DE L’ACADÉMIE des Sciences. Agriculture, Commerce, Belles-Lettres et Arts DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. AMIENS, EmpriMeRIE DE DuvAz ET HERMENT, PLACE PÉRIGORD, N.° 3, —ar— 1851-52-55. MÉMOIRES L’ACADÉMIE. DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. Nora. — A l'avenir, les publications de l’Académie paraîtront par livraisons semestrielles. — Quatre livraisons formeront un volume. £. #/0:A.q. MÉMOIRES DE L'ACADEMIE des Sciences, Agriculture, Commerce, Belles-Lettres et Arts DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. 6-0-0--0-Df8 0-00 ANNÉES 1850 — 1851. PREMIER SEMESTRE. AMIENS, DupriMERIE DE Duÿar £r HERMENT, PLACE PÉRIGORD, N.° 5. 1851. MÉMOIRE SUR LE NOUVEAU TARIF DES SUCRES, Par M. MATHIEU. (FEVRIER 1851.) Faut-il adopter ou rejeter le nouveau tarif des sucres ? Telle est, Messieurs, la question qui se présente en ce moment, et dont il est facile de voir la gravité; car elle touche aux plus grands intérêts, et l’extrême diversité des opinions qu’elle soulève démontre évidemment qu’elle renferme un danger d'erreur, et par conséquent un dan- ger de perte et de souffrance. Il n’en faut pas davantage pour déterminer une com- pagnie comme la vôtre à la considérer pendant quelques instants avec toute l'attention qu’elle mérite. La seule chose à faire, pour la résoudre, est d'examiner si la position où nous placerait le nouveau tarif vaut mieux que celle dont nous sommes en possession. Agir autrement serait une imprudence, inexplicable chez tout homme sensé, coupable chez un législateur. Or, pour jee us savoir si la position nouvelle est ou n'est pas préférable à l’ancienne, il faut considérer, dans leur ensemble et leur étroite liaison, les détails dont elles se composent , les comparer, et prévoir les effets probabies des changements que l’on veut faire. D'abord, quelle est notre position ? Le tarif et ses résultats vont nous la faire juger. D’après le tarif actuel, les sucres bruts qui entrent dans nos ports se partagent en deux grandes classes: les sucres des colonies françaises, et les sucres étrangers. La première de ces deux classes contient six subdivi- sions relatives à la marine française; et la seconde huit, dont six relatives à la marine française, et deux relatives à la marine étrangère. Ces deux dernières subdivisions ont pour base la couleur du sucre, ou l’état que l’on nomme terré. S'il est blanc ou terré, il paye 105 fr. les cent kilogrammes, et 85 fr. quand il n’est ni l’un ni l’autre. Les douze subdivisions relatives à la marine française sont formées en raison de la couleur et du lieu d’enlève- ment du sucre transporté ; et chacune est chargée d’un droit particulier. Les sucres des colonies françaises, premier type et au- dessous, de Bourbon, Nossi-Bé, Sainte-Marie de Madagas- car, Mayotte, Noukahiva, Tahiti, payent, les cent kilo- grammes. : . : FREE, MN SENT A ENRE les qualités du Dee au Membhe type . 43 »» celles au-dessus du deuxième type . . . 47 50 Les sucres des colonies françaises d'Amérique, premier type et au-dessous, payent à l’entrée, comme les sucres indi- gènes à donrétiur à : EE HE NT AT PNG les qualités du premier au Hnabie type . 49 50 celles au-dessus du deuxième type . . . 54 »» mn R7 le Les sucres étrangers, bruts, autres que blancs ou ter- rés, payent, venant de l'Inde . . . . 6Ofr.»»c d'ailleurs, hors d'Europe . . . . . . 65 »» des eutrepôts. . . . à LUS EDR Et, quand ils sont pate ou \ériées ils doivent, venant dtPinde.…. 20084 7 SPIOME. et. 0 O0 fr. parce d’ailleurs, hors d'Europe | AE. : dé NO! 6 nn des entrepôts. . . . 95 »» À chacune de ces sommes, il LEE ae le Pre que l’Administration perçoit en sus du droit principal, e qui augmenterait dans la même proportion toutes les de férences dont nous allons parler. Nous le négligerons ce- pendant, parce qu'il suffit à notre dessein que vous en connaissiez la perception ; et parce que sa présence, loin de nuire à nos remarques, ne ferait au contraire que leur donner une plus grande force. Si nous comparons la taxe des sucres étrangers autres que blancs, arrivant par navires étrangers, avec celle du sucre de nos colonies d'Amérique, premier type, qui est de quarante-cinq francs les cent kilogrammes , nous re- marquons en faveur de ce dernier sucre une différence de quarante francs. A la vue de cette différence, on se demande pourquoi l'exposé des motifs, en parlant de la surtaxe, la présente comme étant de 20 fr. les cent kilogrammes. Pour en fixer ainsi l'importance, il faut ne considérer que deux sortes de sucre, transportées l’une et l’autre par la marine française, c’est-à-dire le sucre de nos colonies d'Amérique, premier type, et le sucre étranger, autre que blanc, ne venant ni de l'Inde, ni des entrepôts. Dans ce cas particulier , la surtaxe est effectivement de vingt francs, mais elle varie suivant les cas, et chacun sait que l’on ne peut conclure du particulier au général. SR Dans notre législation actuelle, il existe an moins, deux causes de surtaxe, le lieu d’origine et le pavillon. En prenant toujours le même point de comparaison, la surtaxe relative à l’origine est de: 45 fr. pour l’Inde, 20 — ailleurs hors d'Europe, 80 — les entrepôts. La surtaxe relative au pavillon est de: 25 fr. pour l'Inde, 20 — ailleurs hors d'Europe, 10 — les entrepôts. Les droits sont combinés de manière que les deux causes réunies produisent toujours la même surtaxe totale qui est de 40 fr. Si le sucre vient de l'Inde, par exemple, et si le na- vire qui l’apporte est étranger , la surtaxe se compose de : 45 fr. pour l’origine, 25 — le pavillon. a Total . . 40 S'il vient des entrepôts, il paye: 60 fr. pour l’origine, 10 — le pavillon. et 40 Et s'il vient d’ailleurs hors d'Europe, la surtaxe totale se forme de: 20 fr. pour l’origine, 20 — Je pavillon. ——— 40 nn: Indépendamment de ces deux surtaxes, le tarif dont nous VENT QE venons de vous donner connaissance vous a fait voir un droit de 20 fr. les 100 kilogrammes, que paye le sucre étranger, quand il est blanc ou terré, en sus de ce qu’il payerait s’il était autrement, quels que soient d’ailleurs le lieu de son origine et le pavillon du navire qui le trans- porte. Voilà pour l'importation. Quand à l'exportation des sucres raffinés, la loi du 5 juillet 1840 accorde aux expéditeurs , sur la présentation des quittances de l'administration des douanes, n'ayant pas plus de quatre mois de date, la restitution des droits payés à l'entrée sur les sucres coloniaux, premier type, et sur les sucres étrangers, autres que blancs, arrivés par navires français. 70 kil. de sucre raffiné Melis, ou 75 kil. de lumps, représentent 100 kil. de sucre brut, et font recevoir les droits payés à l'importation sur cette dernière quantité. Telles sont les conditions dans lesquelles s’opère le mou- vement des sucres. Sous l'empire de ces conditions, nos sucreries . indigènes qui avaient fabriqué en 1840-1841 . . . .'. . . 926,959,897 kil. AB A8SAD NT. 7, 0 PU UN 3101982054 1842-1845 . . . . . . . 929,560,636 1843-1844 . . . . . . . 928,660,029 1844-1845 . . . . . . . 36,157,956 1845-1846. . . . . . . A0,546,839 1846-1847 . . . . . . . 53,795,055 ont produit : en 4847-1848 . . . . . . . 64,516,225 1848-1849 . . . . . . . 38,639,052 1849-1850 … . . . . . . (62,175,214 1192,525,817 40 == Et tout porte à croire que la campagne 1850-1851 sera plus productive encore que la précédente. Commencée le 1. septembre 1850, elle finira le 51 août 1851. Les sucres des colonies françaises introduits par le com- merce spécial ont donné : En 1840 ‘.,: 22,0... .,78,445,086 lil. LUE SRE 1e 77 Reda LM LR LS 1842... 700000 ea77, 4052088 AS Ne re 0470100 A0 AS. Lies A7 61074 ASAD ou au no 0D,958,075 ASAG ME. er, TS GS GDZ LB ques opel SABRE ARS. 5, CLS 1. 3485207606 1849, + #2. .0b,2466,104 768,492,396 kil. Depuis que la secousse révolutionnaire de 1848 a mis ces colonies à deux doigts de leur perte, et que leur fabrica- tion a diminué, la hausse des prix sur notre marché s’est jointe à d’autres causes pour favoriser dans nos ports l'entrée des sucres étrangers. - La hausse dont il s’agit toutefois n’a pas été très-impor- tante, et les prix en ce moment sont loin d’être exagérés. Ils sont même inférieurs à ce qu'ils étaient l’année dernière, et prouvent bien que, dans les conditions où nous sommes placés, la hausse n’est pas à craindre, puisqu'elle porte avec elle son remède, et ne résiste pas aux effets qu’elle a produits. Si les cours se maintiennent, disent les colonies, nous es- pérons réparer nos pertes et rendre la production ce qu’elle était avant nos malheurs. Mais, pour obtenir un semblable SE" résultat, il ne faut pas rendre plus facile l'introduction des sucres étrangers. Malgré les droits de 80, 85 et 95 francs les 100 kil. par navires français, et de 105 francs par navires étrangers, les sucres étrangers, bruts et blancs, entrent chaque année pour la consommation intérieure, car la loi ne les admet pas aux primes d'exportation. Le commerce spécial en a fait entrer 2,1 QE LOU] SRE ENT EE 514,996 kil. ROUE med 4 ee 160,534 RUE ET RER ETS 145,026 PLU ERP RE € 101,577 LUI EORRTEE CREER 291,420 125 PME MRSPRENETE 90,008 RAD eu de. : Sondes 94,126 MORE A fn OR AE 264,184 AO it A lo eee 926,254 LS ORNE PRE LITE 148,910 2,156,855 kil. —— Pendant le même espace de temps, l'importation des sucres étrangers, autres que blancs, pour le même commerce, nous donne les quantités suivantes : EMMOAD HUE MSON 182 6,151,564 kil. ASE ni, ... 4486813784 TOR Era 0 mo as 8,064,527 ASS +. (La taf 9,505,928 0 ONCE AE CU 9,977,522 AS da : a ot tE 452: 00% HSAG 4, alla 21 sta 01458, 090:739 AR en ne 9,561,884 NÉ IRNEIRNET VEPREER 9,215,755 AS Re eu. OT AERMES 109,496,185 kil MN © DR Cette importation, comme on le voit, devient considérable; mais il faut examiner ses rapports avec l'exportation qui aug- mente pour les sucres étrangers, en même temps qu’elle di- minue pour les sucres coloniaux. Les sucres raffinés, provenants de sucres res et sortis sous bénéfice de primes, ont présenté les quantités suivantes : 466,107 k. représentant en sucre brut 617,618 k. 1840 1841 1842 1845 184% 1845 1846 1847 1848 1849 10,517,818 k. 40,952. 15,327. 7,459. 5,074. 5,007,045. 1,248,684. 5,344,655. 173,097. 9,458. is 58,499. 5e 21,816. ae 10,592. _ 7,248. LE 7,195,988. a 1,778,808. ue L,777,888. pas 246,710. D 15,440. 14,655,607 k. Et l’exportation avec primes des sucres raffinés, prove- nants de sucres étrangers, partage ainsi la même période: 8,205,156 k. représentant en sucre brut 4,484,219 k. 1840 1841 1842 1845 184% 1845 1846 1847 1848 1849 71,404,668 kil. ‘ Cette quantité de 401,433,214 kil. 8,063,485. 5,654,668. 6,754,282. 6,750, 412. 9,229,120. 7,570,030. 9,555,754. 5,607,565. 9,094,256. — 11,429,268. EE 7,970,822. is 9,855,947. e 9,557,654. — 15,193,104. — 10,788,502. — 15,602,984. es 7,972,891. — 12,967,905. 101,455,214 k. que l’on regarde comme nu D mu sortie sous la forme de sucre raffiné, est-elle, comme on le prétend, parfaitement égale à la quantité des sucres étrangers importés par le commerce spécial? c’est ce que nous sommes obligés de rechercher, si nous voulons connaître la position qui nous est faite par les lois maintenant en vigueur. Pour le savoir, nous allons comparer d’abord la première de ces deux quantités avec celle des sucres étrangers entrée pendant 9 ans et 8 mois, du 1. janvier 1840, au 51 août 4849. Nous disons 9 ans et 8 mois, et non pas 40 ans, parce que les expéditeurs ont 4 mois pour présenter à la sortie les quittances des droits payés à l’entrée, et parce que l’on pourrait à la rigueur supposer que toutes les quan- tités entrées pendant les quatre derniers mois de 1849 sont sorties pendant les quatre premiers mois de 1850. Il est certain que si les sucres étrangers n’entrent jamais pour la consommation , l’exportation des sucres raffinés pen- dant 10 ans a dû complètement absorber l'importation faite dans l’espace de 9 ans et 8 mois. Les quantités entrées pendant cet espace , déduction faite des sucres blancs, s'élèvent à. . . . . 102,421,025kil. La quantité représentée par les sucres exportés du 1. janvier 1840 au 51 dé- cembre 1849 est de. . . . . . . . 101,455,214kil. Différence. . . 987,811 kil. Si nous ajoutons maintenant à. . . . 7,005,158kil. entrés pendant les 4 derniers mois de 1849 lalquantité de. 27., . . 15,760,565 entrée pendant les 8 . mois Ne 1850, déduction faite de 323,055 kil. de sucre blanc, nous avons pour l’année finissant le Sbragut 4860: »#. 21.04.06, , 090.765.526kil. ee Ve Report . . . 20,765,525kil. L'exportation avec primes des sucres raf- finés, provenants de sucres étrangers, pen- dant l’année 1850 est de 14,384,845 kil. et représente en sucre brut . . . . 20,444,215 en supposant 7/8 de melis et 1/8 de res PIE NOR ce qui donne une différence de. . . . . 321,508 kil. cette différence ajoutée à la précédente de. 987,811 à la quantité de sucre blanc de . . . . 2,156,855 et à celle de. :. °. . d 325,055 entrée pendant les 8 sé mois dé 1850 forme un total de. . .‘. . . . . . 3,168,989kil. Nous sommes arrivés à ce total en faisant les suppositions les plus favorables à l'opinion de ceux qui prétendent que la sortie égale l'entrée. Ce total cependant est certainement inférieur à ce qu'il doit être en réalité; puisque pour constater la première différence , nous avons négligé les quantités de sucre brut entrées à la fin de 1839, et puisque nous avons ensuite tou- jours supposé qu'aucune quantité de sucre, entrée pendant l’espace de 4 mois, ne sortait dans ce même espace. Il est donc incontestable que les sucres étrangers entrent directement pour la consommation en acquittant complète- ment les droits du tarif actuel. La sortie apparente de ces sucres n’est pas d’ailleurs une preuve certaine de leur sortie réelle, et ne sert quelquefois qu’à rendre inapercue leur entrée directe dans la consom- mation. Car si l’on suppose que tous les sucres étrangers pour lesquels on acquitte, les droits sont consommés à l’intérieur , et que toute la matière de l'exportation est fournie par nos sucres coloniaux, les premiers peuvent encore figurer sur les ZA 4 CRUE tableaux de l’administration des douanes comme exportés sous la forme de sucre raffiné; puisque les expéditeurs, pour jouir du remboursement le plus fort que peut leur procurer l'exportation , présentent les quittances des droits payés pour les sucres étrangers; et puisqu'ils se procurent ces quittances, quand ils ne les ont pas, en traitant avec leurs possesseurs, comme chacun sait que cela se fait. Nous ne sommes plus au temps où le raffineur devait prouver qu'il avait payé lui-même les droits d'importation ; où l'importance et l’activité de sa raffinerie devaient être attestées par un jury de contrôle; où toute fausse déclara- tion était punie par le refus de la prime. Maintenant les quittances de la douane s’achètent à la bourse; celles des droits pour des sucres consommés dans le Nord peuvent se vendre à Marseille, et se décomposent pour ainsi dire en primes d'exportation et en primes d'importation; d’expor- tion pour l’acheteur, et d'importation pour le vendeur. Avant d'acheter son sucre brut , ce dernier a considéré le prix qu’il pourrait tirer de sa quittance , et il a regardé ce prix comme une diminution du droit dont ce sucre est frappé. On trouverait un moyen, cependant, de restreindre la sphère d’activité de ces primes d'importation, sans nuire à la sortie que nous tenons à conserver, en n’accordant le draw-back pour nos colonies qu’à nos sucres coloniaux , et en admettant à celui pour tout autre pays, nos sucres colo niaux et les sucres étrangers venus par navires français. Par ce moyen, l'importation des sucres étrangers ne serait ex- citée que par l'exportation pour les pays étrangers; et nos colonies , en consommant nos sucres raffinés, ne facilite- raient pas l'introduction dans la métropole de produits qui viennent s’y poser en concurrence avec les leurs. Ce dont elles ont principalement besoin , elles nous l’ont dit, c’est d’un placement rémunérateur pour leurs sucres bruts , et ce ER placement vaut beaucoup mieux pour elles en ce moment que la formation d'établissements nouveaux exigeant des capitaux qui leur manquent. D’autres causes d’ailleurs favorisent les sucres étrangers. D'abord leurs prix au dehors ont notablement diminué , et baisseront encore par suite des perfectionnements que l'on apporte sans cesse aux procédés de fabrication; perfec- tionnements dont la canne doit profiter bien plus encore que la betterave, toujours inférieure dans ses produits se- condaires , et maintenant presqu’entièrement épuisée par les efforts de l’industrie. La masse considérable de ces sucres produite annuelle- ment peut augmenter d’un quart, d’un tiers et même de moitié ; dans cette masse les sucres blancs qui peuvent être consommés sans subir auparavant aucune préparation for- ment une partie très-importante, et personne n’ignore que la nuance est presque toujours pour l'acheteur le motif déterminant. Ensuite les belles sortes de ces sucres qui sont immédiate- tement au-dessous du blanc, et qui payent aux 400 kil., comme les qualités les plus communes, 20 fr. de moins que le sucre blanc, doivent entrer encore plus facilement que ne le fait ce dernier sucre, et venir en concurrence sur notre marché avec nos produits indigènes et coloniaux du premier au deuxième type. Ces belles sortes ne sont sépa- rées des nôtres que par des différences de 10 fr. 50 c. et 45 fr. 50 c. dans les droits principaux, et ces différences se troüvent diminuées par la vente des quittances. Leur position à l'égard de nos produits, doit nous faire remarquer combien il est désavantageux pour notre indus- trie d’avoir trois subdivisions relatives à la couleur , tandis que les sucres étrangers n’eñ ont que deux soumises à des droits différents. DORT L. Ni l'exportation cependant, ni la marme, ni le Trésor, ne nous obligent à les favoriser. L'importation du sucre raffiné ne s’est pas toujours faite en raison de l'entrée des sucres étrangers. En 1852, année pendant laquelle l'exportation du sucre raffiné a été la plus forte, et s’est élevée jusqu’à 16,794,476 kil., l’entrée des sucres étrangers n’a donné que 346,545 kil., et n'avait été l’année précédente que de 445,805 kil. Nos sucres coloniaux avaient donc fourni presque seuls la matière d’une exportation à laquelle a du prendre part la marine française. Pour cette marine , l'importance générale de ses trans- ports dans la navigation de concurrence ne dépend pas non plus des sucres étrangers. En 1849, il est vrai, la part de notre pavillon, sous le rapport du tonnage, est environ de 59 p. 0/0; et, pendant cette année, l’entrée des sucres étrangers atteint un chiffre qu’elle n'avait pas encore obtenu depuis vingt-cinq ans : 18,877,858 kil. Mais en 1848, où l'importation du commerce spécial pour ces mêmes sucres n’est que de 9,559,987 kil., la part de notre pavillon est aussi de 39 p. 0/0, et se trouve encore la même pour l’année 1839, qui ne présente cependant qu’une faible entrée de 655,540 kil. Pendant l’année 1850, l'entrée des sucres étrangers pour le commerce spécial s'élève à 25,861,800 kil., supérieure au produit de nos sucreries indigènes en 1839-1840, aux entrées réunies de treize années, de 1825 à 1857, et dépassant de près de cinq millions celle de 1849 déjà si considérable. Malgré l'importance de cette entrée , les tonneaux trans- portés par notre marine pendant cette année ne surpassent que de 18,587 ceux qu'elle a fait mouvoir en 4849, tandis que les navires étrangers, entrés avec 1,225,504 tx, et 2. MARY SES sortis avec 877,706 ont augmenté leurs transports de 380,295 t* En présence de semblables résultats, si l’on peut dire que l'introduction des sucres étrangers fait obtenir à notre marine un succès particulier , il est impossible de prétendre qu’elle suffit toujours pour en déterminer le succès général. Encore ce succès particulier dépend-il, non seulement de Ja surtaxe protectrice de notre pavillon, mais encore de la disposition de la loi qui n’admet au bénéfice de la prime qne les sucres arrivés par navires français. Sans cette dis- position, la surtaxe seule serait parfois impuissante pour conserver à notre marine son avantage, ainsi qu'il est fa- cile de s’en convaincre en examinant comment sont trans- portées les différentes sortes de sucres étrangers. On conçoit en effet que le négociant qui demande des sucres au dehors se réserve toutes les chances possibles , et par conséquent celles de vendre, soit au commerce d’ex- portation, soit à la consommation qui fournit à ce com- merce des quittances de droits. C’est pourquoi la condition du transport par navires français doit se joindre à ses or- dres d'achat; et c'est ainsi que la loi fait venir l'intérêt particulier au secours de l'intérêt national. Pour le Trésor, les droits perçus à l'entrée des sucres colo- niaux et des sucres étrangers, déduction faite des restitutions sur les sucres raffinés, ont produit net en 1849, 54,787,244 f. les sucres indigènes. . . s (VE a Pet oes AE DURMEUU ce qui porte le produit total de sucres, le se- cond pour l'importance depuis vingt-cinq ans après celui de 1847, à . . . . . . . . 59,588,344f. Et dans ce produit, les sucres étrangers ne sont entrés que pour 4,059,986 fr. Ainsi, produits importants pour le nd activité de la DAY MR fabrication indigène , espérance pour nos colonies, part la plus forte depuis vingt-cinq ans de notre marine dans la na- vigation de concurrence pendant l’année 1849, entrée crois- sante de sucres étrangers, exportation importante de sucre raffiné, telle est notre position, avec le tarif actuel. Reste à voir maintenant celle que nous ferait le tarif proposé. D'abord il bouleverse entièrement toute l’économie du tarif actuel en donnant pour base au droit, non les qualités sen- sibles des sucres, mais une qualité latente, mais la propor- tion d’un élément qu’il faudra distinguer et mesurer à l’ex- clusion de tous les autres. Au lieu de la couleur et du terré, ce sera la richesse sac- charine, la richesse absolue, qui devra contribuer à fixer la quotité du droit. Et comme le rendement en sucre raffiné n’est pas toujours proportionnel à cette richesse, comme l’état de la température influe sur les résultats indiqués par le saccha- rimètre optique, comme toute lumière n’est pas un agent convenable, comme les dissolutions saccharines n’ont pas toujours la teinte et la limpidité nécessaires au succès de l’ex- périence, il faudra faire des clarifications et des décolora- tions, modifier la lumière au moyen d’un-prisme mobile , et tenir compte des degrès de température ainsi que de toutes les variations du rendement. C’est-à-dire qu’à une base facile à reconnaître pour tout le monde, on substitue une autre base difficile à déterminer, qui devra soulever une foule de contestations, ouvrir la porte à l'arbitraire, et permettre la malversation d’un employé, sans qu’il soit possible de le rap- peler à l’ordre avant d’avoir fait au moins une analyse. Que le saccharimètre soit un instrument ingénieux et ca- pable de rendre service à l’industrie, nous ne cherchons pas à le contester; et nous faisons seulement observer qu'il ne nous paraît pas convenable pour fournir au gouvernement la base d’un système d'impôts. 9 * ss Di | ur Quand il s’agit d’une mesure, il faut quelque chose de sim- ple et de précis qui donne à celui dont elle règle les intérêts la conscience qu’il a été bien jugé, et qu’il n’a pas dépendu du mesureur de juger autrement. Il ne faut pas que la mesure soit pour la plupart des intéressés, comme le serait le saccha- rimètre, un mystère inexplicable. Voici des résultats obtenus au moyen du saccharimètre op- tique, que nous trouvons dans le cours de chimie générale de MM. Pelouze et Fremy, et dont nous ne pouvons ni garantir ni contester l’exactitude. Brésil brun foncé. Martinique id. Bourbon brun jaunâtre Surinam id. Brésil id. Bourbon rougeûtre . Java id. . Bourbon gris sombre . Guadeloupe id. Java rougeâtre clair . Bourbon id. Égypte id. Brésil id. Brésil id. Surinam brun clair. . Guadeloupe brun jaunâtre Surinam M ANDENX | Bourbon gris jaunâtre. Martinique id. id. id. id. id. id. jaunâtre . Brésil 110 81 p. 0/0 de sucre réel. 80 — 81,5 _ 87 _— 84 _ Guadeloupe id. . . . . 835 p. 0/0 de sucre réel. id. jaune rougeâtre. 90 =. Bourbon jaunâtre clair. 91 — Martinique id. / 2:80 — La Havane ide 6 000 — id. 1 ASE RTERE 5 — id. RATE 00 — Guadeloupe id. . . 88,5 — Bourbon dite. 095 — Guadeloupe ide. 0:11 85,5 — id. id: #12 192 _ id. idée ang _ id. ide» 1,4 94,5 _ id. id: 3735 96 — Bourbon TÉL sTOU — La Havane M5. voi _— Bourbon id 596 — Guadeloupe id 14) 298 _— id. Id. TT 08 — Marie galante diner LH 700 — Guadeloupe 1dé rte. ss _ id. gris très-clair. . 96 — id. 1452),.h4247-005 — id. td 108; 107 _ Bourbon presque blanc . 96,5 — Guadeloupe id 28 1098 _ Nouvelle-Orléans blanc . . 4100 — D’après ces résultats qui sont loin de comprendre toutes les sortes les plus importantes, on voit qu’une même nuance donne diverses proportions, et que tel sucre brun du Brésil, sous le rapport de la richesse, est à plusieurs sucres Bourbon jaunâtre clair, comme 81 est à 914, 93, 95 et 96. On remarque en outre que la richesse est d’autant plus SR grande que la couleur est moins foncée; mais 1l ne faudrait pas en conclure qu'il en est toujours ainsi, ear d’autres ex- périences qu'il serait trop long de citer donnent parfois des résultats entièrement opposés. Une semblable diversité fait bien voir que toutes les sub- divisions du tarif actuel devront disparaître en présence de la nouvelle base. Cette base, le projet de loi promet de l’exprimer en chiffres pour le premier type; et c’est à ce premier type que se rap- portent les nouveaux droits. Ils devront ensuite se réduire ou s'élever en proportion de la richesse, inférieure ou supé- rieure , que chaque sucre présentera. Au nombre de sept, ces droits sont, la première année, pour nos sucres nationaux, de: 40 francs pour nos colonies d'Amérique et pour le sucre indigène ; 36 — pour nos colonies au-delà des caps. Pour les sucres étrangers, par navires français, dé: 51 — venant de l'Inde; 95 — d'ailleurs, hors d'Europe; 65 — des entrepôts; Et pour les sucres étrangers, par navires étrangers, le droit est de 70 francs les 100 kilog. pour toute couleur et toute provenance. Chacun de ces chiffres diminue ensuite de 5 francs par année pendant trois ans; de sorte que la quatrième année, le droit sur les sucres étrangers de toute provenance, par navires étrangers , sera de 55 fr. les 100 kil. , au lieu de 85, droit actuel; c’est-à-dire qu’il aura éprouvé une diminution de 50 fr., pendant que nos sucres nationaux, bien moins favorisés que les sucres étrangers, n'auront obtenu qu'une baisse de 20 fr. les 400 kil. À cette diminution importante pour les sucres étrangers vient s'ajouter la manière dont elle s'opère. Pour la première année, la baisse des droits sur nos sucres nationaux n’est que de 5 fr., tandis qu’elle est de 15 pour les sucres étrangers. Il faut remarquer ici que, si la baisse des droits était égale pour les sucres nationaux et pour les sucres étrangers, et surtout si cette baisse était aussi considérable que brusque, ces derniers seraient plus promptement que les nôtres en mesure d'en profiter. Pour les sucres nationaux, on le comprend, il faut une augmentation de production qui ne s'opère pas d’une manière instantanée, mais pour les sucres étrangers, il ne s’agit que d’une invasion; ils sont là qui attendent dans les entrepôts, et qui pressent sur nos digues , prêts à nous inonder, si l’on était assez imprudent pour leur ouvrir un passage par une injuste diminution. En conséquence des changements qu’il opère, le nouveau tarif rompt tout-à-coup l'équilibre en faveur des sucres étran- gers, et ne conserve pas à leur dégré actuel d’élévation les deux surtaxes dont nous avons parlé. Avec ce tarif, la surtaxe quant à l’origine est de : {1 fr. pour l'Inde au lieu de . . . . . A5fr. 15 pour ailleurs hors d'Europe. . . . 20 os NÉS EDÉTEDOLS DNS, Ce Rte ER Relativement au pavillon, la surtaxe est de: 419 fr. pour l'Inde au lieu de. . . . . . 925 fr. 15 ailleurs hors d'Europe . .-. . . 20 Be es ENTFepOIS, POP ne C'est-à-dire qu’elle est baissée d’un quart ou à peu près pour les pays hors d'Europe, et de moitié pour les entrepôts. De manière que l'intérêt maritime dont on parle tant, pour lequel on demande des sacrifices à notre agriculture , bye à: à notre industrie, à nos colonies, va se trouver cependant sacrifié comme tout le reste. Quelque grande en effet que soit la part de notre pavillon dans les transports des sucres étrangers, relativement à celle des marines étrangères, il est d’abord certain que ces deux parts, après la baisse des surtaxes, ne seront plus dans la même proportion; et que le changement survenu ne sera pas en faveur de notre marine, puisqu'elle sera placée dans des conditions moins favorables que celles dont elle se trouve maintenant en possession. Il est ensuite également certain que, si la baisse des cours produite par l'introduction des sucres étrangers achève de ruiner nos colonies, la marine française pourra perdre dans sa navigation réservée plus qu’elle ne gagnera par l’augmen- tation de ses transports dans la navigation de concurrence. Sous l’inpulsion de ces deux causes, notre pavillon fléchira. Ce n’est pas tout. Non content de baisser de 10 fr. les deux surtaxes réunies, le nouveau tarif fait disparaître entièrement le droit de 20 fr. payé par le sucre étranger blanc à cause de sa couleur, et le remplace par l’élévation que produira la richesse saccha- rine sur les droits fixés pour le premier type. Mais ce droit de 20 fr. dont nous allons voir une partie former comme une troisième surtaxe de 11 fr. relative à la couleur , sera-t-il suffisamment remplacé par l'élévation du droit produite par la richesse; et la protection que sa pré- sence garantit à nos sucreries et à nos raffineries sera-t-elle encore la même quand il n’existera plus? Nous ne le pensons pas. Car , si l’on suppose que l'élévation du droit produite par la richesse compense les 20 fr. actuellement payés par les sucres étrangers à cause de leur couleur, il s'ensuit que le sucre de nos colonies, ou le sucre indigène au-dessus du deuxième type, qui est blanc ou presque blane, et qui ne paye que 9 fr. à cause de sa couleur, va supporter un droit plus fort, et se trouver moins en état qu'il ne l’est mainte- nant de soutenir la concurrence avec le sucre étranger. Et si la taxe en raison de la richesse ne compense pas les 20 fr. dont nous parlons , s’il en résulte une baisse pour les sucres étrangers blancs, nos sucres nationaux au-dessus du deuxième type, qui payent 411 fr. de moins à cause de la couleur, n’obtiendront pas une baisse égale à celle dont jouiront les sucres étrangers, et pourront même au contraire subir une augmentation. En d’autres termes : remplacer par une même taxe les droits inégaux que paient deux concurrents, c’est nécessairement favoriser dans sa lutte celui des deux qui paie le droit le plus élevé. Le changement que l’on propose devra donc venir en aide aux sucres étrangers, blancs ou terrés, et faire souffrir les su- cres nationaux par une importation plus nuisible que celle des sucres blonds. Et pendant que cette importation croîtra de plus en plus, que deviendra l'exportation des sucres raffinés? L'article 5 du projet fixe à cinq pour cent le déchet de fa- brication que l’on doit allouer aux expéditeurs , ajoutant qu’un décret du Président de la République réglera sur cette base le montant des droits à restituer d’après la qualité et la provenance des sucres qui auront servi au raffinage. Pour la fixation de ces mêmes droits, et pour déterminer le rapport entre la richesse et le rendement, l’article 2 du même projet exige un règlement d'administration publique. Si le déchet de fabrication accordé par le tarif actuel peut paraître un peu fort, celui dont le nouveau nous donne la proportion est beaucoup trop faible, et devra diminuer con- sidérablement , s’il ne la fait pas cesser tout à fait, l’expor- tation pour l'étranger. Le déchet absolu peut très-bien ne pas dépasser et même ne pas atteindre 5 p. 0/0, mais entre ce déchet et le sucre pur, se trouvent les produits inférieurs qu’il n’est pas juste d’assimiler aux sucres en pains, et qui éprouvent eux-mêmes de nouveaux déchets quand on veut les convertir tous en su- cre raffiné. D’après les renseignements que nous avons pris, le déchet réel pourrait être de 15 p.0/0, en supposant tous les produits inférieurs , tels que les vergeoises et les mélasses, convertis en sucre raffiné d’après les nouveaux procédés de fabrication. Il existe donc un avantage de 15 p. 0/0 environ pour le raffineur sur les déchets de 50 et de 27 p. 0/0 maintenant ac- cordés , et cet avantage peut être regardé comme une prime d'exportation. Si cette prime est défavorable aux sucres indigènes en ce sens qu’elle introduit en franchise des produits inférieurs , il faut considérer qu'elle leur procure une sorte de compen- sation dans l'enlèvement proportionnel d’une masse de su- cres dont ils ne seraient pas entièrement délivrés par la ré- duction du déchet. ; Il faut se rappeler que cette prime permet d'envoyer à nos colonies des sucres raffinés à des prix convenables; qu’elle compense en partie pour elles les frais d’un double transport, et qu’elle les dispense de consommer ou de nous faire con- sommer des vergeoises et des mélasses dont elles n’ont pas besoin , et que nous ne désirons pas, puisque nous préférons, comme elles les préfèrent, leurs sucres bruts. Il ne faut pas oublier non plus que l'exportation est utile à notre marine, et qu'elle doit soutenir à l'étranger la con- currence avec les gouvernements voisins qui accordent à leurs raffineurs un déchet de 54 p. 0/0. Aussi, loin de vouloir la faire cesser par un déchet de 5 p. 0/0, désirons-nous la conserver même avec un déchet de 50, d'autant plus qu'il est possible d'en augmenter l'utilité. Si la suppression de la seconde subdivision pour nos su- cres nationaux n’était pas accordée , quoiqu’elle nous paraisse de toute justice, et si l’on ne formait pas, comme on devrait le faire en nous la refusant, une seconde subdivision pour les sucres étrangers, il serait utile alors d’admettre notre se- conde subdivision, comme la première, aux primes d'ex- portation; et nous sommes persuadé qu’une semblable mesure, à défaut de la suppression qui nous paraît bien préférable, favo- riserait dans nos colonies la fabrication des sucres du premier au second type, que l’on ne fait pas venir maintenant, ou que l’on ne demande qu’en très-faible quantité, à cause des droits et de l'impossibilité où l'on se trouve de se les faire restituer au moment de l'exportation. La nécessité d’un décret du Président de la République pour fixer le montant des droits à restituer, lorsque chaque partie de sucre, chaque barrique même à la rigueur pour- rait avoir son droit particulier, et celle imposée par l’ar- ticle 2 d’un règlement d'administration publique pour dé- terminer le rapport entre la richesse saccharine et le ren- dement , contrairement au vœu de l’article 2 dela loi du 5 juillet 1840, exigeant une loi nouvelle pour modifier les droits d'importation, démontrent bien l'insuffisance du pro- jet de loi à donner un tarif complet , capable par un ensemble de conditions sagement combinées de garantir aux intérêts nationaux une meilleure position. Comment pourrait-il la garantir, puisqu'il compromet ces intérêts au lieu de les défendre, et favorise à leur préjudice le commerce de l’étranger ? On nous assure cependant qu'il est urgent de l’adopter. 25 ONE Il nous est impossible d'admettre ce que de justes raisons ne viennent pas soutenir. On affirme en effet que la surtaxe des sucres étrangers est exagérée , et pendant que l’on fait une semblable affr- mation sans la prouver, ces sucres pénètrent à l’intérieur pour la consommation en acquittant les droits que l’on dit excessifs. Si ces droits étaient tels qu'on les présente, les sucres étrangers n’entreraient pas, ou n’entreraient que pour sortir. Que la quantité importée directement pour la consommation soit très-faible en apparence, nous le recon- naissons; mais cette quantité prouve au moins que la hau- teur des digues qui la laissent passer n’est pas exagérée ; et que , si l’on avait l’imprudence de les baisser , surtout d’une manière aussi brusque qu'inégale comme le veut le projet de loi, il en résulterait une inondation funeste à notre agri- culture, déjà si souffrante, à nos colonies si malheureuses, et à notre marine qui a si grand besoin de nos colonies. Car il ne faut pas se faire illusion ; quand on baisse une digue de ce genre on ne peut déterminer d'avance la quan- tité qui entrera, si la loi n’en fixe pas la limite. Cette quantité peut être énorme et bien supérieure aux besoins ; l'expérience l’a prouvé bien des fois. Il en résulte alors dans les prix une baisse rapide, bien plus préjudiciable aux détenteurs qu'aux premiers expéditeurs ; et si cette baisse diminue l'importation, elle ralentit encore bien plus la pro- duction des industries indigène et coloniale. Pour ces der- nières, il pourrait survenir plus qu'un ralentissement. De ce qu'elles ont résisté jusqu'à présent à ce qui pouvait les atteindre, il ne s’ensuit pas qu’elles résisteront toujours. Quel- que grandes que soient leurs forces, quelque savante qu’en soit l’application , ces forces ont des limites qu’elles ne peuvent franchir ; et si l’on détruit les conditions nécessaires à leur exercice, si lon enlève le bénéfice qui leur sert de moteur, spa. leur action en perdant sa cause sera bientôt réduite à s’ar- rêter. Que deviendraient alors les droits importants que payent au Trésor les sucres des colonies et les sucreries indigènes ? Remplacés par ceux qu’il faudrait acquitter pour les sucres étrangers , ils laisseraient, en se retirant, à la charge de l'Etat , et la misère des colons, et celle de nos campagnes où se trouvent des sucreries , et la décadence de notre marine privée de sa navigation réservée, en partie désar- mée dans sa navigation de concurrence ? Croit-on que le Trésor gagnerait beaucoup en faisant tarir des sources certaines, pour accepter toutes les vicissitudes d’un irrégulier débordement ? Si l’on ne change pas le tarif, ajoute-on, bientôt repa- raîtra plus vive la lutte des deux sucres, colonial et indi- gène , et le succès de l’un fera souffrir l’autre. C'est-à-dire que pour empêcher l’un de ces deux sucres de faire souf- frir l’autre, on veut introduire un troisième sucre qui les fera souffrir et qui peut-être les tuera tous les deux... Sin- gulier moyen de les mettre d'accord! Quant à nous, il nous semble que nos deux industries peuvent très-bien exister simultanément , surtout si l’on sait résister à l'influence étrangère qui ne cherche pas à les faire prospérer. Nous ne redoutons pas une lutte qui peut ranimer ou ralentir leurs mouvements sans les faire cesser, et qui présente une garantie contre la hausse excessive des cours. Il n’en est pas de la concurrence entre les nationaux, comme de celle qui existe entre les nationaux et les étran- gers. Produite par la première de ces deux concurrences , par le perfectionnement des procédés, l'importance et l’activité de la production , la baisse est favorable en ce sens qu’elle étend la consommation , en supposant toutefois qu’elle ne devienne 0 pas tellement forte que les prix cessent d’être rénumérateurs. Dans ce cas même, l’industrie trouve un remède au mal dans un ralentissement momentané bientôt suivi d’une re- prise. Mais quand la baisse a pour cause un travail étranger, exempt de nos charges , et s’exerçant sur un très-grand nom- bre de points en même temps, dans des conditions tout à fait différentes, alors l’industrie nationale succombe par suite d’une baisse sans proportion avec les frais qu’elle est forcée de faire et les impôts qu’elle est obligée de payer. C’est donc cette seconde baisse et non pas la première qu’il faut craindre. Nous ne partageons pas plus la crainte de voir lutter en- semble les deux sucres , que de voir la fabrication indigène diminuer la production du blé. Cette production, en effet, ne s'opère pas seulement en raison de la surface occupée par la plante, mais encore en proportion du fumier que l’on em- ploie pour l’obtenir. Or, les sucreries par leurs résidus favo- risant la multiplication du bétail et l'augmentation du fu- mier; sont loin d’être nuisibles à la culture du blé. Le blé d’ailleurs ne se cultive pas tous les ans sur le même sol; il est utile de le faire précéder par des plantes étrangères à sa nature, surtout par des plantes sarclées, et l’on a reconnu qu’il venait très-bien après la betterave. En 1844, la culture de la betterave nous a permis de fabri- quer 56,457,956 k. de sucre. L’importation des céréales s’est élevée à 50 millions 700 mille francs, et l'exportation à 6 millions 700 mille francs. Pendant l’année 1848, nous importons pour 28 millions, et nous exportons pour 38 millions 400 mille francs, en obtenant de la betterave un produit de 58,639,032 kil. En 1849 , enfin, cette plante nous donne 62,175,214 k. de sucre; nous exportons pour 55 millions 700 mille francs de céréales, et notre importation n’est que de cent mille francs. LA. On ne peut donc pas dire que la betterave diminue la production du blé, En la.cultivant, l’agriculture ne man- que pas à ses devoirs, et ne cesse pas d’être la nourrice du peuple. Mais il est un grand argument que l’on met au-dessus de l'agriculture, de l’industrie, des colonies, de la marine et du trésor, c’est l'intérêt, et l'intérêt mal compris du con- sommateur. Avec un pareil argument, entendu de cette manière, nous ne balançons pas à le dire, on ruinerait la France, et on la ferait arriver à sa ruine avec une vitesse accélérée; nos plus belles industries ne pourraient pas résister à l'application erronée de ce principe. On a dit cependant, et l’on a répété à satiété, qu’il ne fallait pas ainsi séparer le consommateur du producteur , parce que le grand nombre est en même temps l’un et l’autre; mais c’est un des caractères particuliers de l'erreur dans nos temps modernes de ne tenir aucun compte des ar- guments par lesquels on la réfute, et de répéter toujours la même chose, persuadée que le nombre des esprits superfi- ciels est si grand sur cette terre, que la victoire dans une discussion doit toujours rester à ceux qui parleront le plus haut, et surtout le plus longtemps. Croit-elle donc que l’ouvrier soit incapable de concevoir qu’on ne lui donne un peu de sucre qu’en lui enlevant beau- coup de pain, puisque si l’on cesse de travailler aux objets destinés à la marine, à l'exportation pour les colonies, à la fabrication du sucre indigène, de grandes sources de main- d'œuvre et de salaire seront taries pour lui, et deviendront le bénéfice des ouvriers de l’étranger auxquels lui-même sera forcé de payer le misérable avantage d’acheter son sucre quelques centimes de moins. Nous plaçons l’ouvrier plus haut dans notre estime, et AO nous le crovons capable de comprendre que nous défendons sa cause en défendant le travail national. Et, puisque l’on a mis en avant l'intérêt mal compris du consommateur , déplorons, en finissant, cette triste tendance de l’économie moderne à dégrader l’homme , à faire abstrac- tion de sa tête et de son cœur, à ne lui donner pour mo- bile que le désir de consommer sur-le-champ sans pré- voyance et sans mesure, et à juger du bonheur d’un peuple par le nombre de kilogrammes de sucre qu’il consomme par an. Non, il n’est pas nécessaire au bonheur de la France que chacun des individus qui la composent consomme dès main- tenant un kilogramme de sucre par mois, et qu'elle fasse entrer chaque année pour quatre cents millions de sucre étranger au grand détriment de ses travailleurs ; mais il est absolument nécessaire qu’elle ait une agriculture, une ma- rine, une industrie, des finances et des colonies florissantes , ou tout au moins capables de se maintenir et de se défendre avec succès contre la décadence qui les menace. Qu'elle ob- tienne ces points importants d’une manière durable, et la consommation du sucre augmentera , non pas brusquement , non pas à l’aide du travail d'autrui, non pas au bénéfice d'autrui et à notre perte ; mais elle augmentera sans danger, d'une manière progressive, en raison de notre travail, et autant que le permettra l’augmentation de l’aisance générale. Voilà comment la consommation doit augmenter. Autrement elle augmenterait d’une manière désordonnée pour faire place ensuite à la disette et à la misère. Pour avoir trop consommé d’abord, on en viendrait au point de ne plus pouvoir consommer du tout. Triste résultat où nous condui- raient les amateurs d’une consommation illimitée , oubliant que beaucoup d'individus sonts morts pour avoir été de trop grands consommateurs, et qu'il en serait de même des peuples, s'ils ne demandaient pas au travail la matière à consommer. En vain prétendraient-ils que l’on exagère la protection, et que l’on ferait beaucoup mieux d’imiter les autres peuples dont ils supposent la sagesse exempte du défaut qu’ils nous reprochent. On peut se tromper en protection comme en autre chose, parce que l'erreur est la triste compagne de l'humanité, mais on ne peut pas exagérer en ce sens que la protection n'existe qu’à la condition d’exercer l’action salutaire exprimée par le nom qu’elle porte. S’imaginer que la protection consiste à élever toujours les droits d'importation, c’est ne pas la con- naître ou la calomnier. La protection consiste à vouloir et à faire conformément à la justice, ce qui est avantageux à l'intérêt national, soit que cet intérêt demande la baisse ou la suppression ‘des droits, soit qu’il en exige la hausse, le maintien ou la proportion. Jamais elle ne doit être aban- donnée , car elle est une condition d'existence , et le prix des impôts. En échange de ces impôts le gouvernement la doit aux propriétés , et par conséquent à leur mise en valeur; car, sans la mise en valeur, que serait la propriété? On ne doit donc pas être privé d’une protection que l’on achète au prix de l'impôt, par ceux-mêmes qui le reçoivent et au profit de ceux qui ne le payent pas, quelle que soit d’ailleurs la con- duite des autres peuples. Il faut imiter un autre peuple quand il ne se trompe pas, et non quand il se trompe; or, quand il ne se trompe pas, il agit conformément à ses intérêts véritables, en prenant, pour les servir, toutes les mesures que permet sa position; et comme sa position et la nôtre ne sont pas identiques , il s’en- suit que pour l’imiter quand il ne se trompe pas, nous ne devons pas prendre les mêmes moyens, mais ceux qui sont relatifs à notre position particulière. Plus ou moins d’ailleurs 3. en tout gouvernement intelligent protége ses nationaux, en raison de leur position , et à proportion qu’il comprend et qu'il accomplit ses devoirs. C'est l’accomplissement de ces devoirs qui a dû faire notre tarif des sucres. Sans prétendre qu’il est parfait, nous sommes certain que la position dont il est cause, vaut mieux que celle où l’on veut nous placer, et nous n’hésitons pas un seul instant à lui donner la préférence. Si nous le préférons au projet du gouvernement, à plus forte raison le préférons-nous à celui de la commission qui se montre cependant moins défavorable que le premier à notre navigation en Europe et au commerce d’exportation, mais qui baisse encore bien davantage la surtaxe relative à l’ori- gine, qui diminue de 10 francs celle du pavillon pour les navires venant de l’Inde , qui détruit l'égalité entre les sucres nationaux , qui admet à l'entrée tous les produits inférieurs des raffineries étrangères en causant à nos sucres un dommage d'autant plus grand que la surtaxe décroit en raison de l’in- fériorité des produits comparés , et qui frappe enfin du même coup, et avec bien plus de force que ne le fait le projet de loi, tous les intérêts nationaux que l’on déclare cependant avoir l'intention de favoriser. Si le désir d'innover s'empare ainsi des esprits, si l’on se fait une nécessité de changer notre position, de grâce qu'on ne la change pas de manière à la rendre pire. Pour la modifier à notre avantage, et non pas au profit des peuples étrangers, nous proposons de supprimer pour nos ‘sucres nationaux la seconde subdivision relative à la couleur ‘par la réduction de son droit à celui de la première. Nos sucres se partageraient alors en deux subdivisions : Autres que blancs, Et blancs. A la première correspondrait le droit du premier type; à la seconde celui des qualités au-dessus du deuxième type. Indépendamment de cette réduction qui faciliterait le per- fectionnement des procédés, nous demandons, si l’on veut diminuer les droits, une baisse égale pour le sucre colonial et pour le sucre indigène seulement; et, dans le cas d’un refus , nous demandons cette baisse égale pour tous les sucres, en conservant le mode de classification et toutes les surtaxes qui existent maintenant pour les sucres étrangers. Nous proposons en outre d'admettre au draw-back pour nos colonies nos sucres coloniaux seulement, et à celui pour les pays étrangers nos sucres coloniaux , et les sucres étrangers venus par navires français. Une production plus importante aurait bientôt récompensé le trésor d’un sacrifice momentané. Telle est notre réponse à la question que nous nous sommes posée en commençant ; nous l’avons faite en ne considérant que l'intérêt de la France ; et si malgré le secours que donne, pour éviter l’erreur, un semblable point de vue, nous nous étions cependant trompé dans nos calculs, nous espérons que vous nous pardonnerez en faveur de notre intention. NOTE DU SECRÉTAIRE. Aussitôt après la lecture de ce Mémoire, l’Académie en a ordonné l'impression ; et des exemplaires ont été adressés à MM. les Ministres du Commerce et des Finances, ainsi qu'à MM. les Représentants du département, avant la discussion de la loi. 206 Doc Poe Mage PU és ré more étre ; Esdoge d: réit FRE La 5 ét dl M à 4 A pi fi pif #d ME UE sus ne... DE L'ILLUSION, DISCOURS LU A L'ACADÉMIE DES SCIENCES ET ARTS DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME, Par M." A. MACHART, PÈRE. L'homme est né pour la vérité, et partout les illusions l’environnent. Faut-il le regretter ?—Oui, si nous en croyons Boileau : « Rien n’est beau que le vrai , le vrai seul est aimable. » Non, si nous nous en rapportons à Voltaire : On court , hélas! après la vérité; Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite. , Tandis que Jean-Jacques écrit fièrement cette épigraphe en tête de ses œuvres : Vifam impendere vero , le discret Fon- tenelle confesse ingénuement que s’il tenait toutes les vérités dans sa main , il se garderait bien de l'ouvrir. D'où viennent ces contradictions ?—Des points de vue dif- férents où ces auteurs se sont placés. Et, en effet, s’il est vrai que l’Illusion nuit souvent, il faut reconnaître qu’elle 27". " RS est, en bien des cas, utile. Véritable Protée, aussi variée dans ses effets que dans ses causes, elle embellit le présent des promesses de l'avenir, nous abuse et nous inspire , nous alarme et nous rassure, nous afflige et nous console. L'En- fance comme la Jeunesse, l’âge mûr comme la Vieillesse, sont sujets à ses prestiges. L'Enfance , viens-je de dire : plus que tout autre, cet âge est soumis à l'Illusion. Aussi, voyez avec quelle foi, attentif et la bouche entre ouverte, l'enfant écoute les fabu- leux récits dont on berce sa crédulité. À ses yeux nulle mer- veille n’est impossible , nulle féerie n’est incroyable. Il donne la vie aux objets inanimés; ces jouets qu’en un jour solennel ses grands parents lui ont donnés, ne sont pas des jouets; ils vivent , ils pensent , ils voient, ils entendent; il les caresse ou les corrige, et souvent il leur adresse gravement la répri- mande qu'il a reçue de sa mère. À cette époque, la plus heu- reuse de la vie, ôtez ses illusions, vous lui aurez enlevé ses plaisirs. Mais le temps a marché ; d’autres chimères vont éblouir un autre âge. À vingt ans l’adolescent a vu la plus séduisante des merveilles : sa Julie, ou plutôt son Aménaïde (car la Grèce seule a pu créer un nom digne d’une beauté si rare), son Aménaïde est un prodige ; elle réunit toutes les vertus, tous les charmes , tous les talents dont le plus prodigue ro- mancier n’aurait osé doter son héroïne. Ses yeux ne sont pas des yeux; ce sont des diamants ; ses joues ne sont pas des joues; ce sont des lys et des roses; ses dents sont des perles, ses cheveux de l’ébène , son cou de l’ivoire ou plutôt de l’al- bâtre. Aussi, ne l’aime-t-il pas. ce serait peu ; il l'adore, et son amour partagé durera toute sa vie... L'adorateur épouse, et la lune n’a point parcouru le quart de son cercle emmiellé, que déjà le charme s’est affaibli. Mais du moins il à joui quelques jours, et quelques jours de bonheur c’est EE: 6 NeRs beaucoup dans la vie. Cependant l’ingrat n’en tient compte. « Plus d'amour , a dit l’homme à trente ans; c’est la plus décevante des erreurs ; l'ambition seule nous promet des réa- lités. Soyons député; quelle gloire que celle de l’orateur qui, du haut de la tribune, domine d’une voix que mille échos vont répéter, une assemblée attentive et charmée! Quel suecès que celui de publiciste qui , sous la pression d’une logique in- vincible , fait surgir la vérité jusqu’au sommet de la monta- gnel.…. » Il est député, et, pour tout écho, son éloquence n'entend que le bruit des conversations particulières. Trop heureux si l’inexorable mot : la clôture! n’a pas retranché les trois quarts de sa harangue ! Longtems découragé , et parvenu, à travers mille illu- sions nouvelles, à l’âge où la raison seule semble avoir de l’ascendant , l’ancien Législateur a placé le honheur dans la solitude ; Homme des champs, il a dit avec Delille, son poète favori : « Ce bonheur que l'on cherche en vain dans les cités » Ne se trouve qu'aux lieux par Cérès habités. » « Retournons au paisible manoir qui fut l’asile heureux de mon enfance. Je parcourrai les bois, les champs et les prairies ; la chasse quelquefois; la pêche tous les jours four- niront la table où l’amitié viendra partager mes repas. » Donc il part ; il va trouver Cérès. Mais, au bout de six mois, l'ennui , fruit immortel de l’oisiveté, vient en bâillant l'assiéger dans son château. Il le quitte non sans avoir sou- piré ces vers mélancoliques : « O lieux, jadis témoins de mes jeunes désirs, » Dites, qu'avez-vous fait de mes premiers plaisirs? » Ainsi l'Ilusion se joue de toutes les époques de la vie. Sy Nr Mais si elle nous trompe, avant le désenchantement, nous avons eu du moins l'espérance. Si de ces traits généraux , applicables à la plupart des hommes, je passe aux caractères particuliers, mille Vision naires se présentent pour me convaincre du pouvoir, tantôt funeste, tantôt heureux de l’enchanteresse qui nous abuse : illusions de passions et de vanité, illusions d'ignorance et de crédulité , illusions de crainte et d'espérance, illusions là même où l'erreur ne devrait jamais pénétrer, je veux dire dans le domaine religieux et dans les sciences , le prestige est partout, et il faut le regretter. Mais aussi, illusions inspira- trices dans la littérature et les beaux-arts, consolantes illu- sions dans les maux et les chagrins où l'erreur seule peut nous rassurer ; 1l faut en bénir le prestige. J'aA1 parlé de la vanité. Nul défaut n’est plus fécond en chimères. Assez loin du Parnasse est un Poète indépendant. Fier et superbe , il a secoué tous les jougs. « Arrière, a-t-il dit, le vieil Olympe et l'antique Mythologie ! Arrière le timide Apollon enchaîné dans ses hémistiches! Arrière les neuf vieilles qui grelottent autour de lui ! Arrière les trois grâces qui s’enlacent et qui dansent toujours! Ce qu'il faut au génie, ce qu’il me faut à moi, c’est la poésie jeune et libre, la poésie radieuse et soyeuse, émouvante et saisissante, en un mot, l'inspiration ! » Cela dit, l’inspiré s'agite, se bat les flancs , enjambe dure- ment des vers sans césure; et, quand est venu le jour solen- nel où l’Académie doit proclamer un vainqueur , il court plein d'espoir à la séance publique où il voit couronner un docile disciple du froid Racine et de l’insipide Boileau. Non moins dupe d’un vain orgueil, s'offre, ou plutôt s'of- EN, rait le bourgeois anobli en extase devant les armoiries toutes fraîches où deux lions accroupis près d’un écusson semblent ne montrer les dents que pour repousser les témoins de sa roture. Là, je vois le séducteur brillant courant confier à ses amis le tendre billet dont son rival recevra la copie, le jour même. Sur son ottomane s'étend une beauté surannée qu’un mi- roir trop fidèle avertit depuis dix ans sans la convaincre, et qui, comme un poète l’a dit : « Croit s'opposer à la marche du tems, » Avec un pot de rouge et quelques fausses dents. » Une passion plus triste enchaîne l’avare à son trésor. Dans l'or enfoui qu’il a grossi par l'usure, il voit tous les plaisirs qu'il ne connaît que par leur privation. Ce qu'il ne voit pas c’est le visiteur nocturne qui ravira le fruit de sa longue épargne , ou les avides collatéraux qui, dans six mois , vien- dront , la joie au cœur et le crêpe au chapeau, bondir, le verre en main , autour de la table où il ne s’est jamais assis. Trop heureux les hommes abusés par leurs passions, si, aux illusions qu’elles enfantent ne se joignait la déception des vaines promesses! Mais le charlatanisme est là. Epris d’une beauté dédaigneuse, un vieillard cherche les moyens de se rajeunir. Grâce aux complaisances de la réclame, mille res- sources lui sont offertes : c’est d’abord le docteur Parisien qui guérit tous les maux par correspondance ; la migraine et la goutte tremblent à son aspect. C’est ensuite l’innombrable série des procédés garantis par un dédit de vingt mille francs. Vingt mille francs sont assurés à tout front dépouillé qui, dans un mois, ne sera pas regarni. Plein de confiance, notre homme court à Paris. À la faveur des miraculeuses découvertes, il voit sa tête chauve se cou- vrir d’une chevelure inespérée, sa bouche s’orner de dents ENCRES éblouissantes, ses joues, refaites par le racahout, s’arrondir et se colorer. Puis, embelli, il recourt aux remèdes salutaires qui lui rendront l’ouie et la vue, si ce n’est en sa personne au moins sur le papier; trop courte illusion que, d’un revers de son aîle, le temps a promptement dissipée : Que n’aurais-je point à dire, Messieurs, si, poursuivant l'Illusion dans tous ses mensonges, je voulais multiplier de trop faciles dessins ! Le créateur suprême des fantastiques images, le sommeil, maître d’un tiers de notre vie, m'offrirait l'immense tableau des ‘songes de la nuit , produits assez ordinaire des songes de la journée. La jeune Beauté, plus riche d’attraits que de fortune, voit mille Prétendants braver l'horreur du sans dot pour obtenir sa main. L’Amant dédaigné le jour et favorisé la nuit, sourit à Morphée, auteur de sa félicité. L’Aréonaute fend les airs à contre vent, tandis que le Ma- thématicien bondit de joie à la vue du problème par lui résolu du mouvement perpétuel et de la quadrature du cercle. Celui qui, sur la foi du hasard, se prive d’aliments pour nourrir un quaterne, voit la roue de fortune déposer enfin les quatre numéros qu’elle ne donne que parce qu’elle les a long- temps refusés. Sur les ruines du capital infâme , l'Utopiste voit mille éta- blissements s'ouvrir à l’industrie et la mer sillonnée par nos vaisseaux. Peu confiant dans ses propres songes , un Célibataire rebuté recourt à ceux d’une prophétesse endormie. Pour quelques francs la somnambule le marie à la riche veuve qui le rendra possesseur de sa personne et de son bien. Celui-ci, dupe éternelle de son imagination , voit non ce : PTT qui est, mais ce qu'il croit être. Si, dans un salut omis par distraction, il entrevoit l'indifférence d’une beauté trop fière, remis le lendemain de ses alarmes, il trouve dans une grâ- cieuse révérence le présage le plus heureux. « Ce salut, se dit- il, tout joyeux, signifie quelque chose »; et, sur cet espoir, il se retire dans l'attente du tendre billet qu’il ne recevra jamais. PLus propice à l’orateur , l’Illusion soutient souvent son éloquence. Un grave attentat a conduit un accusé sur la sel- lette. Frappé de l'évidence des preuves, son défenseur s’est effrayé ; il a douté de l'innocence. Mais, à force de la désirer, il à fini par y croire; dès ce moment, la Vérité s’est con- vertie à ses yeux en une trompeuse apparence ; les témoins sont des ennemis , leur serment un parjure, leur déposition un mensonge. De là sa confiance dans le succès , l'énergie de sa parole, ses appels, non à la clémence , mais à la justice. Il vante les lumières et l'intégrité de ses juges jusqu’au mo- ment où le chef du jury vient, après une délibération de cinq minutes, la main sur le cœur, et d’un air imposant, déclarer l’accusé coupable à l’unanimité. Otez à l'avocat l'erreur qui l’animait, vous aurez glacé son éloquence. Pzus heureuse encore est l’Illusion consolante qui, près du lit d’un moribond, retient l’homme de l’art que le danger n’a point découragé. Tandis que dans une savante ordonnance, il verse la tisanne raffraîchissante , fond la manne ou arrondit la pilulle ; le malade , confiant dans la prescription salutaire, voit le mal disparaître et son héritier déçu verser des larmes véritables. Il commande les chauds vêtements qui protégeront sa convalescence, et règle le repas où ses amis viendront s’en réjouir avec lui. Vain.espoir! Mais heureuse illusion qui, si elle n’a pas sauvé ses jours , en aura du moins consolé les derniers moments ! DR REP ComBiex ne serait-t-1l pas facile de multiplier ces esquisses, si, à la suite de nos peintres les plus fameux , je voulais parcourir avec eux le vaste champ de nos erreurs et de nos chimères! Avec La Bruyère, je citerais l’octogénaire , qui rebâtit sa maison presque neuve, et, descendant dans son parc, sourit à l’ombrage que lui offriront, dans trente ans, les chênes vigoureux qu’il se propose d’y planter. Avec Boileau, je rirais du sermonnaire délaissé qui, penché sur son bureau, élabore péniblement l’improvisation du len- demain , et fend en espoir le flot d’auditeurs dont la vanité peuple sa solitude. Mais c’est assez de ces légères critiques, et plût au ciel que l'empire de l'illusion ne se manifestât que là où l'attend le ridicule ! Mais il n’est que trop vrai que l'erreur a pénétré jusqu’au sein des choses dont la raison semblerait lui avoir fermé l'accès, je veux parler des religions et des sciences. Les religions: ce n’est point à une société savante qu'il faut rappeler la folie du paganisme , l’inexplicable égarement qui, chez des peuples éclairés, élevait des autels à des Dieux homicides, adultères, incestueux, c’est-à-dire au crime et au vice personnifiés. Comment comprendre la Grèce et Rome adorant un Jupiter dont les séductions se couvrent des métamorphoses les plus bizarres ou les plus dégradantes , un Dieu tantôt cygne, tantôt taureau , tantôt pluie d’or, un Mercure vil instrument des passions de son maître, une Vénus impudique , une Bellone sanguinaire, un Bacchus et un autre demi-dieu dont le culte ne consistait qu’en fêtes consacrées à l'intempérance et à la débauche ? Comment s'expliquer l'illusion qui a pu persuader à des nations ‘entières qu’elles se rendaient agréables à leurs dieux en leur immolant des victimes humaines? Que penser des ps RER oracles, des augures et des Sibylles ? Et qui ne sourit de pitié au souvenir d'Alexandre et de Pausanias consultant les Arus- pices ? Plus tard une autre religion fonde sur la Volupté les ré- compenses qu’elle promet à ses élus. Mahomet leur offre un jardin arrosé de la liqueur qu’il leur a défendue sur la terre. Là sont des arbres toujours verts et des fruits dont les pé- pins se changent en Vierges éternelles, beautés si douces , dit ce Livre, que si une seule de leurs larmes venait à tom- ber dans la mer, l’eau perdrait à l'instant même toute son amertume ! Sr, de ces religions fausses, je passe à celle qu'a consacrée sa sublime morale et son éternelle vérité, ne trouverai-je pas cette vérité ternie par l'illusion la plus funeste, je veux dire par la superstition et par le fanatisme ? Passons sur les fureurs de celui-ci , sur les guerres pré- tendues saintes, les proscriptions, les exils, les confiscations, les spoliations , les massacres , les tortures, les büchers allu- més au nom d’un Dieu de miséricorde et de bonté. Là sont les crimes. Pour ne parler que des égarements de la superstition , quel homme sensé n’a ri de la foi que l'ignorance accorde aux prodiges de la magie, aux prédictions, aux horoscopes, à la science des Devins, aux maléfices des Sorciers, à l'apparition des Fantômes? Qui n’a entendu parler des contre-sorts, des talismans, des amulettes, de l'influence des jours néfastes , des présages tirés des accidents les plus futiles et du cri de certains oiseaux ? Et ne rejetez pas à des tems qui ne sont plus ces faiblesses de la crédulité! tout récemment l’ani- mation prétendue d’un tableau, l’apparition d’une vierge n’ont-elles pas ému des populations entières ? Un pareil aveuglement est sans doute le résultat de l’igno- rance. Mais si l'ignorance en est, en effet, la cause , les HR ce sciences du moins ont-elles échappé au pouvoir des chimères ? A cette question répondent les mille systèmes plus ou moins faux qui se sont introduits de tous temps dans le dépôt des connaissances humaines. De la théologie sont nés les er- reurs et les sophismes de la Scolastique ; — D’une morale erronée, les dangereuses doctrines qu’a foudroyées Pascal ; — D'une législation aveugle et cruelle étaient résultés chez nos aïeux les épreuves de l’eau, du fer, du feu, le duel Judiciaire, mensonges conçus pour parvenir à la découverte de la vérité. — De la physique, naquit l’alchimie soufflant sur ses fournaux pour en tirer la pierre philosophale ; — De l'astronomie, les vains horoscopes de l'astrologie judiciaire ; — De la science médicale, les mille erreurs qui, d’un art qui dût être salutaire, avaient fait un danger plus grand que les maux qu'il est appelé à guérir ; —De l’histoire, les fa- buleuses traditions qui faisaient dire à Voltaire qu’elle n’est souvent qu'un mensonge accrédité. — De la politique enfin, n’avons-nous pas Vu surgir, même de nos jours, les mons- trueux systèmes qui troublent la paix des Etats? ON comprend que, si dans les sciences, dont le principe est la vérité, l'illusion a pu étendre si loin son empire, elle a dû en exercer un bien plus grand encore dans la littéra- ture , fille si souvent capricieuse de l'imagination. Mais là, du moins, si, comme partout, elle déploye ses prestiges, elle devient souvent inspiratrice féconde, utile source d’er- reurs qui pour nous se changent en plaisirs. Tor, Messieurs, se reproduit naturellement la pensée que j'émettais en commençant, lorsqu’après Voltaire, je disais : « On court, hélas ! après la vérité ; » Ah! croyez-moi, l'erreur a son mérite. » Deux sortes d’écrits se disputent, ou plutôt se partagent Ce" re aujourd’hui en littérature l'attention des lecteurs : le Drame et le Roman. On comprend qu’en citant le Roman, je n’ai point en vue les futiles écrits faits par des esprits frivoles. Bien moins en- core pensé-je à ceux où ce que la religion, les mœurs et les lois sociales ont de plus respectable est audacieusement ou- tragé. Si, dans ces vils produits du vice et de la cupidité, l'Illusion a une large part, c’est, sans doute, l'Illusion qui dissimule à leurs auteurs le mal qu'ils font et le mépris qu'ils inspirent. Le Roman dont il peut être ici question, c’est celui qui, par des fictions utiles autant qu'ingénieuses, nous initie aux secrets du cœur humain, qui nous peint des lieux, des temps, des mœurs, des usages dignes de notre attention, le Roman qui met en scène des vertus pour nous attacher, des carac- tères pour nous intéresser , des ridicules et des travers pour les fuir, le Roman, en un mot, tel que l’ont conçu, en- tr'autres Écrivains célèbres, Richardson, Fielding , Cer- vantes , Lesage et Walter-Scott. Demandez à ces peintres illustres où ils ont trouvé le dessin et la couleur de leurs tableaux. Est-ce dans le souvenir de ce qu'ils ont vu ou entendu, ou dans les calmes méditations du cabinet? Non, sans doute; en peignant ainsi, ils n’au- raient été que des copistes sans chaleur. Mais la plus heureuse illusion les a inspirés: Clarisse, Tom-Jones, Don Quichotte, Gilblas, Ivanhoé leur ont apparu tels qu’ils les ont représen- tés, vivans, pensans, parlans et agissans. Si la narration est si vraie, si vive, si attachante, c’est que l’auteur a vu en esprit ses personnages , c’est qu'il les a entendus, . c'est qu'il s’est attaché à eux et les a suivis dans leurs aventures ; c’est qu'il a partagé leurs sentiments , leurs désirs et leurs craintes, leurs peines et leurs plaisirs. Croit-on que Richardson nous aurait fait pleurer sur les MR malheurs de Clarisse s’il n’eût pleuré avant nous ? que Cer- vantes nous aurait tant égayés à l’aspect de son chimérique chevalier si l'illusion , passant du Personnage à l’Auteur, n’eût réalisé pour celui-ci le héros de la Manche, s’il n’eût ri le premier de son armure , de sa monture, de sa maîtresse et de son écuyer ; s’il ne l’eut vu, la visière baissée, et la lance en arrêt, combattre un moulin à vent, comme tant d’autres Visionnaires qui l’imitent sans le savoir ? Lesage eût-il immortalisé la gloire de Santillane s’il n’eût peint d’original le docile disciple de Sangrado; s’il ne l’eût vu, le nez en l’air et le manteau flottant , courir de ruelles : en ruelles, de malades en malades, pour prodiguer l’eau chaude que suit de près la saignée ? Pensera-t-on que l’illustre Ecossais qui a fait dire de l’un de ses romans qu’il est plus vrai que l’histoire, ait puisé dans l’histoire seule l’éclatante couleur de ses tableaux? Non, assu- rément; l'histoire lui aurait rappelé sans doute les mœurs et les usages des tems qu’il décrit ; elle lui eût donné la vérité des faits, mais non la vie qui les anime ; il n’eût été qu’un narrateur fidèle. Mais, par la plus heureuse des illusions, il se reporte aux temps et aux lieux qu’il décrit ; il y voit, il y suit les personnages dont l'inspiration l’a rendu le con- temporain; ce qu'il dit, il ne l’invente pas ; il le répète. Delà , la vivacité des images, la chaleur du dialogue, ces apostrophes qui rompent tout à coup un discours commencé : « Pourquoi cette subite rougeur?.. Pourquoi ce regard me- » naçant?.… Pourquoi ce cri? Pourquoi ces larmes ? » L'auteur voit ses héros. Vamement la raison nous dit-elle que ces personnages n’ont jamais existé ; vainement l’auteur nous en a-t-il pré- venus dans un avant-propos; tant que l'impression dure l'illusion triomphe de la vérité. Autrement, comment expli- quer le puissant intérêt qui nous attache et le vif désir que 98) >: nous éprouvons qu’un dénouement heureux couronne la vertu et punisse ceux qui l'ont persécutée? On sait que quand Richardson publiait par feuilletons l’histoire de Clarisse, des lettres lui arrivaient chaque jour où on le priait de sauver cet ange du malheur qui la menaçait. Sr, du roman moral, je passe à l’art dramatique, j'y trouve l'illusion agissant avec plus de force encore sur nos esprits et sur nos cœurs. Là , en effet, le prestige du théâtre se joint à celui du récit. La Personne elle-même nous apparaît; nous la voyons dans le lieu qu’elle habita, sous l’habit qu’elle porta, près de ceux qui l’entourèrent ; nous l’entendons leur con- fier ses sentiments et ses pensées ; le Personnage aime ou hait, flatte ou menace, craint ou espère ; La figure, la voix, l'attitude , le geste s'accordent avec la parole et l’action. Si, à l’aspect des furies, Oreste s’épouvante et frémit; si ses lèvres tremblantes n’articulent qu'avec peine les imprécations qu'il leur adresse, c’est qu’il voit, en effet, les filles d’enfer et les serpents qui sifflent sur leurs têtes. Supprimez l’illu- sion , où Racine eüùt-il vu, comment eût-il fait voir à Talmas et comment ce grand acteur nous eüt-il fait voir à nous- mêmes l’effrayante image de l'amour le plus passionné en butte aux remords les plus déchirants ? Dans sa correspondance littéraire avec le Grand Duc, depuis Empereur de Russie, Laharpe cite l'impression produite par un autre chef-d'œuvre sur une femme qu’une organisation forte semblait prémunir contre les effets d’une sensibilité trop vive. Zaïre, sous les traits de Gaussin, Orosmane sous ceux de Dufresne, avaient porté à son plus haut degré l’illu- sion théâtrale. Zaïre s’avance tremblante dans les ténèbres; elle croit voir son frère l'attendant près de la Mosquée. Elle lui parle. Mais c'est Orosmane qui se croit trahi, Orosmane furieux, le poignard à la main, il s’élance , lève le bras... 4. En ps « Elle est innocente ! s’écrie la spectatrice épouvantée…. » Et, quand le coup mortel est porté ; elle s’évanouit comme s’il eût atteint son propre cœur. Sans doute de si vives émotions sont rares. Mais si l’on fait attention aux réalités dont il faut que l’art triomphe pour produire les impressions que nous éprouvons tous, on sera surpris qu'il y parvienne. Et, en effet, combien de vérités l'illusion n’a-t-elle point à dissimuler pour nous faire accepter ses fictions ! Quoi! ce chi- mérique Sultan qui, nous dit-on, régnait, il y a six cents ans, dans la Terre-Sainte, cet Orosmane dont la langue était si différente de la nôtre, nous pouvons le voir, aujourd’hui, chez nous, exprimant ses sentiments en vers français, dans ce sérail censé secret, en présence d’un millier d’auditeurs ! Et puis quel est donc l’homme en qui nous devons retrouver le Soudan de Jérusalem ? C’est le même personnage qui, la veille, sur le même théâtre, soupirait près de la coquette Célimène ! Cette tendre Zaïre, cette modeste fille de Lusi- gnan , c’est Célimène elle-même se jouant hier des rubans verts et des brusqueries d’Alceste |... Comment le croire? et pourtant on le croit; autrement, d’où viendrait l'intérêt ? Ce qui prouve que l’art dramatique ne tire ses effets que de l’Illusion, c’est le soin qu'il prend de la faire naître et de la soutenir; c’est cette imitation du costume et du lieu si soi- gneusement observée de nos jours; c’est la tâche imposée à l'acteur de graver son rôle dans sa mémoire. Supposez l’au- guste Agamemnon et le bouillant Amant d'Iphigénie, se bra- vant en robes de chambre et leur rôle à la main, on rirait de la majesté du Roi des Rois et de la colère d'Achille. Aprës le théâtre, je pourrais citer d’autres arts. Mais ce serait fatiguer la conviction. Je laisse donc ce que je pourrais dire de l’Ilusion dans la peinture , qui , sur une surface unie, nous offre la magie d’une lointaine perspective. Je laisse l’art qui, grâce au génie d’un Raphaël et d’autres rivaux de sa gloire, nous présente la tendresse maternelle sous les traits d’une vierge, l’austérité des saints, la constance des martyrs. Si l'artiste ne les eût vus en idée, où eût-il trouvé ses mo- dèles ? Ces modèles durent manquer , du moins en partie, aux sculpteurs immortels qui, dans la Vénus antique, nous ont représenté la grâce jointe à la pudeur, qui ont mis sous nos yeux le supplice d’un Père dans l’agonie du Laocoon, le sublime dédain d’un Dieu dans l’Apollon du Belvédère. L’ar- tiste a vu de l’œil du génie les objets qu’il nous a fait voir ; il a cru à son œuvre, il l’a aimée comme Pygmalion aima sa statue. La fable de Pygmalion est l’histoire de l’inspira- tion dans les beaux-arts. Son génie fut l’illusion. HE Fate CNE CZR ACTE ee sit L | - DR PNA FA MÉMOIRE SUR LA CONSTITUTION INTIME DES ÊTRES MATÉRIELS, Par M. POLLET. $ L.°7 — IDÉE QUE L’ON SE FAIT GÉNÉRALEMENT DES CORPS: Messieurs , s’il est des corps qui peuvent affecter la vue, le goût et l’odorat , il en est d’autres, en plus grand nombre, qui échappent à ces organes, aux deux derniers surtout. Personne n’a jamais vu la couleur de l'air ou de l’oxigène, senti l’odeur ou perçu la saveur de ces fluides. Pour juger de ce qui constitue essentiellement la matière, on ne saurait donc s'adresser qu'aux notions acquises par le toucher. En cher- chant les qualités qui, d’après les impressions de ce sens, sont communes à tous les corps, on est forcément conduit à cette définition : La matière, c’est une étendue impénétrable. Encore, cette définition elle-même a-t-elle besoin d’une explication qui en limite le sens. Le refroidissement et la com- pression réduisent les corps à de moindres volumes. Leurs par- ties pouvant ainsi se rapprocher les unes des autres, on en conclut que des intervalles les séparent. Par là se concilient 1e l’impénétrabilité des particules matérielles, et la pénétration apparente des corps par d'autres corps, d’une pierre par l’eau qu’elle absorbe, par exemple. On regarde, en conséquence, un corps comme un assem- blage de particules auxquelles on donne le nom de molécules ou celui d’afomes, et d’espaces vides qui reçoivent la déno- mination de pores. Le volume apparent d’un être matériel se trouve ainsi composé du volume des pores et du volume ab- solu qu’occupent en réalité les atomes. Le premier est essen- tiellemént variable : la compression, le froid, la chaleur le modifient sans cesse. Quant au volume absolu, rien ne saurait le changer : le diminuer, ce serait anéantir quelques-unes des particules matérielles. Un gramme d’eau, par exemple, remplit, à son maximum de contraction, un centimètre cube. Le froid peut le convertir en glace, le calorique le transformer en vapeur. Dans ces différents états, il prend des volumes fort inégaux : le gramme de vapeur à cent degrés se répand dans 1692 centimètres cubes. Mais, au milieu deces variations, le volume absolu des atomes demeure constamment le même : les pores seuls deviennent plus grands ou plus petits. La porosité de la matière est appuyée de preuves tellement saisissantes que jamais on n’a sur ce point élevé la moindre contestation. Mais, en général , on se contente de reconnaître l'existence des pores, sans chercher à déterminer ce qu’ils sont dans leur forme ou dans leur grandeur. II m’a paru qu’il ne serait pas sans intérêt de grouper un certain nombre de faits qui, enchaînés par de courtes considérations théoriques , répandraient quelque lumière sur cette question. $ 2. ISOLEMENT COMPLET DES ATOMES. On se représente assez souvent un corps comme un tissu dont les parties, se touchant par certains points , forment un SR SRER tout continu et enveloppent dans leurs contours d’innom- brables cellules. Une pareille continuité existe-t-elle vérita- blement, ou bien les molécules sont-elles, dans le volume apparent du corps, tout à fait séparées les unes des autres, sans se toucher nulle part, comme les astres sont isolément suspendus dans l’espace ? Remarquons d’abord qu’un changement dans la disposition relative des molécules a pour effet ordinaire une altération plus ou moins profonde dans les propriétés physiques du corps. Son éclat et sa couleur, sa dureté et son élasticité, sa cohésion , sa densité, sa transparence, tout peut être modi- fié. — On bourre avec de la craie en poudre un tube en fer très-épais; on le scelle ensuite solidement et avec soin; on l'entoure de lut et on le soumet à un feu très-actif. Après le re- froidissement , on trouve dans le tube du marbre blanc. Com- ment la craie at-elle subi cette métamorphose ? Elle n’a rien perdu ; elle ne s’est enrichie d'aucun élément nouveau : mais ses atomes ont pris d’autres arrangements.—Le soufre chauffé vers 140 degrés et refroidi brusquement fournit une masse brune , molle et flexible, qu’on prendrait pour du caoutchouc: un refroidissement moins rapide le rend jaune et cassant. — La trempe donne au verre une fragilité bien supérieure à sa fragilité ordinaire; elle rend l’acier plus dur et plus élas- tique; elle communique au bronze une malléabilité qu’il ne possédait point. — Le diamant et le charbon, identiques par leur nature, n’offrent pas le moindre trait de ressemblance dans leurs aspects. — La même différence dans les propriétés, alliée avec l'identité absolue de composition chimique, se rencontre dans l'essence de rose et dans le gaz de l’éclairage; dans l’essence de citron et dans l’essence de térébenthine. — Une lame de cuivre trempée dans une dissolution d’azotate d'argent se couvre avec promptitude d’une poussière grisâtre et terne : il suffit de la frotter légèrement à l’aide d’un bou- =" 61 chon pour lui donner la couleur blanche et le brillant éclat de l'argent. — Ces exemples, que je pourrais multiplier, pour ainsi dire, à l'infini, démontrent clairement l'influence de l’arrangement des molécules sur l’aspect et les propriétés du corps qu’elles constituent. Lorsqu'une substance est soumise à l’action du froid, son volume apparent diminue; mais la contraction qu’elle éprouve ne lui communique pas de propriétés nouvelles. On ne voit pas une barre de fer jeter un éclat inaccoutumé ou devenir transparente, parce qu'elle subit les froids rigoureux de l'hiver : l’eau, quand elle s'approche du terme de sa congé- lation , ne se dépouille pas de sa limpidité. N’est-il pas infiniment probable, d’après cela, que, dans la contraction qu’amène un refroidissement, les molécules ne font que se rapprocher , sans qu'aucun mouvement de rota- tion intérieure ait modifié leurs dispositions relatives ? Indépendamment des cavités invisibles que nous appelons pores, la masse d’un corps présente souvent des cavités per- ceptibles à la vue, et qui sont l’œuvre de la nature ou de l’art. Suivez-les avec l'attention la plus minutieuse pendant l'é- chauffement ou le refroidissement de la masse : mesurez-les à différentes époques avec toute la précision que comportent les procédés géométriques. Vous les verrez bien se resserrer ou s’agrandir ; mais elles conserveront exactement leurs formes. Si les cavités intérieures persévèrent ainsi dans leur configu- ration, n’est-on pas en droit de conclure par une induction fort légitime que la même persévérance existe pour les cavités que leur étendue plus petite soustrait à nos sens? Ainsi, les pores conservant une forme invariable, les molécules qui les circonscrivent ne sauraient tourner sur elles-mêmes, puis- qu'en dirigeant vers les pores des faces nouvelles, elles constitueraient des parois toutes différentes. Donnez à une pièce de métal la forme d’un cube : sous — 57 — l’action du froid le plus intense, elle restera cubique. Si par- fois une déformation se manifeste sous l'influence des varia- tions de température, c’est que le corps soumis à cette in- fluence n’est point homogène. Chacune des substances qui le composent, suivant la loi de sa dilatation, se contourne sur les substances moins dilatables qu’elle. Le précieux thermo- mètre que Bréguet a construit par l’accouplement forcé de deux rubans minces en or et en platine démontre, par ses mouvements si faciles , la réalité de ces principes. Ainsi des lignes tracées par l'imagination à travers un corps homogène dans toutes les directions, dans tous les sens, se raccourcissent proportionnellement à leurs lon- gueurs. Si des molécules, situées sur une de ces lignes idéa- les, subissent un rapprochement quelconque, n'est-il pas évident que la même diminution s'opère dans les distances des molécules situées sur toute autre ligne ? Ces idées suffisent bien , ce me semble, pour légitimer une conclusion. Les molécules ne forment pas un tout continu dont les parties se touchent : car un pareil tissu ne pourrait diminuer de volume que parce que les molécules, en tournant sur elles-mêmes, prendraient des dispositions où elles laisse- raient moins de vides. Or, ces mouvements de rotation des molécules sont démentis à la fois par la permanence des pro- priétés après la contraction, et par la persévérance des ca- vités intérieures aussi bien que de la surface dans leurs formes primitives. Chaque molécule , isolée de toutes les molécuies voisines , est suspendue dans le vide des pores, comme les globes céles- tes sont suspendus dans l’immensité de l’espace. Autour d’elle et dans toutes les directions, il n’y a que le vide , puisque les molécules qui l'entourent de toutes parts peuvent se rappro- cher d'elle par un égal mouvement, lorsque le froid les saisit. ro : $. 9.— SYSTÈME DES SAVANTS. Les globes célestes conservent leurs distances, et ils ac- complissent leurs révolutions avec une imposante régularité, sous l'influence de leurs attractions mutuelles et d’une im- mense impulsion qu’ils ont reçue de l’Auteur de la Nature. Pareillement , les molécules d’un corps conservent leurs dis- tances, parce que sur chacune d'elles agissent à la fois les attractions de toutes les molécules environnantes et la force expansive de la chaleur qui, renfermée dans les pores, fait continuellement effort pour écarter les parois qui l’arrêtent. Si telle n’est point la vérité, tel est au moins le système adopté par les savants. Mon intention n’est pas de le discuter ici , encore moins de le remplacer par une autre hypothèse. Je m’en empare pour en tirer quelques conséquences. Comme je n’emploierai dans mon argumentation que le fait de l’at- traction , fait incontestablement démontré par mille expé- riences, mes conclusions seront indépendantes de tout ce qui s’écarterait de l’exacte vérité dans la doctrine admise. $. 4. — INFLUENCE DES FORMES SUR L’ATTRACTION. Si deux masses parfaitement sphériques et homogènes exercent une attraction l’une sur l’autre , il est manifeste que cette attraction ne subira aucun changement , lorsque , sans modifier la distance des deux masses, on les fera tourner de manière qu’elles se regardent par d’autres parties de leurs surfaces. Mais il est visible aussi que cette stabilité dans l’at- traction ne saurait appartenir qu’à des masses exactement sphériques. Supposez, par exemple , que sur une sphère agisse un corps formé par deux sphères attachées invariable- ment entre elles. La sphère attirée sera soumise aux deux actions exercées sur elle par les deux sphères qui. constituent le corps attirant. Ces deux actions, dirigées vers son centre, Ho — se composeront, d’après les lois de la mécanique, en une résultante qui sera l’attraction totale. Or, cette résultante sera la somme des deux actions partielles , dans le cas où les centres des trois sphères seront sur une même ligne droite. Dans tous les autres cas, elle différera de cette som- me, puisqu'elle sera la diagonale du parallélogramme cons- truit sur les actions individuelles. Mais l'angle de ces deux actions entre elles devenant de plus en plus petit, à mesure que l’on éloigne davantage la sphère attirée, la résultante diffère de moins en moins de la somme des composantes : si donc la sphère attirée est à une très-grande distance du corps attirant, l’action totale demeurera égale à la somme des ac- tions partielles , dans quelque direction que l'on place le corps attirant. Cet exemple fort simple fait int tt que la position relative de deux corps modifie leur attraction mutuelle , quand ils ne sont point sphériques ; qu’il existe certaines positions dans lesquelles cette attraction est plus grande que dans toutes les autres; mais que l'influence de la position relative et de la forme des corps disparaît complètement , lorsqu'il existe entre eux une distance infiniment grande comparativement à leurs dimensions. $. 5.— CONFIGURATION DES ATOMES. Lorsqu'une masse d'eau passe lentement à l’état solide, on voit naître d’abord à la surface de petites aiguilles trian- gulaires, ayant une de leurs faces au niveau du liquide. Ces aiguilles, à mesure qu’elles se multiplient, s’insèrent les unes dans les autres, laissant encore des interstices que -viennent plus tard occuper de nouvelles aiguilles. Cette régularité de formes , cette symétrie d’arrangements sont loin d’être rares. Presque tous les corps, fondus par la EE chaleur ou devenus liquides par l’action d’un dissolvant , prennent par une solidification lente la forme de polyèdres, c'est-à-dire qu'ils se terminent de tous côtés par des facettes planes et polies, comme la pierre qu'aurait taillée le lapi- daire. Chose remarquable! Une même substance, en cristallisant ainsi, affecte toujours la même forme : le sel marin cristal- lise constamment en cubes , l’alun en octaèdres réguliers , le salpètre en prismes à six pans que couronnent des pyramides à six faces. Quand les cristaux ne sont pas trop durs, la di- vision qu’on peut en faire montre leur intérieur composé de cristaux plus petits, juxta-posés comme les pierres d’une maçonnerie ; et tous ces petits cristaux présentent la même forme : chacun d’eux est la miniature de l’ensemble. Ainsi la craie, cette substance opaque et grossière, fournit des cris- taux d’une limpidité parfaite, dont les faces sont des losanges égaux. Ces cristaux peuvent être brisés, réduits en poudre par le choc du marteau : leurs parcelles, devenues imper- ceptibles pour l'œil, peuvent être grossies par le microscope, qui les montre sous la forme régulière des cristaux primitifs. Devant ces faits, est-il possible de nier que les molécules ont, dans chaque espèce de corps, une configuration détermi- née, et que, s’attirant plus ou moins suivant leurs positions relatives, elles tendent à se réunir par certaines faces plutôt que par d’autres? Si les molécules étaient sphériques, elles. s'attireraient également dans tous les sens, et s’'agglomére- raient en groupes sphériques. Ce n’est point, au reste, dans la cristallisation seule que se. manifeste l'influence de la forme des atomes sur leur attrac- tion. Nous avons déjà vu l’arrangement des molécules, en se modifiant lui-même, altérer d'une manière durable les pro- priétés et l’aspect de la masse qu’elles constituent. Et n’avons- nous pas continuellement sous les veux des faits qui, pour = être moins prolongés dans leur durée, n'en sont pas moins propres à fonder une conviction ? Quand , saisissant une verge d'acier entre les mâchoires d’un étau, vous la courbez à son extrémité supérieure, elle revient à sa forme rectiligne par une série de vibrations décroissantes. Si la verge est longue, ces vibrations visibles peuvent être comptées par l'œil : si elle est courte, les vibrations échappent à la vue; mais les agitations successives qu’elles occasionnent dans l'air les rendent appréciables à un autre sens par l'impression du son. Qu’avez-vous donc fait, en courbant cette verge, sinon de faire tourner les molécules les unes sur les autres ? Que faites- vous autre chose, en promenant un archet sur une corde tendue qu’il met en vibration à son tour ? $. 6.— IMMENSE ÉLOIGNEMENT DES ATOMES DANS LES FLUIDES. Laissons de côté les corps solides. L'eau contenue dans une carafe en prend exactement la forme. Je la verse dans un verre. Va-t-elle, comme la verge d'acier, se mouvoir et, par une suite de vibrations, revenir à la forme dont je l’ai momentanément privée? Non, sans doute. Ses molécules, roulant les unes sur autres, se mou- lent sur les parois du verre et prennent sans résistance la forme nouvelle que ces parois circonscrivent. Ainsi, bien différents des corps solides dont les molécules font sentir dans leur attraction mutuelle l'influence de leurs figures et de leurs positions relatives, les liquides nous présentent des atomes également mobiles dans tous les sens, s’accommodant avec facilité à tous les arrangements et à toutes les configu- rations ; par conséquent, ne s’attirant pas plus par certains points de leurs surfaces que par d’autres. Cette égalité d'attraction dans tous les sens se. traduit assez visiblement par la sphéricité que prennent les liquides à mesure qu’on les soustrait d’une manière plus complète aux forces extérieures. Sont-ils disséminés en gouttelettes sur des surfaces qu'ils ne peuvent pas mouiller? C’est sous la forme de petites sphères qu'ils se présentent. Tombent-ils librement à travers l’atmosphère ou dans un espace vide ? Alors encore ils affectent la forme de sphères. Qui ne sait que, pour fabriquer le plomb de chasse, on fait passer le métal en fusion à travers un crible suspendu assez haut pour que les gouttes aient, pendant leur chüte, le temps de se congeler ? La fluidité n’est pas un attribut caractéristique dont un corps soit doué sans jamais le perdre. L'état liquide est l’état ordinaire de l’eau; le froid la solidifie ; sous l’action de la chaleur, elle se change en une vapeur transparente et invi- sible comme l’air. L'or, l’argent , le cuivre, le fer, l'acier, se fondent à des degrés de chaleur plus on moins intenses. Si l'on excepte certaines matières composées , dont les éléments dissociés par le feu se transforment en produits divers, et le charbon qui a résisté jusqu’à présent aux nombreux essais que l’on a faits pour le ramollir et le fondre, tous les corps so- lides peuvent être rendus liquides; la difficulté ne consiste qu’à trouver, pour les plus réfractaires, des sources de cha- leur suffisamment énergiques. À l’état de solidité, ces corps nous ont prouvé, par les phénomènes qu'ils offraient à l’ob- servation, que leurs atomes n'étaient point sphériques. La fusion, en changeant les propriétés de l’ensemble, n’a pu modifier en rien les atomes, particules insécables, simples, inaltérables dans leurs formes, comme elles le sont dans leur étendue. La sphéricité, qui n’existait point dans les atomes des corps solides, ne saurait donc avoir été créée par la fu- . sion et appartenir aux atomes des liquides. Si, malgré cela, l'attraction ne se ressent en rien, dans cette Mée de corps, de la forme et de la position relative es (697 des particules matérielles, il faut bien que la distance qui sépare les molécules satisfasse à la condition sans laquelle la forme et la position feraient sentir leur influence. Il faut , en d’autres termes, que les espaces vides qui séparent un atome des atomes environnants soient d’une grandeur immense comparativement aux dimensions de chacun de ces atomes. Un liquide, en passant à l’état aériforme, se répand tou- jours dans un volume beaucoup plus considérable. Ainsi le gramme d’eau, qui n’occupait qu’un centimètre cube, s'étend en se vaporisant par l'ébullition dans un espace de 1692 centimètres cubes. Si, dans le liquide, les atomes sont sé- parés par d'énormes intervalles, il en est à plus forte raison de même pour les gaz. Bien des faits viennent appuver ces conclusions de leur irrécusable autorité. La dissolution du gaz ammoniac dans l’eau s'opère avec une extrême rapidité. On descend au fond d’une terrine une éprouvette remplie de ce gaz et renversée sur une soucoupe pleine de mercure. On verse de l’eau dans la terrine, et l’on soulève l’éprouvette de manière que son bord inférieur, sor- tant du mercure, s'ouvre dans la couche d’eau. Le gaz dis- paraît à l'instant, et l’eau s'élance dans l’éprouvette avec tant de vivacité que l’œil a peine à la suivre. Un phéno- mène semblable annonce assez une grande solubilité. En com- parant le poids spécifique de la dissolution à celui du gaz, on arrive, par des proportions faciles, à conclure qu’un litre d’eau dissout à peu près 605 litres de gaz ammoniac, et que la liqueur prend un volume de 17 décilitres (4). Voilà (4) Un litre de dissolution concentrée pèse 875 grammes. Il est formé de 0,375 d'ammoniaque et de 0,675 d’eau : par conséquent, il contient 0,315 X 875 ou 284 gr. 375 d'ammoniaque, et 0,675 X 875 ou 590 gr. 625 d’eau. Donc dans un litre d’eau, qui pèse 1,000 grammes , la quantité de LED + donc 606 litres de matière réduits à n’occuper que 17 déci- litres, volume 556 fois plus petit. Et cependant les atomes conservent dans la dissolution leur mobilité parfaite, et cette fluidité qui porterait à croire qu’il n’existe entre eux aucune attraction, si des expériences positives ne démontraient la cohésion des liquides. L'eau, comme on le sait, est composée d'hydrogène et d'oxigène. Dans un litre de ce liquide, il y a 112 grammes d'hydrogène qui, sils étaient isolés, occuperaïient 4250 litres, et 888 grammes d’oxigène qui se répandraient dans 625 litres (1). D’un autre côté, l'analyse chimique trouve dans 605 litres de gaz ammoniac, 502,5 litres d'azote et 907,5 litres d'hydrogène. Ce ne sont donc pas seulement 606 litres de matière qui, dans la dissolution concentrée de gaz am- moniac, sont réduits à n’occuper que 17 décilitres; maïs les gaz dissous sera x : 284,375 :: 1000 : 590,625, ou æ—466 gr. 243 ; et le volume de cette dissolution, qui pèsera 1466 gr. 243, sera y : 1 lit. 2: 1466,243 : 875; d’où y — 1 lit. 676. ï Quant au volume du gaz avant sa dissolution, on le tronvera en se rap- pelant qu'un litre de gaz ammoniac à 0° sous la pression de 0" 76, pèse 71 centigrammes. Dès-lors le volume de 466 gr. 243 sera 466,243 : 0,77 ou 605 litres. (4) Un litre d’eau , pesant 1,000 grammes, se compose de 112 grammes d'hydrogène et de 888 grammes d'’oxigène. Or un litre d'hydrogène à 0e, sous la pression de 0",76, pèse 0 gr. 0896. Donc 112 grammes occupent 112 : 0,0896 ou 1250 litres. Le volume de l’oxigène n’a pas besoin d'être calculé séparément: l’ana- lyse prouvant que ce volume est la moitié de celui de l'hydrogène, on le trouve sur le champ de 625 litres. Quant à la composition des 605 litres de gaz ammoniac, elle résulte de ce qu'un volume de gaz ammoniac est formé de trois demi-yolumes d’hy- drogène et d’un demi-volume d'azote, PRLTT : ue éléments dégagés des liens de l’affinité prendraient un vo- lume total de 3085 litres, volume 1815 fois plus grand que celui de la dissolution. Le gaz ammoniac peut aisément supporter , à la tempéra- ture ordinaire, une pression quintuple de la pression atmos- phérique ; car il faut six atmosphères et demie pour le rendre liquide. Or il résulte des expériences de Dalton et d’Henry de Manchester qu’une même quantité d’eau peut absorber un gaz en quantités proportionnelles aux pressions. Dans un litre d’eau pourront donc se dissoudre 3025 litres de gaz am- moniac, et le volume de la dissolution sera, non plus 1815 fois, mais 4060 fois plus petit que celui des éléments séparés. La chimie fournirait plus d’un exemple de pareilles con- tractions. Afin de varier les preuves, recourons à des faits d’un genre différent. L'eau, transportée dans un espace vide , s’y réduit instan- tanément en vapeur; mais la quantité de vapeur ainsi formée ne peut augmenter au-delà d’une limite fixe, qu’autant qu’on agrandit l’espace qui la recoit ou qu’on élève la tem- pérature. La limite une fois atteinte, toute compression , tout refroidissement a pour effet inévitable le retour d’une portion -de la vapeur à l’état liquide. Qu’au lieu de placer l'eau dans un espace vide, on la mette dans une atmosphère formée par un gaz quelconque, insoluble dans ce liquide. Une vaporisation se fait encore, et, comme dans le premier cas, l’espace admet une quantité de vapeur limitée par sa température et par ses dimensions. On serait tenté d'ajouter par la portion plus ou moins grande de cet espace que remplissent les molécules du gaz. Mais les physiciens ont reconnu depuis long-temps que, dans un es- pace, il se forme à une température constante exactement la même quantité de vapeur quand cet espace est vide que 5. — 66 — lorsqu'il contient un fluide aériforme. Cette loi singulière a été récemment vérifiée par M. Regnault, dont les recherches sont toutes caractérisées par une précision portée jusqu’au plus haut degré de perfection qu’il nous soit donné d’at- teindre. En introduisant de l'air dans un vase, on n’a point dimi- nué d’une manière sensible et mesurable le vide qui sy trouvait, puisque la même quantité de vapeur peut y pren- dre place. Et qu’on ne dise pas que la vapeur se comprime pour donner logement à l'air: dans l’état de saturation, la vapeur ne saurait se comprimer sans devenir liquide. Dans un vase d’un litre, on peut accumuler par le jeu d'une pompe dix, vingt, cent litres d'air. Toujours il ad- mettra de la vapeur comme s’il était vide. Une loi physique n’est généralement constatée par ceux qui la découvrent que dans des limites assez restreintes; mais quand on la voit, dans ces limites, se vérifier toujours avec la plus rigoureuse exactitude, on est en droit de conclure qu’elle se maintient au-delà ; que, si une autre loi doit la remplacer après un long intervalle, le passage ne s’accomplira point brusque- ment, mais par degrés insensibles : car l’axiôme des natura= listes, Natura non facit saltus , est vrai pour les phènomènes physiques aussi bien que pour les faits qui subissent l’in-: fluence de la vie. Que, dans cette période de transition, l'application de la loi ne se fasse pas sans erreur; c’est chose incontestable: mais, l'erreur étant nécessairement petite, il est au moins permis d’accepter les résultats comme des ap- proximations. Nous admettrons donc que, dans ce vase d’un litre où la machine de compression a condensé jusqu’à cent litres d’air, il peut entrer encore à très-peu près la même quantité de vapeur que si ce vase était vide. Mais si, en res- serrant ainsi l'air dans un moindre espace, on ne diminue pas d’une manière mesurable le vide des pores, n’en résulte- nee til pas clairement que le volume des atomes est si petit, comparativement au volume apparent, qu'il demeure au- dessous de toutes les limites que notre imagination peut concevoir ? Lorsqu'on soumet à l’action du froid une quantité d’air occupant un litre à la température de la glace fondante , on reconnaît que son volume diminue, pour chaque degré du thermomètre centigrade, de 0,00366. Le refroidissement le . plus intense que nous puissions réaliser est produit par l'acide carbonique. En exerçant sur ce gaz d'énormes pressions, on parvient , d’après les indications de M. Thilorier , à le rendre . liquide. Alors il se vaporise avec une excessive rapidité lors- qu'on le soustrait à l’énergique pression dont il a besoin ; mais la vapeur, qui ne saurait se former sans chaleur , em- porte la chaleur du liquide, qu’elle refroidit au point de le congeler. Qu'un thermomètre à air soit entouré d'acide carbonique liquide. Partageant le refroidissement qui porte ce dernier jusqu'au terme de sa congélation , il s’abaissera jusqu’à cent degrés au-dessous de zéro. Chaque degré ayant contracté le gaz des 0,00366 de son volume, la contraction totale sera 0,566 : par conséquent , le volume sera réduit aux 0,634 de ce qu’il était. Au lieu d’air possédant la même tension que l'atmosphère, supposons de l'air comprimé : réduisons-le, par exemple , comme tout à l'heure, à un volume cent fois moindre. En le soumettant à la source puissante de froid qu'a découverte M. Thilorier, nous amènerons à n’occuper que 654 millilitres ce qui occupait cent litres à la température de la glace fon- dante et sous la pression de l’atmosphère. Encore la contrac- tion produite par le refroidissement sera-t-elle alors plus. considérable : car M. Regnault a constaté qu elle Jon plus grande lorsque l'air est comprimé. Eu SPL E FI Dans ce gaz réduit aux 654 cent-millièmes de son volume normal, il pourra se former autant de vapeur que dans un espace vide de 654 millilitres. Ce ne sera point, sans doute, de la vapeur d’eau : cette vapeur cesserait probablement d’exister à ce froid excessif. Mais l’acide sulfureux, qui bout à dix degrés au-dessous de zéro, forme à cent degrés des va- peurs dont on peut calculer très-approximativement le poids, d'après une loi formulée par Dalton : ce poids différe peu de celui de la vapeur qu’émettrait l’eau dans le même espace, à la température de 38,5 degrés au-dessus de zéro (1). C’en est assez, je crois , pour démontrer que les faits, d'accord avec le raisonnement, conduisent à considérer les atomes comme séparés , dans les fluides, soit liquides , soit gazeux, par des intervalles immensément grands par rapport à leurs dimensions. $. 