, on voit le Monte d’Oro, sillonné de bandes de neige et de petites cascades ; mais il est inférieur au Monte-Rotondo par la hauteur et la beauté du panorama ; le voyageur est heureux, à travers tous les rocs et tous les précipices semés çà et là, de trouver des chevaux et des mulets d’une adresse extraordinaire. Ils se tirent des pas les plus dangereux. Le cavalier n’a qu’à fermer les yeux et à laisser faire l'animal, sans compter qu'on peut faire avec lui 15 lieues par jour sans qu'il vous demande ni à boire ni à manger ; de temps en temps, quand on s'arrête , le cheval tond une touffe d'herbe, écorce un arbre ou lèche une roche couverte de mousse, et tout DE LA CORSE 35% est dit. Juvénal, dans une de ses satires, parle du mulet que les Romains allaient chercher en Corse. Il n’y a pas de loups dans l'ile ; mais les habitants en tiennent lieu, disent les détracteurs de la Corse ; n'oublions pas, si nous voulons être justes, que les bienfaits du gouvernement ne sont guère que d'hier ; il faut semer d’abord, pour moissonner un jour. On est dans une bonne voie ; on a compris que le moyen le plus eflicace pour agir sur les mœurs, était de s’oc- cuper du bien-être matériel du pays, était de dé- truire à la fois et l'air pestilentiel des plages et le per- chant au meurtre , de mettre le travail en honneur, de lever les obstacles qui empêchent de communiquer et de s’entendre, d'ouvrir de toutes parts des routes qui, en facilitant les relations des individus, agran- dissent la sphère des consommations ; les nations qui manquent de débouchés suflisants, négligent leurs ressources nalurelles ; on a compris que de lagri- culture et de l’aisance devait sortir la régénération de la Corse. N'est-ce pas l’aisance, en effet, qui propage les lumières, assure à l'intelligence une souveraineté définitive sur la force brutale, et attache à l’ordre et à la vie par les jouissances qu’elle procure ? Que l'administration entre le plus largement possible dans cette carrière des améliorations maté- rielles ; la Corse est un diamant brut, il nous reste à le polir ; ensuite on verra bientôt mourir, sur ce sol agité , lous les germes de haine et de discorde qui ensanglantent le pavs. Des mœurs plus douces, des habitudes paisibles remplaceront ce caractère rude et superbe, celte fougueuse indépendance, qui renversent 358 SUR L'HISTOIRE ET LES MOEURS DE LA CORSE. trop souvent les barrières sacrées de la loi. Ce ne sera plus seulement dans la terreur des peines que l’on trouvera des garanties de sécurité, mais dans l’hor- reur profonde qu'inspirera à toutes les ames l’effusion du sang , mais dans les flétrissures qu'imprimera l'opi- nion publique sur le front des coupables. Alors dis- paraîtra la culture vagabonde qui ne subsiste qu’à l’aide du feu, ravage bien plutôt un pays qu’elle ne l’enrichit et ne le décore, et offre partout des scènes de destruction ; des landes stériles, des marais im- purs, d’affreuses soliludes se changeront en routes spacieuses , en champs cultivés , en habitations saines et riantes ; enfin, toutes les ressources nationales se développeront à laise; et la Corse qui saigne encore, sur plusieurs points, de toutes ses veines, qui paraît courbée sous le poids de tant de plaies douloureuses, se redressera, au milieu de cette atmosphère de bien- être et de jouissance , comme un jeune homme bril- lant de force et de vie (1). (1) La Corse a produit bien des hommes éminents ; sans parler de Napoléon , auquel personne ne peut être comparé , elle compte ses trois Sampiero d'Ornano , ses trois Paoli , ses deux Abbatucci, ses deux Cervoni , ses trois Casabianca, ses Arrighi, ses Sebas- tiani. M. Abbatucci, président de chambre à la Cour d'Orléans, et M. Limperani, consul à Venise, soutiennent dignement l'éclat de leur nom. C’est en Corse que fit ses premiers pas dans la carrière de la magistrature, et commença à recueillir ses trésors d’érudition, M. Troplong dont les ouvrages sont si justement célèbres. Je me plais aussi à rappeler, en finissant, que j'ai eu , dans le parquet , en Corse, pour collègues et pour amis, deux hommes d'un rare mérite, MM. Flaudin et Filhbon, dont s'est enrichie la magistrature de la capitale. j TYRTÉE ET RIGAS. CHANTS GOBRRIERS DELA GRÉCE ANCIENNE ET DE LA GRÈCE MODERNE: Par M. F. A. DE GOURNAY. La Grèce ancienne et la Grèce moderne ont pro- duit de nombreux hymnes de guerre, et pourtant il ne nous reste de la première que trois de ces chansons curieuses , el nous n’en connaissons qu'un petit nombre de la seconde. Tyrtée et Rigas sont les deux auteurs principaux en ce genre : l’un chanta la vertu guerrière et l’autre la liberté. Tyrtée a plus de re- nommée , et Rigas semble avoir sinon autant d'art, du moins plus d'inspiration et de verve, lorsqu'on examine seulement les œuvres qui leur sont attri- buées. Serait-il vrai que la gloire eût ses caprices comme la fortune? Toutefois il ne faut pas perdre de vue qu'il ne nous reste de Tyrtée que trois pièces dont la première nous a été transmise par l'orateur Lycurgue , et les deux autres par Stobée (1). Je ne parle pas des vers détachés, dont quelques-uns , (1) Platon, dans son traité des Lois, fait mention de l’élégie de Tyrtée, qui commence par les mots: Oùr’ ày pynaouiprnv, elc. 23 360 TYRTÉE ET RIGAS. compris dans mon travail, sont les membres dis- persés du poëte. Sa célébrité qui a traversé tant de siècles, le suffrage de Platon qui lappelait sage et divin, coyéç et Geuéraros (1), et de plus l’assentiment d'Horace qui le mettait après Homère (2), sont d’un assez haut prix pour qu’on ne lui conteste pas la couronne de lierre. Si donc ses poésies qui survivent , n’accusent pas toujours cette fureur di- vine que les ignorants de son temps prenaient pour de la phrénésie ; si le ton qu’il emploie paraît quel- quefois un peu trop grave el trop sentencieux pour un hymne de guerre, n'oublions pas qu'il fut en même temps orateur et poëte. Les trois petits poëmes, curieux monuments de sa gloire, laissent entrevoir cette double physionomie. Quant à Rigas, sa figure est une, son front rayonne de l'amour de la liberté dans ses justes limites. Il ne manque à cette ame héroïque et simple que toute la chaleur chrétienne et la sublime exaltation des martyrs ; mais parlons d’abord de l’ainé des deux poëtes. Tyrtée est une vieille énigme que le temps a jetée comme un défi à la philologie. Le lieu de sa naissance, son état mental, sa constitution physique, sa qualité invraisemblable de chef d'armée, celle de citoyen de Lacédémone , le nombre et le titre de ses œuvres, ses divers lalents, ses inventions liltéraires et artis- tiques , Lout a été, dans ce personnage mystérieux, l'objet d’allégations diverses el plus d’une fois aven- {urées. Aussi la critique est-elle loin d’avoir éclairei (1) Leg. lib. 1, p. 8. Edit. cum schol, à Ruhnk. collect. (2) Epist. ad Pison. v. 401. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 361 tous les doutes : pourrai-je répandre quelque lumière dans ces obscurités scientifiques ? Aucune histoire contemporaine de Tyrtée n’a redit à la postérité sa vie publique et privée. Des légendes conservées dans les souvenirs du peuple, des tradi- tions plus ou moins mélangées de merveilleux, furent les sources un peu suspectes des biographies du poëte. Faut-il donc s'étonner de toutes les variantes qui s'y rencontrent? Un orateur grec a commencé l’altération de la vérité ; l’abréviateur Justin, écrivain sans cri- tique , l’a fortement accrue ; deux ou trois biographes français Pont achevée , en répétant avec une déso- lante uniformité des renseignements encore plus erronés. « Pendant la seconde guerre Messénienne , disent- «ils, les Spartiates en paix avec les Athéniens, « firent demander à ceux-ci un général. On leur envoya « Tyrtée boiteux et louche. Poëte et stratége con- « sommé, Tyriée donna des conseils aux Spartiates « et les enflamma par ses hymnes (1). » Rien de moins exact que ce passage auquel un bhelléniste, soigneux de sa réputation, n'aurait pas dû attacher son nom. Tyrtée boiteux (2), louche ou (1) Diclionn. de la conversat. v°. Tyrtée. (2) Tous les historiens grecs et latins s'accordent à dire que Tyrtée fut boiteux, ce qui n’a rien d’extraordinaire ; mais Schoell, Litt. grec. prof., t. 1, p. 189, lançant à Lort un trail d'esprit, s’ex- prime ainsi à ce sujel: « C’est sans doute par méchancelé aussi « que, faisant allusion au pentamètre qu'il mit en vogue, on à « dit qu'il boitait. » 362 TYRTÉE ET RIGAS. borgne (1) et passant pour fou (2), est transformé , d'autorité privée. en un stratége consommé! Cet homme célèbre né, suivant l'opinion générale , à Athènes (3) ou à Milet (4), colonie d'Athènes (5), ne commença à être connu qu’à l’ouverturede la seconde guerre des Messéniens, en l’année 684 avant J -C. (6). Quel était son âge à cette époque et quelle était sa profession ? L'histoire , muette sur la première ques- tion, répond à la dernière , qu’alors obscur maître d'école, il passait, aux yeux du vulgaire, pour n'avoir pas la tête bien saine. Privé des grâces du corps, mais doué des agréments de l'esprit, artiste et poëte au plus haut degré, appliquant ses talents pour la poésie et la musique à chanter la gloire des combats avec une impétuosilé dithyrambique , il s’est fait un grand nom en défendant une mauvaise cause, lop- pression de la liberté d’un peuple magnanime. Son ({)Acron, sur l’épître aux Pisons, v. 401 , dit que Tyrtée était d'une constitution faible, et dans tout son corps disgracié de la nature, corpore debilis, omni deformis parte membrorum. Porphyrion, autre scholiaste d'Horace , ajoute qu’il était boiteux et louche, claudus et luscus. Pausanias le dit boiteux , etc. (2) Pausanias rapportant l'opinion vulgaire sur l’état mental de Tyrlée, se sert de ces expressions-Ci : voÿy te Hxéçra Éyerv d'oxcv. (3) Plat. Leg. lib. ?, p. 14. Lycurg. ad Leocrat. (4) Suidas le dit Milésien ou Lacédémonien ; mais Lacédémone lui conféra seulement le droit de bourgeoisie. V°, Tyrtœus. (5) Selon Plutarque, il serait originaire de Mantinée ; mais re biographe célèbre est à peu près seul de son opinion. Jean Tzet- zès, Chil., 14, a commis la même erreur que Suidas, en confon- dant la naturalisation avec le fait d’origine. (6) Pausan., lib. IV, ch. 15. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 363 caractère politique est d'autant plus attaquable, que, dans cinq vers échappés aux ravages du temps, il parle avec dérision des sanglants outrages que Îes Messéniens essuyèrent des Spartiates : Üorep ôvor peyhots y0eot Teupuevor , Aeorocüvouce pépoyrtes &vayrains ÙTÔ }vyphs Hutou muy ooauv xaprûy &poupa wéper. «a Courbés sous le faix comme des ânes, ils sont « dans la dure nécessité d'apporter à leurs maitres « la moitié des fruits que produisent leurs champs. » Puis, semblant aussi se moquer de la dure nécessité où ils étaient d'assister en robes noires aux funérailles des rois et des grands personnages de Sparte, il ajoute : Aecrütas oiumbovres Ouç , &}dyoi te xab aûToi , Eùre ty’ oûhouévn poïpa xlyor Ouvurou (1). « Ils pleurent, eux et leurs femmes, lorsque la Parque « tranche les jours de quelqu'un de leurs maîtres. » Consacrer ses talents à la rivale de sa patrie, c'était déjà commettre une faute ; secourir de tous ses moyens le despotisme , et rire amèrement d’un peuple généreux réduit au plus dur esclavage , c'était faire un acte de cruauté. Aussi les hymnes de Tyrtée, tout remarquables qu'ils soient , ne couvrent pas la honte de leur origine ; une bonne action vaut mieux qu’une (1) Pausan. , lib. IV, c, 14. 364 TYRTÉE ET RIGAS. belle page , et c'est avec douleur que, pour être juste, nous blämons l'homme , tout en louant le poëte. On voudrait si bien que le génie fût un or sans alliage! Le véritable esprit marche avec la bonté (1). Les trois élégies chantées par le fils de Xénoclés (2), sur les trois guerres de Messène , répandent un par- fum plus suave à l'ame que celles de Tyrtée. Elles ont inspiré les Messéniennes d’un poëte national, dont le cœur était aussi élevé que le talent. A la lecture des élégies françaises , on serait presque tenté d’ou- blier les poésies grecques, et, transporté par la pensée sur les bords du Pamisus où jadis florissait un peuple libre , aux mœurs douces et patriarcales , et trois fois vaincu , asservi , cruellement outragé, on donnerait volontiers une larme à tant d’infortune (3). Les Messéniens inhumainement traités se révol- tèrent , trente-neuf ans après la prise d’Ithôme. De leur côté , les Lacédémoniens jurèrent qu’ils triom- pheraient des Messéniens ou périraient dans le combat. Une guerre d’exlermination recommença. Aris- tomènes , descendant des anciens rois de la contrée, en fut le héros et ouvrit la campagne par un coup d’audace. Pénétrant à Lacédémone , pendant la nuit, (4) Le Méchant, comédie de Gresset. (2) Voyage du jeune Anacharsis en Grèce , L IV, p. 314. (3) Tyrtée a lui-même rendu hommage aux agréments et à la bonté de la Messénie dans un vers conservé par Strabon, liv. VITE, p. 366, édit. de 1620 : ’Aperüvy éxodonc peiboy , à }dyow ppacau. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 365 il suspendit au temple de Minerve un bouclier chargé de cette inscription : « Don d’Aristomènes à Minerve, « des dépouilles des Spartiates. » ?’Acorouévny àrd Erapriurov dudévar Th Ge (1). A cette occasion , l’orateur Lycurgue, qui vivait et mourut du temps de Démosthènes, rapporte dans sa harangue contre Léocrate (2), un fait qui a été regardé comme une fable par le savant Visconti. Il dit que les Lacédémoniens consultèrent l’oracle de Delphes, au sujet de la seconde guerre avec les Messéniens, et que l'oracle fit cette réponse : Avethev 6 Bec rap’auoy yeuôva Aubeïiv, xal vexfoety Toùs = évaytlouc. « Le dieu ordonna de prendre un quide parmi nous « pour vaincre les ennemis. » Mais il ajoute de son propre fonds : Téç yap où oide rüv Évoy ôre Tupraioy arpurnyèy Ëha- 60v mapa rüç rôhemc .….. 3; (3) « Qui des Grecs ignore que les Lacédémoniens « prirent dans notre ville Tyrtée pour stratége? » Le patriotisme de Lycurgue , qui vivait près de deux siècles après Tyrtée, lui fait exagérer le sens de l’oracle. D’abord il emploie deux fois le mot sacra- (4) Pausan. , lib. IV, c. 15. (2) Le seul qui nous reste des discours de cet orateur. (3) Divers traités, ete., par Gail, 1788, tom. IE, p. 272. 366 TYRTÉE ET RIGAS. mentel #yemv (1), puis, souriant vraisemblablement à l'idée que Lacédémone aurait reconnu elle-même la supériorité des généraux d'Athènes, il interprète le mot vague de l’oracle par celui de orpurnyès. Tout porte à croire que cet ami du peuple , comme le qua- lifiait Démosthènes (1), était susceptible de quelque partialité à force d’exaltation patriotique. On repro- chait à son amour national d’être quelquefois aussi dur que celui de Dracon. Son incontestable dévoue ment à la ville d'Athènes où il fut , durant quinze ans , intendant du trésor et chargé en même-temps de la police intérieure , lui a fait outrer l'éloge de Tyrtée , né dans la même cité, el supposer à ce poële un commandement d'armée que rien ne fait même présumer, En effet , Platon , dont Lycurgue fut le dis- ciple, n’a jamais donné à Tyrtée la qualification de otparmyos, quoiqu'il se soil assez longuement entre- lenu à son sujet dans son ouvrage des Lois. Il y af- firme seulement que, né à Athènes et reçu citoyen à Lacédémone , il est l’homme du monde qui à fait le plus d'estime des vertus guerrières : + «#7 (dexmocuvny) d° ad Tupraios émnvese paoTa , xuhÿ HEV, xa xUTX XGPOY XEXOOUNULEVA TO mount}, LC. (2). « Pour la vertu que Tyrtée a tant vantée, elle a son (1) Le mot ÿyeuwvy se traduit exactement par le mot dux; mais le mot dux f'allie tantôt au mot magister ct tantôt au mot im- perator. Xénophon a dit: Odoù }x6ety nyépova. Cicéron a dit : Magistra et duce natura. (2) Epît. 3 au sénat et au peuple d'Athènes , au sujet des en- fants de Lycurgue. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 367 « prix, et ce poële a fort bien choisi son temps pour « la chanter. » Quel temps pour la chanter, grand Dieu ! celui d'une guerre d'extermination et de la lutte d’un peu- ple esclave cherchant à briser ses fers , et contre le- quel un Athénien travaillait aux gages de Lacédémone! Mais Platon était lui-même Athénien, et tenait à la gloire de son vieux compatriote , sans trop se rendre compte des circonstances malheureuses où son génie s'était inspiré ; mais Platon avait une prédilection marquée pour Sparte , et sa république , disait Aris- tote , n’est que le gouvernement de Sparte idéalisé. A son tour , Plutarque , né dans les dernières années du règne de Claude, et décoré du titre de citoyen d'Athènes , fut à portée de connaître tous les titres d'illustration de Tyrtée. De son temps, toutes les œuvres de ce poële existaient encore , et donnaient vraisemblablement de curieux détails sur la seconde guerre de la Messénie et sur le rôle que celui-ci avait joué. Or, Plutarque rapporte ainsi l’opinion de l’an- cien Léonidas sur le mérite de Tyrtée : Acoviday pëy Yap TÔv ruhurdy }éyouorv émepoTh0evte , . 3 + 14 4 # … Lu FOLOG TIG UUTÉ palvetur TouTs Veyovévur Tupraios eiretv. Ayabè vémy duyke aixklheey (xayxuivers) (1). Éuremhauevor (1) L'abbé Sevin a pensé avec raison que le mot æixt\)erv qu'on rencontre dans le texte des œuvres de Plutarque , était une erreur de copiste, ce mot signifiant flatter et étant ici un non-sens. Le mot xtyzxaévetv,signifiant échauffer comme 04)reuv, est plus convenable en cet endroit. Mém. de l'Acad. des Inscript., t. VIIL , p. 154-55. 368 TYRTÉE ET RIGAS. Jap ÙTÈ TOY TOLNUATOY évÉoudtacuoÿ , rupa TùÇ HAXUS hyeldouy Éauréy (1). « On demandait à l’ancien Léonidas ce qu'il pensait « du poëte Tyrtée. Je le crois propre, répondit-il , » à échauffer le courage des jeunes gens. Ses poésies « les pénètrent d’un si grand enthousiasme , qu’ils n’épargnent point leur vie dans les combats. » Ainsi un philosophe et un guerrier célèbres, les plus voisins que nous connaissions du temps où vécut Tyr- tée , ne parlent que de son art à chanter des vers et à inspirer l’ardeur martiale aux jeunes hommes. Platon finit même sa digression sur ce poële par dire que la vertu qu'il vante ne doit être placée que la quatrième en rang et en dignité. 1] met au-dessus du courage guerrier le courage moral, la force de l'ame , sans laquelle il n’y a aucune verlu, ni même aucune vertu militaire. Mais si Tyrtée eût commandé les armées, comme l'avance Lycurgue, et s’il eût composé un Traité de législation , comme l’ajoute Suidas, Léonidas eût-il passé sous silence son titre glorieux de chef de guerre naturellement soumis à son contrôle, et Platon traitant des lois eûl-il négligé la critique de son système de législation ? Tout argument négatif, dira-t-on, est un glaive à pointe émoussée ; joignons-y donc l'argument positif. Pausanias, historien du second siècle de notre tre, collecteur passionné des légendes populaires , a donné sur la Grèce des documents pleins de vraisemblance et d'intérêt : aussi , serait-ce à Lort qu’on lui appliquerait (1) Za Cleom., un. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 369 le mot de Scaliger, Græculorum omnium mendacis- simus, Dans ses pérégrinations d'artiste, d’archéologue et d'érudit, cet historien avait parcouru la Messénie , el recucilli de nombreux renseignements sur les an- ciennes guerres de ce pays. Or, voici ce qu'il dit, à son tour , de l'oracle de Delphes consulté par les Lacédémoniens : Eyévero dE ui Auxedupoviors pévreupa ëx Aekn@y, Tûv *AOrvatoy érayesôe aéubouxoy (1\ « L’oracle de Delphes ordonna aux Lacédémoniens « de faire venir un Athénien pour prendre ses « conseils. » Cet historien ajoute que, « lors de la terrible ren- « contre qui eut lieu auprès du monument du sanglier, « Anaxandre, roi des Lacédémoniens, était à leur « tête et les commandait ; que Tyrtée el les hiéro- « phantes des grandes déesses restant étrangers au « combat , se bornèrent à exciter l’ardeur des soldats « de l’arrière-garde. » Le récit de Pausanias mérite en cet endroit d’autant plus de croyance, qu'il était Liré des poëmes de Rhianus de Bène et de Tyrtée, excellents guides pour tout ce qui regardait la seconde guerre des Messéniens. Myron de Priène en avait aussi raconté, en prose , les événements ; mais Pausanias , qui fait mention de cet historien , dit « qu’il se mettail peu en peine d’écrire « des choses fausses et même dénuées de vraisem- 1) Tom. IL, c. 15, p. 334, édil. de Clavier. 