/I MEMOIRES DE L'ACADEMIE des Sciences 9 Agriculture, Commerce) Belies-IiCttres et Artis DU DEPARTEMENT DE LA SOMME. AMIENS, iMPniMGRIF. DK DUVAL ET HeRMENT , PLACE PEnlGOnil , N." 5, 1851-52-55. MEMOIRES DE L'ACADEMIE. DU DfiPARTEMENT DE LA SOMME. NoTA. — A I'avenir, les publications de I'Acad^mie paraitront par livraisons semestrielles. — Quatre livraisons formeront un volume. $.9il)'A.cf. MEMOIRES DE L'ACADEMIE lies Sciences, Agriculture, Coutiuerce, Belles-IiCttres et Arts DU DEPARTEMENT DE LA SOMME. ANNEES 1850 — 1851. PREMIER SEMESTRE. AMIENS, iiupiiiMBBiE: DE Duval et Herment, place PEmconn, s." 5. 1851. /'0v''*'''i"''tf. MEMOIRE SUR LE NOUVEAU TARIF DES SUCRES, Par M. MATHIEU. (fevrier 1851.) Faut-il adopter ou rejeter le nouveau tarif des sucres? Telle est , Messieurs , la question qui se presente en ce moment , et dont il est facile de voir la gravite ; car elle louche aux plus grands interets , et I'extreme diversity des opinions qu'elle souleve demontre evidemment qu'elle renferme un danger d'erreur, et par consequent un dan- ger de perte et de souffrance. II n'en faut pas davantage pour determiner une com- pagnie comme la votre a la considerer pendant quelques instants avec toute I'attention qu'elle merite. La seule chose a faire , pour la resoudre , est d'exarainer si la position oil nous placerait le nouveau tarif vaut mieux que celle dont nous sommes en possession. Agir autreraent serait une imprudence, inexplicable chez tout homrae sense, coupable chez un legislateur. Or, pour — a — savoir si la position nouvelle est ou n'est pas preferable a Tancienne, il faut considerer, dans leur ensemble et leur etroite liaison , les details dont elles se composent , les comparer, et pre voir les effets probables des changements que Ton veut faire. D'abord, quelle est notre position? Le tarif et ses resultats vont nous la faire juger. D'apr^s le tarif actuel , les sucres bruts qui entrent dans nos ports se partagent en deux grandes classes : les sucres des colonies francaises , et les sucres etrangers. La premiere de ces deux classes contient six subdivi- sions relatives a la marine francaise; et la seconde huit, dont six relatives a la marine francaise , et deux relatives a la marine etrangere. Ces deux dernieres subdivisions ont pour base la couleur du Sucre , ou I'etat que Ton nomme terre. S'il est blanc ou terre , il paye 105 /r, les cent kilogrammes , et 85 fr. quand il n'est ni I'un ni I'autre. Les douze subdivisions relatives a la marine francaise sont formees en raison de la couleur et du lieu d'enleve- ment du sucre transporte ; et chacune est chargee d'un droit particulier. Les sucres des colonies francaises , premier type et au- dessous , de Bourbon , Nossi-Be , Sainte-Marie de Madagas- car, Mayotte, Noukahiva, Tahiti, payent, les cent kilo- grammes 58 fr. 50 c. les qualites du premier au deuxieme type . 45 »» celles au-dessus du deuxieme type ... 47 50 Les sucres des colonies francaises d'Amerique , premier type et au-dessous , payent a I'entree, comrae les sucres indi- genes a I'interieur 45 fr. »» c. les qualites du premier au deuxieme type . 49 50 celles au-dessus du deuxieme type ... 54 »» Les sucres etrangers , bruts , autres que blancs ou ter- res, payent , venant de I'lnde .... 60fr. »))c. d'ailleurs , hors d'Europe 65 »» des entrepots 75 »» Et , quand ils sont blancs ou terres , ils doivent , venant de rinde 80fr. ))»c. d'ailleurs, hors d'Europe 85 »» des entrepots 95 »» A chacune de ces sorames, il faudrait ajouter le dixieme que I'Administration percoit en sus du droit principal, et qui augraenterait dans la meme proportion toutes les dif- ferences dont nous allons parler. Nous le negligerons ce- pendant, parce qu'il suffit a notre dessein que vous en connaissiez la perception ; et parce que sa presence , loin de nuire a nos remarques , ne ferait au contraire que leur donner une plus grande force. Si nous comparons la taxe des sucres etrangers autres que blancs , arrivant par navircs etrangers , avec celle du Sucre de nos colonies d'Amerique, premier type, qui est de quarante-cinq francs les cent kilogrammes , nous re- marquons en faveur de ce dernier sucre une difference de quarante francs. A la vue de cette difference , on se demande pourquoi {'expose des motifs , en parlant de la surtaxe , la presente comme etant de 20 fr. les cent kilogrammes. Pour en fixer ainsi I'importance , il faul ne considerer que deux sortes de sucre , transport^es I'une et I'autre par la marine francaise, c'est-a-dire le sucre de nos colonies d'Amerique , premier type , et le sucre etranger , autre que blanc , ne venant ni de I'lnde , ni des entrepots. Dans ce cas particulier , la surtaxe est effectivement de vingt francs , mais elle varie suivant les cas , et chacun sait que Ton ne pent conclure du particulier au general. — 8 — Dans notre legislation actuelle , il existe an moins. deux causes de surtaxe, le lieu d'origine et le pavilion. En prenant toujours le raeme point de coraparaison , la surtaxe relative a I'origine est de: 15 fr. pour I'lnde, 20 — ailleurs hors d'Europe, 30 — les entrepots. La surtaxe relative au pavilion est de : 25 fr. pour I'Inde, 20 — ailleurs hors d'Europe, 10 — les entrepots. Les droits sont combines de raaniere que les deux causes r6unies produisent toujours la meme surtaxe totale qui est de 40 fr. Si le Sucre vient de I'Inde , par exemple , et si le na- vire qui I'apporte est etranger , la surtaxe se compose de : 15 fr. pour I'origine , 25 — le pavilion. Total .40 S'il vient des entrepots, il payer 50 fr. pour I'origine , 10 — le pavilion. 40 Et s'il vient d'ailleurs hors d'Europe , la surtaxe totale se forme de: 20 fr. pour I'origine , 20 — le pavilion. 40 Independamment de ces deux surtaxes , le tarif dont nous — y — venons de vous donner connaissance vous a fait voir un droit de 20 fr. les 100 kilogrammes, que paye le sucre etranger, quand il est blanc ou terre, en sus de ce qu'il payerait s'il etait autrement , quels que soient d'ailleurs le lieu de son origine et le pavilion du navire qui le trans- porte. Voila pour I'importation, Quand a I'exportation des sucres raffines , la loi du 5 juillet 1840 accorde aux expediteurs , sur la presentation des quittances de Tadministration des douanes , n'ayant pas plus de quatre mois de date, la restitution des droits payes a I'entree sur les sucres coloniaux , premier type , et sur les sucres etrangers , autres que blancs , arrives par navires francais. 70 kil. de sucre raffine Melis, ou 75 kil. de lumps, representent 100 kil. de sucre brut , et font recevoir les droits pay6s a I'importation sur cette derniere quantite. Telles sont les conditions dans lesquelles s'opere le mou- vement des sucres. Sous I'emplre de ces conditions , nos sucreries indigenes qui avaient fabrique en 1840-1841 26,939,897 kil. 1841-1842 31,234,934 1842-1843 29,560,656 1843-1844 28,660,029 1844-1845 36,457,956 1845-1846 40,546,859 1846-1847 55,793,055 ont produit : en 1847-1848 64,516,225 1848-1849 58,659,032 1849-1850 62,175,214 412,525,817 - 10 - Et tout portc a croire que la campagnc 1850-1851 sera plus productive encore que la precedente. Commencee le 1." septerabre 1850, elle linira le 51 aout 1851. LeS sucres des colonies francaises introduits par le com- merce special ont donne : En 1840 78,445,086 kil. 1841 74,514,503 1842 77,445,048 1845 ....... 79,455,251 1844 87,581,874 1845 90,958,075 1846 78,651,607 1847 87,826,082 1848 48,570,766 1849 65,466,104 768,492,596 kil. Depuis que la secousse revolutionnaire de 1848 a mis ces colonies a deux doigts de leur perte, et que leur fabrica- tion a diminue, la hausse des prix sur notre raarche s'est jointe a d'autres causes pour favoriser dans nos ports I'entree des sucres etrangers. La hausse dont il s'agit toutefois n'a pas ete tres-impor- tante , et les prix en ce moment sont loin d'etre exageres. lis sont meme inferieurs a ce qu'ils etaient I'annee derniere, et prouvent bien que, dans les conditions oiinous sommes places, la hausse n'est pas a craindre, puisqu'elle porte avec elle son remede, et ne resiste pas aux effets qu'elle a produits. Si les cours se maintiennent, disent les colonics, nous es- perons reparer nos pertes et rendre la production ce qu'elle etait avant nos malheurs. Mais , pour obtenir un semblable — 11 — resultat, il ne faut pas rendre plus facile I'introductioii des sucres etrangers. Malgre les droits de 80, 85 et 9S francs les 100 kil. par navires francais, et de 105 francs par navires etrangers, les sucres etrangers, bruts et blancs, entrent chaque annee pour la consommation interieure, car la loi ne les admet pas aux primes d'exportation. Le commerce special en a fait entrer en 1840 514,996 kil. 1841 160,554 1842 145,026 1843 101,377 1844 291,420 1845 90,008 1846 94,126 1847 264,184 1848 326,254 1849 148,910 2,156,835 kil. Pendant le meme espace de temps, I'importation des sucres etrangers, autres que blancs, pour le meme commerce, nous donne les quantites suivantes : En 1840 6,151,364 kil. 1841 11,881,734 1842 8,064,527 1843 9,505,928 1844 9,977,522 1845 11,452,004 1846 15,090,759 1847 9,561,884 1848 9,215,753 ]849 18,728,948 109,426,183 kil. — 12 — Cette importation, commeon le voit, devient considerable; mais il faut examiner ses rapports avec I'exportation qui aug- mente pour les sucres etrangers, en raeme temps qu'elle di- minue pour les sucres coloniaux. Les sucres raffines, provenants de sucres francais, et sortis sous benefice de primes, ont presente lesquantites suivantes : 1840 466,107 k. representant en sucre brut 617,618 k. — — 58,499. — — 21,816. — — 10,592. — — 7,248. — — 7,123,288. — — 1,778,808. — — 4,777,588. — — 246,710. — — 13,440. 1841 40,952. 1842 15,327. 1843 7,439. 1844 5,074. 1845 5,007,045. 1846 1,248,684. 1847 3,344,655. 1848 173,097. 1849 9,458. 10,317,818 k. 14,655,607 k. Et I'exportation avec primes des sucres raffines , prove- nants de sucres etrangers , par tage ainsi la meme periode: 1840 3,203,136 k. representant en sucre brut 4,484,219 k. — — 11,429,268. — — 7,970,822. — — 9,555,917. — — 9,557,654. — — 13,123,104. — — 10,788,502. — — 13,602,954. — — 7,972,891. — — 12,967,903. 1841 8,065,485. 1842 5,634,668. 1845 6,734,282. 1844 6,750,412. 1845 9,229,120. 1846 7,570,030. 1847 9,535,734. 1848 5,607,565. 1849 9,094,236. 71 ,404,668 kil 101,433,214 k. Cette quantite de 101,435,214 kil. que Ton regarde comme — 15 — sortie sous la forme de sucre raflfine , est-elle , comme on le pretend, parfaitement egale a laquantite dessucres etrangers importes par le commerce special? c'est ce que nous sommes obliges de rechercher , si nous voulons connaitre la position qui nous est faite par les lois maintenant en vigueur. Pour le savoir, nous allons comparer d'abord la premiere de ces deux quantites avec celle des sucres etrangers entree pendant 9 ans et 8 mois, du 1." Janvier 1840, au 31 aout 1849. Nous disons 9 ans et 8 mois , et non pas 10 ans , parce que les expediteurs ont 4 mois pour presenter a la sortie les quittances des droits payes a I'entree , et parce que Ton pourrait a la rigueur supposer que toutes les quan- tites entrees pendant les quatre derniers mois de 1849 sont sorties pendant les quatre premiers mois de 1850. II est certain que si les sucres etrangers n'entrent jamais pour la consommation , I'exportation des sucres raffines pen- dant 10 ans a du completement absorber I'importation faite dans I'espace de 9 ans et 8 mois. Les quantites entrees pendant cet espace , deduction faite des sucres blancs , s'elevent a 102,421,025kil. La quantite representee par les sucres exportes du 1." Janvier 1840 au 31 d6- cembre 1849 est de 101, 435,214 kil. Difference. . . 987,811 kil. Si nous ajoutons maintenant a. . . . 7,003,158 kil. entres pendant les 4 derniers mois de 1849 la quantity de 15,760,565 entree pendant les 8 premiers mois de 1850 , deduction faite de 525,035 kil. de sucre blanc , nous avons pour I'annee finissant le 51 aout 1860 . • 20.765.525kil. — 14 — Report . . . 20,76ri,r;2okil. L'exporlation avec primes des sucres raf- fines , provenants de sucres etrangers , pen- dant I'annee 18S0 est de 14,384,845 kil. et represente en sucrc brut 20,444,215 en supposant 7/8 de melis et 1/8 de lumps, ce qui donne une difference de 521,508kil. cette difference ajoutee a la precedente de. 987,811 a la quantite de sucre blanc de . . . . 2,156,855 et a celle de 525,055 entree pendant les 8 premiers mois de 1850 forme un total de 5,768,989kil. Nous sommes arrives a ce total en faisant les suppositions les plus favorables a I'opinion de ceux qui pretendent que la sortie egale I'entree. Ce total cependant est certainement inferieur a ce qu'il doit etre en realite; puisque pour constater la premiere difference, nous avons neglige les quantites de sucre brut entrees a la fin de 1859 , et puisque nous avons ensuite tou- jours suppose qu'aucune quantite de sucre, entree pendant I'espace de 4 mois, ne sortait dans ce meme espace. II est done incontestable que les sucres etrangers entrent directement pour la consommation en acquittant complete- ment les droits du tarif actuel. La sortie apparente de ces sucres n'est pas d'ailleurs une preuve certaine de leur sortie reelle , et ne sert quelquefois qu'a rendre inapercue leur entree directe dans la consom- mation. Car si Ton suppose que tons les sucres etrangers pour lesquels on acquitte les droits sont consommes a I'int^rieur , et que toute la matiere de I'exportation est fournie par nos sucres coloniaux, les premiers peuvent encore figurer sur les — 15 — tableaux de radministration des douanes comme exportes sous la forme de sucre rafEne; puisque les expediteurs, pour jouir du reraboursement le plus fort que peut leur procurer Texportation , presentent les quittances des droits payes pour les sucres Strangers ; et puisqu'ils se procurent ces quittances, quand ils ne les ont pas , en traitant avec leurs possesseurs , coraine chacun sait quecela se fait. Nous ne sommes plus au temps oil le raffineur devait prouver qu'il avait paye lui-meme les droits d'importation ; oil I'iraportance et I'activite de sa raffinerie devaient etre attestees par un jury de controle ; oil toute fausse declara- tion etait punie par le refus de la prime. Maintenant les quittances de la douane s'achetent a la bourse; celles des droits pour des sucres consommes dans le Nord peuvent se vendre a Marseille , et se decomposent pour ainsi dire en primes d'exportation et en primes d'importation; d'expor- tion pour I'acheteur, et d'importation pour le vendeur. Avant d'acheter son sucre brut , ce dernier a considere le prix qu'il pourrait tirer de sa quittance , et il a regarde ce prix comme une diminution du droit dont ce sucre est frappe. On trouverait un moyen , cependant , de restreindre la sphere d'activite de ces primes d'importation , sans nuire a la sortie que nous tenons a conserver, en n'accordant le draAv-back pour nos colonies qu'a nos sucres coloniaux , et en admettant a celui pour tout autre pays , nos sucres colo- niaux et les sucres etrangers venus par navires francais. Par ce moyen, I'importation des sucres etrangers ne serait ex- citee que par I'exportation pour les pays etrangers ; et nos colonies , en consommant nos sucres raffines , ne facilite- raient pas I'introduction dans la metropole de produits qui viennent s'y poser en concurrence avec les leurs. Ce dont elles ont principalement besoin , elles nous I'ont dit , c'est d'un placement remunerateur pour leurs sucres bruts , et ce — 16 — placement vaul beaucoup mieux pour elles en ce moment que la formation d'etablissements nouveaux exigeant des capitaux qui leur manquent. D'autres causes d'ailleurs favorisent les sucres Strangers. D'abord leurs prix au dehors ont notablement diminue , et baisseront encore par suite des perfectionnements que Ton apporte sans cesse aux precedes de fabrication ; perfec- tionnements dont la canne doit profiter bien plus encore que la betterave , toujours inferieure dans ses produits se- condaires , et maintenant presqu'entierement epuisee par les efforts de I'industrie. La masse considerable de ces sucres produite annuelle- ment peut augmenter d'un quart, d'un tiers et meme de moitie ; dans cette masse les sucres blancs qui peuvent etre consommes sans subir auparavant aucune preparation for- ment une partie tres-importante , et personne n'ignore que la nuance est presque toujours pour I'acheteur le motif determinant. Ensuite les belles sortes de ces sucres qui sont immediate- tement au-dessous du blanc, et qui payent aux 100 kil., comme les qualites les plus communes , 20 fr. de moins que le Sucre blanc, doivent entrer encore plus facilement que ne le fait ce dernier sucre , et venir en concurrence sur notre marche avec nos produits indigenes et coloniaux du premier au deuxieme type. Ces belles sortes ne sont sepa- rees des notres que par des differences de 10 fr. 50 c. et 15 fr. 50 c. dans les droits principaux , et ces differences se trouvent diminuees par la vente des quittances. Leur position a I'egard de nos produits, doit nous faire remarquer combien il est desavantageux pour notre Indus- trie d'avoir trois subdivisions relatives a la couleur , tandis que les sucres etrangers n'en ont que deux soumises a des droits differents. — 17 — Ni I'exportation cependant, ni la marine, ni le Tr6sor, ue nous obligent h les favoriser. L'importation du sucre raffine ne s'est pas toujours faite en raison de I'entree des sucres etrangers. En 1832 , annee pendant laquelle I'exporlation du sucre raffine a ete la plus forte, et s'est elevee jusqu'a 16,794,476 kil., I'entree des sucres etrangers n'a donne que 546,545 kil., et n'avait ete I'annee precedente que de 443,805 kil. Nos sucres coloniaux avaient done fourni presque seuls la matiere d'une exportation a laquelle a du prendre part la marine francaise. Pour cette marine , I'importance generale de ses trans- ports dans la navigation de concurrence ne depend pas non plus des sucres etrangers. En 1849 , il est vrai , la part de notre pavilion , sous le rapport du tonnage, est environ de 39 p. O/o; et, pendant cette annee, I'entree des sucres etrangers atteint un chiffre qu'elle n'avait pas encore obtenu depuis vingt - cinq ans : 18,877,858 kil. Mais en 1848, on l'importation du commerce special pour ces memes sucres n'est que de 9,559,987 kil. , la part de notre pavilion est aussi de 39 p. O/o, et se trouve encore la meme pour I'annee 1859 , qui ne presente cependant qu'une faible entree de 655,540 kil. Pendant I'annee 1830 , I'entree des sucres etrangers pour le commerce special s'eleve a 25,861,800 kil. , superieure au produit de nos sucreries indigenes en 1859-1840, aux entrees reunies de treize annees , de 1823 a 1857 , et depassant de pres de cinq millions celle de 1849 deja si considerable. Malgr6 I'importance de cette entree , les tonneaux trans- portes par notre marine pendant cette annee ne surpassent que de 18,587 ceux qu'elle a fait mouvoir en 1849, tandis que les navires etrangers, entres avec 1,225,504 l^ , et '2 — 18 — sortis avec 877,706 out augmente leiirs transports de 580,295 I ? En presence de semblables resultats, si Ton pent dire que I'introduction des sucres etrangers fait obtenir a notrc marine un succes particulier , il est impossible de pretendre qu'elle suffit loujours pour en determiner le succes general. Encore ce succes particulier depend-il , non seulement de la surtaxe protectrice de notre pavilion , mais encore de la disposition de la loi qui n'admet au benefice de la prime qne les sucres arrives par navires francais. Sans cette dis- position, la surtaxe seule serait parfois impuissante pour conserver a notre marine son avantage, ainsi qu'il est fa- cile de s'en convaincre en examinant comment sont trans- portees les differentes sortes de sucres etrangers. On concoit en effet que le negociant qui demande des sucres au dehors se reserve toutes les chances possibles , et par consequent celles de vendre , soit au commerce d'ex- portation , soit a la consommation qui fournit a c^ com- merce des quittances de droits. C'est pourquoi la condition du transport par navires francais doit se joindre a ses or- drcs d'achat; et c'est ainsi que la loi fait venir I'interet particulier au secours de I'interet national. Pour le Tresor, les droits percus a I'entree des sucres colo- niaux et des sucres etrangers, deduction faite des restitutions sur les sucres raffines, ont produit net en 1849, 54,787,244 f. les sucres indigenes 24,601,100 ce qui porte le produit total des sucres, le se- cond pour I'importance depuis vingt-cinq aus apres celui de 1847, a 69,588,544 f. Et dans ce produit, les sucres etrangers ne sont entres que pour 4,059,986 fr. Ainsi, produits importants pour le Tresor, activite de la — 19 — fabrication indigene , esperance pour nos colonies , part la plus forte depuis vingt-cinq ans de notre marine dans la na- vigation de concurrence pendant I'annee 1849, entree crois- sante de sucres etrangers, exportation importante de sucre raffine, telle est notre position, avec le tarif actuel. Reste a voir maintenant celle que nous ferait le tarif propose, D'abord il bouleverse entierement toute I'economie du tarif actuel en donnant pour base au droit, non les qualites sen- sibles des sucres, mais une qualite latente, mais la propor- tion d'un element qu'il faudra distinguer et mesurer a I'ex- clusion de tons les autres. Au lieu de la couleur et du terre, ce sera la richesse sac- charine, la richesse absolue, qui devra contribuer a fixer la quotite du droit. Et comme le rendement en sucre raffine n'est pas toujours proportionuel a cette richesse, comme I'etat de la temperature influe sur les resultats indiques par le saccha- rimetre optique, comme toute lumiere n'est pas un agent convenable, comme les dissolutions saccharines n'ont pas toujours la teinte et la limpidite necessaires au succes de I'ex- perience, il faudra faire des clarifications et des decolora- tions, modifier la lumiere au moyen d'un prisme mobile , et tenir compte des degres de temperature ainsi que de toutes les variations du rendement. C'est-a-dire qu'a une base facile a reconnaitre pour tout le monde, on substitue une autre base difficile a determiner, qui devra soulever une foule de contestations, ouvrir la porte a Farbitraire , et permettre la malversation d'un employe, sans qu'il soit possible de le rap- peler a I'ordre avant d'avoir fait au moins une analyse. Que le saccharimetre soit un instrument ingenieux et ca- pable de rendre service a I'industrie, nous ne cherchons pas a le contester; et nous faisons seulement observer qu'il ne nous parait pas convenable pour fournir au gouvernement la base d'un systeme d'impots. 9 * — i>l) — Quand il s'agit d'une niosurc, il faiil (iiK^lquc chose de sim- ple ot dc precis qui doniie a celui dont elie regie les interets la conscience qu'il a cte hien juge, et qu'il n'a pas depcndu du mesureur de juger aulrement. II ne faiit pas que la niesure soil pour la plupart des intercsses, comme le serait le saccha- rimetre, im mysterc inexplicable. Yoici des resultats ohtenus an moyen du saccharimetre op- tique, que nous Irouvons dans le cours de chiuiie generate dc MM. Pelouze et Fremy, et dont nous ne pouvons ni garanlir ni contester rexactitudc. p. 0/0 de Sucre reel. Bresil brun fonce. . . 81 Martinique id. . . , , 80 Bourbon brun jaunatre . , 81,5 Surinam id. . . . 87 Br6sil id. . . . 84 Bourbon rougeatre . , . . 84 .lava id 88,5 Bourbon gris sombre . . 84 Guadeloupe id. . . . 83 Java rougeatre clair . . 81 Bourbon id. . . . 91,5 Egypte id. . . . 86 Bresil id. . . . 82 Bresil id. . . . 86 Surinam brun clair. . . . 91 Guadeloupe brun jaunatre . 87 Surinam id. . . . 91,5 Bourbon gris jaunatre. . 90,5 Martinique id. . . . 86 id. id. . . . 89 id. id. . . . 89,5 id. jaunatre . . . 90,5 Bresil id 92 — 21 Guadeloupe id. . . . . 85 p. 0/0 de Sucre reel id. jaune rougeatre . 90 — Bourbon jaunatre clair . 91 — Martinique id. . . 89 — La Havane id. . . 90 ■^ id. id. . . 95 id. id. . . 91 — Guadeloupe id. . 88,5 — Bourbon id. . 95 — Guadeloupe id. . . 85,5 — id. id. . 92 — id. id. . . 94 — id. id. . 94,5 — id. id. . 95 — Bourbon id. . 95 — La Havane id. . 96,5 — Bourbon id. . 96 — Guadeloupe id. . 94 — id. id. . . 95 — Marie galantc id. . 95 — Guadeloupe id. . 95 — id. gris tres-clair. , 96 — id. id.. . 96,5 — id. id.. . 97 — Bourbon presque blanc . 96,5 — Guadeloupe id.. . . 99 — Nouvelle-Orleans blanc . . 100 D'apres ces resultats qui sont loin de comprendre loutes les sortes les plus iraportantes, on voit qu'une meme nuance donne diverses proportions, et que tel sucre brun du Bresil, sous le rapport de la richesse, est a plusieurs sucres Bourbon jaunatre clair, comme 81 est a 91, 95, 95 et 96. On remarque en outre que la richesse est d'autant plus — 22 — grande que la couleur est moins foncee; niais il nc laudiait pas en conclure qu'il en est toujours ainsi, car d'autres ex- periences qu'il serait trop long de citer donnent parfois des resultats entierement opposes. line semblable diversite fait bien voir que toutes les sub- divisions du tarif actuel devront disparaitre en presence de la nouvelle base. Cette base, le projet de loi promet de I'exprimer en chiffres pour le premier type ; et c'est a ce premier type que se rap- portent les nouveaux droits. lis devront ensuite se reduire ou s'elever en proportion de la richesse, inferieure ou supe- rieure, que chaque sucre presentera. Au nombre de sept, ces droits sont, la premiere annec, pour nos sucres nationaux, de: 40 francs pour nos colonies d'Amerique et pour le sucre indigene ; 56 — pour nos colonies au-dela des caps. Pour les sucres etrangers , par navires francais , de : 51 — venant de I'lnde ; 55 — d'ailleurs, hors d'Europe; 65 — des entrepots; Et pour les sucres etrangers, par navires etrangers, le droit est de 70 francs les 100 kilog. pour toute couleur et loute provenance. Chacun de ces chifl'res diminue ensuite de 5 francs par annee pendant trois ans ; de sorte que la quatrieme annee, le droit sur les sucres etrangers de toute provenance , par navires etrangers, sera de 55 fr. les 100 kil., au lieu de 85, droit actuel ; c'est-a-dire qu'il aura eprouve une diminution de 50 fr. , pendant que nos sucres nationaux , bien moins favorises que les sucres etrangers, n'auront obtenu ((u'unc baisse de20 fr. les lOOkil. A cette diminution importante pour les sucres etrangers vient s'ajouter la maniere dont clle s'opere. Pour la premiere annee, la baisse des droits sur nos sucres nationaux n'est que de 5 fr., tandis qu'elle est de 15 pour les sucres etrangers. II faut remarquer ici que, si la baisse des droits etait egale pour les sucres nationaux et pour les sucres etrangers , et surtout si cette baisse etait aussi considerable que brusque , ces deruiers seraient plus promptement que les notres en mesure d'en profiter. Pour les sucres nationaux, on le coraprend , il faut une augmentation de production qui ne s'opere pas d'une maniere instantanee , mais pour les sucres Strangers, il ne s'agit que d'une invasion ; ils sont la qui attendent dans les entrepots , et qui pressent sur nos digues , prets a nous inonder , si Ton etait assez imprudent pour leur ouvrir un passage par uue iujuste diminution. En consequence des changements qu'il opere , le nouveau tarif rompt tout-a-coup I'equilibre en faveur des sucres etran- gers , et ne conserve pas a leur degre actuel d'elevation les deux surtaxes dont nous avons parle. Avec ce tarif, la surtaxe quant a I'origineest de : 11 fr. pour rinde au lieu de 15 fr. 15 pour ailleurs hors d'Europe. ... 20 25 les entrepots 30 Relativement au pavilion , la surtaxe est de : 19 fr. pour I'lndeau lieu de 25 fr. 15 ailleurs hors d'Europe 20 5 les entrepots 10 C'est-a-dire qu'elle est baissee d'un quart ou a peu pres pour les pays hors d'Europe , et de moitie pour les entrepots. De maniere que I'interet maritime dont on parle tant, pour lequel on demande des sacrifices a notre agriculture , 24 — a notre Industrie, a nos colonies, va se trouver cependanl sacrifiii comnie tout le reste. Quelquc grande en effet que soit la part de noire pavilion dans les transports des sucres etrangers , relativenient a celle des marines etrangeres , il est d'abord certain que ces deux parts , apres la baisse des surtaxes , ne seront plus dans la merae proportion ; et que le changement survenu ne sera pas en faveur de notre marine , puisqu'elle sera placee dans des conditions moins favorables que celles dont elle se trouve niaintenant en possession. II est ensuite egalement certain que , si la baisse des cours produite par I'introduction des sucres etrangers acheve de miner nos colonies , la marine francaise pourra perdre dans sa navigation reservee plus qu'elle ne gagnera par I'augmen- tation de ses transports dans la navigation de concurrence. Sous I'inpulsion de ces deux causes , notre pavilion flechira. Ce n'est pas tout. Non content de baisser de 10 fr. les deux surtaxes reunies , le nouveau tarif fait disparaitre entierement le droit de 20 fr. paye par le sucre etranger blanc a cause de sacouleur, et le remplace par I'elevation que produira la richesse saccha- rine sur les droits fixes pour le premier type. Mais ce droit de 20 fr. dont nous allons voir une partie former comme une troisieme surtaxe de 11 fr. relative a la couleur , sera-t-il suffisamment remplac6 par I'elevation du droit produite par la richesse ; et la protection que sa pre- sence garantit a nos sucreries et a nos ralBneries sera-t-elle encore la meme quand il n'existera plus? Nous ne le pensons pas. Car , si Ton suppose que I'elevation du droit produite par la richesse compense les 20 fr. actuellement payes par les sucres etrangers a cause de leur couleur, il s'ensuit que le Sucre dc nos colonies, ou le sucre indigene au-dessus du — 25 — deuxieme type , qui est blauc oii presque blanc , ct qui nc paye que 9 fr. a cause de sa couleur , va supporter un droit plus fort , et se trouver moins en etat qu'il ne Test mainte- nant de soutenir la concurrence avec le sucre etranger. Et si la taxe en raison de la richesse ne compense pas les 20 fr. dont nous parlons , s'il en resulte une baisse pour les sucres etrangers blancs , nos sucres nationaux au-dessus du deuxieme type , qui payent U fr. de moins a cause de la couleur, n'obtiendront pas une baisse egale a celle dont jouiront les sucres etrangers, et pourront meme au contraire subir une augmentation. En d'autres termes : remplacer par une meme taxe les droits inegaux que paieut deux concurrents, c'est necessairement favoriser dans sa lutte celui des deux qui paie le droit le plus el eve. Le changement que Ton propose devra done venir en aide aux sucres etrangers, blancs ou terres,et faire souffrir les su- cres nationaux par une importation plus nuisible que celle des sucres blonds. Et pendant que cette importation croitra de plus en plus, que deviendra I'exportation des sucres raffines? L'article 5 du projet fixe a cinq pour cent le dechet de fa- brication que Ton doit allouer aux expediteurs , ajoutant qu'un decret du President do la Republique reglera sur cette base le montant des droits a restituer d'apres la qualite et la provenance des sucres qui auront servi au raffinage. Pour la fixation de ces memes droits , et pour determiner le rapport entre la richesse et le rendement , l'article 2 du meme projet exige un reglement d'administration publique. Si le decbet de fabrication accorde par le tarif actuel pent paraitre un pen fort , celui dont le nouveau nous donne la proportion est beaucoup trop faible , et devra diminuer con- — ^21) — siderableincnt , s'il ne la fait pas cesser tout a fait , I'expor- tation pour I'etranger. Le decliet absolu peut tres-bien ne pas depasser et menie ne pas atteindre 5 p. 0/0 , mais entre ce dechet et le sucre pur, se trouvent les produits inferieurs qu'il n'est pas juste d'assimiler aux sucres eu pains , et qui eprouvent eux-memes de nouveaux dechets quand on veut les convertir tous en su- cre raffine. D'apres les renseignements que nous avons pris , le dechet reel pourrait etre de 15 p. 0/0, en supposant tous les produits inferieurs , tels que les vergeoises et les raelasses , convertis en Sucre raffine d'apres les nouveaux procedes de fabrication. II existe done un avantage de 15 p. 0/0 environ pour le raffineur sur les dechets de 30 et de 27 p. 0/0 raainlenant ac- cordes , et cet avantage peut etre regarde conime une prime d'exportation. Si cette prime est defavorable aux sucres indigenes en ce sens qu'elle introduit en franchise des produits inferieurs , 11 faut considerer qu'elle leur procure une sorte de compen- sation dans I'enlevement proportionnel d'une masse de su- cres dont ils ne seraient pas entierement delivres par la re- duction du dechet. « II faut se rappeler que cette prime permet d'envoyer a nos colonies des sucres raffines a des prix convenables ; qu'elle compense en partie pour elles les frais d'un double transport, et qu'elle les dispense de consommer ou de nous faire con- sommer des vergeoises et des raelasses dont elles n'ont pas besoin , et que nous ne desirous pas, puisque nous preferons, comme elles les preferent, leurs sucres bruts. II ne faut pas oublier non plus que I'exportation est utile a notre marine , et qu'elle doit soutenir a I'etranger la con- currence avec les gouvernements voisins qui accordent a leurs rallincurs uu dechet de 34 p. 0/0. — 27 — Aussi, loin de vouloir la faire cesser par un dechet de 5 p. 0/0 , desirons-nous la conserver meme avec un dechet de 50, d'autant plus qu'il est possible d'en augmenter I'utilite. Si la suppression de la seconde subdivision pour nos su- cres nationaux n'etait pas accordee , quoiqu'cUe nous paraisse de toute justice, et si Ton ne formait pas, comme on devrait le faire en nous la refusant , une seconde subdivision pour les sucres etrangers , il serait utile alors d'admettre notre se- conde subdivision , corame la premiere , aux primes d'ex- portation; et nous sorames persuade qu'une serablable mesure, a defaut de la suppression qui nous parait bien preferable, favo- riserait dans nos colonies la fabrication des sucres du premier au second type , que Ton ne fait pas venir maintenant , ou (jue Ton ne demande qu'en tres-faible quantite, a cause des droits et de I'impossibilite ou Ton se trouve de se les faire restituer au moment de I'exportation. La necessite d'un decret du President de la Republique pour fixer le montant des droits a restituer , lorsque chaque partie de sucre , chaque barrique meme a la rigueur pour- rait avoir son droit particulier , et celle iraposee par I'ar- ticle 2 d'un reglement d'administration publique pour de- terminer le rapport entre la richesse saccharine et le ren- deraent , contrairement au voeu de I'article 2 de la loi du 5 juillet 1840 , exigeant une loi nouvelle pour modifier les droits d'importation , demontrent bien I'insuffisance du pro- jet de loi a donner un tarif complet , capable par un ensemble de conditions sagement combinees de garantir aux interets nationaux une meilleure position. Comment pourrait-il la garantir, puisqu'il compromet ces interets au lieu de les defendre , et favorise a leur prejudice le commerce de I'etranger ? On nous assure cependant qu'il est urgent de I'adopter. — 28 — II nous est impossible d'admettre ce que de justes raisons ne viennent pas soutenir. On aSirme en effet que la surtaxe des sucres etrangers est exageree , et pendant que Ton fait une semblable affir- mation sans la prouver , ces sucres penetrent a I'interieur pour la consommation en acquittant les droits que Ton dit excessifs. Si ces droits etaient tels qu'on les presente , les sucres etrangers n'entreraient pas , ou n'entreraient que pour sortir. Que la quantite importee directeraent pour la consommation soit tres-faible en apparence, nous le recon- naissons; mais cette quantite prouve au nioins que la hau- teur des digues qui la laissent passer n'est pas exageree ; et que , si Ton avait I'imprudence de les baisser , surtout d'une maniere aussi brusque qu'inegale comme le veut le projet de loi , il en resulterait une inondation funesle a notre agri- culture , deja si souffrante , a nos colonies si malhcureuses, et a notre marine qui a si grand besoin de nos colonies. Car il ne faut pas se faire illusion ; quand on baisse une digue de ce genre on ne pent determiner d'avance la quan- tite qui entrera, si la loi n'en fixe pas la limite. Cette quantite pent etre enorme et bien superieure aux besoins ; I'experience I'a prouve bien des fois. II en resulte alors dans les prix une baisse rapide , bien plus prejudiciable aux detenteurs qu'aux premiers expediteurs ; et si cette baisse diminue I'importation , elle ralentit encore bien plus la pro- duction des industries indigene et coloniale. Pour ces der- nieres, il pourrait survenir plus qu'un ralentissement. De ce qu'elles ont resiste jusqu'a present a ce qui pouvait les atteindre, il nes'ensuit pas qu'elles resisteront toujours. Quel- quegrandes que soient leurs forces, quelque savante qu'en soit I'application , ces forces ont des limites qu'elles ne peuvent franchir ; et si Ton detruit les conditions necessaires a leur exercice, si Ton enleve le benefice (jui leur sert de moteur. — 29 — leur action en perdant sa cause sera bientot reduite a s'ar- reter. Que deviendraient alors les droits importants que payent au Tresor les sucres des colonies et les sucreries indigenes ? Remplaces par ceux qu'il faudrait acquitter pour les sucres etrangers , ils laisseraient , en se retirant , a la charge de I'Etat , et ia misere des colons , et celle de nos campagnes ou se trouvent des sucreries , et la decadence de notre marine privee de sa navigation reservee , en partie desar- mee dans sa navigation de concurrence? Croit-on que le Tresor gagnerait beaucoup en faisant tarir des sources certaines, pour accepter toutes les vicissitudes d'un irregulier debordement? Si Ton ne change pas le tarif, ajoute-on , bientot repa- raitra plus vive la lutte des deux sucres, colonial et indi- gene , et le succes de I'un fera souffrir I'autre. C'est-a-dire que pour empecher I'un de ces deux sucres de faire souf- frir I'autre , on veut introduire un troisieme sucre qui les fera souffrir et qui peut-etre les tuera tons les deux... Sin- gulier moyen de les mettre d'accord ! Quant a nous, il nous semble que nos deux industries peuvent tres-bien exister simultanement , surtout si Ton sait resister a I'influence etrangere qui ne cherche pas a les faire prosperer. Nous ne redoutons pas une lutte qui pent ranimer ou ralentir leurs mouvements sans les faire cesser, et qui presente une garantie contre la hausse excessive des cours. II n'en est pas de la concurrence entre les nationaux , comme de celle qui existe entre les nationaux et les etran- gers. Produite par la premiere de ces deux concurrences , par le perfectionneraent des precedes, I'importance et I'activite de la production , la baisse est favorable en ce sens qu'elle etend la consommation , en supposant toutefois qu'elle ne devienne — 50 — pas tollement forte que les prix ccssent d'etre renumerateurs. Uans cc cas meme , I'industrie trouve un remede au mal dans im ralentissement momentan6 bientot suivi d'une re- prise. Mais quand la baisse a pour cause un travail etranger, exempt de nos charges , et s'exercant sur un tres-grand nom- bre de points en meme temps, dans des conditions tout a fait differeutes , alors I'industrie nationale succombe par suite d'une baisse sans proportion avec les frais qu'elle est forcee de faire et les impots qu'elle est obligee de payer. C'est done cette seconde baisse et non pas la premiere qu'il faut craindre. Nous ne partageons pas plus la crainte de voir hitter en- semble les deux sucres , que de voir la fabrication indigene diminuer la production du ble. Cette production , en efl'et , ne s'opere pas seulement en raison de la surface occupee par la plante , mais encore en proportion du fumier que Ton em- ploie pour I'obtenir. Or , les sucreries par leurs residus favo- risanl la multiplication du betail et I'augmentation du fu- mier , sent loin d'etre nuisibles a la culture du ble. Le ble d'ailleurs ne se cultive pas tous les ans sur le meme sol ; il est utile de le faire preceder par des plantes etrangeres a sa nature , surtout par des plantes sarclees , et Ton a reconnu qu'il venait tres-bien apres la betterave. En 1844, la culture de la betterave nous a permis de fabri- quer 56,457,956 k. de sucre. L'importation des cereales s'est elev^e a SO millions 700 mille francs , et I'exportation a 6 millions 700 mille francs. Pendant I'annee 1848 , nous importons pour 28 millions , et nous exportons pour 58 millions 400 mille francs , en obtenant dela betterave un produit de 58,659,052 kil. En 1849, enfin, cette plante nous donne 62,175,214 k. de Sucre ; nous exportons pour 55 millions 700 mille francs de cereales, et noire importation n'est que de cent mille francs. — 31 — On ne peut done pas dire que la betterave diminue la production du ble. En la cultivant , I'agriculture ne man- que pas a ses devoirs , et ne cesse pas d'etre la nourrice du peuple. Mais il est un grand argument que Ton met au-dessus de I'agriculture, de I'industrie, des colonies, de la marine et du tresor , c'est I'interet , et I'interet mal compris du con- sommateur. Avec un pareil argument , entendu de cette maniere , nous ne balancons pas a le dire , on ruinerait la France , et on la ferait arriver a sa ruine avec une vitesse acceleree ; nos plus belles industries ne pourraient pas resister a I'application erronee de ce principe. On a dit cependant , et Ton a repete a satiete , qu'il ne fallait pas ainsi separer le consommateur du producteur , parce que le grand nombre est en meme temps I'un et I'autre ; mais c'est un des caracteres particuliers de I'erreur dans nos temps modernes de ne tenir aucun compte des ar- guments par lesquels on la refute , et de repeter toujours la meme chose , persuadee que le nombre des esprits superfi- ciels est si grand sur cette terre , que la victoire dans une discussion doit toujours rester a ceux qui parleront le plus haul, et surtout le plus longtemps. Croit-elle done que I'ouvrier soit incapable de concevoir qu'on ne lui donne un peu de sucre qu'en lui enlevant beau- coup de pain , puisque si Ton cesse de travailler aux objets destines a la marine , a I'exportalion pour les colonies , a la fabrication du sucre indigene , de grandes sources de main- d'oeuvre et de salaire seront taries pour lui , et deviendront le benefice des ouvriers de I'etranger auxquels lui-meme sera force de payer le miserable avantage d'acheter son sucre quelques centimes de moins. Nous placons I'ouvrier plus haut dans notre estime, et — 52 — nous Ic croyous capable de comprendre que nous defendous sa cause en defendant le travail national. Et, puisque Ton a mis en avant I'interet mal compris du consoniinateur , deplorons, en finissant, cette triste tendance de I'economie moderne a degrader I'liomme , a faire abstrac- tion de sa tete et de son coeur, a ne lui donner pour mo- bile que le desir de consommer sur-le-champ sans pre- voyance et sans mesure , et a juger du bonheur d'un peuple par le nombre de kilogrammes de sucre qu'il cousomme par an. Non , il n'est pas necessaire au bonheur de la France que chacun des individus qui la composent consomme des main- tenant un kilogramme de sucre par mois , et qu'elle fasse entrer chaque annee pour quatre cents millions de sucre etranger au grand detriment de ses travailleurs ; mais il est absolument necessaire qu'elle ait une agriculture, une ma- rine , une industrie , des finances et des colonies florissantes , ou tout au moins capables de se maintenir et de se defendre avec succes contre la decadence qui les menace. Qu'elle ob- tienne ces points importants d'une maniere durable , et la consommation du sucre augmentera , non pas brusquement , non pas a I'aide du travail d'autrui , non pas au benefice d'autrui et a notre perte ; mais elle augmentera sans danger, d'une maniere progressive , en raison de notre travail , et autant que le permettra I'augmentation de I'aisance generale. Yoila comment la consommation doit augmenter. Autrement elle augmenterait d'une maniere desordonnee pour faire place ensuite a la disette et a la misere. Pour avoir trop consomme d'abord, on en viendrait au point de ne plus pouvoir consommer du tout. Triste resultat oil nous condui- raient les amateurs d'une consommation illimitee , oubliant que beaucoup d'individus sonts morts pour avoir ete de trop grands consommateurs, et qu'il en serait de meme des — 33 — peuples, s'ils ne demandaient pas au travail la matiere a consommer. En vain pretendraient-ils que Ton exagere la protection , et que Ton ferait beaucoup mieux d'imiter les autres peuples dont ils supposent la sagesse exempte du defaut qu'ils nous reprochent. On pent se troraper en protection comme en autre chose , parce que I'erreur est la triste compagne de I'huraanite , mais on ne pent pas exagerer en ce sens que la protection n'existe qu'a la condition d'exercer Taction salutaire exprimee par le nom qu'elle porte. S'imaginer que la protection consiste a elever toujours les droits d'importation , c'est ne pas la con- naitre ou la calomnier. La protection consiste a vouloir et a faire conformement a la justice , ce qui est avantageux a I'int^ret national , soit que cet interet demande la baisse ou la suppression des droits , soit qu'il en exige la hausse , le niaintien ou la proportion. Jamais elle ne doit fitre aban- donnee , car elle est une condition d'existence , et le prix des impots. En echange de ces impots le gouvernement la doit aux proprietes , et par consequent a leur mise en valeur ; car, sans la mise en valeur , que serait la propriete? On ne doit done pas etre prive d'une protection que Ton achete au prix de I'impot , par ceux-memes qui le recoivent et au profit de ceux qui ne le payent pas , quelle que soit d'ailleurs la con- duite des autres peuples. II faut imiter un autre peuple quand il ne se trompe pas , et non quand il se trompe ; or , quand il ne se trompe pas , il agit conformement a ses interets veritables, en prenant, pour les servir, toutes les mesures que permet sa position ; et comme sa position et la notre ne sont pas identiques , il s'en- suit que pour I'imiter quand il ne se trompe pas , nous ne devons pas prendre les memes moyens , mais ceux qui sont relalifs a notre position particuliere. Plus ou moins d'ailleurs 3. — 54 — tout gonvernement intelligent protege ses nationaux , en raison de leur position , et a proportion qii'il comprend et qu'il accomplit ses devoirs. C'est I'accomplisseraent de ces devoirs qui a dii faire notre tar if des sucres. Sans pretendre qu'il est parfait , nous soinmes certain que la position dont il est cause, vaut mieux que celle oii Ton veut nous placer, et nous n'hesitons pas un seul instant a lui donner la preference. Si nous le preferons au projet du gonvernement , a plus forte raison le preferons-nous a celui de la commission qui se montre cependant moins defavorable que le premier a notre navigation en Europe et au commerce d'exportation , niais qui baisse encore bien davantage la surtaxe relative a I'ori- gine, qui diminue de 10 francs celle du pavilion pour les navires venant de I'lnde , qui detruit I'egalite entre les sucres nationaux , qui admet a I'entree tons les produits inferieurs des ralfineries etrangeres en causant a nos sucres un dommage d'autant plus grand que la surtaxe decroit en raison de I'in- feriorite des produits compares , et qui frappe enfin du meme coup , et avec bien plus de force que ne le fait le projet de loi , tons les interets nationaux que Ton declare cependant avoir I'intention de favoriser. Si le desir d'innover s'empare ainsi des esprits, si Ton se fait une necessite de changer notre position , de grace qu'on ne la change pas de maniere a la rendre pire. Pour la modifier a notre avantage , et non pas au profit des peuples etrangers , nous proposons de supprimer pour nos sucres nationaux la seconde subdivision relative a la couleur par la reduction de son droit a celui de la premiere. * Nos sucres se partageraient alors en deux subdivisions : Autres que blancs, Et blancs. oo A la premiere correspondrait le droit du premier type ; a la seconde celui des qualites au-dessus du deuxieme type. Independamment de cette reduction qui faciliterait le per- fectionnement des procedes , nous deraandons , si Ton veut diminuer les droits , une baisse egale pour le sucre colonial et pour le sucre indigene seulement; et, dans le cas d'un refus , nous demandons cette baisse egale pour tons les sucres, en conservant le mode de classification et toutes les surtaxes qui existent maintenant pour les sucres etrangers. Nous proposons en outre d'admettre au draw-back pour nos colonies nos sucres coloniaux seulement, et a celui pour les pays etrangers nos sucres coloniaux , et les sucres etrangers venus par navires francais. Une production plus importante aurait bientot recompense le tresor d'un sacrifice momentane. Telle est notre reponse a la question que nous nous sommes posee en commencant ; nous I'avons faite en ne considerant que I'interet de la France ; et si malgre le secours que donne, pour eviter I'erreur , un semblable point de vue , nous nous etions cependant trompe dans nos calculs , nous esperons que vous nous pardonnerez en faveur de notre intention. NOTE DU SECRETAIRE. Aussit«>d^^|)»> Ainsi rillusion se jouc de toutes les epoques de la vie. — 40 — Mais si elle nous trompe , avant le desenchantcmcnt , nous avons eu du raoins I'esperance. Si de ces traits generaux , applicables a la plupart des homnies, je passe aux caracteres particuliers, mille Vision- naires se presentent pour me convaincre du pouvoir , tantot funeste , tantot heureux de I'enchanteresse .qui nous abuse : illusions de passions et de vanite , illusions d'ignorance et de credulite, illusions de crainte et d'esperance, illusions la meme ou I'erreur ne devrait jamais penetrer , je veux dire dans le domaine religieux et dans les sciences , le prestige est partout, et il faut le regretter. Maisaussi, illusions inspira- trices dans la litterature et les beaux-arts , consolantes illu- sions dans les maux et les chagrins 0(1 I'erreur seule pent nous rassurer ; il faut en benir le prestige. J'ai parle de la vanite. Nul defaut n'est plus fecond en chimeres. Assez loin du Parnasse est un Poete independant. Fier et superbe , il a secoue tous les jougs. « Arriere , a-t-il dit , le vieil Olympe et I'antique Mythologie 1 Arriere le timide Apollon enchain^ dans ses hemistiches! Arriere les neuf vieilles qui grelottent autour de lui 1 Arriere les trois graces qui s'enlacent et qui dansent toujours!... Ce qu'il faut au genie , ce qu'il me faut a moi , c'est la poesie jeune et libre , la poesie radieuse et soyeuse, emouvante et saisissante, en un mot , I'inspiration ! » Cela dit , I'inspire s'agite , se bat les flancs , enjambe dure- raent des vers sans cesure ; et , quand est venu le jour solen- nel oil I'Academie doit proclamer un vainqueur , il court plein d'espoir a la seance publique oil il voit couronner un docile disciple du froid Racine et de I'insipide Boileau. Non moins dupe d'un vain orgueil, s'offre, ou plutot s'of- — 4i — rait le bourgeois anobli en extase devant lesarinoiriestoutes fraiches on deux lions accroupis pres d'un ecusson semblent ne montrer les dents que pour repousser les temoins de sa roture. La , je vois le seducteur brillant courant confier a ses amis le tendre billet dont son rival recevra la copie , le jour meme. SuR son ottoraane s'etend une beaute surannee qu'un mi- roir trop fldele avertit depuis dix ans sans la convaincre , et qui , comme uq poete I'a dit : « Croit s'opposer h la marche du tems , » Avec un pot de rouge et quelques fausses dents. » Une passion plus triste enchaine I'avare a son tresor. Dans I'or enfoui qu'il a grossi par I'usure, il voit tous les plaisirs qu'.il ne connait que par leur privation. Ce qii'il ne voit pas c'est le visiteur nocturne qui ravira le fruit de sa longue epargne , ou les avides collateraux qui , dans six mois , vien- dront, la joie au coeur et le crepe au chapeau, bondir, le verre en main , autour de la table ou il ne s'est jamais assis. Trop heureux les homraes abuses par leurs passions , si , aux illusions qu'elles enfantent ne se joignait la deception des vaines promesses ! Mais le charlatanisme est la. Epris d'une beaute dedaigneuse , un vieillard cberche les moyens de se rajeunir. Grace aux complaisances de la reclame , mille res- sources lui sont offertes : c'est d'abord le docteur Parisien qui guerit tous les maux par correspondance ; la migraine et la goutte trerablent a son aspect. C'est ensuite I'innorabrable serie des procedes garantis par un dedit de vingt mille francs. Vingt mille francs sont assures a tout front depouille qui , dans un mois, ne sera pas regarni. Plein de confiance, notre homme court a Paris. A la faveur des miraculeuses decouvertes , il voit sa tete chauve se cou- vrir d'une chevelure inesperee, sa bouche s'orner de dents 42 — 6bloiiissantes , ses joues, refaites par le racahout, s'arrondir et se colorer. Puis , embelli , il recourt aux reraedes salutaires qui lui rendront I'ouie et la vue, si ce n'est en sa personne au moins sur le papier; trop courte illusion que, d'un revers de son aile, le temps a promptement dissipee 1 Que n'aurais-je point a dire, Messieurs, si, poursuivant rillusion dans tons ses mensonges, je voulais multiplier de trop faciles dessins ! Le createur supreme des fantastiques images, le sommeil, maitre d'un tiers de notre vie , m'offrirait I'immense tableau des songes de la nuit , produits assez ordinaire des songes de la journee. La jeune Beaute , plus riche d'attraits que de fortune , voit mille Pretendants braver I'horreur du sans dot pour obtenir sa main. L'Araant dedaigne le jour et favorise la nuit, sourit a Morphee , auteur de sa felicite. L'Areonaute fend les airs a contre vent , tandis que le Ma- thematicien bondit de joie a la vue du probleme par lui resolu du mouvement perpetuel et de la quadrature du cercle. Celui qui , sur la foi du hasard , se prive d'aliments pour nourrir un quaterne , voit la roue de fortune deposer enfin les quatre numeros qu'elle ne donne que parce qu'elle les a long- temps refuses. Sur les mines du capital infame , I'Utopiste voit mille eta- blissements s'ouvrir a I'industrie et la mer sillonnee par nos vaisseaux. Peu confiant dans ses propres songes , un Celibataire rebute recourt a ceux d'une prophetesse endormie. Pour quclques francs la somnambule le marie a la riche veuve qui le rendra possesseur de sa personne et de son bien. Celui-ci , dupe eternelle de son imagination , voit non ce qui est, mais ce qu'il croit etre. Si , dans un saliit omis par distraction , il entrevoit I'indifference d'une beaute trop fiere, remis le lendemain de ses alarmes , il trouve dans une gra- cieuse reverence le presage le plus heureux. « Ce salut, se dit- il, tout joyeux, signifie quelque chose »; et , sur cet espoir, il se retire dans I'attente du tendre billet qu'il ne recevra jamais. Plus propice a I'orateur , I'lllusion soutient souvent son eloquence. Un grave attentat a conduit un accuse sur la sel- lette. Frappe de I'evidence des preuves , son defenseur s'est effraye ; il a doute de I'innocence, Mais , a force de la desirer, il a fini par y croire ; des ce moment , la Yerite s'est con- vertie a ses yeux en une trompeuse apparence ; les temoins sont des ennemis , leur serment un parjure , leur deposition un mensonge. De la sa confiance dans le succes , I'energie de sa parole, ses appels, non a la clemence , mais a la justice. II vante les lumieres et I'integrite de ses juges jusqu'au mo- ment oil le chef du jury vient , apres une deliberation de cinq minutes, la main sur le coeur, et d'un air imposant , declarer I'accuse coupable a I'unanimite. Otez a I'avocat I'erreur qui I'animait, vous aurez glace son eloquence. Plus heureuse encore est I'lllusion consolante qui , pres du lit d'un moribond , retient Thorame de I'art que le danger n'a point decourage. Tandis que dans une sa vante ordonnance , il verse la tisanne raffraichissante , fond la manne ou arrondit la pilulle; le malade , confiant dans la prescription salutaire, voit le mal disparaitre et son heritier decu verser des larmes veritables. II commande les chauds vetements qui protegeront sa convalescence, et regie le repas ou ses amis viendront s'en rejouir avec lui. Vain espoir! Mais heureuse illusion qui, si elle n'a pas sauve ses jours , en aura du moins console les derniers moments ! _ 44 — CoMBiEN ne serait-t-il pas facile de multiplier ces esquisses, si , a la suite de nos peintres les plus fameux , je voulais parcourir avec eux le vaste champ de nos erreurs et de nos chiraeres ! Avec La Bruyere , je citerais Toctogenaire , qui rebatit sa maison presque neuve, et , descendant dans son pare, sourit a I'ombrage que lui offriront, dans trente ans, les chenes vigoureux qu'il se propose d'y planter. Avec Boileau, je rirais du sermonnaire delaisse qui, pench^ sur son bureau , elabore peniblement I'improvisation du len- demain , et fend en espoir le flot d'auditeurs dont la vanite peuple sa solitude. Mais c'est assez de ces legeres critiques , et plut au ciel que I'erapire de I'illusion ne se manifestat que la oil I'attend le ridicule ! Mais il n'est que trop vrai que I'erreur a penetre jusqu'au sein des choses dont la raison semblerait lui avoir ferme I'acces , je veux parler des religions et des sciences. Les religions: ce n'est point a une society savante qu'il faut rappeler la folie du paganisme , I'inexplicable egarement qui , chez des peuples eclaires , elevail des autels a des Dieux homicides , adulteres , incestueux , c'est-a-dire au crime et au vice personnifies. Comment comprendre la Grece et Rome adorant un Jupiter dont les seductions se couvrent des metamorphoses les plus bizarres ou les plus degradantes , un Dieu tantot cygne , tantot taureau , tantot pluie d'or , un Mercure vil instrument des passions de son maitre , une Yenus impudique , une Bellone sanguinaire , un Bacchus et un autre demi-dieu dont le culte ne consistait qu'en fetes consacrees a I'intemperance et a la debauche ? Comment s'expliquer I'illusion qui