7.— EXTRÈME PETITESSE DES ATOMES. Quand on ne rencontrerait ailleurs aucun indice de la peti- tesse des atomes , les phénomènes que je viens de rappeler en (4) A — 100°, l’acide sulfureux est à 90° au-dessous de son point d’é- bullition : donc, d’après la loi de Dalton , la tension de sa vapeur est égale à celle de l’eau à + 10°, laquelle est 9"”,165. Le rapport de la densité de cette vapeur à celle de l'air est 2,12. Par conséquent, la densité prise dans les circonstances indiquées serait DONS AA TAXE 7160(1—0,366) La tension de la vapeur d’eau à 38°,5 est 50””,6. La densité de cette 0,0013X 0,622 X 50,6 7 TOO 41) En faisant les opérations indiquées, on trouve que les deux densités vapeur serait donc alors sont entre elles commexles nombres 31 et 28. D’où il suit que l'acide sul- fureux formerait dans un espace à — 100 degrés un peu plus de vapeur que l’eau dans un égal espace à + 38°,5. rest: MES fourniraient des preuves suffisantes. Il ne sera pas inutile pourtant de consigner ici quelques-uns des nombreux exem- ples qui mettent hors de doute l'extrême divisibilité de la matière. Le platine se tire à la filière en fils très-fins; mais par un procédé qu’a imaginé Wollaston , on parvient à en augmenter encore la finesse. On fixe un gros fil de platine dans l’axe d’un trou cylindrique où l’on coule de l'argent en fusion, pour achever de le remplir. L'argent étant solidifié, on passe le tout à la filière. On dissout ensuite l'argent par l’acide azotique bouillant, qui n’attaque point le platine. Il reste alors un fil de ce dernier métal, à peine visible à l'œil nu, et qui n’a pas plus de _ de millimètre de diamètre. Un fil de soie d’un seul brin présente au moins un diamètre douze fois plus grand, en sorte que, pour former un faisceau qui aurait la grosseur d’un fil de soie, il faudrait plus de 144 de ces fils si déliés en platine. Et cependant, sous ce diamètre si petit , ils soutiennent sans se rompre un poids de 50 à 60 milligrammes. Un cylindre d’un millimètre de rayon com- prend au moins 5.760.000 de ces fils, et devrait, par consé- quent, porter un poids de 288 kilogrammes. Or l’expérience a prouvé qu’il n’en porte que 125. Le tirage, loin de diminuer la tenacité du métal, l’a donc apennie il l’a plus que doublée. La fabrication des fils dorés donne un résultat plus éton- nant encore. On forme avec de Fargent un cylindre que l’on recouvre de feuilles d’or , et que l’on passe ensuite à la filière. En laminant le fil très-fin que l’on a obtenu, on en fait un ruban dont on peut mesurer les dimensions. Un calcul simple permet alors de déterminer l'épaisseur de la couche d’or qui le recouvre sur chacune de ses deux faces : cette épaisseur 1 À ne s’élèv à ———— de millimètre. La couche d’or consti- e pas à 20.000 milli = tue cependant un corps dont les atomes sont encore unis par la cohésion; car , si l’on plonge un bout de la lame dans l’a- cide azotique , la partie intérieure , qui est en argent , se dis- sout; mais l'or reste, comme un petit fourreau creux, dont les molécules sont contiguës, au moins pour nos sens. $. 8. — VOLUMES RELATIFS DES PORES ET DES ATOMES. Ce ne sera sans doute pas exagérer la petitesse des atomes d’or que de supposer à chacun d’eux, dans ses trois dimen- sions , une étendue égale à l'épaisseur de la couche cohérente dont-nous venons d'indiquer l’origine. Dans cette hypothèse, en considérant qu’un centimètre cube d’or pèse 19 grammes, on trouvera que l’atome de ce métal ne pèse pas plus de 39 quintillionièmes de gramme (1). Si les chimistes n’ont jamais pu compter les atomes des corps, ils sont arrivés du moins à calculer les poids relatifs de ces dernières particules. Si l’on admet, avec eux, que les poids des atomes d’or et d’eau sont comme les nombres 12430 et 1125, on obtiendra pour le poids de l'atome d’eau quatre quintillionièmes de gramme, en sorte que, dans un centi- mètre cube d’eau, qui pèse un gramme, il n’y a certaime- ment pas moins de 285 quatrillions d’atomes (2). Nu de millimètre cube, ou (1) Le volume de l'atome d’or est (as bien 0°",000.000.000.000.000.001 X eo = — 0°",°000.060.000.000.- 000.002.030. Comme un centimètre cube d’or pèse 19 grammes , l'or contenu sous le minime volume qui vient d’être calculé pèse 19 gr. X 0,000.000.000.000- 000.002.030 , c’est-à-dire O0 gr. 000.000.000.000.000.038.570. (2) Le poids de l’atome d’eau , donné par la proportion 12430 : 1125 : : 0 gr. 000.000.000.000:000.039 : z , est 0 gr. 000.000"000.000.000.003.530. Le nombre d’atomes contenu dans un gramme d’eau sera donc 1,000.000. 000.000.000.000.000 : 3530. En prenant seulement 1.000.000 , et en divi- Er, LES D’après les calculs des astronomes, les distances qui séparent le soleil des autres planètes ne suffisent pas pour anéantir l'influence de leurs formes sous leurs attractions mutuelles. C’est à cette influence que sont attribués plusieurs phénomènes, au nombre desquels se rangent la précession des équinoxes et la nutation de l’axe terrestre. Or la terre est un sphéroïde renflé à l'équateur, et dont le diamètre le plus grand est de 2870 lieues. La distance qui la sépare du soleil est, en moyenne, de 34,515,000 lieues. Ainsi l’action mutuelle de deux masses éprouve encore l'influence de leurs formes à une distance égale à 12000 fois la plus grande di- mension de l’une d'elles. Nous voilà donc conduits à supposer que, dans un fluide Jiquide ou gazeux, la distance d’une molécule à une autre surpasse 12000 fois la plus grande dimension de l’une de ces molécules. s En partant de cette idée, on peut aisément calculer le volume de chacun des 283 quatrillions d’atomes que nous avons trouvés dans un centimètre cube d’eau. Pour que ces atomes soient uniformément répartis dans le cube et forment une masse homogène, il faut qu'il y en ait 656550 sur chaque arête. Entre eux existeront 656549 intervalles re- présentant 656549 fois 12000 diamètres. Chaque arête, d’un centimètre de longueur , contient ainsi près de 8 billions de diamètres d’atome; ce qui met le diamètre d’un atome à 127 trillionièmes de centimètre. Je n’énoncerai point le vo- lume compris sous ces minimes dimensions: la numération s'obseurcit et s'embarrasse, quand il s’agit de nombres aussi petits. Je dirai seulement que ce volume, exprimé en frac- tion décimale du centimètre, donne 29 zéros avant le pre- ‘sant ce nombre par 3530, on obtient pour quotient 283 et pour reste 1010. Le quotient total surpasse donc 283.000.000.000.000.000. — mier chiffre significatif. En le multipliant par 283 quatril- lions, on a le volume réel d’un gramme d’eau, qui est de 575 quatrillionièmes de centimètre cube. Ce dernier volume retranché de l'unité fait connaître le volume de pores, qui surpasse 1745 billions de fois le volume absolu des atomes (1). Un pareil résultat a de quoi surprendre, Mais on doit compter sur quelque chose de plus étonnant encore de la part des fluides aériformes, dont la compressibilité et la mo- bilité annoncent des distances plus considérables entre leurs atomes. Prenons pour exemple l'hydrogène. Ce gaz, comme son nom le rappelle, est un des éléments constitutifs de l'eau. L'analyse chimique démontre que chaque atome d’eau résulte de la juxtaposition , en vertu de l’aflinité, d’un atome d'oxigène et de deux atomes d’hydro- gène. La combinaison ne pouvant pas altérer les volumes des atomes élémentaires, nous admettrons que chaque atome d'hydrogène a un volume égal au tiers de celui qu’occupe la molécule d’eau. D'un autre côté, les chimistes savent que le poids d’un atome d’hydrogène est la dix-huitième partie de celui d’un atome d’eau. Comme un litre d'hydrogène pèse 9 centi- (1) Le nombre des atomes répartis sur chaque aréte est la racine cubique du nombre total, laquelle est 656550. Donc chaque aréte contient 656550 + 656549 X 12000, c'est-à-dire 7,879,244,550 diamètres d’atome. Par suite, le diamètre d’un atome est 1°": 7,879,244,550 , ou 0°2,000,000,000,127. Le volume d’un atome étant le cube du diamètre a pour valeur le nom- bre 0°%°; 000,000,000,000,000,000,000,000,000,002,048,500. En le multipliant par 283,000,000,000 ,000,000, on obtient pour le volu- me réel d’un gramme d’eau 0°",°000,000,000,000,573,500.Ilrestedonc pour levolumedes pores 0:","999,999,999,999,426,500, vol: 1,743,800,000,000 fois plus grand que celui des pores. grammes, il en résulte que ce volume de gaz contient 450 quatrillions d’atomes, Le volume absolu qu’ils occupent est 507 quatrillionièmes de centimètre cube, volume 3254 tril- lions de fois plus petit que celui des pores (1). $. 9. — conczusIoN. Je n'arrête, Messieurs. Ce serait m’exposer à fatiguer outre mesure votre bienveillante attention que de la tenir trop long-temps fixée sur ce monde d’infiniment petits. Moi- même , quelque intérêt que j'aie trouvé dans ces recherches, je redouterais à la fin de m’égarer dans une carrière où tout, il faut bien le dire , est un peu conjectural. Un doute, une conviction peut-être, m'a guidé dans le tra vail que je viens de vous soumettre. J’ai soigneusement évité jusqu'ici de laisser apercevoir ma pensée: en l’énonçant brus- quement et sans préparation, je me serais exposé à ne vous la faire entrevoir que comme un écart de l'imagination, comme un bizarre paradoxe. Les preuves que j'ai réunies ont, je l’espère, dissipé tant soit peu les préjugés qui pour- raient lui valoir un accueil défavorable. Je me hasarderai donc à la formuler maintenant. Ne faut-il pas, d’ailleurs, que ce trop long mémoire arrive enfin à une conclusion ? Des hommes de génie, conduits par les considérations d’une métaphysique abstraite, s’étaient formé sur la matière des idées bien différentes de l’opinion commune. : (1) Le volume de l'atome d'hydrogène est 0°*,:000,000,000,000,000,000- 000,060,000,000,683. Son poids est 0:',000,000,000,000,000,000 2, et le nombre d’atomes contenus dans un litre est 900,000,000,000,000,000 : 2=—%50,000,000,000,000,000. Le volume réel est le produit du nombre des atomes par le vol. de l'un d'eux, c’est-à-dire 0°",°000,000,000,000,307. Ilvreste donc pour les pores 999:",°099,999,999,999,693, volume 3,253,500,000,000,000, fois plus grand que celui des pores. + Pr Mallebranche a déclaré quelque part qu'il ne croyait à l'existence des corps que parce qu’elle était au nombre des vérités révélées. A Dieu ne plaise que j'aille jamais chercher dans la science quelque argument contre la révélation ! Je sais trop combien l'intelligence humaine est faible et bornée, pour avoir l’or- gueilleuse prétention de refuser ma croyance aux enseigne- ments de la raison infinie. Oui, Dieu nous a, dans les livres saints, révélé l'existence des corps: la foi, sur ce point, nous est d'autant plus facile que nous ne saurions résister sans re- jeter le témoignage si puissant de nos sens. Mais où trouver dans l’Ecriture un mot qui nous éclaire sur l’essence des corps, sur leur constitution intime? L’odeur, le goût, l’aspect peu- vent nous tromper, puisque sous les voiles eucharistiques est miraculeusement caché le corps vivant du Rédempteur. L’im- pénétrabilité même peut faire défaut: le Sauveur, après sa résurrection; apparaît au milieu de ses disciples assemblés, sans que les portes aient opposé résistance à son passage. L'expérience conserve donc ici la plénitude de son autorité : à elle seule il appartient de nous servir de guide et de nous éclairer dans la recherche de ce que sont les corps, non point dans les circonstances exceptionnelles que la puissance de Dieu réalise par un prodige, mais dans l’état où il les a sou- mis à nos investigations. Sans révoquer en doute l'existence des corps, Leibnitz a nié celle des atomes. Suivant cephilosophe, la matière est indé- finiment divisible comme l’espace qui la renferme , et, pour arriver aux dernières particules matérielles , il faudrait aller jusqu’à un volume absolument nul. Ces dernières particules sont donc des points mathématiques , des monades , comme il les appelle , sans étendue et sans figure. Je l'avouerai, Messieurs, l’idée de Leibnitz me paraît plus conforme aux faits observés, par conséquent, plus logique et plus probable que l'hypothèse des’ atomes étendus et figurés. En voyant combien le volume réel d’un corps est petit com- parativement à son volume apparent, je suis porté à croire * que les’ pores occupent la totalité de ce dernier, et qu ainsi l'espace où se trouve logé un corps est un espace absolument vide. L'homme a une tendance assez naturelle à conclure, de ce qu’il voit un effet se produire dans un lieu déterminé, que la cause est aussi dans ce lieu. Si nous y réfléchissons pourtant , nous reconnaîtrons que, le plus souvent, la cause d’un phé- nomène provient d’une source lointaine. Les révolutions des planètes résultent d'attractions exercées sur elles par des planètes extrêmement éloignées. Le soleil verse des torrents de chaleur et de lumière sur notre globe, dont il est séparé par un intervalle de 34 millions de lieues. L'aimant exerce à distance son action sur le fer, et les corps électrisés n’ont pas besoin d’être en contact pour manifester leur puissance at- tractive ou répulsive. I ne serait pas impossible qu’une surface fortement élec- trisée fit sentir autour d’elle une influence assez énergique pour repousser de sa sphère d'activité un corps chargé du même fluide électrique, de telle sorte qu'aucune puissance humaine ne püût triompher de cette répulsion. Ainsi se trou- verait réalisé un espace impénétrable : faudrait-il donc attri- buer la répulsion qui lui communiquerait son impénétrabilité à des molécules qui s’y dissémineraient avec plus ou moins de symétrie ? De même, on concevrait que des forces, émanant de sources créées par l’Auteur de la Nature, produisissent par leurs ac- tions combinées ces degrés divers de résistance qui sont pour nous la manifestation de la matière, et cette immense variété de phénomènes qui nous font apprécier les difiérents états que la matière affecte. Ces forces, s’entrecroisant dans tous 6 = les sens, viendraient par leurs intersections déterminer les points géométriques auxquels Leibnitz donnait le nom de monades. Je me garde d’insister sur cette théorie. Mon intention, je le repète, n’est point de la faire prévaloir sur le système adopté : aussi ne l’ai-je point examinée de manière à réfuter la moindre objection. J’ai voulu seulement vous soumettre les incertitudes et les doutes que la doctrine ordinaire laisse dans mon esprit. Pour que ces doutes soient plus complète- ment justifiés à vos yeux, je termine par deux difficultés qui ne me paraissent point sans valeur. En poursuivant leurs idées d’atomes à travers les réactions complexes de leur science, en soumettant ces idées à une comparaison logique avec les faits, les chimistes sont tombés de conséquence en conséquence dans les contradictions les plus visibles avec les lois constatées par les physiciens. Pour sortir d'embarras, on a pris ce que je me permets d'appeler un subterfuge. On a déclaré que la nature avait fait, dans le même corps, des atomes de deux espèces, des atomes phy- siques et des atomes chimiques : ceux de la première espèce , indivisibles dans toute autre circonstance, se partagent en atomes chimiques, au moment où une combinaison s’opère. _ Ce qui veut dire, en termes plus nets, que les atomes phy- siques ne sont point des atomes. La seconde difficulté vous semblera peut-être plus sérieuse. Ce qui distingue essentiellement un corps solide d’un li- quide, c’est, nous l’avons vu, l'influence de la forme et de la position relative des atomes sur leur attraction mutuelle. Nulle dans les liquides, parce que les atomes sont assez éloignés pour qu’elle ne se fasse plus sentir, cette influence est conservée très-sensiblement dans les corps solides. La conséquence inévitable de ces principes, c’est que, dans un corps solide, les atomes sont moins éloignés que dans un sr Lr SRE liquide. Mais comment concevoir alors que la fonte, le bis- muth, l’antimoine, se dilatent en se congelant? Comment expliquer cette expansion que prend l’eau, quand elle se con- vertit en glace, expansion qui brise les pierres les plus dures? Hales, ayant rempli d’eau une bombe de plus d’un pouce d'épaisseur et l’ayant fermée par un bouchon fixé solidement, l'entoura d’un mélange réfrigérant de sel et de glace pilée : la bombe se fendit par l’effort de la glace intérieure. Les acadé- miciens de Florence firent, par le même moyen, crever une sphère de cuivre tellement épaisse que Muschembrock éva- Juait à 27720 livres l'effort nécessaire pour la rompre. drone gi ut , Hu PME Va OR tar DU CRÉDIT FONCIER, Par M. BOULLET. De toutes les illusions qu'a fait naître ou qu’a développées la révolution de 1848, il en est peu qui aient eu autant de succès que le crédit foncier. Sans parler des folles théories dont le ridicule a fait une prompte justice, le crédit foncier a paru destiné à ouvrir une source nouvelle de richesses ; on a même vu de bons esprits portés à sacrifier à de décevantes espérances la stabilité de la prospérité et la garantie de la sécurité des familles. Je suis loin toutefois de prétendre que la législation ne puisse favoriser la création d'établissements utiles ; qu'il n’y ait quelques développements à donner au crédit dont la propriété à besoin, soit par l’affermissement de la sécurité du gage , soit par les effets de l'esprit d’asso- - cation et l’imitation d'institutions qui ont obtenu des suc- cès chez des peuples voisins. Mais il n’est peut-être pas inutile de rechercher dans la nature, les besoins et les limites du crédit foncier, ce qu’on peut en attendre*et en espérer. Dares Le crédit public est né dans les états modernes. Il a pro- duit souvent les plus grands biens: mais c’est une pente glissante sur laquelle il est difficile de s’arrêter. Que dans les grandes circonstances où il s’agit du salut du pays; que pour les entreprises dont l’avenir doit recueillir le fruit, il soit fait appel au crédit, il n’est rien de plus juste. Mais si un état ne solde ses dépenses ordinaires qu’à l’aide du crédit, de quelque forme qu’on en enveloppe l’usage, assignats, rentes, emprunts, anticipations, il marche inévi- tablement à la banqueroute. La même règle s'applique à plus forte raison aux fortunes privées. Il importe de distinguer dans l'usage du crédit les besoins du commerce et de l’industrie et ceux de la pro- priété. Le commerce et l’industrie ne peuvent prospérer que par le crédit. Que ferait avec ses ressources personnelles et sans celles du crédit, le commerçant qui transporte d’un pays à l’autre les produits naturels ou manufacturés? L’in- dustriel qui, à l’aide des moteurs naturels appropriés par le génie des savants, crée ces objets qui donnent à la société toutes les jouissances du bien-être? Le commerce ne serait qu'un échange des objets les plus nécessaires à la vie; l’in- dustrie qu’une production restreinte en quelque sorte aux besoins de la famille. De plus, la porte de ces deux carrières serait fermée à tous ceux qui ne seraient point doués de quelque fortune, et les hommes intelligents qui savent s’é- lever par leurs qualités personnelles, seraient privés des moyens de mettre leurs talents à l’usage de la société. C’est donc par le crédit que vivent le commerce et l’industrie ; c’est par lui qu’ils ont reçu cet immense développement qui a créé dans les états modernes la richesse mobilière presque inconnue jadis. De, l'emploi du crédit commercial et indus- triel résultent plusieurs conséquences : la première, c’est que les opérations se consommant assez rapidement, le crédit ÉuÉ e peut n'être pas à long terme ; la seconde, c'est que les bé- néfices se renouvelant fréquemment, un intérêt assez élevé peut être accordé ; la troisième, c’est que le prêt est basé sur la confiance personnelle qu’inspire l’emprunteur. Le crédit foncier est de toute autre nature ; il se distingue du crédit commercial par la durée, le produit et le prin- cipe de la sécurité. Les améliorations que peut recevoir la propriété exigent des travaux plus longs que les opérations commerciales. Le fruit n’en peut être recueilli que dans un temps éloigné ; le crédit doit donc être à long terme. Les bénéfices aussi sont moindres que ceux qui naissent du commerce. Les améliorations que reçoit la propriété s’assimilent à elle et prennent part à sa valeur capitale et à ses produits. Or, la propriété, par compensation avec les avantages de la stabilité, présente toujours un revenu faible relativement à la valeur capitale. De là suit que le pro- priétaire qui emprunte ne peut offrir qu’un intérêt modique, s’il veut que cet intérêt ne dépasse pas les avantages qui naissent de l'emprunt. Enfin, la confiance personnelle ne suffit pas à la sécurité d'obligations qui, par leur durée, peuvent être successive- ment à la charge des divers débiteurs. De là, la nécessité d'un gage; de là, les hypothèques, invention grecque qui depuis a passé dans toutes les législations, bien que variée dans ses formes et ses effets. Le crédit foncier ne peut avoir non plus les mêmes ca- ractères que le crédit de l’Etat. Bien que de trop nom- breuses épreuves aient fait connaître que les états ne sont point à l’abri des revers de fortune qui atteignent les parti- culiers, bien que l’augmentation constante de la dette pu- blique puisse donner des inquiétudes sur la sécurité des créances; ces alarmes éloignées ne sont point suffisantes 6. A pes pour détourner d’un placement qui offre dans la pratique de si séduisants avantages. La certitude de recouvrer le capital à volonté, sauf quelque légère diminution, l’éven- tualité d’une augmentation, la régularité du paiement des intérêts, l’exemption d'impôts et de frais de toute nature sur un revenu fixe, assurent au placement en rentes sur l'Etat un concours constant; et on ne peut expliquer que par ces motifs la faveur dont jouit ce mode d'emploi des capitaux, même dans des temps difficiles. En outre l’Etat c’est la fortune de tous, et le besoin de maintenir le crédit public qu'ont tous les gouvernements, quels qu’ils soient, est une garantie qu'à moins d’une révolution sociale , les plus grands sacrifices seraient imposés aux contribuables plutôt que de le laisser périr. Le crédit foncier ne pourrait donc atteindre la popularité de celui de l'Etat que s’il participait à tous ses avantages. Qu’à l’aide d'institutions établissant un intermédiaire entre le prêteur et l'emprunteur, on lui assurât la facilité de la négociation des titres et la régularité du paiement des in- térêts, ce ne serait point encore assez ; il faudrait y joindre la garantie de l'Etat. Aussi ce système a été soutenu par de bons esprits qui ont avancé que sans cela le crédit foncier ne pouvait être fondé en France. Il y a peut être quelque exagération dans cette assertion ; mais il est vrai que sans la garantie de l'Etat le crédit foncier ne peut recevoir un grand développement. Toutefois, les inconvénients du concours de l'Etat me paraissent dépasser de beaucoup les avantages qui en peuvent résulter. Si la garantie que donnerait l'Etat aux valeurs créées pour l'usage du crédit foncier devait entraîner un effet sé- rieux, et l’obliger quelquefois au ‘remboursement de ces valeurs , ce serait à l'égard de la majorité des contribuables une grande injustice. Car de quel droit prendrait-on dans Det: qe la bourse de ceux qui n’ont point de dettes pour payer celles qui ont été contractées dans un intérêt particulier, celles _ mêmes qui peuvent être le résultat de l’inconduite ou de l'impéritie? Et puis si l'Etat garantit les opérations du credit foncier au profit de l’industrie agricole, pour laquelle sur- tout l’usage en est réclamé, pourra-t-il refuser la même faveur à toute autre industrie qui trouvera aussi des motifs pour se présenter comme intéressant la fortune publique? L'Etat deviendrait alors le commanditaire de toute industrie; ce serait du véritable socialisme. Et pour le dire en passant, ce socialisme est plus dange- reux que le socialisme brutal qui veut-détruire immédiate- ment la propriété pour tout mettre en commun. On saisit du premier coup d'œil les dangers de celui-ci; on le voit ne produisant autre chose que la misère universelle. L’in- térêt de tous se révolte contre ses effets , les forces vives de la société se réunissent pour le combattre ; c’est ainsi qu’en 1848, le bon sens public, la force des raisonnements, le ridicule même ont fait justice des tentatives du socialisme. Mais le socialisme qui s’infiltre dans les lois par un abus des tendances généreuses , par une application mal entendue des principes de la charité, a des conséquences effravantes pour le présent et pour l’avenir. En effet , il tend à paralyser tout ressort individuel, à arrêter l'esprit d'entreprise, à af- faisser le caractère personnel. Il entrave ainsi le développe- ment de la richesse publique en tarissant ses sources, et, par une pente insensible, il conduit au socialisme pur. Nos lois, depuis quelques années, n’ont point été exemptes de cette tendance, et c’est un des sujets les plus graves qui puissent appeler les méditations de l’homme d'Etat. On a dit en faveur de la garantie de l’Etat que, destinée à appeler la confiance publique sur les institutions du crédit fon- cier, elle ne serait quenominale, et on a invoqué l’exemple des 6 DE: ARLON comptoirs d’escompte. Ces comptoirs ont été créés dans des moments de crise où la nécessité oblige à déroger aux prin- cipes. Il serait dangereux qu’ils fussent maintenus après que la nécessité en serait passée. Qu'ils subsistent comme asso- ciations de particuliers, rien de mieux, mais la garantie de l'Etat , des départements et des communes, doit cesser avec les circonstances exceptionnelles qui l'ont fait établir. Ainsi, quand même la garantie de l'Etat aux institutions du crédit foncier ne devrait être dans la pratique qu’une espèce de formalité, il y aurait encore là de graves inconvénients. En France, on est beaucoup trop habitué en toutes choses à compter sur l'Etat. On lui demande d'assurer la prospérité de toutes les carrières, de dédommager de toutes les pertes ; on le rend responsable de tout, même de l’inclémence des saisons et du mauvais produit des récoltes. Il importe de ne point encourager ce funeste penchant, de le combattre au contraire par tous les moyens possibles, de relever le caractère moral de l’homme, et, en l’apprenant à compter surtout sur lui-même, de lui rendre sa dignité et son indé- pendance. L'immixtion de l'Etat dans les affaires de ce genre a d’autres inconvénients. Si les institutions du crédit foncier avaient le développement qu'on en espère, il en résulterait une immense quantité de valeurs mises en circulation sous la garantie de l'Etat. Des circonstances critiques peuvent porter l'Etat à leur donner un cours forcé ; ce serait alors un papier monnaie dont la chute progressive entraînerait celle des fortunes particulières. Il y a plus, l'Etat peut être amené par des crises politiques à mettre la main sur ces valeurs. N’a-t-on pas vu le gouvernement de 1848 spolier les caisses d'épargne, puiser largement dans la banque de France et près de confisquer ‘toutes les grandes entreprises profitables, telles que les chemins de fer, les ‘assurances, etc. ? Le bon sens public a seul arrêté le cours de ces désastreuses me- sures. Qu’on ne présente donc pas aux révolutionnaires ce nouvel appas, en mettant en circulation des valeurs dont la confiscation trouverait un prétexte dans la participation que l'Etat aurait prise à leur création. I faut laisser à l'intérêt privé, secondé par l'esprit d’asso- ciation, le soin d'établir des banques ou plutôt des caisses de crédit foncier. Il serait à propos toutefois de leur imposer la surveillance du gouvernement pour empêcher que leurs Statuts ne tendissent des pièges à la bonne foi, ou qu’en y dérogeant , en présentant à la circulation des valeurs trom- peuses , elles ne compromissent la fortune de ceux qui s’y seraient confiés. . Dans cette mesure, elles pourraient encore rendre de grands services. En offrant un placement commode aux ca- pitaux flottants, elles augmenteraient la somme des fonds disponibles, et abaisseraient par une plus grande concur- rence le taux de l'intérêt. Elles faciliteraient ainsi les opéra- tions de l’agriculture et rendraient moins pesantes les char- ges qui grèvent la propriété. Il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur les besoins auxquels elles auraient à pourvoir. Les besoins de l’agriculture ont été surtout mis en avant comme réclamant les institutions de crédit foncier. Il est certain que le défaut de capitaux ou le prix excessif que l’a- griculteur est obligé d'y mettre, s'opposent aux améliora- tions que demande la plus importante des industries. Pour apprécier les ressources qu’elle peut trouver dans le crédit, il est nécessaire de distinguer la grande de la petite culture. La petite culture est très-répandue en France, tant par la division des propriétés que par celle des fermages. Cette partie si nombreuse et si intéressante de la population qui fé- conde le sol de ses sueurs est privée de la faculté d'emprunter RE ou ne le fait qu’à des conditions onéreuses. D’une part, en admettant des intérêts ordinaires, les frais sont proportion nellement plus considérables pour les petites sommes que pour les grosses ; de l’autre, l'insuffisance des garanties of- fertes obligent trop souvent l’emprunteur à avoir recours à l’usurier ; et les lois pénales forcent celui-ci à ajouter à la prime du hazard de l'opération en elle-même , celles des ris- ques personnels auxquels il est exposé. Dans la pratique, les petits propriétaires empruntent plu- tôt pour acheter que pour améliorer. Ce penchant, quand il est porté à l'excès, les conduit à leur ruine; mais contenu dans de justes limites, il a cela de bon qu’il encourage l’es- prit d'économie, et qu’il met le sol entre les mains de ceux qui en tirent le meilleur parti. Ce serait donc rendre aux petits cultivateurs un grand service que de mettre un emprunt peu onéreux à leur portée. Les coupons devraient être abaissés à un chiffre assez res- treint. Il résulte, en effet , d’un relevé fait en 4842, que 155,220 prêts hypothécaires ne dépassaient pas la somme de 400 fr. Ils représentaient une somme totale de 56,640,998 fr.., ce qui donne une moyenne par prêt de 256 fr. De plus, le remboursement par annuité serait profitable aux petits cul- tivateurs ; cette classe vit avec économie, et en temps ordi- paire les profits de l’industrie agricole lui permettent d’ajou- ter à un intérêt modéré une somme annuelle pour l’amortis- sement. La grande culture a souvent besoin de fonds pour l’amé- lioration du sol, ou pour les avances qu’exige sa mise en va- leur. Dans les temps ordinaires, ils ne Jui manquent pas; les emprunteurs font défaut plus que les prêteurs. Mais les conditions onéreuses de l'emprunt en détournent les proprié- taires. Si donc les institutions de crédit foncier peuvent met- tre l'emprunt plus à la portée de la grande culture, elles se- RS ront véritablement utiles au pays. L'esprit d'entreprise, si hardi dans les autres industries, manque presque totalement à celle-là ; et il est démontré par l’exemple de pays voisins, que le sol eultivable est susceptile de grandes améliorations. Dans ce genre de prêt aussi le remboursement par annuité serait praticable et avantageux aux propriétaires. Les béné- fices à attendre de l’amélioration d’une grande exploitation rurale peuvent, en un certain nombre d'années, amortir le capital de la dette. Les soultes de partage offriraient aussi un emploi utile aux valeurs créées par les caisses de crédit foncier. La divi- sion du sol cultivable présente l'avantage d’attacher à la propriété et par suite au bon ordre, un plus grand nombre d'hommes. Mais il ne faut pas qu’elle soit poussée au point de rendre la culture impraticable; et le Code civil a sage- ment prescrit, tout en ordonnant le partage en nature, d’é- viter, autant que possible, le morcellement des exploitations. Il est d’ailleurs beaucoup de biens qui ne sont pas suscepti- bles de division. La faculté pour le propriétaire qui accepte l'immeuble avec charge de soulte, de s’en libérer par un paiement réparti sur un assez grand nombre d'années, tend à encourager les licitations, et à donner ainsi aux biens im- partageables leur véritable valeur. Il y à encore les emprunts ordinaires contractés, soit par ceux qui achètent des biens , soit par les commerçants qui, sur le gage de leur propriété, se font ouvrir un crédit, ou fondent des entreprises nouvelles, soit par ceux qui cons- truisent des maisons, soit par ceux qui liquident leurs affai- res, soit enfin par les dissipateurs qui échangent contre des jouissances présentes , la perspective de leur ruine. Le nombre de ces emprunts est considérable ; les relevés faits en 1842 accusent une dette hypothécaire de 11,300,000,000 fr. dans laquelle il ne paraît pas que l’agriculture ait une grande His part. Ce chiffre doit être considérablement réduit quand on considère qu’il existe sur les registres une grande quantité d'inscriptions dont les causes sont éteintes, et des inscriptions multipliées pour la même dette en vertu de jugements. Mais toujours en résulte-t-il que les fonds ne manquent pas à ceux qui peuvent offrir un gage solide. Les institutions de crédit foncier amèneraient-elles une amélioration notable à la position de ces emprunteurs? Il est permi d’en douter. La concurrence des placements dans le commerce et l'industrie ou sur l’Etat maintiendra toujours l'intérêt à un taux assez élevé. Toutefois, le remboursement par annuité présentant aux emprunteurs des facilités utiles, les porterait vers ce mode, et l’exemption de tous soins pour le recouvrement du capital et du revenu, pourrait amener dans les caisses des fonds dont l'abondance produirait une baisse dans le taux de l'intérêt. On s'accorde généralement à penser que les caisses de crédit foncier devraient recevoir le remboursement en an- nuités, et amortir ainsi le capital de Ja dette avec les inté- rêts. C’est en effet le mode le plus désirable pour la fortune publique et pour les fortunes particulières. Il impose le be- soin de l’économie et produit ainsi l’effet des caisses d’épar- gne. Mais il n’est pas toujours praticable ; l’emprunteur peut n'être pas en position d'ajouter chaque année à l'intérêt le remboursement d’une annuité ; il peut d’ailleurs n’avoir re- cours au crédit que dans la vue d’une vente ou d’un rem- boursement qui le mette à portée de se libérer en moins d'années que celles calculées pour l'amortissement. D'une autre part, quelques prêteurs peuvent craindre qu’en rece- vant chaque année une fraction du capital avec l'intérêt, ils ne soient entraînés à la consommation du capital lui- même. Il serait donc à propos d'admettre la concurrence du remboursement total avec celui par annuité. Il ne serait point sans danger de laisser à l’emprunteur RE: PE le soin de négocier lui-même les titres qui lui seraient remis par la caisse. Un titre d’une forme nouvelle inspire toujours quelque défiance. La spéculation privée s’emparerait de ces opérations, le moindre échec suflrait pour les discréditer ; et les emprunteurs seraient exposés, pour trouver des fonds sur le papier de la caisse, à des conditions plus rigoureuses que celles de l’usure la plus exigeante. Pour inspirer la con- fiance, il faut que la caisse livre elle-même les fonds à l’em- prunteur à des conditions non équivoques; qu’elle soit inter- posée entre le prêteur et l’emprunteur, de manière que cha- eun d’eux n’ait affaire qu’à elle. Ces institutions devraient-elles être fondées par des asso- ciations de propriétaires ou de capitalistes? Il est difficile d’ad- mettre que, comme en Allemagne, les propriétaires acceptas- sent la garantie solidaire des obligations. En France on redoute la solidarité : les assurances mutuelles y ont peu prospéré, sauf pour l’incendie à Paris, où la promptitude des secours et la diffusion des engagements réduisent les risques à peu de chose. Mais s’il s'agissait de garantir la solvabilité des engagés, on trouverait peu de propriétaires qui acceptassent une mutualité si effrayante dans ses résultats. Comment ad- mettre d’ailleurs que des propriétaires qui ont besoin d’ar- gent commençassent par en apporter à la caisse pour faire face aux frais de premier établissement, aux frais généraux d'administration, au paiement des intérêts, quand quelque débiteur serait en retard? Or, une première mise de fonds est nécessaire pour parer à ces éventualités. On peut objecter que cet apport serait compris dans l'emprunt ; mais il en aggraverait les charges, surtout en. apparence, ce qui ten- drait à éloigner les emprunteurs. Il serait à craindre que les associations de propriétaires ne se formassent que de ceux qui seraient déjà endettés et dont le nom jetterait le discrédit sur les papiers émis. a 1 QpR Ce n’est donc que par des associations de capitaux que ces établissements peuvent être fondés. On objecte en vain que la spéculation dénaturerait le but de l'institution. Ce n'est qu’en vue des avantages qu’elles offrent qu’on entre- prend des affaires. L'intérêt des prêteurs, représentés par des mandataires élus par eux , donnerait une garantie contre le mauvais emploi des fonds. Les caisses de prêts fonciers seraient, comme on l’a dit dans l'enquête, semblables à de vastes études de notaires s’entremettant , pour l'avantage de tous deux, entre le prêteur et l’emprunteur , avec cette dif- férence que l’emprunteur n'ayant affaire qu’à la caisse, trouverait facilement, avec une bonne garantie, les fonds dont il aurait besoin, et que le prêteur , au lieu d’un titre susceptible de l’obliger à des poursuites à son échéance, recevrait uu papier circulant, garanti par l'établissement, dont au besoin il trouverait un emploi facile. À ces conditions, on pourrait espérer voir les insti- tutions du crédit foncier attirer à elles les petits capitaux inactifs dont l'importance est considérable et une partie de ceux qui cherchent aujourd’hui d’autres emplois. À la vérité, le mauvais succès d'établissements de ce genre tels que la caisse hypothécaire et la banque hypothé- caire de Marseille est peu encourageant. Mais l'expérience a fait connaître les vices qui peuvent être évités dans Ja constitution d'établissements nouveaux , et quelques modi- fications dans la législation civile, peuvent lever les obstacles qui s’opposeraient à leur développement. Il n’est permis en effet d'espérer de voir réussir les insti- tutions du crédit foncier qu'avec quelques améliorations dans Ja législation sur la transmission et l'engagement des biens immeubles. On a beaucoup exagéré les. inconvénients du système hypothécaire établi par le Code civil; on lui à attribué les obstacles que trouve la propriété à emprunter; um; us on a proposé des réformes radicales qui ne tendraient à rien moins qu’à altérer complètement la sécurité des femmes et des mineurs. L'opinion publique a fait justice de ces sys- tèmes: il est reconnu qu’il suffit d'amender la loi hypothé- caire sans la bouleverser. La transcription reconnue comme la seule preuve , au regard du tiers, de la transmission de la propriété, et simplifiée dans ses formes et sous le rapport des exigences du fisc; la nécessité d'inscrire l’hypothèque légale dans un délai déterminé après la cessation du mariage ou de la tutelle, ainsi que toute subrogation dans l'hypo- thèque légale de la femme; la suppression de l’hypothèque conventionnelle sur les biens à venir, la simplification des formes de l'inscription, la facilité de connaître les contrats de mariages résultant de la loi du 18 juillet 1850, et quel- ques améliorations de détail suffisent pour donner aux pré- teurs sur hypothèque la sécurité nécessaire. La réforme de la loi des expropriations a été demandée. La loi du 2 juin 1841 a fait à cet égard à peu près tout ce qu'il est possible de faire sans jeter la propriété dans les hazards d’une mobilisation dangereuse. Il est même à remar- quer que la pratique semble indiquer que la marche de la procédure est trop souvent rapide. Beaucoup de ventes sur saisies sont suivies de surenchères, ce qui augmente les frais qui retombent à la charge des débiteurs. Toutefois, quel- ques améliorations pourraient encore être apportées à- cette loi, surtout pour simplifier la vente des biens de peu d’im- portance. On a demandé en faveur du prêtenr le rétablissement de la clause d'exécution parée , interdite par la loi de 1841, par laquelle le créancier était autorisé par l'acte de prêt à faire vendre devant notaire, à défaut de paiement, le bien des débiteurs hypothéqué à sa créance. Ce mode a pu présenter des avantages sous l'empire du Code de procédure, qui avait = hérissé l’expropriation de difficultés. I serait inutile aujour- d'hui que cette procédure est simplifiée, et il n’apporterait point obstacle aux incidents que peut faire naître un débi- teur de mauvaise foi. Il offre d’ailleurs de graves inconvé- ments. La pression que le prêteur exerce sur l’emprunteur, la facilité qu'a celui-ci de concevoir un espoir chimérique, tout le porte à consentir facilement des conditions qui peuvent causer la ruine de sa famille. Il ne faut point encourager ces conventions qui sont dommageables à la sécurité de la société. La véritable réforme utile en matière d’expropriation, c’est la réduction des frais. Les droits du fisc font peser un impôt trop lourd sur le débiteur, et le tarif des officiers. ministériels serait susceptible de quelques réductions. La procédure d'ordre a été signalée comme apportant un grave obstacle à la rentrée des capitaux et détournant ainsi les capitalistes du prêt hypothécaire. A ne la considérer qu’en théorie, il n’est rien de plus simple que cette procédure, et quand on lit le Code, elle ne semble point susceptible de perfectionnement. Et cependant il faut reconnaître que dans la pratique il y a des ordres qui semblent interminables, et que l'esprit de chicane a pu faire sortir d’une loi qui paraît d’une exécution facile, de graves difficultés. Il est juste de dire qu’il y a dans ces retards un peu de la faute des hommes chargés d'appliquer la loi, et que les magistrats n’usent pas toujours des moyens qu’ils ont en leur pouvoir pour amener la célérité dans les ordres. Mais en faisant cette part à la faiblesse humaine, il reste constant que des dispositions nou- velles pourraient améliorer cette partie de la législation. Un autre obstacle au développement du crédit foncier con- siste dans la fixation légale du taux de l'intérêt. Quelques li- mites qu'y apporte une législation fondée plutôt sur des senti- ments d'équité que sur la véritable appréciation des besoins AE TLOEER de la société, le taux de l'intérêt suivra toujours la grande loi de l'offre et de la demande et subira les variations que lui im- posera le besoin ou la quantité des capitaux. En vain la loi de 1807 a été aggravée par celle du 27 septembre 1850 ; ces lois atteindrons quelques opérations isolées jetées par le hazard sous les yeux des tribunaux, où quelques usuriers de pro- fession désignés par le scandale de leurs manœuvres à la haine publique. Mais la plupart des grandes transactions pour la circulation de l'argent y échapperont toujours. La jurisprudence elle-même, par des distinctions subtiles, se rend journellement complice de la violation de la loi. C’est ainsi que l’escompte est reconnu affranchi des lois sur l’usure, bien que les circonstances dans lesquelles il a lieu puissent être en morale aussi repréhensibles que celles du prêt ordi- naire. C’est ainsi que les commissions de banque augmen- tent souvent notablement le taux de l'intérêt, sans qu’on voye autre chose dans leur élévation qu’une compensation légitime des risques que fait courir au prêteur une opération hazardeuse. Les mêmes avantages ne pourraient être obtenus par les institutions de crédit foncier. Obligées de faire leurs opéra- tions au grand jour, elles ne sauraient déguiser sous la forme de commission, un supplément d'intérêt. Dès-lors elles ver- raient dans les circonstances où le taux de l'intérêt s'élève, leurs opérations arrêtées par le défaut de concours des ca- pitaux qui trouveraient un emploi plus favorable dans les opérations de banque, les entreprises industrielles ou les emprunts faits par l’Etat. Cette prévision est de nature à dé- tourner les capitaux de ce genre d'opération; ils n’y entre- ront, quoiqu’on fasse, qu'avec l’espoir de placements avan- tageux. Il n’est point probable que les lois sur l’usure soient modi- fiées; l’état de l'opinion s’y oppose. Serait-il possible d'y dé- ne roger en faveur des institutions de crédit foncier, en assimi- lant leurs opérations à celles de l’Etat? Ce serait un privilége énorme et qui blesserait l'égalité qui doit régner dans les lois civiles. En résumé, les institutions de crédit foncier peuvent pro- duire quelque bien, mais non les prodiges dont on s'était flatté. En établissant un intérmédiaire intelligent entre les prêteurs et les emprunteurs, en réunissant par l'esprit d’as- sociation les capitaux inactifs ou qui prennent maintenant un autre cours, elles peuvent amener quelque soulagement pour la propriété et l’agriculture. Mais la réforme de quelques lois sur la sécurité du gage et la facilité des recouvrements, est au préalable nécessaire à leur établissement ; elles risque- raient sans cela de n’être qu’une tentative inutile. Pr > à ne QUELQUES MOTS SUR LA MATIÈRE ORGANISÉE ; APERÇU SUR LA STRUCTURE VARIÉE DES ORGANES, LEUR SIÈGE ET LEURS FONCTIONS CHEZ LES ANIMAUX, Par M. TAVERNIER. = PETER PC eh À à CE COS SOU TUE UE UE MESSIEURS, Il n’est pas toujours possible de déterminer avec exactitude les conditions d’après lesquelles un arrangement moléculaire acquiert les qualités de l’organisation, et s'élève aux ma- nifestations de la puissance vitale. Des corps de la plus grande simplicité, en apparence du moins, jouissent de la vie ; et, comme l’a fait remarquer Bichat, chez les animaux placés au haut de l’échelle des êtres, il est des parties vi- vantes qui se présentent sous forme de membranes aussi fines que les bulles aériennes que font les enfants en souf- flant du savon à travers un chaume. Ce que nos sens armés d'instruments puissants nous ap- prennent, c’est que le concours d’un solide et d’un liquide semble toujours nécessaire à la vitalité. Des animaux mi- croscopiques cessent de donner signe de vie quand le fluide au milieu duquel ils sont plongés vient à s’évaporer, sauf à sortir de leur torpeur à la première goutte d’eau qui les humecte : Nous avons vu des Rotifères, frappés de mort apparente quand le liquide qui leur servait d’atmosphère avait disparu sous l'influence du foyer du microscope solaire, recouvrer à l'instant même leur activité vitale quand l’hu- mide était rétabli. Dans les organisations plus compliquées et que nous ap- pelons plus parfaites, l’activité et l’étendue des manifesta- tions vitales s’accroît en proportion de l'abondance des fluides dans la constitution physique de l'individu. Les jeunes pousses des plantes sont le siège d’un mouvement organique incessant, et sont plus succulentes que la vieille tige ; l’économie animale comporte encore plus de fluide que la trame végétale: aussi les jeunes animaux dont les fonctions sont éminemment actives, ont plus de liquides dans leur structure que les animaux adultes ; et c’est de cette condition avantageuse à la souplesse que dérivent l’élasticité plus grande dans les tissus, la grâce dans les mouvements et la morbidesse dans les contours. On dirait qu’une loi vitale condamne à la condensation tout ce qui vit et s’agite : chaque mouvement , chaque pas tend à diminuer la somme des fluides. L'action de la lumière, le contact de l’air colore et durcit la plante; la main du laboureur, le bras du for- geron accusent la pression et l’effort ; et le progrès dans la vie n’épargne pas le sybarite qui arrive aussi à la rigidité sénile : tout en développant la force, l'exercice tarit la source vitale et mène à l'impuissance. Un être organisé a un moment de parfait équilibre où une réciprocité de causes et d'effets semblerait promettre l’immortalité ; mais une étude plus approfondie de l’organisation fait apercevoir des germes de dissolution dans le moteur même de ces rouages CN admirables qui entretiennent la vie ; il n’est donc que trop . L vrai Ce Vers : Nascentes morimur, finisque ab origine pendet. Les causes originelles des combinaisons de la vie portent avec elles un cachet d'indépendance qui les soustrait à nos essais de calcul et de prévision. Ce qui vient les. troubler accidentellement peut être dirigé : ce qui résulte d’un cas fortuit peut être réparé : mais le plan de la nature existant par une volonté supérieure à toute règle ne saurait être con- trarié. D’un état donné de l'organisme, tel effet et non tel autre doit nécessairement résulter. Les espèces vivent à côté les unes des autres sans jamais se confondre ; et chacune obéit à son instinct. Les conditions d'organisation qui don- nent au jeune âge l'espérance, la vigueur, la volonté impé- tueuse, se modifient insensiblement dans la vieillesse, en rendant les sentiments moins vifs, les besoins moins impé- rieux, et en appropriant l'esprit aussi bien que le corps à l'évènement final. La mort ainsi considérée n’est plus qu’un accident de l'existence, et si, en général, elle n’est pas envisagée avec indifférence, elle doit être attendue avec résignation. La combinaison des organes étant calculée d’après d’im- périeuses nécessités, la forme ne peut exister arbitraire- ment ; mais elle offre des variétés infinies. Les instruments principaux de la vie ne subissent en général que de légères déviations ; mais ces déviations , toutes légères, entraînent des conséquences instinctives considérables et prévues ! tout chez les animaux, la vie et les habitudes, dépend de la forme. Cette proposition ne saurait s'appliquer à l’homme sujet d’une heureuse exception: les facultés sans nombre qui le distinguent se dérobent à cette loi. L'intelligence servie par des organes; la cause de la première ne réside pas exclusi- . m7 vement dans les seconds; et le mystère de notre organisation n’a pas encore été révélé. Mais laissons de côté des considé- rations appartenant à un autre ordre d'idées, et revenons à notre sujet: Les divisions des végétaux en racine, tige et rameaux ; et la distribution régulière des animaux en tête, tronc et membres, font pressentir des fonctions et des be- soins communs. Le caractère général se retrouve toujours, quelque variée que soit la forme ; et l’on peut sans peine suivre la trace des modifications nécessitées par des acci- dents de localité ou inhérentes à l'individu lui-même. Au point de vue de la vie individuelle, deux types se présentent donc: l’organisation végétale et la structure animale. Au point de vue de la plus radicale des actions, la préhension des aliments, le mode, quoiqu’essentiellement le même, se modifie plus en apparence qu’en réalité. Chez les végétaux, c’est la matière qui vient au devant de l’instru- ment : chez les animaux, c’est une action qui pousse l’ins- trument à chercher la matière. Les premiers ont leurs racines plongées au milieu de la substance réparatrice ; les seconds présentent un arrangement intérieur qui fait office de ré- servoir, et qui leur ‘permet de prendre à volonté et par in- tervalle, l'aliment indispensable à leur entretien, en se portant à sa rencontre. Ce réservoir est l’estomae, le plus universel des organes des animaux. Mais que de différences dans la conformation de cette poche l'quelle variété dans la substance alimentaire et dans les appareils propres à la saisir et à la dissoudre? les orga- nes de préhension, de mastication sont en rapport de con- formité originelle avec la nourriture de l’animal ; que celle-ci soit molle ou dure, solide ou liquide ; qu’elle soit placée sur la surface de la‘terre, sous l’eau ou dans l'air : qu’elle soit inanimée ou passive, où vivante et capable de résister et de s'échapper. La bouche et les dents de chaque espèce ani- a mée offre des particularités ingénieuses de structure parfai- tement en rapport avec ces diverses circonstances. Voyez la dent de l’herbivore comparée à celle de l'animal qui se nourrit de chair ! La première, en forme de meule, présente sa large surface pour broyer la substance, dont les fibres coriaces ont besoin d’être ramenées sans cesse sous les ar- cades dentaires, où vient les abreuver un flot de liquide provenant d’un appareil salivaire énorme. La proie san- glante et palpitante encore des carnivores est déchirée au contraire avec rapidité par des dents inégales et pointues, et converties souvent en armes offensives, servant peu à la mastication. La dent, dite canine, de ces animaux , s'étend chez certains à une longueur extrême, et n’est employée que pour attaquer la proie. Ce fut sans contredit le même but que s’est proposé la nature, en dotant la singulière bouche de l’éléphant, de ces défenses puissantes à l’aide des- quelles il parvient à tordre et à rompre les jeunes arbres, dont le feuillage fait sa nourriture. Les poissons nous frap- pent par une autre singularité : le mouvement masticateur leur est interdit sous peine d’asphyxie immédiate: leurs dents destinées seulement à saisir et retenir la victime, sont rangées en files, tantôt sur la langue, tantôt sur le palais et la gorge, mais toujours recourbées du côté de l’estomac, pour empêcher le retour de la proie se débattant encore au. moment de plonger dans la cavité de l'estomac. £ ‘ Quoi de plus curieux encore que l’examen de la confor- mation du bec des oiseau : fort et crochu dans les rapaces, il est destiné à l'attaque, à la conquête. Dans les petites espèces qui se nourrissent de vermisseaux et d'insectes, il est doux et flexible : chez les granivores il est pointu, solide et corné! avec quelle facilité aussi ils détachent les dures enveloppes des graines et saisissent le noyau succulent. Tout est prévu dans le genre: l'aigle et le vautour, qui s’atta- js D EE quent à des animaux souvent plus volumineux qu'eux- mêmes, avaient besoin d'instruments autrement puissants que l'oiseau aquatique dont le bec, en forme de pelle, est destiné à recueillir sa nourriture sur la surface des eaux. Si nous pénétrons plus profondément dans l’organisation intérieure des principales espèces animales, nous verrons que tout est calculé pour modifier la substance alimentaire et lui donner un cours approprié à ses qualités nutritives. Chez les carnivores le passage est libre et court : les deux orifices d’un estomac membraneux sont placés en face l’un de l’autre, et pour ainsi dire dans l’axe du canal intestinal. À une nourriture riche et substantielle, séjour peu prolongé, circu- lation facile , assimilation prompte. L'appareil digestif d’un herbivore, au lieu d’une cavité unique et simple, offre un estomac multiple, des sacs surnuméraires où se dépose pro- visoirement l'aliment qui doit être présenté de nouveau à l'action dissolvante de la salive ; un accroissement de surface destinée à prolonger par des détours et des dilatations le contact de substances réfractaires, et dont la composition chimique a besoin d’être relevée par un élément indispen- sable à l'accroissement et à la réparation des animaux. « Tout être organisé, a dit Cuvier, forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive, par une réaction réciproque. » Jamais proposition n’a été plus vraie en ce qui concerne surtout l'appareil digestif chez les mammifères en particulier, et les autres vertébrés : la structure générale de l'individu est subordonnée au déve- loppement et à la conformation de cet important système. Le carnivore dont la vie dépend de l’agilité et de la vigueur avec lesquelles il s’élance sur sa proie, devait avoir une poi- trine large, les reins robustes, les flancs secs, des griffes pour saisir, des dents pour retenir, couper et diviser! Le but — 101 — n’aurait-il pas été manqué, et que fut-il devenu, si, comme les ruminants, la nature l’avait affligé d’un abdomen saillant, d’un corps large, d’un pied fourchu, d’un appareil respira- toire peu développé, et de dents meulières placées souvent au fonds de la bouche? Il en est de même des oiseaux : il est vrai que dans cette classe l’estomac, à quelques exceptions près, ne forme pres- _que jamais une cavité unique : mais chez les carnassiers les parois du gésier sont minces, tandis que les granivores se distinguent par un estomac pourvu d’une couche musculaire composée de deux plans charnus énormes, et recouverts d’un épiderme épais et calleux. On pourrait dire, sans forcer la proposition , que l’estomac est tout l'animal, et cela peut s'appliquer à tous les ordres d'êtres créés. L’inspection attentive de l’appareil digestif fait remonter aux habitudes d’une espèce, comme on parviendrait à refaire son anatomie d’après ses mœurs. Tous les jours, sous nos yeux, un semblable phénomène s’opère naturelle- ment : l’insecte qui , sous forme de chenille, se nourrit des feuilles d’une plante, subit des transformations dans son tube intestinal, quand à l’état parfait il va recueillir le miel sur les fleurs. Cette métamorphose, du reste, n’est pas la seule, car la larve qui, dans la première période de son existence , se fait remarquer par sa voracité , finit par pren- dre très-peu de nourriture vers la fin de sa carrière , où le développement des organes de la reproduction l'emporte en énergie sur toutes les autres fonctions. Telle est l’histoire de l'insecte curieux qui nous donne la soie. Voyez, à peine éclos, avec quelle avidité il attaque la feuille tendre du müû- rier ! Bientôt à la suite d’une série de changements, pour ainsi dire, à vue, il semble dédaigner la pâture sur laquelle il rampe : il cesse tout à fait de manger ; et, s’enveloppant dans sa coque précieuse, il continue l’abstinence dont il ne — 102 — s’est pas écarté pendant qu'il filait. Sorti enfin du nid qu'il s’est formé pour sa dernière métamorphose, il se trouve sans bouche comme papillon; vit un jour dans cet état, se repro- duit et meurt. Ne pourrait-on pas relier à la métamorphose si intéressante des insectes, par une chaîne toute naturelle, certains changements dans les fonctions des organes, et cer- taines révolutions d’instincts que l’on remarque dans les classes d'animaux plus élevés, à l’époque de la puberté et vers la dernière période de leur existence? C’est une ‘ques- tion que nous posons en passant , sans avoir la prétention de la résoudre. Quittons maintenant, si vous le permettez, l’histoire à peine effleurée de l'appareil digestif, pour jeter un regard rapide sur une autre fonction, importante aussi au premier chef, la fonction de la respiration; et voyons si les mêmes liens unissent la structure à l’activité, l’organisation à l'instinct. C’est un fait général et vulgaire que tout être vivant a besoin d’air pour subsister. Les animaux les plus nobles sont en contact direct avec l’atmosphère au milieu de laquelle ils respirent : ceux situés au bas de l'échelle organisée n’y puisent que par voie indirecte : certains, vivant dans un autre milieu, ne prennent l'air, passez-moi l'expression, qu’à l’état de dissolution : mais tous sont soumis à son in- fluence vivifiante : le procédé seul varie. Les vertébrés, mammifères et oiseaux, reptiles et poissons ont des organes spécialement affectés à l'acte de la respiration : ce sont des poumons, espèces de sacs à air, et des ouïes ou branchies. Plusieurs espèces, les insectes, par exemple, agissent sur l'air par toute la surface de leur corps, à l’aide de pores ou trachées. À Le degré d'aération est aussi variable que la forme et la capacité des organes préposés à l'acte respiratoire : en — 105 — général, il est en rapport direct avec le nombre et l’éner- gie des autres manifestations de l'animal. Parmi toutes les fonctions les plus étroitement liées, sont sans contredit celles de la respiration et des mouvements volontaires. Une grande énergie dans les mouvements fait pressentir une res- piration large, comme cette dernière accompagne toujours une grande puissance musculaire. Parmi les êtres créés, les oiseaux l’emportent par la faci- lité et l’étendue des mouvements. Plus pesants que l'air, ils ne pouvaient rester suspendus dans ce fluide sans se livrer à des efforts de beaucoup supérieurs aux plus grands efforts des animaux terrestres : ils devaient donc avoir les poumons les plus vastes, aussi la cavité pectorale ne suffit-elle pas à les contenir : des cellules aériennes sont répandues dans les grandes cavités de leur corps, et leurs os mêmes contien- nent de l'air. Après les oiseaux viennent les grands quadru- pèdes vivipares, jouissant d’une grande puissance de mou- vements : leur organe de respiration est parfait; mais ils n'ont rien dans leur structure qui soit analogue aux cellules aériennes des oiseaux. Les deux classes sont dites à sang chaud , parce que leur appareil circulatoire est lié à un vaste système vasculaire, aboutissant à un cœur double, qui reçoit toute la masse du sang à chaque tour de circulation, et parce que leur température est au-dessus et toujours indépendante du milieu où ils vivent. Chez les autres vertébrés, reptiles et poissons, l’activité vitale, moindre, se ressent de la mesure, d’après laquelle leur est distribué l'air, dans une respiration lente et impar- faite. Animaux à cœur simple, à sang-froid, leur énergie musculaire est bien inférieure à celle des mammifères. Les serpents mêmes, qui surprennent et effrayent parfois à cause de leurs mouvements brusques et rapides, sont incapables d’un exercice continu, sans qu’il s’en suive un épuisement — 104 — extrême : et encore ils ne font qu'une faible résistance quand ils sont attaqués immédiatement aprés avoir chassé et en- glouti leur proie. Le mécanisme de la respiration chez les poissons diffère tout à fait du type que j'appellerai primitif : ils ne prennent plus l’air directement dans l'atmosphère : leurs branchies plongent dans l’eau, et l’aération de leur sang ne s’exerce qu'aux dépens de la petite quantité d’air dissous dans le li- quide où ils vivent. Aussi leur faculté musculaire peu con- sidérable répond-elle à cette absortion incomplète du fluide éminemment vivifiant. La pesanteur spécifique des poissons, de très-peu supérieure au milieu dans lequel ils sont plon- gés, favorise leurs mouvements, et le déploiement de forces est en rapport avec une situation qui approche de l'équilibre. Il ne faut pas toutefois s’en laisser imposer par une apparence d'énergie que manifestent certains poissons qui se débattent pour échapper à l’hamecon, car ces efforts durent peu, et l'épuisement rapide qui survient donne bientôt raison au pé- cheur adroit et intelligent. Le rapport signalé entre la respiration et l’énergie des mus- cles peut être observé même entre des individus de la même espèce. Les animaux les plus forts ont généralement les plus larges poitrines : on consomme plus d’air pendant un vio- lent exercice que dans le repos, et, dans l'abattement qui succède à une course forcée, la suffocation a précédé l’anéan- tissement de l’irritabilité musculaire. L’agrandissement de la surface qui décompose l’air a lieu tantôt à l'intérieur, dans les poumons, cavités sacciformes, tantôt à l’extérieur dans les branchies, assemblage de lames, de branches, de peignes, de bouquets, de cils, d’excrois- sances plumeuses ,en un mot de formes si variées que la na- ture semble avoir voulu résoudre le problème de réaliser, à cette occasion , toutes les manières imaginables d’accroître — 105 — l'étendue par des saillies extérieures ; tant il était important pour l’accomplissement de ses vues de favoriser l’accès de l'air atmosphérique au moyen d’une série d’actions, par les- quelles s'opère le mouvement intime de la vie. Chez les insectes un système de tubes aériens disséminés dans tous les organes forme un appareil particulier de res- piration , et dans beaucoup d’animaux inférieurs, elle paraît s’accomplir par toute la surface de la peau. Le côté chimique de l’action de l’air dans le poumon, le seul que nous puissions bien apprécier, n’est qu'un des phénomènes multiples qu’il faut bien se garder de considérer comme limités à la com- bustion du carbone et de l'hydrogène. Jusque-là , dans l'examen rapide que nous avons esquissé de la structure des animaux, nous n’avons vu que des or- ganes qui recevaient du dehors des substances qu'ils s’ap- propriaient en les modifiant : tels que les aliments, l’air amosphérique. D’autres organes et d’autres fonctions vien- nent compléter le jeu inimitable de la vie. Des produits nou- veaux surgissent , qui, destinés à des actes subséquents et nécessaires, font du corps des animaux une espèce de labo- ratoire qui consomme et produit alternativement. Ici par le jeu des sécrétions ou du mouvement opposé au premier, des fluides nouveaux apparaissent en rapport avec les besoins de conservation , d'attaque ou de défense des animaux. Sur une surface coule un liquide bienfaisant qui entretient la fraî- cheur et la souplesse des parties. Dans un réservoir s’a- masse une liqueur indispensable à l'entretien de la vie; d’un autre jaillit un fluide nécessaire au jeune animal ; et, sans se_livrer sous ce rapport à des détails techniques et superflus dans l’espèce, on peut affirmer que la structure des organes et les matières des sécrétions variées avec un luxe que nous ne comprenons pas toujours au premier aperçu, sont liées intimement aux besoins physiques et moraux des — 106 — espèces qu’il convient de prendre pour sujet d'étude. Le poi- son de la vipère sert à l'attaque, l’exhalaison fétide de la fouine à la défense; et ces produits sont aussi naturels que le miel recueilli par les abeilles ; que le lait, nourriture pre- mière du jeune mammifère, herbivore ou carnivore. Une poche à venin serait inutile à l’animal qui se nourrit de vé- gétaux, et les sécrétions à odeur repoussante manqueraient leur but si elles provenaient d'animaux marins. Le liquide lancé par la seiche qui trouble l’eau, et la dérobe aux yeux de l'ennemi qui la poursuit, est un moyen de défense beaucoup mieux appropriée à l'espèce. Les mêmes particula- rités d'organisation ne peuvent se retrouver chez tous les animaux , car elles seraient souvent incompatibles avec le reste de l’organisation. Quand le sem fertile de la nature pourrait faire naître des combinaisons bizarres et incohérentes entre elles, il est pré- sumable que les organes inutiles ou superflus s’effaceraient après une longue série de générations, par le manque d’u- sage; ou que les espèces disparaîtraient elles-mêmes. On dirait que le moindre écart de la nature est suivi d’un regret immédiat : aussitôt la faute commise, commence la réparation : les monstruosités démontrent clairement ces ef- forts salutaires. Les mamelles des animaux mâles ne seraient- elles pas le résultat de quelque genre d’aberration semblable et transmissible ? Ces organes ne sont jamais en rapport avec les impulsions instinctives qui partent de l'organisation fe- melle et n’acquièrent jamais un complet développement : l’orgasme qui accompagne la sécrétion du lait leur est pa- reillement tout à fait étranger. Aussi considérons-nous comme apocryphes toutes ces histoires d'hommes qui auraient al- laité des enfants: Cet organe , observé pendant une longue série de siècles, ne serait-il pas destiné au contraire à subir une diminution graduelle par l'absence de tout stimulant. — 107 — Malgré l'obscurité qui voile encore les’ relations qui exis- tent entre la structure et les fonctions des centres nerveux, on voit que l'appareil de la sensibilité relative est origi- nairement adapté aux lois physiques de la nature exté- rieure, agissant par l'intermédiaire des sens. L’œil n’est- il pas en parfaite conformité de structure avec les lois du rayonnement de la lumière? Lunette réductible et achromatique, ne renferme-t-il pas toutes les conditions exigées par les règles les plus scrupuleuses de l’art, pour que la parcelle lumineuse traverse sans subir d’aberration nui- sible à la vision, les différents milieux qui constituent cet admirable instrument d'optique? Et pourtant quelle sublime variation dans la conformation du globe oculaire! Les vers et animaux inférieurs n’ont qu’un point oculaire dont le rôle restreint semble se borner à la seule sensation générale de la lumière; à distinguer le jour de la nuit, la clarté et l’obs- curité des lieux où ils se tiennent. Les yeux des insectes, espèces de prismes en mosaïque, sont pourvus de milieux transparents isolateurs de la lumière. Une disposition qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de la transparence des milieux, est douée de la faculté de réunir les rayons diver- gents du fluide lumineux : tel est l’œil des grands animaux et de l’homme. Mais à travers ces modifications, on peut suivre le travail ingénieux de la nature : le type primordial est plutôt dissimulé que changé : la forme la plus parfaite et la plus appropriée à l’organe visuel, est celle d’une lentille; aussi tous ces yeux ont-ils la forme sphérique. Le mécanisme de l’ouïe nous offre la même image de la cor- respondance parfaite de la sensibilité tactile, mise en rapport originel avec les vibrations de l’air, qui donnent la sensation du son. Il n’est pas démontré que la plupart des animaux sans vertèbres entendent, dans l’acception ordinaire du mot; car de ce qu'un être réagit à l’occasion de vibrations, il ne — 108 — s’en suit pas qu’il ait perçu ce que nous appelons un son, puisque les ondulations vibratiles peuvent être senties par le tact comme ébranlement, témom ce qui se passe chez les sourds-muets appartenant à l’espèce humaine. Mais dans les classes supérieures, les pièces de l’appareil auditif concou- rant cependant au même but, offrent des variétés de dispo- sitions assez remarquables; mais toutes se terminent à une espèce de vésicule pleine de liquide et sur laquelle se ré- pand le nerf acoustique. Au reste, toutes les dispositions ana- tomiques qu’on observe dans l’organe de l’ouie, ne sont que des appareils conducteurs du son, de même que celles qu’on voit dans l'air, sont des appareils conducteurs de la lumière. Comme toute matière quelconque conduit les ondes sonores, il fallait que l'audition fût possible, même dans les plus sim-. ples conditions. Dans l'œil , il fallait une certaine combinaison d'effets pour diriger les ondes lumineuses et faire concorder le cône oculaire avec le cône objectif, mais cette précaution était inutile pour l'oreille. Tous les milieux conduisent, sans trouble, les ondes sonores, malgré les croisements les plus variés, malgré la diversité de direction et les accidents de leur succession. La structure de l’organe auditif ne peut donc tendre qu’à un seul but, celui de faciliter la propagation et la transmission des ondes, et de les renforcer par réson- nance. En effet, on ramène à ces deux principes tous les ap- pareils acoustiques, soit que l’on en poursuive l’application aux animaux qui vivent dans l’air ou dans l’eau. Seulement la nature se borne à modifier la forme de l'appareil dans la conformation extérieure. Chez les animaux qui vivent dans l'eau le problème est plus simple : le cheminement de vi- brations a lieu par des conducteurs successifs doués de pro- priétés physiques ‘presque identiques : dans l’air, les milieux traversés par les ondes sonores sont de nature différente; et cette circonstance, sans qu'il soit besoin d’en chercher d’au- — 109 — tres, fait que l'organe auditif des animaux aériens l'emporte généralement en complication sur celui des animaux aqua- tiques. Une remarque encore qui vient à l’appui de ce que nous avançons, c’est que la vitesse du son dans l’eau est quatre fois plus grande que dans l’air. Aussi les poissons manquent-ils de limaçon à spirales doubles et de caisse du tympan! La nature n’aime pas le luxe, et elle rejette toujours l’abondance des moyens : atteindre sûrement le but par des voies simples, telle est sa règle invariable. La nature, dans ses ressources infinies, modifie les élé- ments organiques; mais elle ne substitue jamais l’un à l’au- tre : les attributions sont fixes; et parmi les faits physiolo- giques dignes de créance, il ne se trouve aucun exemple de véritable remplacement d’un nerf sensoriel par un autre nerf entre lequel et lui existent des différences spécifiques. On ne dirait plus aujourd’hui que les aveugles voient avec les doigts, ou qu’une personne, pendant le sommeil magné- tique, distingue les objets avec le creux de l’estomac; c’est un pur conte dans la bouche des amateurs du merveilleux, et une jonglerie de la part de ceux qui prétendent posséder cette fa- culté. Le toucher ne peut se substituer sensoriellement à la vue, ni celle-ci à l'audition, pas plus que cette dernière à tout autre sens. Sans l'oreille vivante et sentante il n’y a pas de son; sans l’œil pas de clarté, ni de couleurs, ni d’obs- curité, mais seulement les oscillations d’une matière impon- dérable, la lumière ou l’absence de celle-ci. Nous retrouve- rions donc la même correspondance avec la nature extérieure si nous nous arrêtions un instant aux sens du toucher, du goût et de l’odorat. Le premier dé ces trois sens a bien plus d’étendue que les autres, qui ne sont, à vrai dire, qu’un tact s’exercant sur une surface limitée et spéciale. En effet , les subtances savoureuses et odorantes, lançant elles- "mêmes , quant à ces dernières, des effluves odoriférantes, — 110 — sont mises en contact plus ou moins immédiat avec les or- ganes chargés de réagir sur ces impressions diverses et mul- tipliées. Les sensations produites par le tact qui peuvent acquérir un si haut degré de délicatesse et de volupté, ne reconnaissent d’abord pour origine qu’un contact mécanique offrant mille degrés dans ses nombreuses variétés. La sur- face affectée à la sensation est immense : elle sert habituel- lement d’enveloppe extérieure à l’animal. Il est vrai de dire que chaque espèce a une portion de son corps chargée plus spécialement de l’exercice du sens du toucher, appelé par quelques-uns sens universel, d'après l’idée qu’ils se faisaient de son importance. Les deux sensations fondamentales et op- posées du sens du toucher, le plaisir et la douleur, peuvent être, il est vrai, transformés en nuances incalculables ; et qui pourrait énumérer les impressions tactiles qui affectent dans un temps donné la pluralité des organes, depuis l'attou- chement le plus léger jusqu’à l’exaltation de la douleur. L’épiderme épais et dur des grands animaux obseureit la sensibilité tactile, sans la faire disparaître tout à fait ; et il en reste pour ainsi dire encore trop dans les gerçures où se logent les insectes qui tourmentent parfois l'éléphant et le rhinocéros. C'est à propos du tact que la nature s’est montrée prodi- gue de ressources dans le classement et la distribution des organes qui y sont préposés dans la série des animaux ; et, pour ne citer que les exemples les plus saillants, nous verrons le sens du toucher résider, ici, dans les annexes cornés de la peau ou dans les moustaches qui garnissent la lèvre supérieure ou les coins de la bouche, dans certaines espèces ; appendices qui, selon Andral , reçoivent des nerfs très-volu- mineux, et qui acquièrent chez beaucoup de carnassiers de très-grandes dimensions, et sont mus par des muscles spé- ciaux, Là le toucher s'exerce à l’aide de palpes, comme dans les — Al — insectes, ou de barbillons, comme dans les poissons. Mousta- ches, palpes et barbillons sont considérés par Cuvier comme des organes de tact. À ce propos peut-on tout à fait rejeter l’opinion du vulgaire qui pense que les chats dont on a brûlé les moustaches perdent leur odorat, et sont moins bons chasseurs ? N'y a-t-il pas seulement erreur dans l’apprécia- tion de la cause? et cette diminution d’adresse et de subtilité de ces animaux dans leurs attaques, remarquée à cette occa- sion, ne tiendrait-elle pas plutôt à une altération du tact par suite de la suppression d’un organe évidemment utile ? Le nez et les lèvres , avec leur diversité si grande de con- formation deviennent dans beaucoup d'espèces de précieux instruments d'exploration. Le chien , sans parler de sa pro- digieuse organisation pour saisir les molécules odorantes les plus subtiles, est un exemple de cette particularité. Pour reconnaître les objets, il les pousse, les roule et les frotte de son nez humide et nu. Il en est de même des ani- maux à grouin, le cochon, la taupe, la musaraigne. Le nez de l'éléphant, prolongé en trompe et terminé par un doigt charnu, est à la fois organe d'odorat, de toucher et de préhension. Les ruminants et les solipèdes, le bœuf, le cheval et l’âne n’ont point d’autres organes du toucher que les lèvres : les pattes et surtout les pattes antérieures sont chez le chat, l’ours, l’écureuil, d’habiles instruments tactiles. Chez les quadrumanes, les deux mains de devant sont également employées de préférence. Le cheval lui-même pour sonder le terrain , frappe parfois la terre de son pied solidement en- veloppé dans un épais sabot de corne. Mais qu’il y a loin et pour l’organe et pour la sensation de ce toucher en masse et obscur, à la sensibilité exquise dont paraît douée la trame délicate de l’aile de la chauve-souris! Avec ces membranes, semblables à deux voiles étendues et légères, vibrant au — 112 — moindre contact, oscillant, par le moindre degré de tension, elle palpe l'air comme un corps solide, juge avec sûreté de la liberté des passages et de la nature des obstacles. Privés de la vue, ces animaux ne s’en conduisent pas moins bien dans les détours des souterrains, et se lancent sans hésiter à travers les trous d’une toile que Spallanzani oppose à leur passage. Dans les oiseaux il n’existe guère de surface libre qu'aux pattes et au bec; aussi est-ce là que s'exerce presqu’exclu- sivement le toucher. Ceux de ces animaux qui, comme les perroquets, les oiseaux de proie, saisissent avec les pattes ce qu'ils portent au bec, ont le dessous des doigts garni d’un coussin sensitif auquel l'épaisseur de l’épiderme n’em- pêche pas la délicatesse du tact. Il en est de même du bec : sa dure enveloppe cornée ne lui ôte pas la faculté sensitive. Voyez dans nos basse-cours avec quelle habileté le canard sait choisir ce qui lui convient, lorsqu'il fouille dans la vase des ruisseaux ou des marécages! Le bec long et flexible des avocettes, des bécasses et des bécassines, n'est-il pas fait pour tamiser l’eau des étangs et des mares, et pour y saisir les parcelles alimentaires qui leur conviennent? Souvent la langue vient au secours du bec pour explorer un objet nou- veau ; et sans nous arrêter au singulier usage qu’en fait le pic, la langue chez les granivores ne reste pas inactive dans le choix d’une graine ou dans l'examen d’un corps qui en a l'apparence. La classe des vertébrés où a langue joue, sans contredit, le rôle le plus actif dans l'exercice du tact, est celle des reptiles. Si leur museau leur sert de moyen d'exploration, comme on peut le voir quand ils en frottent tous les recoins d’une prison où on les renferme et d’où ils cherchent à s’é- chapper, la langue est ici bien plus que chez les oiseaux organe du toucher. Ce n’est ni pour piquer, comme le pense — 115 — le vulgaire, ni pour prendre des insectes que la couleuvre darde constamment sa langue fourchue au dehors; c’est un instrument d'exploration sans cesse mis en mouvement dans Ja progression de l'animal, comme les antennes chez les insectes. Avant de terminer, un coup d'œil général et rapide jeté sur ces derniers et les invertébrés, nous fait apercevoir dans leurs enveloppes des différences qui doivent en entraîner d’analogues dans l'exercice du tact, dont à coup sûr ils ne sont pas privés. La plupart, couverts d’un tégument corné ou calcaire, quelquefois converti en coquille ne paraissent à vrai dire ne devoir jouir que d’un toucher assez obtus, pre- nant sa source dans l’élasticité et la vibratilité des lames qui constituent leur squelette. Cependant le moindre bruit, la moindre percussion, le plus petit frémissement les inquiète et suffit pour les faire fuir ou se tapir en se pelotonnant. Quel serait l'organe spécial de tact pour ces animaux ! en ont-ils un? ou ne sont-ils doués que d'un tact général ? les appendices , tels que les pieds, les palpes se retrouvant chez presque tous, sont-ils employés au tact en même temps qu'à la locomotion? Cuvier penchait pour cette dernière opinion. Nous bornerons là, Messieurs , notre faible esquisse. Nous croyons toutefois en avoir dit assez pour faire voir que les facultés chez les animaux sont étroitement liées à la struc- ture : la connexion en effet est patente: et les particula- rités caractéristiques que nous avons successivement rele- vées, tout en trouvant leur explication dans la différence d'organisation, démontrent en même temps l'existence d’une gradation qui établit entre les êtres animés une véritable chaîne naturelle. Ce lien s’étend-il plus loin? Les règnes organique et inorganique tirent-ils leur origine de la même source? nous ne nous sentons pas assez fort pour répondre 8. — 114 — à cette question. Tout ce que nous savons, c’est que le point d'union a jusqu'ici échappé à toutes les recherches. Dans l’état actuel des sciences physiologiques, conten- tons-nous de considérer les phénomènes de l'existence orga- nisée comme séparés des autres phénomènes naturels ; et dans ce champ bien vaste encore et moissonné par d’illus- tres génies, estimons-nous heureux si l’on trouve que nous avons glané quelques épis et intéressé un instant. \ Amiens. — Imp. de Duval et Herment, place Périgord, 3. MEMOIRES DE L’ACADÉMIE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. = —— DEUXIÈME SEMESTRE. — 1851. LR 3 M VER LU La M: Lu De "à L 444 CPR EL INAUGURATION DE LA STATUE DE GRESSET. 15 JUILLET 1851. NOTICE. L'Académie d'Amiens doit se féliciter que l’un de ses mem- bres, à la fin de l’année 1848 et au commencement de 1849, ait eu l’heureuse idée de faire l’histoire de cette compagnie, car peu de jours après la séance où M. Garnier rappelait à ses collègues que l’Académie, instituée par lettres patentes de 4750, touchait à l'anniversaire séculaire de sa fondation, et que celui qui avait eu l'honneur de la présider pour la pre- mière fois , était précisément l’auteur de Ver-Vert et du Méchant, un autre membre, M. Gédéon Forceville, dans la séance du 9 février 1849, proposait à l’Académie d'Amiens d'exécuter gratuitement en marbre, de grandeur naturelle, la statue de Gresset assis. M. Forceville a en outre exprimé le vœu que la statue ne fût jamais destinée à une place publique, mais qu’elle fût + placée, soit dans l’intérieur de la Bibliothèque, soit dans le Musée, lorsque la ville aura disposé un local convenable. Cette proposition, soumise à l'examen d’une commission, — 118 — fut adoptée par acclamation dans la séance du 25 février de la même année, et le rapporteur faisait remarquer que, par un hasard doublement heureux, la statue destinée à repré- senter les traits du poète illustre qui était le fondateur de l’Académie, pourrait être inaugurée à une époque qui coïn- ciderait avec l'anniversaire séculaire de cette fondation. Le 22 juin de la même année, M. Forceville présentait l’archétype de son projet, et l’Académie était informée que le marbre demandé au Ministre de l’intérieur venait d’être accordé aux pressantes sollicitations de M. Porion, maire d'Amiens. Le 9 mars 1850, elle entendait le rapport de la commission chargée d'assister au moulage de la statue. Cette opération, un instant mise en péril, avait parfaitement réussi. Le 9 octobre 1850, M. Forceville annonçait le complet achèvement de la statue, et invitait l’Académie à la visiter avant qu’elle fût expédiée à Paris pour l'exposition qui allait s'ouvrir. Enfin l’Académie , approuvant le projet de piédestal qui lui était présenté, décida, dans sa séance du 6 juin 4854, que les inscriptions suivantes y seroient gravées : Face antérieure. A GRESSET L'ACADÉMIE D'AMIENS 1851. Face latérale droite. NÉ A AMIENS LE 29 aout 1709 MORT LE A6 Juin 1777. Face latérale gauche. FONDATEUR DE L'ACADÉMIE 1750. — 119 — L'Académie en corps et chacun de ses membres en parti- culier ont pris part à l'exécution de cette œuvre, en for- mant, par leurs souscriptions réunies, la somme de 5,000 fr. nécessaire pour couvrir les frais de l’artiste. La reconnaissance l’oblige à parler du concours que lui ont prêté le Conseil mu- nicipal de la ville d'Amiens, qui a fait les frais du piédestal, le Ministre de l’intérieur qui a fait don du marbre, le Ministre de l'instruction publique qui a envoyé sa souscription, la Société des Antiquaires de Picardie qui a saisi cette occasion de remercier l’Académie de la participation que celle-ci avait prise à l'érection du monument de Du Cange, la Compagnie du chemin de fer du Nord, qui a généreusement transporté le marbre, le piédestal et la statue admise à l'exposition de Paris ; enfin la famille de Gresset qui a fait frapper, à ses frais, une médaille commémorative de l'inauguration de la statue. Elle doit aussi un témoignage tout particulier de recon- naissance à M. Porion, maire et membre-de l’Assemblée lé- gislative, dont le concours ne lui a jamais fait défaut. Le procès-verbal de la séance publique et de la cérémonie de l'inauguration, mieux qu’une sèche analyse des opéra- tions qui ont précédé cette solennité, acquittera la dette de l’Académie à cet égard. ETAT NOMINATIF DES SOUSCRIPTIONS. MEMBRES TITULAIRES. MM. MM. Alexandre... 142101 Bret EU. UN 20 if Adrien. ur a. 6 DUB. NI.) 120 AOC AL NUE ET 40 Dayeluy-"10401 001620; Barbier (20 f. et 4 jetons) 36 Decaïeu (5 jetons) . . 20 Bor . ER Der nue 20) Dubois (Am.) . . . . 20 Bogllet . MX 200020; VFevez|2 jetons). 2) 2078 Bouthors . . . . . 20 Floucaud . . . . ..10 — 120 — MM. MM. Follet 5f. Pauquy Garnier . 5 Péru Henriot. . . . . . 10 Pollet (5 HAE Machart père . . . . 6 Rigollot Marotte (5 jetons). 20 Tavernier. . . Mathieu (25 jetons) . . 100 MEMBRES HONORAIRES. Mg.' L'Evêque d'Amiens (M. de Salinis). MM. Le Préfet (M. Léon Masson) 1 L Le Procureur général (M. Gastambide) : Duroyer, ancien secrétaire perpétuel Damay, procureur général, à Poitiers . Jourdain (Léonor), d'Amiens. Mallet père, id. MEMBRES CORRESPONDANTS. MM. MM. Bocquillon de Fontenay. 10 f. Hardouin. Boucher de Perthes. . 25 Jourdain (Louis) Bresseaut .2.t4. .: +110 Labour. BUICUX SN Ut 10 Lebreton . Carésme. vs PE HOUIYS Louandre . Couture. . . 20 Quenoble . . . . De Cayrol . 20 TillettedeClermont- Delormezs) er 0 AS Tonnerre Madame Denoix . . . 5 1.° Membres titulaires. > UE Li honoraires . 9 2 52H correspondants < 4.9 Société des Antiquaires de Picardie 5.° Le Ministre de l'instruction publique . 6.0 id. de l’intérieur : le marbre pour la statue, : 7.° La ville d’ Amiens : te Aa 8.° La compagnie du Chemin de Fer du Nord : transport du marbre, de la statue et du piédestal. 9.° Fonds commun de l’Académie . 40 fr. » 1,802 PROCÈS-VERBAL DE LA SÉANCE DU 21 JUILLET 1851. = $ —— Le vingt-et-un Juillet mil huit cent cinquante-et-un, à midi, l’Académie a tenu une séance publique extra- ordinaire, à l’occasion de l’inauguration de la Statue de GRESSET. MM. MM. MM. Membres titulaires présents : Breuiz, Directeur ; Fioucaun , Chancelier ; AN- SELIN, Secrélaire-Perpétuel ; BARBIER; RIGOLLOT ; Macnarr; OBry; Pauquy ; Decaïeu ; MAROTTE ; Davezuy ; DEewaizzy; GARNIERS TAVERNIER ; Rous- SEL ; PocceT; Bor; Daupain ; MarxEu; FÉvEz; Boutons ; G. FORGEVILLE ; ALEXANDRE ; PÉRU- Lorez; Foccer; Daussy. Étaient également présents : BouLLer, premier Président de la Cour d’appel ; Léon Masson , Préfet de la Somme; GASTAMBIDE, Procureur-Général ; Azcou, Recteur de l’Aca- démie; Porion, Maire d'Amiens, Membres hono- raires en vertu du Règlement. Lemercaier ; BERVILLE, premier Avocat-Général à la Cour d’appel de Paris ; Jourpan ; CHEuSsEY, Membres honoraires. — 122 — MM. HarpouIn, avocat à la Cour de cassation; Lasourr, ancien magistrat; CAHEN, traducteur de la Bible, et M." Fanny Denoix, Associés correspondants. M. le Directeur a déclaré la séance ouverte. Ont alors été introduits MM. AnceLor, Pari et NisaRD, membres de l’Académie française et délégués par elle pour assister à l’inauguration de la Statue de Gresser. MM. les Délégués ont occupé les places qui leur étaient réservées en face du Bureau. M. le Directeur a prononcé le discours suivant : MEssEurs, Dans la séance du 1.°" septembre de l’année dernière , le * Directeur qui m'a précédé rappelait au souvenir de l’Acadé- mie qu’un siècle s'était écoulé depuis sa fondation, et qu’en 1750 elle avait tenu sa première séance publique sous la présidence de Gresset , son fondateur. Vous auriez voulu si- gnaler le moment où s’accomplissait cette période séculaire par l’inauguration de la statue du poète auquel vous devez vos prérogatives; mais M. Forceville, notre collègue, n’avait pas encore terminé son œuvre, et vous dütes retarder jus- qu'en 1851 la célébration de l’année séculaire, pour Ja faire coïncider avec l'inauguration de la statue. Cette célébration est aujourd'hui l'objet de votre séance. Une autre voix que la mienne dira dans un instant quels furent les travaux de l’Académie et les services rendus par elle depuis sa fondation. Pour moi, je me propose de faire voir comment elle acquitta la dette de la reconnaissance en- vers son fondateur, et, après avoir développé la série des honneurs rendus à la émoire de Gresset , de prouver qu'il les méritait par ses talents. — 125 — Gresset, à qui le succès du Méchant avait ouvert l'entrée de l’Académie française, se trouvait en 1749 en pleine pos- session de sa gloire. À cette époque, il quitta Paris pour revenir dans sa ville natale , et voulut y marquer son retour en lui donnant une preuve éclatante de l'intérêt qu'il lui avait toujours porté. Membre de la Société littéraire formée à Amiens depuis 1702, il seconda le désir qu’avaient ses col- lègues de procurer à leur compagnie une organisation plus large et plus relevée. Joignant à des sollicitations actives la recommandation de sa renommée, il obtint les Lettres-patentes du Roi qui constituaient la société littéraire en Académie des sciences, belles-lettres et arts. Cet acte constitutif le nom- mait président perpétuel; mais sa modestie ne lui permettant pas d'accepter ce titre, il ne voulut retenir que l’avantage de présider l’Académie dans la séance du 1.