370 TYRTÉE ET RIGAS. « blance, comme on le voyait par ses autres ouvrages « et surtout par l’histoire de la Messénie ; » ce qui établit , en passant , que Pausanias n’admettait pas aveuglément toute sorte de récits. Strabon , parlant du même oracle, en rappelle fidé- lement les expressions : + + OÔg ÉTÉTUTTE Tapà AGnvaloy NaBety nyepiva (1). + . € qui ordonna de prendre un guide parmi les Athéniens. Mais est venu Justin qu. brouillant tout, a changé les mots et le sens de l’oracle , en disant : « Lacedæmonii, de belli eventu oraculo Delphis con- « sulto, jubentur ducem belli ab Atheniensibus petere. « Porro Athenienses, cum responsum cognovissent . in « contemptum Spartanorum,Tyrtæum poetam, claudum « pede, misere. . (2). » .« Les Lacédémoniens ayant consulté l'oracle de « Delphes sur le succès de la guerre, en reçoivent « l’ordre de demander un chef d’armée aux Athéniens. « Or, les Athéniens ayant connu la réponse de l’ora- « cle , envoyérent par dérision aux Spartiates le poëte «a Tyrtée, boiteux , etc. » Où Justin avait-il pris que l’oracle de Delphes eût ordonné aux Lacédémoniens de demander un chef de guerre aux Athéniens ? Est-ce que les mols ÿyepévx Aabsiy ,| correspondant aux mots latins ducem sumere , étaient exactement traduits par ceux-ci: petere ducem belli? En supposant que Suidas ait vécu sous le règne (4) Lib. VII, p. 362, Lut. Paris. 1620. (2) Lib. LIT, cap. 5. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 371 d'Auguste , opinion très-contestable avancée par Giraldi, Justin à pu être induit en erreur par ce lexicographe; mais l’ouvrage de Suidas, compilation sans choix et sans jugement, n’était pas la source où lon devait puiser; il fallait, avant toute chose, copier textuellement les mots de l’oracle ou les tra- duire fidèlement. Et comment supposer que l’oracle, si sa voix, ce qui est vraisemblable , s’est fait entendre en cette circonstance, eût imposé aux rois de Lacé- démone , ‘dont le droit et le devoir étaient de commander les armées, l’humitiante obligation de demander aux Athéniens, leurs rivaux, un général en chef? Mais les noms de ces rois qui commandaient alors les troupes de Lacédémone sont connus, c’étaient Anaxandre et Anaxidame (1). Lors du siège d'Ira, c'était Empéramus qui commandait en leur absence (2). Pausanias, parlant des invasions d’Aristomènes dans le pays, rapporte que cet illustre guerrier les con- tinua, jusqu’à ce qu'ayant rencontré Les deux rois de Sparte avec plus de moitié de leurs bataillons, il reçut en se défendant différentes blessures (3) Comment admettre enfin que Tyrtée eût été envoyé par les Athéniens en dérision des Spartiates ? Est-ce que le peuple d'Athènes, d’une religion méticuleuse à cette époque, eût osé contrarier le vœu de l’oracle ou plutôt s’en moquer ? Concluons de cette discussion que le récit de Justin est dénué de toute vraisem- blance. Cependant c’est à celte source, que nos bio- (1) Pausan. t. 11, €. 15, p. 333. ed. Clavier. (2) Abd ca Ep 373: (3) Ibid, , c. 18, p. 357. 372 TYRTÉE ET RIGAS. graphes ont inconsidérément puisé leurs documents. Sans craindre le plagiat, ils se sont dérobé jusqu'aux phrases et jusqu'aux mots ; ils ont même enchéri sur l'inexactitude de l’abréviateur latin , qui donne seule- ment à Tyrtée le titre de chef de guerre; ils l'ont transformé en stratége consommé. Ce fait de peu d’im- portance, au fond, révèle que la substitution d’un mot à un autre peut entrainer de graves erreurs, et que prendre un quide ou un conseil n’est pas la même chose que demander un stratége consomme. Heu- reux le lecteur, s'il n'avait à reprocher à l’histoire que des méprises de ce genre ! La vérité, en passant par quatre ou cinq bouches, a subi quatre ou cinq mo- difications. Tyrtée, suivant l’orateur Lycurgue, est devenu orparayès, stratége, chef d'armée; suivant Strabon qui a respecté le mot de l’oracle, il est rede- venu %yeué» , chef ou guide ; selon Pausanias , qui a le mieux interprété l’oracle , en se conformant à la vérité des faits, il a été qualifié de cupéovlos, conseil ou conseiller ; mais avec Justin il a repris le titre de dux belli, chef de guerre , et M. Gail en a fait un stratége consommé (1) ! Tyriée, pris comme conseil et non pas comme général par les Lacédémoniens, quitta son école et s’en vint à Lacédémone. On dit qu’à son arrivée dans (1) Moréri, dans son dictionnaire, v°. Tyrtée, dit: « Les « Lacédémoniens consultèrent l’oracle de Delphes, qui leur ré- « pondil de chercher chez les Athéniens un homme capable de « les azder de ses avis. » Moréri a vu la vérité, mais il ne l'a pas développée. L'opinion erronée de l'abbé Sevin, homme d’ail- leurs trés-instruil, avail besoin d’être combattue, pour que les biographes cessassent des récits fabuleux. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 373 cette ville, il se mit à réciter, en présence des magistrats, des poëmes auxquels l’orateur Lycurgue a donné le nom d’élégies On ajoute même que, récitateur infatigable , ouvéyoy 6récouç rôyor, il ras- semblait (ous ceux qu'il rencontrait pour leur chanter ses vers Ce n’est pourtant pas à son occasion qu'Horace a dit plaisamment : quem vero arripuit, tenet occiditque legendo. Excitateur du courage des Jeunes Spartiates , il fut, avant Callinus et Mimnerme, le type de nos bardes qui consacraient leurs veilles à célébrer les grands hommes de la Gaule , en accom- pagnant leurs poésies de la harpe ; les chansons mar- tiales de Tyrtée étaient aussi accompagnées de la flûte. Sans s'exposer au péri! des combats, et sans courir le danger de jeter dans la fuite son bouclier comme Horace, il relevait en temps opportun le courage du soldat. Ses hymnes , dans les commencements de la guerre , ne furent pas des chants de victoire. Les Lacédémo- niens furent battus comme ils le méritaient. Aussi , dans la seconde de ses élégies conservées , rappelle- t-il aux jeunes Grecs qu’on les a vus alternativement fuir devant l'ennemi ou le poursuivre à outrance. On dit même qu'il conseilla aux Lacédémoniens décou- ragés d’incorporer les Hilotes dans l’armée , en pro- mettant de leur donner en mariage les veuves de ceux qui périraient dans le combat , et de leur accorder le droit de bourgeoisie. Les Messéniens, toujours conduits par le brave Aristoniènes , tinrent tête à l'ennemi long-temps ; mais enfin victimes de la trahison , ils se retirèrent dans Ira dont le siége dura onze ans, 374 TYRTÉE ET RIGAS. suivant le témoignage de Rhianus. La place une fois emportée , les Lacédémoniens , en reconnaissance des services de Tyrtée , lui conférèrent le droit de bourgeoisie , distinction honorable et rare à Lacédé- mone ; mais , selon Meursius, ils ne lui accordèrent pas tous les privilèges attachés à la qualité de citoyen. Quelques critiques lui ont même entièrement contesté ce titre ; cependant il semble lui-même se le conférer dans ce distique élégiaque conservé par Pausanias : Huerépo Bacrkne Oeotor ptlw Ocorduro , Ov du Msoohvny échouey edpuyopoy. « À Théopompe , notre roi, chéri des dieux , avec « qui nous avons pris le vaste pays de Messène. » Du reste, Tyrtée, s’il ne l'oblint pas, méritait cette distinction des Spartiates dont il avait soutenu ét encouragé l'humeur belliqueuse , et tout porte à croire qu'ils la lui déférèrent. Ils ne faisaient aucun cas des autres poëles , mepi toùç &hdouç rounraç oùd'évu Adyoy éyovreg 3 mais ils estimaient tellement les talents de Tyrtée, qu’ils ordonnèrent , par une loi expresse, que les soldats devant partir à quelque expédition , s’assembleraient autour de la tente du roi, pour en- tendre chanter les vers du poëte, persuadés qu’ensuite ils sacrifieraient avec moins de peine leur vie pour la patrie. On raconte encore qu’étant devenu citoyen de Lacédémone , il y établit sa demeure et y mourut ; mais l’époque précise de sa mort est aussi ignorée que celle de sa naissance. On croit seulement que la seconde guerre des Messéniens fut terminée la pre- TYRTÉE ET RIGAS. 375 mière année de la 28°, Olympiade , c’est-à-dire l’an 668 avant Jésus-Christ. La guerre avait duré seize ans , et l'on ne sait combien de temps Tyrtée vécut depuis la prise d'Ira qui fut le terme des hostilités Maintenant quelles furent les œuvres du poëte ; en quoi consistent les fragments qui nous restent ; de quelle mesure s'y est-il servi; comment ces hymnes guerriers se chantaient-ils, et quelle est leur valeur poëtique ? Schoell a donné la nomenclature des poésies de Tyrtée, en suivant à la lettre les indications de Suidas, qui lui attribue un traité du gouvernement des Lacédémoniens , des préceptes en vers élégiaques, et cinq livres de chants guerriers. L'abbé Sevin a fait remarquer que « Suidas distingue à tort des elégies « le premier ouvrage qu'il appelle rokrsix, parce que « moreix el eüvouix sont des termes synonymes qui « signifient des lois sages et propres à maintenir le « bon ordre dans le gouvernement. Or , d’après Stra- « bon, Eüvouix et les élégies sont deux choses iden- « tiques. » Et il cite le passage probant de ce savant ethnographe qui s’est, sur beaucoup de points, ef- forcé de discerner la vérité : Kai yàp eiver pnoiv éxeidev êv Tÿ mounoër éheyeux y érvypapouory Edvouiay (1). « I] dit « qu'il était de ce lieu-là dans ses élégies que quel- « ques-uns intitulent Eunomie. » Schoell parait donc s'être trompé en copiantSuidas, et en ajoutant ces mots : « Aristote et Pausanias parlent d’un poëme de (@) Lib. vin. 376 TYRTÉE ET RIGAS. « Tyrtée intitulé Bonne législation , Edvouio: le com- « posa pour calmer les esprits du peuple de Sparte « qui, dans une disette causée par la guerre de Mes- « sène, se portait à la révolte. » Aristote et Pausanias ne disent pas ce que Schoell énonce (rop. affirmativement. Voici d'abord le texte d'Aristote : Zuyé6n dE ui roûro êv Auxeduiuoye Ümd rôy Mecoavtuxdy TÜ)EpL0Y OÈ zut Toûto êx Te Tupraiou rorosuc re xukoupévnç Edvouiuc* Ülbduevor yüp ruvès did roy rodepoy, AELOUY AVG uUTOY TOuEîY Ty Xipav (1). « Pareille chose (une sédition) arriva à Lacédémone « dans la guerre des Messéniens, comme l'indique « le poëme de Tyrtée appelé Eunomie. Des citoyens « appauvris par la longueur de cette guerre, de- « mandaient qu'on partageñt également le terri- « loire. » Ce passage prouve seulement que si Tyrtée savait enflammer le courage des Spartiates , il avait aussi l’art de les calmer , et méritait le titre de sage que lui donna Platon; mais il ne prouve pas que l’Eu- nomie füL une poésie distincle des élégies. En effet, dans les chants élégiaques, le poëte non seulement relevait le cœur abattu des Spartiates, par exemple après leur défaite près du monument du sanglier ; mais encore il comprimaitl l’émeute qui s’éleva lors du siége d’Ira, à l'occasion d’une disette. Pausanias explique le fait qui est seulement indiqué par Aristote. Un certain nombre de Spartiates s’élaient insurgés contre la loi qui défendait d’ensemencer la Messénie et (A)MPOIH- AT AV, CUT: CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 377 les cantons limitrophes de la Laconie,tant que la guerre durerait. L'histoire ajoute que Tyrtée apaisa la sé- dition; mais il ne parle en aucune sorte d’un poëme particulier intitulé Eunomie ; il se borne à dire, au contraire, que ce poële composa pour les Lacédé- moniens des élégies et d’autres pièces en vers ana- pestes , za éheyeix za Tù ërn cpéor Tù àvurouota H0ey (1). Or , les pièces en vers anapestes n'étaient autre chose que les chants guerriers , M£\a roeuexè. Ce titre d'Eunomie que Schoell, à limitation de Suidas, et contre le témoignage de Strabon et de Pausanias, attribue À un poëme spécial, nous paraît avoir été inventé après la mort de Tyrtée, comme celui d’'Epode à été créé par les commentateurs d'Horace. Tyrtée fit, dans le dialogue ionien, des élégies composées d’hexamètres et de pentamètres, dont il nous reste seulement trois précieux fragments. [I fit en outre cinq livres de chants guerriers , écrits dans le dialecte dorien et en vers anapestes Ces dernières poésies qui sont perdues ; s’appelaient Épéerpra , parce que, comme le mot Pindique , les Lacédémo- niens les chantaient en marchant à l'ennemi. Ils n’en venaient point aux mains , que leurs (roupes n'eussent élé excitées per un concert de flûtes joint à une sorte de poésie, composée d'anapestes, dont les sons énergiques et redoublés portaient dans les ames l’ardeur d'une vigoureuse attaque (2). La (1) Pausan. , 1. 1V, €. 15, p. 334, in fine. (2) Val. Max., lib. 11, p, 168, édit. Panckouke. Cie. Tusc, quæst. lib. 11, p. 40. 378 TYRTÉE ET RIGAS. flûte donnait le premier signal du combat (1). Ce n’était pas dans un but religieux qu'on employait cet instrument, mais dans le seul dessein de faire avancer les troupes simultanément ; d’après un rhythme , et d'empêcher les rangs de se rompre (2). Ces documents fournis par des auteurs grecs el latins dignes de foi, portent à croire que les élégies méêlées d'hexamètres et de pentamètres ne se chan- taient pas, lorsque l’ärmée des Lacédémoniens était en marche. Elles se chantaient vraisemblablement en d’autres circonstances, par exemple, lorsque les troupes étaient réunies autour de la tente de leur chef , et peut-être encore dans les repas mili- taires, où chaque convive disait sa chanson, et où le vainqueur du chant recevait pour prix un morceau de viande (3). Selon quelques savants , Tyrtée aurait été l’auteur de la musique guerrière de Lacédémone ; mais cette opinion est uniquement fondée sur le passage où Lycurgue rappelle que les Spartiates avaient or- donné de chanter les hymnes du poëte devant les soldats rassemblés, pour les préparer à marcher avec courage. Le texte grec invoqué n'est point assez précis pour qu’on en lire celte conclusion. D'ailleurs, il est constant que, de temps immémo- rial , les Spartiates , aussi passionnés pour la musique que pour la guerre , chantaient l'air de Castor qui (1) Lucien, Dialog. sur la danse. (2) Thucyd., lib. v , 70. (3) Athen, , lib, xIv. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 379 élait une marche militaire. Seulement il est vrai- semblable que Tyrtée fut l’auteur de la musique de l'Embatérion , parce que les anciens chantres grecs étaient à la fois poëtes et musiciens ; et qu’en- suite Jules Pollux rapporte que Tyrtée inslitua chez les Lacédémoniens la danse à trois chœurs, composés d'enfants, d'adultes et de vieillards (1). Tyrtée étant l'inventeur de cette danse, on en a conclu, avec quelque apparence de raison, qu’il était l’auteur de la chanson en vers iambes et de la musique. Ainsi poëte, musicien et chorégraphe, il aurait tout inventé dans le chant amébée , accompagné de danse, dont Plutarque nous a transmis un curieux fragment, en dialecte dorien, dans la vie de Lycurgue. L’illustre biographe fait, à cette occasion , des remarques cu- rieuses sur une partie de l'éducation des Spartiates : « On n'instruisait pas moins avec soin, dit-il, « les Spartiates à faire des vers et des chansons, « qu'à parler avec élégance et avec pureté. Il y « avait dans leurs poésies une sorte daiguillon qui « excitait le courage, et leur inspirait un véritable « enthousiasme pour les belles actions. Le style en « est simple et mâle, les sujets graves el propres « à former les mœurs, C'était le plus souvent l'éloge « de ceux qui étaient morts pour la défense de leur « patrie, et dont on vantait le bonheur ; c'était la « censure de ceux qui avaient montré de la peur, et « dont on dépeignait la vie triste et malheureuse ; (1) Tprxoplav dE Tupruios Éctnçe , Thels A ar0%wY XOpoÙs 400" hcior ExaçTnv, raidus, av pa , yépavraç. Eib. 1V, p.413. 380 TYRTÉE ET RIGAS, « c'était, selon la convenance des âges, ou la pro- « messe d’être un jour vertueux, ou le témoignage « glorieux de l'être maintenant, Il ne sera pas hors « de propos de rendre cela sensible par un exemple. « Dans les fêtes publiques, tous les citoyens étaient « divisés en trois chœurs, suivant les trois différents « âges. « Celui des vieillards commençait à chanter : « Jeunes autrefois nous étions braves. « Celui des adultes répondait : « Nous le sommes aujourd’hui; faites-en l'épreuve si vous le voulez. « Le chœur des enfants reprernait : « Et nous, nous serons encore beaucoup plus braves (1). » Cette chanson populaire, éminemment propre à en- tretenir l’ardeur belliqueuse des Spartiates, était Phy- porchème où la danse aux chansons des anciens Grecs. Destinée à être chantée en dansant, elle était accom- (1) Tpuoy VAp XOPOY XaTa TUG TRES MMAËUG CUVLOTAUÉYEOY êv Tais Éopraic , Ô JLËV TOY VEpOYTOY apxôuevos HOsv* Apps rôx Ques AAXUOL veavéat. O Dé roy GapuboyToy auefBôpevoc Eheyev* Âpuec de y eluéç ai de Añç, meipay }abe. O dë Tpiroc , à Toy raldwv. Apec dè y écooueafa mokd xxppoves. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 381 pagnée de gestes et de mouvements imitatifs de la situation ou des sentiments exprimés. Les pas et les gestes d’une chanson guerrière devaient avoir quel- que chose de brusque et d’impétueux , qui révélait la valeur et l’audace d’une nation héroïque. Les jeunes gens de Sparte n’apprenaient pas moins à danser qu’à faire des armes, et lorsqu'ils avaient cessé leur gymnastique, le joueur de flûte se mettait au milieu d'eux, jouait de son instrument et battait la mesure avec le pied. Le chœur de danse, suivant le rhythme, prenait tantôt les attitudes de la guerre , et tantôt les mouvements d’une paix joyeuse (r). Tyriée, si l’on en croyait certains scholiastes, aurait eu l'esprit éminemment créateur; car non seulement il aurait été l’auteur de la musique guer- rière des Lacédémoniens; mais encore il serait l’in- venteur de l'Embatérion, du pentamètre et même de la flûte. Acron et Porphyrion, commentateurs d'Ho- race , ont dit , avec quelque naïveté, que le son nou- veau de la trompette effrayant les Messéniens , leur fit prendre la fuite devant les troupes lacédémoniennes. Ita Lacedæmonti vicerunt , cum hostes novus tubæ sonitus terruisset (2). Mais Hérodote, cilé par Lucien, avait dit , plusieurs siècles avant ces scholiastes : « Les « braves Lacédémoniens combattent au son de la « flûte, les Crétois au son de la lyre, les Lydiens (1) Lucien doune des détails curieux sur la danse des anciens, et notamment sur celle des Spartiates. (3) Acro ad Horat. Sær, incert. ante fin. 1v. Porphyrio «d \ eumd. 382 TYRTÉE ET RIGAS. « au son des fifres et des flûtes. » Lucien lui-même ajoutait au sujet des Lacédémoniens : « Ils combattent « au son de la flûte et en mesure, et ils marchent d'un pas régulier (1). » Platon n’a-t-il pas écrit aussi: « I n’y a pas plus de mille ou de deux mille ans, « qu'ont été faites les découvertes attribuées à Dédale, « à Orphée, à Palamède, l'invention de la flûte qu'on « doi à Marsyas et a Olympus , celle de la lyre qu'on « doit à Ampbhion (2). » Il serait difficile de préciser Pépoque où s’introduisit en Grèce l'usage d’accom- pagner les armées d’une musique guerrière. I est probable que, le premier, Tyrtée acerédita l Emba- térion, parmi les Lacédémoniens, dont l'oreille aupa- ravant paraissait peu sensible au chant des poëtes. Mais ne lui attribuons pas Pinvention de la flûte, ni celle du pentamètre et de l'élégie que quelques éru- dits ont aussi sans preuve octroyée à Mimnerme , et même à Callinus dont l’origine est tout-à-fait mcer- taine. Cette question était fort obseure du temps d'Horace (3), et, de nos jours, elle n’est pas plus éclaircie. Du reste , que Tyrtée ait été l’auteur d’un plus où moins grand nombre d’inventions, il est in- contestable que ses poésies durent avoir un grand mérite; car toute une nation, aussi polie que la Grèce, n'aurait pu se méprendre Jlong-temps sur ce qui inté- ressait son goût et sa gloire. Nous admirons nous- mêmes ce qui reste de cette muse amie des