a pu persuader a des nations entieres qu'elles se rendaient agreables a leurs dieux en leur immolant des viclimes humaines? Que penser des — 45 — oracles, des augures et des Sibylles? Et qui ne sourit dc pitie au souvenir d' Alexandre et de Pausanias consultant les Arus- pices ? Plus tard une autre religion fonde sur la Volupte les re- compenses qu'elle promet a ses elus. Mahomet leur offre un jardin arrose de la liqueur qu'il leur a defendue sur la terre. La sont des arbres toujours verts et des fruits dent les pe- pins se changent en Yierges eternelles , beautes si donees , dit LE LivRE, que si une seule de leurs larmes venait a tom- ber dans la mer , I'eau perdrait a I'instant meme toute son amertume ! Si , de ces religions fausses , je passe a celle qu'a consacree sa sublime morale et son eternelle verite , ne trouverai-je pas cette verite ternie par I'illusion la plus funeste , je veux dire par la superstition et par le fanatisme? Passons sur les fureurs de celui-ci , sur les guerres pre- tendues saintes, les proscriptions, les exils, les confiscations, les spoliations , les massacres , les tortures , les biichers allu- m6s au nom d'un Dieu de misericorde et de bonte. La sont les crimes. Pour ne parler que des egarements de la superstition , quel homme sense n'a ri de la foi que I'ignorance accorde aux prodiges de la magie , aux predictions , aux horoscopes , a la science des Devins, aux malefices des Sorciers , a I'apparition des Fant6mes? Qui n'a entendu parler des contre-sorts , des talismans, des amulettes, de I'influence des jours nefastes , des presages tires des accidents les plus futiles et du cri de certains oiseaux? Et ne rejetez pas a des tems qui ne sont plus ces faiblesses de la credulitel tout recemment I'ani- mation pretendue d'un tableau , I'apparition d'une vierge n'ont-elles pas emu des populations enti^res? Un pareil aveuglement est sans doute le resultat de I'igno- rance. Mais si I'ignorance en est , en effet , la cause , les — M) — sciences du nioins ont-elles echappe au pouvoir des chimeres? A celte question repondeat les mille systemes plus ou moins faux qui se sont introduits de tons temps dans le depot des connaissances huinaines. De la theologie sont nes les er- reurs et les sophismes de la Scolastique ; — D'une morale erronee , les dangereuses doctrines qu'a foudroyees Pascal ; — D'une legislation aveugle et cruelle etaient resultes chez nos aieux les epreuves de I'eau , du fer , du feu , le duel judiciaire, mensonges concus pour parvenir a la decouverte de la verile. — De la physique , naquit I'alchimie soufllant sur ses fournaux pour en tirer la pierre philosophale ; — De I'astronomie , les vains horoscopes de I'astrologie judiciaire ; — De la science medicale, les mille erreurs qui, d'un art qui diit etre salutaire, avaient fait un danger plus grand que les maux qu'il est appele a guerir ; — De I'histoire, les fa- buleuses traditions qui faisaient dire a Voltaire qu'elle n'est souvent qu'un mensonge accredite. — De la politique enfin, n'avons-nous pas vu surgir, raeme de nos jours, les mons- trueux systemes qui troublent la paix des Etats? On comprend que , si dans les sciences , dont le principe est la verite, I'illusion a pu etendre si loin son empire, elle a dii en exercer un bien plus grand encore dans la littera- ture , fille si souvent capricieuse de I'imagination. Mais la , du moins , si , comme partout , elle deploye ses prestiges , elle devient souvent inspiralrice feconde , utile source d'er- reurs qui pour nous se changent en plaisirs. Ici , Messieurs , se reproduit naturellement la pensee que j'emettais en commencant, lorsqu'apres Voltaire, je disais : « On court, h6las ! aprfes la v6rit6 ; » Ah! croyez-moi, I'erreur a son m6rite. » Deux sortes d'ecrits se disputent, ou plut6t se partagent — 47 — aujoiird'hui en litterature I'attention des lecteurs : le Drame et le Roman. On comprend qu'en citant le Roman, je n'ai point en vue les futiles ecrits fails par des esprits frivoles. Bien moins en- core pense-je a ceux oii ce que la religion , les moeurs et les lois sociales ont de plus respectable est audacieusement ou- trage. Si, dans ces vils produits du vice et de la cupidite, rillusion a une large part , c'est , sans doute , I'lllusion qui dissimule a leurs auteurs le mal qu'ils font et le mepris qu'ils inspirent, Le Roman dont il peut etre ici question, c'est celui qui, par des fictions utiles autant qu'ingenieuses, nous initie aux secrets du coeur humain , qui nous peint des lieux , des temps , des moeurs , des usages dignes de notre attention , le Roman qui met en scene des vertus pour nous attacher , des carac- teres pour nous interesser, des ridicules et des travers pour les fuir, le Roman , en un mot , tel que I'ont concu , en- tr'autres Ecrivains celebres , Richardson , Fielding , Cer- vantes , Lesage et Walter-Scott. Demandez a ces peintres illustres ou ils ont trouve le dessin et la couleur de leurs tableaux. Est-ce dans le souvenir de ce qu'ils ont vu ou entendu , ou dans les calmes meditations du cabinet? Non, sans doute; en peignant ainsi , ils n'au- raient ete que des copistes sans chaleur. Mais la plus heureuse illusion les a inspires: Clarisse, Tom-Jones, Don Quichotte, Gilblas , Ivanhoe leur ont apparu tels qu'ils les ont represen- tes, vivans, pensans, parlans et agissans. Si la narration est si vraie , si vive , si attachante , c'est que I'auteur a vu en esprit ses personnages , c'est qu'il les a entendus, c'est qu'il s'est attache a eux et les a suivis dans leurs aventures ; c'est qu'il a partage leurs sentiments , leurs desirs et leurs craintes , leurs peines et leurs plaisirs. Croit-on que Richardson nous aurait fait pleurer sur.les — 48 — raalheurs de Clarisse s'il n'eut pleure avant nous ? que Cer- vantes nous aurait tant egayes a I'aspect de son chimerique chevalier si I'illusion , passant du Personnage a I'Auteur , n'eut realise pour celui-ci le heros de la Manche , s'il n'eiit ri le premier de son armure , de sa raonture , de sa maitresse et de son ecuyer ; s'il ne I'eut vu , la visiere baisste , et la lance en arret, combattre un moulin a vent, comme tant d'autres Visionnaires qui I'imitent sans le savoir ? Lesage eut-il immortalise la gloire de Santillane s'il n'eut peint d'original le docile disciple de Sangrado ; s'il ne I'eut vu , le nez en I'air et le manteau flottant , courir de ruelles en ruelles, de malades en malades, pour prodiguer I'eau chaude que suit de pres la saignee ? Pensera-t-on que I'illustre Ecossais qui a fait dire de I'un de ses romans qu'il est plus vrai que I'histoire, ait puise dans riiistoire seule I'eclatante couleur de ses tableaux? Non, assu- reraent; I'histoire lui aurait rappele sans doute les moeurset les usages des terns qu'il decrit ; elle lui eut donne la verite des faits , mais non la vie qui les anime ; il n'eut ete qu'un narrateur fidele. Mais, par la plus heureuse des illusions, il se reporte aux temps et aux lieux qu'il decrit ; il y voit , il y suit les personnages dont I'inspiration I'a rendu le con- teraporain ; ce qu'il dit , il ne I'invente pas ; il le repete. Dela , la vivacite des images , la chaleur du dialogue , ces apostrophes qui rompent tout a coup un discours commence : « Pourquoi cette subite rougeur?... Pourquoi ce regard me- » nagant?... Pourquoi ce cri?... Pourquoi ces larmes? » L'auteur voit ses heros. Vainement la raison nous dit-elle que ces personnages n'ont jamais existe ; vainement l'auteur nous en a-t-il pre- venus dans un avant-propos ; tant que I'impression dure I'illusion triomphe de la verite. Autrement , comment expli- quer le puissant interet qui nous attache et le vif d6sir que — 49 — nous eprouvons qu'un denouement heureux couroune la vertu et punisse ceux qui I'ont persecutee? On sait que quand Richardson publiait par feuilletons I'histoire de Clarissa, des lettres lui arrivaient chaque jour on ou le priait de sauver cet ange du malheur qui la menacait. Si, du roraan moral , je passe a I'art dramatique, j'y trouve I'illusion agissant avec plus de force encore sur nos esprits et sur nos coeurs. La , en effet , le prestige du theatre se joint a celui du recit. LaPersonne elle-meme nous apparait; nous la voyons dans le lieu qu'elle habita, sous I'habit qu'elle porta, pres de ceux qui I'entourerent ; nous I'entendons leur con- tier ses sentiments et ses pensees ; le Personnage aime ou halt, flatte ou menace, craint ou espere ; La figure, la voix, I'attitude , le geste s'accordent avec la parole et Faction. Si , a I'aspect des furies , Oreste s'epouvante et fremit ; si ses levres tremblantes n'articulent qu'avec peine les imprecations qu'il leur adresse, c'estqu'il voit, en effet, les filles d'enfer et les serpents qui sifllent sur leurs tetes. Supprimez I'illu- sion , oil Racine eut-il vu, comment eut-il fait voir a Talmas et comment ce grand acteur nous eut-il fait voir a nous- memes I'efl'rayante image de I'amour le plus passionne en butte aux remords les plus dechirants? Dans sa correspondance litteraire avec le Grand Due, depuis Empereur de Russie , Laharpe cite I'impression produite par un autre chef-d'ceuvre sur une femme qu'une organisation forte semblait premunir contrc les effets d'une sensibilite trop vive. Zaire , sous les traits de Gaussin , Orosmane sous ceux de Dufresne , avaient porte a son plus haut degre I'illu- sion theatrale. Zaire s'avance tremblante dans les tenebres ; elle croit voir son frere I'attendant pres de la Mosquee. Elle lui parle. Mais c'est Orosmane qui se croit trahi , Orosmane furieux, le poignard a la main, il s'elance , leve le bras 4. — so- rt Elle est innocente! s'ecrie la spectatrice epouvantee... » Et , quand le coup mortel est porte , elle s'evanouit comrae s'il eut atteint son propre coeur. Sans doute de si vives emotions sont rares. Mais si Ton fait attention aiix realites dont il faut que I'art triomphe pour produire les impressions que nous eprouvons tous , on sera surpris qu'il y parvienne. Et, en eflet, combien de verites I'illusion n'a-t-elle point a dissimuler pour nous fairc accepter ses fictions ! Quoi ! ce chi- merique Sultan qui , nous dit-on , regnait , il y a six cents ans, dans la Terre-Sainte , cet Orosmane dont la langue etait si differente de la notre , nous pouvons le voir , aujourd'hui , chez nous, exprimant ses sentiments en vers francais, dans ce serail cense secret, en presence d'un millier d'auditeurs ! Et puis quel est done I'homrae en qui nous devons retrouver le Soudan de Jerusalem? C'est le merae personnage qui, la veille , sur le meme theatre , soupirait pres de la coquette Celimene ! Cette tendre Zaire , cette modeste fille de Lusi- gnan , c'est Celimene elle-meme se jouant hier des rubans verts et des brusqueries d'Alceste ! Comment le croire? et pourtant on le croit; autrement, d'ou viendrait I'interet? Ce qui prouve que I'art dramatique ne tire ses effets que de I'illusion , c'est le soin qu'il prend de la faire naitre et de la soutenir; c'est cette imitation du costume et du lieu si soi- gneusement observee de nos jours; c'est la tache imposee a I'acteur de graver son role dans sa memoire. Supposez I'au- guste Agamemnon et le bouillant Amant d'Iphigenie, se bra- vant en robes de chambre et leur role a la main , on rirait de la majeste du Roi des Rois et de la colere d'Achille. Apres le theatre , je pourrais citer d'autres arts. Mais ce serait fatiguer la conviction. Je laisse done ce que je pourrais dire de I'illusion dans la peinture , qui , sur une surface unie , — SI — nous offre la magied'uue lointaine perspective. Je laisse I'arl qui , grace au genie d'un Raphael et d'autres rivaux de sa gloire , nous presente la tendresse maternelle sous les traits d'une vierge, I'austerite des saints , la Constance des martyrs. Si I'artiste ne les eiit vus en idee , oil eut-il trouve ses mo- deles? Ces modeles durent manquer , du moins en partie , aux sculpteurs immortels qui , dans la Yenus antique , nous ont represente la grace jointe a la pudeur, qui ont mis sous nos yeux le supplice d'un Pere dans I'agonie du Laocoon , le sublime dedain d'un Dieu dans I'Apollon du Belvedere. L'ar- tiste a vu de I'oeil du genie les objets qu'il nous a fait voir ; il a cru a son ceuvre, il I'a aimee comme Pygmalion aima sa statue. La fable de Pygmalion est I'histoire de I'inspira- tion dans les beaux-arts. Son genie fut I'illusion. MEMOIRE SUR lA CONSTITUTION INTIME DES ETRES MAT^UIEIS, Pak m. pollet. § 1." — IDEE QUE l'on SE FAIT GENERALEMENT DES CORPS. Messieurs , s'il est des corps qui peuvent affecter la vue , le gotit et I'odorat , il en est d'autres, en plus grand nombre, qui echappent a ces organes, aux deux derniers surtout. Personne n'a jamais vu la couleur de I'air ou de I'oxigfene , senti I'odeur ou percu la saveur de ces fluides. Pour juger de ce qui constitue essentiellement la matiere, on ne saurait done s'adresser qu'aux notions acquises par le toucher. En cher- chant les qualites qui, d'apres les impressions de ce sens, sont communes a tons les corps, on est forcement conduit a cette definition : La matiere , c'est une etendue impenetrable. Encore, cette definition elle-meme a-t-elle besoin d'une explication qui en limite le sens. Le refroidissement et la com- pression reduisent les corps a de moindres volumes. Leurs par- ties pouvant ainsi se rapprocher les unes des autres , on en conclut que des intervalles les separent. Par la se concilient — o4 — I'impenetrabilite des particules materielles, el la penetration apparente des corps par d'autres corps , d'une pierre par I'eau qu'elle absorbe , par exemple. On regarde , en consequence , un corps comrae un assem- blage de particules auxquelles on donne le noin de molecules oucelui d'atomes, et d'espaces vides qui recoivent la deno- mination de pores. Le volume apparent d'un Stre materiel se trouve ainsi compose du volume des pores et du volume ab- solu qu'occupent en realite les atomes. Le premier est essen- tiellement variable : la compression, le froid, la chaleur le modifientsanscesse. Quant au volume absolu, rien ne saurait le changer :le dirainuer, ce serait aneantir quelques-unes des particules materielles. Un gramme d'eau, par exemple, reraplit, a son maximum de contraction , un centimetre cube. Le froid pent le convertir en glace, le calorique le transformer en vapeur. Dans ces differents etats, il prend des volumes fort inegaux : le gramme de vapeur a cent degres se repand dans 1692 centimetres cubes. Mais, au milieu de ces variations, le volume absolu des atomes demeure constamment le meme : les pores seuls deviennent plus grands ou plus pelits. La porosite de la matiere est appuyee de preuves tellement saisissantes que jamais on n'a sur ce point eleve la moindre contestation. Mais, en general , on se contente de reconnaitre I'existence des pores, sans chercher a determiner ce qu'ils sont dans leur forme ou dans leur grandeur. II m'a paru qu'H ne serait pas sans interet de grouper un certain nombre de faits qui , enchaines par de courtes considerations theoriques , repandraient quelque luraiere sur cette question. § 2. ISOLEMENT COMPLEX DES ATOMES. On se represente assez souvent un corps comme un tissu dont les parlies , se louchanl par certains points , forment un — 55 — tout continu et enveloppent dans leurs contours d'innom- brables cellules. Une pareille continuite existe-t-elle verita- blement , ou bien les molecules sont-elles , dans le volume apparent du corps , tout a fait separees les unes des autres , sans se toucher nulle part , comme les astres sont isolement suspendus dans I'espace? Remarquons d'abord qu'un changement dans la disposition relative des molecules a pour effet ordinaire une alteration plus ou raoins profonde dans les proprietes physiques du corps. Son eclat et sa couleur, sa durete et son elasticite, sa cohesion , sa densite , sa transparence , tout pent etre modi- fie. — On bourre avec de la craie en poudre un tube en fer tres-epais; on le scelle ensuite solidement et avec soin; on I'entoure de lut et on le souraet a un feu tres-actif. Apres le re- froidissement , on trouve dans le tube du marbre blanc. Com- ment la craie a-t-elle subi cette metamorphose ? Elle n'a rien perdu ; elle ne s'est enrichie d'aucun element nouveau : mais ses atomes ont pris d'autres arrangements. — Le soufre chauffe vers 140 degres et refroidi brusquement fournit une masse brune , molleet flexible, qu'on prendrait pour du caoutchouc: un refroidi ssement moins rapide le rend jaune et cassant. — La trempe donne au verre une fragilite bien superieure a sa fragilite ordinaire; elle rend I'acier plus dur et plus elas- tique; elle communique au bronze une malleabilite qu'il ne possedait point. — Le diamant et le charbon , identiques par leur nature, n'offrent pas le moindre trait de ressemblance dans leurs aspects. — La meme difference dans les proprietes, alliee avec I'identite absolue de composition chimique, se rencontre dans I'essence de rose et dans le gaz de I'eclairage ; dans I'essence de citron et dans I'essence de terebenthine. — Une lame de cuivre trempee dans une dissolution d'azotate d'argent secouvre avec promptitude d'une poussiere grisatre et terne : il suffit de la frotter legerement a I'aide d'un bou- — :i() — chon pour lui donner la couleur blanche ct lo. brillant eclat dc I'argent. — Ces exemples, que je pourrais multiplier, pour ainsi dire, a I'infini, demontrent clairement I'influence de I'arrangement des molecules sur I'aspect ct les proprietes du corps qu'elles constituent. Lorsqu'une substance est soumise a Faction du froid , son volume apparent diminue ; mais la contraction qu'elle eprouve ne lui communique pas de proprietes nouvelles. On ne voit pas une barre de fer jeter un eclat inaccoutume ou devenir transparente, parce qu'elle subit les froids rigoureux de I'hiver : I'eau , quand elle s'approche du terrae de sa conge- lation , lie se depouille pas de sa limpidite. N'est-il pas infiniment probable, d'aprescela, que, dans la contraction qu'ara^ne un refroidissement , les molecules ne font que se rapprocher , sans qu'aucun mouvement de rota-; tion interieure ait modifie leurs dispositions relatives? Independamment des cavites invisibles que nous appelons pores, la masse d'un corps presente souvent des cavites per- ceptibles a la vue , et qui sont I'ceuvre de la nature ou de I'art. Suivez-les avec I'attention la plus minutieuse pendant I'e- chauffement ou le refroidissement de la masse : mesurez-les a differentes epoques avec toute la precision que comportent les precedes geometriques. Vous les verrez bien se resserrer ou s'agrandir ; mais elles conserveront exactement leurs formes. Si les cavites int6rieures perseverent ainsi dans leur configu- ration , n'est-on pas en droit de conclure par une induction fort legitime que la merae perseverance existe pour les cavites que leur etendue plus petite soustrait a nos sens? Ainsi, les pores conservant une forme invariable , les molecules qui les circonscrivent ne sauraient tourner sur elles-memes , puis- qu'en dirigeant vers les pores des faces nouvelles, elles constitueraient des parois toutes differentes. Donnez a une piece de metal la forme d'un cube : sous .)/ I'actioii du froid le plus intense , elle restera cubique. Si pai- fois une deformation se manifeste sous I'influence des varia- tions de temperature , c'est que le corps soumis a cette in- fluence n'est point homogene. Chacune des substances qui le composent , suivant la loi de sa dilatation , se contourne sur les substances moins dilatables qu'elle. Le precieux thermo- metre que Breguet a construit par I'accouplemeut force de deux rubans minces en or et en platine deraontre , par ses mouvements si faciles , la realite de ces principes. Ainsi des lignes tracees par I'imagination a travers un corps homogene dans toutes les directions, dans tous les sens , se raccourcissent proportionnellement a leurs lon- gueurs. Si des molecules, situees sur une de ces lignes idea- les, subissent un rapprochement quelconque , n'est-il pas evident que la meme diminution s'opere dans les distances des molecules situees sur toute autre ligne? Ces idees suffisent bien , ce me semble, pour legitimer une conclusion. Les molecules ne forment pas un tout continu dont les parties se touchent : car un pareiltissu ne pourrait diminuer de volume que parce que les molecules, en tournant sur elles-memes , prendraient des dispositions on elles laisse- raient moins de vides. Or , ces mouvements de rotation des molecules sont dementis a la fois par la permanence des pro- prietes apres la contraction , et par la perseverance des ca- vites interieures aussi bien que de la surface dans leurs formes primitives. Chaque molecule , isolee de toutes les molecules voisines , est suspendue dans le vide des pores, comrae les globes celes- tes sont suspendus dans I'immensite de I'espace. Autour d'elle et dans toutes les directions, 11 n'y a que le vide , puisque les molecules qui I'entourent de toutes parts peuvent se rappro- cher d'elle par un egal mouvement, lorsque le froid les saisit. — 58 — §. 5. — SYSTEME DES SAVANTS. Les globes celestes conservent leurs distances , et ils ac- coniplissent leurs revolutions avcc une imposante regularite, sous rinfluence de leurs attractions mutuelles et d'une im- mense impulsion qu'ils ont recue de I'Auteur de la Nature. Pareillement , les molecules d'un corps conservent leurs dis- tances, parce que sur chacune d'elles agissent a la fois les attractions de toutes les molecules environnantes et la force expansive de la chaleur qui , renfermee dans les pores , fait continuellement effort pour ecarter les parois qui I'arretent. Si telle n'est point la verite , tel est au moins le systeme adopte par les savants. Mon intention n'est pas de le discuter ici , encore moins de le remplacer par une autre hypothese. Je m'en empare pour en tirer qiielques consequences. Comme je n'emploierai dans mon argumentation que le fait de I'at- traction , fait incontestablement demontre par mille expe- riences , raes conclusions seront independantes de tout ce qui s'ecarterait de I'exacte verite dans la doctrine admise. §. 4. — INFLUENCE DES FORMES SUR l'aTTRACTION. Si deux masses parfaitement spheriques et homogenes exercent une attraction I'une sur I'autre , il est manifesto que cette attraction ne subira aucun changement , lorsque , sans modifier la distance des deux masses, on les fera tourner de maniere qu'elles se regardent par d'autres parties de leurs surfaces. Mais il est visible aussi que cette stabilite dans I'at- traction ne saurait appartenir qu'a des masses exactement spheriques. Supposez , par exemple , que sur une sphere agisse un corps forme par deux spheres attachees invariable- ment entre elles. La sphere attiree sera soumise aux deux actions exercees sur elle par les deux spheres qui constituent le corps attirant. Cesdeux actions, dirigees vers son centre, — 59 — se cornposeront, d'apres les lois de la raecanique, en une resultante qui sera I'attraction totale. Or , cette resultante sera la somme des deux actions partielles , dans le cas oii les centres des trois spheres seront sur une merae ligne droite. Dans tous les autres cas , elle differera de cette som- me , puisqu'elle sera la diagonale du parallelogramme cons- truit sur les actions individuelles. Mais Tangle de ces deux actions entre elles devenant de plus en plus petit, a mesure que Ton eloigne davantage la sphere attiree, la resultante differe de moins en moins de la somme des composantes : si done la sphere attiree est a une tres-grande distance du corps attirant , Taction totale demeurera egale a la somme des ac- tions partielles , dans quelque direction que Ton place le corps attirant. Get exemple fort simple fait comprendre que la position relative de deux corps modifie leur attraction mutuelle , quand ils ne sont point spheriques ; qu'il existe certaines positions dans lesquelles cette attraction est plus grande que dans toutes les autres ; mais que Tinfluence de la position relative et de la forme des corps disparait completement , lorsqu'il existe entre eux une distance infiniment grande comparativement a leurs dimensions. §. 8. — CONFIGURATION DES ATOMES. Lorsqu'une masse d'eau passe lentement a Tetat solide , on voit naitre d'abord a la surface de petites aiguilles trian- gulaires, ayant une de leurs faces au niveau du liquide. Ces aiguilles, a mesure qu'elles se multiplient , s'inserent les unes dans les autres , laissant encore des interstices que viennent plus tard occuper de nouvelles aiguilles. Cette regularite de formes , cette symetrie d'arrangements sont loin d'etre rares. Presquc tous les corps , fondus par la — «n — chaleur ou dcvenus liquides par Taction d'lin dissolvant , prennent par une solidification lente la forme de polyedres, c'est-a-dire qu'ils se terrainent de tous cotes par des facettes planes et polies, comme la pierre qu'aurait taillee ie lapi- daire. Chose reraarquable! Une merae substance, en cristallisant ainsi , affecte toujours la meme forme : le sel marin cristal- lise constarament en cubes , I'alun en octaedres reguliers , le salpetre en prismes a six pans que couronncnt des pyramides a six faces. Quand les cristaux ne sont pas trop durs , la di- vision qu'on pent en faire montre leur interieur compose de cristaux plus petits , juxta-poses comme les pierres d'une maconnerie ; et tous ces petits cristaux presentent la meme forme : chacun d'eux est la miniature de I'ensemble. Ainsi la craie , cette substance opaque et grossiere , fournit des cris- taux d'une limpidite parfaite , dont les faces sont des losanges egaux. Ces cristaux peuvent etrebrises, reduits en poudre par le choc du marteau : leurs parcelles, devenues imper- ceptibles pour I'oeil , peuvent etre grossies par le microscope, qui les montre sous la forme reguliere des cristaux primitifs. Devant ces faits , est-il possible de nier que les molecules ont, dans chaque especede corps, une configuration determi- nee , et que , s'attirant plus ou raoins suivant leurs positions relatives , dies tendent a se reunir par certaines faces plutot que par d'autres? Si les molecules etaicnt spheriques, elles s'attireraient egalement dans tous les sens, et s'agglomere- raient en groupes spheriques. Ce n'est point, au reste, dans la cristallisation seule quese manifesto I'influence de la forme des atonies sur leur attrac- tion. Nous avons deja vu Tarrangement des molecules, en se modifiant lui-meme, alterer d'une maniere durable lespro- prieteset I'aspect de la masse qu'elles constituent. Et n'avons- nous pas continuellement sous les yeux des faits qui , pour — 61 — 6tre moins prolonges dans leur duree , n'en sont pas moins propres a fonder une conviction ? Quand , saisissant une verge d'acier entre les machoires d'un etau , vous la courbez a son extreraite superieure , elle revient a sa forme rectiligne par une serie de vibrations decroissantes. Si la verge est longue, ces vibrations visibles peuvent etre comptees par I'oeil : si elle est courte , les vibrations echappent a la vue ; mais les agitations successives qu'elles occasionnent dans I'air les rendent appreciables a un autre sens par I'impression du son. Qu'avez-vous done fait , en courbant cette verge , sinon de faire tourner les molecules les unes sur les autres? Que faites- vous autre chose, en proraenant un archet sur une corde tendue qu'il met en vibration a son tour? §. 6, — IMMENSE ELOIGNEMENT DES ATOMES DANS LES FLUIDES. Laissons de cote les corps solides. L'eau contenue dans une carafe en prend exactement la forme. Je la verse dans un verre. Va-t-elle, comme la verge d'acier, se mouvoir et, par une suite de vibrations, revenir a la forme dont je I'ai momentanement privee? Non, sans doute. Ses molecules, roulant les unes sur autres, se mou- lent sur les parois du verre et prennent sans resistance la forme nouvelle que ces parois circonscrivent. Ainsi, bien differents des corps solides dont les molecules font sentir dans leur attraction rautuelle rinlluencc de leurs figures et de leurs positions relatives , les liquides nous presenlent des atomes 6galement mobiles dans tous les sens, s'accommodant avec facilite a tous les arrangements et a toutes les configu- rations ; par consequent , ne s'attirant pas plus par certains points de leurs surfaces que par d'autres. Cette egalite d'attraction dans tous les sens se traduit assez visiblement par la sphericite que prennent les liquides — 62 — a mesure qu'on les soustrait d'une raaniere plus complete aux forces exterieures. Sont-ils disserain^s en gouttclettes sur des surfaces qu'ils ne peuvent pas mouiller? C'est sous la forme de petites spheres qu'ils se presentent. Torabent-ils librement a travers I'atmosphere ou dans un espace vide? Alors encore ils affectent la forme de spheres. Qui ne sail que, pour fabriquer le plomb de chasse, on fait passer le metal en fusion a travers un crible suspendu assez haut pour que les gouttes aient , pendant leur chute , le temps de se congeler ? La fluidite n'est pas un attribut caracteristique dont un corps soil done sans jamais le perdre. L'etat liquide est I'etat ordinaire de I'eau ; le froid la solidifie ; sous Taction de la chaleur, elle se change en une vapeur transparente et invi- sible comme I'air. L'or, I'argent , le cuivre, le fer, I'acier, se fondent a des degres de chaleur plus on moins intenses. Si Ton excepte certaines raatieres composees , dont les elements dissocies par le feu se transforraent en produits divers , et le charbon qui a resistejusqu'a present aux nombreux essais que Ton a faits pour le ramollir et le fondre, tons les corps so- lides peuvent etre rendus liquides; la difficulte ne consiste qu'a trouver, pour les plus refractaires , des sources de cha- leur suffisamment energiques. A l'etat de solidite , ces corps nous ont prouve, par les phenomenes qu'ils offraient a I'ob- servation, que leurs atomes n'etaient point spheriques. La fusion, en changeant les proprietes de I'enserable, n'a p\i modifier en rien les atomes , particules insecables , simples, inalterables dans leurs formes, comrae elles le sont dans leur etendue. La sphericity, qui n'existait point dans les atomes des corps solides , ne saurait done avoir ete creee par la fu- sion et appartenir aux atomes des liquides. Si , malgr6 cela , I'attraction ne se ressent en rien , dans cette classe de corps , de la forme et de la position relative — 65 — des particules materielles, il faut bien que la distance qui separe les molecules satisfasse a la condition sans laquelle la forme et la position feraient sentir leur influence. II faut , en d'autres termes , que les espaces vides qui separent un atome des atomes environnants soient d'une grandeur immense comparativement aux dimensions de chacun de ces atomes. Un liquide, en passant a I'etat aeriforme, se repand tou- jours dans un volume beaucoup plus considerable. Ainsi le gramme d'eau, qui n'occupait qu'un centimetre cube, s'etend en se vaporisant par I'ebullition dans un espace de 1692 centimetres cubes. Si , dans le liquide , les atomes sont se- pares par d'enormes intervalles, il en est a plus forte raison de meme pour les gaz. Bien des faits viennent appuyer ces conclusions de leur irrecusable autorite. La dissolution du gaz ammoniac dans I'eau s'opere avec une extreme rapidite. On descend au fond d'une terrine une eprouvette reraplie de ce gaz et renversee sur une soucoupe pleine de mercure. On verse de I'eau dans la terrine , et Ton souleve I'eprouvette de maniere que son bord inferieur, sor- tant du mercure, s'ouvre dans la couche d'eau. Le gaz dis- parait a I'instant, et I'eau s'elance dans I'eprouvette avec tant de vivacite que I'oeil a peine a la suivre. Un pheno- mene semblable annonce assez une grande solubilite. En com- parant le poids specilique de la dissolution a celui du gaz, on arrive, par des proportions faciles, a conclure qu'un litre d'eau dissout a peu pres 603 litres de gaz ammoniac , et que la liqueur prend un volume de 17 decilitres (1). Voila (1) Un litre de dissolution concentrde pese 875 grammes. II est form6 de 0,375 d'ammoniaque et de 0,675 d'eau : par consequent, il conlient 0,375 X 875 ou 284 gr. 375 d'ammoniaque , et 0,675 X 875 ou 590 gr. 625 d'eau. Done dans un litre d'eau, qui p^se 1,000 grammes , la quantity de — (54 — done 606 litres de mati^re rediiits a n'occuper que 17 deci- litres, volume 536 fois plus petit. Et cependant les atonies conservent dans la dissolution leur mobilite parfaite, et cette fluidite qui porterait a croire qu'il n'existe entrecux aucune attraction , si des experiences positives ne demontraient la cohesion des liquides. L'eau , comme on le sait , est corapos^e d'hydrogene et d'oxigene. Dans un litre de ce liquide, il y a 112 grammes d'hydrogene qui , s'ils etaient isoles , occuperaient 1230 litres, et 888 grammes d'oxigene qui se repandraient dans 623 litres (1). D'un autre cote, ranalysechiniique trouve dans 603 litres de gaz ammoniac, 502,3 litres d' azote et 907,3 litres d'hydrogene. Ce ne sont done pas seulement 606 litres de matiere qui , dans la dissolution concentree de gaz am- moniac, sont reduits a n'occuper que 17 decilitres; mais les gaz dissous sera x : 284,375 :: 1000 : 590,(525, ou a5 = 466gr. 243; et le volume de celle dissolution , qui p6sera 1466 gr. 243 , sera y '. 1 lit. :: 1466,243 : STS; d'oii 2/ = 1 lit. 676. Quant au volume du gaz avant sa dissolution, on le tronvera en se rap- pelant qu'un litre de gaz ammoniac a 0° sous la pression de 0'" 76, p6se 77 centigrammes. D6s-lors le volume de 466 gr. 243 sera 466,243 : 0,77 ou 605 litres. (1) Un litre d'eau , pesant 1,000 grammes , se compose de 112 grammes d'hydrogene et de 888 grammes d'oxigene. Or un litre d'hydrogene aO', sous la pression de 0'",76, pese 0 gr. 0896. Done 112 grammes occupenl 112: 0,0896 ou 1250 litres. Le volume de I'oxigene n'a pas besoin d'etre calculi s6par6ment: I'ana- lyse prouvant que ce volume est la moili6 de celui de I'hydrogene , on le trouve sur le champ de 625 litres. Quant a la composition des 605 litres de gaz ammoniac , elle r^sulte de ce qu'un volume de gaz ammoniac est form6 de trois demi-volumes d'hy- drogi^ne etd'un derai -volume d'azole. — 6o — elements degages des liens de I'affinite prendraient un vo- lume total de 5083 litres, volume 181S fois plus grand que celui de la dissolution. Le gaz ammoniac peut aisement supporter , a la tempera- ture ordinaire , une pression quintuple de la pression atmos- pherique; car il faut six atmospheres et demie pour le rendre liquide. Or il resulte des experiences de Dalton et d'Henry de Manchester qu'une meme quantite d'eau peut absorber un gaz en quantites proportionnelles aux pressions. Dans un litre d'eau pourront done se dissoudre 3023 litres de gaz am- moniac, et le volume de la dissolution sera , non plus 1815 fois , mais 4060 fois plus petit que celui des Elements separes. La chimie fournirait plus d'un exemple de pareilles con- tractions. Afin de varier les preuves , recourons a des faits d'un genre different. L'eau, transportee dans un espace vide , s'y reduit instan- tanement en vapeur ; mais la quantite de vapeur ainsi formee ne peut augmenter au-dela d'une limite fixe, qu'autant qu'on agrandit I'espace qui la recoit ou qu'on eleve la tem- perature. La limite une fois atteinte , toute compression, tout refroidissement a pour effet inevitable le retour d'une portion de la vapeur a I'etat liquide. Qu'au lieu de placer l'eau dans un espace vide , on la mette dans une atmosphere formee par un gaz quelconque , insoluble dans ce liquide. Une vaporisation se fait encore, et, comme dans le premier cas, I'espace admet une quantite de vapeur limitee par sa temperature et par ses dimensions. On serait tente d'ajouter par la portion plus ou moins grande de cet espace que remplissent les molecules du gaz. Mais les physiciens ont reconnu depuis long-temps que , dans un es- pace, il se forme a une temperature constante exactement la meme quantite de vapeur quand cet espace est vide que 5. — 66 — lorsqu'il contient un Huide aeriforme. Cette loi singuliere a ete recemment verifiee par M. Regnault , dont les recherches sont toutes caracterisees par une precision portee jusqii'au plus haul degre de perfection qu'il nous soil donne d'at- teindre. En introduisant de I'air dans un vase , on n'a point dimi- nue d'une maniere sensible et raesurable le vide qui s'y trouvait , puisque la meme quantite de vapeur peut y pren- dre place. Et qu'on ne dise pas que la vapeur se comprime pour donner logement a I'air: dans I'etat de saturation, la vapeur ne saurait se comprimer sans devenir liquide, Dans un vase d'un litre, on peut accumuler par le jeu d'une pompe dix, vingt , cent litres d'air. Toujours il ad- mettra de la vapeur corame s'il etait vide. Une loi physique n'est gen^raleraent constatee par ceux qui la decouvrent que dans des liraites assez restreintes; mais quand on la voit, dans ces limites, se verifier toujours avec la plus rigoureuse exactitude , on est en droit de conclure qu'elle se raaintient au-dela; que, si une autre loi doit la remplacer apres,un long intervalle, le passage ne s'accoraplira point brusque- ment , mais par degres insensibles : car I'axiome des natura- listes , Natura non facit saltus , est vrai pour les phenomenes physiques aussi bien que pour les faits qui subissent I'in- fluence de la vie. Que, dans cette periode de transition, I'application de la loi ne se fasse pas sans erreur ; c'est chose incontestable: mais, I'erreur etaut necessaireraent petite , il est au moins permis d'accepter les resultats comme des ap- proximations. Nous admettrons done que , dans ce vase d'un litre oil la machine de compression a condense jusqu'a cent litres d'air, il peut entrer encore a tres-peu pres la meme quantite de vapeur que si ce vase etait vide. Mais si , en res- serrant ainsi I'air dans un moindre espace , on ne diminue pas d'une maniere mesurable le vide des pores, n'en resulte- — 67 — t-il pas clairement que le volume des atomes est si petit , comparativeraent au volume apparent , qu'il demeure au- dessous de toutes les limites que notre imagination pent concevoir? Lorsqu'on soumet a Taction du froid une quantite d'air occupant un litre a la temperature de la glace fondante , on reconnait que son volume diminue , pour chaque degre du thermometre centigrade , de 0,00366. Le refroidissement le plus intense que nous puissions realiser est produit parl'acide carbonique. En exercant sur ce gaz d'enormes pressions , on parvient, d'apres les indications de M. Thilorier, a le rendre liquide. Alors il se vaporise avec une excessive rapidite lors- qu'on le soustrait a I'energique pression dont il a besoin ; mais la vapeur , qui ne saurait se former sans chaleur , em- porte la chaleur du liquide, qu'elle refroidit au point de le congeler. Qu'un thermometre a air soit entoure d'acide carbonique liquide. Partageant le refroidissement qui porte ce dernier jusqu'au terme de sa congelation, il s'abaissera jusqu'a cent degres au-dessous de zero. Chaque degre ayant contracte le gaz des 0,00366 de son volume, la contraction totale sera 0,366 : par consequent , le volume sera reduit aux 0,634 de ce qu'il etait. Au lieu d'air possedant la meme tension que I'atmosphere , supposons de I'air comprime : reduisons-le , par exemple , comme tout a I'heure, a un volume cent fois moindre. En le soumettant a la source puissante de froid qu'a decouverte M. Thilorier, nous amenerons a n'occuper que 634 millilitres ce qui occupait cent litres a la temperature de la glace fon- dante et sous la pression de I'atmosphere. Encore la contrac- tion produite par le refroidissement sera-t-elle alors plus considerable : car M. Regnault a constate qu'elle devient plus grande lorsque I'air est comprime. 5.* — 68 — Dans ce gaz reduit aiix 654 cent-raillieraes de son volume normal , il pourra se former autant de vapeur que dans un espace vide de 654 raillilitres. Ce ne sera point, sans doute, de la vapeur d'eau : cette vapeur cesserait probablcment d'exister a ce froid excessif. Mais I'acide sulfureux , qui bout a dix degres au-dessous de zero , forme a cent degres des va- peurs dont on peut calculer tres-approximativement le poids, d'apres une loi formulee par Dalton : ce poids differe peu de celui de la vapeur qu'emettrait I'eau dans le meme espace , a la temperature de 58,5 degres au-dessus de zero (1). C'en est assez , je crois , pour demontrer que les faits , d'accord avec le raisonnement , conduisent a considerer les atomes comme separes , dans les fluides, soit liquides , soil gazeux , par des intervalles immensement grands par rapport a leurs dimensions. §. 7. — EXTREME PETITESSE DES ATOMES. Quand on ue rencontrerait ailleurs aucun indice de la peti- tesse des atomes , les phenomenes que je viens de rappeler en (I) A — 100°, I'acide sulfureux est k 90" au-dessous de son point d'6- bullition : done , d'apres la loi de Dalton , la tension de sa vapeur est ^gale a celie de I'eau A -+- 10° , laquelle est 9'""', 165. Le rapport de la density de cette vapeur a celle de I'air est 2,12. Par consequent, la density . , , . . . .. , .. 0.0013X2.12X9,165 prise dans les circonslani'es indiquees serait ; . ^ 760(1—0,366) La tension de la vapeur d'eau k 38°, 5 est 50""", 6. La density de cette . ^ , 0,0013X0,622X50,6 vapeur serait done alors ■ — . ^ 760(1-+-0,141) En faisant les operations indiquees , on trouve que les deux densit^s sont entre dies comme les nombres 31 et 28. D'ou il suit que I'acide sul- fureux forinerait dans un espace a — 100 degres un peu plus de vapeur que I'eau dans un ^gal espace a -t- :i8",5. — 69 — fourniraient des preuves sufSsantes. II ne sera pas inutile pourtant de consigner ici quelqiies-uns des nombreux exem- ples qui raettent hors de doute I'extreme divisibilite de la matiere. Le platine se tire a la filiere en fils tres-fins; mais par un precede qu'a imagine Wollaston , on parvient a en augmenter encore la finesse. On fixe un gros fil de platine dans I'axe d'un trou cylindrique oil Ton coule de I'argent en fusion , pour achever de le remplir. L'argent etant solidifie , on passe le tout a la filiere. On dissout ensuite l'argent par I'acide azotique bouillant , qui n'attaque point le platine. II reste alors un fil de ce dernier metal , a peine visible a I'oeil nu , et qui n'a pas plus de -——-^ de millimetre de diametre. Un fil 1200 de sole d'un seul brin presente au moins un diametre douze fois plus grand , en sorte que , pour former un faisceau qui aurait la grosseur d'un fil de sole, il faudrait plus de 144 de ces fils si defies en platine. Et cependant, sous ce diametre si petit , ils soutiennent sans se rompre un poids de 50 a 60 milligrammes. Un cylindre d'un millimetre de rayon com- prend au moins 5.760.000 de ces fils , et devrait, par conse- quent , porter un poids de 288 kilogrammes. Or I'experience a prouve qu'il n'en porte que 125. Le tirage , loin de diminuer la tenacite du metal, I'a done augraentee ; il I'a plus que doublee. La fabrication des fils dorfe donne un resultat plus eton- nanl encore. On forme avec de l'argent un cylindre que Ton recouvre de feuilles d'or , et que Ton passe ensuite a la filiere. En laminant le fil tres-fin que Ton a oblenu , on en fait un ruban dont on pent mesurer les dimensions. Un calcul simple permet alors de determiner I'epaisseur de la couche d'or qui le recouvre sur chacune de ses deux faces : cette epaisseur 1 ne s'eleve pas a =77-^777: de millimetre. La couche d'or consti- 79.000 — 70 — tue cependant un corps dont les atomes sont encore unis par la cohesion; car, si Ton plonge un bout de la lame dans I'a- cide azotique , la partie interieure , qui est en argent , se dis- sout ; mais Tor reste , conime un petit fourreau creux , dont les molecules sont contigues, au moins pour nos sens. §. 8. — VOLUMES RELATIFS DES PORES ET DES ATOMES. Ce ne sera sans doute pas exagerer la petitesse des atonies d'or que de supposer a chacun d'eux , dans ses trois dimen- sions , une ctendue egale a I'epaisseur de la couche coherente dont nous venons d'indiquer I'origine. Dans cettehypothese, en considerant qu'un centimetre cube d'or pese 19 grammes, on trouvera que I'atome de ce metal ne pese pas plus de 39 quintillioniemes de gramme (1). Si les chimistes n'ont jamais pu compter les atomes des corps , ils sont arrives du moins a calculer les poids relatifs de ces dernieres particules. Si Ton admet , avec eux , que les poids des atomes d'or et d'eau sont comme les nombres 12450 et 1125, on obtiendra pour le poids de I'atome d'eau quatre quintillioniemes de gramme, en sorteque, dans un centi- metre cube d'eau , qui pese un gramme , il n'y a certame- ment pas moins de 285 quatrillions d'atomes (2). (1) Le volume de I'atome d'or est ( ^ j de millimetre cube, ou /100\=' bien ©"^"/OOO.OOO.OOO.OOO.OOO.OOl X ( > = 0"°,'000.000.000.000.- 000.002.030. Comme un centimetre cube d'or pese 19 grammes , I'or contenu sous le minime volume qui vient d'etre calcul6 p6se 19 gr. X 0,000.000,000.000- 000.002.030 , c'est-a-dire 0 gr. 000.000.000.000.000.038.57(1. (2) Le poids de I'atome d'eau , donnd par la proportion 12430 : 1125 : : 0 gr. 000.000.000.000.000.039 : a; . est 0 gr. 000.000-000.000.000.003.530. Le nombre d'atomes contenu dans un gramme d'eau sera done* 1,000.000. 000.000.000.000.000 : 3530. En prenant seulemenl 1.000.000 , et en divi- — 71 — D'apres les calculs des astronomes , les distances qui separent le soleil des autres planetes ne suffisent pas pour aneantir I'influence de leurs formes sous leurs attractions mutuelles. C'est a cette influence que sont attribues plusieurs phenomenes , au nombre desquels se rangent la precession des equinoxes et la nutation de I'axe terrestre. Or la terre est un spheroide renfle a I'equateur , et dont le diametre le plus grand est de 2870 lieues. La distance qui la separe du soleil est, en moyenne, de 34,315,000 lieues. Ainsi Taction mutuelle de deux masses eprouve encore I'influence de leurs formes a une distance egale a 12000 fois la plus grande di- mension de I'une d'elles. Nous voila done conduits a supposer que, dans un fluide lic[uide ou gazeux , la distance d'une molecule a une autre surpasse 12000 fois la plus grande dimension de I'une de ces molecules. En partant de cette idee , on pent aisement calculer le volume de chacun des 283 quatrillions d'atomes que nous avons trouves dans un centimetre cube d'eau. Pour que ces atomes soient uniformement repartis dans le cube et forment une masse homogene, il faut qu'il y en ait 6565.^0 sur chaque arete. Entre eux existeront 636349 intervalles re- presentant 636349 fois 12000 diametres. Chaque arete, d'un centimetre de longueur , contient ainsi pres de 8 billions de diametres d'atome ; ce qui met le diametre d'un atome a 127 trillioniemes de centimetre. Je n'enoncerai point le vo- lume compris sous ces minimes dimensions : la numeration s'obscurcit et s'embarrasse , quand il s'agit de nombres aussi petits. Je dirai seulement que ce volume , exprime en frac- tion decimale du centimetre , donne 29 zeros avant le pre- sanl ce nombre par 3530, on oblient pour quotient 283 et pour reste 1010. Le quotient total surpasse done 283.000.000.000.000.000. — 7^i — mier chiffre significatif. En le multipliant par 285 quatril- lions, on a le volume reel d'un gramme d'eau, qui est de 575 quatrillioniemes de centimetre cube. Ce dernier volume retranche de I'unite fait connaitre le volume de pores , qui surpasse 1745 billions de fois le volume absolu des atonies (1). Un pareil resultat a de quoi surprendre. Mais on doit compter sur quelque chose de plus etonnant encore de la part des fluides aeriformes, dont la compressibilite et la rao- bilite annoncent des distances plus considerables entre leurs atonies. Prenons pour exemple I'hydrogene. Cegaz, commesonnom lerappelle, est un des elements constitutifs de I'eau. L'analyse chimique demontre que chaque atome d'eau resulte de la juxtaposition , en vertu de I'affinite, d'un atome d'oxigene ct de deux atonies d'hydro- gene. La combinaison ne pouvant pas alterer les volumes des atomes elementaires , nous admettrons que chaque atome d'hydrogene a un volume egal au tiers de celui qu'occupe la molecule d'eau. D'un autre cote , les chimistes savent que le poids d'un atome d'hydrogene est la dix-huitieme partie de celui d'un atome d'eau. Comme un litre d'hydrogene pese 9 centi- (1) Le Dombre des atomes r^partis sur chaque ar^te est la racinecubique du nombre total, laquelle est 656550. Done chaque ardte contient 656550 H- 656549 X 12000, c'est - A - dire 7,879,244,550 diametres d'atome. Par suite , le diamfetre d'un atome est l'^^" : 7,879,244,550 , ou O'".000,000,000,127. Le volume d'un atome 6tant le cube du diametre a pour valeur le nom- bre O'^""^ ; 000,000,000,000,000,000,000,000,000,002,048,500. En le multipliant par 283,000,000,000,000,000, on oblient pour le volu- me r^el d'un gramme d'eau 0"",'000,000.000,OGO,573,500. II reste done pour le volume des pores 0'",'999,999,999,999,426,.500, vol. 1,743,800,000,000 fois plus grand que celui des pores. /o grammes , il en resulte que ce volume de gaz contient 4S0 quatrillions d'atomes. Le volume absolu qu'ils occupcnt est 507 quatrillioniemes de centimetre cube, volume 3254 tril- lions de fois plus petit que celui des pores (1). §, 9. — CONCLUSION. Je m'arrete , Messieurs. Ce serait m'exposer a fatiguer outre mesure votre bienveillante attention que de la tenir trop long-temps fixee sur ce monde d'infmiment petits. Moi- meme , quelque interet que j'aie trouve dans ces recherches, je redouterais a la fin de m'egarer dans une carriere oii tout , il faut bien le dire , est un peu conjectural. Un doute, une conviction peut-etre, m'a guide dans le tra- vail que je viens de vous soumettre. J'ai soigneusement evite jusqu'ici de laisser apercevoir ma pensee: en I'enoncant brus- quement et sans preparation , je me serais expose a ne vous la faire entrevoir que comme un ecart de I'imagination, comme un bizarre paradoxe. Les preuves que j'ai reunies ont, je I'espere, dissipe tant soit peu les prejuges qui pour- raient lui valoir un accueil defavorable. Je me hasarderai done a la formuler maintenant. Ne faut-il pas, d'ailleurs, que ce trop long memoire arrive enfin a une conclusion? Des hommes de genie , conduits par les considerations d'une metaphysique abstraite, s'etaient forme sur la matiere des idees bien differentes de I'opinion commune. (1) Le volume de ratomed'hydrogeneestO"»/000,000,000, 000,000,000- 000,000,000,000,683. Son poids est 0?%000,000,000,000, 000,000 2, et le nombre d'atomes contenus dans un litre est 900,000,000,000,000,000: 2=450,000,000,000,000,000. Le volume r6el est le produit du nombre des atoraes par le vol. de I'un d'eux , c'est-a-dire 0"','000, 000,000,000, 307. II reste done pour les pores 999'"' ,'999,999,999,999,693, volume 3,253,.500,000,000,000, fois plus grand que celui des pores. — Ik — Mallebranche a declar6 quelque pari qu'il ne croyait a I'existence des corps que parce qu'elle etait au nombre des verites r eve lees. A Dieu ne plaise que j'aille jamais chercher dans la science quelque argument contre la revelation I Je sais trop combien I'intelligence humaine est faible et bornee, pour avoir I'or- gueilleuse pretention de refuser ma croyance aux enseigne- ments de la raison infmie. Oui , Dieu nous a , dans les livres saints , revele I'existence des corps : la foi , sur ce point , nous est d'autant plus facile que nous ne saurions resister sans re- jeter le temoignage si puissant de nos sens. Mais ou trouver dansl'Ecriture un mot qui nous eclaire sur I'essence des corps, sur leur constitution intime? L'odeur , le gout, I'aspect peu- vent nous tromper , puisque sous les voiles eucharistiques est miraculeusement cache le corps vivant du Redempteur. L'im- penetrabilite meme peut faire defaut : le Sauveur, apres sa resurrection , apparait au milieu de ses disciples assembles , sans que les portes aient oppose resistance a son passage. L'experience conserve done ici la plenitude de son autorite : a elle seule il appartient de nous servir de guide et de nous eclairer dans la recherche de ce que sont les corps , non point dans les circonstances exceptionnelles que la puissance de Dieu realise par un prodige , mais dans I'etat ou il les a sou- mis a nos investigations. Sans revoquer en doute I'existence des corps, Leibnitz a nie celle des atomes. Suivant ce'philosophe , la matiere est inde- finiment divisible comme I'espace qui la renferme , et , pour arriver aux dernieres particules materielles , il faudrait aller jusqu'i un volume absolument nul. Ces dernieres particules sont done des points mathematiques , des monades , comme il les appelle , sans etendue et sans figure. Je I'avouerai , Messieurs , I'idee de Leibnitz me parait plus conforme aux fails observes , par consequent , plus logique et — 7o — * plus probable que I'hypothese des atonies etendus et figures. En voyant combien le volume reel d'un corps est petit coni- parativement a son volume apparent , je suis porte a croire que les pores occupent la totalitedece dernier , et qu'ainsi I'espace ou se trouve loge un corps est un espace absolument vide. L'homme a une tendance assez naturelle a conclure , de ce qu'il voit un effet se produire dans un lieu determine, que la cause est aussi dans ce lieu. Si nous y reflechissons pourtant , nous reconnaitrons que, le plus souvent , la cause d'un phe- nomene provient d'une source lointaine. Les revolutions des planetes resultent d'attractions exercees sur elles par des planetes extremement eloignees. Le soleil verse des torrents de chaleur et de lumiere sur notre globe , dont il est separe par un intervalle de 34 millions de lieues. L'aimant exerce a distance son action sur le fer , et les corps electrises n'ont pas besoin d'etre en contact pour manifester leur puissance at- tractive ou repulsive. II ne serait pas impossible qu'une surface fortement elec- trisee fit sentir autour d'elle une influence assez energique pour repousser de sa sphere d'activite un corps charge du meme fluide electrique, de telle sorte qu'aucune puissance humaine ne piit triompher de cette repulsion. Ainsi se trou- verait realise un espace impenetrable : faudrait-il done altri- buer la repulsion qui lui coramuniquerait son impenetrabilite a des molecules qui s'y dissemineraient avec plus ou moins de symetrie ? De meme , on concevrait que des forces , emanant de sources creees par I'Auteur de la Nature , produisissent par leurs ac- tions combinees ces degres divers de resistance qui sont pour nous la manifestation de la matiere , et cette immense variete * de phenomenes qui nous font apprecier les differents etats que la matiere affecte. Ces forces, s'entrecroisant dans tons — 76 — les sens , viendraient par leurs intersections determiner les points geometriques auxquels Leibnitz donnait le nom de monades. Je me garde d'insister sur cette theorie. Mon intention , je le repete, n'est point de la faire prevaloir sur le systeme adopte : aussi ne I'ai-je point examinee de maniere a refuter la moindre objection. J'ai voulu seulement vous soumettre les incertitudes et les doutes que la doctrine ordinaire laisse dans mon esprit. Pour que ces doutes soient plus complete- ment justifies a vos yeux, je termine par deux dilficulles qui ne me paraissent point sans valeur. En poursuivant leurs idees d'atomes a travers les reactions complexes de leur science, en soumettant ces idees a une comparaison logique avec les fails, les chimistes sont tombes de consequence en consequence dans les contradictions les plus visibles avec les lois constatees par les physiciens. Pour sortir d'embarras, on a pris ce que je me permets d'appeler un subterfuge. On a declare que la nature avail fail, dans le meme corps , des atomes de deux especes, des atomes phy- siques el des atomes chimiques : ceux de la premiere espece , indivisibles dans loule autre circonstance, se partagent en atomes chimiques, au moment ou une combinaison s'opere. Ce qui veut dire , en termes plus nets , que les atomes phy- siques ne sont point des atomes. La seconde difficulle vous semblera peut-etre plus serieuse. Ce qui distingue essenlielleraent un corps solide d'un li- quide , c'est , nous I'avons vu , I'inflnence de la forme el de la position relative des atomes sur leur attraction muluelle. Nulle dans les liquides, parce que les atonies sont assez eloignes pour qu'elle ne se fasse plus sentir, cette influence est conservee tres-sensiblement dans les corps solides. La consequence inevitable de ces principes , c'est que , dans un corps solide, les atomes sont moins eloignes que dans un — 77 — liquide. Mais comment concevoir alors que la fonte , le bis- muth, I'antiraoine, se dilatent en se congelant? Comment expliquer cette expansion que prend I'eau , quand elle se con- vertit en glace, expansion qui brise les pierres les plus dures? Hales, ayant rempli d'eau une bombe de plus d'un pouce d'epaisseur et I'ayant fermee par un bouchon fixe solidement, I'entoura d'un melange refrigerant de sel et de glace pilee : la bombe se fendit par I'effort de la glace interieure. Les acade- miciens de Florence firent, par le meme moyen, crever une sphere de cuivre tellement epaisse que Muschembrock eva- luait a 27720 livres I'effort necessaire pour la rompre. ,-o-S)^PS<5-o-„, f-^g^jge^f^-;:^!