+ octobre 1750. Le patronage de Gresset avait été le plus bel honneur de notre compagnie : il fut toujours son plus cher souvenir. Quatre années seulement s'étaient écoulées depuis la mort du poète , lorsque l’Académie , en 1781, proposa son Eloge comme sujet de prix, et tel était son culte pour la mémoire de Gresset, que dans un concours où apparurent plusieurs ouvrages recommandables par leur mérite, aucun, faute d’être un chef-d'œuvre, ne fut jugé digne de la couronne. Persévérant toutefois dans le désir d’honorer Gresset, l’Aca- démie décida que la somme assez importante destinée au prix de l’Eloge servirait à lui élever un buste en marbre dans la grande salle de l'Hôtel-de-Ville, et que le corps municipal serait invité à compléter la dépense nécessaire. Cette invita- tion fut accueillie avec faveur, et l'inauguration du buste, ouvrage de Béruer , sculpteur du roi, eut lieu dans la séance publique du 25 août 1787. Ce fut le dernier hommage rendu à Gresset avant la révo- Jution française. Durant les jours les plus sinistres de cette — 124 — époque, le buste disparut de la grande salle. Tandis qu'on oubliait l’image de notre compatriote, cachée dans l’ombre et la poussière d’un grenier, on oubliait aussi sa tombe, placée dans une chapelle du cimetière St.-Denis. Le cimetière abandonné était devenu un enclos de pâture, la chapelle s’é- tait transformée en étable. Avertie en 1809 de cette profana- tion, l’Académie s’en émut et résolut de demander au Gou- vernement l'autorisation nécessaire pour exhumer les restes de Gresset et les transporter dans la cathédrale. Des formali- tés administratives retardèrent l’accomplissement de ce projet pendant deux années; enfin, le 16 août 1811, les cendres du poète furent portées dans notre basilique, et la majesté de leur nouvel asile, la pompe de la cérémonie funèbre, réparèrent l'injure qu’elles avaient subie. La solennité qui rendait une tombe honorable à un des écrivains les plus populaires de la France, devait fournir à l'imagination des poètes un thème inspirateur ; aussi, en 1812, l’Académie proposa-t-elle pour sujet du prix de poésie la Translation des cendres de Gresset. Cette fois, le concours réussit, M. Natalis Delamorlière en remporta la palme, et vous me saurez gré d'ajouter qu’une mention honorable récompensa le talent d’un homme, alors bien jeune, qui devait signaler plus tard son nom par plus d’un genre de mérite, et dont vous applaudissez tous les ans avec tant de plaisir les élégantes productions littéraires (1). Quarante ans se sont accomplis depuis la translation des cendres de Gresset. Durant ce long période, le souvenir du poète ne s’est pas effacé parmi nous. Des lectures de lettres ou de compositions en vers inédites l’ont ravivé plusieurs fois dans nos séances publiques, et un ancien chancelier de l’Académie, en publiant l’Essai historique sur la vie et les ou- vrages de Gresset, a encore augmenté notre estime pour-le (1) M. Berville. noble caractère et les talents de notre compatriote. Je me félicite, Messieurs, de pouvoir remercier ici publiquement M. de Cayrol des patientes et consciencieuses recherches qui lui ont permis de mettre dans tout son jour la personne mo- rale et intellectuelle de Gresset. Il a, si j'ose le dire , fait sa statue littéraire, avant que M. Forceville eùt concu la pensée de confier au marbre la reproduction de la personne phy- sique. Tout ce qui subsiste de l’homme illustre est mainte- nant assuré contre l'oubli, et l’œuvre de l’artiste va combler les honneurs rendus par l’Académie à celui qui l’avait fondée. Gresset mérite-t-il sa statue ? Si nous pouvions craindre qu'un peu de superstition ne se fût mêlé à notre culte pour sa mémoire , un coup d'œil jeté sur l'assemblée qui m'envi- ronne suffirait pour dissiper cette inquiétude. Des hommes éminents dans la science et dans les lettres, des sociétés lit- téraires distinguées ont voulu s'associer à la cérémonie qui s'apprête ; l’Académie française s’est souvenue de l’auteur du Méchant ; elle a permis qu’un poète accoutumé aux brillants succès du théâtre (1), que deux écrivains dont nous admirons les excellents ouvrages de critique littéraire (2), vinssent la représeñter au milieu de nous et offrir à Gresset une fleur de leur propre couronne. C’est qu’en effet le poète amiénois occupe parmi les écri- vains français une place éminemment honorable. Nous ne dirons pas avec M." de Genlis que Gresset était supérieur à Voltaire dans la poésie légère: l'éloge perd son crédit par l'exagération ; mais il nous paraît suivre Voltaire de trés- près, et laisser à son tour derrière lui à une grande distance le groupe des poètes enjoués et faciles où domine l'abbé de Chaulieu. On sait quel fut le succès de Ver-Vert. Jean-Baptiste (4) M. Ancelot. (2) MM. Nisard et Patin. — 126 — ” Rousseau ie signale à son apparition comme un phénomène littéraire et comme le plus agréable badinage que nous ayons dans notre langue. Louis XV le lit lui-même à ses courtisans dans un vovage de la Muette; dès-lors la mode concourt à la célébrité d’un ouvrage si hautement favorisé , les éditions se multiplient, s’épuisent , et bientôt la cour, la ville, toutes les classes de lecteurs ont pour le perroquet de Nevers les yeux des Visitandines. Ce n’est pas tout. Ver-Vert s'envole au-delà de nos frontières et parcourt successivement le nord et le midi de l’Europe, où des traductions popularisent- son nom et celui de son ingénieux parrain. Le roi de France avait déclamé Ver-Vert, le roi de Prusse fait mieux encore: il dé- pose le témoignage de son admiration dans une ode adressée à Gresset en 1740 et redouble auprès de lui ses instances pour l’attirer à Berlin. Un tel honneur dut singulièrement flatter notre compatriote; on peut penser toutefois qu’il au- rait préféré ne pas en être l’objet, s’il avait su que l’ode de Frédéric devait jeter dans l’âme de Voltaire le germe d’une jalousie, dont plus tard la satire du Pauvre Diable recueilli les fruits amers. Déjà la publication de Ver-Vert remonte au-delà d’un siècle, et lorsque tant de gros poèmes de cette époque ont vieilli ou sont entièrement oubliés, le petit poème se lit, se relit encore : il a gardé toute sa jeunesse et sa fraîcheur. Le sujet est d’une extrême simplicité, mais il appartient au gé- nie d’un vrai poète de donner à un rien l'éclat et le prestige: c’est le rayon de soleil qui frappe une goutte d’eau, et la fait briller de toutes les couleurs du prisme. En racontant les aventures du perroquet, en dévoilant L'art des parloirs, la science des grilles, Les graves riens , les mystiques vétilles , Gresset n’a imité personne , et son ouvrage, venu après — 127 — les nombreux chefs-d'œuvre du grand siècle, n'aurait pas obtenu l’étonnant succès dont j'ai parlé, si l'originalité n’a- vait constitué un de ses principaux mérites. Dans le poème justement célèbre du Lutrin, renfermant aussi la fine satire des gens d'église, et fondé sur le sujet le plus mince, Boileau avait adopté le style de l'épopée. À des personnages vrai- semblables, il avait mêlé des personnages allégoriques , qui, en donnant à l'ouvrage plus de pompe et d’étendue, lui com- muniquent une certaine froideur. L'exemple d’un tel écrivain pouvait tenter Gresset, débutant à vingt-quatre ans dans la carrière des lettres, c’est-à-dire à un âge où l’on cède si ai- sément à l’imitation. Or, le jeune et malin poète aperçut fort bien l’écueil qu’il devait éviter, et je n’en veux pour preuve que ce passage tiré du chant premier de Ver-Vert, où il dit en parlant de son héros : Sur sa vertu par le sort traversée, Sur son voyage et ses longues erreurs, On aurait pu faire une autre Odyssée, Et par vingt chants endormir les lecteurs : On aurait pu des fables surannées Ressusciter les diables et les dieux ; Des faits d’un mois occuper des années, Et, sur des tons d’un sublime ennuyeux, Psalmodier la cause infortunée D'un perroquet non moins brillant qu'Enée, Non moins dévot, plus malheureux que lui. Mais trop de vers entraînent trop d’ennui. Les Muses sont des abeilles volages; Leur goût voltige , il fuit les longs ouvrages, Et ne prenant que là fleur d’un sujet, Vole bientôt sur un nouvel objet. Gresset suivit le goût des muses. Développant son récit en — 128 — trois petits chants, le retenant toujours dans les bornes de la vraisemblance, observant un style naturel et familier, il sut attacher à son poème l’intérêt d’une histoire véritable. Avec ses gentilles nonnettes il pouvait se passer des déesses de l'Olympe; il remplaçait fort convenablement les diables et les furies par les dragons du bateau de Nantes et par cette Alecton du couvent préposée à la garde de Ver-Vert prisonnier, dont on se rappelle le portrait peu flatteur : Une converse, infante douairière, Singe voilé, squelette octogénaire , Spectacle fait pour l'œil d’un pénitent. Quant au héros du poème, nous voyons en lui sans doute la merveille des perroquets, mais une merveille possible. Ver-Vert n’est point un de ces oiseaux de l’apologue à qui le poète donne fictivement la mémoire et la parole : il tient ces facultés de sa nature et de la conformation de ses organes. Nous lui supposons d'autant plus volontiers nos sentiments, l'affection , la haine, la joie, la douleur, qu’il les exprime avec notre langage, et, pour nous intéresser à son histoire, si semblable à celle d’un adolescent facile à la séduction , le poète n’a pas besoin de nous demander une crédulité de com- plaisance. Ver-Vert plaît et amuse au premier chant par ses mignardises et par le savoir mystique que les Visitan- dines lui ont appris. On rit franchement lorsqu'il scandalise le couvent de Nantes par les jurements et les propos de gar- gote empruntés au répertoire des dragons voyageurs, on compâtit aux peines de sa captivité, on se réjouit de son pardon, et lorsque enfin le pauvre oiseau, passant trop promp- tement de la diète au régal, expire sur un tas de dragées, on sourit encore, mais de ce sourire mouillé dont parle Homère, et qui prouve que le cœur n’a pas été insensible au naturel du récit. — 129 — L'auteur d'un Eloge de Gresset, envoyé au concours de l'Académie en 1781, a trouvé dans Ver-Vert d’autres mo- tifs d'intérêt que nous ne saurions passer sous silence. « Ce poème, dit-il, n’est dans son sujet léger et badin qu'un transparent à travers lequel nous nous retrouvons nous-mê- mes, nous et les passions qui nous sont toujours chères... L'âme du poème, c’est l'amour, mais l'amour y est caché; le dieu est invisible, mais on sent sa présence et le charme ré- pandu autour de lui. » Puis l'écrivain fait voir très-délica- tement que l'Amour, dont Gresset ne prononce pas même le nom, exerce à leur insu son empire sur les jeunes vierges du couvent, et leur propose dans Ver-Vert un objet de douce illusion. « Un oiseau qui parle, ajoute-t-il, est un amant sensible qui nous répond. L'objet chéri frappe la nonne à son réveil ; il est témoin de la toilette, il en est peut-être l'objet. On ne croit pas se parer pour lui; on sait encore moins qu'il est l’image d’un objet qu’on désire et qu’on ignore. Mais le lecteur, plus instruit que cette innocence in- téressante, entend ce qu’on ne lui dit pas, et voit les causes dans les effets. » Vous n’apprendrez pas sans intérêt, Messieurs, que le mérite de ces réflexions fines- appartient à l’illustre Jean- Sylvain Bailly, qui, par ses travaux scientifiques et litté- raires, obtint le privilége de siéger dans les trois premières académies du Royaume, et dont la carrière politique se ter- mina par une mort si affreuse. En même temps que Bailly se présentait au concours d'Amiens, un avocat d'Arras envoyait aussi à nos devanciers un Eloge de Gresset. C'était une am- plification prétentieuse et guindée dans laquelle on louait moins le talent du poète que les scrupules religieux qui lui avaient fait sacrifier une partie de ses ouvrages. À des invec- tives contre les philosophes et leurs désolantes doctrines, le concurrent , j'allais dire le prédicateur, avait joint une apo- logie pompeuse de la religion et de la piété personnifiées dans l’évêque d'Amiens. Puis, en avocat qui connaît ses ju- ges , il n’avait point oublié de rendre hommage aux vertus royales et paternelles de Louis XVI. Or, ce bon apôtre, cet admirateur attendri des vertus de son roi, se nommait...…. Maximilien Robespierre. Je laisse ces noms auxquels se rattachent de si terribles souvenirs, et je reviens à Ver-Vert pour placer une dernière observation sur le style. En parcourant les épîtres de Gresset, sans doute on rend justice à la fertilité de sa veine, à l’ori- ginalité de ses portraits, à l’aisance prodigieuse avec laquelle il se joue des difficultés du rhythme, déroule et nuance le tissu des plus longues périodes; mais on peut signaler aussi des défauts correspondants à ces divers mérites, une abon- dance quelquefois stérile, la prodigalité des épithètes, la recherche de certains mots, l'abus de l’'énumération, qui (dans la Chartreuse, par exemple), fait tourner au lecteur plusieurs pages avant que le point final lui permette de reprendre ha- leine. Aucun de ces reproches ne peut être adressé à Ver- Vert, où les qualités du poète se laissent seules apercevoir. La facilité du style n’y exclut pas la tempérance, la nou- veauté y règne sans l'affectation, la finesse sans la subtilité. Si, pour me résumer sur un petit ouvrage où la langue poé- tique est légère, vive et charmante comme l'oiseau dont il raconte l’histoire; où, chose bien remarquable, le badinage ne dégénère jamais en licence, je dis que Ver-Veréest un inimitable bijou de notre littérature, j'ai la confiance de n'être démenti par aucun de ceux qui m’écoutent. Après avoir marqué sa place avec tant d'éclat dans la poésie légère, Gresset devait s’illustrer aussi dans un genre plus difiicile, plus élevé,\la poésie dramatique. Sans m’arrêter sur Edouard III et Sidney, qui ne sont que de très-louables es-! sais, j'ai hâte d’arriver au coup de maître, la comédie du Mé- — 151 — chant. Le novice des Jésuites, le littérateur de 24 ans avait fait la piquante satire du petit monde qui l’environnait. Un champ plus vaste s’ouvrit à l'observation du religieux affranchi et lancé dans les salons de la capitale. Mais combien son nou- veau point de vue différait de l’ancien ! Quelle sûreté de coup-d’œil , quelle souplesse de talent ne lui fallait-il pas pour produire un tableau ressemblant de la société qui s’of- frait à ses pinceaux ! Au lieu des petits travers, des ridicules innocents, qu'il châtiait autrefois d'une main légère et le sourire sur les lèvres, il avait alors à démasquer, à flétrir des vices, et quels vices! La corruption qui, après l’orgie de la Régence, visait au bel esprit, à l'élégance et au bon ton, l’égoïsme se proposant comme une vertu et prétendant à l’ad- miration , la méchanceté devenue un passe-temps, un art même, professé par quelques hommes du grand monde qui rendaient la lecon séduisante et s’attiraient de nombreux disciples. Dans les Lettres persanes , Montesquieu fait rencontrer par Usbek un gentilhomme appartenant au Paris des der- nières années de Louis XIV. L'un et l’autre se trouvent à la campagne , et le Persan raconte ainsi leur conversation. « Je suis venu à la campagne, me dit le gentilhomme, pour faire plaisir à la maîtresse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal. Il y a bien certaine femme dans le monde qui ne sera pas de bonne humeur, mais qu'y faire? Je vois les plus jolies femmes de Paris; mais je ne me fixe à pas une, et je leur en donne bien à garder: car, entre vous et moi, je ne vaux pas grand'chose. Apparemment, Monsieur, lui dis-je, que vous avez quelque charge ou quelque emploi qui vous empêche d’être plus assidu auprès d’elles ? Non, Monsieur, je n’ai pas d'autre emploi que de faire enrager un mari ou de désespérer un père; j'aime à alarmer une femme qui croit me tenir, et la mettre à deux doigts de sa perte. Nous sommes 10. — 152 — quelques jeunes gens qui partageons ainsi tout Paris, et qui l’intéressons à nos moindres démarches. » Le gentilhomme dépeint par Montesquieu n'était qu'un homme à bonnes fortunes : le Cléon de Gresset, qui fait autant de bruit dans le grand monde parisien, ne se borne pas à ce simple rôle. Toute femme m'amuse, aucune ne m'attache, dit-il au second acte de la comédie; mais les perfidies de ruelles ne lui suffisent pas : son génie pervers a besoin:d’être plus largement occupé. Dans les cercles il défait spirituelle- ment les réputations; au foyer des théâtres , il prononce sur les pièces nouvelles et les pulvérise par des épigrammes. Admis dans l'intimité d’une honnête famille, il flatte hypo- critement les travers de ses hôtes, se joue de leur bonhomie par le persiflage, et, quand il les a bien aigris les uns contre les autres, il passe du salon à l’antichambre et brouille leurs valets : il brouillerait Philémon et Baucis dans leur cabane ! Ne prétendez-vous donc qu’au triste amusement De vous faire haïr universellement ? Jui demande son fidèle Frontin. Ecoutez la réponse. Cela m'est fort égal : on me craint, on m'’estime, C'est tout ce que je veux, et je tiens pour maxime Que la plate amitié dont on fait tant de cas, Ne vaut pas les plaisirs des gens qu'on n’aime pas : Être cité, mélé dans toutes les querelles, Les plaintes ,‘les rapports, les histoires nouvelles, Être craint à la fois et désiré partout, Voilà ma destinée et mon unique goût. Quant aux amis, crois-moi, Ce vain nom qu’on se donne Se prend chez tout le monde, et n’est vrai chez personne, J'en ai mille, et pas un. Veux-tu que limité Au petit cercle obscur d’une société, J'aille m’ensevelir dans quelque coterie ! Je vais où l’on me plaît, je pars quand on m'ennuie, Je m'établis ailleurs, me moquant au surplus D'être haï des gens chez qui je ne vais plus. Dans un autre moment, Cléon résumera sa charmante mo- rale par ces deux vers : Tout ce qui vit n’est fait que pour nous réjouir, Et se moquer du monde est tout l’art d’en jouir. Composer une comédie avec un tel personnage, mettre &u action ce caractère affreux sans le faire sortir des limites du genre et sans tomber dans la déclamation du drame, pallier la sévérité du sujet par toutes les ressources de l’esprit, par tous les agréments et les finesses du style, c'était assurément une tâche difficile, et cependant notre poète l’a remplie avec succès. Le Méchant a été l'objet de vives critiques, et malheureu- sement la plus célèbre de toutes, celle de Voltaire, s’est gravée dans nos mémoires par la spirituelle malice des vers qui la renferment. Gresset, obéissant à des scrupules reli- gieux, avait en 1759 déclaré publiquement qu'il renonçait aux ouvrages de théâtre et qu’il se repentait du scandale causé par ses productions dramatiques déjà publiées. Voltaire s'empare de l’aveu dans la satire intitulée le Pauvre Diable, et lance à l’auteur du Méchant cette ironique consolation: Gresset se trompe , il n’est pas si coupable: Un vers heureux et d'un tour agréable 10.* — 154 — Ne suflit pas; il faut une action, De l'intérêt, du comique , une fable, Des mœurs du temps un portrait véritable, Pour consommer cette œuvre du démon. Un vers heureux et d'un tour agréable : L’éloge est assez mince pour ce style si vivement loué par Laharpe et qui faisait dire à Lemercier dans son Cours de lit- térature : « Piron et Gresset furent les seuls qui rivalisèrent une fois en style naturel et en pureté de langage avec la plume du père de la comédie. » « Ce style, dit M. Villemain ( dont le jugement va d’ail- leurs répondre de tout point à la boutade satirique de Vol- taire), ce style n’a pas la force comique de celui des grands maîtres; mais 1] est à la fois une création originale et un tableau de mœurs. Je ne sais si par ce motif Gresset a dû se passer d’une intrigue dans sa pièce; mais on s'aperçoit peu de ce défaut; et par l'expression seule, il a fait à ravir ce que Voltaire lui reproche d’avoir manqué , Des mœurs du temps un portrait véritable. Le Méchant est la médaille des salons du xvnr.e siècle, et Voltaire lui-même ne vous donnerait pas toute la langue spi- rituelle de ce temps, si vous n’aviez le Méchant de Gresset. » Pour couronner de si flatteurs éloges, il nous suffira d’a- jouter qu’un an après l’apparition du Méchant, l’auteur re- cevait la plus belle récompense de son chef-d'œuvre en prenant place à l’Académie française. Personne ne contèste à Gresset la facilité brillante, la grace, la piquante malice, et je reconnais volontiers que ces qualités ont fait la fortune de la plupart des productions de notre poète; mais il s’est trouvé de rudes censeurs qui ; en lui accordant le molle atque facetum , lui ont refusé ces hautes et philosophiques pensées si fréquentes dans les-poésies de Voltaire, cet esprit sérieux qui , se préoccupant des idées et des tendances de son époque, permet au poète de plaire et d’instruire à la fois, enfin cette vigueur de talent qui remue fortement les âmes et les ravit. Est-il vrai que les ouvrages de Gresset soient dépourvus de semblables mérites, ou bien les qualités dominantes de l'écrivain n’ont-elles pas offusqué les autres aux regards des critiques? C’est ce que je vais rechercher avec vous. Je pourrais rouvrir le Méchant que j'ai fermé tout à l'heure, et demander s’il y a seulement une ingénieuse peinture dans cette satire de Paris faite par Cléon, et qui commence par ces mots : Paris, il m'ennuie à la mort ;..…. s’il y a seule- ment une estimable morale dans la scène où Ariste dévoile au jeune Valère l’abominable caractère de son faux ami? Vous me répondriez, j'en suis sûr, que la satire de Paris rappelle les portraits burinés du Misanthrope, et qu’Ariste flétrissant la méchanceté ne cède pas en nerveuse éloquence à Cléante flétrissant l'hypocrisie de Tartufe. Mais j'abandonne la comédie de Gresset, je laisse à l'écart la tragédie d'Edouard où s’offriraient de vigoureuses parties, et, me bornant à feuilleter ses autres productions, j'ai à cœur de montrer que son instrument poétique ne manquait pas des cordes graves et puissantes. Lisez ses épîtres : il met sou- vent à profit la liberté du genre pour établir des contrastes très marqués et opposer à une douce mélodie des accords pleins de verve et d'éclat. . Dans la Chartreuse, après avoir décrit les avantages de la retraite et les charmes de l'étude , il passe en revue les diffé- rents rôles qu'il pourrait remplir dans le monde, et les ca- ractérise par des traits qui justifient son aversion pour un — 156 — ‘changement d’existence. La profession d'avocat se présente à sa pensée ; sans doute il l’envisage par le mauvais côté, mais voyons avec quelle force il en dénonce les périls et reproche tout à la fois au Parlement la complaisance de ses arrêts : Egaré dans le noir dédale Où le fantôme de Thémis, Couché sur la pourpre et les lis, Penche la balance inégale, Et tire d’une urne vénale Des arrêts dictés par Cypris, Irois-je , orateur mercenaire Du faux et de la vérité, Chargé d’une haine étrangère, Vendre aux querelles du vulgaire Ma voix et ma tranquillité, Et dans l’antre de la chicane, Aux lois d’un tribunal profane Pliant la loi de l’Immortel, Par une éloquence anglicane Saper et le trône et l'autel ? Gresset , lorsqu'il écrivait la Chartreuse, appartenait en- core aux jésuites. On sait maintenant que les supérieurs de l'Ordre, redoutant les suites de cette violente attaque contre le parlement, la déférèrent au cardinal de Fleury, et se dé- cidèrent à expulser l’auteur de leur compagnie. Il faut con- venir que le parlement les paya bien mal de ce sacrifice par son arrêt de 1762. On trouve dans les éditions modernes de Gresset une épître intitulée l'Abbaye, qui s'annonce par cette épigraphe em- pruntée à Juvénal: facit indignatio versum. Si la pièce dont — 157 — je parle n’exigeait un trop délicat commentaire , j'en citerais quelques passages , et vous verriez que la verve indignée du satirique latin est réellement passée dans les vers du poète français, et qu’il n'était pas aussi indifférent aux théories et aux problèmes remués par son siècle qu’un critique de notre temps l’a prétendu. A la brülante invective de l'Abbaye , convient-il d’opposer une page empreinte de grandeur et de sérénité? L'auteur des épîtres est assez riche pour nous la fournir. En 1758, pen- dant une maladie qui le mit au bord du tombeau, Gresset recut les soins de sa sœur, M.” de Toulle. La reconnaissance dicta au convalescent une touchante composition où l’on ren- contre ce passage : Je sors de ces instants de force et de lumière, Où l’éclatante Vérité, Telle que le soleil au bout de sa carrière, Donne à ses derniers feux sa plus vive clarté ; J'ai vu ce pas fatal où l’âme, plus hardie, S'élançant de ses tristes fers, Et prête à voir finir le songe de la vie, Au poids du vrai seul apprécie Le néant de-cet univers. Eclairé sur les vœux frivoles Et sur les faux biens des humains, Je pourrois à tes yeux renverser leurs idoles, Les dieux de leur folie, ouvrage de leurs mains, Et, dans mon ardeur intrépide, De la Vérité moins timide, Osant rallumer le flambeau, Juger et nommer tout avec cette assurance Que j'ai su rapporter du sein de la souffrance , Et de l’école du tombeau... — 138 — Plus loin les joies de la convalescence lui inspirent ces vers que distingue un enthousiasme si vrai : O jours de la convalescence ! Jours d'une pure volupté ! C’est une nouvelle naissance, Un rayon d’immortalité. Quel feu ! tous les plaisirs ont volé dans mon ame, J'adore avec transport le céleste flambeau; Tout m'intéresse, tout m’enflamme ; Pour moi l'univers est nouveau. Sans doute que le Dieu qui nous rend l'existence, A l’heureuse convalescence Pour de nouveaux plaisirs donne de nouveaux sens ; A ses regards impatients Le chaos fuit; tout naît ; la lumière commence ; Tout brille des feux du printemps... De telles citations me semblent suffisantes pour montrer que le talent de Gresset n’était pas circonserit dans les bor- nes de la poésie gracieuse et badine dont Ver-Vert offre le modèle, et que notre auteur avait l'esprit assez étendu, l’âme assez généreuse et sensible pour qu'il pût rencontrer les grandes inspirations. Le cygne ne glisse pas toujours sur les eaux limpides, entourées de calmes ombrages, il a des aîles puissantes qui le portent quelquefois dans les hautes régions du ciel. Je m'arrête, Messieurs. Vous entretenir de Gresset, lors- que les maîtres de la critique littéraire ont si disertement jugé ses ouvrages, repasser sur un champ moissonné avec tant d’exactitude, c’eût été dans toutes autres circonstan- ces plus que de la témérité; mais l’année séculaire que nous célébrons en ce moment , la cérémonie à laquelle nous — 139 — allons assister, me dictaient naturellement l’éloge du poète. Dès-lors ma conscience s’est rassurée et je n’ai plus senti que les difficultés de ma tâche. Au reste, Messieurs, mon em- .barras tournait encore à la louange de Gresset, car si notre compatriote n’était pas au nombre des meilleurs écrivains, l'histoire littéraire se serait contentée d’efleurer ses œuvres au lieu de les approfondir et d’en épuiser l’apologie. Ce discours terminé aux applaudissements de l’au- ditoire, M. le Secrétaire-Perpétuel a pris la parole pour présenter d’une manière générale les travaux de l’Académie depuis sa fondation ; — ce qu'il a fait en ces termes : MESSŒURS, Appelé en 1849 à l'honneur de vous rendre compte des travaux de l’année, et tout ému encore des hommages ren- dus à Du Cange par une Société, notre digne émule, je vous disais : Nous aussi nous aurons un beau jour ! ce sera celui où dans notre cité nous verrons un marbre s'élever à la mémoire de notre fondateur. Ce sera un beau jour que celui où nous pourrons dire , en contemplant la statue de Gresset : Un siècle s’est écoulé depuis que notre poète inaugurait l’Académie ; après cent ans , il nous est donné de rendre illustration pour illustration, et c’est du sein de cette Société fondée par lui que sort le tribut glorieux d’un monument élevé à sa mé- moire. Ce jour est venu, Messieurs, estimons-nous heureux de le voir luire; car l'expérience de la vie nous apprend que d’amères déceptions viennent trop souvent briser nos espé- — 110 — rances les plus chères; soyons doublement reconnaissants ; notre vœu s’est réalisé et il s’est accompli par les mains de l’un de nous. La France doit à Gresset un tribut de reconnaissance, comme à tous les écrivains qui l'ont illustrée; qui ajoutant un rayon à l'éclat de sa gloire littéraire, ont rendu la langue française, la langue du monde civilisé. La ville qui donna naissance à l’illustre poète lui doit aussi reconnaissance; c’est un nom de plus ajouté aux js 50 dont elle a devis de s’enorgueillir Mais de tous les tributs payés à sa mémoire, le plus fer- vent, le plus profondément senti, c’est celui que vient au- jourd’hui déposer aux pieds de sa statue l’Académie dont il fut le fondateur Rien n’a manqué à la réputation de Gresset ; les éloges se sont succédé, et les paroles que vous venez d’entendre com- plètent la série des hommages rendus à son mérite littéraire. Qu'il me soit permis de vous le présenter sous un aspect moins brillant peut-être, mais non moins digne de nos hom- mages; qu’il me soit permis aujourd’hui de ne voir en lui que le fondateur de l’Académie. Les œuvres de l’écrivain, du poète, sont restées ce qu’elles étaient en sortant de ses mains; c’est une riche moisson ac- ceptée avec reconnaissance; mais serons-nous ingrats envers celui qui plante l'arbre dout les fruits sont promis à l'avenir ? Frondeurs ou envieux, quelques esprits ont nié l'utilité des compagnies savantes et littéraires ; mais depuis long- temps ces détracteurs ont fait justice de leurs critiques, en offrant à ces compagnies le tribut de leurs veilles, soit avec le désir d’en faire un jour partie, soit dans l'espoir d'obtenir les récompenses dont elles honorent le talent. Il est peu d’académies, je n’en excepte pas l’Académie — All — française, depuis si longtemps la gloire ‘du pays, qui n'ait rencontré des obstacles à son début. Chez nous, dans cette cité, de modestes réunions se for- mèrent d’abord pour cultiver les arts, les sciences et les lettres; mais du moment où elles durent limiter leur nombre ou circonserire leurs admissions, elles trouvèrent des détrac- teurs dans ceux mêmes qui avaient brigué l’honneur d'y être admis. Tel fut le sort de l'Académie d'Amiens. La philoso- phie, la bonne philosophie même avait ses antagonistes ; de nombreuses difficultés furent suscitées ; Gresset , membre alors de l’Académie française, les aplanit, et, au mois de juin 1750, il obtenait les lettres patentes qui constituaient l’Aca- démie d'Amiens. Le 1. octobre de la même année, l'Académie recevait l'institution de son fondateur, dans une séance publique d'i- nauguration. Gresset y prononçait un discours sur la liberté littéraire et philosophique, sur l’étendue que doit avoir cette liberté pour les progrès du génie et des arts, sur les bornes que la raison et la religion lui prescrivent. Il terminait son discours par ces mémorables paroles : (Je ne puis résister au désir de les lire dans le recueil au- thentique des actes de l’Académie, dans ce procès-verbal d'installation, dans ce sanctuaire qui renferme notre charte et qu'a consacré la signature de Gresset.) « Les temps s’écoulent, disait-il, les races se succèdent, » les hommes disparaissent, les villes se renouvellent. D’au- » tres citoyens, nos neveux, nos enfants, porteront nos noms, » habiteront nos murs, posséderont nos biens. Préparons » leur un bien nouveau, un dépôt de lumières, de vertus et » de gloire, un temple où dans tous les temps les préceptes » de la raison, les sentiments, des mœurs et de la religion, » soient réunis à la voix du génie, de tous les talents, de — 142 — » tous les arts. — Voilà les vrais biens, les biens inaltéra- » bles et l'héritage le plus cher que nous puissions laisser à » nos successeurs. — Transmettez-leur, Messieurs, dans tout » son lustreet dans tous ses avantages, ce bien nouveau qu’ils » tiendront de vous, et que vous ne tenez que de vous-mé- » mes. — Que les jeunes citoyens, instruits par vos ouvrages » et formés par vos exemples, apprennent à mériter de s’as- » seoir un jour ici. —Qu’enflammés dès ce moment d’une gé- » néreuse émulation, ils se pénètrent de l'amour des arts, du » bien public, en voyant ces fêtes, ces honneurs, la joie et » l’orgueil de la patrie. » Vous le voyez, Messieurs, Gresset ne parle pas en ambi- tieux de recueillir un vain et frivole encens; il parle en ci- toyen, en homme qui aime son pays.—Il appelle sur sa ville natale toutes les prospérités qu’entraîne avec lui le culte des beaux-arts, il veut que l'institution dont il pose les bases ait en vue l'utilité publique; en apportant la prérogative, il prescrit les devoirs, il trace la route à suivre. Ne nous sera-t-il donc pas permis, à nous dont la mission est chaque année de rendre compte à nos concitoyens de nos tra- vaux, de jeter un coup-d’œil rétrospectif sur ceux de nos prédécesseurs, pour établir que l’Académie a été fidèle à son institution, qu’elle a dignement parcouru la carrière ouverte devant elle. À Dieu ne plaise, Messieurs, que par un compte-rendu froidement analytique je retarde le moment impatiemment attendu de la fête de ce jour; mais serait-ce vous en détour- ner que de consacrer de courts instants à signaler quelques- uns des heureux résultats par lesquels vous avez répondu aux vœux, aux espérances de votre fondateur , au titre enfin d’Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts qui vous fut conféré? À peine installée, l’Académie créait un jardin de botanique, — 145 — et un Cours de cette science, si pleine d’attraits, était professé par l’un de ses membres; institution qui n’a point déchu, carrière nouvelle dans laquelle le jeune Duméril, enfant de la cité, remportait la palme du concours et préludait ainsi aux succès qui l’ont porté au poste éminent qu'il occupe. Bientôt , et sous le même patronage, un Cours de chimie est institué; c’est encore un membre de l’Académie qui en- seigne cette science alors bien imparfaite, sans doute, mais qu'on voit grandir, se développer et surprendre, pour ainsi dire, les secrets de la nature, sous l'impulsion que lui don- nent les Lavoisier, les Fourcroy, les Chaptal. Quelques villes ont le privilége des Cours de droit; mais une ville industrielle doit initier tous ses enfants aux droits, aux règles, aux devoirs qui régissent l’industrie; c’est en- core à l’Académie que la cité devra l’institution du Cours de droit commercial confié aux soins d’un jurisconsulte pris dans son sein. Mais en même temps, n’oubliant pas que les beaux-arts sont dans ses attributions, qu'ils procurent les plus douces et les plus pures jouissances, elle vient, comme contre-poids d’une étude sévère, établir sous la direction . d’un deses membres, créateur d’une méthode facile, un Cours de lecture musicale. Cest avec bonheur que reportant nos yeux sur le passé, nous voyons notre Académie prendre l'initiative du progrès. A l'aspect de la magnificence des expositions nationales qui font maintenant la gloire du pays, on croirait que notre patrie fut le berceau des arts, et cependant moins d’un siècle s'est écoulé depuis cette année 1772, dans le cours de la- quelle M. Baron proposait, au sein de notre Académie, l’é- tablissement d’un salon royal des beaux-arts à Paris et dans les provinces. N'est-ce pas à cette institution des musées des- tinés à conserver et offrir à notre admiration les chefs-d’œu- yre anciens et modernes, source intarissable d’inspirations — 144 — et d’études pour les artistes, que sont dues les productions ravissantes qui, dans les beaux-arts, nous placent au pre- mier rang des écoles modernes? À peine cet agent si puissant de la nature, ce ere uni- versel de l’organisation de tous les corps, l'électricité, était dé- couvert, qu’il provoquait au sein de l’Académie des disser- tations aussi profondes que le permettait alors l’état peu avancé d’une science nouvelle; et que des expériences y étaient faites sur l’application à la médecine du fluide dont le hasard venait de révéler l’existence. Partout l’art de guérir exige des études tout à la fois sé- rieuses et variées. Faut-il donc s'étonner de voir figurer dans nos rangs, à toutes les époques, les sommités du corps mé- dical? L'examen de vos annales prouve qu’elles y ont largement payé leur tribut en y consignant soit des faits du plus haut intérêt pour lapratique, soit des observations physiologiques dans lesquelles la science puise toujours ses plus sûrs ensei- gnements. L'histoire du pays, la statistique de la contrées son his- toire naturelle, sa géologie, ont été tour à tour l’objet des méditations de nos prédécesseurs, et nous occupent encore aujourd'hui. Elles ont produit une foule d’intéressants mé moires dont vos archives se sont enrichies et que nous con- sultons avec fruit, pour constater la marche du progrès en civilisation , en industrie, en agriculture. Là reposent les premières études sur le port de Saint- Valery , sur la baie de Somme , sur le canal de Lyonne , de- venu le canal de Saint-Quentin , qui joint l’Escaut à la Somme ; monument durable du règne de Napoléon, et dont l'utilité a survécu à l'éclat de ses victoires. Non moins attentive aux intérêts du commerce, et com- prenant que la liberté en était l’âme , l’Académie, dès 4754, — A5 — signalait les obstacles que les corporations pouvaient appor- ter au développement de l’industrie, et indiquait, longtemps avant qu’elle füt sanctionnée par la législation , cette réforme reconnue nécessaire par les publicistes ; mais en même temps elle proposait l'établissement d’une école des manufactures, des arts et métiers. Ainsi, nous la voyons devançant le pro- grès, en indiquer la voie et y entrer elle-même dans les limites de sa sphère d'activité. Vouée à l'examen de toutes les questions qui se rattachent à la prospérité du pays, l'agriculture, source de tant de ri- chesses dans cette province où la fertilité du sol est devenue -proverbiale, ne pouvait être pour l’Académie un sujet indiffé- rent, Plus la nature nous donne, plus elle nous invite à lui demander. Négliger les moindres parcelles d’une terre si favorisée, c'est se montrer ingrat, Rendre à la culture les terrains négligés , c’est agrandir le territoire. Si l'Océan, par l'effet d’un mécanisme dont les causes étudiées sont à peine connues, abandonne nos rivages , la charrue doit suivre le flot qui se retire, et, comme il eût été permis de le dire , quand on ne rougissait pas d’être classique , Cérès doit pour- suivre Neptune. Le desséchement des marais, et notamment celui du Marquenterre, réalisé depuis, occupa longtemps l’Académie. L'agriculture est une science des plus stationnaires ; elle semble participer de l’immobitité du sol, de l’ordre immuable des saisons ; il faut lutter contre les habitudes , il faut com- battre des préjugés, pour empêcher que le sillon de la charrue ne devienne l’ornière de la routine. Ce succès fut obtenu par plusieurs de nos prédécesseurs qui firent prévaloir de nou- veaux procédés et l'introduction de nouvelles cultures. Le bien public peut aussi réclamer une grande part dans vos travaux. Aux études des eaux , sous le rapport de la sa- lubrité, succéda celle des épidémies locales et des moyens de — 116 — les combattre. Bien avant l'institution des officiers de santé, en 1784, l’un des membres de l’Académie (mon aïeul, s’il m'est permis de le dire), recherchait les moyens de donner de meilleurs chirurgiens aux campagnes. — Dès 1787, l’ad- ministration de la justice criminelle, si défectueuse alors, était étudiée, et dans cette étude vous appelliez l'institution du jury. — Les causes de la mendicité et les moyens d’extir- per cette lèpre du corps social étaient soigneusement exami- nés. — Partout où nous voyons aujourd'hui un progrès de civilisation accompli, nous en trouvons la pensée ou le germe dans les annales de cette compagnie. La bienfaisance et l'humanité y recevaient l'hommage d’un culte particulier ; M. De la Tour , dont le nom sera toujours révéré, avait fondé un prix destiné à récompenser la plus belle action ou la découverte la plus utile. Au milieu de ces fléaux qui dévastent la terre et affligent l'humanité , vous étiez heureux d’opposer comme unecompensation, et de cou- ronner ces dévouements, grands comme les circonstances qui les font naître. De toutes les prérogatives qu’engloutit la tempête révolutionnaire de 1795 , de toutes les pertes qu’elle vous a infligées en vous dispersant, la plus sensible fut celle qui vous ôta le pouvoir de récompenser la vertu. Mais au milieu de tant d’utiles travaux , ne croyez pas que la littérature fut négligée. —Déserter la poésie, n’eût-ce pas été une ingratitude, un outrage à la mémoire du poète fon- dateur ? Il n’en fut pas ainsi; presque toutes les séances étaient marquées par un tribut littéraire. Aux mémoires sa- vants succédaient les discours fleuris, aux projets utiles les vers harmonieux. Tantôt la poésie légère, à l'instar de celle du maître, y secouait les paillettes dorées de ses aîles bril- Jantes; tantôt l'ami de Gresset, le vénérable De Wailly, y fai- sait Re dans une élégante et fidèle traduction , les beaux vers de Virgile, ou reproduisait avec une heureuse 2 ANT. originalité et cette vigueur de coloris qui les caractérise, les odes d'Horace. Si j'avais à relever le mérite des Académies, l’utilité des sociétés savantes, sujet si souvent et si heureusement traité, je dirais qu’il repose non-seulement dans leurs propres tra- vaux , mais dans ceux qu’elles provoquent. L'émulation est, chez les hommes que la nature a doués du germe du talent, le sentiment qui les conduit à de brillants succès. Point d’artistes , de poètes, sans amour-propre. C'est en créant de nobles rivalités par l'offre de récompenses glo- rieuses, que vous pouvez revendiquer une part, sinon du mé- rite, au moins de l'utilité des œuvres que vous avez couronnées. L'énumération des sujets de prix mis aux concours depuis un siècle, serait un de vos titres les plus certains à l'estime, une des preuves les plus éclatantes de votre zèle à remplir la mission qui vous fut confiée. Poésie, beaux-arts, religion, haute philosophie, huma- nité, commerce, industrie, bien public, éloge de nos illus- trations , tous ces nobles sujets deviennent ceux de vos con- curs. Dignement traités, il sont la richesse de vos archives, : ornement de vos publications. Tantôt les lauréats recoivent, comme leur plus douce récompense , l'honneur de prendre place parmi vous ; tantôt décorés du titre de correspondants, d’associés, ils étendent autour de vous ce foyer d'activité, ce rayonnement de l'intelligence dont la force vivifiante tend à la perfectibilité, attribut sublime et précieux de la race humaine. Compulsez vos annales , Messieurs, et soyez fiers d’y ren- contrer des noms comme ceux de l’illustre auteur de l'Esprit des Lois et des Lettres persannes, des Clairaut, des Bélidor, des Delille, des Delalande, des Delambre, des Chaptal, des Dumé- ril, des Nodier, qui se sont honorés de s'associer à vos travaux, d'établir avec vous une solidarité de pensées et d’efforts. Effrayé de la tâche que vous m’aviez imposée, Messieurs , 11. — 148 — celle de remonter à l’origine de votre institution, de vérifier la série de vos travaux pendant un siècle, je l’ai entreprise d’abord avec le sentiment de mon insuffisance; mais plus j'avançais dans cet examen, plus l'intérêt qu’il m'inspirait relevait mon courage. Au point de départ j'ai vu quels devoirs Gresset vous avait imposés en vous léguant son héritage ; mais aussi quelle récompense de cet examen du premier siècle de votre exis- tence , lorsque je le trouve marqué par tant d’heureux résul- tats, lorsque je puis dire hardiment et avec impartialité que ces devoirs ont été remplis , que vous avez réalisé les espérances et atteint le but de votre institution. Ne formons plus qu’un vœu , Messieurs : Puisse la période séculaire que nous venons d'ouvrir par cette imposante so- lennité, s’accomplir comme celle écoulée ; puisse une célébrité nouvelle, née dans nos murs, mériter les honneurs du mar- bre ou du bronze, et les recevoir d’une main sortie de vos rangs ; puissent nos descendants, en 1950, dire, comme nous le disons de nos prédécesseurs, que nous avons été fidèles à la noble mission qui nous fut confiée par notre fondateur. Ce discours est accueilli par d’unanimes applaudis- sements. M. Berville, mvité par M. le Directeur à prendre la parole, répond à cette invitation par les vers suivants : A M. A. BKREUIL, DIRECTEUR DE L'ACADÉMIE D'AMIENS, Qui me demandait de lire à cette séance quelque chose de court et de gai. De notre académie éloquent interprète, A l'esprit toujours libre, à la voix toujours prête; Vous, choisi pour offrir, en nos solennités, À Du Cange, à Gresset des lauriers mérités, — 149 — Quoi! vous voulez encor que ma veine épuisée Du public nétre juge affronte la risée! Lorsque, par leurs discours, de doctes orateurs Viennent d’affriander leurs heureux auditeurs, Il faut que du sifflet sollicitant l’insulte, J’apporte ici des vers... , vers de jurisconsulte, Eclos parmi les sacs, et qui, pour mon loyer, Au palais, tout d’un temps, me feront renvoyer! Il faut qu’en cette enceinte en face de nos maîtres , J'aligne deux par deux mes humbles hexamètres, Et pour ne point fâcher l'auditeur fatigué, Il faut que ce soit court, il faut que ce soit gai. Court!.. pour un avocat la chose est peu facile. On sait de nos pareils la faconde indocile Qui, ne pouvant tenir dans vos cadres étroits, Abrège en trente mots ce qu’on dirait en trois. Gai!.. par le temps qui court ma gaîté n’est pas forte. Je ne suis pas de ceux qui disent : que m'importe! Quand les flots mutinés s'ouvrent pour submerger Le vaisseau sur lequel je vogue en passager. Je vois de vingt partis la folle intolérance En vingt minorités déchirer notre France , Tandis qu’un monstre est là, guettant pour les happer Ces morceaux que pour lui l’on prend soin de couper; Monstre sans nom, sans forme, et sans cœur et sans tête, Pour aller au cahos évoquant la tempête. Mais à vous obéir quand j'oserais penser, Où trouver un sujet qui puisse intéresser ? Gresset, pour qui s'émeut cette foule empressée, Seul a droit à présent d'occuper la pensée. C’est le saint qu’en nos murs nous fêtons aujourd’hui : Il est là ; tous les yeux sont attachés sur lui : DES — 150 — Chacun, avec transport, aux pieds de son image, Vient poser sa couronne et porter son hommage. À travers ce concours irais-je me jeter: Et si je l’essayais, qui voudra m’écouter ? — Eh bien! me direz-vous, prenez-y part vous-même, Parlez de cet auteur qu’on admire et qu’on aime, Montrez-le jeune encor et presque adolescent, Vainqueur de cent rivaux dès son essor naissant ; Polissant, sous le froc, au fond d’un monastère, Ce chef-d'œuvre si fin qu’eût avoué Voltaire, Et sa douce Chartreuse, œuvre d’un talent mür, Plus penseur, plus complet, plus ferme et non moins pur. Montrez-le , sur la scène, en traits pleins de génie, D'un vice détesté peignant l’ignominie , Semant ces vers trouvés , poétique trésor, Que garde la mémoire et que l’on cite encor : Puis enfin, parmi nous, à son berceau fidèle, Des modestes vertus rapportant le modèle. — Oui, le sujet est beau; mais tant de fois traité ! Dois-je ici répéter ce qu’on a répété, Et lorsque maint critique est là qui nous épie, D'un portrait peint cent fois copier la copie. Encore, en ces guérêts, si souvent moissonnés , Quelques épis restaient : vous les avez glanés. On me dit commencez, quand la besogne est faite! — Mais Gresset n’est pas seul le héros de la fête. Oubliriez-vous celui dont l’habile ciseau De Nattier sur le marbre a traduit le tableau ? Amiens va recevoir, double et noble conquête, Des mains de son sculpteur les traits de son poète. Chantez l’homme inspiré , dont les talents heureux S'étaient cachés vingt ans dans un bureau poudreux ; ER LT ES Qu'un céleste rayon visite à l’improviste, Qui s’endort financier, qui se réveille artiste ! Quel beau texte à l’éloge ! — Et que veut-on de mieux ? Sôn éloge ! il est fait ; il est là, sous vos yeux. Il est dans cette image élégante et fidèle Qui, sous quelques instants, nous convoque auprès d'elle ; Dans ce marbre éloquent, où notre œil enchanté Voit s’allier la grâce avec la vérité. N'est-ce pas pour l'artiste une gloire suprême Qu'on dise : « Son éloge est dans son œuvre même? » Vous insistez?.. Eh bien ! daignez jeter les yeux Sur l’auditoire illustre accouru dans ces lieux. Voyez qui nous entoure, et dites-moi, de grâce, Quelle figure ici vous voulez que je fasse. Moi, venir devant vous poser en fanfaron, Moi, rimeur de hasard et poète marron ! Echappé du prêtoire, et dès l’aube prochaine, Forçat, réduit peut-être à reprendre ma chaîne; Qui, pour muse ai Cujas, pour Pégase un huissier, Le barreau pour Parnasse, et pour lyre un dossier, Infliger au public ma rime faible et dure, Qui respire le code et sent la procédure ! Et quel public encor ? ces doctes députés Que l’Institut dispense à nos solennités , De l’art et du bon goût soigneux dépositaires, Seigneurs du beau langage et princes littéraires ! Non, non, c’est à vous seul, à vous, cher Directeur, A vous, poète aimable, élégant orateur, Qu'il appartient d'offrir à leur présence amie L’hommage qu’elle attend de notre Académie. Pour vous, en prose, en vers, vous parlez toujours bien. Moï, je ne puis rien faire, et je ne lirai rien. ve Ces vers, fréquemment interrompus par de vifs applaudissements, terminent la première partie de la séance. M. le Directeur annonce que l’Académie, conformément au programme, va se transporter à la Bibliothèque communale, pour y faire offrande à la ville en la personne de M. le Maire, de la Statue de GRESSET. INAUGURATION DE LA STATUE. Le cortége, composé de MM. les Membres de l’Aca- démie, de MM. les Délégués de l’Académie française, _des Autorités civiles et militaires, précédé et suivi d’un détachement de la garde nationale et de la musique de la légion, se rend à la Bibliothèque où l’attendait un auditoire nombreux , et se range autour de la Statue de Gresser élevée sur un piédestal au bas des degrés du péristyle et recouverte d’un voile. Les colonnes de la Bibliothèque avaient été, par les soins de la Société d’horticulture , ornées de guir- landes de feuillage; des arbustes précieux et des fleurs remplissaient les intervalles. Au signal donné par la musique de la garde natio- nale et par une salve de cinq coups de canon, le voile de la Statue est enlevé, l’œuvre de M. ForcEvizce est saluée de bravos réitérés et de vifs applaudissements. — Lorsque le silence est rétabli, M. le Directeur de l’Académie prend la parole et s’adressant à M. le Maire, lui dit : € Monsieur LE MAIRE, » Notre ville fière des illustrations si diverses dont elle a été le berceau, leur rend avec le même empressement les mêmes honneurs. En 1849, la Société des Antiquaires de Picardie élevait un monument à Du Cange, et le président de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres la félicitait de couronner dans l’auteur du Glossaire, non seulement un érudit de génie, mais le génie même de l'érudition. Aujourd’hui l’Académie d'Amiens, dont Gresset fut le fondateur, érige à ce charmant poète un monument qui atteste à la fois son ad- miration et sa reconnaissance. » La fête de la poésie ne pouvait avoir moins d'éclat que celle de la science. — L'Académie française, qui compte Gresset parmi ses anciens membres, s’est empressée de ré- pondre à notre invitation ; elle vient saluer avec nous cette statue et sanctionner, par un hommage rendu à la mémoire du poète, la glorieuse distinction dont l’auteur du Méchant fut autrefois l’objet. » Tout à l'heure, en louant Gresset dans une autre en- ceinte, J'ai réservé l’éloge de son statuaire. M. Forceville a reproduit avec bonheur la physionomie douce et fine du por- trait que nous devons au pinceau de Nattier ; un léger sourire se joue sur les lèvres de Gresset qui compose et va tracer un de ses gracieux poèmes. L'artiste, par ses précédents ou- vrages, spécialement par ses bustes de Delambre et de Blasset, avait déjà fait peuve d’un beau talent : les encouragements l’ont conduit à tenter une œuvre plus hardie, et le succès couronne pleinement ses nouveaux efforts. » Honneur donc à M. Forceville! Jadis, l’Académie était obligée de confier l’exécution du buste de Gresset au ciseau d’un sculpteur étranger : elle éprouve aujourd’hui un senti- ment d’orgueil bien légitime en montrant dans l’auteur de la statue non seulement un compatriote, mais encore un mem- bre de sa section des beaux-arts, » Après avoir reconnu le mérite de l’artiste et le désinté- ressement parfait avec lequel 1] a offert son talent et son zèle, — 455 — nous adresserons nos remerciements sincères à MM. les Mi- nistres de l'Intérieur et de l’Instruction publique. Le premier, en donnant le bloc de marbre, le second, en ajoutant un don en argent aux souscriptions de l’Académie, ont puissamment favorisé l'exécution de la statue. Notre gratitude est égale- ment acquise à l'administration que vous présidez, M. le Maire : c’est à la bienveillance du Conseil municipal que nous sommes redevables de ce piédestal. » Qu'il nous soit permis de remercier encore la digne fa- mille de Gresset, qui, en faisant frapper une médaille, a voulu perpétuer le souvenir de l'inauguration, et ceux de nos concitoyens qui, en honorant par des fêtes brillantes la mémoire du poète, n’ont pas oublié que la bienfaisance était une de ses vertus. » Au moment où nous faisons hommage à la ville d’Amiens de ce monument impérissable, nous oserons, M. le Maire, vous exprimer un désir. La statue de Gresset n'étant point destinée à orner une place publique, doit occuper la grande salle de la Bibliothèque. Nous espérons que lorsque la ville établira le Musée qui lui manque, elle assignera au marbre offert par nous une place d'honneur répondant à la solennité de cette mauguration. » M. le Maire répond en ces termes à M. le Directeur : MESSIEURS, » Il y'a deux ans, presque à pareil jour, je recevais au nom de la ville d'Amiens la statue de Dufresne Du Cange, et, en même temps que je remerciais la Société des Antiquaires de Picardie du monument dont elle enrichissait la cité, je me félicitais du concours bienveillant que l’Académie des Ins- criptions et Belles-Lettres voulait bien donner par sa présence à cette solennité scientifique. » I y a deux ans nous honorions la mémoire de l’érudit infatigable qui , par la multiplicité de ses travaux, a prouvé que les forces de l’esprit humain n’avaient pour ainsi dire pas de limites? Aujourd’hui nous inaugurons la statue élevée à Gresset, à un autre enfant d'Amiens, au poète gracieux, à l'esprit charmant , qui a eu l'honneur si envié de faire partie de l’Académie française, de ce corps illustre, dont nous sommes heureux de posséder une députation dans nos murs. » La statue qui nous est offerte par l’Académie des Sciences, Agriculture, Commerce, Belles-Lettres et Arts du départe- ment de la Somme et que nous acceptons avec la reconnais- sance qui est due à toute pensée généreuse, a d'autant plus de prix pour nous qu'elle est l’œuvre d’un membre de cette Académie, d’un homme qui, sans maître et par les seuls ef- forts d’une énergique volonté, a vaincu les obstacles et sort triomphant, on peut la dire, de la lutte qu’il avait engagée avec lui-même. » Si MM. les Ministres de l'Intérieur et de l’Instruction publique avaient pu se soustraire un instant à leurs nom- breux travaux, ils eussent applaudi comme nous au talent désintéressé du statuaire, talent qui, en attendant une autre récompense, trouve une première et légitime satisfaction dans une approbation unanime. » L’empressement mis par le Conseil municipal à voter les dépenses du piédestal de la statue et toutes celles que néces- sitent deux journées de fêtes publiques , est la preuve de son estime pour l’habile ciseau de M. Forceville. » Puisse son œuvre, momentanément déposée dans ce temple élevé à l'étude, figurer bientôt au sein d’un Musée digne de l'importance de cette ville. » En émettant ce vœu, j'ai la certitude de parler avec l’as- sentiment général et l'espérance que le calme et l’ordre nous permettrons de réaliser nos projets dans un avenir prochain. » Messieurs de l’Académie française, votre présence nous honore. Permettez-moi de vous en remercier de nouveau. Par votre constance à livrer une guerre sainte, si je puis me servir de cette expression, à cette littérature ampoulée, vaine et déclamatoire, née de la corruption de certains esprits, vous faites acte de patriotisme; et, en éclairant l'esprit pu- blic, vous acquérez des titres incontestables à la reconnais- sance du pays. » Après les deux discours qui consacrent le don de la Statue à la ville par l’Académie et l’accception au nom de la cité, M. Ancelot, représentant M. le Di- recteur de l’Académie française , prononce le discours suivant : « MESSIEURS, » Les trois quarts d’un siècle se sont écoulés depuis que la tombe se ferma sur les restes mortels du poète dont vous ho- norez aujourd’hui la mémoire. A une époque où des esprits chagrins pourraient pensér que parfois, en décernant de semblables honneurs, l'enthousiasme contemporain , bien ex- cusable sans doute dans sa généreuse précipitation , se hâte peut-être un peu de devancer le jugement de la postérité, vous n'avez rien à craindre, vous qui avez dù l’attendre. La postérité est venue pour votre illustre concitoyen, et elle a prononcé. » Voici, Messieurs, en moins de deux années, la seconde fête nationale à laquelle votre cité a bien voulu convier l'Ins- titut de France. C’est que si la ville d'Amiens est fière à bon droit d’avoir vu naître le savant philologue qui porta dans l’érudition l'audace pénétrante du génie et l’opiniâtreté fé- conde d’une infatigable investigation, elle n’est pas moins — 158 — sensible à l'illustration littéraire. Elle a des couronnes pour les triomphes de tous ses enfants ; elle aime à se parer de toutes ses gloires. » Il me conviendrait moins qu’à tout autre de disputer aux compatriotes de Gresset le droit de rappeler ici, avec détail, les titres éclatants et divers de l'écrivain gracieux, brillant et pur, de l’excellent citoyen et de l’homme vertueux, à ce tribut de respect et d’admiration que lui paie aujourd’hui sa ville natale, qu’il a si constamment, si sincèrement aimée. Mais l’Académie française qui compta l’auteur du Ver-vert, de la Chartreuse et du Méchant au nombre de ses membres, et qui se plaît à s’en souvenir, tient à honneur d'apporter sa part dans ces hommages publics rendus au talent ingénieux, à l'esprit fin et délicat , à la grâce aimable, au poète enfin qui mérita d’être cité comme un modèle d’élégante facilité, de bon goût et de bon langage. » Si ces qualités éminentes commandèrent de tout temps les suffrages et l'estime des esprits éclairés, jamais peut-être il ne fut plus utiles et plus opportun de les glorifier actuelle- ment aux yeux de tous. Il est des époques, dans la vie litté- raire des peuples, où l’éloge du bien , du simple et du vrai ressemble à une protestation. Serait-il téméraire d’ajouter, Messieurs, que nous sommes à une de ces époques? Ne subis- sons-nous point une de ces crises que le goût éprouve après s'être perfectionné ? La satiété du beau amène la manie du singulier ; mais le singulier devient vulgaire à son tour; les esprits blasés se lassent vite. Il faut marcher pourtant ; car on ne s'arrête pas dans cette voie. La fantaisie, devenue la seule règle et la loi unique, conduit bientôt à l’extravagance, et l’on traverse l'absurde pour arriver à la barbarie. Jrons-nous jusque là? Non, Messieurs. Et parmi les symptômes conso- lants qui nous rassurent, nous nous plaisons à compter cette solennité littéraire , ces honneurs qu’obtient de vous le res- E\AS9 pect des saines doctrines et des principes conservateurs de l’art, dans la personne du poète qui mit sa gloire à y rester fidèle. » Quand Gresset parut, des signes précurseurs d’une pro- chaine décadence affligeaient déjà les amis des lettres. Aussi, les deux premières productions qui le révélèrent , furent-elles accueillies par eux avec un véritable enthousiasme qui se propagea promptement, et l’Europe entière applaudit bien- tôt à Ver-Vert et à la Chartreuse. On s’étonna de trouver dans ces œuvres d’une originalité si piquante, échappées des murs d’un collége, tant de grâce légère et de bon goût, de délicatesse et d’exquise plaisanterie; qualités précieuses dont l’auteur conserva toujours le secret, et auxquelles il sut Joindre, dans d’autres poésies, une sensibilité vraie, une franchise d'esprit et un abandon de l’âme, qui font esti- mer et aimer l’homme, en même temps qu'on admire l'écrivain. Même dans des productions moins heureuses, dont la forme grave et le ton sévère ne convenaient peut-être pas aussi bien à l’aptitude naturelle de son génie, votre illustre concitoyen se distingue encore par cette pureté du langage, cette correction ornée du style, qui s’unirent plus tard au mérite de concevoir et de développer un caractère, à l’art de surprendre les mœurs particulières d’une époque sous l’é- blouissant vernis qui les recouvre , au talent de saisir et de peindre les ridicules, pour placer le plus important de ses ouvrages au premier rang, après les immortels chefs-d’œuvre de notre scène comique. Le Méchant ramena sur le Théâtre- Français, alors envahi par le faux goût, par le jargon pré- tentieux et la sensiblerie larmoyante d’un genre bâtard, le ton, l'esprit et le dialogue de la vraie comédie; de celle qui nous attache par la vue de nos propres travers, déride la raison , réchauffe la morale, alarme les sots, venge la vertu — 160 — en flétrissant le vice et déguise, sous le voile d’une action enjouée, les préceptes de la plus saine philosophie. » La comédie de Gresset, peinture fidèle des usages, des mœurs et du langage de ce qu’on nommait le monde, pendant et après la régence, dut surtout le succès durable qu’elle ob- tint à l'éclat des pensées, à la finesse des aperçus, et au charme constant de la poésie. Peu de pièces ont fourni autant de vers qui, devenus proverbes en naissant, aient mérité de rester dans toutes les mémoires, et de vivre éternellement, comme l'expression brillante et concise d’une pensée juste, d’une vérité trouvée , d’une observation souvent neuve, tou- jours ingénieuse, et quelquefois profonde. » Que ne devait-on pas attendre de l'écrivain dont le dé- but dans un genre si difficile était marqué par un semblable triomphe? Il s’est arrêté là pourtant. Les principes sévères et les inspirations d’une piété fervente, qui ne l'avaient point abandonné au milieu du monde, le livrèrent aisément aux rigides conseils d’une amitié dont le zèle austère s’inquiétait plus de son salut que de sa gloire. Il s’éloigna brusquement d’une carrière où il avait cueilli une si noble palme, et non content de condamner sa muse à un silence de dix-huit an- nées , il livra aux flammes différentes productions, parmi lesquelles nous avons à déplorer la perte de trois comédies, dont les titres seuls nous sont restés. Nous avons le droit sans doute de nous affliger, tout en les respectant, de ces scrupules religieux qui nous ont privés de tant d'œuvres si sévèrement jugées par l’auteur lui-même, mais, quelquefois aussi, ne pourrions-nous pas regretter, de nos jours, que ces scrupules aient si complètement disparu de la conscience des écrivains ? » C’est dans sa Ville natale, au milieu de ses concitoyens, au sein de cette Académie d'Amiens, qui s’honorera toujours d’avoir dû la naissance aux patriotiques efforts de l’auteur du — 161 — Méchant, que Gresset voulut passer ces années de retraite et de repos qu'il dérobait aux agitations du monde et aux: luttes du théâtre, pour les consacrer à la pratique de toutes les vertus. La savante compagnie dont il était le fondateur et le père, reçut seule alors les dernières et rares confidences du poète, et sa mémoire en conserva religieusement quel- ques-unes que nous a transmise la pieuse indiscrétion de ses souvenirs. Que l’Académie d'Amiens en soit remerciée au nom des Lettres française! Ce n’est pas un des moindres services qu’elle leur ait rendus. Elle a bien mérité d'elles encore en s’associant activement à la solennité littéraire qui nous rassemble aujourd’hui autour de cette statue. » Ces récompenses nationales décernées à un beau talent et à un noble caractère ne sont pas seulement une dette dignement payée; elle sont aussi un exemple et un encoura- gement. Les jeunes écrivains dont les regards s’arrêteront sur ce marbre sentiront s’éveiller en eux une ambition généreuse et une féconde émulation ; car, du haut de son piédestal, l'image respectée du poète élégant, harmonieux et correct, de l’auteur ingénieux, et de l’homme de bien leur dira : Quels que soient les fugitifs entraînements de la mode, les vicissitudes du goût, les brillantes admirations des coteries et les défaillances passagères de la morale publique, la pos- térité reconnaissante et juste aura toujours des souvenirs et des palmes pour l’homme qui se distingua par le triple mé- rite de bien penser, de bien faire et de bien dire. » Après quelque temps donné à l’examen de la Statue comme œuvre d'art, et un nouveau morceau de mu- sique, le cortége se sépare pour se réunir le soir à un banquet offert par l'Académie à MM, les Délégués de l’Académie française. À ce banquet assistent les — 162 — autorités , les colonels des corps militaires et de la garde nationale , et plusieurs notabilités scientifiques et littéraires, ainsi que M. Boistel de Belloy, fils, seul représentant de la famille de Gresset qui aït pu se rendre à l'invitation de l’Académie. Vers la fin du Banquet, M. Breuil, directeur, porte le toast suivant : À L’ACADÉMIE FRANÇAISE, « L'Académie d'Amiens n’oubliera jamais que l’Académie Française est venue prendre part à l'inauguration de la statue de Gresset. Le souvenir de sa présence parmi nous, et des sentiments de bienveillance si éloquemment exprimés dans le discours que nous avons entendu, sera un puissant encouragement dans les travaux de l'avenir. » L’honorable directeur de l’Académie française, M. Du- paty, nous a écrit qu’il aurait vivement désiré accompagner ses collègues à Amiens, mais que l’état de sa santé l'em- pêchait de réaliser ce désir. Nous prions MM. les membres de la députation de vouloir bien lui porter l'expression de nos regrets et de nos vœux sincères pour son rétablissement. » À l’Académie Françaisel!! » M. Nisard, membre de l’Académie française , ré- pond à ce toast en ces termes : € MESSŒURS, » Je dois à unè circonstance regrettable l’honneur de vous remercier, au nom de l’Académie française , de l’aimable in- vitation qui nous à amenés au milieu de vous. Cet honneur « — 165 — appartenait de droit à notre directeur, M. Dupaty. La ma- ladie l’a privé du plaisir de vous adresser quelques-unes de ces paroles vives et sympathiques que personne ne sait mieux trouver que lui, parce que personne ne les cherche moins. Heureux de les entendre avec vous, il m’eût été plus agréable de m’y associer, qu’il ne m'est facile de les suppléer. » L'Académie française, Messieurs, sait tout ce que l’Aca- démie d'Amiens a fait pour les lettres; elle sait quelle part vous doit être attribuée dans ce mouvement intellectuel des dernières années, d’abord si rapide, aujourd’hui rallenti, qui a créé ou réveillé tant de sociétés savantes sur toute la surface du pays. Nobles institutions, qui ne servent pas seu- lement les lettres par les talents qu’elles suscitent, par les travaux dont elles grossissent notre trésor intellectuel, par les traditions de goût qu’elles perpétuent, mais qui servent encore les mœurs nationales par les habitudes de politesse bienveillante et de confraternité qu’entretiennent leurs paci- fiques discussions. Votre compagnie, Messieurs , est:au pre- mier rang parmi celles qui rendent ce double service aux lettres et à la sociabilité française; la fête qui nous réunit en ce moment en est un témoignage éclatant et en laissera un souvenir durable. » Une émulation, dont vous vous honorez, n’y a pas été inutile. Une autre compagnie, plus jeune que vous de bien des années, car vous datez de plus d’un siècle, la Société des Antiquaires de Picardie vous avez donné le très-bon exemple d'élever une statue à l’une des gloires que la France doit à la ville d'Amiens, Du Cange, qui fut plus qu’un historien, car sans lui l’histoire du moyen-âge n’eüt pas été possible. Vous n’avez pas voulu rester en arrière de vos savants confrères. La patrie de Du Cange est aussi la patrie d’un poète exquis, Gresset, si bien apprécié tout à l’heure par un maître dans son art, et par votre président, fervent admirateur qui a su 12. — 164 — rester si bon juge. Vous avez voulu que Gresset eût aussi sa statue, et que le même hommage füt rendu, dans votre ville, à l’érudition portée jusqu’au génie, et à la poésie légère s’é- levant, dans un jour de haute inspiration, jusqu’à la comédie de caractère; au prodigieux glossaire qui soulage l’historien de ce que sa tâche a de plus ingrat, et à quelques scènes du premier ordre, dans une pièce charmante, où Gresset, qui n’y songeait guère, se vengeait d'avance des railleries de Voltaire en faisant mieux que lui. C’est ainsi, Messieurs, qu’en paraissant vous approprier plus étroitement la plus ai- mable de vos illustrations locales, vous vous en êtes institués les conservateurs, au profit de tous. » Permettez-moi de porter à l'Académie d'Amiens un toast dont la Société des Antiquaires de Picardie voudra bien pren- dre sa part. » Mais un toast à l'élite intellectuelle d'Amiens s'adresse à la ville elle-même. Les lettres y ont toujours compté parmi les principaux soins de votre intelligente municipalité. Vos magistrats offraient, il y a un peu moins d’un siècle, le vin de ville à Jean-Jacques Rousseau qui s’effarouchait de leur hospitalité, et qui s’enfuyait devant un empressement si cor- dial à honorer les grands talents. La ville d'aujourd'hui est restée fidèle à cet esprit. Elle aime les lettres au milieu d’une activité industrielle qui semblerait devoir les exclure; elle sait trouver du temps pour leurs plaisirs délicats; elle leur donne de magnifiques fêtes; elle les honore publiquement par le bronze et par le marbre à une époque où les grandes affaires n’ont que trop de penchant à croire que les lettres n’en sont que de fort petites. » Le goût tout seul, Messieurs, n’expliquerait pas une conduite si sensée et si libérale. Permettez-moi d'y recon- naître une des marques de l'intelligence politique dont votre cité est animée. Elle sait que les lettres sont délicates, — 165 — que l'estime les rend fortes et bienfaisantes, et que, dans un grand centre d'industrie, il n’est pas de plus sage po- litique que de tenir en bon accord deux forces également nécessaires à la prospérité et à la grandeur de notre pays. Aussi les honnêtes gens voient-ils avec bonheur, dans vos murs, l’industrie et les lettres se donner la main, et s'unir dans une même pensée de dévoüment patriotique, pour faire face aux difficultés du présent et aux périls de l’avenir. » La ville d'Amiens est accoutumée à nous donner toutes sortes de bons exemples; mais j'ose dire que de tous ceux qui la rendent respectable et chère à notre pays, il n’en est aucun où elle mérite plus d’être imitée, aucun qui soit donné plus à propos. » M. Anselin porte à son tour ce toast : € À M. Forceville, à l’habile sculpteur dont le ciseau est consacré aux gloires de la Picardie. » M. Forceville répond à ce toast par l’allocution suivante : € MESSIEURS, « Les émotions que j'ai éprouvées dans cette journée si mémorable pour moi, ne me permettent pas, en répondant à ce toast bienveillant, de développer mes idées avec toute la netteté convenable. Je me bornerai donc, Messieurs, à re- mercier d’abord l’Académie d'Amiens du concours qu’elle m'a prêté pour me faciliter le moyen d'arriver à l'exécution de mon projet. Je remercierai aussi la ville de tout ce qu’elle a fait pour l’organisation des brillantes fêtes données à l’occasion de l’mauguration de ma statue. Je remercierai encore ceux de MM. les orateurs qui, dans leurs discours, ont bien voulu 127 — 166 — m'adresser des paroles bienveillantes. Maintenant, Messieurs, qu’il me soit permis d'émettre un vœu, celui de pouvoir un jour provoquer encore une semblable solennité. Si mes pré- visions et mes désirs ne me trompent pas, ce jour est peut- être peu éloigné. Nous avons encore, Messieurs, dans notre Picardie des illustrations à faire revivre, et mon ciseau, quelque peu exercé qu'il soit, ne leur fera pas défaut. » Après la réponse de M. Forceville, M. Boistel de Belloy offre, au nom de la famille de Gresset, à MM. les Délégués de l’Académie française, trois des médailles qu’elle a fait frapper en commémoration de l’inaugu- ration de la Statue. En ce moment, le Secrétaire-Perpétuel porte un toast à la famille de Gresset. M. Boistel de Belloy répond : « MESSIEURS, » Permettez-moi de me faire ici l’interprète de ceux que leur degré de parenté ou leur nom appelait avant moi à l’hon- neur de représenter parmi vous la famille de Gresset. » En faisant frapper une médaille commémorative de l’i- nauguration de la statue de Gresset, sa famille a été heu- reuse de s’associer, pour sa faible part, aux efforts de ceux qui ont tant fait pour la mémoire de notre oncle. » C’est bien plutôt à voustous, Messieurs, qu’il est dû un légitime tribut de reconnaissance. Reconnaissance à l’Aca- démie Française qui a bien voulu honorer cette réunion par la présence de plusieurs de ses membres les plus distingués. Reconnaissance à l’Académie d'Amiens pour le souvenir qu’elle garde de celui qui fut son fondateur. Reconnaissance à celui — 167 — de ses membres qui a si glorieusement accompli la tâche qu'il s'était imposée envers elle. Reconnaissance aussi à toutes les autorités qui ont rivalisé de zèle pour rendre cette journée mémorable dans les annales de la ville d'Amiens. » Après les applaudissements qui accueillent l’allo- cution de M. Boistel de Belloy, l’Académie et les personnes invitées se rendent à la fête nautique dont le spectacle vraiment féérique, dù au zèle de la Société des Canotiers, termine cette solennelle journée. Le DIRECTEUR, Le CHANCELIER, A. BREUIL. FLOUCAUD. Le Secrétaire perpétuel, ANSELIN. Puni ph AT \ % QUE kr FE è # x 8: CAE j ; FUN É Et : FM. \ 2 AU : but 2164 ' AA jy , À LA ARR PE INAUGURATION DE LA STATUE DE GRESSET, A AMIENS. SL —— RAPPORT FAIT A L’ACADÉMIE FRANÇAISE, Par. M. NISARD, Chancelier de l'Académie, AU NOM DES MEMBRES DE L'ACADÉMIE PRÉSENTS A CETTE CÉRÉMONIE (1). Séance du 24 Juillet 1851. — se 0e ————— Messieurs, La députation que vous avez bien voulu charger de représenter l’Académie à l'inauguration de la statue érigée en l'honneur de Gresset, par la ville d'Amiens, éprouve un véritable plaisir à vous rendre compte de sa mission. Arrivés samedi soir, 19 juillet, vos envoyés ont recu, dès le lendemain matin, la visite de M. Breuil, président de l’Aca- démie d'Amiens , qui leur a exprimé, dans les termes les plus vifs , la reconnaissance de sa compagnie pour le concours que vous voulez bien apporter à l’hommage public rendu au poète célèbre qui fut son fondateur. Le même jour, il nous réunis- sait dans un diner auquel assistaient, avec plusieurs de sès confrères, les autorités de la ville et du département. Nous (1) M. Nisard, chancelier de l’Académie, faisant fonctions de directeur, et MM. Ancelot et Patin. — 170 — y avons eu plus d’une occasion de reconnaître que les senti- ments de M. Breuil, pour l’Académie, étaient ceux de tous ses honorables convives. Le lundi 21, sous la conduite de M. Breuil, nous nous sommes rendus à l'hôtel de ville, où devait se tenir la séance publique annuelle de l’Académie d'Amiens. Au moment de notre arrivée, défilait sur la place une brillante cavalcade, suivie de chars portant les emblêmes des diverses industries de la cité. C'était une partie de la belle fête donnée au profit des pauvres, à l’occasion de l'inauguration. Dans la salle, des places d’honneur nous avaient été réservées en face du bureau. Le président de l’Académie a ouvert la séance par un discours sur Gresset; excellent morceau de critique, où le poète et l’homme ont été appréciés avec beaucoup de finesse et de sentiment. Après lui, le secrétaire perpétuel , M. An- selin à lu une notice historique instructive et élégante sur les travaux de l’Académie depuis sa fondation. La séance s’est terminée par la lecture, vivement applaudie, de vers très-spirituels, dont l’auteur est un magistrat distingué, M. Berville, compatriote de Gresset, et un de vos anciens lauréats. Dans ces trois morceaux , l’Académie française a été l’objet des allusions les plus flatteuses; et si vos envoyés ne sont pas des témoins trop prévenus, il leur a semblé que les passages où l’on parlait de vous n'étaient pas les moins applaudis. De l’hôtel de ville , l'assemblée s’est rendue à la biblio- thèque publique, à travers une population à la fois animée et paisible. Là, au fond d’une vaste cour d’entrée, dès long- temps remplie de spectateurs, devant le perron de l'édifice s'élevait, couverte encore d’une toile, la statue de Gresset. La toile est tombée et une explosion d’applaudissements a salué l’image aimable du poète, qui n’est pas moins populaire dans sa ville natale, par la renommée de ses charmants ouvrages que par le souvenir de ses vertus. Une circonstance particu- lière ajoutait à l'intérêt de cette scène. La statue de Gresset est à la fois l'ouvrage et le présent d’un membre de l’Aca- démie d'Amiens, M. Forceville, qu’un instinct supérieur, qui s’est révélé tout à coup, de banquier a fait statuaire. Le marbre, qui reproduit avec bonheur un très bon portrait du temps, représente Gresset assis, la plume à la main, souriant doucement à quelque trait de malice aimable que lui envoie la muse de Ver-Vert et du Méchant. | Après des remerciments adressés par M. Breuil à l'artiste pour un don si précieux, à l’administration et à la ville pour avoir concouru à l'exécution du monument, à la famille de Gresset pour une très-belle médaille commémorative qu’elle a fait frapper, et dont un exemplaire a été offert en son nom à chacun de nous, M. Porion, maire d'Amiens, a pris la pa- role. En quelques mots simples et expressifs, il a rappelé, avec un sentiment de fierté locale bien permis, le noble exemple que donnait Amiens, en élevant, à deux années d'intervalle, des statues à deux de ses plus illustres enfants, Ducange et Gresset. Il à adressé, à son tour, à l’Académie française, au nom de ses concitoyens , des remerciments dont la cordialité nous a pénétrés; et il y a mêlé, pour les membres de votre députation, des expressions d'estime personnelle dont ils sont heureux de vous rapporter l’hommage. Le président de votre députation, M. Ancelot, a parlé le dernier. Les frèquentes marques d'approbation qui l’ont in- terrompu lui ont prouvé que, soit dans le jugement qu'il a porté sur les poésies de Gresset, soit dans les leçons de haute morale qu'il a tirées de sa vie, son discours avait dû exprimer vos sentiments et vos principes, et que la pensée de l’audi- toire répondait à la sienne. Un banquet offert à vos envoyés par l’Académie d'Amiens a suivi la cérémonie de l’mauguration. M. Breuil, qui le pré- — 172 — sidait, et qui a su trouver pour toutes les parties de son rôle délicat des paroles dont tout le monde a apprécié la parfaite convenance, a fait vivement applaudir un toast à l’Académie française, accompagné d'expressions de sympathie pour notre directeur, M. Dupaty, que la maladie a privé de l'honneur de vous représenter à cette fête. Votre chancelier y a ré- pondu en associant dans le même toast l’Académie d'Amiens, la Société des Antiquaires de Picardie et la ville. Il voudrait être sûr que ses paroles ont été conformes à vos sentiments. Une brillante fête nautique, au confluent de la Somme et du canal de Saint-Quentin, a terminé cette cérémonie, où, parmi tant de choses du plus grand intérêt, deux surtout ont dû toucher plus particulièrement votre députation : l’une est la haute estime que la patrie de Gresset professe publi- quement pour l’Académie française; l’autre est le spectacle d’une ville d'industrie et de commerce où l’on élève des sta- tues aux savants et aux poètes, et où une fête littéraire est un sujet d’allégresse publique. NAPOLÉON BONAPARTE JUGÉ PAR LES POÈTES ÉTRANGERS. DISCOURS Prononcé par M.' A. BREUIL, DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 9 NOVEMBRE 1891. MESSIEURS, L'empereur Napoléon occupe une large place dans la littérature de notre époque. En France, non seulement il a inspiré tous nos poètes , fait naître des mémoires nombreux, des livres d’histoire signés des noms les plus illustres, mais, comme César, il a été lui-même son historien dans les admi- rables pages dictées à ses compagnons de Sainte-Hélène. L'homme qui ébranlait le monde, et qui, Consul ou Em- pereur, fut l'arbitre des destinées de l’Europe, ne pouvait être regardé avec indifférence par les écrivains étrangers; aussi se rencontre-t-il peu de hautes célébrités littéraires dans les pays où la presse jouit d’une certaine liberté, qui v’aient exercé leur plume sur Napoléon. Depuis longtemps, Messieurs, j'avais réuni les principales poésies étrangères qui se rapportent directement ou indirec- ment à l'Empereur, et, lorsque je parcourais ces œuvres nées la plupart au fort des luttes nationales, sous l'influence des — 174 — passions les plus ardentes, empreintes par conséquent d’un remarquable caractère de soudaineté et d'énergie, leur exa- men, leur comparaison m'attachait vivement. L'usage académique m'obligeant à prononcer le discours d'ouverture de cette séance, j'ai pensé que peut-être vous n’entendriez pas sans intérêt le résumé de mon étude. Na- poléon Bonaparte jugé par les poètes étrangers , tel est le sujet dont je vais vous entretenir, bien convaincu de mon in- suffisance pour le traiter dignement , mais comptant aussi sur l’indulgence que vous accordez toujours à des travaux consciencieux. Il me siérait mal, au sein de cette réunion , de me livrer à quelque discussion irritante et d'envelopper une intention politique dans un discours dont je ne suis pas seul respon- sable: mon unique but est de traduire avec exactitude et de grouper des documents précieux qui sollicitent la cu- riosité au double point de vue de la poésie et de l'histoire. Personne ne conteste que la vie de l'Empereur ne soit une mine inépuisable pour la poésie, et Béranger exprimait quelque part (1) cette idée d’une manière originale et hardie, en appelant Napoléon le plus grand poète des temps modernes et peut-être de tous les temps. La poésie, dans son domaine lyrique, chante le génie de l’homme, les grands événements, les grandes actions ; comme l’éloquence de l’é- loge funèbre, elle enseigne aussi l’infirmité de la gloire; à des prospérités inouïes elle oppose d’écrasantes infortunes, et rabaisse l’orgueil des Dominateurs du monde en montrant qu’ils ne sont que des instruments d’un jour dans la main de Dieu. Qui donc mieux que Napoléon pouvait inspirer la poésie lyrique ? quel homme fut plus visiblement marqué du sceau du génie? quel capitaine accomplit de plus écla- tanis prodiges? quel souverain tomba jamais de si haut et reçut une plus terrible leçon ? RATE © — 175 — La poésie épique réclame à son tour la vie de l'Empereur pour en tirer une Iliade nouvelle, dont l’univers sera le théâtre, et où les Achille et les Ajax se multiplieront autour d’un chef incomparable. Cette épopée des temps modernes pourra presque se passer de fictions, parce que les réalités y seront plus merveilleuses que toutes les fables. Il est un genre de poésie inspiré par l’indignation, et qui, pour flétrir un objet de haine, s'attache plutôt à la véhémence qu’à la noblesse du langage. Cette poésie jaillissait des lèvres de Juvénal lorsque, dans la satire des Vœux, il accu- sait les hommes qui avaient sacrifié leur patrie à l'amour de la puissance et de la gloire, lorsqu'il demandait ironi- quement combien de livres pesait la cendre d’Annibal, et montrait enfermé dans l’espace d’un cercueil cet Alexandre, ce jeune homme de Pella, comme il l'appelle, qui, vivant, étouffait dans les limites du monde. Æstuat infelix angusto in limine mundi..….. Sarcophago contentus erit (2)... Il est facile de concevoir que cette sorte de poésie, aigre, violente, dominera dans les compositions étrangères que nous allons passer en revue. Toutefois, Messieurs, quand celui qui fut l'Empereur dormira sous le saule de Sainte- Hélène, quand les ressentiments se seront calmés en pré- sence de sa tombe proscrite, des poètes étrangers, sortis même du sein des peuples les plus affligés par nos guerres, oublieront les excès du Conquérant pour ne plus admirer que le génie du grand homme, et proclamer l’universelle popularité de son nom. J'entre en matière par un chant de victoire: c’est un début naturel quand il s’agit de Napoléon. — 176 — I y à cinquante-et-un ans, Bonaparte , premier consul , avait tout-à-coup fait succéder aux troubles et aux malheurs de la Révolution l’ordre et la prospérité; mais il lui restait à vaincre au dehors une coalition formidable, à ressaisir pour la France cet ascendant politique, fruit des traités de Campo-Formio, et que le Directoire avait laissé perdre. L'Italie était tout entière au pouvoir de l'Autriche, dont les troupes bloquaient Masséna dans Gênes et menagçaient d’envahir le midi de la France; une autre armée impériale attendait en Souabe le moment de pénétrer par un autre point de notre territoire. Or, tandis que Moreau va s'opposer aux troupes de Souabe et les rejeter sur le Danube, le premier Consul, prenant le commandement d’une armée, dont il a su dérober à l’Europe l'existence et la marche, franchit les sommets de la grande chaîne des Alpes et descend à l'im- proviste dans les plaines de l'Italie. Ce n’est pas tout d’avoir surpris et enveloppé les Autrichiens; il faut encore les em- pêcher de se faire jour à travers nos bataillons. La lutte terrible engagée à Marengo semble d’abord trahir nos armes; mais l’héroïque Desaix arrive sur le champ de bataille pour décider la victoire et la payer de sa noble vie. Cette victoire , si considérable par ses résultats et par les combinaisons profondes qui l’avaient amenée , arrachait une seconde fois l'Italie au joug de l'Autriche, et restituait à Bonaparte le théâtre de ses premiers triomphes. Le passage d’une armée de soixante mille hommes, accompagnés de ses bagages et de son artillerie, à travers des rochers et des précipices couverts de glaces éternelles, rappelait et surpassait l’entreprise si vantée d'Annibal. C'est sur ce thême que va s'exercer la muse de Monti, le premier Poète de l'Italie, au commencement de notre siècle (3). Monti, après avoir occupé un emploi dans la République cisalpine, s'était vu forcé, au moment de l'invasion des Aus- — 177 — tro-Russes, de chercher un refuge en France pour échapper aux vengeances contre-révolutionnaires. La victoire de Ma- rengo terminait l'exil du Poète : 11 commence par saluer sa terre natale, miraculeusement affranchie. Belle Italie, rivages aimés, je viens donc vous revoir. Mon cœur oppressé palpite et se trouble de plaisir. Ta beauté, qui fut toujours pour toi une source amère de larmes, t'avait faite l’esclave de durs amants étrangers; mais l’espérance des rois est menteuse et mal assurée; — Le jardin du monde n’est pas fait pour des Barbares. Monti caractérise en quelques beaux vers le passage du grand St.-Bernard et la sanglante bataille de Marengo ; puis se souvenant de Desaix dont le tombeau doit être placé sur les Alpes, il évoque son ombre, et lui prête un magnifique éloge du premier consul. Ombre illustre, l'ombre farouche d’Annibal, accoutumée à fou'er les nuages dans la sombre vallée Cottienne, viendra con- verser avec toi. Elle s’informera de l’homme audacieux qui, le second, ouvrit les Alpes : tu lui montreras du doigt le passage , et tu lui répondras ainsi : « Ce grand homme t’a surpassé en promptitude et en courage : Africain, la comparaison t’abaisse, tu descendis; il vola..…. tu fus le destructeur abhorré des con- trées italiennes ; il leur donne la liberté et il emporte leur amour ; tu fus la cause coupable des discordes éternelles de Carthage : lui, il apaisa les discordes, il les étouffa en souriant et en par- donnant. Que demandes-tu encore? tu fus la ruine de ta patrie : il fut le salut de la sienne ; Africain, baisse les yeux, et que ta gloire cède à sa gloire : tout astre s’éteint en présence du soleil. Monti avait chanté le premier Consul ; il célébre plus tard l'Empereur après cette campagne où Napoléon anéantissait — 178 — en un mois la monarchie prussienne, et réduisait Frédéric- Guillaume, roi sans armée , presque sans sujets , à se réfugier au fond de l’unique province qui lui restât. L'Empereur, avant d'entrer dans Berlin, s'était empressé de visiter à Postdam le palais du grand Frédéric, sa chambre, son tombeau; en s’emparant de l'épée du héros, il s'était écrié : Voilà un beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l’armée du Hanovre! Ils seront heureux sans doute quand ils verront en notre pouvoir l’épée de celui qui les vainquit à Rosbach! Monti, dans son poëme qu’il intitule l'Épée de Frédéric I (4), montre Napoléon, couvert encore de la sueur d'Iéna, visitant le célèbre tombeau. Alexandre, dit-il, s’inclina devant le tombeau où dormait la colère d'Achille : Napoléon, plus grand que tous les hommes de l'antiquité, va s’incliner devant la cendre de Frédéric. Quand le conquérant a saisi l'épée, et que l’ayant tirée du fourreau , il en regarde la lame avec des yeux ravis, le Poète suppose qu’un gémissement s'échappe du marbre de la tombe entr'ouverte, et qu'en même temps la main du Roi, revêtue de son gant de bataille, se pose sur l’acier nu pour le ressaisir. Une voix, entendue de Napoléon seul, lui de- mande : Qui es-tu , toi qui portes ta droite hardie sur mon épée ? Napoléon répond : Si, dans les ténébreuses régions de la mort, mon nom n’a pas encore frappé ton oreille, et que tu désires le connaître, demande- le à ce trône qui fut le tien et qui maintenant jeté par terre t’ap- — 179 — pelle inutilement. Tu combattis sept ans pour le fonder : j'ai combattu sept jours pour l’abattre ; il suffit. Les vers du Poète accompagnent ensuite le glorieux tro- phée à l’hôtel des Invalides. Les vieux soldats de la guerre de sept ans le recoivent avec des transports de joie. Illustre épée, disent-ils, dans ce pays de la valeur, tu seras hautement honorée, car on y révère la gloire même des ennemis et nos poitrines loyales feront foi de la tienne. En parlant ainsi ils découvrirent les vieilles cicatrices de Rosbach,, et le souvenir des périls, des fatigues militaires, fit étinceler leurs yeux ; l'il- lustre épée parut s’agiter à leurs accents et sentir qu’elle n’était pas tombée dans des mains ennemies; elle sembla revêtir un éclat plus pur et oublier son infortune. Cette poésie, Messieurs, est bien douce à des oreilles fran- caises. Pourquoi faut-il qu'après avoir traduit de si belles louanges, je vous fasse entendre des accents de colère et de malédiction ! Dans le cortége des triomphateurs romains, les chants de victoire, les acclamations populaires, étaient inter- rompus par des chansons insolentes qui devaient tempérer l’orgueil du général couronné : j'arrive à la poésie amère, accu- satrice, que Napoléon victorieux n’entendait ou n’écoutait pas. La guerre d'Espagne est l’iniquité fatale dé l’Empire, comme l'exécution du duc d'Enghien celle du Consulat. Na- poléon, ne pouvant détrôner à force ouverte les Bourbons d'Espagne, descendit jusqu’à la fourberie pour obtenir qu’ils abdiquassent en sa faveur. Mais la fière nation espagnole refusa de valider un contrat vicié par le dol et dans lequel on disposait d’elle sans son aveu. Lors donc que l'Empereur donna au débonnaire Joseph la couronne vacante, il ne lui fit que le triste présent d’un peuple en révolte et d’une guerre sans pitié. 13. — 180 — Les œuvres poétiques inspirées par cette guerre en ont le caractère sombre et brutal. Le chanoine Gallego retrace l’in- surrection qui ensanglanta Madrid le 2 mai 1808 (5), et il termine son récit partial et tout enflammé de colère en de- mandant que le tombeau des victimes soit un monument où l’on puisse lire la vile trahison du despote , un autel où chaque espagnol vienne jurer au monstre une haine mortelle, qui cür- culera dans ses veines pour se transmettre à cent générations. Martinez de la Rosa compose un poème sur ce fameux siège de Saragosse (6), qui, soutenu pendant cinquante-deux jours, renversa un tiers de la ville, et réduisit de plus de moitié une population de cent mille âmes. L'auteur dessine à grands traits la figure de l’intrépide Palafox; il relève en vers à la fois mâles et gracieux l’héroïsme de cette belle jeune fille de vingt-quatre ans, qui concourait à la défense du fort de St.-Joseph en mettant le feu aux canons espagnols, sans s’in- quiéter ni des balles qui sifflaient au-dessus de sa tête, ni des gouffres que là mine ouvrait sous les pieds de ses compa- gnons (7). Je me plais à reconnaître l'inspiration élevée et patriotique du Poète ; mais elle eût gagné à se produire sans un débordement d’injures contre les généraux et les soldats français. L'enfant de l'Espagne peut bien s’écrier en parlant de Napoléon : Le despote de la Seine n’enchaïnera point les mains inno- centes de l'Espagne, il n’attachera point à son char la nation qui jadis embrassait la terre et la mer, et les gouvernait toutes deux. Mais que signifient les noms de bourreaux et de vandales appliqués aux braves assiégeants? Les Français se battaient pour obéir à l'Empereur et ne se sentaient aucun goût pour la lutte horrible que leur imposait une résistance désespé- rée. D'ailleurs, sur les cinquante-quatre mille assiégés morts BL = dans Saragosse , le feu de nos troupes n’en avait tué que six mille : le plus grand nombre fut moissonné par l’épidémie régnante. Les vrais barbares de ce siège, ceux que le poète n’a pas nommés, c’étaient les moines fanatiques qui , dans un moment où la mort ravageait Saragosse par le fer, le feu et la peste, lui donnaient encore pour instrument la potence, à laquelle ils faisaient suspendre les malheureux qui par- laient de reddition. A cette déplorable guerre d'Espagne se rattache la chaîne des adversités de Napoléon et de nos propres malheurs. L'Empereur souillant sa gloire par une perfidie, expiant ensuite sa faute par des revers encore inconnus sous son règne, perdit dans l'opinion de la France une partie de son prestige et de la confiance sans bornes qu'il avait conquise. L’Autriche, voyant nos armées occupées au Midi et sachant, après le désastre de Baylen, qu'elles n'étaient plus invin- cibles, se rengagea dans une lutte formidable d'où Napoléon ne sortit vainqueur qu'à force de génie. L'exemple de la résistance espagnole devenait, au reste, contagieux pour l'Allemagne bouleversée, désunie par la création de royaumes nouveaux , écrasée par l’impôt et l'occupation permanente . de nos troupes. L'impatience du joug étranger, le désir ar- dent de s’y soustraire, devaient surtout se faire sentir dans cette Prusse foudroyée , à qui l’humiliant traité de Tilsitt n'avait rendu que la moitié de son territoire. Aussi ce fut dans la province de Kænigsberg , où Napoléon faisait fuir Frédéric-Guillaume après léna, que naquit la vaste et redou- table société secrète du Tugendbund, dont le but était de bri- ser la confédération du Rhin et de chasser les Français du sol germanique. En 1809, pendant que l'Empereur étonne l’Eu- rope par les prodiges militaires d’Esling et de Wagram, le Tugendbund essaie l'insurrection nationale en lançant la lé- gion noiré du duc de Brunswick sur le Hanôvre et la Saxe, jé: MS) — et le corps franc du major Schill sur la Poméranie. Combats de partisans, diatribes de philosophes , pamphlets de rhé- teurs contre la France, tout cela n’est encore que la fumée d’un volcan ; mais vienne l'heure favorable et l’explosion couvrira l'Allemagne entière. Vous pressentez, Messieurs , le rôle de la poésie allemande à une époque où le vœu de l'indépendance nationale agite si fortement les âmes. La poésie n’est qu’un cri de guerre et de liberté, cri d'autant plus ardent, d'autant plus impulsif, que les souverains faisaient luire aux yeux des peuples l’es- pérance de constitutions libérales, gage futur de leur triom- phe commun. Ecoutons Frédérie Rückert, qui écrit ses premières poésies politiques sous le pseudonyme de Freimund Rainmar , c'est- à-dire, poêle à la bouche libre (8). Au début de la campagne de Russie, il suit curieusement la marche de notre armée; puis, comme ce devin de Rome qui parlait des Ides de Mars, il signale au nouveau César des présages funestes. On sait que l'Empereur, à la tête de la colonne impériale , atteignit le 25 juin le Niémen , fleuve frontière de la Russie. Napoléon, dit Rückert, s’est avancé au bord du Niémen le jour du solstice, où le soleil, parvenu à sa plus grande hauteur, descend ensuite rapidement; il n’a pas remarqué le signe qui était au ciel... (9). Malheureusement cet augure ne fut que trop justifié par les événements. L’astre de Napoléon devait pälir et descen- dre; la Grande armée, après avoir poursuivi au-delà du Niérien une bataille décisive toujours refusée par l'ennemi, devait, en arrivant au cœur de l'empire russe, trouver pour seule conquête les ruines d’une capitale incendiée. Nous avons tous gémi sur cette retraite de Russie , où les — 185 — rigueurs impitoyables de l’hiver secondèrent si fatalement les troupes d'Alexandre, que de trois cent vingt-cinq mille hommes qui avaient traversé le Niémen à la suite de Napo- léon, cent vingt-sept mille seulement purent revoir ce fleuve... Rückert, pour mieux insulter à notre désastre, en fait le sujet de la chanson d’un cosaque en belle hu- meur (10). Dans mon pays au bord du Don, je tirais le renard , la belette et lelynx, et, de leur peau, je me faisais moi-même un vête- ment d’hivéer. Soudain un appel d'Alexandre m'a réveillé pendant la nuit : « debout cosaques! partez ensemble pour une autre chasse! de- bout! debout! à la chasse! à la bataille! » Je jetai un cri si percant, que mon cheval dressa les oreilles ; sans selle et sans éperons , je le lançai à travers la glace et la neige ; j'ai tant couru par le milieu des plaines, loin des portes de Moscou , que je ne sais plus où je suis. J'ai chassé tous les ennemis hors de mon pays, et ceux qui y sont restés ne manqueront de rien: nous les avons mis sous la neige ; quand le printemps viendra , on les couvrira de terre. Un redoutable allié m'accompagne ; son nom est l’Hiver. C'est un enragé compagnon; il monte sur un cheval de brouillard et mé suit partout où je vais. Il chevauche escorté de tous les vents et porte dans la main une pique de fer ; pour aveugler les ennemis, il leur jette dans les yeux de la neige comme du sable ; il me fait des ponts sur le dos des fleuves pour que lui et moi nous puissions arriver dans lear pays. ‘ Mais les cosaques ne devaient pas encore fouler la terre de France en 1812: Rückert leur avait prêté trop tôt ses espé- rances , et 1] n’apprit pas sans terreur que Napoléon, re- — 184 — créant tout à coup une armée de trois cent mille soldats, s’apprêtait à défier en Allemagne la sixième coalition. Alors le langage du Poète s’échauffe et s'élève en proportion de la : grandeur du péril ; sa muse revêt, comme Minerve, le cas- que, la lance et l'égide; Sonnets cuirassés (11), tel est le titre des nouvelles poésies où vous allez le voir peindre avec une énergie saisissante l'oppression et les déchirements de sa patrie. Que forges-tu , forgeron ?.. — Nous forgeons des chaînes. — Vous êtes vous-mêmes enchaînés!.. Que laboures-tu , paysan ? — Le champ pour qu'il porte des fruits.