batailles, (1) Dialog. sur la danse, t. 1v. (2) Leg. lib. ru. (3) Quis tamen exiguos elegos emiseril auetor , Grammatici cerlant , et adhuc sub judice lis est. CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 383 tout en déplorant la perte de ses plus éloquentes chansons. Les hymnes de Tyrtée, qui d’abord avaient poussé jusqu'au fanatisme le courage des Spartiates, éveillèrent ensuite lattention des connaisseurs qui y reconnureut le type des marches guerrières ; et, quoique les élégies n'aient point l’impétueuse vivacité des marches qui ont disparu , quoique la première de ces pièces renferme une série de préceptes qui ne con- viennent pas à la brusquerie d’un hymne de guerre, qu’on veuille bien l’envisager , au point de vue de l'art, et en reconnaître la perfection. Sur Île premier plan du tableau, apparaît le héros qui meurt dans le combat. Toute la ville en deuil assiste à ses funé- railles ; ses enfants , ses descendants sont récompensés et honorés pour ses faits d’armes. Sur le second plan, se présente le vieux guerrier qui a eu le bonheur de survivre à ses nombreuses cicatrices, et à qui tous ses concitoyens témoignent un inviolable respect. Ne croit-on pas les voir l'un et l’autre, tant il y a de fraicheur et de vie dans ces images ? Ut pictura poesis. La seconde messéniaque est plus animée. Les Lacé- dèmoniens ont été vaincus, el le poëte les encourage à tenter de nouveau la chance des combats, sans craindre le nombre des ennemis. Dans la strophe qui commence par les mots : Kat rodx rap ’mroût Oeis, elC., on remarque un mouvement brusque et use effrayante image de deux ennemis qui, pied contre pied , bou- clier contre bouclier , se disputent la victoire. La troisième et dernière élégie commence par deux vers qui ont élé traduits ainsi par Horace: 384 TYRTÉE ET RIGAS. Dulce et decorum est pro patria mor \1). Elle flétrit le déserteur qui, au cri d'alarmes, abandonne son pays el va mendier son pain sur les bords étrangers. Le portrait que Tyrtée fait de la misère du fugitif, est d’une grande beauté ; mais bientôt laissant cette ignoble physionomie , il s'écrie : eo << payopsla, oi mepi ruiduv OvATAOUEY. + + + « combattons et mourons pour nos enfants. » On remarque, dans l’avant-dernier distique, un brillant et gracieux éloge de la jeunesse ; en un mot, cette élégie, par le contraste et la vivacité des teintes, est peut-être la meilleure (2). La critique serait incomplète, si à l'éloge ne se mêlait (1) Od. 2, lib. nr. (2) Les trois élégies de Tyrtée ont été plusieurs fois imprimées; il y en a des éditions soit anciennes soit modernes. Henri Estienne, Winterton, Brunck et M. Boissonnade sont les noms les plus connus parmi les édileurs du poëte. L'abbé Sevin dit que Ful- vius avait rassemblé jusqu'aux moindres vers de Tyrtée, épars çà et là dans les écrits des anciens, à l'exception de celui-ci que le docte académicien avait trouvé dans un ouvrage de Galien , et qui étant un hexamétre devait faire partie des élégies : AlGwvog dë héovros yo èv orhôecr Ouué. « Ayant le courage d'un lion furieux. » CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 385 un juste blâme.Nous l’avons dit : Tyrtée chanta pour les tyrans d'un peuple généreux. Quel plus noble enthou- siasme n’eût - il pas excité dans les rangs de l’armée d’Aristomènes ! Aux noms sacrés de vertu, de patrie, de liberté, son génie eût ému et transporté les ames ; mais ces grandes el saintes pensées auraient été un contre-sens dans la position qu'il s'était faite. Elles appartenaient plutôt à un poëte grec moderne , mort martyr de son dévouement à son pays. Son hymne guerrier à naturellement éveillé mon intérêt , et, grâce à M. Fauriel qui a rendu aux lettres un vé- ritable service, en publiant les chants populaires de la Grèce moderne, j'ai trouvé, en suivant mon sys- tème de liltérature comparée , un hymne moderne à mettre en regard des chants de Tyrtée. Rigas, auteur de cet hymne, était originaire de Thessalie. D’abord professeur de grec ancien et de français à Bucharest, « il n'eut bientôt plus qu'un rêve, au bruit de la « révolution française, celui de la restauration morale « et politique de la Grèce. » Il se mit à la tête d'une conspiration, et chercha à rallier à son parti tous les chefs de Klephtes, tous les Armatoles décidés à combattre pour la délivrance de la patrie. Après de nombreuses excursions dans les montagnes et un voyage à Vienne, où il fit imprimer un petit recueil de chansons patriotiques , il fut avec ses compagnons dénoncé , fait prisonnier et décapité à Belgrade, où il était entré à son retour de l'Allemagne. Avant de mourir, il endura, avec un courage admirable , toutes les tortures qu’on lui fit subir, pour lui arracher l'aveu de ses complices. 386 TYRTÉE ET RIGAS M. Fauriel pense que Les hymnes patriotiques de Rigas n'ont pas un grand mérite poétique , et que celui même qu'il donne ne paraîtra peut-être pas une composition distinguée en son genre. Cependant le savant critique convient que les poésies de Rigas impressionnent encore les Grees au plus haut degré, et il rapporte à cette occasion un fait très-curieux , qui s’est passé en l’année 1817, devant un Grec de ses amis et un moine ou caloyer voyageant ensemble en Macédoine. S'étant arrêté dans un village pour y prendre quelque repos, ils entrèrent dans la boutique d’un boulanger , dont le garçon frappa leur vue par la beauté de ses traits. Après un court entretien avec les voyageurs, ce jeune homme retira de sa poitrine un livret qu'il leur présenta à lire : c'était le recueil des chansons de Rigas. Un des étrangers le prit et commença à réciter les vers du poëte patriote. Durant la décla- mation , une métamorphose s'était opérée. « Son « visage s'est enflammé, dit M. Fauriel qui rapporte « Panecdote ; tous ses traits peignent l’exal{ation ; « ses lèvres entr'ouvertes frémissent ; deux torrents « de larmes tombent de ses yeux, et tout le poil « qui ombrage sa poitrine se redresse , s’agite et se « crispe vivement en tout sens. » Ce n’était pourtant pas la première fois que le garçon boulanger entendait la chanson nationale de Rigas. Je ne sais, pour mon compte , si c’est une faiblesse que j'accuse; mais jamais aucune chanson nationale ne m'atantému. Laliberté qui l’inspire, n’est pas une bac- chanteivre et échevelée quisort d’une orgie, la torche ou le poignard à la main, c’est une ehaste et courageuse CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 307 amazone qui , tout en combattant la tyrannie, semble avoir pris pour devise ce vers d'Homère : OÙx &yaloy mohuzoupavin" els x0ipavog ËçTo (1), imité par ce yvers-ci du poëte patriote : Kai Tnc rarpidos Évac Vù YEVN apxny0s- « Qu’un seul homme soit le chef de la patrie. » Mais en demandant un chef, Rigas réclame l'appui de la loi : Ô vOU06 v& Vu TPÔTOC AU} 10VOG 0d'nyôce « Que la loi soit la première et la seule règle. » Digne de porter la croix du chrétien, il ajoute, « qu’elle ressemble à la servitude, l'anarchie où les « hommes se dévorent l’un l’autre comme des bêtes « féroces ; » et tout en s’écriant , « qu’une heure de « liberté vaut mieux que quarante ans de servitude « et de captivité, » il fait en présence de Dieu le glo- rieux serment du brave. Il apprend à ses compagnons que la Grèce les appelle, et « qu’il est plus beau de « périr pour sa patrie, que de suspendre des giands d'or « à une épée dévouée à l'étranger. » Pour que le tyran périsse jusque dans sa racine, roÿ rupéyvou n oubu va 40%, il dit aux conjurés : « Frappez, élevez la croix au baut « de vos bannières ; que la croix brille sur la terre « et sur les mers, et vivons tous libres et frères.» Il est malheureux qu’à l'apparition de la croix (1) Aliad. lib. 11, v. 204. 388 TYRTÉE ET RIGAS. sainte , le poëte n’ait pas fait monter ses chants jusqu’à Dieu. De beaux vers sur la vie future eussent ici convenablement trouvé leur place. Quoi qu’il en soit , la chanson de Rigas figure honorablement dans le recueil de M. Fauriel. Elle sera l’écho durable des cris de l’opprimé, sous le joug intolérable des pachas. On ne lit pas de sang-froid le détail des cruautés et des perfidies d’Ali, pacha de Jannina , qui forçait par ses persécutions les Grecs de s’expatrier, et, comme le dit le savant littérateur , « de quitter le pays où le « ciel sourit le plus doucement à la terre, pays « des belles montagnes, des belles vallées, des belles « fontaines, où les mères et les sœurs, les épouses « et les maïitresses savent le mieux aimer. » On peut joindre à l’hymne de Rigas deux courtes chansons, quirappellent les guerres des Souliotes contre Ali pacha. Ces deux petits poëmes, ces deux ébauches klephtiques sans nom d'auteur, avec les formules de début qui leur sont propres, ont une physionomie fière et quasi-sauvage. Il y règne un ton de rudesse et de simplicité qui contraste avec le langage élégant et poli de Tyrtée, où l’art parfois remplace le naturel. Sans doute, au point de vue de la forme, les élégies de Tyrtée sont supérieures aux chansons klephtiques ; mais, au fond, celles-ci ont une couleur plus vraie, plus fraîche et plus primitive. Le génie grec moderne, plein de fougue et de liberté, veut plaire à la masse plutôt qu'à la partie cultivée de la société. Le génie grec ancien, au contraire, calme et sage, gracieux et tempéré, attaché au culte de la forme, semble être quelque peu ésotérique ; il recule à lidée de CHANTS GUERRIERS DE LA GRÈCE. 38G trop se populariser ; il n’emprunte pas la voix qui part des montagnes, mais celle que l’art dirige dans les villes policées: c’est une plaine cultivée et fertile à côté d’une masse de rochers de granit. Les deux œuvres de la nature ont chacune leur poésie distincte et leur mérite original, senti de tout ame impres- sionnable, Et c’est le contraste qui frappe, à l'aspect des chants militaires de la Grèce ancienne et de la Grèce moderne. Puis, l'amour de la liberté éveille une foule d'idées fortes et attendrissantes ; tandis que la vertu guerrière est peut-être un thême moins fécond en émotions douces et sublimes. J'ai essayé de traduire en vers et je compte publier les trois élégies de Tyrtée, l'hymne patriotique de Rigas et les deux petites chansons guerrières d’un Souliote, quoique je sois convaincu qu'il n’y a et ne peut y avoir de traduction parfaite. Chaque langue , en effet, a ses idiotismes et ses fleurs de langage qu’on ne peut, sans les flétrir, transporter d’un lieu dans un autre. Cette conviction surtout s’acquiert, lorsque dans l’été de la vie, la raison et le goût ont müri, et que l'amour - propre ayant plié la voile, on tombe dans le mécon- tentement de soi, et qu'on est prêt à déposer le ceste, sans avoir eu, comme Entelle, les honneurs du triomphe. Toutefois, la traduction qui, hérissée de difficultés, parait être une œuvre désespérante, sera toujours un exercice utile. J'ai mieux aimé traduire en vers qu’en prose, parce que la poésie est aussi bien une musique qu'une peinture, et qu’il n'est pas de mu- sique sans rhythme. La prose, d’ailleurs, est assez généralement timide, et la poésie est hardie jusqu’à 390 TYRTÉE ET RIGAS. l'audace. Reste à sortir, il est vrai, de la gêne de la césure et de la rime; mais sur le chemin des écueils, pour d'autres plus habiles que moi, la vic- toire n’est que plus belle. J'ai adopté les deux sys- tèmes de rimes plates et de rimes croisées , le premier pour l’ode de Tyrtée, qui m'a paru d’une allure grave et d'une forme sévère ; le second pour les autres chants auxquels j'ai cru reconnaitre la tour- nure plus décidément lyrique. RECHERCIES SUR LES COMBINAISONS E D 1 ON 1 ND) L@) N M Ÿ Par M. J. Isidore PIERRE , Professeur de Chimie à la Faculté des Sciences de Caen. L’acide silicique est tellement répandu dans la nature, il fait partie d’un si grand nombre de composés , disséminés dans presque toutes les couches qui constituent l’écorce solide de notre globe, que tout ce qui se rattache à l'étude de ses propriétés doit nécessairement intéresser le chimiste, le miné- ralogiste et le géologue. — Aussi avons-nous vu, à différentes époques , les chimistes les plus distingués s'occuper de l'étude des composés du silicium et en particulier de l’acide silicique. Cependant , malgré ces nombreux travaux , malgré lhabileté bien reconnue de leurs auteurs , l'histoire chimique des composés du silicium laisse encore beaucoup à désirer. Il suflit, pour s’en convaincre, de comparer les résultats obtenus par les savants qui s'en sont occupés. LL 29 392 RECHERCHES On sait que les chimistes ne sont pas encore tombés d'accord sur la formule qu'il convient d'attribuer à l'acide silicique, et par suite, en chlorure de silicium. Les uns admettent que l'acide silicique doit être représenté par la formule SiO,, et ils prennent le nombre 266,7 pour l'équivalent du silicium. D’autres admettent la formule SiO?, en prenant Si — 177; 0: Enfin, d’après l'opinion d’autres chimistes, la formule rationnelle de l'acide silieique doit être SiO , et l'équivalent du silicium Si —88,9. Chacune de ces trois formules se présente à nous sous le patronage de chimistes illustres, et cette dernière circonstance est encore de nature à augmenter notre incertitude. La première de ces formules, admise par le plus grand nombre des minéralogistes, se présente avec l'importante autorité de MM. Berzélius, Thénard, etc. La formule Si0*, admise par un certain nombre de chimistes et de minéralogistes allemands, parmi lesquels il faut citer M. Gmelin, aurait, suivant M. Cahours, l'avantage de faire rentrer dans les conditions ordinaires le volume de vapeur qui représente l'équivalent du protosilicate éthylique de M. Ebelmen. Enfin, la formule SiO paraît admise aujourd'hui par le plus grand nombre des chimistes français ; elle avait été proposée par M. Dumas , il y a déjà long- temps, lorsqu'il publia son beau travail sur les poids spécifiques des vapeurs. SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 393 M. Ebelmen, dans son intéressant mémoire sur les éthers siliciques, s’est rangé à cette dernière opinion , après une discussion savante et approfondie. Comme , aux yeux d’un certain nombre de chimistes, les faits si curieux de léthérification de l'acide silicique ne paraissent pas avoir résolu complètement la question, je me suis proposé, dans le travail que jai l'honneur de présenter aujourd’hui à lPAcadémie , de rechercher s'il ne serait pas possible d'obtenir, soit par quelques faits de substitution, soit par la production de quelques chlorosilicates ou chlorures doubles, analogues aux fluosilicates ou fluorures doubles, soit, enfin, par la production de quelques nouveaux composés éthérés ou amidés, des résultats de nature à permettre aux chimistes de fonder leur choix sur des données plus explicites, et surtout plus variées dans leur nature. Les difficultés que l’on rencontre dans la prépa- ration de ces diverses sortes de composés, les longues et dispendieuses manipulations qu'exigent des recherches de ce genre , dans lesquelles Le chlorure de silicium est la matière première indispensable, toutes ces circonstances réunies ne m'ont pas permis de varier et de multiplier les opérations autant que je le désirais; mais, tout incomplètes, tout impar- faites que sont ces recherches, j'ai pensé qu'elles n'étaient pas tout-à-fait indignes de fixer un ins- tant l’altention des chimistes. Je ne m'occuperai, en ce moment, que des faits de la première catégorie, de ceux qui se rapportent 394 RECHERCHES aux phénomènes de substitution que j'ai observés dans certains composés du silicium. Composis dérivés du Chlorure de Silicium par substitution, Lorsqu'on met en contact, à la température ordinaire, le chlorure de silicium et le gaz acide sulfhydrique , ces deux substances ne paraissent pas réagir l’une sur l’autre d'une manière sensible. Mais si l’on fait passer simullanément, dans un tube de porcelaine préalablement chauffé à une bonne température rouge, de l'acide sulfhydrique parfaitement sec et du chlorure de silicium en vapeur, ces deux corps réagissent l’un sur l'autre ; il se produit en abondance de l'acide chlorhydrique, qui se dégage avec l'excès de chlorure de silicium et avec la petite quantité d'acide sulfhydrique qui échappe à la décomposition. Une disposition commode pour faire l'expérience , consiste à faire arriver l’acide sulfhydrique par la tubulure d’une petite cornue de verre, contenant, dans sa panse, le chlorure de silicium. IL est bon de ne faire arriver le tube adducteur du gaz qu’à fleur du liquide; si on l'y faisait plonger profondément, la quantité de vapeur de chlorure de silicium, entrainée par le courant de gaz, serail trop considérable, et une assez grande partie du chlorure échapperait à la réaction. La cornue de verre s'engage dans le tube de porcelaine, au moyen d'un bouchon de liège bien sec. A l’autre extrémité du tube de porcelaine, on SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 395 adapte une allonge qui communique avec un tube en U refroidi. Il se condense bientôt, dans l’allonge et dans le tube en U, un produit liquide , fumant, doué d’une odeur piquante et fétide tout-à-la-fois, et rappelant celles du chlorure de silicium et de l'acide sulfhydrique. Ordinairement ce liquide est rendu un peu Jaiteux, par la présence d’une petite quantité de soufre qu’il tient en suspension. Abandonnée pendant quelques jours au repos, dans un flacon à l’émeri ou dans un tube fermé à la lampe, cette liqueur s’éclaircit et laisse déposer , outre le soufre pulvérulent, des cristaux de soufre assez limpides quelquefois, et assez nets de formes, mais qui ne sont jamais bien gros, parce que le chlorure de silicium, qui est ici la matière première indispensable , étant Jui même assez coûteux et assez diflicile à obtenir en quantité un peu consi- dérable, la nouvelle substance, qui n’en représente qu'une partie, à cause des pertes, ne peut être obtenue qu’en assez pelite quantité à la fois (1). Le tube de porcelaine contient ordinairement (1) Ces cristaux de soufre ont quelquefois des formes assez neltes pour qu'on y puisse reconnaître facilement des prismes obliques, à base rhombe, sans aucune modification. Celle cristallisation du soufre , par voie humide, dans le même système que par voie sèche, m'a paru être un phénomène assez rare pour mériter une mention particulière. La pelile quantité de malière sur laquelle j'opérais à chaque fois, ne m'a pas permis d’oblenir des cristaux assez gros pour que j'en pusse mesurer les angles avec quelqu’exaclitude. Il m'est arrivé, une fois, d’oblenir, dans la même liqueur, des cristaux semblables aux précédents et des octaëdres. Cette singularité m’a d'abord embarassé; mais je me suis aperçu 396 RECHERCHES une très-petile quantité de silice, provenant sans doute de la décomposition d’un peu de chlorure, par l'humidité abandonnée par les bouchons. Cette silice est mélangée, vers les extrémités du tube, d’un peu de soufre, provenant de la décomposition de l’acide sulfhydrique par la chaleur. En distillant avec précaution le liquide brut ainsi obtenu ; mettant de côté ce qui passe au-dessous de go ou 100°. (mélange de la nouvelle substance et de chlorure de silicium) et arrêtant lopération lorsque le résidu, devenu päteux (1), commence à dégager d’épaisses vapeurs blanches dans l'appareil distillatoire, on obtient un liquide incolore, limpide, fluide comme de l’eau, bouillant au-dessus de 100°, et distillable sans résidu ; son poids spécifique , comparé à celui de l’eau pris pour unité, est environ 1,45. Mise en contact avec l’eau, cette substance se décompose avec dégagement d'acide sulfhydrique , dépôt d’une petite quantité de soufre, et avec formation d'acides chlorhydrique et silicique. ensuite que le tube dans lequel j'avais trouvé ces cristaux de formes incompatibles. avait sa pointe cassée. Gelte circonstance , insignifiante en apparence, mérite cependant d’être notée, parce que j'ai reconnu plus tard que si l’on abandonne à lui- même au contact de l'air un tubeeffilé mais non complètement fermé, contenant une petite quantité de ce liquide, on peut obtenir comme produit de sa décomposition lente, sous l'in- fluence de l'humidité de l'air, des cristaux de soufre cclaé- driques ; mais ces derniers ne sont jamais bien limpides, et l’on reconnaît que ce ne sont pas des octaèdres simples, mais des groupements oclaédriques en trémies emboîtées. (1) Je reviendrai tout-à-l'heure sur ce résidu. SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 597 Avec l'acide azotique de concentration moyenne, le dépôt de soufre est beaucoup plus abondant, et le dégagement d’acide sulfhydrique est nul, si la réaction s'opère dans un flacon bouché et qu'on agite pendant quelque temps. Un essai préliminaire m’ayant appris que la substance ne contenait pas d'hydrogène , j'ai dû la considérer comme formée exclusivement de chlore, de soufre et de silicium. Dosage du chlore. — Pour doser le chlore, on introduisait dans un petit tube en verre mince une quantité de matière que l'on déterminait facilement , en pesant le tube avant et après l'introduction de la matière. Ce tube était introduit avec précaution dans un flacon à l’émeri, contenant de l'acide azotique pur, étendu d'environ deux fois son volume d’eau distiliée, puis on bouchait le flacon. Quelques secousses un peu brusques suflisaient pour casser le tube; on refroidissait le flacon et l’on agitait pendant quelques secondes, pour faciliter la réaction et la dissolution des gaz. Ordinairement, loin d’y avoir excès de pression intérieure, il y avait raréfaction lorsqu'on voulait déboucher le flacon. Après avoir lavé le bouchon et le col du flacon et fait retomber l'eau de lavage dans ce dernier, on précipitait le chlore au moyen d’une dissolution d'azotate d'argent titrée au poids. L. o5,4rr de matière ont exigé 05,823 d'argent pour en précipiter tout le chlore, ce qui correspond à o$,2047 de chlore ou 65,79 °/.. 