^^*^^-* &3^- -o^]Hj\yl:i>^^- DU CREDIT FONCIER, Par M. BOULLET. De toutes les illusions qu'a fait naitre ou qii'a developpees la revolution de 1848 , il en est peu qui aient eu autant de succes que le credit foncier. Sans parler des foUes theories dont le ridicule a fait une prorapte justice, le credit foncier a paru destine a ouvrir une source nouvelle de richesses ; on a meme vu de bons esprits portes a sacrifier a de decevantes esperances la stabilite de la prosperite et la garantie de la securite des families. Je suis loin toutefois de pretendre que la legislation ne puisse favoriser la creation d'etablissements utiles ; qu'il n'y ait quelques developpements a donner au credit dont la propriete a besoin , soit par Tafferniissement de la securite du gage , soit par les effets de I'esprit d'asso- ciation et I'imitation d'institutions qui ont obtenu des suc- ces chez des peuples voisins. Mais il n'est peut-etre pas inutile de rechercher dans la nature , les besoins et les limites du credit foncier, ce qu'on peut en attendre et en esperer. — 80 — Le credit public est ne dans les etats modernes. II a pro- duit souvent les plus grands biens : mais c'est une pente glissante sur laquelle il est difficile de s'arreter. Que dans les grandes circonstances oil il s'agit du salut du pays ; que pour les entreprises dont I'avenir doit recueillir le fruit, il soit fait appel au credit, il n'est rien de plus juste. Mais si un etat ne solde ses depenses ordinaires qu'a I'aide du credit, de quelque forme qu'on en enveloppe I'usage, assignats , rentes , emprunts , anticipations , il raarche in6vi- tablement a la banqueroute. La merae regie s'applique a plus forte raison aux fortunes privees. II importe de distinguer dans I'usage du credit les besoins du commerce et de Tindustrie et ceux de la pro- priete. Le commerce et I'industrie ne peuvent prosperer que par le credit. Que ferait avcc ses ressources personnelles et sans celles du credit, le commercant qui transporte d'un pays a I'autre les produits naturels ou manufactures ? L'in- dustriel qui , a I'aide des moteurs naturels appropries par le genie des savants , cree ces objets qui donnent a la societe toutes les jouissances du bien-etre? Le commerce ne serait qu'un echange des objets les plus necessaires a la vie ; I'in- dustrie qu'une production restreinte en quelque sorte aux besoins de la famille. De plus , la porte de ces deux carrieres serait fermee a tous ceux qui ne seraient point doues de quelque fortune , et les hommes intelligents qui savent s'e- lever par leurs qualites personnelles , seraient . priv6s des moyens de mettre leurs talents a I'usage de la societe. C'est done par le credit que vivent le commerce et I'industrie ; c'est par lui qu'ils ont recu cet immense developpement qui a cree dans les etats modernes la richesse mobiliere presque inconnue jadis. De I'emploi du credit commercial et indus- triel resultent plusieurs consequences: la premiere, c'est que les operations se consommant assez rapidement, le credit — 81 — peut n'etre pas a long terme ; la seconde , c'est que les b6- nefices se renouvelant frequemment , un interet assez eleve peut etre accorde ; la troisierae , c'est que le pret est base sur la confiance personnelle qu'inspire Temprunteur. Le credit foncier est de toute autre nature ; il se distingue du credit commercial par la duree, le produit et le prin- cipe de la securite. Les ameliorations que peut recevoir la propriete exigent des travaux plus longs que les operations coramerciales. Le fruit n'en peut etre recueilli que dans un temps eloigne ; le credit doit done etre a long terme. Les benefices aussi sont moindres que ceux qui naissent du commerce. Les ameliorations que recoit la propriete s'assimilent a elle et prennent part a sa valeur capitale et a ses produits. Or, la propriete, par compensation avec les avantages de la stabilite , presente toujours un revenu faible relativement a la valeur capitale. De la suit que le pro- prietaire qui emprunte ne peut oifrir qu'un interet modique, s'il veut que cet interet ne depasse pas les avantages qui naissent de I'emprunt. Enfin, la confiance personnelle ne suffit pas a la securite d'obligations qui , par leur duree , peuvent etre successive- ment a la charge des divers d6biteurs. De la, la n^cessite d'un gage ; de la , les hypotheques , invention grecque qui depuis a passe dans toutes les legislations, bien que variee dans ses formes et ses effets. Le credit foncier ne peut avoir non plus les memes ca- racteres que le credit de I'Etal. Bien que de trop nom- breuses epreuves aient fait connaitre que les etats ne sont point a I'abri des revers de fortune qui atteignent les parti- culiers , bien que I'augmentation constante de la dette pu- blique puisse donner des inquietudes sur la s6curite des creances; ces alarmes eloignees ne sont point suffisantes 6. — 82 — pour detourner d'lin placement qui offre dans la pratique de si seduisants avantages. La certitude de recouvrer le capital a volonte, sauf quelque legere diminution, I'even- tualite d'une augmentation, la regularite du paiement des interets, I'exemption d'impots et de frais de toute nature sur un revenu fixe , assurent au placement en rentes sur I'Etat un concours constant ; et on ne pent expliquer que par ces motifs la faveur dont jouit ce mode d'emploi des capitaux, meme dans des temps dilficiles. En outre I'Etat c'est la fortune de tons, et le besoin de maintenir le credit public qu'ont tons les gouvernements, quels qu'ils soient, est une garantie qu'a moins d'une revolution sociale , les plus grands sacrifices seraient imposes aux contribuables plutot que de le laisser perir. Le credit foncier ne pourrait done atteindre la popularity de celui de I'Etat que s'il participait a tons ses avantages. Qu'a I'aide d'institutions etablissant un intermediaire entre le preteur et I'emprunteur , on lui assurat la facilite de la negociation des titres et la regularite du paiement des in- terets , ce ne serait point encore assez ; il faudrait y joindre la garantie de I'Etat. A.ussi ce systeme a ete soutenu par de bons esprits qui out avance que sans cela le credit foncier ne pouvait etre fonde en France. II y a pent etre quelque exageration dans cette assertion ; mais il est vrai que sans la garantie de I'Etat le credit foncier ne pent recevoir un grand developpement. Toutefois, les inconvenients du concours de I'Etat me paraissent depasser de beaucoup les avantages qui en peuvent resulter. Si la garantie que donnerait I'Etat aux valeurs creees pour I'usage du credit foncier devait entrainer un elTet se- rieux , et I'obliger quelquefois au ■ remboursement de ces valeurs , ce serait a I'egard de la majorite des contribuables une grande injustice. Car de quel droit prendrait-on dans — So- la bourse de ceux qui n'oat point de dettes pour payer celles qui out ete contractees dans un interet particulier, celles memes qui peuvent etre le resultat de I'inconduite ou de I'imperitie? Et puis si I'Etat garantit les operations du credit foncier au profit de I'industrie agricole , pour laquelle sur- tout I'usage en est reclame, pourra-t-il refuser la meme faveur a toute autre Industrie qui trouvera aussi des motifs pour se presenter comme interessant la fortune publique? L'Etat deviendrait alors le commanditaire de toute Industrie; ce serait du veritable socialisme. Et pour le dire en passant ,' ce socialisme est plus dange- reux que le socialisme brutal qui veut- detruire immediate- raent la propriete pour tout raeltre en commun. On saisit du premier coup d'ceil les dangers de celui-ci ; on le voit ne produisant autre chose que la misere universelle. L'in- teret de tons se revolte contre ses effets , les forces vives de la societe se reunissent pour le combattre ; c'est ainsi qu'en 1848, le bon sens public, la force des raisonnements , le ridicule meme ont fait justice des tentatives du socialisme. Mais le socialisme qui s'infiltre dans les lois par un abus des tendances genereuses , par une application mal enlendue des principes de la charite , a des consequences effrayantes pour le present et pour I'avenir. En effet , il tend a paralyser tout ressort individuel , a arreter I'espril d'entreprise , a af- faisser le caractere personnel. II entrave ainsi le developpe- ment de la richesse publique en tarissant ses sources, et, par une pente insensible, il conduit au socialisme pur. Nos lois , depuis quelques annees , n'ont point ete exemptes de cette tendance , et c'est un des sujets les plus graves qui puissent appeler les meditations de I'homme d'Etat. On a dit en faveur de la garantie de I'Etat que , destinee a appeler la confiance publique sur les institutions du credit fon- cier, elle ne serait que nominale, et on a invoque I'exeraple des 6.* — 84 — comptoirs d'escomple. Ces coraptoirs ont ete crees dans des moments de crise ou la necessite oblige a deroger aux prin- cipes. II serait dangereux qu'ils fussent maintenus apres que la necessite en serait passee. Qu'ils subsistent comme asso- ciations de particuliers, rien de mieux, mais la garantie de I'Etat , des departements et des communes , doit cesser avec les circonstances exceptionnelles qui I'ont fait etablir. Ainsi , quand meme la garantie de I'Etat aux institutions du credit foncier ne devrait etre dans la pratique qu'une espece de formalite, il y aurait encore la de graves inconvenients. En France, on est beaucoup trop habitue en toutes choses a compter sur I'Etat. On lui demande d'assurer la prosperite de toutes les carrieres , de dedommager de toutes les pertes ; on le rend responsable de tout , meme de I'inclemence des saisons et du mauvais produit des recoltes. II importe de ne point encourager ce funeste penchant , de le combattre au contraire par tons les moyens possibles , de relever le caractere moral de I'homme, et, en I'apprenant a compter surtout sur lui-meme, de lui rendre sa dignite et son inde- pendance. L'immixtion de I'Etat dans les affaires de ce genre a d'autres inconvenients. Si les institutions du credit foncier avaient le developperaent qu'on en espere , il en resulterait une immense quantite de valeurs mises en circulation sous la garantie de I'Etat. Des circonstances critiques peuvent porter I'Etat a leur donner un cours force ; ce serait alors un papier monnaie dont la chute progressive entrainerait celle des fortunes particulieres. II y a plus , I'Etat pent etre amene par des crises politiques a mettre la main sur ces valeurs. N'a-t-on pas vu le gouvernement de 1848 spolier les caisses d'epargne , puiser largement dans la banque de France et pres de confisquer toutes les grandes entreprises profitables , telles que les chemins de fer, les assurances, etc.?Lebon — 85 — sens public a seul arrete le cours de ces desastreuses rae- sures. Qu'on ne presente done pas aux revolutionnaires ce nouvel appas , en mettant en circulation des valeurs dont la confiscation trouverait un pretexte dans la participation que I'Etat aurait prise a leur creation. II faut laisser a I'interet prive , seconde par I'esprit d'asso- ciation , le soin d'etablir des banques ou plutot des caisses de credit foncier. II serait a propos toutefois de leur imposer la surveillance du gouvernement pour empecher que leurs statuts ne tendissent des pieges a la bonne foi, ou qu'en y derogeant , en presentant a la circulation des valeurs trom- peuses , elles ne compromissent la fortune de ceux qui s'y seraient confies. Dans cette mesure, elles pourraient encore rendre de grands services. En offrant un placement commode aux ca- pitaux flottants, elles augmenteraient la somme des fonds disponibles, et abaisseraient par une plus grande concur- rence le taux de I'interet. Elles faciliteraient ainsi les opera- tions de I'agriculture et rendraient moins pesantes les char- ges qui grevent la propriete. II est necessaire d'entrer dans quelques details sur les besoins auxquels elles auraient a pourvoir. Les besoins de I'agriculture ont ete surtout mis en avant comme reclamant les institutions de credit foncier. II est certain que le defaut de capitaux ou le prix excessif que I'a- griculteur est oblige d'y mettre, s'opposent aux ameliora- tions que demande la plus importante des industries. Pour apprecier les ressources qu'elle pent trouver dans le credit, il est necessaire de distinguer la grande de la petite culture. La petite culture est tres-repandue en France , tant par la division des proprietes que par celle des fermages. Cette partie si nombreuse et si interessante de la population qui fe- conde le sol de ses sueurs est privee de la faculte d'emnrunter — 86 — ou ne le fait qua des conditions onereuses. D'une part, en admettant des interets ordinaires , les frais sont proportion- nellement plus considerables pour les petites sommes que pour les grosses ; de I'autre , I'insuffisance des garanties of- fertes obligent trop souvent I'emprunteur a avoir recours a I'usurier; et les lois penales forcent celui-ci a ajouter a la prime du hazard de I'operation en elle-meme , celles des ris- ques personnels auxquels il est expose. Dans la pratique , les petits proprietaires empruntent plu- tot pour acheter que pour ameliorer. Ce penchant , quand il est porte a I'exces , les conduit a leur ruine ; mais contenu dans de justes limiles, il a cela de bon qu'il encourage I'es- prit d'economie , et qu'il met le sol entre les mains de ceux qui en tirent le meilleur parti. Ce serait done rendre aux petits cultivateurs un grand service que de mettre un emprunt peu onereux a leur portee. Les coupons devraient etre abaisses a un chiffre assez res- treint. II resulte, en effet, d'un releve fait en 1842, que 155,220 prets hypothecaires ne depassaient pas la somme de 400 fr. lis representaient une somrae totale de 36,640,928 fr., ce qui doune une moyenne par pret de 256 fr. De plus , le rembourseraent par annuite serait profitable aux petits cul- tivateurs ; cette classe vit avec economie , et en temps ordi- naire les profits de I'industrie agricole lui permettent d'ajou- ter a un interet modere une somme annuelle pour I'amortis- sement. La grande culture a souvent besoin de fonds pour I'ame- lioration du sol , ou pour les avances qu'exige sa raise en va- leur. Dans les temps ordinaires, ils ne lui manquent pas; les emprunteurs font defaut plus que les preteurs. Mais les conditions onereuses de I'emprunt en detournent les proprie- taires. Si done les institutions de credit foncier peuvent met- tre I'emprunt plus a la portee de la grande culture, elles se- — 87 — ront v^ritablement utiles au pays. L'esprit d'entreprise , si liardi dans les autres industries , manque presque totalement a celle-la ; et il est demontre par I'exemple de pays voisins, que le sol cultivable est susceptile de grandes ameliorations. Dans ce genre de pret aussi le remboursement par annuite serait praticable et avantageux aux proprietaires. Les bene- flces a attendre de I'amelioration d'une grande exploitation rurale peuvent, en un certain nombre d'annees, amortir le capital de la dette. Les soultes de partage offriraient aussi un emploi utile aux valeurs creees par les caisses de credit foncier. La divi- sion du sol cultivable presente I'avantage d'attacher a la propriete et par suite au bon ordre , un plus grand nombre d'hommes. Mais il ne faut pas qu'elle soit poussee au point de rendre la culture impraticable ; et le Code civil a sage- ment prescrit , tout en ordonnant le partage en nature, d'e- viter, autant que possible, le morcellement des exploitations. II est d'ailleurs beaucoup de biens qui ne sont pas suscepti- bles de division. La faculte pour le proprietaire qui accepte I'immeuble avec charge de soulte, de s'en liberer par un paieraent reparti sur un assez grand nombre d'annees , tend a encourager les licitations, et a donner ainsi aux biens im- partageables leur veritable valeur, II y a encore les emprunts ordinaires contractus , soit par ceux qui achetent des biens , soit par les commercants qui , sur le gage de leur propriete , se font ouvrir un credit , ou fondent des entreprises nouvelles , soit par ceux qui cons- truisent des maisons , soit par ceux qui liquident leurs affai- res, soit enfin par les dissipateurs qui echangent contre des jouissances presentes , la perspective de leur ruine. Le nombre de ces emprunts est considerable ; les releves faits en 1842 accusent une dette hypothecaire de 11,300,000,000 fr. dans laquelle il ne parait pas que I'agriculture ait une grande — 88 — part. Ce chiffre doit etre considerablement reduit quand on considere qu'il existe sur les registres une grande quantite d'inscriptions dont les causes sont eteintes, et des inscriptions raultipliees pour la meme dette en vertu de jugements. Mais toujours en resulte-t-il que les fonds ne manquent pas a ceux qui peuvent offrir un gage solide. Les institutions de credit foncier ameneraient-elles une amelioration notable a la position de ces emprunteurs? II est permi d'en douter. La concurrence des placements dans le commerce et I'industrie ou sur I'Etat maintiendra toujours I'interet a un taux assez eleve. Toutefois, le remboursement par annuite presentant aux emprunteurs des facilites utiles, les porterait vers ce mode, et I'exemption de tons soins pour le recouvrement du capital et du revenu , pourrait amener dans les caisses des fonds dont I'abondance produirait une baisse dans le taux de I'interet. On s'accorde generalement a penser que les caisses de credit foncier devraient recevoir le remboursement en an- nuites, et amortir ainsi le capital de la dette avec les inte- rets. C'est en efifet le mode le plus desirable pour la fortune publique et pour les fortunes particulieres. II impose le be- soin de I'economie et produit ainsi I'effet des caisses d'epar- gne. Mais il n'est pas toujours praticable ; I'emprunteur peut n'etre pas en position d'ajouter chaque annee a I'interet le remboursement d'une annuite ; il peut d'ailleurs n'avoir re- cours au credit que dans la vue d'une vente ou d'un rem- boursement qui le mette a portee de se liberer en moins d'annees que celles calculees pour I'amortissement. D'une autre part , quelques preteurs peuvent craindre qu'en rece- vant chaque annee une fraction du capital avec I'interet, ils ne soient entraines a la consommation du capital lui- meme. II serait done a propos d'admettre la concurrence du remboursement total avec celui par annuite. II ne serait point sans danger dc laisser a I'emprunteur — 89 — le soin de negocier lui-meme les litres qui lui scraient remis par la caisse. Un titre d'une forme nouvelle inspire toujours quelque defiance. La speculation privee s'emparerait de ces operations, le moindre echec suffirait pour les discrediter; et les emprunteurs seraient exposes , pour trouver des fonds sur le papier de la caisse , a des conditions plus rigoureuses que celles de I'usure la plus exigeante. Pour inspirer la con- fiance, il faut que la caisse livre elle-merae les fonds a I'era- prunteur a des conditions non equivoques; qu'elle soil inter- pos6e entre le preteur et I'emprunteur, de maniere que cha- cun d'eux n'ait affaire qu'a elle. Ces institutions devraient-elles etre fondees par des asso- ciations de proprietaires ou de capitalistes? II est difficile d'ad- mettre que, comme en Allemagne, les proprietaires acceptas- sent la garantie solidaire des obligations. En France on redoute la solidarite : les assurances mutuelles y ont peu prospere, sauf pour I'incendie a Paris , ou la promptitude des secours et la diffusion des engagements reduisent les risques a peu de chose. Mais s'il s'agissait de garantir la solvabilite des engages , on trouverait peu de proprietaires qui acceptassent une mutualite si effrayante dans ses resultats. Comment ad- mettre d'ailleurs que des proprietaires qui ont besoin d'ar- gent commencassent par en apporter a la caisse pour faire face aux frais de premier etablissement , aux frais generaux d'administration , au paiement des interets , quand quelque debiteur serait en retard? Or, une premiere mise de fonds est necessaire pour parer a ces eventualites. On pent objecter que cet apport serait compris dans I'emprunt ; mais il en aggraverait les charges, surtout en apparence, ce qui ten- drait a eloigner les emprunteurs. II serait a craindre que les associations de proprietaires ne se formassent que de ceux qui seraient deja endettes et dont le nora jetterait le discredit sur les papiers emis. — 90 — Ce n'est done que par des associations de capitaux que ces etablisseraents peuvent etre fondes. On objecle en vain que la speculation denaturerait le but de I'institution. Ce n'est qu'en vue des avantages qu'elles offrent qu'on entre- prend des affaires. L'interet des preteurs, representes par des mandataires elus par eux , donnerait une garantie contre le mauvais emploi des fonds. Les caisses de prets fonciers ■ seraient, comme on I'a dit dans I'enquete, semblables a de vastes etudes de notaires s'entremettant , pour I'avantage de tons deux , entre le preteur et I'emprunteur , avec cette dif- ference que I'emprunteur n'ayant affaire qu'a la caisse, trouverait fiicilement, avec une bonne garantie, les fonds ' dont il aurait besoin , et que le preteur , au lieu d'un titre susceptible de I'obliger a des poursuites a son echeance, recevrait uu papier circulant , garanti par Tetablissement, dont au besoin il trouverait un emploi facile. A ces conditions, on pourrait esperer voir les insti- tutions du credit foncier attjrer a elles les petits capitaux inactifs dont 1 'importance est considerable et une partie de ceux qui cherchent aujourd'hui d'autres emplois. A la verite, le mauvais succes d'etablissements de ce genre tels que la caisse hypotbecaire et la banque hypotbe- caire de Marseille est peu encourageant. Mais I'experience a fait connaitre les vices qui peuvent etre evites dans la constitution d'etablissements nouveaux , et quelques modi- fications dans la legislation civile, peuvent lever les obstacles qui s'opposeraient a leur developpement. II n'est permis en effet d'esperer de voir reussir les insti- tutions du credit foncier qu'avec quelques ameliorations dans la legislation sur la transmission et I'engagement des biens immeubles. On a beaucoup exagere les inconvenients du systerae hypotbecaire etabli par le Code civil ; on lui a atuibue les obstacles que trouve la proprietc a emprunter; — 91 — on a propose des reformes radicales qui ne tendraienl a rien moins qu'a alterer completement la securite des femmes et des mineurs. L'opinion publique a fait justice de ces sys- temes: il est reconnu qu'il suffit d'amender la loi hypothe- caire sans la bouleverser. La transcription recounue comrae la seule preuve , au regard du tiers, de la transmission de la propriete, et simplifiee dans ses formes et sous le rapport des exigences du fisc; la necessite d'inscrire I'hypotheque legale dans un delai determine apres la cessation du mariage ou de la tutelle , ainsi que toute subrogation dans I'hypo- theque legale de la fenime ; la suppression de I'hypotheque conventicnnelle sur les biens a venir, la simplification des formes de I'inscription , la facilite de connaitre les contrats de mariages resultant de la loi du 18 juillet 1830 , et quel- ques ameliorations de detail sufBsent pour donner aux pre- teurs sur hypotheque la securite necessaire. La reforme de la loi des expropriations a ete demandee. La loi du 2 juin 1841 a fait a cet egard a peu pres tout ce qu'il est possible de faire sans jeter la propriete dans les hazards d'une mobilisation dangereuse. II est meme a remar- quer que la pratique semble indiquer que la marche de la procedure est trop souvent rapide. Beaucoup de ventes sur saisies sont suivies de surencheres , ce qui augmente les frais qui retorabent a la charge des debiteurs. Toutefois , quel- ques ameliorations pourraient encore etre apportees a cette loi , surtont pour simplifier la vente des biens de peu d'im- portance. On a demande en faveur du pretenr le retablissement de la clause d'execution paree , interdite par la loi de 1841 , par laquelle le creancier etait autorise par I'acte de pret a faire vendre devant notaire, a defaut de paiement , le bien des debiteurs hypotheque a sa creance. Ce mode a pu presenter des avantages sous Tempirc du Code de procedure , qui avait — 92 — herisse I'expropriation de difBcultes. II serait inutile aujour- d'hui que cette procedure est siraplifiee, et il n'apporterait point obstacle aux incidents que pent faire naitre un debi- teur de mauvaise foi. II offre d'ailleurs de graves inconve- nients. La pression que le preteur exerce sur Temprunteur, la facilite qu'a celui-ci de concevoir un espoir chimerique , tout le porte a consentir facilement des conditions qui peuvent causer la ruine de sa famille. II ne faut point encourager ces conventions qui sont dommageables a la securite de la societe. La veritable reforme utile en matiere d'expropriation , e'est la reduction des frais. Les droits du fisc font peser un impot trop lourd sur le debiteur , et le tarif des officiers ministeriels serait susceptible de quelques reductions. La procedure d'ordre a ete signalee comme apportant un grave obstacle a la rentree des capitaux et detournant ainsi les capitalistes du pret hypothecaire. A ne la considerer qu'en theorie , il n'est rien de plus simple que cette procedure , et quand on lit le Code, elle ne semble point susceptible de perfectionneraent. Et cependant il faut reconnaitre que dans la pratique il y a des ordres qui semblent interminables, et que I'esprit de chicane a pu faire sortir d'une loi qui parait d'une execution facile, de graves difficultes. 11 est juste de dire qu'il y a dans ces retards un pen de la faute des hommes charges d'appliquer la loi , et que les magistrats n'usent pas toujours des moyens qu'ils ont en leur pouvoir pour araener la celerite dans les ordres. Mais en faisant cette part a la faiblesse humaine, il reste constant que des dispositions nou- velles pourraient ameliorer cette partie de la legislation. Un autre obstacle au developpement du credit foncier con- siste dans la fixation legale du taux de I'interet, Quelques li- raitesqu'y apporte une legislation fondee plutot sur des senti- ments d'equite que sur la veritable appreciation des besoins — 93 — delasociete, le taux de I'mteret suivra toujours la grande loi de I'offre et de la demande et subira les variations que lui im- posera le besoin ou la quantite des capitaux. En vain la loi de 1807 a ete aggravee par celle du 27 septerabre 1850 ; ces lois atteindrons quelques operations isolees jetees par le hazard sous les yeux des tribunaux , oil quelques usuriers de pro- fession designes par le scandale de leurs manoeuvres a la haine publique. Mais la plupart des grandes transactions pour la circulation de I'argent y echapperont toujours. La jurisprudence elle-raeme, par des distinctions subtiles, se rend journellement complice de la violation de la loi. C'est ainsi que I'escompte est reconnu affranchi des lois sur I'usure , bien que les circonstances dans lesquelles il a lieu puissent etre en morale aussi reprehensibles que celles du pret ordi- naire. C'est ainsi que les commissions de banque augmen- tent souvent notablement le taux de I'interet, sans qu'on voye autre chose dans leur elevation qu'une compensation legitime des risques que fait courir au preteur une operation hazardeuse. Les memes avantages ne pourraient etre obtenus par les institutions de credit foncier. Obligees de faire leurs opera- tions au grand jour, elles ne sauraient deguiser sous la forme de commission , un supplement d'interet. Des-lors elles ver- raient dans les circonstances oii le taux de I'interet s'eleve, leurs operations arretees par le defaut de concours des ca- pitaux qui trouveraient un emploi plus favorable dans les operations de banque , les entreprises industrielles ou ,les emprunts faits par I'Etat. Cette prevision est de nature a de- tourner les capitaux de ce genre d'operation ; ils n'y entre- ront , quoiqu'on fasse , qu'avec I'espoir de placements avan- tageux. 11 n'est point probable que les lois sur I'usure soient modi- fiees; I'etat de I'opinion s'y oppose. Serait-il possible d'y de- — 94 — roger en faveur des institutions de credit foncier, en assimi- lant leurs operations a celles de I'Etat? Ce serait un privilege enorme et qui blesserait I'egalite qui doit regner dans les iois civiles. En resume , les institutions de credit foncier peuvent pro- duire quelque bien, mais non les prodiges dont on s'etait flatt^. En etablissant un interra^diaire intelligent entre les prSteurs et les emprunteurs , en reunissant par I'esprit d'as- sociation les capitaux inactifs ou qui prennent maintenant un autre cours , elles peuvent amener quelque soulagement pour la propriete et I'agriculture. Mais la reforme de quelques Iois sur la securite du gage et la facilite des recouvrements , est au pr6alable necessaire a leur etablissement ; elles risque- raient sans cela de n'etre qu'une tentative inutile. QUELQUES MOTS SUR LA MATIERE ORGANISEE; i APERCU SUR LA STRUCTURE VARIEE DES ORGANES, ledr siege et leurs fonctions chez les animaux, Par M. TAVERNIER. Messieurs, II n'est pas toujours possible de determiner avec exactitude les conditions d'apres lesquelles un arrangement moleculaire acquiert les qualites de rorganisation , et s'eleve aux ma- nifestations de la puissance vitale. Des corps de la plus grande simplicite, en apparence du moins, jouissent de la vie ; et, conime I'a fait remarquer Bichat, chez les animaux places au haut de I'echelle des etres, il est des parties vi- vantes qui se presentent sous forme de membranes aussi fines que les bulles aeriennes que font les enfants en souf- flant du savon a travers un chaume. Ce que nos sens arm^s d'instruments puissants nous ap- prennent , c'est que le concours d'un solide et d'un liquide serable toujours necessaire a la vitalite. Des animaux mi- — 96 — cioscopiques cessent de donner signe de vie quand le lluide au milieu duquel ils sont ploughs vient a s'evaporer , sauf a sortir de leur torpeur a la premiere goutte d'eau qui les humecte : Nous avons vu des Rotiferes, frappcs de mort apparente quand le liquide qui leur servait d'atmosphere avait disparu sous I'influence du foyer du microscope solaire, necouvrer a I'instant meme leur activity vitale quand I'hu- mide etait retabli. Dans les organisations plus compliquees et que nous ap- pelons plus parfaites , I'activite et I'etendue des manifesta- tions vitales s'accroit en proportion de I'abondance des fluides dans la constitution physique de I'individu. Les jeunes pousses des plantes sont le siege d'un mouvement organique incessant , et sont plus succulentes que la vieille tige ; I'economie animale comporte encore plus de fluide que la trame vegetale : aussi les jeunes animaux dont les fonctions sont eminemment actives , ont plus de liquides dans leur structure que les animaux adultes ; et c'est de cette condition avantageuse a la souplesse que derivent I'elasticite plus grande dans les tissus , la grace dans les mouvements et la morbidesse dans les contours. On dirait qu'une loi vitale condamne a la condensation tout ce qui vit et s'agite : chaque mouvement , chaque pas tend a diminuer la somme des fluides. L' action de la lumiere, le contact de I'air colore et durcit la plante ; la main du laboureur, le bras du for- geron accusent la pression et I'effort ; et le progres dans la vie n'epargne pas le sybarite qui arrive aussi a la rigidite senile: tout en developpant la force, I'exercice tarit la source vitale et mene a I'irapuissance. Un etre organist a un moment de parfait equilibre oii une reciprocity de causes et d'effets semblerait promettre I'immortalite ; raais une etude plus approfondie de I'organisation fait apercevoir des germes de dissolution dans le moteur meme de ces rouages — 97 — admirables qui entretiennent la vie ; il n'est done que trop vrai ce vers : Nascentes morimur, finisque ab origine pendet. Les causes originelles des combinaisons de la vie portent avec elles un cachet d'independance qui les soustrait a nos essais de calcul et de prevision. Ce qui vient les troubler accidentellenient peut etre dirige : ce qui resulte d'un cas fortuit peut etre repare : mais le plan de la nature existant par une volonte superieure a toule regie ne saurait etre con- trarie. D'un etal donne de Torganisrae , tel effet et non tel autre doit necessairement resulter. Les especes vivent a cote les unes des autres sans jamais se confondre ; et chacune obeit a son instinct. Les conditions d'organisation qui don- nent au jeune age I'esperance , la vigueur, la volonte imp6- tueuse, se modifient insensiblement dans la vieillesse, en rendant les sentiments moins vifs, les besoins moins impe- rieux , et en appropriant I'esprit aussi bien que le corps a I'evenement final. La mort ainsi consideree n'est plus qu'un accident de I'existence, et si, en general, elle n'est pas envisagee avec indifference, elle doit etre attendue avec resignation. La combinaison des organes etant calculee d'apres d'im- perieuses necessites, la forme ne peut exister arbitraire- ment ; mais elle offre des varietes infinies. Les instruments principaux de la vie ne subissent en general que de legeres deviations ; mais ces deviations , toutes legeres , entrainent des consequences instinctives considerables et prevues ! tout chez les animaux, la vie et les habitudes, depend de la forme. Cette proposition ne saurait s'appliquer a I'homme sujet d'une heureuse exception : les facultes sans nombre qui le distinguent se derobent a cette loi.L'intelligence servie par des organes ; la cause de la premiere ne reside pas exclusi- 7. — 98 — vement dans les seconds; et le mystcre de notre organisation n'a pas encore ete rev61e. Mais laissons de cote dcs conside- rations appartenant a un autre ordre d'idees , et revenons a notre sujet: Les divisions des vegetaux en racine, tige et rameaux; et la distribution reguliere des animaux en tete, tronc et membres , font pressentir des fonctions et des be- soins communs. Le caractere general se retrouve toujours , quelque variee que soit la forme ; et Ton pent sans peine suivre la trace des modifications necessitees par des acci- dents de localite ou inherentes a I'individu lui-meme. Au point de vue de la vie individuelle , deux types se pr^sentent done : I'organisation vegetale et la structure animale. Au point de vue de la plus radicale des actions , la prehension des aliments, le mode, quoiqu'essentiellement le meme, se modifie plus en apparence qu'en realite. Chez les vegetaux, c'est la matiere qui vient au devant de I'instru- ment : chez les animaux , c'est une action qui pousse I'ins- trument a chercher la matiere. Les premiers ont leurs racines plongees au milieu de la substance reparatrice ; les seconds presentent un arrangement interieur qui fait office de re- servoir, et qui leur permet de prendre a volonte et par in- tervalle, I'aliment indispensable a leur entretien, en se portant a sa rencontre. Ce reservoir est I'estomac, le plus universel des organes des animaux. Mais que de differences dans la conformation de cette poche! quelle variete dans la substance alimentaire et dans les appareils propres a la saisir et a la dissoudre? les orga- nes de prehension , de mastication sont en rapport de con- formite originelle avec la nourriture de I'animal ; que celle-ci soit molle ou dure, solide ou liquide ; qu'elle soit placee sur la surface de la terre , sous I'eau ou dans I'air : qu'elle soit inanimee ou passive , ou vivante et capable de resister et de s'echapper. La bouche et les dents de chaque espece ani- — 99 — mee offre des particularites ing6nieuses de structure parfai- tement en rapport avec ces diverses circonstances, Yoyez la dent de I'herbivore coraparee a celle de Tanimal qui se nourrit de chair ! La premiere , en forme de meule , presente sa large surface pour broyer la substance, dont les fibres coriaces ont besoin d'etre ramenees sans cesse sous les ar- cades dentaires, ou vient les abreuver un flot de liquide provenant d'un appareil salivaire enornie. La proie san- glante et palpitante encore des carnivores est dechiree au contraire avec rapidite par des dents inegales et pointues, et converties souvent en armes olTensives , servant peu a la mastication. La dent, dite canine, de ces animaux , s'etend chez certains a une longueur extreme, et n'est employee que pour attaquer la proie. Ce fut sans contredit le mcme but que s'est propose la nature, en dotant la singuliere bouche de I'elephant, de ces defenses puissantes a I'aide des- quelles il parvient a tordre et a rompre les jeunes arbres , dont le feuillage fait sa nourriture, Les poissons nous frap- pent par une autre singularity : le niouvement masticateur leur est interdit sous peine d'asphyxie immediate : leurs dents destinees seulement a saisir et retenir la victime , sont rangees en files , tantot sur la langue , tantot sur le palais et la gorge , mais toujours recourbees du cote de I'estomac , pour empecher le retour de la proie se debattant encore au moment de plonger dans la cavite de I'estomac. Quoi de plus curieux encore que I'examen de la confor- mation du bee des oiseau : fort et crochu dans les rapaces , il est destine a I'attaque, a la conquete. Dans les petites especes qui se nourrissent de vermisseaux et d'insectes, il est doux et flexible: chez les granivores il est pointu, solide et corne! avec quelle facilite aussi ils detachent les dures enveloppes des graines et saisissent le noyau succulent. Tout est prevu dans le genre: I'aigle et le vautour, qui s'atta- 7.* — 100 — quent a des animaux souvent plus volumineux qu'eux- rafimes, avaient besoin d'instruments autreraent puissants que I'oiseau aquatique dont le bee, en forme de pelle, est destine a recueillir sa nourriture sur la surface des eaux. Si nous penetrons plus profondement dans I'organisation interieure des principales especes animales , nous verrons que tout est calcule pour modifier la substance alimentaire et lui donner un cours approprie a ses qualites nutritives. Chez les carnivores le passage est libre et court : les deux orifices •d'un estomac membraneux sont places en face I'un de I'autre, et pour ainsi dire dans I'axe du canal intestinal. A une nourriture riche et substantielle, sejour pen prolonge, circu- lation facile , assimilation prompte. L'appareil digestif d'un herbivore, au lieu d'une cavit6 unique et simple, offre un estomac multiple , des sacs surnumeraires ou se depose pro- visoirement I'aliment qui doit etre presente de nouveau a Taction dissolvante de la salive ; un accroissement de surface destin^e a prolonger par des detours et des dilatations le contact de substances refractaires , et dont la composition chiraique a besoin d'etre relevee par un element indispen- sable a I'accroissement et a la reparation des animaux. « Tout etre organise , a dit Cuvier , forme un ensemble, un systeme unique et clos , dont les parties se correspondent mutuellement et concourent a la m^me action definitive, par une reaction reciproque. » Jamais proposition n'a ete plus vraie en ce qui concerne surtout l'appareil digestif chez les mammiferes en particulier , et les autres vertebres : la structure generale de I'individu est subordonnee au deve- loppement et a la conformation de cet important systeme. Le carnivore dont la vie depend de I'agilite et de la vigueur avec lesquelles il s'elance sur sa proie , devait avoir une poi- trine large, les reins robustes, les flancs sees, des griffes pour saisir, des dents pour retenir, couper et diviser ! Le but — 101 — n'aurait-il pas 6te manque , et que fut-il devenu , si , comme les ruminants, la nature I'avait afllige d'un abdomen saillant, d'un corps large , d'un pied fourchu , d'un appareil respira- toire pen developpe , et de dents meulieres placees souvent au fonds de la bouche? II en est de meme des oiseaux : il est vrai que dans cette classe Testomac , a quelques exceptions pres , ne forme pres- que jamais une cavite unique : mais chez les carnassiers les parois du gesier sont minces , tandis que les granivores se distinguent par un estomac pourvu d'une couche musculaire composee de deux plans charnus enormes, et reconverts d'un epiderme epais et calleux. On pourrait dire, sans forcer la proposition, que I'estomac est tout I'animal , et cela pent s'appliquer a tons les ordres d'etres cre6s, L'inspection attentive de I'appareil digestif fait remonter aux habitudes d'une espece, comme on parviendrait a refaire son anatomic d'apres ses moeurs. Tons les jours , sous nos yeux, un semblable phenomene s'op^re naturelle- ment : I'insecte qui , sous forme de chenille , se nourrit des feuilles d'une plante, subit des transformations dans son tube intestinal , quand a I'etat parfait il va recueillir le miel sur les fleurs. Cette metamorphose , du reste , n'est pas la seule, car la larve qui, dans la premiere periode de son existence , se fait remarquer par sa voracite , finit par pren- dre tres-peu de nourriture vers la fin de sa carriere , oii le developpement des organes de la reproduction I'emporte en energie sur toutes les autres fonctions. Telle est I'histoire de I'insecte curieux qui nous donne la soie. Voyez, a peine eclos , avec quelle avidite il attaque la feuille tendre du nm- rier ! Bientot a la suite d'une serie de changements , pour ainsi dire , a vue , il semble dedaigner la pature sur laquelle il rampe : il cesse tout a fait de manger ; et , s'enveloppant dans sa coque precieuse , il continue I'abstinence dont il ne — 102 — s'cst pas ecarte pendant qu'il lilait. Sorti enlin du nid qu'il s'est forme pour sa derniere metamorphose, il se trouve sans boiiche comme papillon ; vit un jour dans cet etat , se repro- duit et meurt. Ne pourrait-on pas relier a la metamorphose si interessante des insectes, par une chaine toute naturelle, certains changements dans les fonctions des organes , et cer- taines revolutions d'instincts que Ton remarque dans les classes d'animaux plus eleves, a I'epoque de la puberte et vers la derniere periode de leur existence? C'est une ques- tion que nous posons en passant , sans avoir la pretention de la resoudre. Quittons maintenant, si vous le permettez, I'histoire a peine effleuree de I'appareil digestif, pour jeter un regard rapide sur une autre fonction , importante aussi au premier chef, la fonction de la respiration; et voyons si les memes liens unissent la structure a I'activite , I'organisation a I'instinct. C'est un fait general et vulgaire que tout etre vivant a besoin d'air pour subsister. Les animaux les plus nobles sont en contact direct avec I'atmosphere au milieu de laquelle lis respirent : ceux situes au bas de rechelle organisee n'y puisent que par voie indirecte : certains, vivant dans un autre milieu, ne prennent I'air, passez-moi I'expression, qu'a I'etat de dissolution : mais tous sont soumis a son in- fluence vivifiante : le procede seul varie. Les vertebres, mammiferes et oiseaux, reptiles et poissons ont des organes specialement affectes a Facte de la respiration : ce sont des poumons, especes de sacs a air, et des ou'ies ou branchies. Plusieurs especes , les insectes , par exemple , agissent sur I'air par toute la surface de leur corps , a I'aide de pores ou trachees. Le degre d'aeration est aussi variable que la forme et la capacite des organes proposes a I'actc respiratoire : en — 105 — general, il est en rapport direct avec le nombre et I'ener- gie des autres manifestations de I'animal. Parmi toutes les fonctions les plus etroitement liees , sont sans contredit celles de la respiration et des mouvements volontaires, Une grande energie dans les mouvements fait pressentir une res- piration large, comme cette derniere accompagne toujours une grande puissance musculaire. Parmi les etres crees, les oiseaux I'emportent par la faci- lity et I'etendue des mouvements. Plus pesants que I'air, lis ne pouvaient rester suspendus dans ce fluide sans se livrer a des efforts de beaucoup superieurs aux plus grands efforts des animaux terrestres : ils devaient done avoir les poumons les plus vastes , aussi la cavite pectorale ne suiEt-elle pas a les contenir : des cellules aeriennes sont repandues dans les grandes cavites de leur corps, et leurs os memes contien- nent de I'air. Apres les oiseaux viennent les grands quadru- ples vivipares , jouissant d'une grande puissance de mou- vements : leur organe de respiration est parfait; mais ils n'ont rien dans leur structure qui soil analogue aux cellules aeriennes des oiseaux. Les deux classes sont dites a sang chaud , parce que leur appareil circulatoire est lie a un vaste systeme vasculaire, aboutissant a un coeur double, qui recoit toute la masse du sang a chaque tour de circulation, et parce que leur temperature est au-dessus et toujours independante du milieu oii ils vivent. Chez les autres vertebres, reptiles et poissons, I'activite vitale, moindre, se ressent de la mesure d'apres laquelle leur est distribue I'air , dans une respiration lente et impar- faite. Animaux a coeur simple, a sang-froid, leur energie musculaire est bien inferieure a celle des mammiferes. Les serpents memes, qui surprennent et effrayent parfois a cause de leurs mouvements brusques et rapides, sont incapables d'un exercice continu, sans qu'il s'en suive un epuisement — 104 — extreme : et encore ils ne font qu'une I'aible resistance quand ils sont attaques immediatement apres avoir chasse et en- glouti leur prole. Le mecanisnie de la respiration chez les poissons differe tout a fait du type que j'appellerai primitif : ils ne prennent plus I'air directement dans I'atmosph^re : leurs branchies plongent dans I'eau , et I'aeration de leur sang ne s'exerce qu'aux depens de la petite quantite d'air dissous dans le li- quide oil ils vivent. Aussi leur faculte musculaire peu con- siderable repond-elle a cette absortion incomplete du fluide eminemment vivifiant. La pesanteur specifique des poissons, de tres-peu superieure au milieu dans lequel ils sont plon- ges, favorise leurs mouvements, et le deploiement de forces est en rapport avec une situation qui approche de I'equilibre. II ne faut pas toutefois s'en laisser imposer par une apparence d'energie que manifestent certains poissons qui se debattent pour echapper a I'hamecon , car ces efforts durent peu , et I'epuisement rapide qui survient donne bientot raison au pe- cheur adroit et intelligent. Le rapport signale entre la respiration et I'energie des mus- cles pent etre observe meme entre des individus de la meme espece. Les animaux les plus forts ont generaleraent les plus larges poitrines : on consomme plus d'air pendant un vio- lent exercice que dans le repos , et , dans I'abattement qui succede a une course forcee , la sufifocation a precede I'anean- tisseraent de I'irritabilite musculaire. L'agrandissement de la surface qui decompose I'air a lieu tantot a I'interieur, dans les poumons, cavites sacciformes , tantot a I'exterieur dans les branchies , assemblage de lames, de branches, de peignes, de bouquets, de cils, d'excrois- sances plumeuses , en un mot de formes si varices que la na- ture semble avoir voulu resoudre le probleme de realiser , a cette occasion , toutes les manieres imaginables d'accroitre — i05 — I'etendue par des saillies exterieures ; tant il etait important pour raccomplissement de ses vues de favoriser I'acces de I'air atmospherique au moyen d'une serie d'actions , par les- quelles s'opere le mouvement intime de la vie. Chez les insectes un systeme de tubes aeriens disseminfe dans tous les organes forme un appareil particulier de res- piration , et dans beaucoup d'aniraaux inferieurs, elle parait s'accoraplir par toute la surface de la peau. Le cote chimique de Taction de I'air dans le poumon, le seul que nous puissions bien apprecier, n'est qu'un des phcnomenes multiples qu'il faut bien se garder de considerer comme limites a la com- bustion du carbone et de I'hydrogene. Jusque-la , dans I'examen rapide que nous avons esquisse de la structure des animaux , nous n'avons vu que des or- ganes qui recevaient du dehors des substances qu'ils s'ap- propriaient en les modifiant : tels que les aliments , I'air amosph6rique. D'autres organes et d'autres fonctions vien- nent completer le jeu inimitable de la vie. Des produits nou- veaux surgissent , qui , destines a des actes subsequents et necessaires , font du corps des animaux une espece de labo- ratoire qui consomme et produit alternativement. Ici par le jeu des secretions ou du mouvement oppos6 au premier, des fluides nouveaux apparaissent en rapport avec les besoins de conservation , d'attaque ou de defense des animaux. Sur une surface coule un liquide bienfaisant qui entretient la frai- cheur et la souplesse des parties. Dans un reservoir s'a- masse une liqueur indispensable a I'entretien de la vie; d'un autre jaillit un fluide necessaire au Jeune animal ; et, sans se. livrer sous ce rapport a des details techniques et superflus dans I'espece , on pent affirmer que la structure des organes et les matieres des secretions varices avec un luxe que nous ne comprenons pas toujours au premier apercu, sont liees intimement aux besoins physiques et moraux des — 106 — especes qu'il convient de prendre pour sujet d'etude. Le poi- son de la vipere sert a I'attaque , I'exhalaison fetide de la fouine k la defense; et ces produits sont aussi naturels que le raiel recueilli par les abeilles; que le lait, nourriture pre- miere du jeune maramifere, herbivore ou carnivore. Une poche a venin serait inutile a I'animal qui se nourrit de ve- getaux , et les secretions a odeur repoussante raanqueraient leur but si elles provenaient d'animaux marins. Le liquide lance par la seiche qui trouble I'eau, et la derobe aux yeux de I'ennemi qui la poursuit, est un moyen de defense beaucoup mieux appropri6e a I'espece. Les meines particula- rites d'organisation ne peuvent se retrouver chez tons les animaux , car elles seraient souvent incompatibles avec le reste de I'organisation. Quand le sein fertile de la nature pourrait faire naitre des combinaisons bizarres et incoherentes entre elles , il est pre- sumable que les organes inutiles ou superflus s'effaceraient apres une longue serie de generations , par le manque d'u- sage; ou que les especes disparaitraient elles-memes. On dirait que le moindre ecart de la nature est suivi d'un regret immediat : aussitot la faute commise, commence la reparation : les monstruosites demontrent clairement ces ef- forts salutaires. Les mamelles des animaux males ne seraient- elles pas le resultat de quelque genre d'aberration semblable et transmissible? Ces organes ne sont jamais en rapport avec les impulsions instinctives qui partent de I'organisation fe- melle et n'acquierent jamais un complet developpement : I'orgasme qui accompagne la secretion du lait leur est pa- reillement tout a fait etranger. Aussi considerons-nous comme apocryphes toutes ces histoires d'hommes qui auraient al- laite des enfants. Get organe , observe pendant une longue serie de siecles, ne serait-il pas destine au contraire a subir une diminution graduelle par I'absencc de tout stimulant. — 107 — Malgre I'obscurite qui voile encore les relations qui exis- tent entre la structure et les fonctions des centres nerveux , on voit que I'appareil de la sensibilite relative est origi- nairement adapte aux iois physiques de la nature exte- rieure, agissant par I'intermediaire des sens. L'oeil n'est- il pas en parfaite conforraite de structure avec les Iois du rayonnement de la lumiere? Lunette reductible et achromatique , ne renferme-t-il pas toutes les conditions exigees par les regies les plus scrupuleuses de I'art , pour que la parcelle lumineuse traverse sans subir d'aberration nui- sible a la vision, les differents milieux qui constituent cet admirable instrument d'optique? Et pourtant quelle sublime variation dans la conformation du globe oculaire ! Les vers et animaux inferieurs n'ont qu'un point oculaire dont le role restreint semble se borner a la seule sensation generale de la lumiere; a distinguer le jour de la nuit , la clarte et I'obs- curite des lieux oil ils sc tiennent. Les yeux des insectes, especes de prismes en mosaique, sont pourvus de milieux transparents isolateurs de la lumiere. Une disposition qui ne laisse rien a desirer sous le rapport de la transparence des milieux , est douee de la faculte de reunir les rayons diver- gents du fluide lumineux : tel est l'oeil des grands animaux et de I'homme. Mais a travers ces modifications , on pent suivre le travail ingenieux de la nature : le type primordial est plutot dissimule que change : la forme la plus parfaite et la plus appropriee a I'organe visuel, est celle d'une lentille; aussi tons ces yeux ont-ils la forme spherique. Le mecanisme de Touie nous offre la meme image de la cor- respondance parfaite de la sensibilite tactile, mise en rapport originel avec les vibrations de Fair, qui donnent la sensation du son. II n'est pas demontre que la plupart des animaux sans vertebres entendent, dans I'acception ordinaire du mot; car de ce qu'un etre reagit a I'occasion de vibrations , il ne — 108 — s'en suit pas qu'il ait percu ce que nous appelons un son , puisque Ics ondulations vibratiles peuvent etre senties par le tact comme ebranlement, temoin ce qui se passe chez les sourds-muets appartenant a I'espece huraaine. Mais dans les classes superieures, les pieces de I'appareil auditif concou- rant cependant au meme but , offrent des varietes de dispo- sitions asscz remarquables ; mais toutes se terminent a une espece de vesicule pleine de liquide et sur laquelle se r6- pand le nerf acoustique. Au reste, toutes les dispositions ana- tomiques qu'on observe dans I'organe de I'ouTe , ne sont que des appareils conducteurs dii son , de meme que celles qu'on voit dans I'air, sont des appareils conducteurs de la lumiere. Comme toute matiere quclconque conduit les ondes sonores, il fallait que I'audition fut possible, meme dans les plus sim- ples conditions, Dans I'oeil , il fallait unecertainecombinaison d'effets pour diriger les ondes lumineuses et faire concorder le cone oculaire avec le cone objectif , mais cette precaution etait inutile pour I'oreille. Tons les milieux conduisent, sans trouble, les ondes sonores, malgre les croisements les plus varies , malgre la diversite de direction et les accidents de leur succession. La structure de I'organe auditif ne pent done tendre qu'a un seul but, celui de faciliter la propagation et la transmission des ondes , et de les renforcer par reson- nance. En effet , on ramene a ces deux principes tons les ap- pareils acoustiques , soit que Ton en poursuive I'application aux animaux qui vivent dans I'air ou dans I'eau, Seulement la nature se borne a modifier la forme de I'appareil dans la conformation exterieure. Chez les animaux qui vivent dans I'eau le probleme est plus simple : le cheminement de vi- brations a lieu par des conducteurs successifs doues de pro- prietes physiques presque identiques : dans I'air, les milieux traverses par les ondes sonores sont de nature differente ; et cette circonstance , sans qu'il soit besoin d'en chercher d'au- — 109 — tres , fait que I'organe auditif des animaux aeriens I'emporte generalement en complication sur celui des animaux aqua- tiques. Une remarque encore qui vient a I'appui de ce que nous avancons, c'est que la vitesse du son dans I'eau est quatre fois plus grande que dans I'air. Aussi les poissons manquent-ils de limacon a spirales doubles et de caisse du tympan ! La nature n'aime pas le luxe , et elle rejette toujours I'abondance des moyens : atteindre surement le but par des voies simples , telle est sa regie invariable. La nature, dans ses ressources infinies, modifie les ele- ments organiques; mais elle ne substitue jamais I'un a I'au- tre : les attributions sont fixes; et parmi les faits physiolo- giques dignes de creance, il ne se trouve aucun exemple de veritable remplacement d'un nerf sensoriel par un autre nerf entre lequel et lui existent des dilTerences specifiques. On ne dirait plus aujourd'hui que les aveugles voient avec les doigts, ou qu'une pcrsonne , pendant le sommeil magne- tique, distingue les objets avec le creux de I'estomac ; c'est un pur conte dans la bouchedes amateurs du raerveilleux, et une jonglerie de la part de ceux qui pretendent posseder cette fa- culte. Le toucher ne peut se substituer sensoriellement a la vue, ni celle-ci a I'audition, pas plus que cette derniere a tout autre sens. Sans I'oreille vivante et sentante il n'y a pas de son ; sans I'oeil pas de clarte, ni de couleurs , ni d'obs- curite, mais seulement les oscillations d'une matiere impon- derable, la lumiere ou I'absence de celle-ci. Nous retrouve- rions done la meme correspondance avec la nature exterieure si nous nous arretions un instant aux sens du toucher , du gout et de I'odorat. Le premier de ces trois sens a bien plus d'etendue que les autres, qui ne sont, a vrai dire, qu'un tact s'exercant sur une surface limitee et speciale. En effet , les subtances savoureuses et odorantes , lancant elles- meraes, quant a ces dernieres, des eflluves odoriferantes. — HO — sont raises en contact plus ou raoins immediat avec les or- ganes charges de reagir sur ces impressions diverses et mul- tipliees. Les sensations produites par le tact qui peuvent acquerir un si haut degre de delicatesse et de volupte , ne reconnaissent d'abord pour origine qu'un contact mecaniquc oflrant mille degres dans scs nombreuses varietcs. Li sur- face affectee a la sensation est immense : elle sert habituel- lement d'enveloppe exterieure a I'animal. II est vrai de dire que chaque espece a une portion de son corps chargee plus specialeraent de I'exercice du sens du toucher, appele par qne\ques-uns sens imiversel , d'apres I'idee qu'ils se faisaient de son importance. Les deux sensations fondamentales et op- posees du sens du toucher , le plaisir et la douleur , peuvent etre, il est vrai, transformes en nuances incalculables ; et qui pourrait enumerer les impressions tactiles qui afi'ectent dans un temps donne la pluralite des organes, depuis I'attou- chement le plus leger jusqu'a I'exaltation de la douleur. L'epiderrae epais et dur des grands animaux obscurcit la sensibilite tactile , sans la faire disparaitre tout a fait ; et il en reste pour ainsi dire encore trop dans les gercures ou se logent les insectes qui tourmentent parfois I'elephant et le rhinoceros. C'est a propos du tact que la nature s'est montree prodi- gue de rcssources dans le classement et la distribution des organes qui y sont preposes dans la serie des animaux ; et, pour ne citer que les exemples les plus saillants, nous verrons le sens du toucher resider, ici, dans les annexes cornes de la peau ou dans les moustaches qui garnissent la levre superieure ou les coins de la bouche , dans certaines especes ; appendices qui , selon Andral , recoivent des nerfs tres-volu- raineux , et qui acquierent chez beaucoup de carnassiers de tres-grandes dimensions, et sont mus par des muscles spe- ciaux. La le toucher s'exerce a I'aidede palpes, comme dans les — lii — insectes, ou de barbillons , comme dans les poissons. Mousta- ches, palpes et barbillons sont consideres par Cuvier comme des organes de tact. A ce propos peut-on tout a fait rejeter I'opinion du vulgaire qui pense que les chats dont on a briile les moustaches perdent leur odorat, et sont moins bons chasseurs ? N'y a-t-il pas seuleraent erreur dans I'apprecia- tion de la cause? et cette diminution d'adresse et de subtilite de ces animaux dans leurs attaques, remarquee a cette occa- sion, ne tiendrait-elle pas plutot a une alteration du tact par suite de la suppression d'un organe evidemment utile ? Le nez et les levres , avec leur diversite si grande de con- formation deviennent dans beaucoup d'especes de precieux instruments d'exploration. Le chien , sans parler de sa pro- digieuse organisation pour saisir les molecules odorantes les plus subtiles , est un exemple de cette particularite. Pour reconnaitre les objets , il les pousse , les roule et les frotte de son nez humide et nu. II en est de meme des ani- maux a grouin , le cochon , la taupe , la musaraigne. Le nez de I'elephant , prolonge en trompe et termine par un doigt charnu, est a la fois organe d'odorat, de toucher et de prehension. Les ruminants et les solipedes, le boeuf, le cheval et I'ane n'ont point d'autres organes du toucher que les levres : les pattes et surtout les pattes anterieures sont chez le chat, I'ours , I'ecureuil , d'habiles instruments tactiles. Chez les quadrumanes, les deux mains de devant sont egalement employees de preference. Le cheval lui-meme pour sonder le terrain , frappe parfois la terre de son pied solidement en- veloppe dans un epais sabot de corne. Mais qu'il y a loin et pour I'organe et pour la sensation de ce toucher en masse et obscur, a la sensibilite exquise dont parait douee la frame delicate de I'aile de la chauve-souris ! Avec ces membranes , semblables a deux voiles etendues et legeres , vibrant au — 112 — moindre contact , oscillant , par le moindre degre de tension , elle palpe I'air comme un corps solide,iuge avecsuretede la liberie des passages et de la nature des obstacles. Prives de la vue , ces animaux ne s'en conduisent pas moins bien dans les detours des souterrains, et se lancent sans hesiter a travers les trous d'une toile que Spallanzani oppose a leur passage. Dans les oiseaux il n'existe guere de surface libre qu'aux pattes et au bee ; aussi est-ce la que s'exerce presqu'exclu- sivement le toucher. Ceux de ces animaux qui, comme les perroquets , les oiseaux de proie , saisissent avec les pattes ce qu'ils portent au bee, ont le dessous des doigts garni d'un coussin sensitif auquel I'epaisseur de I'epiderme n'em- peche pas la delicatesse du tact. II en est de meme du bee : sa dure enveloppe cornee ne lui ote pas la faculte sensitive. Yoyez dans nos basse-cours avec quelle habilete le canard sail choisir ce qui lui convient , lorsqu'il fouille dans la vase des ruisseaux ou des marecages ! Le bee long et flexible des avocettes, des becasses et des becassines, n'est-il pas fait pour tamiser I'eau des etangs et des mares, et pour y saisir les parcelles alimentaires qui leur conviennent? Sou vent la langue vient au secours du bee pour explorer un objet nou- veau ; et sans nous arreter au singulier usage qu'en fait le pic , la langue chez les granivores ne reste pas inactive dans le choix d'une graine ou dans I'examen d'un corps qui en a I'apparence. La classe des vertebres ou la langue joue , sans contredit , le role le plus actif dans I'exercice du tact , est celle des reptiles. Si leur museau leur sert de moyen d'exploration , comme on pent le voir quand ils en frottent tons les recoins d'une prison oil on les renferme et d'oii ils cherchent a s'e- chapper, la langue est ici bien plus que chez les oiseaux organe du toucher. Ce n'est ni pour piquer, comme le pense — 115 — le vulgaire , ni pour prendre des insectes que la couleuvre darde constamraent sa langue fourchue au dehors ; c'est un instrument d'exploration sans cesse mis en mouvement dans la progression de I'animal, comme les antennes chez les insectes. Avant de terminer, un coup d'oeil general et rapide jete sur ces derniers et les invertebres , nous fait apercevoir dans leurs enveloppes des differences qui doivent en entralner d'analogues dans I'exercice du tact , dont a coup sur ils ne sont pas prives. La plupart, converts d'un tegument come ou calcaire , quelquefois converti en coquille ne paraissent a vrai dire ne devoir jouir que d'un toucher assez obtus, pre- nant sa source dans I'elasticite et la vibratilite des lames qui constituent leur squelette. Cependant le moindre bruit , la moindre percussion , le plus petit fremissement les inquiete et suffit pour les faire fuir ou se tapir en se pelotonnant. Quel serait I'organe special de tact pour ces animaux ! en ont-ils un? ou ne sont-ils doues que d'un tact general? les appendices , tels que les pieds , les palpes se retrouvant chez presque tous, sont-ils employes au tact en meme temps qu'a la locomotion? Cuvier penchait pour cette derniere opinion. Nous bornerons la, Messieurs , notre faible esquisse. Nous croyons toutefois en avoir dit assez pour faire voir que les facultes chez les animaux sont etroitement liees a la struc- ture : la connexion en effet est patente : et les particula- rites caracteristiques que nous avons successivement rele- vees , tout en trouvant leur explication dans la difference d'organisation , demontrent en meme temps I'existence d'une gradation qui etablit entre les etres animes une veritable chaine naturelle. Ce lien s'etend-il plus loin? Les regnes organique et inorganique tirent-ils leur origine de la meme source? nous ne nous sentons pas assez fort pour repondre 8. — 114 — k cette question. Tout ce que nous savons, c'est que le point d'union a jusqu'ici 6chappe a toutes les recherches. Dans I'etat actuel des sciences physiologiques , conten- tons-nous de considerer les phenomenes de I'existence orga- nisee comme separes des autres phenomenes naturels ; et dans ce champ bien vaste encore et raoissonne par d'illus- tres genies , estimons-nous heureux si I'on trouve que nous avons glane quelques epis et interesse un instant. .