— Oui, la moisson sera pour l’ennemi, l'herbe inutile pour toi! Chasseur, que vises-tu? — Je vise le cerf et le chevreuil.— On vous chassera comme le cerf etle chevreuil... Que berces-tu , mère qui veilles durant la nuit ? — Des enfants.— Oui! pour qu'ils grandissent et fassent des blessures à la patrie!.. Qu'écris-tu, poète ? — J'écris en lettres de feu ma honte et celle de mon peuple, qui ne peut pas même vouloir penser à sa liberté! (12). Cependant, après cet accès de sombre désespoir , Rückert reprend confiance, il crie guerre et vengeance en s'adressant à tous les enfants de la nation allemande. Le rideau sanglant est levé : le Destin commence ses tragédies auxquelles sont appelés de nombreux acteurs avec des rôles et des costumes divers. Comptez-vous, par hazard, assis à votre banc, regarder les combattants sur le théâtre, distribuer le blâme et la louange, sans sueur au front et sans callosités aux mains ?.. Non, non, vous êtes appelés vous-mêmes à remplir un rôle. Que quiconque a des bras monte sur la scène !.. Si vous voulez des spèctateurs, il y en aura; ce seront les ombres de vos ancêtres qui applaudiront le vaillant acteur et siffleront le mauvais (13). — 185 — Le poète Louis Ubland (14) n’est pas au nombre de ceux qui doivent rester spectateurs inertes du combat. Autrefois, dit-il, j'ai consacré mes vers à de vieilles et pieuses légendes; j'ai chanté l'amour, le vin et le doux prin- temps : trève maintenant à ces chants oiseux ! le bouclier a re- tenti,ila crié: pour la patrie !.. On dit que les Cattes se met- taient un anneau de fer, et qu’ils le portaient jusqu’à ce qu'ils en fussent affranchis par la mort d’un ennemi ; j'enchaine ainsi mon génie et je cadenasse ma bouche jusqu’au jour où, comme compagnon du glaive, j'aurai servi la patrie (15). Quel que fut le mérite des poésies de Rückert et d'Uhland, elles étaient cependant loin d'obtenir le succès populaire des inspirations de Maurice Arndt (16) et de Théodore Kærner , qui volaient de bouche en bouche sur l’aîle musicale de la chanson. Kærner, enrôlé dans le corps franc des Noirs Chas- seurs de Lützow, datait du camp, entre deux combats, ses compositions empreintes d’une fureur sauvage. Le 26 août 1815, quelques heures après avoir écrit ce Chant de l'Epée dont le choc des sabres et des épées doit accompagner le hurrah final , il tombait frappé mortellement. Toute l’Alle- magne pleura la victime de 25 ans, et la gloire du héros prêta ses rayons à celle du Poète (17). Certes, Messieurs, ce n’est pas sans douleur qu’un Fran- çais parcourt les longues invectives de la muse allemande en 4815; cependant on les lui pardonne , en faveur du pa- triotisme sincère qui l’inspire , et l’on ne peut se défendre d'admirer ces jeunes poètes chantant comme Tyrtée et com- battant comme lui, sachant électriser les âmes et sachant aussi mourir ! Vous comprendrez que je quitte à regret les champs de bataille de la loyale Allemagne, car il faut maintenant que — 186 — je me transporte sur cette plaine de Waterloo, où l’Angle- terre, victorieuse par hazard, porta le dernier coup à Ja for- tune de l'Empereur et recueillit , parmi des flots de sang, le fruit des guerres qu’elle avait soulevées et payées contre nous pendant vingt-deux ans. Deux poètes, les plus grands noms de la moderne littéra- ture anglaise, Byron et Walter Scott s'offrent ici à notre étude. Occupons-nous d’abord du premier. Byron conduit en Belgique son Childe-Harold voyageur. Arrête, lui dit-il tout à coup, c’est la poussière d’un empire Mais le poète n’est pas venu pour imiter les dithyrambes des poètes officiels de son pays. Adversaire prononcé de la politique des Castlereagh et des Liverpool, contempteur de la Sainte-Alliance , il doute que la liberté des peuples puisse gagner quelque chose au sanglant conflit de Waterloo. La France, dit-il, ronge son frein; elle écume dans ses fers; mais la terre est-elle plus libre? Les nations n'ont-elles com- battu que pour vaincre un seul homme? [rons-nous rendre des hommages aux loups après avoir terrassé le lion ?.… Non, il faut attendre encore avant de louer (19). Tout absorbé par de funèbres souvenirs, Byron ne veut que plaindre et pleurer les victimes tombées sous les coups de l'ennemi. Pour exciter l'intérêt par le plus saisissant contraste, 1] commence par décrire une fête de nuit (20) où les officiers de l’armée anglo-hollandaise dansent et se ré- jouissent. La musique retentit; le plaisir, la beauté des femmes, leurs sourires font oublier l'heure, lorsque tout à coup on entend un bruit sinistre comme le glas des funé- railles: c’est celui du canon français qui tonne dans le loin- tain. De tendres adieux s’échangent précipitamment. Com- _ — 187 — bien de séparations soudaines doivent être éternelles! Le duc de Brunswick , qui, le premier, a entendu le canon avec un pressentiment de mort, tombe le lendemain au premier rang. Voulez-vous savoir ce que sont devenus tant de jeunes officiers que le bal de Bruxelles à vus fiers et joyeux au mi- lieu d’un cercle de belles femmes: regardez cette boue épaisse et sanglante où le cavalier et son cheval, l'ami, l'ennemi , sont confondus: c’est là leur sépulture! (2). Après avoir payé un tribut de regrets au jeune Howard, son parent, tué à Waterloo, Byron s'adresse enfin à celui dont le grand souvenir plane sur le champ de bataille. C'est ici (22), dit-il, que tu tombas, Ô le plus grand et non le pire des hommes, mélange bizarre de principes contraires! Toujours au-dessus ou au-dessous de l’homme, dans ta gran- deur comme dans tes disgraces ; guerroyant avec des nations entières et désertant le champ de bataille ; te servant de la tête des rois comme d’un marchepied, et prompt à fléchir plus que le dernier de tes soldats, tu pouvais régner, abattre ou relever un empire, et tu ne savais gouverner la moindre de tes passions. Profondément habile dans l’art de connaître les hommes, tu ne savais ni connaître ton âme, ni modérer ta soif de combats; tu ignorais que lorsque l’on ose tenter le destin, il abandonne Réole Ha ipibs HAUTES T0 EAN 90 EN de 3e Cependant ton âme a supporté les revers avec cette philoso- phie innée, inapprise, qui, soit sagesse, indifférence ou profond orgueil , est toujours un fiel amer pour un ennemi. Quand toute l’armée de la haine t’environnait et épiait un indice de crainte pour te railler, tu souriais d’un œil calme et serein. Quand la fortune trahit son enfant favori et l’abandonna dépouillé, il ne courba point la tête sous le poids du malheur... Tu es le conquérant et le captif dé la terre; tu la fais trem- bler encore, et ton nom étrange ne fit jamais plus de bruit et — 188 — d'impression sur les âmes, qu'aujourd'hui que tu n’es plus rien, si ce n’est le jouet de la renommée. Lord Byron, en 1814, après la première abdication de l'Empereur, n'avait pas observé cette modération de lan- gage. Dans son Ode à Napoléon , il disait : Celui qui désolait la terre est désolé à son tour; le. vain- queur est abattu ! l'arbitre du destin des hommes est mainte- vant suppliant pour son propre destin! Tu pouvais mourir roi ou vivre esclave : ton choix est làchement courageux (23)... A la fin du poème (24), Byron, plus injurieux et plus in- digné encore, s’écriait : Puni par la justice de Dieu, maudit par l’homme, ta der- nière action, quoiqu’elle ne soit pas la plus coupable de ta vie, excite la raillerie de Satan; lui, dans sa chute, il sut au moins garder son orgueil, et, s’il avait pu mourir, il serait mort avec fierté. Ces méprisantes invectives n’ont pas reparu dans Childe- Harold, où l’on trouve, au contraire, l’éloge de la constance avec laquelle l'Empereur déchu a soutenu le poids de ses adversités. Byron y essaie un portrait; il signale les con- trastes frappants de la vie de Napoléon, mais sans se ré- sumer par un jugement net et précis. Cette grande figure le trouble ; c’est une énigme qu'il n’a pu débrouiller encore, et sa perplexité sera plus manifeste, lorsque dans le qua- trième chant, il passera en Italie sur les traces glorieuses de Bonaparte et s’écriera : Que voulait-il ? Peut-il répondre et déclarer lui-même ce qu’il \ . voulait (25)? Au reste, Messieurs, lord Byron, le grand poète, avait — 189 — admiré avec enthousiasme Bonaparte grand homme. Deux jours avant d'écrire l’ode injurieuse dont j'ai parlé, il écri- vait dans son Mémorial : Napoléon, ma pauvre petite idole, est tombé de son pié- destal (26). Or, cette ancienne et chère idole, il peut bien la maudire en public; mais, à la dérobée, il la relève et brûle toujours en son honneur un peu d’encens fidèle. Nous possédons les monuments de ce culte secret; plusieurs pièces que le Poète n’a pas signées, et qui figurent dans ses œuvres à titre de traductions du français, sont sorties de son cœur généreux. C’est ainsi qu'il a chanté la Légion-d'Honneur , les Adieux de Napoléon à la France, les Adieux d'un officier polonais ; c’est ainsi que dans l'Ode à l'ile de Sainte-Hélène , il a, lui poète anglais, salué le captif, lorsque tant de poètes fran- çais gardaient le silence ou n’élevaient la voix-que pour l’ou- trager. De Byron à Walter Scott la transition est douloureuse. Scott, après la guerre d'Espagne, avait certes le droit d’ac- cuser les perfidies et l'ambition sans frein de Napoléon; mais dans son poème, la Vision de don Rodiique (27), il s’était laissé emporter à des invectives tellement grossières et ridi- cules, qu’elles furent sévèrement blämées par les principales Revues anglaises (28). Afin de mieux flétrir celui qu'il ap- pelait un empereur de fortune, il affectait d'ignorer son ho- norable origine, et le lecteur pouvait supposer que Bonaparte était né dans les rangs les plus infimes de la société (29). Mais passons: il me tarde d'arriver au poème sur la bataille de Waterloo, où l’outrage et la calomnie prodigués à l'Empereur sont d'autant plus odieux, qu'ils tombent sur un ennemi _ vaincu, prisonnier de l’Angleterre. Walter Scott est en progrès, | — 190 — Lord Byron, dans l’ode de 1814, accusait Napoléon d’a- voir survécu à sa chüte : Walter Scott reprend le thême abandonné par son émule , et, en décrivant la fin de la ba- taille , il apostrophe ainsi l'Empereur : (50) Que te reste-t-il à faire? te mettras-tu toi-même à la tête de tes soldats pour tenter un dernier effort ? tu aimais à distraire tes loisirs par l’histoire de Rome, et tu n’igneres pas quels furent les destins de ce chef qui, abordant les sentiers de l'ambition où le vertige égare , entreprit avec des gladiateurs de conquérir l'empire. Il affronta bravement les dangers auxquels l’exposait sa témérité folle, et n’abandonna pas les victimes qui tombaient pour sa cause ; il creusa sa tombe sanglante avec sa propre épée, et fut enseveli sur le champ de bataille, théâtre de sa défaite, abhorré, mais non méprisé. Si une pensée moins généreuse te fait préférer la vie, quelque prix qu’elle doive te coûter, tourne la bride craintive de ton cheval, et fuis, oubliant que vingt-mille français sont morts, sacrifiés à ta gloire militaire. Fuis! puisque tu as pu entendre sans émotion tes vétérans s'écrier en te voyant prendre la fuite : « Ah! s’il avait seulement su mourir! » Fuis puisque tu as pu voir leurs yeux verser des larmes de rage et de honte (31)! Walter Scott a-t-il bien pu, lui, souiller sa plume par c@ dégoûtant amas d'insultes et d’impostures? Dans quel fan- geux libelle a t-il lu que l'Empereur avait fui comme un lâche du champ de bataille, et que les vétérans avaient proféré ces paroles accusatrices : « Ah! s’il avait seulement sû mourir ! » Grâce à Dieu, l’histoire est là pour protester contre les inventions de la haine anglaise. Lorsque la cavalerie des alliés était sur le point d’accabler le dernier bataillon de la Garde, Napoléon voulut prendre le commandement de ce bataillon, L'PALTOPRERE — 191 — et, décidé à mourir , il poussa son cheval, pour le faire en- trer dans le glorieux carré. Si le maréchal Soult, saisissant la bride , et s’écriant : « Sire, les ennemis ne sont-ils point assez heureux! » n'avait joint tous ses efforts à ceux des autres maréchaux afin d'entraîner Napoléon sur la route de Genape, l'Empereur tombait au milieu de ses grenadiers. Ceux-ci, loin d’accuser son éloignement, se félicitèrent de le voir échapper à la mort, et ils succombèrent après un dernier cri de vive l'Empereur ! (32) Au reste, Messieurs, quand on connaît le faux Jugement porté sur Napoléon par Walter Scott historien (53), on ne s'étonne pas que, poète , il ait reproché à l'Empereur d’avoir survécu à la défaite de Waterloo. Walter Scott n’a vu en Napoléon que le conquérant dont une bataille perdue anéan- tissait la fortune et confondait l’orgueil ; il a méconnu le ei- vilisateur, qui pouvait supporter honorablement la vie, parce que ses bienfaits et ses idées sont immortels. Pendant le Consulat, Bonaparte, civilisateur, réorganise la société française. S'emparant des saines idées de 89, il dote le pays d’une législation uniforme, couronnée par le grand principe de l'égalité civile. Fils de la Révolution, artisan de sa prodigieuse fortune, ii rend accessibles à tous les citoyens, quel que soit leur rang social, les récompenses de l’honneur , du mérite, et les dignités les plus éminentes. C’est le civili- sateur qui relève les autels profanés , et qui place son œuvre régénératrice sous la sauvegarde de la Religion; c’est le civilisateur qu’attestent les murs de cette enceinte, car ici même, à la place où je parle de lui, Bonaparte, après avoir réconcilié notre France avec le Ciel, faisait signer la paix d'Amiens qui la réconciliait avec le Monde. Plus tard, l'Angleterre ayant rompu cette paix, que Walter Scott, soit dit en passant, appelle uné expérience faite à contre-cœur par sa nation , l'Empereur , au milieu de — 192 — ses guerres, conçoit un immense projet. Effrayé des progrés de l’Empire russe, et de son poids toujours croissant dans la balance politique, il médite de lui opposer un vaste empire francais , formé par l’agglomération des peuples du Sud-Ouest de l’Europe, c’est-à-dire de la France, de l'Italie, de l’'Es- pagne et des Etats moyens de l’Allemagne (54). Ces peuples, appelés à jouir des bienfaits de nos lois et de nos institutions, auraient, dans la pensée de l'Empereur , défendu à jamais la civilisation progressive de la plus belle partie de l’Europe con- tre l’immobile barbarie du Nord. Projet gigantesque, irréali- sable, dira-t-on!.la vie d’un homme, quel que fut son génie, ne suffisait pas pour réunir, pour identifier des nations si diverses; le succès n’était admissible qu’au prix du temps, des siècles peut-être : or, Napoléon ne pouvait vaincre le Temps, car il n'avait point fait de pacte avec la Mort. J’ac- cepte cette objection souveraine, je l’accepte avec cent autres objections que je n’ai pas le loisir de formuler ; mais toujours faut-il reconnaître que si le projet de Napoléon ne justifie pas ses entreprises militaires, il leur donne au moins une signification grande et noble. Avec l’idée civilisatrice pour mobile, Napoléon conquérant s'explique et reste grand mal- gré ses excès; veut-on, au contraire, comme Walter Scott, qu'inspiré seulement par un orgueil et un égoïsme sans bornes, il se soit proposé de mettre tout l'univers aux pieds de la France, et de faire du peuple français lui-même le premier de ses esclaves, alors Napoléon n’est plus qu’un exterminateur aveugle, absurde, détestable, et digne de toutes les sévérités de l'Histoire (35). En commençant , Messieurs, je vous ai annoncé une poésie exempte d'injures, calme et impartiale, retentissant sur la tombe de l’empereur. Tels sont les caractères de l’ode célèbre de Manzoni, ayant pour titre, Le Cinq Mai (56). Rien de plus majestueux que le début de cette composi- — 195 — tion, dont les deux premiers monosyllabes, 4! fut, ei fu, expriment avec une précision biblique la grandeur de Na- poléon , récemment expiré. Toutefois Manzoni, poète religieux, ne rappelle cette grandeur que pour faire mieux ressortir la puissance de la foi catholique, dans laquelle Napoléon mourant a cherché, comme le plus obscur des fidèles, la consolation et l'espoir. Une main puissante, venue du ciel, dit-il, le conduisit par les sentiers fleuris de l’espérance aux champs éternels, où s'accorde cette récompense qui dépasse tous les désirs, et où la gloire passée n’est que silence et ténèbres. Belle, immortelle, bienfaisante foi, accoutumée aux triom- phes, inscris encore celui-ci ! Réjouis-toi ! jamais grandeur plus superbe n’humilia son orgueil devant l’opprobre du Golgotha ! Un poète autrichien, M. de Zedlitz (57), a rendu hom- mage à la mémoire de l'Empereur dans une composition toute différente par le genre et par les idées. Selon de vieilles traditions, les grands rois, les grands capitaines, tels que Charlemagne, Arthur, Frédéric Barbe- rousse, ne sont pas morts comme le vulgaire des hommes ; ils sommeillent seulement, se réveillent quelquefois , et la terre un jour les verra reparaître. Imbu de ces traditions po- -pulaires, M. de Zedlitz ressuscite l'Empereur dans une pièce de vers à laquelle il donne pour titre, La Revue Nocturne (38). A minuit, le tambour sort du tombeau et bat le rappel avec ses mains de squelette; le trompette monte à cheval et ‘fait aussi résonner son instrument. Alors tous les guerriers morts , fantassins, cavaliers, qui ont servi sous l'Empereur quittent leurs tombes, et, les uns à pied, les autres montés sur des chevaux aériens , se hâtent vers le commun rendez- vous. é Qu'il me soit permis d’emprunter ici quelques vers d’un — 194 — poème français dont l’auteur a librement imité l’œuvre al- lemande (39). Tous les morts des vieilles phalanges Arrivaient , fantômes étranges, Par escadrons , par bataillons, Pressés, jaunis, comme en automne, Les feuilles qu’un vent monotone Méle à la poudre des sillons. Perçant de tous côtés les nuages nocturnes, De l'Ouest et du Nord, de l'Est et du Midi, Ils venaient , ils venaient, régiments taciturnes, Téte haute, corps droit, bras sur l’arme raidi. Spectres poudreux, blêmes et graves, Les traits décharnés, les yeux caves, Du ruban rouge décorés, Les uns hâlés en Italie, Les autres glacés en Russie, Tous mutilés, tous balafrés. Napoléon sort de son tombeau, il arrive lentement à cheval , coiffé du petit chapeau, et tandis que la lune jette une lueur douteuse sur la plaine , il fait défiler devant lui la Grande armée des morts. Les maréchaux et les généraux forment ensuite un cercle autour de l'Empereur ; il dit tout bas à l'oreille du plus proche quelques mots qui volent à la ronde et se redisent dans les rangs les plus éloignés. France est le mot d'ordre, Sainte-Hélène est le mot de ralliement (40). M. de Zedlitz peut introduire aujourd’hui un changement dans ce poème d’apothéose. Le mot de ralliement n’est plus Sainte-Hélène; cest Paris; car le premier vœu du testament de l'Empereur a pu s’accomplir. Ses cendres, ramenées en France par un noble fils du roi Louis-Philippe, reposent maintenant sur les bords de la Seine. — 195 — (4) Voyez la préface des Dernières Chansons. (2) Juvénal, Satire X. (3) Inno per la battaglia di Marengo.— Voir l'ouvrage publié par Baudry, Parnaso italiano, Poeti italiani contemporanei, p- 268, 269. — Monti, né le 17 février 1754, à Fusignano, est mort à Milan le 13 octobre 1828. Les deux poèmes que nous citons sont incontestablement les plus remarquables parmi les ouvrages nombreux consacrés par ce poète à la gloire de l’'Em- pereur. Malheureusement, il a donné un bien triste exemple de versatilité politique en célébrant le retour de la domination autrichienne après la chute de Napoléon. — Voir la Biograph. univ., supplément, tome Lxxrv, p. 284. (4) La Spada di Federico II, canto ; Parnaso italiano, p. 272. (5) At dos de Mayo ; Apuntes para una biblioteca de escri- tores españoles contemporaneos, tomo II, p. 29; Baudry. — Don Juan Nicasio Gallego, chanoine de Séville, est né à Zamora, en 1771. (6) Zaragoza ; Poesias y varias obras de D. Francisco Mar- tinez de la Rosa, Baudry, Paris, 1845. — Martinez, né à Gre- nade, en 1789, avait 20 ans lorsqu'il composa ce poème, en 1809. Dans son Discurso moral sobre la templanza en los deseos, qui est une imitation de la Satire X de Juvénal, le Poète a ré- lue — 196 — sumé la carrière de Napoléon en quelques vers remarquables ; Poesias y varias obras, p. 50. (7) Lord Byron a consacré plusieurs strophes da chant pre- mier de Childe-Harold à la jeune héroïne de Saragosse. Voyez les strophes, 55-58. Les exploits d'Augustina se trouvent dé- taillés dans l’ouvrage de Southey, History of the peninsular war. (8) Frédéric Rückert, né en 1789, à Schweinfurt, en Fran- conie, est actuellement professeur de langues orientales à Er- langen.. C’est un des Poëtes les plus brillants et les plus féconds de l'Allemagne, il a renoncé de bonne heure à la poésie po- litique. (9) Napoleon’s Sonnenwende; Rückert's Gesammelte Gedichte, Dritter band, s. 429. (10) Æosacken-Winterlied; Gesamm. Ged. zw. b. s. 39. (11) Geharnischte sonette. (12) Geharn. son.; Gesamm. Ged. zw. b.s. 4. — J'ai fait un léger changement dans ma traduction; le texte dit: Chasseur que vises-tu ? — Je vise le cerf gras. Ces derniers mots ne. son- nant pas bien en français, j'ai cru devoir faire répondre au chas- seur : « Je vise le cerf et le chevreuil. » (13) Geharnischte sonette. Numm. 12, s. 9.— Je recommande aussi le sonnet numéro 25, qui commence ainsi : Hoch auf des nordens schneebedeckten wachten..… ù (44) Ludwig Uhland, un des meilleurs poètes lyriques de l'Allemagne, est né à Tübingen, en 1787. Nommé en 1820 membre de l'Assemblée des Etats de Würtemberg, il a presque renoncé à la poésie pour s'occuper de ses devoirs politiques. (45) Lied eines\ deutschen sœngers ; Gedichte, von L. Uhland, vierte auflage, Stuttgart und Tübingen, s. 88. — Voir aussila pièce intitulée: Vorwærts , p. 90, da même recueil. — 197 — (16) Ernest Maurice Arndt est né, en 1769, à Schoritz, dans l’île de Rügen. D'abord panégyriste de Napoléon, il fut ensuite son ennemi acharné. Deux pièces principales de ce Poète ont obtenu en Allemagne une énorme popularité, celle qui est in- titulée : la Patrie de l’ Allemand, et une autre qui commence par ces mots : « Pourquoi sonnent les trompettes? » (17) Théodore Kærner était né le 23 septembre 1791, à Dresde. Blessé d’un coup de sabre en avril 1813, il fut tué, à l’époque que nous indiquons, dans une attaque que le Major de Lützow dirigea contre deux compagnies d'infanterie chargées d'accompagner un convoi de vivres et de munitions. On l’en- terra sous un chêne à Wôbbelin, village situé près de Lud- wigslust, dans le Mecklembourg. — Ses pièces patriotiques les plus remarquables sont les Chênes (die Eïichen); le Chant des Chasseurs noirs (Lied der Schwarzen iæger) ; la Chasse sauvage de Lützow (Lützow’s wilde iagd), et surtout Ma Patrie (Mein vaterland). Voyez l'ouvrage intitulé: Theodor Kærner’s Gedichte, mit der biographie des Verfassers und einem anhange prosais- cher aufsœtze, Stuttgart, bei Macklot, 1830. (18) Childe-Harold’s pilgrimage, canto HI, str. XVI. (19) Ch. Har. du xIx; je ne traduis pas la strophe entière, j'en extrais seulement les idées principales. (20) Ch. Har. str. xx1, and foll. (21) Ch. Har. str. xxvur. (22) Str. xxxvr. J’ai enchaîné les deux premiers vers de cette strophe avec ceux de la strophe xxxvn1, pour la commodité de ma citation, et j’ai placé les quatre premiers vers de la strophe xxxVIL1 après ceux de la strophe xxxix. (23) Ode to Napoleon Bonaparte, str. 1v. (24) Str. xv. 14.* — 198 — (25) Childe Harold. canto 1v, str. xer. Can he avouch — Or answer what he claimed ?..….. Dans la strophe suivante, Byron répond à la vérité: « And would be all or nothing: Il voulait étre tout ou rien; » Cette explication ressemble assez à celle que W. Scott a donnée lui- même ; mais je doute qu’elle parût réellement satisfaisante à l’auteur de Childe-Harold. (26) Out of town six days. On my return , find my poor little pagod, Napoleon, pushed off his pedestal; Byron’s Diary, april 8. (27) The vision of don Roderick; W. Scott's poetical works. (28) La Revue du mois (Monthly review) s'exprime ainsi à l’occasion de la strophe citée à la note 29: « We are as ready as any of our countrymen can be, to designate Bonaparte’s in- vasion of Spain by its proper epithets; but we must decline to join in the author’s dclamation against the low birth ofthe invader, and we cannot help reminding M. Scott that such a topic of censure is unworthy of him, both as a poet and as a Briton. (29) La strophe xxx1x est ainsi conçue : From a rude isle his ruder lineage came, The spark, that, from a suburb-hovel’s hearth Ascending, wraps some capital in flame Hath not a meaner, or more sordid birth. And for ti soul that bade him waste the earth, The sable land-flood from some swamp obscure, That poisons the glad husband-field with dearth, And by destruction bids its fame endure, Hath not a source more sullen, stagnant and impure. (30) The field of Waterloo, a poem ; W. Scott's poetical works. (31) Voir les strophes, xnr, x1v, xv. J'ai traduit la fin de la = 499 — treizième strophe, les six premiers vers de la strophe xrv et les six premiers de la strophe xv. (32) Voir Norvins; Histoire de Napoléon; de Vaulabelle : Chute de l'Empire, Histoire des deux Restaurations , tome 3, pages 541 et 542. (33) W. Scott a pris pour épigraphe de son Histoire de Napo- léon [the Life of Napoleon Bonaparte, Edinburg, 1827), le por- trait de J. César, tracé par Lucain au commencement de [a Pharsale. SEEN 2 TA NE QU ERE Sed non in Cœsare tantum Nomen erat, nec fama ducis: sed nescia virtus Stare loco ; solus que pudor, non vincere bello. Acer et indomitus ; quo spes, quoque ira vocasset, Ferre manum , et nunquam temerando parcere ferro: Successus urgere suos; instare favori Numinis; impellens quidquid sibi summa petenti Obstaret, gaudens que viam fecisse ruina. » Lucanr PuarsaLiæ, lib. I. « Chez César, il ya plus qu’un nom, plus que de la gloire. Ame toujours active , toujours inquiète, qui n’a honte de rien, si ce n’est de ne pas vaincre ; terrible, indomptée, prête à tout ce que l’ambition conseille, à tout ce que la vengeance ordonne, à tout ce que le glaive peut oser. Habile à profiter des faveurs de la fortune, à lui arracher ses derniers fruits ; dans sa marche vers le pouvoir, tout ce qui l'arrête, il l’écrase , il s’avance à travers les ruines et sourit. » Traduction de M. Philarète Chasles, dans la Bibliothèque latine française, de Panckoucke. (34 Voyez dans le Mémorial de Sainte-Hélène , novembre 1816 , le très-intéressant chapitre ayant pour sommaire : « Di- vers objets très-importants; négociation d'Amiens ; débuts du — 900 — premier consul en diplomatie. — De l’agglomération des peuples de l'Europe. — De la conquête de l'Espagne. — Danger de la Russie.— Bernadotte. » (35) Voici le passage du livre de W. Scott auquel nous faisons allusion: « To lay the whole universe prostrate at the foot of France , while France , the nation of camps , should herself have no higher rank than the first of her own Emperor’s slaves , was the gigantic project at which he laboured with such tenacious assiduity, etc. » (36) In morte di Napoleone, Il cinque Maggio; Manzoni, poesie varie /Parnaso italiano , p. 351). J'ai suivi, en y faisant seulement un léger changement , l'excellente traduction qu'à donnée M. de Latour, dans l’ouvrage intitulé, Théâtre et Poésies d'Alexandre Manzoni, Charpentier, 1841. — Manzoni est né à Milan en 1784. Un poète allemand, M. de Chamisso, originaire de France, et né au château de Boncourt, en Champagne, le 27 janvier 1781, a dramatisé l’ode de Manzoni. Son œuvre a pour titre : Der tod Napoleon’s, dramatisch nach Alessandro Manzoni. On la trouve dans les Poésies de Chamisso (Gedichte von Adalbert von Chamisso, Leipzig, Weidmann’sche Buchhandlung , 1831). Je ne saurais passer sous silence une pièce de vers du même auteur, relative à Napoléon, et dont il a placé la scène à Amiens. Quoique cette composition soit purement de l’inven- tion de M. de Chamisso , j'ai cru devoir la traduire à cause de son intérêt local. LE NOUVEAU DIOGÈNE. (Der qeue Diogenes, Chamisso’s Gedichte, s. 239). Pourquoi ces masses épaisses de peuple dans un si étroites- pace? Amiens, tes rues suffisent à peine à renfermer:la foule — 201 — ‘ endoyante. L'Empereur approche, le maître du monde ; com- mencez à chanter des hymnes de victoire ! Il a brisé la puissance des ennemis, il vient apporter aux siensle salut et la prospérité. Cependant un seul homme est froid au milieu de l'ivresse commune; c'est un tailleur de pierres qui manie activement le ciseau et le marteau ; il laisse passer le cortège sans se laisser troubler dans: sa tâche : on dirait qu'il n’a point d’yeux pour voir, d'oreilles pourentendre. L'Empereur à cheval aperçoit de loin l’ouvrier alerte, et cu- rieux de savoir quel est celui qui affecte ainsi l'indifférence pour sa personne , il s'approche de lui et lui demande : « Que fais-tu à? » — « Je taille ma pierre , répond l’ouvrier; » et pendant ce temps, l'Empereur le regarde en face. « Jetai va aux Pyramides , tu te battais bien, et tu devins sergent; comment as-tu quitté le service, oublié, inconnu ici? » —. € J’ai rempli mon devoir fidèlement, Sire , et l'expiration de mon temps de service m’a dégagé du serment et de la guerre. » — « Jeregrette de ne plus voir dans mon armée celui qui s’est conduit en brave; voyons, fais-moi connaître ton souhait le plus hardi; tu peux compter sur ma faveur impériale, » — « Jen’ai besoin de rien, mes mains me suffisent encore pour me nourrir ; laisse-moi tailler ma pierre, sans avoir besoin de ta faveur. » Où M. de Chamisso a-t-il trouvé le fondement , le prétexte de cette composition , je l’ignore. Elle est, dans tous les cas, bien peu conforme aux sentiments et à l’esprit des hommes du peuple qui avaient servi sous l'Empereur. (37) M. de Zedlitz est né en 1790 à J ohannesberg , dans la Si- lésie autrichienne. (38) Die næchtliche heerschau; Gedichte von J. Ch. Freiherrn von Zedlitz, Stuttgart und Tübingen, verlag der Cotta’schen buchhandlung , 1832, s. 16. — 202 — (39) L’Arc de triomphe de l'Etoile, poème couronné par l’Aca- démie française, par M. Boulay-Paty; voir l'ouvrage intitulé : Couronne poétique de Napoléon , Paris, Amyot, 1840. Dans ce volume se trouve une remarquable pièce de vers italiens de M. Giovanni Rosini, quia pour titre : In morte di Napoleone, et que l’on pourra comparer avec celle de Manzoni. (40) Je pense que quelques vers de la pièce d'Henri Heine, intitulée : les Grenadiers, ont pu donner à M. de Zedlitz l'idée de sa Revue nocturne. Le lecteur en jugera. | « Deux grenadiers, faits prisonniers en Russie, retournaient en France. Lorsqu'ils arrivèrent aux quartiers allemands , ils apprirent la déroute de la Grande Armée et la captivité de l'Empereur. — Alors l’un des deux dit à l’autre : » Ami, accorde-moi ce que je te demande; si, comme je le crois, je meurs bientôt, transporte mon cadavre en France, enterre-moi dans la terre de France. » Tu mettras sur mon cœur ma croix d'honneur avec son ruban rouge, tu placeras mon fusil dans ma main et mon sabre à mon côté. » C’est ainsi que je veux être couché dans la fosse, et que je veux écouter comme une sentinelle attentive, jusqu’à ce que j'entende le bruit du canon et du pas des chevaux hennissants. » Alors mon Empereur passera à cheval au-dessus de ma tombe, des épées feront entendre leur cliquetis et briller leurs éclairs; alors je sortirai tout armé de la fosse pour défendre mon Empereur, mon Empereur !! » ES COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DE L’ACADÉMIE, PENDANT L'ANNÉE 1850-1851, PAR LE SECRÉTAIRE - PERPÉTUEL. MESSIEURS , L'examen de vos travaux pendant la période séculaire qui vient de s’écouler , se rattachait si naturellement à l’inaugu- ration de la statue de Gresset, que vous avez, d’un commun accord , voulu qu’il prit place dans cette solennité. — C'était une offrande à la mémoire du fondateur, c'était un témoi- gnage à vous-même rendu de votre zèle à répondre à ses vœux. — Mais après l’exposé des travaux d’un siècle, res- serré dans les limites du cadre que vous aviez tracé; après les émotions si vives et si douces de la journée du 21 juillet, vous avez pensé qu'il fallait laisser reposer les cœurs et les esprits, et vous avez sagement ajourné à ce moment votre séance annuelle. Plus recueillis aujourd’hui, nous venons, comme pour poser la première pierre d’une période nouvelle, marquer un nou- veau point de départ avec l'espoir de laisser sur la route — 204 — quelques jalons où nos successeurs puissent , comme nous lavons fait pour nos devanciers, attacher. quelques hono- - rables souvenirs. — Cette pensée, Messieurs , relève mon courage, toujours prêt à défaillir, lorsque j’aborde en pré- sence de tant d’aptitudes diverses, une analyse dont les su- jets peuvent ne pas rencontrer partout les mêmes sympathies ou le même degré d'intérêt pour chacun. Je vais donc, Messieurs, sans préambule et comme ceux qui redoutent les lenteurs d’une froide immersion , me lancer dans l'examen qui m’est prescrit. Des absences regrettables vous ont enlevé, Messieurs, des collègues dont la collaboration vous était chère et précieuse ; votre plus vif désir était de leur donner de dignes succes- seurs; vous aviez un mérite à reconnaître et un zèle louable à récompenser ; vous vous êtes empressés d'arriver à ce dou- ble but en appelant M. Daussy dans vos rangs. M. Daussy, dont les études dans la science du droit avaient été signalées à Paris par de brillants succès, était votre collaborateur avant d’être votre collègue; il avait suppléé M. Decaïeu dans le professorat du cours du droit commercial institué par vous, et toujours placé sous votre patronage. Ce concours volontaire mérita vos éloges, mais ne dicta pas seul votre choix. Dès son entrée au barreau , M. Daussy confirma les espérances que ses premiers succès avaient fait naître, et ses études de la langue allemande et des poètes qui l'ont illustrée, vous ont convaincu que le jurisconsulte était en- core littérateur. | Dans son discours de réception, votre jeune collègue, après avoir signalé l'utilité d’un cours de droit commercial , dans une ville industrielle et commerçante , a posé les bases de ce cours. Exposer nettement, at-il dit, les prescriptions de la loi, en bien faire comprendre l'esprit et la portée; signaler les difficultés d'application; mettre en garde contre les écueils — 1905 — et. laisser aux auditeurs un souvenir durable des règles qu’ils devront suivre dans le cours de leur existence commerciale, tel.est le but vers lequel tendront ses efforts et dont la route est toute tracée par ses devanciers. En terminant il vous a promis de dérober quelques instants à ses occupations sé- rieuses , en utilisant ses études antérieures de la langue alle- mande , et ses travaux sur le vieux poème des Miebelungen. M. le Directeur en répondant à M. Daussy et en indiquant les motifs du choix honorable qui l’appelait parmi vous, a été conduit à une heureuse digression sur ce poème des Nie- belungen, grande composition qui appartient à la brillante période du règne des Hohenstauffen ; c'est-à-dire à cette époque où la langue allemande, auparavant si rude et si pauvre, commença à se polir et s’enrichir par le travail des poètes; et à entrer dans les hautes destinées que Charlema- gne avait rêvées pour elle. De l’époque de l’avènement de la dynastie de Souabe , des Hobenstauffen, date une ère plus heureuse et pour la langue et pour la civilisation allemande. Le poème des Niebelungen appartient aux épopées puisées dans les traditions nationales de l'Allemagne. Comme on l’a fait des chants d'Homère , on doute de leur auteur, ou pour mieux dire il est à craindre qu'il reste à jamais inconnu. Cette promesse de votre nouveau collègue et la réponse de M. le Directeur, vous donne l'espoir de recueillir dans l’année qui va s'ouvrir, d’intéressants travaux d’études littéraires. Le plus vaste, le plus profond et le plus caché des secrets de la nature, c’est celui par lequel elle transforme la ma- - tière inerte en matière organisée, douée de sensation et de mouvement ; c’est celui dont la curiosité scientifique de l'homme, lui fait chercher avec ardeur la révélation; aussi le plus vif intérêt s’attache-t-il à toutes les observations, alors même que sans atteindre le but, qui se dérobe sans eesse , elles paraissent y conduire. — 9206 —. Cet intérêt n’a point falli à la lecture que vous a faite M. Tavernier de ses quelques mots, comme il le dit mo- destement, sur la matière organisée; de son aperçu de la structure variée des organes, leur siége et leurs fonctions chez les animaux. Sans entrer dans un matérialisme absolu à l'égard de ceux-ci, matérialisme en dehors duquel il place complètement l’ensemble de l’organisation humaine, M. Ta- vernier, parcourant les conditions générales de l’organisation des animaux, pose en principe que d’un état donné de l’or- ganisme , tel effet et non tel autre doit résulter;. que la combinaison des organes étant calculée d’après d’impérieuses nécessités, la forme ne peut exister arbitrairement malgré ses variétés infinies. Au point de vue de la vie individuelle, deux types se pré- sentent : l’organisation végétale et la vie animale.—Au point de vue de la plus radicale des actions (la préhension des ali- ments), le mode, quoiqu’essentiellement le même, se mo- difie plus en apparence qu’en réalité. Chez les végétaux c’est la matière nutritive qui vient au-devant de l'instrument ; leurs racines sont plongées dans la substance réparatrice. — Chez les animaux c’est une action qui pousse l'instrument à chercher la matière. Cet instrument est l'estomac, le plus universel des organes des animaux; mais que de différence dans la conformation de cet organe. Ici, M. Tavernier, passant en revue les divers modes de nutrition, signale les différences variées, des moyens donnés par la nature, à chaque espèce pour suivre, appréhender, broyer et préparer la substance alimentaire, d’une manière appropriée à son être. — « Tout être organisé , dit-il avec Cu- » vier, forme un ensemble , un système unique et clos, dont » les parties se correspondent mutuellement et concourent à » la même action définitive par une réaction réciproque. » — Des organes de la nutrition et suivant toujours ce prin- 1907 — cipe lumineux et fécond, M. Tavernier passe en revue les organes de la respiration, de l’ouie, de la vue, du tact, et partout il rencontre, dans la variété des formes et des modes, un but unique. — Ramené à la conservation de l’es- pèce, cette variété, toujours en rapport avec les besoins, détermine les instincts conservateurs, chez les animaux. — Jamais la nature dans ses ressources infinies ne substitue un élément à un autre; les attributions sont fixes. Après avoir ainsi puisé dans l’observation des phénomènes de l’or- ganisation animale, et de faits incontestables , les déductions les plus logiques, M. Tavernier pense avec raison avoir établi sa thèse première; à savoir que les facultés chez les animaux sont étroitement liées à la structure. Là, il s’ar- rête; et quand il se demande si les liens qu’il a établis et qui forment entre les êtres animés une véritable chaîne na- turelle, s'étendent plus loin? Si les règnes organiques et morganiques tirent leur origine de la même source? — Il déclare qu’il ne se sent pas assez fort pour répondre à une question , qui longtemps encore , sans doute, restera sans solution. La fabrication du sucre indigène, cette industrie qui exerce une si grande influence sur l’agriculture dans nos départements du Nord, et une influence non moins grande sur la prospérité de nos colonies, était, vivement intéressée dans un projet de loi présenté vers la fin de l’année der- nière. M. Maruv, avec cette clarté mathématique et cette per- sévérance qui le caractérise, a examiné à fond la question sur toutes ses faces, a puisé à toutes les sources certaines les éléments de calculs longs et rigoureux. Il vous a pré- senté, dès le mois de décembre, et avant la discussion de la loi, un Mémoire où la justesse du raisonnement le dis- pute à celle des chiffres. — L'importance de ce travail et — 208 — son opportunité vous ont paru telles, que vous en avez ordonné immédiatement l'impression et l'envoi tant à nos députés qu'aux ministres du commerce et des finances. Dans leur accusé de réception, ils se sont plu à vous signaler l’u- tilité du Mémoire de M. Mathieu, qui sera toujours con- sulté avec fruit par les économistes. M. Barpier, qu'une longue clynique a enrichi d’une foule de faits intéressants, vous a, sous ce titre : Souvenirs d’un Médecin, là un mémoire consacré à l'examen de certains phénomènes pathologiques qui résultent de différents états morbides du cerveau. —Il a appelé votre attention sur lob- servation de quelques maladies qui affectent l'homme dans ses plus nobles facultés. — A l'étude de ces maladies, qui ont toujours leur siége dans le cerveau et la colonne verté- brale, se rattachent, en les liant aux considérations méta- physiques, les questions les plus élevées de la philosophie. M. Barbier passe en revue diverses affections de l'organe cérébral, et signale, par de nombreux exemples tirés de sa clynique, les effets qu’elles ont produit tant sur la pensée et ses manifestations extérieures, que sur les mouvements mécaniques des muscles et du corps. Tantôt c’est l’ouie qui est affectée de manière à ce que le malade entend réellement des sons imaginaires , parce que l'organe est ébranlé comme il le serait par la réalité. — Tantôt les hallucinations de la vue offrent à l’œil les ob- jets les plus bizarres de l'existence desquels il est impos- sible de dissuader la personne affectée , qui jouit, du reste, des facultés rationnelles. — Vient ensuite la série des mou- vements désordonnés où la volonté du malade n’a aucune part, et dans lesquels, souvent, la saine moitié des membres du sujet, n’est occupée qu’à contenir les mouvements hos- tiles et involontaires de l’autre moitié. Quelquefois encore c’est une force, en apparence surnaturelle , qui maintient — 209 — l'individu, pendant des semaines entières, dans une position qu’il lui serait impossible de garder pendant une demi-heure dans l’état normal. M. Barbier recherche la cause de ces phénomènes et la rattache à certains désordres du cerveau et de la moëlle épinière. Les maladies qui troublent ainsi en apparence la raison de l’homme et présentent des aberrations des facultés in- tellectuelles , sont celles qui affligent le plus profondément et la famille et les amis du malade; le médecin peut-il rester impassible et étranger au spectacle de la douleur phy- sique et de l’affliction? Non, sans doute; et c’est en parlant des émotions pénibles qu’il éprouve, que M. Barbier est con- duit à vous rappeler un des plus touchants épisodes de son existence médicale. Mais ce récit, terminé par une douloureuse catastrophe, et qui vous a vivement pénétrés , éveillerait , malgré l'intérêt qu'il inspire , des émotions pénibles qu’il convient d’écarter aujourd’hui. Au moment où l'Agriculture s’'émouvait aux dispositions d’une loi sur le tarif des sucres, et où l’un de nos collègues présentait, dans l’intérêt du pays, des observations si judi- cieuses , que l'impression et l'envoi aux ministres étaient or- donnés par vous, d’autres propositions auxquelles l’Agri- culture pouvait également être mtéressée, semblaient devoir prochainement occuper la Législature. Le mot de crédit fon- cier était prononcé, et pouvait faire naître de grandes espé- rances ou amener de cruelles déceptions. De toutes les illusions qu'a fait naître ou développé la ré- volution de 1848, il en est peu qui aient eu autant de suc- cès que le crédit foncier. — Il appartenait à une main ferme et hardie de sonder cette profonde question d'économie poli- tique et de prospérité nationale ; de la débarrasser de tout prestige trompeur, et de ramener à la réalité les avantages exagérés d’un système financier adopté même par quelques bons esprits, portés à sacrifier à de décevantes espérances la stabilité de la prospérité et la garantie de la sécurité des fa- milles. Cette tâche difficile et ardue, M. Bouzzer l’a entre- prise et accomplie dans le mémoire sur le Crédit foncier qu'il vous présentait dans l’une de vos séances du mois de juin dernier. Sans nier les grands biens qu’a produit le crédit public, c’est, dit M. Boullet, une pente sur laquelle il est difficile de s’arrêter. Quant au crédit foncier , il se distingue du crédit commer- cial par la durée , le produit et le principe de la sécurité. Examinant la question sous ces divers rapports, M. Boullet est d'avis qu’il faut laisser à l'intérêt privé, secondé par l'esprit d'association, le soin d'établir des banques ou plutôt des caisses de Crédit foncier, en leur imposant la survelllance du gouvernement. Après avoir signalé les circonstances principales dans les- quelles le Crédit foncier pourrait rendre des services à l'Agriculture, après avoir fait ressortir les avantages ou les dangers de certains modes d'établissement, M. Boullet se résume en ces termes : Les institutions du Crédit foncier peuvent produire quelque bien; mais non les prodiges dont on s'était flatté. En établissant un intermédiaire intelligent entre les prêteurs et les emprunteurs; en réunissant, par l'esprit d’association les capitaux inactifs ou qui prennent à présent un autre cours, elles peuvent amener quelques sou- lagements pour la Propriété et l'Agriculture. Mais la réforme de quelques lois sur la sécurité du gage et la facilité des re- couvrements, est un préalable nécessaire à leur établisse- ment; elles risqueraient, sans cela, d’être une tentative inutile. — 21 — Déjà M. Ricozzor avait enrichi vos archives du catalogue de l’œuvre de Léonard de Vinci. Cette année il vous a lu la vie du Giorgion, de cet illustre peintre du xv.e siècle, élève de Bellini et contemporain du Tifien. I] vous a fait assis- ter aux débuts du jeune peintre , qui à peine entré dans l'atelier de Jean Belin, méditait l'émancipation de la pein- ture italienne et la lançant dans des voies nouvelles, rencon- trait un premier adversaire dans son maître même. Tant ilest vrai que les hommes doués du génie d'initiative voient de toute part s'élever autour d’eux les obstacles de la jalou- sie, du préjugé ou de la routine. — Le Giorgion s'isola , travailla seul d’abord, et déroba la connaissance de ses pro- cédés. Quand il fut sûr des effets, il afficha pour ainsi dire son art, en peignant avec originalité et dans un style nou- veau l’extérieur de sa maison. M. Rigollot décrit les œuvres principales du Giorgion, il fait connaitre dans leurs détails ses tableaux les plus remar- quables , il le présente avec justice comme un des plus grands coloristes, et analyse ses qualités avec cette justesse de tact et d'expression que peuvent seules donner une longue pra- tique d'observation et la comparaison des diverses écoles. Puis notre collègue entre dans l’examen critique des juge- ments portés ou des appréciations diverses des œuvres du peintre de Castel-Franco , et nous le montre mourant à trente-trois ans d’un désespoir d'amour. Car, dit l’auteur , l'amour, en Italie, est ou du moins était alors une chose sérieuse. La vie du Giorgion de M. Rigollot, dont nous voudrions que les bornes de cette séance nous permissent d'extraire des détails pleins d'intérêt, restera comme un excellent docu- ment dans l’histoire de la peinture. Les travaux scientifiques sont ceux, Messieurs , auxquels les sociétés savantes attachent le plus de prix, ce sont ceux 15. — 212 — en effet, qui justifient leur titre et qui concourent le plus à leur illustration. Je voudrais bien ici jouir du privilége de l'Académie des sciences, qui dans ses séances publiques parle hardiment astronomie et physique dans la langue de l'algèbre et des équations. Mais de quoi pourraient se plain- dre ses auditeurs, y sont-ils venus chercher autre chose? Il n’en est pas de même d’une société comme la nôtre, dont les titres variés promettent, à la plus aimable partie de notre auditoire, des récréations intellectuelles mêlées d'intérêt ou d'émotions morales. — Aussi lorsque dans l'exposé de nos travaux le nom de M. Pozcer arrive sous ma plume, et que j'aborde l'analyse de son mémoire sur la Constitution intime des êtres matériels, qui tiendra un rang si élevé dans vos publications, je recule effrayé et ose à peine en énumérer les titres, qui tous comportent dans leurs développements un examen abstrait et profond de la matière. Je laisse notre savant confrère passer en revue les systèmes adoptés sur les idées qu'on se fait généralement des corps; exposer la théorie de la configuration des atomes molécu- laires, de leur incommensurable petitesse, et de l'immense distance relative qui les sépare; de leur écartement possible au plus haut degré de dilatation par la chaleur , ou de leur concentration et de leur densité par la pression ou le refroi- dissement ; et, abandonnant avec regret des notes où sont rejettés des calculs qui révèlent les faits les plus curieux de la physique, je me borne à signaler de nouveau cette œuvre à votre estime , et à renvoyer les adeptes à la lecture de votre publication semestrielle. Des réalités du monde matériel, où les savants sont in- cessamment à la recherche de la Vérité, permettez-moi , Messieurs, de vous transporter, avec M. MacxarT, dans les domaines de l’Illusion. Si la vérité plaît, l'illusion peut avoir ses charmes; — — 215 — elle est un bien suivant les uns, un mal suivant les autres. Ce dissentiment est fondé sur la différence des points de vue où on se place; un bien ou un mal, suivant la cause et ses effets. L'Illusion , considérée aux quatre âges de la vie, est, pour l'enfance, une source de plaisirs ; — dans la jeunesse, elle produit et soutient l’amour; — dans l’âge viril, elle éveille l'ambition et conduit à d’amères déceptions ; — elle aveugle la vieillesse sur l’avenir et serait peut-être un bien pour elle, si elle ne faisait que lui masquer de tristes réalités. L'Illusion considérée dans ses caractères particuliers, a pour cause les erreurs des passions, de l’orgueil, les vains désirs, les craintes, les espérances. Ici, vous passez en revue la galerie des portraits, des caractères et des applications heureuses dans les personnifications. Bientôt s’ouvre devant l’auteur le vaste champ de la mo- rale et de la philosophie. — Il va considérer l’Illusion dans les religions, dans les sciences, dans la littérature, dans les beaux arts. — Dans les religions, elle a produit les folles croyances du paganisme, pourvu ses dieux des travers et des vices de l'humanité. Dans les sciences, elle a donné naissance a des systèmes erronés. Dans la littérature, elle peut déployer sa puissance , étaler la richesse de ses fictions et se montrer inspiratrice et féconde. Mais c'est surtout au théâtre que l’Illusion domine et agit sur nos sens, favorisée qu’elle est par les fictions de la scène; et cependant de combien de réalités, de désenchantements n’a-t-elle pas à triompher. —La vérité est blessée à chaque instant, l’invraisemblance, l’impossibilité s’accumule, rien n’y fait. — Vous êtes bien à Paris, et vous vous croyez dans le palais du Soudan, de Jérusalem, avec Orosmane: en Amé- rique, avec Alzire; vous vous reportez vingt siècles en arrière pour être dans le lieu et dans le temps que le poète vous assi- 15.* EN gne; vous pleurez enfin, quand l’objet de vos pleurs rit dans la coulisse, et vous, vous prêtez à une illusion qui vous afflige. Après l'illusion née des tableaux intellectuels, M. Machart nous ramène à l'illusion des sens, qui nous trompent en nous charmant dans les productions des beaux arts. L'Illusion prend sa source dans les causes , ou _ morales. — La nature de nos sens qui s’y prêtent, vient la développer. Dans le premier cas, la vérité est dans la sensation; la méprise, dans le jugement que nous portons de cette sensa- tion. — Au nombre des causes morales, il faut mettre les imperfections de l'esprit et les égarements de la passion. M. Garnier, toujours infatigable dans ses investigations, et qui attache avec raison un grand prix aux biographies locales, vous à fait assister dans la biographie d’Antoine de Caulincourt , moine de l’abbaye de Corbie, en 1500, aux luttes intestines qui divisèrent cette abbaye, aux procès qu’elle soutint pendant plusieurs années, à partir de 1524, pour le maintien de ses droits d'élection, contre le cardinal de Bourbon, qui ambitionnait le titre d’abbé, et qui l'avait plutôt enlevé qu'obtenu. Vous avez vu après le triomphe du droit dans ce procès, dont la longueur, comparé à la célérité de notre jurisprudence actuelle nous étonne, com- ment Antoine de Caulincourt fut payé d’ingratitude par ceux même dont le succès était dû à sa persévérance. Nouvelle application du proverbe aussi vrai que peu conso- lant : Sic vos non vobis. Au moment où la locomotion paraît être un besoin, où les moyens d'augmenter la rapidité en diminuant les périls , sont l’objet de toutes les investigations; on peut af- firmer que l'application des prodiges de la vapeur à la navi- gation laisse beaucoup à désirer. À une époque peu éloignée où je m'estimais heureux de signaler M. Sauvage , notre (MS compatriote, comme le véritable inventeur de l’hélice , des- tinée à remplacer la roue à aubes, j'étais loin de penser qu'un moyen nouveau serait présenté par l’un de nous. La roue à aubes des bateaux à vapeur doit être ainsi que le disait un illustre amiral anglais , considérée comme l’en- fance de l’art. L’hélice elle-même présente certains incon- “vénients et demande des modifications , dont la meilleure n’est pas encore trouvée. M. Roussez , dans l’une de vos dernières séances, vous a présenté la pensée d’un moyen nouveau, je dis la pensée, car là est l'invention ; les dé- tails de construction et d'application viennent d'eux-mêmes. Après avoir signalé , en théorie et en pratique, les in- convénients que présentent la roue à aubes et l’hélice, M. Roussel examine et pose les conditions que doit remplir le meilleur propulseur. Elles sont au nombre de cinq. Il faut : 1.0 que la surface de l'organe qui frappe l’eau puisse recevoir, sans augmenter le volume du bâtiment , une étendue propor- tionnelle à la grandeur du navire et à la force de sa machine ; 2.° Que la surface choquante reste constamment perpen- diculaire à la direction de son mouvement , et qu’elle frappe l'eau dans un sens directement opposé à celui de la pro- gression du navire ; 3. Que la vitesse du corps choquant puisse être assez grande pour que l’eau présente un point d'appui suflisam- ment résistant ; 4. Que l’action du propulseur s'exerce sous l’eau ; 5. Enfin, que l'appareil soit solide et léger. L'appareil de M. Roussel consiste en un cylindre en bois, en fer ou en cuivre, placé à l'arrière du bâtiment, dans la position qu'occupe aujourd’hui l’hélice, c’est-à-dire ho- rizontalement, par conséquent, comme elle, entièrement im- mergé. — Dans ce cylindre se placerait un second cylindre fermé par ses deux extrémités et formant piston. Ce piston — 216 — recevrait son mouvement de la machine placée à bord du bâtiment, et se développant en dehors du corps de pompe, appuierait par sa base sur l’eau et pousserait en sens con- traire le navire auquel il serait adapté. — Au lieu d’un seul cylindre on pourrait en employer deux, qui pousseraient alternativement et rendraient le mouvement continu. Telle est, Messieurs, le nouveau mode de propulsion pro- posé par M. Roussel, mode que vous avez chargé une com- mission d'examiner , et pour lequel nous devons prendre date. Quel homme à l’esprit droit, au goût éclairé, n’est admi- rateur de Molière, de cet inimitable génie, toujours imité pourtant, et auquel appartiennent les plus heureux effets de la Scène moderne, dans laquelle on le retrouve au fond des situations comiques sous mille déguisements. Molière, vous le savez, Messieurs, voulut mettre en vers toutes ses pièces, mais le temps et la vie lui firent défaut. Quelques-unes ont un peu vieilli de style, comme prose surtout. La mise en vers de cette prose la rajeunit, même en y conservant les expressions du texte. C’est ce que M. MaroTTE vous a prouvé par la lecture qu’il vous a faite de sa traduction, c’est ainsi qu’il appelle la mise en vers du Sicilien ou l'Amour peintre. En suivant comme vous l'avez fait sur la prose même de Molière les vers de notre collègue, on eût pu crier au tour de force, si le naturel de l’agencement ne révélait la fa- cilité la plus naïve. Adraste, amant d’Isidore, s’est introduit chez dom Pèdre, sévère Argus de la belle. — Il vient en qualité de peintre, sous le prétexte de faire le portrait de sa maîtresse. Isidore , tout en posant, dit au peintre : « Je ne suis pas comme ces femmes, qui veulent , ense faisant peindre, des portraits qui ne sont point elles, et ne sont point satisfaites du peintre, s’il ne les fait toujours plus belles qu’elles ne sont. Il faudrait, pour les contenter, ne faire — 217 — qu'un portrait pour toutes; car toutes demandent même chose, un teint tout de lis et de roses , un nez bien fait, une petite bouche , et de grands yeux vifs, bien fendus; et sur- tout le visage pas plus gros que le poing, l’eussent-elles d’un pied de large. Pour moi, je vous demande un portrait qui soit moi, et qui n’oblige pas à demander qui c’est. » Voilà qui est vrai, mais d’un style plus vulgaire encore que naïf. Voyons comme la versification de M. Marotte, en conservant la couleur et la naïveté des expressions , ôte de vulgarité à l’ensemble. Voyons comme sous le charme du rhythme et de la rime les mêmes mots semblent changer de valeur. Permettez-moi de citer quelques vers en regard de la prose originale. Je suis femme, et pourtant je ne suis pas de celles Qui veulent des portraits qui ne soient jamais elles, Qui, du peintre, ne sont satisfaites jamais, S'il n’a, de leur beauté, dépassé les attraits. Toutes (qu’on les entende), exigent mêmes choses : Un teint frais et vermeil, tout de lys et de roses ; Une petite bouche, un nez assez bien fait. Pour leur être agréable, il leur faut tout parfait. Des yeux vifs et fendus , et surtout le visage Pas plus gros que le poing ; quelqu’en soit l'assemblage , Fût-il large d’un pied ; j'en ris de bonne foi. Surtout je vous demande un portrait qui soit moë, Et qui n’oblige pas, alors qu’on le regarde, A demander qui c’est? Je voudrais qu’il me füt permis de multiplier les citations; mais si je m’abandonne à ce désir, je vous lirai toute la pièce. Contentons-nous d'applaudir à cet heureux essai, et d’en- courager le traducteur. — 218 — Qui à terme ne doit rien, est un. langage tout aussi goûté dans les Académies qu’au palais. Les meilleurs esprits s’en- dorment , lorsqu’aucun stimulant ne vient à les réveiller. Il est si doux de remettre au lendemain ce dont on peut se dispenser le jour-même. Cette vérité a été si bien sentie; que beaucoup de sociétés comme la nôtre ont inséré dans leurs réglements une clause qui oblige chacun à ne pas laisser écouler un temps donné sans produire; mais malheureuse- ment cette clause est trop souvent jugée comminatoire ; on l’élude. Vous avez pensé, Messieurs, devoir imposer à cha- cun de vous une périodicité de productions, qui ne s’oppo- serait pas aux communications de toute espèce que suggére- rait l'actualité du sujet ou la libre volonté des auteurs; et vous avez, cette année même, recueilli les fruits de cette énergique résolution. Indépendamment des travaux dont je viens de tracer une esquisse si imparfaite, des communications et des rapports nombreux ont signalé vos séances. Vous avez reconnu que vous pouviez transformer vos publications bisannuelles en publications semestrielles; mode qui relève le mérite des productions, quand il se joint à l'intérêt de l'actualité, et vous met plus fréquemment en rapport avec les intelligences qui se plaisent à suivre vos travaux. Enfin, Messieurs, je ne terminerai pas cet examen sans y comprendre, comme vous appartenant, une œuvre qui, pour n'être pas renfermée dans les cases de vos archives, tient une si honorable place dans la bibliothèque communale; œuvre mise sous la protection de la ville, dont elle honore l’un des enfants, et qui s’honore de l’œuvre. OEuvre qui, la pre- mière, vient justifier, en nous offrant les traits de notre poète fondateur , 6e titre d’Académie des Arts, qui ne sera plus compté comme un vain ornement. * —— sn ——— RAPPORT SUR LE CONCOURS OUVERT POUR LE PRIX DE POÉSIE, de l'année 1851. Par M. MACHART, Père. MEssrEurs, Il fut un temps où les concours ouverts par les académies avaient principalement pour but d'encourager la culture des Belles-Lettres. Ce temps est celui où la littérature, encore au berceau, n’avait point doté la France des trésors que nous possédons aujourd’hui. Ayant beaucoup à acquérir , il était naturel de provoquer le zèle de ceux qui pouvaient beaucoup donner. De là l’origine des prix proposés peu après la fondation de l’Académie française. Mais, aujourd’hui que nos bibliothèques l’emportent en richesses de tout genre sur celles des pays les plus éclai- rés ; aujourd'hui que le talent, aidé par d’admirables mo- dèles, n’a pas besoin d’être excité ; aujourd’hui qu’au lieu de pousser les aspirants dans la carrière, il serait plus sage peut-être de ne l’ouvrir qu'à ceux qu’une impérieuse voca- — 220 — tion y conduit, les encouragements offerts à l’éloquence et à la poésie ne peuvent plus avoir le même objet qu’autre- fois. Ce qu'ont maintenant en vue les compagnies littéraires dans les prix qu’elles décernent , c’est moins de provoquer l'émulation que de lui donner une direction utile. Concourir au progrès des grandes idées morales, en glorifiant les sen- timents qui font les vertus publiques et privées, tel est le but que les académies se proposent. Aussi , Messieurs, pour prix de poésie de cette année , avez-vous choisi les Missions étrangères. Si l’on se pénètre bien de ce qu’il faut de profonde con- viction, de lumières, de courage, de persévérance chez les hommes qui, dans l'intérêt de la religion et de l'humanité, s’élancent au sein des contrées les plus sauvages, pour y porter , avec les lumières de la foi, les germes de la civilisa- tion; si l’on songe à ce que non-seulement le christianisme mais la société peuvent tirer d'avantages de leurs sublimes travaux, on demeure convaincu qu'aucune entreprise , n'é- tant plus morale et plus élevée, aucun sujet n’offre une ma- tière plus riche aux inspirations de la poésie. Si vous lisez les annales de la propagation de la foi, le tableau le plus frappant vient s'offrir à vos yeux : vous voyez une sainte cohorte sortir, chaque année , de l’une de nos congrégations pour obéir à l’ordre que le Dieu des chré- tiens donna jadis à ses apôtres quand il prononça ces pa- roles immortelles : « Allez , enseignez toutes les nations de la terre, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit ; je serai avec vous tous les jours jusqu’à la con- sommation des siècles. » On sait si le commandement fut accompli. L'Indien , le Scythe, le Persan, le Chinois, l’Arabe, l’Ethiopien , le Sauvage errant dans les déserts de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique ont vu ceux qu’ils nomment les Envoyés du 1 — 221 — Grand-Esprit. les visiter dans leurs huttes et le creux de leurs rochers , leur parler dans leurs langues, descendre jusqu'à eux pour les élever jusqu’à Dieu, les instruire , purifier leurs mœurs , détruire leurs superstitions, désarmer leurs vengeances , les secourir dans leur misère, les sou- lager dans leurs maux. De l’étendard de la foi, l’Apostolat a fait le drapeau de la civilisation. Ce n’est qu’en lisant l’admirable correspondance des Mis- sionnaires que l’on peut se faire une idée de l’immensité de leurs travaux, de la longue et difficile étude qu'ils ont d’abord à faire des innombrables dialectes de peuplades dont nous connaissons à peine les noms. Cette étude préliminaire terminée, le missionnaire part ; il quitte ses parents, ses amis, son pays natal , pour péné- trer dans des contrées souvent inconnues et presqu’inacces- sibles. Un ordre parfait et scrupuleusement suivi a présidé à la distribution de la pieuse phalange. Tous marchent , tous s’avancent sans hésiter ; les uns traversent des mon- tagnes de glaces , souvent obligés de se creuser dans la neige le gîte qui doit les abriter pendant la nuit; d’autres parcou- rent des contrées où une chaleur tropicale tarit l’eau des fontaines, dessèche les végétaux, dévore les animaux et les hommes. Tous vont ainsi bravant l’intempérie des climats, la faim , la soif, des dangers sans cesse renaissants, la per- sécution, le pillage, la captivité, des supplices atroces, enfin la mort au milieu des tortures, assez payés de leurs souf- frances quand elles ont eu pour prix la conversion de quel- ques idolâtres. Pour un tel résultat, nul échec ne les décou- rage. Quand , après de longs jours employés à la construc- tion d’une chapelle ou d’une école, ils voient une main bar- bare renverser le pieux édifice, résignés , ils lèvent les yeux au ciel, et recommencent avec une patience infatigable ce qu'ils ont vu détruire en un moment. — 222 — Plût au ciel que tant de dévouement trouvât partout sa récompense! Mais, dans plus d’un lieu, et surtout à la Chine , l’Apostolat rencontre des ennemis acharnés. Là , l’er- reur , l'ignorance , la superstition , d’odieux soupçons , des traditions calomnieuses et surtout la cupidité des mandarins suscitent aux Missionnaires et aux indigènes qu'ils conver- tissent les persécutions les plus opiniâtres et les plus inhu- maines. Heureusement , telle est la persuasive éloquence avec laquelle les soldats du Christ ont enseigné leurs doc- trines, que le néophyte, une fois éclairé, persévère dans la foi avec la constance des premiers martyrs. En voici un exemple authentique et récent : Une fête religieuse allait être célébrée à la Chine. Le man- darin arrive, chasse le prêtre, et fait saisir cinq habitants nouvellement convertis. Au moment où le soleil allait disparaître , dit l’auteur » de la lettre insérée dans les annales de la foi , les prison- » niers se mirent à réciter à haute voix leur chapelet et les » prières du soir. Mais bientôt le mandarin se place sur son » siége; les bourreaux l’accompagnent; ils sont armés des » instruments de torture : » — Le Manparin : Renoncez-vous à votre religion et con- » sentez-vous à fouler aux pieds la croix ? » — Les Conresseurs : Plutôt mourir. {Le supplice com- » mence). » — Le Manparin : Renoncez-vous à votre religion et con- » sentez-vous à fouler aux pieds la croix ? » — Les Conresseurs : Plutôt mourir. (Le supplice con- » tinue). » — LE ManDaRIN : Renoncez-vous à votre religion et con- » sentez-vous à fouler aux pieds la croix ? (Profond silence). » La torture a lassé les bourreaux; les martyrs n’existent » plus. » — 225 — Elle est bien puissante sans doute la parole qui produit un pareil héroïsme! C’est qu’elle est secondée par l'exemple; c'est que le Missionnaire a subi les dures épreuves qu’il en- courage; c'est qu'il voit dans la mort la récompense du dévouement qui la lui fait braver. « Ne vous afiligez pas, écrivait l’un d’eux à ses parents, » en leur apprenant la sentence qui venait de le condamner; » ma mort ne sera point douloureuse; les bourreaux qui » doivent me trancher la tête et les membres, frapperont » les cinq coups en même temps. » - Ici, Messieurs , les annales que j'ai consultées m'ont of- fert mille exemples d’un courage qui semble surpasser les forces humaines : là, ce sont les lèpres tout à la fois les plus horribles et les plus contagieuses bravées par l’apôtre qui va secourir et baptiser les malheureux qu’elles dévorent. — Ailleurs , c’est le bûcher auquel on attache deux Mission naires sans qu'ils aient frémi. L'un, vivant encore, voit une partie de sa chair servir d’aliment.. Mais je m’arrête ; j'a- vais copié ces affreux récits; je les ai retranchés. Ce que ies envoyés du ciel peuvent souffrir, vous ne pourriez l’en- tendre. À l'aspect d’un semblable héroïsme on comprend sans peine la grandeur des résultats : on sait que, dans une seule année et dans un même pays, la propagande a obtenu plus de deux cent mille conversions. _ Et que ceux qui ne considèrent que les intérêts tempo- rels, ne croient pas que la religion seule profite des travaux de ses ministres : la civilisation y trouve d’inépuisables sources de progrès, pour les mœurs qu’ils adoucissent, les esprits qu'ils éclairent , l’agriculture et les arts les plus usuels qu’ils enseignent, en un mot, pour toutes les connais- sances utiles qui doivent un jour réunir en société des peu- plades qui ne se connaissent aujourd’hui que par les combats — 224 — qu’elles se livrent. C’est aux missions catholiques que l’on doit la découverte de régions jusqu'alors inconnues et la con- naissance des langues que l’on y parle. Toujours habile à recueillir les fruits de nos travaux, l’Angleterre a, comme nous, profité pour son commerce du zèle infatigable des Missionnaires français. Les sciences naturelles et surtout la géographie n’en ont pas tiré moins d'avantages. Tel est, Messieurs, le riche sujet que vous aviez offert aux inspirations de la poésie. Une seule pièce vous a été adressée. Elle révèle dans son auteur un cœur pénétré des sentiments les plus religieux, un esprit cultivé, un talent facile. Le plan est simple et les idées s’enchaînent naturelle- ment ; le sentiment qui les inspire s’épanche avec une tou- chante vérité ; les vers, à part quelques négligences, sont corrects , élégants et harmonieux. Toute la question se bornait donc à savoir si l’auteur a tiré du sujet tout le parti qu’il comporte; si, dans l’œuvre des missions étrangères , il a vu, non sans doute tout ce qu’une dissertation philosophique pourrait y voir, mais tout ce que la poésie peut y trouver. C’est pour préparer la solution de cette question , qu'avant de résumer le poème, j'ai cru convenable de parler avec quelque détail du but des missions, des moyens employés pour l’atteindre et des résultats obtenus. Il m’a paru que ce n’est qu’en rapprochant de ces données générales, l’œuvre qui vous était soumise, que vous pourriez juger si le poète a vu son sujet d'assez haut, et s’il en a traité les points principaux avec assez d'éclat et d'énergie. Le plan, je le répète , est dramatique et offre une mise en scène très-heureuse. « Un voyageur passe près de l’abbaye du Gard; la cloche se fait entendre; il entre dans l’église, où , à la suite d’une cérémonie religieuse, il voit donner 1E BAISER D’ADIEU au jeune lévite qui doit bientôt partir pour — 225 — une mission en Afrique. Vivement ému de cette touchante solennité, le voyageur va frapper à la porte du monastère comme pour y demander l'hospitalité. Le missionnaire le recoit comme un ami dont il aurait attendu la venue, et, dans le saint enthousiasme que lui inspire la fête dont il vient d’être l’objet, il peint à grands traits le zèle des apô- tres auxquels il va s'associer, l’efficacité de leurs efforts pour la religion, l'humanité, la morale, les sciences et les arts. Il parle du respect que leurs services attachent au nom français, de leurs fatigues, de leurs souffrances, de leurs privations et de leurs dangers. Passant de l’enthousiasme à l’attendrissement , le jeune prêtre verse des larmes , serre la main du voyageur, lui montre le ciel et s'éloigne, lui laissant pour adieux les sentiments qui viennent de l’ins- pirer. » C'est là sans doute un cadre savant et vaste. En plaçant dans la bouche même du missionnaire une image de la tâche sublime qu’il va remplir, au lieu de mettre le récit dans une bouche étrangère, l’auteur s'était ménagé le moyen de don- ner à la narration autant de vérité que d'éclat, de pathé- tique que de chaleur. Mais, sous plusieurs de ces rapports , l’œuvre laisse à désirer; le poème pêche moins parce que l'on y trouve, que parce que l’on y cherche sans le trouver. Il fallait nous offrir le jeune Missionnaire, non pas décri- vant, en termes généraux, les travaux et les succès de l’a- postolat , mais peignant l'horreur des lieux que l’apôtre doit parcourir, la barbare ignorance des peuples qu'il va visiter , le génie qu'il faut déployer pour se faire recevoir, pour se faire écouter , pour faire comprendre la vérité et la sainteté d’une religion de mystère et de foi. Il fallait signaler à grands traits la charité que le soldat de la croix doit prodi- guer dans les aumônes aux indigents, dans les soins et les consolations aux malades, la patience qu’il faut qu’il oppose — 996 — aux outrages et aux persécutions, sa constance dans les tra- vaux, les fatigues et les privations, et surtout son intrépi- dité dans les supplices. Ce que je n’ai pu dire, la poésie peut le peindre ; ses tableaux admettent la terreur et la pitié; ne nous a-t-elle point offert le bûcher de Jeanne d’Arc et celui des Templiers |. Combien n’eût-il pas été frappant de voir le jeune Mission- naire , plein d’un religieux transport à la pensée des maux qu’il décrit, les appeler sur lui-même, et, martyr en espé- rance , en faire la récompense de son sublime dévouement! le cadre attendait ce tableau. Toutefois , Messieurs , comme , indépendamment du rire du plan , le poème contient un grand nombre de vers bien pensés et bien faits; comme il révèle de nobles sentiments et un talent exercé, vous avez cru rendre à l’auteur bonne et suffisante justice en lui accordant une mention ÉMINEM- MENT HONORABLE. Une citation de son ouvrage suffira pour justifier cette distinction. Le voyageur est entré dans le temple où va s’accomplir la solennité des adieux ; une sainte harmonie a frappé son oreille ; il écoute ;.… écoutons nous-mêmes le poète : « Mais bientôt l'orgue expire et sa voix fait silence; » Au pied du sanctuaire un Lévite s’avance. » Seul il reste debout quand tous sont à genoux. » Quel est donc ce héros et si fier et si doux ? » De la sainte tribu serait-ce le plus digne ? » A-t-il été choisi pour quelqu’honneur insigne ? » Va-t-on faire un prélat, et dans ses jeunes mains » Placer la crosse d’or des évêques romains ? » Non; le cloître du Gard ignore tant de gloire ; » Moins brillante est sa part ; plus humble est son histoire, » Et les obscurs enfants sous ses toits abrités » Redouteraïent l'éclat des hautes dignités. LL 54 » » = 997 — On ne reçoit ici pour toute investiture Qu'un bâton de voyage , une robe de bure; » Le laurier qu’on y cueille est celui des martyrs, » » » » » Et ce modeste lot comble tous leurs désirs. De ce triomphateur voyez-vous l’allégresse ? Pardonnez sa fierté ! Pardonnez son ivresse ! Il va partir, mourir en soldat de la croix... Son front connaît l’orgueil pour la première fois, » 16. RE A AE PAT PC" EN pe 2. POLE" ES LT L'LORËNEE A Er AR NT Out D st # L- È ob ’ ALAN LE RRè \ #0 Lx FAPSRLUE Les F 11e) 7 Cat £ DTA fe SAR de + sus fs # LOL A EE Ye PS TES NANTES ESSAI SUR LE GIORGION. Par M. LE D." RIGOLLOT. On ne possède que peu de renseignements sur le Giorgion et sa vie peut être brièvement racontée, mais tout le monde s'accorde à le placer au nombre des plus grands peintres qui ont brillé en Italie, à l’époque glorieuse appelée la Renais- sance , à le regarder comme un de ces génies créateurs qui , de prime-saut , ont atteint les limites de l’art, et dont les ouvrages, imités avec plus ou moins de bonheur, n’ont pu encore être surpassés (1). Georges Barbarelli , que sa bonne mine , sa taille avanta- geuse et l’entrain de son caractère ont fait surnommer le Giorgion (le beau ou le grand Georges, peut-être aussi le fanfaron) (2), est né, selon l'opinion la plus accréditée, vers l'an 1477, à Castel-Franco, bourg de la Marche-de-Trévise ; (1) I est vrai de dire que le Giorgion s’est toujours maintenu dans un poste d’où personne n’a pu encore jusqu'ici le déposséder. (De Piles.) (2) Fare "1 giorgio : faire le fendant, l’'amoureux. 16.* — 250 — du moins, au milieu du xvnr.e siècle, les membres alors exis- tants d’une famille Barbarella se vantaient d’être de ses parents (1). N’étant encore qu'un enfant, il montra de si grandes dispositions pour la peinture , que son père le conduisit à Venise, dans l’école de Jean Bellin ; on ne sait pas au juste quand on le plaça sous cet habile artiste, mais, en supposant que le jeune Barbarelli eût alors quatorze ans, son maître en avait soixante-six ; à cet âge, et habitué depuis longues an- nées à donner des lecons , il devait peu s’attendre à en re- cevoir d’un si novice écolier. Il en fut cependant autrement ; Georges Barbarelli avait une de ces organisations privilé- giées qui devinent plutôt qu’elles n’apprennent; doué d’une puissante intuition, les objets de la nature lui apparurent sous un aspect si éclatant et alors si nouveau pour tous les yeux, qu'avant de produire une révolution dans l’art de peindre , il apporta d’abord le trouble dans l'atelier de son patron. À la manière étudiée et savante, mais maigre et sèche de Jean Bellin, à son coloris quelquefois rosé et délicat, il substituait une fougue, une chaleur de ton, un emploi hardi du clair obscur qui durent paraître par trop étranges et désordonnés. Est-ce Jean Bellin qui renvoya un élève ingouvernable ? est-ce ce dernier , rebuté des entraves qu’on voulait lui im- poser , qui abandonna une école où il pensait n'avoir rien à apprendre? Nous ne savons ni en quelle année le Giorgion quitta son vieux maître, ni quand il posséda la nouvelle manière de peindre qu’il a créée. Ce dut être ce- pendant de fort bonne heure, s’il est vrai, comme le dit Vasari, que le Titien qui était du même âge que le Gior- (1) Suivant une autre tradition , le Giorgionserait né non loin de là, à Vedelago, de cultivateurs aisés. — 251 — gion, n'avait pas plus de dix-huit ans lorsqu'il l’imita, ou plutôt peut-être chercha à l’imiter (1). Tout porte à croire que lorsque le célèbre peintre de Cador tâchait de pénétrer les secrets du Giorgion et de surprendre sa manière de travailler, ce dernier n’était plus chez Jean Bellin; au moins cela résulte de ce que raconte un bio- graphe du Titien (2) qui nous apprend que celui-ci, pour y parvenir, trouva plusieurs fois moyen de se cacher dans une cour où son condisciple faisait sécher ses tableaux au soleil. Le Giorgion travailla d’abord à la solde de quelques peintres peu connus, et s’occupa de ces ouvrages secondaires qui n’enrichissent guère, et surtout ne donnent aucun re- nom ; il fit des tableaux de dévotion, puis peignit des coffres, des meubles et de ces armoires à volets qu'on appelle des cabinets. Il retourna ensuite dans sa famille où chacun l’accueillit avec joie; on cite quelques peintures qu'il fit à cette époque pendant son séjour à Castel-Franco. Il fit ainsi, pour l’église paroissiale , un tableau où il se représenta lui-même, sous la figure de saint Georges, et l’un de ses frères, sous celle de saint François; une Madone peinte pour un Condottieri , quelques portraits et un très beau Christ mort, entouré d’anges, fait pour le mont-de-piété de Trévise, et qui se conserve encore dans cette ville. Le Giorgion , revenu à Vénise, se logea dans le Campo san Silvestro. Son talent comme peintre et son caractère ai- (1) I faut remarquer qu’à cet endroit, Vasari, qui cependant. avait connu particulièrement le Titien, se trompe sur la date de sa naïssance qu'il place à l’an 1480 au lieu de 1477. À ce compte, la dix-huitième année du Titien répondrait à peu près à la vingtième du Giorgion. (2) Vita dell insigne pittore Tiziano Vecellio gia scritta da anonimo au- tore reprodotta, etc., in Venezia, 1809. — 252 — mable lui acquirent de nombreux amis ; de plus, il jouait du luth en perfection et chantait si admirablement (1) qu'il était appelé dans les plus belles assemblées pour y présider aux concerts que se donnaient les familles patriciennes (2). Il eut ainsi toutes sortes d'occasions de se livrer aux plaisirs de sen âge, et vécut, disent les biographes, en galant homme. Cependant, pour occuper ses pinceaux et peut-être aussi pour donner le goût de ce genre de décoration, il imagina de peindre à fresque l'extérieur de la maison qu’il habitait ; il y représenta une multitude de personnages : des musiciens, des poètes, des groupes d’enfants, la plupart en clair obscur ou camaïeu. On y voyait aussi l’empereur Frédéric E.® et Antonia de Bergame qui, comme Lucrèce, s’arracha la vie pour conserver son honneur. Ces travaux ayant attiré l’attention, on lui donna à pein- dre dans le même genre la Casa Soranza sur le Campo di San-Paolo (la place Saint-Paul). Il y figura diverses his- toires , des frises de jeunes enfants, des personnages placés dans des niches, etc. Malheureusement, ces peintures n’ont pu résister longtemps aux injures de l’air, et lorsque Ri- dolfi écrivait son histoire (3) vers le milieu du dix-septième siècle, il ne restait plus sur cette façade qu'une femme tenant une fleur et une figure de Vulcain (4). (4) Tanto divinamente. (Vasari.) (2) M. Rio a fait, à ce sujet, des réflexions ingénieuses sur l'affinité se- crête qui existe entre l’organe de la musique et celui qui préside à la com- binaison des couleurs. — La plupart des peintres de l'Ecole vénitienne étaient de fort habiles musiciens. (3) Carlo Ridolfi. Le maraviglie dell’ arte overo le vite de gl’ illustri pittori veneti. Venetia, 1648. (4) Vasari y a atout qu'un morceau qui avait été peint à l'huile sur de la chaux , avait mieux résisté à l’action de l'air que ce qui avait été exécuté à fresque. — 2685 — L Le Giorgion avait chez lui un atelier et s’employait à or- ner de ses peintures, selon la mode du temps, des armes, des boucliers et des coffres de mariage ; nous ne savons pas si l’on conserve encore quelques-uns de ces ouvrages; mais ce qui paraît avoir surtout frappé ses contemporains, c’est l’es- prit d'invention qu’il y déployait et peut-être aussi l'espèce d'érudition avec laquelle il représentait les sujets les plus rians de la mythologie ; cela fait croire qu'il avait reçu une certaine éducation classique, et qu'il pouvait puiser aux sources mêmes de la littérature ancienne. Les métamorphoses d'Ovide (dont nous ignorons s’il exis- tait alors quelque version italienne) lui offraient une source inépuisable de compositions grâcieuses, le plus souvent pla- cées au milieu de beaux paysages où se trouvaient des ani- maux sauvages ou domestiques de toute espèce. « Ainsi, il avait représenté la défaite des Géans foudroyés par Jupiter ; Apollon vainqueur du serpent Python ou poursuivant en vain la fille de Pénée, qui se transforme en laurier lorsqu'il croit la saisir ; la métamorphose d’Io en vache et d’Argus en paon ; la chûte de Phaeton sur les rives du Pô et le deuil de ses sœurs ; les histoires de Diane et de Calysto, de Mercure dé- robant les troupeaux d’Apollon, de Jupiter et d'Europe, de Cadmus et des guerriers qu'il a semés ; celles d’Acteon, de Niobé et de ses enfants, de Philemon et de Beaucis; les tra- vaux d'Hercule, Déjanire et le Centaure; Ariane aban- donnée par Thésée dans l’isle de Naxos; les amours de Vé- nus.et d'Adonis. » Telle est une partie des sujets à l’occasion desquels le talent du Giorgion dut enfanter des merveilles. Il faut y ajouter encore une série de douze tableaux de moyenne grandeur , tirés des récits d’Apulée et représentant la fable de Psyché. Combien ne doit-on pas en regretter la perte ; quelle comparaison instructive on eût pu faire entre eux et la suite de gravures si connues dont le dessin a longtemps — 254 — été attribué à Raphaël, où la même histoire a été repro- duite d’une façon si agréable, bien des années après la mort du Giorgion. Nous nous contenterons d'indiquer com- ment ce dernier en a traité deux ou trois sujets. On y voyait d’abord la jeuné Psyché dont le teint avait à la fois la blancheur du lys et le doux incarnat de la rose ; sa blonde chevelure est ornée de fleurs, elle sourit dou- cement, et, dans une attitude modeste, soutient de la main droite une partie de son voile dont le reste couvre son sein. Devant elle une multitude lui offre des fruits et des fleurs, comme à-une nouvelle Vénus. Dans le 6.e tableau, la crédule Psyché, trompée par du jalousie de ses sœurs, se montre portant le fer d’une main et de l’autre, une lampe; elle voit avec étonnement le bel enfant dont elle est l’épouse. L'Amour , réveillé par un lu- mignon tombé sur son épaule, s'envole malgré lesefforts de Psyché à qui il reproche son ingratitude. Dans le 12.° et dernier de ces tableaux, on assiste aux noces de l’Amour et de Psyché, où se trouve le concours de tous les dieux, d’Apollon et des Muses, placés autour d’une table couverte de vases et de fleurs. Outre les fresques dont nous avons déjà fait mention ; le Giorgion avait peint, encore en clair obscur, au Campo di San-Stephano, sur la façade d’une maison donnant sur! le grand canal, Bacchus, Vénus et Mars, à mi-corps, avec des enfants, et, probablement aussi, sur la façade de la Casa Gri- mana, aux Servi, quelques femmes nues dont on admirait les formes et la couleur. Dans le même temps, le doge Leonardo Loredano dont il avait fait un admirable portrait (1), le char- \ (1) Giorgione fit quantité d’autres portraits. Tous sont de la plus grande beauté, comme le prouve celui de l’illustre doge Leonardo Loredano , que j'ai vu exposé à une féte de l’Assomption et qui m’a semblé vivant. (Wasari.) — 255 — gea de peindre, dans le même genre, la façade la plus ap- parente (celle donnant sur le grand canal) de l’entrepôt des Allemands fil fondaco dè Tedeschij, vaste bâtiment situé dans le quartier le plus beau et le plus fréquenté de Venise, que la Seigneurie venait de faire reconstruire après qu’un incendie l’eut consumé , en 1504, ou au commencement de 1505. La date de l’année où le Giorgion fut chargé de cet ouvrage a quelque importance. Les fresques du Fondaco ne peuvent avoir été faites en 1505, comme le dit à tort l'abbé Lanzi; on présume qu'elles ne furent exécutées qu’en 1507, et seu- lement après le départ d'Albert Durer, qui séjourna huit mois à Venise en 1506. On a cherché effectivement si le voyage que le plus grand artiste dont l'Allemagne puisse s’honorer fit dans la haute Italie, avait pu avoir quelque in- fluence sur son talent et changé sa manière; mais il a été reconnu que son retour avait précédé la révolution que le Giorgion opéra dans la peinture vénitienne, révolution qui ne peut remonter au-delà de l’époque où, mis en évi- dence par la confiance du doge qui lui donnait à entreprendre un grand ouvrage, propre à attirer tous les regards, il put montrer les effets prodigieux et entièrement nouveaux qu’il obtenait de l'emploi hardi de la couleur et du clair obscur, quels que soient d’ailleurs la bizarrerie et le décousu de ses compositions. Effectivement, les sujets qui ornaient l’entrepôt des Allemands étaient nombreux et variés, mais in cohérents et souvent difficiles à comprendre. Il semble que le peintre, qui les choisissait, n’ait eu d’autre règle que le caprice de son imagination et le besoin de signaler la puis- sance de son talent, en y plaçant des figures disposées avec fierté et coloriées de la façon la plus vigoureuse. On sait qu'une autre façade du même édifice, celle:qui regarde le pont du Rialto et ce qu’on appelle la Merceria, a — 256 — été aussi couverte de peintures exécutées dans la manière du Giorgion , et à son imitation , par son condisciple et son émule Titien Vecelli, dont le nom revient si souvent quand on raconte les circonstances de la vie du peintre de Castel- Franco. Cette concurrence de deux illustres artistes de l’école vénitienne, l’un et l’autre chargés de la décoration exté- rieure d’un monument que l'Etat avait rebâti à grands frais, a été pour les biographes italiens un sujet de recherches et de discussions. Le Titien, protégé par la famille du doge pré- cédent, Barberigo (1), fut-il chargé de peindre l’entrepôt des Allemands immédiatement après que le Giorgion se fut acquitté de la tâche qui lui avait été donnée, ou bien n’est-ce que quelques années plus tard, quand il avait près de trente ans, qu'il y travailla à son tour , ainsi que le dit Ticozzi (2) ? (4) Vasari parle du portrait d'un gentilhomme de la famille Barbe- riga , fait par le Titien. Les chairs étaient rendues avec une vérité si ex- traordinaire et les moindres détails traités avec tant de soins, que les che- veux auraient pu être comptés un à un, ainsi que les points d’une che- miselte de satin blanc. Il aurait infailliblement été attribué au Giorgion, ajoute Vasari, s’il n’avait été signé par le Titien ; il fait observer à cette occasion combien il est difficile de distinguer les productions de ces deux grands maîtres , et il en fait un sujet d’éloge pour le Titien. (2) Ticozzi. Vite dei pittori Vecellj di Cadore. Milano 1817. Le même écrivain dit (pag. 9) qu'avant de peindre le Fondaco de Tedeschi, où le Titien prit entièrement le style du Giorgion, il avait déjà agrandi et adouci (rammorbidito) celui de Jean Bellin, son maître , et s’en était fait un qui lui était propre. Vasari dit, de son côté, que le Titien, placé de bonne heure dans l’é- cole de Jean Bellin, y,avait puisé, dans la manière dont on imitait la nature, un style plein de crudité et de sécheresse ; mais qu’en 4507, grâce au Giorgion (c'est-à-dire aux peintures de l’entrepôt des Allemands), il commença à donner à ses ouvrages plus dé morbidesse et de vigueur. — 257 — Voilà ce qui, pour nous, est resté incertain. Dans le der- nier cas, le Titien aurait eu tout le temps de s'approprier tellement la manière et le style du Giorgion, que les plus habiles connaisseurs, trompés par la grande ressemblance de leurs œuvres, ont pü les confondre. C’est ce qui est ar- rivé à Vasari lui-même, qui a attribué au Giorgion une fi- gure de femme assise, armée d’une épée , dont les pieds portent sur un géant abattu; ce qui, dit cet écrivain, l’a fait ressembler à une Judith; mais ses regards dirigés sur un Allemand qui occupe le bas du tableau, font supposer, s’il faut absolument donner à ce sujet une interprétation, qu'il a voulu représenter la Germanie. On voit par là que le dé- faut de clarté reproché par Vasari aux compositions du Giorgion, s’appliquait aussi à celle du Titien, puisque cette figure de femme existait de son temps sur la porte princi- pale de l’entrepôt des Allemands , celle qui donne sur la Merceria, c'est-à-dire sur la façade laissée au Titien (1). Le Giorgion commença, dit-on, dans la salle du grand Conseil du palais ducal de Venise, un tableau historique représentant l’empereur Frédéric Barberousse s’humiliant devant le pape Alexandre III et lui baisant les pieds. Cette peinture, restée inachevée à sa mort, fut continuée par le Titien qui en changea toute l’ordonnance et y introduisit nombre de portraits des personnages les plus considérables de son temps. Ce devint un ouvrage en grande partie nou- veau, qui obtint l'admiration générale; nous devons ajouter cependant que, suivant Vasari, Jean Bellin et non le Giorgion, avait été chargé de cette peinture terminée par le Titien. Il n’en existe du reste aucune gravure, et elle a été détruite (4) Vasari a donné aussi au Giorgion-un Christ que les juifs traînent au supplice avec une corde. C’est un tableau célèbre du Titien qai se trou- vait au capitello de Saint-Roch. — 238 — en 1577 par l'incendie qui consuma une grande partie du palais du Sénat. Une mort prématurée enleva le Giorgion vers la fin de Van 1511 (1); il succomba, selon Vasari, à la peste qu’il contracta auprès d’une femme qu'il aimait éperdûment, et qu'il ne voulut pas abandonner malgré le danger où l’ex- posait son dévouement. Cependant on explique encore sa fin d’une autre manière ; un de ses élèves, Pietro Luzzo (2), en récompense des bonnes leçons qu’il en avait reçues, lui débaucha sa maîtresse et s'enfuit à Rome avec elle. Le Giorgion fut désespéré de cette trahison et la douleur le tua. C’est ainsi que s'exprime Ridolfi, qui regarde d’ailleurs sa mort comme la conséquence toute simple de l'infidélité d’une femme dont il était épris; il n’y a, ajoute-t-il, au mal d'amour d'autre remède que (1) In sul declinare del 1511. (Stefano Ticozzi.) (2) L'histoire de ce Pietro Luzzo, de Feltre, appelé aussi Morto da Feltro et surnommé Zarato, est assez peu connue. D'après Vasari, ce peintre, particulièrement distingué par son talent à exécuter ce que nous appelons des arabesques, et les Italiens des grotesques, après avoir séjourné d'abord à Florence, vint à Venise, et y aida le Giorgion en peignant des ornements sur la façade de l’entrepôt des Allemands dont la décoration lui était confiée (en 1507). Luzzo demeura plusieurs mois (molti mesi) à Venise, où le retinrent les plaisirs de cette ville renommée par ses voluptés. — De là il se rendit dans le Frioul, où il resta peu de temps, puis il embrassa la carrière militaire, devint capitaine au ser- vice de la République, et se fit tuer dans une escarmouche , près de Zara en Esclavonie , étant âgé de quarante-cinq ans. — Il résulte de ceci que le Giorgion n'aurait pas été son maître, mais qu’il en avait, au contraire, reçu le secours d'un talent déjà tout formé et alors original dans une branche de l’art à la vérité secondaire. Cela s’accorde assez peu, du reste, avec l'accusation formulée contre lui par Ridolfi. OT FTP — 259 — la mort. Ovide, que le Giorgion avait sans doute beaucoud lu, n’a-t-il pas écrit : Nec modus nec requies nisi mors reperitur amoris. Chacun sait qu’en Italie l'amour se prend au sérieux ; c'est la grande occupation de la vie, et des hommes que l’âge aurait dû mürir, en font encore une affaire grave (1) que personne dans ce pays ne songe à envisager du côté plaisant; à plus forte raison doit-on trouver tout natu- rel qu’un artiste jeune, ardent, plein de force, doué de puissantes facultés et d’une vive imagination ait succombé à cette passion cruelle. Le Giorgion était d’ailleurs, disent ses contemporains, d’un tempérament amoureux, et dans ses portraits (surtout dans celui conservé à la galerie royale de Munich} ses yeux sombres et ardents expriment un sentiment profond et mélancolique ; il avait de plus une tête large et forte, une physionomie énergique, ouverte, intelligente et une noble stature (2). On n’a fait connaître que très imparfaitement un artiste lorsqu'on s’est borné à recueillir ce qu’il est possible de savoir des circonstances de sa vie : nous regardons comme bien plus important et plus difhcile, dans la tâche que nous nous sommes imposée, l'obligation d'apprécier comme il convient les œuvres du Giorgion et d'exposer clairement quelles sont les qualités spéciales de son talent. Il se trouve (1) En ce pays brûlant et oisif, on est amoureux jusqu’à cinquante ans, et l’on se désespère quand on est quitté. (Beyle-) (2) Indépendamment du portrait du Giorgion qui se trouve à la galerie des Uffzi de Florence, il y en a d’autres également peints par lui-même, à Saint-Pétersbourg (portant la date de 1511) et au palais de Hamptoncourt. — 940 — peut-être cinquante ou soixante tableaux du Giorgion dis- séminés en Europe dans les principales collections; nous espérons qu'il nous suffira de porter notre examen sur un petit nombre des plus célèbres, pour atteindre le but que nous NOUS proposons. - On sait que dans un tableau l’attention doit se porter tour à tour sur le dessin, la couleur, la composition et l'expression. La prédominence accordée à l’un ou à l’autre de ces éléments nécessaires de toute peinture est ce qui distingue les diverses écoles et constitue leur principale différence. Ce pourrait être ici le cas d’entrer, à cet égard, dans cer- taines explications, mais comme nous estimons que, lors- qu'il s’agit de beaux-arts, les observations générales et les considérations théoriques n’ont de valeur que lorsqu'elles s'appliquent à un objet déterminé, nous nous abstiendrons de raisonnements préliminaires et, abordant l'observation directe des principales œuvres du Giorgion, nous allons essayer de rendre compte de nos impressions. Le musée du Louvre possède un tableau appelé Ex Voto (1) sur lequel on voit la Vierge assise tenant sur ses genoux l’Enfant-Jésus; la tête de S'. Joseph s'aperçoit der- rière elle; de l’autre côté se trouve St. Sébastien percé de flèches et attaché à un arbre et, entre lui et la Vierge, S.te Catherine qui, la main posée sur son cœur, regarde avec douceur le petit Jésus. Tout à fait sur le premier plan est le buste du donateur dont la tête barbue est vue de profil. Les figures paraissent trop rapprochées les unes des \ (4) Ce tableau a appartenu à la galerie de Charles E#, roi d’Angle: terre. L a été acquis par le célèbre amateur Jabach et cédé par Iui à Louis XIV. — 241 — autres , leur agencement est sans goût et la manière dont le portrait du donateur y est intercalé a quelque chose de bizarre. La Vierge, S.