398 RECHERCHES IE. 05,301 de la même substance, recueillie à la fin de distillation, ont exigé, pour la complète précipitation du chlore, 05,6027 d’argent, équivalant à 0$%,19809 de chlore ou 65,8r °/,. LIL. 05,534 de matière, provenant d’une autre préparation, ont demandé 15,056958 d'argent, ce qui représente 05,34725 de chlore pur 65,03 °/.. Dosage du soufre. — Le dosage du soufre par VPacide azotique fumant ou par l’eau régale na donné des résultats si peu satisfaisants, que j'ai dû renoncer à l’emploi de ces agens d’oxidation du soufre. Des divers procédés que j'ai successivement essayés, celui qui m’a offert le plus de garanties est le suivant, que je crois applicable aux substances sulfurées , liquides ou gazeuzes, diflicilement oxi- dables (1) : la matière, contenue dans un petit ‘tube, est introduite dans un tube à analyse or- ganique avec un mélange de chlorate de potasse et de chaux potassée, après s'être assuré, bien entendu, que chacune de ces substances, et surtout la dernière, est parfaitement exempte d'acide sulfurique. à Voici comment je disposais l'opération : j'intro- duisais, d’abord, au fond du tube (fermé par un bout), 5 ou 6 centimètres d’un mélange d'environ 3/4 de chaux potassée et de 1/4 de chlorate, puis, après avoir introduit la matière à analyser, je (1) Chacun imaginera facilement les petites modifications à introduire dans les manipulations, lorsque la substance à analyser sera solide. SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 399 versais par dessus une colonne d'environ 20 cenli- mètres d’un mélange de 0/10 de chaux potassée et de 1/10 de chlorate; le reste du tube était rempli de chaux potassée. Un tube à boule, contenant une dissolution de chlore, est adapté comme témoin à lextrémité ouverte du tube à analyse organique, pour recueillir et transformer en acide sulfurique l’acide sulfureux qui pourrait se dégager. Je dois dire ici que je n’ai jamais trouvé, dans ce tube témoin, de l'acide sulfurique en quantité appréciable. La combustion est conduite, du reste, comme s'il s'agissait d’une matière organique. IV. 05,429 de matière ont été traités de cette manière ; on a dissous dans l'acide chlorhydrique pur et étendu la matière solide restée dans le tube, puis précipité l’acide sulfurique par le chlorure de Baryum; on a pu recueillir 05,53175 de sulfate de baryle , représentant 05,07329 de soufre, ou 1 5609 Los V. o5,537 de matière provenant d'une autre opération ont donné 05,5915 de sulfate de baryte, équivalant à 05,081 ,624 de soufre ou 15,20 °},. Dosage du silicium. — Le silicium a été dosé à l’état d'acide silicique. La matière était introduite , comme pour un dosage de chlore, dans un flacon à l’émeri ; seulement ce flacon, au lieu d'acide azotique étendu , contenait de l'acide azotique pur et fumant. Lorsque, par plusieurs vives secousses, le tube contenant la matière avait été brisé, on agitait, 400 RECHERCHES à plusieurs reprises, à d'assez longs intervalles, en évitant de déboucher le flacon, pour détruire les dernières traces de gaz qu'auraient pu occa- sionner une perte de substances. Le lendemain on transvasait la liqueur dans un matras à col un peu étroit, auquel on adaptait , extérieurement, au moyen d’un bouchon, un tube en forme d'allonge dont l’autre extrémité plongeait de quelques milli- mètres dans l’eau, pour faciliter la condensation des matières volatilisées. On faisait bouillir pendant plusieurs heures, en ajoutant de temps en temps un peu d'acide chlo- rhydrique pur et concentré. La presque totalité de l'acide silicique se sépara en flocons dans la liqueur. On étendit d’eau , on filtra et on lava à l’eau froide. Les eaux de lavage, réunies au liquide dans lequel avait plongé le tube de dégagement, furent éva- porées à une douce chaleur jusqu’à siccité ; elles ne donnèrent pour résidu qu’une très-minime quantité de silice. Un essai préalable , fait sur du chlorure de silicium , m'avait indiqué que l’on pouvait compter jusqu’à un certain point sur l'exactitude de ce procédé d'analyse. VI. 05,428,5 de matière ont fourni ainsi 05,177,5 d'acide silicique ou 19,54 °/, de silicium. En réunissant sous forme de tableau les résultats de ces diverses analyses, voici ce que nous trouvons : LU. .- A 10 VS UT Chlore 65,79 65,81 65,03 « « « Soufre « « « 1 Silicium « « SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 401 c'est-à-dire que la moyenne des diverses analyses donne pour la composition de cette substance : Charente est CODE Soufre. . EE 4, Sato! Silicium. cut Le oWscnen'ura 954 Si nous admettons provisoirement que l'équivalent du silicium soit Si — 266,82, c’est-à-dire, celui qui correspond à la formule SiO? pour l'acide silicique et SiCl pour le chlorure de silicium, les résultats précédents seront représentés avec beaucoup d’exac- üitude par la formule SiSCI?, qui exigerait : Chlore. tt de 5 + 0 Soufre . SET US Silicium . +. 19,70 La formation de ce composé, auquel je propose de donner le nom de chlorosulfure de silicinm , s'explique au moyen d'une réaction extrêmement simple : SiCl + HS = Si SCI? -+ HCI , c'est-à-dire que l’on est porté à considérer le chloro- sulfure de silicium comme du chlorure de silicium , dans lequel un équivalent de chlore serait remplacé par un équivalent de soufre. En adoptant la formule SiO?, le nouveau composé serait exprimé par la formule RECHERCHES Si? S261:, et la réaction qui lui donne naissance, par l’équation 3 Si CI: 2 HS—Si? S2 Cl +2 HCI. Enfin, si l’on adopte la formule SiO, le chloro- sulfure de silicium devra être représenté par Si3 SCI°, et l'équation qui exprime la réaction, par 3 SiCI+ HS—Si? SCI + HCI. Les deux dernières hypothèses conduisent à exprimer le nouveau composé par une formule beaucoup plus compliquée que celle à laquelle nous sommes naturellement conduits par l'hypothèse Si 266,82. Cette complication semble faire naître l’idée de mélange que paraissent exclure et l’ensemble des propriétés du chlorosulfure, et la concordance des résultats obtenus par FPanalyse d'échantillons provenant d'opérations différentes. J'ai pensé que la détermination du poids spécifique de la vapeur de ce composé pourrait nous donner quelque renseignement utile sur sa constitution. Une première détermination , faite sur une quantité insuffisante de matière, bien que ce füt sur la totalité de ce qui me restait alors, m’avait donné 4,78. Deux nouvelles déterminalions, faites sur un produit provenant d’une autre opération, nront donné successivement ; la première 5,24 à 161°, la seconde 5,32 à 154°,5. La densité calculée d'après la formule Si SCI —3 volumes, donne 5,03. SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 403 En admettant que la condensation s’opère en deux volumes, on devrait trouver 7,545, et en admettant 4 volumes, on aurait 3,79. Le choix n'est pas douteux, et nous sommes conduits à admettre que le cblorosulfure de silicium présente le même mode de condensation que le chlorure Si Cl’. La question qui se présentait alors tout naturel- lement était la suivante : Peut-on considérer le chlorure de silicium comme un type moléculaire primitif, susceptible de donner, par des substitutions successives, les composés Si CI3 Si SCI Si S2 CI SES SE à Nous connaissons actuellement les deux premiers et le dernier terme de la série, et il ne resterait plus à découvrir, pour la compléter, quele terme Si S? CI. Pour l'obtenir, j'ai fait passer très-lentement , dans un tube de porcelaine fortement chauffé, du chloro- sulfure Si S CI? en vapeur et un excès de gaz acide sulfhydrique ; j'ai obtenu ainsi une très-minime quantité 05$,3185 d’un liquide, dans lequel l'analyse a trouvé 52,84 °}, de chlore, Une nouvelle opération, conduite de la même manière, donna 05,611 d’un liquide contenant 54,39 el, de chlore. Enfin, une dernière tentative ayant été faite sur une plus grande échelle, pour obtenir le composé 404 RECHERCHES Si $° CI qui n'aurait dû contenir que 39,87 °} de chlore, j'ai distillé plusieurs fois de suite une partie du produit jusqu'à ce qu'il ne restât plus de résidu dans la cornue , en évitant, à chaque distillation, de pousser l'opération plus loin que le commencement de l'apparition des vapeurs blanches dans la cornue ; le produit liquide ainsi préparé a donné à l'analyse 65,14 °}, de chlore. J'étais donc retombé sur le chlorosulfure Si S CI®. Mais qu'était-ce donc alors que ce liquide contenant de 53 à 54 °}, de chlore ? La petite quantité de matière que j'ai obtenue dans chaque opération , ne m’a pas permis d’en faire une analyse complète, et si nous nous bornions à chercher quelle est la formule possible , satisfaisant aux conditions qui résultent des données analytiqnes, nous trouverions que la formule Si S 3 CI, ou, en doublant Si? Si CH, donnerait 53,52 °}, de chlore. Mais si nous nous rappelons que cette malière n’a pas été et ne pouvait êlre purifiée par distil- lation, il peut bien arriver, il doit même néces- sairement arriver qu’elle tienne en dissolution une plus ou moins grande quantité de l'acide chlorhy- drique qui se forme en même temps qu’elle pendant la réaction ; si l'on admettait que le composé Si S? CI se füt formé, et qu'il eût absorbé tout l'acide chlorydrique correspondant , le liquide dont il s’agit devrait être représenté par Si S? CI + CH. Il est assez remarquable de trouver que cette formule donnerait 53,99 °}, de chlore. D'un autre côté, si mous nous rappelons que, SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. 405 par simple distillation, ce liquide se décompose en donnant du eblorosulfure Si $ CI: et en laissant un résidu solide, qui jouit des proprièlés que M. Berzélius assigne au sulfure de silicium , nous serons conduits encore à une autre manière d'envi- sager la constitution possible de cette substance : ne serait-elle pas un mélange de chlorosulfure et de sulfure de silicium tenu en dissolution dans la première de ces deux substances ? La formule 2 Si? S3 CI3 — 3 Si S CI: + Si S3 rendrait compte du genre de décomposition que la distillation fait éprouver à cette substance. Mais, hypothèse pour hypothèse, on pourrait encore admettre que la substance qui contient de 53 à 54 ©}, de chlore, si on la suppose représentée par Si SCI, est un mélange des deux composés Si S CI? et Si S? CI en effet Si S Cl? +Si SCI —Si SiCI'; Il suffirait, pour expliquer le résultat final de la distillation, d'admettre que Si S, CL se décompose en chlorosulfure et en sulfure , comme l’indiquerait la formule 2 Si S, CI=—SiS Cl: +Si Si. Mais, comme jusqu’à présent, aucune analyse com- plète ne permet de choisir entre ces différentes manières de voir, tout ce que nous pouvons conclure des quelques faits qui viennent d’être exposés, c’est que le chlorosulfure Si S CI* , soumis à l'action simullanée de la chaleur et du gaz sulfhydrique 406 RECHERCHES peut encore perdre du chlore et gagner du soufre, et que le produit qui résulte de cette réaction, soumis à la distillation, se décompose en chlorosulfure Si S CI? et en une matière solide , qui paraît contenir du sulfure de silicium, et sur laquelle nous revien- drons dans un instant. Peut-être qu’en variant les conditions de l'opération, et surtout, en opérant sur de très-grandes quantités de matière, il sera possible d’arriver à des résultats plus précis que ceux qu'il m'a été donné d'observer. J'ai fait quelques tentatives pour résoudre, d'une manière détournée, celte importante question que je n'avais pu résoudre directement. Lorsqu'on traite par l'alcool absolu , ou par l'esprit de bois anhydre, la substance liquide que je viens de considérer comme un mélange, la température s'élève beaucoup et la liqueur se trouble. Si, lorsque la réaction parait terminée, on ajoute de l’eau, il se sépare une matière éthérée que l’on peut obtenir parfaitement neutre. Celle qu’on obtient avec l'esprit de bois est douée d'une insupportable odeur d'oignons très-tenace, et l’élévation de sa température d’ébullition, qui dépasse 100°, ne permet pas de confondre cette substance avec le monosulfure de méthyle (éther sulfhydrique de l'esprit de bois). Cette matière éthérée, incolore, traitée par l'acide azotique de concentration moyenne, donne lieu à une réaction (rès-vive, accompagnée d’un violent dégagement de vapeurs rutilantes, et l’on trouve dans le résidu de Facide sulfurique ; enfin, cette SUR LES COMBINAISONS DU SILICILM. 407 substance, dans son état le plus parfait de neutralité , après des lavages réitérés à l'eau distillée, brunit l'azotate d’argent. Le produit que j'ai obtenu avec l'alcool avait l’odeur du bisulfure d'éthyle , dont je possédais alors une petite quantité, qui a pu me servir de terme de comparaison ; du reste, cette odeur est tellement forte qu'il est impossible, avec un peu d'habitude, de la confondre avec celle du monosulfure d’éthyle. Sa température d’ébullition, que je n’ai pu déterminer exactement, à cause de la petite quantité de matière que je possédais , surpassait de beaucoup celle de l'eau bouillante, et la distillation était accompagnée de vapeurs blanchâtres. Cette substance éthérée se comportait , avec l'acide azotique et l'azote d'argent, comme celle qui s’était produite avec l'esprit de bois. Du reste, la petite quantité que j'ai obtenue de chacun de ces produits, ce qu'il en a fallu sacrifier pour étudier les caractères généraux, ne m'a pas permis de les soumettre à une purification dont la vérification était nécessaire avant d'en faire une analyse en règle. D'après l’ensemble de ces caractères, on doit tout naturellement être porté à croire qu'il s'était produit dans ces réactions du bisulfure d'éthyie et du bisulfure de méthyle. Pour se rendre exactement compte de la formation de ces substances , il faudrait connaître la nature de tous les produits qui prennent naissance en même lemps qu'elles dans la réaction; mais pour 26 408 RECHERCHES y parvenir, il faudrait opérer sur une plus grande échelle et je me suis vu à regret forcé d’ajourner cet examen, faute de matière première. Examen du Corps solide que l’on obtient comme résidu de la distillation des produits chlorosulfurés bruts, J'ai dit, à plusieurs reprises , que lorsqu'on distille du chlorosulfure liquide brut , il y a, dans la cornue, un dépôt blanc grisâtre, qui ne paraît pas sensible- ment volatil à la température à laquelle distille le soufre dont il est ordinairement souillé. Lorsque ce dépôt a été maintenu pendant quelque temps à une température de 280° à 300° dans la cornue, il ne retient plus que des traces à peine sensibles de chlore, et l’on pourrait le confondre, au premier aspect, avec un mélange de soufre et de silice. Mais vient-on à le mettre en contact avec l’eau, il se produit à l’instant même une réaction des plus énergiques : la température s’élève considérablement, il se dégage de l’acide sulfhydrique en très-grande abondance, et lon trouve pour résidu de Pacide silicique et le soufre qui était préalablement en mélange avec la matière. Il se dépose souvent, surtout dans les opérations qui ont pour objet les produits les plus sulfurés, une matière solide dans l’allonge et dans le tube condenseur. Cette matière solide, blanc-grisâtre, fumant à l’air, donne, lorsqu'on la chauffe à 150 ou 200°, du chlorosulfure Si S CI? et perd sa propriété de fumer à lair, en laissant pour résidu SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM, 40g un corps solide, jouissant des mêmes propriétés que le précédent. Il est impossible de ne pas recon- naître, daus le résidu fixe , le sulfure de silicium , qui, à ma connaissance du moins, n'avait encore été obtenu jusqu'à ce jour que par la combinaison directe de ses deux éléments. Si l’on chauffe avec précaution, dans un courant d'azote, ce mélange de soufre et de sulfure de silicium, on parvient à obtenir ce dernier presque chimiquement pur. Résumant donc l'exposé des faits contenus dans ce travail, nous pouvons dire que : 1°. Par l’action de l'acide sulfhydrique, à une température élevée, on peut enlever au chlorure de silicium Ja totalité de son chlore, et la remplacer par une quantité équivalente de soufre , en passant par une série de composés intermédiaires, contenant du silicium, du chlore et du soufre. 2°. Le premier de ces composés intermédiaires Si CIS est facile à isoler, à cause de sa grande stabilité. 3°. L'existence du composé Si C1 S: est rendue très-probable par certaines réactions que nous avons signalées entre l'alcool ou l'esprit de bois et les produits chlorosulfurés intermédiaires. IL ne sera peut-être pas sans intérêt, en ter- minant , de réunir , dans un tableau comparatif, les expressions par lesquelles seront représentés ces divers composés, dans chacune des trois manières d'envisager la constitution moléculaire du chlorure de silicium. 410 SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM. Si=266,82 Si 177,88 Si—88,94 Chlor. dessilie, /: Si C135 2% Si Cl. ...:8i Cl: Chlorosulfure. . . Si SCI?. . Si3S*CI+. Si? S CI- Chlorobisulfure. . SiS? C1? . S? S+C12? Si?S2CN? Suliure. 