^ §^ ^ Amiens. — Imp. de Duval et Herment, place P6rigoid, 3. MEMOIRES DE L'ACADEMIE DU DEPARTEMENT DE LA SOMME. DEUXIEME SEMESTRE. - ISril. INAUGURATION DE LA STATUE DE GRESSET. 15 JUILLET 1851. NOTICE. L' Academic dAraiens doit se feliciter que I'un dc ses raem- bres, a ia fin dc Tannic 1848 et au commencement de 1849, ait eu rhcureuse idee de faire I'histoire de cette compagnie, car peu de jours apres la seance ou M. Garnier rappelait a ses collegues que I'Academie , instituee par lettres patentes de 1750, touchait a I'anniversaire seculaire de sa fondation, et que celui qui avait eu I'honneur de la presider pour la pre- miere fois , etait precisement I'auteur de Yer-Yert et du Mediant, un autre membre, M. Gedeon Forceville, dans la stance du 9 fevrier 1849 , proposait a I'Academie d' Amiens d'executer gratuitement en marbre, de grandeur naturelle, la statue de Gresset assis. M. Forceville a en outre exprime le voeu que la statue ne fiit jamais destinee a une place publique, mais qu'elle fut placee, soit dans I'interieur de la Bibliotheque, soit dans le Musee, lorsque la ville aura dispose un local convenable. Cette proposition , soumise a I'examen d'une commission, — 118 — fut adoptee par acclamation dans la seance du 25 fevrier de la meme annee, et le rapporteur faisait remarquer que, par un hasard doublenient heureux , la statue destinee a repre- senter les traits du poete iJlustre qui etait le foudateur de I'Acaderaie, pourrait etre inauguree a une epoque qui coin- ciderait avec I'anniversaire seculaire de cette fondation. Le 22 juin de la m^me annee, M. Forceville presentait I'archetype de son projet , et I'Academie etait informee que le marbre demande au Ministre de I'interieur venait d'etre accorde aux pressantes sollicitations de M. Porion, maire d'Amiens. Le 9 mars 1830, elle entendait le rapport de la commission chargee d'assister au moulage de la statue. Cette operation , un instant mise en peril , avait parfaitement reussi. Le 9 octobre 1830, M. Forceville annoncait le complet achevement de la statue, et invitait I'Academie a la visiter avant qu'elle fiit expediee a Paris pour I'exposition qui allait s'ouvrir. Enfm I'Academie , approuvant le projet de pi6destal qui lui etait presente, decida, dans sa seance du 6 juin 1831, que les inscriptions suivantes y seroient gravees : Face anterieure. A Gresset l'Academie d'Amiens 1851. Face laterale droite. NE \ Amiens le 29 aout 1709 MORT LE 16 JUIN 1777. Face laterale gauche. FONDATEUR DE l'AcADEMIE 17r50. — 119 — L'Academie en corps et chacun de ses membres ea parti- culier ont pris part a I'execution de cette oeuvre, en for- mant, par leurs souscriptions reunies, la somme de 3,000 fr. necessaire pour couvrir les frals de I'artiste. La reconnaissance I'oblige a parler dii concours que lui ont prete le Conseil mu- nicipal de la ville d' Amiens, qui a fait les frais du piedestal, leMinistre de I'interieurqui a fait don du marbre, le Ministre de instruction publique qui a envoye sa souscription , la Societe des Antiquaires de Picardie qui a saisi cette occasion de remercier I'Acaderaie de la participation que celle-ci avait prise a I'erection du monument de Du Cange , la Compagnie du chemin de fer du Nord, qui a genereusement transporte le marbre, le piedestal et la statue admise a I'exposition de Paris ; enfin la famille de Gresset qui a fait frapper, a ses frais, une medaille commemorative de I'inauguration de la statue. Elle doit aussi un temoignage tout particulier de recon- naissance a M. Porion , maire et membre de I'Assemblee le- gislative, dout le concours ne lui a jamais fait defaut. Le proces-verbal de la seance publique et de la ceremonie de I'inauguration, mieux qu'une seche analyse des opera- tions qui ont precede cette solennite , acquittera la dette de I'Academie a cet egard. ETAT NOMINATIF DES SOUSCRIPTIONS. MEMBRES TITULAIRES. MM. MM. Alexandre 10 f. Breuil 20 f. Andrieu 5 Dauphin 20 Allou 10 Daveluy 20 Barbier(20f. et 4jetons) 36 Decaieu (3 jetons) . . 20 Bor 20 Dubois (Am.) .... 20 BouUet 20 Fevez (2 jetons) ... 8 Bouthors 20 Floucaud 10 — 120 - MM. MM. FoUet . 6i. Pauquy . . . . 10 fr Gamier . S Peru 20 Henriot . 10 Pollet (S jetons) . . 20 Machart p^re . . . . 6 Rigollot . . . . 20 Marotte (5 jetoiis). . . 20 Tavernier. . . . 10 Matliieu (23 jetons) . . 100 MEMBRES HONORAIRES. Mg."^ L'Eveque d'Amiens (M. de Salinis). . MM. Le Prefet (M. Leon Masson) . . . Le Procureur general (M. Gaslambide) Duroyer, ancien secretaire perpetuel . Damay, procureur general, a Poiliers . Jourdain (Leonor), d'Amiens. . . . Mallet pere, id MEMBRES CORRESPONDANTS. MM. Bocquillon de Fontenay Boucher de Perthes . Bresseau Buteux . Caresme. Couture . De Cayrol Delorme. Madame Denoix 10 f. 23 3 10 3 iO 20 3 5 MM. Hardouin . . . Jourdain (Louis) Labour. . . . Lebreton . . . Louandre . . . Quenoble . . . TillettedeClermont Tonnerre . . . 1." Membres titulaires 2.° id. honoraires 3." id. correspondants 4.0 Societe des Antiquaires de Picardie .... 3.0 Lc Ministre de I'instruction publique .... ♦J-" id. de I'interieur : le marbre pour la statue 7.« La ville d'Amiens : le piedeslal 8." La compagnie du Chemin de Fer du Nord : transport du marbre, de la statue et du piedestal. 9." Fonds commun de I'Academie 23 Ir. 23 20 JOO 20 3 3 3 fr. 10 20 10 5 10 20 463 fr. 200 183 130 200 » » » 1,802 PROCES-VEKBUL DE LA SEANCE DU 21 JUILLET 1851. Le vingt-et-un Juillet mil huit cent cinquante-et-un, a midi , I'Acadi^mie a tenu une stance publique extra- ordinaire, a roccasion de I'inauguration de la Statue de Gresset. Membres titulaires presents : MM. Breuil, Directeur ; Floucaud, Chancelier; An- SELiN, Secretaire-Perpetuel; Barrier; Rigollot; Machart ; Obry ; Pauquy ; Decaieu ; Marotte ; Daveluy; Dewailly; Garnier; Tavernier; Rous- SEL ; Pollet ; BoR ; Dauphin ; Mathieu ; Fevez ; BouTHORS ; G. Forceville ; Alexandre ; Peru- Lorel; Follet; Daussy. Etaient egalemeni presents : MM. Boullet, premier President de la Cour d'appel; Leon Masson , Pr^fet de la Somme ; Gastambide , Procureur-G(5n6ral ; Allou , Recteur de I'Aca- d6mie ; Porion , Maire d' Amiens , Membres hono- r aires en vertu du Reglement. MM. Lemerchier ; Berville, premier Avocat-G6n6ral a la Cour d'appel de Paris ; Jourdain ; Cheussey, Membres honoraires. j[2iJ MM. Hardolin, avocat a la Coui' de cassation; Labourt, ancien inagistrat ; Cahen , traducteur de la Bible, et M.""*^ Fanny Denoix , Associes correspondants. M. le Direcleur a declare la stance ouverte. Ont alors6t6introduitsMM. ANCELOT,PATiNetNiSARD, membres de TAcademie frangaise et d6l6gu6s par elle pour assister a Finauguration de la Statue de Gresset. MM. les D6l6gu6s ont occup6 les places qui leur etaient r6serv6es en face du Bureau. M. le Directeur a prononce le discours suivant: Messieurs, Dans la seance du 1." septenibre de rannee derniere , le Directeur qui ra'a precede rappelait au souvenir de I'Acade- mie qu'un siecle s'etait ecoule depuis sa fondation , et qu'en 1750 elle avait tenu sa premiere seance publique sous la presidence de Gresset , son fondateur. Vous auriez voulu si- gnaler le moment oil s'accomplissait cette periode seculaire par Finauguration de la statue du poete auquel vous devez vos prerogatives; mais M. Forceville, notre collegue, n'avait pas encore termine son ffiuvre, et vous dutes retarder jus- qu'en 185i la celebration de I'annee seculaire , pour la faire coincider avec I'inauguration de la statue. Cette celebration est aujourd'hui I'objet de votre seance. Une autre voix que la mienne dira dans un instant quels furent les travaux de I'Academie et les services rendus par elle depuis sa fondation. Pour moi, je me propose de faire voir comment elle acquitta la dette de la reconnaissance en- vers son fondateur , et , apres avoir developpe la serie des honneurs rendus a la meraoire de Gresset , de prouver qu'il les meritait par ses talents. — 125 — Gresset, a qui le succes du Mediant avail ouvert I'entree de I'Academie francaise, se trouvait en 1749 en pleine pos- session de sa gloire. A cette epoque, il quitta Paris pour revenir dans sa ville natale , et voulut y marquer son retour en lui donnant une preuve eclatante de I'interet qu'il lui avail loujours porte. Meiubre de la Sociele litleraire formee a Amiens depuis 1702, il seconda le desir qu'avaienl ses col- legues de procurer a leur compagnie udq organisation plus large el plus relevee. Joignanl a des sollicilations actives la recommandalion de sa renommee, il obtinl les Lettres-patentes du Roi qui consliluaienl la sociele litleraire en Academic des sciences, belles-lettres et arts. Get acle conslilulif le nom- mail president perpeluel ; mais sa modestie ne lui permettant pas d'accepler ce litre , il ne voulut retenir que I'avanlage de < presider I'Academie dans la seance du 1." oclobre 1750. Le patronage de Gresset avail ete le plus bel lionneur de noire compagnie : il fut loujours son plus cher souvenir. Quatre annees seulemenl s'elaient ecoulees depuis la morl du poete , lorsque I'Academie , en 1781 , proposa son Eloge comme sujet dc prix, et lei etait son culte pour la mcnioire de Gresset , que dans un concours oil apparurent plusieurs ouvrages recomraandables par leur merile , aucun , faule d'etre un chef-d'oeuvre , ne fut juge digne de la couronne. Perseverant loulefois dans le desir d'honorer Gresset , I'Aca- demie decida que la somme assez importanle deslinee au prix de I'Eloge scrvirail a lui elever un busle en marbre dans la grande salle de I'lIolel-de-Ville, el que le corps municipal serait invite a completer la depense necessaire. Cette invita- tion fut accueillie avec faveur , et I'inauguralion du buste, ouvrage de Beruer , sculpleur du roi , eut lieu dans la seance publiquedu2o aoul 1787. Ce fut le dernier hommage rendu a Gresset avant la revo- lution francaise. Duranl les jours les plus sinislres dc cette — 124 — epoque, le buste disparut de la grande salle. Tandisqu'on oubliait I'image de notre compatriote , cachee dans Fombre et la poussiere d'un grenier, on oubliait aussi sa torabe, placee dans une chapelle du cimetiere St. -Denis. Le cimetiere abandonne etait devenu un enclos de pature , la chapelle s'e- tait transformee en etable. Avertie en 1809 de cette profana- tion , I'Academie s'en emut et resolut de demander au Gou- verneraent I'autorisation necessaire pour exhumer les restes de Gresset et les transporter dans la cathedrale. Des formali- tes administratives retarderent raccomplissement de ce projet pendant deux annees; enfin, le 16 aout 1811 , lescendres du poete furent portees dans notre basilique, et la majeste de leur nouvel asile, lapompe de la ceremonie funebre, reparerent rinjure qu'elles avaient subie. La solennite qui rendait une tombe honorable a un des ecrivains les plus populaires de la France , devait fournir a I'iniagination des poetes un theme inspirateur; aussi, en 1812, I'Academie proposa-t-elle pour sujet du prix de poesie la Translation des cendres de Gresset. Cette fois, le concours reussit, M. Natalis Delaraorliere en remporta la palme, et vous me saurez gre d'ajouter qu'une mention honorable recompensa le talent d'un homme , alors bien jeune , qui devait signaler plus tard son nom par plus d'un genre de merite , et dont vous applaudissez tous les ans avec tant de plaisir les elegantes productions litteraires (1). Quarante ans se sont accoraplis depuis la translation des cendres de Gresset. Durant ce long periode , le souvenir du poete ne s'est pas efface parmi nous. Des lectures de lettres ou de compositions en vers inedites I'ont ravive plusieurs fois dans nos seances publiques , et un ancien chancelier de I'Academie, en publiant VEssai historiqtie sur la vie et les ou- vrages de Gresset , a encore augmente notre estirae pour le (1) M. Berville. •— 12o — noble caractere et les talents de notre compatriote. Je me felicite, Messieurs, de pouvoir remercier ici publiquement M. de Cayrol des patieutes et consclencieuses recherches qui lui ont permis de mettre dans tout son jour la personne mo- rale et intellectuelle de Gresset. II a , si j'ose le dire , fait sa statue litteraire, avant que M. Forceville eut concu la pensee deconfier au marbre la reproduction de la personne phy- sique. Tout ce qui subsiste de I'homme illustre est mainte- nant assure contre I'oubli , et I'oeuvre de I'artiste va combler les honneurs rendus par I'Academie a celui qui I'avait fondee. Gresset merite-t-il sa statue ? Si nous pouvions craindre qu'un peu de superstition ne se fut mele a notre culte pour sa memoire , un coup d'oeil jete sur I'asserablee qui m'envi- ronne suffirait pour dissiper cette inquietude. Des homraes eminents dans la science et dans les lettres, des societeslit- teraires distinguees ont voulu s'associer a la ceremonie qui s'apprete ; I'Academie francaise s'est souvenue de I'auteur du Mediant ; elle a permis qu'un poete accoutume aux brillants succes du theatre (1), que deux ecrivains dont nous admirons les excellents ouvrages de critique litteraire (2) , vinssent la representer au milieu de nous et offrir a Gresset une fleur de leur propre couronne. C'est qu'en effet le poete amienois occupe parmi les ecri- vains francais une place eminemment honorable. Nous ne dirons pas avec M.""^ de Genlis que Gresset etait superieur a Voltaire dans la poesie legere : I'eloge perd son credit par I'exageration ; raais il nous parait suivre Yoltaire de tres- pres, et laisser a son tour derriere lui a une grande distance le groupe des poetes enjoues et faciles ou domine I'abbe de Chaulieu. On sait quel fut le succes de Ver-Vert. Jean-Baptiste (1) M. Ancelot. (2) MM. Nisard et Patin. — 126 — Rousseau ie signale a son apparition comrae on phenomene litteraire et comrae le plus agreable badinage que nous ayans dans notre langue. Louis XV le lit lui-meme a ses courtisans dans un voyage de la Muette ; des-lors la mode concourt a la celebrite d'un ouvrage si hauteraent I'avorise , les editions se multiplieut, s'epuisent, et bientot la cour, la ville, toutes les classes de lecteurs ont pour le perroquet de Nevers les yeux des Visitandines. Ce n'est pas tout. Ver-Vert s'envole au-dela de nos frontieres et parcourt successivement le nord et le midi de TEurope , oii des traductions popularisent son nom et celui de son ingenieux parrain. Le roi de France avait declame Ver-Vert , le roi de Prusse fait mieux encore : il de- pose le temoignage de son admiration dans une ode adressee a Gresset en 1740 et redouble aupres de lui ses instances pour I'attirer a Berlin. Un tel honneur dut singulierement flatter notre compatriote; on peut penser toutefois qu'il au- rait prefere ne pas en etre I'objet, s'il avait su que I'ode de Frederic devait jeter dans I'ame de Voltaire le germe d'une jalousie, dont plus tard la satire du Paiivre Diable recueillit les fruits amers. Deja la publication de Ver-Vert remonte au-dela d'un siecle , et lorsque tant de gros poemes de cette epoque ont vieilli ou sont entierement oublies, le petit poeme se lit, se relit encore : il a garde toute sa jeunesse et sa fraicheur. Le sujet est d'une extreme siraplicite, mais il appartient au ge- nie d'un vrai poete de donner a un rien I'eclat et le prestige : c'est le rayon de soleil qui frappe une goutte d'eau, et la fait briller de toutes les couleurs du prisme. En racontant les aventures du perroquet > en devoilant L'art des parloirs, la science des grilles, Les graves riens , les mystiques v6li!Ies , Gresset n'a imite personne , et son ouvrage, venu apres — 127 — les norabreux chefs-d'oeuvre du grand siecle, n'aurait pas obtenu retonnaat succes dontj'ai parle, si I'originalite n'a- vait constitue un de ses principaux inerites. Dans le poeme justement celebre du Lutrin, renferniant aussi la fine satire des gens d'eglise, et fonde sur le sujet le plus mince , Boileau avait adopte le style de I'epopee. A. des personnages vrai- semblables, il avait mele des personnages allegoriques , qui, en donnant a I'ouvrage plus de pompe et d'etendue, lui com- muniquent une certaine froideur. L'exemple d'un tel ecrivain pouvait tenter Gresset , debutant a vingt-quatre ans dans la carriere des lettres , c'est-a-dire a un age oil Ton cede si ai- sement a I'imitation. Or, le jeune et malin poete apercut fort bien I'ecueil qu'il devait eviter, et je n'en veux pour preuve que ce passage tire du chant premier de Ver-Vert, ou il dit en parlant de son heros : Sur sa veriu par le sort travers6e , Sur son voyage et ses longues erreurs , On aurait pu fairs une autre Odyss6e , El par vingt chants endormir les lecteurs : On aurait pu des fables suranndes Ressusciter les diables et les dieux ; Des faits d'un mois occuper des anndes, Et, sur des tons d'un sublime ennuyeux, Psalmodier la cause infortun6e D'un perroquet non moins brillant qu'En6e, Non moins d6vot, plus malheureux que lui. Mais trop de vers entratnent trop d'ennui. Les Muses sont des abeilles volages; Leur gout voltige , il fuit les longs ouvrages , El ne preuanl que la fleur dun sujet. Vole bientdt sur un nouvel objct. Gresset suivit le gout des muses. Developpant son r^cit en — 128 — trois petits chants, le retenant toujours dans les homes de la vraisenihlance , ohservant un style naturel et faniilier , il sut attacher a son poeme I'interet d'une histoire veritai)le. Avec ses gentilles nonnettes il ponvait se passer des deesses de rOlympe; il reraplacait fort convenablement les diables et les furies par les dragons du bateau de Nantes et par cette Alecton du convent preposee a la garde de Ver-Yert prisonnier, dont on se rappelle le portrait peu flatteur : Une converse , infanle douairiere , Singe voil6 , squelette octogdnaire , Spectacle fail pour Toeil d'un p6nilent. Quant au heros du poeme , nous voyons en lui sans doute la merveille des perroquets, mais une merveille possible. Yer-Vert n'est point un de ces oiseaux de I'apologue a qui le poete donne fictivement la memoire et la parole : il tient ces facultes de sa nature et de la conformation de ses organes. Nous lui supposons d'autant plus volontiers nos sentiments, I'affection, lahaine, la joie, la douleur, qu'il les exprime avec notre langage, et , pour nous interesser a son histoire, si semblable a celle d'un adolescent facile a la seduction , le poete n'a pas besoin de nous demander une credulite de com- plaisance. Yer-Yert plait et amuse au premier chant par ses mignardises et par le savoir mystique que les Yisitan- dines lui ont appris. On rit franchement lorsqu'il scandalise le couvent de Nantes par les jurements et les propos de gar- gote empruntes au repertoire des dragons voyageurs , on compatit aux peines de sa.captivite, on se rejouit de son pardon, et lorsque enfin le pauvre oiseau, passant trop promp- teraent de la diete au regal , expire sur un tas de dragees, on sourit encore , mais de ce sourire mouille dont parlc Homere, et qui prouve que le coeur n'a pas ete insensible au naturel du recit. — 129 — L'auteur d'lm Eloge de Gresset, euvoye au concours de TAcadeniie en 1781, a trouve dans Yer-Vert d'autres mo- tifs d'interet que nous ne saurions passer sous silence. « Ce poerae, dit-il, n'est dans son sujet leger et badin qu'un transparent a travers lequel nous nous retrouvons nous-me- mes, nous et les passions qui nous sont toujours cheres L'ame du poeme , c'est I'amour, mais I'amour y est cache ; le dieu est invisible , mais on sent sa presence et le charme re- pandu autour de lui. » Puis I'ecrivain fait voir tres-delica- tement que I'Amour, dont Gresset ne prononce pas meme le nom , exerce a leur insu son empire sur les jeunes vierges du convent, et leur propose dans Ver-Vert un objet de douce illusion. « Un oiseau qui parle, ajoute-t-il, est un amant sensible qui nous repond. L'objet cheri frappe la nonne a son reveil ; il est temoin de la toilette , il en est peut-etre l'objet. On ne croit pas se parer pour lui; on salt encore moins qu'il est I'image d'un objet qu'on desire et qu'on ignore. Mais le lecteur, plus instruit que cette innocence in- teressante, entend ce qu'on ne lui dit pas, et voit les causes dans les effets. » Vous n'apprendrez pas sans interet , Messieurs, que le merite de ces reflexions flnes appartient a I'illustre Jean- Sylvain Bailly, qui, par ses travaux scientifiques et litte- raires, obtint le privilege de sieger dans les trois premieres academies du Royaume , et dont la carriere politique se ter- mina par une mort si affreuse. En meme temps que Bailly se presentait au concours d'Amiens, un avocat d' Arras envoyait aussi a nos devanciers un Eloge de Gresset. C'etait une am- plification pretentieuse et guindee dans laquelle on louait moins le talent du poete que les scrupules religieux qui lui avaient fait sacrifier une partie de ses ouvrages. A des invec- tives contre les philosophes et lews desolantes doctrines , le concurrent, j'allais dire le predicateur, avait joint une apo- — l.'O — logie pompeuse de la religion et de la piete personnifiees dans I'eveque d' Amiens. Puis, en avocat qui connait ses ju- ges , il n'avait point oublie de rendre homraage aux vertus royales et paternelles de Louis XYI. Or, ce bon apotre , cet admirateur attcndri des vertus de son roi , se nomraait Maximilien Robespierre. Je laisse ces noms auxquels se rattachent de si terribles souvenirs, et je reviens a Ver-Vert pour placer une derniere observation sur le style. En parcourant les epitres deGresset, sans doute on rend justice a la fertilite de sa veine , a I'ori- ginalite de ses portraits, a I'aisance prodigieuse avec laquelle il se joue des dilBcultes du rbythme , deroule et nuance le tissu des plus longues periodes; mais on pent signaler aussi des defauts correspondants a ces divers merites , une abon- dance quelquefois sterile, la prodigalite des 6pithetes, la recherche de certains mots, I'abus de I'enumeration, qui (dans la Chartreuse, par exemple), fait tourner au lecteur plusieurs pages avant que le point final lui permette de reprendre ha- leine. Aucun de ces reproches ne pent etre adresse a Ver- Vert, oil les qualites du poete se laissent seules apercevoir. La facilite du style n'y exclut pas la temperance , la nou- veaute y regne sans I'affectation , la finesse sans la subtilite. Si, pour me resumer sur un petit ouvrage oil la langue poe- tique est legere , vive et charmante comme I'oiseau dout il raconte I'histoire; ou, chose bien remarquable, le badinage ne d^genere jamais en licence , je dis que Ver-Vert est un inimitable bijou de notre litterature, j'ai la confiance de n'etre dementi par aucun de ceux qui m'ecoutcnt. Apres avoir marque sa place avec tant d'eclat dans la poesie legere , Gresset devait s'illustrer aussi dans un genre plus dilBcile, pluseleve, la poesie dramatique. Sans m'arreter sur Edouard III et Sidney, qui ne sont que de tres-louables es- sais, j'ai hate d'arriver au coup de raaitre, la comedie du Me- — 131 — chant. Le novice des Jesuites, le litterateur de 24 ans avail fait la piquante satire du petit monde qui I'environnait. Un champ plus vaste s'ouvrit a robservation du religieux affranchi et lance dans les salons de la capitale. Mais combieu son nou- veau point de vue differait de I'ancien ! Quelle surete de coup-d'oeil , quelle souplesse de talent ne lui fallait-il pas pour produire un tableau ressemblant de la societe qui s'of- frait a ses pinceaux ! Au lieu des petits travers , des ridicules innocents, qu'il chatiait autrefois d'une main legere et le sourire sur les levres , il avait alors a demasquer, a fletrir des vices, et quels vices! La corruption qui , apres I'orgie de la Regence, visait au bel esprit, a I'elegance et au bon ton, Tegoisme se proposant comme une vertu et pretendant a I'ad- miration , la mechancete devenue un passe-temps , un art meme , professe par quelques horames du grand monde qui rendaient la lecon seduisante et s'attiraient de nombreux disciples. Dans les Lettres persanes , Montesquieu fait rencontrer par Usbek un gentilhomme appartenant au Paris des der- nieres annees de Louis XIV. L'un et I'autre se trouvent a la campagne, et le Persan raconte ainsi leur conversation. « Je suis venu a la campagne, me dit le gentilhomme, pour faire plaisir a la maitresse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal. II y a bien certaine femme dans le monde qui ne sera pas de bonne huraeur , mais qu'y faire? Je vois les plus jolies femmes de Paris; mais je ne me fixe a pas une, et je leur en donne bien a garder : car, entre vous et moi , je ne vaux pas grand'chose. Apparemment , Monsieur , lui dis-je , que vous avez quelque charge ou quelque emploi qui vous empeche d'etre plus assidu aupres d'elles? Non, Monsieur, je n'ai pas d'autre emploi que de faire enrager un raari ou de desesperer un pere ; j'aime a alarraer une femme qui croit me tenir, et la mettre a deux doigts de sa perte. Nous sommes 10. — 152 — quelques jeunes gens qui partageons ainsi tout Paris, et qui I'interessons a nos moindres demarches. » Le gentilhomme depeint par Montesquieu n'etait qu'un homme a bonnes fortunes : le Cleon de Gresset, qui fait autant de bruit dans le grand raonde parisien, ne se borne pas a ce simple role. Toute fenime m'amuse, aucune ne m'attache, dit-il au second acte de la comedie ; mais les perfidies de ruelles ne lui sufiisent pas : son genie pervers a besoin d'etre plus largement occupe. Dans les cercles il defait spirituelle- ment les reputations ; au foyer des theatres , il prononce sur les pieces nouvelles et les pulverise par des epigrammes. Admis dans I'intimite d'une honnete famille , il flatte hypo- critement les travers de ses botes , se joue de leur bonhomie par le persiflage , et , quand il les a bien aigris les uns contre les autres , il passe du salon a I'anticbambre et brouille leurs valets : il brouillerait Philemon et Baucis dans leur cabane ! Ne pr6lendez-vous done qu'au triste amusement De vous faire hair universellement? lui demande son fidele Frontin. Ecoutez la reponse. Cela m'est fort 6gal : on me craint , on m'estime , C'est tout ce que je veux , el je liens pour maxime Que la plate amiti6 donl on fait lant de cas, Ne vaut pas les plaisirs des gens qu'on n'aimepas : Eire cit6 , m^l6 dans loules les querelles , Les plaintes , les rapports , les histoires nouvelles , Eire crainl a la fois et d6sire partout, Voila ma destin^e et mon unique gottt. — 153 — Quant aux amis, crois-moi, ce vain nom qu'on se donne Se prend chez tout le monde , et n'est vrai chez personne , J'en ai miiie, et pas un. Veux-tu que limite Au petit ccrcle obscur d'une soc.i6l6 , J'aille m'ensevelir dans queique coterie ! Je vais oii I'on me plait, je pars quand on m'ennuie , Je m'^tablis ailleurs . me moquant au surplus D'etre hai des gens chez qui je ne vais plus. Dans un autre moment, Cleon resumera sa charmante mo- rale par ces deux vers : Tout ce qui vit n'est fait que pour nous r^jouir, Et se moquer du monde est tout I'art d'en jouir. Composer une comedie avec un tel personnage , mettre tn action ce caractere affreux sans le faire sortir des limites du genre et sans tomber dans la declamation du drarae , pallier la severite du sujet par toutes les ressources de I'esprit, par tous les agrements et les finesses du style , c'etait assurement une tache difficile, et cependant notre poete I'a remplie avec succes. Le Mechant a ete I'objet de vives critiques , et malheureu- sement la plus celebre de toutes, celle de Voltaire, s'est gravee dans nos memoires par la spirituelle malice des vers qui la renferment. Gresset , obeissant a des scrupules reli- gieux , avait en 1739 declare publiquement qu'il renoncait aux ouvrages de theatre et qu'il se repentait du scandale caus6 par ses productions dramatiques deja publiees. Voltaire s'empare de I'aveu dans la satire intitulee le Pauvre Diable, et lance a I'auteur du Mechant cette ironique consolation : Gresset se trompe , il n'est pas si coupable : Un vers heureux et d'un tour agreable 10.* — 134 — Ne suflit pas ; il faut une action , De rinldrfit, du comique , une fable , Des moeurs du temps un portrait veritable , Pour consommer celte oeuvre du d6mon. Un vers heureux et d'un tour acjr cable : L'eloge est assez mince pour ce style si viveraent loue par Laharpe et qui faisait dire a Lemercier dans son Cours de lit- terature : « Piron et Gresset furent les seuls qui rivaliserent une fois en style naturel el en purete de langage avec la plume du pere de la comedie. » « Ce style , dit M. Yillemain ( dont le jugoment va d'ail- leurs repondre de tout point a la boutade satirique de Vol- taire) , ce style n'a pas la force comique de celui des grands maitres ; mais il est a la fois une creation originale et un tableau de moeurs. Je ne sais si par ce motif Gresset a dii se passer d'une intrigue dans sa piece ; mais on s'apercoit pen de ce defaut ; et par I'expression seule, i! a fait a ravir ce que Voltaire lui reproche d'avoir manque , Des maurs du temps un portrait veritable. Le Mechantesl la medaille des salons du xviii/ siecle, et Voltaire lui-meme ne vous donnerait pas toute la langue spi- rituelle de ce temps , si vous n'aviez le Mediant de Gresset. » Pour couronner de si flatteurs eloges , il nous suffira d'a- jouter qu'un an apres I'apparition du Mediant, I'auteur re- cevait la plus belle recompense de son chef-d'oeuvre en prenant place a I'Academie francaise. Personne ne conteste a Gresset la facility brillante , la grace, la piquante malice, et je reconnais volontiers que ces qualites ont fait la fortune de la plupart des productions de — 135 — notre poete; mais il s'est trouvede rudes censeurs qui , en lui accordant le molle atqiie facetum , lui ont refuse ces hautes et philosophiques pensees si frequentes dans les poesies de Voltaire, cet esprit serieux qui , se preoccupant des idees et des tendances de son epoque, permet au poete de plaire et d'instruire a la fois , enfin cette vigucur de talent qui remue fortement les ames et les ravit. Est-il vrai que les ouvrages de Gresset soient depourvus de semblables merites, ou bien les qualites dominantes de I'ecrivain n'ont-elles pas offusque les autres aux regards des critiques? Cost ce que je vais rechercher avec vous. Je pourrais rouvrir le Mechant que j'ai ferme tout a I'heure, et demander s'il y a seuleraent une ingenieuse peinture dans cette satire de Paris faite par Cleon , et qui commence par ces mots : Paris, ilm'ennuie a la mort ; s'il y aseule- ment une estimable morale dans la scene ou Ariste devoile au jeune Valere I'abominable caractere de son faux ami? Vous me repondriez, j'en suis sur, que la satire de Paris rappelle les portraits burines du Misanthrope, et qu'Ariste fletrissant la mechancete ne cede pas en nerveuse eloquence a Cleante fletrissant I'hypocrisie de Tartufe. Mais i'abandonne la comedie de Gresset, je laisse a I'ecart la tragedie d'Edouard ou s'ofl'riraient de vigoureuses parties, et, me bornant a feuilleter ses autres productions, j'ai a cceur de montrer que son instrument poetique ne manquait pas descordes graves et puissantes. Lisez ses epitres: il met sou- vent a profit la liberte du genre pour etablir des contrastes tres marques et opposer a une douce melodie des accords pleins de verve et d'eclat. Dans la Chartreuse, apres avoir decrit les avantages dela retraite et les charmes de I'etude , il passe en revue les diffe- rents roles qu'il pourrait remplir dans le monde , et les ca- racterise par des traits qui justifient son aversion pour ud — 136 — changement d'exisleuce. La profession d'avocat se presente a sa pensee; sansdoute il I'envisage par le mauvais cote, mais voyons avec quelle force il en denonce les perils et reproche tout a la fois au Parlement la complaisance de ses arrets : Egar^ dans le noir deilale Oil le fantdme de Thdmis . Couche sur la pourpre et les lis , Penche la balance in^gale, Et tire d'une urne v6nale Des arrets dict6s par Cypris , Irois-je , orateur raercenaire Du faux et de la v6rit^ , Charg6 d'une haine 6trangere, Vendre aux querelles du vulgaire Ma voix et ma tranquillil6, Et dans I'antre de la chicane , Aux lois d'un tribunal profane Pliant la loi de I'lmmortel, Par une Eloquence ariglicane Saper et le tr6ne et I'autel ? Gresset , lorsqu'il ecrivait la Chartreuse, appartenait en- core aux jesuites. On sait maintenant que les superieurs de rOrdre, redoutant les suites de cette violente attaque contre le parlement , la defererent au cardinal de Fleury , et se de- ciderent a expulser I'auteur de leur compagnie. II faut con- venir que le parlement les paya bien mal de ce sacrifice par son arret de 1762, On trouve dans les editions modernes de Gresset une epitre intitulee I'Abbaye, qui s'annonce par cette epigraphe em- pruntec a Juvenal: facil indignatio versum. Si la piece dont — 157 — je parle n'exigeait un trop delicat coimnentaire , j'ea citerais quelques passages , et vous verriez que la verve indignee du satirique latin est reellement passee dans les vers du poete francais , et qu'il n'etait pas aussi indifferent aux theories et aux problemes remues par son siecle qu'un critique de notre temps I'a pretendu. A la briilante invective de I'Abbaye , convient-il d'opposer une page empreinte de grandeur et de serenite? L'auteur des 6pitres est assez riche pour nous la fournir. En 1738, pen- dant une maladie qui le mit au bord du tombeau , Gresset recut les soins de sa soeur , M."" de Toulle. La reconnaissance dicta au convalescent une touchante composition ou Ton ren- contre ce passage : Je sors de ces instants de force cl de lumi6re , Oil r^clatante V6rit6 , Telle que le soleil au bout de sa cariiere , Donne a ses derniers feux sa plus vive clarte ; J'ai vu ce pas fatal oil Tame, plus bardie, S'61anfant de ses tristes fers , Et prfite a voir finir le songe de la vie , Au poids du vrai seul apprdcie Le n6ant de cet univers. Eclairfe sur les voeux frivoles Et sur les faux biens des humains, Je pourrois h tes yeux renverser leurs idoles , Les dieux de leur folie , ouvrage de leurs mains , Et, dans mon aideur intr^pide, De la Yir'M moius timide , Osant rallumer le flambeau , Juger et nommer tout avee cetle assurance Que j'ai su rapporter du sein de la souffrance , Et de I'eeole du tombeau — 138 — Plus loin les joies de la convalescence lui inspirent ces vers que distingue un enthousiasme si vrai : O jours de la convalescence ! Jours d'une pure volupt6 1 C'est une nouvelle naissance , Un rayon d'immortalit^. Qnel feu .' lous les plaisirs ont vol6 dans mon ame , J'adore avec transport le c6leste flambeau; Tout m'int6resse , tout m'enflamme; Pour moi I'univers est nouveau. Sans doute que leDieu qui nous rend rexislence, A I'heureuse convalescence Pour de nouveaux plaisirs donne de nouveaux sens ; A ses regards impatients Le chaos fuit ; tout nait ; la lumiere commence ; Tout brille des feux du printeraps De telles citations me semblent suffisantes pour montrer que le talent de Gresset n'etait pas circonscrit dans les bor- nes de la poesie gracieuse et badine dont Yer-Vert offre le modele, et que notre auteur avait I'esprit assez etendu, I'ame assez genereuse et sensible pour qu'il put rencontrer les grandes inspirations. Le cygne ne glisse pas toujours sur les eaux limpides, entourees de calmes ombrages, il a des ailes puissantes qui le portent quelquefois dans les hautes regions du ciel. Je m'arrete , Messieurs. Vous entretenir de Gresset , lors- que les maitres de la critique litteraire ont si disertement juge ses ouvrages, repasser sur un champ raoissonne avec tant d'exactitude , c'eiit ete dans toutes autres circonstan- ces plus que de la temerite ; mais I'annee seculaire que nous celebrons en ce moment, la ceremonie a laquelle nous — 159 — aliens assister, me dictaient naturel lenient I'eloge du poete, Des-lors ma conscience s'est rassuree et je n'ai plus senti que les difficultes de ma tache. Au reste, Messieurs, mon em- barras tournait encore a la louange de Gresset, car si notre compatriote n'etait pas au nombre des raeilleurs ecrivains, I'histoire litteraire se serait contentee d'elHeurer ses oeuvres au lieu de les approfondir et d'en epuiser I'apologie. Ce discours termini aux applaudissements de Tau- ditoire, M. le Secretaire-Perpetuel a pris la parole pour presenter d'une maniere g6n6rale les travaux de FAcad^niie depuis sa fondation ; — ce qu'il a fait en ces termes : Messieurs, Appele en 1849 a I'honneur de vous rendre compte des travaux de I'annee , et tout emu encore des hommages ren- dus a Du Cange par une Societe, notre digne emule, je vous disais : Nous aussi nous aurons un beau jour ! ce sera celui on dans notre cite nous verrons un marbre s'elever a la raemoire de notre fondateur. Ce sera un beau jour que celui oii nous pourrons dire , en contemplant la statue de Gresset : Un siecle s'est ecoule depuis que notre poete inaugurait I'Academie; apres cent ans , il nous est donne de rendre illustration pour illustration, et c'est du sein de cette Societe fondee par lui que sort le tribut glorieux d'un monument eleve a sa me- moire. Ce jour est venu. Messieurs, estimons-nous heureux de le voir luire; car I'experience de la vie nous apprend que d'ameres deceptions viennent trop souvent briser nos espe- — 140 — ranees les plus chores; soyons doublement reconnaissants; notre voeu s'est realise et il s'est accompli par les mains de I'un de nous. La France doit a Gresset un tribut de reconnaissance , comme a tous les ecrivains qui I'ont illustree; qui ajoutant un rayon a I'eclat de sa gloire litteraire, ont rendu la langue francaise, la langue du monde civilise. La ville qui donna naissance a I'illustre poete lui doit aussi reconnaissance; c'est un nora de plus ajoute aux celebrites dont elle a droit de s'enorgueillir Mais de tous les tributs payes a sa raemoire , le plus fer- vent , le plus profondement senti , c'est celui que vient au- jourd'hui deposer aux pieds de sa statue I'Academie dont il fut le fondateur Rien n'a manque a la reputation de Gresset ; les eloges se sont succede , et les paroles que vous venez d'entendre com- pletent la serie des hommages rendus a son merite litteraire. Qu'il me soit permis de vous le presenter sous un aspect moins brillant peut-etre, mais non moins digne de nos hom- mages; qu'il me soit permis aujourd'hui de ne voir en lui que le fondateur de I'Academie. Les oeuvres de I'ecrivain , du poete , sont restees ce qu'elles etaient en sortant de ses mains; c'est une riche moisson ac- ceptee avec reconnaissance ; mais serons-nous ingrats envers celui qui plante I'arbre dout les fruits sont promis a I'avenir? Frondeurs ou envieux, quelques esprits ont nie I'utilite des compagnies savantes et litteraires ; mais depuis long- temps ces detracteurs ont fait justice de leurs critiques, en oflfrant a ces compagnies le tribut de leurs veilles , soit avec le desir d'en faire un jour partie , soit dans I'espoir d'obtenir les recompenses dont elles honorent le talent. II est peu d'academies, je n'en exceple pas I'Academie — 141 — 9 francaise, depuis si longtenips la gloire du pays, qui n'ail rencontre des obstacles a son debut. Chez nous, dans cette cite, de modestes reunions se for- merent d'abord pour cultiver les arts , les sciences et les lettres; mais du moment oil elles durent limiter leur nombre ou circonscrire leurs admissions, elles trouverent des detrac- teurs dans ceux memes qui avaient brigue I'honneur d'y etre admis. Tel fut le sort de I'Academie d' Amiens. La philoso- phic , la bonne philosophic meme avait ses antagonistes ; de nombreuses diflkultes furent suscitees ; Gresset , membre alors de I'Academie francaise, les aplanit, et , au mois de juin 1750, il obtenait les lettres patentes qui constituaieut I'Aca- demie d' Amiens. Le 1." octobre de la meme annee, I'Academie recevait I'institution de son fondateur, dans une seance publique d'i- nauguration. Gresset y prononcait un discours sur la liberte litteraire et philosophique, sur I'etendue que doit avoir cette liberte pour les progres du genie et des arts , sur les bornes que la raison et la religion lui prescrivent. II terminait son discours par ces memorables paroles : (Je nepuis resister au desir de les lire dans le recueil au- thentique des actes de I'Academie, dans ce proces-verbal d'installation , dans ce sanctuaire qui renferme notre charte et qu'a consacre la signature de Gresset.) « Les temps s'ecoulent, disait-il, les races se succedent, » les homraes disparaissent, les villes se renouvellent. D'au- » tres citoyens, nos neveux, nos enfants, porteront nos noms, » habiteront nos murs, possederont nos biens. Preparons » leur un bien nouveau, un depot de lumieres, de vertus et )) de gloire , un temple oil dans tons les temps les preceptes » de la raison, les sentiments, des moeurs et dela religion, » soient reunis a la voix du genie, de tons les talents, de - 142 — t » tous les arts. — Voila les vrais biens , les biens inaltera- » bles et I'heritage le plus cher que nous puissions laisser a » nos successeurs. — Transmettez-leur, Messieurs, dans tout » son lustre et dans tous ses avantages, ce bien nouveau qu'ils » tiendront de vous, et que vous ne tenez que de vous-me- » mes. — Que les jeunes citoyens, instruits par vos ouvrages » et formes par vos exeraples , apprennent a raeriter de s'as- » seoir un jour ici. — Qu'enflammes des ce moment d'une ge- » nereuse emulation , ils se penetrent de I'araour des arts, du )) bien public, en voyant ces fetes, ceshonneurs, la joie et » I'orgueil de la patrie. » Yous le voyez , Messieurs , Gresset ne parle pas en ambi- tieux de recueillir un vain et frivole encens ; il parle en ci- toyen , en honime qui aime son pays.— II appelle sur sa ville natale toutes les prosperites qu'entraine avec lui le culte des beaux-arts , il vcut que institution dont il pose les bases ait en vue I'utilite publique; en apportant la prerogative, 11 prescrit les devoirs, il trace la route a suivre. Ne nous sera-t-il done pas permis, a nous dont la mission est chaque annee de rendre compte a nos concitoyens de nos tra- vaux , de jeter un coup-d'oeil retrospectif sur ceux de nos predecesseurs , pour etablir que I'Academie a ete fidele a son institution, qu'elle a dignement parcouru la carriere ouverte devant elle. A Dieu ne plaise. Messieurs, que par un compte-rendu froidement analytique je retarde le moment impatiemment attendu de la fete de ce jour; mais serait-ce vous en detour- ner que de consacrer de courts instants a signaler quelques- uns des heureux resultats par lesquels vous avez repondu aux voeux , aux esperances de votre fondateur , au titre enfin A'Academie des Sciences, des Belles-Letlres et des Arts qui vous fut con fere? A peine installee, I'Acaderaie creait un jardin de botanique. — 143 - et un Cours de cette science, si pleine d'attraits, etait professe par I'un de ses membres; institution qui n'a point dechu , carriere nouveile dans laquelle le jeune Duiueril , enfant de la cite , remportait la palme du concours et preludait ainsi aux succes qui I'ont porte au poste eminent qu'il occupe. Bientot , et sons le meme patronage , un Cours de chimie est institue; c'est encore un raembre de I'Academie qui en- seigne cette science alors bien imparfaite, sansdoute, mais qu'on voit grandir, se developper et surprendre , pour ainsi dire, les secrets de la nature, sous I'impulsion que lui don- nent les Lavoisier, les Fourcroy, les Chaptal. Quelques villes ont le privilege des Cours de droit ; mais une ville industrielle doit initier tons ses enfants aux droits, aux regies, aux devoirs qui regissent I'industrie; c'est en- core a I'Academie que la cite devra I'institution du Cours de droit commercial confie aux soins d'un jurisconsulte pris dans son sein. Mais en meme temps, n'oubliant pas que les beaux-arts sont dans ses attributions, qu'ils procurent les plus douces et les plus pures jouissances, elle vient, comme contre-poids d'une etude severe, etablir sous la direction d'un deses membres, createur d'une methode facile, un Cours de lecture musicale. C'est avec bonheur que reportant nos yeux sur le passe, nous voyons notre Academie prendre I'initiative du progres. A I'aspect de la magnificence des expositions nationales qui font maintenant la gloire du pays, on croirait que notre patrie fut le berceau des arts, et cependant moins d'un siecle s'est ecoule depuis cette annee 1772, dans le cours de la- quelle M. Baron proposait, au sein de notre Academie, I'e- tablissement d'un salon royal des beaux-arts a Paris et dans les provinces. N'est-ce pas a cette institution des musees des- tines a conserver et offrir a notre admiration les chefs-d'oeu- vre anciens et modernes, source intarissable d'inspirations - 144 — et d'etudes pour les artistes , que sont dues les productions ravissantes qui , dans les beaux-arts , nous placent au pre- mier rang des ecoles modernes? A peine cet agent si puissant de la nature , ce moteur uni- versel de I'organisation de tons les corps, I'electricite, etait de- couvert , qu'il provoquait au sein de I'Acaderaie des disser- tations aussi profondes que le permettait alors I'etat peu avance d'une science nouvelle; et que des experiences y etaient faites sur I'application a la medecine du fluide dont le liasard venait de reveler I'existence. Partout I'art de guerir exige des etudes tout a la fois se- rieuses et varices. Faut-il done s'etonner de voir figurer dans nos rangs, a toutes les epoques, lessoramites du corps me- dical ? L'examen de vos annales prouve qu'elles y out largement paye leur tribut en y consignant soit des faits du plus haut interetpour la pratique, soit des observations physiologiques dans lesquelles la science puise toujours ses plus sflrs ensei- gnements. L'histoire du pays, la statistique de la contree, son his- toire naturelle, sa geologie, ont ete tour a tour robjet des meditations de nos predecesseurs , et nous occupent encore aujourd'hui. EUes ont produit une foule d'interessants me- moires dont vos archives se sont enrichies et que nous con- sultons avec fruit , pour constater la marche du progres en ' civilisation, en industrie, en agriculture. La reposent les premieres etudes sur le port de Saint- Valery , sur la bale de Somrae , sur le canal de Lyonne , de- venu le canal de Saint-Quentin , qui joint I'Escaut a la Somme ; monument durable du regno de Napoleon , et dont I'utilite a survecu a I'eclat de ses victoires. Non moins attentive aux interets du commerce , et com- prenant que la liberty en etait I'ame, I'Academie, des 1754, — 145 — signalail les obstacles que les corporations pouvaient appor- ter ail developpement de I'industrie, et indiquait, loogtemps avant qu'elle fiit sanctionnee par la legislation , cetle reforme reconnue necessaire par les publicistes; niais en meme temps elle proposait I'etablissement d'une ecole des manufactures, des arts et metiers. Ainsi , nous la voyons devancant le pro- gres , en indiquer la voie et y entrer elle-meme dans les limites de sa sphere d'activite. Vouee a I'examen de toutes les questions qui se rattachent a la prosperite du pays, I'agriculture, source dc tant de ri- chesses dans cette province oii la fertilite du sol est devenue proverbiale, ne pouvait etre pour 1' Academic un sujet indiffe- rent. Plus la nature nous donne , plus elle nous invite a lui demander. Negliger les moindres parcelles d'une terre si favorisee , c'est se montrer ingrat. Rendre a la culture les terrains negliges , c'est agrandir le territoire. Si I'Ocean , par I'effet d'un mecanisme dont les causes etudiees sont a peine connues , abandonne nos rivages , la charrue doit suivre le flot qui se retire , et , comme il eut ete permis de le dire , quand on ne rougissait pas d'etre classique , Ceres doit pour- suivre Neptune. Le dessechement des marais , et notarament celui du Marquenterre, realise depuis, occupa longtemps I'Academie. L'agricullure est une science des plus stationnaires ; elle semble participer de I'immobilite du sol , de I'ordre immuable des saisons ; il faut lutter contre les habitudes , il faut com- battre des prejuges, pour erapecher que le sillon de la charrue ne devienne I'orniere de la routine. Ce succes fut obtenu par plusieurs de nos predecesseurs qui firent prevaloir de nou- veaux procedes et I'introduction de nouvelles cultures. Le bien public pent aussi reclamer une grande part dans vos travaux. Aux etudes des eaux , sous le rapport de la sa- lubrite, succeda celle des epidemics locales et des moyens de — 146 - les corabattre. Bien avant I'institution des ofticiers de sante, en 1784, I'lin des membres de rAcaderaie (mon aieul, s'il m'est permis de le dire) , recherchait les moyens de donner de meilleurs chirurgiens aux carapagnes. • — Des 1787, I'ad- ministration de la justice criminelle, si defoctueuse alors, etait etudiee , et dans cette etude vous appelliez I'institution du jury. — Les causes de la mendicite et les moyens d'extir- per cette lepre du corps social 6taient soigneusement exami- nes. — Partout oil nous voyons aujourd'hui un progres de civilisation accompli , nous en trouvons la pensee ou le germe dans les annales de cette compagnie. La bienfaisance et I'huraanite y recevaient Thoramage d'un culte particulier ; M. De la Tour , dont le nora sera toujours revere, avait fonde un prix destine a recompenser la plus belle action ou la decouverte la plus utile. Au milieu de ces fleaux qui devastent la terre et afiligent I'humanite , vous etiez heureux d'opposer comme unecompensation, et de cou- ronner ces devouements , grands corame les circonstances qui les font naitre. De toutes les prerogatives qu'engloutit la tempete revolutionnaire de 1793 , de toutes les pertes qu'elle vous a infligees en vous dispersant , la plus sensible fut celle qui vous Ota le pouvoir de recompenser la vertu. Mais au milieu de tant d'utiles travaux , ne croyez pas que la litt^rature fut negligee. — Deserter la poesie, n'eiit-ce pas ete une ingratitude, un outrage a la memoire du poete fon- dateur ? II n'en fut pas ainsi ; presque toutes les seances etaient marquees par un tribut litteraire. Aux memoires sa- vants succedaient les discours fleuris , aux projets utiles les vers harmonieux. Tantot la poesie legere, a I'instar de celle du maitre , y secouait les paillettes dorees de ses ailes bril- lantes; tantot I'ami de Cresset, le venerable De Wailly, y fai- sait applaudir , dans une elegante et fidele traduction , les beaux vers de Virgile, ou reproduisait avec une heureuse — 147 — originalite et cetle vigueur de coloris qui les caracterise, les odes d'Horace, Si j'avais a relever le raerite des Academies , I'utilite des societes savantes, sujet si souvent et si heureuseraent traite, je dirais qu'il repose non-seiilement dans ieurs propres tra- vaux , mais dans ceux qu'elles provoquent. L'emulation est, chez les homnies que la nature a doues du germe du talent, le sentiment qui les conduit a de brillants succes. Point d'artistes , de poetes, sans amour-propre. C'est en creant de nobles rivalites par I'ofFre de recompenses glo- rieuses, que vous pouvez revendiquer une part , sinon du me- rite, au raoins de I'utilite des oeuvres que vous avez couronnees. L'enuraeration des sujets de prix mis aux concours depuis un siecle , serait un de vos titres les plus certains a I'estime, une des preuves les plus eclatantes de votre zele a remplir la mission qui vous fut confiee. Poesie, beaux-arts, religion, haute philosophie, huma- nite, commerce, Industrie, bien public, eloge de nos illus- trations , tous ces nobles sujets deviennent ceux de vos con- C'lUrs. Dignement traites, il sont la richesse de vos archives, ! orneraent de vos publications. Tantot les laureats recoivent, comme leur plus douce recompense , I'honneur de prendre place parrai vous ; tantot decores du titre de correspondants , d'associes, ils etendent autour de vous ce foyer d'activite, ce rayonneraent de I'intelligence dont la force vivifiante tend a la perfectibilite, attribut sublime et precieux de la race humaine. Compulsez vos annales , Messieurs , et soycz fiers d'y ren- contrer des noms corame ceux de I'illustre auteur de I'Esprit des Lois et des Lettres persannes, desClairaut, des Belidor, des Delille, des Delalande, des Delambre, des Chaptal, des Dume- ril, des Nodier, qui se sont honores de s'associer a vos travaux, d'etablir avec vous une solidarite de pensees et d'elTorts. Effraye de la tache que vous ra'aviez imposee, Messieurs , II. - 148 - celle de remonter a I'origine de votre institution, de verifier la s6rie de vos travaux pendant un siecle , je I'ai entreprise d'abord avec le sentiment de mon insuffisance ; mais plus j'avancais dans cet exaraen, plus I'interot qu'il m'inspirait relevait raon courage. Au point de depart j'ai vu quels devoirs Gresset vous avait imposes en vous leguant son heritage ; mais aussi quelle recompense de cet examen du premier siecle de votre exis- tence , lorsque je le trouve marque par tant d'heureux resul- tats , lorsque je puis dire hardiment et avec impartialite que ces devoirs ont ete remplis , que vous avez realise les esperances et atteint le but de votre institution. Ne forraons plus qu'un voeu , Messieurs : Puisse la periode seculaire que nous venous d'ouvrir par cette imposante so- lennite , s'accomplir comme celle ecoulee ; puisse une celebrite nouvelle, nee dans nos murs, meriter les honneurs du mar- bre on du bronze , et les recevoir d'une main sortie de vos rangs ; puissent nos descendants, en iOcO, dire, comme nous le disons de nos predecesseurs , que nous avons etc fideles a la noble mission qui nous fut confiee par notre fondateur. Ce discours est acciieilli par d'unanimes applaudis- sements. M. Berville, invite par M. le Directeur a prendre la parole , r6pond a cette invitation par les vers suivants : A M.