* Catherine, S'. Sébastien et jusqu’à l’Enfant-Jésus semblent appartenir à une même famille; leur type est commun et il se pourrait que ce fussent des portraits. Le peintre n’a pas cherché d’ailleurs le con- traste des carnations; leur teint est rouge et comme hallé, ou mieux offre. ce mélange de rouge et de jaune qui est l'eflet produit sur la peau d’une personne bien portante lorsqu'elle est frappée des rayons du soleil. Mais de quel éclat brillent ces figures! Comme un sang chaud circule dans leurs veines, quelle vie les anime! Quant au portrait du donateur, à moitié couvert d’ombres vigoureuses, il est bien autrement brûlé que les autres, 1l paraît tout en feu; aussi est-il aussi difficile de tracer la ligne de ses traits que de prendre celle d’un charbon incan- descent où se combattent le rouge et le noir. Il y a un tel sentiment de vérité dans les personnages, une telle harmonie dans la distribution de la lumière, un tel charme dans l’ensemble de cette peinture que, placée auprès des plus belles toiles des écoles de Parme et de Venise, au milieu d'admirables Corrège et des meilleurs Titien, elle les fait pâlir et en quelque sorte les éclipse. — Voilà ce qu'on a appelé 5} fuoco Güiorgionesco ; c’est le triomphe de la couleur dont les effets n’ont peut si Jamais été portés plus loin. Suivant M. Viardot, il existerait cependant au Musée royal de Madrid un tableau de même espèce qui surpasse- rait encore l’Ex Voto du Louvre; il est, dit-il, dans son genre, un ouvrage complet, dl prodigieux, qui étonne, ravit et attriste à la fois, car on lit sur cette page magnifique la dernière expression du talent de son auteur, — 242 — ce que fût devenu le Giorgion, ce que serait devenu sa gloire s’il eût atteint l’âge de la maturité, s’il eût. eu le temps d’être aussi fécond que hardi et puissant. Le sujet de ce tableau qui, à bon droit sans doute, a enthousiasmé M. Viardot, est d’ailleurs assez obscur pour qu'on ne puisse faire retomber une part de ses éloges sur la composition. On ne peut, ajoute M. Viardot, le nommer autrement qu'un portrait de famille. Devant un gentil- homme couvert de son armure, et qui semble, comme Hector, partir pour un combat, une dame, une autre Andro- maque, s'arrache aux caresses d’un jeune enfant, pour: le remettre aux mains de sa suivante. Voilà tout le sujet, et les personnages, vus à mi-corps , sont restés inconnus ; nous craignons que M. Viardot ne se soit à son égard un peu trop abandonné à son imagination; car le livret officiel du Musée royal de Madrid indique d’une tout autre manière le sujet de ce tableau qui provient de l’Escorial et porte le n.° 792. C’est un sujet mystique qui représente l’Enfant-Jésus dans les bras de la Vierge, auquel S.'e Brigite offre des fleurs. Hulfo, l'époux de la Sainte, est à ses côtés revêtu de son armure (1). Ceci nous conduit à rappeler une remarque qui a été faite il y à bien longtemps, c’est que puisque les sujets des tableaux du Giorgion sont le plus souvent obscurs et difficiles à inter- prêter , leur mérite. est indépendant de la pensée qui a dirigé l'artiste et consiste entièrement dans l'excellence de l'exécution et la puissance du talent (ou, comme s’exprime Reynolds, dans le pouvoir de l'art seul), c'est-à-dire dans des qualités qui (4) Asunto mistico. — El nino Jesus en brazos de la Virgen recibe de Santa Brigida el. ofricimiento de: unas flores. Hulfo marido de la santa esta su lado. vestido de armadura. (Catalogo de los cuadros del real museo de pintura yescultura de S. M. Madrid. — 1843.) — 245 — appartiennent qu'aux plus grands peintres. — Les Juge- ments portés sur les œuvres d’art par les hommes de lettres ne s'appuient que trop souvent sur des considérations dif- férentes. Ce qu'on nomme ie Concert champétre ou la Scène pasto- rale du Louvre, offre aussi une composition assez singulière. Une femme nue, vue par le dos, tenant une flûte, est assise sur le gazon en face de deux jeunes gens en costume vénitien vers lesquels elle se tourne. L'un d’eux paraît jouer du luth ou plutôt causer avec son voisin. — De l’autre côté du tableau, une femme, dont la draperie ne couvre que le bas du tronc, debout auprès d’une fontaine, y puise de l’eau avec un vase de cristal. La scène est placée au milieu d’un paysage boisé, orné de fabriques et brillant des couleurs les plus gaies; dans le lointain un berger s'avance suivi de son troupeau. On n’apercoit pas le visage de la femme assise, celui de l’un des jeunes gens est cou- vert d'une ombre si forte qu’il paraît tout noir et qu’on n’y distingue rien; la figure de l’autre n’est éclairée qu’en partie. Le corps de la femme, dont on ne voit que le dos, est empaté et comme bouffi; sa carnation est d’un jaune olivâtre, qui est peut être l'effet du vert de l’herbe et du feuillage qui se reflète sur elle. L'expression des person- nages est presque nulle , et, dans cette scène insignifiante, rien ne semble exciter l'intérêt. Ce tableau n’en est pas moins des plus précieux; il est d'une chaleur de ton et d’un coloris admirables, le paysage ne le cède pas aux meilleurs du Titien, et, suivant le célè- bre Mariette, il est un des plus propres à bien faire connaître lamanière du Giorgion; il est impossible de rendre d’une facon plus forte à la fois, plus harmonieuse et plus suave l'effet d’une vive lumière sur une riche campagne et sur les personnages qui l’animent. L'artiste s’est inspiré de la | 17. NO, — nature et à reproduit avec un sentiment de vérité et une puissance rare les objets qui frappaient sa vue (4). (1) Nous devons dire cependant qu’un connaisseur exercé, le docteur Waagen, a pensé que ce tableau devait plutôt être attribué au vieux Palme qu’au Giorgion (Æunstwerke und Künstler in Paris. 1839, p. 461). Quoiqu'il reconnaisse que ce qu’il y a de singulier dans cette composition soit tout à fait dans la manière du Giorgion, il trouve que les formes ne sont ni assez accusées, ni assez solides et que le ton tire trop sur le jaune- clair pour étre de ce maître. Ces caractères, ainsi que le style du paysage, l’assimilent, suivant lui, aux productions du vieux Palme qui aimait à peindre des sujets analogues. Quoique Jacques Palma (dit le Vieux Palme, pour le distinguer d’un neveu qui atteignit cependant un âge beaucoup plus avancé que le sien, puisqu'il est mort à 46 ans), né en 1500, n'ait pu être directement l'élève du Giorgion, il mit tant d'application à copier ses ouvrages et les imita si heureusement qu’on a maintes fois confondu les productions de ces deux grands artistes. Nous pouvons en citer un exemple mémorable: Vasari, contemporain du vieux Palme, et qui a pu le connaître personnellement dans un séjour de près d’une année qu’il fit à Venise en 1541, lui attribue une des plus belles et des plus vigoureuses peintures du Giorgion, celle exécutée pour Ja confrérie de St-Marc, et actuellement conservée à l’aca- démie des beaux-arts de Venise, qui représente une violente tempête exci- tée par les démons qui voulaient détruire cette ville opulente et qu’apaisent par leur intercession les patrons de Venise, saint Marc, saint Nicolas et saint Georges. Vasari, qui admira beaucoup ce tableau, un des plus importants de ceux qui restent du Giorgion, en a fait une belle des- cription dans la Vie de Jacques Palme. Nous ne terminerons pas celte note sans relever une erreur de la traduction française de l'Histoire de la Peinture en Italie, de Lanzi. On y fait dire au dorte abbé (tom. 3 pag. 110) que le vieux Palme, enthou- siasmé de la méthode du Giorgione, imita la transparence et la vivacité de sa couleur, et qu'il paraît qu'en travaillant, il avait présente à l'imagination cette célèbre sainte Barbe de l'église Santa- Maria-Formosa, qui est l'ouvrage le plus considérable du Giorgione Quoiqu’on ait cru remarquer dans ce tableau quelques incorrections de dessin et des formes peu arrêtées, il pos- sède à un haut degré, ainsi que celui qui nous a d’abord occupé, les qualités spéciales aux productions de l’école vénitienne, la puissance de la couleur et l'emploi hardi du clair-obscur. Nous ne savons pas s’il est bien nécessaire de relever une opinion paradoxale que nous avons vu soutenir tout récemment dans une revue du dernier salon (1) : savoir que la couleur loin d’être un élément essentiel de la peinture , n’en était qu'une chose accessoire et secondaire. Le défaut de tout le raisonnement du critique consiste à avoir écrit le mot peinture au lieu de celui de dessin. Assurément si, vous livrant à un travail d’abstraction (abstraction qui, du reste, est tellement passée dans les habitudes qu’elle semble toute naturelle), vous concentrez votre attention sur la forme des corps, et si vous vous pro- et celui dont le caractère est le plus saillant. Tous les amateurs savent que la sainte Barbe dont il est question, est une des meilleures productions du vieux Palme qui, dit-on, prit pour modèle de la figure de la sainte celle de sa propre fille, Violante. Je n'ai pas sous la main le texte italien de Lanzi, mais voici le méme passage traduit en anglais par Thomas Roscoe : Much attached to the method of Giorgione, he aimed at attaining his clearness of expression, and vivacity of colouring. In his celebrated picture of saint Barbara, at S. Maria Formosa, one of his most powerful and characteristic productions, Jacopo more especially adopted him as his model. (The history of painting in Italy. Vol. IT, 1847, pag. 145.) (4) Feuilleton du Constitutionnel du 21 janvier 1851. — L'auteur regrette qu'il soit de ton et de mode maintenant, quand on a quel- que préténtion au gout, de n’aimer et de n'estimer dans la peinture que son effet immédiat et à distance; il suffit, dit-il, qu’une toile pique, flaite et caresse l'œil par une certaine coquetterie dans le jeu des couleurs et de la lumière, pour qu’on ne lui demande plus rien , etc. 174 — 946 — posez d'en rendre scrupuleusement tous les détails, si la vérité anatomique et le jeu des muscles soigneusement étu- diés, si la pureté des contours sont ce que vous avez avant tout à cœur de conserver, vous n’avez pour cela nul besoin de pinceau n1 surtout de palette. Le crayon et le burin conduits par une main exercée, et mieux encore les pro- cédés de la plastique vous sufliront. Vous pourrez être un grand artiste, un habile dessinateur, un bon statuaire, mais vous ne serez pas un peintre. Le but de la peinture n'est-il pas de reproduire sur une surface plane les objets de la nature, non tels qu'ils sont (chose matériellement impossible à ses moyens) (1) mais tels qu’ils se montrent à nos yeux, avec leurs couleurs pro- pres, avec les effets si divers que produit sur eux la lu- mière directe ou reflétée qui, à la fois, les éclaire et les couvre d’ombres obscures, en tenant compte aussi de l’in- terposition de l'air qui modifie à son tour la perspective linéaire et en altère les proportions. C’est avec tous ces accidents, avec ces apparences variées, avec ces illusions parfois trompeuses que nous voyons les corps, et c’est ainsi que nous demandons à la peinture de nous les représenter. La gloire du Giorgion est d’avoir reconnu le premier et d'une façon peut être instinctive, quel était le véritable rôle de la peinture, et surtout d’avoir réalisé avec un rare bonheur l’idée qu’il en avait conçue. Sans doute , l’école (1) Cela a plusieurs fois été dit en d’autres termes, ainsi : L'art ne rend pas la nature elle-même mais l'apparence de la nature ; ou bien : La peintare est une fiction poétique, elle ne doit étre que le semblant de la réalité et non la réalité elle-même. II y a un passage de Pline relatif au sculpteur Lysippe, qui a beaucoup occupé les critiques; il dit à peu près la méme chose, et n’offrirait aucune difficulté s’il s’appliquait à la peinture et non à la statuaire. — Vulgo dicebat ab illis factos quales essent homines, a se quales viderentur. ce. vénitienne était, vers la fin du XV: siècle, de toutes les écoles de l'Italie, celle qui faisait un meiïlleur emploi de la couleur et en appréciait le mieux les avantages, mais elle était encore bien loin de ce que devait en obtenir le Gior- gion qui en réforma toutes les traditions et apporta dans la pratique des changements tels qu'ils furent d’abord un mystère, même pour ses condisciples; nous avons déjà ra- conté à quelle ruse le Titien fut obligé de recourir pour les connaître. Vasari dit que les ouvrages de Léonard de Vinci ont été d’une grande utilité au Giorgion (1) et cela se trouve répété dans beaucoup de livres; il est à croire que Vasari s’est trompé. En supposant, ce qui est même douteux, que le Giorgion ait pu voir quelques peintures du grand maître florentin, elles n’ont dù lui être d’aucun secours; ils pro- cédaient l’un et l’autre d’une manière trop différente. Léo- nard fatiguait ses couleurs et les assombrissait pendant (1) On lit à la page 97 du tome ms de la traduction de l'Histoire de la Peinture de Lanzi, que le Giorgion, si l'on s’en rapporte au jugement de Mengs, se conforma au style du Corregio plus qu’à celui d'aucun autre. Cette manière de s'exprimer manque entièrement de justesse, si elle signifie que le Giorgion a imité les ouvrages du Corrège, puisque celui-ci n’avait que 17 ans à la mort du Giorgion. Seulement on peut dire que ces deux grands peintres ont atteint l’un et l’autre, quoique d’une façon diverse, au plus parfait emploi de la couleur. Dans la traduction des OEuvres de Raphaël Mengs, par Jansen (tom. 1 pag. 261), on ren- contre une phrase ambigue, probablement mal traduite, qui doit peu rendre la pensée de l’auteur, et que Lanzi avait sans doute en vue, la voici : Le Giorgion étudia sous les mêmes maîtres que le Titien, mais il les égala et les surpassa plutôt même que ne fit le Tilien, qui me paraît avoir été d'un talent à peu près égal à celui du Corrége et qui semble parvenu par la même route que celui-ci à un beau clair-obscur. ét à un goût plus grand ct plus vigoureux que les Bellin. ARR qu'il s’épuisait en efforts pour arriver à l'extrême perfec— tion du modelé, tandis que le Giorgion peignait du premier coup avec les couleurs les plus fraiches et les plus pures (1). On a cherché plusieurs fois à pénétrer le secret de sa manière de peindre, nous doutons que les explications qu’on en a données soient bien satisfaisantes. Ainsi, après avoir reconnu (2) « qu'il avait en partage une force de » coloris à laquelle aucun peintre n’a encore pu parvenir, » on dit qu'il chercha le premier dans le mélange des » couleurs des teintes propres à imiter les objets qu'il devait » représenter. Qu'il trouva l’art de fondre ensemble ces mêmes » couleurs, de leur assigner des tons différents, de les faire » valoir par des oppositions ingénieuses, et au lieu que » tout ce qu'on avait -peint jusque là était extrêmement » plat, il eut l’habileté de tirer de la distribution des ombres » et des lumières de quoi faire paraître en relief les figures » de ses tableaux et de les faire pour ainsi dire sortir de » la toile.— Il a créé, ajoute-t-on, l’art du coloris (3); cette » partie si essentielle de la peinture qui donne Ja vie aux » objets indépendamment de la correction du trait, devint » en quelque sorte un bien propre aux Vénitiens. » Tout cela ne nous apprend pas grand chose et aboutit à reconnaître que le Giorgion imita avec une vérité et un éclat (1) Lanzi dit que les Vénitiens peignaient beaucoup moins par empa- tement que par touches, et chaque couleur étant une fois mise à sa place et renforcée, sans être trop tourmentée et trop lustrée, les teintes restaient toujours vierges et dans toute leur netteté. (2) Texte du Recueil de Crozat. (3) On peut regarder , dit de Piles, comme une chose étonnante, le saut qu'il a fait tout d’un coup de la manière de Jean Bellin au degré suprême où il a porté le coloris, en joignant à une extrême force une extrême sévérilé. — 949 — extraordinaire, non pas seulement la nature telle que l'en- tendait Vasari et les Florentins, mais la nature parée de ses couleurs et des accidents variés de la lumière, et ne nous donne pas encore la clef de ses procédés (1). Nous croyons que si les peintres vénitiens ont acquis sous ce rapport une supériorité incontestable , c'est qu’ils voyaient les objets d’une autre manière et sous un autre aspect que les autres écoles, particulièrement celles de Rome et de Florence; se préoccupant avant tout de la coloration des corps et des effets que la lumière et l'air produisent sur eux, la précision du dessin, la pureté du trait ne venaient qu’en seconde ligne, et il en devait être ainsi, car la recherche scrupuleuse de la forme et du trait, la délicatesse du modelé, la beauté du contour, sont le plus souvent impossibles à conserver pour le peintre qui s'attache principalement à rendre l'action pro- duite par une vive lumière sur les corps colorés tels que le sont surtout les figures humaines (2); la forme et le trait s’al- tèrent, ondulent et se perdent au milieu des vives clartés et des fortes ombres que projette un soleil éclatant ou le ciel embrasé des régions méridionales (5). (4) Selon de Piles, il ne se servait pour ses carnalions que de quatre couleurs capitales, mais dans ces quatre couleurs on ne doit vraisem- blablement y comprendre ni le blanc qui tient lieu de lumière , ni le noir qui en est la privation. (2) Reynolds affirme (tom. r, 4.° discours) que ces choses sont si diamétralement opposées qu’elles sont absolument incompatibles. — Il trouve même que dans ses peintures à l’huile, Raphaël a été entraîné à des incorrections de dessin qui ne se trouvent ni dans ses fresques ni dans ses cartons. Au reste, Reynolds reproche aux Vénitiens d’avoir un coloris non-seulement trop brillant, mais trop harmonieux. Ce peintre, ainsi que Raphaël Mengs, était comme le renard de la fable; il mé- prisait ce qu’ils ne pouvait atteindre. (5) L'école de Venise paraît étre née toul simplement de la contem- — 250 — à L'abbé Lanzi cherchant à son tour à se rendre raison du mérite propre aux Vénitiens , dit qu'ils paraissent avoir été doués d’un genre particulier d’habileté qui leur fait concevoir d’abord tout l’ensemble de leur composition, quelque grande qu'elle fût, avec tous les effets et toutes les gradations de la lumière, de sorte que l’œil en suit la trace sans peine en parcourant le tableau de l’une à l’autre extrémité; la remarque de Lanzi s'applique surtout, à notre avis, aux tableaux de Paul Véronèse et du Tintoret, quoiqu’on puisse très-bien discerner entre ces maîtres une différence de manière. On à ajouté encore que les états de Venise étaient plus heureusement doués, sous le rapport de la beauté de la lu- mière , de la richesse des campagnes, de la vigueur des ear- nations, que les autres contrées de l'Italie, et que la nature y colore les objets de teintes plus vives qu'ailleurs; mais il nous paraît difficile d'admettre que le nord de la Pénin- sule italienne puisse l'emporter à cet égard sur la partie méridionale. Vasari, imbu des principes de l’école florentine chez la- quelle le dessin et l’étude de l’anatomie formaient la base de l’enseignement , qui négligeait la couleur ou du moins ne savait pas la rendre, s'étonne que les peintres vénitiens comme le Titien, de même que le Giorgion , Palma Vecchio plation attentive des effets de la nature et de limitation presque méca- nique et non raisonnée des tableaux dont elle enchante les yeux... La science du coloris consiste en une infinité de remarques sur l'effet des couleurs voisines, sur leurs plus fines différences... L’œil exercé distingue dans un panier d’oranges vingt jaunes opposés qui laissent un souvenir distinct. Un peintre d'une autre école ne verrait dans ces oranges que leurs contours et les groupes plus ou moins gracieux qu'elles forment entre elles (Beyle. Histoire de la peinture en Italie. Paris, 1847, t. 1°"). — 251 — et le Pordenon, procédant tout autrement que les Florentins, aient eu l’habitude d’imiter immédiatement les objets avec leurs couleurs, le pinceau à la main, sans en faire au préa- lable un dessin. Une autre remarque que fait Vasari, à l’oc- casion de la pratique des Vénitiens et qui est tout à l’a- vantage de ces derniers, bien qu'il la regarde comme un in- convénient ou plutôt comme une pénible sujétion, un rude assujétissement, c’est l'obligation d’avoir sous les yeux un modèle toutes les fois qu'ils peignaient. Si lui même, au lieu de s’en fier à ses souvenirs, à ses anciennes études, et de s’abandonner à une pratique routinière et expéditive, avait suivi la méthode des Vénitiens, il eût peut-être atteint comme peintre une réputation égale à celle que lui a acquise le livre où il a consigné sur la vie des artistes, tant de pré- cieux renseignements. Mais continuons d'étudier d’autres tableaux du Giorgion, nous y trouverons de nouveaux motifs d'admirer la puissance de son talent; les portraits qu'il a peints, les toiles où 1l a réuni plusieurs personnages, têtes d'étude ou de caractère, jouissent d’une grande célébrité, telle est entr’autres celle du palais Pitti, connue sous le nom du Concert (1). Un moine vu à mi-corps, assis devant un clavecin, sans cesser de porter ses doigts sur les touches, se retourne vi- vement vers un autre ecclésiastique, revêtu d’un rochet et (1) Ce tableau a appartenu anciennement à un gentilhomme floren- tin appelé Paolo del Sera. Plus tard on le désigna sous le titre de Calvin, Luther et Catherine de Bore, épouse de ce dernier. Cela était absurde de tout point. Il suffit de remarquer qu’en 1511, quand le Giorgion mourut, Calvin n'avait que deux ans. On a dit quei ses deux principaux personnages étaient des frères ou moines de l’ordre de Saint-Augustin, puis on a fait de l’un un bénédictin et de l’autre un dominicam. — 952 — tenant une viole; le premier est d’un tempéramment sec et bilieux, son teint est jaune, sa figure maigre et osseuse ; ses. yeux, dont le globe est entouré par une ligne d’un rouge de sang , ont une expression si énergique, le regard est telle- ment fascinateur et inspiré, que quand on a vu une fois ce tableau , il est impossible de jamais l'oublier; son image vous poursuit partout comme le ferait une apparition. L'autre moine (di faccia carnosa) , dont le rôle se borne à écouter , a un tel air de calme, de bonhomie, qu’il forme un contraste complet avec le précédent; ils ont d’ailleurs tous les deux un tel caractère de vérité, qu’on ne peut mettre en doute que ce ne soient des portraits; un troisième per- sonnage plus jeune, placé sur le second plan, coiffé d’un chapeau à plumes est si insignifiant, qu’on ne sait même à quel sexe il appartient. Le moine qui joue du clavecin a une robe noire, celui qui porte un rochet a de plus un surplis blanc dont les plis et les moindres détails sont rendus avec un art merveilleux (4). Il n’est pas possible, avec des éléments aussi simples, de pro- duire un tableau plus admirable, aussi est-il à Florence l’objet d’études continuelles. | Ce qui le caractérise surtout est la force de l'expression, expression due en grande partie au choix d’une nature belle et énergique. On a effectivement remarqué que dans d’au- tres compositions et dans plusieurs portraits exécutés par le Giorgion, où règne une apparence de repos, les têtes ont une élévation, un grandiose qui n'appartient qu'aux natures humaines les plus distinguées, à celles qui sont capables des (1) Nous avons déjà cité le portrait d’un membre de la famille Bar- beriga, peint par le Titien , et dont les détails du costume étaient re- produit avec tant de soin et de vérité, qu'on pouvait croire, dit Vasari, qu'il était du Giorgion. — 255 — actions les plus nobles, des sentiments les plus sublimes. Tel est, par exemple, un tableau du palais Manfrin de Venise appelé les trois portraits, qui a pour sujet un personnage de distinction se tournant vers une dame auprès de laquelle est un jeune page.— La dame a particulièrement et au plus haut degré le genre de beauté propre aux Vénitiennes. Il en est de même du célèbre portrait de la reine de Chypre, Ca- therine Cornara (1), conservé dans la même collection où se trouve aussi un beau portrait de femme jouant de la guitarre. C'est parce que ces tableaux représentent des femmes d’un type remarquable qu'ils ont attiré l'attention de lord Byron, très-expert en cette matière, quoiqu'il ne se connûüt nullement en peinture (2). Le Giorgion était si heureusement doué, il possédait une si rare faculté d’intuition, que sans faire de l’éclectisme, de recherches analytiques, de ces raisonnements sur l’esthé- tique dont on ne s’est avisé que tard et à des époques de décadence et d’épuisement, il transportait sur la toile les (1) Le Guide de Venise d'Antoine Quadri (1844) attribue ce portrait au Titien, sans doute par erreur. Vasari en fait mention dans la vie du Giorgion; il appartenait de son temps à Jean Cornaro. (2) Voici les passages des Mémoires sur la vie de lord Byron, qui sont relatifs à ces tableaux (tom. n, pag. 272). J'ai parcouru (dit lord Byron, dans. une lettre. du 14 ayril 1817.) ce palais Manfrini, célèbre par.ses tableaux. —N'’étant pas connaisseur je n’en dirai pas grand chose. —II y a dé très-beaux Giorgione. La reine de Chypre, et surtout la femme du Giorgione, (cette désignation est inexacte, cependant elle est conforme au texte anglais: the queen of Cyprus and Giorgione's wife, particularly the latter) sont des Vénitiennes d'aujourd'hui ; ce sont les mêmes yeux, la même expression, et, à mon avis, il n'y en a point d'une plus grande beauté. — Il faut vous rappeler, cependant, que je n’entends rien à la peinture, et que je la déteste, à moins qu’elle ne me rappelle quelque chose que j'aie vu, ou que je croie possible de voir, — 254 — personnages tantôt vulgaires, tantôt distingués qui frap- paient ses sens, avec une expression, une fierté, une vie, une animation presque surnaturelles. Au nombre des qualités dont on faisait autrefois honneur au Giorgion, il fallait aussi compter l’art de la composition , c'est-à-dire l’art de disposer le sujet et les personnages de ma- nière à ce qu'il en résultât les meilleurs effets pittoresques et que l'œil en éprouvât les sensations les plus agréables. Nous donnons cette définition, car la composition doit être diffé- rente, suivant que l'artiste met au premier rang la pureté et la beauté des lignes, l'élégance des attitudes, en un mot, s'il donne la préférence au dessin, ou qu’au contraire la couleur et le clair obscur soient les-objets de sa prédilection. Ceci admis , on peut dire que le Giorgion a parfaitement en- tendu ce qui convenait à sa manière de voir et de sentir, et à la nature de son talent, quoique, sous un autre rapport, il ne puisse être comparé aux grands peintres des autres écoles ita- liennes, lesquelless’appuyaientsur des principes tout différents. Il ne reste plus que très peu de tableaux du Giorgion ren- fermant assez de figures (1) pour qu’on puisse bien apprécier (1) La grande toile du Louvyre représentant le tableau de la vie hu- maine de Cèbes, n'est pas du Giorgion, malgré l'inscription qu'elle porte. On croit qu’elle pourrait étre du Pordenon, né en 1485, qui, dit- on, a élé l'ami du Giorgion, mais qui, certainement, fat son imita- teur el a Lout fait pour s'approprier sa manière. — La galerie d'Orléans possédait un portrait du Pordenon représenté en David et attribué au Giorgion. Il est à présumer qu’on fondait principalement cette attribu- tion sur le quatrain suivant, inscrit dans le tableau : En David se ritrasse il gran Giorgione Per servire il suo bene in Castel Franco, Emulo di valor non fece manco Se pingendo l’insigne Pordenone. Il nous semble cependant que le sens de ces vers est que, si le Gior- — 255 — sa manière de composer. Nous en trouvons cependant: deux qui méritent d'être décrits, et qui sont disposés d’une fa- con différente. L'un, d’une grande dimension, qui se trouve à Londres dans la collection Solly (1), conserve l'ordonnance des ta- bleaux de piété des peintres du temps et particulièrement de ceux de son maître, Jean Belin. La Vierge tenant sur ses genoux l'Enfant Jésus, est assise sur un trône et sous un baldaquin, au milieu d’un riche paysage orné de montagnes aux belles formes et à l'aspect grandiose (2) ; auprès d'elle sont quatre saints qui se tiennent debout et isolés les uns des autres, suivant la mode ancienne; à droite, saint Pierre et saint Jean-Baptiste; à gauche , saint Sébastien et un autre saint ; ils ont un caractère élevé et un sentiment de grave tristesse , qui est propre aux figures du Giorgion; de plus, une liberté de mouvements , une pléni- tude de formes, une largeur de draperies, une force d’exécu- tion que ce maître n’a partagée avec personne , et qui lui a donné dans l’école vénitienne la place que Léonard occupa un peu plus tôt à Florence et à Milan , celle de créateur d’un art qu'il a porté à sa perfection. — Trois anges placés au pied du trône de la Vierge exécutent un concert avec une expres- sion passionnée. Le travail de ce tableau est plein et large, les chairs sont d’un ton chaud et brunâtre, et les autres couleurs, solides , bien nourries et harmonieuses. Le paysage, un des gion a pu se peindre en David, son émule, Pordenon, en a fait autant, et non qu'ils ont fait mutuellement leurs portraits. (4) I a dix pieds de haut sur douze de large. (Waagen, Hunstwerke und Künstler in England, tom. u, p. 7; et Kugler, Handbuch der Ges- chichte der Malerei, tom. n, p. 12.) (2) Un tableau composé à peu près de celte manière se trouve aux Uffizi ,- à Florence. — 256 — plus beaux que l’école vénitienne ait produit , est éclairé à lhorison par une lumière à la fois chaude et brillante. — 11 y a de nombreux rapports entre les qualités de ce bel ouvrage et celles de la célèbre Tempête de l’Académie des beaux arts de Venise. Le Moïse sauvé des eaux du musée Brera de Milan, nous offrira un sujet composé tout autrement, et dans un genre qui, tout nouveau aux débuts du xvr.e siècle, a long- temps servi de modèle aux peintres vénitiens , lesquels, à l'exemple du Giorgion, ne se sont fait aucun scrupule de travestir étrangement l’histoire et le costume. Ici, par exemple, du Nil et de l'Egypte des Pharaons, il n’est nullement question. Des Vénitiens de qualité, de jeunes cavaliers, de jolies femmes revêtus des costumes magnifiques des xv.° et xvi.° siècles, se livrent aux plai- sirs de la villégiature; ils se promènent ou se reposent sur le gazon : les uns exécutent un concert; à côté, des cou- ples amoureux s’entretiennent de leur flamme, tandis que leurs gens, un peu à l'écart, boivent ou jouent aux cartes, et que , sur le devant, des valetons et des nains tiennent en laisse des chiens et des singes. — Il est vrai qu’au mi- lieu du tableau, assise au pied d’un arbre, une jeune dame richement habillée , regarde avec intérêt et surprise un pe- tit enfant que lui présente une autre jeune femme, age- nouillée, parée avec élégance. Des personnages rassemblés autour de la princesse, et qui paraissent composer sa cour, portent également leur attention sur l'enfant. Au premier abord, ces divers groupes ne paraissent pas disposés d’une manière heureuse sous le rapport du des- sin, il y a quelque confusion entre les personnages; mais ce qui semble un défaut dans une gravure est bien racheté dans ce tableau qui, assure-t-on , est une des productions les plus remarquables du Giorgion (1) par l'harmonie gé- nérale, la chaleur du coloris et une extrême douceur d’exé- cution qui rappelle celle des ouvrages du Titien. Cette manière, quelque peu leste, de traiter un sujet biblique , était une dérogation aux pieuses habitudes de l'école vénitienne, et a entraîné dans une voie profane la plupart des imitateurs du Giorgion. Aussi des écrivains catholiques, confondant peut-être ce qui, dans une pein- ture , est le résultat de la préférence donnée au coloris sur l'étude des lignes et le choix de la forme, et le change- ment qui se fit sous ce rapport dans la manière de peindre, avec la légèreté et le sans-façcon dont on traitait les sujets de piété qu’on dépouillait ainsi de leur caractère digne et sérieux pour les travestir, suivant la mode du jour, en scènes analogues à celles des histoires romanesques, contes ou nouvelles, dont Boccace avait laissé de si précieux mo- dèles et dont l'Italie entière raffolait; ces écrivains, dis-je, ont cru bien à tort, suivant nous, que l’affaiblissement du sentiment religieux avait dû être la conséquence de la per- fection que l’art venait d'atteindre dans quelques-unes de ses parties essentielles. Il faut n'avoir jamais vu la Madone de Saint-Sixte, de la galerie de Dresde, où brillent au plus haut degré toutes les qualités qu’il est possible de demander à l’art de peindre, pour soutenir cette opinion d’une manière générale; mais on a peut-être dit, avec quelque raison, que la recherche exclusive des effets pittoresques détournait souvent le pein- tre de représenter, avec toute la simplicité et la pureté dé- sirables, les sujets les plus sublimes et les plus mystérieux du christianisme. (4) Quelques-uns le regardent comme le meilleur ouvrage que Gior- gione ait jamais produit. (Lanzi, Trad. fr., tom. nr, p: 99.) — 258 — M. Rio (1), qui rejette sur ce qu'il appelle les voies du perfectionnement extérieur, le changement survenu dans les habitudes des peintres de Venise et l’affaiblissement de leur foi, en accuse particulièrement le Giorgion, qu’il appelle un réformateur ni moins impétueux, ni moins hardi que Luther. Mais quelle comparaison peut-on établir entre ces deux personnages, l’un jeune, ardent, aux passions vives, à l’ima- gination riante, qui, peut-être, n’ouvrit jamais un livre de théologie et ne calcula point la portée des innovations où l’en- traînait son génie, et le moine de Vittemberg, ergoteur et rai- sonneur, conduit peu à peu, par l'effet de l’état général des esprits et les circonstances toutes particulières où se trouvait le catholicisme, à produire un schisme dont les résultats ont été immenses. Nous avons déjà eu occasion de citer , soit dans le texte, soit dans les notes, les noms de quelques peintres qui eurent le bonheur de prendre des lecons du Giorgion, ou au moins de reformer leur manière sur la sienne. Ce qui dut lui faire le plus d'honneur, c’est que son vieux maître, Jean Bellin lui-même, malgré son grand âge, changea sa pratique à tel point que le dernier ouvrage où il travailla quelques années après la mort du Giorgion, et que sa main défail- lante ne put qu'ébaucher, avait cependant tant d’analogie avec les œuvres de son ancien élève, qu’il a existé quelque incertitude chez les historiens de l’art sur la question de savoir auquel des deux il fallait l’attribuer. Nous devons surtout ne pas oublier de faire mention de Sébastien de Venise, contemporain du Giorgion, qui, après avoir commencé, comme lui à l’école de Jean Bellin, sut si bien s'approprier le coloris de son condisciple , sa touche (1) De la poésie chrétienne, p. 502. — 259 — suave et moelleuse, que plusieurs de ses peintures, comme cer- taines figures exécutées à Saint-Jean Chrysostome de Venise, ont été attribuées à ce maître (1). Sébastien, surnommé plus tard del Piombo, eut l'avantage d’être très-probablement le premier qui apporta à Rome la manière alors si nouvelle des peintres vénitiens ; cela lui valut d’être accueilli par l’opu- lent Agostino Chigi, qui lui accorda l'honneur insigne de travailler au palais que Baltazard Peruzzi venait de lui cons- truire , en même temps que Antonio Razzi, Jules Romain et le grand Raphaël, appelés aussi à le décorer, et cela, sans qu'il fut écrasé par leur redoutable voisinage. Les dates sont ici précieuses à recueillir; c’est en 1544, l’an- née même de la mort du Giorgion, que Sébastien de Venise alla à Rome ; il est à présumer qu’il apporta avec lui quelque tableau du Giorgion, peut-être un de ces portraits ou têtes de caractère où éclate si merveilleusement la puissance de son talent. Qu'il en ait été ainsi, ou que, de toute autre ma- nière, des peintures du Giorgion aient été transportées dans la capitale du monde chrétien , toujours est-il qu’il paraît incontestable qu’à cette même époque Raphaël eut occasion d'en voir ; cela lui suffit, et avec la prodigieuse facilité dont il était doué et qui lui permettait d'atteindre à tous les genres de perfection, 1l donna dès-lors à quelques-unes de ses pro- ductions la chaleur, la vérité, la puissance de coloris que le Giorgion seul avait possédé avant lui à ce degré éminent. — On ne peut méconnaître l'influence du Giorgion sur Ra- phaël, elle est certaine et se révèle surtout dans un de ses portraits les plus renommés qui ressemble tellement, pour le faire, pour l'effet tout grandiose, à ceux du peintre de Castel- Franco, que des connaisseurs habiles le lui avaient attribué ; (4) Lanzi pense: qu’il a pu étre aïdé par le Giorgion lorsqu'il y tra- vaillait. 15. — 260 — nous voulons parler du tableau de la tribune de Florence sur lequel on a cru reconnaître le portrait d’une maîtresse de Raphaël appelée la Fornarina ou la Boulangère, mais qui représente très-probablement une improvisatrice de Fer- rare nommée Beatrice. Quoiqu'il en soit de la personne qui y est représentée, la date de l’année 1519, inscrite sur ce tableau (appelé par M. Viardot une œuvre étonnante, que nulle description, nul éloge ne peuvent suffisamment faire connaître et apprécier), établit péremptoirement qu'il ne peut être que de Raphaël, dont le génie a été inspiré là d'une facon miraculeuse par celui du Giorgion (1). Nous terminerons cette notice sans essayer de la résumer et de porter sur le Giorgion un jugement dont les éléments sont épars dans les pages qui précèdent ; c’est au lecteur à les apprécier et à se former une opinion qui doit être fon- dée non-seulement sur la valeur absolue de ses productions, (1) Un autre portrait, celui de Bindo Altovili, exécuté à la même époque et conservé à la pinacothèque de Munich, rappelle également la puissante manière du Giorgion. Il y a pareillement tant de ressem- blance entre certains tableaux de Sébastien del Piombo et quelques pro- ductions de Raphaël, qu’on a pu hésiter sur la main qui les a peints. Tel est par exemple le tableau du Louvre désigné avec plus ou moins de justesse comme offrant les portraits de Raphaël et de son maître d'armes, qui est attribué par M. Waagen à Sébastien. On a pensé aussi que les qualités très-remarquables de la Messe de Bolsène qui rendent cette fresque si supérieure à toutes les autres par la force et la chaleur du ton local, la délicatesse des transitions , le jeu varié des couleurs, le moelleux et l'énergie de la touche, devaient être attribuées à l'influence du Giorgion. Cette fresque n’a été exécutée qu'après sa mort, et la supposition faite par M. de Rumorh, que le Giorgion avait pu la voir à Rome et en profiter, est tout à fait inad- missible. (Italienische Forschungen , tom. 3, pag. 104.) — 261 — mais aussi sur leur mérite relatif qui est immense, si l'on à égard au temps où elles ont été exécutées, alors que l’art, tout en se perfectionnant rapidement, n’avait pas encore produit ses chefs-d’œuvres les plus renommés. Amiens.— Imp. de Duvaz et HERMENT , place Périgord, 3. Mr vice Lg # ee H ue MÉMOIRES DE L’ACADÉMIE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. PREMIER SEMESTRE, — 1852-1853. "+ PE Ÿ t var Wrs ANVIIUUr CE AVR AR j ù Li & UE 7e LUTTE D COUP-D’ŒIL SUR LA SITUATION ÆET SUR LE GENRE D'ACTION QUI PEUT L'AMÉLIORER. Mémorre Lu Par M. MATHIEU, DANS LA SÉANCE DU 22 JANVIER 1852. (*) — 5 <— Quand nous parlons, Messieurs , de la situation, notre in- tention n’est pas de venir discuter devant vous les différentes formes de Gouvernement , la transmission régulière du pou- voir, la nécessité de concilier les conditions de la stabilité avec celles du progrès ; tout cela est du domaine de la politi- que proprement dite; et, quoique nous n'ignorions pas son influence sur les affaires, ce n’est pas nous qui tenterons de dépasser, par des discussions imprudentes, les limites que votre sagesse a fixées depuis longtemps. Nous venons seule- ment, comme membre de votre section de l’agriculture et du _(*) Avril 1854. — Depuis le mois de janvier 1852, la situation a subi diversés modifications dont il faudrait tenir compte pour l'apprécier en te moment; mais, comme parmi les observations qué l’on a faites alors, Plusieurs n’ont pas cessé d’avoir une application, on a cru L'RGHNOIE ici laisser place à ce mémoire. 19 — 966 — commerce , et selon le devoir que votre réglement nous im- pose, jeter avec vous un rapide coup d'œil sur notre situation économique; parce que nous sommes persuadé que cette si- tuation nous entraîne ; qu’elle est plus forte que les hommes, quelqu'habiles qu’ils soient, considérés comme individus jet qu’elle ne céderait qu'aux forces combinées de l'association nationale. Quoiqu'ils s'étendent sur la nation prise dans son en- semble, c'est principalement sur l’agriculture, sur l’indus- trie, sur Je commerce , que se font apercevoir Jleseffets! de son action. Des hommes intelligents ont compris que: l’agriculture française était loin d’avoir atteint son plus haut degré de perfection ; ils ont vu qu’elle était devancée dans la voie du progrès par des peuples voisins; et la résolution de la faire avancer a été prise. Des congrès se sont réunis spontanément ; des comices se sont organisés; et, de tous les points de la France, des délégués des comices et des sociétés d’agricul- ture sont venus former à Paris un congrès central, où se dis- cutaient des questions du plus grand intérêt. Il devenait im- possible alors de ne pas écouter les voix de tant d'hommes éclairés , réunissant aux lumières d’une savante théorie les enseignements de l'expérience. En vain la paresseuse, la tenace et l’orgueilleuse routine repoussait avec dédain les efforts tentés pour la faire sortir de son ornière ; malgré sa déplorable et funeste inertie, on a pris en plusieurs lieux de bonnes méthodes, adopté des asso- lements mieux combinés , formé plus de prairies artificielles, multiplié les bestiaux, amélioré les races, employé de meil- leurs instruments de culture, choisi de meilleurs modes de chaulage ; enfin, quoique l’on ait encore beaucoup à désirer » on peut toujours pour l’art constater un progrès. Le résultat croît-il en raison de ce progrès? — 267 — Pour ‘en juger au moins par approximation , il faudrait qu'une seconde statistique vint se joindre à celle que le mi- nistère a publiée pendant les années 1840 et 1842. Toutefois, d’après les renseignements que le Gouverne- ment; a dû recevoir pour le département dela Somme, la pro- duction serait en voie d’accroissement; et, s’il en était de même partout, sous le rapport des produits obtenus, il y aurait aussi progrès pour l’agriculture ; mais progrès et souf- france en même temps. L'augmentation des produits et le parti que l’on en tire ne répondent pas aux exigences des frais.et à la pesanteur des charges. . On dit au cultivateur ; élevez des bestiaux; faites des praï- ries, des amendements, des labours: multipliés ; la terre est une banque qui rend avec. usure ce qu’on lui prête; mais.ces bestiaux , il faut les loger ; pour ces amendements, il faut des ouvriers; à cette banque, il faut des avances. A l’aide des moyens à sa disposition le cultivateur s’efforce de faire face à tout ; et cependant, malgré le succès incontestable de ses tra- vaux, il ne peut améliorer la terre , cette source de produits, aussi bien qu’il serait possible de le faire; il gagne d’un côté et perd de l’autre; la situation est contre lui. Il en est de même pour l'Industrie. Notre industrie, vous le savez, paraît grande et puissante comme une reine; avec la vapeur et le feu pour ministres, elle exerce sur la matière un empire étonnant. Dans ses fortes mains , le fer, le cuivre et tous les métaux les plus durs sont, pour ainsi dire, flexibles comme la cire , et prennent à son gré les formes les plus di- versés ; les métiers semblent devenir intelligents, et dessiner eux-mêmes , sur les étoffes les plus riches, les images les plus gracieuses ; le verre se change en fil, et va former avec la soie les tissus les plus brillants. Nous n’éssaierons pas de dé- rouler devant vous le magnifique tableau de ses merveilles ; — 268 — nous craindrions de nous laisser entraîner par notre admi- ration. Vous connaissez tous l'honorable témoignage qu’elle a recu du jury, lors de l'exposition de 4850 ; et vous aurez appris avec joie qu’elle a dignement soutenu l'honneur du nom fran- çais à l'exposition de Londres; pour l'intelligence, le savoir et le goût , nos industriels ne dégénèrent pas. Et cependant, malgré les découvertes qui marquent notre siècle comme celui de l’mvention, notre industrie se débat contre le plus triste et le plus destrueteur des fléaux , contre le chômage. Elle est Join d'occuper ses ouvriers constamment ; et, quoiqu’une avantageuse activité se soit manifestée dans plusieurs de ses branches, par suite de l’inaction qui Pavait précédée, les dan- gers de ruine sont bien plus grands pour elle que pour l'agri- culture. Iei encore e’est la situation qui fait sentir son in- fluence. Après l’agriculture qui produit, et l’industrie qui élabore, vient le eommerce qui transporte et qui vend. A l’imtérieur, les canaux et les chemins de fer , à l'exté- rieur , les navires, soit à voiles , soit à vapeur, lui permettent de transporter avec facilité toute sorte de produits ; mais ces chemins sont-ils bien à nous, et pouvons-nous toujours en profiter comme nos intérêts le demandent? A-t-on pris soin, de diriger d’abord, sur l’un des plus importants, nos forces. financières, afin de nous assurer le transit qui doit être l'effet de notre position ? Enfin notre marine, si importante pour notre commerce et pour notre défense, va-t-elle se développant, comme le font depuis longtemps déjà les ma- rines étrangères? Qui, sous quelques rapports; mais non, en général; elle aussi subit l'influence de la situation comme tout le commerce qui transporte. Le commerce spécial, qui achète et qui vend , a fait venir — 269 — en marchandises étrangères , du 51 décembre 1859 au 54 dé- cembre 4847, pour six milliards deux cent quarante et un millions de francs ; et, pendant la même période, ses expor- tations à l'étranger s'élèvent à cinq milliards cent soixante- quatre millions huit cent mille francs ; ce qui donne ; pour là différence entre nos achats et nos ventes, un milliard soixante- seize millions deux cent mille francs. Croyez-vous que la nation française a dù gagner beaucoup en achetant, pendant huit années, pour un milliard soixante- seize millions deux cent mille franes de plus qu’elle n’a ven- du? Les économistes de la nouvelle école répondront : oui; mais vous, Messieurs, nous nous en rapportons à votre ju- gement ; votre réponse n’est pas douteuse ; ici encore vous comprenez que la situation est contre nous. Mais avançons. En 1848, arrive la secousse volcanique de février. Après l’éruption, la scène change; nos achats à l’é- tranger ne sont plus que de cinq cent deux millions buit cent mille francs ; et nos exportations s'élèvent à sept cent vingt sept millions quatre cent mille francs. Que vont dire nos pro- fonds économistes qui prétendent que pour vendre il faut toujours nécessairement acheter ? Ne croyez pas cependant que la secousse de 1848 ait fait subir à la situation une modification permanente, Ce qui a contribué d’abord à diminuer l'importation, c’est la peur; la peur du négociant français qui n’osait faire des demandes à l'étranger, parce qu’il entendait encore sous le sol de sourds mugissements; et la peur du négociant étranger qui craignait de ne pas être payé en envoyant des marchan- dises dans un pays en ébullition. Pour l'exportation, ce n'étaient pas les mêmes causes qui pouvaient l’arrêter ; elle était favorisée par la diminution des ventes à l’intérieur ; et le besoin d'argent, excitait. le, négo- ciant français à jeter au dehors une masse de marchandises — 270 — dont la présence coûteuse dans ses magasins n’était pas sans péril. En 4849, nous importons pour sept cent six millions huit cent mille franes, et nous exportons pour huit cent quatre- vingt-dix millions trois cent mille francs. Et pendant l’année 1850 , lorsque l'importation s’arrête à sept cent vingt-et-un millions huit cent mille francs, notre exportation s'élève à neuf cent pee 5 millions six cent mille franes. Ce qui fait voir que la secousse de 4848 n’a pas encore cessé de produire son effet. Un pareil-changement dans le sens du mouvement com- mercial est bien digne d’une attention comme la vôtre qui ne perd jamais de vue les intérêts de la France. Devons-nous l’attribuer uniquement à la crise extraordi- naire de 1848? Nous aurions tort de le penser ; presque tou- jours les grands mouvements tiennent à l’union LE plusieurs causes. La plus importante certainement est celle que nous venons d'indiquer ; la ruine des banques en Amérique produisit un effet semblable; mais il faut y ajouter, avec les efforts de notre industrie, ceux de notre agriculture, l’abondance de nos récoltes, et l’admission plus facile en Angleterre äes pro- duits destinés l'alimentation du peuple. En 1847, nous avons été forcés d'acheter pour deux cent neuf millions de céréales, en exportant pour quatre millions cinq cent mille francs ; en 1848 , nous exportons pour trente- huit millions quatre cent mille francs, en achetant pour vingt-huit millions ; en 1849, nous ne faisons entrer que pour un million, et nous exportons pour cinquante - cinq millions sept cent mille francs ; enfin , en 1850 , nous n’ache- tons plus rien ; et nous vendons pour soixante-quatorze mil- lions quatre cent mille francs. — 271 — ‘La différence, vous le voyez, est considérable. Notre belle industrie de Lyon, la première de l'Europe, a contribué de son côté, pour une assez forte part, à l’augmen- tation de nos exportations. Nous constatons ce résultat, et nous le regardons comme avantageux; quoiqu'une partie de nos producteurs l'ait payé bien chèrement; pour l'obtenir, on aura laissé peut-être plus d’un mort sur le terrain. La France est malade , vous le savez ; et , dans la position où nos discordes l’ont mise, des effets profitables sous un rapport peuvent dériver en partie de nos souffrances mêmes. Le resserrement du crédit et l’avilissement des cours provo- quent d’abord l'exportation; et, quoique cette exportation soit très-utile ; quoiqu’elle puisse devenir de plus en plus avantageuse ; son action cependant aurait été bien plus utile encore , s’il n’était possible d’en trouver la cause que dans la bonne direction du commerce et dans la force d’un état nor- mal. + Ilen est donc du commerce, comme de l’agriculture et de l’industrie ; il a des succès, et cependant il souffre ; il est sous l'empire d’une situation extraordinaire qui domine les condi- tions de sa situation ordinaire. Dans notre appréciation relative au commerce, nous ne l’a- vons considéré jusqu'ici que par rapport à l'étranger , et nous ne l’avons pas confondu avec le commerce colomal. Il ne faut pas oublier en effet que nos colonies sont des possessions françaises, qu’elles reçoivent et expédient sous notre pavillon, que leur commerce est limité par nos lois , et qu’elles puisent et versent au même trésor national. A l'exception de l'Algérie pour laquelle nos exportations surpassent beaucoup nos importations , presque toutes nos colonies compensent à peu près leurs achats par leurs ventes. Nous sommes maîtres de leurs marchés, bien plus que nous — 212 — le sommes de celui de l'Algérie où pénètrent des marchan- dises qni ne sont pas le produit de l’industrie française. Pour cette dernière colonie, la guerre ; pour les Antilles, les dettes écrasantes et les changements trop brusques ; pour presque toutes , la concurrence avec l'étranger sur le marché de la métropole ont encore mis la situation contre nous. Et pendant que l'Agriculture, l’industrie et le Commerce ressentent les effets de cette situation, ces trois sources dela fortune publique sont toujours obligées de verser dans le trésor commun des sommes considérables. Celui-ei toutefois ne peut rester indifférent à l’état des sources qui l’alimentent; il est forcé de payer àes travaux entrepris pour diminuer les dangers du chômage ; ses dépenses jusqu’à présent sont supé- rieures à ses recettes ; elles ont augmenté notre dette malgré l'importance des impôts; et la menace du déficit oblige d’ajourner les projets les plus utiles. Toutes les vicissitudes du travail national viennent se résumer, non pas dans l’appa- rence, mais, ce qui parfois est bien différent , dans la réalité de la situation financière. Une semblable situation, qui donc l’améliorera ? sera-ce l’action individuelle, ou bien celle des compagnies ? Certai- nement, non. Ce ne peut-être que l’action nationale déter- minée par l'impulsion du pouvoir. C’est dans l'association nationale bien comprise , c'est dans son action collective bien dirigée que réside la seule force capable d'améliorer la situa- tion. Et c’est pourquoi la mauvaise économie, qui a l'instinct de la destruction , attaque cette seule force, et veut aller de l'individu à l'humanité, sans passer par la nationalité. À celle-ci trois moyens se présentent pour conserver son existence; et ces moyens sont : la protection, l’encouragement et la coopération. Nous vous avons déjà démontré la nécessité de la protec- tion, nous vous l'avons présentée comme une condition d’exis- —9ÿ% — tence sans laquelle une nation, quelqu’habile et quelqu’a- vancée qu’elle soit , ne tarde pas à déchoir ; nous vous avons prouvé qu’abandonner la protection dans le commerce exté- rieur, c'était en cela renoncer à la possession nationale sur la fortune mobile ; et nous ne voulons pas répéter aujourd’hui ce que vous nous avez fourni l’occasion de vous dire. Mais comme la protection sera toujours vivement attaquée ; comme elle l’est surtout dans les circonstances présentes ; il ne suffit pas de montrer qu’elie est bonne en théorie; il faut encore faire voir qu’elle est évidemment justifiée par l'expérience. Les faits contemporains, comme tous ceux que l’histoire nous transmet, viennent déposer en sa faveur. L'exposition de Londres, en 1851, a été le triomphe de la protection, et comme un monument élevé à sa gloire ; car les nations qui ont tenu le sceptre de l’industrie, dans cette lutte mémorable, ne doivent leur supériorité qu'aux mesures de protection qui ont développé leurs travaux. Depuis des siècles, depuis Alexandre-le-grand peut-être, les nations de l'Europe allaient dans l'Inde chercher des mar- chandises en échange de l'or et de l'argent qu’elles y por- taient ; les Indiens vendaient beaucoup et achetaient peu ; ce qui n’était pas si mal raisonné pour des Indiens. Les Anglais les ont forcés de comprendre qu'ils avaient tort; devant des maîtres aussi puissants, il fallait bien soumettre sa raison. Bientôt les plantes sauvages se sont emparées des lieux où fleurissaient d'importantes fabriques ; des contrées où vivait de son travail une active population se sont changées en dé- sert; effet merveilleux de ces lumières importées de l’occi- dent, et de ce mouvement civilisateur que l'on prétend introduire parmi nous. En 1720, l’Angleterre se défend par la prohibition contre l'entrée des tissus provenant de ses colonies des Indes orien- tales; tissus mieux faits et moins chers que les siens. Quel — 274 — beau texte de déclamations pour les disciples de la nouvelle: école, s’ils avaient eu là douleur de vivre à cette époque ! Les voyez-vous en présence de cette prohibition, objet de leur plus grande horreur ? En présence d’un gouvernement assez inepte pour repousser le bon marché auquel on doit tout sacrifier? Les entendez-vous s’apitoyant sur le sort de ces pauvres consommateurs, obligés de payer plus cher desétoffes moins belles, pendant que l’on en vend de meilleures à d’autres peuples pour des prix moins élevés? Sur le sort de ces mal- heureux négociants qui feraient si facilement fortune dans leur pays en y vendant des tissus qu'ils sont forcés de porter ailleurs ? Leur vocabulaire d’injures ne leur suffirait pas. Et cepen- dant le gouvernement anglais avait parfaitement raison. Il comprenait alors ce qu’on ne peut pas, ou plutôt ce qu’on ne veut pas comprendre aujourd'hui; il comprenait que si les négociants devaient gagner par l'importation des tissus, la nation perdrait certainement en forces pro- ductives. Par une direction de ce genre, il développa de telle sorte les diverses branches de son industrie que des statistiques en portent maintenant le produit total à plus de cinq milliards ; qu'il répand une partie considérable de: ce produit sur presque toutes les contrées du globe, y compris l'Inde elle même où reviennent fabriquées des matières qu'il en a tirées brutes; et que dans une seule année , l’année 1859, ses exportations ont dépassé ses importations de pius d’un milliard. Pauvre puissance, comme elle doit se ruiner. d’après les coryphées de la nouvelle doctrine !... Au lieu de. se trouver , comme il s’y trouve maintenant, au plus baut de- gré de l'échelle commerciale, le gouvernement auglais occu- peraitle dernier, s’il avait agi comme veulent nous faire agir en ce moment nes savants économistes. En 1684, le Portugal prohibe l'importation des draps — 275 — étrangers ; et toutes ses fabriques travaillent d'une manière étonnante ; il fournit ce que demandent sa consommation et celle de ses colonies; l'avantage obtenu par sa mesure est aussi prompt qu’incontestable. En 1705, dans un traité fameux , il cesse de comprendre tout ce qu’exige d’un pouvoir intelligent le devoir de proté- ger; il accepte l'apparence du gain en abandonnant la réalité; ilest ruiné, subjugué, aplati ; et quand il essaie de se sous- traire à son: malheureux sort ; de se débattre contre la pres- sion qui l’écrase ; il éprouve alors toute la forcé qui le tient asservi, et qui l'empêche de recouvrer son ancienne indé- pendauce. La Russie veut essayer de la liberté du commerce, et bien- tôt elle en ressent les désastreux effets. Dans une circulaire officielle, en 1821 , le comte de Nessel- rode déclare « que la Russie se voit forcée par les circons- » tances de recourir à un système de commerce indépendant ; » que les produits de l'Empire ne trouvent pas de débouché » au dehors; que les fabriques du pays sont ruinées ou sur » le point de l’être ; que tout le numéraire s’écoule à l’étran- » ger , et que les maisons de commerce les plus solides sont à la veille d’une catastrophe. » En conséquence, la Russie revient à la protection ; tous les mauvais symptômes disparaissent ; sa prospérité renaît ; ses finances sont améliorées , et déjà la magnificence de ses soieries étonne le monde industriel. Elle a des mines d’or, dira-t-on ; c'est quelque chose , il est vrai; mais cela ne suffit pas ; et la meilleure de ses mines, c’est encore la protection. Sinous voulions de la Russie nous transporter en Amérique, nous'ne tarderions pas à reconnaître que les faits y parlent encore bien plus haut que tous les discours ; mais il faut se hâter; et mous vous rappellerons seulement cet important ÿ — 216 — message , déclarant que les nouvelles doctrines reçoivent de l'expérience un complet démenti. Avant la révolution française, nous étions sortis de la route indiquée par le génie de Colbert ; et nos importations étaient plus considérables que nos exportations. Encore ces dernières se composaient-elles principalement des productions du sol, des mines , de la pêche, et des denrées exotiques, venues en grande partie de notre magnifique et regrettable colonie de St.-Domingue ; l'industrie proprement dite n’en fournissait que la plus faible part en objet manufacturés. Pendant la ré- volution , on changea de système ; puis, arriva Napoléon qui eut bientôt jeté sur l’industrie le regard de l’aigle. A l’aide de la protection, nos fabriques se développèrent d’une manière remarquable ; on acheta moins d’abord, et l’on finit par vendre davantage; au lieu de deux cent trente millions que l'on exportait jadis en objets manufacturés, on en a fait sor- tir pour plus de six cents millions ; et, sauf quelques varia- tions inévitables, l’exportation dépassa presque toujours l'im- portation jusqu’à l’année 4839; vous savez ensuite sur quelle pente nous avons été placés. Sous le rapport des faits attestés par l’histoire, il n’y a pas le moindre doute; chaque fois qu’une nation laborieuse aban- donne la protection , elle se ruine ; chaque fois qu'elle y re- vient, elle retrouve la prospérité. Cela est évident ; cela est plus clair que le jour , pour le bon sens du moins ; mais pour ce qui persiste à s’appeler la science , c’est autre chose ; cette science ne voit pas comme le commun des hommes. Quoique nous regardions l’exercice de la protection comme l’un des moyens les plus efficaces , et même comme un moyen indispensable pour améliorer la situation ; ne croyez pas ce- pendant, Messieurs \ que nous voulions bouleverser notre ta- rif; au contraire ; en présence des tentatives d'innovation qui se sont manifestées, en présence de la crise extraordinaire — 277 — dont l’effet, domine les conditions ordinaires de notre existence économique , nous croyons qu'il faut être extrêmement sobre de changements , si l’on veut s’épargner les plus fanesies et les plus amères déceptions. Dans le cas où le mouvement commercial reprendrait, le sens qu'il avait de 1840 à 1847, comme cela devrait arriver en des circonstances analogues , il faudrait le modifier, si l’on voulait éviter la ruine qui bientôt en serait la triste consé- quence ; et le législateur aurait à diriger son attention sur les fils et les tissus de lin et de chanvre, dont nous avons ex- porté , de 1840 à 1849, pour deux cent soixante-deux millions six cent mille francs , et dont nous avons acheté pour trois cent quatre-vingt-dix-neuf millions quatre cent mille francs, au grand préjudice de notre industrie ; sur les graines oléagi- nguses dont le commerce spécial a fait entrer pour trois cent quatre-vingt-quinze millions huit cent mille francs, et sortir pour vingt-neuf millions quatre cent mille fr.; sur les huiles ; sur les bois ; sur les houilles, et sur plusieurs autres articles qu’il serait en ce moment un peu trop long de détailler. Il aurait certainement alors contre lui, comme toujours , la mauvaise économie dont il est nécessaire de vous montrer la marche pendant ces derniers temps. | Une industrie fleurissait parmi nous; elle s’y montrait comme l’une des plus belles inventions de notre époque ; elle rendait à notre agriculture des services incontestables ; rien n'était plus national que de favoriser un semblable mouve- ment. Ona fait tout le contraire par une Joi que le rapporteur a proclamé bonne et sage, et qui nous paraît , à nous, un vé- ritable contresens. Ge qu'il y avait de plus important dans cette loi, tout le monde en convenait, partisans, adversaires, ministres, c’é- taient les surtaxes-des sucres étrangers. C'était done; ce qu’il fallait traiter d’abord , ou du moins; ce qu'il fallait examiner sr TE — avec la plus grande attention. Au lieu d’agir ainsi , comme la raison le demandait, on a fait encore absolument tout de con- traire; on a fatigué la chambre par de longues discussions sur des dispositions préliminaires ; et, quand elle ne voulait plus rien entendre, lorsqu'elle refusait la parole aux défen- seurs des intérêts nationaux , on est venu jeter , au milieu de l’assemblée impatiente, une erreur qu'il n’était plus alors permis de réfuter; on est venu dire aux intérêts vinicoles qu'ils profiteraient des souffrances de l’industrie sucrière; et l'erreur a triomphé. Pour soulever les obstacles, elle avait enfin retrouvé son levier. L’espérance de vendre beaucoup de vin cependant a très- souvent été fatale aux peuples qui l’ont conçue. Ce fut cette espérance qui porta les Portugais à conclure le traité de Méthuen dont nous ayons parlé tout-à-l’heure. Ils vendirent effectivement une partie de leurs vins, et même ensuite une partie de leurs vignobles, quand ils furent ruinés par l’exportation du numéraire et par la destruction de leurs fabriques. Ce fut encore-cette espérance qui détermina les Français à faire le traité d'Eden; et sans la guerre qui vint le rompre, la France était aussi menacée du même sort. Une erreur aussi déplorable, un piége où l’on tombe et retombe toujours, mérite bien un instant d’attention. Si l'exportation de nos vins dépendait de nos achats à l’é- tranger, il s’en suivrait que nous devons toujours en vendre d'autant plus que nous achetons davantage; mais l’ expérience est là pour prouver le contraire. En 1828 , nous achetons aux îles de Cuba et de Porto-Rico pour 216,696 francs de sucres; et nous y vendons pour 1,485,811 francs de vin; en 4851, nous y vendons pour 625,890 francs de vins , et nous y achetons pour 8,295,898 — 279 — francs de sucres, au grand détriment de notre agriculture , de nos-fabriques et de nos colonies. Mais comme les pays où nous vendons le plus de vins ne sontpas ceux où nous achetons le plus de sucres ; comme l'augmentation de nos achats de sucres ne peuvent jamais être la seule cause d’une augmentation proportionnelle pour la vente totale de nos vins à l'étranger , dans le cas où cette aug- mentation aurait lieu; nous ne devons pas nous borner à considérer nos achats relativement à l’un des articles qui les composent. Nos achats à la Russie s’élèvent en 1846 à 53 millionsyet notre vente de vins n’est que d’un million huit cent mille francs. Cette vente, en 1851, est de deux ‘millions cinq cent mille francs , et nos achats ne vont qu’à 17 millions huit cent mille... | En1845, nous achetons à la Belgique pour 88 millions trois cent mille francs; ‘et nous vendons pour six millions neuf cent mille francs de vin. En 184%, nous ne vendons plus que pour trois millions neuf cent mille francs de vins ; et nous achetons pour 104 millions. Nos achats aux villes Hanséatiques sont, en 1840, de trèize millions neuf cent mille francs ; et notre vente dé vins est de quatre millions sept cent mille francs. En 18%, nos ventes de vins sont de quatre millions huit cent mille, et nos achats de cinq millions huit cent mille. Rien ne serait plus facile que de multiplier les exemples de cergenre ; et de vousfaire passer en revue les divers paysavec lesquels nous sommes en rapport ; nulle part on ne pourra trouverique nos ventes de vins se font toujours en a ones de nos-achats. Ïbenest de même pour l’ensemble de nos achats et de nos ventes.!'2 Nous achetons à l'étranger pour trois cent quatre vingt-huit 20. — 280 — millions cinq cent mille francs, en 4828 ; et nous vendons pour 79 millions 500 mille francs de vins et d’eaux-de-vie dé Vins. En 1840, nous achetons pour 673 millions 500 mille francs; et nous véndons pour cinquante-sépt millions de vins et d'eaux-de-vie, - Pendant l’année 1846 nos achats s'élèvent. à 84% millions; et notre vente: de spiritueux descend à quarante-et-un mil- lions ; tandis qu’en 1851 , nos achats sont de 712 millions 700 mille ; et notre vente de vins et d’eaux-de-vie s'élève à 94 mil lions cent mille francs. Enfin, Messieurs , les chiffres viendraïent èn fuule : ici se grouper sous notre plume ; si nous né craignions pas de fati- guer votre patience déjà fortement éprouvée. L’exportation des vins d’ailleurs, toute importante, toute précieuse qu'elle est, doit-elle faire négliger la consomma- tion des départements où la/ vigne produit peu ? Que l’on ruine l’industrie de ces départements, et leur consommation diminuera ; et le Midi ne tardera pas à souffrir des mesures qu’il aurait eu l’imprudencé de provoquer; comme si nous étions seuls à demander la protection. -/ «Est-ce que les habitants du Nord ne paient pas pour les vins étrangers , et notamment pour les vins d'Espagne, un droit d'entrée considérable? Est-ce que nous nous plaignons de ce droit dont ne parlent jamais nos ardents :adversairés? Est-ce que nous ne trouvons pastrès-bièn et très-juste que l’on protège leurs produits? Est-ce que n'avons pas défendu leurs oliviers contre le sésame ? Est-ce que nous ne savons pas que la protection accordée à chaque régiment en particulier tourne à l’avantage de la grande armée française? Est-ce que nous ne comprenons pas que, mernbres d’une même associa- tion nationale , nous avons tous besoin les uns des autres ; et que rien n’est plus funeste que toutes ces misérables et:sottes — 281 — rivalités que nese lasse pas de provoquer la mauvaise éco- nomie. À peine a=t-elle triomphé dans la discussion sur les sucres, en employant un moyen suranné , que l'ivresse du succès la pousse à planter denouveau à la tribunele drapeau du libre- échange. Plusieurs fois déjà ce drapeau avaitété mis en pièces; mais la mauvaise économie n’y regarde pas de si près ; elle en a toujours de nouveaux à son service , et leur donne à pro- pos la couleur qui lui convient. Forcée de reculer devant la ma- jorité ; elle a juré de revenir, plus forte, plus audacieuse, plus exigeante que jamais. Nous le savons bien ; partout où se trouveront les défenseurs desintérêts nationaux, ellereviendra pour les combattre, et toujours dans ses efforts soutenue par l'étranger. Quelle que soit sa persistance, si l’on veut amé- liorer la situation, la protection doit être maintenue, comme le premier des moyens nécessaires pour y parvenir. Le second est l’encouragement ; non pas un encouragement qui se fait solliciter par l'inventeur d’une découverte utile ; mais un encouragement qui donne l'impulsion et provoque les expériences ; qui paie, s’il le faut, des frais nécessaires ; qui prévient les mécomptes, résultat presque inséparable d’une première tentative ; et qui ne laisse pas aller vers l'étranger, comme si la science parmi nous avait dit son dernier mot, l'in- dustriel habile et l’homme de génie dont les services peuvent produire sur nos destinées des effets incalculables. … N’avons nous pas vu l’un des premiers auteurs de Tappli- cation de la vapeur à la marine, Fulton, échouer à, Paris dans toules ses tentatives pour faire apprécier favorablement ses projets ; et, désespérant d'y trouver le concours dont il avait hesoin, partir pour l'Amérique où se montra bientôt le premier navire à vapeur ? - :Cette.machine à filer. le lin qu’une voix puissante appelait 20.* — 282 — jadis’à l'existence ; n’a-t-elle ‘pas! pris naissance ‘parmi mous pour aller ensuite se mouvoir chez nos voisins ? on -Etine voyons nous pas encore aujourd'hui! nos 208 d indigo français délaissés et déeouragés ? «Que de découvertes à: faire encore cependant pour les com- bustibles et-pour leur applications pour les matières textiles, et pour leur préparation; et pour une foule d'autres Sul de la plus grande importanee ! " Elles ne manqueraient. pas d'être suggérées par les, inspi- rations d’une sage économie qui: dirigerait.sur les,travaux les plus utiles à la 'prospérité-publique les investigations de la science.et les: entreprises de l'industrie; unies, à: la protec- tion, elles contribueraient certainement à rendre la situation meilleure, sans répondre cependant à tout ce qu'elle exige. “À la protection, comme à l’encouragement , il Faut dir la coopération. Le Pouvoir, lui aussi, ses A et.vend ; il fait ae des tra- vaux. et, des transports; il contracte des emprunts ; et, tous Jes actes de ce genre exercent également sur la prospérité du pays une très-grande influence. Si le gouvernement achète à |’ étranger, il prive le sol na- tional d’un débouché qui lui est dû, et que ce sol acquiert au Prix de ses impôts ; il commet une ivjustice , sans même obtenir en réalité le bénéfice dont l’apparence le trompe ; car il se trouve obligé de donner ensuite en aumônes beaucoup plus certainement qu'il ne gagne en bon marché. | Qui donc l'empécherait de demander à notre agriculture ses chevaux et ses farines, ses bois et ses tabacs, comme à nos forges tous ses fers , et à nos fabriques tous ses tissus ? Et pourquoi ne cesserait-il pas d'acheter dans les ‘entre- pôts , c'est-à-dire } à l'étranger, une partie de ce qu'il faut è à notre armée d'Afrique ? La position dés Antilles françaises est admirable ; leur férti- —- BR — lité est incontestable; et ieur climat ressemble à! celui de Guba, cette île d’une fécondité prodigieuse; et dont on envie à l'Espagne la lucrative possession. anti A la Havane, un hectare de terre céitivé en tabac dette un produit brut de cinq à six mille francs; chaque annéé, : Pourquoi le Gouvernement qui trouve un bénéfice assuré dans la vente des tabacs, qui en ‘achète à. l'étranger des quantités considérables, qui n’en réserve pas le transport à la marine française , qui donne en’ dix ans pour ce produit, en’ échange de la fumée que l'on nous fait respirer ; plus:de cent cinquante millions de francs, qui maintenant ‘en favo- rise avéc raison la culture en Algérie , ne démanderait-il pas un peu de cette feuille à nos colons des Antilles, ayant si grand besoin d’un semblable secours? Est-ce que la Martinique ne produit pas le Macouba ? Est-ce que la certitude de bien vendre ne ferait pas cultiver d’autres sortes? Nous savons que le climat seul ne fait pas la qualité du tabac; qu'à la! Havane même , dans des expositions semblables, et pour!des: plantes de la même espèce, on remarque des différences qui ne s’expliquent que par la diversité des éléments -dont-les terrains se composent; mais alors ne peut-on pas, au moyen d’amendements et d'engrais , donner à un terrain les éléments qui lui manquent. Ne peut-on pas tenter des expériences ? Et n’est-on pas constamment, pour en obtenir avec avantage la matière de ses achats, dans une position tout-à-fait :ex- ceptionnelle ? Pour ses achats de tout genre, pour ses travaux ; ses sitrans- portset ses emprunts, à moins d’une absolue nécessité; c'est toujours ‘aux nationaux que le Pouvoir doit s'adresser ;1les. nationaux sont la source où il puise; et la source; : noùs: l'avons vu, doit être améliorée. Ce qui part du cœüt parles artères doit pouvoir y rentrer par les veines ; c’est une condi- tion nécessaire à la vie. Le Pouvoir tient entre ses mains le — 284 — Trésor publie qui est comme le cœur de la fortune nationale ;: et le-réservoir où viennent affluer toutes les sources partieu- lières, à la condition d’un retour qui doit leur profiter: Si ce: retour n’est pas complet ; si l’on répand à l'étranger ce que Von doit à l’intérieur; on travaille contre Ja vie-et contre soi-- même ; on »'améliore pas la situation ; on l’amoindrit.:. On ne fait pas asses d'attention au compte courant général dé la France avec l'étranger, et cependant ce compte est, de, la plus grande importance. C’est dans son résultat qüeconsiste! en grande partie pour la nation le bon ou le mauvais état de ses finances; et le mauvais état des finances, l’histoire le, prouve, est l’une dés causes les plus puissantes qui produisent: les révolutions. Dans les rapports multipliés que l’on entres, tient avec toutes les contrées du globe , il ne faut pas que le: France perde; jamais on ne doit oublier un semblable principe: et tous les comptes particuliers des principales administrations doivent être établis dé manière à rendre parfaitement distincts les éléments du compte général dont nous venons de parler! Le résultat favorable d’un semblable compte ; presque tou- jours en rapport direct avee la mise en valeur du:sol et l'ae-1 tivité du travail ; ne peut être obtenu que par un ensemble: de mesures, dont il n’entrait pas dans notre plan de recher- cher le détail, mais dont nous avons dû seulement vous:indi-, quer le genre. On eomprend qu’elles contribueraient à modi- fier notre législation économique , et qu’elles ne peuvent-être prises que par le Pouvoir , quelle que soit d’ailleurs la Rs qu'on lui suppose. En résumé: protection sincère, encouragement ls n coopération puissante; tel est le genre d’action qui nous:pa+ raît de nature à rendre la situation meilleure ; tel est: la: voie. que semblent nous indiquer de concert les besoins du 1paéeonf et les CRE du jé 294647 DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. YVERT. ( Séance du 26 Février 1852. ) Messieurs, Si, pour l’homme laborieux , et surtout pour l’homme de lettres , il est des satisfactions dégagées de ce travers qu' on appelle l’amour-propre, ce sont certainement celles qui lui viennent de la sympathie de ses concitoyens ; ce sont celles qu'il trouve dans la consécration qu'obtiennent de l’estime publique ses études et ses œuvres. Qu'il me soit donc permis, Messieurs, de me féliciter hau- tement de l'honneur que vous avez bien voulu me faire en m'’admettant au milieu de vous, c’est-à-dire dans une Compa- gnie composée des hommes qui honorent le plus et le mieux notre ville et notre départemenit par la distinction de leur in- telligence, par l’honorabilité de leur caractère , par la nature, Je but et l'utilité de leurs travaux. Permettez-moi aussi, Mes- sieurs, d'associer à l'expression du contentement bien légitime que j'éprouve aujourd'hui, celle de ma profonde gratitude et de mes remérciments bien sincères pour les suffrages dont vous avez eu l'extrême io de me favoriser. — 286 — L'unanimité de ces suffrages, Messieurs, m'a vivement touché elle a fait luire pour moi le plus beau jour de mon existence littéraire ; elle m’a prouvé que j'étais définitivement adopté par une ville où, il y a vingt ans, j'arrivais pour la pre- mière fois, sans y être connu, et sans y connaître personne. Malheureux enfant de Paris, poussé hors de la grande ville par l’ouragan politique} j'abordais ici, pilote inexpérimenté, pour y prendre le gouvernail d’une barque menacée par Ha tourmente ; mais, encouragé tout d’abord , soutenu dans ma faiblesse par un patronage à l’éloge duquel suffira le nom d’un homme de bien par excellence, celui de M. Blin de Bourdon, j'eus le bonheur de naviguer sans encombre et de surgir au port. Parlons sans métaphore, Messieurs ; chargé deila rédac- tion d’une feuille de l’opposition , je m’appliquai à approprier mon langage au caractère sage et modéré de l'excellente po- pulation parmi laquelle j'étais appelé non seulement à vivre , mais encore à parler et à écrire; si je discutai souvent , ainsi que ma position et mes devoirs mele prescrivaient ; du moins, comme l’optimiste de, Colin d'Harleville : Je disputai toujours ke plus tard que-je pus, pi dur Et j'ajoute : le moins qu’il me fut possible. Cette règle de conduite dont l'exemple m'était, d'ailleurs. donné par les hommes honorables sous la direction et l’in- fluence desquels j'étais placé, me fit acquérir plus et mieux que des approbateurs,, elle me valut des amis, même dans les camps* politiques opposés. au mien; aussi suis-je heureux de pouvoir dire que si, dans ma carrière d'écrivain politique, j'ai parfois éprouvé le chagrin de rencontrer des adversaires, j je n’ai jamais eu la douleur de compter un ennemi. Si j'insiste, Messieurs , si je reviens avec une comalsieus que vous comprendrez, sur l’unanimité des suffrages dont — 287 — vous m'avez honoré, ce n’est pas que, par orgueil , j’aspire à m'en prévaloir outre mesure; mais si je ne puis me glorifier de votre accord sur mon faible mérite , du moins , Messieurs, m'est-il doux de pouvoir me féliciter de l'Harmonte HAE de votre bienveillance. Cette bienveillance, Messieurs, je la trouve jusques dans l'absence de ceux d’entre vous qui‘n'ont pas pris part au scrutin de mon élection. À ceux-là, Messieurs, je deman- derai la permission de tourner à mon profit la vérité du vieil adage : Qui ne dit mot consent, et je les remercierai d’une abstension que ma reconnaissance se plaît à considérer comme un assentiment. Croyez bien, Messieurs , que j'appliquerai tous mes efforts à justifier une bienveillance qui, de votre part, complète pour moi d'une manière si flatteuse, mon droit de cité dans une ville à laquelle je suis redevable de la plus cordialé hospita- lité; dans une ville qui, en me conviant à mes trayaux de prédilection, en me donnant une nouvelle famille, de nou- veaux amis, à si bien répondu aux bésoins, aux habitudes de mon esprit et de mon cœur. _ Ai-je besoin de vous dire que je. resterai fidèle au culte, aux traditions dont, à l'exemple du premier corps Hé de France , Vous vous montrez les conservateurs aussi éclairés que soigneux ? Non, Messieurs , je suis, à l'heure qu'il est, trop avancé dans la vie, trop convaincu, trop affermi dans ma foi littéraire, pour abandonner un drapeau sous lequel j'ai puisé les quelques heureuses inspirations qui m'ont valu l'honneur de vos suffrages. .r, Corneille, Boileau, Racine , Molière surtout , ne Et pas éternellement les plus beaux, les plus purs modèles de l'énergie, de la vérité, du sentiment, de l’esprit,, de la grace et du goût ? Ne seront-ils pas éternellement nos maîtres, non- seulement dans l’art de bien écrire, mais encore dans l’art de — 288 — bien, penser : heureuse et magnifique association qui loin d’appauvrir, d’entrayer le génie, le féconde , l’échauffe et l'élève par les sublimes inspirations de la vertu. Des poètes que je viens de citer, et dont les ouvrages, bril- lent plus que jamais comme les types impérissables du yrai et du beau, ne pouvons-nous pas dire ce que Gilbert a dit des écrivains de l'antiquité : à : Eux seuls ; de la nature, imitaleurs constants, ; Toujours lus avec fruit, sont beaux dans tous les temps. . Heureux qui, jeune encore, a senti leur mérile ; Même, en les surpassant, il faut qu’on les imite. Quant à moi, Messieurs, partisan déclaré , champion en- thousiaste de la littérature du grand siècle de Louis XIV, j'en ai fait les délices de ma vie depuis l’âge où trop jeune encore pour en apprécier les beautés, je pressentais qu’elle deviendrait l'objet de mes plus chères études et de ma,plus chaleureuse. admiration. Oui, Messieurs, j'ai aimé, et plus que jamais, j'aime encore cette littérature , non-seulement parce qu’elle est.la plus belle, mais en outre parce qu ’elle est la meilleure; parce qu’à mon sens elle résume parfaitement ce que les anciens nommaient Aumaniores litteræ, c'est-à-dire les honnes-lettres, les lettres par excellence ; je l'aime enfin parce que si, dans une littérature plus récente et qui pour- tant semble déjà toucher à la décrépitude, j'ai admiré parfois des beautés neuves, pittoresques, hardies , j'y ai vainement cherché cet accord soutenu de la grandeur et de la simplicité, de l'esprit et de la raison, de la splendeur et du bon goût ; accord qui me charme et me captive dans ma littérature de prédilection ; dans cette littérature qui a meublé ma mémoire de tant de beaux ét bons vers dont j'ai fait mes amis assidus , mes fidèles compagnons de promenade ou de solitude ; vers —. 989 — si'souvent répétéspar moi, que leur.moule s’est, pour ainsi, dire, incrusté dans ma tête, et m'a rendu souvent trop far! ciles-à composer, tant d’alexandrins dont votre bienveillance a daigné oublier le plus grand nombre; Pour: ne se SOUVERIE que de quelques-uns. ‘Au nombre de nos poètes favoris; Messieurs, l en. ee un, modèle charmant d'élégance, d’enjouement , de bon goût ; et qui, dans un de ses ouvrages , s’est élevé à la hauteur de l'é+, loquence, et de l’éloquence la plus belle: celle de l’honnête homme pulvérisant tout l'arsenal de la malignité sous les traits de la raison et de la vertu. Ce poète, Messieurs, votre conscience l’a déjà nommé, c’est Gresset ; c’est l'écrivain pur, spirituel, aimable, à la mémoire duquel, au milieu d’une sympathie générale, vous consacriez récemment, dans une touchante solennité, le marbre qui, sculpté par la main aussi habile que désintéressée d’un de nos dignes et laborieux col- lègues , M. G. Forceville, nous offrait l'image gracieuse et fidèle de notre célèbre compatriote, de l’illustre fondateur de - votre Académie. Alors que le public, après avoir applaudi à l’appréciation faite avec un esprit si juste, un tact si exquis, par M. Au- guste Breuil, du génie et des œuvres de Gresset, applaudis- sait aux vers charmants de M. Berville; alors que devant la statue qui venait d'être découverte, l’Académie française, re- présentée à cette solennité, payait, par l’organe éloquent de M. Ancelot, un éclatant hommage à notre poète; un autre poèle, ou, pour parler plus exactement, un humble versifica- teur, mêlé dans la foule, pouvait se dire avee une douce sa- tisfaction,, sinon de son œuvre, au moins de sa conscience : et moi , aussi, j'ai apporté mon faible contingent au tribut ar- tistique et littéraire décerné à la mémoire de Gresset; moi aussi j'ai placé une humble fleur dans la brillante couronne que les souvenirs et la vénération de la Picardie posent au- — 290 — jourd’hui sur le front de l’auteur immortel de Ver CTEreR “de la Chartreuse et du Méchant. 53: USOGE SU ‘’Me pardonnerez-vous, Messieurs, de vous avoir si gui ment parlé, ét surtout si longuement parlé de moi; mais j'ai voulu, en réduisant mon humble mérite à ‘sa juste valeur!,: donner plus d'éclat à la faveur que vous m'avez accordée, et le plus d'expression. possible à la reconnaissance Le ‘vous ge Qi) k 4 RÉPONSE DE M. J: GARNIER, DIRECTEUR DE L'ACADÉMIE, AU DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. YVERT. Monsur, Si vous avez été flatté de l'accueil que. vous a fait, l’Aca- démie, à laquelle vous exprimez votre reconnaissance avec autant.de grâce que de sensibilité, je ne suis pas moins heu- reux, de :vous servir, d’introducteur dans cette enceinte, où votre caractère vous.a déjà conquis plus d’un ami, et où.vous trouvérez bientôt, des applaudissements, pour votre talent aussi distingué que consciencieux. 