4 SSSR AS Der Si Si la régularité et la simplicité méritent d’être prises en considération dans la question qui nous occupe, nul doute que nos préférences doivent être pour la première série, pour l’équivalent Si— 266,82. Nous devons convenir, cependant , d’après les re- marques judicieuses de M. Dumas et de M. A. Laurent, qu’en admettant l’existence de plusieurs modifications de l'acide silicique, modifications aux- quelles correspondent des capacités de saturation différentes , on aplanirait peut-être les difficultés qui peuvent s'élever contre l’opinion des chimistes qui admettent pour l’acide silicique Si ©. J'ai déjà rassemblé quelques faits qui paraissent militer en faveur de l'existence de ces modifications de l’acide silicique ; mais ces faits sont encore trop peu nombreux, et quelques-unes des expériences demandent à être répétées et variées plus que je n'ai pu le faire jusqu’à ce jour. J'espère y revenir bientôt, dans une nouvelle série de recherches, dont j'aurai l'honneur de pré- senter les résultats à l’Académie. MÉMOIRE SUR LE TRAITEMENT PHYSIOLOGIQUE DE LA VARIOLE; Par M. LE SAUVAGE, Membre titulaire. Nous sommes loin des temps où la variole décimait périodiquement les populations, et laissait pour marque indélébile de son passage , à ceux qui échappaient à ses coups, des cicatrices difformes , des maladies in- curables des paupières, quelquefois même la perte de la vue; mais si son action a été singulièrement res- treinte par la vaccine, ce précieux préservatif ne l’a pas complètement anéantie. Son apparition à lieu à des périodes souvent assez rapprochées , et cependant nous ne connaissons pas les causes occasionnelles d’un renouvellement qui quelquefois semblerait offrir tous les caractères de la spontanéité. Le nosologiste Pinel en est encore à décrire la va- riole sans rapporter aux organes intérieurs la part qu'ils ont dans le développement de la fièvre et des symptômes qui caractérisent la maladie à ses premiers moments et à son summum d'intensité; et si la mé- thode expectante peut suflire le plus ordinairement lorsque les accidents sont d’une grande simplicité , 412 MÉMOIRE combien a dû être funeste le traitement incendiaire par les toniques , les excitants, le vin, le quinquina, si recommandé par Pinel , traitement qu’il base sur une prétendue complication avec ses fièvres adyna- miques et atoxiques, et qui n’est au fond que celui qu’il reproche aux anciens ! On ne contestera pas à la médecine physiologique d’avoir mis au jour cette grande et importante vérité, que l'affection de la peau dans les maladies éruptives est moins le symptôme essentiel, comme on l'avait cru assez généralement, qu’il n’est un effet consécutif d’une maladie dont le principal retentissement a lieu dans les viscères abdominaux. C’est la nature même des accidents et les modifications que la médecine peut leur imprimer qui, dans toutes les altérations aiguës de ce genre, font bien ressortir l'influence des irrita- tions viscérales sur leur marche et les modes divers de leur terminaison. L’appréciation de ces maladies , au point de vue que je viens d'indiquer, conduit à un mode de traite- ment, qu'au moins pour la variole, je ne crains pas de qualifier de mathématique, ainsi que je vais bientôt l'établir. Les traces difformes que la variole laissait si fré- quemment après elle, durent, de bonne heure, en- gager les praticiens à chercher les moyens de prévenir ce fâcheux résultat , et, dans ce but, on eut essentiel- lement en vue de faire avorter les pustules , au moins sur la figure, au moment de leur apparition. Cette pratique, que l’on ferait remonter jusqu’aux Arabes , a été reproduite de nos jours par M. le professeur SUR LE TRAITEMENT DE LA VARIOLE. 413 Serres , sous le nom de méthode ectrotique , et, dans la séance de l’Institut du 16 novembre dernier, ce savant a présenté des vues nouvelles sur cette matière, à l’occasion d’un mémoire de M. le professeur Piorry sur le même sujet ; mais, il faut en convenir, que l’on emploie la cautérisation ou les applications emplas- tiques, préconisées en dernier lieu par M. Piorry, on éprouve fréquemment des difficultés qui rendent ces moyens insuffisants. D'ailleurs leur emploi peut bien remédier à un accident toujours grave, surtout pour le sexe ; mais il n’ôte rien à la gravité des autres accidents qui conduisent souvent à une fâcheuse ter- minaison, et sans aucun doule une pratique qui enlève à la maladie ce genre de gravité,en même temps qu'elle soustrait la figure à ses ravages , offre une grande su- périorité. Cette pratique ressortira , je l'espère, des observations que je vais rapporter. Convenons cepen- dant que la cautérisation pourrait être employée avec avantage pour faire avorter les pustules qui se déve- loppent quelquefois à la surface de l'œil ou au bord libre des paupières. Avant d'exposer les faits, je vais essayer de décrire le mécanisme de l’inflammation , et les phénomènes qui, dans son summum d’acuité, déterminent la pro- duction des cicatrices. Dans la variole, l'intensité de l’inflammation de la peau, lorsque les pustules apparaissent, est en raison directe de la fièvre des prodromes, ou plutôt de lirri- tation viscérale dont elle est l'expression. Si cette irritation intérieure est vive, si elle n’est pas énergi- quement combattue avant le développement de l'érup- 414 MÉMOIRE tion et à ses premiers moments , la forte réaction qu’en éprouve le corps muqueux de la peau, y dé- termine une vive inflammation , et c'est à sa suite qu'apparaissent à l'intérieur, et par réaction de la périphérie vers le centre, les accidents généraux secondaires qui font tous les dangers de la maladie. Cette inflammation s'étend à travers les aréoles du derme jusqu’au tissu cellulaire sous-cutané, et y revêt un caractère phlegmoneux. En même temps, les pro- longements cellulo-vasculaires et nerveux qui traver- sent les aréoles , et ont été le moyen de transmission de l'inflammation sous-dermique , comprimés par les aréoles, en éprouvent bientôt un surcroit d'irritation qui peut les conduire au sphacèle, et produire ainsi la dénudation de quelques portions fibreuses de la peau ; c’est alors, comme conséquence, qu'ont lieu l’exfo- liation plus ou moins étendue des lames du derme et . les cicatrices qui viennent à la suite. Eiablissons maintenant par des faits que, dans la varicle, le traitement actif des accidents primitifs à la plus grande influence sur le mode de développement des pustules, qu'il modère l’inflammation de la peau et enlève toute l’acuité des phénomènes secondaires d’où la maladie tirait sa gravité. Au 20 novembre 1835, la variole sévit à l’hôpital de Caen. Six malades en furent presque simultanément atteints dans le service chirurgical : deux jeunes mili- taires, deux hommes des salles civiles, et deux jeunes filles. La fièvre fut vive au début et l’éruption très- confluente. Les premiers accidents, chez les quatre hommes, furent combattus le premier jour par deux SUR LE TRAITEMENT DE LA VARIOLE. 415 saignées, la diète et les boissons légères. Le lendemain nouvelle saignée , el au troisième jour chez deux des malades , et au quatrième chez les deux autres, c'est- à dire aux premiers moments de l'apparition des pus- tules, 20 sangsues à l’épigastre. Sous l'influence de celle médication, la fièvre était réduite de beaucoup, la soif considérablement diminuée. Le développement des pustules suivit sa marche accoutumée sans indice de grande irritation à la peau. Des deux filles, Pune, de 18 ans, forte et robuste , fut saignée deux fois les deux premiers jours, et au troisième on lui appliqua 15 sangsues à l’épigastre. L'autre, âgée de 14 ans, non nubile, faible et délicate, eut seulement 12 sangsues à l’épigastre ; puis, faute de place, ces filles furent placées dans le service de médecine, où elles gué- rirent l’une et l’autre. Il en fut de même des quatre hommes , la fièvre secondaire fut à peine apparente ; cependant la confluence était des plus exprimées, et malgré l’accident grave éprouvé par l’un d'eux, tous guérirent parfaitement sans qu'après la convalescence on pôl remarquer sur la figure aucune trace de la ma- ladie. L'accident éprouvé par l’un des malades, et que j'indiquerai tout à l'heure, me fournira les moyens d'établir que les émissions sanguines portées à l'excès ne produisent aucune entrave dans le cours de la ma- ladie. Le jeune Lecoq, âgé de 18 ans, de constitution mé- diocre , faible d'intelligence , et présentement encore infirmier dans l'hôpital, avait subi, comme je l'ai dit, trois saignées el une application de sangsues : 416 MÉMOIRE c'était tout ce qu’il pouvait supporter ; mais il arriva qu’il perdit tout le jour et sans se plaindre beaucoup de sang par les piqüres des sangsues. Le soir il res- pirait à peine. Je me contentai de faire donner quel- ques cuillerées de bouillon de veau , car je craignais de suractiver la réaction à la peau ; les forces se re- levèrent lentement : la peau était pâle et décolorée ; les pustules, déjà apparentes, semblaient se détacher par le frottement. Le malade resta deux jours dans cet état ; mais dans le troisième jour, le pouls s’activa, les pustules s'érigèrent et arrivèrent rapidement à la sup- puration, et, chose remarquable, la desquamation s’ac- complit aussi vite que chez les autres malades. A la même époque , deux malades atteints par la contagion dans lhôpital, un infirmier et un élève in- terne, furent traités par la méthode expectante, et périrent l’un et Pautre de cérébrite aiguë. Au mois de mai 1838, la variole apparut de nouveau dans l'hôpital. Cinq malades en furent atteints dans les salles de la clinique chirurgicale, et la maladie de- vint confluente chez trois d’entre eux. Un jeune homme de 17 ans subit avec le succès accoutumé le traitement antiphlogistique , et guérit sans que les phénomènes secondaires aient offert la moindre intensité. Il en fut de même d’une femme enceinte de six mois, et qui eut deux saignées et deux applications de sangsues ; mais la troisième malade éprouva de graves accidents , et son observation va montrer une seconde fois que les émissions sanguines, multipliées , n’entravent en aucune manière la marche de la variole. Le 16 mai, Marie M... fille publique, âgée de SUR LE TRAITEMENT DE LA VARIOLE. 417 22 ans, d’une forte constitution, éprouva dans l'hô- pital tous les symptômes d’une irritation gastro-cépha- lique ; cette fille n'avait point été varcinée ; tou portait à croire qu’elle était sous l'influence de la contagion. La rougeur des lèvres et de la langue et une pharyngite chronique assez exprimée dénonçaient un état morbide antérieur des voies digestives. La céphalalgie était intense , la soif vive ; diète sévère , limonade , deux saignées. Le lendemain légère ré- mission dans les accidents ; une saignée , même traitement , peu de changement. Le troisième jour , soif toujours vive ; une saignée , 20 sangsues à l'é- pigastre ; à la suite le mieux parut manifeste. Les pustules s’établirent avec confluence, surtout à la tête et aux membres supérieurs ; mais au cinquième jour de l'éruption , huitième de l'invasion , la cépha- lalgie s’exprima de nouveau et fut portée jusqu'à l’assoupissement. Deux saignées, 15 sangsues à l'anus ; légère amélioration , le lendemain nouvelle saignée, 12 sangsues à l’épigastre; le jour suivant, le troi- sième de lexaspération des symptômes, la soif est bien moins vive ; mais la fièvre persiste et les acci- dents cérébraux sont toujours menaçants ; nouvelle saignée ; le lendemain 20 sangsues à l’anus. La suppuration des pustules avait marché rapidement, la figure était entièrement noire et toujours très- tuméfiée ; les jours suivants, la fièvre et les accidents cérébraux avaient cessé : la maladie suivit réguliè- rement ses périodes accoutumées. La desquama- tion commença le dix-septième jour, et la conva- lescence ne fut traversée par aucun accident. 418 MÉMOIRE Ainsi il a été nécessaire d'employer successivement sept saignées et quatre applications de sangsues pour soustraire la malade à la mort qui aurait été produite, uon par l’éruption , répétons-le bien haut! on ne meurt point par la peau, mais par une cé- rébrite aiguë symptomatique de l'irritation épigas- trique , suraclivée d’abord par la gastrite des pro- dromes et secondairement par la vive réaction de l'inflammation de la peau. Les faits que je viens de rapporter, les guérisons qu'ils constatent dans tous les cas, malgré les graves accidents qui ont traversé quelques-uns d’entre eux, témoignent assez de la haute influence du traitement antiphlogistique dans la variole et dans quelques autres maladies éruptives, et je suis fondé à lui conserver à ce sujet la dénomination de traitement mathéma- tique. Dans le système physiologique , la nature et la marche des accidents s’apprécient avec une ri- goureuse exactitude, et, comme on l’a vu, l'emploi d’une heureuse médication en est toujours la con- séquence. D'après les considérations qui précèdent , et les faits sur lesquels elles trouvent un appui, la variole s'exprime au début par la fièvre des prodromes qui est l’expression d’une irritation viscérale, épigastrique. A la suite, apparaissent les pustules, leur in- flammation, leur suppuration. En troisième lieu, survient la reproduction de l'irri- tation viscérale par réaction de l’inflammation de la peau, par l’absorption purulente, et très-souvent elle offre beaucoup d'intensité. SUR LE TRAITEMENT DE LA VARIOLE. 419 Alors elle détermine en dernier lieu des phéno- mènes symptomatiques, qui impriment à la maladie des caractères variés de gravité , la cérébrite , la pneumonie , etc. Dans le traitement, l’essentiel est d’attaquer avec énergie l'irritation des prodromes par les saignées générales et locales. Alors on a dominé la maladie. La réaction à la peau est modérée, partant l’in- flammation et la suppuration des pustules ; alors l'irritation épigastrique secondaire est peu déve- loppée, quelquefois à peine perçue, et on n’a plus à redouter les congestions viscérales qui font tout le danger de la maladie. BALANCE LD Er LS SR Pr Lol 2 Par M. Amédée DESBORDEAUX (1), Membre titulaire. Le nouvel instrument que j'ai l'honneur de sou- mettre à l’examen de l’Académie de Caen, sous le nom de balance hydraulique , et pour lequel je me suis réservé le droit de prendre un brevet d'invention, se compose de deux cylindres en zinc d’un diamètre à peu près égal. Le cylindre intérieur, qui est exac- tement fermé à ses deux extrémités, et qui présente à sa parlie supérieure le plateau sur lequel on dépose les objets à peser , est susceptible d'entrer librement dans le cylindre extérieur , qui est fermé par le bas seulement et renferme une certaine quantité d’eau de pluie. Afin de donner de la stabilité à l'instrument et de diminuer en même temps les frottements qui pourraient nuire à sa précision , le cylindre intérieur est muni par le haut de trois couteaux en zinc, placés à distance égale autour de sa circonférence, et le tranchant de ces couteaux se trouve seul en contact avec le cylindre extérieur. Une disposition différente (1) Cette communication fut faite à l’Académie , dans sa séance du 24 mars 1848. BALANCE HYDRAULIQUE. 421 favorise par le bas le jeu de la balance. Une broche triangulaire, également en zinc, et soigneusement polie , est adaptée au centre du cylindre extérieur , de manière à s'engager librement et avec un frotte- ment très-doux dans un disque du même métal, soudé à la partie inférieure de l’autre cylindre ; et pour empêcher l'introduction de l’eau , ce dernier est muni intérieurement d’un petit tube fermé par le haut, de manière à correspondre exactement à la longueur de la broche triangulaire. Sur le devant de l'instrument se trouve un tube de verre placé verti- calement, et communiquant par le bas avec le cylindre extérieur. Enfin , ce même tube est accompagné d'une échelle graduée, sur laquelle le poids des objets est indiqué en kilogrammes et en fractions de kilo- grammes , au moyen d'un flotteur qui rend plus sen- sibles tous les mouvements communiqués au liquide par la pression. La balance hydraulique, qui se trouve actuellement sous les yeux de l’Académie, et dont la dimension m'a paru la plus convenable pour les usages domestiques, est destinée à peser des objets dont le poids n'excède pas 6 kilogrammes 1/2. Sa hau- teur totale, lorsqu'elle renferme l’eau nécessaire à son mouvement, est de 35 centimètres. Le diamètre du cylindre extérieur est de 21 centimètres ; le poids total de l'instrument prêt à fonctionner est de 4 kilogrammes. Le jeu du flotteur s'exerce dans le tube de verre sur une étendue de 20 centimètres, et la hauteur de l'échelle correspondante à 1 kilogramme est de 3 centimètres. Après celte première description de la balance 422 BALANCE HYDRAULIQUE. hydraulique , je dois appeler l'attention de l’Académie sur l’un des principaux avantages que présente cette construction ; c’est que la différence de hauteur entre le cylindre extérieur et le cylindre intérieur flottant sur l’eau, tout en n'étant que de 3 centimètres, suffit pour opérer dans le tube de verre l'ascension de l’eau jusqu'à la hauteur de 20 centimètres. La raison en est facile à saisir ; en effet, l’espace qui sépare les deux cylindres étant très-étroit , la pression exercée par les objets déposés sur le plateau, tend nécessairement à faire monter dans cet intervalle l'eau qui, à l’état de repos, occupe la partie inférieure de l'instrument ; et comme le tube de verre commu- nique par le bas avec le cylindre extérieur , l’eau prend naturellement son niveau dans ce tube , qui ne fait que reproduire et rendre plus apparents les chan- gements qui s'opèrent à l'intérieur. On obtient ainsi une échelle sept fois plus étendue que celle qui serait fournie par la simple dépression du cylindre intérieur ; on a en même temps le double avantage de réduire considérablement le poids de l’eau nécessaire pour faire flotter ce cylindre, et de pouvoir diminuer la hauteur de la balance. Un point essentiel était de faire disparaître l'effet des frottements. J'y suis parvenu d’une manière sa- tisfaisante , au moyen du triangle et des couteaux de zinc dont j'ai déjà parlé. J'ai reconnu, en effet , que l’un des meilleurs frottements est celui du zinc contre lui-même, et qu’on peut ainsi construire avec le mé- tal toutes les parties de la balance hydraulique. L’eau de pluie est le liquide que j'ai adopté pour en garnir BALANCE HYDRAULIQUE. 423 l'intérieur , parce qu'elle est toujours à peu près iden- tique, et qu'on peut s’en procurer facilement par- tout. Il est évident que tout autre liquide , tel que l'huile ou l'alcool, pourrait servir au même usage ; mais ces liquides n'auraient pas comme l’eau l’avan- tage de conserver un poids spécifique invariable. Pour indiquer les changements de niveau qui s’opèrent dans le tube de verre , les flotteurs m'ont paru préfé- rables à l’eau colorée. On peut les faire en tôle de laiton extrêmement mince, ou plus simplement avec un tuyau de plume, scellé aux deux bouts avec de la cire à cacheter, et recouvert d’un vernis coloré. La graduation de l'échelle qui indique les poids ne présente aucune difficulté. Il suflit, après avoir marqué le point de repos du flotteur, de marquer ensuite le point maximum jusqu'où il s'élève , lorsque la balance a été chargée de poids vérifiés avec soin ; et de faire ensuite les divisions entre ces deux points par parties égales. Le premier kilogramme occupe exactement, sur l'échelle, la même étendue que le dernier: La graduation des balances hydrauliques est par conséquent beaucoup plus simple que celle des aréomètres , dans lesquels les degrés supérieurs occu- pent plus d'étendue que les degrés inférieurs. Cette échelle au reste doit être mobile pour plusieurs motifs ; d’abord pour qu'on puisse loujours la ramener à zéro, quelle que soit la quantité d'eau qui se trouve dans la balance et quel que soit le niveau de la base sur la- quelle elle est posée ; ensuite, pour qu’on puisse in- stantanément larer les vases dans lesquels on veut peser certains objets. Il suffit pour cela, après avoir posé 27 424 | BALANCE HYDRAULIQUE. le vase sur le plateau, de ramener l'échelle à zéro. Pour en rendre l’usage plus commode encore à cer- taines personnes , j'ai indiqué d'un côté les poids en kilogrammes et hectogrammes , et de l’autre les poids anciens. Cette balance nouvelle présente la même facilité pour peser les objets encombrants , que les balances bascules ; et elle offre en outre l'avantage de n’exi- ger aucuns poids, sans toutefois en exclure l’usage en supposant qu’on voulût vérifier son exactitude. Les variations de température n’altèrent pas sensi- blement sa précision. C’était là un inconvénient grave que j'avais d’abord redouté ; mais en faisant chauffer l’eau qu’elle renferme à 95 degrés, la différence que j'ai remarquée n’a paru à peu près nulle ; sur une échelle de 6 kilogrammes , elle excédait à peine un centigramme à celte température. Cela tient sans doute à ce que la dilatation du zinc, par la chaleur , correspond à peu près exactement à celle de l’eau. L'idée de se servir d’un liquide pour déterminer le poids des corps, a dû se présenter souvent à l’es- prit de ceux qui s'occupent des sciences physiques. Les résultats obtenus au moyen de l'instrument connu sous le nom d’aréomètre, y conduisent naturellement. Car quoiqu'il n’ait pour objet que d'apprécier le poids spécifique des liquides , on peut le considérer comme une véritable balance ; et le principe fondamental sur lequel repose sa construction , savoir que le poids du liquide déplacé par laréomètre est toujours égal au poids de l'instrument, s'applique en même temps à la balance hydraulique. L'aréomètre de Farenheit, BALANCE HYDRAULIQUE. 