^ A. BliKUIIi, DIRECTEUR DE L'ACADEMIE D'AMIENS, Oiii rae (lemandait Si ces qualites eminentes commanderent de tout temps les suffrages et I'estime des esprits eclaires , jamais peut-etre il ne fut plus.utiles et plus opportun de les glorifier actuelle- ment aux yeux de tous. II est des epoques , dans la vie litte- raire des peuples , oii I'eloge du bien , du simple et du vrai ressemble a une protestation. Serait-il teraeraire d'ajouter, Messieurs, que nous sorames a une de ces epoques? Ne subis- sons-nous point une de ces crises que le goill eprouve apres s'etre perfectionne ? La satiete du beau amene la raanie du singulier ; mais le singulier devient vulgaire a son tour ; les esprits biases se lassent vite. II faut marcher pourtant ; car on ne s'arrete pas dans cette voie. La fantaisie , devenue la seule regie et la loi unique, conduit bientot a I'extravagance , et Ton traverse I'absurde pour arriver a la barbaric. Irons-nous jusque la ? Non , Messieurs. Et parmi les symptomes conso- lants qui nous rassurent , nous nous plaisons a compter cette solennite litteraire, ces honneurs qu'obtienl de vous Ic res- — im — pect des saines doctrines et des principes conservateurs de I'art , dans la personne du poete qui mit sa gloire a y rester fidele. » Quand Gresset parut, des signes precurseurs d'une pro- chaine decadence aflligeaient deja les amis des lettres. Aussi , les deux premieres productions qui le revelerent , furent-elles accueillies par eux avec un veritable enthousiasme qui se propagea promptement , et I'Europe entiere applaudit bien- tot a Ver-Vert et a la Chartreuse. On s'etonna de trouver dans ces oeuvres d'une originalite si piquante, echappees des murs d'un college , tant de grace legere et de bon gout , de delicatesse et d'exquise plaisanterie ; qualites precieuses dent I'auteur conserva toujours le secret , et auxquelles il sut joindre , dans d'autres poesies , une sensibilite vraie , une franchise d'esprit et un abandon de I'ame , qui font esti- raer et aimer Thorame , en meme temps qu'on admire I'ecrivain. Meme dans des productions moins heureuses , dont la forme grave et le ton severe ne convenaient peut-etre pas aussi bien a I'aptitude naturelle de son genie , votre illustre concitoyen se distingue encore par cette purete du langage, cette correction ornee du style , qui s'unirent plus tard au merite de concevoir et de developper un caractere , a I'art de surprendre les mceurs particulieres d'une epoque sous I'e- blouissant vernis qui les recouvre , au talent de saisir et de peindre les ridicules, pour placer le plus important de ses ouvrages au premier rang , apres les immortels chefs-d'oeuvre de notre scene comique. Le Mechant ramena sur le Theatre- Francais, alors envahi par le faux gout, par le jargon pre- tentieux et la sensiblerie larmoyante d'un genre batard, le ton , I'esprit et le dialogue de la vraie comedie ; de celle qui nous attache par la vue de nos propres travers , deride la raison, rechauffe la morale, alarme les sots, venge la vertu - 160 — en fletrissant le vice et deguise, sous le voile d'une action enjouee, les preceptes de la plus saine philosophie. » La comedie de Gresset , peinture fidele des usages , des moeurs et du langage de ce qu'on nommait le raonde, pendant et apres la regence , dut surtout le succes durable qu'elle ob- tint a I'eclat des pensees , a la finesse des apercus , et au charme constant de la poesie. Peu de pieces ont fourni autant de vers qui , devenus proverbes en naissant , aient merite de rester dans toutes les memoires, et de vivre eternelleraent , comme I'expression brillante et concise d'une pensee juste, d'une verite trouvee, d'une observation souvent neuve, tou- jours ingenieuse, et quelquefois profonde. » Que ne devait-on pas attendre de I'ecrivain dont le de- but dans un genre si difficile etait marque par un semblable Iriomphe? II s'est arrete la pourtant. Les principes severes et les inspirations d'une piete fervente, qui ne I'avaient point abandonne au milieu du monde , le livrerent aiseraent aux rigides conseils d'une amitie dont le zele austere s'inquietait plus de son salut que de sa gloire. II s'eloigna brusquement d'une carriere ou il avait cueilli une si noble palme , et non content de condamner sa muse a un silence de dix-huit an- nees , il livra aux flammes differentes productions > parmi lesquelles nous avons a deplorer la perte de trois comedies, dont les litres seuls nous sont restes. Nous avons le droit sans doute de nous affliger , tout en les respectant , de ces scrupules religieux qui nous ont prives de tant d'oeuvres si severement jugees par I'auteur lui-meme, mais, quelquefois aussi , ne pourrions-nous pas regretter, de nos jours, que ces scrupules aient si completement disparu de la conscience des ecrivains? » C'est dans sa ville natale, au milieu de ses concitoyens, au sein de cette Academic d'Amiens, qui s'bouorera toujours d'avoir du la naissance aux patriotiques efforts de I'auteur du — i61 — Mediant, que Gresset voulut passer ces annees de retraite et de repos qu'il derobait au\ agitations du monde et aux luttes du theatre , pour les consacrer a la pratique de toutes les vertus. La savante compagnie dont il etait le fondateur et le pere, recut seule alors les derniercs et rares confidences du poete , et sa memoire en conserva religieusement quel- ques-unes que nous a transmise la pieuse indiscretion de ses souvenirs. Que I'Academie d' Amiens en soit remerciee au noni des Lettres francaise! Ce n'est pas un des moindres services qu'elle leur ait rendus. Elle a bien merite d'elles encore en s'associant activement a la solennite litteraire qui nous rassemble aujourd'hui autour de cette statue. )) Ces recompenses nationales decernees a un beau talent et a un noble caractere ne sont pas seulement une dette dignement payee; elle sont aussi un exemple et un encoura- gement. Lesjeunes ecrivains dont les regards s'arreteront sur ce marbre sentiront s'eveiller en eux une ambition genereuse et une feconde emulation ; car, du haut de son piedestal , I'iraage respectee du poete elegant , harnionieux et correct , de I'auteur ingenieux , et de I'homme de bien leur dira : Quels que soient les fugitifs entraiuements de la mode, les vicissitudes du gout , les brillantes admirations des coteries et les defaillances passageres de la morale publique , la pos- terite reconnaissante et juste aura toujours des souvenirs et des palmes pour I'homme qui se distingua par le triple me- rite de bien penser , de bien faire et de bien dire. » Apres quelque temps donne a rexamen de la Statue comme ceuvre d'art , et un nouveau morceau de mu- sique, le cortege se s6pare pour se r^unir le soir a un banquet offert par I'Academie a MM. les Delegues de I'Academie frangaise. A ce banquet assistent les - 162 — autorit6s , les colonels des corps militaires et de la garde nationale , et plusieurs notabilit6s scientifiques et litteraires, ainsi que M. Boistel de Belloy, fils, seul representant de la famille de Gresset qui ait pu se rendre a rinvitation de I'Academie. Vers la fin du Banquet, M. Breuil, directeur, poite le toast suivant : A l'Academie Francaise , « L'Academie d' Amiens n'oubliera jamais que l'Academie Francaise est venue prendre part a I'inauguration de la statue de Gresset. Le souvenir de sa presence parmi nous, et des sentiments de bienveillance si eloquemment exprimes dans le discours que nous avons entendu , sera un puissant encouragement dans les travaux de I'avenir. )) L'honorable directeur de l'Academie francaise , M. Du- paty , nous a ecrit qu'il aurait viveraent desire accompagner ses collegues a Amiens , mais que I'etat de sa sante I'em- pechait de realiser ce desir. Nous prions MM. les membres de la deputation de vouloir bien lui porter I'expression de nos regrets et de nos voeux sinceres pour son retablissement. » A l'Academie Francaise!! » M. Nisard, membre de rAcad6mie francaise, r6- pond a ce toast en ces termes : « Messieurs, » Je dois a une circonstance regrettable I'honneur de vous remercier, au nom de l'Academie francaise , de I'aimable in- vitation qui nous a amends au milieu de vous. Get bonneur — 165 — appartenait de droit a notre directeur, M. Dupaty. La ma- ladie I'a prive dii plaisir dc vous adrcsser quelques-unes dc ces paroles vives et syrapathiques que personne ne sait mieux trouver que lui , parce que personne ne les cherche raoins. Heureux de les entendre avec vous, il m'eut ete plus agreable de ra'y associer, qu'il ne m'est facile de les suppleer. » L'Academie francaise, Messieurs, sait tout ce que I'Aca- demie d' Amiens a fait pour les lettres; elle sait quelle part vous doit etre attribuee dans ce mouveraent intellectuel des dernieres annees, d'abord si rapide, aujourd'hui rallenti , qui a cree ou reveille tant de societes savantes sur toute la surface du pays. Nobles institutions , qui ne servent pas seu- lement les lettres par les talents qu'elles suscitent, par les travaux dont elles grossissent notre tresor intellectuel , par les traditions de gout qu'elles perpetuent, mais qui servent encore les niceurs nationales par les habitudes de politesse bienveillante et de confraternite qu'entretiennent leurs paci- fiques discussions. Yotre corapagnie. Messieurs, estau pre- mier rang parmi celles qui rendent ce double service aux lettres et a la sociabilite francaise; la fete qui nous reunit en ce moment en est un teraoignage eclatant et en laissera un souvenir durable. » Une emulation , dont vous vous honorez , n'y a pas ete inutile. Une autre compagnie , plus jeune que vous de bien des annees, car vous datez de plus d'un siecle, la Societe des Antiqiiaires de Picardie vous avez donne le tres-bon exemple d'elever une statue a I'une des gloires que la France doit a la ville d' Amiens, Du Cange, qui fut plus qu'un historien, car sans lui I'histoire du moyen-age n'eiit pas ete possible. Vous n'avez pas voulu rester en arriere de vos savants confreres. La patrie de Du Cange est aussi la patrie d'un poete exquis, Gresset , si bien apprecie tout a I'heure par un maitre dans son art , et par votre president , fervent admirateur qui a su 12. — 164 — rester si bon juge. Yous avez voulu que Gresset eut aussi sa statue, et que le meme hommage fut rendu , dans votre ville, a I'erudition portee jusqu'au genie , et a la poesie legere s'e- levant , dans un jour de haute inspiration , jusqu'a la comedie de caractere ; au prodigieux glossaire qui soulage I'historien de ce que sa tache a de plus ingrat , et a quelques scenes du premier ordre , dans une piece charmante , oil Gresset , qui n'y songeait guere, se vengeait d'avance des railleries de "Voltaire en faisant mieux que lui. C'est ainsi, Messieurs, qu'en paraissant vous approprier plus etroitement la plus ai- mable de vos illustrations locales, vous vous en etes institues les conservateurs , au profit de tous. » Permettez-moi de porter a I'Acaderaie d'A.miens un toast dont la Societe des A.ntiquaires de Picardie voudra bien pren- dre sa part. )) Mais un toast a I'elite intellectuelle d' Amiens s'adresse a la ville elle-meme. Les lettres y ont toujours compte parmi les principaux soins de voire intelligente municipalite. Vos magistrals otfraient , il y a un pen moins d'un siecle , le vin de ville a Jean-Jacques Rousseau qui s'effarouchait de leur hospilalite , el qui s'enfuyait devanl un empressement si cor- dial a honor er les grands talents. La ville d'aujourd'hui est restee fidele a eel esprit. Elle aime les lettres au milieu d'une activite industrielle qui semblerait devoir les exclnre ; elle sail trouver du temps pour leurs plaisirs delicats; elle leur donne de magnifiques fetes ; elle les honore publiquement par le bronze el par le marbre a une epoque oil les grandes affaires n'ont que Irop de penchant a croire que les lettres n'en soul que de fort pelites. )) Le goilt lout seul, Messieurs, n'expliquerail pas une conduite si sensee et si libcrale. Permettez-moi d'y recon- nailre une des marques de I'inlelligence politique dont votre cite est aniraee. Elle sail que les lettres sont delicales, — 165 — que I'estime les rend fortes et bienfaisantes , et que, dans un grand centre d'industrie , il n'est pas de plus sage po- litique que de tenir en bon accord deux forces egalement necessaires a la prosperite et a la grandeur de notre pays. Aussi les honnetes gens voient-ils avec bonheur , dans vos murs, I'industrie et les lettres se donner la main, et s'unir dans une raerae pensee de devoiiment patriotique , pour faire face aux difficultes du present et aux perils de I'avenir. » La ville d' Amiens est accouturaee a nous donner toutes sortes de bons exemples ; mais j'ose dire que de tous ceux qui la rendent respectable et chfere a notre pays, il n'en est aucun oil elle merite plus d'etre imitee , aucun qui soit donn6 plus a propos. » M. Anselin porte a son tour ce toast : « A M. Forceville, a I'habile sculpteur dont le ciseau est consacre aux gloires de la Picardie. » M. Forceville repond a ce toast par I'allocution suivante : « Messieurs, « Les emotions que j'ai eprouvees dans cette journ^e si memorable pour moi , ne me permettent pas , en repondant h ce toast bienveillant , de developper mes idees avec toute la nettete convenable. Je me bornerai done , Messieurs , a re- mercier d'abord 1' Academic d' Amiens du concours qu'elle m'a prete pour me faciliter le moyen d'arriver a I'execution de mon projet. Je reraercierai aussi la ville de tout ce qu'elle a fail pour I'organisation des brillantes fetes donnees a I'occasion de I'inauguration de ma statue. Je remercierai encore ceux de MM. les orateurs qui , dans leurs discours , out bien voulu !•> * - 166 - m'adresser des paroles bienveillantes. Maintenant, Messieurs, qu'il me soil permis d'emettre un voeu , celui de pouvoir un jour provoquer encore une semblablc solennite. Si mes pre- visions et mes desirs ne me Irompent pas, ce jour est peut- etrepeu eloigne. Nous avons encore. Messieurs, dans notre Picardie des illustrations a faire revivre , et mon ciseau , quelque peu exerce qu'il soit , ne leur fera pas delaut. » Apres la r^ponse de M. Forceville, M. Boistel de Belloy offre, au nom de la famille de Gresset, a MM. les D6l6gues de 1' Academic francaise, trois des m^dailles qu'clle a fait frapper en commemoration de Tinaugu- ration de la Statue. En ce moment, le Secretaire-Perp^luel porte un toast a la famille de Gresset. M. Boistel de Belloy repond : « Messieurs, » Permettez-moi de me faire ici I'interprete de ceux que leur degre de parente ou leur nom appelait avant moi a I'hon- neur de representer parmi vous la famille de Gresset. » En faisant frapper une medaille commemorative de I'i- nauguration de la statue de Gresset , sa famille a ete heu- reuse de s'associer, pour sa faible part, aux efforts de ceux qui ont tant fait pour la memoire de notre oncle. » C'est bien plutot a vous tons , Messieurs , qu'il est du un legitime tribut de reconnaissance. Reconnaissance a I'Aca- demie Francaise qui a bien voulu honorer cette reunion par la presence de plusieurs de ses membres les plus distingues. Reconnaissance a r Academic d' Amiens pour le souvenir qu'elle garde de celui qui fut son fondaleur. Reconnaissance a celui - 167 - de ses membres qui a si glorieusement accompli la tache qu'il s'etait imposee envers elle. Reconnaissance aussi a toutes les autorites qui ont rivalise de zele pour rendre cette journee memorable dans les annales de la ville d'Amiens. » Apres les applaudissements qui accueillent I'allo- cution de M. Boistel de Belloy , rAcademie et les personnes invitees se rendent a la fete nautique dont le spectacle yraiment fe^rique, du au zele de la Soci6l6 des Canotiers , termine cette solennelle journ6e. Le Directeur, Le Chaivcelier, A. BREUIL. FLOUCAUD. Le Secretaire perpetuel. IMlGlRllTIOi^ DE LA STATIJE DE GRESSET, A AMIENS. RAPPORT FAIT A L'AGADEMIE FRANgAISE, Par. M. NISARD, Chancelier de rAcademie , AU NOM DES HEMBRES DE L'ACADEMIE PRESENTS A CETTE CEREMONIE (1). Seance du 24 Juillet 1851. — — r><-r'® d6pass6 les attraits. Toutes (qu'on les entende) , exigent mfimes choses : Un teint frais et vermeil , tout de lys et de roses ; Une petite boucbe, un nez assez bien fait. Pour leur ^tre agr6able , il leur faul tout parfait. Des yeux vifs et fendus , et surtout le visage Pas plus gros que le poing , quelqu'en soit I'assemblage , Fdt-il large d'un pied ; j'en ris de bonne foi. Surtout je vous demande un portrait qui soit moi, Et qui n'oblige pas , alors qu'on le regarde , A demander qui c'est? Je voudrais qu'il me fiit permis de multiplier les citations ; mais si je m'abandonne a ce d^sir, je vous lirai toute la pi^ce. Contentons-nous d*applaudir a cet heureux essai , et d'en- courager le traducteur. — 218 - Qui a ternie ue doit rien , est un. langage tout aussi golito dans les Academies qu'au palais. Les meilleurs esprits s'en- dorraent, lorsqu'aucun stimulant ne vient a les reveiller. II est si doux de remettre au lendemain ce dont on pent se dispenser lejour-meme. Cette verite a etesi bien sentie; que beaucoup de societes comme la notre ont insere dans leurs reglements une clause qui oblige chacun a ne pas laisser ecouler un temps donne sans produire; mais malheureuse- mcnt cette clause est trop souvent jugee comminatoire ; on I'elude. Vous avez pense , Messieurs , devoir imposer a cha- cun de vous une periodicite de productions, qui ne s'oppo- serait pas aux communications de toute espece que suggere- rait I'actualite du sujet ou la libre volonte des auteurs ; et vous avez , cette annee meme, recueilli les fruits de cette energique resolution. Independamment des travaux dont je viens de tracer une esquisse si imparfaite , des communications et des rapports nombreux ont signale vos seances. Vous avez reconnu que vous pouviez transformer vos publications bisannuelles en publications seraestrielles ; mode qui releve le merite des productions , quand il se joint a I'interet de I'actualite , et vous met plus frequemment en rapport avec les intelligences qui se plaisent a suivre vos travaux. Enfin, Messieurs, je ne terminerai pas cet examen sans y comprendre, comme vous appartenant, une oeuvre qui , pour n'etre pas renfermee dans les cases de vos archives , tient une si honorable place dans la bibliotheque communale ; oeuvre mise sous la protection de la ville , dont elle honore I'un des enfants, et qui s'honore de I'oeuvre. OEuvre qui, la pre- miere, vient justifier, en nous offrant les traits de notre po^te fondateur , ce titre d'Academie des Arts, qui ne sera plus compte comme un vain ornement. RAPPORT SUR LE CONCOURS OCVERT POUR LE PRIX DE POESIE, de I'annee 185i. Par M. MACHART, Pere. Messieurs , II fut un temps oil les concours ouverts par les academies avalent principalement pour but d'encourager la culture des Belles-Lettres. Ce temps est celui oil la litt^rature , encore au berceau , n'avait point dote la France des tresors que nous possedons aujourd'hui . Ayant beaucoup a acqu6rir , il etait naturel de provoquer le zele de ceux qui pouvaient beaucoup donner. De la I'origine des prix proposes peu apres la fondation de I'Academie francaise. Mais, aujourd'hui que nos bibliotheques I'emportent en richesses de tout genre sur celles des pays les plus eclai- res ; aujourd'hui que le talent , aide par d'admirables mo- deles , n'a pas besoin d'etre excite ; aujourd'hui qu'au lieu de pousser les aspirants dans la carriere, il serait plus sage peut-etre de ne I'ouvrir qu'a ceux qu'une imperieuse voca- — 220 — tion y conduit , les encouragements offerts a I'eloquence et a la poesie ne peuvent plus avoir le meme objet qu'autre- fois. Ce qu'ont maintenant en vue les compagnies litteraires dans les prix qu'elles decernent , c'est nioins de provoquer I'emulation que de lui donner une direction utile. Concourir au progres des grandes idees morales, en glorifiant les sen- timents qui font les vertus publiques et privees , tel est le but que les academies se proposent. Aussi , Messieurs , pour prix de poesie de cette annte , avez-vous choisi les Missions etrangeres. Si Ton se penetre bien de ce qu'il faut de profonde con- viction , de lumieres , de courage , de perseverance chez les hommes qui , dans I'interet de la religion et de I'humanite, s'elancent au seiu des contrees les plus sauvages, pour y porter , avec les lumieres de la foi , les germes de la civilisa- tion ; si Ton songe a ce que non-seulemeut le christianisme mais la societe peuvent tirer d'avantages de leurs sublimes travaux , on demeure convaincu qu'aucune entreprise , n'e- tant plus morale et plus elevee , aucun sujet n'oifre une ma- tiere plus riche aux inspirations de la poesie. Si vous lisez les annales de la propagation de la foi , le tableau le plus frappant vient s'ofFrir a vos yeux : vous voyez une sainte cohorte sortir , chaque annee , de Tunc de nos congregations pour obeir a I'ordre que le Dieu des Chre- tiens donna jadis a ses ap6tres quand il prononca ces pa- roles immortelles : « Allez , enseignez toutes les nations de la terre , leur apprenant a observer tout ce que je vous ai prescrit ; je serai avec vous tous les jours jusqu'a la con- sommation des siecles. » On sait si le commandcment fut accompli. L'Indien , le Scythe , le Persan , le Chinois , I'Arabe , I'Ethiopien , le Sauvage errant dans les deserts de I'Asie , de I'Afrique et de I'Araerique ont vu ceux qu'ils nomment les Envoyes di< - 221 — Grand-Esprit \qs visiter dans leurs huttes et le creux de leurs rochers , leur parler dans leurs langues , descendre jusqu'a eux pour les elever jusqu'a Dieu , les instruire , purifier leurs mceurs , detruire leurs superstitions , desarmer leurs vengeances , les secourir dans leur misere , les sou- lager dans leurs maux. De I'etendard de la foi , I'Apostolat a fait le drapeau de la civilisation. Ce n'est qu'en lisant I'admirable correspondance des Mis- sionnaires que Ton pent se faire une idee de riiumensite de leurs travaux, de la longue et difBcile etude qu'ils ont d'abord a faire des innombrables dialectes de peuplades dont nous connaissons a peine les noms. Cette etude preliminaire terminee, le missionnaire part; il quitte ses parents, ses amis, son pays natal , pour pene- trer dans des contrees souvent inconnues et presqu'inacces- sibles. Un ordre parfait et scrupuleusement suivi a preside a la distribution de la pieuse phalange. Tons marchenl , tons s'avancent sans hesiter ; les uns traversent des mon- tagnes de glaces , souvent obliges de se creuser dans la neige le gite qui doit les abriter pendant la nuit; d'autres parcou- rent des contrees ou une chaleur tropicale tarit I'eau des fontaines, desseche les vegetaux, devore les animaux et les hommes. Tous vont ainsi bravant I'intemperie des cliraats, la faim, la soif, des dangers sans cesse renaissants, la per- secution , le pillage, la captivite , des supplices atroces, enfin la mort au milieu des tortures, assez paves de leurs souf- frances quand elles ont eu pour prix la conversion de quel- ques idolatres. Pour un tel resultat , nul echec ne les decou- rage. Quand , apres de longs jours employes a la construc- tion d'une chapelle ou d'une ecole, ils voient une main bar- bare renverser le pieux edifice , resignes , ils levent les yeux au ciel , et recommencent avec une patience infatigable ce qu'ils ont vu detruire en un moment. — 222 — Pliit au ciel que tant de d^voueraent trouvat partout sa recompense! Mais, dans plus d'un lieu, et surtout a la Chine , I'Apostolat rencontre des ennemis acharnes. Lk , I'er- reur , I'iguorance , la superstition , d'odieux soupcons , des traditions calonmieuses et surtout la cupidite des mandarins suscitent aux Missionnaires et aux indigenes qu'ils conver- tissent les persecutions les plus opiniatres et les plus inhu- maines. Heureusement , telle est la persuasive Eloquence avec laquelle les soldats du Christ ont enseigne leurs doc- trines, que le neophyte, une fois eclaire, persevere dans la foi avec la Constance des premiers martyrs. En voici un exemple authentique et recent : Une fete religieuse allait etre celebree a la Chine. Le man- darin arrive, chasse le pretre, et fait saisir cinq habitants nouvellement convertis. « Au moment ou le soleil allait disparaitre , dit I'auteur » de la lettre inseree dans les annales de la foi , les prison- » niers se mirent a reciter a haute voix leur chapelet et les » prieres du soir. Mais bientot le mandarin se place sur son » siege; les bourreaux I'accompagnent; ils sont amies des » instruments de torture : » — Le Mandarin : Renoncez-vous a votre religion et con- » sentez-vous a fouler aux pieds la croix ? » — Les Confesseurs : Plutot mourir. (Le supplice com- » mencej. » — Le Mandarin : Renoncez-vous a votre religion et con- » sentez-vous a fouler aux pieds la croix ? » — Les Confesseurs : Plut6t mourir. fLe supplice con- » tinuej. » — Le Mandarin : Renoncez-vous a votre religion et con- » sentez-vous a fouler aux pieds la croix? (Profond silence). » La torture a lasse les bourreaux; les martyrs n'existent » plus. » — 225 — Elle est bien puissante sans doute la parole qui produit un pareil heroisme! C'est qu'elle est secondee par I'exemple; c'est que le Missionnaire a subi les dures epreuves qu'il en- courage; c'est qu'il voit dans la mort la recompense du devouement qui la lui fait braver. « Ne vous affligez pas , ecrivait I'un d'eux a ses parents , » en leur apprenant la sentence qui venait de le condamner; )) ma mort ne sera point douloureuse ; les bourreaux qui » doivent me trancher la tete et les merabres , frapperont » les cinq coups en meme temps. » Ici , Messieurs , les annales que j'ai consultees m'ont of- fert mille exemples d'un courage qui semble surpasser les forces humaines : la , ce sont les lepres tout a la fois les plus horribles et les plus contagieuses bravees par I'apotre qui va secourir et baptiser les malheureux qu'elles devorent. — Ailleurs , c'est le bucher auquel on attache deux Mission- naires sans qu'ils aient fremi. L'un, vivant encore, voit une partie de sa chair servir d'aliment... Mais je m'arrete ; j'a- vais copie ces affreux recits ; je les ai retranches. Ce que ies envoyes du ciel peuvent souffrir, vous ne pourriez I'en- tendre. A I'aspect d'un semblable heroisme on comprend sans peine la grandeur des resultats : on sait que , dans une seule annee et dans un meme pays , la propagande a obtenu plus de deux cent mille conversions. Et que ceux qui ne considerent que les interets lempo- rels , ne croient pas que la religion seule profile des travaux de ses ministres : la civilisation y trouve d'inepuisables sources de progres , pour les moeurs qu'ils adoucissent , les esprits qu'ils eclairent , I'agriculture et les arts les plus usuels qu'ils enseignent, en un mot, pour toutes les connais- sances utiles qui doivent un jour reunir en societe des peu- plades qui ne se connaissent aujourd'hui que par les combats — 224 — qu'elles se livrent. C'est aux missions catholiques que Ton doit la decouverte de regions jusqu'alors inconnues et la con- naissance des langues que Ton y parle. Toujours habile a recueillir les fruits de nos travaux , I'Angleterre a , comme nous, profit^ pour son commerce du zele infatigable des Missionnaires francais. Les sciences naturelles et surtout la geographic n'en ont pas tire moins d'avantages. Tel est , Messieurs , le riche sujet que vous aviez offert aux inspirations de la poesie. line seule piece vous a ete adressee. Elle revele dans son auteur un coeur penetre des sentiments les plus religieux, un esprit cultive, un talent facile. Le plan est simple et les idees s'enchainent naturelle- ment ; le sentiment qui les inspire s'epanche avec une tou- chante verite ; les vers, a part quelques negligences, sont corrects , elegants et harraonieux. ToQte la question se bornait done a savoir si I'auteur a tire du sujet tout le parti qu'il coniporte ; si , dans I'oeuvre des missions etrangeres , il a vu , non sans doute tout ce qu'une dissertation philosophique pourrait y voir , mais tout ce que la poesie pent y trouver. C'est pour preparer la solution de cctte question , qu'avant de resumer le poeme, j'ai cru convenable de parler avec quelque detail du but des missions , des moyens employes pour I'atteindre et des resultats obtenus. II m'a paru que ce n'est qu'en rapprochant de ces donnees generales , I'oeuvre qui vous etait soumise , que vous pourriez juger si le poete a vu son sujet d'assez haut, et s'il en a traite les points principaux avec assez d'eclat et d'energie. Le plan , je le repete , est dramatique et offre une raise en scene tres-heureuse. « Un voyageur passe pres de I'abbaye du Gard ; la cloche se fait entendre ; il entre dans I'eglise , oil, a la suite d'une cereraonie religieuse, il voit donner le BAisER d'adieu au jeunc levite qui doit bientot partir pour — 225 — une mission en Afrique. Vivement emu de cette touchante solennite, le voyageur va frapper a la porte du monastere comrae pour y demander I'hospitalite. Le missionnaire le recoit comme un ami dont il aurait attendu la venue , et , dans le saint enthousiasme que lui inspire la fete dont il vient d'etre I'objet , il peint a grands traits le zele des apo- tres auxquels il va s'associer , I'efficacite de leurs efforts pour la religion , I'humanite , la morale , les sciences et les arts. II parle du respect que leurs services attachent au nom francais , de leurs fatigues, de leurs souff'rances, de leurs privations et de leurs dangers. Passant de I'enthousiasme a I'attendrissement , le jeune pretre verse des larmes , serre la main du voyageur, lui montre le ciel et s'eloigne, lui laissant pour adieux les sentiments qui viennent de I'ins- pirer. » C'est la sans doute un cadre savant et vaste. En placant dans la bouche meme du missionnaire une image de la tache sublime qu'il va remplir , au lieu de mettre le recit dans une bouche etrangere , I'auteur s'etait menage le moyen de don- ner a la narration autant de verite que d'eclat , de pathe- tique que de chaleur. Mais , sous plusieurs de ces rapports , I'oeuvre laisse a desirer; le poeme peche moins parce que Ton y trouve , que parce que Ton y cherche sans le trouver. II fallait nous offrir le jeune Missionnaire , non pas decri- vant , en termes generaux , les travaux et les succes de I'a- postolat , mais peignant I'horreur des lieux que I'apotre doit parcourir, la barbare ignorance des peuples qu'il va visiter , le genie qu'il faut deployer pour se faire recevoir , pour se faire ecouter , pour faire comprendre la verite et la saintete d'une religion de mystere et de foi. II fallait signaler a grands traits la charite que le soldat de la croix doit prodi- guer dans les aumones aux indigents, dans les soins et les consolations aux malades, la patience qu'il faut qu'il oppose — 226 - aux outrages et aux persecutions , sa Constance dans les tra- vaux , les fatigues et les privations , et surtout son intrepi- dite dans les supplices. Ce que je n'ai pu dire , la poesie pent le peindre ; ses tableaux admettent la terreur et la pitie; ne nous a-t-elle point offert le bucher de Jeanne d'Arc et celui des Tern pliers 1... Combien n'eut-il pas ete frappant de voir le jeune Mission- naire , plein d'un religieux transport a la pensee des maux qu'il decrit, les appeler sur lui-meme , et, martyr en espe- rance , en faire la recompense de son sublime devouemenll... le cadre attendait ce tableau. Toutefois , Messieurs , comme , ind^pendamment du merite du plan , le poeme contient un grand nombre de vers bien penses et bien faits; comme 11 revele de nobles sentiments et un talent exerce , vous avez cru rendre a I'auteur bonne et suffisante justice en lui accordant une mention eminem- MENT HONORABLE. Uuc citation dc son ouvrage suffira pour justifier cette distinction. Le voyageur est entre dans le temple ou va s'accomplir la solennite des adieux ; une sainte harmonie a frappe son oreille ; il ecoute;... ecoutons nous-memes le poete : « Mais bienl6l I'orgue expire el sa voix fail silence; » Au pied du sancluaire un L6vile s'avance. » Seul il resle deboul quand lous sonl a genoux. » Quel est done ce hdros et si tier et si doux ? » De la sainte tribu serait-ce le plus digne? » A-t-il 6l6 choisi pour quelqu'honneur insisne? )) Va-t-on faire un pr61at, et dans ses jeunes mains » Placer la crosse d'or des 6v^ques remains ? » Non ; le cloltre du Gard ignore tanl de gioire ; » Moins briilante est sa pari; plus humble est son histoire, » El les obscurs enfanls sous ses toils abril^s » Redouteraient leclal des haules dignit6s. — 227 — n On ne recoit ici pour toute investiture » Qu'un baton de voyage , une robe de bure ; » Le laurier qu'on y cueille est celui des martyrs, n Et ce modeste lot comble tous leurs d6sirs. » De ce triomphateur voyez-vous I'all^gresse? » Pardonnez sa flert6 ! Pardonnez son ivresse ! » 11 va partir, mourir en soldat de la croix » Son front connatt I'orgueil pour la premiere fois. » 16. ESSAI SUR LE GIORGION. Par M. le D/ RIGOLLOT. On ne possede que peu de renseignements sur le Giorgion et sa vie peut etre brieveraent racontee, mais tout le monde s'accorde a le placer au nombredes plus grands peintres qui out brille en Italie, a I'epoque glorieuse appelee la Renais- sance , a le regarder comme un de ces genies createurs qui , de prime-saut , ont atteint les liraites de I'art, et dout les ouvrages, iraites avec plus ou moins de bonheur , n'out pu encore etre surpasses (1). Georges Barbarelli , que sa bonne mine , sa taille avanta- geuse et I'entrain de son caractere ont fait surnomnier le Giorgion (le beau ou le grand Georges, peut-etre aussi le fanfaron) (2), est ne, selon I'opinion la plus accreditee, vers I'an 1477, a Castel-Franco, bourg de la Marche-de-Trevise ; (1) II est vrai de dire que le Giorgion s'esl toujours niainlenu dans un poste d'oii personne n'a pu encore jusqu'ici le d6poss6der. (De Piles.) (2) Fare 7 giorgio : faire le fendant , lamoureux. 16.* — 250 — du moins, au milieu du xvii." siecle, les membres alors exis- tants d'une faniille Barbarella se vantaient d'etre de ses parents (1). N'etant encore qu'un enfant , il raontra de si grandes dispositions pour la peinture , que son pere le conduisit a Yenise, dans I'ecole de Jean Bellin ; on ne sait pas au juste quand on le placa sous cet habile artiste, mais, en supposant que le jeune Barbarelli eiit alors quatorze ans, son maitre en avail soixante-six ; a cet age , et habitue depuis longues an- nees a donner des lecons , il devait pen s'attendre a en re- cevoir d'un si novice ecolier. II en fut cependant autrement ; Georges Barbarelli avait une de ces organisations privile- giees qui devinent plut6t qu'elles n'apprennent ; doue d'une puissante intuition , les objets de la nature lui apparurent sous un aspect si eclatant et alors si nouveau pour tons les yeux, qu'avant de produire une revolution dans I'art de peindre , il apporta d'abord le trouble dans I'atelier de son patron. A la maniere etudiee et savante, mais maigre et seche de Jean Bellin, a son coloris quelquefois rose et delicat, il substituait une fougue, une chaleur de ton,un emploi hardi du clair obscur qui durent paraitre par trop etranges €t desordonnes. Est-ce Jean Bellin qui renvoya un eleve ingouvernable ? est-ce ce dernier , rebute des entraves qu'on voulait lui im- poser , qui abandonna une ecole ou il pensait n'avoir rien a apprendre? Nous ne savons ni en quelle annee le Giorgion quitta son vieux maitre, ni quand il posseda la nouvelle maniere de peindre qu'il a creee. Ce dut etre ce- pendant de fort bonne heure, s'il est vrai, comme le dit Vasan , que le Titien qui etait du meme age que le Gior- (1) Suivant une autre tradition , le Giorgion serait n6 non loin de la , ii Yedelago , de cultivaleurs ais^s. — 251 — gion , n'avait pas plus de dix-huit ans lorsqu'il I'imita , ou plutot peut-etre chercha a I'imiter (1). Tout porte a croire que lorsque le celebre peintre de Cador tachait de penetrer les secrets du Giorgion et de surprendre sa maniere de travailler , ce dernier n'etait plus chez Jean Bellin; au moins cela resulte de ce que raconte un bio- graphe du Titien (2) qui nous apprend que celui-ci, pour y parvenir, trouva plusieurs fois moyen de se cacher dans une cour ou son condisciple faisait secher ses tableaux au soleil. Le Giorgion travailla d'abord a la solde de quelques peintres peu connus , et s'occupa de ces ouvrages secondaires qui n'enrichissent guere , et surtout ne donnent aucun re- nom ; il fit des tableaux de devotion , puis peignit des coffres, des meubles et de ces armoires a volets qu'on appelle des cabinets. II retourna ensuite dans sa faraille ou chacun I'accueillit avec joie ; on cite quelques peintures qu'il fit a cette epoque pendant son sejour a Castel-Franco. II fit ainsi , pour I'eglise paroissiale , un tableau oii il se representa lui-meme , sous la figure de saint Georges , et I'un de ses freres , sous celle de saint Francois ; une Madone peinte pour un Condottieri , quelques portraits et un tres beau Christ mort, entoure d'anges , fait pour le mont-de-piete de Trevise , et qui se conserve encore dans cette ville. Le Giorgion , revenu a Venise, se logea dans le Campo san Silvestro. Son talent comme peintre et son caractere ai- (1) II faut remarquer qu'a cet endroit, Vasari, qui cependant avail connu particulierement le Titien, se trompe sur la date de sa naissance qui! place a I'an 1480 au lieu de 1477. A ce compte , la dix-huitieme ann6e du Titien r^pondrait a peu pres a la vingti6me du Giorgion. (2) Vita dell insigne piltore Tiziano VeceUio gia scritta da anonimo au- tore reprodolta, etc., in Venezia, 1809, — 252 — mable lui acquirent de nonibreux amis; de plus, il jouait du luth en perfection et chantait si admirablement (1) qu'il etait appele dans les plus belles assemblees pour y presider aux concerts que se donnaient les families patriciennes (2). II eut ainsi toutes series d'occasions de se livrer aux plaisirs de son age, et vecut, disent les biographes, en galant homme. Cependant , pour occuper ses pinceaux et peut-etre aussi pour donner le gout de ce genre de decoration , il imagina de peindre a fresque I'exterieur de la maison qu'il habitait ; il y representa une multitude de personnages : des musiciens, des poetes , des groupes d'enfants , la plupart en clair obscur ou camaieu. On y voyait aussi I'empereur Frederic I." et Antonia de Bergame qui , comma Lucrece , s'arracha la vie pour conserver son honneur. Ces travaux ayant attire I'attention, on lui donna a pein- dre dans le meme genre la Casa Soranza sur le Campo di San-Paolo (la place Saint-Paul). II y ligura diverses his- toires, des frises de jeunes enfants, des personnages places dans des niches, etc. Malheureusement, ces peintures n'ont pu resister lougtemps aux injures de I'air , et lorsque Ri- dolfi ecrivait son histoire (5) vers le milieu du dix-septieme siecle, il ne restait plus sur cette facade qu'une femme tenant une fleur et une figure de Yulcain (4). (1) Tanto divinamente, (Vasari.) (2) M. Rio a fait , a ce sujet, des reflexions ing6nieuses sur rafflnit6 se- crete qui existe entre I'organe de la musique et celui qui preside a la com- binaison des couieurs. — La plupavt des peintres de I'Ecole v6nilienne 6laient de fort habiles musiciens. (3) Carlo Ridolfi. Le maraviglie dell' arte overo le vite de gl' illustri pittori veneti. Venetia, 1648. (4) Vasari y a reniarqud qu'un morceau qui avail 6te peint a I'liuile sur de la chaux , avail mieux r^sist^ il Taction de lair que ce qui avail ^t6 execute a fresque. — 255 — Le Giorgion avait chez lui un atelier et s'eraployait a or- ner de ses peintures, seloa la mode du temps, des armes , des boucliers et des coffres de mariage ; nous ne savons pas si Ton conserve encore quelques-uns de ces ouvrages; mais ce qui parait avoir surtout frappe ses contemporains , c'est I'es- prit d'invention qu'il y deployait et peut-etre aussi I'espece d'erudition avec laquelle il representait les sujets les plus rians de la mythologie ; cela fait croire qu'il avait recu une certaine education classique, et qu'il pouvait puiser aux sources raemes de la litterature ancienne. Les metamorphoses d'Ovide (dont nous ignorons s'il exis- tait alors quelque version italienne) lui offraient une source inepuisable de compositions gracieuses, le plus souvent pla- cees au milieu de beaux paysages oii se trouvaient des ani- maux sauvages ou domestiques de toute espece. « Ain^i , il avait represente la defaite des Geans foudroyes par Jupiter ; Apollon vainqueur du serpent Python ou poursuivant en vain la fille de Penee , qui se transforme en laurier lorsqu'il croit la saisir ; la metamorphose d'lo en vache et d' Argus en paon ; la chute de Phaeton sur les rives du P6 et le deuil de ses soBurs ; les histoires de Diane et de Calysto, de Mercure de- robant les troupeaux i' Apollon , de Jupiter et d'Europe , de Cadmus et des guerriers qu'il a semes ; celles d'Acteon , de Niobe et de ses enfants, de Philemon et de Beaucis; les tra- vaux d'Hercule, Dejanire et le Centaure; Ariane aban- donnee par Thesee dans I'isle de Naxos; les amours de Ve- nus et d' Adonis. » Telle est une partie des sujets a I'occasion desquels le talent du Giorgion dut enfauter des merveilles. II faut y ajouter encore une serie de douze tableaux de moyenne grandeur , tires des recits d'Apulee et representant la fable de Psyche. Combien ne doit-on pas en regretter la perte ; quelle comparaison instructive on eut pu faire entre eux et la suite de gravures si connues dont le dessin a longtemps — 234 — 6te attribue a Raphael, oii la meme histoire a ete repro- duite d'lme facon si agreable , bien des annees apres la mort dii Giorgion. Nous nous contenterons d'indiquer com- ment ce dernier en a traite deux ou trois sujets. On y voyait d'abord la jeune Psyche dont le teint avail a la fois la blancheur du lys et le doux incarnat de la rose ; sa blonde chevelure est ornee de fleurs , elle sourit dou- ceraent, et, dans une attitude modeste, soutient de la main droite une partie de son voile dont le reste couvre son sein. Devant elle une multitude lui ofl're des fruits et des fleurs , comme a une nouvelle Venus. Dans le 6.'= tableau, la credule Psyche, trompee par la jalousie de ses soeurs, se moutre portant le fer d'une main et de I'autre , une lampe ; elle voit avec etonnement le bel enfant dont elle est I'epouse. L' Amour , reveille par un lu- mignon tombe sur son epaule, s'envole malgre les efforts de Psyche a qui il reproche son ingratitude. Dans le 12. « et dernier de ces tableaux , on assiste aux noces de I'Amour et de Psyche , oil se trouve le concours de tous les dieux , d'ApoJlon et des Muses, places autour d'une table couverte de vases et de fleurs. Outre les fresques dont nous avons deja fait mention , le Giorgion avait peint , encore en clair obscur , au Campo di San-Stephano , sur la facade d'une maison donnant sur le grand canal, Bacchus, Venus et Mars, a mi-corps, avec des enfants, et, probablement aussi, sur la facade de la Casa Gri- mana, aux Servi, quelques fcmmes nues dont on admirait les formes et la couleur. Dans le meme temps, le doge Leonardo Loredano dont il avait fait un admirable portrait (1), lechar- (1) Giorgione fit quantity d'aulres portraits. Tous sent de la plus grande beaui6, comme le prouve celui de I'illustre doge Leonardo Loredano, que J'ai vu expos6 a une Wte de I'Assomption et qui ma semble vivant. (Vasari.) — 235 — gea de peindre , dans le meme genre , la facade la plus ap- parente (celle donnant sur le grand canal) de I'entrepot des Allemands fil fondaco de TedescJnJ , vaste batiinent situ6 dans le quartier le plus beau et le plus frequente de Venise, que la Seigneurie venait de faire reconstruire apres qu'un incendie I'eut consume , en 1504 , ou au commencement de 1505. La date de I'annee ou le Giorgion fut charge de cet ouvrage a quelque importance, Les fresques du Fondaco ne peuvent avoir ete faites en 1505, comme le dit a tort I'abbe Lanzi; on presume qu'elles ne furent executees qu'en 1507, et seu- lement apres le depart d' Albert Durer, qui sejourna huit mois a Yenise en 150(5. On a cherche effectivement si le voyage que le plus grand artiste dont I'Allemagne puisse s'honorer fit dans la haute Italic, avait pu avoir quelque in- fluence sur son talent et change sa maniere ; mais il a ete reconnu que son retour avait precede la revolution que le Giorgion opera dans la peinture venitienne, revolution qui ne peut remonter au-dela de I'epoque ou, mis en evi- dence par la confiance du doge qui lui donnait a entreprendre un grand ouvrage, propre a attircr tous les regards, il put montrer les elTets prodigieux et entierement nouveaux qu'il obtenait de I'emploi hardi de la couleur et du clair obscur, quels que soient d'ailleurs la bizarrerie et le decousu de ses compositions. Effectivement, les sujets qui ornaient I'entrepot des Allemands etaient nombreux et varies, mais in- coherents et souvent difficiles a comprendre. II semble que le peintre, qui les choisissait, n'ait eu d'autre regie que le caprice de son imagination et le besoin de signaler la puis- sance de son talent, en y placant des figures disposees avec fierte et coloriees de la facon la plus vigoureuse. On sait qu'une autre facade du meme edifice, celle qui regarde le pont du Rialto et ce qu'on appelle la Merceria , a — 256 — ete aussi couverte de peintures executees dans la maniere du Giorgion , et a son imitation , par son condisciple et son emuleTitien Vecelli, dont le noni revient si souvent quand on raconte les circonstances de la vie du peintre de Castel- Franco. Cette concurrence de deux illustres artistes de I'ecole venitienne , I'un et I'autre charges de la decoration exte- rieure d'un monument que I'Etat avait rebati a grands frais, a ete pour les biographes italiens un sujet de recherches et de discussions. Le Titien, protege par la famille du doge pre- cedent , Barberigo (1) , fut-il charge de peindre I'entrepot des Allemands immediatement apres que le Giorgion se fut acquitte de la tache qui lui avait ete donnee, ou bien n'est-ce que quelques annees plus tard, quand il avait pres de trente ans, qu'il y travailla a son tour, ainsi que le dit Ticozzi (2)? (1) Vasari parle du portrait dun genlilhomme de la famille Barbe- riga , fait par le Titien. Les chairs 6taient rendues avec une v6rit6 si ex- traordinaire et les moindres details trail6s avec tant de soins, que les che- veux auraient pu 6tre comptfe un a un , ainsi que les points d'une che- misette de satin blanc. II aurait infailliblement €[(•. allribu6 au Giorgion , ajoute Vasari, s'il n'avait 6le sign6 par le Titien ; il fait observer a cette occasion combien il est difficile de distinguer les productions de ces deux grands maltres , et il en fait un sujet d'filoge pour le Titien. (2) Ticozzi. Vite dei pittori Vecellj di Cadore. Milano 1817. Le m^me ^crivain dit {pag. 9) qu'avant de peindre le Fondaco de' Tedeschi, oil le Titien pril enliirement le style du Giorgion , il avait d^ja agrandi et adouci (rammorbidito) celui de Jean Bellin , son nialtre , et s'en 6tait fait un qui lui 6tait propre. Vasari dit. de son c6l6 , que le Titien, plac6 de bonne heure dans I'e- cole de Jean Bellin , y avait puis*^ , dans la maniere dont on imitait la nature , un style plein de crudit6 et de s^chercssc; mais qu'en 1507, gr^ce au Giorgion (c'esl-a-dire aux peintures de I'entrepdt des Allemands) , il commenca ii donner a ses ouvrages plus de morbidesse et de vigueur. — tViJ — Voila ce qui , pour nous, est reste incertain. Dans le der- nier cas , le Titien aurait eu tout le temps de s'approprier telleraent la maniere et le style duGiorgion, que les plus habiles connaisseurs , trompes par la grande ressemblance de leurs oeuvres, ont pii les confondre. C'est ce qui est ar- rive a Yasari lui-meme, qui a attribue au Giorgion une fi- gure de feinme assise , armee d'une epee , dont les pieds portent sur uu geant abattu ; ce qui, dit cet ecrivain, I'a fait ressembler a une Judith ; mais ses regards diriges sur un Allemand qui occupe le bas du tableau , font supposer, s'il faut absolument donner a ce sujet une interpretation, qu'il a voulu representer la Germanie. On voit par la que le de- faut de clarte reproche par Yasari aux compositions du Giorgion , s'appliquait aussi a celle du Titien , puisque cette figure de femme existait de son temps sur la porte princi- pale de I'entrepot des Allemands , celle qui donne sur la Merceria, c'est-a-dire sur la facade laissee au Titien (1). Le Giorgion commenca, dit-on, dans la salle du grand Conseil du palais ducal de Yenise , un tableau historique representant I'empereur Frederic Barberousse s'humiliant devant le pape Alexandre III et lui baisant les pieds. Cette peinture , restee inachevee a sa mort , fut continuee par le Titien qui en changea toute I'ordonnance et y introduisit nombre de portraits des personnages les plus considerables de son temps. Ce devint un ouvrage en grande partie nou- veau,qui obtint I'admiration generale ; nous devons ajouter cependant que, suivant Yasari, Jean Bellin etnonle Giorgion, avait ete charge de cette peinture terminee par le Titien. U n'en existe du reste aucune gravure, et elle a ete detruite (1) Vasari a donii6 aussi au Giorgion un Christ que les juifs tratnent au supplice avec une corde. C'est un tableau c61cbre *lu Titien qai se trou- vait au capitello de Sainl-Rotli. — 238 — en 1577 par Tincendie qui consuma une grande partie du palais du Senat. Une mort prematuree enleva le Giorgion vers la fin de I'an 1511 (1); il succomba, selon Vasari , a la peste qu'il contracta aupres d'une femme qu'il aimait eperdument, et qu'il ne voulut pas abandonner malgre le danger oil I'ex- posait son devouement. Cependant on explique encore sa fin d'une autre maniere; un de ses eleves, Pietro Luzzo (2), en recompense des bonnes lecons qu'il en avail recues , lui debaucha sa maitresse et s'enfuit a Rome avec elle. Le Giorgion fut desespere de cette trahison et la douleur le tua. C'est ainsi que s'exprime Ridolfi , qui regarde d'ailleurs sa mort comme la consequence toute simple de I'infidelite d'une femme dont il etait epris; il n'y a , ajoute-t-il , au mal d'amour d'autre remede que (1) In sul declinare del 1511. (Stefano Ticozzi.) (2) L'histoire de ce Pietro Luzzo , de Feltre , appel6 aussi Morto da Feltro et surnomm6 Zarato, est assez peu connue. D'apres Vasari , ce peintre, particulierement distingu6 par son talent a ex6cuter ce que nous appelons des arabesques, et les Italiens des grotesques, apres avoir s6journ6 d'abord a Florence , vint a Venise , et y aida le Giorgion en peignant des orneraents sur la fagade de I'entrepdt des AUemands dont la decoration lui 6tait confine (en 1507). Luzzo demeura plusieurs mois (molti mesi) a \ enise , ou le retinrent les plaisirs de cette ville renomm^e par ses volupl6s. — De la il se rcndit dans le Frioul , oii 11 resta peu de temps, puis il embrassa la carri6re niilitaire, devint capitaineau ser- vice de la R6publique , et se Gt tuer dans une escarmouche , pres de Zara en Esclavonie , 6tant ^gi de quarante-cinq ans. — II r^sulte de ceci que le Giorgion n'aurait pas 6t6 son mattre , mais qu'il en avait, au contraire, recu le secours d'un talent d6jS tout forra6 et alors original dans une branche de I'art a la vdrit6 secondaire. Cela s'accorde assez peu, du re.ste, avec I'accusation formulae contre lui par Ridolfi. — 239 — la mort. Ovide, que le Giorgion avait sans doute beaucoud lu, u'a-t-il pas ecrit : Nee modus nee requies nisi mors reperilur araoris. Chacun salt qu'en Italie I'amour se prend au serieux; c'est la grande occupation de la vie, et des horames que I'age aurait du murir, en font encore une affaire grave (1) que personne dans ce pays ne songe a envisager du cote plaisant; a plus forte raison doit-on trouver tout natu- rel qu'un artiste jeune, ardent, plein de force, doue de puissantes facultes et d'une vive imagination ait succombe a cette passion cruelle. Le Giorgion etait d'ailleurs, disent ses contemporains , d'un temperament araoureux , et dans ses portraits (surtout dans celui conserve a la galerie royale de Munich ) ses yeux sombres et ardents expriment un sentiment profond et melancolique ; il avait de plus une tete large et forte , une physionomie energique , ouverte, intelligente et une noble stature (2). On n'a fait connaitre que tres imparfaitement un artiste lorsqu'on s'est borne a recueillir ce qu'il est possible de savoir des circonstances de sa vie : nous regardons comme bien plus important et plus difficile, dans la tache que nous nous sommes imposee , I'obligation d'apprecier comme il convient les ceuvres du Giorgion et d'exposer clairement quelles sont les qualites speciales de son talent. II se trouve (1) En ee pays brdlant et oisif, on est amoureux jusqu'a einquante ans, et Ton se d6sespere quand on est quitte. (Beyle.) (2) Independamment du portrait du Giorgion qui se trouve a la galerie des Uffizi de Florence , il y en a d'autres 6galement peints par lui-meme, a Sainl-P6tersbourg (portent la date de 1511) et au palais de Hamptoncourt. — 240 — peut-ctre cinquante ou soixante tableaux du Giorgion dis- semin6s en Europe dans les principales collections; nous esperons qu'il nous suffira de porter notre exaraen sur un petit nombre des plus celebres , pour atteindre le but que nous nous proposons. On salt que dans un tableau I'attention doit se porter tour a tour sur le dessin , la couleur , la composition et I'expression. La predominence accordee a I'un ou a I'autre de ces elements necessaires de toute peinture est ce qui distingue les diverses ecoles et constitue leur principale difference. Ce pourrait etre ici le cas d'entrer, a cet egard, dans cer- taines explications , mais comme nous estiraons que , lors- qu'il s'agit de beaux-arts, les observations generates et les considerations theoriques n'ont de valeur que lorsqu'elles s'appliquent a un objet determine , nous nous abstiendrons de raisonnements prellminaires et, abordant I'observation directe des principales oeuvres du Giorgion, nous allons essayer de rendre compte de nos impressions. Le musee du Louvre possede un tableau appele I'E^ Voto (1) sur lequel on voit la Yierge assise tenant sur ses genoux I'Enfant-Jesus ; la tete de S'. Joseph s'apercoit der- riere elle ; de I'autre cote se trouve S'. S6bastien perc6 de fleches et attache a un arbre et, entre lui et la Vierge, S.'' Catherine qui , la main posee sur son coeur, regarde avec douceur le petit Jesus. Tout a fait sur le premier plan est le buste du donateur dont la tete barbae est vue de profil. Les figures paraissent trop rapprochees les unes des (1) Ce tableau a apparlenii a la galeric dp Charles I", roi d'Angle- lerre. II a M acquis par le c^lebre amateur Jabach et cM^ par lui a Louis XIV. — 241 — autres , leur agencement est sans gout et la maniere dont le portrait du donateur y est intercale a quelque chose de bizarre. La Vierge , S."= Catherine , S'. Sebastien et jusqu'a I'Enfant-Jesus serablent appartenir a une meme famille; leur type est commun et il se pourrait que ce fussent des portraits. Le peintre n'a pas cherche d'ailleurs le con- traste des carnations; leur teint est rouge et comme halle, ou mieux offre ce melange de rouge et de jaune qui est Teft'et produit sur la peau d'une personne bien portante lorsqu'elle est frappee des rayons du soleil. Mais de quel eclat brillent ces figures! Comme un sang chaud circule dans leurs veines , quelle vie les anime ! Quant au portrait du donateur, a nioitie couvert d'ombres vigoureuses, il est bien autrement brule que les autres, il parait tout en feu ; aussi est-il aussi difficile de tracer la ligne de ses traits que de prendre celle d'un charbon incan- descent oil se combattent le rouge et le noir. II y a un tel sentiment de verite dans les personnages, une telle harmonic dans la distribution de la lumiere , un tel charme dans I'ensemble de cette peinture que, plac6e aupres des plus belles toiles des ecoles de Parme et de Venise, au milieu d'admirables Correge et des meilleurs Titien, elle les fait palir et en quelque sorte les eclipse. — Voila ce qu'on a appele il fuoco Giorgionesco ; c'est le triomphe de la couleur dont les effets n'ont pent etre jamais ete portes plus loin. Suivant M. Viardot , il existerait, cependant au Muste royal de Madrid un tableau de meme espece qui surpasse- rait encore VE.r Voto du Louvre; il est, dit-il , dans son genre, un ouvrage complet , admirable , prodigieux, qui etonne, ravit et atlriste a la fois, car on lit sur cette page magnifique la derniere expression du talent de son auteur, — 242 — ce que fiit devenu le Giorgiou , ce que serait devenu sa gloire s'il eut atteint I'age de la malurite, s'il eut eu le temps d'etre aussi fecoud que liardi et puissant. Le sujet de ce tableau qui , a boa droit sans doute , a enthousiasme M. Viardot, est d'ailleurs assez obscur pour qu'on ne puisse faire retomber une part de ses eloges sur la composition. On ne peut, ajoute M. Yiardot, le nommer autreraent qu'un portrait de famille. Devant un gentil- homme couvert de son armure , et qui semble , comme Hector, partir pour un combat, une dame, une autre Andro- maque, s'arrache aux caresses d'un jeune enfant, pour le remettre aux mains de sa suivante. Yoila tout le sujet, et les personnages , vus a mi-corps , sont restes inconnus ; nous craignons que M. Yiardot ne se soit a son egard un peu trop abandonne a son imagination; car le livret officiel du Mus6e royal de Madrid indique d'une tout autre maniere le sujet de ce tableau qui provient de I'Escorial et porte le n." 792. C'est un sujet mystique qui represente I'Enfant-Jesus dans les bras de la Yierge , auquel S.'