4Nous avez espéré rencontrer ici des collégues dévoués et toujours bienyeillants,. nous ayons compté sur/un ,collabora- teur laborieux.et assidu qui prêtera à nos travaux le charme nouveau toujours d’une plume élégante et féconde. Cette at tente réciproque ne sera point trompée, Monsieur, j'en ai pour garant l’amour avec lequel vous consacrez aux lettres les loisirs d’une vie active, et la bienveillance dont m’a honoré la compagnie en me plaçant à sa tête, moi le moins digne de ses membres. «Soyez donc, le bienvenu dans cette enceinte où vous fûts appelé par un, vote unanime, car vous avez bien fait de _— 992 — compter à votre profit les voix des membres qui ont été em- pêchés. de prendre ‘part au scrutin. Plusieurs ont exprimé leur regret de n'avoir pu s’unir à leurs collégues, et ceux-là mêmes que vous aviez attaqués dans uné pièce aussi spiri- tuelle que maligne, étaient désarmés depuis longtemps Solventur risu tabulæ, tu missus abibis a dit Horace. Quelle Académie d’ailleurs n’a point eu à es- suyer de ces attaques qui, on le sait, Ne sont que badinage et simple jeu d'esprit D'un censeur dans le fond qui folâtre et qui rit. Ajouterai-je que des esprits distingués comme le vôtre n’émploient guère la satire, par respect pour eux-mêmes , que contre ceux qui valent la peine d’être attaqués, «et qu'il y'ävait dans cétte pièce de si beaux vers, si bien exprimés, si bien séntis, qu'ils marquaiént ici votre place, ét que loin dé trouver étrange que l’auteur dé la satire siége dans cette ericeinte, on ne peut que féliciter l’Académie de son choix Hi l’auteur de ses progrès constants et de ses succès. D Vos travaux se partagent naturellement en deux clastes, veux du pübliéisté et ceux de l'homme de lettres, qui chez Yous cependant ne peuvent se séparer. J'aurais voulu, si notre réglement n'eût sagement écarté la politique de nos discussions , essayer de vous suivre sur ce terrain. J'aurais montré comment parti d’une origine modeste, vous avez su grandir , vous élever , et prendré place parmi les journalistes les'plus habiles et le plus estimés ; comment, avec l’armée du ridicule vous avez flétri des débats souvent aussi ambitieux que futiles: comment d'un trait de satiré plus pénétrant mille fois que la logique là plus puissante, vous avez frappé — 295 — des prétentions risibles , si elles n’eussent été odieuses, de ces niveleurs éxtravagants, de ces utopistes effrontés qui, sous prétéxté de bonheur et de liberté, ne révaient que le renverse- ment des principes les plus sacrés, seules bases de lordre social ; ét Je triomphe de leur égoïsme. J'aurais voulu vous suivre, quand , avec une dialectique aussi serrée que pressante mise au service d’une cause qui fut toujours la vôtre, vous déployiez toute l'énergie que donne la bonne foi, tout le talent facile et abondant que la convic- tion. seule peut soutenir et qui ne vous fit jamais défaut, soit que. vous ayez eu à défendre un gouvernement qui couvrit le pays de tant de gloire que l’on peut bien lui pardonner quel- ques fautes, ou que vous cherchiez à renverser un principe qui consacrait comme constitutionnelle l'association mons- trueuse d’un devoir et d’un crime. Vous avez pu , Monsieur, être injuste quelquefois et méconnaître des services réels, in- contestables, mais l’on vous devra cette justice que vous avez été toujours un lutteur franc et courtois, rejetant loin de vous les armes indignes et perfidés de l’insulte et de l’insinua- tion ; et vos adversaires, car vous n'avez point d’ennemis dans les camps opposés ; ont dû, admirant votre courage et votre dévouement , répéter plus d’une fois ce que dit Virgile du Peas Hector : 7 no Si Pergama dextrà Defendi possent , etiam hâc defensa fuissent. Mais je w'arrête , car il n’y à point ici de parti ou plutôt il n'y.en a qu'un, celui de l’ordre, du bien et de l’utile, et nous sommes certains de nous y rencontrer toujours. : Notre carrière littéraire n’a point été moins heureusement fituiel chacune de vos œuvres a révélé un progrès dont votre goût pour le travail et l'étude assurait le développe- ment. C’est que vous n'avez pas compté seulement sur cette riche imagination dont vous avait doté la nature, et, qui ne donne souvent. des fruits que.dans l’âge de l’activité et;.des vives impressions, mais vous avez. fécondé ces dispositions heureuses qu'ont laissé perdre tant de jeunes gens merveil- leusement doués et qui n’ont eu d'autre hâte, pour nous servir d’une. ingénieuse expression de M.»e de Stael, queide prendre possession de l’oisiveté , comme d’une robe virile. Vous avez choisi pour modèles les écrivains du grand siècle de Louis XIV. Là , seulement , en effet, vous pouviez trouver ée ton de grandeur et de noblesse, de décence et de gravité, de raison et de sagesse, cette élégance enfin et ce goût soutenus qui distinguent et 'caractérisent la véritable littérature. Vous nous viendrez donc en aide à nous qui cherchons à faire re- vivre et à conserver le goùt des études classiques , et n’avons rien de plus à cœur que d'en propager et d'en faire aimer la pratique. yé N'allez pas croire cependant que l’Académie soit et demeure stationnaire. Elle n’ignore point que les langues, comme les peuples, subissent des modifications incessantes et obéissent ainsi aux nécessités de leur nature éminemment perfectible. Mais si elle tient compte des époqueset des innovations que le génie et les mœurs portent dans le langage ; en le marquant pour ainsi dire de l'empreinte et du sceau qui leur est propre, elle s’effraye aussi de ces hardiesses , de ces écarts qu’il est si dangereux d’imiter, et redoute comme un écueil fatal cette tendance vers des formes que la supériorité de certains génies a pu seule revétir et faire admirer. Du reste, Monsieur , les œuvres des grands écrivains de notre temps que nous regar- dons comme nos modèles et nos maîtres ne sont elles point là pour vous conyainçre que les richesses amassées dans Je grand siècle nous dispensent d'empruntsinutiles, et ne nous ramènent elles point au naturel:et à la simplicité qui sont les conditions L e08 — essentielles du beau dont votre dernier ouvrage me fournirait au besoin plus d’un heureux exemple. Mais si l'observation des règles, le respect des formes sont une obligation pour l’homme de lettres , il en est d’autres plus sérieusesencorequ'il ne saurait méconnaîtreet qui constituent réellement son devoir. C’est la mission qu’il semble avoir reçu du ciel qui lui prodigua ses faveurs, d'être l'interprète du bien , l'organe de la vérité , deux besoins de l’homme, deux sources de son bonheur. Tous les écrits devront donc avoir un but utile ct moral et ceux la même qui paraissent n'avoir d’autre objet que l’agré- ment et la distraction, devront aussi payer à l'utilité publique l'impôt du plaisir en parlant au cœur ou à la raison. Historien, sa plume fidèle et impartiale tracera avec dignité des jugements sans flatterie, mais aussi sans dénigre- ment, car c’est l’indice de la passion plutôt que de la justice ; il apprendra à n’estimer ou mépriser que pour le bien ou le mal et non d’après certaines préoccupations d'esprit hostiles ou bienveillantes. Maintenant surtout que les peuples se sont élevés au rang de maîtres et de gouvernants, sa tache grandira, car ses leçons s’adresseront à tous, et plus que jamais il ne devra taire aucune vérité. Moraliste, et c’est le rôle qui convient aujourd’hui surtout au journalisme et que vous paraissez avoir adopté, il tracera avec la même fermeté les devoirs du fils et du père ; il s’effor- cera d’étouffer tout levain de sédition et de faire germer au sein de la famille, ces sentiments d’affection qui sont la religion du cœur, et cette dignité calme et généreuse qui fait le citoyen , à quelque degré de l'échelle sociale qu'il appartienne. Romancier , le monde réel avec ses travers et ses ridicules lui fournira des sujets assez variés, assez riches en incidents et en catastrophes pour qu'il n’aille point soulever le voile 21. — 296 — qui couvre la honte et l’infamie, et étaler aux regards des misères qu'il convient de taire et de cacher, ou créer des mondes imaginaires, impossibles et hideux, enfantés par une âme sans foi, pour le délassement et la vie factice de cœurs desséchés et déshérités de toute croyance. Se croit-il appelé au théâtre, il se gardera bien de ces trans- ports à la mode pour tout ce qui dégrade, de cette passion de verser leridicule comme à plaisir sur les hommes et les choses les plus honorables et sur les affections les plus saintes ; pour flatter un public blasé et des appétits matériels. Qu'il essaie plutôt de revenir à cette grande époque où l’art dramati- que, avant d’être profané, amusait , éclairait , corrigeait quelquefois. Et, s’il faut faire la part du temps, qu'il n'oublie point que Shakspeare , quand il touchait à la réalité la plus vulgaire, ne cessait point d'atteindre à la poésie Ja plus élevée. Plus d’un essai vers ce retour a été tenté et récompensé par le succès, tant il est vrai que les bons ins- tincts ne meurent point chez nous, et se réveillent toujours assez tôt, grâce à Dieu, pour interrompre la prescription commencée par la barbarie. Que , si son génie le porte vers la poésie, 1l ne se laisse point aller à cette pensée décourageante que notre âge est mort pour elle, et qu’il n’y a plus de vrai plaisir pour nos oreilles ni pour notre esprit en dehors des clameurs de la tribune et du bruit assourdissant des machines ou des cal- culs de leurs bénéfices et de leurs pertes. Les auditeurs ne manqueront point et les applaudissements sont assurés au poète harmonieux et enthousiaste qui chantera les conquêtes de nos soldats, qu'ils soient guidés par l’oriflamme de Saint- Louis ou l’étendart aux trois couleurs, ou qui redira les merveilles qu’enfantent chaque jour l’industrie et la science associées. Une ame ardente saura faire jaillir une source d’é- motions et d’inspirations nouvelles du sein de ces prodiges: — 297 — N’avez-vous pas entendu naguère quels applaudissements saluaient l’un de nos collègues quand il célébrait en beaux vérsles travaux d’un illustre érudit , ceux d’un gracieux con- teur, et le dévouement de notre milice citoyenne. Vous même, Monsieur, vous avez indiqué cette voie, et les traits avec lesquels vous l’avez marquée, ont fait regretter que vous n'ayez point exploité cette mine non moins brillante et non moins féconde que les vieilles sources de la poésie. Pardonnez-moi, Messiéurs, cette digression dans un sujet qu’il me convenait à moi moins qu’à personne d’essayer dans cette enceinte où tant de plumes élégantes et plus exercées eussent pu le traiter de main de maître. J’ai voulu seulement montrer à notre collégue qu’il n’était point nouveau parmi nous, et que nous étions en communauté de goûts, d'idées et de tendances littéraires, et que les Académies, n’eussent- elles d'autre mérite que de signaler en les appelant à elles ceux qui s’honorent de leur respect pour notre langue, et qui ne se servent de la parole et de la plume que pour soutenir Jes principes éternels et immuables du bien et du beau dans l'art et dans l’ordre social , cette mission serait encore suff- samment noble et glorieuse- pour justifier la considération dont on les entoure, et leur assurer une part plus large dans les encouragements qu'on leur marchande trop souvent, et qui les aideraient si puissamment à remplir , d’une manière plus efficace et plus sûre, la tâche difficile qu’elles se sont imposée. Soyez donc le bien venu parmi nous, Monsieur, et venez partager avec nous ces trésors, fruits de vos études, qui seuls peuvent se partager sans s’amoindrir. Vous trouverez ici, je le dis au nom de tous, des auditeurs attentifs et des juges ou plutôt des amis qui ont toujours des encouragements pour les efforts généreux et des bravos pour les succès ; et, quand des applaudissements nouveaux accueilleront vos travaux 5. | Hg — 298 — dans une autre enceinte, soyez assuré qu'ils trouveront ici de l'écho, car la compagnie est trop jalouse et trop fière de ses membres, pour n'être point solidaire de leur gloire et de leurs triomphes. EXPOSÉ, PAR M. G. FORCEVILLE, DE SA COMPOSITION DE LA STATUE DE PIERRE L'ERMITE. ( Séance du 8 Avril 1852. ) Messieurs, Lorsque j'ai eu l'honneur d’être admis à faire partie de l'Académie , c'est comme artiste qué j'ai pris rang parmi vous, et c’est avéc mon ciseau que je me suis engagé à payer ma dette académique. Mais, depuis cetté époque, notre nou- veau réglement semble avoir abrogé toute convention anté- rieure. Jé m'en préoccupais peu, me figurant avoir payé ma dette par anticipation au moyen de ma statue de Gresset. Cependant, puisqu'il faut s’exécuter à jour fixe, et qu’il ne m'est pas possible de faire une nouvelle statue en quinze jours , je vais pour cette fois, Messieurs, vous entretenir pen“ dant quelques instants d’un sujet que je viens de traiter; ce sujet est Piérré L'Ermite, et fait l’objet d’un projet de monu- ment dont j'ai fait hommage à la Société des Antiquaires 2. ON de Picardie qui a bien voulu le prendre sous son patronage. Je viens d’achever le petit modèle qui doit servir de type à la grande statue que nous nous proposons d'élever au promoteur des Croisades. Avant de m'arrêter définitivement à ce sujet qui d’abord, je dois le dire, n'avait pas toutes mes sympathies , car je n’a- vais vu, comme beaucoup de monde, les Croisades que du mauvais côté, j'ai voulu y bien réfléchir, et étudier les ré- sultats produits par ce grand événement du moyen-âge. Je n’ai pas voulu suivre Pierre L'Ermite commandant et dirigeant vers l'Orient son armée indisciplinée , composée’en grande partie de gens sans aveu qui à cette époque commen - çaient à être un embarras pour le pays. Cette multitude en se joignant à l'expédition n’avait d'autre but, on le sait, que le pillage. Ce n’est donc que comme orateur préparant la pre mière Croisade , que je prends Pierre L’'Ermite. Je n’ai pas voulu le prendre non plus uniquement au point de vue religieux. Dans ce grand acte, tout le monde le sait, la religion a une large part, et je ne crois pas que Pierre L'Er- mite en préchant la première Croisade, ait eu d’autre but que d’aller délivrer le tombeau du Christ. Mais si je me place au point de vue de l'artiste, il m'est permis de grandir mon héroset de me persuader que, dès l’origine de cette immense entreprise, il prévoyait tous les résultats qui ont. été Ja con- séquence de son premier mouvement. Sans avoir la prétention de traiter ici une mar histori- que bien au-dessus de mes forces, et qui d’ailleurs a été assez, souvent agitée par des historiens de mérite ; je demandera, Messieurs, s’il n’est pas permis de s’enthousiasmer. pour un. personnage qui, par sa conviction, la puissance de son énergie, de sa volonté, de sa persévérance et de son éloquence per- suasive, a su remuer l’Europe entière, et entraîner avec lui dans une expédition lointaine et périlleuse, les grands comme. — 6501 — les petits, le pére de famille comme le célibataire. Pour at- teindre de tels résultats, il fallait un de ces êtres privilégiés que la nature ne produit qu’à de longs intervalles. Si Pierre L’Ermite a su imprimer ce mouvement extraor- dinaire et unique dans l’histoire, pourquoi, moi artiste, ne lui supposerais-je pas assez de génie pour avoir pu prévoir aussi les conséquences de cette première expédition qui a préparé la civilisation de l’Europe entière? En effet , à cette époque , vers la fin du onzième siècle, le pouvoir en France était sans unité, la féodalité le divisait entre une infinité de petits fiefs, dont les chefs avides de guerroyer, agissant en despotes dans leurs petits cercles, se déchiraient constamment entr’eux pour les causes les plus futiles. Leur opposition presque permanente avec le chef de l'état ne permettait pas au gouvernement , dont la force se trouvait ainsi neutralisée, de mettre en pratique les idées d'amélioration et de civilisation qu'il aurait pu concevoir. Le peuple dont les habitudes de vagabondage s’accroissaient cha- que jour , se trouvant abruti par la servitude , par l'ignorance et par des désordres de tout genre, était plutôt traité en es- clave que gouverné. D'un autre côté, l'Europe toute entière était menacée de l’envahissement des peuplades à demi bar- bares venues en masse de l'Orient ; les armées des Croisés en opposant une digue insurmontable à leur irruption, termi- nèrent la lutte engagée depuis plusieurs siècles contre le Christianisme. ‘Le commerce et l’industrie languissaient, ou plutôt ils n’existaient qu'en germe ; c'est donc encore aux Croisades que l’on peut attribuer leur développement , et le commen- cement de ces grandes transactions jusqu'alors ignorées, et que ces expéditions ont dû nécessairement créer. L'architecture et les arts étaient dans l'enfance, et c’est encore à la suite des Croisades que l’on vit s'élever comme — 302 — par mifacle ces immenses et majestueuses basiliques qui nous étonnent , que nous né cessons d'admirer aujourd’hui , et que tous nos efforts tendent même à imiter, C’est dans ces circonstances que Pierre L'Ermite, d'abord homme d’'aimes , appartenant à une famille noble, profitant de l'esprit religieux et belliqueux qui dominäit alors, entre- prit son premier voyage en Palestine; là, voyant de près les mauvais traitements dont les chrétiens étaient l'objet, son imagination ardente s’enflamma , et il comprit que le moment était. épportun pour faire jaillir l’étineelle qui devait mettre l'Europe entière ei mouvement , et plus tard fixer d’une ma- nière favorable la déstinée des peuples. C’est par suite des réflexions qui m'ont été suggérées par ee grand évènement ; que je me suis sérieusement arrêté au caractère et à la pose qu’il convenait de donner à mon per- sorinage. Cette question, Messieurs, était grave et difficile à résoudre , ear tout était à créer vu l’absence absolue dé docu- ménts. Dans ma pensée , il y avait deux mahières de repré- senter Pierre L'Ermite ; d'abord on pouvait le prendre pro- noncant ses discours en plein air sur les places publiques; dans ce câs, âyant à émouvoir un peuple entièrement ignorant, il devait parler avec véhémence afin de faire partager sa pro- fonde conviction religiéuse qui souvent de nos jours a été prise pour du fanatisme. Il pouvait aussi être compris d’une manière toute diffé- rente. Si l’on prend Pierre L'Ermite au retour de son pre- mier voyage de Jérusalem racontant à Urbain II les tourménts qu'éprouvaient les chrétiens à la Terre Sainte, il devait alors être profondément affecté ; dans ce cas il faudrait lui donner une attitude tranquille, la figure seule pourrait le catactéri- ser en portant l'empreinte de la tristesse. Mais les masses auraient bien difficilement reconnu Pierré L'Ermite dans une image traitée ainsi, et comme il s’agit d’un monument desti- — 503 — né à une place publique, j'ai cru devoir abandonner cette seconde pensée pour ne m’arrêter qu’à la première. J'avais eu aussi l'intention de mettre à ses pieds quelques attributs guerriers rappelant sa profession , tels que cotte de maille, casques et armes ; ou bien un trophée musulman avec une croix renversée pour indiquer que le tombeau du Christ était en la puissance des infidèles. Mais prenant Pierre L'Ermite sur une place publique, j'ai dû renoncer à ces at- tribus allégoriques, pour me renfermer dans la plus grande simplicité. Une fois fixé sur ce point; j'ai pendant plusieurs mois médité ma composition qui s’est clairement dessinée dans mon esprit ; alors je me suis mis à l’œuvre et j'ai travaillé avec ardeur. Serai-je assez heureux pour faire partager mes impressions par le public, c’est ce que l'avenir seul m’ap- prendra. f ist do 8 ets ais Se | PRIOR rigi pe ; isa D'abaid 22 hr O6 out LAS Ub Hrsinor LUE CAL Bai. rite, “ar ie ue ago à raouomon 4 EEE à Rs fes bis Mt ane oo | et ñs; Re He er, ko io 4 Canébaaagt aomnist 1é8a np noitieoqmnos Sera in le dar tréo te TR te Loeb of ra oi Fed St rno ahored sa ojaTre ee né iasve agp ve" | AUTRES LT tif CALAT RATS BRIE y Var ME entr PT TS ES afr & VD st: 24 A2 price cn QE: Janus RAT M fa a sil 44 pichet ent EE Ha AE + ps: 2 era She de à “ol hr ATAE tue drain gl due SR rt xppas Soie "RARE PUR EEN) * 1 PEN EAN: En, D Dre 2 rat dE: 5 Rs DER Noam nant DU RIRE ET INCIDEMMENT DU COMIQUE DE MOLIÈRE, Par M. A MACHART. Discours lu à la Séance publique du 15 Juillet 1852. SC —— “nc Ridendo dicere verum Quid vetat?..... (Horace). Sur le titre que je viens de lire, il me semble, Messieurs , entendre la critique s’écrier : « Quoi donc ! de quel sujet vient- on nous entretenir? Le Rire devant une compagnie sa- vante! Est-ce ici qu’une pareille question peut être agitée ? » — Oui, Messieurs, oserai-je répondre, ici comme par- tout ailleurs. Ce n’est pas , en effet, une étude indigne d'une société où la philosophie a sa place , que celle qui a pour but de nous faire connaître la cause de l’une de nos émotions les plus ordinaires , et de nous révéler le secret de l’un des plus beaux génies qui aient illustré la France. Les anciens, habitués à diviniser tout ce qui se rattache aux besoins, aux sentiments, et aux plaisirs de l’homme, n’avaient-ils pas fait du Rire un demi-dieu? On sait que Momus figurait sur leurs théâtres, dans leurs jeux, leurs banquets , et même dans l'Olympe; et ce n’était, après tout, que justice envers le père des bons mots et de la gaieté. Si l’homme ne peut, en effet, se garantir des maux de tout genre auxquels sa condition l’expose , il est naturel qu'il y cherche une compensation dans ce qui peut en adoucir l’a- — 606 — mertume. Aussi, voyez avéc quel enipressement :l se porte vers tout ce qui peut bannir la tristesse : fêtes aux champs et à la ville, concerts harmonieux , bals élégants, joyeux festins, comédies plaisantes. Partout on cherche ces honnêtes plaisirs dont le souvenir est encore ühé jouissance. Dans nos sociétés quel est l’homme le mieux accueilli? N'est-ce pas celui dont l'esprit agréable y apporte la gaieté ? Quel est le convive le plus recherché dans nos banquets? C’est le personnage enjoué dont laconversation étincelle de ces traits vifs et brillants auxquels la gravité elle-même ne peut refuser un sourire? Qui ne sait qu'une plaisanterie dite à propos a souvent apaisé la colère ? J'ai ri me voilà désarmé. Dans la peinture, Tennier et Callot ont leur école; dans nos concerts le bouffe a son pupitre; dans nos bibliothèques, mille volumes de piquantes satires, d’épigrammes , de bons mots et de contes badins ont léurs rayons : partout Le Ré est bien venu. Partout ! va-t-on mé dire ; partout! lé trait est fort ; ne l'introduirez-vous pas jusque dans le ciel ? Et pourquoi non, répondrai-je ? Quittez la terre , ét , re- venant au vieux paganisme, suivez-moi dans l’Olympe. Là vous verrez Lx Rixe épanouir le visage des dieux. Sans rap- peler le riré inextinguible dont on a fait leur suprême féli- cité, on connaît le passage de l’Iliade où Vulcain, usurpant les fonctions d'Hébé, présente le nectar aux habitants du sé- jour céleste. « En le voyant, dit Homère, s’agiter et courir » de tout côté en boitant, les dieux et surtout les déésses » font retentir l'Olympe d’un rire éclatant et prolongé. » IL ést vrai (car il faut être exact), que la savante Mrs Da- cier prétend que Jupiter n’a pas ri et que Junon n’a fait que sourire. Mais un aütre commentateur a prouvé par vingt pas- sages extraits dés auteurs les plus graves, qué le rire a:été général, LIeÿ 1e] Le) — 907 — De l’histoire païenne, si je passais à des autorités mo- dernes, j'inyoquerais Pascal qui, pour justifier la gaieté de ses lettres provinciales, prouve que non seulement les pères de l'église, mais les saints les plus sérieux et même Jérémie , le moins enjoué des prophètes, ont permis Le RIRE quand il s'exerce sur la folie des hommes : « Videbunt justi et super eos ridebunt. » Mais ici l’on m'arrête : paroles inutiles, me dit-on, vous prêchez des convertis ; vous voulez prouver les avantages du Rime, mais qui les nie? Si vous ne savez être gai, soyez du moins logique et dévoilez-nous la source de cette émotion si commune autrefois, et devenue si rare aujourd’hui. Pourquoi rit-on ? — Oh ! pourquoi? je pourrais vous répondre comme Sga- uarelle qu’Aristote dit là dessus de fort belles choses. Mais pourquoi rit-on ? voilà le problème. Ce n’est pas sans doute de la vive satisfaction que produit un événement heu- reux : on peut affirmer, au contraire , que plus le bonheur est grand, moins il admet ce genre d'expression, On en trou- verait la preuve dans ce que Fénélon a cité comme pouvant donner une idée de la félicité des élus : l’allégresse d’une mère qui retrouve l’enfant qu’elle croyait perdu. Cette mère ne sourira pas; elle fondra plutôt en larmes de bonbeur. Où done , encore un coup, trouver la cause pu Rire ? Les uns la placent dans le dédain, mêlé d’un peu d’orgueil per- sonnel, que produit la vue des faiblesses , des vices et des travers de la plupart des hommes; ceux-ci voient la source du Rire dans le ridicule extérieur et les travers de l'esprit, la bizarrerie, Ja sottise, la gaucherie , la maladresse et même certaines difformités, quand l’amour-propre les accompagne ; ceux-là dans le grotesque, le burlesque et la caricature; beaucoup d’autres dans les mots ingénieux et plaisants, tous dans une impression gaie , vive et inattendue. — 508 — Dans chacune de ces explications, il y a sans doute de la vérité; mais leur variété prouve que ceux qui les proposent, se bornant à des aperçus particuliers, n’ont pas remonté à la cause générale, c’est-à-dire à celle qui, embrassant toutes les autres, en révèle la commune origine. Dans Le Rire, en effet, comme en toutes choses, il yaun principe universel, qui, au moyen de l’unité , cette grande loi du monde physique et moral, indique le mobile de tous les genres d’hiralité. Or, ce principe , il est, si je ne m’abuse, dans LE CONTRASTE , c’est-à-dire dans un désaccord entre ce qui devrait être et ce qui est; non pas que tout ce qui est contraste soit risible ; mais toute chose risible suppose néces- sairement un contraste. On ne rit jamais de ce qui est ce qu’il doit être. C'est de cette opposition entre le vrai et le faux , entre les convenances de nature, de raison, de goût, d’usage ou même de simple convention et tout ce qui les contredit , que naît le ridicule , et , par suite, l’hilarité. Rien de plus naturel à l’homme que la raison; de là le mépris que provoque la stupidité ou même la simple naïveté poussée au-delà de ses limites. Rien de plus nécessaire qu’une juste appréciation des personnes et des choses ; de là le sou- rire de dédain que produit un jugement évidemment faux sur les choses et sur les personnes. Rien de plus convenable que de conformer son ambition à ses moyens ; de là le ridi- cule attaché aux prétentions d’un sot à l'esprit, d’un igno- rant à la science, d’un poltron au courage, d’un avare à là libéralité, d’un malfait à la beauté, d'un maladroit à la grâce, d’un vieillard aux agréments de la jeunesse. Si l’on rit de toutes ces vanités, n'est-ce pas à cause du contraste qu’elles offrent entre les prétentions et les moyens? Vous faut-il des exemples ? je n’aurai que l'embarras du choix. Fréquentant le monde pour l’étudier, vous vous rendez — 309 — chez un riche propriétaire, où une soirée priée doit réunir une assemblée nombreuse. Au devant de vous s'offre, pour vous recevoir , le maître de la maison. Avare fastueux, il a voulu concilier les apparences du luxe avec les épargnes de la lé- sine. Le suif, épuré sous le nom d’une cire menteuse, me- nace d’arroser vos vêtements, tandis que sur un large pla- teau s’étalent, savamment distancés, les rafraîchissements dont l’avarice a fait un leurre. Un laquais , habile à esqui- ver la main du consommateur trop zélé, les lui présente pour les lui soustraire, et rentre à l'office glorieux d’un plateau préservé de toute atteinte... Vous riez. Non loin de Monsieur brille une jeune et jolie femme dont un Galant suranné convoite le cœur et la fortune. Voyageur fatigué , il veut remonter le cours de la vie, et c’est d’une voix presqu'éteinte qu’il bégaye l’assurance d’un amour dont l'éternité se renfermerait pour lui dans le cercle incertain de huit ou dix années... Vous riez. Mais un personnage plus éclatant ne tarde pas à attirer votre attention. C’est l'oracle du logis. Heureux possesseur du Dictionnaire de la Conversation, et savant par ordre al- phabétique , on le voit successivement Agronome , Biogra- phe et Chimiste, Diplomate, Economiste, et Financier, Géomètre , Historien et Idéologue. S'il n’est pas, en outre, Juriste, Légiste et Moraliste, c’est qu’il n’en est encore qu’à la neuvième lettre de son utile collection... Vous riez. Cependant le piano s’est fait entendre. Mademoiselle va , non pas chanter (on ne chante plus), elle va dire ou inter- prêter quelques airs des maîtres les plus illustres , recueillis dans des cahiers également illustrés. Il est bien vrai que Mademoiselle ne dit pas très-juste, et que son interprétation peut provoquer des doutes; mais cela n'empêche ni les ap- plaudissements de l’assemblée qui ne l’a point écoutéé, ni l'approbation rengorgée du beau jeune homme, qui, noncha- — 510 — lamment appuyé d'une main sur la chaise de la virtuose, tourne au hasard de l’autre des feuillets dont il ne saurait déchiffrer une note... Vous continuez de rire, Vous ririez bien davantage si vous deviniez le dénouement d’une querelle. qui vient de s'engager dans un appartement voisin. Deux joueurs se sont emportés, braves tous deux, selon leur dire, et n'ayant jamais converti en pacifique dé- jeuner une affaire d'honneur. L'un d’eux a surpris son part- ner corrigeant la fortune avec un art auquel lui-même n'est pas étranger. Après les gros mots, on s’est donné rendez- vous pour le lendemain. Mais rassurez-vous sur les suites; il n'y aura pas de sang répandu; l’un des héros partira pour Bruxeiles et l’autre ira visiter Londres. Que ne pourrais-je point ajouter à ces légères esquisses, si je voulais y faire entrer tout ce que nous offre de plaisant l'opposition des apparences et des réalités! Mais je ne dois pas oublier que ce n’est pas des seuls travers d'esprit que naît le ridicule; j'ai reconnu parmi ses causes la bizarrerie, la gaucherie, la maladresse et même certaines difformités, D'où vient le rire qu’elles provoquent , si ce n’est, comme je l’ai dit, du contraste qu'elles offrent entre ce qui devrait être et ce qui est. Deux costumes sont sous vos mains; affublez; un jeune homme de celui du vieillard , on rira ; couvrez le vieillard de celui du jeune homme, on rira plus encore. Mais suivez-les. Succombant sous le faix des années, le vieillard chancelle et tombe; on s’émeut et on court le relever. À l'aspect d’une Belle qui passe en ce moment, le jeune homme s’incline et salue de son air le plus coquet. Mais, plus galant que souple, il trébuche et donne du nez en terre ; on éclate de rire. D'où vient la différence? simple accident d’un côté, de l’autre, maladresse. — 811 — Des personnes je passe maintenant aux écrits. Si vous cherchez la cause de l’hilarité qu'excitent les sa- tires, les épigrammes, les contes , les bons mots, vous la trouverez dans une dissonance , un désaccord ingénieuse- ment relevés, c'est-à-dire dans un contraste. Cette réflexion s'applique particulièrement à l'ironie dont l'effet résulte de la piquante opposition entre le mot qui flatte et la pensée qui raille. Ecoutons Boileau : « Je le déclare donc: Quinault est un Virgile; » Pradon comme un soleil en nos ans a paru; » Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru; » Colin, à ses sermons trafnant toute la terre, » Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire. :» On sait l’admirable parti que Pascal a tiré de l’ironie dans ses Provinciales. A quoi l’effet en est-il dû ? au contraste que l’auteur a su créer entre la doctorale ineptie du bon Père qui, de la meilleure foi du monde, expose et défend une doctrine aussi fausse que dangereuse, et l’apparente docilité de son interlocuteur qui la pulvérise en paraissant l’approuver. Changez de ton : combattez ouvertement l'erreur au lieu de paraître y adhérer, la réfutation perdra son plus puissant effet : on ne rira plus. IL connaissait bien l'élément du vrai comique l’admirable écrivain qui sut trouver d’inépuisables sources d’hilarité là où le sujet ne semblait prêter qu’à des tableaux sérieux ou même tristes. En passant sous le pinceau de Molière la misanthropie, l'hypocrisie, l’avarice, l’hypocondrie , le pédantisme, l’im- piété, tous les vices, tous les travers semblent se dépouiller de tout ce qu'ils ont d’odieux pour se produire sous des for- mes divertissantes. Un seul mot révèle le secret de l’auteur, et ce mot , je n’ai cessé de le répéter : le contraste. 22. = je — Alceste paraît, Alcesté ce misanthrope prétendu qui n’est donné pour ennemi des hommes que parce qu'il voudrait les rendre sages. La sincère Eliante a ses vertus sans ses défauts, sa franchise sans sa rudesse; elle l’aime. La payera-t-il de retour ? La raison le voudrait ; l'art ne le veut pas. Celle qu'il aime , c’est l’artificieuse Céfinéné qui se joue de sa personne et de ses rubans verts. Alceste a un ami; est-ce un homme grave et loyal, un Ariste incapable de déguiser sa pensée? C’est Philinte, l’obséquieux Philinte, à qui tous les hommes conviennent également, attendu qu'il ne se soucie d'aucun. Alceste fréquente une société. Qui la compose? Des courti- sans. À cet homme incapable de flatterie, un sincère conseil est demandé. Par qui? Par un poète! Je laisse la piquante opposition de la coquette Célimène et de la prude Arsinoé. Un autre chef-d'œuvre m'appelle. Au dur et franc Alceste a succédé l’homme à la haire et à Ja discipline, le dévot tout confit en amour de Dieu et du prochain, qui se scandalise à la vue des appas trop peu voilés d’une demoiselle suivante, fait l’oraison mentale “ou plutôt menteuse, « ef court aux prisonniers des aumônes » qu'il a partager les deniers. » Quel est ce saint personnage, ce modèle de toute vertu ? C’est le bon Monsieur Tartuffe qui convoite la femme de son bienfaïteur au moment d'épouser sa fille, chasse le fils et ami de la maison, dépouille son protecteur, viole son secret, le dénonce, et , après avoir tenté de lui ravir biens et hon- neur, menace encore sa liberté. “Ne croyez pas, Messieurs, que de pareils traits suffisent au génie de Molière. Aux contrastes de caractère et d’ac- “tion, il sait joindre ceux du langage. Tartuffe est aux genoux d'Elmire. Mettez dans la bouche du corrupteur les discours ordinaires de la séduction, vous serez vrai, vous ne serez point comique. Aussi, est-ce saintement , en style mystique, — 515 — que le digne homme presse Elmire de trahir et déshonorer son mari. « Que si vous contemplez, d’une âme un peu bénigne, » Les tribulations de votre esclave indigne ; » S'il faut que vos bontés veuillent me consoler, » Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler, » J'aurai toujours pour vous, Ô suave merveille, » Une dévotion à nulle autre pareille. » Cherchez si jamais instance plus immorale a été faite en termes plus humbles et plus religieux. Mais la scène a changé : des cris se font entendre. Quel est ce vieillard? d’où vient sa colère? C’est Harpagon qui chasse La Flèche le valet de son fils, La Flèche rapide comme le trait dont il porte le nom , La Flèche visant au but et sachant l’atteindre en enlevant le cœur, le sang et la vie de l’avare, c'est-à-dire son trésor. Première opposition : un avare et un voleur. Mais combien d’autres vont la suivre |— Le vieux Harpagon est amoureux; d’une riche héritière sans doute? Point du tout ; d’une jeune fille sans dot, à moins que l’on n'accepte pour dot les 12,000 livres compo- sées par Frosine de toutes les dépenses que la future ne fera point. Pas de vieillard amoureux sans un rival. Quel est celui d’Harpagon? Son propre fils. Et quel est ce fils d’un avare? Un prodigue, au moins selon monsieur son père, un dissipa- teur, qui donne furieusement dans le marquis, et se montre bardé de rubans des pieds jusqu’à la tête , au lieu d’une demi-douzaine d’aiguillettes qui suffiraient, dit Harpagon, pour attacher son haut-de-chausses. On comprend que le jeune homme aux rubans est préféré au vieillard aux aiguillettes. Mais comment avoir Mariane ? 11 faut que son amant l’enlève.. L'enlève! Vous l’entendez ; 22.* 4 TR 14 FT l’enlève! C'est-à-dire qu’il tente de toutes les aventures ga- lantes, celle qui exige le plus d'argent comptant. Or, il n’en a point. Il faut donc emprunter, emprunter comme on em- prunte quand on est amoureux et gêné, c’est-à-dire à usure. Vous savez tous que l’usurier n’est rien moins que monsieur son père , qui ignore la qualité de l’emprunteur. Mais, hélas! pauvre Cléante, tu n’es point au bout de tes tribulations. Comme complément de la somme qui t'est pro- mise à plus de vingt-cinq pour cent, il faudra que tu accep- tes toutes les guenilles dont La Flèche te présente le borde- reau ; vieilles nippes, vieux meubles, vieux lit, vieilles ar- mes et surtout ce lézard empaillé que le bordereau signale comme la curiosité la plus agréable que l’on puisse suspendre à un plancher. Or, Mesdames (car c'est toujours aux dames qu'il faut s'a- dresser quand il s’agit d’une tendre compassion), vous repré- sentez-vous ce pauvre amant courant la poste avec la mai- tresse qu’il a enlevée, emportant pour faire face aux frais du voyage une tenture de tapisserie, un lit à baldaquin, un damier, un jeu de l’oie, un fourneau à distiller, deux cor- nues, trois mousquets, un luth de Bologne et, comme pour boire au postillon, n'ayant à lui offrir qu’un. lézard bourré de paille ? Vous gémissez, Mesdames, sur le malheureux Valère; mais prenez garde! attention sur vous-mêmes. Voici le mo- dèle des Roués d'autrefois et des Lions d'aujourd'hui... Voici l’homme qui va séduisant la grande dame et la villa- geoise, épousant à droite et à gauche, se jouant de ses ser- ments , de ses maîtresses, de ses créanciers, de tous les con- seils, de toutes les menaces et du ciel même... Voici Don Juan! Don Juan le plus inconstant de tous les hommes, mais beau , bien fait, brave, spirituel , trompant les femmes, et, par conséquènt , s’én faisant adorer. — 815 — Dans un monstre de cette espèce (monstre est le mot con- sacré), dans ce monstre où sera le côté plaisant? Sera-ce dans quelque vulgaire disparate entre ses vices brillants et les ternes vertus de quelque Ariste à sentences? Molière n’a garde ; il serait moral mais froid. Le contraste sera entre Don Juan franc libertin et Don Juan dévot. On connaît l’admirable scène où , placé entre le mariage et le duel par le frère d'Elvire qu’il a enlevée d’un couvent, il refuse duel et mariage, non par lâcheté, mais par scrupule de conscience. « Lui épouser! juste ciel ! épouser une femme qui s'était vouée » à Dieu dans une sainte retraite! 11 s’est, dit-il, adressé » au ciel, et il a entendu une voix qui lui a dit qu'avec elle » il ne ferait point son salut. » Admirable contraste entre l'affectation du scrupule et l’impiété la plus avérée! Plaisant artifice où le novice hypocrite semble se jouer de l’hypocrisie elle-même en exagérant son langage! De même quand il s’agit du duel : il ne se battra pas; « le ciel, dit-il, lui en » interdit la pensée. Mais il va passer derrière le grand cou- » vent, et, si on l'attaque, il faudra bien qu’il se défende. » Je ne parle pas de tant d’autres contrastes qui ajoutent au comique de la pièce. Qui n’a ri en voyant la piquante oppo- sition du maître le plus intrépide avec le valet le plus pol- tron, du séducteur le plus adroit avec les deux villageoises les plus naïves, du grand seigneur obéré et du crédule créan- cier qui, mystifié, raillé et poliment éconduit, s’en va con- tent quoique non payé ? Je passe sur dix autres pièces, c’est-à-dire sur dix autres: chefs-d'œuvre, sur M. Jourdain, le plus naïf des bourgeois, voulant à toute force être gentilhomme, attendu, dit-il, que M. Jourdain, père, n’était pas marchand, mais que, se con- naissant en étofles , il allait en acheter de ville en ville, et en donnait à ses amis pour de l’argent. Je passe sur ce malade en imagination, ce robuste Argan , = M6 — dont le tempérament est si vigoureux qu’il à pu résister aux cent ordonnances de son médeein et aux mille médicamens de son apothicaire. Je passe sur ce pauvre Pourceaugnae qui, trompé, baffoué, vilipendé durant un jour entier par Sbrigani, s'enfuit de Paris en proclamant le rusé coquin le seul honnête homme qu'il ait trouvé dans toute la ville. Je passe sur Georges Dandin , obligé de demandér pardon à genoux du tort inexcusable d’avoir eu raison contre sa femme qui vient de le tromper. Je passe sur l’adroit et vigilant Arnolphe, dupe des pré- cautions mêmes qu’il a prises pour se ménager dans l’igno- ranee d’Agnès une garantie contre le danger qu’il redoute et qu'il fait naître en voulant l’éviter. Je passe enfin sur les trois Savantes dont le pédantisme tranche d’une manièré si piquante avec la charmante naïveté: d'Henriette et le gros bon sens du timide Chrysale. Là, com- me partout, le comique est dans les disparates. On sait que jusque dans les ballets servant d’intermèdes à ses pièces, Molière a su placer un comique d'opposition : il y fait danser les personnages les moins faits pour la cadence, des procureurs et des sergents, des suisses et des avocats, des médecins et des apothicaires. Remarquez que, fortement attaché à son principe, l’auteur n’a pas restreint le comique aux oppositions de caractères , d’intéréts et de conduite entre les personnages qu’il met en scène. Il à voulu que le contraste existât entre le sérieux de leurs discours et le comique qu’ils doivent produire; pour être plaisants il a voulu qu’ils fussent gravés. Alceste est chagrin, Tartuffe scrupuleux, Harpagon inquiet, Argan triste, Am= phitryon jaloux ; les femmes savantes sont moroses, les pères sont grondeurs, les amants inquiets. Dans leurs ruses les: plus comiques , les valets qui font tant rire ne rient jamais. Art — C’est que Molière savait que si le tragique nous dit : pleu- rez, pour que je pleure , le comique , son opposé en but et en moyens, nous dit, au contraire : si vous voulez que je rie, paraissez sérieux ; l’hilarité sur le théâtre est autant de pris sur celle du parterre. Je ne connais d'exception apparente à cette règle que la scène où la bonne Nicole éclate de rire au nez de son maître bizarrement travesti. Mais remarquez que si l’on rit avec elle à l'aspect de M. Jourdain, c’est surtout d’elle-même que l’on rit ; on rit des vains efforts qu'elle fait pour résister à l'accès d’hilarité qui finit par la faire tomber à la renverse... Mais je m'arrête; j'en aurai dit assez pour ma thèse, si, à l'appui des réflexions que j'ai développées , j'ai fait voir que Molière, convaincu que la source du rire est dans les oppositions de caractères, de passions, d'esprit, de langage et d’action, a fait du contraste le grand ressort de l’art qu’il a porté à son plus haut degré de perfection. #&° 5 ie fé FE [Tps ii) fist alt esp hat ni do oi SN if ist p « æiqgoisrèb NE m ss SR ‘et 2anb' 120 sun vb “ins A a, Fo se sept sb" «linge h + 2H0Ïe 3b ,39 1e ï FAN À ob oem bé” QU Bis ü Ag hatheaus | DL 39 EE LOUE 1 NR eo AE OU Se ILE Ag: er AT e Pet DANSE IIAT ÉNRSN à LS bruns D Hu 426 ME st RURATE ES : Wr pe Nos. is de RSS: Hoidre ds PR 10 1 ana 54 | Gif RAA DS NL PO RAS 186 0 0) 1 TE ne Fe “RAR CAU PA ;E 4 j pi Fe COEUR jo “43 RAC SPAS MAN LE A QE Es ne Ps d Mn Lie: ROTA LETS À FOR He . - NOTICE SUR LES TRAVAUX DE M. E. BURNOUF, Membre de l'Institut , Correspondant de l’Académie d'Amiens (4), Par J. B. F. OBRY. ( Séance du 12 Aoùt 1852. } Le ——— Messieurs, Les lettres orientales viennent de faire une perte immense, irréparable. M. E. Burnouf est décédé à Paris le 28 mai der- nier, à l’âge de 51 ans, victime de son dévouement à la science (2). Jusqu'à la fin de l’année dernière, il avait paru jouir d’une santé florissante et presque juvénile, apparence trompeuse qui bientôt devait laisser à découvert la plus dé- solante réalité. Les labeurs excessifs de la méditation auxquels (1) Depuis la rédaction de cette notice (juillet 1852 ) , nombre de jour- naux ont payé un juste tribut d’éloges et de regrets à la mémoire de M.E. Burnouf. On peut voir entre autres les articles publiés par MM. Mohl, Edelest. Du Méril, Théod. Pavie et Barthélémy St.-Hilaire, dans le journal Asiatique, l’Athénæum français, le Journal des Débats et le Journal des Savants. (3) Il était né le 8 avril 1804. — 920 — il s'était voué sans relâche, tandis que son corps restait dans l'inaction, ne pouvaient manquer d’abréger ses jours. La lame, pour me servir d’une comparaison vulgaire, avait usé le fourreau. Quoique prévue depuis quelque temps, cette mort préma- turée a causé à l’Institut une consternation générale qui fut bientôt partagée par le monde savant tout entier, L'Académie des Inscriptions et Belles-lettres venait d'entrer en séance lorsque la fatale nouvelle lui fut annoncée. Elle s'est immé- diatement séparée, témoignant ainsi, a dit son honorable président , de sa douleur profonde et de ses inconsolables re- grets. L'illustre philologue, vous le savez, Messieurs, était membre de presque tous les corps savants de l’Europe, de l'Asie et de l'Amérique. Le gouvernement l’avait investi dans ces derniers temps des plus hautes fonctions de l’enseigne- ment supérieur et de l’Instruction publique, et l’Académie des Inscriptions venait de lui conférer la dignité de Secré- taire perpétuel, la, seule qu’il eût ambitionnée. M. E. Burnouf comptait autant d’admirateurs que d'amis dans pres- que toutes les classes de la société. Par ses manières affables, il s'était fait aimer de tous ceux qui, avaient eu l'inappré- ciable avantage de l’approcher , de correspondre ou de-confé-. rer avec lui. Vous qui avez connu l’homme, m'écrivait, le jour même de sa mort, l’un de ses nombreux, amis (1), vous n'ignorez pas que chez lui le cœur n’était pas moins élevé que (4) M. Alfred Maury, sous-bibliothécaire à l'Institut, membre de la, Société Asiatique de Paris, de la Société des Antiquaires, de, France; côllaboratèur de la Revue archéologique; de l’Athénæum français et de la: Révuë des deux Mondès, connu par divérs ouvrages d'érudition, et surtout par les savantes dissertations dont M. Guignant a enrichi les deux detniers volumes des religions de l'antiquité. : — 321 — l'esprit, et que l'esprit était aussi élevé que sa science était profonde ! Les titres que je viens de rappeler ne sont pas les seuls, Messieurs, qui vous rendent sa mémoire recommandable. Elle vous est chère par un côté qui vous touche de plus près. Dès 1832, vous l'aviez, sur ma proposition, élu à l’unanimi- té votre membre correspondant. Maintes fois il vous a adressé ceux de ses ouvrages dont il pouvait disposer. Maintes fois également j'ai eu l'honneur de vous entretenir de ses labo= rieuses et profondes recherches. Aujourd’hui qu'un coup affreux vient pour jamais d’en intérrompre le cours, vous me saurez gré, je n’en doute pas, du désir que j'éprouve de vous en présenter une revue rétrospective. Puisse cette faible es- quisse acquitter la dette de la reconnaissance envérs un savant qui vingt fois m'a donné des témoignages signalés d’intéret, de sympathie et d'affection ! Puisse-t-elle en même temps ne pas vous paraître trop indigne de la grandèur des sujets divers que je veux faire passer sous vos yeux ! Les événements politiques de 4815, en rendant la paix à l'Europe, y avaient ranimé le goût des études fortes et sé- rieuses, non seulement dans la littérature classique, mais encore dans l’histoire et les antiquités. Non contents d’ex- plorer les monuments du moyen-âge, les archéologués les plus distingués s’efforçaient de remonter à l'origine des di- verses nations du globe, d'étudier leurs langues, leurs reli- gions, leurs mœurs, leur organisation sociale. Plus les peuples à étudier étaient anciens et célèbres, plus ils excitaient la curiosité. L'Orient surtout était devenu le centre des plus ac- tives explorations: c'était la Californie des savants. L'or qu'ils y cherchaient avait bien aussi sa valeur, valeur toute morale, il est vrai, mais par là même plus digne d'être ex- ploitée par les intelligences d’élite ; car le continent de l'Asie avait été le séjour des plus anciennes nations connues, la — 9322 — source des premières traditions religieuses , le plus ancien foyer de la civilisation, en deux mots, le berceau du genre bumain. La France, comme toujours, s'était mise à la tête de ce mouvement intellectuel. Dès 1822, une réunion de philo- logues, de critiques et d’érudits s'était organisée à Paris sous le nom de Société Asiatique et avait fondé un journal men- suel qui s’est maintenu jusqu’à nos jours. Cette Société choisit pour président M. Silvestre de Sacy, alors comblé de gloire, d’honneurs et d'années. Elle nomma pour secrétaire M. Abel Rémusat, et le jeune E. Burnouf pour secrétaire-adjoint. C’est là que ce dernier a fait ses débuts dans la carrière d’é- crivain scientifique. C’est là, c’est dans le journal de cette société, qu'il a continué de publier jusqu'à sa mort de nombreux articles de philologie orientale. M. E. Burnouf, vous le savez, Messieurs, était fils unique du célèbre auteur d’une grammaire grecque, aujourd'hui répandue partout, et d’une grammaire latine qui mériterait de l’être autant. Il s’était destiné tout d’abord à la carrière du barreau, mais la profession d'avocat ne pouvait guère s’allier à son goût prononcé pour la haute philologie (1). Il fréquenta donc assidûment le cours de M. Chézy, et l’élève devint bientôt aussi fort que le maître. Il fit tant de progrès dans ses études philologiques, il y acquit une si solide érudi- tion que bientôt l’on créa pour lui à l’école normale une chaire de grammaire comparée , chaire où il n’avait point (1) L'étude du droit lui avait suggéré l'idée de comparer notre code Napoléon ayec celui de Manou. M. Barthélemy St.-Hilaire a retrouvé dans ses papiers un mémoire étendu sur quelques points de l’ancienne législa- tion civile des Indiens. (Voir journal des Sayants, août 1852, p. 475.) M. E. Burnouf m’avait fourni à moi-même des indications précieuses pour mon travail comparatif (encore inédit) sur le droit héréditaire des Indiens, des Grecs et des Romains. das eu de modèle, où il n’eut point d’imitateur; car, lorsqu'il la quitta pour celle de sanscrit au Collége de France, elle fut supprimée , faute de professeur propre à la remplir. Mais son enseignement, unique alors en Europe, v a laissé des traces profondes dans la mémoire de ses élèves plus âgés que lui pour la plupart (4). Dès 1824 et 1825, le jeune Indianiste publia dans le jour- nal asiatique l’analyse et l'extrait de deux des trente-six poèmes mythologiques indiens, nommés Pourdnas ou récits des temps antiques , préludant ainsi à la belle traduction qu'il devait faire plus tard d’un Pourâna bien plus important , le Bhégavata. Dès 1825 encore, il fit insérer dans le même journal deux articles philologiques sur les premiers mémoires de M. Bopp, relatifs à la comparaison du sanscrit avec les langues euro- péennes qui s’y rapportent, articles qui furent suivis d’un troisième en 1829. En même temps, il travaillait, de concert avec M. Lassen , son condisciple, aujourd’hui professeur à Bonn , à un essai grammatical , historique et comparatif sur le Pali, idiome sacré de l’île de Ceylan, d’Ava et de Siam, qui est au sanscrit ce que l'italien est au latin. Cet ouvrage, plein de recherches solides, de faits nouveaux et d’aperçus ingénieux , fut publié en 1826 aux frais de la Société Asia- tique, et suivi en 1827 d'observations grammaticales très- curieuses , émanées de M. E. Burnouf seul. Ainsi, dès cette époque, notre jeune philologue s'était procuré l’une des deux clefs qui, plustard, devaient lui ouvrir les sanctuaires du Boud- dhisme. Depuis quelque temps déjà, il possédait l’autre, la langue brâhmanique, instrument d’une haute puissance , qui, manié par une main habile , ne pouvait manquer de l'intro- (1) On a retrouvé dans ses papiers les leçons des deux premières an- nées, écriles en entier de sa main. Ses élèves en avaient conservé des co- pies lithographiécs. — 524 — duire bientôt dans les plus anciens monuments des religions de l'Inde et de la Perse. En 1829, il concourut pour le prix Volney qu'il obtint sans difficulté sur ses concurrents. Son mémoire couronné est resté inédit, Mais l’auteur a bien voulu m’en donner commu- nication, et c’est sur le rapport qui vous en a été fait, Mes- sieurs, que vous avez conféré à M. E. Burnouf le titre de mem- bre correspondant. Je me borne à rappeler ici que, dans ce travail , le lauréat de l'institut ne s'était point borné à traiter sèchement son sujet, je veux dire à tracer une méthode uni- forme, adoptée aujourd’hui par les indianistes français, pour la transcription en caractères européens des alphabets orien- taux. Il y avait consigné des détails très-précieux tant sur l'origine des langues mortes et vivantes du sud et du nord de l'Inde, que sur celle des races humaines qui habitent aujour- d’hui cette vaste contrée. Jusque-là les travaux philologiques de M. Burnouf parais- saient s’être concentrés dans l'Inde, qui fut toujours la vraie, la noble passion de cet esprit méditatif autant qu'inventeur. Mais déjà la Perse le préoccupait. Il voulait la rattacher à l'Hindoustan par l’étude du Zend , comme il y avait rattaché l’Indo-Chine par l'étude du Pali. Nous en avons pour preuve son extrait d’un commentaire du Vendidad-Sadé de Zoroastre, publié dans le Journal asiatique en mai 1829 , et les premières livraisons du texte zend, lithographié à ses frais. La parenté du zend et du sanscrit, admise alors par quel- ques savants, et rejetée par d’autres, n’est plus aujourd’hui contestée nicontestable; mais elle ne pouvait être mise dans tout son jour qu’à l’aide d’un parallèle complet des deux idiomes. M. E. Burnouf eut à la fois le bonheur d’une découverte inat- tendue et la gloire d’un véritable triomphe. En feuilletant les manuscrits orientaux rapportés de l’Inde par Anquetil Du- perron, il y trouva une paraphrase-sanscrite du Yaçna de — 525 — Zoroastre, faite, il y a plus de trois cents ans, par un Parse de l’Inde, nommé Nériosengh. Cette précieuse traduction devint pour Jui l'objet d'une étude spéciale, et depuis plusieurs an- nées il s’occupait de la comparaison du zend avec le sanscrit lorsque la révolution de juillet vint à éclater. Au milieu des graves intérêts qui préoccupaient alors les esprits, l'érudition française courait de grands risques. La route de la fortune et des honneurs semblait lui être à jamais fermée. Les succès que promettait au talent l'exercice des professions libérales et des fonctions publiques attirait ailleurs l’activité des intelligences, et les détournait de se livrer à des travaux longs et difficiles , dont l'estime d’un petit nombre d'érudits était l'unique récompense. Il fallait donc quelque courage pour persévérer dans le sentier obscur de la philolo- gie , science née de la veille, inconnue dans le monde et dé- daignée par la plupart des savants; il fallait avoir goûté les jouissances pures que l'étude fait éprouver à ceux qui s'y dé- vouent ; il fallait surtout compter sur l'avenir que réservent à la science les sociétés modernes. Ce n’est pas moi qui parle ainsi , c'est M. E. Burnouf dans un rapport fait à la Société asiatique , en séance générale, le 28 avril 1831. Je me bor- nerai à ajouter, ce que sa modestie ne lui aurait pas permis de s’avouer à lui-même : il fallait encore se proposer un grand but , celui de reconstituer la genèse de l'humanité, comme le géologue Cuvier a reconstitué celie du globe que nous ha- bitons. Telles étaient les vues secrètes, telles étaient les aspirations de notre philologue. Le sanscrit, le pali et le zend offraient un champ immense à ses investigations. Il se mit à l’œuvre et fit marcher de front, pour ainsi dire, ses études incessantes sur l’Inde, sur la Perse et sur l’Indo-Chine, embrassant d’un seul et même coup-d’æœil les vastes régions de V’Asie ancienne qui avaient été occupées, conquises ou civilisées par la race de Japheth, voisine et rivale de la race de Sem. — 326 — A l’époque dont je viens de parler, les hautes études sur l'Orient avaient pris un essor prodigieux. Pour ne parler ici que des orientalistes français les plus renommés, Champol- lion jeune, nouvel OEdipe, venait d’arracher au Sphinx égyptien une partie de ses énigmes. Saint Martin préludait au déchiffrement des inscriptions non moins énigmatiques de Persépolis ; Ghézy continuait à répandre en Europe le goût de la langue et de la littérature brähmaniques , et Abel Rémusat s’efforçait d'extraire des livres chinois, mantchous, mongols et tartares, tout ce qui pouvait éclairer l’ancienne histoire de l'Asie orientale. Le fléau de 1852 enleva ces quatre sommités à l’érudition française. Champollion eut alors parmi ses élèves de timides imitateurs. Son digne remplaçant, M. Em. de Rougé, alors trop jeune, ne pouvait lui succéder que beau- coup plus tard. M. Stanislas Julien fut naturellement appelé à la chaire d’Abel Rémusat. M. E. Burnouf n'avait pas de moindres titres pour occuper celle de son maître Chézy. Mais bientôt il devait surpasser également et Chézy et Rémusat et Saint-Martin, dans les études qu’il entreprendrait après eux. De tous les anciens idiomes de l'Orient qui, à juste titre, attiraient l’attention des philologues , le plus important sans contredit était celui des Brâhmanes de l'Inde. Les livres sans- crits, en effet, recélaient les secrets des vieilles doctrines orien_ tales, des systèmes plus ou moins complets de religion , de science , de philosophie. On y cherchait avec une ardente cu- riosité les rapports que ces systèmes laissent entrevoir avec les croyances et les opinions répandues en Occident. On espé- rait toucher enfin aux origines de l’histoire de l'esprit hu- main. Malheureusement le fil se dérobait souvent à ceux qui entreprenaient de parcourir le dédale des antiquités indien- nes. La route , hérissée de ronces et d'épines, était à peine frayée sur le Continent. On n’y avait guères publié et traduit que des drames, des poésies légères, de petits épisodes , em- — 327 — pruntés aux grandes épopées , ou de courts extraits de quel- ques Pouränas. Pour tout le reste, on en était réduit aux mémoires de Ja Société asiatique du Bengale, mémoires pré- cieux sans doute, mais insuffisants et quelquefois conçus dans des vues étroites ou systématiques. Il restait donc beaucoup à faire. Une fois en possession de la chaire de sanscrit au collége de France, M. E. Burnouf sut l’élever et l'agrandir , en y expli- quant tour-à-tour les lois de Manou, le Mahäbhärata, le Rämäyana et les Védas, c’est-à-dire les plus vieux monuments de la législation, de la littérature et de la religion primitive des Indiens. C'était une entreprise bien hardie pour cette époque, mais il sut s’en acquitter en vrai professeur , à la fois philologue , critique, historien et philosophe. Quel dommage que ses autres travaux ne lui aient pas laissé le temps de faire pour les textes védiques ce qu’il a fait pour les textes zends, une analyse écrite de ses études approfondies ! MM. Rosen, Wilson et Stevenson ayant annoncé la publi- cation prochaine des trois Védas, les plus importants et les plus renommés, le Rig, le Yadjour et le Sâma, tandis que M. G. de Schlegel publiait le Râmâyana , M. Loiseleur de Longchamps les lois de Manou , M. Langlois le Harivansa , et que M. Bopp promettait une version du Mahâäbhäârata, M. E. Burnouf, par délicatesse, se restreignit à celle du Bhâga- yata-Pourâna, l’une des dernières, des plus remarquables et des plus populaires transformations du Brâähmanisme. Les amis de la littérature orientale devaient avoir ainsi sous les yeux les trois principales phases de la civilisation des Hindous, depuis son origine jusqu’à nos jours. Cette traduction , com- mencée en 1832, a été interrompue par la révolution de fé- vrier. Il n’en a paru que trois volumes , publiés dans la ma- * gnifique collection orientale, en 1840, 1844 et 1847. Les 23. — 328 — préfaces du premier et du troisième volumes sont des chefs= d'œuvre d'analyse, de critique et d’érudition (1). Tout autre indianiste se fût estimé heureux de connaître à fond les origines, les métamorphoses et les ramifications du Brâhmanisme indien. Les savants anglais, résidant au Ben- gale, les W. Jones , les Wilkins, les Colebrooke , n'avaient guère été plus loin, C'était peu pour M. E. Burnouf. Il vou- lait encore savoir et s'assurer jusqu’à quel point et dans quel ordre on pouvait rattacher à l’indianisme, d’un côté, l’an- tique religion d’Ahoura-Mazdé (Ormuzd), aujourd'hui si fai- ble et si persécutée dans la Perse , et, de l’autre , l'étrange doctrine du Çakya-Mouni (Bouddha), maintenant si répan- due dans l’Indo-Chine. Depuis plus de cinquante ans, ces deux problêmes histo- riques d’une haute importance pour l’histoire de l’esprit hu- main , avaient été agités, débattus, tranchés en sens divers, par des savants très-distingués d’ailleurs, mais qui, pour la plu- part , possédaient à peine les premiers éléments d’une solution rationnelle. Ne connaïssant ni le zend, ni le sanscrit, ni le pali, ces érudits étaient obligés de s'en rapporter à des tra- ductions en langues étrangères, traductions faites à des épo- ques relativement modernes, sans ordre , sans choix , sans critique, sans discernement. Il n’y avait guère en Europe qu'un homme capable de’ débrouiller le chaos de l’Indo-Chine et de défricher les step pes de la Bactriane. Cet homme était E. Burnouf. Ici, pénu- rie de moyens, un senl livre, le Vendidad-Sadé, écrit dans une langue inconnue ; une paraphrase sanscrite, et une tra- duction française, souvent fautive, l’une et l’autre faites de (1) J'ai rendu compte de la première à l'Académie à la fin de 4840. La seconde est remplie de détails intéressants sur plusieurs textes obscurs des Védas , et sur les récits indiens et sémitiques du déluge. — 529 — seconde main, non pas sur le texte zend , mais sur des ver- sions en Pehlvi, en Pazend, en Parsi (1). Là, exubérance de documents, 188 volumes, rédigés dans six ou sept idio- mes, une véritable bibliothèque bouddhique. Je n’essaierai pas de redire quels prodiges inouis de saga- eité, d'érudition, de patience , de finesse et de profondeur il a fallu déployer dans ces deux immortelles découvertes, la res- titution de la langue de Zoroastre et l’exégèse de la religion de Bouddha. Déjà je vous ai entretenus de la première dans mon rapport sur les travaux philologiques de M. E. Burnouf que vous avez bien voulu faire insérer en 1835 dans un vo- lume de vos mémoires. Si je ne vous ai point pareillement rendu compte de la seconde, c’est que M. Biot lui avait con- sacré , dans le Journal des savants de 1845, trois curieux ar- ticles auxquels je n’aurais eu garde de rien ajouter, de rien retrancher. D'ailleurs le commentaire sur le Yaçna zend de Zoroastre et l'introduction à l’histoire du Bouddhisme indien viennent d’être dignement et éloquemment appréciés sur la tombe de M. E. Burnouf par les orateurs de l’Institut, du collége de France et de l’Université , et plus récemment en- core par M. Philarète Chasles dans le Journal des débats (2). Je me bornerai done à en résumer quelques conclusions gé- nérales. (1) M. Mohl, ami intime de M. E,. Burnouf, a fait part à M. Barthé- lemy St.-Hilaire d’un fait très-curieux, à savoir, que, dans. une polé- mique religieuseentre les parses de Bombay et les missionnaires protes- tants, on suivit de part et d’autre l'interprétation d'E. Burnouf. C'était, ajoute le dernier savant, c'était la science du jeune philologue français qui faisait autorité pour les adorateurs d'Ormuzd (Voir Journal des Savants, août 1852, p. 486.) (2) Depuis la lecture de cette notice, M. Barthélemy St.-Hilaire en a de nouveau relevé le mérite et l'importance dans deux articles remarqua- bles sur les travaux de M. E. Burnouf. (Voir Journal des Savants , août 1852, p. 473-487, et septembre suivant , 561-575.) sé 23, — 930 — D'unè part; communauté d’origine entre les anciens peu: ples, lesanciens idiomes, les anciens cultes de l’Inde et de la Perse ; puis séjour primitif de ces nations-sœurs dans l’an- cienne Arie ou Ariane persique, bornée au nord par l’Iaxarte et le lac Aral, au sud par l’Arius ou Héri-Roud , à l’ouest par la mer Caspienne et à l’est par l’Imaüs ou Belour-Tagh ; en- fin extension de la langue zende depuis le fleuve Jaxarte ou Djihoun dans la Transoxiane, jusqu'au fleuve Halys dans J’Asie Mineure. D'autre part , naissance et développement de la secte boud- dhique au sein du Brâhmanisme indien dont elle se détacha six siècles avant notre ère, comme en Palestine, la religion du Christ s’est détachée du culte judaïque, commeen Europe, la religion protestante s’est détachée du catholicisme ; puis expulsion presque totale des bouddhistes par des brähmanes fanatiques , après douze cents ans de lutte acharnée; ensuite prosélytisme ardent des sectaires exilés ; enfin propagation successive de leur doctrine religieuse dans toutes les contrées de l’est, du nord et du nord-ouest de l’Hindoustan , contrées dans lesquelles elle est devenue la religion de plus de deux cent millions d'hommes, sans parler desrégions de l’ouest où, après avoir dominé sur l’ancienne religion persane, elle’a été supplantée à son tour par l’Islamisme. Ainsi se trouvèrent expliquées, éclaircies et ramenées à un centre commun deux grandes religions de l’Asie orientale, celles de la Perse et de l’Indo-Chine, ayant pour langues sa- crées , l’une le zend et le pehlvi, l’autre le sanscrit et le pali : ce sont deux belles pages restituées à l’histoire de l’ancien monde et même à celle du monde moderne, car la moitié de l'Asie est encore bouddhiste , et puise dans les dogmes sama- néens des idées religieuses qui l’éloignent du christianisme. Le commentaire sur leYagna zend et l’histoire du boud- dhisme indien restent malheureusement inachevés, aussi bien — 391 — que la traduction duBhâgavata-Pourâna. L'auteur a fait sui- vre le premier d’études intéressantes sur la langue et lestextes zends publiés dans le Journal Asiatique, de 1840 à 1847. Le deuxième volume du second est actuellement sous presse, et paraîtra sans doute bientôt, ainsi que le lofus de la bonne loi, imprimé depuis longtemps, livre bouddhique des plus cu- rieux, contenant plusieurs paraboles qui rappellent souvent: celles de l’évangile (1). Mais il est douteux que la troisième ait été continuée et suivie des notes explicatives qui devaient nous initier dans tous les mystères de la religion brâähmanique. La lecture des nombreuses légendes sacrées du Népaul et de l’île de Ceylan qui ont servi de base à l'histoire du Boud- dhisme indien , a sans doute suggéré à M. E. Burnouf des re- marques philologiques du plus haut intérêt. Un philologue aussi profond n’aura pas manqué de suivre les altérations du sanscrit dans les dialectes zend, pali, prâcrit, singhalais, birman, siamois et autres, car on sait que l'idiôme brähma- nique s’est étendu à l’est et au sud jusqu’à la Polynésie. On dit qu’il a laissé dansses papiers des vocabulaires comparatifs très-curieux où il montre sur chaque mot le passage du sens propre aux divers sens figurés. Le Journal asiatique s’enri- chira probablement de ces modèles d'analyse lexicologique, comme il s’est enrichi des études sur la langue et les textes zends (2). Vous n’ignorez pas , Messieurs, quels immenses services la (1) Ces deux ouvrages ont été publiés depuis, et M. Théod. Pavie en a rendu compte dans l’Athenæum, janvier et février 1853, pag. 93-5 et pag. 120-3. (2) M. Barthélemy St.-Hilaire a fait un curieux relevé des manuscrits laissés par M. E. Burnouf. Il les a divisés en cinq classes principales, ré- pondant aux langues que je viens d’énumérer. Voir Journal des Savants septembre 1852, p. 566-570 et Athenæum français, janvier 1853, p. 37-8, — 992 — restitution du vieil idiome de la Perse a rendus à la linguis- tique, à l’éthnographie.et à l’histoire. Avant M.E. Burnouf, on avait reconnu et constaté les ressemblances les plus frap- pantes du sanserit avec le grec , le latin, le gothique, le li- thuanien et le slave. Dès 1816, M. Bopp, marchant sur les traces de son maître , M. de Schlégel, s'était constitué l’histo- rien critique de ce parallélisme aussi important qu'inattendu. Ces deux savants et G. de Humboldt avee eux , en avaïént déduit, eomme conséquences éthnographiques , de très-an- eïens rapports d’origine , de parenté ou de voisinage entre les diverses nations qui avaient parlé ces langues mortes; mais le zend qui devaitservir de lien commun à ces études compa- ratives, manquait à la première nomenclature ou n’y figurait que pour ordre, tant il était ignoré! Le philologue de, Paris: suppléa à cette grande lacune. C’est lui qui fixa le premier les rapports précis de la race persane avec les Hindous, d’un eôté, et, de l’autre, avec toutes les nations diverses de la même souche. Il montra que la connaissance du zend n'était pas. moins nécessaire que celle du. sanscrit pour expliquer les for- mes grammaticales des vieux idiomes de l’Europe. fit voir que l’ancienne Arie ou Ariane persique, appelée aussi, Bac. triane, avait été leséjour primitif et commun des descendants. de Japheth qui se nommaient entr'eux Aryds, c’est-à-dire il- lustres. Il prouva par des rapprochements de tout genre entre le sanscrit_ archaïque des védas et le:zend inculte des.livres de Zoroastre, que les Ariens de l’Inde et de la Perse habi- taient d’abord sous les mêmes tentes dans la Transoxiane ; que s’y trouvant trop à l’étroit, ils s'étaient séparés à la longue pour s'étendre, les uns au sud-est, entre l’Indus et le Gange, les autres au sud-ouest, entre l'Helmend et le Tigre, pendant que d’autres branches détachées côtoyaient la mer Caspienne au nord et au sud pour venir habiter l'Asie mi- seure et le continent de l’Europe. D'où il conclut avec.certi- — 353 — tude-que c'est de la région située entre l’Iaxarte et l'Oxus, que les-peuples congénères de l'Asie et de l’Europe avaient émigré à des époques diverses , la plupart antérieures aux temps historiques. Ces résultats, si précieux pour la philolo- gieet pour l’éthnographie, ont été présentés par M. E. Bur- nouf, non seulement dans son commentaire sur le Yaçna:et dans les études qui y font suite , mais encore dans plusieurs articles insérésau Journal Asiatique et au Journal des Savants. Je citerai, entre autres, ses remarques sur l’affinité du zend, soit avec le sanscrit , soit avec les dialectes germaniques ; ses observations sur la partie de la grammaire comparative ‘de M. Bopp qui se rapporte à la langue zende (1), et ses deux articles sur un travail remarquable de MM. Benfey et Stern, relatif au nom des mois chez les Perses, les Cappadociens, les Syriens et les Juifs, tous dérivés de la langue zende ou du calendrier de l’Arie persane. La conformité du zend et du sanscrit démontrée par M. E. Burnouf, procurait un secours inappréciable pour l’étude des inscriptions cunéiformes de la Perse, dela Médie, de l’Assyrie, dela Susiane et de la Babylonie. Il était tout naturel que notre grand philologue tentât le défrichement de ces hiéro- glyphes asiatiques, pour le moins aussi importants pour l’his- toire que ceux de la vallée du Nil. Vous vous rappelez, Messieurs, que les inscriptions dites cunéiformes contiennent généralement trois rangées de carac- tères à clous, que l’on suppose répondre à trois idiomes ou dialectes différents, le zend-persépolitain , le pehlvi-mé- dique ouscythique, et l’Assyrio-chaldéen. Grotefend , Saint- -(1) M. Barthélemy St.-Hilaire a retrouvé dans les manuscrits de notre philologue un travail presque achevé sur la langue zende considérée dans ses rapports ayec le sanscrit et les anciens idiomes de l'Europe. Pourquoi ce mémoire n'a-t-il pas étépublié dans ces deux dernières années 1852-53? ER — Martin et Rask qui lesavaient étudiées , s'étaient arrêtés fort prudemment du reste, aux caractères les plus simples ; en apparence, ceux de la colonne appelée persépolitaine. Mais, ignorant la langue retracée par cette écriture énigmatique, ils n'étaient parvenus à lire ou plutôt à deviner que les noms de Xerxès, de Darius, de Gustasp et le titre zend de rot, d’après les transcriptions d'Anquetil-Duperron. Tout était donc encore à découvrir dans ce vaste champ de l'inconnu: T1 appartenait à M. E. Burnouf d’abord ; puis à M. Lassen, autrefois son collaborateur pour le Pali, et plus tard son élève pour le Zend, de répandre quelques lumières sur ice sujet obscur. Ils se mirent séparément à l'œuvre, et parvin- rent tous deux à des résultats semblables en opérant sur.les mêmes données, c'est-à-dire en se servant de la langue Zende , restituée par le premier. Deux inscriptions ont été lues en entier, deux autres éclaircies, et l'alphabet Deer politain HEsienient fixé. Les premiers déchiffrements opérés presque en même ternfis à Paris et à Bonn, datent de 4836. Les copies des autres ins- criptions du même genre et du même système étaient trop fautives pour qu’il fût alors possible de pousser plus loin les investigations. On attendait en Europe des copies plus fidèles. Quant aux deux autres systèmes bien plus compliqués, il n’y avait pas alors moyen de s’y reconnaître. Aujourd’hui même encore, on ne possède sur le Pehlvi qu’un essai bien incom- plet d’un Allemand, Müller, et l’on dispute encore:sur la pature$émitique ou arienne du langage Assyrien. Depuis quelque années les études sur les écritures cunéi- formes ont repris faveur, grâce au nombre considérable de monuments découverts, soit par MM. Botta, Coste et Flandin, soit par M. Layard, dans les ruines de Ninive et de Baby- lone. Le major Rawlinson a profité d’un voyage en Perse Pour y copier toutes les écritures à clous qu’il y put trouver, — 335 — et, entre autres , l'énorme inscription trilingue de Bisoutoun, dont ila traduit la rangée persépolitaine. C’est une espèce de bulletin de la grande armée des Perses, où Darius, le fils d’Hystaspe, le roi des rois, trace lui-même l'histoire de son avènement à l'empire, après le meurtre du faux mage Smerdis, énumère tous les peuples soumis à sa domination, et résume les dix-neuf batailles qu'il a eues à livrer contre ses sujets révoltés. Cette belle découverte du major Anglais a ‘ excité l’ardeur d'un grand nombre d’archéologues d’Angle- terre, de France, d'Italie et d'Allemagne. Ils sont tous main- tenant à l’œuvre. Leur chef les précède et promet de traduire les deux rangées d’écritures que MM. E. Burnouf et Lassen s'étaient proposé d'aborder plus tard. S'il parvient, comme il l'annonce, à les déchiffrer , il rendra vraisemblablement un service signalé à l'archéologie Sémitique. Mais , dans tous les cas, c’est à notre grand philologue qu’il sera redevable de ses succès, de même que celui-ci doit les siens à l’intelli- gence du sanscrit, source intarrisable de découvertes en tout genre. = Maintenant que j'ai passé en revue à peu près tous les tra- vaux publiés ou inédits de M. E. Burnouf, qu’il me soit per- mis de dire un mot de ceux qu’il projetait et que la mort la empêché d'entreprendre. Les personnes qui ont eu le bonheur d’entretenir avec lui des relations intimes n’ignorent pas que cette infatigable explora- teur des antiquités asiatiques avait formé le dessein de passer des Ariens aux Sémites, de ressaisir et de mettre à jour le lien commun qui avait uni les deux races à l’origine des sociétés humaines, je veux dire après le grand cataclysme qui avait englouti le monde primitif. Il se proposait de poursuivre , de lorient au couchant de l’Asie ancienne, la route qu’il avait ouverte en grande partie et si bien parcourue jusque-là, celle de la philologie comparative, la plus sûre et la seule peut- — 386 — être qu'il y ait désormais à suivre. Il avait projeté de passer du zend aux anciennes langues sémitiques. Il aurait ainsi em- brassé les deux grandes divisions des races asiatiques placées entre le Gange et l’Euphrate. Quoique plus anciennement et plus généralement cultivés en Europe que le sanserit et le zend , l’arabe et l’hébreu attendent encore un philologue ha- bile, à la fois indianiste et hébraïsant , qui dévoile les secrètes analogies de ces deux derniers idiomes avec les deux pre- miers (1). M. E. Burnouf était, autant et plus que personne, en état d'entreprendre et d'accomplir cette tâche difficile. Car, dañs sa fièvre perpétuelle d’explorations scientifiques , il n'y aväit rien qu'il n’osât , il n’y avait rien qu’il ne découvrit et né remît en lumière. Mais aussi, chose rare chez les investi- gateurs de l'inconnu! Il n’y avait rien non plus qu’il admît comme vrai dans ses recherches avant de l'avoir soumis à l'examen de la critique la plus sévère, la plus scrupuleuse, avant de s’être assuré par lui-même qu’il était en possession de la vérité. Audace et circonspection, divination et patience, remar- quait naguère un spirituel écrivain , caractérisent à un degré presque miraculeux cet esprit doublement doté, dont ces deux qualités unies font un vrai prodige. Eh bien! ces deux qua- lités, toujours en équilibre chez M. E. Burnouf, l'auraient infailliblement conduit ‘à des résultats aussi intéressants (1) Espérons que M. Ernest Renan, jeune orientaliste du plus haut mérite, remplira ce cadre dans l’ouyrage fondamental qu'il prépare et qui contiendra sans doute la refonte complète tant de son système com- paré dés langues sémitiques, travail couronné par l’Institut en 1847, que de son mémoire sur l’origine du langage, publié en 1848. M. E. Burnouf faisait le plus grand cas de ce nouveau philoloque et l’engageait à join- dre l'étude du sanscrit à célle de l’hébreu , Moïse et Manou devant s’ex- pliquer Fun par l’autre. | — 397 — qu'inattendus-sur Ja communauté primitive des langues , des religions et des institutions ; si différentes en apparence , qui distinguent les Sémites des Ariens. C'eût été un parallèle curieux et bien digne de ses méditations que ‘celui de deux races réputées ennemies ou rivales , que l’on croit être sorties l'une du Caucase d'Arménie et l’autre du Caucase. de l'Inde, pour se rencontrer et se combattre entre l’Euphrate et le Tigre dont elles se sont longtemps disputé la possession. Encore quelques efforts et quelques années de plus, et les antiques rapports des Chaldéens de la Palestine avec les Brâhmanes de l’Inde , pour ne citer ici que les deux Chaînons les plus saillants d’une chaîne immense, allaient être dévoi- lés, éclaircis, expliqués. De nouveaux chapitres nets, précis, lumineux , tels que notre infatigable explorateur savait les faire, allaient être ajoutés à la genèse de l'humanité. Malheureusement l’homme propose et la mort dispose, Elle a frappé le grand investigateur au milieu de ses plus belles découvertes. La haute Erudition française est en deuil: elle a perdu le philologue de génie que l'Angleterre et l’Alle- magne lui enviaient. Elle a perdu son chef, son guide, son flambeau. Mais il lui reste des fanaux admirables et gigan- tesques qui toujours lui serviront de modèle et de boussole. La mort, disait M. Barthélemy Saint-Hilaire, au nom du collége de France, la mort peut bien empêcher les œuvres que l’homme médite, mais elle ne détruit pas les œuvres qu'il a faites; celles de M. E. Burnouf vivront de cette im-— mortalité qui est promise aux grands travaux de l'intelli- gence et qui leur suffit. Ajoutons avec M. Philarète Chasles que la mémoire de ce grand inventeur , si modeste dans sa vie, si simple dans ses goûts, si bon et si charmant, laissera un souvenir impérissable dans les cœurs qui l'ont connu, aussi bien que dans les études qu’il a créées. Comme la plupart des hommes d'élite qui ont illustré les — 3358 — sciences et les lettres, M. E. Burnouf a beaucoup plus tra- vaillé pour la gloire de l’Érudition française que pour les in- térêts de sa propre fortune. Puisse le dernier vœu de M. Guigniaut être exaucé! Le Gouvernement de Louis-Philippe avait généreusement indemnisé les héritiers des Rémusat, des Chézy, des Champollion-Jeune. Le Gouvernement de Louis-Napoléon pourrait-il donc oublier la veuve et lesquatre filles d’'E. Burnouf? (1) (1) Le vœu exprimé sur la tombe de M. E. Burnouf, en présence de M. Fortoul, Ministre de l’Instruction publique, a été entendu. Par tune loi du 28 mai 1853, rendue sur la proposition du savant Ministre, une pen- sion de 5000 francs a été accordée à la veuve, à titre de récompense na- tionale, avec jouissance à partir du 28 mai précédent, date de la mort de son mari. Me sera-t-il permis d'ajouter ici que, depuis la perte à jamais regret- table de notre immortel philologue , la grammaire comparée a repris sa place à l'école normale, d’où elle descendra bientôt dans nos lycées, grâce à l'impulsion récemment donnée aux études classiques par les nouveaux programmes universilaires. La juste, quoique tardive appréciation des grands travaux philologiques d’'E. Burnouf, n’a pas été étrangère à l’a- doption de ces sages mesures administratives. Elle ne le sera pas non plus, je l'espère, à leur exécution , tant que l'esprit qui les a inspirées conti- nuera de présider à la direction de l’enseignement. DISCOURS PRONONCÉ À la Séance publique du 29 Août 1859, Par M. J. GARNIER, Directeur. MESSIEURS, « Entre la riche barlieue de Paris et la riche Flandre, on » traverse, a dit M. Michelet, la triste et vieille Picardie. » Ces paroles , comme si ellesétaient l'écho d’un sentiment una- nime , l'expression d’une de ces vérités que l’on doit accepter sans discussion, nous les entendons répéter chaque jour, et nous-mêmes, qui devrions nous montrer plus jaloux de notre pays, loin d'attaquer ce paradoxe et de le réfuter , nous ajoutons aux raisons de nos détracteurs ou l’appui de quel- ques mots complaisants , ou l’approbation de notre silence. Et cependant , nous avons au fond l'affection la plus vive pour notre Picardie, nous l’aimons de l'amour le plus sincère et le plus vrai, nous la quittons avec peine , nous en sommes éloi. gnés avec regret, nous y revenons toujours avec plaisir ; bien différents en cela de tant d'autres de nos compatriotes qui n’ont point de phrases trop pompeuses pour vanter leur pro- vince, point de couleurs trop brillantes pour peindre ou pa- — 640 — rer leur berceau, qui le célèbrent et le chantent sur toutes les cordes d’une lyre enthousiaste, et n'ont de hâte que de le quitter, de souci plus pressant que de le fuir et de se fixer partout ailleurs. Je me suis demandé si notre Picardie est si triste réellement, si nue , si déshéritée de la nature, si pauvre au point de vue de l’art ct de l’industrie qu’elle ne puisse arrêter un touriste, et fournir à la fois un aliment pour la curiosité, et des sujets pour l'observation et pour l'étude. Cette tache m'a semblé si simple et si facile quej'ai cru pou- voir l'essayer. Quelque portés que nous soyons à négliger, à mépriser même ce qui est près de nous pour lui préférer l'inconnu, Omne ignotum pro magnifico est, j'ai cru qu’en vous parlant de notre pays, j'aurais, à défaut d'autre mérite, quelque chance, presqu’un droit d’être écouté, je ne dirai point avec intérêt , ce serait trop préjuger de ma faiblesse, mais avec cette indulgente attention à laquelle votre bienveil- Jance m’a depuis longtemps accoutumé. Mon intention n’est point de convaincre cette classe sinom- breuse de voyageurs qui n’ont d’autre besoin que la locomo- tion , qui ne sont pas mêmes des nomades, car ils ne se fixent nulle part, mais des mobiles que la vapeur, maîtresse du temps et de l’espace, entraîne trop lentement encore au gré de leur impatience. Le voyage pour eux se résout en chiffres, ils ont vu tant de villes, parcouru tant de kilomètres. Encore.moins m'adresserai-je à ces voyageurs sans âme comme sans pas- sions, qui n’échappent pas même par la fuite à l'ennui qui les assiège, qui, semblables aux idoles dont parle le psalmiste, ont des yeux et ne voient point, ont des oreilles et n’enten- dent point; pour eux, en effet, la nature revêt en vain sa parure la plus brillante, en vain elle déploie ses spectacles les plus enchanteurs , ses scènes les plus importantes et les plus magnifiques, Le charme n’existe point pour eux. J'en.connais — 941 — d’autres que je chargerais volontiers du récolement de nos richesses artistiques, monumentales ou naturelles, si l’in- ventaireen eût été faitavec exactitude et rigueur. Leur Guide en main, ils ne connaissent que ce qu’il indique, ne voient que. ce qu'il montre, n’ont de déception que si le temps, l’a- lignement plus dévorant mille fois, ou le vandalisme, a fait disparaître un monument. Le mérite des choses est pour eux la moindre qualité, elles étaient marquéessur le livret, ils les ont vues. Ne leur demandez pas une observation, un fait nou- veau ; ils ont vérifié quant au nombre, quant à la place; rien ne leur est échappé, ils sont satisfaits de leur voyage, ils ont accompli leur mission. Pour moi, je prendrai le touriste dans l’acception vrai de ce mot: un voyageur qui fait une promenade instructive et cu- rieuse. Cette définition lui suppose nécessairement une ins- truction assez variée , une habitude de voir , de juger , d’ap- précier les choses, soit qu'il embrasse le pays dans une vue d'ensemble, soit qu’il descende dans les détails pour s'atta- cher à tel ou tel ordre de faits, suivant les études spéciales auxquelles il s’est livré. Toutes les terres ne portent pas les mêmes fruits, un même chimat ne saurait produire toute chose ; quelqu’infertile que soit le pays qu'il traverse, il sera donc toujours fécond pour le touriste intelligent. Que sera-ce alors si à chaque pas il ren- contre un monument digne de fixer son attention , si chaque ville, chaque bourgade rappelle un souvenir historique. Que de réflexions, que de pensées se succéderont dans son esprit. Qu'il parte de Boulogne , cette colonie anglaise qui dort mollement sur ses collines de sable , ou de Calais conquis et reconquis tant de fois , il s'arrêta bientôt à Rue devant la riche chapelle qui fait regretter une église non moins riche, où la pierre obéissant au caprice de l’imagier, s’étalait en guir- lande ou se suspendait en merveilleuses stalactites. Plus loin — 342 — c’est Abbeville dont les vieilles maisons trahissent comme à Beauvais les secrets de la vieintime du moyen-âge; Amiens, qui doit épuiser sa science archéologique; Creil et ses belles campagnes; Verberie avec ses vieux souvenirs, Compiègne où Jeanne d’Arc achève sa mission ; Noyon et sa basilique, autre chef-d'œuvre de l’art ‘antique; Soissons la ville aux palais d’albatre, aux amphithéâtres, aux ruines si élégantes et si gracieuses ; Coucy le plus beau monument féodal , le type de l'orgueil et de la puissance; puis Laon bravant de sa hau- teur la tyrannie des barons et placé là comme pour donner aux communes le signal de l'émancipation qui va changer la face du pays et préparer l’unité qui fait sa force et sa gran- deur. Qui peut rester insensible aux sites si pittoresques de Chantilly, aux splendeurs royales de Compiègne ? Qui n’a ad- miré Senlis et son beau clocher , St.-Jean des Vignes protes- tant contre les modernes Vandales, Ourscamp qui semble moins une ruine qu'un produit de l’art, Pierrefonds et ses tours démantelées, assis sur son roc comme pour satisfaire l'i- magination la plus exigeante et décorer un paysage enchanteur ? Qui n’a admiré aussi l’abbaye de St.-Germer, rivale de la sainte chapelle, et de sa merveilleuse église à laquelle on marchande quelques réparations que solderaient amplement tant de dépenses inutiles et qu’une rigoureuse application des fonds destinés à nos monuments léguerait à l'admiration des siècles à venir. Je ne sais si je me trompe et si je me laisse entraîner à ce défaut si commun de se représenter plus beaux qu'ils ne sont les objets de notre affection, mais il me semble que notre département seul offre un champ suffisant à l’explorateur éclairé. { On n’y voit point assurément de ces accidents de terrain qui saisissent d’admiration ou d’effroi ; point de ces montagnes escarpées de cès gorges abruptes au fond desquelles gronde et tourbillonne le torrent dont le bruit arrive à peine jusqu’à nous ; point de ces roches aux flancs tourmentés par les eaux et le fe , témoins des bouleversements qu’a subis le globe ; point de ces cascades dont le vent disperse les eaux, comme la poussière légère ; mais de frais ombrages , de riantes prai- ties et des plaines unies et fécondes récompensant de leurs fatigues et de leurs sueurs nos rudes laboureurs, et se cou- vrant de riches moissons. Quelles belles pages fourniraient à l'album dé l'artiste les rives de la Somme , les vallées si variées , si brillantes, si harmonieusement boisées du Liger ou de la Bresle, ou le cours non moins riche de l’Authie’, qui le conduira à d'immenses déserts de sables , l’un des spectacles les plus grandioses et les plus ‘imposants qu'il puisse contempler. Qu'il suive alors la mer jusqu’à St. Valery, si pittoresquement bâti sous une masse de verdure, et jusqu’à ces hautes falaises qui couvrent de leur ombrele Bourg-d’Ault et nous séparent de la Normandie. Si le peintre a souri à tant de sites agréables, s’il a Mis d’une fois saisi ses pinceaux pour fixer sur la toile, en face d’un lointain vaporeux , une chapelle lançant dans les airs sa flèche de pierre dentelée , un toît de chaume awrmilieu de haies vives, une vieille tour, des murailles croulant comme les ruines de Boves, de Picquigny et de Lucheux, n’ai-je point raison de l'appeler ici ? Ne pourraïs-je point au besoin montrer aux plus incrédules les belles pages du voyage où Taylor et Nodier ont conservé tant de souvenirs de notre vieille province. Nulle part, peut-être, l’archéologue ne trouverait un pra» plus fertile. Tous les âges, toutes les époques, ont laissé chez nous des marques de leur passage. Sans s'arrêter aux temps antiques où la pierre debout était le seul autel des Druides, et que nous retrouvons à Doingt et à Oblicamp, sans recher- 24 — d4k — cherles monuments consacrés aux dieux du Capitole, que, le christianisme a dispersés pour ne nous-en laisser que: les dé- bris; il pourra suivre la marche des Romains sur les routes dont ils ont sillonné le pays, travaux de géant dont nous ad- mirons encore. la solidité et la direction, et mesurer leurs camps à Liercourt, à La Chaussée, à l'Etoile. Mais l’art chrétien fixera surtout son attention , car 1l en peut suivre toutes les phases , depuis la chapelle d’Airaines , si vieille et si pauvre, l'église si regrettable de Berteaucourt, dont il ne reste plus que la moindre partie, jusqu’à la magni- ficence de notre cathédrale qui n'appartient pas seulement à nous, mais à la chrétienneté toute entière dont elle est le plus beau temple Si le goût du temps, les usages bles les idées domi- nantes constituent pour chaque siècle, comme le dit, d’Agin- court, le caractère et l’état de l’art, avec quel intérêt, n’en étudiera-t-il pas les progrès. Que d’Airaines , construction grossière , à la voûte incorrecte , il passe à Nesle dont le portail si simple, la porte si curieuse, les chapitaux historiés, révèlent déjà le premier symptôme du roman fleuri; qu’il revienne sur ses pas, Mareuil et Berteaucourt lui marqueront d’une manière nette et précise cette transformation. Hl visitera ensuite Namp-au-Val, les eryptes de Nesle et. de Ham, qui lui montreront, avec. l’ogive naissante, l’enfantement d’un mode d’architecture qui va bientôt recevoir sa plus parfaite expression. Mais qu’il n'oublie point Lucheux dont la voûte est si intéressante , Beauquesne, Saint-Pierre, Doullens, Saint-Jean de Corbie, Longprès-les-corps-saints, si fier jadis de: sés reliques, non plus que Roye où l’élément ancien et le nouveau luttent et se partagent l'édifice. Mais bientôt, pour me servir de l'expression de Glaber, le pays sécoue sa vieille enveloppe pour en revêtir une nou- velle: L'ogive , innovation heureuse , s’introduit partoutet si- — 345 — multanément, unit l'élégance à la solidité, la grâce à la grandeur , étonne sans inquiéter , attire par un charme indi- cible. Robert de Lusarches trace le plan, et Thomas de Cormon et son fils achèvent en moins de soixante années Notre-Dame d'Amiens, réalisation sublime de la conception la plus hardie, sujet inépuisable pour l’archéologue, soit qu’il admire l’ordonnance générale du monument, soit qu'il observe les combinaisons savantes de ses colonnes, de ses voûtes, de ses contre-forts qui la serrent et la soutiennent de leur puissante étreinte, sans rien ôter à l’harmonie des pro- portions. Si la correction de lignes s’altère ensuite, si la sculpture ne prête plus seulement à l'architecture un concours sage et modéré, si elle s'empare des vides, les remplit de roses, de trèfles, de fleurs, de groupes savants ou bizarres, avec une verve admirable d'exécution ; alors on voit courir le long des nervurés dés ciselures et des rincéaux quiencadrent toutes les baies, s’épanouissent en bouquets, se courbent en berceaux au sommet des frontons et des contre-forts , et s’étalent sous les voûtes en élégants réseaux aux combinaisons multiples pour retomber en trompillons fouillés avec nn art infini. Davenes- court, Fontaine, Poix, Conty, le conduiront par degré à Rue, merveille de l’art que l’on ne se lasse point d'admirer ; à Saint-Vulfran dont la belle façade est si remarquable par la régularité de ses lignes et la symétrie de ses détails; à Saint-Riquier, monument complet , sévère, hardi, habile- ment combiné, dont le portail offre une broderie du plus riche dessin'et du plus ravissant effet. Corbie, Péronne, Harbon- nières, Caix, Folleville présenteront un mélangé plus caräc- térisé du style flamboyant et de l'ornementation de la renais- sance, système bâtard qui n’est ni sans grace ni sans élé- gance, et dont nous retrouvons le spécimen le plus frappant à Tilloloy , type charmant de coquetterie, émpreïnt cependant 24.* — 546 — dé l’afféterie et de là mignardise qui sied si bien à cette: ré que de réforme et d'innovation. D Les monuments d’un autre ordre n’ont point du à notre pays. Pas de colline naturelle ou factice qui ne portät un château entouré de murailles , flanqué de tours au centré désquelles s'élevait un donjon. C'était Boves, berceau ‘des Coucy, Beauquesne, Lucheux ; Péronne, Ham, Picquigny, Arguel, Conty, Poix, Famechon dont la double encéinte des- cendait jusqu’au bas de la vallée, et tant d’autres quelles guerres ont détruits, que Louis XI fit disparaître, que Ri- chelieu nivela de sa main despotique en ruinant la féodalité, tandis que d’autres, cédant aux caprices de la mode, se transformaient comme Heilly et Picquigny en maisons de plaisance , et remplaçaient l'appareil militaire par les cons< tructions les plus élégantes et les plus variées. fé Il nous reste cependant le gracieux donjon de Folleville; les ruines imposantes de Picquigny, celles de Lucheux si fières et si nobles et cependant si peu vantées , Ham qui garda tant de nobles prisonniers, St.-Valery qui vit partir Guil- laume à la conquête de l'Angleterre, et le château de Ram- bures, l’un des monuments les plus complets peut-être de l'architecture militaire du x1v. et du xv.s siècle, qu'une in- telligente appropriation aux usäges modernes nous a conservé avec sa sévérité et sa noblesse antique. Mais je m’arrête, aussi bien serais-je un guide peu sûr ; et j'ai souvent éprouvé qu'il vaut mieux errer au hasard et laisser au voyageur à découvrir un monument inattendu, un chef-d'œuvre inespéré, car le plaisir s'accroît avec l’imprévu: Tout d’ailleurs intéresse l’archéologue, depuis la cathédrale somptueuse jusqu’à la délicate sculpture cachée sous le pignon de la plus humble demeure, depuis les vitraux aux riches couleurs, jusqu’au meubles en bois les plus simples qu’à dé- corés le ciseau capricieux du sculpteur. nt — Quel sujet d’études pour l’économiste que ce pays tout industriel où cent fabriques reçoivent chaque jour des mil- liers de travailleurs. C’est là qu’examinant cette classe si nombreuse , si active , il pourra étudier à la fois en idée et en fait les grands problèmes encore à résoudre du rapport du travail et du capital, et la question si débattue des salaires: Peut-être alors, en face de la réalité, remontant avec une curiosité plus intelligente aux causes de la pauvreté et de la misère, il pourra surprendre quelques-uns des secrets de ce mystère social , et trouver un remède pour adoucir des souf- frances que des théories ingénieuses , de généreuses illusions ou de froids et abstraits calculs ont trompées souvent et plus souvent encore aigries, en leur ôtant même les consolations de l'espérance. Croyez-vous par exemple qu'un esprit consciencieux , quelqu’habitué qu’il soit à tirer des déductions logiques des principes qu’il s’est posés , puisse , en parcourant nos ateliers, à la vue de ces hommes , de ces femmes, de ces enfants dont la vie s’use aussi vite que le mouvement des machines dont ils sont les auxiliaires, mettre de côté la santé, l'intelligence ; oublier enfin que l'humanité est en cause dans’ cette grave question , et poursuivre avec sang-froid un calcul dont les données sont si différentes de celles qui s’appliquent aux ma- chines inertes et insensibles. Notre pays avec sa population sage, calme, laborieusé ; patiente, sera d’autant plus intéressant à observer qu’il se compose d'éléments pour ainsi dire homogènes , auxquels ne se sont mêlés que de rares étrangers ; que naturellement sé- dentaire, la population présente une physionomie spéciale quene sauraient offrir d’autres centres industriels plus consi- dérables peut-être, mais de trop récente création, amal- games impurs de cent éléments divers qui se refusent. souvent: à l’analyse. 13 — 348 — Je n’ai pas besoin d'ajouter , vous le savez, Messieurs , que si ouvrier chez nous ne va point, coureur d’aventures, cher- cher partout un travail nouveau , plus séduisant ou plus lu- cratif, il ne reste cependant point stationnaire ; les produits de nos fabriques ont varié avec les caprices de la mode, et, quand ils ont été abandonnés par elle, il sait facilement pas- ser à une fabrication nouvelle, et les magasins de la capitale témoignent hautement de l’habileté, de l'élégance, de Ia va- riété et du bon goût de leurstravaux. Mais quelque soit le spectacle auquel le voyageur s’arrêé- tera, quelque misères qu’il découvre ou qu’il devine, consé- quence absolue de la liberté industrielle et de la vie parle travail , notre pays offrira en regard de ces maux le tableau de la charité se multipliant , des pieux efforts s’unissant pour les soulager ; et les secours et les sages conseils qu’il verra distribuer donneront cette consolation, que pour ne point parler si haut des droits de l’humanitéet de la philanthropie, il ya pourtant assez d'intelligence et de générosité chez nous pour que le remède à tant de maux ne paraisse point au- dessus de la puissance humaine. Si un autre Young parcourt nos campagnes et nos explora- tions rurales, comme le fit à la fin du siècle dernier le célèbre agronome anglais, nul doute qu’il ne trouve de nombreuses observations à recueillir, et que, comparant nos cultures à celles des autres départements, il ne leur assigne une place honorable parmi les mieux entendue et les plus variées. Si tant vaut l'homme, tant vaut la terre, nos productions se- ront un titre puissant à la considération; car notre sol, d'une température généralement inégale, sans avoir les qualités de richesse et fécondité de quelques provinces , l’est cepen- dant suffisamment , et l'intelligence et le travail savent sur- tout en augmenter la puissance. Nous n'avons point de ces grandes fermes que présentent les plaines profondes de la — 349 — Flandre et de la Beauce, mais la petites et la moyenne cul- ture se prêtent si facilement aux essais , aux travaux de fa- mille, à la surveillance active, condition indispensable de prospérité, et conviennent si bien à des agriculteurs géné- ralement peu riches , fermiers pour la plupart , que leur étude est du plus haut intérêt. Si notre population rurale leur paraît lourde et embarras- sée, il ne tardera point à découvrir que la tête du cultivateur est pleine d'intelligence, de faits, d'observations , qu'il n’a de crainte que de n'avoir point assez vu et qu'il n’entreprénd que sur les données certaines qu'a fournies l'expérience d'un voisin plus habile ou plus hardi, dont il ne manque point de suivre les travaux avec l'attention la plus vigilante. - Aussi voyez comme les cultures se multiplient, comme aux céréales qui doivent le nourrir, il sait allier les plantes tek tiles, le lin et le chanvre qui doivent le vêtir. Le colza et l'œillette qu’il transforme en une huile grasse et limpide; la betterave, qui créa une industrie nouvelle, et exerce une si grande influence sur notre système économique et financier ; le houblon, cette vigne du Nord , comme on l’appelle, et les prairies que chacun sait créer et varier avec la natuté des ter- rains , se partagent un sol qui ne connaît plus depuis long- temps la jachère improductive. Que l’on ajoute à la constance et à la ‘patience de nos laboureurs un peu d’argent qui leur manque , et l’agriculture prendra chez nous un nouvél essor, fixera la jeunesse des campagnes qui l’abandonne pour ün mirage trompeur , et reprendra le rang qui lui convient comme à la première et à la plus noble des industries. | ‘Noùs n’avez point été sans action sur cé mouvemént, , Més- sieurs, car les jachères, les engrais, les assoléments, la vaine pâture, les prairies artificielles, le chanvre, lé lin et les bois ont été l’objet de travaux exécutés dans votre ‘sein ou” provoqués par les couronnes que vous aviez promises. Plus — EE — d’une fois vous avez récompensé l'écrivain ‘habile qui dictait les préceptes et la main. intelligente qui les mettait en pra- tique. Les Comices agricoles, fils ingrats d'une mère trop ou- blieuse peut-être, ont poursuivi vos travaux, et l’Académie qui suit leurs progrès et les observe, s’estime heureuse d'ap- plaudir à leurs efforts et à leurs succès -Le naturaliste sera-t-il mois heureux. Je ne erains pas de lui assurer, une riche moisson, S'il recherche les végétaux, qu’il exploite nos longues vallées, qu’il parcoure nos vastes plaines et les terrains conquis sur la mer ou ses, dunes mou- vantes, il n’aura point à regretter une course infructueuse et son herbier s’enrichira par de faciles échanges. L'entomo- logiste n’aura pas entrepris en vain une chasse, assidue, j'en ai pour garant les relations que cette étude m'a procurées. L'ornithologiste plus favorisé encore s’enrichira de. tout ce que le nord envoie à notre elimat plus doux, et à nosivastes: plaines d’eau, dans les longs hivers et dans les variations; -si brusques et si fréquentes de température auxquelles nous expose le voisinage de la mer. Le géologue demandera à Rollot ses lignites, à nos. craies leurs nombreux fossiles, à nos dilu- viumssi curieux à exploiter les débris de ces animaux gigan- tesques que les cataclysmes ont fait disparaître de la scène du monde, aux marais les restes des castors, des aurochs, des cerfs auxquels la Somme a donné son nom, Quelle mine fé- conde que la tourbe qui alimente le foyer du pauvre, en- tretient cent usines et recèle dans sonsein tant de végétaux: qui appartiennent à d’autres climats, et tant de ne de l’art et de l’industrie des temps antiques. Je n'ai point parlé des souvenirs historiques qui s SERBIE à la Picardie ; c'est que son nom est inscrit sur toutes les pa- ges de nos annales, ç’est que ses destinées ont toujours été liées à celles de la France. dont elle a partagé toutes les fortunes! et tous les revers, s’associant à la gloiré de ses armes), AUX: — 351 — conquêtes de son génie , à la marche progressive de ses ins- titutions. D'ailleurs l’histoire est le bagage indispensable du touriste; sans elle les monuments sont froids et muets; avec elle ils s’animent , ils racontent les faits , les expliquent, les fontrevivre, et le voyageur, se confondant avec le poète et lhistorien, se plait souvent alors à les embellir de tous les charmes que leur prête une imagination chevaleresque et mer veilleuse. | ? * J'aurais pu aussi indiquer les coutumes pleines d'intérêts, les superstitions ingénues, les dévotions consolatrices, les institutions originales qui ont échappé au naufrage des temps, que le voyageur eût pu recueillir, en même temps que ces tra- ditions fabuleuses dont le récit pittoresque et animé eût rap- pelé ce naïf patois dont le génie clair et méthodique, dit Rivarol, domine dans notre langue, et dont les nombreux mo- numents sont si dignes de l'attention du littérateur et du philologue. Je ne sais si le sol natal a un attrait magique , j'ai vu des campagnes bien cultivées , de belles et abondantes moissons, mais j'ai vu rarement la richesse et la variété de nos cul- tures. Les pâles oliviers, les noirs müriers, les châtaigniers gigantesques, les robiniers aux légers feuillages des pro- vinces méridionales n’ont point l'aspect riant de nos pom- miers quand leurs fleurs blanches et roses émaillent et em- baument nos plaines et nos vallées. Notre cathédrale est sans rivale et nos campagnes cachent plus d’un monument qui mieux connu soutiendrait aisément la comparaison avec de plus vantés. Au point de vue matériel , peu de départements offrent un réseau de voies de communications mieux distribué, mieux “étudié, mieux entretenu; l’eau, la terre et le feu se parta- gent les transports. L'industrie suit le mouvement rapide — 352 — que la science lui imprime.et sait mettre à profit ses décou- vertes et ses progrès. | | Un autre, Messieurs, eût pu vous présenter ces considéra tions avec plus de talent , nul ne le pouvait faire avec plus de conviction et de bonne foi. Je m’estimerai heureux si ce sujet qui prêtait à de si beaux développements inspire un plus ha- bile, et si j'ai pu ainsi, par cette faible esquisse, donner mais- sance à quelque travail qui montre que notre pays, qui se re- commande par tant de services et tant de noms chers à la religion, à la patrie, aux lettres, aux arts et aux sciences, a su rajeünir ses titres antérieurs par .de nouveaux services, conserver sa position, et trouver, dans ce mouvement d'idées et d'intérêts qui s'opère à notreépoque, unesourcenon moins légitime de prospérité, d'intérêt et de gloire COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE, PENDANT L'ANNÉE 1851-1852, Par M. ANSELIN, SECRÉTAIRE-PERPÉTUEL. Messieurs, Pourquoi ce malaise qui semble envahir la salle, pourquoi cet air d'inquiétude qui se trahit sur tous les visages, pour- quoi s’assombrit la physionomie d'un auditoire où brillent tant de physionomies gracieuses? Ah ! c'est que le Secrétaire perpétuel va prendre la parole et dérouler lentement les Ion- gues pages d’un compte-rendu redouté. C’est un mauvais moment à passer, nous le savons. L'orateur n’aura qu'un mérite; celui d’abréger , sans trahir ses devoirs , ce moment d'angoisse, et de rendre le mal le plus court possible. Et puis ne savons nous pas que de bons antidotes sont là tout prêts, qui, appliqués par des mains habiles, guériront en un clin d'œil les blessures de l'ennui. Un peu de courage donc, beaucoup d’indulgence , et sous la protection de ces précieuses qualités, nous aurons peut-être le bonheur de prouver que la Compagnie dont Gresset fut le fondateur a utilement employé l’année académique. M. FoRrCEVILLE, — 554 — Je dis utilement, Messieurs, parce que presque toutes vos productions sont sérieuses, et que vous avez moins sacrifié à l’agréable qu’à l’utile. Ne nous en plaignons pas, toute ins- titution comme la nôtre doit marquer son existence par des résultats qui profitent à la société. Le temps des causeries du jardin d’Académus est passé , et, dans le tourbillon pro- gressif qui‘ emporte le. monde intellectuel, tout doit'concourir au perfectionnement social. À peine Gresset affermi sur son, piedestal at-il pris pos- session de votre bibliothèque où il semble inviter aux tra- vaux littéraires, que l’infatigable ciseau de notre collègue jui prépare un nouveau succès. Par une intéressante notice historique et artistique, M. Forceville acquittant un double tribut vous a mis dans la confidence de sa pensée sur son œuvre future. Mais que dis-je future ? L'œuvre existe, sa pensée est traduite par le premier jet, expression toujours naïve, si souvent préférée des artistes. Bientôt va se dresser sur une de nos places la statueyde Pierre L'Hermite, comme un.enseignement de la puissance, M. Fevuz. d’une volonté forte, quand elle tend vers un noblebut. , _Le lien qui unit les connaissances humaines est si étroit que. bientôt la spécialité deviendra un mot vide de sens. Toute science a des ramifications qui l’enlacent aux autres sciences, et, dans le mutuel appui qu’elles se prêtent, on. n’en ‘conçoit pas qui puisse se soutenir isolée. C’est ce dont M. Févez vous à de nouveau convaincus, dans le mémoire, où il a démontré l'utilité et l’application constante des con-, naissances anatomiques en peinture. En vain le peintre in- terroge-t-il avec soin les formes extérieures, les seules ce-. pendant que son pinceau soit destiné à reproduire; s’il n’a pas la connaissance intime des ressorts qui, en déterminantles, mouvements varient ces formes à chaque instant , et celle, de Ja charpente osseuse où ils trouvent leur point d'appui; 7 il — 555 — pourra faire du gracieux èn apparence, mais il fera du diffor- me en réalité, si l’on peut admettre qüe la grace existe où la:vérité manque. Lorsque le vent secoue nos arbres, courbe nos mois- M. Arsxannne, sons, effeuille nos roses; le jardinier, l’agriculteur et le fleuriste anathématisent la rafale; et, s’ils avaient la puis- sance du vieux Neptune, un guos ego bien accentué ramène- rait l’atmosphère à l’immobilité. Eh bien ils rendraient un très-mauvais service à leurs plantes chéries. Ce vent qui les agite supplée au mouvement que la nature leur a refusé. Ecoutez M. Alexandre dans ses recherches sur les causes dé la circulation de la sève dans les végétaux ; il vous démon- trera , par l'exposé de leur structure anatomique, que les mou- vements de courbure et de torsion qu’ils reçoivent des vents, facilitent l'ascension de la sève et suppléent à ces mouvements circulatoires qu'imprime le cœur dans les êtres organisés du règne animal. Cette théorie qui pendant longtemps avait fait l’objet des méditations de M. Alexandre, se trouve mentionnée dans un mémoire de M: Dutrochet sur l'anatomie et la physiologie des végétaux. Il signale M. Knight comme l'ayant adopté. Cette simple mention confirma notre collègue dans son opinion, dônt il chercha la confirmation dans la structure anatomique des plantes et vous valut; Messieurs, les études et l’excéllent mé- moiré dont la lecture vous a vivement intéressé. Vous vous rappellerez , Messieurs , que l'année dernière MM. Rovssre. vous: aviez consigné dans l’un de vos procès-verbaux ‘! Frotcatr. l'invention d'un nouveau propulseur pour les bateaux! à vapeur que vous avait soumis M. Roussel. Ce nouveau systême , simplement mentionné pour prendre date, a été renvoyé à l'examen d’une commission et M. Foucauld , jus- tement choisi comme l'organe de cette commission , VOUS à dans'un rapport lumineux , développé les avantages et les M. Onny. — 356 — inconvénients présumés de ce. systéme de- propulsion. Au tant que la théorie peut juger d’un procédé mécanique, qui demande toujours a être confirmé par la pratique, le propul- seur de M. Roussel aurait de grands avantages et présenterait quelques inconvénients qu'il est impossible de ne pas rencon- trer dans les routes nouvelles. Sans vous laisser dominer par l'engouement ou refroidir par les objections, vous avez encou- ragé la découverte de M. Roussel, que vous croyez digne d'une sérieuse attention, et qui sera peut être destinée dans un avenir prochain à marquer un progrès dans la navigation par la vapeur. Sans remonter jusqu’à Fulton, rappelons nous quels obstacles eut à vaincre l’Hélice, inventée, disons le har- diment, par notre compatriote L. Sauvage; et que ce sou- venir soutienne notre collègue dans les expériences pratiques de sa nouvelle invention. | M. Osry qui saisit avec empressement toutes les occassions de rechercher dans les temps anciens les vestiges des institu= tions qui ont survécu, vous avait l’année dernière donné la première partie d’un mémoire sur l’origine de la semaine ; il a cette année continué son travail qui comporte un plus grand développement que celui qu’il avait prévu. L'un de nos plus illustres correspondants , M. Eugène Bur- nouf, a .