425 dont la tige se termine par une capsule, dans laquelle on ajoute de petits poids, pour pouvoir le ramener dans toute espèce de liquide à un point invariable , offre encore avec celte balance un rapport plus direct. Il suflit en effet de prolonger sa tige , et de remplacer le point fixe qui s’y trouve par une suite de marques correspondant à la dépression que produit l'addition successive de poids connus, pour en faire une petite balance hydraulique , propre à apprécier seulement des poids très-minimes ; car la dimension ordinaire donnée à cet instrument, ne permettrait de s’en servir que pour peser des corps. dont le poids n’excéderait pas quelques centigrammes. J’avouerai donc franche- ment que l'aréomètre de Forenheit a été mon point de départ, et je n'ai eu réellement à résoudre que le problême suivant : Modifier la construction de cet instrument, de manière à le rendre propre à apprécier toute espèce de poids par le dépla- cement de l'eau. Mais ce probléme, qui paraît simple au premier abord, n’était peut-être pas aussi facile à résoudre qu’on pourrait l’imaginer. En effet, la construction d'un aréomètre , propre à peser un poids de 6 kilogrammes seulement, ne pourrait con- duire à aucun résultat utile. Pour le maintenir en équilibre , il faudrait une masse d’eau considérable ; il devrait être lesté d’un poids pour le moins égal à celui qu’on voudrait peser ; il n'aurait point une fixité suffisante , et atteindrait une hauteur tout-à- fait incommode ; son poids total excéderait peut-être 30 kilogrammes. Tous ces inconvénients disparaissent dans la construction que j'ai adoptée. Une balance 426 BALANCE HYDRAULIQUE. hydraulique propre à peser 6 kilogrammes peut ne peser elle-même , avec l’eau nécessaire pour la faire agir, que 3 kil. Son volume se réduit exactement à celui d’un poids d’eau égal au maximum qu’elle doit mesurer , et sa hauteur n’a rien qui puisse en rendre l'usage incommode. Malgré les rapports que la balance hydraulique peut avoir avec l’aréomètre , je crois donc pouvoir la présenter à l’Académie comme un ins- trument tout-à-fait nouveau ; car parmi les inventions modernes , il n’en est peut-être aucune qui ne se rattache plus ou moins directement à des inventions précédentes. On peut au reste construire des balances de ce genre propres à peser les poids les plus petits, de même qu’on peut en faire de beaucoup plus grandes qui pourroient peser 200 kilogrammes sans avoir elles-mêmes un poids de plus de 20 kilogrammes. Cet instrument , d’une forme élégante, serait susceptible de recevoir toute espèce d’ornements ; et la facilité qu'il offre à tarer les vases pour peser les objets encombrants et pour reconnaître instantanément le poids des corps, enfin la simplicité de sa construc- tion, qui le préserve de toute espèce de détérioration, me font concevoir l’espérance qu’il sera favorablement accueilli par l’Académie, au suffrage de laquelle j’atta- cherais le plus grand prix. POÉSIES. : té “atom; ave. | T4NER RAT »@ M onto celit d'u Lans pi Pont Dani prranre on L ut, @esdper ; 6Éen hagkur u NW nen (qui puisse en rende L'usage néon val; tnterét: rap ports qué ln balane x “ hydsau) que peut Svotr avèc À [d réomè êfce je era oss A 2 * 0 À At L du RE . A pou La 1 ! véermle » 0 Ad «0 PTT "1 vrpu an Tor. | - 4 | 4 L. . 7 Ci NET 4 .q à | “« trurted fais souve à FRE que 1e Tags h | À: mA | EE SELS dE L RE 1 pent-éif ra auerite «jet st dé RON et Le La Lt L ptits er [1 4 rates il de S f in à Misectem nt À ’ Fee rive + + à e » hs ÿ rot al do ce. ; tv er rene con : pe LE buta ivroes ‘e 06 genre Hi tes pit s me ts mi : We PURE TEL 8 pere " XIPT {. mb pe 29 randos Ua Li hi L A ALL car D peur 260 Ha ! ve anti Gr #. san role : à « : P “..: 6 -(N ESC ] ORr: P LEE 4 plus i se 24! Kb a $ UE, LE Sous Lémnss Gel JTE CIOEaRTe , SONT rent _ À S Lt cat .+ s 4 ii Gormements « ét 1 Pasiié \ dy B ai ‘4 ocre d Av LR à Lois ù po 4h [ni cr o dMjete CA ER! L à 2 f s : té PP à : AE PA MES f cit ' ebnbsal "re 1m LL néant |" 1.0 Es huide da rés fin da simplicité de si constrdee Hi : . - L #4 Î 186. | ül : 1 NT “ + su His «trs Le ETYR AU FQUL CAPECE GO NMEATIQENEUE, | \ . x ds | tni4 +4 po 5 TA FAVETENMENIONMN. - Th ns _ ”, +, su sa@frege da lanuélls Pat. ] L 4 t DL Cl l'a "à rh : . . hu É … ; Sn ; “ = ' = à . , us x k fi 4 à no" n F Li nl L LA | ” F3 . POÉSIES. AU BRICK LE MALHERBE ©, Par M. Acpn. LE FLAGUAIS, Membre titulaire. Tu vas quitter le lieu de ta naissance ; Un vent léger dans ta voile a soufflé ; Et sous tes flancs avec obéissance S'est assoupli le flot, d’orgueil gonflé. L'ancre est levée, et tu fuis le rivage Comme un esclave affranchi de ses fers. (1) Le 27 juillet 1848, M. Pierre-Aimé Lair et Mr. Louise Isabelle ont nommé le vaisseau auquel ces vers sont adressés, et qui appartient à M. Isabelle, négociant à Caen. C'est M. le curé de la paroisse St.-Jean qui a béni le brick Le Malherbe. AU BRICK LE MALHERBE. Je te salue à ton premier voyage: Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! On t'a donné, le jour de ton baptême, Un nom célèbre, un nom cher aux Normands. Porte ce nom ainsi qu'un diadème, Rempart sacré contre les éléments. De tes succès il sera l’heureux gage; Il est connu chez les peuples divers. Bonne espérance à ton premier voyage : Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! Favorisé d'une aimable marraine Qui réunit la grâce et la beauté, Dans ton parrain dont l'élan nous entraine, Tu vois parler l'honneur et la bonté. Trouverais-tu plus digne patronage, Même en cherchant au bout de l'univers? Le soleil brille à ton premier voyage: Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! Que n'ai-je en main la lyre dont Horace Tirait des sons magiques et touchants, Quand sur les flots son cœur suivait la trace De son ami qui répétait ses chants! À ton renom ma voix rendant hommage, Des matelots dicterait les concerts. AU BRICK LE MALHERBE. Un oiseau chante à ton premier voyage, Noble vaisseau , vogue en paix sur les mers! Certes! jamais plus merveilleux navire, Joyeux et fier, n’est parti de nos bords, Comme en nos murs nul maître de la lyre N'a fait vibrer plus sublimes accords! Ah! de Malherbe et le nom et l’image Sont des garants contre tous les revers. Le canon tonne à ton premier voyage: Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! Ton sort, pareil à celui du poète, Sera brillant... quelquefois orageux. Va, l'Océan, où l’azur se reflète, Peut s’agiter, mais n’est jamais fangeux. Notre Arion n'a pas craint le naufrage, Et ses lauriers sont restés toujours verts. Le ciel est pur à ton premier voyage : Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! La terre, hélas! est-elle plus tranquille Que l'Océan et ses flots turbulents ? On y bâtit sur un sable mobile, On y périt sur des pavés sanglants. L'immensité rend l’âme grande et sage ; Les flots du monde ont des poisons amers | 431 432 AU BRICK LE MALHERBE. Dieu te précède à ton premier voyage: Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! Qu'un souffle frais, qu'une douce harmonie, Durant les nuits, t'accompagne toujours ! Que dans ton ciel l'étoile du génie Contre l'écueil te prête son secours ! D'heureux trésors sont le prix du courage, C'est aux marins surtout qu'ils sont offerts. Gloire et bonheur à ton premier voyage : Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! Sillonnant l’onde avec indépendance, Quand le navire aux vagues est lancé, Il va porter la vie et l'abondance Où des fléaux la fureur a passé. Par ses bienfaits, comme un saint personnage, Il va guérir des maux long-temps soufferts. Dieu te conduise à ton premier voyage : Noble vaisseau, vogue en paix sur les mers! Tu reviendras vers des amis fidèles, Dont le cortége au départ te bénit. A leur aspect tu repliras tes ailes, Comme un aiglon qui revient à son nid. Des bords lointains quel que soit l'avantage, Du sol natal les bords sont toujours chers. AU BRIK LE MALHERBE. 433 Reçois nos vœux à ton premier voyage... A toi l'espace et les vents et les mers | 434 DE SENE VERONENSI. DE SENE VERONENSL Felix qui patriis ævum transegit in agris, Ipsa domus puerum quem videt, ipsa senem ; Qui baculo nitens, in qua reptavit arena, Unius numeret sæcula longa casæ | Illum non vario traxit Fortuna tumultu, Nec bibit ignotas mobilis hospes aquas : Non freta mercator tremuit, non classica miles ; Non rauci lites pertulit ille fori. Indocilis rerum, vicinæ nescius urbis, Adspectu fruitur liberiore poli. Frugibus alternis, non consule, computat annum ; Autumnum pomis, ver sibi flore notat, LE VIEILLARD DE VÉRONE. LE VIEILLARD DE VÉRONE, Stances imitées de Claudien ; Par M. Jurren TRAVERS, Secrétaire de l'Académie, 455 Heureux l’homme des champs qui, paisible en sa terre, À vu loin des cités couler sa vie entière Aux lieux où la nature a placé son berceau ; Qui compte de son toit les siècles d’innocence, Et, sur le même sol où bondit son enfance, Tâte avec son bâton le chemin du tombeau ! Ce ne fut jamais lui qu’en des courses lointaines Entraîna la Fortune ; à l'eau de ses fontaines Aucun peuple étranger ne le désaltéra. Ni soldat, ni marchand, ni plaideur, il ignore Les éclats du clairon, le courroux du Bosphore, Et jamais au forum procès ne l’égara. De la cité voisine il ne se met en peine ; D'affaires nul souci !... Mais la céleste plaine, Sublime, étincelante, à ses yeux est sans prix. Ce n’est pas aux consuls qu'il connaît les années, Mais au fécond retour des moissons fortunées , Le printemps à ses fleurs, et l'automne à ses fruits. 436 DE SENE VERONENSI. Idem condit ager soles, idemque reducit, Metiturque suo rusticus orbe diem. Ingentem meminit parvo qui germine quercum, Æquævumque videt consenuisse nemus. Sed tamen indomitæ vires , firmisque lacertis Ætas robustum tertia cernit avum. Erret, et extremos alter scrutetur Iberos ; Plus habet hic vitæ , plus habet ille viæ. LE VIEILLARD DE VÉRONE. 437 La-bas où de son champ la limite est posée, Le soleil meurt... il naît à la borne opposée : C'est par là que d’hier il distingue aujourd’hui ; Et quand il se reporte aux souvenirs d'enfance, Il voit son père encor planter ce chêne immense ! Et la forêt voisine a même âge que lui! Quel corps, quels bras pourtant ! quelle force indomptable! Il montre à ses neveux que le temps implacable À lutté contre lui, mais ne l’a pas vaincu. Qu'un homme aventureux , laissant là sa patrie, Porte ses pas errants au fond de l'Tbérie, Il a plus voyagé; mais l'autre a plus vécu ! 438 HYMNE DES MORTS. HYMNE DES MORTS. 2 NOVEMBRE. Par le même. L'aube n'a pas encor dissipé les ténèbres , Que, lugubre signal des faibles et des forts, La cloche, attristant l'air de tintements funèbres , Nous rappelle au culte des morts. Grand Dieu, quelle est leur destinée ? Sont-ils maudits ? sont-ils élus ? Ah ! prions ! et de chaque année Donnons du moins une journée À ceux qui ne sont plus ! Avant nous , de leurs pas ils ont marqué la terre; Ils ont bu dans la coupe où nous nous abreuvons , Et se sont soulevés sur le lit de misère Où nous-mêmes nous soulevons. Grand Dieu, quelle est leur destinée ? Sont-ils maudits ? sont-ils élus ? Ah ! prions ! et de chaque année Donnons du moins une journée À ceux qui ne sont plus ! à HYMNE DES MORTS. t # LEA Notre sort fut leur sort : s'ils brillèrent , l'envie Dans ses ardents poisons les plongea tour à tour; A l'ombre de leurs toits s'ils passèrent leur vie, De leurs cœurs s’effaça l'amour! Grand Dieu , quelle est leur destinée ? Sont-ils maudits? sont-ils élus ? Ah! prions! et de chaque année Donnons du moins une journée À ceux qui ne sont plus ! Au vent des passions ils ouvrirent leurs ailes. À L'ouragan les brisa ! Sur d’arides rochers Ils virent échouer leurs carènes si frêles, Comme nous, impuissants nochers ! Grand Dieu , quelle est leur destinée ? Sont-ils maudits ? sont-ils élus ? Ah ! prions ! et de chaque année Donnons du moins une journée À ceux qui ne sont plus! Le décevant espoir à leur âme enivrée Envoya du bonheur le rêve le plus doux : Ce rêve ne fut pas d'éternelle durée ; Ils s’éveillèrent, comme nous ! Grand Dieu, quelle est leur destinée ? Sont-ils maudits ? sont-ils élus ? 28 440 à HYMNE DES MORTS. Ah ! prions ! et de chaque année Donnons du moins une journée À ceux qui ne sont plus ! Pauvres aux fronts baissés, riches aux fronts superbes , Ont passé, confondus , sous le même niveau ; Rongés des mêmes vers, couverts des mêmes herbes, Tous sont égaux dans le tombeau. Grand Dieu , quelle est leur destinée ? Sont-ils maudits ? sont-ils élus ? Ah ! prions ! et de chaque année Donnons du moins une journée À ceux qui ne sont plus ! # 0 à IMITATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. 441 IMITATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. A MADAME ELISA LECIEUX DE SAINTE-THAÏS; Par Mme. LuCIE COUEFFIN, Membre associé-correspondant de l’Académie. Vous qui, dans les combats exposant votre vie, Vous montrâtes vaillants parmi tout Israël, Elevez votre voix au gré de votre envie, Bénissez l'Eternel ! Ecoutez, princes, rois ; peuples, prêtez l'oreille : C’est moi qui chanterai les hymnes du Seigneur ; C'est moi qui redirai, dans mon ardente veille, Sa gloire et sa grandeur. Seigneur, lorsque, passant sur la nue enflammée, Formidable et vainqueur vous sortiez de Séir, Vous avez traversé le pays d'Idumée , Vous l'avez vu frémir. L L 1 [4 = = La terre s’est troublée, en proie à l’épouvante ; + 442 IMITATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. Les montagnes ont fui, craignant votre courroux ; Et le haut Sinaï sur sa base tremblante Chancela devant vous. Quand Samgar et Jahel gouvernaient nos provinces, On n'osait plus fouler nos arides sentiers ; Et mornes, abattus, se lamentaient nos princes , Et nos braves guerriers. Ou plutôt, oui plutôt, dans sa tristesse amère, Israël n'avait plus de guerriers généreux ; Ils devaient sommeiller jusqu'à ce qu’une mère Se levât devant eux. Le Seigneur a béni nos batailles nouvelles : Il a brisé les tours et les portes d'airain ; Il rend les boucliers et les lances fidèles Aux enfants du Jourdain. Mon cœur aime Israël et sa vaillante armée ; Il aime ses guerriers qu'aucun péril n'abat. Chante, 6 fier Israël, d’une voix animée, Chante après le combat ! Parlez, vous qui montez sur des coursiers dociles, Vous qui jugez le peuple au nom du Roi des rois ; Vous qui marchez en paix dans nos plaines fertiles , Elevez votre voix. . IMITATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. 443 Qu'au lieu même où périt l'ennemi redoutable, Aux bords où fut brisé son joug tant détesté, On dise du Seigneur la force inépuisable, On chante sa bonté! Courage, à Débora, chantez un saint cantique , Elevez vers le ciel vos vœux et vos accents ! O Barac, saisissez d’une main héroïque Les captifs pâlissants ! Peuple aimé du Seigneur, ils ont sauvé tes restes ! Dieu même a combattu pour ses soldats chéris, Alors que, par leurs mains, de tes chaînes funestes Tombèrent les débris. Ephraïm a lutté contre l’Amalécite. Les enfants de Machir, et ceux de Benjamin, Et ceux de Zabulon, de la race maudite Ont brisé le destin. Sur les pas de Barac et de la Prophètesse, Le vaillant Issachar accourut au danger. Mais toi, Ruben , ton cœur à nos cris de détresse Resta comme étranger. Pourquoi t'occupais-tu de tes richesses vaines, Du partage des champs, des troupeaux , des trésors, Tandis que l'Etranger, qui ravageait nos plaines, Appelait tes efforts ? 444 IMITATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. Galaad sommeillait sous ses bosquets tranquilles ; Les fils de Dan songeaient à leurs nombreux vaisseaux ; Azer, se contentant de plaintes inutiles, Restait au bord des eaux. Mais le fier Zabulon , Nephtali plein de gloire, Aux bords du Mageddo pour nous ont combattu ; Et le Chananéen, leur cédant la victoire, Plia sous leur vertu. Les étoiles du ciel, oui, les étoiles mêmes, En suivant le chemin que Dieu leur prépara, Ont lutté, comme nous, dans ces périls extrêmes , Ont vaincu Sisara. Le torrent de Cison, à ses ondes rapides Vit se mêler le sang de nos fiers oppresseurs. Cadumin a reçu leurs cadavres livides ; Célébrons les vainqueurs ! Ah! honte, honte à vous, qui, restant sous vos tentes, N'avez pas partagé les combats du Seigneur ! Son Ange vous suivra, de ses ailes ardentes Secouant le malheur. Mais qu'on vante J ahel , la femme courageuse ! Elle n’a point pâli devant un grand effort. Elle a frappé le chef, n’écoutant, généreuse, Qu'un juste et saint transport. IMITATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. h45 Quand Sisara, traînant sa défaite et sa honte, Vint lui demander l’eau que sa soif implorait, Elle offrit, à ses vœux obéissante et prompte, Un grand vase de lait. Puis lorsque le sommeil surprit le chef impie. Le voyant étendu sous son vaste manteau, Elle saisit, priant l'arbitre de la vie, Les clous et le marteau. Elle a percé du fer cette tête guerrière ; A ses pieds Sisara se débat et se tord ; De son sang inhumain s’abreuve la poussière, Il s'épuise, il est mort! Sa mère cependant, penchée à la fenêtre, Tournait vers l'horizon ses regards obscurcis, Et se disait : Pourquoi tardent-ils à paraître, Les coursiers de mon fils ? Mais des femmes du chef aussitôt la plus sage Par des discours flatteurs la rassurait soudain : « Dissipez votre effroi, digne mère ; on partage « Les trésors du butin. « On offre à Sisara la plus belle captive, « Un casque éclatant d’or, les pompeux vêtements, « L'écharpe qu'a brodée une main attentive, « Les plus riches présents. » 446 IMIFTATION DU CANTIQUE DE DÉBORA. Ainsi dans leur orgueil, ainsi disaient ces femmes ; Et Sisara mourait, frappé par le Seigneur ! Périssent comme lui, tous ceux qui, dans leurs âmes, Ont bravé sa fureur ! Mais gloire, gloire à ceux qui marchent dans sa voie ! Qu'ils brillent radieux comme brille, au matin, Le rayon triomphant, tout imprégné de joie, De l’astre souverain ! . Juin 4848. LA MESSE DU SAINT-ESPRIT, 447 LA MESSE DU SAINT-ESPRIT , Par la mème. Parmi les fêtes choisies Que l'an ramène en son cours, Et de qui les poésies Sont si douces à mes Jours, J'aime l'heure grave et sainte, Guidant vers la docte enceinte L'écolier que Dieu chérit ; Et j'ai des pleurs pour réponse, Quand la cloche nous annonce La messe du Saint-Esprit. Entrons dans l’humble chapelle Dont il aime le séjour ; C'est la fête solennelle De l'étude et de l'amour. Ecoutez ces voix ferventes , Que des lèvres innocentes Vers vous élèvent , Seigneur! 48 LA MESSE DU SAINT-ESPRIT. Ecoutez aussi les mères: Leurs larmes sont leurs prières ; Venez , Esprit-Créateur ! Conduisez vers la science, Surtout vers la piété, Ces enfants, notre espérance Et notre félicité. Eclairez l'esprit timide ; Du sentier parfois aride Applanissez la hauteur. Guidant celui qui s’égare, Que votre souffle répare Les torts de l’humaine erreur ! Oh! voyez comme vous prie Leur groupe humblement penché ! À chaque tête chérie Un bonheur est attaché! Notre peine ou notre joie, Mon Dieu, dépend de la voie Qu'ils doivent choisir un jour. Esprit-Saint , soyez propice À leur humble sacrifice, Vous qui créâtes l'amour. Silence ! le saint mystère LA MESSE DU SAINT-ESPRIT. 449 Un moment est suspendu! Un accent doux, quoique austère, De leurs cœurs est entendu. Oh, que j'aime en sa sagesse, Ce prêtre dont la jeunesse Hier cherchait des avis ; Et dont la voix éloquente Instruit, pure et pénétrante, La jeunesse de nos fils ! Priez, oui, priez encore; C'est l'espoir, c'est le bonheur. Consacrez-vous dès l'aurore Au divin consolateur. Enfants! près du sanctuaire, Voyez monter la prière De vos maîtres sérieux ; Pour que la moisson soit bonne Ils demandent que Dieu donne La force à leurs bras pieux. Avec eux prenez courage, Enfants, marchez sur leurs pas, Et vous aurez l'héritage Que le sort ne ravit pas. Prie avec un zèle extrême, 450 LA MESSE DU SAINT-ESPRIT. Toi surtout, mon fils que j'aime, Marchant parmi les premiers ; Quand l’encens aux cieux s’élance, Je respire en espérance Le parfum de tes lauriers. 