« Brigite offre des fleurs. Hulfo, I'epoux de la Sainte, est a ses c6t6s revetu de son armure (i). Ceci nous conduit a rappeler une remarque qui a ete faite il y a bien longtemps , c'est que puisque les sujets des tableaux du Giorgion sont le plus souvent obscurs et difficiles a inter- preter , leur merite est independant de la pensee qui a dirig6 I'artisteet consiste entierement dans I'excellence de I'execution et la puissance du talent (ou, corarae s'exprime Reynolds, dans le pouvoir de I' art seulj, c'est-a-dire dans des qualites qui (1) Asunto mistico. — El nino Jesus en brazos dc la Virgen recibe de Santa Brigida el ofricimiento de unas flores. Hulfo niarido de la santa esta su lado veslido de armadura. (Calalogn de los cuadros del real museo de pinlura y escultura de S. M. Madrid. — 1843.) — 245 — n'appartiennent qu'aux plus grands peintres. — Lcs juge- menls portes sur les ceuvres d'art par les hommes de letlres ne s'appuieat que trop souvent sur des considerations dif- ferentes. Ce qu'on nomme le Concert champelre ou la Scene pasto- rale du Louvre, oflfre aussi une composition assez singuliere. Une ferame nue, vue par le dos, tenant une fliite, est assise sur le gazon en face de deux jeunes gens en costume venitien vers lesquels elle se tourae. L'un d'eux parait jouer du luth ou plutot causer avec son voisin. — De I'autre cote du tableau, une femme,dont la draperie nc couvre que le bas du tronc, debout aupres d'uue fontaine, y puise de I'eau avec un vase de crista!. La scene est placee au milieu d'un paysage boise, orne de fabriques et brillant des couleurs les plus gaies; dans le lointain un berger s'avance suivi de son troupeau. On n'apercoit pas le visage de la femme assise, celui de l'un des jeunes gens est cou- vert d'une ombre si forte qu'il parait tout noir et qu'on n'y distingue rien; la figure de I'autre n'est eclairee qu'en partie. Le corps de la femme, dont on ne voit que le dos, est empate et comme bouffi ; sa carnation est d'un jaune olivatre, qui est pent etre I'effet du vert de I'herbe et du feuillage qui se reflete sur elle. L'expression des person- nages est presque nuUe , et , dans cette scene insignifiante , rien ne semble exciter I'interet. Ce tableau n'en est pas moins des plus precieux; il est d'une chaleur de ton et d'un coloris admirables, le paysage ne le cede pas aux meilleurs du Titien , et, suivant le cele- hre Mariette, il est un des plus propres a bien faire connaitre la maniere du Giorgion ; il est impossible de rendre d'une facon plus forte a la fois, plus harmonieuse et plus suave I'effet d'une vive lumiere sur une riche campagne et sur les personnages qui I'animent. L'artiste s'est inspire de la 17. — 244 — nature el a reproduit avec un sentiment de verite et une puissance rare les objets qui frappaient sa vue (1). (1) Nous devons dire cependant qu'un connaisseur exerc6 , le docleur VVaagen, a pens6 que cc tableau devail plut6t 6tre attribu6 au vieui Palme qu'au Giorgion (Kunstwerke undEunstler in Paris. 1839, p. 461). Quoiqu'il reconnaisse que ce qu"il y a de singulier dans cclte composilion soil tout a fait dans la maniere du Giorgion, il Irouve que les formes ne sont ni assez accus6es, ni a^sez solides et que le ton tire trop sur le jaune- clair pour 6trc de ce maitre. Ces caracteres, ainsi que le style du paysage, I'assimilent, suivant lui, aux productions du vieux Palme qui aimait a peindre des sujets analogues. Quoique Jacques Palma (dit le Vieiix Palme, pour le distinguer d'un neveu qui attcignit cependant un Age beaucoup plus avancd que le sieo , puisqu'ilest morta 46 ans), n6 en 1500, n'ait pu Hre directement I'^leve du Giorgion, il mit tant d'applicalion a copier ses ouvrages et les iraita si heureusement qu'on a maintes fois confondu les productions de ces deiix grands artistes. Nous pouvons en citer un exeniple memorable: Vasari, contemporain du vieux Palme, et qui a pu le connaftre personnellement dans un s^jour de pres d'une annee qu'il fit a Vcnise en 1541, lui attribue une des plus belles cl des plus vigoureuses pcintures du Giorgion , celle ex6cut6e pour la confr6rie de St-Marc , et actuellement conserv6e a I'aea- d^mie des beaux-arts deVenise, qui reprdsente une violente temp^te exci- t6e par les demons qui voulaient d^truire cette ville opulente et qu'apaisent par leur intercession les patrons de Venise, saint Marc , saint Nicolas et saint Georges. Vasari , qui admira beaucoup ce tableau, un des plus itnportants de ceux qui restent du Giorgion, en a fait une belle des- cription dans la Vie de Jacques Palme. Nous ue terminerons pas cette note sans relevcr une erreur de la traduction francaise de VHistoire de la Pcinture en Ilalie , de Lanzi. Ony fait dire au docte abb6 (torn. 3 pag. 110) que le vieux Palme, enthou- siasme de la methode du Giorgione , imita la transparence et la vivacite de sa conleur , et qu'il parait qu'cn travaillant , il avail prcsente d ('imagination celte celebre sainte Barbe de I'eglise Santa- Maria- Formosa, qui est I'ouvrage le plus considerable du Giorgione — 24ri — Quoiqu'on ait cru remarquer dans ce tableau quelques incorrections de dessia et des formes peu arretees, il pos- sede a un haut degre, ainsi que celui qui nous a d'abord occupe,les qualites speciales aux productions de I'ecole venitienne, la puissance de la couleur et I'emploi hardi du clair-obscur. Nous ne savons pas s'il est bien necessaire de relever une opinion paradoxale que nous avons vu soutenir tout recemment dans une revue du dernier salon (1) : savoir que la couleur loin d'etre un element essentiel de la peinture, n'en etait qu'une chose accessoire et secondaire. Le defaut de tout le raisonneraent du critique consiste a avoir ecrit le mot peinture au lieu de celui de dessin. Assurement si, vous livrant a un travail d'abstraction (abstraction qui, du reste, est tellement passee dans les habitudes qu'elle semble toute naturelle ) , vous concentrez votre attention sur la forme des corps , et si vous vous pro- et celui dont le caractere est le plus saillant. Tous les amateurs sovent que la sainte Barbe dont il est question, est une des meilleures productions du vieux Palme qui , dit-on , prit pour modele de la figure dc la sainte celle de sa propre fille, Violante. Je n'ai pas sous la main le texte italien de Lanzi, mais void le m^me passage Iraduit en anglais par Thomas Roscoe : Much attached to the method of Giorgionc, he aimed at attaining his clearness of expression, and vivacity of colouring. In his celebrated picture of saint Barbara, at S.Maria Formosa, one of his most powerful and characteristic productions , Jaropo more especially adopted him as his model. {The history of painting in Italy. Vol. II, 1847, pag. U5.) (1) Feuilleton du Constitutionnel du 21 jaiiyier 1851. — L'auteur regrette qu'il soil de ton el de mode maintenant, quand on a quel- que pretention au gout , de n'aimer et de n'estimer dans la peinture que son effet iram6dial et a distance; il sufTit, dit-il, qu'une toile pique, flatte el caresse I'ceil par une certaine coquetterie dans le jeu des couleurs el de la lumiere, pour qu'on nc !ui demande plus rien , etc. 17.* — 246 — posez (i'en rendre scrupuleusement tous les details, si la verite anatoraique et le jeu des muscles soigneusement etu- dies , si la purete des contours sont ce que vous avez avant tout a coeur de conserver, vous n'avez pour cela nul besoin de pinceau ni surtout de palette. Le crayon et le burin conduits par une main exercee, et mieux encore les pro- cedes de la plastique vous suiBront. Yous pourrez etre un grand artiste, un habile dessinateur, uu bou statuaire, raais vous ne serez pas un peintre. Le but de la peinture n'est-il pas de reproduire sur une surface plane les objets de la nature , non tels qu'ils sont (chose materiellement impossible a ses moyens) (1) mais tels qu'ils se montrent a nos yeux, avec leurs couleurs pro- pres, avec les effets si divers que produit sur eux la lu- miere directe ou refletee qui, a la fois, les eclaire et les couvre d'ombres obscures, en tenant compte aussi de I'in- terposition de I'air qui modifie a son tour la perspective lineaire et en altere les proportions. C'est avec tous ces accidents, avec ces apparences variees , avec ces illusions parfois trompeuses que nous voyons les corps , et c'est ainsi que nous demandons a la peinture de nous les representer. La gloire du Giorgion est d'avoir reconnu le premier et d'une facon pent etre instinctive, quel etait le veritable role de la peinture, et surtout d'avoir realise avec un rare bonheur I'idee qu'il en avait concue. Sans doute , I'ecole (1) Cela a plusieurs fois 6t6 dit en d'autres termes, ainsi : L'art ne rend pas la nature elle-mfime mais I'apparence de la nature ; ou bien : La peinture est une fiction poetique, elle ne doit ^tre que le semblant de la r6alii6 et non la r6alit6 elle-m^me. II y a un passage de Pline relatifau sculplciir Lysippe, qui a beaucoup occup6 les critiques; il dit a peu pres la m^me chose, et n'offrirait aucune diflBcult6 s'il s'appliquait a la peinture et non a la statuaire. — Vulgo dicebat ab illis factof quales essenl homines, a se quales vidercntur. — 247 — venitienne etait , vers la fin du XV" siecle , de toutes les 6coles de I'ltalie , celle qui faisait un raeilleur emploi de la couleur et en appreciait le mieux les avantages, raais elle etait encore bien loin de ce que devait en oblenir le Gior- gion qui en reforma toutes les traditions et apporta dans la pratique des changements tels qu'ils furent d'abord un mystere, meme pour ses condisciples; nous avons deja ra- conte a quelle ruse le Titien fut oblige de recourir pour les connaitre. Vasari dit que les ouvrages de Leonard de Vinci ont ete d'une grande utilite au Giorgion (1) et cela se trouve repete dans beaucoup de livres; il est a croire que Vasari s'est trompe. En supposant, ce qui est meme douteux, que le Giorgion ait pu voir quelques peintures du grand maitre florentin, elles n'ont du lui etre d'aucun secours; ils pro- cedaient I'un et I'autre d'une maniere trop differente. Leo- nard fatiguait ses couleurs et les assombrissait pendant (1) On lit a la page 97 du tome iii de la traduction de VHistoire de la Peinture deLanzi, que le Giorgion, si I'on s'en rapporte au jugement de Mengs , se conforma au style du Corregio plus qua celui d'aucun autre. Cette maniere de s'exprimer manque entierement de justesse , si elle signifie que le Giorgion a imit6 les ouvrages du Correge, puisque celui-ci n'avait que 17 ans a la mort du Giorgion. Seulement on pent dire que ces deux grands peintres ont atteint I'un et I'autre, quoique d'une fa^on diverse, au plus parfait emploi de la couleur. Dans la traduction des OEuvres de Raphael Mengs, par Jansen (torn, i pag. 261), on ren- contre une phrase ambigue, probablement mal traduite, qui doit peu rendre la pens6e de I'auteur, et que Lanzi avait sans doute en vue , la voici : Le Giorgion etudia sous les memes maitres que le Titien , mats il les egala et les surpassa plutot meme que ne fit le Titien, qui me parait avoir ete d'un talent a peu pres egal a celui du Correge et qui semhle parvenu par la meme route que celui-ci d un beau clair-obscur "A a un gout plus grand ct plus vigoureux que les Bellin. — 24S — qu'il s'epuisait en eflorts pour arriver a rextreme perfec- tion du modele, tandis que le Giorgion peignait du premier coup avec les couleurs les plus fraiches et Ics plus pures (1). On a cherche plusieurs fois a penetrer le secret de sa maniere de peindre , nous doutons que les explications qu'on en a donnees soient bien satisfaisantes. Ainsi, apres avoir reconnu (2) « qu'il avait en partage une force de » coloris a laquelle aucun peintre n'a encore pu parvenir, » on dit qu'il chercha le premier dans le raeJauge des » couleurs des teintes propres a iraiter les objets qu'il devait » representer. Qu'il trouva I'art de fondre ensemble ces memes » couleurs, de leur assigner des tons differents, de les faire )) valoir par des oppositions ingenieuses , et au lieu que » tout ce qu'on avait peint jusque la etait extremement » plat, il eut I'habilete de tirer de la distribution des ombres » et des lumieres de quoi faire paraitre en relief les figures » de ses tableaux ct de les faire pour ainsi dire sortir de » la toile. — II a cree , ajoute-t-on , I'art du coloris (o) ; cette » partie si essentielle de la peinture qui donne la vie aux )) objets independamment de la correction du trait, devint » en quelque sorte un bien propre aux Venitiens. » Tout cela ne nous apprend pas grand chose et aboutit a reconnaitre que le Giorgion imita avec une verite et un eclat H) Lanzi dit que les Venitiens peignaient beaucoup moins par empa- lement que par touches , et chaque couleur 6tant une fois mise a sa place et renforc6e, sans clre trop tourinenl6e et Irop lustree, les teintes restaient toujours vierges et dans toute leur nettete. (2) Teste du Recueil de Crozat. (3) On peut regarder , dit de Piles, conime une chose (?tonnante , le saut qu'il a fait tout d'un coup de la maniere de Jean Bellin au degr^ supreme oii ii a port6 le coloris, en joignant a une extreme force une extreme sev^rile. — 249 — extraordinaire, non pas seuleraent la nature telle que I'eu- tendait Yasari et les Florentins, niais la nature paree de ses couleurs et des accidents varies de la lumiere, et nenous donne pas encore la clef de ses precedes (1). Nous croyons que si les peintres veniticns ont acquis sous ce rapport une superiorite incontestable , c'est qu'ils voyaient les objets d'une autre maniere et sous un autre aspect que les autres ecoles, particulierement celles de Rome et de Florence; se preoccupant avant tout de la coloration des corps et des effets que la lumiere et I'air produisent sur eux, la precision du dessin , la purete du trait ne venaient qu'en seconde ligne, et il en devait etre ainsi , car la recherche scrupuleuse de la forme et du trait, la delicatesse du modele, la beaute du contour, sont le plus souvent impossibles a conserver pour le peintre qui s'attache principalement a rendre Taction pro- duite par une vive lumiere sur les corps colores tels que le sont surtout les figures humaines (2) ; la forme et le trait s'al- terent , ondulent et se perdent au milieu des vives clartcs et des fortes ombres que projetle un soleil eclatant ou le ciel embrase des regions meridionales (5). (1) Selon de Piles, il ne se servait pour ses carnations que de quatre couleurs capitales , mais dans ces quatre couleurs on ne doit vraisem- blablement y comprendre ni le blanc qui tient lieu de lumiere , ni le noir qui en est la privation. (2) Reynolds aflirme (torn, i, 4.« discours ) que ces choses sont si diam^lralement oppos6es qu'elles sont absolument incompatibles. — II trouve raeme que dans ses peintures a I'huile , Raphael a 6le entralne a des incorrections de dessin qui ne se trouvent ni dans ses fresques ni dans ses cartons. Au reste , Reynolds reproche aux V^nitiens d'avoir un coloris non-seulementtrop brillani, mais trop harmonieux. Ce peintre, ainsi que Raphael Mengs, 6tait comme le renard de la fable; il me- prisait ce qu'ils ne pouvait atteindre. (3) L'Scole dc Vonise parait 6frc nee tout simplement de la contem- — '■2b0 — L'abbe Lanzi cherchant a son tour a se rendie raison du merite propre aux Yenitiens , dit qu'ils paraissent avoir ete doues d'uD genre particulier d'habilete qui leur fait concevoir d'abord tout I'ensemble de leur composition, quelque grande qu'elie fiit , avec tous les effets et toutes les gradations de la lumiere, de sorte que I'oeil en suit la trace sans peine en parcourant le tableau de Tune a I'autre extremite ; la remarque de Lanzi s'applique surtout, a notre avis, aux tableaux de Paul Veronese et du Tintoret , quoiqu'on puisse tres-bien discerner entre ces maitres une diil'erence de maniere. On a ajoute encore que les etats de Venise etaient plus heureusement doues, sous le rapport de la beaute dela lu- miere , de la richesse des campagnes, de la vigueur des car- nations, que les autres contrees de I'ltalie, et que la nature y colore les objets de teintes plus vives qu'ailleurs; mais il nous parait difficile d'admettre que le nord de la Penin- sule italienne puisse I'emporter a cet egard sur la partie meridionale. Vasari , imbu des principes de I'ecole florentine chez la- quelle le dessin et I'etude de I'anatomie formaient la base de I'enseignement, qui negligeait lacouleur ou du moins ne savait pas la rendre , s'etonne que les peintres venitiens comme le Titien , de meme que le Giorgion , Palma Vecchio plation attentive des effets de la nature et de riinilation presque ni6ca- iiique et non laisonn^e des tableaux dont elle enchante les yeux La science du coloris consiste en une infinite de rernarques sur I'efTet des couleurs voisines, sur leurs plus fines differences.... L'oeil exerc6 distingue dans un panier d'oranges vingt jaunes oppos6s qui laissenl un souvenir distinct. Unpeintre d' une autre ecole ne verrait dans ces oranges que leurs contours et les groupes plus ou moins gracieux qu'elles forment «ntre elles (Beyle. Histoire de la peinture en Jtalie. Paris , 1817 , 1. 1"). — 251 — et le Pordenon, procedant tout autrement queles Florentins, aient eu I'habitude d'iraiter imraediatement les objets avec leurs couleurs, le pinceau a la main , sans en faire au prea- labie un dessin. Une autre remarque que fait Vasari, a I'oc- casion de la pratique des Yenitiens et qui est tout a I'a- vantage de ces derniers, bien qu'il la regarde comme un in- convenient ou plutot comme une penible sujetion , un rude assujetissement, c'est I'obligation d'avoir sous les yeux un modele toutes les fois qu'ils peignaient. Si lui merae, au lieu de s'en fier a ses souvenirs , a ses anciennes etudes , et de s'abandonner a une pratique routiniere et expeditive , avail suivi la raethode des Yenitiens, il eut peut-etre atteint comme peintre une reputation egale a celle que lui a acquise le livre oil il a consigne sur la vie des artistes, tant de pre- cieux renseignements. Mais continuons d'etudier d'autres tableaux du Giorgion, nous y trouverons de nouveaux motifs d'admirer la puissance de son talent; les portraits qu'il a peints, les toiles ou il a reuni plusieurs personnages, tetes d'etude ou de caractere, jouissent d'une grande celebrite, telle est entr'autres celle du palais Pitti , connue sous le nora du Concert (1). Un raoine vu a mi-corps, assis devant un clavecin, sans cesser de porter ses doigts sur les touches , se retourne vi- vement vers un autre ecclesiastique, revetu d'un rochet et (1) Ce tableau a apparlenu ariciennement a un gentilhomme floren- tiii appele Paolo del Sera. Plus tard on le d6signa sous le litre de Calvin, Luther et Catherine de Bore, Spouse de ce dernier. Cela £tait absurde de tout point. II suQil de reniarquer qu'enlSU, quand le Giorgion mourut , Calvin n'avait que deux ans. On a dit quej ses deux principaux personnages etaient des freres ou moines de I'ordre de Saint-Augustiii , puis on a fait de I'un un ben^dictin et de I'autre an dominicain. — 252 — tenant une viole; le premier est d'un temperarament sec et bilieux, son teint est jaune, sa figure maigre et osseuse; ses yeux, (lout le globe est entoure par une lignc d'un rouge de sang , ont une expression si energique , le regard est tene- ment fascinateur et inspire, que quand on a vu une fois ce tableau , il est impossible de jamais I'oublier; son image vous poursuit partout comme le ferait une apparition. L'autre moine (di faccia carnosa) , dont le role se borne a ecouter , a un tel air de calrae, de bonhomie, qu'il forme un contraste complet avec le precedent; ils ont d'ailleurs tous les deux un tel caractere de verite, qu'on ne pent mettre en doute que ce ne soient des portraits ; un troisieme per- sonnage plus jeune , place sur le second plan, coifl'e d'un chapeau a plumes est si insignifiant, qu'on ne sail memea quel sexe il apparlient. Le moine qui joue du clavecin a une robe noire, celui qui porte un rochet a de plus un surplis blanc dont les plis et les moindres details sont rendus avec un art merveilleux (1). II n'est pas possible, avec des elements aussi simples, de pro- duire un tableau plus admirable , aussi est-il a Florence Tobjet d'etudes continuelles. Ce qui le caracterise surtout est la force de I'expression , expression due en grande partie au choix d'une nature belle et energique. On a effectivement remarque que dans d'au- tres compositions et dans plusieurs portraits executes par le Giorgion , on regne une apparence de repos, les tetes ont une elevation, un grandiose qui n'appartient qu'aux natures humaines les plus distinguees, a celles qui sont capables des (1) Nous avons d^jii cit6 le portrait d'un membre de la famille Bar- beriga , peint par le Titian , et dont les details du costume 6taient re- produil avec tanl de soin et de v6rile, qu'on pouvait croire, dit Vasari, qu'il etait du Giorgion. — 235 — actions les plus nobles, des sentiments les plus sublimes^ Tel est, par exeraple, un tableau du palais Manfrin de Yenise appele les trois portraits , qui a pour sujet un personnage de distinction se tournant vers une dame aupres de laquelle est un jeune page. — La dame a particulierement et au plus baut degre le genre de beaute propre aux Venitiennes. II en est de meme du celebre portrait de la reine de Cbypre, Ca- therine Cornara (1), conserve dans la meme collection oil se trouve aussi un beau portrait de femme jouant de la guitarre. C'est parce que ces tableaux representent des femmes d'un type remarquable qu'ils ont attire Tattention de lord Byron , tres-expert en cette matiere, quoiqu'il ne se connut nullement en peinture (2). Le Giorgion etait si beureusement done, il possedait une si rare faculte d'intuition, que sans faire de I'eclectisme, de recherches analytiques , de ces raisonnements sur I'esthe- tique dont on ne s'est avise que tard et a des epoques de decadence et d'epuisement , il transportait sur la toile les (1) Le Guide de Venise d'Antoine Quadri (t844j attribue ce portrait au Titien, sans doute par erreur. Vasari en fait mention dans la vie du Giorgion ; il appartenait de son temps a Jean Cornaro. (2j Voici les passages des 3I6moires sur la vie de lord Byron , qui sont relatifs a ces tableaux (torn, ii, pag. 272). J'ai parcouru (dit lord Byron, dans une leltre du U avril 1817.) ce palais Manfrini, celebre par ses tableaux. — N'dtant pas connaisseur je n'en dirai pas grand chose. —II y ade Ires-beaux Giorgione. La reine de Cbypre, etsurtout la femme du Giorgione, (cette designation est inexacle, cependant elle est conforme au texle anglais: the q ' Me pardonnerez-vous , Messieurs, de vous avoir si longue- nient parje, et surtout si longuement parle de raoi ; raais j'ai voulu, en reduisant mon humble merite a sa juste valeur, donner plusd'eclat a la faveur que vous m'avez accordee, et le plus d'expression possible a la reconnaissance que je vous dois. ' »»» f^nJiif* <'"!' REFONSE DE M. J. GARMER, DIREGTEUR DE L'ACADEMIE , AU DISCOURS DE RECEPTION DE M. YVERT. ^^^ Monsieur, Si vous avez ete flatte de I'accueil que vous a fait I'Aca- demie, ^ laquelle vous exprimez votre reconnaissance avec autant de gr^ce que de sensibilite, je ne suis pas raoins heu- reux de vous servir d'introducteur dans celte enceinte oil votre caraclere vous a deja conquis plus d'un ami, et oil vous trouverez bientot des applaudissements pour votre talent aussi distingue que consciencieux. Vous avez espere renconlrer ici des coUegues devoues et toujours bienveillants, nous avons conipt6 sur un collabora- teur laborieux el assidu qui pretera a nos travaux le charrae nouveau toujours d'une plume elegante et feconde. Cette at- tente reciproque ne sera point trompee, Monsieur, j'en ai pour garant I'amour avec lequel vous consacrez aux lettres les loisirs d'une vie active, et la bienveillance dont ra'a honors la corapagnie en me plagant a sa t^te, moi le moins digne de ses membres. Soyez done le bienvenu dans cette enceinte oil vous futes appele par un vote unanime, car vous avez bien fait de - 292 — compter a voire profit les voix des membres qui onl el^ eni- peches de prendre part au scrutin. Plusieurs ont exprim6 leur regret de n'avoir pu s'liuir a leurs collegues, et ceux-la memes que vous aviez atlaqu^s dans une piece aussi spiri- luelle que maligne, elaient desarmes depuis longtemps Solventur risu talulte , tu missus alihis a dit Horace. Quelle Academie d'ailleurs n'a point eu k es- suyer de ces attaques qui , on le sait , Ne sont que badinage et simple jeu d'esprit D'un censeur dans le fond qui foiaire et qui rit. Ajouterai-je que des esprits dislingues comme le voire n'emploieut guere la satire, par respect pour eux-raemes , que contre ceux qui valent la peine d'etre attaques , et qu'il y avait dans cette piece de si beaux vers, si bien exprini6s, si bien senlis , qu'ils marquaient ici votre place , et que loin de trouver etrange que I'auteur de la satire siege dans cette enceinte, on ne peut que feliciler 1' Academie de son choix et I'auteur de ses progres constants et de ses succes. Yos travaux se partagent naturellemeni en deux classes , ceux du publiciste et ceux de I'homme de lettres, qui chez vous cependant ne peuvent se separer. J'aurais voulu, si notre regleraent n'eut sagement ecarte la politique de nos discussions , essayer de vous suivre sur ce terrain. J'aurais montre comment parti d'une origine modeste, vous avez su grandir , vous Clever , et prendre place parmi les journalistes les plus habiles et le plus estimes ; comment, avec I'arme du ridicule vous avez fletri des debats souvent aussi ambitieux que futiles; comment d'un trait de satire plus penetrant mille fois que la logique la plus puissante, vous avez frappe — 293 — des pretentions risibles , si elles n'eussent et6 odieuses, de ces niveleurs extravagants , de ces utopistes effrontes qui , sous pr6texle debonheur et de liberte, ne revaient que le renverse- raent des principes les plus sacres, seules bases de I'ordre social , et le trioniphe de leur egoi'sme. J'aurais voulu vous suivre , quand , avec une dialectique aussi serree que pressanle raise au service d'une cause qui fut toujoursla voire, vousdeployiez toute I'energie quedonne la bonne foi , tou l le talent facile et abondant que la convic- tion seule pent soutenir et qui ne vous fit jamais defaut, soil que vous ayez eu a defendre un gouvernement qui couvrit le pays de tant de gloire que Ton peut bien lui pardonner quel- ques fautes , ou que vous cherchiez a renverser un principe qui con?acrait comrae constitutionnelle I'association mons- trueuse d'un devoir et d'un crime. Yous avez pu , Monsieur, ^tre injuste quelquefois et raeconnaitre des services reels, in- contestables, mais Ton vous devra cette justice que vous avez 6t6 toujours un lutteur franc et courtois , rejetant loin de vous les amies indignes et perfides de I'insulte et de I'insinua- tion ; et vos adversaires, car vous n'avez point d'ennemis dans les camps opposes , ont du , admirant votre courage et votre devouement, repdter plus d'une fois ce que dit Virgile du vaillant Hector : Si Pergama dexlra Defendi possent , etiam hdc defensa fuissent. Mais je m'arrete , car il n'y a point ici de parti ou plutot il n'y en a qu'un , celui de I'ordre, du bien et de I'utile, et nous sorames certains de nous y rencontrer toujours. Votre carriere litt^raire n'a point ete moins heureusement fournie, chacune de vos ceuvres a revele un progres dont votre gout pour le travail et I'etude assurait le developpe- ment. C'est que vous n'avez pas corapte seulement sur cette — 294 - riche imagination dont vous avail dote la nature, et qui ne donne souvent des fruits que dans I'age de l'aclivit6 et des vives impressions, mais vous avez feconde ces dispositions heureuses qu'ont laisse perdre tant dc jeunes gens merveil- leusement doues et qui n'ont eu d'aulre hate, pour nous servir d'une ingenieuse expression de M.""' de Stael, que de prendre possession de I'oisivete , comme d'une robe virile. Vous avez choisi pour raodelesles ecrivains du grand si^cle de Louis XIV. La , seulement , en effet , vous pouviez trouver ce ton de grandeur et de noblesse, de decence et de gravite, de raison et de sagesse , cettc elegance enfin et ce gout soutenus qui distinguent et 'caracterisent la veritable litlerature. Vous nous viendrez done en aide a nous qui cherchons a faire re- vivre et a conserver le gout des Etudes classiques , et n'avons rien de plus a coeur que d'en propager et d'en faire aimer la pratique. N'allezpascroirecependantquel'Academie soitet demeure stationnaire. Elle n'ignore point que les langues, comme les peuples, subissent des modifications incessantes et obeissent ainsi aux necessites de leur nature eminemment perfectible. Mais si elle tient compte des epoquesetdes innovations que le genie et les mceurs portent dans le langage , en le marquant pour ainsi dire de I'empreinte et du sceau qui leur est propre, elle s'effraye aussi de ces hardiesses , de ces ecarts qu'il est si dangereux d'imiter,et redoute comme un ecueil fatal cette tendance vers des formes que la superior, le de certains g6nies a pu seule revetir et faire admirer. Du reste, Monsieur , les ceuvres des grands ecrivains de notre temps que nous regar- dons comme nos modeles et nos maitres ne sont elles point I^ pour vous convaincrc que les richesses amassees dans le grand siecle nous dispensent d'emprunts inutiles, et ne nous ramenent elles point au aaturel et a la simplicite qui sont les conditions — 20o — essenlielles du beau dont voire dernier ouvrage me fournirait au besoin plus d'un heureux exemple. Mais si I'observation des regies , le respect des formes sent une obligation pour Thomme de lettres , il en estd'autres plus serieusesencorequ'il nesaurait meconnaitreetqui constituent reellement son devoir. C'est la mission qu'il semble avoir recu du ciel qui lui prodigua ses favours, d'etre I'interprete du bien, I'organe de la verite , deux besoins de I'iiomme, deuK sources de son bonheur. Tous les ecrits devront done avoir un but utile ct moral et ceux la meme qui paraissent n'avoir d'autre objet que I'agre- raentet la distraction, devront aussi payer a Tulilite publique I'impot du plaisir en parlant au coeur ou a la raison. Historien, sa plume fidele et impartiale tracera avee dignite des jugements sans flatterie, mais aussi sans denigre- ment, car c'est I'indice de la passion plulot que de la justice; il apprendra a n'estiraer ou mepriser que pour le bien ou le mal et non d'apres certaines preoccupations d'esprit hostiles ou bienveillantes. Maintenant surtout que les peuples se sent Aleves au rang de maitres et de gouvernants , sa tache grandira, car ses lecons s'adresseront a tous, et plus que Jamais il ne devra laire aucune verite. Moraliste, et c'est le role qui convienl aujourd'hui surtout au journalisme et que vous paraissez avoir adople, il tracera avec la meme fermete les devoirs du fils et du pere ; il s'effor- cera d'6touffer tout levain de sedition el de faire germer au sein de la famille, ces sentiments d'affeclion qui sont la religion du coeur, el celte dignite calme el genereuse qui fait le citoyen , a quelque degre de Techelie sociale qu'il appartienne. Roraancier , le monde reel avec ses travers et ses ridicules lui fournira des sujets assez varies , assez riches en incidents et en catastrophes pour qu'il n'aille point soulever le voile .Mis — 25)6 — qui coiivre la lioute ct rinfaniic, et etaler aux regards des niiseres qu'il coavicnt de taire et de cacher , ou creer des mondes imaginaires , impossibles et hideux, enfantes par une ame sans foi , pour le de'.assement et la vie factice de coeurs desseches et desherites de toute croyance. Se croit-il appele au theatre, il se gardera bien de ces trans- ports a la mode pour tout ce qui degrade , de cctte passion de verser le ridicule comraea plaisir sur les hommes et les choses les plus honorables et sur les affections les plus saintes , pour flatter un public blase et des appetits niateriels. Qu'il essaie plutot de revenir a cette grande epoque oil I'art dramati- que, avant d'etre profane, amusait , eclairait , corrigeait quelquefois. Et, s'il faut faire la part du temps, qu'il n'oublie point que Shakspeare , quand il tonchait a la realite la plus vulgaire, ne cessait point d'atteindre a la poesie la plus elevee. Plus d'un cssai vers ce retour a etc tente et recompense par le succes , tant il est vrai que les bons ins- tincts ne meurent point chez nous, et se reveillent toujours assezt6t, grace a Dieu , pour interrompre la prescription coramencee par la barbaric. Que, si son genie le porte vers la poesie, il ne se laisse point aller a cetle pensee decourageaate que notre age est mort pour elle, et qu'il n'y a plus de vrai plaisir pour nos oreilles ni pour notre esprit en dehors des clameurs de la tribune et du bruit assourdissant des machines ou des cal- culs de leurs benefices et de leurs pertes. Les auditeurs ne manqueront point et les applaudissements sont assures au poele harmonieux et enthousiasle qui chanlera les conquetes de nossoldats, qu'ils soient guides par I'oriflamme de Saint- Louis ou I'etendart aux trois couleurs , ou qui redira les raerveilles qu'enfautent chaque jour I'industrie et la science associees. Une ameardente saura faire jaillir une source d'e- motions et d'inspirations nouvelles du sein de ces prodiges. — 297 — N'avez-vous pas entendu naguere quels applaudissemenls saluaient I'un de nos collegues quand il celebrait en beaux versles travaux d'un illustre erudit , ceux d'un gracieux con- teur , el le devouement dc notre rail ice citoyenne. Yous meme, Monsieur, vous avez indique cette voie, et les trails avec lesquels vous I'avez marquee , ont fait regretler que vous n'ayez point exploite celte mine non moins brillante et non raoins feconde que les vieilles sources de la poesie. Pardonnez-moi, Messieurs, celte digression dans un sujet qu'il me convenait a raoi moins qu'a personne d'essayer dans cette enceinte oii lant de plumes elegantes et plus exercees eussent pu le trailer de main de mailre. J'ai voulu seulement montrer a noire collegue qu'il n'etait point nouveau parmi nous, et que nous etions en communaute de goiits, d'idees et de tendances lilleraires, et que les Academies, n'eussent- elles d'autre merile que de signaler en les appelant a elles ceux qui s'honorent de leur respect pour notre langue, et qui ne se servent de la parole et de la plume que pour soulenir les principes elernels et immuables du bien et du beau dans I'art et dans I'ordre social , celte mission serait encore sulfi- samraent noble et glorieuse pour juslifier la consideration dont on les entoure , el leur assurer une part plus large dans les encouragements qu'on leur marchande trop souvent, et qui les aideraient si puissarament a remplir , d'une raanifere plus efficace et plus sure , la tache difficile qu'elles se sent impos6e. Soyez done le bien venu parmi nous , Monsieur , et venez partager avec nous ces tresors, fruits de vos eludes, qui seuls peuvent se partager sans s'amoindrir. Vous trouverez ici , je le dis au nora de tons, des auditeurs attenlifs et desjuges ou plut6t des amis qui ont toujours des encouragements pour les efforts genereux et des bravos pour les succes ; et , quand des applaudissemenls nouveaux accueilleront vos travaux 21.* — 298 — dans une autre enceinte , soyez assure qu'ils trouveront ici de r^cho , car la compagnie est trop jalouse et trop fiere de ses membres , pour n'^tre point solidaire de leur gloire et de leurs Irioraphes. EXPOSE, PAR M. G. FORGEVILLE, DE SA COMPOSITION STATUE DE PIERRE LEROIITE. ( stance du 8 Avril 1852. ) Messieurs, Lorsque j'ai eu I'hoDneur d'etre admis a faire paftie de I'Academie , c'est comme artiste que j'ai pris rang parmi vous , et c'est avec mon ciseau que je rae suis engag6 a payer ma dette acad^raique. Mais, depuis cette epoque, notre nou- veau reglement semble avoir abroge toute convention ante- rieure. Je ra'en preoccupais peu , rae figurant avoir paye ma dette par anticipation au moyen de ma statue de Gresset. Cependant, puisqu'il faut s'executer a jour fixe, et qu'il ne m'est pas possible de faire une nouvelle statue en quinze jours, je vais pour cette fois, Messieurs, vous entretenir pen- dant quelques instants d'un sujet que je viens de trailer; ce sujet est Pierre L'Ermite, et fait I'objet d'un projet de monu- ment dont j'ai fait hommage a la Soci^te des Antiquaires — oOO — de Picardie qui a bien voulu le prendre sous son patronage. Je viens d'achever le petit modele qui doit servir de type k la grande statue que nous nous proposons d'61ever au promoteur des Croisades. Avant de m'arreter definitivemenl a ce sujet qui d'abord , je dois le dire, n'avait pas toutes ines sympathies , car je n'a- vais vu , comme beaucoup de monde , les Croisades que du mauvais c6te, j'ai voulu y bien reflechir, et etudier les re- sultats produits par ce grand evenemcnt du moyen-age. Je n'ai pas voulu suivre Pierre L'Ermile commandant et dirigeant vers I'Orient son armee indisciplinee, eomposee en grande partiede gens sans aveu qui a cette epoque commen- caient a etre un embarras pour le pays. Cette multitude en se joignant a I'expedition n'avait d'autre but, on le sait, que le pillage. Ce n'est done que comme orateur preparantla pre- miere Croisade , que je prcnds Pierre L'Ermite. Je n'ai pas voulu le prendre non plus uniquement au point de vue religieux. Dans ce grand acte, tout le monde le sait, la religion a une large part , et je ne crois pas que Pierre L'Er- mite en prechant la premiere Croisade, ait eu d'autre but que d'aller delivrer le tombeau du Christ. Mais si je me place au point de vue de I'artiste, il m'est permis de grandir mon heros et de me persuader que, des I'origine de cette immense entreprise, il prevoyait tous les resultats qui ont ete la con- sequence de son premier mouvement. Sans avoir la pretention de traiter ici une question histori- que bien au-dessus de mes forces, et qui d'ailleurs a ete assez souvent agitee par des historiens de merite; je demanderai, Messieurs, s'll n'est pas permis de s'enthousiasmer pour un personnage qui, par sa conviction, la puissance de son dnergie, de sa volonte, de sa perseverance et de son eloquence per- suasive, a su remuer I'Europe entiere , et entrainer avec lui dans une expedition lointaine et p6rilleuse, les grands comme — oOl — lespetits, le pere de fainille comnie le c61ibataire. Pourat- teindre de tels resultats, il fallait un de ces etres privilegi^s que la nature ne produit qu'a de longs intervalles. Si Pierre L'Ermite a su imprimer ce mouvement extraor- dinaire et unique dans I'histoire, pourquoi , raoi artiste, ne lui supposerais-je pas assez de genie pour avoir pu prdvoir aussi les consequences de cette premiere expedition qui a prepare la civilisation de I'Europeentiere? En effet , a cette epoque , vers la fin du onzieme si6cle , le pouvoir en France etait sans unite , la feodalite le divisait entre une infinite de petits fiefs, dont les chefs avides de guerroyer, agissant en despotes dans leurs petits cercles, se dechiraient conslamment enlr'eux pour les causes les plus futiles. Leur opposition presque permanente avec le chef de r^tat ne permettait pas au gouvernement , dont la force se trouvait ainsi neutraiisee, de niettre en pratique les iddes d'amelioration et de civilisation qu'il aurait pu concevoir. Le peuple dont les habitudes de vagabondage s'accroissaient cha- quejour, se trouvantabruti par la servitude, par I'ignorance et par des desordres de tout genre, etait plut6t traite en es- clave que gouverne. D'un autre cote, I'Europe toute entiere 6tait menacee de Tenvahissement des peuplades a demi bar- bares venues en masse de I'Orient ; les armees des Croises en opposant une digue insurmontable a leur irruption , termi- nerent la lutte engagee depuis plusieurs siecles contre le Christianisme. Le commerce et I'industrie languissaient, ou plutot ils n'existaient qu'en germe ; c'est done encore aux Croisades que Ton pent attribuer leur developperaent , et le commen- cement de ces grandes transactions jusqu'alors ignorees, et que ces expeditions ont du necessairement cr6er. L'architecture et les arts elaient dans I'enfance , et c'est encore a la suite des Croisades que Ton vit s'elever comme — 302 — par miracle ces immenses et majesUieuses basiliques qui nous etonnent , que nous ne cessons d'adniirer aujourd'hui , et que tous nos efforts tendent m6me a imiter. C'est dans ces circonstances que Pierre L'Erihite, d'abord homme d'armes , appartenant a une faraille noble, profitant de I'esprit religieux et belliqueux qui dominait alors, entre- prit son premier voyage en Palestine; la, voyant de pres les mauvais traitements dont les Chretiens etaient I'objet, son imagination ardente s'enflamma , et il compritque le raomeDt etait opportun pour faire jaillir I'etincelle qui devail meltre I'Europe entiereen mouvement, et plus tard fixer d'unema- niere favorable la destinee des peuples. C'est par suite des reflexions qui m'ont ete suggerees par ce grand evenement , que je me suis serieusenient arrete au earactereet a la pose qu'il convenait de donner a mon per- sonnage. Cette question , Messieurs, etait grave et difficile a resoudre , ear tout etait a creer vu I'absence absolue de docu- ments. Dans ma pensee , il y avait deux raanieres de repre- senter Pierre L'Ermite; d'abord on pouvait le prendre pro- noncant ses discours en plein air sur les places publiques ; dans ce cas, ayant a emouvoir un peuple entiereraent ignorant, il devait parler avec vehemence afin de faire partager sa pro- fonde conviction religieuse qui souvent de nos jours a ete prise pour du fanatisme. II pouvait aussi etre compris d'une maniere toute diffe- rente. Si Ton prend Pierre L'Ermite au retour de son pre- mier voyage de Jerusalem racontant a Urbain II les tourments qu'eprouvaient les Chretiens a la Terre Sainte, il devait alors etre profondement affecte ; dans ce cas il faudrait lui donner une attitude tranquille, la figure seule pourrait le caracteri- ser en portant I'empreinte de la tristesse. Mais les masses auraient bien difficilement reconnu Pierre L'Ermite dans une image trail^e ainsi , et corame il s'agit d'un monument desti- — 505 — ne a une place publique, j'ai cru devoir abaadonner cette seconde pensee pour ne m'arreter qu'a la premiere. J'avais eu aussi rintention de mettre a ses pieds quelques altributs guerriers rappelant sa profession , lels que colte de maille, casques et armes ; ou bien un trophee musulman avec une croix renversee pour indiquer que le tombeau du Christ etait en la puissance des infideles, Mais prenant Pierre L'Erraite sur une place publique, j'ai du renoncer a ces at- lribusall6goriques, pour me renfermer dans la plus grande simplicite. Une fois fixe sur ce point ; j'ai pendant plusieurs mois medite ma composition qui s'est clairement dessinee dans mon esprit; alors je me suis mis a I'oeuvrcet j'ai travaille avec ardeur. Serai-je assez heureux pour faire partager mes impressions par le public, c'est ce que I'avenir seul ra'ap- prendra. DU RIRE ET INCIDEMMENT DU COMIQUE DE MOLIERE , Pab m. a machart. Discours lu a la Seance publique du 15 Juillet ISS^. Bidendo dicere verum Quidvetat? (Horace). Sur le litre que je viens de lire, il me semble, Messieurs, entendre la critique s'ecrier : « Quoi done ! de quel sujet vient- on nous entretenir? Le Riue devant une compagnie sa- vantel Est-ce ici qu'une pareille question peutetreagitee?)) — Oui , Messieurs, oserai-je repondre, ici comme par- lout ailleurs. Ce n'est pas , en effet , une etude indigne d'une societe ou la philosophie a sa place , que celle qui a pour but de nous faire connaitre la cause do I'une de nos emotions les plus ordinaires , et de nous reveler le secret de I'un des plus beaux genies qui aient illustre la France. Lesanciens, habitues a diviniser tout ce qui se rattache aux besoins, aux sentiments, et aux plaisirs de I'homme, n'avaient-ils pas fait du Rire un demi-dieu? On sait que Momus figurait sur leurs theatres , dans leurs jeux , leurs banquets , et meme dans I'Olympe; et ce n'etait, apres tout, que justice envers le pere des bons mots et de la gaiete. Si I'homme ne pent, en effet, se garanlir des maux de tout genre auxquels sa condition I'expose , il est naturel qu'il y cherche une compensation dans ce qui peut en adoucir I'a- — 506 — merlume. A.ussi , voyez avec quel erapressement il se porte vers tout ce qui peut bannir la tristesse : fetes aux champs et a la ville , concerts harmonieux , bals elegants , joyeux festins, comedies plaisantes. Partouton chercheces bonnet es plaisirs dont le souvenir est encore une jouissance. Dans nos societes quel est rhomnie le mieux accueilli? N'est-ce pas celui dont I'esprit agreable y apporte la gaiete ? Quel est le convive le plus recherche dans nos banquets? C'est le personnage enjoue dont laconversationetincelledeces traits vifs et brillants ausquels la gravite elle-meme ne peut refuser un sourire? Qui ne sail qu'une plaisanterie dite a propos a souvent apaise la colere ? J'ai ri me voila desarm^. Dans la peinture, Tennier et Callot out leur ecole; dans nos concerts le bouffe a son pupitre; dans nos bibliolheques, raille volumes de piquantes satires, d'epigrammes , de bons mots et de contes badins ont leurs rayons : partout Le Rirb est bien venu. Partout I va-t-on me dire ; partout! le trait est fort ; ne I'introduirez-vous pas jusque dans le ciel ? Et pourquoi non , repondrai-jc ? Quittez la terre , et , re- venant au vieux paganisme, suivez-moi dans I'Olyrape. Lk vous verrez Le Rire epanouir le visage des dieux. Sans rap- peler le rire inextinguible dont on a fait leur supreme feli- cite, on connait le passage de I'Uiade oil Vulcain, usurpant les fonctions d'Hebe, presente le nectar aux habitants du se- jour celeste. « En le voyant, dit Homere, s'agiter et courir » de tout c6te en boitant , les dieux et surtout les deesses » font retentir I'Olympe d'un rire eclatant et prolonge. » II est vrai (car il faut ^tre exact) , que la savante M."® Da- cier pretend que Jupiter n'a pas ri et que Junon n'a fait que soarire. Mais un autre commentateur a prouve par vingt pas- sages extraits des auteurs les plus graves, que le rire a 6te general. — 307 — De I'histoire pai'enne, si je passais a des aulorit6s mo- dernes, j'invoquerais Pascal qui, pour justifier la gaietedeses lettres provinciales, prouve que non seulement les peres de I'eglise, mais les saints les plus serieux ct merae Jeremie , le raoins enjoue des propheles , ont perrais Le Rire quand il s'exerce sur la folic des homines : « Videbunt justi et super eos ridebunt. » Mais ici Ton m'arrete : paroles inutiles , me dit-on , vous pr^chez des convertis ; vous voulez prouver les avantages du Rire, mais qui les nie? Si vous nc savez etre gai , soyez du moins logique et devoilez-uous la source de cette emotion si commune autrefois, et devenue si rare aujourd'hui. Pourquoi rit-on ? — Oh ! pourquoi? je pourrais vous repondre comme Sga- narelle qu'Aristote dit la dessus de fort belles choses. Mais pourquoi rit-on ? voila le probleme. Ce n'est pas sans doute de la vive satisfaction que produit un evenement heu- reux : on pent afBrmer, au contraire , que plus le bonheur est grand, moins il admet ce genre d'expression. On en trou- verait la preuve dans ce que Fenelon a cite comme pouvant donner une idee de la felicite des elus : I'allegresse d'une mere qui retrouve I'enfant qu'elle croyait perdu. Cette mere ne sourira pas; elle fondra plutot en larmes de bonheur. Oil done , encore un coup , trouver la cause du Rire ? Les uns la placent dans le dedain, m^le d'un pen d'orgueil per- sonnel , que produit la vue des faiblesses , des vices et des travers de la plupart des hommes; ceux-ci voient la source du Rire dans le ridicule exterieur et les travers de I'esprit , la bizarrerie, la sottise, la gaucherie , la maladresse et meme certaines difformites, quand I'amour-propre les accompagne ; eeux-la dans le grotesque, le burlesque et la caricature; beaucoup d'autres dans les mots ingenieux et plaisants, tous dans une impression gaie , vive et inattendue. — '08 — Dans chacune de ces explications , il y a sans doute de la v6rite ; mais leur variete prouve que ceux qui les proposent , se hornant a des apercus particuliers , n'ont pas remonte a la cause generale , c'est-a-dirc a celle qui , embrassant toutes les autres, en revele la commune origine. Dans Le Rire, en effet , corame en toutes choses, il y a un principe universe!, qui, au raoyen de I'unite , cette grande loi du monde physique et moral , indique le mobile de tons les genres d'hiralite. Or, ce principe , il est, si je ne m'abuse , dans LE coNTRASTE , c'cst-a-dire dans un desaccord entre ce qui devrait etre et ce qui est ; non pas que tout ce qui est contraste soit risible ; mais toute chose risible suppose neces- sairement un contraste. On ue rit jamais de ce qui est ce qu'il doit etre. C'est de cette opposition entre le vrai et le faux , entre les convenances de nature, de raison , de gout, d'usage ou meme de simple convention et tout ce qui les contredit , que nait le ridicule , et , par suite , I'hilarite. Rien de plus naturel a I'homme que la raison; de la le mepris que provoque la stupidite ou meme la simple naivete poussee au-dela de ses limites. Rien de plus necessaire qu'une juste appreciation des personnes et des choses; de la le sou- rire de dedain que produit un jugement evidemment faux sur les choses et sur les personnes. Rien de plus convenable que de con former son ambition a ses raoyens ; de la le ridi- cule attache aux pretentions d'un sot a I'esprit, d'un igno- rant a la science , d'un poltron au courage , d'un avare a la lib^ralite, d'un malfait a la bcaute, d'un maladroit a la grace, d'un vieillard aux agreraents de la jeunesse. Si Ton rit de toutes ces vanites, n'est-ce pas a cause du contraste qu'elles ofTrent entre les pretentions et les raoyens? Vous faut-il des exemples? je n'aurai que I'embarras du choix. Fr^iientant le monde pour I'etudier, vous vous rendez — o09 — chez un riche pioprietaire, ou une soiree pri^e doitreunir unc assemblee norabreuse. Au devant de vous s'offre , pour vous recevoir, le raaitrede la raaison. Avare fastueux, il a voulu concilier les apparences du luxe avec les epargnes de la le- sine. Le suif, epure sous le nom d'une cire menteuse, me- nace d'arroser vos vetements, tandis que sur un large pla- teau s'etalent , savarament distances , Ics rafraichisseraents dont I'avarice a fait un leurre. Un laquais , habile a esqui- ver la main du consommateur trop zele, les lui presente pour les lui soustraire, et renlre a I'ofBce glorieux d'un plateau preserve de toute atteinte Yous riez, Non loin de Monsieur brille une jeune et jolie femme dont un Galant suranne convoite le cceur et la fortune. Voyageur fatigue , il veut remonter le cours de la vie, et c'est d'une voix presqu'eteinte qu'il begaye I'assurance d'un amour dont I'eternite se renfermerait pour lui dans le cercle incertain de huit ou dix annees Yous riez. Mais un personnage plus eclatant ne tarde pas a attirer votre attention. C'est I'oracle du logis. Heureux possesseur du Dictionnaire de la Conversation , et savant par ordre al- phabetique , on le voit successivement Agronome , Biogra- phe et Chimiste , Diplomate , Economiste , et Financier , Geometre, Historien et Ideologue. S'il n'est pas, en outre, Juriste , Legiste et Moraliste , c'est qu'il n'en est encore qu'a la neuvieme lettre deson utile collection Yous riez. Cependant le piano s'est fait entendre. Mademoiselle va , non pas chanter (on ne chante plus) , ellc va dire on inter- preter quelques airs des maitres les plus illustres , recueillis dans des cahiers egalement illustres. II est bien vrai que Mademoiselle ne dit pas tres-juste, et que son interpretation peut provoquer des doutes; mais cela n'empeche ni les ap- plaudissements de rasseniblee qui ne I'a point ^coulee, ni I'approbation rengorgee du beau jouno homme, qui, noncha- — 510 — lamment appuye d'une main sur la chaise de la virtuoso, tourne au hasard de I'autre des feuillets dont il ne saurait deehiffrer une note Vous continuez de rire. Vous ririez bien davantage si vous devinicz le denouement d'une qucrelie qui vient dc s'engager dans un appartement voisin. Deux joueurs se sont emportes , braves tous deux , selon leur dire , ct n'ayant jamais converti en pacifique de- jeuner une affaire d'honneur. L'un d'eux a surpris son part- ner corrigcant la fortune avec un art auquel lui-meme n'est pas etranger. Apres les gros mots , on s'est donne rendez- vous pour le lendemain. Mais rassurez-vous sur les suites; il n'y aura pas de sang repandu; l'un des heros partira pour Bruxelles et I'autre ira visiter Londrcs. Que ne pourrais-je point ajouter a ces legeres csquisses, si je voulais y faire entrer tout ce que nous ofl're de plaisant I'opposition des apparences et des realitesi Mais je ne dois pas oublier que ce n'est pas des seuls travers d'esprit que nait le ridicule; j'ai reconnu parmi ses causes la bizarrerie, la gaucherie, la maladresse et raeme certaines difTormites. D'oii vient le rire qu'elles provoquent , si ce n'est , comrae je I'ai dit , du contraste qu'elles offrent entre ce qui devrait etre et ce qui est. Deux costumes sont sous vos mains; affublez un jeune homme de celui du vieillard , on rira ; couvrez le vieillard de celui du jeune homme, on rira plus encore. Mais suivez-les. Succombant sous le faix des annees, le vieillard chancelle et tombe ; on s'emeut et on court le relever. A I'aspect d'une Belle qui passe en ce moment , le jeune homme s'incline et salue de son air le plus coquet. Mais, plus galant que souple, il tr6buche et donne du nez en terre ; on delate de rire. D'ou vient la difference? simple accident d'un c6te, de I'autre , maladresse. - 3H - Des personnes Je passe maintenant aux ecrits. Si vous cherchez la cause de I'hilark^ qu'excitent les sa- tires, les ^pigrammes , les contes , les bons mots, vous la trouverez dans une dissonance , un desaccord ingenieuse- ment releves, c'est-a-dire dans un contraste. Cette reflexion s'applique particulierement a I'ironie dont I'effet resulte de la piquante opposition entre le mot qui flatte et la pensee qui raille, Ecoutons Boileau ^ « Je le declare done: Quinaull est un Virgile; » TPradon comme un soleil en nos ans a paru ; » Pelletier 6crit mieux qu'Ablancourt ni Patru ; » Cotin, k ses sermons tralnant toute la terre , » Fend lesflots d'audileurs pour alter a sachaire. » On sait I'admirable parti que Pascal a tire de I'ironie dans ses Provinciales, A quoi I'effet en est-il du ? au contraste que I'auteur a su creer entre la doctorale ineptie du bon Pere qui, de la meilleure foi du monde, expose et defend une doctrine aussi fausse que dangereuse , et I'apparente docilite de son interlocuteur qui la pulverise en paraissant I'approuver. Changez de ton : combattez ouvertement I'erreur au lieu de paraitre y adherer , la refutation perdra son plus puissant elTet : on ne rira plus. Il connaissait bien I'element du vrai comique I'admirable toivain qui sut trouver d'inepuisables sources d'hilarit6 Ik ou le sujet ne semblait preter qu'a des tableaux s6rieux ou meme tristes. En passant sous le pinceau de Moliere la misanthropie, I'hypocrisie, I'avarice, i'hypocondrie , le pedantisme, I'im- piete, tous les vices, tons les travers semblent se depouiller de tout ce qu'ils ont d'odieux pour se produire sous des for- mes divertissantes. Un seul mot revele le secret de I'auteur, et ce mot , je n'ai cess6 de le repeter : le contraste. 22. — .112 — Alceste parait , Alceste ce misanthrope pretendu qui n'est donne pour ennerai des hommes que parce qu'il voudrail les rendre sages. La sincere Eiianle a ses vertus sans ses defauts, sa franchise sans sa rudesse; elle I'aime. La payera-t-il de retour ? La raison le voudrait ; I'art ne le veut pas. Celle qu'il airae , c'est I'artificieuse Celimene qui se joue de sa personne et de ses rubans verts. Alceste a un ami ; est-ce un horame grave et loyal, un Ariste incapable de deguiser sa pens^e? C'est Philinte, I'obsequieux Philinte, a qui tous les hommes conviennent egaleraent, attendu qu'il ne se soucie d'aucun. Alceste frequente une societe. Qui la compose? Des courti- sans. A cet homme incapable de flatterie, un sincere conseil est deraande. Par qui? Par un poete!... Je laisse la piquante opposition de la coquette Celimene et de la prude Arsinoe. Un autre chef-d'oeuvre m'appelle. Au dur et franc Alceste a succede I'homme a la haire et a la discipline, le devot tout confit en amour de Dieu et du prochain , qui se scandalise a la vue des appas trop peu voiles d'une demoiselle suivante, fait I'oraison mentale ou plutot menteuse , « et court axix piisonniers des aumdnes » qu'il a partager les deniers. » Quel est ce saint personnage, ce modele de toute vertu? C'est le bon Monsieur Tartuffe qui convoite la femme de son bienfaiteur au moment d'epouser sa fille , chasse le fils et I'ami de la maison, depouille son protecteur, viole son secret, le denonce , et , apres avoir tente de lui ravir biens et hon- neur, menace encore sa liberte. Necroyez pas, Messieurs, que de pareils traits suffisent au g^nie de Moliere. Aux contrastes de caractere et d'ac- tion, il sait joindre ceux du langage. Tartuffe est aux genoux d'Elmire. Mettez dans la bouche du corrupteur les discours ordinaires de la seduction , vous serez vrai , vous ne serez point comique. Aussi, est-ce saintement, en style mystique. — 515 — que le digne horame presse Elmire de trahir et dishonorer son man\ « Que si vous conlemploz , dune Sme un peu b^nigne, » Les tribulations de voire esdave indigne ; » S'il faut que \oi bonl6s veuillent me consoler , » Et jusqu'u men ii^ant daignenl se ravaler, » J'aurai tonjours pour vous , 6 suave merveilk: , » Une dfivotion a nulle autre pareille. » Cherchez si jamais instance plus immorale a ele faite en terraes plus humbles et plus religieux. Mais la scene a change : des cris se font entendre. Quel est ce vieillard? d'oii vient sa colere? C'est Harpagon qui chasse La Fleche le valet de son fils, La Fleche rapide comme le trait dont il porte le nom , La Fleche visant au but et sachant I'atteindre en enlevant le coeur , le sang et la vie de I'avare , c'est-a-dire son tresor. Premiere opposition : un avare et un voleur. Mais combien d'autres vont la suivre 1 — Le vieux Harpagon est amoureux; d'une riche heritiere sans doute? Point du tout ; d'une jeune fille sans dot , a moins que Ton n'accepte pour dot les 12,000 livres compo- sees par Frosine de toutes les depenses que la future ne fera point. Pas de vieillard amoureux sans un rival. Quel est celui d'Earpagon? Son propre fils. Et quel est ce fils d'un avare? Un prodigue , au moins selon monsieur son pere , un dissipa- teur, qui donne furieusement dans le marquis, et semontre barde de rubans des pieds jusqu'a la tete , au lieu d'une demi-douzaine d'aiguillettes qui suffiraient, dit Harpagon , pour attacher son haut-de-chausses. On comprend que le jeune homme aux rubans est prefere au vieillard aux aiguillettes. Mais comment avoir Mariane? II faut que son amant I'enleve... L'enleve ! Vous I'entendez ; 22.