été ravi à ses trayaux par une mort prématurée; vous avez vivement ressenti cette perte irréparable, mais celui qu'elle a le plus profondément affecté c’est notre collègue M. Obry, voué comme lui à l'étude des langues anciennes; en rapport continuel avec le savant orientaliste. L’éloge de M. Burnouf était tout à la fois pour M. Obry un hommage rendu au savant etuneconsolation pour l'amitié. La notice nécrologique lue par lui a votre dernière séance vous a révélé, mieux que ne l’eût fait un travail spécial , l’étendue des connaissances de notre collègue. En passant en revue les ouvrages de M. Burnouf, en relevant leur mérite, en signalant ses profondes études.et les — 957 — services rendus à la science par son ami, M. Obry ne parais- sait pas s’apercevoir qu'il déroulait lui même les trésors de son érudition, et qu’il marchait d’un pas assuré dans le dédale des langues primitives, presque inconnues aux lieux mêmes où elles furent parlées, et qui contiennent le germe de la syntaxe universelle. Sa notice nécrologique , . comme l'auteur l’a modestement appelée, vous restera, Messieurs, comme une des œuvres les plus digne de prendre place dans le recueil de vos travaux. «Si l'étude du langage et dés mœurs de cette partie de Asie qui fut le berceau du genre humain, offre un puis- sant attrait aux amateurs de la haute antiquité, l’étude des usages qui ont régi nos contrées n’en offre pas moins: On éprouve le désir de connaître l'origine des droits qui parais- sent si simples et si sages maintenant qu’on ne conçoit pas que la société ait pu exister sans eux; et dont cependant la source remonte à certains abus, qui ne pourraient se repro- duire avec le droit auquel ils ont donné naissance; car il'est des règles qui ont leurs racines dans la barbarie des temps primitifs. C’est dans ces rapprochements et ces recherches que M. Bouthors a puisé les éléments de son ouvrage sur les cou- tumes locales, ouvrage qui jouit, vous le savez, Messieurs, d’une haute estime. — Cette année il vous a présenté le résu- mé des dispositions de ces coutumes qui ont rapport aux réglements ruraux. Le droit rural , dit-il, fut révélé d’instinct à tous les peuples vivant en société. Ses principes résident dans l'intérêt que nous avons à conserver et à reproduire tout ce qui tient à nos besoins, à nous en assurer la jouissance dans le présent, à nous empêcher d’en abuser de manière à en frustrer l'avenir. — Après avoir justifié sa proposition par des exemples tirés des livres saints et des temps barbares, M. Bouthors s’est atta- ché à démontrer l'influence que l’affranchissement des serfs M. Bouraors. — 558 — et l'érection des Communes ont exercé sur le droit rural, dans la période du moyen-âge. Toutes fois, dit-il, il ne faut pascräpporter au moyen-âge toutes les institutions rurales dont notre droit coutumier a posé les principes. Echo des traditions anciennes et des traditions plus ré- centes , il les réunit toutes dans le même faisceau, sans dis- tinguer celles qui lui sont propres de celles que des habitudes invétérées l’ont forcé de respecter. Ce n’était pas sous l'égide de ces études sévères que M. Bouthors se plaçait, lorsqu’en 1846 vous l’appelliez dans vos-rangs, après l'avoir couronné deux fois comme poète. L'auteur du dialogue sur le Bonheur domestique aurait-il donc renié les Muses qui lui ouvrirent les portes de l’Acadé- mie, serait-il un déserteur ou un ingrat. Si le feu sacré s’é- teint. dans le fauteuil académique ; cherchons pour nos places vacantes de nouveaux candidats qui le raniment. En voici un qui se présente, sa requête est en vers; mais il garde l’anonyme, peut-être à cause de quelques traits malins dont sa demande est assaisonnée. Comment du reste nommer un inconnu ? L’inconnu ne se rebute pas, il vient de nouveau heurter la porte du sanctuaire, il frappe à coups d’épi- grammes, fait feu sur votre personnel, sur votre réglement ; mais ses épigrammes sont de sel attique assaisonnées partout et ceux qu'elles touchent rient les premiers et de bon cœur. Un acrostiche placé à la fin de la pièce devait vous révéler le uom du postulant ; mais comment deviner un acrostiche qui se tient comme tout le monde et nese révèle point par l’allure oblique d’un caractère à part? Fort intrigués, vous approuviez, et, le mérite des vers faisant pardonner à l’auteur ses malices, vous lui eussiez ouvért vos rangs à condition qu’il resterait poète. L'incognito lui barra encore le passage , mais il n’était pas homme à se décourager ; une troisième épitre vous arrive, non moins piquante que les deux aînées. Cette fois le poète — 359 — dit son âge , presque ses qualités. Enfin au dernier vers il se nomme, un jeu de mots lui sert de passe-port. L’anonyme cessant vous alliez élire le poète; mais pouviez vous par un double brevet sacrer deux fois l’auteur qui vous imtriguant si longtemps par un aimable et poétique badinage, a voulu vous prouver que le sommeil des muses n’étaitpar le sommeil de la mort, Plaçons donc dans les produits de l’année ces trois épitres badines auxquelles eût souri avec bienveillance le spirituel écrivain qui fut votre fondateur. : Si vous vous êtes interdis le champ de la politique, l’éco- nomie politique, qui est une science, rentre dans votre do- maine. Et en effet , Messieurs, ns collégues Mathieu, Péru- Lorel et Henriot vous ont présenté des mémoires d’un grand intérêt. M. Mathieu dans des mémoires antérieurs dont vous avez ordonné l'impression , a traité avec succès des questions qui s’y rattachent. Cette année encore il vous a présenté sous ce titre: Coup d'œil sur la situation actuelle, et le genre d'ac- tion qui peut l'améliorer, un mémoire dont les développe- ments se rattachent à l’agriculture, à l’industrie, au com- merce ; ces trois grands éléments de la prospérité des nations. Examinant à l’aide de tableaux statistiques l’état de l’agri- culture dans notre département , il trouve que la production a augmenté, mais que le progrès n'étant pas général, il y a tout à la fois souffrance et progrès. — Il reconnait que l’in- dustrie a dignement soutenu la lutte dans cette exposition universelle où le nom français a tant de fois obtenu la préé- minence, mais l’industrie se débat cependant contre le chô- mage et subit l'influence de la situation. Après l’agriculture qui produit , et l’industrie qui élabore, vient le commerce qui transporte et vend les produits. C’est ici que s'ouvre à M. Mathieu un vaste champ de con- sidérations de la plus haute portée, sur les effets combinés 25. M. Maraeu. M.Peéru-Lorez, — 360 — des chemins de fer, des canaux et de la marine, sur les achats à l'étranger, les colonies, la concurrence avec les puissances rivales sur les marchés de la métropole. — Examiné de tous Jes points de vue, le commerce, comme l’agriculture et l’indus- trie, lui parait subir une influence dont les efforts vien- nent se résumer dans les embarras de la question financière. — Les moyens offerts au pouvoir pour améliorer la situation sont : la protection , l’encouragement , la coopération. Traitant la question sous ces trois points de vue, M. Ma- thieu se résume ainsi: protection sincère; encouragement judicieux ; coopération puissante. Ce mémoire appuyé de faits et de documents numériques , vous a paru présenter une telle utilité que vous en avez or- donné l'insertion dans votre plus prochaine publication , et l'envoi d’un exemplaire à M. le Ministre de l’intérieur. Des considérations générales qui distinguent l’œuvre de M. Mathieu, il vous intéressait de revenir dans le cercle plus étroit , mais qui vous touche de plus près, du commerce de notre ville. Cette satisfaction vous a été donnée par M. Péru- Lorel , dans ses études sur l’industrie et lecommerce d'Amiens. Le commerce et l’industrie de la ville, a dit M. Péru-Lorel, lui ont mérité une des places les plus distinguées parmi les cités commerçantes de l’Europe. Les noms des chefs de ce commerce étaient cités pendant des siècles comme les modèles de la pureté dans les mœurs, de la sainteté dans les croyances, de la loyauté unie à l'intelligence dans les rapports com- merciaux. Il se demande pourquoi ces hommes éminents auxquels la ville doit son renom et sa prospérité, ne seraient pas l’objet d’hommages semblables à ceux rendus à la mémoire des écri- vains , des savants‘, des hommes utiles enfin dont l’illustra- tion fait notre gloire. — Il voudrait qu’une plume reconnais- sante se consacrât à l'histoire du commerce de la ville d'Amiens, — 361 — il voudrait que l’Académie encourageât cette œuvre dont il pôse la première pierre par un coup d'œil rétrospectif sur le commerce d'Amiens. Il est curieux de remonter avec lui à l’année 1568; d'y voir déjà des fabriques établies. Il nous donne l’étymologie de cette qualification de sayeteurs , donnée aux ouvriers qui tissaient la sayette dont on confectionnait la saye ou sagum , vêtement militaire des anciens Gaulois. Mais ce fut sous Louis XIV qu’à la sollicitation du grand Colbert parurent des ordonnances qui donnèrent à notre commerce une nouvelle impulsion. Ce fut en 1698 que com- mencèrent nos exportations. C’est en 1765 que fut établie à Amiens la première fabrique de ces velours de coton dont le perfectionnement les fait au- jourd’hui confondre, à la vue, avec les velours de soie, et pour lesquels nous n’avons de rivaux qu’à Manchester. Ce fut en 1789 que par les soins de MM. Morgan, Massey et Delahaye on vit fonctionner la première de ces ingénieuses machines à filer le coton, appelées Mull-jennys, dont jusque- là les Anglais avaient le monopole. Vient ensuite le dévelop- pement et l'examen des causes du progrès, de la prospérité , ou des obstacles qu’il rencontrait. Vivement touchés du haut intérêt qu’inspire le sujet et de la manière dont M. Péru l’a traité, vous l’avez engagé à suivre le cours de l’industrie amiénoise jusqu'à nos jours, et vous avez l'espoir de voir cette œuvre figurer dans vos travaux de l’année prochaine. L'année dernière, Messieurs, votre Directeur vous avait présenté dans un cadre resserré un tableau lucide des progrès des sciences dans ces dernières années. M. Follet a pris fait et cause pour la médecine, qui ne fi- gurait pas dans ce tableau plus spécialement consacré aux sciences exactes et à leurs dérivées. Il a tenu à faire voir que 25.* MuLL-IRNNYS, M. Focuer. M. Henrior. — 962 — l’art médical n’était pasrestéstationnaire. — Après avoir com- battu l'erreur deceux qui, sans examen ou par préjugé, regar- dent cet art comme engagé dans un cercle vicieux, il signale et démontre les progrès de l'hygiène par les résultats que donne la comparaison des tables de la durée moyenne de la vie, à partir de 1789 jusqu’à nos jours. Cette moyenne n’était alors que de 28 ans, elle est maintemant de 56 ; prolongation à laquelle la vaccine n’a pas peu contribué. La physiologie, ce guide si sûr dans l'appréciation du désordre des fonctions vitales , a été l’objet des études les plus approfondies. Celle de la pathologie, toujours si pénible et si souvent dan- gereuse dans les épidémies, a été pour les hommes de l’art une source d'instruction aussi bien qu’une occasion de faire preuve d’abnégation et de dévouement. La matière médicale et la thérapeutique secondées par la chimie ; ont fait des progrès immenses. L’auscultation de la poitrine qui révèle quelquefois de si tristes vérités, vient souvent aussi avertir à temps le médecin de désordres dont on ne triomphe qu’en les combattant dès le principe. La chirurgie a marché l’égale de la médecine dans la voie du progrès. Elle a appelé à son aide l'électricité , cet agent si puissant dont l’action se révèle à chaque instant dans le mé- canisme de la vie.— Mais quel perfectionnement dans les opé- rations. Combien de méthodes nouvelles pour amoindrir les souffrances. — La lithotritie substituée à la taille; et plus récemment enfin les Jacson et les Morton ne nous ont-ils pas envoyé d'Amérique ce grand secret à l’aide duquel en suspen- dant pour ainsi dire la vie on supprime la douleur. Admirable découverte qui fait marcher le scapel sans la torture , jadis sa compagne inséparable. L'homme doit tout apprendre, Messieurs, même à faire le bien. La charité, ce sentiment divin qu'on croirait devoir — 363 — suivre comme un instinct et sans autre guide que le cœur, doit dans l’état social et pour s'exercer d’une manière efficace sur une grande échelle être régularisé. Cette vérité est con- firmée par l'intéressant mémoire que vous a lu M. Henriot et qui contient l’histoire du Bureau de Bienfaisance d'Amiens. Il faut prendre cette institution à son origine, en suivre les développements, pour juger des progrès qu'elle a faits et de ceux qu’elle peut faire encore. A la manière dont M. Yvert votre nouveau collègue a payé son tribut, on pourrait penser qu’un peu d’égoïsme a dicté votre choix. Depuis sa réception, nous l’avons toujours trou- vé sur la brèche ; combattant non seulement pour lui, mais pour ses amis légitimement empéchés. Prose et vers il vous a tout donné. Dès son entrée il assurait son pavillon par un feu nourri d’épigrammes contre cette littérature monstrueuse qui, sous le nom de romantisme, voulait nous envahir et eût transformé notre langue si pure que tant d’immortels ou- vrages ont fixée, Peu après vous l’avez vu faire ressortir les dangers pour les mœurs d’une littérature dramatique qui s’efforçait d’ennoblir la laideur morale ou physique, aux dé- pends de ce que la nature humaine à de bon et de beau. Enfin ses vers badins et malicieux sont venus égayer vos séances, auxquelles cette année de longs et utiles travaux im- primaient un physionomie sévère. M. Macuarr aussi dans une dissertation sur la cause du rire vous a... mais nous l’entendrons tout à l’heure par un organe aimé et toujours applaudi. Laissons à cette lecture le charme de la nouveauté qui ne gâte rien. Si quelques-uns me font un mérite de la concision, d’autres auraient droit de s’en plaindre. Vous ai-je parlé, Messieurs, du rapport si complet que vous a fait M. Dauphin sur les ou- vrages de droit dont un honorable magistrat, M. Poirel, a fait hommage à l'Académie ; du rapport si spirituel dans lequel M. YvenrT. — 364 — M. Daussy a combattu par des notions historiques certaines opinions hazardées émises par M. Gaëtan dela Rochefoucault , dans le recueil de la Société de la morale chrétienne ; de l’his- toire curieuse d’une opération cruelle à laquelle une des grandes figures de l'antiquité a donné son nom, et que M. Andrieu a récemment pratiquée avec bonheur; s’il fallait rendre à César ce qui est à César, il nous resterait trop à faire. Heureux qui dans ses vers peut d’une voix légére Passer du grave au doux du plaisant au sèvère. Dit notre Poète; Felix qui miscuit utile dulci a dit Horace. Tout discours devrait être une consécration de cet adage, il ne m'est donné que d'en appliquer la moitié; je laisse l'autre aux organes plus heureux et au mérite de ceux que vous allez entendre. RAPPORE SUR LE CONCOURS OUVERT POUR LE PRIX DE POÉSIE de l’année 1852, Par M. E. YVERT. MEssiEURS, Rapporteur de là commission que vous avez nommée à l'effet d'apprécier les ouvrages envoyés au concours ouvert cette année par l’Académie , pour un prix de poésie, je viens vous rendre compte du résultat de son examen et vous soumettre ses conclusions. Le sujet proposé par vous, Messieurs, comportait une haute moralité, il était empreint d’un caractère éminemment reli- gieux. Les Missions catholiques étrangères ! Ces mots seuls, qui semblent rattacher la terre au ciel par l’image et le souvenir des vertus les plus saintes : LA Foi, l'EsPÉRANCE, la CHaniTÉ ; ces mots seuls, dis-je, ouvraient un champ d’autant plus vaste, d'autant plus riche, à la poésie, que n’appelant pas seulement son attention sur des faits historiques, ils devaient élever ses idées, échauffer son âme et favoriser ses inspirations par tout ce qu’il y a de fécond dans le sentiment religieux , par tout ce qu’il y a de complet, et nous pouvons ajouter par tout ce qu'il y a de sublime dans le dévouement — 866 — tout chrétien de ces missionnaires de la Croix, qui, trop sou- vent, n'ont fait et ne font encore leurs précieuses conquêtes qu’au prix de fatigues inouïes, et n’en sont récompensés ici bas que par la persécution , les tortures et le supplice. Oui, Messieurs, le sujet que vous aviez proposé était, non seulement très-beau, mais, de plus, il était excellent, et si je me félicite aujourd’hui plus que jamais d’appartenir à votre honorable et savante Compagnie, c’est, alors qu’il m'est permis, pour la première fois , d'élever ma voix au milieu de vous, de me rendre publiquement l’écho fidèle, quoique bien affaibli, de toutes les sympathies honnêtes qui ont applaudi à la pensée de votre programme et aux nobles efforts qu’il a provoqués. Votre appel, cependant, a-t-il été entendu autant qu'il devait l'être? Les poètes se sont-ils empressés d’y répondre ? Des ouvrages nombreux ont-ils afflué sur votre bureau, et se sont-ils dispusté le prix de la lutte méritoire que vous aviez encouragée ?.... Hélas? non. Il y a longtemps déjà que les amis des lettres se plaignent de l'indifférence générale qui accueille la poésie, et qui, par cela même, décourage Îles poètes. Les vers, si bons, si beaux qu’ils puissent-être , n’ont plus cours au temps où nous sommes ; les libraires ne les achètent pas, par l’excellente raison qu’ils ne les vendent plus» et les successeurs de Guttenberg ne prètent plus guère leurs presses au génie, qu'autant qu’il se fait imprimer à ses frais et qu’il est solvable. Les préoccupations politiques, la spécu- lation, ce qu’on appelle le positivisme enfin , ont tué la poésie. On ne cherche plus les vers, que l’on considère comme une futilité ; on ne les aime, on ne les lit presque plus, et nous pouvons dire comme Abner : D'adorateurs zélés , à peine un petit nombre Ose des premiers temps nous retracer quelqu’ombre, — 104 — Et cependant quel culte plus noble, plus beau; quel culte mieux justifié que celui de la poésie, que celui de cette langue que, par une hyperbole admise à l’égal d’une vérité, on a nommée la langue des Dieux; langue que son harmonie a faite la digne sœur de la musique, et qui, dans ses effets, plus complète que celle-ci, ne s'adresse pas seulement à nos facultés sensibles, mais encore à tout ce que notre intelligence a de plus délicat et de plus élevé. La poésie !... quelle langue, en effet, plus digne de la grande nation qui, loin de la négliger comme elle le fait aujourd’hui, devrait l’honorer plus que toute autre, en se souvenant qu'elle lui est redevable d’une gloire littéraire sans rivale, d’une gloire impérissable, et dont la splendeur rayonne dans les œuvres, dans les noms immortels des Corneille, des Racine , des Boileau, des La Fontaine , des Molière! Oh! oui, nous devons nos hommages à la poésie; nous lui devons notre amour, car si ses chefs-d’œuvre font nos délices, comme lecteurs, sous quelque forme qu'ils se produisent ; les études, les travaux, nous pourrions dire les délassements auxquels elle nous convie, lorsque le ciel nous a dotés de la divine étincelle qui la féconde, font encore notre bonheur et nos plus doux passe-temps. Qui nous rapproche plus de Dieu que la poésie toute céleste des livres saints? Qui nous venge mieux des sots et des méchants , que le vers sanglant dont les fouette la satire? Qui corrige mieux les mœurs, qui châtie mieux les vices et les travers, que la rieuse et piquante comédie? Qui retrace mieux les grandes catastrophes, les grandes passions, les grands caractères de la mythologie et de l’histoire, que la noble et émouvante tragédie? La poésie, enfin, ne prête-t-elle pas le charme le plus puissant à l’ex- pression des sentiments tendres et mélancoliques, et n'est-il pas vrai de dire que nous aimons mieux, et que nous souffrons moins, quand nos affections et nos douleurs ont pu — 368 — s’épancher harmonieusement dans ce langage dont le charme est, pour le poète, un consolateur d’autant plus efficace, qu'il fait naître autour de lui la sympathie, le plaisir et, quelque- fois même, l'admiration. .-Pardonnez-moi, Messieurs, une digression, née du regret que nous avons tous éprouvé de n’avoir vu que deux poètes entrer dans la lice que vous aviez ouverte. Sans déplorer da- vantage une si facheuse indifférence, je vais analyser les deux poèmes envoyés au concours, et me rendre l'interprète des motifs qui ont déterminé votre commission à vous proposer d'accorder le prix à l’un d'eux. Quoique nous descendions des Gaulois , nous ne sommes pas de ceux qui disent : Malheur aux vaincus ! Loin de là, nous consolerons, autant que possible, le concurrent malheu- reux , en Jui tenant compte d’une imagination brillante, mais dont les élans ne s'arrêtent malheureusement pas toujours aux limites marquées par le goût. Le défaut capital, le péché irrémissible de son œuvre, c’est le manque de clarté, résul- tant d'images forcées et de l’accouplement bizarre d'expres- sions incompatibles. L'auteur n'appartient peut-être pas, par la nature de son talent , à l’école romantique, mais il en af- fecte les formes, les allures, et, gâtant ainsi l'esprit qu'il a par celui qu'il veut avoir, il ne parvient qu’à contrefaire les excentricités, les exagérations du romantisme, sans réussir à imiter ce que ce genre offre parfois de pittoresque et de sai- sissant dans sa nouveauté et dans sa hardiesse. Le plan de l'ouvrage est d’ailleurs bien conçu. L'auteur, à son début, nous présente l’image d’une corvette fendant la mer et emportant à son bord les missionnaires catholiques qui vont faire entendre la parole évangélique dans les con- trées sauvages où elle n’a encore ni retenti, ni fructifié. Il nous représente ces pieux conquérants des âmes, abandon- nant leur patrie, se séparant de leurs amis affligés , de leurs — 369 — familles en larmes, pour aller répandre leurs leçons , et sans doute leur sang, sur des plages lointaines. Puis il passe de ce tableau touchant à la peinture énergique d’une époque où, le Christianisme étant encore ignoré, l'empire du Monde n’ap- partenait qu’à une force brutale dont les moyens d'action et de succès n'étaient autres que la violence et le meurtre, que tous le genres de brigandages et de crimes. Apparaissent alors les missionnaires qui, combattant par leur seule parole les erreurs et les succès de l’idolâtrie, pour- suivent leur sainte tâche à travers tous les obstacles, en dépit de toutes les persécutions, et tombent, pieuses victimes, pour cueillir la palme du martyre, goûter le repos des justes, et recevoir au Ciel la récompense de leurs héroïques travaux. Un tel plan, bien exécuté, Messieurs, eût, sans doute, con- quis vos suffrages. Par malheur, il n’en a pas été ainsi ; et si nous devons reconnaître que l’auteur est vraiment poète, nous devons ajouter qu’il n’est presque pas une seule des strophes dont se compose son œuvre, qui ne soit marquée d’une tache, qui ne ressemble à ces beaux fruits qu'une grèle funeste a frappés et maculés. Quelques passages , cependant , sont dignes d’éloges , ainsi que vous pourrez en juger par les vers suivants : Mais les temps annoncés par les voix prophétiques Avaient enfin groupé leurs nombres fatidiques...… L'Ange étendit le bras... Un long frisson courut; Et puis il répandit sa coupe d’espérance, Et symbole de paix, signe de renaissance, Une croix apparut !!..… Le front aux cieux , le pied sur la vague impuissante, Sept éclairs constellaient sa sphère éblouissante.... Devant le Dieu caché l’ombre se replia, — 870 — En méme temps qu'aux feux jaillis de mille orages Du plus: profond des airs aux plus lointains rivages Une voix s'écria : « Je suis le trois fois saint de mes saints tabernacles ! » Partez, Ô mes élus !... J'ai compté les obstacles, » Elevé mes bûchers, déchaîné mes lions... » Allez ! dispersez-vous sous ma sainte auréole; » Regevez mon esprit,,, et portez ma parole » Aux fils des nations! » Et voilà qu’au plus fort des vagues orageuses, Chacune dans sa nef, douze croix lumineuses Ouvrirent à l’envi leurs bras libérateurs ; La rame se dressa ; les voiles se gonflèrent ; Puïs leurs filets jetés, sur les flots se penchèrent Douze pauvres pécheurs. Ils chantaient ; et leur voix avait celte harmonie Où se perd et s'endort la plus dure agonie; Tout entiers au travail, car le temps les pressait ; Et sur chacun des flots creusés par la nacelle Du phare lumineux tombait une étincelle.….. Et le jour se faisait ! A part quelques taches, ces strophes sont vraiment belles, et si elles font regretter que l’auteur n’ait point écrit ainsi toute sa pièce, elles font supposer aussi qu’il ne dépend que de lui d’être éloquent et poétique, sans cesser d’être lucide et correct. J'aborde le poème auquel vous avez décerné le prix. Ici, Messieurs, la tâche du rapporteur de votre commission est facile et douce, car il n’a guères que des éloges à donner. Si la forme du récit, adopté par l’auteur, pour la majeure partie de son poème, n’est pas exempte d’un peu de langueur; — 871 — si ses rimes n’ont pas généralement la richesse indispensable à Ja poésie française; si, ça et là, sont quelques vers faibles, quelques expressions qui auraient pu être mieux choisies, en résumé l'ouvrage est très-satisfaisant dans son ensemble. Le style en est clair, limpide, élégant et pur, et son plan, sim- ple et bien conçu, donne lieu à d’heureux développements. Nousregrettons toutefois, que, n’imitant pas son concurrent , l’auteur couronné n’ait point rappelé la première mission ca- tholique, celle des apôtres du Christ, de ces douze pauvres pêcheurs dont la parole modeste et simple, mais chaleureuse et convaincue, a changé la face du Monde qu’elle a régénéré, en y implantant le Christianisme , en y faisant prévaloir l'E- vangile, ce code tout divin, source par excellence de la civi- lisation, source la plus élevée et la plus pure de toutes les vertus. L'auteur a d’ailleurs très-bien senti de quelle manière il devait traiter son sujet; il a compris qu’un ouvrage en vers ne comportait pas l’histoire des missions; qu'il devait se borner à offrir un tableau poétique des immenses services qu’elles ont rendus aux peuples, non seulement en adoucissant leur ca- ractère, en épurant leurs mœurs, en leur ouvrant, par la foi chrétienne, la route de leur salut spirituel ; mais encore en agrandissant le champ des connaissances humaines par des recherches, des études, des travaux quiont profité aux lettres, aux arts, aux sciences ; par des découvertes enfin qui ont ajouté de précieux auxiliaires aux moyens de soulager l'hu- manité. L'ouvrage que vous couronnez aujourd'hui , Messieurs, avait été déjà mentionné par vous très-honorablement , lors du dernier concours ouvert par l’Académie , qui ne jugea pas à propos de décerner le prix. Les Missions catholiques à l'é- tranger, sujet proposé en 1850, élant resté au concours en 1852, le poète vous a renvoyé son ouvrage amélioré par — 972 — d'heureuses modifications , par quelques retranchements bien entendus, et surtout par l'addition des strophes qui le ter- minent maintenant d’une manière chaleureuse et vraiment poétique. Ces additions, je dois le dire, Messieurs, pour l'honneur de l’Académie d'Amiens, ont été suggérées à l’auteur par les réflexions éminemment judicieuses qu’exprimait l’année der- aière notre honorable collègue, M. Machart , dans son rap- port sur Je concours de poésie , alors qu’analysant le poème, il disait que : « Il fallait nous offrir le jeune missionnaire, non pas dé- » crivant , en termes généraux, les travaux et les succès de » l'apostolat, mais peignant l'horreur des lieux que l’apôtre » doit parcourir, la barbare ignorance des peuples qu'il va » visiter , le génie qu'il faut déployer pour se faire recevoir, » pour se faire écouter, pour faire comprendre la vérité, et » la sainteté d’une religion de mystère et de foi. Il fallait » signaler à grands traits, la charité que le soldat de la Croix ». doit prodiguer dans les aumônes aux indigents, dans les » soins et les consolations aux malades, la patience qu’il » faut qu’il oppose aux outrages et aux persécutions, sa » confiance dans les travaux, les fatigues et les privations, » et surtout son intrépidité dans les supplices. Ce que je » n'ai pudire, la poésie peut le peindre; les tableaux ad- » mettent la terreur et la pitié; ne nous a-t-elle point offert » le bûcher de Jeanne-d’Arc et celui des Templiers ? » Combien, ajoutait M. Machart, n’eût-il pas été frappant » de voir le jeune missionnaire, plein d’un religieux trans- » port à l'aspect des maux qu’il décrit, les appeler sur lui- » même, et, martyr en espérance, en faire la récompense » dé son sublime dévouement! Le cadre attendait ce ta- » bleau. » Eh bien ! Messieurs, grâce aux excellents conseils donnés par votre éloquent rapporteur du concours de 1851 , conseils dictés par une haute raison, par un sentiment vrai de tout ce que comportait le sujet proposé, et dont l’auteur a heu- reusement profité, le tableau est achevé, et le cadre n’attend plus rien. L'Académie d'Amiens honore donc aujourd’hui, non seule- ment le talent qui crée, mais encore le talent qui perfec- tionne. Ajoutons qu’en couronnant des vers qui se recom- mandent par une observance scrupuleuse du bon goût et des saines doctrines littéraires, l’Académie, fidèle à sa mission, répond dignement au vœu de son illustre fondateur , de l’é- crivain élégant et pur, du poète célèbre dont, il y a un an, elle était heureuse et fière de glorifier le génie, en faisant surgir la statue de Gresset aux regards de notre cité recon- naissante. pA à ais à | Siren 0, A QUE das Xi cabioglee nféoq. jan cs Br Jane ao gadget mairie né | caen bliparion ob dnAgoR ne Tu ‘e ? : MEME TN 0 As dpi: edf “pr £ n ? Aré CAT, MA HAIEE soit 4e eng te 5, lies A rt ro LP AL, ee Dons lil Diet SA ET CRUE Pa 80h ET PER nt " EDS wa bi CAbire ere mena FA F0 Me Tes arr 4 DE RO A Mec " Ph M es se 5 LES MISSIONS ÉTRANGÈRES, Poème couronné par l’Académie , Dans sa séance publique du 29 Août 1852, Par M. PICK ( Bernaro ), Dr Lrscroune (Gers.) Uno avulso, non deficit alter. I. Sur les bords de la Somme, en ces lieux historiques Où les rois chevelus laissèrent leurs reliques, Un vieux cloître, débris de vingt siècles passés, (1) Cache ses humbles murs de lierre entrelacés. Au dessus des grands bois, la flèche solitaire Révèle au pélerin la porte hospitalière. C'est là qu’à l'heure sombre où sonne l’angelus, S’arrêtèrent un soir mes pas irrésolus. De pieux villageois, qu’un saint devoir appelle, Priaient, agenouillés au seuil de la chapelle, Et, du sein de la nef, les cierges radieux De leur blanche lumière éblouissaient les yeux. Quelle pompe inconnue à nos villes superbes! {) Notre-Dame du Gard. 26. — 676 — De la moisson de mai les odorantes gerbes Étendent leur tapis jusqu’au pied de l'autel. Des fleurs, partout des fleurs... A la nappe, au missel, Au front des saints de pierre, aux frises des colonnes, Aux lustres de cristal, aux mantels des madones, Et la vierge sourit à Jésus qui s’endort Sous un voile fleuri semé d'étoiles d’or. Ecoutez! s’éveillant sous un doigt invisible, L'orgue d’un doux murmure emplit la nef paisible, Et les prêtres, vêtus de leurs longs rochets blancs, Aux deux côtés du chœur vont s'asseoir à leurs bancs ; Mais bientôt l’orgue expire et les voix font silence... Au pied du sanctuaire un lévite s’avance. Seul il reste debout quand tous sont à genoux: Quel est donc ce héros et si fier et si doux? De la sainte tribu serait-ce le plus digne, A-t-il été choisi pour quelque honneur insigne. Va-t-on faire un prélat et, dans ces jeunes mains, Placer la crosse d’or des évêques romains ? Non, le cloître du Gard ignore tant de gloire, Moins brillante est sa part, plus humble est son histoire, Et les obseurs enfants sous son toit abrités Redoutent la splendeur des hautes dignités. On ne reçoit ici, pour toute investiture, Qu'un bâton de voyage, une robe de bure, Le laurier qu’on y cueille est celui des martyrs Et ce modeste lot comble tous les désirs. De ce triomphateur voyez-vous l’allégresse ? Pardonnez sa fierté, pardonnez son ivresse : Il va partir, mourir en soldat de la croix, Son front connaît l'orgueil pour la première fois! — 311 — IT. Quand il eut prononcé le vœu de sacrifice, Un chant d'amour monta vers la vierge propice Et chacun vint alors, jusqu’au pied de l'autel, Lui donner du départ le baiser fraternel. Pour moi, conduit déjà par la sainte lumière, Rêveur, j'allai frapper à l’humble monastère Ei, comme un voyageur de sa route écarté, Y demander l'abri de l'hospitalité. L'apôtre, en souriant, salua ma venue Ainsi que d’un ami la visite attendue... Nous parlâmes longtemps... Il semblait un soldat Qui vient de revêtir les armes du combat. En sa naïve ardeur, sa jeune impatience, S’exalte des exploits qu’il se promet d'avance: « Le monde je le sais, accorde peu de prix, Me dit-il, aux travaux pour le Ciel entrepris. Les héros, pour frapper les regards du vulgaire, Ont besoin de rester plus voisins de la terre. Mais, l’apôtre, qui suit les célestes chemins, Est-il si détaché des intérêts humains, Que, prêtre et citoyen, il ne puisse en sa vie Honorer et servir l’une et l’autre patrie ? Trois siècles sont passés depuis que saint Xavier Sur les rives de l'Inde aborda le premier. Voyez les nations sur ses pas entrainées, Les déserts attentifs et les mers étonnées Du calme si profond qui dans leur sein renaît, Quand de ce conquérant le navire apparaît. Nos floties, sur ses pas, osent toucher les plages 26." —— 376 — Où la croix a conquis des peuplades sauvages, Où se faisant chérir des barbares soumis L’apôtre leur apprit à chérir son pays. Partout, quand vers ses bords un navire s’ayance, Le noir court saluer le pavillon de France Et l'étranger qui vient d'où le prêtre est venu, Pour ces nouveaux chrétiens est un frère connu. L'univers s'ouvre à nous! Quel immense domaine Va s'ouvrir désormais à la science humaine! Les fils des missions, un bâton à la main Des mondes ignorés lui tracent le chemin. Jci, les monuments d’une ville explorée Ajoutent à l’histoire une page ignorée; Là deux mots découverts sur des débris épars D'un type qu’on admire enrichissent les arts. Les témoins du passé, retrouvés sous la pierre, Aux clartés du soleil sortent de la poussière, Ils parlent... et, malgré la mort même indiscrets, Des siècles disparus révèlent les secrets ! Les livres chaldéens dont les calculs sublimes Des mondes éthérés sondèrent les abîmes, À travers l’inconnu viennent guider nos pas, Et d’Arago lui-même éclairer le compas ! C'est encore en marchant sur ces traces fécondes Que d’autres vont chercher au sein des nouveaux mondes Les plantes où de Dieu la suprême bonté Mit le baume secret qui nous rend la santé ; Ces fleurs qui du soleil de la zône torride Regrettent les rayons sous notre ciel humide ; Et ces monstres géants, et ces rois des déserts, Et ces lambeaux vivants de vingt climats divers Qui, dans le pare pompeux dont on fit leur domaine, — 979 — Noas montrent l’univers sur les bords de la Seine! (1) Et pourtant, les penseurs sur leurs livres penchés, Les chercheurs de trésors au vulgaire cachés Savent seuls le secret des milliers d’anonymes À qui le siècle doit tant de travaux sublimes. On ne voit point leurs noms dans de brillants recueils Couronnés par la main des modernes Nanteuils. C’est que, loin de chercher les regards de l’histoire, A rester inconnus ceux-là mettent la gloire, Et, tel est leur orgueil dans leur humilité: Qu'ils attendent du Ciel leur immortalité! Ignorés ici-bas, ils partagent leurs vies Entre ces deux amours, entre ces deux patries: La France et Dieu! Partout, dans ce vaste univers, Aux lieux les plus lointains que visitent les mers Partout où luit le Ciel ils emportent la France! Mais que dis-je! en tous lieux sa gloire les devance, Est-il un coin sauvage où nos saints précurseurs N’aient gravé son image et fait fleurir ses fleurs ?..! Avec le nom saeré du Christ et de Marie, O France! c’est ton nom que ma lèvre attendrie Aux enfants du désert doit apprendre à bénir..…. Et qui de nous pourrait l’oublier sans. mourir? — Oh! m'écriai-je, enfant qui rêves la victoire, Des combats où tu cours tu ne vois que la gloire; Mais ton cœur héroïque, évitant ma pitié, En vain de ton secret me cache la moitié. Que de sang aux lauriers de ces lointaines rives! {1) Le Jardin des Plantes. — 380 — — « Frère, il est un sentier du Jardin des Olives Où l’on voit l'olivier fleurir resplendissant ; C'est là que Dieu laissa la trace de son sang! Qu'il soit béni trois fois dans ses bontés divines, S’il permet que celui qu'il mit dans nos poitrines, Versé comme le sien, puisse en quelque sillon Faire fleurir sa gloire et publier son nom! Quoi! de pâles mortels, pour un éclat vulgaire, Pour l'immortalité d’un jour, vaine chimère! L'un pour un peu de bruit, l’autre pour un peu d'or, À travers mille écueils savent braver la mort; Et pour ta sainte loi, pour ton honneur suprême, Pour ton amour divin promis au cœur qui t'aime, Pour toi, Dieu paternel, Dieu puissant, Dieu martyr, Pour toi seul, ici-bas, on ne saurait mourir! » Des larmes à ces mots inondaient son visage ; Un regret sur son front passa comme un nuage... Mais bientôt il reprit son sourire divin: Au revoir, me dit-il, au revoir! et sa main M'ayant montré le Ciel retomba dans la mienne; Il partit... et mon âme était déjà chrétienne; J'étais vaincu... l’apôtre, en s’éloignant de moi, Dans son dernier adieu m’avait laissé la foi! III. Lorsque la nuit errante autour du monastère, Suspendit aux vieux murs son ombre solitaire, Et que, dans la cellule ouverte aux voyageurs, Le sommeil eut fermé mes yeux encore en pleurs, De saintes visions, sur leurs ailes de flamme, = EE — Par delà l'Océan emportèrent mon âme. Tout un monde couvert de sables dévorants, D'’éternelles forêts et d’abimes béants M'apparut ! et partout, du couchant à l’aurore, Mes pieds croyaient fouler ces plaines de Gomorrhe Où le Ciel outragé par ses impurs enfants, Sous ses foudres vengeurs les engloutit vivants. O mornes héritiers de ces races impies, Je lis l’arrêt de Dieu sur vos têtes flétries: « Tous les flots du soleil, tombant dans cés déserts, » N'y pourront effacer les ombres des enfers, » Et les vents irrités, et les vagues plaintives » Vous diront anathème en passant sur vos rives, » Jusqu'au jour qui verra la croix de Jésus-Christ » Etendre ses deux bras sur ce monde maudit, » Ces mots en traits de feux flamboyaient dans la nue, Lorsque de toutes parts surgirent à ma vue Des hommes au visage à la fois doux et fier; Leur sourire céleste éclairait le désert, Leur pâleur annonçait les fils d'un autre pôle; La sainte croix du Christ brillait sur leur épaule, Et je crus, sur leur front, voir ces langues de feu Dont l'esprit embrasa les apôtres de Dieu. Réveille toi, terre maudite, Les maux de ta race proscrite Ont enfin touché lé Seigneur, Il fait luire à travers tes ombres Le jour qui vit, aux limbes sombres, Descendre un Dieu libérateur. —. 389: — Voici les fils du sacrifice !.… Levez-vous sous leur main propice, Peuples esclaves de l’enfer ! Le Ciel a rompu le'silence, J'entends la voix de l'espérance, La voix qui s'élève au désert. (1} Voici les disciples du Maître! Mes yeux en les voyant paraître, Ont reconnu leur front divin. Aux lieux où le tigre s’abreuve, Ils viennent à l’onde du fleuve Donner la vertu du Jourdain! Mais hélas! quand la terre même Frémit d'amour sous leurs pieds nus, L'homme seul, ô cruel blasphème ! L'homme seul les a méconnus. Leur douceur enhardit l’outrage, L'insulte frappe leur visage, Les clameurs étouffent leur voix ; Et le Calvaire expiatoire, Pour que rien ne manque à leur gloire, Se relève encore une fois ! Satan, jaloux de son empire, Du fond des déserts dévorants, Souffle la haine et le délire Contre les nouveaux conquérants. Les fronts marqués de l’anathème Repoussent lé divin baptême ét) Vox clamantis in desento. — 383 — Par qui ls monde est racheté ; L'esclave, de ses mains rebelles, Déchire les mains fraternelles Qui lui portent la liberté! Mais, Ô force, Ô vertus sublimes! Contre ces soldats magnanimes, Le poignard même est impuissant ; Ils bravent les douleurs humaines, Et de leurs poitrines chrétiennes, Le pardon coule avec le sang ! Grâces du Ciel, saintes rosées, Par qui fleuriront les vallées, Par qui la moisson mûrira! Car partout où ce sang ruisselle Sa sainte vertu renouvelle Le miracle du Golgotha! Ainsi des visions rapides, A travers les déserts brüûlants, Me montraient les lauriers sanglants De ces légions intrépides… Et puis, sous le saint étendard Qu’escortaient les concerts des anges, Avec les dernières phalanges Je vis passer l'enfant du Gard ! Are cl : Sant à À don Sion, ao | ai À 44 KL 74 HJŸEME at ART Ts RSC RET défunt “estate «1810 vb. EL) er See D ri Pos s ip: * Lin Û % A de ri An pr pr is 5 ns mr QUELQUES MOTS SUR LES PROGRÈS RÉCENTS DE LA MÉDECINE er 08 14 CHIRURGIE, Par M. Le Docteur FOLLET. ( Séance du 22 Avril 1852, ) MEssEuRs, Bien que nous soyons déjà loin de l’époque où il était d’u- : Idées fausses sage et de bon ton de se moquer de la Médecine et des Méde- sur la Médecine cins, il n’est pas rare de rencontrer encore des esprits, même 250" la Pré sérieux, qui se font de la science médico-chirurgicale les idées qu'ellesuit, les plus fausses. Pour eux, cette science, au lieu de progresser, tourne impuissante dans le cercle rétréci d’une routine aveu- gle. Ces esprits prévenus, confondant les vérités radicales de la Médecine, qui sont fixes et fondamentales, avec l'application qui varie selon la diversité des organismes, des circonstances et l'esprit du praticien , proclament que cette science n’est qu’un amas de conjectures basées sur des hypothèses. Ils ou- blient que, dans l'application la plus exacte et la plus inflexi- ble des sciences , les mathématiques ne donnent quelquefois Progrès de l’Hygiène. — 386 — que des résultats incomplets et que, parti d’un principe exact en géométrie, on arrive souvent dans la pratique à une consé- quence erronée. Sans doute la Médecine, pas plus que les au- tres sciences, n’a dit son dernier mot, etbien des vérités res- tent à découvrir ; sans doute dans l’application des vérités fondamentales connues, la faiblesse de l’intelligence humaine fait quelquefois fausse route ; mais faut-il pour cela procla- mer l'impuissance de la Médecine? Non, Messieurs, et pour prouver quels sont les heureux résultats de la science mé- dico-chirurgicale , qu’il me soit permis de jeter avec vous un coup d’œil rapide sur ses dernières conquêtes. Je n’ai point l'intention, Messieurs, de vous les raconter toutes ; il me suf- fira, je pense, pour arriver au résultat que je me propose, de vous exposer quelques-unes deces belles découvertesdont s’est enrichie sous nos yeux, chacune des branches de notre art. La mission du médecin, Messieurs, ne se borne point à guérir les maladies. Les études qu'’ilest appelé à faire sur leur nature, le conduisent souvent à découvrir les moyens de les prévenir. Il est impossible en effet d'étudier en même temps l'organisme et les effets que produisent sur l’homme les choses dont il use et jouit, de scruter chaque jour les foyers de son étiologie morbide , sans être amené à tirer de cette étude les. règles conservatrices de l'individu et de la société ét ces rè-, gles constituent la science de l’hygiène, science qui repose à. la fois sur la notion exacte de la nature des modificateurs et: la connaissance approfondie de la structure des organes-et du jeu des fonctions. L’anatomie, la physiologie et les décou- vertes modernes de la physique et de la chimie, ont fourni à cette science de précieux éléments de progrès et c’est en grande partie.à ces progrès qu'est dû l’allongement de la moyenne, de la vie, quiétait avant 1789 de 98 ans 5/4, et qui estaujour-: d'hui de. 53 ans. Et cependant, les règles si sages et si sûres! que trace cette science, on les connaît à peine et on ne:les pra-! — 987 — tique guère. 11 semble presque que notre vie soit une gageure contre l’hygiène. La mode nous étreint de vêtements qui dé- forment nos organes au lieu de les protéger : les excès assié- gent la table du riche, les produits frelatés celle du pauvre; l'industrie crée chaque jour de nouvelles causes morbifères et multiplie dans nos cités des foyers d’insalubrité; les jeunes intelligences sont mises en serre chaude pour en obtenir des fruits hâtifs qui les épuisent ; la littérature et le théâtre jettent aux masses d’ardentes convoitises; la politique surexcite les cerveaux ; et cependant, malgré cette violation si fréquente des règles de l'hygiène, son influence est pourtant encore si effi+ cace que le nombre des jours qui nous sont comptés grandit incessamment. Que serait-ce donc s’il en était autrement, et à quels magnifiques résultats n’arriverait-t-on pas ? Jugez-en par ceux qu’a donnés une seule des découvertes dont nous a dotés l'hygiène. Une affreuse maladie, la variole, originaire d’Asie à ce qu'il paraît, après être venu s’abattre plusieurs foissur l'Europe comme sur un champ de bataille qu’elle lais- sait jonché de morts et de blessés, avait fini par s’y natura- liser. Elle y était devenue si générale et si grave que les mé- decins de cette époque avaient renoncé à la combattre. On ne trouvait rien de mieux que de se livrer à elle à discrétion, que dis-je ! on n’attendait plus ses attaques, on allait au de- vant d’elle, on se hâtait de lui ouvrir par l’inoculation les portes de l'organisme, espérant ainsi la rendre moins féroce. Eh bien! Jenner avait recueilli à la consultation de son maître le docteur Ludlow un propos de bonne femme. Cet esprit 6b- servateur s'en empare, il étudie la tradition populaire et, après vingt ans de recherches, en 1789, il livre au monde la vaccine. C’est une singulière pratique , Messieurs , que cette transplantation dans l'organisme humain de la variole d’une autre espèce animale, transplantation qui le rend désormais inapte au développement de la yariole propre à son espèce ! Découverte de la Vaccine. Progrès de la Physiologie. — 388 — Etonnant résultat devant lequel je:me suis demandé bien des fois si, au lieu d’être un fait isolé ,:ce n’est pas l'expression d’une loi générale de neutralisation réciproque des aptitudes aux maladies analogues, dans différentes espèces animales, : loi qui permettrait de faire disparaître du cadre nosologique les maladies dont on pourrait puiser les germes chez les ani- maux pour les inoculer à l'espèce humaine ! Que Jenner soit béni pour sa magnifique découverte, car son préservatif est tellement efficace que si les hommes avaient la sagesse de s'en- tendre, le fléau de la variole aurait déjà disparu de la terre. Voilà, Messieurs, un échantillon des progrès de l’hygiène ; voyons ce qu’on a fait en physiologie. S'il est une étude digne d'attirer à un baut degré l’atten- tion de l’homme, c’est celle de son propre organisme. Et ce- pendant y at-il au monde un sujet d'étude plus négligé? On a bien élargi depuis quelques années le cercle des études, on y a tout fait entrer, excepté l’homme. Le moindre élève de nos lycées connaît la configuration du globe, la position des villes, on lui fait étudier les lois physiques et chimiques , l’histoire naturelle, la composition élémentaire des corps, les règles de la mécanique, l'astronomie , que sais-je? Et quand il sera arrivé à être ce qu’on appelle un savant et qu’on lui en aura conféré le diplôme, il ignorera jusqu’au nom des organes dont il est composé, leur situation , leurs fonctions. Il se connaîtra moins bien que l'insecte imperceptible qui rampe sous ses pieds. Il vous expliquera le jeu compliqué d’une machine à vapeur, mais il ne saura pas vous dire par quel mécanisme il lève le pied. Il vous assignera la place d’une étoile dans l’im- mensité des cieux; mais ne lui demandez pas où est son cœur. Il vous décrira le cours du Mississipi, vous nommera tous ses affluents; mais il ignorera comment circule son sang et le nom d’une artère ou d’une veine sera plus que de l’hébreu pour lui. Eh bien! Messieurs, cette science si belle de l’anatomie et — 389 — de la physiologie, le médecin la connaît, lui, et vous ne vous doutez pas de l’immensité des recherches qui ont été faites depuis quelques années dans cette branche de l’art médical et des résultats curieux auxquels on est arrivé. A force d’é- tudes, d'expériences, de vivisections, d'observations dé cas pathologiques, on est parvenu à dévoiler une partie des mys- tères de l’innervation. Ce filet nerveux qu’un œil vulgaire aperçoit à peine, le physiologiste sait d’où il vient, où il va et pourquoi il y va. Parmi les nerfs nombreux que la nature prodigue aux appareils sensitifs, le physiologiste sait distin- guer ceux qui sont chargés de transmettre à l’organe les or- dres de la volonté; ceux qui doivent au contraire rapporter au cerveau soit la sensation générale du tact, soit la sensation spéciale de l'organe; ceux enfin qui président à ses mouve- ments nutritifs. Il sait aussi reconnaître les nerfs qui rem plissent la double mission de la myotilité et de la sensibilité, rien qu’en voyant les deux racines d’origine chargées cha- cune d’un rôle différent. Le physiologiste enfin , appliquant à l'étude des fonctions les notions récemment acquises par là chimie et les procédés exacts qu’elle emploie, a fait entrer la science dans une voie toute nouvelle. C’est avec la balance que Lavoisier a fait sortir la chimie du cahos ; c'est avec la balance et par des analyses quantitatives que la physiologie a cessé d’être un roman pour passer au rang des sciences exactes, science encore incomplète, sans doute, quoique déjà bien riche de découvertes. Grâce aux lumières que la chimie a jetées sur la respiration et la nutrition, le médecin possède maintenant la théorie exacte de ces deux fonctions. Il sait la quantité d’oxigène brûlé dans l’économie et il calcule la quan- tité de chaleur produite par cette combustion. 1l comprend nettement les rôles divers que les aliments sont appelés à jouer dans l'organisme; les uns, non azotés, impropres à la reproduction des tissus, servent à entretenir la chaleur ani- oi male par la combinaison de leur carbone avec l'oxigène res- piré ; les autres azotés servent à la rénovation et à la restau- ration des parties de l’organisme qu'a usées la vie. Le phy- siologiste peut calculer les rapports entre l’oxigène absorbé, les aliments consommés et la quantité de force produite , et ces calculs lui montrent l’admirable perfection de la machine humaine. Permettez-moi de vous en citer un exemple em- prunté à Dumas. Un homme pour gravir le Mont-Blanc em- ploie deux journées de douze heures, et brûle pendant ce temps 500 grammes de carbone; si une machine à vapeur était chargée de l'y porter, elle en aurait brûlé 1000 à 1200 gram- mes pour produire la quantité de force nécessaire à ce ré- sultat. Ce sont enfin des physiologistes modernes qui ont montré la simplicité sublime des moyens dont la Providence dispose pour produire les résultats si merveilleux et si complexes de la vie. Sous l'influence de la lumière solaire , le règne végétal emprunte à la terre un peu de poussière et à l’atmosphère quelques gaz, de l’oxigène, de l'hydrogène, de l’azote et du carbone. Ces éléments, il les condense, il les combine, il leur donne un commencement de vie, il les façonne en produits organisés, qu’il accumule dans son sein comme dans un vaste laboratoire des premiers éléments de la vie. Le règne animal à son tour s'empare de ces produits, pâture destinée à sa con- sommation. Par cette assimilation, il élève la matière à sa plus haute puissance, il lui donne la vie; mais à mesure qu’elle sert ainsi d’instrument aux fonctions , au sentiment et à la pensée, à mesure qu’elle engendre la chaleur et la force , elle se consomme et se détruit ou plutôt elle se résout en ses éléments primitifs et retourne au grand réservoir d’où elle était sortie, l’atmosphère et la terre, pour y être reprise de nouveau par les plantes et fermer ainsi ce cercle mysté- rieux où s’agite la vie. — 591 — L'étude de la pathologie est loin de présenter les mêmes at- traits que l'étude de la physiologie. C’est un triste spectacle, en effet , que la lutte de l’homme contrela maladie, lutte dans laquelle il finit toujours par succomber. Ne croyez pas cepen- dant, Messieurs , que le médecin recule devant ces études si pénibles et quelquefois si dangereuses. Il passera de longues heures dans le méphitisme des hôpitaux et des amphithéâtres de dissection, étudiant la maladie et la mort pour y trouver le secret de la santé et de la vie. Une épidémie apparaît-elle à l'horizon, vous le voyez bravant la contagion courir au-devant du fléau. Ces courageuses études ont-elles été stériles ? Ne le pensez pas, Messieurs, et ici les preuves abondent tellement que devant le nombre et l'importance des conquêtes nouvelles de la pathologie, j'éprouve un véritable embarras. Vous par- lérai-je des analyses du sang par MM. Andral et Gavarret , ana- lyses qui jettent une si vive lumière sur les altérations de ce fluide et sur la nature intime des maladies , ou bien des belles recherches de Bouillaud sur le mécanisme des hydropisies par gène de circulation ou sur la loi découverte par lui de la coïn- cidence du rhumatisme articulaire avec les affections du cœur, loi si féconde en applications pratiques ? Vous parlerai-je des travaux de Bretonneau sur la spécificité de certaines affections et l'identité de l’angine maligne et du croup. Grâce à lui une heureuse révolution s’est opérée dans la thérapeutique: on guérit aujourd’hui promptement et surement par des appli- cations topiques irritantes toutes ces affections dans lesquelles l'élément spécifique domine l'élément inflammatoire et contre lesquelles se brisait la médication antiphlogistique au grand étonnement de l’École dite physiologique. Vous dirai-je les études de Trousseau sur la phthisie laryngée presqu'incura- ble jusqu'à lui, sur le croup, cette redoutable affection dont on triomphe maintenant , grâce à ce hardi praticien qui nous a enseigné à porter, s’il le faut, le caustique et le fer jusque 27. Progrès de la Pathologie. — 592 — dans les voies aériennes ? Vous dirai-je ses judicieusés consi- dérations sur les accidents de la menstruation et sur les:formes latentes de la chlorose qui donnent la clé de ces accidents multiformes qui déroutaient le praticien dans le traitement des affections de Ja femme? Vous citerai-je l'ouvrage de Lal- lemand sur les maladies de l’encéphale, dans lequel il fait si bien ressortir la liaison des manifestations morbides avec les lésions anatomiques de cet organe; son autre ouvrage sur les pertes séminales dans lequel , après avoir étudié chez l'indi- vidu cette cause fréquente du spleen et de l'hypocondrie , dont J.-J. Rousseau fut un si triste exemple, l’éminent ob- servateur examine l'influence de cette même cause sur Ja société ; s’élevant alors aux considérations de l’ordre/le plus élevé, il nous montre l'Orient immobile dans son esclavage parce qu’il s’est énervé dans l'abus des jouissances de la poly- gamie ; l'Occident, au contraire, lancé dans la voie du progrès et de la civilisation parce qu’il s’est régénéré dans J’ infini tion du mariage chrétien. J'aurais irop à faire, Messieurs, si je voulais seulement vous citer tous ces admirables ouvrages qui alimentent les longues veillées du Médecin et dans lesquels le plus instruit . puise encore chaque jour de nouvelles connaissances. S'il Progrès de la Matière médicale __ etdela Thérapeutique. n’est que trop vrai qu'il y a encore dans cette branche de l’art médical bien des obscurités et bien des lacunes, s’il ya:en- core trop de cas où le médecin est réduit à soulager sans pou- voir guérir; il en est d’autres où il est armé d’une puissance vraiment admirable. Un malade est atteint d’une fièvre inter- mittente pernicieuse qui le tuera infailliblement au deuxième ou troisième accès ; mais le médecin possède un spécifique in- faillible, la quinine, nouvellement extraite du quinquina, et le malade sera sauvé. Voyez cet autre couvert de vésicules qui Jui causent d’insupportables démangeaisons, un médecin corse a démontré que tout ce désordre qu’on attribuait jadis à ES — J'impureté du sang et contre lequel on instituait de longs et pénibles traitements, est dû à un tout petit insecte , un acarus , aujourd’hui parfaitement connu et dont on débarrasse l'organisme en quelques heures, et cette découverte n’est sans doute que le premier pas dans une étude qui montrera que bien des affections chroniques de la peau sont dues à des in- sectes ou à des plantes parasites du corps de l’homme. Voyez encore cet autre que dévore la syphilis : le virus a pénétré jusque dans les dernières profondeurs de son organisme ; la pourriture a gagné la moelle de ses os , ce n’est presque plus qu'un ulcère ambulant. Rassurez-vous, avec quelques gram- mes d’iodure de potassium, qu'on extrait depuis peu des plantes marines, le médecin purifiera ce corps immonde ; toutes ces plaies se fermeront ; cette peau livide et maculée deviendra rose et blanche, et la’ santé refleurira dans ce corps qui vous paraissait en putréfaction. Ah! c'est quela chimie a donné au médecin des armes bien puissantes ; elle à su extraire de certaines plantes un principe actif, un alcaloïde renfermant, sous un volume à peine appréciable , une effrayante énergie. D'un autre côté, elle a débarrassé la matière médicale de tous césinutiles médicaments qui l'encombraient. Elle a étudié l’ac- tion intime des médicaments et des poisons ‘sur l'organisme. Elle commence à savoir par quelles réactions ils le détraisent ou le modifient. Elle a maintenant un grand nombre de pré- cieux contre-poisons et en découvre-chàque jour de nouveaux. Elle nous a donné aussi depuis peu des réactifs qui nous per- mettent de découvrir dans les urines Je sucre, l’albumine ou les autres substances qu’elles contiennent et nous arrivons ainsi au diagnostic de maladies qui , elles aussi, sont toutes nouvelles dans le cadre nosologique. Cette réforme de la ma- tière médicale date de nos jours, et l’Académie a le bonheur de posséder dans son sein le savant qui le premier a donné à Ja matière médicaléune impulsion assez puissante pour la faire AA Découverte de la percussion et de l'auscultation. a. VO sortir de l'ornière où elle se traînait depuis des siècles. Cette impulsion a été continuée depuis par MM. Trousseau , Mialhe, Bouchardat, Dumas et Liebig qui ont appliqué la chi- mie à la physiologie et à la pathologie. En faisant l'analyse des médicaments à leur sortie de l'organisme, ils ont vu quels éléments ils y laissent , quelles transformations ils y subis- sent. Cette connaissance a jeté les plus vives lumières sur le rôle qu’ils jouent dans l’économie animale et l’époque n’est pas éloignée peut-être où l’on comprendra par quelle réaction le sulfate de quinine guérit la fièvreet le mercure la syphilis, aussi bien que l’on sait comment le fer guérit la chlorose et par quel mécanisme l’oxigène revivifie l’asphyxié. Les hommes qui marchent à la tête des sciences médicales sont, Messieurs, d’infatigables travailleurs, mais en médecine les découvertes n’ont pas de retentissement. Le savant qui dé- couvre une planète voit son nom immortalisé dès son vivant; mais le médecin qui arrache à la science de la vie un précieux secret reste ignoré même des savants. Ceux d’entre vous, Mes- sieurs, qui ne sont pas médecins ont-ils jamais entendu parler d’Avenbrugger et de Laennec, et pourtant ces deux savants ont fait faire un pas immense au diagnostic des maladies. Au moyen de la percussion et de l’auscultation le médecin lit maintenant dans la poitrine à travers les parois thoraciques comme dans un livre ouvert. Il y a quelques années à peine le praticien soupçconnait seulement les affections du cœur sans pouvoir en déterminer la nature ; il ne savait pas non plus distinguer diverses affections de poitrine qui se traduisent ex- térieurement par une manifestation identique. Aujourd'hui, par la percussion et l’auscultation, il sait au juste la place qu'occupe le cœur, il en mesure le volume, il porte un œil investigateur jusque dans son intérieur, il connaît l’épaisseur des parois de ses ventricules, il scrute les plis de ses val- vules, il apprécie le diamètre de ses ouvertures. Aussi le dia- — 395 — gnostic de ses maladies n’est plus qu’un jeu pour lui. Le dia- gnostic des maladies du poumon n’est pas moins avancé. Le médecin distingue avec certitude ses diverses affections comme si les parois de la poitrine étaient transparentes. Il ne confon- dra jamais les maladies de son enveloppe avec celles de son parenchyme ou celles de la muqueuse qui tapisse ses canaux aériens. L’inflammation attaque-t-elle son tissu, il en connaît le degré, il en mesure l'étendue, il en précise les périodes. Un liquide s’épanche-t-il dans la cavité thoracique, il en marque jour par jour le niveau avec une précision géomé- trique. Les tubercules viennent-ils à germer dans son tissu. comme une fatale semence, le médecin signale leur apparition et suit avec douleur leur fatal développement. Oh qu’alors, Messieurs, c’est pour lui un triste privilége que cette science qui ne lui laisse plus d’illusion ! Que sa mission est pénible quand il ne lui reste plus qu’à engourdir les souffrances d’un malade et à voiler à ses yeux le fatal dénouement ! Heureuse- ment le cadre des maladies complètement incurables se rétré- cit chaque jour. Aussi la science moderne ne se borne-t-elle plus à lutter seulement contre les maladies'qui brisent l’orga- nisme , elle s’attaque même à celles qui ne font que l’eflleurer, Que dis-je, elle va jusqu’à rechercher le luxe dans les moyens }, LE see) dont elle se sert pour les combattre : des armes sûres ne lui suf- pes: : c : : Electricité fisent plus, il lui faut des armes brillantes. Autrefois pour appliquée. guérir les anévrismes, on incisait les chairs, on allait chercher l'artère dans la profondeur des tissus et on la liait. Aujour- d’hui, on introduit dans la poche anévrismale d’imperceptibles. aiguilles et on y coagule l’albumine du sang au moyen de. l'électricité: ce merveilleux agent qui promet autant de mer- veilles à la médecine qu’à l’industrie, mais qui les réalisera plus lentement parce que les expériences ne se font pas sur l’homme comme sur les métaux. Il n’y a que quelques années le malheureux qui se fracturait une jambe devait attendre Appareils inamovibles. Orthopédie; Section sous-cutanée des tendons. Découverte de la Lithotritie, — 396 — immobile dans son lit que la nature raccommodät les os bri- sés. Notre immortel Larrey obligé de transporter ses blessés avec la rapidité des victoires de ce temps-là, imagine d'entou= rer les membres fracturés d’enveloppes qui se durcissent en se moulant sur leur contour. Le docteur Seutin s’emparant de- puis de cette idée, la généralise et dote la chirurgie d’un ap- pareil construit avec de l’amidon, du carton et du linge , ap- pareil qui permet au malade de quitter son lit et de se pro- mener :le lendemain du jour où il s'est cassé la jambe. Vous rencontrez chaque jour dans nos rues ces êtres difformes' dont on détourne les yeux en leur donnant l’aumône. Bien-Souvent ce sont des convulsions qui dans le sein de la mère ont con- tourné, plié’ défiguré leurs membres par le raccourcissemént des muscles. Eh bien ! maintenant la chirurgie sait guérir un grand nombre de ces difformités. Au moyen de l'orthopédie et de la section sous-cutanée des tendons , le chirurgien re- donne à l'œuvre de Dieu sa beauté originelle que la maladie lui avait enlevée ; il redresse les bossus et fait marcher les boiteux. Et pourtant le chirurgien qui a, pour ainsi dire, créé cette branche de l’art médical, l'inventeur de la section sous- cutanée des tendons qui a démontré qu’en empêchant l'accès dé l'air, on pouvait les couper par douzaines , sans provoquer la plus légère inflammation, le plus petit accès de fièvre, Jules Guérin, que l’Institut vient d'honorer d’un prix, a vu sa prat tique accusée d’être illusoire, stérile, dangereuse. On révoqua en doute la réalité, la possibilité même des succès qu'il avait annoncés, et ainsi attaqué dans son honneur ét atteint dans sa’ fortune , il lui a fallu attendre, sous lecoup du mensonge et de la calomnie, qu’une Commission , nommée sur sa demande par- mi les plus illustres praticiens, eût réuni assez ie © pour proclamer son triomphe. ns Le temps devait sembler bien long aussi à cet autre in- venteur qui avait trouvé le moyen de broyer la pierre dans — 397 — la vessie, et entendait traiter sa découverte d'utopie, parce qu'il n’avait pas dans sa pauvre bourse d'étudiant en mé- decine les quelques francs nécessaires pour réaliser en une pince d'acier le rève de son génie ! Mais aussi, comme aujour- d’hui Civiale, devenu millionnaireet non moins riche de gloire, doit rire de ces savants routiniers qui traitaient sa décou- verte de chimére, de songe d'un cerveau creux , de ces patri- ciens jaloux qui craignant de voir ébranler une position laborieusement acquise, et ne voulant pas, comme ils, l’a- vouaient naïvement, tuer l'opération de la taille, cette mère qui les avait nourris, s’efforçaient d’étouffer dans son ber- ceau ce qu'ils appelaient dédaigneusement l'enfant gâté de la chirurgie française , un poupon académique nourri du lait du pri Monthyon..… Ah ! c’est qu’elle est vraiment magni- fique cette découverte. L'opération de la taille si sanglante, si douloureuse, si souvent suivie de mort, d'infirmilé, d’im- puissance, est aujourd’hui remplacée par une opération aussi simple que peu dangereuse, surtout depuis qu'on sé sert de l'instrument inventé par Heurteloup en 1831. L'instrument de Civiale était droit et exigeait une main habile. Celui d'Heurteloup formé de deux branches glissant à coulisse l’une dans l’autre, s'adapte au calibre des ouvertures naturelles, se moule sur leur courbure et va saisir avec la plus grande fa- cilité, mesurer et pulvériser dans la vessie cette pierre qu'il fallait jadis en arracher au travers des chairs palpitantes. Bien qu’on dispute encore, le succès de la lithotritie est au- jourd'hui si complet, que je ne doute pas un instant que le plus intraitable défenseur de la taille ne se fit lithotritier s’il avait la pierre. Cette découverte est-elle le progrès ultime de la science contre cette affreuse maladie? La chimie'ne nous donnera-t-elle pas un jour le moyen de dissoudre les calculs, ou ce qui serait mieux encore d'empêcher leur formation, en ‘équilibrantiautrement les fluides de l’organisme ? Pour qui- Découverte e l'Ethérisation. — 598 — conque a suivi les résultats de l'application de la chimie à la physiologie , la réponse n’est pas douteuse et ce n’est ici qu'une question d’études et de temps. La science a résolu des pro- blèmes bien autrement compliqués. En était-il un plus dif- ficile, par exemple, que celui de l’abolition de la douleur dans les opérations chirurgicales ?eette idée etait aussi vieille que la science. Depuis bien des siècles on en poursuivait en vain la réalisation. On l’avait jadis cherchée dans l’usage des narco- tiques, mais on y avait renoncé. Le magnétisme animal avait quelquefois réussi dans ce cas; mais la production du som- nambulisme magnétique n’était possible que dans des cir- eonstances rares et indéterminées. Une amputation de cuisse avait été pratiquée par Blandin pendant l'ivresse alcoolique, un accouchement avait eu lieu à l’Hôtel-Dieu d'Amiens dans les mêmes circonstances, sans provoquer la douleur ; mais aucune conséquence pratique n'avait été tirée de ces deux faits. En 1828, un médecin anglais nommé Hickman avait adressé au roi Charles X une lettre dans laquelle il assurait avoir découvert le moyen d'obtenir l’insensibilité chez les opérés; mais l’Académie de médecine à laquelle cette Jettre avait été envoyée par le Ministre , avait accueilli cette com- munication avec le sourire du dédain et de l’incrédulité. Enfin, Humphry-Davy , après des expériences multipliées sur l’ins- piration du protoxide d’azote qui lui avait procuré d’ineffables jouissances, avait proposé ces mhalations dans le but d’abolir la douleur dans les opérations chirurgicales; mais ces inhala- tions, peut-être à cause de l’impureté du gaz, étaient loin d’avoir produit les mêmes effets chez d’autres expérimenta- teurs. Le problème paraissait donc insoluble , et Velpeau proclamait en 1839 que l’idée d’abolir la douleur dans les opérations était une chimère qu'il n’était plus permis de poursuivre. .…. Elle fut poursuivie cependant. En 1844, un — 399 — dentiste de Hartford, Horace Wels, expérimente le protoxide d'azote pour des extractions de dents, et plusieurs succès viennent couronner ses tentatives. Il part pour Boston où il avait autrefois été l'associé du dentiste Morton. Il lui ra- conte ses succès et ils vont ensemble trouver le chirurgien Warren , de l'hôpital, et prennent jour pour une expérience publique. Les élèves de l’école sont réunis et Horace Wels, après avoir fait respirer au patient le protoxide d'azote, se met en devoir de lui extraire sa dent; mais, Ô fatalité! au premier contact du fer, le patient pousse un affreux cri de douleur et s’é- chappe de sesmains. Alors, le pauvre inventeur poursuivi par les huées et les sifflets, lecœur navré de douleur , retourneen Angleterre cacher sa honte et son désespoir. 11 y tombe gra- vement malade et renonce à ses recherches, Un autre devait être plus heureux. Dans les laboratoires de chimie de Boston, on connaissait depuis longtemps l'ivresse charmante produite par la vapeur d’éther, Le docteur Jakson, en étudiant cette ivresse sur lui-même, avait remarqué qu’elle abolissait la sensibilité et pourrait par conséquent être employée pour les opérations chirurgicales ; mais éloigné de la pratique médicale par ses travaux scientifiques, il avait passé quatre années sans songer à mettre à exécution cette idée qui était restée dans son esprit plutôt à l’état d'opinion théorique que comme une vérité établie. Ce n’est que plus tard qu'il eut occasion de de faire part de cette idée à Morton , et lui indiqua à titre de simple conseil l'emploi de l’éther pour faciliter l’extraction d’une dent. Celui-ci se hâta d’expérimenter sur lui-même puis sur des clients , et le succès dépassa ses espérances. Plein de joie et d’orgueil , il court à l'hôpital où avait été sifflé Wels et le 14 octobre 1846, le chirurgien Warren pratique, aux ap plaudissements de la foule étonnée, la première opération sur une malade éthérisée par Morton. La nouvelle de cette mé- morable opération arrive en Europe et va réveiller le pauvre =” Wels de son engourdissement. Il revendique l'honneur dela découverte, mais sa voix n’est pas écoutée. S'abandonnant alors à un sombre désespoir , ils’ouvre les veines dans'un bain et cherche dans le sommeil de l’éther les rêves consolateurs de ses derniers moments. Quant à MM. Jakson et Morton , en quelques jours le bruit de leur découverte a retenti dans le monde entier : elle est accueillie avec enthousiasme.-Une vé- ritable fiévre s'empare des chirurgiens; on sé'dispute les ap- pareils inhalateurs au poids de l'or : les malades de leur côté accourent en foule se livrer sans crainte aux chirurgiens’et ém quelques semaines des milliërs d'opérations pratiquées confir- ment les premiers résultats, et c’est ainsi que cette découverte née loin de l’Europe, cette patrie des sciences , quis’y produit sous les auspices d'un nom inconnu, arrive à son apogée sans passer comme presque toutes les découvertes par les tâ- tonnements et les progrès laborieusement réalisés. Contraire- ment aussi à toutes les grandes découvertes , la poudre, l’aé- rostation, la vapeur qui ont fait de nombreuses victimes, lé thérisation | bien que pratiquée des millions de fois, dans les circonstances les plus diverses , à l’aide d'appareils impär- faits et propres à asphyxier , avec de l’éther souvént impur, par des hommes qui en avaient à peine entendu parler; bien qu’elle touche aux sources de la vie et qu’elle semble jouer témérairement avec la mort, n’amène presque pas d'accident! Admirable découverte, qui du premier coup, touche à l'idéal; car, non seulement elle remplit son objet: l'abolition de Ja douleur , mais elle le dépasse en substituant à la douleur un état de bonheur indéfinissable, une ivresse délicieuse, et ‘en diminuant ainsi de beaucoup la mortalité Le suit les opé- réionS (0) (1) Sur un relevé de 284 lmputations de cuisse pratiquées dans les hôpitaux anglais avant cette découverte, 107 ont succombé. Sur 145'qüi — O1: — -Je:pourrais, Messieurs ,‘vousisignalèr encore ‘bien d’autres progrès, car la science du 'médecm embrasse non seulement l'homme sain et l’homme malade, mais elle pousseencoreises investigations jusque dans la tombe. Quand l'homme a cessé d'exister, c’est à la sciénce du médecin que la société a quel- quefois recours pour interroger son cadavre muet et demander à ses restes inanimés le secret d’une mort qui peut cacher un crime, et la réponse est claire et précise. La médecine légale, Messieurs, acquiert chaque jour de nouveaux moyens qui dé- cèlent jusque dans la trame des tissus organiques, que dis- je ! jusque dans la poussière qui reste au fond d’un cercueil quand la putréfaction a consommé son œuvre de destruction, qui décèlent, dis-je, d’imperceptibles molécules de poison. Leur sensibilité est quelquefois si exquise que leur témoi- gnage est effrayant de vérité, et pourrait, sans d’excessives précautions , conduire à l'erreur par trop d’exactitude. En vain le crime distille dans l'ombre des poisens inconnus et se flatte d'échapper à la justice ; la science marche plus vite, et quand succombe mystérieusément la première victime, déjà le médecin légiste est armé d’infaillibles réactifs. Je m’arrête, Messieurs, dans la crainte d’abuser de votre bienveillante attention. Après les brillantes lectures qui ont charmé nos séances, je comprends toute l’aridité d’un sujet aussi sérieux que l'étude de l’homme malade; mais cette science est si nécessaire au médecin et en même temps si vaste qu’elle absorbe toutes ses facultés intellectuelles et oc- cupe tous ses moments; à ce point que ce serait presque faire un vol à ses malades que de passer à une autre étude le temps qu’il doit leur consacrer. Vous me pardonnerez donc, Mes- l'ont été sous l'influence de l'éther, il n’en a succombé que 37; c’est-à-dire 25 pour cent au lieu de 38. Progrés de la Médecine légale. Conclusion, — 102 — sieurs, de vous avoir entretenu de médecine, et je me conso- lerai de vous avoir peut-être causé quelqu'ennui, si, du moins, je suis parvenu à vous convaincre que la science mé- dicale est au niveau des autres sciences par les notions exactes qu’elle possède et par les progrès qu'elle réalise chaque jour. QUELQUES MOTS SUR L'HOMME MORAL, Par M. BARBIER. Lus à la Séance du 11 Novembre 1852. L'étude de l’homme offre à l'observation deux parties bien distinctes, 1.° son être matériel, 2.° ses facultés morales. Le corps de l’homme est un composé d'organes dont le nombre est déterminé , qui ont une position, une destination assignées, et qui sont chargés de fonctions invariables , dont l'exercice conserve, entretient la vie. À cet agrégat organique est attaché un principe d'action émané de la loi à laquelle sont soumis tous les êtres organisés, et qui nous apparaît en eux comme une puissance absolue, indépendante de notre intelligence. Cette puissance règle, dirige, accomplit sans le concours de notre volonté tous les actes qui ont pour fin l'entretien du corps ou la procréation de nouveaux êtres. L'homme, comme les animaux, éprouve un certain nombre de désirs, d’appétits, de penchans, la faim, la soif, l'union des sexes, qui se lient à l’accomplissement des actes orga- niques dont nous venons de parler. Ce sont des besoins qui 2. | 00e naissent de l'organisation, que le plaisir sollicite, qui devien- nent des sentiments pénibles, douloureux même, si on tarde à les satisfaire. | Une seconde partie de l’homme, la partie métaphysique de son existence, réclame surtout l'attention de celui qui veut l'étudier. Mais ici même nous trouvons entre l’homme et les animaux des rapports que nousne pouvons méconnaître. L'homme possède comme les animaux des appareils qui le mettent en relation avec tout ce qui l’entoure; les organes des sens recueillent les impressions qui lui viennent de l'exté- rieur ; ces impressions arrivent, sous le nom de sensations, à un centre cérébral où elles se convertissent en perceptions; c’est alors que des déterntinations sont prises. Un autre appareil, l’appareil musculaire, est l'agent des mouvements, des déplacements que le corps exécute ; ces appareils sont dans les animaux, les moyens, les auxiliaires de l'instinct. Mais l’homme se distingue au milieu d'eux par des facultés d’un autre ordre. Il brille dans la création, par le don qu'il à reçu de Dieu: 11 est doué d’une intelligence qui chez lui efface l'instinct, et c'est à cette intelligence qu’il doit la faculté de penser , de juger, de réfléchir, de concevoir dés idées , de les féconder, de faire des abstractions. L’imagination, la mémoire, le jugement sont des manifestations de l’âme, de ce souflle divin qu’il possède seul. Nous ne voulons nous occuper ici que de l’existence morale de l’homme. Nous ferons observer d’abord que ce ‘qui forme son moral comprend deux ordres bien distincts de phénomènes qu’il est nécessaire de séparer, parce qu’ils ont une origine dif- férente, qu'ils ne tiennent pas à l’action des mêmes organes, qu’ils ne tendent pas au même but. Les hémisphères cérébraux sont essentiels pour l'exercice de l'intelligence; et ces organes suffisent aux opérations de l’âme: Les sentiments intérieurs que nous nommons passions, exigent pourleurévolution leconcours — 405 — des plexus ganglionaires. Nous régrettons de trouver toujours l'intelligence et les passions confondues dans les: ouvrages où l'on s'occupe de morale, de philosophie, de psychologie ; etc. Sans doute ces deux ordres de facultés. morales forment le fonds commun dans lequel se prennent les habitudes, le carac- tère, les aptitudes, les inclinations, les tendances, les qualités, tout ce qui constitue la personnalité métaphysique de chacun de nous. Cependant quand nous, voulons faire connaître la valeur d’une personne, la considération qu’on doit lui accor- der, nous sentons si bien que son individualité morale se compose de deux parties, qu’un seul mot ne nous suffit jamais pour exprimer toute notre pensée ; après avoir parlé de son esprit, nous ajoutons toujours les qualités de son cœur: Nous distinguons la capacité intellectuelle de la vie affec- tive. On nous prévient que la chair se révolte contre l'esprit, que les sens tendent à dominer la raison, qu’il y a en nous un bon principe qui nous mène au bien et un mauvais prin- cipe qui nous séduit, qui nous porte au mal, etc. C’est toujours cette dualité que l’on signale, quand on présenté l'intelligence, la volonté aux prises avec les penchants , les désirs, les passions. - Le médecin qui s'occupe cine de l’organisation, qui suit attentivement tous les.mouvements qui se passent en elle pendant la vie, ne peut se dispenser de séparer l’homme intellectuel de l’homme passionné. On comprend que. le psy- chologiste, que le philosophe qui s’attachent uniquementaux phénomènes moraux n'aient saisi aucune dissemblance-entre cés deux hommes. Mais le médecin qui constateles effets des passions sur les mouvements du cœur, des. artères, :des organes respiratoires, sur la température du corps, etc:,-est conduit. à reconnaître que la. vie morale se partage.en deux: H voit bien que les:travaux, que les efforts de l’esprit.ne EU, mettent pas l’organisation dans la situation forcée, violente, que suscitent toujours les passions. Observez attentivement l’homme qui exerce seulement son intelligence, qui s'applique à des opérations purement mentales, vous verrez que toutes les fonctions intérieures conservent à peu près leur régularité normale. Les con- tractions du cœur, l’état des canaux artériels, la dilata- tion de la poitrine, la chaleur du corps etc. ne subissent aucune altération notable sur l’homme qui étudie, qui médite, qui compose. Seulement les hémisphères céré- braux ont pris une activité vitale que l’on ne remarque pas dans l’homme qui reste dans une inaction intellectuelle volontaire , dans celui qui est assoupi. Les hémisphères cérébraux sont alors le siége d’un travail organique que l’on ne peut méconnaître. Le cerveau reçoit une plus grande quantité de sang, la figure est colorée. Après un certain temps d'application, on ressent un embarras dans ces parties, bientôt ce sentiment va jusqu'à la fatigue; il y a pesanteur de tête, les idées s’obscurcissent, elles se succèdent avec difficulté ; une inaptitude bien prononcée se fait sentir , etc. Nous supposons ici que les études restent seulement in- tellectuelles, qu’elles ne mettent en action que l'imagination, que la mémoire , que le jugement, qu’elles n’exigent que les efforts de la réflexion, de la conception , etc., mais les choses changent si le sujet littéraire dont on s'occupe provoque le développement d’une passion, si l'esprit se laisse aller à un mouvement de jalousie, s’il s’éveille un sentiment de haine que l’on veut satisfaire , si c’est une satire que l’on compose, etc., alors un trouble bien prononcé se montre dans l’organi- sation : la température du corps, la circulation du sang, la respiration, la digestion, les sécrétions, subissent des varia- tions notables. Il devient évident que le cerveau n’est plus seul excité, qu'une autre portion de l'appareil nerveux, les — 407 — plexus ganglionaires, viennent de prendre une activité acci- dentelle. Reconnaissons ici que le génie a souvent besoin d'être poussé, sollicité, éveillé par une passion, que l’émulation, l'ambition, l'amour de la gloire , favorisent les opérations de l'intelligence , que ces passions échauffent l'imagination, lui donnent plus d’élan, conduisent à l'invention , au sublime. Si maintenant nous considérons l’homme sous l’empire des passions: nous verrons que son cerveau, qui perçoit leurs impressions, peut conserver son calme habituel. Mais tou- jours nous trouverons les viscères qui servent à l'entretien du corps, les organes des fonctions essentielles à la vie, dans un état de trouble, d’agitation. Le cœur, les artères, les poumons , l'estomac, le foie, etc., éprouvent dans leur action ordinaire un désordre très apparent; ils sont le siége de spasmes très-prononcés; souvent même il survient un tremblement de tout le corps, des horripilations, des défail- lances, etc.; Enfin la mort peut-être la suite de la pertur- bation qui envahit l’organisation. Qu'un homme apprenne une heureuse nouvelle ; c’est le gain d’un procès, c’est un succès inespéré qu'il obtient , ete. IL éprouve un vif sentiment intérieur , il est heureux, il est joyeux. Qu'un médecin l’examine, il trouvera les battements de son cœur plus forts, accélérés, son pouls plus large, dé- veloppé, ses inspirations profondes, plus fréquentes, sa figure colorée , épanouie etc. Une personne est frappée par un malheur inattendu: elle perd un enfant , un ami, sa fortune , ete. ; aussitôt les batte- ments du cœur deviennent profonds , inégaux, irréguliers ; les pulsations des artères petites, serrées, multiformes; la respiration est courte, difficile, la température du corps baisse, l'expression de la figure change etc. La peur produit aussi les effets physiologiques que nous venons d'exposer. ‘ 28. (LE — 408 — Telle est la violence de la pertubation qu’un accès de co- lère provoque dans l’économie de l’homme, que la syncope, la mort même en sont parfois les suites. Ayez les yeux sur un individu en proie à la passion du jeu. Jusqu'au moment où un coup se prépare, son intelli- gence seule est occupée. Il réfléchit, il calcule les chances : alors aucun trouble ne se montre dans les fonctions circula- toires, respiratoires , etc. Mais le moment décisif arrive; l’in- certitude, la crainte agissent sur lui; son pouls devient vite, petit, il pâlit, sa respiration est entrecoupée. Si le jeu lui est favorable, à ces premiers effets en succèdent d’autres bien différents; le pouls se développe, le cours du sang s'accélère, sa figure se colore, etc. L'acteur qui, sur le théâtre veut représenter une passion, lui emprunte ses attributs extérieurs, les gestes, l'attitude du corps, les accents de la parole, le son de la voix, le jeu des inspirations, l’expression de la figure et des yeux, les mouvements des membres. Mais il ne peut obtenir les effets intérieurs de la passion , il ne peut donner à son cœur, à ses artères, à son foie etc. , le mode d’action que la frayeur; que la colère, que la jalousie, que la haine , leur fait prendre. On assure cependant que Talma, qui est mort d’une maladie de cœur , éprouvait tous les troubles physiologiques de la passion qu’il représentait. Si nous recherchons dans une organisation humaine d’où peut sortir la puissance qui suscite les effets organiques, les phénomènes physiologiques qui accompagnent le dévelop- pement des passions, nous serons conduits à la force d’iner- vation qui appartient aux plexus nerveux. Ces plexus se com- posent de ganglions médullaires ou petits cerveaux et de radiations plexiformes. Ils enveloppent les viscères de la poitrine et de l'abdomen. Ils sont les agents d’une influence incontestable sur ces viscères. Leur action douce, salutaire, — 409 — calme dans l'état de santé, s’exagère, se pervertit, devient pertubatrice, quand par l’évolution d’une passion ils éprou- vent un changement d'état , ils acquièrent des qualités anor- males, accidentelles. C’est l’innervation déréglée qu'ils four- naissent alors qui porte le trouble dans les organes intérieurs du corps. Les effets physiologiques des passions ne peuvent s'expliquer par le jeu des nerfs céphalo-rachidiens. Le développement d’une passion cause toujours dans la région épigastrique une constriction pénible, un sentiment subit, souvent douloureux, qui se répand dans les régions voisines; on y ressent des mouvements, comme des ondu- lations, qui remontent vers la tête. En s’étudiant un peu, on a la conscience qu’il se passe là quelque chose, qu’un changement d'état s'opère dans les organes qui occupent l'épigastre. Les phrénologistes, ceux qui placent dans le cerveau le siège des passions, ne tiennent aucun compte des effets qu’elles produisent sur les organes de la vie intérieure ; ils ne s'atta- chent qu'aux phénomènes moraux qui caractérisent chacune d’elles , qu'aux désirs, aux inclinations, aux penchants, aux entraînements, que les passions font naître. Sans doute les passions ont fréquemment, nous ne disons pas leur siège, mais leur origine dans le centre des percep- tions. C’est la vue d’un danger qui suscite la peur; c'est un geste, un mot, etc, qui devient une injure, un outrage, et qu’un accès de colère suit immédiatement. Mais ces percep- tions intellectuelles ont mis en action les plexus ganglionaires; elles ont eu sur ces plexus comme un retentissement qui leur a imprimé une disposition nouvelle, accidentelle; c’est la perturbation de leur action sur les organes qu’ils enveloppent; qui produit les mouvements désordonnés que nous offrent alors le cœur, les artères, les organes respiratoires, l’esto- mac, le foie, etc. 28.* — MAO — Il est bien des cas où l’on voit les effets organiques des passions s’isoler de leurs effets moraux. Un homme éprouve un mouvement de frayeur à l’occasion d’une détonation , de eris, d’une apparition, etc. À l’instant même son corps éprouve un:ébranlement général. Si son intelligence lui montre qu’il s’est effrayé à tort, que personne n’est menacée, le sentiment de la passion s’effacera, la raison reprendra son empire ; mais les suites de l'impulsion qu'ont reçue les plexus nerveux dureront plus longtemps; l'individu sera pâle, tremblant, refroidi, son pouls serré, petit, les contractions du cœur profondes, inégales, etc. Si le cours de la bile a été troublé, il y aura une jaunisse. Nous opposerons à l'opinion des phré- nologistes ces exemples si fréquens de personnes chez Jes- quelles la haine, la jalousie, la tristesse, la colère, etc, se développent, s’allument, sans que la volonté, sans que l’intel- ligence y aient pris part. Ces personnes éprouvent des aspi- rations, des désirs, des tendances, qui sont forcés, qu’elles condaämnent ; elles sont humiliées des penchants involontaires qui les pressent, et contre lesquels leur esprit est obligé de lutter. Dans ce cas les plexus nerveux ont toujours pris une condition morbide, et l’encéphale conserve encore sa dispo- sition normale. Fréquemment le médecin recoit les confidences de personnes que poursuivent des tristesses contraintes, qui n’ont point de motifs. Ces personnes avouent qu'elles sentent le besoin de pleurer, qu’elles se cachent pour verser à leur aise d’abon- dantes larmes, sans qu’elles puissent assigner une cause à ces chagrins. Des femmes sont poussées à une joie forcée, spontanée, à des rires bruyans, convulsifs. Des individus confessent au médecin ce qu'ils appellent leurs faiblesses ; ils se sentent par moments sous l'empire de mauvaises intentions qu'ils ont peine à réprimer. Nous montrerons encore que les plexus nerveux sont en — Wii — action dans le développement des passions, en citant les ouvrages de pathologie qui mettent les chagrins, les peines, les saisissements, etc, au nombre des causes déterminantes des maladies du cœur, de l'estomac, du foie, des organes qu’enveloppent les réseaux des nerfs ganglionaires; pendant que les études abstraites, trop prolongées, les contentions d’esprit forcées, sont placées au nombre des causes des affec- tions de l’encéphale, de la fièvre cérébrale, etc. Ajoutons que les maladies qui ont leur siége dans le cer- veau, ne troublent toujours que l’exercice de l'intelligence ; qu’elles faussent les perceptions, qu'elles sont accompagnées de délire, d'aberrations dans les pensées, dans l’exercice! du jugement, de la mémoire, etc. Tandis que l’on voit les ma- ladies des viscères ; les lésions chroniques de l'estomac, des intestins, du foie, etc., donner lieu à des inspirations tristes, mélancoliques, rendre irascibles, impatients, trop souvent conduire à l'ennui de la vie, au désespoir. Si les divers points des hémisphères cérébraux possédaient la faculté de provoquer le développement des passions de l’homme, ne s’ensuivrait-il pas que les affections mor- bides qui se fixeraient sur ces divers points , donneraient toujours lieu à une passion déterminée, ét avec un degré d'intensité qui se proportionnerait à l'étendue, à l’impor- tance de la lésion cérébrale. Où voit-on la colère, la jalousie, la haine, l'ambition, etc., se produire comme des symptômes propres des diverses maladies de l'encéphale, comme des signes qui peuvent servir à déterminer le siége, la pan de la lésion pathologique qui s’y est formée. Les passions auxquelles l’homme est soumis peuvent. être distinguées en trois genres. 1.° Il est des désirs, des appé- tits qui sont entrés dans les vues du Créateur , qui ont pour fin l'entretien du corps ou la perpétuation de l'espèce. hu- maine, comme le besoin de manger et de boire, les désirs — 412 — vénériens. Souvent ces appétits s'exagèrent , prennent le caractère des passions. Les animaux éprouvent ces besoins eomme l'homme. 2.° Il est des passions qui naissent des ins- titutions que la civilisation a établies , qui sont des produits de l’ordre social, comme l'ambition, l’envie, l'amour des honneurs , de la gloire, la soif des richesses, du commande- ment, etc. Les animaux ne ressentent pas ces passions. 3.