3 octobre 1849, A CELLE QUI PART. 451 À CELLE QUE PART, Par la même Elle est venue à nous dans la saison des roses, Quand la terre frémit d'espoir et de bonheur ; Quand le cœur, enivré de leurs métamorphoses, Aux rayons du soleil s'ouvre comme des fleurs. Elle est venue à nous daus la saison charmante Où la nuit, courte et pure, a la douceur du jour ; Où, lorsque au sein des bois quelque rossignol chante, On sent sous sa paupière une larme d'amour. Oh ! c'était bien alors qu'elle devait paraître, Artiste, rossignol, femme et rose à la fois! Elle que l'on chérit, dès qu'on peut la connaîtfe , Il fallait ce doux cadre à ses yeux, à sa voix. Oh ! comme il était bon de causer avec elle, A l'ombre des grands ifs et des hauts peupliers ! Elle est jeune de cœur comme l'aube nouvelle, Et n'a rien oublié de ses jours printaniers. 452 A CELLE QUI PART. On aime à lui parler de tout ce qui nous touche ; Elle écoute si bien et de l’âme et des yeux! À ce qui nous plaisait un seul mot de sa bouche Donne un nouvel aspect, et nous l’aimons bien mieux! Sa voix intelligente aux accords du poète Prête l’accent qu'il rêve et demandait en vain. Il est plus d’un trésor éclos de sa palette, Et le clavier docile obéit à sa main. Mais, hélas! tout printemps pâlit sous la couronne, Tout été voit flétrir ses plus riants bosquets ; Les jours les plus charmants conduisent à l'automne, Et toute amitié vive achemine aux regrets! Elle part !... Puisse au moins des rayons de l’année Le dernier, le plus doux, luire sur son chemin! En s’éloignant des bords où nous l’avons aimée, Puisse-t-elle trouver un horizon serein ! Ah ! puisse le bonheur se mesurer pour elle A notre enchantement rempli d'émotion, A sa grâce touchante où l’âme se révèle, A son charme, et surtout notre affection ! 9 octobre 1849. OUVRAGES OFFERTS À L’ACADÉMIE. rpteré pa pes | : rofs Beth mb à en ain DURE VICR Ave M dis age Nr panier ZT, M: | foutu prier sie Pi CL ia a | 7e ORTEEET 10 AT TE ”. a nr ne us ge ii a La dé Ihre ah ' Lori L na LL] 2 es gr CoREle fre AU: à 8 TO vor di Le £) an n A NO ui 4 re wW ATEN Mau v . ar Li » te [7 TR 4 ee À Ne A ’ x N au D RO AIL'E a: PARENT "uun ‘y “, = ARE » ES OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. MM. ArTuR (J.-F.) Suite de la théorie élémentaire de la capillarité et de ses applications à la physique, à la chimie et aux corps organisés. BLancuer. La surdi-mutité, traité philosophique et médical ; les trois 1'°5, livraisons du 1°". volume. BoisarD. Notices biographiques, littéraires et critiques sur les hommes du Calvados, qui se sont fait re- marquer par leurs actions ou par leurs ouvrages. Borpeaux (Raymond). Etudes héraldiques sur les anciens monuments religieux et civils de la ville de Caen. BoucHER DE PERTHES. Petites solutions de grands "mots. — Misère, émeute, choléra. Bouger. Diverses planches représentant des maisons de Caen. BouizLer. Dictionnaire universel d'histoire et de géo- graphie. Bourbon (Isidore). Preuves de la non-contagion du 29 456 OUVRAGES choléra, lues à l’Académie des sciences, séance du 2 avril 1849. Busscer {Edmond de). Notice sur l’abbaye de Saint- Pierre, à Gand. — Description du cortège historique des comtes de Flandre ; fêtes de 1849. CasTEL. Discours prononcé à l'ouverture de la XVe. session du Congrès de l’Association Normande , à Carentan. — Rapport fait au même Congrès. Cnarma. Lettre à M. Ludovic d'Osseville. Cassay (l’abbé Frédéric-Edouard). Le Christ et l'Evangile, histoire critique des systèmes rationa- listes contemporains sur les origines de la révélation chrétienne ; tom. 1°. CnéruEL. Histoire de Rouen pendant l’époque com- munale, 1150-1382. Cocuxr. L'Etretat souterrain. — Notice historique et descriptive sur l'église de Moulineaux. — Croisade monumentale en Normandie, au XIE. siècle. — Fouilles de Neuville-le-Pollet. Couerrix (Me. Lucie). Poésies. e Daniez. Notice historique sur le collége de Cou- lances. DE Caumont. Des cartes agronomiques en France.— Congrès scientifique de France , 2 vol. OFFERTS A L'ACADÈMIE. 457 DE LamoTnE. Jouannet, sa vie et ses écrits. — Re- cherches sur les bénéficiers et sur l’église de St.- Michel, à Bordeaux. — Etude sur la législation charitable. — De l’organisation du service extérieur des enfants-trouvés. DE LA QuéRière. Nolicé biographique sur Nicolas Bignon. — Rénovation du style gothique. Dezise. Des monuments paléographiques concernant l'usage de prier pour les morts. Duronr. Discours sur le barreau normand. — Du régime dotal dans ses relations avec les principes du droit Normand. e Dupray-LAMAHËRIE. Eloge de Basnage. Du Pucer (Mie. Rosalie). Les Eddas. Duran. Des animaux appartenant à l’espèce bovine, envisagés pendant la période de leur vie qu’on appelle engraissement, comme moyens propres à tirer, à notre profit, de nos pâturages , les sub- * #'stances alimentaires que ces pâturages renferment. — Des produits comparés de la vache à lait et du bœuf à l’engrais, envisagés sous le point de vue de " Jéconomie publique et de l’économie rurale. — Rapport sur un mémoire de MM.DurandetManoury, relatif à l'accroissement en diamètre des végétaux dicotylés. Epou. Mythologie élémentaire. 458 OUVRAGES Exaur. Thèse pour le doctorat. — Plaidoyer pour M. l'abbé Lacordaire. Enprès. Chemin de fer de Paris à Rennes. — Mémoire sur les ponts suspendus. Gazuiex. Discours prononcé à la distribution des prix du collége de Dieppe, le ro août 1548. HazziweLL. Introduction au Songe d’une nuit d’été , par Shakespeare. — Catalogue des manuscrits de l'Université de Cambridge.— Rapport entre la litté- rature du pays de Galles et la science ancienne de l'Angleterre. Hippeau. Histoire de la philosophie. Hocné. Manuel complet de l’enseignement primaire. Hozranp ( Wilhelm-Ludwig). Sur Chrétien de Troyes. — Une chanson de Marcabrun. — Chansons de Henri, comte de Wirtenberg. Houez (Ephrem). Histoire du cheval chez tous Îles peuples de la terre, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, tome 1%. ‘ Laisxé. Notions essentielles d'algèbre élémentaire , comprenant, outre les questions exigées pour le baccalauréat ès-lettres et le baccalauréat ès-sciences physiques, l'indication des théories les plus impor- tantes et les plus usuelles, à l'usage des élèves de philosophie et d’humanités. OFFERTS A L'ACADÉMIE. 459 Larmanp. Un collége. — Journal de l'arrondissement de Valognes (1847).—Le Barbon , par Balzac, édi- tion de 1648. LamgEerr (Edouard). Observations sur une note rela- tive aux phalères et aux enseignes militaires des Romains , à l’occasion d’un symbole gaulois, des médailles de l'Armorique., — Dissertation sur un talisman du X VE. siècle, découvert près de Bayeux. Laxpois. Discours d'Eschine et de Démosthène sur la Couronne , annotés pour les classes. Le Bipois. Hygiène publique. Insalubrité des viandes de boucherie consommées à Caen. Lepoucner. Thèse de chimie sur les combinaisons du soufre avec le chlore. Le Fcaçuais (Alphonse). Le presbytère de St.-Martin. — Malherbe et Laplace , ou la fête du génie, ode. — Adieu à Châteaubriand. — Littérature normande. Sur les poésies de M”". Coueflin. Le HéricHER. Avranchin monumental et historique, tome 2°. LEMONNIER (A.-H.). Vingt odes d'Horace , traduites en vers français. Le VerRier. Sur la planète Neptune. Limexcey. Les Chrétiens d'Orient, scènes poétiques. , Ï 460 OUVRAGES Maïzzer-Lacosre. De la souveraineté nationale. MaxceL (Georges ). Journal d’un bourgeois de Caen. — Alain Chartier , étude biographique et littéraire. MÉNANT (Joachim). Zoroastre. — Observations sur la peine de mort. — Du droit de vie et de mort.—Sur les vices de la législation pénale belge. — Orga- nisation de Ja famille , d’après les lois de Manou. — Les femmes d' Homère. Morière. Indastrie potière dans le Calvados. Pierre. Diverses brochures sur la physique et sur la chimie. Pizer (Victor-Evrémont). Mélanges. — Léproseries de l'arrondissement de Bayeux. Quicer (M"e.) Eglantine solitaire. RENAULT. Essai historique sur l’abbaye de Lessay. — Essai historique sur Carentan. REY (Charles). OEuvres dramatiques. Ricnarp. Note à propos de quelques documents sur l’histoire de Caen et de Rouen. Rousser. Un thé chez Barras, comédie en un acte et en vers. — Fables. OFFERTS A L'ACADÉMIE. 461 SEVAISTRE. Rollon , tragédie. Taierry (Edouard). Notice sur M. Le Chanteur. TRAVERS (Julien). Annuaire du département de la Manche (1848 et 1849). — Instruction et amélio- ration du peuple. TROLLEY. Traité de la hiérarchie administrative, tomes guet 4: Van DER Heypex. Notices historiques et généalo- giques sur de nobles et très-anciennes maisons de Belgique. ViNGTRINIER. Situation des sociétés de secours de Rouen. — Sur les colonies pénales et la déporta- tion. LES 4 < . . CS — 2 ne” Les = - un « ET a EC .— = c'e) , -- ® pu LA eo = « - > » … . » .- = : …. : L-+ . Es | : - — pe. pu = z: Le a _ . _ … = — _ i | SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, QUI ADRESSENT LEURS PUBLICATIONS À L'ACADÉMIE DE CAEN. Académie française. Académie des sciences morales et politiques Académie nationale, agricole, manufacturière et commerciale , et de la Société française de statistique universelle , à Paris. Athénée des arts, à Paris. Comité historique des arts et monuments, à Paris. Sociélé philotechnique, à Paris. Société de géographie, à Paris. Société des antiquaires de France , à Paris. Société de l’histoire de France , à Paris. Société d'émulation d’Abbeville. Société d’'émulalion et d'agriculture de l'Ain. Société industrielle d'Angers. Société d'Arras, pour l’encouragement des sciences, des lettres et des arts. Société des sciences , d'agriculture et arts du Bas- Rhin. Athénée du Beauvaisis. Société archéologique de Béziers. Société des sciences et belles-lettres de la ville de Blois. Académie des sciences , belles-lettres et arts de Bordeaux. 464 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. Société d'agriculture et de commerce de Caen. Société de médecine de Caen. Société linnéenne de Normandie. Société des antiquaires de Normandie. Société philharmonique du Calvados. Société d'horticulture du Calvados. Association normande. Société française pour la conservation et la des- cription des monuments historiques. Société vétérinaire de Ja Manche et du Calvados. Sociélé d'archéologie, de littérature, sciences et arts des arrondissements d’Avranches et de Mortain. Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Bayeux. Société d’émulation de Cambrai. Société d'agriculture, arts et commerce de la Uha- rente. 7 Société académique de Cherbourg. Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon. Société médicale de Dijon. Société d'agriculture , sciences naturelles et arts du Doubs. Société libre d'agriculture , sciences , arts et belles- lettres du département de l'Eure. Société académique , agricole, industrielle et d’in- struction de l'arrondissement de Falaise. Académie du Gard. Commission des monuments historiques de la Gi- ronde. Société Hävraise d’études diverses. SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 465 Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres du département d’Indre-et-Loire. Société d’émulation du département du Jura. Sociélé des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille. Société d’agriculture , sciences et arts de Limoges. Société d’émulation de Lisieux. Société académique de la Loire-Inférieure. Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de Mâcon. Société d'agriculture , d'archéologie et d'histoire naturelle du département de la Manche, à St.-Lo. Sociélé d'agriculture , sciences et arts du Mans. Sociélé d'agriculture , commerce , sciences et arts de la Marne. Académie de Marseille. Académie de Metz. Société d'histoire naturelle du département de la Moselle. Société industrielle de Mulhouse. Société des sciences, lettres et arts de Nancy. Société académique de Nantes. Société d'agriculture , sciences et arts de Poitiers. Société agricole, scientifique et littéraire des Py- rénées-Orientales. Académie de Reims. Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de Rochefort. Académie des sciences, arts et belles-lettres de Rouen. 466 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. Société libre d’émulation de Rouen. Société des sciences, arts, belles-lettres et agri- culture de Saint-Quentin. L Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de la Sarthe. Société centrale d'agriculture du département de la Seine-Inférieure. Société des sciences morales, des lettres et des arts de Seine-et-Oise. Académie des sciences, agriculture , commerce , belles-lettres et arts du département de la Somme. Académie des Jeux-Floraux, à Toulouse. Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse. Société des sciences, belles-lettres et arts du dé- partement du Var. Société d'émulation du département des Vosges. ‘Société d'archéologie de Belgique , à Anvers. Société royale de Gand. Académie de Milan. © 7 RÉGLEMENT . 1 Prnrnvrs ds trust ri | (Ce Me | rayafs de. tr PA ENT Mdcaok , à uen: ll M PTE Nadine ” LT EURE RÉGLEMENT L] DB LAGADÉMIS DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES DE CAEN. ART. Ie, L'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen se compose de membres honoraires , de membres titulaires, et d’associés-résidants ou correspondants. Arr. II. Le nombre des membres honoraires n’est pas limité. Ils ont rang immédiatement après le bureau et jouis- sent des mêmes droits que les membres titulaires. ART. HI. Le nombre des membres titulaires est de trente-six. ART. IV. Celui des associés-résidants on correspondants est illimité. Is prennent place parmi les membres titu- 470 RÉGLEMENT. laires dans les séances publiques ou particulières, mais . . r yen . L sans avoir voix délibérative. ART. V. Toute nomination de membre honoraire est précédée d’une présentation faite par écrit , signée par un membre honoraire ou titulaire, et remise cachetée au président ou au secrétaire. Tout membre titulaire qui en fait la demande devient de droit membre honoraire. Les membres titulaires ne peuvent être pris que parmi les associés-résidants. Toute nomination d’associé-résidant ou correspon- dant est précédée d’une présentation dans les mêmes formes que lorsqu'il s’agit d'un membre honoraire : elle doit être, en outre , accompagnée d’un ouvrage imprimé où manuscrit composé par le candidat. La présentation et les pièces à l’appui sont renvoyées à l’examen de la Commission d'impression , qui fait, à la séance suivante, un rapport sur les titres du can- didat. Dans le cas où la Commission conclut au rejet du candidat, elle doit en informer le membre qui a présenté. Celui-ci peut retirer sa présentation. Les lettres de convocation annoncent s'il doit y avoir des élections ou des nominations. ART. VI. L'Académie, après avoir entendu Île rapport de la Commission, procède immédiatement aux nominations, ou les renvoie à une autre séance, qu’elle détermine. RÉGLEMENT . 471 Apr. YEL Lorsqu'il s'agit d’un membre titulaire, l’élection aura lieu au scrutin et par bulletins nominatifs. —Sil s’agit de la nomination d'un membre honoraire , d’un associé-résidant ou correspondant, il sera voté par out ou par non sur chaque candidat proposé. Pour être élu ou nommé , il faut avoir obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés et le tiers au moins des voix des membres titulaires composant l’Académie. Si des membres honoraires prennent part au scrutin, il faut , pour être élu ou nommé, obtenir, en sus du nombre de suffrages qui vient d'être exprimé , un nombre de voix égal à la moitié au moins de celui des membres honoraires ayant pris part au scrutin. En cas d'élection d’un membre titulaire, si le pre- mier tour de scru{in ne donne pas de résultat, l’Aca- démie procède immédiatement à de nouveaux scrulins ou renvoie à une séance ultérieure qu’elle détermine. En cas de nomination d’un membre honoraire, d'un associé-résidant ou correspondant, il faut, pour qu’il y ait lieu à un second tour de scrutin, que le candidat ait obtenu la majorité des suffrages exprimés. Aer. VIE. Les ofliciers de l'Académie sont : un Président , un Vice-Président , un Secrétaire, un Vice Secrétaire et un Trésorier. Ces dignitaires sont indéfiniment rééligibles, à 30 452 RÉGLEMENT. l'exception du Président, qui ne peut être réélu qu'après un an d'intervalle ; il devient de droit Vice- Président. ART. IX. Il sera créé une Commission d'impression composée de six membres titulaires nommés à cet effet, auxquels seront adjoints le Président.et le Secrétaire de l’Aca- démie. . La Commission ainsi composée choisit dans son sein un Président et un Secrétaire : elle se ‘réunit sur la convocation de son Président, En cas de partage, son Président a voix prépondérante. Ses fonctions sont d'examiner et de faire connaitre par des rapports ou par des lectures les titres des can- didats , les travaux offerts à l'Académie (1), les ma- nuscrits que renferment les archives ; d'établir avec les Sociétés savantes de la Franceet de l'Etranger les relations qu'elle eroira utiles aux sciences, aux arts et aux lettres ; de prononcer sur les travaux qui pour- rout être lus en séance publique ou imprimés dans les Mémoires de l'Académie. (4) Dans la séance du 26 mai 1848 , l’Académie, sur les obser- valions de plusieurs de ses membres , a décidé qu’on ajouterait la note suivante à son réglement : « Tous lés membres sont invités à déposer dans la bibliothèque « de l'Académie un exemplaire de chaque ouvrage qu’ils pablie- « ront. Aucun rapport ne sera fait, dans le sein de la Compagnie, « sur les travaux imprimés ou manuscrits, offerts par les membres « titulaires et par les membres’ associés-résidants. » RÉGLEMENT. 473 ART. X. De nouveaux membres pourront être temporaire- ment adjoints à la Commission d'impression , et des Commissions spéciales être créées toutes les fois que l'Académie le jugera convenable. ART: OX: Les membres du bureau sont renouvelés chaque année dans la séance de novembre, à la majorité ab- solue des suffrages des membres présents Si la majo- rilé n'est pas acquise aux deux premiers tours de scrulin , il est procédé à un’ scrutin de ballotage entre les deux membres qui ont obtenu le plus de voix au second tour. En cas de partage égal des voix, le plus âgé obtient la préférence. Les six membres de la Commission d'impression sont nommés pour deux ans, au scrutin, par bulletins de liste, à la majorité absolue des suffrages des membres présents ; et, dans le cas de non-élection au premier tour de scrutin, la pluralité des suffrages décide au second. Ils sont renouvelés par moitié tous les ans à la première séance de novembre. Les membres sor- tants ne sont rééligibles qu'après un an d'intervalle. ART. XIT. Toutes les nominations se font au scrutin ; les autres délibérations se prennent de la même manière, à moins 474 RÉGLEMENT. que le Président ne propose d'y procéder à haute voix sans qu'il y ait réclamalion. ART. XII. L'Académie tient ses séances le quatrième vendredi de chaque mois, à sept heures précises du soir ; le jour et l'heure des séances peuvent être changés. Elle prend vacances pendant les mois d'août, de septembre et d'octobre. Arr, XIV: , . . . n . L'Académie tient , en outre , des séances publiques. Le jour , l'heure, le lieu et l’objet de ces séances sont fixés par une déïibération. ART. XV. Tous les membres titulaires sont tenus d'assister au moins à cinq séances dans l'année. I est distribué des jetons de présence , dont l’Aca- démie détermine la forme et la valeur. ART. XVI. Les membres titulaires qui auraient laissé passer une année sans paraître à aucune séance , où deux années sans présenter aucun travail, et ceux qui auraient cessé de résider à Caen , deviennent de droit membres associés. Il sera pourvu sans retard à leur remplacement. 