* - -I'l — I'enleve! C'est-a-dire qu'il tente de loutes les aventures ga- lantes, celle qui exige le plusd'argent comptanl. Or, il n'en a point. II faut done emprunter, emprunter comrae on em- prunte quand on est amoureux et gene, c'est-a-dire a usure. Vous savez tons que I'usurier n'est rien moins que monsieur son pere , qui ignore la qualite de remprunteur. Mais, helas! pauvre Cleante, tu n'es point au bout de tes tribulations. Comnie complement de la somme qui t'est pro- mise a plus de vingt-cinq pour cent , il faudra que tu accep- tes toutes les guenilles dont La Fleche te presente le borde- reau ; vieilles nippes, vieuK meubles, vieux lit, vieillc.s ar- mes et surtout ce lez^rd empaille que le bordereau signale comme la curiosite la plus agreable que Ton puisse suspendre a un plancher. Or, Mesdames (car c'est toujours aux dames qu'il faut s'a- dresser quand il s'agit d'une tendre compassion) , vous repre- sentez-vous ce pauvre amant courant la poste avec la raai- tresse qu'il a enlevee, emportant pour faire face aux frais du voyage une tenture de tapisserie, un lit a baldaquin, un damier, un jeu de I'oie, un fourneau a distiller, deux cor- nues , trois mousquets , un luth de Bologne et, comme pour boire au postilion, n'ayant a lui olTrir qu'un lezard bourre de paille? Vous gemissez, Mesdames, sur le malheureux Valere; raais prenez garde! attention sur vous-mSmes. Yoici le mo- delc des Roues d'autrefois et des Lions d'aujourd'hui Voici I'homme qui va seduisant la grande dame et la villa- geoise, epousant a droite et a gauche, se jouant de ses ser- ments , de ses mattresses , de ses cr^anciers, de tons les con- seils, de toutes les menaces et du ciel raemc Voici Don .luan! Don .Tuan le plus inconstant de tons les hommes, mais beau , bien fait, brave, spirituel , trompant les femmes, et, par consequent, s'en faisant adorer. - 3lo — Dans un monstre de cette espece (moustre est le mot con- sacre), dans ce monstre oii sera le cote plaisant? Sera-ce dans quelque vulgaire disparate entre ses vices brillants et les ternes vertus de quelque Ariste a sentences? Moliere n'a garde ; il serait moral mais froid. Le contraste sera entre Don Juan franc libertin et Don Juan devot. On connait I'admirable scene oii , place eatre le mariage et le duel par le frere d'Elvire qu'il a ealev^e d'un couvent, il refuse duel et mariage, non par lachete, mais par scrupule de conscience. « Lui 6pouser! juste ciel 1 epouser une femme qui s'etait vouee » a Dieu dans une sainte retraitel 11 s'est, dit-il , adress6 » au ciel , et il a entendu une voix qui lui a dit qu'avec elle » il ne ferait point son salut. » Admirable contraste entre I'affectation du scrupule et I'impiete la plus averee! Plaisant artifice oil le novice hypocrite semble se jouer de I'hypocrisie elle-meme en «xagerant son langagel De meme quand i' s'agit du duel : il ne se battra pas; « le ciel , dit-il, lui en » interdit la pensee. Mais il va passer derriere le grand cou- » vent, et, si on I'attaque, il faudra bien qu'il se defende. » Je ne parle pas de tant d'autres contrastes qui ajoutent au comique de la piece. Qui n'a ri en voyant la piquante oppo- sition du maitre le plus intrepide avec le valet le plus pol- tron, du seducteur le plus adroit avec les deux villageoises les plus naives, du grand seigneur obere et du credule crean- cier qui, mystifie, raille et poliment econduit, s'en va con- tent quoique non paye? Je passe sur dix autres pieces, c'est-a-dlre sur dix autres chefs-d'oeuvre, sur M. Jourdain, le plus naif des bourgeois, voulant a toute force etre gentilhomme, attendu, dit-il , que M. Jourdain, pere, n'etait pas marchand, mais que, se con- naissant en etoffes , il allait en acheter de ville en ville, et en donnait a ses amis pour de I'argent. Je passe sur ce malade en imagination, ce robuste Argan , - 316 - doul fe temperament est si vigoureux qii'il a pu resister aux cent ordonnances de son medecin et aux mille medicaraens de son apothicaire. Je passe sur ce pauvie Pourceaiignaequi, trompe, baffoue, vilipende durant un jour cntier par Sbrigani, s'enfuit de Paris en proclamant le ruse coquin le seul honnete homme qu'il ait trouve dans toute la ville. Je passe sur Georges Dandin , oblige de demander pardon a genoux du tort inexcusable d'avoir eu raison centre sa fename qui vient de le Iromper. Je passe sur I'adroit et vigilant Arnolphe, dupe des pre- cautions memes qu'il a prises pour se menager dans I'igno- rance d' Agnes une garantie eontre le danger qu'il redoute el qu'il fait naitre en voulant I'eviter. Je passe enfin sur les trois Savantes dont le pedantisrae tranche d'une maniere si piquante avec la charmante naivete d'Henriette et le gros bon sens du timide Chrysale. La, com- rae partout , le comique est dans les disparates. On salt que jusque dans les ballets servant d'intermedes a ses pieces, Moliere a su placer un comique d'opposition : il y fait danser les personnages les nioins faits pour la cadence, des procureurs et des sergents , des suisses et des avocats , des medecins et des apothicaires. Remarquez que, fortement attache a son principe, I'auteur n'a pas restreint le comique aux oppositions de caract^res , d'interets et de conduite entre les personnages qu'il met en scene. II a voulu que le conlraste existat entre le serieux de leursdiscours et le comique qu'ils doivent produire; pour etre plaisants il a voulu qu'ils fussent graves. Alcesteest chagrin, Tartu ffe scrupuleux, Harpagon inquiet, Argan triste, Am- phitryon jaloux ; les femmes savantes sont moroses, les peres sont grondeurs, les amants inquicts. Dans leurs ruses les plus coraiques , les valets qui font taut rire ne rient jamais. - 317 - C'est que Moli^re savait que si le tragique nous dit : pleu- rez, pour que je pleure , le comique , son oppos6 en but et en moyens , nous dit , au contraire : si vous voulez que je rie , paraissez serieux ; I'hilarite sur le theatre est autant de pris sur celle du parterre. Je ne connais d'exception apparente k cette regie que la scene oii la bonne Nicole eclate de rire au nez deson maitre bizarrement travesti. Mais remarquez que si Ton rit avec elle a I'aspect de M. Jourdain , c'est surtout d'elle-merae que Ton rit ; on rit des vains efforts qu'elle fait pour r^sister a I'acces d'hilarite qui finit par la faire tomber k la ren verse Mais je m'arrete; j'en aurai dit assez pour ma these, si, k I'appui des reflexions que j'ai developpees , j'ai fait voir que Moliere, convaincu que la source du rire est dans les oppositions de caracteres , de passions , d'esprit , de langage et d'action, a fait du contraste le grand ressort de I'art qu'il a porte a son plus haut degre de perfection. -olh'h -m fv NOTICE SCR LBS TRAVAUX DE ». E. BURNOUF , Membre de I'lnslilul, Correspondanl de TAcademie d'Amiens (i), Par J. B. F. OBRY. ( Stance du 12 Aoikt 1852. ) a> O «s^ Messieurs, Les lettres orientales viennent de faire une perte immense , irreparable. M. E. Burnoiif est d6ced6 a Paris le 28 mai der- nier, k rSge de 51 ans, victime de son devouement a la science (2). Jusqu'k la fin de I'annee derni^re, il avail paru jouir d'une sant6 florissante et presque juvenile , apparence trompeuse qui bient6t devait laisser a d^couvert la plus d6- solante realite. Les labeurs excessifs de la meditation auxquels (t) Depuis la redaction de cette notice ( juillet 1852 ) , nombre de jour- nanx ont pay6 un juste tribut d'61oges et de regrets h la mdmoire de M. E. Burnouf. Ou peut voir entre autres les articles publics par MM. Mohl, Edelest. Du M^ril, Th^od. Pavie et Barlh^Idmy St.-Hilairc, dans le journal Asiatique, 1' Athenaeum fran^ais, le Journal des D^bats et le Journal des Savants. (3) lUtait n6 leSavril 1801. — 520 — il s'6tait vou^sans relache, tandisque son corps restait dans rinaction, ne pouvaient manquer d'abr^ger ses jours. La lame, pour me servir d'une comparaison vulgaire, avail us6 le fourreau. Quoique prevue depuis quelque temps , cette mort pr6ma- turee a caus6 a I'lnstitut une consternation generale qui fut bientot partag6e par le monde savant tout entier. L'A.cademie des Inscriptions et Belles-lettres venait d'entrer en seance lorsque la fatale nouvelle lui fut annoncee. Elle s'est imme- diatement separee, temoignant ainsi, a dit son honorable president , de sa douleur profonde et de ses inconsolables re- grets. L'illustre philologue, vous le savez, Messieurs, etait raembre de presque tous les corps savants de TEurope , de I'Asie et de I'Amerique. Le gouvernement I'avait investi dans ces derniers temps des plus hautes fonctions de I'enseigne- ment superieur et de I'lnstruclion publique, et I'Academie des Inscriptions venait de lui conferer la dignite de Secre- taire perpetuel, la seule qu'il eut ambitionnee. M. E. Burnouf comptait autant d'admirateurs que d'amis dans pres- que toutes les classes de la societe. Par ses manieres affables, il s'etait fait aimer de tous ceux qui avaient eu I'inappr^- ciable avantage de I'approcher , de correspondre ou de confe- rer avec lui. Vous quiavez connu I'homme, m'ecrivait, le jour meme de sa mort, I'un de ses nombreux amis (1), vous n'ignorez pas que chez lui le coeur n'etait pas moins eleve que (1) M. Alfred Maury, sous-biblioth6caire a I'lnsUtul, membre de la Socl6t6 Asiatique de Paris, de la Soci6l6 des Antiquaires de France, collaborateur de la Revue arcbeologiqae, de rAth^iixuTn fran(;ais et de la Revue des deux Mondes, connu par divers ouvragesd'6rudilion,etsurtout par les savantes dissertutions dont M. Guignant a enrichi les deux detnier* volumes des religions de I'antiquit^. — 321 — Tcsprit, et que I'esprit dtait aussi eleve que sa science dtait profonde 1 Les litres que je viens de rappeler ne sont pas les seuls , Messieurs, qui vous rendent sa memoire recomraandable. Elle vous est chere par un cote qui vous touche de plus pr^s. Des 1832, vous I'aviez, sur ma proposition, elu a I'unanimi- te votre membrecorrespondant. Maintes fois il vous a adresse ceux de ses ouvrages dont il pouvait disposer. Maintes fois egalement j'ai eu I'honneur de vous entretenir de ses labo- rieuses et profondes recherches. Aujourd'hui qu'un coup affreux vient pour jamais d'en interromprele cours, vous me saurez gre , je n'en doute pas , du desir que j'eprouve de vous en presenter une revue retrospective. Puisse cette faible es- quisseacquitter la dettedela reconnaissance en vers un savant qui vingl fois m'a donne des temoignages signales d'interet, de sympathie et d'aflection ! Puisse-t-elle en meme temps ne pas vous paraitre trop indigne de la grandeur des sujeta divers que je veux faire passer sous vos yeux ! Les evenements politiques de 1815, en rendant la paix a I'Europe, y avaient ranime le gout des etudes fortes et s6- rieuses, non seulement dans la litterature classique, mais encore dans I'histoire et les antiquites. Non contents d'ex- plorer les monuments du moyen-age , les archeologues les plus distingues s'efforcaient de remonter a I'origine des di- verses nations du globe , d'etudier leurs langues , leurs reli- gions, leursmoeurs, leur organisation sociale. Plus les peuples a etudier etaient anciens et ceiebres, plus ils excitaient la Guriosite. L'Orient surtoutetait devenu le centre des plus ac- tives explorations: c'etait la Californie des savants. L'or qu'ils y cherchaient avail bien aussi sa valeur , valeur toute morale, il est vrai, mais par la meme plus digne d'etre ex- ploitee par les intelligences d'elile ; car le continent de I'Asie avail ete le sejour des plus anciennes nations connues , la — 322 — iource des premieres tradilious religieuses , le plus ancien foyer de la civilisation, en deux mots, le berceau du genre humain. La France, comme toujours, s'^tait raise h la tete de ce mouvement intellectuel. Des 1822, une reunion de philo- logues, de critiques et d'erudils s'etait organisee a Paris sous le nora de Societe Asiatique et avait fonde un journal men- suel qui s'est maintenu jusqu'a nos jours. Cette Societe choisit pour president M. Silvestre de Sacy , alors comble de gloire , d'honneurs et d'ann^es. Elle noniraa pour secretaire M. Abel Remusat, et le jeune E. Burnouf pour secretaire-adjoint. C'est la que ce dernier a fait ses debuts dans la carriere d'e- crivain scientifique. C'est la, c'est dans le journal de cette societe, qu'il a continue de publier jusqu'a sa mort de nombreux articles de philologie orientale. M. E. Burnouf, vous le savez, Messieurs, etait fils unique du celebre auteur d'une grammaire grecque, aujourd'hui repandue partout, et d'une grammaire latine qui meriterait de I'etre autant. II s'etait destine tout d'abord a la carriere du barreau, mais la profession d'avocat ne pouvait guere s'allier a son gout prononce pour la haute philologie (1). II frequenta done assidument le cours de M. Chezy, et I'eleve devint bientol aussi fort que le maitre. II fit tant de progres dans ses etudes philologiques, il y acquit une si solide erudi- tion que bientot Ton crea pour lui a I'ecole normale une chaire de grammaire comparee , chaire oii il n'avait point (1) L'6lude du droit lui avait sugg6r6 I'idde dc comparer notre code Napoleon avec celui de Manou. M. Barlh61emy St.llilaire a rctrouv6 dans ses papiers un m6moire 6tendu sur quelques points de I'anclenne legisla- tion civde des Indlens. (Voir journal des Savants, aoill 18S2, p. 475.) M. E. Burnouf m'avait fourni a moi-mfime des indications pr6cieuses pour mon travail comparalif (encore in6dit) sur le droit h^rWitaire des Indiens, des Grecs et des Remains. - 525 - eu de modele, oii il n'eut point d'imitateur; car, lorsqu'il la quitta pour celle de Sanscrit au College de France, elle fut supprimee, faute de professeur propre a la reraplir. Mais son enseignement, unique alors en Europe, y a laisse des traces profondes dans la memoire de ses eleves plus ages que lui pour la plupart (1). D^s 1824 et 1823, le jeune Indianiste publia dans le jour- nal asiatique I'analyseet I'extrait de deux des trente-sixpoemes mythologiques indiens , norames Pourdnas ou recits des temps antiques , preludantainsi a la belle traduction qu'il devait faire plus tard d'un Pourana bien plus important , le Bhdgavata. Des 1823 encore , il fit inserer dans le raeme journal deux articles philologiques sur les premiers memoires de M. Bopp, relatifs a la comparaison du Sanscrit avec les langues euro- peennes qui s'y rapportent, articles qui furent suivis d'un troisieme en 1829. En menie temps, il travaillait, de concert avec M. Lassen , son condisciple, aujourd'hui professeur a Bonn , a un essai grammatical , historique et comparatif sur lePaii , idiome sacre de I'ile de Ceylan, d'Ava et de Siam , qui est au Sanscrit ce que I'italien est au latin. Get ouvrage, plein derecherches solides, de faits nouveaux et d'apercus ingenieux , fut publie en 1826 aux frais de la Sociele Asia- tique, et suivi en 1827 d'observations grammalicales tres- curicuses, emanees de M. E. Burnouf seul. Ainsi, des cette epoque, notre jeune philologue s'etait procure I'une des deux clefs qui, plus tard, devaient lui ouvrirlessanctuairesduBoud- dhisme. Depuis quelque temps deja, il possedait I'autre, la langue brahmanique, instrument d'une haute puissance , qui, manie par une main habile , ne pouvait manquer de I'intro- (1) On a retrouv6 dans ses papiers les lecons des deux premieres an- n6es, dcriles en enlier de samain. Ses ei^vcs en avaienl conserve des co- pies lilhosraphi^ps. — 524 — (luire bienlot daas les plus anciens monuments des religions del'Inde et de la Perse. En 1829, 11 concourut pourle prix Volney qu'il obtintsans difficult^ sur ses concurrents. Son memoire couronne est reste inedit. Mais I'auteur a bien voulu m'en donner commu- nication, ct c'est sur le rapport qui vous en a ete fait. Mes- sieurs, que vous avez confere a M. E. Burnouf le titrede mem- bre correspondant. Je me borne a rappeler ici que, dansce travail , le laureat de I'inslitut ne s'ctait point bornea traiter sechement son sujet, je veux dire a tracer une metbode uni- forme, adoptee aujourd'hui par les indianisles francais, pour la transcription en caracteres europeens des alphabets orien- taux. II y avail consigne des details tres-precieux lant sur I'originc des langues mortes et vivantes du sud et du nord de rinde, que sur celle des races humaines qui habitent aujour- d'hui celte vaste contree. Jusque-la les travaux philologiques de M. Burnouf parais- saient s'etre concentres dans I'lnde , qui fut toujours la vraie, la noble passion de cet esprit m6ditatif autant qu'invenleur. Mais deja la Perse le preoccupait. II voulait la rattacher a I'Hindoustan par I'etudc du Zend , comme il y avait rattache I'lndo-Chine par I'etude du Pali. Nous en avons pour preuve son extrait d'un commentaire du Yendidad-Sade de Zoroastre , publie dans le Journal asiatique en mai 1829 , et les premieres livraisons du texle zend, lithographic a ses frais. La parents du zend et du Sanscrit, admise alors par quel- ques savants, et rejetee par d'autres, n'est plus aujourd'hui contesleeni contestable; maisellenepouvaitetremise dans tout son jour qu'a I'aide d'un parallele complet des deux idiomes. M. E. Burnouf eut a la fois le bonheur d'une decouverte inat- tendue et la gloire d'un veritable triomphe. En feuilletant les manuscrits oricntaux rapportes de I'lnde par Anquetil Du- perron, il y trouva une paraphrase sanscrite du Yacna de - 52o — Zoroastre, faite, il y a plus de trois cents ans, par un Parse de I'lnde, nomine Neriosengh. Cette precieuse traduction devint pour lui I'objet d'une etude speciale , et depiiis plusieurs an- n6es il s'occupait de la comparaison du zend avec le Sanscrit lorsque la revolution de juillet vint a eclater. Au milieu des graves interets qui preoccupaient alors les esprits, I'erudition francaise courait de grands risques. La route de la fortune et des honneurssemblait lui 6tre a jamais ferrate. Les succes que promettait au talent I'exercice des professions liberales et des fonctions publiques attirait ailleurs I'activite des intelligences, et les detournait de se livrer a des travaux longs et difBciles , dont I'estime d'un petit nombre d'erudits etait I'uuique recompense. II fallait done quelque courage pour perse verer dans le sentier obscur de la philolo- gie , science nee de la veille , inconnue dans le monde et de- daignee par la plupart des savants; il fallait avoir goute les jouissances pures que I'etude fait eprouver a ceux qui s'y de- vouent; il Hillait surtout compter sur I'avenir que reservent a la science les societes modernes. Ce n'est pas moi qui parle ainsi , c'est M. E. Burnouf dans un rapport fait a la Societe asiatique , en seance generale, le 28 avrii 1831. Je me bor- nerai a ajouter, ce que sa modestie ne lui aurait pas permis de s'avouer a lui-meme : il fallait encore se proposer un grand but, celui de reconstituer la genese de rhumanite,comme le geologue Cuvier a reconstitue celle du globe que nous ha- bitons. Telles etaient les vues secretes, lelles etaient les aspirations de notre philologue. Le Sanscrit, le pali et le zend olTraient un champ immense a ses investigations. II se mit a I'oeuvre et fit marcher de front, pour ainsi dire, ses etudes incessantes sur I'lnde, sur la Perse et sur I'lndo-Chine, embrassant d'un seul et meme coup-d'oeil les vastes regions de I'Asie ancienne qui avaient ete occupees, conquises ou civilisees par la race de Japheth , voisine et rivale de la race de Sem. — 526 — k I'epoque dont je vicDs de parler, les haules 6tudessur rOrient avaient pris im essor prodigieux. Pour ne parler ici que des orientalistes francais les plus renommes, Champol- lion jeune , nouvel OEdipe , venait d'arracher au Sphinx 6gyptien une partie de ses enlgmes. Saint Martin preludait au dechiffrement des inscriptions non moins enigraatiques de Persepolis; Chezy continuait a repandre en Europe le gout de la langue et de la litterature brahmaniques, et Abel Remusat s'efforcait d'extraire des livres chinois, mantchous, mongols et tartares , tout ce qui pouvait eclairer I'ancienne histoirede I'Asie orientale. Le fleau de 1852 enleva ces quatre sommites a I'erudition francaise. Champollion cut alors parrai ses eleves de tiraides imitateurs. Son digne remplacant, M. Em. de Rouge, alors trop jeune, ne pouvait lui succeder que beau- coup plus tard. M. Stanislas Julien fut naturelleraent appele a la chaire d'Abel Remusat. M. E. Burnouf n'avait pas de moindres litres pour occuper celle de son raaitre Chezy. Mais bientot il devait surpasser egaleraent et Chezy et Remusat et Saint-Martin, dans les etudes qu'il entreprendrait apres eux. De tons les anciens idiomes de I'Orient qui , a juste titre , attiraient I'attenlion des philologues, le plus important sans conlredit etait celui desBrahraanes de I'lnde. Les livres sans- crits, en effet, recelaient les secrets des vieilles doctrines orien. tales, des systeraes plus ou moins complets de religion , de science , de philosophic. On y cherchait avec une ardenle cu- riosite les rapports que ces systemes laissent entrevoir avec les croyances et les opinions repandues en Occident. On esp6- rait toucher enfin aux origines de I'histoire de I'esprit hu- main. Malheureusement le fil se derobait souvent a ceux qui entreprenaient de parcourir le dedale des antiquiles indien- nes. La route , herissee de ronces et d'epines , etait a peine frayee sur le Continent. Onn'y avait gueres public ct traduit que des drames, des poesies l^g^res, de petits episodes , em- — 3i!7 — prunl6s aux grandes 6pop6es , ou tie courts cxtraits dc quel- ques Pouranas. Pour tout le reste , on en etait reduit aux m^raoires de la Socidte asiatique du Bengale, memoirespre- cieux sans doute, mais insuffisants et quelquefois concus dans des vues ^Iroites ou syslematiques. Il restait done beaucoup a faire. Une fois en possession de la chaire de Sanscrit au college de France, M. E. Burnouf sut I'elever et I'agrandir , en y expli- quant tour-a-tour les lois de Manou , le Mahabharala , le Ramayana et lesVedas, c'est-a-dire les plus vieux monuments dela legislation, de la litterature et de la religion primitive des Indiens. C'etait une entreprise bien bardie pour cetle epoque, mais il sut s'en acquitteren vrai professeur, a la fois philologue, critique, historien et philosophe. Quel dommage que ses autres travaux ne lui aient pas laisse le temps de faire pour les textes vediques ce qu'il a fait pour les textes zends , une analyse ecrite de ses etudes approfondies ! MM. Rosen , Wilson et Stevenson ayant annonc6 la publi- cation prochaine des trois V6das , les plus importants et les plus renommes, le Rig, le Yadjour et le Sama, tandis que M. G. de Schlegel publiait le Ramayana , M. Loiseleur de Longchamps les lois de Manou , M. Langlois le Harivansa , et que M. Bopp promettait une version du Mahabharala, M. E. Burnouf, par delicatesse, se restreignit a celle du Bhaga- vala-Pourana , I'une des derniferes, des plus reraarquables et des plus populaires transformations du Brahmanisme. Les amis de la litterature orientale devaient avoir ainsi sous les yeux les trois principales phases de la civilisation des Hindous , depuis son origine jusqu'a nos jours. Cette traduction , com- mencee en 1852 , a ete interrompue par la revolution de f6- vrier, Il n'en a paru que trois volumes , publics dans la ma- gnifique collection orientale, en 1840, 1844 et 1847. Les 23. — 328 — prefaces du premier et du troisi^me volumes sonl des chefs^ d'oeuvre d'analyse, de critique et d'erudition (1). Tout autre indianiste se fiit estim6 heureux de connaltre a fond les origines, les metamorphoses et les ramificalions du Brahmanisme indien. Les savants anglais, residant a u Ben- gale , les W. Jones , les Wilkins , les Colebrooke , n'avaient guere ete plus loin. C'etait peu pour M. E. Burnouf. II vou- lait encore savoir et s'assurer jusqu'a quel point el dans quel ordre on pouvait raltacher a I'indianisme, d'un cote, I'an- tique religion d'Ahoura-Mazdd (Ormuzd) , aujourd'hui si fai- ble et si persecutee dans la Perse , et, de I'autre , I'etrange doctrine du Qakya-Moimi (Bouddha) , raaintenant si repan- due dans I'lndo-Chine. Depuis plus de cinquante ans, ces deux problemes histo- riques d'une haute importance pour I'histoire de I'esprit hu- main , avaient dte agites , debattus , tranches en sens divers, par des savants tres-distingues d'ailleurs, mais qui, pour la plu- parl , possedaient a peine les premiers elements d'une solution rationnelle. Ne connaissant ni le zend, ni le Sanscrit , ni le pali, ces erudits etaient obliges de s'en rapporter a des tra- ductions en langues etrangeres, traductions faites a desepo- ques relativement modernes , sans ordre , sans choix , sans critique, sans discernement. II n'y avait gu^re en Europe qu'un homme capable de debrouiller le chaos de I'lndo-Chine et de defricher les step- pes de la Bactriane. Get homme 6tait E. Burnouf. Ici , penu- rie de raoyens, un seul livre, le Vendidad-Sade , 6crit dans unelangue inconnue ; une paraphrase sanscrile, et une tra- duction fran^aise, souvent fautive, I'une et I'autre faites de (1) J'ai rendu compte de la premiere a rAcaddrnie a ta fin de 1840. La seconde est remplie de details int^ressants sur plusieurs textes obscurs des Vedas . et sur les r^cits indiens et s(^miliques du deluge. - 329 — seconde main , non pas sur le texte zend , mais sur des ver- sions en Pehlvi, enPazend, en Parsi (I). La, exuberance de documents, 188 volumes, rediges dans six ou sept idio- mes , une veritable bibliotheque bouddhique. Je n'essaierai pas de redire quels prodiges inouis de saga- cite, d'erudition, de patience ,de finesse etde profondeur il a fallu deployer dans ces deux immortelles decouvertes, la res- titution de la langue de Zoroastre et I'exegese de la religion de Bouddha. Deja je vous ai entrelenus de la premiere dans men rapport sur les travaux philologiques de M. E. Burnouf que vous avez bien voulu faire inserer en 1855 dans un vo- lume de vos ra6moires. Si je ne vous ai point pareillement rendu compte de la seconde, c'est que M. Blot lui avait con- sacre, dans le Journal des savants de 1843, trois curieux ar- ticles auxquels je n'aurais eu garde de rien ajouler , de rien retrancher. D'ailleurs le commentaire sur le Yacna zend de Zoroastre et I'introduction a I'histoire du Bouddhisrae indien viennent d'etre dignement et eloquemment appreci^s sur la tombe de M. E. Burnouf par les orateurs de I'lnstitut, du college de France et de I'Universite , et plus recemment en- core par M. Philarete Chasles dans le Journal des debats (2). Je me bornerai done a en resumer quelques conclusions ge- nerales. (1) M. Mohl, ami inlime de M. E. Burnouf, a fail part k M. Barth6- lemy Sl.-Hilaire d'un fait tres-curieux, i savoir, que, dans nne poI6- miquereligieuseenlre les parses de Bombay et les missionnaircs protes- tants, on suivit de part et d'autre rinlerprdlallon d'E. Burnouf. C'6tail, ajoute le dernier savant, c'6tait la science du jeune philologuefrancais qui faisait aulorit6 pour les adorateurs d'Ormuzd (Voir Journal des Savants , ^oatl8S2, p. 486.) (2) Depuis la lecture decette notice, M. Barth61emy St.-Hilaire en a de nouveau relev6 le mdrite et I'importance dans deux articles reraarqua- bles sur les travaux de M. E. Burnouf. (Voir Journal des Savants , aofit 1852 , p. 473-487, et seplembre suivant , 561-575.) 23.* — 530 — D'une part, communautc d'origine enlre les anciens peu- ples, lesanciens idiomes, les anciens cultes de I'lnde et de la Perse ; puis sejour priniitif de ces nations-soeurs dans I'an- cienne Arieou Ariane persique, born6eau nord par I'laxarte et le lac Aral , au sud par I'Arius ou Heri-Roud , a I'ouest par la mer Caspienne et a Test par I'lmaUs ou Belour-Tagh ; en- fin extension de la langue zende dcpuis le fleuve laxarte ou Djihoun dans la Transoxiane, jusqu'au fleuve Halys dans I'Asie Mineure. D'autre part , naissance et developpement de la sccte boud- dhique au sein du Brahmanisme indien dont elle se delacha six siecles avant notre ere, comme en Palestine, la religion du Christ s'est detachee du culte judaique, comme en Europe, la religion protestante s'est detachee du catholicisme ; puis expulsion presque totale des bouddhisles par des brahmanes fanatiques, apres douze cents ans de lutte acharnee; ensuite proselylisme ardent des sectaires exiles ; enfin propagation successive de leur doctrine religieuse dans toutes les contrees de Test , du nord et du nord-ouest de I'Hindoustan , contrees dans iesquelles elle est devenuc la religion de plus de deux cent millions d'homraes, sansparler des regions de I'ouest ou, apres avoir domine sur I'ancienne religion persane, elle a 6te supplant^c a son tour par I'lslamisme. Ainsi se trouverent expliquees , ^claircies et ramenees a un centre comraun deux grandes religions de I'Asie orientale, celles de la Perse et de I'lndo-Chine, ayant pour langues sa- cr6es , I'une le zend et le pehlvi , I'aulre le Sanscrit et le pali : ce sont deux belles pages re^tituees a I'histoire de I'ancien raonde et meme a celle du monde moderne , car la moitie de I'Asie est encore bouddhiste , et puise dans les dogmes sama- neens des idees religieuses qui I'eloignent du christianisme. Le comraentaire sur \eYacna zend et I'histoire du boud- dhisme indien restent malheureusement inachevfe, aussi bien - 331 - que la traduction duBhagavata-Pourana. L'auteur a fait sui- vre le premier d'etudesinteressantessurla langueetlestextes zends publies dans le Journal Asiatique, de 1840 a 1847. Le deuxieme volume du second est actuellement sous presse, etparaitra sans doute bientot, ainsi que le lotus de la bonne lot, iraprimedepuis longtemps,livre bouddhiquedesplus cu- rieux, contenant plusieurs paraboles qui rappellent souvent cellesde I'evangile (1). Mais il est douteux que la Iroisierae ait ete continuee et suiviedes notes explicatives qui devaient nous initier dans tous les mysteres de la religion brahmanique. La lecture des nombreuses iegendes sacrees du Nepaul et de I'ile de Ceylan qui ont scrvi de base a I'histoire du Boud- dhisme indien , a sans doute suggere a M. E. Burnouf des re- marques philologiques du plus haut interet. Un philologue aussi profond n'aura pas manque de suivre les alterations du Sanscrit dans les dialectes zend, pali, pracrit, singhalais, birman, siamois ct autres, car on sait que I'idiome brahma- nique s'est etendu a Test et au sud jusqu'a la Polynesie. On dit qu'ila laisse dansses papiers des vocabulaires comparatifs tres-curieux ou il montre sur chaque mot le passage du sens propre aux divers sens figures. Le Journal asiatique s'enri- chira probablement de ces modeles d'analyse lexicologique, comme il s'est enrichi des etudes sur la langue et les lextes zends (2). Vous n'ignorez pas , Messieurs , quels immenses services la (1) Ces deux ouvrages ont 6t6 publics depuis, el M. Th6od. Pavie en a rendu compte dans rAlhenaeum, Janvier et f6vrier 1853, pag. 93-5 et pag. 120-3. (2) M.Barlh61emy St.-Hilaire a fait un curieux relevd des manuscrits laiss6s par M. E. Burnouf. II les a divis^s en cinq classes principales, r6- pondant aux langues que je viens d'6num6rer. Voir Journal des Savants septembre 1852 , p. 566-570 et Athenaeum francais, Janvier 1855, p. 37-8, — 332 — restitution du vieil idiome de la Perse a rendus a la linguis- tique, a I'ethnographie et a I'histoire. Avant M. E. Burnouf , on avail reconnu et constate les resserablances les plus frap- pantes du Sanscrit avec le grec , le latin, le gothique, le li- tbuanien et le slave. Des 1816, M. Bopp, marchant sur les traces de son maitre , M. de Schlegel, s'etaitconstitue I'histo- rien critique de ce parallelisme aussi important qu'inattendu. Ces deux savants et G. de Humboldt avec eux , en avaient d^duit , comme consequences ethnographiques , de tres-an- ciens rapports d'origine , de parente ou de voisinage entre les diverses nations qui avaient parie ces langues mortes ; mais le zend qui devaitservir de lien commun a ces etudes compa- ratives , manquait a la premiere nomenclature ou n'y figurait que pour ordre, tant il etait ignore! Le philologue de Paris supplea a cette grande lacune. C'est lui qui fixa le premier les rapports precis de la race persane avec les Hindous, d'un cote, et, de I'autre, avec toutes les nations diverses de la merae souche. II montra que la connaissance du zend n'etait pas moins necessaire que celledu Sanscrit pour expliquer les for- mes grammaticales des vieux idiomes de I'Europe. Il fit voir que I'ancienne Arieou Ariane persique, appelee aussi Bac- triane, avail ete lesejour primitif et commun des descendants de Japheth qui se nommaient entr'eux Arytts , c'est-a-dire il- lustres. Il prouva par des rapprochements de lout genre entre le Sanscrit archaique des vedas el le zend inculte des livres de Zoroastre, que les Ariens de I'lnde el de la Perse habi- taienl d'abord sous les memes tentes dans la Transoxiane ; que s'y Irouvant trop a I'etroil, ils s'etaient s^pares a la longue pour s'etendre, les uns au sud-est, entre I'lndus et le Gauge, lesaulres au sud-ouest, entre I'Helmend el le Tigre, pendant que d'autres branches detachees cotoyaient la mer Caspienne au nord et au sud pour vcnir habiter I'Asie mi- meure el le continent de I'Europe. D'oii il conclul avec cerlt- — 333 — lude que c'est de la region situ6e entre I'laxarte et I'Oxus, que les peuples congeneres de I'Asie et de I'Europe avaient Emigre a des 6poques diverses , la plupart anterieures aux temps historiques. Ces r^sultats, si precieux pour la philolo- gieetpour I'^thnographie , ont 6te presentes par M. E. Bur- nouf, non seulement dans son coramentaire sur le Yacna et dans les Etudes qui y font suite , mais encore dans plusieurs articles inserts au Journal Asiatique et au Journal des Savants. Je citerai, entre autres, ses remarques sur I'affinile du zend , soit avec le Sanscrit , soil avec les dialectes gerraaniques ; ses observations sur la partie de la graramaire comparative de M. Bopp qui se rapporte a la langue zende (1), et ses deux articles sur un travail remarquable de MM. Benfey et Stern , relatif au nom des mois chez les Perses, les Cappadociens, les Syriens et les Juifs, tous derives de la langue zende ou du calendrier de I'Arie persane. La conformite du zend et du Sanscrit demontree par M. E. Burnouf , procurait un secours inappreciable pour I'etude des inscriptions cuneiformes de la Perse, dcla Medie, del'Assyrie, de la Susiane et de la Babylonie. II etait tout naturel que notre grand philologue tentat le d^fricheraent de ces hiero- glyphes asiatiques, pour leraoins aussi importantspour I'his- toireque ceux de la vallee duNil. Yous vous rappelez , Messieurs , que les inscriptions dites cuneiformes contiennent generalenient trois rangees de carac- teres a clous, que Ton suppose repondre a trois idiomes ou dialectes differents , le zend-persepolitain , le pehlvi-me- dique ouscythique, etrAssyrio-chaldeen. Grotefend , Saint- (1) M. Barlh61emy St.-Hilaire a retrouv6 dans les manuscrils de notre philologue un travail presque achev^ sur la langue zende consid6r6e dans ses rapports avec le Sanscrit et les anciens idiomes de I'Europe. Pourquoi ce m6moire n'atil pas dt6 public dans ces deuxderni^res ann^es 1852-537 — 354 — Marlin et Rask qui lesavaient etudiees , s'elaient arr^tes fort prudemment du reste, aux caraeleres les plus simples, en apparence, ceux de la colonne appelee persepolitaine. Mais, ignorant la langue retracde par cette ecriture enigniatique, ils n'etaient parvenus a lire ouplutot a deviner que les noras de Xerxes, de Darius, de Gustasp et le litre zend rfe roi , d'apres les transcriptions d'Anquetil-Duperron. Tout etait done encore a decouvrir dans ce vaste champ de I'inconnu. II appartenait a M. E. Burnouf d'abord , puis a M. Lassen , autrefois son collaborateur pour lePali, et plus tard son 61eve pour leZend,de repandre quelques luraieres sur ce sujet obscur. Ils se mirent separement a I'oeuvre , et parvin- rent tous deux a des resultats semblables en operant sur les meraes donnees, c'est-a-dire en se servant de la langue Zende , restitute par le premier. Deux inscriptions ont ete lues en entier,deux autres eclaircies, et I'alphabet Perse- politain definilivement fixe. Les premiers dechiffrements operas presque en meme temps a Paris et a Bonn , datent de 1856. Les copies des autres ins- criptions du meme genre et du meme systeme etaient trop fautives pour qu'il fiit alors possible de pousser plus loin les investigations. On attendait en Europe des copies plus fideles. Quant aux deux autres systemcs bicnplus compliques, il n'y avail pas alors moyen de s'y reconnaitre. Aujourd'hui mSrae encore, on nepossede sur le Pehlvi qu'un essai bien incom- plel d'un Allemand, Mixller, et Ton dispute encore sur la nature semilique ou arienne du langage Assyrien. Depuis quelque annees les etudes sur les ecritures cunei- forraes ont repris faveur, grace au nombre considerable de monuments decouverts, soil par MM. Bolta, Coste et Flandin, soil par M. Layard, dans les mines de Ninive et de Baby- lone. Le major Rawlinson a profile d'un voyage en Perse pour y copier toules les ecritures a clous qu'il y put trouver, — 335 — et, entre autres , I'^nornie inscription Irilinguede Bisoutoun, dont ila traduit la rangee persepolitaine. C'est une especede bulletin de la grande armee des Perses , oil Darius , le fils d'flystaspe^ le roi des rois, trace lui-meme I'histoire de son avenement a I'enipire, apres le meurtre du faux mage Smerdis , enumere tous les peuples sourais a sa domination , et resume les dix-neuf batailles qu'il a eues a livrer contre ses sujets r6voltes. Cettc belle decouverte du major Anglais a excite I'ardeur d'un grand nombre d'archeologues d'Angle- terre, de France, d'ltalie et d'Allemagne. lis sont tous main- tenant a I'oeuvre. Leur chef les precede et promet de Iraduire les deux rangees d'ecritures que MM. E. Burnoufet Lassen s'etaicnt propose d'aborder plus tard. S'il parvient, comme il I'annonce, a les dechiffrer , il rendra vraiseniblablement un service signale a I'archeologie Semitique. Mais , dans tous les cas, c'est a notre grand philologue qu'il sera redevable de sessucces, de mcme que celui-ci doit les siens a I'intelli- gence du Sanscrit , source intarrisable de decouvertes en tout genre. Maintenant que j'ai passe en revue a pen pres tous les tra- vaux publiesou inedits de M. E. Burnouf, qu'il me soit per- mis de dire un mot de ceux qu'il projetait et que la raort I'a empeche d'entreprendre. Les personnesquionteulebonheur d'entreteniravec luides relations intimes n'ignorent pas que cette infatigable explora- leur des antiquites asiatiques avait forme le dessein de passer des Ariens aux Semites, de ressaisir et demettre a jour le lien commun qui avait uni les deux races a I'origine des societes humaines, je veux dire apres le grand cataclysme qui avait englouli le raonde primitif. 11 seproposait de poursuivre, de I'orient au couchant de I'Asie ancienne, la route qu'il avait ouverte en grande partie et si bien parcourue jusque-la, celle de la philologie comparative , la plus sure et la seule peut- — 336 — ^tre qu'il y ait d^sormais a suivre. II avail projet6 de passer du zend aux anciennes langues s6mitiques. II aurait ainsi em- brasse les deux grandes divisions des races asiatiques plac6es entre le Gange et I'Euphrate. Quoique plus anciennement el plus gen6ralement cultives en Europe que le Sanscrit et le zend , I'arabe et I'hebreu atlendent encore un philologue ha- bile, a la fois indianisteet hebraisant , qui devoile les secretes analogies de ces deux derniers idiomes avec les deux pre- miers (1). M. E. Burnouf etait, autant et plus que personne, en 6tat d'entreprendre et d'accomplir cette tache difficile. Car, dans sa fievre perpetuelle d'explorations scientifiques, il n'y avail rien qu'il n'osat , il n'y avail rien qu'il ne decouvril el ne remit en lumiere. Mais aussi , chose rare chez les investi- gateurs de I'inconnu 1 II n'y avail rien non plus qu'il admit comme vrai dans ses recherches avant de I'avoir sourais k I'examen de la critique la plus severe, la plus scrupaleuse, avant de s'etre assure par lui-meme qu'il etait en possession de la verity. Audace el circonspection , divination et patience , remar- quail naguere un spiriluel ecrivain , caracterisent a un degr6 presque miraculeux eel esprit doublemenl dote, dont ces deux qualites unies font un vrai prodige. Eh bien ! ces deux qua- lites, toujours en equilibre chez M. E. Burnouf, I'auraient infailliblement conduit a des resultals aussi interessants (1) Esp6rons que M. Ernest Renan, jeune orientaliste du plus haul m6rite, remplira ce cadre dans I'ouvrage fondamenlal qu'il prepare et qui conliendra sans doute la refonte complete tant de son sysleme com- part des langues s6mitiques, travail couronn6 par I'lnsliiut en 18i7, que de son mdmoire sur I'origine du langage, public en 1848. M. E. Burnouf faisait le plus grand cas de ce nouveau philoloque et I'engageait a join- dre I'dtuJe du Sanscrit a celle de I'hebreu , Moise et Manou devant s'ex- pliquer I'un par I'autrc. — 337 — qu'inattendus sur la communaut6 primitive des langues , des religions et des institutions , si diff^rentes en apparence, qui distinguent les Semites des Ariens. C'eut ete un parall^le curieux el bien digne do ses meditations que celui de deux races repulees ennemies ou rivales , que Ton croit etre sorties I'une du Caucase d'Armenie et I'autre du Caucase de I'lnde , pour se rencontrer et se combattre entre I'Euphrate et le Tigre dont elles se sont longtemps dispute la possession. Encore quelques efforts et quelques annees de plus , et les antiques rapports des Chaldeens de la Palestine avec les Brahmanes de I'lnde, pour ne citer ici que les deux chatnons les plus saillanls d'une chaine immense, allaient etre devoi- les, eclaircis, expliqu6s. De nouveaux chapitres nets, precis, lumineux , tels que notre infatigable explorateur savait les faire, allaient etre ajoutes a la gen^se de I'humanite. Malheureusement I'homme propose et la mort dispose. Elle a frappe le grand investigateur au milieu de ses plus belles decouvertes. La haute Erudition francaise est en deuil : elle a perdu le philologue de genie que I'Angleterre et I'Alle- magnelui enviaient. Elle a perdu son chef, son guide, son flambeau. Mais il lui reste des fanaux admirables et gigan- tesques qui toujours lui serviront de modele et de boussole. La mort, disaitM. Barthelemy Saint-Hilaire, au nom du college de France , la mort pent bien empecher les oeuvres que I'homme medite, raais elle ne detruit pas les oeuvres qu'il a faites; celles de M. E. Buruouf vivront de cette im- mortalite qui est promise aux grands travaux de I'intelli- gence et qui leur sufEt. Ajoutons avec M. Philarete Chasles que la memoire de ce grand inventeur , si modeste dans sa vie , si simple dans ses gouts, si bon et si charmant, laissera un souvenir imperissable dans les coeurs qui I'ont connu, aussi bien que dans les etudes qu'il a creees. Comrae la plupart des hommes d'elite qui ont illustr6 le& — 338 — sciences et leslettres, M. E. Burnouf a beaucoup plus tra- vaille pour la gloire de I'Eruditioii francaise que pour les in- t6rets de sa propre fortune. Puisse le dernier vceu de M. Guigniaut etreexaucel Le Gouvernement de Louis-Philippe avail genereusenient indemnis6 les heritiers des Remusat, des Chezy, des Charapollion-Jeune. Le Gouvernement de Louis-Napoleon pourrait-il done oublier la veuve et lesquatre fillesd'E. Burnouf? (1) (1) Le vceu exprim6 sar la tombe de M. E. Burnouf, en presence de M.Fortoul, Ministre de rinstruction publiqae, a 6t6 entendu. Par une loi du 28 mai 1853, rendue sur la proposition du savant Ministre, une pen- sion de 5000 francs a et6 accordde a la veuve, a titre de recompense na- tionale, avec jouissance a partir du 28 mai pr6c6dent, date de la mort de son mari. Me sera-t-il permis d'ajouter ici que, depuis la perte a jamais regret- table de notre immortel philoiogue, la grammaire compar^e a repris sa place a I'dcole normaie , d'oii elie descendra bient6t dans nos lycdes , grice i I'impulsion rdcemment donn^e aux Eludes classiques par les nouveaui programmes universitaircs. La juste, quoique tardive appreciation des grands travaux philologiques d'E. Burnouf, n'a pas 6t6 6trang6re h I'a- doption de ces sages mesures administratives. Elle ne le sera pas non plus, Je Tespfere, a leur ex6cution , tant que I'esprit qui les a inspirdes conti- nuera de prdsider a la direction de I'enseignement. BISCOURS PRONO^CE A la Seance publique du 29 Aout 1852 , Par M. J. GARNIER, Diregteur. Messieurs, « Entre la riche baolieue de Paris et la riche Flandre , on » traverse, a dit M. Michelet, la triste et vieiJle Picardie. » Ces paroles , comme si ellesetaient I'echo d'un sentiment una- nime , I'expression d'une de ces verites que Ton doit accepter sans discussion, nous les entendons repeter chaque jour, et nous-memes, qui devrions nous montrer plus jaloux de notre pays , loin d'attaquer ce paradoxe et de le refuter , nous ajoutons aux raisons de nos detracteurs ou I'appui de quel- ques mots complaisants , ou I'approbation de notre silence. Et cependant , nous avons au fond I'affection la plus vive pour notre Picardie, nous I'aimons de I'araour le plus sincere et le plus vrai , nous la quittons avec peine , nous en sommes eloi. gn6s avec regret , nous y revenons toujours avec plaisir ; biea differents en cela de tant d'autres de nos compalriotes qui n'ont point de phrases trop pompeuses pour vanter leur pro- vince, point de couleurs trop brillantes pour peindre ou pa- - 540 - rer leur berceau , qui le celebrent et le chantent sur toutes les cordes d'une lyre enthousiaste, et n'ont de hate que de le quitter , de souci plus pressant que de le fuir et de se fixer partout aiileurs. Je me suis demande si notrePicardie est si triste reellement, si nue , si desheritee de la nature > si pauvre au point de vue de I'art et de I'industrie qu'ellene puisse arreter un touriste , et fournir a la fois un aliment pour la curiosity, et des sujets pour I'observation et pour I'etude. Cette tache m'asemble si simple et si facile quej'ai cru pou- voir I'essayer. Quelque portes que nous soyons a negliger , a mepriser memece qui est pres de nous pour lui preferer I'inconnu , Omne ignotum pro magnifico est , j'ai cru qu'en vous parlant de notre pays, j'aurais, a defaut d'autre merite, quelque chance, presqu'un droit d'etre ecoute, je ne dirai point avec interet , ce serait trop prejuger de ma faiblesse, mais avec cette indulgente attentiona laquelle votre bienveil- lance m'a depuis longtemps accoutume. Mon intention n'est point de convaincre cette classe si nom- breuse de voyageurs qui n'ont d'autre besoin que la locomo- tion , qui nesont pas m^mes des noma des, car ils ne se fixent nulle part, mais des mobiles que la vapeur, maitresse du temps et de I'espace, entraine trop lenteraent encore au gre de leur impatience. Le voyage pour eux se r^sout en chiffres, ils ont vu tant de villes, parcouru tant de kilometres. Encore moins m'adresserai-je a ces voyageurs sans ame comme sans pas- sions , qui n'echappent pas meme par la fuite a I'ennui qui les assiege, qui, serablables aux idolesdontparlelepsalraiste, ont des yeux et ne voient point , ont des oreilles et n'enten- dent point ; pour eux , en effet , la nature revet en vain sa parure la plus brillante , en vain elle deploie ses spectacles les plus enchanteurs , ses scenes les plus importantes et les plus magnifiques. Le charme n'existe point pour eux. J'en connais — 341 — d'aulres que je chargerais volontiers du r^coleraent de nos richesses artistiques , monumentales ou nalurelles , si I'ia- venlaireen eut ete fait avec exactitude et rigueur. Leur Guide en main , ils ne connaissent que ce qu'il indique, ne voient que ce qu'il montre, n'ont de deception que si le temps , I'a- lignement plus devorant mille fois, ou le vandalisme, a fait disparaitre un monument. Le merite des choses est pour eux la moindre qualite, elles etaient marquees sur le livret, ils les ont vues. Ne leur demandez pas une observation, un fait nou- veau ; ils ont verifie quant au nombre, quant a la place; rien ne leur est dchapp6, ils sont satisfaits de leur voyage, ils ont accompli leur mission. Pour moi , je prendrai le touriste dans I'acception vrai de ce mot : un voyageur qui fait une promenade instructive el cu- rieuse. Cette definition lui suppose necessairement une ins- truction assez variee , une habitude de voir , de juger , d'ap- pr^cier les choses, soit qu'il erabrasse le pays dans une vue d'ensemble , soit qu'il descende dans les details pour s'atta- cher a tel ou tel ordre de faits, suivant les etudes sp6ciales auxquelles il s'est livre. Toutes les terres ne portent pas les memes fruits, un mfime climat ne saurait produire toute chose ; quelqu'infertile que soit le pays qu'il traverse, il sera done toujours fecond pourle touriste intelligent. Que sera-ce alors si a chaque pas il ren- contre un monument digne de fixer son attention , si chaque ville, chaque bourgade rappelle un souvenir historique. Que de reflexions, que de pensees se succederont dans son esprit. Qu'il parte de Boulogne , cette colonie anglaise qui dort mollement sur ses collines de sable , ou de Calais conquis et reconquis tant de fois ,il s'arreta bientot a Rue devant la ricbe chapelle qui fait regrctter une eglise non moins riche , oil la pierre obeissant au caprice de I'imagier, s'6talait en guir- lande ou se suspendait en merveilleuses stalactites. Plus loin — .142 — c'est Abbeville dout les vieilles raaisons trahissent comme k Beauvais les secrets de la vieintime du raoyen-age; Amiens, qui doit dpuiser sa science archeologique; Creil et ses belles campagnes; Verberie avecses vieux souvenirs, Corapiegne oil Jeanne d'Arc acheve sa mission ; Noyon et sa basilique, autre chef-d'oeuvre de I'art antique; Soissons la ville aux palais d'albatre, aux amphitheatres, aux mines si elegantes et si gracieuses ; Coucy le plus beau monument feodal , le type de Torgueil et de la puissance ; puis Laon bravant de sa hau- teur la tyrannic des barons et place la comme pour donner aux communes le signal de I'emancipation qui va changer la face du pays et preparer I'unite qui fait sa force et sa gran- deur. Qui pent rester insensible aux sites si pittoresques de Chantilly, aux splendeursroyales de Compiegne?Qui n'a ad- mire Senlis et son beau clocher , St.-Jean des Vignes protes- tant centre les modernes Vandales, Ourscamp qui semble moins une mine qu'un produit de i'art, Pierrefonds et ses tours demantelees, assis surson roc comme pour satisfaire I'i- maginationlaplusexigeanteeldecorerunpaysageenchanteur? Qui n'a admir6 aussi I'abbaye de St.-Germer , rivale de la sainte chapelle , et de sa merveilleuse eglise a laquelle on marchande quelques reparations que solderaient amplement tant de depenses inutiles et qu'une rigoureuse application des fonds destines a nos monuments leguerait a I'admiration des siecles a venir. Je ne sais si je me trompe et si je me laisse entrainer a ce d^faut si commun de se representer plus beaux qu'ils ne sent les objets de notre affection , mais il me semble que notre d^partement seul offre un champ suffisant a I'explorateur 6clair6. Onn'y voit point assurdment de ces accidents de terrain qui saisissent d'admiration ou d'effroi ; point de ces montagnes - 543 — escarpees, de ces gorges abruptes au fond desquelles gronde el tourbillonne le torrent dont le bruit arrive a peine jusqu'a nous ; point de ces roches aux flancs tourmentes par les eaux et le feu , temoins des bouleversements qu'a subis le globe ; point de ces cascades dont le vent disperse les eaux , comrae la poussiere Icgere ; mais de frais ombrages , de riantes prai- ries et des plaines unies et fecondes recompensant de leurs fatigues et de leurs sueurs nos rudes laboureurs , et se cou- vrant de riches moissons. Quelles belles pages fourniraient a I'album de I'arliste les rives de la Somme , les vallees si varices , si brillantes, si harmonieusement boisees du Liger ou de la Bresle, ou le cours non moins riche de I'Authie, qui le conduira a d'immenscs deserts de sables , I'un des spectacles les plus grandioses et les plus imposants qu'il puisse contempler. Qu'il suive alors la mer jusqu'a St.- Valery, si pittoresquement bati sous une masse de verdure, et jusqu'a ces hautes falaises qui couvrent de leu r ombre le Bourg-d'Ault et nous s6parent de la Norniandie. Si lepeintre a souri a tant de sites agreables, s'il a plus d'une fois saisi ses pinceaux pour fixer sur la toile , en face d'un lointain vaporeux , une chapelle lancant dans les airs sa fleche de pierre dentelee , un toit de chaume au milieu de haies vives , une vieille tour , des murailles croulant comme les mines de Boves, de Picquigny et deLucheux, n'ai-je point raison de I'appeler ici ? Ne pourrais-je point au besoin montrer aux plus incredules les belles pages du voyage oil Taylor et Nodier ont conserve tant de souvenirs de notre vieille province. JNuUe part, peut-etre, I'arch^ologuenetrouverait un champ plus fertile. Tous les ages, toutes les 6poques, ont laiss6 chez nous des marques de leur passage. Sans s'arreter aux temps antiques oil la pierre debout 6tait le seul autel des Druides, et que nous retrouvons a Doingt et a Oblicamp, sans recher- 24 - 344 - cher les monuments consacr6s aux dieux du Capilole , que le christianisme a disperses pour ne nous en laisser que les de- bris; il pourra suivre la marche des Romains sur les routes dont ils onl sillonne le pays , Iravaux de geant dont nous ad- mirons encore la solidite et la direction , et mesurer leurs camps a Liercourt , a La Chaussee , a I'Etoile. Mais I'art chretien fixera surtout son attention , car il en pent suivre toutes les phases , depuis la chapelle d'Airaines , si vieille el si pauvre , I'eglise si regrettable de Berteaucourt, dont il ne reste plus que la moindre partie , jusqu'a la magni- ficence de notre cathedrale qui n'appartient pas seulement a nous, maisa la chretiennete toute enliere dont elle est le plus beau temple Si le gout du temps, les usages etablis, les id6es domi- nantes constituent pour chaque siecle, comme le dit d'Agin- court, le caractere et I'etat de I'art, avec quel interet n'en ^tudiera-t-il pas les progres. Que d'Airaines , construction grossiere , a la voute incorrecte , il passe a Nesle dont le portail si simple, la porte si curieuse, les chapitaux histories, revelenl deja le premier symplome du roman fleuri ; qu'il revienne sursespas, Mareuil et Berteaucourt lui marqueront d'une maniere nette et precise cette transformation. 11 visitera ensuite Namp-au-Val , les cryptes de Nesle et de Uara , qui lui montreront, avec I'ogive naissante, I'enfanlement d'un mode d'architecture qui va bientdt recevoir sa plus parfaite expression. Mais qu'il n'oublie point Lucheux dont la voute est si int6ressante , Beauquesne , Saint-Pierre , Doullens , Saint-Jean de Corbie, Longpres-les-corps-saints, si fier jadis de ses reliques , non plus que Roye oil I'element ancien et le nouveau lutlent et se partagent I'edifice. Mais bientdl, pour me servir de I'expression de Glaber , le pays secoue sa vieille enveloppe pour en revfitir une nou- velle. L'ogive, innovation heureuse , s'introduit partoutet si- — 545 — mullan^ment , unit I'dl^gance k la solidite, la grace a la grandeur , dtonne sans inquieter , attire par un charme indl- cible. Robert de Lusarches trace le plan, et Thomas de Cormon et son fils achevent en moins de soixante ann6es Notre-Dame d' Amiens, realisation sublime de la conception la plus bardie, sujet inepuisable pour I'archeologue , soil qu'il admire I'ordonnance generale du monument, soit qu'il observe les corabinaisons savantes de ses colonnes, de ses vofltes , de ses contre-forts qui la serrent et la soutiennent de leur puissante etreinte, sans rien 6ter a I'harmonie des pro- portions. Si la correction de lignes s'altere ensuite, si la sculpture ne prete plus seulement a I'architecture un concours sage el modern, si elle s'empare des vides, les remplit de roses, de trefles, de fleurs, de groupes savants ou bizarres, avec une verve admirable d'execution ; alors on voit courir le long des nervuresdes ciselures et des rinceauxquiencadrent toutesles baies, s'^panouissent en bouquets, se courbent en berceaux ausommet des frontons et des contre-forts, ets'etalent sous les vofttes en Elegants reseaux aux combinaisons multiples pour retomber en trompillons fouilles avec un art infini. Davcnes- court, Fontaine, Poix, Conty, le conduiront par degr6 h Rue, merveille de I'art que Ton ne se lasse point d'admirer; a Saint-Vulfran dont la belle facade est si remarquable par la r^gularite de ses lignes et la symetrie de ses details; k Saint-Riquier, monument complet , s6vfere , hardi , habile- ment combing , dont le portail offre une broderie du plus riche dessin et du plus ravissant effet. Corbie, Peronne, Jlarbon- nieres, Caix, FoUeville pr^senteront un melange plus carac- "t6ris6 du style flamboyant et de I'ornementation de la renais- sance, syst^me batard qui n'est ni sans grace ni sans Ele- gance, et dont nous retrouvonsle specimen le plus frappant a Tilloloy , type charmant de coquetterie, empreint cependant 24.* - o46 — de rafl"(^terie et de la mignardise qui sied si biea h cette epo- que de reforrae et d'innovation. Les monuments d'un autre ordre n'ont point manque a notre pays. Pas de coUine naturelle ou factice qui ne portat un chateau entoure de murailles , flanque de tours au centre desquelles s'elevait un donjon. C'etait Boves , berceau des Coucy, Beauquesne, Lucheux , Peronne, Ham, Picquigny, Arguel , Conty , Poix , Famechon dont la double enceinte des- cendait jusqu'au bas de la vallee, et tant d'autres que les guerres ont detruits, que Louis XI fit disparaitre, que Ri- chelieu nivela desa main despotique en ruinant la feodalite, tandis que d'autres, cedant aux caprices de la mode, se transformaient conime Heilly et Picquigny en maisons de plaisance , et remplacaient I'appareil militaire par les cons- tructions les plus elegantes et les plus variees. 11 nous reste cependant le gracieux donjon de Folleville, les mines imposantes de Picquigny, celles de Lucheux si fieres et si nobles et cependant si pen vantees , Ham qui garda tant de nobles prisonniers , St.-Valery qui vit partir Guil- laume a la conquete de I'Angleterre , et le chateau de Ram- bures,run des monuments les plus complets peut-etre de I'architecture militaire du xiv.« et du xv.^siecle, qu'une in- telligente appropriation aux usages modernes nous a conserve avec saseveritect sa noblesse antique. Mais ]e m'arrete , aussi bien serais-je un guide pen sur , et j'ai souvent eprouve qu'il vaut mieux errer au hasard et laisser au voyageur a decouvrir un monument inattendu, ua chef-d'oeuvre inespere, car le plaisir s'accroit avec I'imprevu. Tout d'ailleurs interesse I'archeologue , depuis la cathedrale soraptueuse jusqu'a la delicate sculpture cachee sous le pignon de la plus humble demeure, depuis les vitraux aux riches couleurs, jusqu'au meubles en bois les plus simples qu'a de- cores le ciseau capricieux du sculpteur. — 547 — Quel sujet d'etudes pour reconomisle que ce pays tout industriel ou cent fabriques recoivent chaque jour des mil- liers de travailleurs. C'est la qu'examinant cette classes! nombreuse , si active , il pourra etudier a la fois en idee et en fait les grands problemes encore a resoudre du rapport du travail et du capital , et la question si debattue des salaires; Peut-etre alors , en face de la realite , remontant avec une curiosiie plus intelligente aux causes de la pauvrete et de la raisere , il pourra surprendre quelques-uns des secrets de ce mystere social , et trouver un remede pour adoucir des souf- frances que des theories ingenieuses , de genereuses illusions ou de froids et abstraits calculs ont trompees souvent et plus souvent encore aigries, en leur otant meme les consolations de I'esperance. Croyez-vous par exemple qu'un esprit consciencieux , quelqu'habitue qu'il soit a tirer des deductions logiques des principes qu'il s'est poses , puisse , en parcourant nos ateliers, a la vue de ces hommes , de ces femmes , de ces enfants dont la vie s'use aussi vite que le mouvenient des machines dont ils sont les auxiliaires , mettre de cote la sante , I'intelligence , oublier enfin que I'humanite est en cause dans cette grave question , et poursuivre avec sang-froid un calcul dont les donnees sont si differentes de celles qui s'appliquent aux ma- chines inertes et insensibles. Notre pays avec sa population sage, calme, laborieuse,' patiente , sera d'autant plus interessant a observer qu'il se compose d'elements pour ainsi dire homogenes , auxquels ne se sont raeles que de rares etrangers ; que naturellement se- dentaire , la population presente une physionoraie speciale que ne sauraient offrir d'autres centres industriels plus consi- derables peut-etre , mais de trop recente creation , amal- garaes impurs de cent elements divers qui se refusent souvent a I'analvse. — 348 — Je n'ai pas besoin d'ajoiiter, vous le savez. Messieurs, que «i I'ouvrier chez nous ne va point , coureur d'aventures , cher- cher partout un travail nouveau , plus seduisant ou plus lu- cratif , il ne reste cependant point stationnaire ; les produits de nos fabriques ont varie avec les caprices de la mode , et , qnand ils ont efe abandonnes par elle, il sait facilement pas- ser a une fabrication nouvelle , et les magasins de la capitale tenioignent hautement de I'habilete, de I'elegance , de la va- riele et du bon gout de leurstravaux. Mais quelque soit le spectacle auquel le voyageur s'arre- tera, quelque miseres qu'il decouvre ou qu'il devine, conse- quence absolue de la liberte industrielle el de la vie par le travail , notre pays offrira en regard de ces raaux le tableau dela charite se multipliant , des pieux efforts s'unissant pour les soulager ; et les seeours et les sages conseils qu'il verra distribuer donneront cette consolation , que pour ne point parler si haut des droits de I'humaniteet de la philanthropic, il y a pourtant assez d'intelligence el de generosite chez nous pour que le reraede a tant de maux ne paraisse point au- dessus de la puissance humaine. Si un autre Young parcourt nos campagnes et nos explora- tions rurales, comme le fit a la fin du siecle dernier le celebre agronorae anglais , nul doute qu'il ne trouve de nombreuses observations a recueillir , et que , comparant nos cultures & celles des autres departements , il ne leur assigne une place honorable parmi les mieux entendue et les plus varices. Si tant vaut I'homrae , tant vaut la terre , nos productions se- ront un litre puissant a la consideration; car notre sol , d'une temperature generalement inegale, sans avoir les qualites de richesse et fecondite de quelques provinces , Test cepen- dant suffisamraent, et I'intelligence el le travail savent sur- tout en augmenter la puissance. Nous n'avons point de ces grandes fermes que pr^sentent les plaines profondes de la — 349 — Flandre et de la Beauce , mais la petites et la moyenne cul- ture se pretent si t'acilenienl aux essais , aux travaux de fa- mille, a la surveillance active, condition indispensable de prosperity, et conviennent si bien a des agriculteurs gen6- ralement peu riches , ferraiers pour la plupart , que leur 6tude est du plus haut int6ret. Si notre population rurale leur parait lourde et embarras- see, il netardera point a decouvrir que la teteducultivateur estpleine d'intelligence, de faits, d'observations,qu'iln'a de crainte que de n'avoir point assez vu et qu'il n'entreprend que sur les donn6es certaines qu'a fournies I'exp^rience d'ua voisin plus habile ou plus hardi , dont il ne manque point de- suivre les travaux avec I'attention la plus vigilante. Aussi voyez corarae les cultures se multiplient, comme aux c^reales qui doivent le nourrir, il sait allier les plantestex* tiles, le lin et le chanvre qui doivent le vetir. Le colza et I'oeillette qu'il transforme en une huile grasse et limpide; la betterave, qui crea une Industrie nouvelle, et exerce une si grande influence sur notre systerae economique et financier ; le houblon , cette vigne du Nord , comme on I'appelle , et les prairies que chacun sait creer et varier avec la nature des ter- rains, se partagent un sol qui ne connait plus depuis long- temps la jacbere improduclive. Que Ton ajoute a la Constance et a la patience de nos laboureurs un peu d'argent qui leur manque , et I'agriculture prendra chez nous un nouvel essor, fixera la jeunesse des campagnes qui I'abandonne pour un mirage Irompeur , et reprendra le rang qui lui convient comme a la premiere et a la plus noble des industries. Vous n'avez point ete sans action sur ce mouvement. Mes- sieurs, car les jacheres, les engrais, les assolements , la vaine pature, les prairies artificielles , le chanvre, le lin et les bois ont ^t6 I'objet de travaux executes dans votre sein ou provoques par les couronnes que vous aviez promises. Plus — ooO — d'une fois vous avez recompense I'ecrivaiii habile qui dictait les pr6ceptes et la main iotelligente qui les raettait en pra- tique. Les Cornices agricoles, fils ingrats d'une mere trop ou- blieuse peut-etre, ont poursuivi vos travaux, et I'Academie qui suit leurs progres et les observe, s'estime heureuse d'ap- plaudir a leurs efforts et a leurs succes Le naturaliste sera-t-il mois heureux. Jene crainspasde lui assurer une riche moisson. S'il recherche les vegetaux, qu'il exploite nos longues vallees , qu'il parcoure nos vastes plaines et les terrains conquis sur la mer ou ses dunes mou- vantes, il n'aura point a regrelter une course infructueuse et son herbier s'enrichira par de faciles echanges. L'eutomo- logiste n'aura pas entrepris en vain une chasse assidue , j'en ai pour garant les relations que cette etude m'a procurees. L'ornithologiste plus favorise encore s'enrichira de tout ce que le nord envoie a notre climat plus doux , et a nos vastes plaines d'eau, dans les longs hivers et dans les variations si brusques et si frequentes de temperature auxquelles nous expose le voisinage de la mer. Le geologue demandera a Rollot ses lignites, a nos craies leurs norabreux fossiles , h nos dilu- viums si curieux a exploiter les debris de ces animaux gigan- tesques que les cataclysmes ont fait disparaitre de la scene du monde, aux marais les restes des castors, des aurochs, des cerfs auxquels la Somme a donn6 son nom. Quelle mine fe- conde que la tourbe qui alimente le foyer du pauvre, en- tretient cent usines et recfele dans son-sein tant de v6getaux qui appartiennent a d'autres climats , et tant de monuments de I'art et de I'industrie des temps antiques. Je n'ai point parle des souvenirs historiques qui s'attachent a la Picardie ; c'est que son nom est inscrit sur toutes les pa- ges de nos annales, c'est que ses destinees ont toujoursete liees h celles de la France dont elle a partage toutes les fortunes et tous les revcrs , s'associant a la gloirc de ses armes , aux — 351 — conquetes de son genie , a la marche progressive de ses ins- titutions. D'ailleurs I'histoire est le bagage indispensable du touriste; sans elle les monuments sont froidset muets; avec elle ils s'animent , ils racontent les faits , les expliquent, les fontrevivre, et le voyageur, se confondant avec le poete et I'historien, se plait souvent alors a les embellir de tous les charmes que leur prete une imagination chevaleresque et merveilleuse. J'aurais pu aussi indiquer les coutumes pleines d'interets, les superstitions ingenues, les devotioifs consolatrices , les institutions originales qui ont echappe au naufrage des temps, que le voyageur eutpu recueillir,enmeme temps que ces tra- ditions fabuleuses dont le recit pittoresque et anime eut rap- pel6 ce naif patois dont le genie clair et methodique, dil Rivarol , domine dans notre langue, et dont les nombreux mo- numents sont si dignes de I'attention du litterateur et du philologue. Je ne sais si le sol natal a un attrait magique , j'ai vu des campagnes bien cultivees , de belles et abondantes moissons , mais j'ai vu rarement la richesse et la variete de nos cul- tures. Les pales oliviers, les noirs muriers, les chataigniers gigantesques , les robiniers aux legers feuillages des pro- vinces meridionales n'ont point I'aspect riant de nos pom- miers quand leurs fleurs blanches et roses emaiilent et em- baument nos plaines et nos vallees. Notre cathedrale est sans rivale et nos campagnes cachent plus d'un monument qui mieux connu soutiendrait aisement la comparaison avec de plus vantes. Au point de vue materiel , pen de departements offrent un reseau de voies de communications mieux distribue, mieux etudie , mieux entretcnu ; I'eau , la terre et le feu se parta- gent les transports. L'industrie suit le raouvement rapide — 352 — que la science lui iraprime et sail mettre k profit ses d^ou- vertes et ses progr^s. Un autre , Messieurs , eiit pu vous presenter ces considera- tions avec plus de talent , nul ne le pouvait fairc avec plus de conviction et de bonne foi. Je m'eslimerai heureux si ce sujet qui pretait a de si beaux developpements inspire un plus ha- bile, et si i'ai pu ainsi, par cette faible esquisse, donner nais- sance a quelque travail qui montre que notre pays, qui se re- commande par tant de services et tant de noras chers a la religion , a la patrie , aux lettres , aux arts et aux sciences , a su rajeiinir ses titres ant6rieurs par de nouveaux services, conserver sa position , et trouver , dans ce mouvement d'idees et d'interets qui s'opere a notre epoque, une source non raoins legitime de prosp6rite, d'interet et de gloire COMPTE-REINDU D£S TRAVAUX DE L'AGADEMIE, PENDANT L'ANNEE 18ol-1852 , Par M. ANSELIN , Secr£taire-Perp£thbl. Messieurs, Pourquoi ce malaise qui semble envahir la salle , pourquoi cet air d'inqui^tude qui se trahit sur tous les visages, pour- quoi s'assombrit la physionomie d'un auditoire ou brillent tanl de physionomies gracieuses? Ah I c'est que le Secretaire perp6tuel va prendre la parole et derouler lentement les lon- gues pages d'un compte-rendu redoute. C'est un mauvais moment a passer, nous le savons. L'orateur n'aura qu'un m6rite ; celui d'abreger , sans trahir ses devoirs , ce moment d'angoisse, et de rendre le mal le plus court possible. Et puis ne savons nous pas que de bons antidotes sont la tout prets , qui , appliques par des mains habiles , gu^riront en un clin d'oeil les blessures de I'ennui. Un peu de courage done , beaucoup d'indulgence , et sous la protection de ces precieuses qualites, nous aurons peut-etre le bonheur de prouver que la Compagnie dont Gresset fut le fondateur a ulilcment employ^ I'ann^e acad^mique. — 3S4 -- Je dis utilemeat. Messieurs, parce que presque toutes vos productions sont serieuses , et que vous avez moins sacrifie a I'agreable qu'a I'utile. Ne nous en plaignons pas , toute ins- titution comrae la notre doit marquer son existence par des resultats qui profitent a la societe. Le temps des causeries du jardin d'Academus est passe , et, dans le tourbillon pro- gressif qui emporte le monde intellectuel , tout doit concourir au perfectionnenient social. M. FoBCKviLLE. ^ peine Cresset atfermi sur son piedestal a-t-il pris pos- session de votre bibliotheque oii il semble inviter aux tra- vaux litteraires, que I'infatigable ciseau de notre collegue lui prepare un nouveau succes. Par une interessante notice historique et artistique, M. Forceville acquittant un double tribut vous a mis dans la confidence de sa pensee sur son oeuvre future. Mais que dis-je future? L'oeuvre existe, sa pensee est traduite par le premier jet , expression toujours naive, si souvent preferee des artistes. Bientot va se dresser sur une de nos places la statue de Pierre L'Hermite, corame un enseignemcnt de la puissance, d'une volonte forte, quand elle tend vers un noble but. M. Fevuz. Le lien qui unit les connaissances humaines est si 6troit que bientot la specialite deviendra un mot vide de sens. Toute science a des ramifications qui I'enlacent aux autres sciences, et, dans le mutuel appui qu'elles se pretent,on n'en concoit pas qui puisse se soutenir isolee. C'est ce dont M. Fevez vous a de nouveau convaincus, dans le memoire ou il a demontre I'utilite et I'application constante des con- naissances anatoraiques en peinture. En vain le peintre in- terroge-t-il avec soin les formes exterieures, les seules ce- pendant que son pinceau soit destine a reproduire; s'il n'a pas la connaissance intimedesressorts qui, en determinant les mouvements, varient ces formes a chaque instant , et celle de la charpente osseuse oii ils trouvent Icur point d'appui ; il — 555 — pourra faire tin gracieux en apparence, niais il fera du diffor- me en realite , si Ton peut admettre que la grace existe ou la verite manque. Lorsque le vent secoue nos arbres , courbe nos raois- M. AirxANnuB. sons, effeuille nos roses; le jardinier , I'agriculteur et le fleuriste anathemalisent la rafi'ale; et, s'ils avaient la puis- sance du vieux Neptune, un quos ego bien accentu6 ramene- rait I'atmosphere a rimmobilite. Eh bien ils rendraient un Ires-mauvais service a leurs plantes chlrics. Ce vent qui les agite supplee au mouvement que la nature leur a refuse. Ecoutez M. Alexandre dans scs recherches sur les causes de la circulation de la seve dans les vegetaux ; il vous demon- trera , par Texpose de leur structure anatomique , que les mou- vements de courbure et de torsion qu'ils recoivent des vents, facilitent I'ascension de la seveet suppleent a ces mouveoients circulatoires qu'imprime le coeur dans les ctres organises du regne animal. Celte theorie qui pendant longteraps avait fait I'objet des meditations de M. Alexandre, se trouve mentionnee dans un memoire de M. Dutrochet sur I'anatomie et la physiologic des vegetaux. II signale M. Knight comme I'ayant adopte. Cette simple mention confirma notre coliegue dans son opinion , dont il chercha la confirmation dans la structure anatomique des plantes et vous valut, Messieurs, les etudes et I'excellent me- moire dont la lecture vous a vivement interesse. Yous vous rappellerez , Messieurs , que I'annee derniere mm. Roussi r. vous aviez consigne dans I'un de vos proces-verbaux I'invention d'un nouveau propulseur pour les bateaux a vapeur que vous avait soumis M. Roussel. Ce nouveau systeme , simplement mentionne pour prendre date , a ete renvoye a I'examen d'une commission et M. Foucauld , jus- tement choisi comme I'orgaoe de cette commission , vous a dans un rapport lumineux , developpe les avantages et les — 356 — inconv6nients pr^suraiis de ce systenac de propulsion. Au- tantque la th^orie peul juger d'un proc6d6 m^canique , qui demande toujour? a 6lre confirme par la pratique , le propul- seur de M. Roussel aurait de grands avantages et presenterait quelques inconvenients qu'il est impossible de ne pas rencon- trer dans les routes nouvelles. Sans vous laisser dominer par I'engoueraent ou refroidir par les objections, vousavez encou- rage la decouverte de M. Roussel, que vous croyez digne d'une serieuse attention, et qui sera peut 6tre destinee dans un avenir prochain a marquer un progres dans la navigation par la vapeur. Sans remonter jusqu'a Fulton , rai)pelons nous quels obstacles cut a vaincre I'Helice , inventee, disons le har- diraent, par notre compatriote L. Sauvage; et que ce sou- venir soutienne notre collegue dans les experiences pratiques de sa nouvelle invention. M. Obrv. ]y[. Obry qui saisit avec empressement toutes les occassions de rechercher dans les temps anciens les vestiges des institu- tions qui ont survecu, vous avail I'annee derniere donne la premiere partie d'un memoire sur I'origine de la semaine ; il a cette annee continue son travail qui comporte un plus grand d6veloppement que celui qu'il avail pr6vu. L'unde nos plus illustres correspondants , M. Eugene Bur- nouf, a 6te ravi a ses travaux par une morl pr^maturee; vous avez vivement ressenti cette perte irreparable, maiscelui qu'elle a le plus profond^ment affect6 c'est notre collegue M. Obry, vou6 comme lui a I'^tude des langues anciennes; en rapport continuel avec le savant orienlaliste. L'eloge de M. Burnouf eiail tout a la fois pour M. Obry un hommage rendu au savant et uneconsolation pour Tamiti^. La notice n^crologique lue par lui a voire derniere stance vous a r6v61e , mieux que ne Teiit fait un travail special , I'^tendue des connaissances de notre collogue. En passant en revue lesouvrages deM. Burnouf, en relevant leur ra^rite, en signalant ses profondes Etudes et les — Ztil — services rendus h la science par son ami , M. Obry ne parais- sait pas s'apercevoir qu'il deroulait lui raSme les tresors de son erudition, et qu'il raarchait d'un pas assure dans le dedale des langues primitives , presque inconnues aux lieux mfimes ou elles furent parlees, et qui contiennent le gerrae de la syntaxe universelle. Sa notice necrologique , comme I'auteur I'a raodestement appelee, vous restera, Messieurs, comme une des oeuvres les plus digne de ^endre place dans le recueil de vos travaux. Si I'elude du langage et des moeurs de cette partie de m. Bodthors I'Asie qui fut le berceau du genre humain, offre un puis- sant attrait aux amateurs de la haute antiquite, I'^tude des usages qui out regi nos contrees n'en offre pas moins. On ^prouve le desir de connaitre I'origine des droits qui parais- sent si simples et si sages maintenant qu'on ne concoit pas que la societe ait pu exister sans eux ; et dont cependant la source reraonte a certains abus, qui ne pourraient se repro- duireavec le droit auquel ils ont donne naissance; car il est des regies qui ont leurs racines dans la barbaric des temps primitifs. C'est dans ces rapprochements etces recherches que M. Bouthors a puise les elements de son ouvrage sur les cou- tumes locales, ouvrage qui jouit, vous le savez, Messieurs, d'une haute estirae. — Cette annee il vous a present^ le resu- me des dispositions de ces coutumes qui ont rapport aux reglements ruraux. Le droit rural , dit-il, fut revele d'instinct a tous les peuples vivant en societe. Ses principes resident dans I'inter^t que nous avons a conserver eta reproduire tout ce qui tient a nos besoins, a nous en assurer la jouissance dans le present, a nous erapecher d'ea abuser de maniere a en frustrer I'avenir. — Apres avoir justifi^ sa proposition par des exemples tir^s des livres saints et des temps barbares,M. Bouthors s'est atta- che a d^montrer I'influence que I'affranchissement des serfs et r^rection des communes ont exerc6 sur le droit rural , dans la periode du raoyen-age. Toules fois , dit-il , il ne faut pas rapporter au raoyen-age toutes les institutions rurales dont notre droit coutumier a pos6 les principes. Echo des traditions anciennes et des traditions plus r6- centesjl les reunit toutes dans le meme faisceau, sans dis- linguer celles qui lui sont propres decelles que des habitudes inveterees I'ont force de respecter. Ce n'etait pas sous I'egide de ces etudes sev^res que M- Bouthors se placait, lorsqu'en 1846 vous I'appelliez dans vos rangs, apres I'avoir couronne deux fois comme poete. L'auteur du dialogue sur le Bonheur domestique aurait-il done renie les Muses qui lui ouvrirent les portes de rAcad6- mie, serait-il un deserteur ou un ingrat. Si le feu sacr6 s'6- teint dans le fauteuil acaderaiquc, cherchons pour nos places vacantes de nouveaux candidats qui le raniment. En voici un qui se presente , sa requete est en vers ; mais il garde I'anonyme, peut-etrea cause de quelques traits raalins dont sa demande est assaisonnee. Comment du reste noraraer un inconnu? L'inconnu ne se rebute pas, il vient de nouveau heurter la porte du sanctuaire, il frappe a coups d'epi- grammes, fait feu sur voire personnel, sur votre r^glement; mais ses epigrammes sont de sel attique assaisonnees partout et ceux qu'elles touchent rient les premiers et de bon coeur. Un acrosliche place a la fin de la piece devait vous reveler le nom du postulant ; mais comment deviner un acrostiche qui se lient comme tout le raonde et nese revele point par I'allure oblique d'un caractere a part ? Fort intrigues, vous approuviez , et, le merite des vers faisant pardonner a l'auteur ses malices, vous lui eussiez ouverl vos rangs a condition qu'il resterait poelc. L'incognito lui barra encore le passage, mais il n'6tait pas homraca se d^courager; unetroisieme6pitre vous arrive, non moins piquante que les deux ainees. Cette fois le poete — 559 — dit son age, presqueses qualites. Enfin au dernier vers il se nomme, un ]i\i de mots lui sert de passe-porl. L'anonyrae cessant vous alliez 61ire le poete; mais poiiviez vous par un double brevet sacrer deux fois I'auteur qui vous intriguant si longteraps par un aimable et poetique badinage, a voulu vous prouver que le sommeil des muses n'etaitpar le sommeil de la mort. Placons done dans les produits de Tannic ces trois epitres badines auxquelles eut souri avec bienveillance le spirituel 6crivain qui fut votre fondateur. Si vous vous etes interdis le champ de la politique, I'^co- m, Mathibu. nomie politique, qui est une science, rentre dans votre do- maine. Et en effet , Messieurs, nos collegues Mathieu , Peru- Lorel et Henriot vous ont presente des meraoires d'un grand int^ret. M. Mathieu dans des meraoires anterieurs dont vous avez ordonne I'impression , a traite avec succes des questions qui s'yrattachent.Cetteannee encore il vous a presente sous ce titre: Coup d'ceil sur la situation actuelle, et le genre d' ac- tion qui pent I' ameliorer , un meraoire dont les developpe- ments se rattachent a I'agriculture , a Industrie, au com- merce , ces trois grands elements de la prosperit6 des nations. Examinant a I'aide de tableaux statistiques I'etat de I'agri- culture dans noire d^parteraent , il trouve que la production a augmente, mais que le progres n'etant pas general , il y a tout a la fois souffrance et progres. ■ — II reconnait que I'in- dustrie a dignement soutenu la lutte dans cette exposition universelle oil le nom francais a tant de fois obtenu la pree- minence, mais I'industrie se debat cependant contre le ch6- raageet subit I'influencede la situation. Apres I'agriculture qui produit , et I'industrie qui 61abore, vient le commerce qui transporteet vend les produits. C'est ici que s'ouvre aM. Mathieu un vasle champ de con- siderations de la plus haute porlee , sur les effets combines 25. — 360 — des cheniins de fer, dcs canauxet de la marine , sur les achats a I'etranger , les colonies, la concurrence avec les puissances rivaies sur les marches de la nietropole. — Examine de tons les points de vue, le commerce, corame I'agriculture et I'indus- trie , lui parait subir une influence dont les efforts vien- nent se resumer dans les embarras de la question financiere. — Les moyens offerts au pouvoir pour araeliorer la situation sont : la protection , I'encouragement , la cooperation. Traitant la question sous ces trois points de vue, M. Ma- thieu se resume ainsi : protection sincere; encouragement judicieux ; cooperation puissante. Ce memoire appuye de faits et de documents numeriques , vous a paru presenter une telle utilile que vous en avez or- donne I'insertion dans votre plus prochaine publication , et renvoi d'un exemplaire a M. leMinistre de I'interieur. Des considerations generales qui distinguent I'reuvre de M. Mathieu, il vous interessait de revenir dans le cercle plus etroit , mais qui vous touche de plus pres, du commerce de notre ville. Cette satisfaction vous a 6te donnee par M. Peru- Lorel , dans ses etudes sur I'industrieetlc commerce d'Amiens. M.Pi:r.u-LoREL. Le Commerce et Industrie de la ville , a dit M. Peru-Lorel , lui out merite une des places les plus distinguees parmi les cites comniercantes de I'Europe. Les noms des chefs de ce commerce etaient cites pendant des siecles comme les modeles de la puret6 dans les moeurs , de la saintete dans les croyances, de la loyaute unie a Vintelligence dans les rapports com- mcrciaux. Ilsedemande pourquoi ces homnies eminents auxquels la ville doit son renom et sa prosperite , ne seraient pas I'objet d'horamages semblables a ceux rendus a la memoire des ecri- vains , des savants , des hommes utiles enfin dont I'illustra- tion fait notre gloire. — II voudrait qu'une plume rcconnais- sante se consacrSt a I'histoire du commerce de la ville d'Amiens, — 361 — il voudrait que rAcad^mie encourageat cette ceuvre dont il pose la premiere pierre par un coup d'oeil retrospectif sur le commerce d'Amiens. II est curieux de remonler avec lui a I'annee 1568 ; d'y voir deja des fabriques etablies. Il nous donne I'etymologie de cette qualification desayeteurs , donne* aux ouvriers qui lissaient la sayette dont on confectionnait la saye ou sagum, vetement niilitaire des anciens Gaulois. Mais ce fut sous Louis XIV qu'a la sollicitalion du grand Colbert parurent des ordonnancos qui donnerent a notre commerce unenouvelle impulsion. Ce fut en 1698 que com- mencerent nos exportations. C'est en 1763 que fut etablie a Amiens la premiere fabrique deces velours de coton dont le perfectionnement les fait au- jourd'hui confondre.alavue, avec les velours de sole, et pour lesquels nous n'avons de rivaux qu'a Manchester. Ce fut en 1789 que par les soins de MM. Morgan , Masseyet Mui-i.-»nnts. Delahaye on vit fonctionner la premiere de ces ingenieuses machines a filer le coton, appelees Mull-jennys, dont jusque- la les Anglais avaient le monopole. Vient ensuite le develop-' pement et I'examen des causes du progres, de la prosperite , ou des obstacles qu'il rencontrait. Vivement touches du haut interet qu'inspire le sujet et de la manifere dontM. Peru I'a traite , vous I'avcz engage a suivre le cours de I'industrie ami^noise j usqu'a nos jours, et vous avez I'espoir de voir cette oeu vre figurer dans vos travaux de I'annee prochaine. L'annee derniere, Messieurs, votre Directeur vous avait pr^sente dans un cadre resser re un tableau lucide des progres des sciences dans ces dernieres ann^es. M. Follet a pris fait et cause pour la medecine, qui ne fi- ^^- f"o>-"T. gurait pas dans ce tableau plus specialement consacre aux sciences exactes et a leurs derivees. II a tenu a faire voir que 25.* — 3G2 — I'art medical n'6taitpasrest6stationnaire. — Apres avoir com- battu I'erreurdeceux qui, sans examen ou par prejuge,regar- dent cet art corame engag6 dans un cercle vicieux , il signale et demontre les progres de I'hygiene par les r^sultats que donne la coraparaison des tables de la dur6e moyenne de la vie , a partir de 1789 jusqu'a nos jours. Cette moyenne n'etait alors que de 28 ans, elle est maintemant de 53 ; prolongation a laquelle la vaccine n'a pas peu contribu6. La pbysiologie , ce guide si sur dans I'appreciation du desordre des fonctions vitales , a ete I'objet des etudes les plus approfondies. Celle de la pathologie, toujours si penible et si souvent dan- gereuse dans les epidemics, a ete pour les hommes de I'art une source d'instructionaussi bienqu'une occasion de faire preuve d'abnegation et de devouement. La matiere raedicale et la th^rapeutique secondees par la chimie , ont fait des progres immenses. L'auscultation de la poitrine qui revele quelquefois de si tristes verites, vient souvent aussi averlir a temps le medecin de desordres dont on ne triomphe qu'en les combattant des le principe. La chirurgie a marche I'egale de la medecine dans la voie du progres. Elle a appele a son aide I'eleclricite , cet agent si puissant dont Taction se revele a chaque instant dans le me- canisme de la vie. — Mais quel perfectionneraent dans les ope- rations. Combien de methodes nouvelles pour amoindrir les souffrances. — La lithotritie substituee a la taille ; et plus recemment enfin les Jacson et les Morion nc nous ont-ils pas envoy6 d'Amerique ce grand secret a I'aide duquel en suspen- dant pour ainsi dire la vie on supprime la douleur. Admirable decouverte qui fait marcher le scapel sans la torture, jadis sa compagne inseparable. M. Henriot. L'homme doit tout apprendre, Messieurs, meme a faire le bien. La charite, ce sentiment divin qu'on croirait devoir — 365 — suivre corame im instinct et sans autre guide que le coeur , doit dans I'etat social et pour s'exercer d'une maniere efficace sur une grande echelle etre regularisd. Cette v6rite est con- firmee par I'interessant memoire que vous a lu M. Henriot et qui contient I'histoire du Bureau de Bienfaisance d' Amiens. II faut prendre cette institution a son ori^ine, en suivre les developpements , pour juger des progrfes qu'elle a faits et de ceux qu'elle peut faire encore. A la maniere dont M. Yvert votre nouveau collogue a pay6 m. Ytbkt. son tribut, on pourrait penser qu'un pen d'egoisme a dicte votre choix. Depuis sa reception, nous I'avons toujours trou- ve sur la br^che ; combattant non seulement pour lui, mais pour ses amis legitiraement empeches. Prose et vers il vous a tout donne. Des son entree il assurait son pavilion par un feu nourri d'epigrammes contre cette litterature monstrueuse qui , sous le nora de roraantisme, voulait nous envahir et eit transforme notre langue si pure que tant d'immortels ou- vrages ont fixee. Peu apres vous I'avez vu faire ressortir les dangers pour les mceurs d'une litterature dramatique qui s'efforcait d'ennoblir la laideur morale ou physique , aux de- pends de ce que la nature huraaine a de bon et de beau. Enfm ses vers badins et malicieux sont venus 6gayer vos seances, auxquelles cette anneede longs et utiles travaux im- primaient un physionomie severe. M. Machart aussi dans une dissertation sur la cause du rire vous a mais nous I'entendrons tout a I'heure par un organe aime et toujours applaudi. Laissons a cette lecture le charme de la nouveaute qui ne gate rien. Si quelques-uns me font un merite de la concision, d'autres auraient droit de s'en plaindre. Yous ai-je parle. Messieurs, du rapport si complet que vous a fait M. Dauphin sur les ou- vrages de droit dont un honorable magistrat, M. Poirel, a fail hommage a I'Acaderaie ; du rapport si spirituel dans lequel — 364 - M. Daussy a combattu par des notions historiquescertainw opinions hazardees eraises par M. Gaetan dela Rochefoucault , dans le recueil de la Societe dela morale chretienne; del'his- toire curieuse d'une operation cruelle a laquelle une des grandes figures de I'antiquite a donae son nom , et que M. Andrieu a recemment pratiquee avec bonheur; s'il fallait rendre a Cesar ce qui est a Cesar, il nous resterait trop k faire, Heureux qui dans ses vers peul d'une voix Idgdre Passer du grave au doux du plaisanl au s6v6re. DitnotrePo^te; Felix qui miscuit utile duici a dit Horace. Tout discours devrait fitre une consecration de cet adage , il ne m'est donn6 que d'en appliquer la moilie ; je laisse I'autre aux organes plus heureux et au raerite de ceux que vous allez entendre. RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT f POUR LE PRIX DE POtSIE de I'anncc 1852 , Par M. E. YVERT. ^ »■ Messieurs, Rapporteur de la commission que vous avez nomm6e a I'effet d'apprecier les ouvrages envoyes au concours ouvert cette annee par I'Academie , pour un prix de poesie, je viens vous rendre comple du resultat de son examen et vous soumettre ses conclusions. Le sujet propose par vous, Messieurs, comportait une haute moralite, il etait empreint d'un caractere eminemment reli- gieux. Les Missions catholiques etrangeres ! Ces mots seuls, qui semblent rattacher la terre au ciel par I'image et le souvenir des vertus les plus saintes : La Foi , I'Esperance , la Chakite ; ces mots seuls, dis-je, ouvraient un champ d'autant plus vaste, d'autant plus riche, a la poesie, que n'appelant pas seulement son attention sur des faits historiques, ils devaient elever ses idees , echaulTer son ame et favoriser ses inspirations par tout ce qu'il y a de fecond dans le sentiment religieux , par tout ce qu'il y a de complet, et nous pouvons ajouter par tout ce qu'il y a de sublime dans le devoueraent - 366 — tout Chretien de ces missionnaires de la Croix , qui, trop sou- vent, n'ont fait et ne font encore leurs pr^cieuses conquetes qu'au prix de fatigues inouies , et n'en sont recompenses ici has que par la persecution , les tortures et le supplice. Oui , Messieurs , le sujet que vous aviez propose 6tait , non seuleraent tres-beau, mais, de plus, il 6tait excellent, et si je me felicite aujourd'hui plus que jamais d'appartenir a votre honorable et savante Corapagnic, c'est, alors qu'il m'est permis, pour la premiere fois , d'elever ma voix au milieu de vous, de me rendre publiquement Techo fidele, quoique bien affaibli , de toutes les sympathies honnetes qui out applaudi a la pensee de votre programme et aux nobles efforts qu'il a provoques. Yotre appel, cependant, a-t-il 6te entendu autant qu'il devait I'etre? Les poetes se sont-ils empresses d'y repondre? Des ouvrages nombreux ont-ils afflue sur votre bureau, et se sont-ils dispuste le prix de la lutte meritoire que vous aviez encourag^e?.... Helas? non. U y a longtemps deja que les amis des letlres se plaignent de I'indifference generale qui accueille la poesie, et qui , par cela meme, decourage les pontes. Les vers, si bons, si beaux qu'ils puissent-etre , n'ont plus cours au temps ou nous sommes ; les libraires ne les achetent pas, par I'excellente raison qu'ils ne les vendent plus' et les successeurs de Guttenberg ne pr6tent plus guere leurs presses au genie, qu'autant qu'il se fait imprimer a ses frais et qu'il est solvable, Les preoccupations politiques, la specu- lation, ce qu'oQ appelle le positivisme enfin , ont tue la poesie. On ne cherche plus les vers , que Ton considfere comme une futilite; on ne les aime, on ne les lit presque plus, et nous pouvons dire comme Abner : D'adorateurs z4l6s , A peine un petit nombre Ose des premiers temps nous retracer quelqu'ombrc. — 367 — Et cependant quel culte plus noble, plus beau; quel culte mieux justifie que celui de la poesie, que celui de cette langue que , par une hyperbole adraise a I'egal d'une v6rit6 , on a nomrade la langue des Dieux; langue queC'son harmoniea faite la digne soeur de la musique, et qui, dans ses effets, plus complete que celle-ci , ne s'adresse pas seulement a nos facultes sensibles, mais encore a tout ce que notre intelligence a de plus delicat et de plus eleve. La poesie!.,.. quelle langue, eneffet, plus digne de la grande nation qui , loin de la n^gliger comrae elle le fait aujourd'hui , devrait I'honorer plus que toute autre, en se souvcnant qu'elle lui est redevable d'une gloire litteraire sans rivale, d'une gloire imperissable, et dont la splendeur rayonne dans les oeuvres, dans les noras immortels des Corneille, des Racine , des Boiieau, des La Fontaine , des Moli^rel Oh I oui, nous devons nos hommages a la po6sie; nous lui devons notre amour, car si ses chefs-d'oeuvre font nos delices, comme lecteurs, sous quelque forme qu'ils se produisent ; les Etudes, les travaux, nous pourrions dire les d61assements auxquels elle nous convie, lorsque le ciel nous a dotds de la divine 6tincelle qui la feconde, font encore notre bonheur et nos plus doux passe-temps. Qui nous rapproche plus de Dieu que la poesie toute celeste des livres saints? Qui nous venge mieux des sots et des mechants , que le vers sanglant dont les fouette la satire? Qui corrige mieux les moeurs, qui chatie mieux les vices et les travcrs , que la rieuse et piquante comedie? Qui retrace mieux les grandes catastrophes, les grandes passions, les grands caracteres dela mythologie etde I'histoire, que la noble et ^mouvaute tragedie? La poesie, enfin, ne prete-t-elle pas le charme le plus puissant a I'ex-^ pression des sentiments tendres et melancoliques , et n'est-il pas vrai de dire que nous aimons mieux, et que nous souffrons moins, quand nos affections et nos douleurs ont pu - 368 - s'^pancher harmonieusement dans ce langage dont le charme est, pour le poete, un consolateur d'autant plus efficace , qu'il fait naitre autour de lui la sympathie , le plaisir et , quelque- fois meme, I'admiration. Pardonnez-moi , Messieurs , une digression , nee du regret que nous avons tons eprouve de n'avoir vu que deux pontes entrer dans la lice que vous aviez ouverte. Sans deplorer da- vantage une si facheuse indifference, je vais analyser les deux poeraes envoyes au concours, el me rendre I'interprete des motifs qui out determine votre commission a vous proposer d'accorder le prix a I'un d'eux, Quoique nous descendions des Gaulois , nous ne somraes pas de ceux qui disent : Malheur aux vaincus ! Loin de la , nous consolerons, autant que possible, le concurrent malheu- reux , en lui tenant compte d'une imagination brillanle, mais dont les elans ne s'arretent malheureusement pas toujours aux limites marquees par le goiit. Le defaut capital, le peche irremissible de son oeuvre, c'est le manque de clarte, resul- tant d'images forcees et de I'accouplement bizarre d'expres- sions incompalibles. L'auleur n'appartient peut-etre pas, par la nature de son talent , a I'ecole romantique , mais il en af- fecte les formes , les allures , et , gatant ainsi I'esprit qu'il a par celui qu'il veut avoir, il ne parvient qu'a contrefaire les excentricites, les exagerations du romantisme, sans reussir a imiter ce que ce genre offre parfois de pittoresque et de sai- sissant dans sa nouveaute et dans sa hardiesse. Le plan de I'ouvrage est d'ailleurs bien concu. L'auteur , k son debut , nous presente I'image d'une corvette fendant la mer et emportant a son bord les missionnaires catholiques qui vont faire entendre la parole evangelique dans les con- trees sauvages oii elle n'a encore ni retenti , ni fruclifie. II nous represente ces pieux conquerants des ames, abandon- nant leur patrie, se separanl de leurs amis alTliges , de leurs — 369 — families ea larmes, pour aller repandre leurs lecons , et sans doute leur sang, sur des plages lointaines. Puis il passe de ce tableau touchant a la peinture energique d'uije^poqueoii, le Christianisme etant encore ignore, I'empire du Monde n'ap- partenait qu'a une force brutale dont les moyens d'action et de succ^s n'etaient autres que la violence et le raeurtre , que tous le genres de brigandages et de crimes. Apparaissent alors les missionnaires qui , combattant par leur seule parole les erreurs et les succfes de I'idolatrie , pour- suivent leur sainte tache a travers tous les obstacles, en depit de toutes les persecutions, et tombent, pieusesvictiraes, pour cueillir la palme du raartyre, gouter le repos des justes, et recevoir au Ciel la recompense de leurs heroi'ques travaux. Un tel plan, bien execute, Messieurs, eftt, sans doute, con- quis vos suffrages. Par raalheur, il n'en a pas ete ainsi ; etsi nous devons reconnaitrc que I'auteur est vraiment poete, nous devons ajouter qu'il n'est presque pas une seule des strophes dont se compose son ceuvre, qui ne soit marquee d'une tache , qui ne ressemble a ces beaux fruits qu'une grele funeste a frappes et macules. Quelques passages , ccpendant, sont dignes d'eloges , ainsi que vous pourrez en juger par les vers suivants : Mais les temps annonces par les voix proph^liques Avaient enfin group6 leurs nombres fatidiques L'Angc ^tendit le bras Un long frisson courut; Et puis il r^pandit sa coupe d'esp^rance, Et symbole de pais: , signe de renaissance , Une croix apparul !!.... Le front aux cieui , le pied sur la vague impuissante , Sept Eclairs constellaient sa sphere 6blouissante.... Devant le Dieu cach6 Tombre se replia, — 370 — En mdme temps qu'aux feux jaillis de mille orages Du plus profond des airs aui plus lointaios rivages Une voix s'cScria : « Je suis le trcns fois saint de mes saints tabernacles ! » Partez, 6 mes 61us !... J'ai compl6 les obstacles, » Elev6 mes bdchers, d^chalnd mes lions.... » Allez ! dispersez-vous sous ma sainte aurdole; » Recevez mon esprit... et portez ma parole » Aux fits des nations ! » Et voili qu'au plus fort des vagues orageuses, Chacune dans sa nef, douze croix lumineuses Ouvrirent 4 I'envi leurs bras libdrateurs ; La rame se dressa ; les voiles se goiifl^rent ; Puis leurs filets jct6s, sur les flols se pencherent Douze pauvres pficheurs. lis chantaient ; et leur voix avait celle harmonic Oil se perd et s'endort la plus dure agonie; Tout entiers au travail, car le temps les pressait; Et sur chacun des flots creus6s par la nacelle Du phare lumineux tombait une 6tincelle.... Et le jour se faisait ! A part quelques taches , ces strophes sont vraiment bellea, et si elles font regretter que I'auteur n'ait point ecrit ainsi toute sa piece , elles font supposer aussi qu'il ne depend que de lui d'etre eloquent et poetique, sans cesser d'etre lucide et correct. J'aborde le poeme auquel vous avez decerne le prix. Ici , Messieurs, la tache du rapporteur de votre commission est facile et douce , car il n'a gueres que des eloges a donner. Si la forme du recit , adopte par I'auteur , pour la majeure partie de son poeme, n'est pas exempte d'un peu de langueur; — 371 — si ses rimes n'ont pas generalement la richesse iDdispensable ci la poesie francaise; si , ga et la , sont quelqu^s vers faibles, quelqnes expressions qui auraient pu etre mieux choisies, ea resume I'ouvrage est tres-satisfaisant dans son ensemble. Le style en est clair , limpide , elegant et pur, et son plan, sim- ple et bien concu, donnelieu a d'heureux developpements. Nousregrettons toutefois, que, n'imilant pas son concurrent , I'auteur couronne n'ait point rappele la premiere mission ca- tholique, celle des apotresdu Christ, de ces douze pauvres pecheurs dont la parole modeste et simple , mais chaleureuse et convaincue, a change la face du Monde qu'elle a regenere, en y implantant le Christianisme , en y faisant prevaloir I'E- vangile, ce code tout divin , source par excellence de la civi- lisation, source la plus elevee et la plus pure de toutes les vert us. L'auteur a d'ailleurs tres-bien senti de quelle manifere il devait traiter son sujet; il a compris qu'unouvrageen versne comportait pas I'histoire des missions; qu'il devait se borner h offrirun tableau poetique des iramenses services qu'elles ont rendus aux peuples , non seulement en adoucissant leur ca- ract^re, en epurant leurs moeurs, en leur ouvrant, par la foi chr6tienne, la route de leur salut spirituel ; mais encore en agrandissant le champ des connaissances humaines par des recherches, des dtudes, des travaux qui ont profile aux lettres, aux arts, aux sciences ; par des decouvertes enfin qui ont ajoute de precieux auxiliaires aux moyens de soulager I'hu- manite. L'ouvrage que vous couronnez aujourd'hui , Messieurs, avait ete deja raentionne par vous tres-honorablement , lors du dernier concours ouvert par I'Academie , qui ne jugea pas a propos de decerner le prix. Les Missions catholiques a I'e- tranger, sujet propose en 1850, etant rest6 au concours en 1852 , le poete vous a renvoye son ouvrage ameliore par — 372 — d'heureuses modifications , par quelques retranchements bien enlendus, et surtout par I'addition des strophes qui le ter- minent maintenant d'une maniere chaleureuse et vraiment poetique. Ces additions, je dois le dire, Messieurs, pour I'honneur de I'Acaderaie d'Amiens , ont et6 suggerees a I'auteur par les reflexions eminemment judicieuses qu'exprimait Tannic der- niere notre honorable collegue , M. Machart , dans son rap- port sur le concours de poesie , alors qu'analysant le poeme , il disait que: « 11 fallait nous offrir le jeune missionnaire , non pas d6- » crivant , en teraies generaux , les travaux et les succes de » I'apostolat, mais peignant I'horreur des lieux que I'apotre » doit parcourir , la barbare ignorance des peuples qu'il va » visiter , le genie qu'il faut deployer pour se faire recevoir , » pour se faire ecouter, pour faire comprendre la verite et » la saintete d'une religion de mystere et de foi. II fallait » signaler a grands traits, la chariteque le soldat de la Croix » doit prodiguer dans les aumones aux indigents, dans les » soins et les consolations aux malades, la patience qu'il » faut qu'il oppose aux outrages et aux persecutions, sa » confiance dans les travaux, les fatigues et les privations, » et surtout son intrepidite dans les supplices. Ce que je » n'aipudire, la poesie pent le peindre; les tableaux ad- » mettent la terreur et la pitie ; ne nous a-t-elle point olTert » le bucher de Jeannc-d'Arc et celui des Templiers ? » Corabien, ajoutait M. Machart, D'eut-il pas ete frappant » devoir le jeune missionnaire, plcin d'un religieux trans- » port a I'aspect des maux qu'il decrit, les appeler sur lui- » meme, et, martyr en esperance, en faire la recompense » de son sublime devouement! Le cadre attendait ce ta- » bleau. » Eh bien ! Messieurs, grace aux excellents conseils donnes — 373 — par votre Eloquent rapporteur du concours de 1851 , conseils dictes par une haute raison, par un sentimen/ vrai de tout ce que comportalt le sujet propos6 , et dont I'auteur a heu- reusement profile, le tableau est acheve, et le cadre n'attend plus rien. L'Academie d'Amiens honore done aujourd'hui, non seule- ment le talent quicree, mais encore le talent qui perfec- tionne. Ajoutons qu'en couronnant des vers qui se recora- mandent par une observance scrupuleuse du bon gout et des saines doctrines litteraires, 1' Academic, fidele a sa mission , r6pond dignement au voeu de son illustre fondateur , de I'e- crivain elegant et pur, du poete celebre dont , 11 y a un an , elle etait heureuse et fiere de glorifier le genie, en faisant surgir la statue de Gresset aux regards de notre cite recon- naissante. IBS MISSIONS ETRANG^RES, Poeme couronne par rAcademie , Dans sa seance publique du 29 Aoikt 1852, Par M. pick ( Bernard ) , Dk Lsctoubk (Ciert.) Uno avulso , non deficit alter. I. Sur les bords de la Somme, en ces lieux historiques OCi les rois chevelus laissfirent leurs reliques, Un vieux cloitre, debris de vingt si^cles passes, (1) Cache ses humbles murs de lierre entrelac^s. Au dessus des grands bois, la flSche solitaire R^v^le au p61erin la porte hospitaliere. C'est Ik qa'a I'heure sombre ou sonne Vangelus, S'arreterent un soir mes pas irresolus. De pieux villageois, qu'un saint devoir appelle, Priaient, agenouill^s au seuil de la cbapelle, Et, du sein de la nef, les cierges radieux De leur blanche lumi^re ^blouissaient les yeux. Quelle pompe inconnue k nos yilles superbee ! (1) Nolre-Dame du Gard. 26. — 376 — De la moisson de mai les odorantes gerbes £tendent leur tapis jusqu'au pied de I'autel. Des fleurs, partout des fleurs... A la nappe, au missel, Au front des saints de pierre, aux frises des colonnes, Aux lustres de cristal, aux mantels des madones, Et la vierge sourit a Jesus qui s'endort Sous un voile fleuri seme d'etoiles d'or. Ecoutez! s'dveillant sous un doigt invisible, L'orgue d'un doux murmure emplit la nef paisible, Et les pretres, vetus de leurs longs rochets blancs, Aux deux cot^s du chceur vont s'asseoir a leurs bancs ; Mais bientot l'orgue expire et les voix fout silence... Au pied du sanctuaire un levite s'avance... Seul il resle debout quand tons sont a genoux: Quel est done ce heros et si tier et si doux? De la sainte tribu serait-ce le plus digne, A-t-il ete choisi pour quelque honneur insigne... Va-t-on faire un prelat et, dans ces jeunes mains. Placer la crosse d'or des ^veques romains ? Non, le cloitre du Gard ignore tant de gloire, Moins brillante est sa part, plus humble est son histoire, Et les obscurs enfants sous son toil abrit^s Redoutent la splendeur des bautes dignitSs. On ne re^oit ici, pour toute investiture, Qu'un baton de voyage, une robe de bure , Le laurier qu'on y cueille est celui des martyrs Et 06 modeste lot comble tons les desirs. De ce triomphateur voyez-vous I'all^gresse ? Pardonnez sa fierte, pardonnez son ivresse : II va partir, mourir en soldat de la croix. Son front connalt I'orgueil pour la premiere fois ! - 377 — t II. Quand il eut prononc^ le v-CT»i Puis-je, sans etre ici taxe d'inconsequence^ Ayant vante le bruit, c^lebrer le silence, Et changeant a la fois et de culte et de ton; Me meltre avec moi-meme en contradiction ?.. J'entends d^ja tomber sur ma rime etourdie Un blame d'inconstance et de palinodie ; " ' Mais j'y suis peu sensible, et j'en prends mbh "parti. Eh! qui done, ici bas, ne s'est pas dementi; Qui done, type admire de sloicisme insigne, N'a jamais, plus ou moins, d^vie de sa ligne?... Cet amoureux ardent qui jure, en ses discours, A I'objet adore d'eternelles amours ; Ce tendre epoux qui doit, au gre d'une ame Uprise, A sa douce moitie garder la foi promise; Ce commis qui, fidele a ses appointements. Pour conserver sa place, a pret^ dix serments ; Ce venal ^crivain, dent la prose ou les rimes Ont chants tour k tour nos diffdrents regimes ; — 426 — Circonspect , et vivant religieusement Dans une sainte peur de raverlissement, Sans deplorer le sort du triste journalisme , Sans penser h venper \e parlemtntarisme , Sur eux, nous laisserons monsieur de Cassagnac S'escrimer tous les jours et ab hoc et o5 hdc, Lesiramoler enfin, dans sa prose sonore, Ni plus ni moins vraiment, que s'ils vivaient encore. Mais nous pourrons , du moins, diviniser le bruit D'un instrument qui plait et d'un chant qui rayit; Nous pourrons exalter le pouvoir sympatique Que, sur nous et chez nous , exerce la musiqoe , Cette reine des coeurs , qui soumet a ses lois Le riche et I'indigent, les bergers et les rois ; ♦ Qui , suave a gouter et facile ^ coraprendre, Touche, attire, retient tout ce qui peut entendre. — Pres du musicien , le po^te , parfois ; Ose timidement faire entendre sa voix , Mais charmant la beaute , qui c^de a son empire , La trompette aujourd'hui I'emporte sur la lyre... Au rhylhme harraonieux , a la douceur des vers , On prefers, a present, le grand bruit des grands airs, Le tam-tam , aux accords d'une muse divine , Et les cuivres de Sax k I'or de Lamartine. C'est le bruit qui , parlant par la voix du clairon , Enheros, quelquefois, convertit un poltron; Et qui , sur nos soldats, exergant sa magie , Par le son du tambour soutient leur energie. Vive, vive le bruit ! je le r^pete encor ; De I'audace , en tous lieux, il seconde Tessor, — 427 — Et donnant la victoire en amour comme en guerre, G'est en frappanl les cieux , qu'il subjugue la terre. Par un autre bienfait, n'est-ce pas encor lui Qui du malheureux sourd vient alleger I'ennui, Et fait cesser parfois cet abandon funeste , Dans lequel , trop souvent , le pauvre infirme reste? Sous I'epaisseur de I'ombre ou sont plonges ses yeux , Si I'aveugle est prive de la splendour des cieux ; S'il ne pent admirer la vivante peinture Des tableaux encbanteurs qu'etale la Nature, II ecoute , il repond , et son esprit encor , Dansde gais entretiens prenant un vif essor, Sait rendre sa parole enjouee, incisive, Et suppleer au sens dont le deslin le prive ; Le toucher, I'odorat , et rouie el le gout , Alors qu'il ne voit rien , lui font deviner tout. Mais , h^las ! sans le bruit , bienbeureuse nierveille Qui vient , de temps en temps , rejouir son oreille, Sans ces cris enfantins dont le joyeux elan Stimule d'un aieul le paresseux tympan ; Sans ces bruyants transports de plaisir, detendresse, Grace auxquels un bambin rajeunit la vieillesse ; Saus les accents amis que, vigoureux et bons, D'accord avec le cceur font vibrer les pouraons, La surdite morose et morne et desolee , Au milieu des humains , se trouvant isolee, Verrait s'unir contre elle , au gre d'un triste sort , Les tourments de la vie aux ennuis de la mort. — 424 — Pour moi, je le repete , ^tait rempli de charme. — Qu'un chien vienne a japper , qu'un chat miaule ici , Je me sens torture par un affreux souci , Et veille aussi longtemps que la bete importune Se plaint au r6verb6re ou s'attaque a la lune. — A Paris , au contraire , ou j'entrais dans men lit , Encouche-tot modele : une heure apr^s minuit; Lege dans un quartier ou , cherchant leurs passages , S'elancaient chaque soir des milliers d'equipages, A peine mon madras touchait-il I'oreiller, Qu'aussilot \os regards m'auraient vu sommeiller. Et de merae qu'un chant, par sa monotonie, De quelqu'enfant pleurard sait vaincre I'insoranie, De meme le fracas des chars et des chevaux De Morphee, sans retard, me versait les pavots- A Paris , cependant , je dois quelques reproches : Autant qu'ailleurs, chez lui, I'on n'entend pas les cloches, Car leur sonore accent, vainement excite, Meurt sous les mille voix de la grande cite. D'un lugubre drap noir si , par hasard , tendue , Quelque maison en deuil vient otfusquer la vue ; Si , parmi tant d'objets qui captent le regard , Surgit mal a propos un facheux corbillard , Paris jamais, du nioins , n'entend ces glas fun^bres, Tristes revelateurs des epaisses ten^bres , De reternelle nuit qui couvrira les yeux Les plus beaux , les plus chers et les plus radieux. Dans ce brillant Paris , d'ou le destin m'^vince, Meurt-on?... Oh! non jamais; c'e&t bon pour la province, Ou grace a nos langneurs, il demeure avere Que, de sou vivant meme, on se trouve eaterr^. — 423 — Vive, vive le bruit ! c'esl lui qui nous r6v61e L'ebouriffant succ^s de la pi^ce nouvelle ; La vogue du roman recemment enfante, La mousse de I'esprit, I'eclat de la beaute! Le bruit! n'esl-ce pas lui qui preside a nos fetes ; Qui fait sonnerbien haut nos progr^s, nos conquetes. Qui trouvant le genie en quelque coin obscur , Devient son porte-voix , son appui le plus sur ? S'il est dans les bravos qui couvrent un chef-d'oeuvre, II fait aussi , parfois, vengeresse couleuvre , Tomber sous le sifflet quelque drame importun Qui brave insolemment les lois du sens commun. Si , trop souvent, il manque au talent qui s'ignorc , A ces saintes vertus que le Ciel seul honore, Et qu'un voile modesle enveloppe si bien , Que ne le voyant pas , le Monde n'en dit rien ; En revanche, on I'entend, echo de la justice, A I'intrigue , au parjure , infliger un supplice , Les vouer au mepris , et nous faire raison Des vanit^s d'un sot et de Tor d'un fripon. Quel que soit le triomphe auquel son coeur aspire, L'homme , par le bruit seul , parvient k se produire : Predicateur en chaire, avocat au barreau, II confond les enfers , il trompe le bourreau , Alors que par I'effet d'une double conquete, II sait gagner une ame et sauver une tete! II fut un bruit chez nous , bruit magnifique et fort. Qui remuait la France et le Monde : il est mort... La tribune, autrefois, parmi nous fut c^l^bre!... Mais n'entreprenons pas son oraison funebre. 29.* — 450 — L'indigne gentilhomme, oublieux de son nom, Qui par la felonie a sali son blason ; L'inlriguant, le flatteur qui se metamorphose. Pour rester, devenir ou palper quelque chose; Et tant de gens enfm de tous rangs, tons etats, En tout temps, en toHS lieux, en tout genre apostats, Parmi lesquels souvent plus d'un menteur apotre A parle dans un sens, pour agir dans un autre; Tant d'exemples frappants, j'en fais ici I'aveu, Dans mon projet nouveau m'encouragent un peu. Ma fantaisie au fond, le fail est bien notoire, Ne se contredit pas autant qu'on pent le croire. De mes vers sur le Bruit, je n'ai jamais pens6 Que le Silence ait du se tenir offens^ ; L'effet que j'ai chants, loin de lui faire insulte Est dans le mouvement, et non dans le tumulte; Le Silence et le Bruit sont fr