17, avril 1841. LISTE DES MEMBRES. “ : , h. ro pal | A ; or US 2 LL Le ST se te 1e qi Area + | D: gap st PLAN Mit AFS AT" Ve F: # + À LL] ÿ Pan ne LI È adlys Te we es LE sat Ar. _ ° LS Lui UE ik M} AR Dai pu nus Ge my x ai “edns d'atsistéf, hé mister ER PEUT CORPS sal apte irons des Géré dépréseneirs gpl l'Aea: aie dtarharaa hr Rene ETS COUT 7 ND SUTS EE de T4 UE "A DTA &p Hi 2" ÉNOTTE ri mire A A7 REN SX “y athartim + hi ; Jo Lee lutaires en suraient nr RES ES Hart "à ain stce , TON deux Den La BNT tr EN EN AU qui es re Cash Méennir ddlioi membres ia dent en sos relurd dleur à in er a MN Ses (ui A d 7 W'ort W ja ai . TE menage si ‘ pate, DEEE 1 Den n 8 ne" « NC” 7 ñ LM ré Nu 12 2 | é l , be 0 AL d “ h dE M e 9. " .f nÉ " LI > L1 Le « s É ? PA + sy pe r va TO D: Li Lapins NN + LISTE DES MEMBRES HONORAIRES, TITULAIRES, ASSOCIÉS- RÉSIDANTS ET ASSOCIÉS-CORRESPONDANTS DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, ARTS ET rs BELLES-LETTRES DE CAEN, AU 4°r, AOÛT 1849. s < Ydbuteaur. Année 1848-1849. & MM. | CHARMA, président. du SORBIER , vice-président. TRAVERS, secrétaire. ROGER, vice-secrétaire. CHAUVIN, trésorier. CO PE ’. : C'omuntsston d iuptessto. p Année IS4S-1849. : MM. CHARMA, TRAVERS, membres de droit. .» + +: 478 LISTE DES MEMBRES à à , ‘MM. SORBIER , : ep à ESCHER } Ps rap GASTAMBIDE (1), sus *. » PIERRE Ë membres élus. si d” . DE GOURNAY, r Fe " LE SAUVAGE, | . ii Ceiunbres Bouoraires. A, à : + MM. #8, | ee. P MÉRITTE- LONGCHAMP , membre de la Société des” antiquaires de Normandie. ’ LECERF, professeur honoraire de droit eivil,membre La de plusieurs ve savantes. J1 A - lilulattes. MM. * ‘Q à 1 LAIR , conseiller de préfecture , secrétaire de la Société d'agriculture et de commercé de Caen. 2 THIERRY , doyen honoraire de la Faculté des sciences. 3 LE SAUVAGE , professeur à l'Ecole secondaire de médecine: 4 DAN DE LA VAUTERIE , membre de la Société de médecine. st (t) Les trois premiers membres fe la Commission ayant quitté Caen vers la fin de l’année académique, il ne sera pourvu à leur remplacement que le 23 novembre 1849. » CT | L "LA. 5, sé lcan ns, 479 5 RAISIN de directeur de l'Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie. 6 EUDES-DESLONGCHAMPS, professeur d'histoire naturelle , doyen de la Faculté des sciences. Wa ROGER ; Lin à d'histoire à la Faculté des lettres. , 8 DANIEL (r abbé), recteur de l’Académie univer- silaire , “haut- (ituläiré de l’Université. 9 DE CAUMONT, correspondant de llnstitut , directeur de la Société française pour la con- servation des monuments. 10 BERTRAND , doyen de la Faculté des lettres et maire de la ville de Caen. où 11 LE FLAGUAIS { Alphonse), homme de lettres. 12 SUEUR-MERLIN, ancien chef de Bureau de la “topographie et de la statistique de l’adminis- tration des douanes , membre de la Commission centrale de la Société de géographie , et de la Société académique des sciences de Paris. 13 DE GOURNAY, avocat. 14 TRAVERS, professeur de littérature latine à la Faculté des lettres. 15 DES ESSARS , conseiller à la Cour d'appel. 16 BONNAIRE, professeur de mathématiques trans- cendantes à la Faculté des sciences. 17 SIMON, ingénieur , directeur du cadastre. 18 VASTEL , professéur à l'Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie. 19 DE FORMEVILLE , conseiller à la Cour d'appel. 20 CHARMA , professeur de philosophie à la Faculté des lettres. sn LA : 4l 480 LISTE DES MEMBRES é 21 MANCEL, bibliothécaire de la ville de:€ Caen. 22 ROBERGE, membre de la. Société linnéeqne de Normandie. 23 GUY , architecte. DH 24 PUISEUX, professeur d'histoire au Lycée. 25 CHAUVIN, professeur à la Faculté des sciences. 26 DE VALROGER, professeur de Gade civil. 27 L. ROSSY, professeur de musique. . 28 GERVAIS , avocat, membre de la Société des antiquaires de Normandie. k, 9 TROLLEY , professeur de droit Ministratif, membre rs la Société des antiquaires de Nor- mandie. | 30 PIERRE, professeur de chimie à la Faculté des 2 pe sciences. 31 DURAND , professeur à lEcole préparatoire de médecine et de pharmacie. 32 HIPPEAU , professeur .de littérature Éanpaise à la Faculté des lettres. # 33 DESBORDEAUX, membre de la Société d’agri- culture et de commerce. 34 35 36 NT eubres aféccies-tesidants. € MM. THE CHANTEPIE , ancien inspecteur de l'Académie uni- versitaire. ah DE L'ACADÉMIE. 481 THOMINE , ancien professeur à la Faculté de droit. BOISARD , conseiller de préfecture. LA TROUETTE , docteur és-lettres. QUENAULT-DESRIVIÈRES, professeur au Lycée. WALRAS , inspecteur d'Académie. DELACODRE , notaire honoraire. BLANCHARD , ancien ingénieur. MERGET , professeur de physique au Lycée. MOUNIER , ancien ingénieur en chef des ponts-et- chaussées. TOSTAIN, ingénieur en chef des travaux maritimes du Calvados. LE COEUR, chef des travaux anatomiques à l'Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie. LE BASTARD-DELISLE, substitut de M. le procureur- général. D'OSSEVILLE , ancien maire de la ville de Caen. DE GUERNON-RANVILLE , ancien ministre. DEMIAU DE CROUZILLAC, conseiller à la Cour d'appel. BOURDON , membre de la Société des Antiquaires de Normandie. LEBOUCHER,, professeur de physique à lasKaculté " des sciences. GAUTIER , professeur de langues vivantes. MORISOT , préfet du Calvados. CHAUVET, professeur de philosophie au Lycéé. BOUET , membre de la Société des Antiquaires de Normandie. DUPONT, avocat, membre de la Société des Anti- quaires de Normandie. 482 LISTE DES MEMBRES ENAULT, avocat. Te PE (a LANDOIS, proviseur du Lycée. f ? 1, si Abebtes ASsOCLLÉ cottespondautéo $ NATIONAUX ET ÉTRANGERS: MM. SURIRAY , médecin des hôpitaux, à Paris. DE TILLY (Adjutor), ancien député, à Villy, près Villers-Bocage TAILLEFER, HEC © de l’Académie universitaire, à Paris. BOUILLON LA GRANGE, professeur de chimie, à Paris. LEGAGNEUR , homme de ts | à Saint-Aubin- d'Arquenay. | DE FRANCE, naturaliste, à Paris. DU BOIS (Louis), ancien sous-préfet, à Mesnil-Durand , près Livarot. LESCAILLE, ingénieur en retraite, à St.-Germain- _en-Làye. DE LA BOUISSE (Auguste), homme de lettres, à Paris. Me. DE LA BOUISSE (Eléonoré), à Paris. VIGNÉ , docteur en médecine, à Rouen. FAYOLLE , homme de lettres, à Paris. JACQUELIN-DUBUISSON , docteur en médecine } à Paris. ; THIEBAULT DE BERNEAUD,, naturaliste, à Paris. DE L'ACADÉMIE, 4383 LEPÈRE , ancien inspecteur des ponts-et-chaussées, à Gisors. DE MAIMIEUX , homme de lettres, à Pari is. GUITTARD , docteur en médecine , à Bordeaux. DE LA RUE, juge de paix, à Breteuil, CAILLY , officier supérieur d'artillerie, à Metz. MARIE-DUMESNIL, homme de lettres, à Paris. PELLETIER , ancien pharmacien , à Paris. DE SÉGUIER , correspondant de l’Académie des in- seriptions, à Paris. LE HÉRICIER DE GERVILLE antiquaire, à Va- lognes. DAWSON TURNER , naturaliste, à Yarmouth. PRUDHOMME DU HANT-COURS, à l'Ille-de-France. MAGENDIE, membre de l’Académie des sciences, à Paris. VIEILLARD, l’un des conservateurs de la bibliothèque de lArsenal, à Paris. LE TERTRE , bibliothécaire, à Coutances. DRIEU, colonel au 3°. régiment d'artillerie, à Rennes. DE SURVILLE , ingénieur. . THURET, homme de lettres, à Rouen. DE HAMMER (le chevalier Joseph), orientaliste, à Vienne (Autriche). AGAARD , naturaliste, à Lunden (Suède ). BOURDON (Isidore) docteur en médecine , à Paris. LONDE , docteur en médecine, à Paris. BOYELDIEU, avocat, à Paris. POLINIÈRE (Isidore), médecin des hospices, à Lyon. ARTUR, professeur de mathématiques, à Paris. DE BEAUREPAIRE , ancien secrétaire d’ambassade , à Louvagny , près Falaise. 484 LISTE DES MEMBRES JOLIMONT , peintre , à Paris. DIEN, graveur, à Paris. JOURDAN , docteur en médecine, à Paris. SERRURIER , docteur en médecine , à Paris. DE VENDEUVRE , ancien préfet, à Vendeuvre. ELIE DE BEAUMONT, ingénieur des mines, à Paris. GIBON , maitre des conférences à l'Ecole normale, à Paris. GRATET-DUPLESSIS, ancien recteur de l’Académie de Douay, à Paris. LAMBERT, conservateur de la bibliothèque, à Bayeux, DUPIN (Charles) membre de l’Académie des sciences, à Paris. DE MONTLIVAULT, ancien officier de marine, à Blois. DESNOYERS {Jules}, naturaliste, à Paris. :COUEFFIN, ancien ingénieur géographe, à Bayeux. ODOLANT-DESNOS , homme de lettres, à Paris: PETITOT.,, statuaire , à Paris. CHESNON , ancien principal de collége , à Evreux. AMENTON, homme de lettres, au château de Meudon. GREY-JACKON , à St-Servan. MARCEL (J.-J.), orientaliste, à Paris. HERBERT SMITH (Edouard), membre de l’Académie de Cambridge (Angleterre ). PESCHE, juge de paix au Russey { Doubs). Mne, COUEFFIN {Lucie}, à Bayeux. GIRARDIN, professeur de chimie, à Rouen. GATTEAUX, graveur et sculpteur, à Paris. DE LA MARRE (l'abbé), membre de la Société des antiquaires de Normandie , à Coutances. DE L'ACADÉMIE. 485 WOLF (Ferdinand), membre de plusieurs Sociétés savantes, à Vienne. TOLLEMER (labbé), proviseur du Lycée du Puy. REY, membre de la Société des antiquaires de France, à Paris. LE NOBLE, membre de plusieurs Sociétés savantes , à Paris. MARTIN, doyen de la Faculté des lettres de Rennes. COUPPEY, juge au tribunal de Cherbourg. MASSON, agrégé près la Faculté des sciences de Paris. PILLET ( Victor-Evremont), professeur de rhétorique au collége de Bayeux. M'e, CHUPIN (Emma), à Bayeux. LE BRETON (Théodore), bibliothécaire, à Rouen. GUILLAUME, juge au tribunal de Besançon. A. BOULLÉE , ancien magistrat ,.à Mâcon. BOUCHER DE PERTHES, directeur des douanes, pré- sident de la Société d’émulation d'Abbeville. SANTAREM (le vicomte de), membre de la Commission centrale de la Société de géographie , à Paris. MOLCHNEUT (Dominique), sculpteur, à Paris. ROCQUANCOURT , ancien directeur de l'Ecole mili- taire, à Saint-Cyr. SIMON-SUISSE, agrégé de philosophie près la Faculté des lettres de Paris. BATTEMAN, jurisconsul(e anglais. PINGEON , secrétaire de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon. DE BRÉBISSON, naturaliste, à Falaise. LA FRESNAYE , naturaliste, à Falaise MOORE (Thomas) membre de plusieurs Sociétés savantes , à Londres. 436 LISTE DES MEMBRES BOULATIGNIER , membre du Conseil d'Etat, à Paris. DE TOCQUEVILLE (Alexis), membre de l’Académie des sciences morales et politiques , à Paris. LE PRÉVOST (Auguste), membre de la Société des antiquaires de Normandie, à Bernay. VÉRUSMOR , homme de lettres, à Cherbourg. LAMARTINE (Alphonse) ; membre de l’Académie française, à Paris. DOYÈRE, professeur d'histoire naturelle au lycée Henri IV ; à Paris. BEUZEVILLE, homme de lettres, à Rouen. BERGÈS , ancien régent de mathématiques au collége de Coutances. RAVAISSON , membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. DE LA SICOTIÈRE , avocat , à Alençon. HOUEL (Ephrem), directeur du haras du Pin. MUNARET , docteur en médecine , à Lyon. BAILHACHE , professeur de rhétorique au collége du Mans. D'HOMBRE-FIRMAS, naturaliste, à Alais. HUREL, régent de seconde au collége de Falaise. VINGTRINIER , docteur en médecine, à Rouen. LAISNÉ , principal du collége d’Avranches. DUMÉRIL (Edélestand), homme de lettres, à Paris. LALMAND (Jules), professeur au collège de Lisieux. PEZET, président du tribunal civil de Bayeux. BELLIN , avocat , à Lyon. ANTONY-DUVIVIER, homme de lettres , à Nevers. SAISSET , agrégé de philosophie près la Faculté des lettres de Paris. DE L'ACADÉMIE. 487 BERGER , professeur de rhétorique au lycée Char- lemagne , à Paris. VIOLLET , ingénieur, à Paris. SCHMITT , professeur de mathématiques au lycée de Bordeaux. DESAINS , professeur de physique au lycée Bona- Mttparte CASSIN, inspecteur de l'Académie d'Angers. SANDRAS , inspecteur de l’Académie de Rennes. LE FILLEUL DES GUERROTS , homme de lettres, au château des Guerrots ( Seine-Inférieure }. RICHARD, sous-préfet de Morlaix. PORCHAT, ancien recteur, à Lausanne, QUATREFAGES, naturaliste, à Paris. LALOUEL, professeur de langue anglaise, à Bayeux. MAIGNIEN ,doyende la Faculté deslettres deGrenoble. ROSSET , homme de lettres, à Lyon. DE ROOSMALEN, professeur de débit et d'action ora- toire, à Paris. CAP, directeur du journal de pharmacie , à Paris. CASTEL, secrétaire de la Société d’agriculture, sciences , arts et belles-lettres de Bayeux. BAILLY DE ELA LONDE , homme de lettres, à Paris, JAMIN , professeur de physique au lycée Louis-le- Grand, FAURE, professeur à l'Ecole normale de Gap. DELACHAPELLE, secrétaire de la Société académique de Cherbourg. ANJOU, organiste de la métropole, à Paris. AMIOT , professeur de mathématiques au lycée St.- Louis , à Paris. D] 91 488 LISTE DES MEMBRES DE LIGNEROLLES , docteur en médecine, à Plan- query. DUMONT , avocat, à St.-Mihiel. A. DELALANDE , avocat, à Valognes. MAGU , à Lizy-sur-Oureq (Seine-et-Marne |, STIÉVENART, doyen de la Faculté des lettres de Dijon. DÉZOBRY (Ch.), homme de lettres, à Paris. DE BANNEVILLE , diplomate. TURQUETY (Edouard), homme de lettres, à Rennes. CHARPENTIER, directeur de l'Ecole normale d’Alen- con. BONAFOUS, correspondant de l’Institut, à Turin, POIGNANT {Adolphe}, homme de lettres, à Rouen. RENAULT , juge d'instruction , à Coutances. JAMES (Constantin), docteur en médecine , à Paris. LE HÉRICHER, professeur de rhétorique au collége d'Avranches. SALVANDY, ancien ministre de l'instruction publi- que, à Paris. LE VERRIER , membre de l’Académie des sciences, à Paris. HUE DE CALIGNY , lauréat de l'Académie des sciences , à Paris. EGGER , professeur à la Faculté des lettres de Paris. BURNOUF (Eugène), membre de l’Institut, profes- seur au Collège de France, DELAVIGNE , professeur de littérature française à la Faculté des lettres de Toulouse. MAILLET-LACOSTE , professeur honoraire de la Faculté des lettres de Caen, à Paris, Hot ne DE L'ACADÉMIE. 489 BOCHER , ancien préfet du Calvados, à Passy. CAUSSIN DE PERCEVAL, ancien procureur-générai près la Cour d'appel de Caen , à Paris. GASTAMBIDE, procureur-général près la Cour d’appel d'Amiens, EDOM, recteur de l’Académie de Reims. SORBIER , procureur-général près la Cour d'appel d'Agen, ESCHER , sous-intendant militaire, à Oran. CAMARET, recteur de l'Académie de Douai. RIOBÉ , substitut, au Mans. BOUILLET , ancien proviseur du lycée Bonaparte. BORDES , conservateur des hypothèques, à Pont- l'Evêque. ENDRÈS, ingénieur des ponts-et-chaussées, au Mans, LE CHANTEUR DE PONTAUMONT , trésorier-ar- chiviste de la Société académique de Cherbourg, DE MOLÉON, directeur-fondateur de la Société poly- technique française, LEPEYTRE , ancien procureur-général près la Cour d’appel de Caen. Me, QUILLET, à Pontl’Evèque. Mie, RosatiE DU PUGET, à Paris. MOREL, lauréat de l'Académie de Caen, à Paris. DE KERCKHOVE,, président de la Société d'archéo- logie de Belgique, à Anvers. DE BOGAERTS (Félix), secrétaire de la même com- pagnie. * MÉNANT (Joachim), juge-suppléant près le tribunal civil de Cherbourg. HOCDÉ , officier d’Académie , à Paris. » %, 490 LISTE DES MEMBRES DE L'ACADÉMIE. | DUPRAY-LAMAHÉRIE , avocat , à Avranches. à COCHET, curé de Neuville-le-Pollet, membre de plu- sieurs Sociétés savantes, BLANCHET , docteur en médecine, membre de plusieurs Sociétés savantes, à Paris. HOLLAND , à Tubingen. TABLE DES MATIÈRES. MEMOERESF 108 GPO MONS NT. ESQUISSE DES MOEURS ET DE L'HISTOIRE DE La CORSE, par M. Sorgier. Préliminaires. . . . . . . . . .. Chapitre 1®7. Origine des Corses. — Domination romaine.—Invasion des Barbares. — Corse donnée au pape par Charlemagne. — Sambucuccio.— Terre de commune: . . . . . .. Chapitre 2. Cession de l’île aux Pisans.—Sinu- cello dit Giudice. — Traité des Corses avec les Génois.—Vincen- tello d'Istria. — Compagnie de Sainte Beorges ml. . 12,1, . Chapitre 3. Conquête de l’île par Henri IT, roi de France. — Caractère héroïque de Sampiero.—Traité de Cateau- Cambrésis.—Mort de Vannina.— Assassinat de Sampiero. . . Chapitre 4. Administration génoise.—Insurrec- tonde PO. ralint 21.05 Chapitre. 5. Le roi Théodore.—Récit de ses aven- tures. — Le comte de Boissieux. — Le marquis de Maillebois. . Chapitre 6. Traité de paix entre les Corses et 18 30 COt O0 492 Chapitre 7. Chapitre 8. Chapitre 9. Chapitre 10. Chapitre 11. Chapitre 12. Chapitre 13. Chapitre 14. Chapitre 15. Chapitre 16. Chapitre 17. Chapitre 18. “ TABLE DES MATIÈRES, les Génois. — Administration du marquis de Cursay.—Exploits du général Gaffori.—$Son assassinat. Pascal Paoli.— Son gouvernement. —S$Ses luttes contre Gênes.—Les Corses deviennent Français. . . La Corse sous la domination fran— çaise,— Administration de M. de MArbŒœuRE ee els eee Décret de l’Assemblée Constituante du 30 novembre 1789. — Retour en Corse de Paoli.—Napoléon.— Pozzo-di-Borgo.—Domination an- glaise dans l'île. — La Corse re- deyientfrançgaisesht M, 0 Envoi d'un administrateur en Corse. — Troubles continuels. — Gouvernement de l'ile sous le Consulat et sous l'Empire. La Corse sous la Restauration. . . La société en Corse, dans plusieurs localités. —Vendette. —Bandits. —Traités de paix.—Journal d’un condamnela mort.10.L1. 1.40: Port habituel des armes. . . . .. Rétablissement du jury. — Ses ré- SUltDES eRSAAAT MB). 0. . 1 LS Choix des fonctionnaires. — Leur influence. . . re +. 111) Salles d'asile. — Condition des femmes 1.100: hotel... c Etat de la propriété, de ER ture et de l'industrie. . . . ., Influence du climat.— Conclusion. 71 Hi 111 120 158 154 165 210 222 245 273 284 | 330 2 TABLE DES MATIÈRES. à Trrrés gr Ricas. Chants guerriers de la Grèce an- cienne et de la Grèce moderne, par M. DE GOURNALS RNA D ORENC RE ECU CRNPAET EE EAURE RECHERCHES SUR LES COMBINAISONS DU SILICIUM, par MS SBTRRRES MST Le M ie le else MÉMOIRE SUR LE TRAITEMENT PHYSIOLOGIQUE DE LA Ki varioze, par M. LE SAUVAGE. , . . . . . . . . : BALANCE HYDRAULIQUE, par M. Amédée DesBor- TN GS MN TE RL OS ee On tot CRC le POÉSIES. Au gricx Le MALHEREE, par M. Al- phonse LE FLaGuais. . . . . . . . . . . . . . . + De SRNB AVERONENSI ee ce ce elle le eus ee LE VIEILLARD DE VÉRONE; stances imitées 4 Ce dien, par M. J. TRavers. . . . . . . . . . . . . HYMNE DES MORTS, par LE MÊME. . . . « . « « + . IMITATION DU CANTIQUE De Dépora, par M€. Lucie CODEREIN PIE Ce ee CC ee La Messe pu SairnTr-ESPrir , par LA MÊME. . . . . . A CELLE QUI PART, Par LA MÈME.. « + . «+ « + + « - » Ouvrages offerts à l'Académie. . . . . . . . . . .. Sociétés correspondantes. . . . . . . . . . . . . . . . RÉGIME » tr ee tube ee Doha Don letel te inens ee liste destmembress ee ETIENNE 493 359 391 411 420 429 434 435 438 44l 447 451 453 463 467 475 } °° , AMOR Le RENE, (16 RATE OUVRAGES EN VENTE Chez À. SARDEL \ imoiimeus-Hbraire , rue Froide, à Ce; = ——— D — FLORE DE LA NORMANDIE, par M.A. De BRÉgisson, membre de plusieurs sociétés savantes. — PHANÉROGAMIE. — Un vo- lume in-12, seconde édition , prix: 6 fr. HISTOIRE DES DUCS ET DU DUCHÉ DE NORMANDIE, 1 vol. format in-18 anglais. Prix : 1 fr. 60. br. COURS D’ANTIQUITÉS MONUMENTALES, par M. DE Cau- MONT. 6 volumes in-8°. et atlas; chaque volume se vend séparément avec un allas. Prix : 12 fr. ANTIQUITÈS DE LA VILLE DE CAEN, par pe Bras, 1 vol. in-8°, sur raisin. Prix : 10 fr. MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE NOR- MANDIE. 2°, série , 1°., 27€,, 3m°, el 4%. volumes in-4°. avec planches. Prix: 15 fr. chacun. MÉMOIRES DE LA SOCIÈTÉ LINNÉENNE DE NORMANDIE, 8 vol. ont paru. Prix de chacun : 12 fr. ‘BULLETIN MONUMENTAL ou collection de mémoires et de renseignements pour servir à la confection d’une statistique des monuments de la France, classés chronologiquement par M. ve Caumont. In-8°. avec planches. Prix, franc de port : 15 fr. par an. POÉSIES DE SARASIN , avec portrait. 4 vol, in-8°. Prix : 2 fr. 50 c. POÉSIES DE SÉGRAIS, 1 vol. in-8°. avec un beau portrait de l’auteur. Prix : 2fr. 50 C. & LE DROIT CIVIL DES JUGES DE PAIX ET DES TRIBU- NAUX D'ARRONDISSEMENT , par M. J.-F. Vauponé, avocat. 3 vol. in-8°. Prix : 22 fr. ELOGE DE CHORON, par M. Gavurier. Broch. in-8°, Prix : 4 fr. TRAITÉ D'AGRICULTURE, par M. Dupssenr. Prix: 2 fr. y ER U4 es ANA. AroA: n AA 10 AAA AÂA? >> D J ) 3: Ÿ ) A ÉOURE AN ER f PNA À A A ARRA ANA / NÉE SA US de PUY ANT PAR AU AA AA AETANT AA, ARE EE Re ne | AA ne Ve | ASTRA AE î NAME ee TRIER PARLE FAN pl M An APE RAA DA 2 à ET RAR AE AARDE AMAR APR ERR RAA ne ) 22 2 DD2332 > 32 ‘& 7-2 »222> 225 [A EM EME RO , AAAAA AA a An A | a fl AA AVE AE LA ÿ ®, A D>>D> DD DID DOD»D>E: DS bi Y»222)22 » by) 3 52). DD) Ÿ FARSR UE MAMA ne | DAS LAARA ANR