° Certaines impressions, qui viennent de l'extérieur, ou qui s'élèvent de l’intérieur du corps, donnent lieu x des sen- timents qui offrent les caractères des passions , comme la joie, la tristesse, la peur , la terreur , etc. Ces PES ne sont pas étrangères aux animaux. - Chaque passion se caractérise dans son développement par des phénomènes moraux et par des phénomènes organiques. Ces phénomènes sont plus ou moins évidents , plus ou‘ moins prononcés. L'expression d’une passion offre des degrés qu’il nous paraît très-important pour son étude de bien détermi- ner. La même passion peut se présenter faible, modérée ou exagérée , violente ; elle peut se pervertir et même se dépra- ver. Nous essaierons ici de rapporter les passions de l’homme à un certain nombre de types , de les soumettre à une sorte de filiation, de les suivre dans leurs gradations, dans les transformations qu’elles subissent. La faim est un sentiment naturel dont le but est évident. La faim passe à l’état de passion, si on tarde à la satisfaire. Elle est pervertie dans les personnes qui mangent trop, qui se livrent à la gourmandise , qui ne sont occupées que de la recherche de mets friands. La faim est une passion dépra- vée dans les malades qui avalent en cachette de la craie, du charbon, du suif de chandelles, ete. Nous rattacherons à ces dépravations de la faim ce que l’on appelle des envies de femmes grosses. La soif prend la forme passionnée, quand une personne est — L15 — obligée de boire tous les jours des quantités considérables de boissons , quand elle souffre si elle ne peut s’en procurer. Le sentiment de la soif n’est-il pas perverti dans les indivi- dus qui ont du goût pour les boissons âcres, amères. Ce sen- timent est dégénéré, il est dans un état de dépravation dans les hommes qui font abus du vin, des liqueurs alcooliques. La malheureuse habitude de l’ivrognerie se montre souvent par accès. La disposition anormale que prennent alors les plexus ganglionaires se révèle par un changement dans le caractère de l'individu. On devine que la passion de boire va s’allumer en lui parce qu’il devient impatient, irascible, agité ; sa physionomie prend une autre expression, etc. Ob- servez-le au moment où il avale la liqueur favorite, sa figure révêle une volupté intime , son corps tremble, son pouls s’ac- célère, ses joues se colorent , ses yeux sont étincelants. Un appétit qu'un vif plaisir accompagne , assure là perpé- tuation de l'espèce humaine. Cet appétit devient souvent une passion dont l’exagération est inscrite dans les ouvrages de pathologie sous les noms de priapisme, d’érotomanie, etc. Il y a perversion de cette passion , quand elle porte à violer les lois divines et humaines, quand elle cause le deshonneur, même la ruine des familles. Nous ne voulons pas exposer ici les choses honteuses qui suivent sa dépravation. Le besoin de respirer est un sentiment plus pressant, plus impérieux que la faim et la soif; la volonté de l’homme n’a pas le pouvoir de suspendre l'exercice des mouvements de la poitrine, qui font pénétrer l’air dans les poumons. Il est re- marquable que cette fonction , la plus importante de la vie, n’est sollicitée par aucun plaisir, qu’elle ne prend jamais la: forme d’une passion, que l’homme n’a pu s’en faire comme pour le boire et le manger une SOUrCe de jouissances, ue 'elle »e peut ni se pervertir, ni se dépraver. L'amour paternel, l'amour maternel sont encore de ces — M4 — sentiments auquels on se livre avec bonheur , et qui attestent: la prévoyance , la sollicitude du Créateur. Dans l'espèce hu- maine, ce sentiment se montre exalté chez certaines pérsonnés, affaibli, modéré chez d'autres. Mais pouvait-on penser que-cé: sentiment, d’origine divine, était susceptible de se dépraver, qu'il existerait des mères qui concevraient l’horribleenvie de tuer leurs enfants, que les journaux nous apprendraient qu'il s’est trouvé des points sur le Globe où cet épouvantable des- sein avait pu s’accomplir. La conservation de la vie est un besoin instinctif qui se fait sentir chez tous lesanimaux. Il est très-évident chez l’homme: nous fuyons tout ce qui menace notre existence, nous recher- chons tout ce qui assure notre sécurité. Ce sentiment peut passer à l’état de passion. Il a ce caractère danses personnes, pusillanimes , qui créent des dangers imaginaires, qui se, eroyent toujours menacées, qui vivent Fans des inquiétudes perpétuelles. Il y a dépravation de l’amour de la vie dans les individus que poursuit le désir de se détruire, qui se sentent poussés au suicide. Cette dépravation revient chez eux par accès , tou- jours au moment où le funeste dessein se réalise, leurs plexus nerveux avaient pris une disposition morbide; les mouve- ments du cœur, des artères étaient désordonnés, les inspira tions déréglées, la physionomie altérée, ete. | L'attachement de l’homme pour l’homme est un sentiment nature] d’où sortent la bienfaisance, la pitié, la commisé- ration, la charité. Plus vif, ce sentiment engendre l'amitié , le dévouement. Ce lien qui unit tous les hommes peut. se relâcher ; il est des individus que le malheur des autres ne, touche pas, : | L'attraction morale qui pousse les hommes les uns vers les, autres peut se pervertir. Diverses causes la transforment en antipathie, en haine , en jalousie ,.en aversion. Cette-attrac- SRE — tion a subi une dépravation dans les individus qui tentent de nuire à la réputation des autres, de causer des dommages à, leur fortune. Cette dépravation est portée au dernier degré dans ceux qui, par vengeance, conçoivent la criminelle pensée de commettre un homicide. L'homme en société sent s’éveiller en lui un attachement profond, durable pour le pays où il est né, où ila pris l'air et la nourriture qui ont servi au développement de son corps. Cet attachement devient souvent une passion qui cause une maladie grave que l’on nomme nostalgie. L'amour de Ja patrie était passionné quand il a produit ces actes de courage, de bravoure , d’héroïsme qui ennoblissent nos annales. La possession d’une certaine fortune , la faculté de se pro- curer des jouissances, de satisfaire ses goûts ;: ses besoins, sont des souhaits, des vœux que l'on peut avouer, mais qui ne sont des prétentions légitimes que par l’émploi de moyens honnêtes. Ces vœux ont revêtu un autre caractère , ils sont devenus convoitise , la morale publique les condamne, quand. ils conseillent des infidélités, des ruses dans les affaires com- merciales, des tromperies , des fraudes dans les relations des familles. L'amour des richesses est perverti dans l’homme qui se livre à des opérations hasardeuses, qui compromet son hon- neur par des entreprises mal calculées. Cet amour est dé- prayé das l’avare qui thésaurise, dans l'individu qui vole le bien des autres. L'ordre social a fait naître d’autres désirs qui souvent se convertissent en passions. L'envie de mériter l'estime pu-, blique, d'obtenir un rang distingué dans le monde , est fort louable. Mais elle amène l’ambition avec ses agitations, avec tous ses soucis; la perversion de cette passion nous donne. comme, ses produits l’orgueil, la vanité, La dépravation de — M6 — l'ambition nous explique la longue série des évènements, des révolutions, des crimes que nous offre l’histoire. L'homme est sujet à des aspirations, à des sentiments, à des émotions qui naissent en lui spontanément ou qui sont provoquées par des causes extérieures, et que l’on range aussi parmi les passions. Tels sont la joie, la tristesse , la colère , la honte, etc. Tout le monde connait la puissance de la colère sur l’homme, les effets simultanés qu’elle suscite dans les facultés morales et dans l’organisation. Des idées de vengeance s’éveillent, que la volonté ne peut toujours réprimer ; le sang prend un cours désordonné, il se porte avec violence au cerveau, la respira= tion est irrégulière , les yeux, la figure prennent une expres- sion menaçante, le corps tremble, l’homme en colère éprouve une agitation que l’on peut comparer à celle que prodeue un accès de la fièvre la plus violente. Nous avons déjà parlé de ces sentiments de gaieté et de tristesse auxquelles on se sent parfois entraîné et qu’on ne peut contenir ; de ces personnes qui ont des moments , des temps où sans cause réelle, elles deviennent tristes, ennuyées, inbabiles à leurs occupations ordinaires. Chez d’autres on ré- marquera des propulsions morales opposées : une joie immo- dérée que la raison ne dirige plus, et qui amène des éclats d’ua rire fatigant , convulsif. Toutes les passions de l’homme considérées dans la pra- tique de la vie, se présentent sous trois états quand on s’ar- rête à leur degré d'intensité : 4. elles sont modérées ; alors elles provoquent un trouble assez léger dans l’organisation, et l'intelligence parvient toujours à les régler , à les maîtri- ser ; 2.° elles présentent un développement plus prononcé, elles sont violentes, emportées ; alorsle trouble qu’ellessusci- tent dans l’organisation est très-apparent ; toutes les fonctions = Hi — | de la vie ont leur exercice plus ou moins modifié. Dans ces cas l'intelligence a peine à contenir les tendances de la pas- sion, à réprimer les excès qu’elle sollicite. Toutefois l'issue du combat qui s'établit alors entre l'intelligence et les penchants que suggère la passion est ordinairement favorable à la pre- mière ; 3.° il faut reconnaître qu'il est des passions ardentes, impétueuses, qui dominent, maîtrisent la raison, lui font perdre son autorité. Ces passions ont toujours déterminé une perturbation très-prononcée dans l’exercice des fonctions de la vie ; elles ont modifié, altéré l’état normal du cerveau, Par là elles ont rendu cet organe défectueux. L'âme, obligée de se servir de cet instrument pour la manifestation de ses fa- cultés , est privée de son empire naturel , habituel sur les dé- terminations de l’homme. La raison ne reçoit plus la sage di- rection que l’âme lui imprimait. Les désirs , les appétits, les entrainements n’ont plus de frein ; Ils semblent irrésistibles. Ces passions ont usurpé la direction de toutes les actions de l'individu. Nous insistons sur ce point, que la disposition ac- tuelle du cerveau demande à être constatée, lorsque l'on veut juger de la puissance que la volonté peut avoir sur les pas- sions. Les personnes qui ont un cerveau bien conformé, qui jouissent d’une grande intelligence , sont toujours celles qui gouvernent le mieux leurs passions. Les individus dont l’in- telligence est obtuse cèdent facilement aux impulsions des passions : les efforts qu’ils font pour les réprimer sont peu marqués. Les idiots obéissent sans résistance aux envies, aux appétits qui s’éveillent en eux. Cette lutte si constante, si manifeste, si vraie sde l'intelli- gence et des passions a été signalée dans tous les temps. C’est elle que désigne saint Paul, quand il voit la loi de scn corps opposée à la loi de son esprit. C’est elle que comprend l’homo- duplex de Buffon. Elle est dans ces paroles de Bossuet : « Le concours de l’âme et du corps est visible dans les passions. » — 418 — En s’étudiant un peu, chacun de nous peut vérifier l'exis- tence de cette lutte, em avoir la conscience. | Placer dans le cerveau le siége unique des passions , c 'est nier cette sorte de combat entre la raison. et les désirs, les appetits que les passions suscitent. Refuser d'admettre le concours des plexus ganglionaires dans le développement de ces désirs, de, ces appetits, c'est repousser le moyen. de les expliquer, et en même temps de concevoir les effets organi- ques qui se montrent alors sur le cœur , sur les artères, sur l'expression de la figure, sur la Lupin du corps , etc. Nous ajouterons que c’est méconnaître. la dignité de l'âme, oublier son origine, c’est la rendre responsable d'actes qui se rattachent à l’organisation animale de l’homme. | Nous touchons ici à une question bien élevée , bien grave : celle de la liberté morale de l'homme , celle de son libre ar- bitre. Ici se présentent les garanties que l'humanité a le droit de réclamer, les intérêts sacrés de la société qui veu-+ lent être protégés, la nécessité des lois, leur juste sévérité. On comprend facilement que nous ne pouvons en ce mo+ ment traiter un sujet si difficile, si délicat. En terminant nous ferons remarquer que la doctrine dés passions que nous venons d'exposer, peut s'appuyer sur le texte de la Genèse. Au moment de la création, au moment où s’accomplirent les sublimes opérations qui formèrent l’uni- yers, nous voyons l'homme confondu avec les animaux. La Genèse nous dit qu'il fut créé avec eux le sixième jour ; l’homme reçut une organisation matérielle analogue à celle que nous trouvons dans les animaux des classes supérieures. 11 fut comme tous les êtres organisés soumis à l'empire de la loi spéciale, qui dirige , qui règle tous les actes de l’exis- tence de ces êtres. Mais l’homme avait été fait à l’image du Créateur, Une domination sur tous les corps terrestres lui avait été con- — 419 — cédée. La Genèse nous apprend, chapitre IL, verset 7, qu’a- près le septième jour, qu'après la création du ciel et de la terre, Dieu revint à l’homme, et qu'il répandit sur son visage un souffle de vie. C’est de ce moment que nous faisons dater la noblesse de l’homme au milieu de la création : C’est de ce moment que sa prééminence éclate sur le globe terrestre. Alors il se montre un être privilégié, il reçoit une destinée. Le souffle divin l’a mis en communication avec son créateur. Ce souffle lui donne l'intelligence. Cet homme nouveau connaît un passé et un avenir ; il a le sentiment d’une conscience, il sait distinguer le bien et le mal, il peut vivre en société, se mettre par la parole en rapport avec ses semblables, établir des lois, en re- connaître l'autorité, etc. Nous distinguerons dans l’homme deux existences ; 4.° l'existence animale qui avait été son premier état ; 2.° l’exis- tence spirituelle qu’il reçut plus tard par le souffle du créa- teur. Dans le premier, l’homme se présente avec son organi- sation animale , et les appétits, les besoins, les passions qui naissent du jeu de ses diverses parties. Dans le second il ap- paraît avec cette intelligence qui a su découvrir les lois de la création, calculer les mouvements des corps sidéraux , trou- ver les affinités moléculaires des matières minérales, pénétrer quelques-uns des secrets de la vie des êtres organisés, en per- fectionner plusieurs espèces, les rendre plus propres à son service , créer des industries, opérer les merveilles que nous offre la civilisation, etc. at Mu di ad on ét 1e ip dinaenaa dr HOT ut ve 1 101 A -orteuris s'Univib offtuos 4 : à rotron Érns < toi oiuoz 9 [ FTIOTIT ob dr tas Mhontisaies ot AE LU giant. +4 , bigison u9) ati sumquir, tour 44108 ons Er er our Mer ch à Pre dE 339 i nE sub: bles “sole & ; al sunaqoongtà divu Hiprelinis ro mt sos of ar bac net ci ie Vi2 Ait ri “ne #l pdt à 4 gs D ANA iE »10ù, D agen x PAPE Sp Lalla ariohsght ls 238 LE BRUIT, Vers lus à l'Académie, Dans sa Séance du 11 Décembre 18659, Par M. E. YVERT. Qu'un paisible rimeur célèbre à demi voix Le calme des jardins , le silence des bois ; Que bien loin des cités, couché sur la verdure, D'un limpide raisseau , savourant le murmure, Il se plaise à l'accent de ce ténor léger Qui, chantant ses amours, sur lui vient voltiger : Je n’y contredis pas : tout homme, dans sa sphère, Est en droit de goûter le plaisir qu’il préfère. Chacun prône ici-bas l'attrait qui le séduit ; L'un exalte la paix; moi je vante le bruit. N’allez pas supposer qu’ici je préconise Le bruit qui nous effraie ou qui nous tympanise. Si, pour moi, le tonnerre a parfois des appas, Ce n’est qu’autant qu’il gronde et qu’il ne tombe pas ; Et si du fier canon, j’admire aussi la foudre, C’est quand, signal de fête, il n’est chargé qu’à poudre. Loin da bruit que soulève un débat scandaleux, Je fuis l'accent criard d’un plaideur venimeux, — 422 — J'évite avec grand soin, et les tristes merveilles De ces gosiers aigus , fléaux de mes oreilles, Et tous ces instruments dont les facheux écarts, Mieux que la basse-cour, produisent des canards. Mais lorsque de Berryer la parole éclatante Suspend tout une foule à sa lèvre éloquente; Lorsqu’Alboni, Favel, Ugalde ou Tedesco, De l'Opéra français font retentir l'écho ; Quand Servais et Vieuxtemps, par leurs accords sublimes , Enlèvent du public les bravos unanimes ; Quand l'orgue, simulant la grande voix des Cieux, Fait rouler dans la nef ses flots mélodieux ; _ Par Lacoste conduit, lorsqu'un orchestre immense D'un art prestigieux révèle la puissance ; Quand sachant émouvoir et nos sens et nos cœurs, Rachel fait éclater ses tragiques douleurs ; Lorsqu’Alceste , inspiré par le divin Molière, D'un cœur franc et loyal fait tonner la colère, J'écoute avec bonheur, et savoure , en ce cas, Du génie admiré l’admirable fracas. Le bruit! n’est-ce pas lui qui sait, par sa présence, De tout être animé signaler l’existence ?.… Du sein d’un nouveau né ce petit cri qui sort, Au début de la vie est son premier effort ; De sa venue au monde il est l’heureux indice ; Doux gage d'espérance et source de délice, Dans le sein de la mère il éteint la douleur, Et la fait tressaillir d'amour et de bonheur; Fille, elle était charmante, et femme, voyez comme Elle est joyeuse et fière : elle a produit un homme !.…. — 425 — Dans le séjour tranquille où le sort m’a conduit, De Paris quelquefois je regrette le bruit. Au risque d'accidents et de mésaventures, J'aimais, quoique piéton, son enfer de voitures. Ce tintamarre affreux , ce choc du bois, du fer, R oulant sur un pavé d’où jaillissait l'éclair, Me plaisaient, me charmaient par l’incessant tapage De cette activité dont ils étaient l'image, Par les vivants tableaux , les mille expressions Des ardeurs du désir , du feu des passions. — Subtilement conduits dans leur rapide course, Ces légers tilburys s’élançant vers la Bourse Me faisaient deviner plus d’un chanceux carnet Que la perte ou le gain attendent au parquet ; Dans ces jolis coupés de fringantes coquettes Couraient chez Gagelin s’exposer aux emplettes ” Dont l’inutilité, le formidable prix, Seront, dans tous les temps, la terreur des maris. Deux amants, quoique époux, dans une citadine, Couple provincial, se rendaient où l’on dine, Afin de se trouver au lever du rideau Qui devait leur offrir un opéra nouveau ; Tandis qu’un fiacre obscur , fuyant de la cohue Et les flots curieux et l’indiscrète vue, Baissant son double store, au gré d’un soin prudent, Glissait d’un pas furtif sur le sourd Mac Adam. Parlerai-je des cris de ce menu commerce Dont la voix, à Paris, sur tous les tons s'exerce, Et qui court acheter les anciens oripeaux Et tous les vieux habits des courtisans nouveaux ?.… Quoiqu’on en ait médit, cet horrible vacarme, 29. — 428 — Mais j'ai trop fatigué la bonté qui m’écoute, Etcrois l'entendre dire, avec raïson , sans doute, Qu’en exaltant le bruit, mes vers , privés d’appas, Ont célébré l'effet qu’ils ne produiront pas. LE SILENCE, VERS: LUS A L'ACADÉMIE,. DANS SA SÉANCE DU 44 Mar 1853, Par M. E. YVERT. Puis-je, sans être ici taxé d’inconséquence, Ayant vanté le bruit, célébrer le silence, Et changeant à la fois et de culte et de ton; Me mettre avec moi-même en contradiction ?.. J'entends déjà tomber sur ma rime étourdie Un blame d’inconstance et de palinodie ; Mais j'y suis peu sensible, et j'en prends mon parti. Eh! qui donc, ici bas, ne s’est pas démenti; Qui donc, type admiré de stoïcisme insigne, N'a jamais, plus ou moins, dévié de sa ligne ?.… Cet amoureux ardent qui jure, en $es discours, A l’objet adoré d’éternelles amours; Ce tendre époux qui doit, au gré d’une âme éprise,. À sa douce moitié garder la foi promise; Ce commis qui, fidèle à ses appointements, : Pour conserver sa place, a prêté dix serments ; Ce vénal écrivain, dont la prose ou les rimes Ont chanté tour à tour nos différents régimes ;. — 426 — Circonspect , et vivant religieusement Dans une sainte peur de l’avertissement, Sans déplorer le sort du triste journalisme, Sans penser à venger ke parlementarisme, Sur eux, nous laisserons monsieur de Cassagnae S’escrimer tous les jours ef ab hoc et ab hâc, Les immoler enfin, dans sa prose sonore, Ni plus ni moins vraiment, que s'ils vivaient encore. Mais nous pourrons , du moins, diviniser le bruit D'un instrument qui plaît et d’un chant qui ravit; Nous pourrons exalter le pouvoir sympatique Que, sur nous et chez nous, exerce la musique, Cette reine des cœurs , qui soumet à ses lois Le riche et l’indigent, les bergers et les rois ; Qui , suave à goûter et facile à comprendre, Touche, attire, retient tout ce qui peut entendre. — Près du musicien, le poète, parfois; Ose timidement faire entendre sa voix, Mais charmant la beauté, qui cède à son empire, La trompette aujourd’hui l'emporte sur la lyre… Au rhythme harmonieux , à la douceur des vers, On préfère, à présent, le grand bruit des grands airs, Le tam-tam, aux accords d’une muse divine, Et les cuivres de Sax à l'or de Lamartine. C’est le bruit qui, parlant par la voix du clairon, En héros, quelquefois, convertit un poltron ; Et qui , sur nos soldats, exerçant sa magie, Par le son du tambour soutient leur énergie. Vive, vive le bruit ! je le répète encor ; De l'audace , en tous lieux, il seconde l’essor, — 4927 — Et donnant la victoire en amour comme en guerre, C’est en frappant les cieux, qu’il subjugue la terre. Par un autrebienfait, n’est-ce pas encor lui Qui du malheureux sourd vient alléger l’ennui, Et fait cesser parfois cet abandon funeste, Dans lequel , trop souvent , le pauvre infirme reste ? Sous l'épaisseur de l’ombre où sont plongés ses yeux, Si l’aveugle est privé de la splendeur des cieux : S’il ne peut admirer la vivante peinture Des tableaux enchanteurs qu’étale la Nature, Il écoute, il répond, et son esprit encor, Dans de gais entretiens prenant un vif essor, Sait rendre sa parole enjouée, incisive, Et suppléer au sens dont le destin le prive ; Le toucher, l’odorat , et l’ouïe et le goût, Alors qu’il ne voit rien, lui font deviner tout. Mais, hélas ! sans le bruit, bienheureuse merveille Qui vient, de temps en temps , réjouir son oreille, Sans ces cris enfantins dont le joyeux élan Stimule d’un aïeul le paresseux tympan ; Sans ces bruyantstransports de plaisir, de tendresse, Grace auxquels un bambin rajeunit la vieillesse ; Sans les accents amis que, vigoureux et bons, D'accord avec le cœur font vibrer les poumons, La surdité morose et morne et désolée, Au milieu des humains, se trouvant isolée, Verrait s'unir contre elle, au gré d’un triste sort , Les tourments de la vie aux ennuis de la mort. — 1924 — Pour moi, je le répète , était rempli de charme. — Qu'un chien vienne à japper, qu’un chat miaule ici, Je me sens torturé par un affreux souci, Et veille aussi longtemps que la bête importune Se plaint au réverbère ou s'attaque à la lune. — À Paris, au contraire, où j’entrais dans mon lit, En couche-tôt modèle : une heure après minuit; Logé dans un quartier où, cherchant leurs passages, S’élançaient chaque soir des milliers d’équipages, À peine mon madras touchait-il l’oreiller, Qu’aussitôt vos regards m’auraient vu sommeiller. Et de même qu’un chant, par sa monotonie, De quelqu'enfant pleurard sait vaincre l’insomnie, De même le fracas des chars et des chevaux De Morphée, sans retard, me versait les pavots. A Paris, cependant , je dois quelques reproches : Autant qu'ailleurs, chez lui, l’on n’entend pas les cloches, Car leur sonore accent, vainement excité, Meurt sous les mille voix de la grande cité. D'un lugubre drap noir si, par hasard, tendue, Quelque maison en deuil vient offusquer la vue ; Si, parmi tant d'objets qui captent le regard, Surgit mal à propos un facheux corbillard, Paris jamais, du moins , n’entend ces glas funèbres, Tristes révélateurs des épaisses ténèbres, De l’éternelle nuit qui couvrira les yeux Les plus beaux , les plus chers et les plus radieux. Dans ce brillant Paris, d'où le destin m’évince, Meurt-on?.. Ohnon jamais; c’est bon pour la province, Où grace à nos langneurs, il demeure avéré Que, de son vivant même, on se trouve enterré. — 4925 — Vive, vive le bruit! c'est lui qui nous révèle L'ébouriffant succès de la pièce nouvelle ; La vogue du roman récemment enfanté, La mousse de l'esprit, l'éclat de la beauté! Le bruit! n’est-ce pas lui qui préside à nos fêtes ; Qui fait sonner bien haut nos progrès, nos conquêtes, Qui trouvant le génie en quelque coin obscur, Devient son porte-voix, son appui le plus sûr ? S’ilest dans les bravos qui couvrent un chef-d'œuvre, Il fait aussi, parfois, vengeresse couleuvre, Tomber sous le sifflet quelque drame importun Qui brave insolemment les lois du sens commun. Si, trop souvent, il manque au talent qui s’ignore, A ces saintes vertus que le Ciel seul honore, Et qu’un voile modeste enveloppe si bien, Que ne le voyant pas, le Monde n’en dit rien; En revanche, on l'entend, écho de la justice, A l'intrigue , au parjure , infliger un supplice, Les vouer au mépris, et nous faire raison Des vanités d’un sot et de l'or d’un fripon. Quel que soit le triomphe auquel son cœur aspire, L'homme, par le bruit seul , parvient à se produire : Prédicateur en chaire, avocat au barreau, Il confond les enfers , il trompe le bourreau, Alors que par l'effet d’une double conquête, Il sait gagner une âme et sauver une tête! Il fat un bruit chez nous , bruit magnifique et fort, Qui remuait la France et le Monde : ilest mort. La tribune, autrefois, parmi nous fut célèbre !.… Mais n’entreprenons pas son oraison funèbre. 207 — 450 — L'indigne gentilhomme, oublieux de son nom, Qui par la félonie a sali son blason ; L'intriguant, le flatteur qui se métamorphose, ‘Pour rester, devenir ou palper quelque chose ; Et tant de gens enfin de tous rangs, tous états, En tout temps, en tous lieux, en tout genre apostats, Parmi lesquels souvent plus d'un menteur apôtre A parlé dans un sens, pour agir dans un autre; Tant d'exemples frappants, j'en fais ici l’aveu, Dans mon projet nouveau m’encouragent un peu. Ma fantaisie au fond, le fait est bien notoire, Ne se contredit pas autant qu’on peut le croire. De mes vers sur le Bruit, je n’ai jamais pensé Que le Silence ait dû se tenir offensé ; L’effet que j'ai chanté, loin de lui faire insulte Est dans le mouvement, et non dans le tumulte; Le Silence et le Bruit sont frères, car c’est l’un Qui toujours donne à l’autre un charme peu commun. De cette vérité, voulez-vous un exemple ?.. Du roi de la nature abordons quelque temple, Quand s'inspirant de Dieu, la voix de Ravignan Va prendre, dans la chaire, un magnifique élan; S'il nous faut renoncer au bruit d’une tribune, Par le bon temps qui court jugée inopportune, Pénétrez avec moi dans ce cirque où les arts, Délectent nostesprits, captivent nos regards, Et nous font admirer la grace et l'harmonie S'exprimant, en beaux vers, par l'accent du génie, Par les accords touchants de l'orchestre immortel De Norma, de Freischutz, de Mecthal , de Rachel; — 451 — Un cri va s’élancer de l'auditoire immense; Ce cri, c'est plus qu’un vœu, c’est un ordre! Silence! Et la foule, soudain, voit, dans ses rangs épais, Succéder aux clameurs le mutisme, la paix; Et vous pouvez entendre, à moins qu’on ne se mouche, Le trot d’une souris, ou le vol d’une mouche. Quand le juge sommeille, en dépit de l'éclat Qu’au barreau fait bruire un verbeux avocat, L’huissier s’apercevant de cette somnolence, Tourné vers le public, crie aussitôt : Silence! Et réveille Thémis qui dormait d’autant mieux, Qu’elle a, même au grand jour , un bandeau sur les yeux. Silence , c’est le mot que souvent je répète, Mais vainement , hélas! quand tambour et trompette Produisent le fracas terrible , triomphant, Que fait auprès de moi quelque marmot d’enfant ; Ou quand les dominos dont parfois il se risque A former sous mes yeux un fragile obélisque, Très-mal équilibrés, tombent sur l’acajou, Et font, en s’écroulant, un bruit à rendre fou. Victime en plus d'une autre et fâcheuse occurrence, Que de fois j'ai tout bas invoqué le silence ; Et combien à mes yeux son mérite a de prix, Lorsque par un bavard je me vois entrepris ; Quand il me faut subir ou les vers ou la prose D'un rimeur langoureux ou d’un pédant morose; Lorsque, dans un salon, expiant mes défauts, J'éprouve le tourment d'entendre chanter faux, — 436 — Elle laissait défendre un reste d'existence, Et gardant sa grandeur, en gardant le Silence, On la voyait fidèle au Dieu qu'elle imita, Sans pousser un seul cri, monter au Golgotha. Mais, écartant de nous ces sinistres images, Loin d'elles, au Silence, adressons nos hommages: Puni d’avoir chez nous trop oublié ses lois, Plus d'un parleur célèbre est aujourd’hui sans voix, Et si je m'en réfère au décret de l'Empire, C’est pour avoir trop dit, qu'il ne peut plus rien dire. Interprète du cœur et de ses passions, Le plus profond silence a mille expressions ; Secouru par les yeux, aidé par le visage, Il est plus éloquent que le plus beau langage, Et, bien mieux que la voix, fait parler, {our à tour, Le plaisir, la souffrance, et la haine et l'amour. Un regard, un coup-d'œil ne font-ils pas comprendre Ce que parfois la bouche hésite à faire entendre ?.. Qui ne dit mot consent : cet axiôme heureux N'est-il pas quelquefois favorable à nos vœux, Et d'un mot attendu l'impitoyable absence N’a-t-elle pas soavent trompé notre espérance ?.… Dans le Silence donc, sachons nous renfermer, Puisque ne disant rien, il sait tout exprimer. Mais il est temps, lecteurs, d'appliquer mon système A qui vous parle trop, c'est-à-dire à moi-même; \ répondent. Au lieu de pitié, il ne trouve dans tous les regards que du mépris. LaMARTINE, — 457 — Il est temps qu'à mon tour j'évite le travers De plus d'un importun qu'ont fustigé mes vers. Du dieu que j'ai chanté j'aborde enfin le temple, Et devenant muet, je vais prêcher d'exemple. Amiens. — Imp. de Duva et Heruexr, place Périgord, 3. — 454 — Ne fais pas retentir aux oreilles d’autrui La plainte que t’arrache un douloureux ennui; Ne gémis qu’en secret, ne pleure qu’en silence , Et garde pour toi seol le poids de ta souffrance. L'amour en ses chagrins, semblable au mal de dents, Ne rencontre partout que des indifférents. En vain à la pitié le verrions-nous prétendre, Le cœur qui n'aime pas ne saurait le comprendre, Et celui qui palpite en un tendre lien, N'a que juste le temps de s'occuper du sien. L'amour , sachons-le bien , qu'il soit joyeux ou triste, De tous les sentiments est le plus égoïste. Et vous, pauvres maris, dont un cruel affront Vient ulcérer le cœur et fait rougir le front, Loin d’ébruiter le fait, dans un profond silence, Sachez patiemment dévorer votre offense. Renoncez au duel , il vous serait fatal ; Pas de procès, non plus, car un malin journal Irait alimenter de frivoles lectures Par le fâcheux récit de vos mésaventures. Vainqueurs , n'importe à quoi, demeurez convaincus Qu’aux regards du public vous resteriez vaincus, Et joindriez enfin, tombant sous sa férule, Au fardeau d’un malheur le poids d’un ridicule. L’affreuse calômnie est un subtil poison, Dont il reste toujours quelque chose, dit-on. Conjurer ce malheur serait fort difficile, S'il était provoqué par d’autres qu’un Basile: Mais j'en crois Beaumarchais, un imposteur si bas, — 495 — Peut dire ce qu’il veut: on ne le croira pas. Et rien ne peut rester, en pareille occurence, Qu'un peu plus de mépris pour sa lâche impudence. Taisez-vous donc, Ô vous, vous, homme intègre et pur, Sur qui bave à nos yeux quelque reptile obscur; Loin que jamais son fiel vous trouble ou vous dérange, Laissez-le s’agiter, se tordre dans sa fange ; Lancer contre l'honneur des lazzis rebattus, Et se briser les dents sur l'acier des vertus. Ce qu'il craint, ce n’est pas une amère réponse, Un reproche énergique, une verte semonce; Il serait trop heureux que votre probité, Donnant prise nouvelle à sa malignité, Par quelque pugilat, sur une arène immonde, Daignât alimenter son ignoble faconde. Taisez-vous, croyez-moi, n’opposez à ses cris Qu'un calme imperturbable, un désolant mépris; N’opposez, en un mot, aux traits de l’insolence, Que ce qui sait le mieux la punir: le Silence. Quand l’exécrable Hermann (1), moins juge que bourreau, Dévouait l’innocence au tranchant du couteau, Loin de lui disputer sa sanglante conquête, La vertu songeait-elle à préserver sa tête ?.… Aux faibles qui, tremblant devant l’horrible acier, S’affirmaient criminels pour se justifier (2), (1) Hermann, président du tribunal révolutionnaire, en 1793. (2) Boileau seul, protestant contre l'arrêt qui le confond avec les Girondins; lance son chapeau en l'air et s’écrie: « Je suis innocent ! je suis Jacobin! je suis Montagnard! » Les sarcasmes de l'auditoire lui — 482 — Ou que , touché sans goût, sans âme, sans mesure, Un fatal instrument me met à la torture. s Ab! lorsqu'un tel supplice ést enduré par moi, Silence , je l'appelle et j'adore ta loi, Et loin de t’affronter par des airs de bravoure, Je voudrais t’imposer à tout ce qui m’entoure. | i 1611 D'un adroit diplomate , ou d'un grand érudit, La gravité muette est soavent tout l'esprit. Avant de dire un mot, de faire.une harangue, Le sage , avec raison , {tourne sept. fois sa langue, Et n’élève la voix, en présence d'autrui, Que lorsqu'il est au moins, sept fois bien. sûr de lui. Sept fois bien convaincu , quand son accent résonne, , Qu'habile à plaire à tous, il n’ennuîra personne... Il est, dans ce bas monde, où l’on parle à plaisir, Certaine occasion qu’il faut savoir saisir , Dont chacun peut tirer un profit salutaire. — Laquelle, dira-t-on ? — C'est celle de nous taire. Tout homme de bon sens habile à l’attraper, Jamais , soyez en sûr , ne la laisse échapper. Le bavard, l’indiscret courent mauvaise chance, On a tout à gagner en gardant le silence, En n’aventurant pas ces dangereux propos Qui des honnêtes gens vont troubler lé répos, Et parfois compromettre , en aigrissant leur âme, La dignité d’un homme , ou l'honneur d'une femme, Peut-être, vous trouvant taciturne, muet, Quelqu'un dira de vous : C’est un pauvre sujet. Que vous importe , au fond, si, narguant la malice, — 435 — Par un mot bien placé , vous en faites justice. Ne vaut-il pas bien mieux, lorsqu'on est observé, Passer pour froid , craintif, timide, réservé , Que d'accepter ce ton qui, faussement capable, Fait, de tout grand parleur , un être insupportable ? L'homme d’esprit jamais n’impose ses discours , Il parle rarement , le sot parle toujours, Et se plaît d'autant plus à sa lourde faconde, Que s’admirant tout seul , il assomme son monde. O vous tous, parvenus, agioteurs heureux, Dont le faste insolent vient offusquer nos yeux ; Courtisans éternels dont , soit dit sans injure, La fortune et le rang sont le prix du parjure ; Vous tous que le destin , aidé par le tailleur, Daigna favoriser d’un bel extérieur , Mais dont l'esprit absent, ou qui du moins se cache, N'a jamais dépassé la barbe ou la moustache, Croyez en mon conseil , ne parlez que bien bas, Et faites mieux encor, Messieurs, ne parlez pas. Elus du Dieu charmant qu’on adore à Cythère, Savourez vos plaisirs à l'ombre du mystère; Et surtout n'allez point, au gré d’un fol accès, Triomphateurs bavards , raconter vos succès. Le soldat qu’ennoblit le laurier de la gloire, Au grand jour et partout peut chanter sa victoire ; De myrtes couronné , l'amant, croyez-moi bien, N'a droit à son bonheur , qu’autant qu’il n’en dit rien, Et toi pâle amoureux que repousse une belle Qui, pour quelque rival, sans doute est moins cruelle, 12 CAEN 1 5 à , + ! Ù hs Mag Ton 9! | so Btoñs shoot Li ét tn . ONE ua ssipté OS Ant sure pi as nee MÉMOIRES DE L’ACADEMIE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. DEUXIÈME SEMESTRE. — 1852-1853. jsui À F0 en: AS AUX w jé (as dl SUR LA NÉCESSITÉ PROTÉGER EN FRANCE L'INDUSTRIE DES FILS ET DES TISSUS. Mémoire présenté à l'Académie da ubeses Pan M. MATHIEU ; Dans Ja Séance du 26 Novembre 1853. AVANT-PROPOS. —_—_— Une main bienveillante nous a fait remettre un mé- moire signé par plusieurs filateurs , tisseurs , imprimeurs sur étoffes, dont le but est de s'opposer au projet de baisser les droits sur les fils étrangers. Déjà l'association pour la défense du travail national avait agi dans le même sens; elle avait démontré que l’auteur du projet s'était trompé dans ses évaluations ; ce qui n’empêche pas ce- lui-ci de dire que ses calculs n’ont pas été contestés. De la polémique relative à ce sujet, nous ne connaissons que le mémoire dont nous venons de parler, et qui nous ap- prend l'existence des autres écrits. Depuis l'apparition de ces écrits, les journaux on 30.* = Nÿ — publié plusieurs lettres signées par des tisseurs français , qui demandent la baisse des droits sur les fils étrangers, afin de pouvoir vendre leurs tissus moins cher. Enfin, dans une brochure que vous nous avez remise avant votre séance publique, se trouve un rapport à la société centrale d’agriculture de la Seine-Inférieure, con tenant la réfutation d’un discours prononcé par M. le président de la Chambre de Commerce du Hâvre, qui accuse d’égoïsme , de préjugés et d'ignorance, les parti- sans du système protecteur , et qui présente la protec- tion comme exercée au profit du riche et aux dépens du pauvre. Nos adversaires , dit M. le rapporteur, ont donné sur toute la ligne le signal du combat. Ce combat n’est pas près de finir ; derrière les batte- ries que l'on met en avant, nous en voyons beaucoup d’autres, et la luite entre Rouen et le Hâvre n'est ici qu'un épisode. De la persistance de l'attaque résulte incessamment la nécessité de se défendre ; et cela nous conduit au sujet sur lequel nous avons dessein d'appeler votre attention. MESSIEURS, Si toutes les industries doivent être protégées en raison de leur importance, comme nous avons eu plus d’une fois l’oc- casion de le prouver , l’industrie des fils et des tissus possède en France des droits incontestables à la protection qui la fait vivre ; et telle est l'évidence d’une semblable proposition, qu'il semblerait superflu de vouloir la démontrer. Malgré cette évidence cependant , on ne craint pas de blâmer la protec- tion dont il s’agit ; on veut la rendre moins efficace ; et l’on propose de modifier en ce sens la législation qui la concerne. Attaquée dans son existence, l’industrie des fils et des tissus a démontré d'une manière victorieuse que les changements proposés lui seraient funestes , et qu'ils réduiraient au dé- sespoir les nombreux ouvriers auxquels son activité fournit du travail et du pain. — kkk — Mais la force des raisons qu’elle donne ne détruit pas tou- jours un certain préjugé ; on s’imagine qu’une industrie qui se défend ne met en jeu que son propre intérêt , et que la na- tion dont elle fait partie pourrait bien en avoir un autre. Notre intention n’est donc pas de répéter ici les excellents motifs que l’industrie des fils et des tissus a fait valoir pour se défendre ; nous croyons qu'il est plus facile de les passer sous silence, comme plusieurs de ses ennemis ont coutume de le faire, que d'entreprendre de les réfuter. Nous voulons seu- lement faire observer que l'importance de son action est assez grande, pour qu'il soit de l'intérêt de la nation tout entière de la protéger d’une manière efficace ; de repousser avec une infatigable énergie toutes les attaques, générales ou partielles, directes ou indirectes, que la mauvaise économie ne cessera jamais de lui donner; et d'éviter ainsi les tristes conséquences où sa ruine nous conduirait. En résumé, la cause de cette industrie est, en France, la cause de tous ; tel est le sujet sur lequel notre amour du pays, et la connaissance que nous avons de votre patriotisme éclairé, nous He en ce Mo- ment à vous dire quelques mots. 1! J6$ 1€ La valeur des choses, vous le savez, consiste dans leur degré d'influence sur la vie ; et rien n'exerce sur la vie na- tionale une plus grande influence:, que le gain obtenulpar le commerce extérieur, que la mise du sol en plus grande valeur, que la permanence et le développement d’un travail bien dirigé; trois conditions, dont la cause la plus impor- tante , chez nous, est la prospérité: de FRERE des sh et des tissus. Le gain du commerce extérieur en-effet dépoil principa- Jement de l'importance de nos ventes ; et, si nous jetons un rapide coup-d’œil sur nos exportations, nous verrons que:la plus forte part en. est, fournie par l'industrie des- ne etdes tissus. | wb — 445 — En 4881 , l'exportation du commerce spécial donne pour les tissus de soie . . . . 20% millions 500 mille fr. » les tissus de coton. . . . 165 » 300 » » les tissus de laine. . . . 432 » 200 » » lestissus delinet dechanvre 28 » 600 » » lelingeet leshabillements . 25 » 800 » » les fils de coton et de laine. 40 » 400 » AM Modes PROMESSE 00 y» les fils de lin et de chanvre. © 41 Oo» »»» » » les tissus de poils. . +: . » » 600 » Total. . ..., 574 » 900,» ñ D LE Et comme, pour cette même année 1851, l'exportation to- tale du commerce spécial s'élève à la somme considérable de douze cent trente-huit millions cinq cent mille francs, it s'ensuit que la part de l’industrie des fils et des tissus, dans cette exportation, est d'environ quarante-six pour cent. Cette part, toute importante qu’elle est, ne doit pas sem- bler extraordinaire ; car, si noustexaminons toutes célles qui ont été constatées par l'administration des douanes pendant vingt-cinq ans, du 51 décembre 1825 au 31 décembre 1850, nous voyons qu’elles ont souvent approché, quelquefois at- teint, quelquefois même dépassé , la moitié du montant total de nos exportations. Sans vouloir diminuer en rien l'intérêt que l’on doit pren- dre’aux autrés branches du travail national, nous remarquons seulement qu’il n’en est aucune en possession d'exercer sur notre commerce extérieur une aussi grande influence. : Nous savons bien cependant que les chiffres que nous ve- nons d'indiquer peuvent donner lieu! à dimphriantés modi- fications. Les valeurs que nous avons citées sont ces valeurs officielles: et ce sont celles qui conviennent le mieux, quand on veut — 446 — comparer entre.eux les résultats obtenus pendant,un grand nombre d'années ; mais, si l’on voulait prendre pour bases les valeurs rl. en même temps que l’on constaterait une augmentation sur les tissus de soie , les habillements et les fils de Jin, on apercevrait une diminution sur presque tous les autres articles, et notamment sur les tissus de coton, qui présentent , entre les deux genres de valeurs, une diffé- rence considérable. Au lieu d’être au second rang pour l'im- portance des produits exportés en 1831., Pindustrie du coton viendrait se placer au troisième, après celle des tissus de laine. Nous faisons observer en outre que, dans cette exportation des fils et des tissus, se trouvent compris les envois pour l’Al- gérie; et les tableaux des douanes ne disent pas dans quelle proportion les objets destinés à notre armée d'Afrique, et qui doivent être payés par le Trésor, ont pu contribuer à former le total indiqué, Il est évident qu’une exportation de ce genre ne devrait pas être confondue avec lesautres, au moins sans une annotation. Quoiqu'il en soit, malgré tous les changements que pour-: rajent apporter au total de l'exportation des fils et des tissus, la, destination des objets pour l'Algérie et la différence entre les prix, réels et les prix officiels , ces changements n’empêchent pas cette exportation d’être la plus: considé- rable de toutes , et d'exercer par conséquent, sur le gain de notre commerce extérieur, la plus grande influence. Toutes les importations qui s’y rattachent ne l’ont pas fait non plus descendre de son rang. Pendant l’année 1851, le commerce spécial , relatif aux fils et aux tissus , a fait venir du dehors : - Pour 105 millions 700 mille francs de coton. » 92 » 700 » » » soie. men » 196 » 400 — 447 — Report 196 millions 400 mille francs. Pour 54 y» 700 » » de laine. » 419 » 500 » » _» lin. ». 40 » 900 » » » poils. » 1 » 600 » » » chanvre. Total 262 millions 900 mille francs. Il a fait entrer en outre : Pour 41 millions 200 mille fr. de tissus de lin et dechanvre. » k4 » 900 » » » » soie. » 3 » 800 » » de fils de lin et de chanvre. ». 4 » 500 » » » » poils de chèvre. mp bc 000 ,» ,» » » coton. Total 21 millions 900 mille francs. EE Si nous ajoutions aux articles déjà cités plusieurs produits textiles sortis à l’état brut, les matières colorantes achetées ou vendues, et si nous comparions les entrées aux sorties, nous verrions que notre industrie des fils et des tissus a pu contribuer au gain de la France, dans le commerce extérieur, en 1851 , pour une somme d'environ 500 millions d’après les prix officiels, et d'environ deux cent vingt millions d’après les prix actuels. Sur le gain du commerce extérieur , pas de cause plus puissante en France que l’industrie des fils et des tissus. Quelques théoriciens, il est vrai, prétendent que ce gain. est une chimère; et qu’il faut, pour en admettre l'existence, rétrograder jusqu’à l’ancien système de la balance du com- merce. Remarquons d’abord que, parmi les mots dont on a le plus souvent abusé de nos jours, se trouvent les deux verbes : avancer et reculer. On les emploie presque toujours sans in- diquer le sens du mouvement ; de manière que l'opinion qui — 448 — se proclame la plus avancée peut l'être effectivement dans le chemin de l'erreur. ALU Au nombre des causes les plus puissantes qui'ônt Hans l'essor à toutes nos industries, nous voyons ‘des mesures de Colbert, de l’Assemblée cônstituanté} de Napoléon, de la Restauration. Avait-on, quand on les a prises, MSA HaR fe rétrograder ? —— Ce qui faisait avancer la France deveit cestainement avoir dés advérsaires. ce FE go On a si vivement attaqué la balance du commerce; on l’a tant de fois appelée système absurde ; on s’en est tellement moqué; que des esprits éminents n'osaient prendre sa dé- fense qu’en employant beaucoup de précautions , ‘afin d’é- chapper au ridicule que l’on craint encore aujourd’hui. , , Sans nul doute, la balance réelle des opérations-avec l’é- tranger n’est pas seulement celle des marchandises , comme on l’à cru peut-être autrefois; mais celle-ci néanmoins est lun des principaux éléments dont se compose la première, résultat de toutes les relations internationales, considérées dans leur ensemble. Que l’on nie, tant que l'on voudra, l'existence de cette balance réelle; que l'on prétende qu'ane nation ne peut jamais, ni perdre, ni gagner ; il n'entre pas dans notre plan de discuter ici tout ce que l’on entasse à l’ap-' pui de ce ruineux système ; èt nous devons, pour le moment, nous contenter de répondre : elle existe. | Oui, Messieurs , elle existe; pour nous, ce n’est prisé une question; c’est l'évidence; et ce qui contribue le plus en France à la rendre favorable, c'est le commerce ét l’indus- trie des fils et des tissus, Que deviendrait cette balance , si l'on: démolissait successivement le système de protection qui fait vivre cette industrie, et si la part qu’elle prend à nos exportations venait à disparaître ? La position bientôt se- rait intolérable; puisque, même avec le ‘secours dont nous — 449 — pärlons, nous avons perdu l'avantage pendant plusieurs an- nées. Au lieu de nous voir descendre alors, comme nous le faisions à cette époque , on ne tarderait pas à nous voir tomber. Nous n'avons pas, comme les Américains et les Russes, une agriculture qui s'exerce sur une immense éten- due de-terrain , et qui peut exporter chaque année , sans nul inconvénient , une partie considérable de sa récolté; lindus- trie'des fils et des tissus une fois anéantie , l’avantage de la bälance pour nous est perdue sans retour. : | -* En contribuant puissamment à rendre cette balance favo- rable, l’industrie des fils et des tissus vient en aide à toutes les industries, ses sœurs; elle augmente la masse des capi- taux possédés ; elle la fait arriver au cœur , ét dans toutes les veines du corps politique; et favorise, par conséquent, cette seconde condition de la vie nationale, la mise du sol en plus grande valeur. ‘Sous ce rapport, nous l’avons dit, le problème consiste à retirer de l’intérieur du sol, par les mines ; de la surface, par l’agriculture ; et des matières premières, par l’industrie, au-delà de ce qu’exigent les besoins de la! population exis- tante, attendu les chances de mauvaise récolte, et la marche ascendante de cette population chez un peuple bien gouverné. Sidonc par le moyen d’un travail bien dirigé, vous parvenez à faire sortir d’un kilomètre carré de terrain, par exemple, ce qu'il faut pour nourrir et pour vêtir un nombre d'individus supérieur à celui qu'il faisait vivre auparavant ; il est certain que vous avez mis ce kilomètre en plus grande valeur ; car la valeur, pour nous, consiste dans le ne d'isfiuêrcé sur la vie. Mais, pour mettre ainsi le sol en plus grande valeur, comme pour faire des navires et des expéditions de tout genre, il faut des capitaux; non pas des capitaux empruntés, mais des capitaux possédés, conquis par un travail honnête, par — 450 — le développement progressif d'une intelligente industrie. Or, nous venons de voir que la balance avantageuse des relations extérieures n’amenait pas seulement la présence des capitaux, mais, ce qui est bien différent , et ce qu’il faut toujours dis- tinguer avec soin, qu’elle en favorisait la possession. De son côté, la mise du sol en plus grande valeur, par la production et l'élaboration des matières indigènes, réagit sur les relations extérieures, et contribue puissamment à les rendre favorables ; de manière que ces deux grands ressorts de la vie nationale agissent l’un sur l’autre; et que la néces- sité de les diriger, comme il convient, est l’un des devoirs les plus rigoureux du gouvernement qui forme la tête du corps politique. Comme l’industrie des fils et des tissus est en France la principale cause d’une balance avantageuse, ils’en- suit nécessairement qu’elle est de la plus grande utilité pour l'exploitation du sol. Tous les emprunts que l’agriculture peut faire, quelque avantageux qu’on les suppose, ne valent jamais le produit de ses ventes ; et celles qu’elle fait à l’industrie des fils et des tissus sont de la plus grande importance. N'est-ce pas à cette industrie qu’elle vend ses laines, sa soie, son chanvre, son lin et sa garance? N'est-ce pas aux ouvriers de cette industrie, qui forment l’un de ses princi- paux marchés, qu’elle fournit ses denrées alimentaires ? Elle vend aussi ces denrées à ses propres ouvriers , lorsqu'elle ne les donne pas; mais elle leur fournit en même temps le salaire, dont une partie ne fait que rentrer dans la main qui l’a payée; ce qui ne présente pas les mêmes avantages. Souvent, d’ail- leurs , ses propres ouvriers donnent à l’industrie des tissus les moments que laissent libres les travaux des champs , et trou- vent ainsi des ressources qui leur permettent d'offrir au cul- tivateur des conditions plus favorables. Mieux qu'aucune autre, cette industrie se combine avec l’agriculture ; et l’on a — 451 — si bien compris cette vérité, que la société agricole de la Lozère , dont vous nous avez envoyé les mémoires , donne des prix aux tisserands qui travaillent le mieux la laine de ses moutons. L'intérêt véritable de l’agriculture est donc de faire prospérer l’industrie des fils et des tissus ; et la mort de celle- ci ferait bientôt sentir à l’autre un funeste contre-coup. Elé- ments nécessaires aux deux ressorts dont nous avons parlé, elles ont aussi besoin l’une de l’autre pour agir comme il convient. A l’action combinée de ces deux ressorts, qui peut seule faire monter le niveau de la fortune publique, se joint néces- sairement, comme cause et comme effet, une troisième con- dition nécessaire à la vie nationale, la permanence et l’ac- tivité d’un travail bien dirigé; et, sous ce rapport, l'influence de l’industrie des fils et des tissus est, dans notre pays, dela plus grande importance. Après l’Agriculture, aucune industrie ne fait mouvoir au- tant de bras, et ne donne autant de produit. D’après la statistique officielle publiée en 1852, sur douze cent mille ouvriers employés par des industries de tout genre, six cent quatre-vingt-six mille , c'est-à-dire plus de la moitié, sont occupés par celle des fils et des tissus , et font produire A l’industrie de la laine. . . . . 475 millions. PICENeNUE A SOI. = © ‘1.7, A0 !: » ADN TUE COURS e dents Pere CELL UD » » duchanvreetdulin. . . . 102 .» » y» des tissus mélangés. . . . 218 » Total. . . . . . . 41615 millions, plus du tiers , selon les uns, et plus de la moitié, selon les autres , du produit total des industries proprement dites. Comme vous le pensez bien, nous n’entendons pas donner aux statistiques, même officielles , plus de confiance qu’elles _— io — n'en méritent ; et, quoique l'on ait mis des soins tout-à-fait dignes d’éloges pour,en rassembler. les éléments, nous sommes bien éloigné de vouloir en garantir, la vérité. Elles s'accor- dent rarement les unes, avec les autres , et parfois elles, ne sont pas d'accord avec elles-mêmes; mais les renseignements qu'elles nous, donnent, en ne les supposant pas d’une grande exactitude, sont cependant. suffisants pour nous faire juger combien est. puissante en France, sur. le KerAlR DAROD s l’action de l’industrie des fils et des tissus. res Nous les croyons d’ailieurs plutôt bien el qu’ au dessus de la vérité; parce queles personnes qui doivent four- nir des renseignements sur.leurs exploitations peuvent s'i- maginer qn'on ne les leur demande que dans un esprit de fiscalité, surtout quand il s'agit d’un travail officiel. + :, Des évaluations particulières donnent isix cent, mille, ou vriers à l’industrie du coton ; autant à celle du chanvre et du lin ; et, si l’on supposait le même nombre à, chacune. des industries de la soie et de la laine, on aurait un total de deux millions quatre cent mille. ts D’après ces évaluations , l'industrie des fils et des tissus, dans Je département de la Somme , ferait travailler plus de cent mille personnes, et produirait plus de soixante millions. L'Alsace emploierait plus de deux cent mille ouvriers à l'industrie du coton ; et plus de quatre cent mille individus seraient intéressés à celte même industrie dans le départe- ment de la Seine-Inférieure. Dans le département de l'Orne, on porterait à quarante- cinq mille le nombre des ouvriers tisseurs et fileurs de lin, sans y comprendre les cultivateurs qui ont aussi des métiers. Vous savez de quelle importance sont les fabriques de:ce genre pour Laval et'ses environs, pour Saint-Quentin, pour toute la Flandre et pour Nancy, où la séule broderie des ba- tistes occupe près de treize mille individus. Us — Cent quarante-cinq mille métiers seraient mis en mouve- ment par l'industrie de la soie ; et l’on compte deux per- sonnes pourchacun: Reims et ses environs ons cinquante mille ou- xriers aux filset aux tissus de laine. Que n’aurions-nous pas à dire de Sedan, d'Elbœuf, de rie 3 de Rhétel., de Turcoing , de Roubaix, de Lille, d’Aubusson, de Lodève , et de là foule de personnes que font travailler ces villes/industrieuses. Nous ne pousserons pas plus loin cette énumération qui nous mènerait bien au-delà des limites que cette lecture nous impose. ? Faisons observer cependant qu'il ne faudrait pas, pour la “bien faire, se borner aux fileurs et aux tisseurs. « Ce serait, dit Chaptal, se faire une idée bien imparfaite » de la fabrique de Lyon , par exemple, que de la borner à » donner du travail à quelques milliers d'individus qui ÿ con- » duisent des métiers. Une immense population a des occu- » pations déterminées par les autres genres de travaux né- » cessaires à la fabrique ; et, sur cent mille habitants , il y “»'en a au moins quatre-vingt mille dont l'existence est liée » à la prospérité de la manufacture, et qui Yconéourent tous, » depuis le choix et l’achat des soies, jusqu'aux dernièrs » apprêts et à la vente des étoffes. » En ajoutant aux industries principales concernant les fils “et les tissus, toutes celles qui s'y rattachent d’une manière plus ou moins étroite, on arrive à un chiffre tellement consi- dérable de personnes employées, qu'il devient de toute évi- dence que la prospérité de: ces industries est absolument né- cessaire en Francé à la permanence et à l’activité du travail, condition indispensable à la vie nationale. Et ‘cependant; malgré cette évidence, notre industrie des fils et des tissus est menacée ; elle est menacée en présence — 454 — d’une concurrence redoutable ; elle est menacée:par la mau- vaise économie qui nous pousse incessamment à notre perte; et, chose déplorable à dire, elle est menacée par ses propres enfants. Sans parler des Belges et des Allemands, dont les progrès en ce genre sont tout-à-fait remarquables, nous avons près de nous une industrie qui grandit de telle sorte, qu’elle pa- raîtrait un moyen de domination universelle, si la protection ne venait pas contribuer à l'équilibre. L'histoire n'offre pas d'exemple d’une semblable production. Aujourd’hui les manufactures Anglaises consomment , dit- on, à elles seules plus de la moitié du coton qui se produit dans le monde entier. On a calculé que le coton filé annuelle- ment par l'Angleterre ferait 203775 fois le tour de notre pla- nète: et c'est au moyen de ce fil qu’elle forme comme un réseau qui enlace toutes les nations du globe, et qui fait arri- ver dans ses coffres une partie de leurs richesses. Le coton seul compose la moitié de ses immenses exportations. C'est à l’aide de la protection , favorisée par sa position géographique, armée de lois sévères , et constamment secon- dée par sa politique commerciale, qu'elle s’est éleyée jus- qu’au point culminant où nous la voyons aujourd’hui ; et, pour conserver le moyen de s’y tenir, elle voudrait, ce semble, enlever aux autres peuples le ressort qui l’a fait mon- ter, en commençant à le briser elle-même, au moins en appa- rence. La proportion est rompue chez elle entre les forces agri- coles et les forces industrielles ; grand nombre d'ouvriers sont passés de l’agriculture à l'industrie; et, pour aider celle-ci dans son développement , elle a besoin du con- sentement volontaire ou forcé des autres nations. On com- prend alors son ardeur à pénétrer sur tous les marchés , et — 455 — comment elle subordonne toutes les questions à sa politique commerciale. Et c’esten présence de ce développement prodigieux, placé devant la France où le pousse incessamment sa force d’ex- pansion, que l’on vient parler de baisser les droits sur les fils étrangers ! De semblables propositions sont bien faites pour affliger, nous allions presque dire pour indigner, toute intel- ligence capable d’en comprendre la portée, et tout cœur vrai- ment français; c'est pourquoi nous espérons bien que le gou- vernement ne se laissera pas entraîner par un pareil esprit d’imprudence et d'erreur. Ce n’est pas, Messieurs, que nous nous regardions comme inférieurs à nos voisins; pour plusieurs sortes de tissus, et notamment pour les plus belles, nous ne craignons pas la concurrence. Mais il existe une différence de prix en leur faveur pour des articles de grande consommation ; et cette différence, qui tient à plusieurs causes , serait capable de nous anéantir. Un pareil danger, la mauvaise économie ne le voit pas, ou bien ne veut pas le voir. Citerons-nous en passant quelques- uns des lieux communs qu’elle atoujours en réserve, et qu’elle applique aux fils et aux tissus, comme à tout ce qui devient l’objet de ses attaques: la tendance à l’isolément, la nécessité d’exciter l’émulation à l’intérieur , les déclamations sur la paix. La tendance à l'isolement n’existe qu’en apparence; mais, en réalité, la protection qui favorise la production des objets échangeables multiplie en même.temps les échanges avan- tageux ; elle ne repousse que les achats ruineux, prélude as- suré d’une triste décadence , comme le seraient bientôt pour nous ceux des fils et des tissus fabriqués par l'étranger. Pour exciter l’émulation à l’intérieur, la concurrence suffit entre les nationaux. L'expérience prouve que, plus une indus- 31. — 456 — trie est protégée , plus elle produit, mieux elle produit , moins elle vend cher, et plus elle devient capable de lutter à l’ex- térieur. Nous vendons moins cher aujourd'hui nos tissus de laine, nous les fabriquons mieux, et nous en exportons plus que nous ne le faisions il y a dix-neuf ans. L'introduction des produits étrangers au contraire, loin d’enflammer l’'émulation, amène le découragement. On rend alors son marché le théâtre .de la lutte; on se fait battre sur son propre terrain ; et l’af- faiblissement qui en résulte empêche de produire en aussi grande quantité, même ce que l’on excellait jusqu'alors à fabriquer. Quant aux déclamations relatives à la paix, elles ne sont pas de nature à nous persuader. La mauvaise économie ne donne pas la paix; elle la vend ; et une paix qui se vend mérite-t-elle qu’on l’achète ? Les Romains achetèrent la paix sur la fin de leur empire , et vous savez ce qu’ils ont obtenu. La paix du monde , Messieurs , consiste dans le respect du droit ; il est impossible de lui donner une autre base ; c’est l'unique terrain sur lequel toute puissance doit se rallier; et, sous ce rapport, nous pouvons le dire, et nous le démontre- rons quand on voudra, La bonne économie , c’est la paix. Comme la paix dont elle est la source, la bonne économie tout entière repose sur le respect du droit, puisqu'elle a pour sujet la possession conforme à la justice. Et comme cette pos- session a pour but la vie; comme la conservation et le déve- loppement de la vie ne demandent pas seulement les choses possédées, mais encore , et toujours , leur mise en valeur par le travail ; il s'ensuit qu’une paix véritable, telle que la bonne économie la veut , ne peut détruire une industrie nécessaire à notre existence. Battue sur ce terrain , la mauvaise économie déposera-t-elle les armes ? Qui le croirait ne la connaïtrait pas. Jamais, pour — 157 — elle, d’objection insoluble, d’ajournement accepté , de refus définitif ; quand elle ne peut pas surmonter un obstacle , elle le tourne; et quand on la fait sortir par une issue, elle rentre par une autre. Tout à l'heure elle ne parlait que de paix ; et la voilà mainte- nant qui souffle la guerre. Dernièrement , c'était le Midi qu’elle * soulevait contre le Nord ; les ports contre le centre; et main- tenant c’est le tisseur qu’elle arme contre le fileur. Autant vaudrait, dans une même armée , faire combattre un régiment contre un autre, en offrant à ses adversaires le spectacle que donnèrent un jour des barbares en présence de l'armée romaine , satisfaite de les voir se porter les premiers coups. Faire démolir par les industriels eux-mêmes leur propre in- dustrie , paraît être de nos jours le chef-d'œuvre de la mau- yaise économie. Comment le tisseur ne pourrait-il com- prendre qu'après le fileur son tour viendra; et qu’une fois le système de protection entamé d’une manière injuste sur sa demande, on continuera toujours de l’assiéger , et de le faire avec d’autant plus de succès qu'il aura lui-même ouvert la brèche. Contre de pareilles erreurs , nous ne voyons de ressources que dans le bon sens du pouvoir ; autrement, tout serait com- promis : particuliers , gouvernement , progrès. Le défaut de protection, qui fait languir l’agriculture, au- rait bientôt fait mourir l’industrie. Que ferait-on alors de cette armée d'ouvriers à laquelle l’in- dustrie des fils et des tissus , et toutes cellesquis’y rattachent, donnent du travail et du pain ? Il suffit d'indiquer un sem- blable péril , pour que des esprits intelligents en compren- nent tout d’abord l’énorme gravité. Lorsque les bureaux de bienfaisance seront encombrés de solliciteurs ; lorsque la ré- pression de la mendicité deviendra plus difficile ; lorsque des secours extraordinaires devront être donnés par l’Adminis- 31.* — 458 — tration, et demandés aux particuliers; croyez-vous que les personnes qui , pour économiser quelques francs sur leurs habits ou sur leur linge, auront voulu donner aux ouvriers de l’étranger ce que le patriotisme et la charité leur prescri- vaient de donner aux leurs; croyez-vous qu’elles auront alors grand sujet de s’applaudir? Quand on songe à tous les avan- tages dont un salaire rémunérateur fait profiter le bon ordre et la morale, et combien est triste le malheur de payer l’oisi- veté , on a peine à concevoir comment des hommes instruits ne craignent pas d'exposer un peuple à de pareilles extrémités par l’imprudence de leurs conseils. Quand nous vous avons dit , il y a plusieurs années , que la prospérité des empires ne nous paraissait tenir qu’à un fil, nous ne voulions pas seulement employer une figure pour exprimer en général que les plus grands effets sont parfois amenés par les plus petites causes ; nous parlions aussi dans un sens plus restreint ; et , ce que nous pensions alors , nous le pensons encore aujourd'hui. La main qui détruirait nos fi- latures nous paraîtrait , pour ainsi dire, armée du ciseau des Parques. Une fois le fil sacrifié, répétons-le, viendrait bientôt la mort des tissus ; puis celle des industries qui s’y rattachent le plus étroitement; d’autres ensuite tomberaient; presque toutes seraient en souffrance; et, la première, l’agriculture, participerait nécessairement, comme nous l'avons vu , à la détresse générale. Le Gouvernement lui-même ne tarderait pas à ressentir les effets de cette détresse ; il est riche, de la richesse de ses ad- ministrés ; pauvre, de leur misère. Que l’on fasse monter la rente ; que l’on organise des sociétés de crédit ; que l’on en- treprenne des constructions pour diminuer les dangers du chô- mage ; tout cela pourra faciliter , si l’on veut, la circulation du sang dans les veines du corps politique ; mais tout cela ne rendrait pas la France plus riche , si le sang venait à s’ap- — 459 — pauvrir. On appellerait alors, nous le savons, les capitaux de l'étranger ; mais ces capitaux, qu’on ne l’oublie pas, ne viennent qu’à la condition de repartir , et de repartir avec un bénéfice. Quand il n’est pas justifié- par la nécessité, mesuré par la prudence, c’est un remède capable d’aggraver le mal. Si l’on appelait inconsidérément les capitaux de l'étranger , on sacrifierait l'avenir au présent. Les finances publiques , et celles des particuliers, malgré toutes les apparences contraires, ressentiraient l'effet d'un semblable mouvement; et leur affaiblissement progressif aurait bientôt réduit nos moyens de défense. Atteinte d’une blessure aussi grave, la nation appauvrie ne pourraît plus tenir son pavillon d’une manière indépendante; et la langueur succéderait à l’ancienne énergie. Par l’abandon de la protec- tion, pour l’industrie des fils et des tissus, notre position serait tellement compromise, que quiconque exigerait de nous cet abandon, ne nous demanderait pas seulement la bourse, il nous demanderait en même temps la bourse et la vie. Mais cette vie que chacun est tenu de respecter , dira-t-on que l’industrie travaille elle-même à la détruire? Que ses fabriques sont trop souvent des foyers de corruption; et qu'aprés tout les voir fermées ne serait pas un si grand malheur ? Si des reproches aussi graves ont été mérités quel- quefois, ce n’est pas la faute de l’industrie. Nous avons connu une filature où la jeunesse conservait mieux ses mœurs que dans les travaux des champs. Pourquoi cela ? Parce que le Maître veillait ; parce qu'il agissait à cet égard pour ses ouvriers comme il l'aurait fait pour sa propre famille; et parce qu’il savait empêcher les désordres de s’introduire dans son établissement. Au lieu d’être un foyer de corruption, cet établissement au contraire devenait un moyen de préser- vâtion. Il ne faut donc pas faire porter sur l’industrie la peine. d’un mal dont la cause se trouve ailleurs. — 460 — Si vous repoussez, ajoute-t-on, l'influence corruptrice de l'industrie considérée en elle-même; au moins ne pourrez- vous pas nier le tort que fait aux ouvriers la puissance de ses machines. Hâtons-nous de remarquer, qu’il faut des ouvriers pour construire ces machines, pour les diriger, pour les chauffer , pour les entretenir. Jamais une machine, quelque puissante’qu’elle soit, ne dispense de l’action de l’homme ; et si la force qu’elle donne exige moins d'ouvriers pour un genre d'industrie, elle rend en même-temps plus nombreux ceux qui s'occupent aux industries relatives à la première. Presque toujours, indépendamment de la modification qu'il reçoit de la machine, un produit doit avoir passé par bien des mains avant d'arriver à la consommation. Cette consom- mation s'accroît par l'abondance et le bon marché de la pro- duction ; les expéditions au dehors se multiplient ; et de ces augmentations simultanées résulte l'emploi d’un plus grand nombre d'ouvriers. Plusieurs , nous en convenons, ont dû se déplacer; mais ils ont facilement trouvé de l'ouvrage; ce qu'ils n'auraient pu faire, si leur premier travail avait été détruit par celui de l'étranger. Il faut choisir d'ailleurs : si l’on ne veut pas de machines chez soi, quand des émules en font mouvoir , il faut reprimer l'élan de sa propre industrie , renoncer à soutenir la concurrence à l'extérieur, s’exposer de plus en plus à la fraude , et se condamner tristement à l’infé- riorité. En ce moment, où l’ardeur industrielle entraine tous les peuples de l’Europe, où des inventions nouvelles accé- lèrent le mouvement , qui n'avance pas, se fait écraser. Enfin, Messieurs, quoique nous ne fassions, pour ainsi dire, qu’effleurer notre sujet, il est cependant une considé- ration que nous ne devons pas oublier devant une compagnie comme la vôtre ; c’est que les amis des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts ne doivent pas être indifférents aux progrès de l’industrie des fils et des tissus. Sans vouloir abaisser le — 61 — moins du monde l'Agriculture, si haut placée dans notre estime, nous dirons cependant qu'il faut à l’homme un plus grand développement d'intelligence, une plus grande force de volonté, une plus grande variété de connaissances, pour produire les merveilles de l’industrie, et surtout de celle dont nous parlons, que pour cultiver la terre. Ne l’entendons- nous pas en effet appeler à son aide toutes les sciences et tous les arts: la Physique, la Chimie, les Mathématiques, la Mécanique , le Dessin, la Lithographie ? Ne la voyons-nous pas fonder des cours publics, proposer des questions, distri- buer des couronnes? À chaque pas que font les sciences, souvent répond un progrès de l’industrie ; l'amour du beau s'enflamme aux rayons de l'intelligence; et, telle est, sous plusieurs rapports, la vérité de cette action simultanée, que des esprits observateurs ont remonté le cours des âges, et qu'ils ont soutenu cette thèse, que les peuples les plus remar- quables par leur industrie, le sont presque toujours par la Littérature et les Beaux-Arts. Après nous avoir montré, dans le lointain des siècles, l'industrieuse Phénicie apportant l'écriture aux peuples de l'Europe encore plongés dans les ténèbres de l'ignorance, ils. ont fait passer sous nos yeux tour à tour Alexandrie, Athènes et Corinthe, Rhodes , Syracuse et Milet; puis Gênes, Flo- rence et Venise; et de nos jours la France, l'Angleterre et l'Allemagne. Ne sortons pas de notre France. Remarquerait-on à Lyon, par exemple, ces monuments grandioses, et toutes les merveilles des arts que présente cette belle ville aux regards de l'étranger ; si derrière ces merveilles, pour ainsi dire, ne se trouvaient pas celles de l'industrie; et, si les magnifiques tissus de soie, qui font sa richesse, ne lui permettaient pas de récompenser large- ment le talent de ses artistes? Paris lui-même, ce foyer des — 462 — Sciences, dela Littérature et des Beaux-Arts, n’est-il pas aussi renommé pour son industrie ? Et les articles de l’industrie parisienne ne forment-ils pas une partie considérable de nos exportations ? Mais, voici venir un contradicteur. Vous prenez bien chaudement, nous dit-il, les intérèts de l’industrie des fils et des tissus; vous vous posez comme désintéressé dans la question , et comme n’ayant pour mobile que l'intérêt de la France; c’est assurément un très-digne et très-noble motif. Mais n’allez-vous pas croire qu’on l’oublie ; nous savons que vous êtes d'Amiens; vous aussi, par consé- quent, vous êtes orfèvre; l'intérêt que vous défendez est tout simplement un intérêt de clocher. Certainement, Messieurs, nous sommes heureux de voir que l'intérêt de notre ville s'accorde parfaitement avec celui de la France; mais ce dernier cependant est le motif qui tout d’abord nous a déterminé. Serait-ce d’ailleurs, en nous par- lant d'Amiens et de son clocher, que l’on pourrait espérer de nous forcer à la retraite? Et puisque l’on nous a conduit sur ce terrain, ajoutons que notre ville fournit un exemple de plus à l'appui de la thèse que nous venons d'indiquer. Si depuis des siècles elle est remarquable par son industrie des fils et des tissus, comme l’un de nos honorables collègues vous l’a naguère rappelé; si elle a été le berceau de l’indus- trie du coton ; si les progrès qu’attestent ses produits ont fixé l'attention des commissaires à l’exposition de Londres ; on ne peut pas dire qu’elle soit étrangère à d’autres genres de gloire. N'est-ce pas dans son sein, et avec le concours de ses habitants, que s’est élevé le plus beau de tous les temples qui sont consacrés à la Mère de Dieu? N'est-ce pas un de ses en- fants, le sculpteur Blasset, pour ne parler que des anciens, qui, par la puissance de son ciseau créateur, a su revêtir la matière de grâce, de dignité, de majesté ; qui a fait vivre, — 465 — prier et pleurer le marbre? Et ce prodige d’érudition, qui forçait l’histoire à lui révéler ses secrets; et cet astronome qui se fait donner par la terre la mesure dont il se sert pour jauger' le ciel, n’ont-ils pas pris naissance parmi nous? En- fin, Messieurs, pour prouver qu'aucun genrede gloire ne man- que à notre chère cité, ne pouvons-nous pas montrer notre illustre fondateur , ce poète aimable, sans rival dans un genre qu'il a créé, qui vient se joindre à cette brillante pléïade, toujours prête à s'enrichir. Que de noms célèbres cependant nous passons à regret sous silence, et qui jetteraient encore un vif éclat, même auprès de ceux que nous venons d'indiquer ! Que de monuments ! Que de compagnies ! Que de projets! pour l’utile, pour le beau, pour le bien! Riche de son passé , plein d'espérance pour l'avenir, Amiens montrera de plus en plus l’heureuse alliance du Commerce, des Sciences, et des Beaux-Arts, si l’on fait prospérer en France la féconde industrie des fils et des tissus. Il est temps de terminer ; aussi bien avons-nous peut-être trop longtemps abusé de votre patience. Des hommes spéciaux vous auraient donné, sur un genre d'industrie auquel nous sommes étranger, des détails plus exacts , et d’un prix bien plus grand ; nous n’avons pas cher- ché à les leur emprunter, parce que nous avons pensé qu’en sortant, pour ainsi dire , de l'atmosphère restreinte d’un in- térêt particulier , et considérant la question d’un point de vue plus élevé, nous pourrions faire voir plus facilement, comme nous l’avons annoncé d’abord, que la cause de cette indus- trie, chez nous, est celle de la nation tout entière. Le pouvoir tient entre ses mains, sa vie, et sa mort ; sa vie, s’il la protège; sa mort, s’il l’abandonne. Espérons qu’en * Expression d'Herschell. — 464 — présence d’une semblable alternative, son choix ne sera pas douteux ; qu'il protégera d’une manière efficace, qu’il encou- ragera par ses récompenses , qu’il secondera par sa coopéra- tion, la précieuse industrie des filset des tissus ; et que l’in- fluence de son action salutaire sera pour la nation française comme celle du cristal , qui fait sortir de la terre des produc- tions utiles, et qui empêche les vents dévastateurs de détruire toutes les conditions nécessaires à la vie. Puisse-t-il en être ainsi; et puissions-nous, en ce point important, ne pas voir l'erreur triompher de la vérité. DE LA STATISTIQUE NOTARIALE, Par M. A. BOUTHORS. (Séance du 10 Décembre 1853, ) MESSIEURS, Le Journal des économistes du mois d’août dernier, publie l'extrait d’un rapport présenté à l’Académie des sciences mo- rales et politiques sur les résultats de la statistique civile dans les États-Sardes, comparés aux résultats de la statistique de la justice française pendant les années 1849 et 1850. C’est par hasard que le journal qui rend compte de ce nouveau travail de M. Vivien, m'est tombé sous la main. Je n’y aurais sans doute prêté qu’une médiocre attention , si le nom dont cet article est signé n’avait excité ma curiosité en réveillant des impressions dont je n’ai pas besoin de vous expliquer Ja na- ture. Ce n’est pas ici qu'il est nécessaire de rappeler les titres de l'honorable publiciste. Tant de liens l’attachent encore à cette compagnie au sein de laquelle il compte des amis d’en- fance, des camarades de collége qui ont applaudi à ses pre- — 466 — miers succés , et des confrères qui les ont partagés! Vous sa- vez tous que sorti des rangs de notre barreau, M. Vivien est parvenu aux grades les plus élevés dans la magistrature et aux fonctions les plus éminentes dans le Gouvernement. II ne s’est jamais trouvé mêlé aux intrigues politiques, mais il n’est resté étranger à aucune des discussions sérieuses qui ont eu un dénouement utile pour les affaires du pays. Il ne pouvait donc pas être frappé d’une disgrâce. S'il a quitté la carrière administrative, ce n’est point pour obéir à la contrainte des événements. Sa retraite a été volontaire. Il le prouve en em- ployant ses loisirs à faciliter, par ses conseils et ses écrits, la tâche de ceux qui ont accepté la succession des pénibles devoirs auxquels il s'est dévoué pendant plus de vingt ans. Vous vous étonnerez peut-être , Messieurs , que ce soit moi qui prenne l'initiative de l’appréciation du rapport de M. Vi- vien. Les matières qu’il y traite ne sont pas tout-à-fait étran- gères aux travaux de ma profession. Mais les grefers, quoique chargés de rédiger les tableaux à l’aide desquels la chancellerie se rend compte de l’action du pouvoir judiciaire, n’y coopèrent, pour ainsi dire, qu’à la manière des manœu- vres qui assemblent les matériaux d’un édifice qu’ils seraient inhabiles à construire sans l'intervention de l'architecte auxquels ils obéissent. Au risque d'augmenter votre sur- prise, je dois vous confesser, en même temps, que ce n’est point de la statistique des tribunaux mais de la statistique du notariat que je viens vous entretenir. ' En terminant son résumé comparatif des comptes-rendus des deux pays, le rapporteur fait remarquer que ceux du Piémont contiennent des éléments nouveaux qu’on cherche- rait en vain dans les tableaux de la justice civile de la France : les hypothèques et les actes notariés. La statistique hypothécaire piémontaise relève par nombre et par somme, toutes les inscriptions de quelque nature SET qu’elles soient, par ressort de tribunal de 4.r° instance, et énumère tous les actes relatifs à la conservation , aux modifi- cations et à l'extinction des hypothèques. La statistique notariale groupe tous les actes du ministère des notaires dans un vaste tableau qui ne contient pas moins de 140 colonnes. Elle entre même dans le détail des conven- tions et dans les conditions des testaments. « On y voit, dit » M. Vivien , les citoyens réglant leurs intérêts de tousgenres; » et on pourrait, par l’étude approfondie de ces documents, ac- » quérir des notions précises sur les lois, les institutions, les » mœurs, les goûts, les habitudes et les dispositions du peu- » ple dont la vie d’affaires, si l’on peut s'exprimer ainsi, se » trouve réfléchie dans ce miroir fidèle. » La statistique française, totalement muette sur les hypo- thèques, ne fait connaître que le chiffre brut des actes nota- riés et le nombre des officiers publics qui les reçoivent. Son laconisme à cet égard est d’autant plus regrettable que les contrats authentiques, dans la plupart des cas, sont la cause des décisions des tribunaux. Or, on ne peut séparer les juge- ments des conventions qui les motivent ou les provoquent, sans laisser quelque chose d’incomplet dans un travail qui est destiné à présenter les résultats généraux de l'application du droit, pour aider le législateur à préparer les améliora- tions dont le besoin se fait sentir. La statistique notariale est certainement entrée dans la pen- sée de l'administration de la justice de notre pays. Mais elle n’a encore planté que deux jalons pour combler une lacune qui saute aux veux des moins clairvoyants. Par les relevés des conservateurs, elle connaît le chiffre des hypothèques qui grevent la propriété foncière; mais, pour découvrir les causes qui multiplient les obligations et les actes qui en.sont la con- séquence, il faut qu’elle puisse mettre en parallèle les bilans des diverses circonscriptions territoriales. Des relevés pério- — 468 — diques de la situation des offices de notaires la conduiraïent à ce résultat et à bien d’autres sur lesquels il ne lui importe pas moins d'être éclairée. Ces réfléxions sur l’insuffisance de notre statistique civile, je les faisais, il y a deux ans, lorsque la Cour d’appel d’A- miens a été appelée à donner son avis sur le projet de tarif des actes notariés. Le rapport de M. Vivien m'a remis en mé- moire le moyen que je proposais pour y rémédier. M. le pre- mier président de cette Cour a bien voulu transmettre à M. le garde des sceaux le travail que je lui avais communiqué ; mais cet enfant mort-né d’un père inconnu est allé s’enterrer dans les cartons de la chancellerie lieu de sépulture de ses pareils. Permettez-moi, Messieurs, de le ressusciter pour quelques instants et de vous le présenter avec les corrections et amendements que la réflexion m’a suggérés , afin d’acquit- ter le tribut que votre réglement m'oblige de payer aujour- d’hui. L'accueil qu’il recevra de vous ne le fera pas revivre, mais au moins il pourra le recommander à l’attention du pu- bliciste qui m’a inspiré la pensée de le reproduire. C’est donc un simple visa de laissez-passer que je sollicite de votre bien- veillance. D'abord je vous ferai observer que l’expédient que je pro- pose n’est que l’alternative de celui qui est indiqué par l’ad- ministration des domaines comme le plus propre à porter la lumière dans les opérations du notariat. Le mien n’est, en quelque sorte, qu’une mesure préparatoire afin de ménager la transition à l'application d’un remède plus énergique, s’il y avait nécessité d’y recourir. Voici en peu de mots qu’elle serait la combinaison de l’un et de l’autre système. PREMIER MOYEN. L'administration des domaines , la mieux placée pour ap- — 469 — précier les inconvénients du régime actuel du notariat et la plus compétente pour indiquer les moyens d’y rémédier , vou- drait qu'une loi prescrivit la rédaction en double de tous les actes notariés , ou au moins qu’une copie duement certifiée accompagnât la remise de l’acte à l’enregistrement, afin que, par la réunion de toutes ces copies, on pût former des dépôts d'archives notariales semblables à ceux que possède le Pié- mont. Au point de vue où se place l’administration des domaines, ces dépôts seraient d’une utilité incontestable pour donner à ses agents un moyen plus expéditif et moins coûteux de véri- fier les actes et de contrôler les perceptions auxquelles ils donnent lieu. L'administration des contributions directes y trouverait aussi des facilités plus grandes pour opérer d’of- fice les mutations de la matrice cadastrale ; enfin l’adminis- tion de la justice y rencontrerait plus de garanties pour assu- rer la conservation des actes et pour protéger les intérêts qu'ils représentent. En effet, quand on songe à la fréquence des incendies qui désolent nos campagnes, et aux mille moyens de destruction qu’une main criminelle y pourrait introduire , en est effrayé des conséquences auxquelles un tel état de choses expose les titres des particuliers. Pourquoi, dans la prévision de ces éventualités, ne ferait-on pas, pour les contrats authenti- ques, ce que l’on fait pour les actes de l’état-civil ? I! semble qu'il y ait les mêmes raisons de décider, puisque d’une part, il ya l’état des citoyens et, de l’autre, la fortune des familles qui réclament la sauvegarde de l'autorité. Mais cette innovation, si elle était tentée, rencontrerait sans doute de redoutables oppositions. L'expérience, dirait- on , démontre combien il est dangereux d'introduire des changements dans nos lois civiles. La loi qui prescrirait le dépôt d’une copie-minute augmenterait la dépense et le tra- — 470 — vail des études ; le timbre de ces copies et le salaire de la ré- daction greveraient les parties d’un nouvel impôt et ouvri- raient une chance de plus à l’accroissement des actes sous- seing-privé ; l'établissement des dépôts d’archives entraîne- rait des frais plus onéreux et faciliterait des investigations qui pourraient inquiéter les familles. Mais ceux qui proposent la mesure ne sont pas désarmés par les objections qu'on leur présente. L'impôt du timbre se justifie à leurs yeux par l'utilité qu’en retireront les parties. La concurrence des actes sous-seing privé sera bien moins redoutable quand on exigera, avec la condition du dépôt d’un double , l’enregistrement à peine de nullité, dans le délai de dix jours, de ceux de ces actes qui seront déclaratifs de droits immobiliers. La sécurité des familles pourra trouver autant de garanties dans les dépôts d'archives que dans les études des notaires. L'objection que l'établissement des dépôts entraînerait des dépenses considérables, n’est pas bien sérieuse, car les dépenses seraient couvertes avec l’excédant du produit du timbre et d’autant plus aisément qu'il n’y a pas nécessité de multiplier les dépôts. S'ils étaient créés pour la commodité des justiciables, leur place naturelle serait au chef-lieu d'arrondissement , mais cette considération importe peu, vu que les notaires ne ces- seraient pas de tenir à la disposition du public les actes dont on pourrait leur demander la communication. Les copies-mi- nutes étant destinées à suppléer à la perte ou à la destruction de la minute originale , ne devraient jamais servir à la cons- tatation d'intérêts privés, si ce n’est dans les cas d’absolue né- cessité. La dignité du notariat comme la sécurité des familles s’opposerait à ce qu’elles fussent livrées à des recherches indis- crêtes. Pour cette raison surtout il conviendrait de restreindre le nombre des dépôts. — 471 — Il n’est même pas indispensable qu’il y en ait un au chef- lieu de chaque département. Un seul par ressort de Cour im- périalesuffrait. Il serait rationel qu’il en fût ainsi, car dans la hiérarchie judiciaire, il n’y a pas, à proprement parler, d’au- torité départementale, pas de degré intermédiaire entre les tribunaux et la Cour. Il suffit que là où est le centre de l’action de la justice , là aussi soient préparés les moyens de la rendre plus prompte et plus efficace. D'ailleurs 27 dépôts d'archives coûteraient moins que 86; sans compter que plus ils seraient en petit nombre, plus il serait facile de les établir dans de bonnes conditions. Le pro- duit du timbre de 5,000,000 de copies-minutes évaluées à 70 centimes l’une, donnerait un excédant de recette de 2 millions 100,000 fr. Or , en portant à 200,000 fr. les frais de premier établissement de chacun de ces 27 dépôts , on arrive au chiffre total de 5,400,000 fr. qui pourraient s’amortir dans le délai de 5 années en prélevant un 1,080,000fr. sur chaque exercice. Ainsi , avec le principe de la copie-minute, on augmente le coût de la passation des actes, mais on y trouve une sorte de compensation , en ce que cette mesure contribuerait à la créa- tion de dépôts qui seraient un puissant auxiliaire pour l’action du gouvernement et des diverses administrations publiques. Dans ce systême , les avantages et les inconvénients se ba- lancent. Or, une innovation de cette nature ne pourrait être tentée, avec succès, qu'après dé müres délibérations précé- dées d’études sérieuses dont la statistique fournirait les élé- ments. Tel est le but du moyen subsidiaire que je propose. DEuxIÈME Moyen. Je voudrais qu’un réglement d'administration modifiät les conditions de la tenue du répertoire des notaires , en ajoutant quelques mentions à celles qui sont prescrites par les lois de 32. friaire an VII et dé ventôse an XI; que le double , au lieu d’être en forme de registre comme le répertoire-minüte fût ré- digé sur bulletins séparés; de manière qu’il y eût un bulletin -poùr chaque numéro. Le bulletin serait déposé à l’enregistre- 2mentien même temps que la minute; il contiendrait, au verso, le résumé suécinct de l’acte auquel 1l serait joint, d'après les indications d'un modèle imprimé. Le receveur yajouterait la mention de l’enregistrement et percevrait 15 centimes pour le timbre du bulletin. Tous les trois mois après le visa des réper- toires, il adresserait les bulletins au procureur impérial qui ferait dresser , par le greffier, des états de situation de tous les offices de l'arrondissement. Enfin ces états seraient trans- mis au parquet de la Cour pour être résumés dans les tableaux de la statistique. : Il serait pourvu à la dépense de ces diverses opérations avee le produit du timbre des bulletins, -3,222,911 actes sont rédigés tous les ans par 9,706 no- tairés, ce qui donne, en moyenne pour chacun, un peu moins de 332 actes. Or, la substitution des bulletins au double du répertoire leur ferait dépenser en plus, pour le tim- bre, 49 fr. 80 cent. par an, produisant la somme totale de 483,436 fr. 65 cent. avec lesquels il serait facile de pourvoir à l’organisation de la nouvelle statistique et à la rémunération dés travaux qu’elle devra nécessiter. Cette charge ne grève- raït donc ni les justiciables, ni le trésor. Outre qu’elle n’est point exorbitante pour les notaires , elle se justifie par le besoin d’environner de nouvelles garanties les intérêts qui leur sont confiés. La copie du répertoire destinée au dépôt n’est et ne peut être d'aucune utilité par rapport à la statistique. L'écriture en est tellement serrée qu’il faut recourir à la loupe pour en déchiffrer les caractères microscopiques: j'invoque à cet égard le témoignage des inspecteurs des domaines. Le dé- — 475 — pouillement de ces registres est toujours long et fatiguant , et le relevé des indications qu’ils contiennent exige un travail préparatoire dont on serait dispensé si on opérait sur des bulletins. Quelle facilité ces derniers n’offriraient-ils pas pour réunir par groupes distincts, avec bien moins de chance d’er- reurs et plus d'économie de temps, tous les actes du minis- tère des notaires, tels que conventions matrimoniales, modi- fications de la propriété, testaments, inventaires, partages, donations , ventes, locations, mandats, sociétés, prêts, cau- tions , constitutions de rente et transactions de toute nature. Parmi les cours qui ont été consultées sur le projet de tarif des actes notariés, quelques unes demandent , comme moyen de sanction de ce tarif, qu’on oblige les notaires à inscrire sur leur répertoire les débours et les honoraires de leurs actes. Je n’ai pas besoin d’insister sur l'utilité qu’on retirerait de cette innovation. Les bulletins, par cela même qu'ils reprodui- raient toutes les mentions du répertoire, permettraient de sup- puter les frais que les contrats occasionnent aux parties et les bénéfices qu’ils procurent aux notaires. Ils faciliteraient la taxe des honoraires en fournissant des points de compa- raison et des analogies. Ils aideraient les investigations des magistrats qui voudraient s'assurer que les prescriptions du tarif sont fidèlement exécutées. En un mot, ils seraient d’un puissant secours pour l’action disciplinaire. Les états qui seraient rédigés périodiquement présente- raient la situation relative des études pour chaque trimestre; et, avec ces documents, les procureurs généraux, quand ils seraient consultés sur le prix de cession d’une charge de no- taire, donneraient leur avis, non d’après la moyenne des actes ou le relevé des sommiers de l'enregistrement, mais d'après la supputation des honoraires perçus en vertu du tarif. Plusieurs Cours impériales, pour assurer l'exécution de 2 — 474 — l'art. 43 de la loi du 25 ventose an XI qui veut que les mi- nutes des actes soient écrites lisiblement, demandent qu’on fixe un maximum de lignes à la pageet de syllabes à la ligne. Si ce vœu se réalise, la perte qui pourra résulter, pour le tré- sor , de la suppression du double du répertoire , sera plus que compensée par l’excédant en recette que produira le timbre des minutes. Je suis convaincu que, sans attaquer le principe de la vé- nalité des charges, sans chercher à en amoindrir les produits au détriment des titulaires actuels, on peut remédier aux abus qui ont été signalés: des mesures d'ordre sufiraient et la plus simple serait peut-être la meilleure. La vénalité qui, quoiqu’on en dise, est une garantie pour les justiciables, n’est point un obstacle aux réformes qu’on pourrait introduire dans le régime du notariat. Tout ce qui peut tendre à l'améliorer sans porter atteinte à ses priviléges, doit être accueilli avec faveur. Des états de la situation tri- mestrielle des offices fourniraient des données d’appréciation dont la haute administration de la justice tirerait bon parti : elle trouverait dans ce nouvel élément de sa statistique civile, des moyens de contrôle, de comparaison et de vérification qui lui manquent. Par cela même qu’elle verrait tous les notaires à l’œuvre, elle ne serait pas exposée à confondre les procédés des uns et des autres. Si elle pouvait atteindre tous ceux qui méritent les sévérités de la justice, elle n’appellerait pas sur tous les sévérités de la loi. Le meilleur moyen de moraliser le notariat c’est de mettre à jour les résultats de ses opérations, c’est de créer le miroir où ils viendront se réfléchir. Je sais bien que les relevés de l’enregistrement peuvent fournir à la statistique la plupart des documents qu’on ob- tiendrait des états de situation. Mais cette administration ne relève pas du Mimstère de la Justice. Les renseignements qu’elle est à même de recueillir sont précieux , sans doute, = ME — mais le point où ils vont aboutir les soustrait à l'application que les parquets en pourraient faire aux besoins de leur ser- vice. La seule objection sérieuse qui pourrait s'élever contre l’op- portunité de la mesure du bulletin, c’est la difficulté d'arrêter le cadre des énonciations qui devraient y être consignées, de facon qu'elles ne jettent point de doute dans l'esprit ni de confusion dans les tableaux où elles seraient résumées. Il est à peu près impossible de rédiger un modèle qui puisse s'appliquer à tous les cas. Les actes notariés diffèrent telle- ment entre eux, qu’il faudrait presque un bulletin spécial pour chaque catégorie. Si le gouvernement français veut s’éclairer sur ce point, il lui est facile de faire étudier, sur les lieux , les procédés a l’aide desquels le gouvernement sarde obtient les résultats que M. Vivien a signalés dans son inté- ressant rapport. Il peut envoyer en Piémont un ou plusieurs délégués qui auraient mission de rechercher les moyens que la chancellerie de Turin met en usage pour réunir les élé- ments de la statistique notariale. M. le Ministre de la Jus- tice ne peut manquer de trouver autour de lui des hommes dont l'expérience lui garantirait le succès d’une entreprise qui, par les conséquences qu'elle doit produire , ne serait pas le moindre bienfait de son administration. En résumé, ma proposition, ainsi qu’on peut le voir par l'exposé qui précède , ne modifie en rien la législation exis- tante sur les conditions de la tenue du répertoire. En impo- sant l'obligation d'y porter le détail du coût des actes, elle réalise le vœu exprimé par plusieurs Cours Impériales. Si elle substitue le bulletin au double que les notaires déposent au Greffe, à la fin de chaque année, ce changement, tout matériel, ajoute aux garanties de la loi et augmente l'utilité dé la me- — 476 — sure qu’elle prescrit, parce que les bulletins se prêtent mieux que les registres aux travaux de classement et de récapitu- lation qui préparent les opérations de la statistique. L'innovation consacrée par l’article premier a pour objet de rendre les minutes plus lisibles, et de forcer l'exécution dé Particle 43 de la loi du 25 ventose an XI. A la rigueur , ce premier paragraphe pourrait être retranché sans ré l'économie de la proposition. Le droit de 45 centimes qui serait perçu pour le timbre du bulletin n’est que la conséquence de la suppression du double du répertoire. Il n’est pas exorbitant ; le surcroit de dépense qui en résultera pour le notaire, ne dépassera pas 45 francs pour trois cents actes. Le reste ne s'applique qu’à des détails d'exécution. PROPOSITION. Arr. 4. Les minutes des actes notariés seront écrites lisi- blement (loi du 25 ventose an XI, article 13), et ne pourront contenir plus de 30 lignes à la page et plus de 20 syllabes à la ligne , compensation faite des unes et des autres. Anr. 2. Le répertoire des notaires , outre les mentions prescrites par les articles 50 et 51 de la loi du 22 frimaire, an VII, énoncera, dans des colonnes séparées, les différentes parties du coût de l’acte d’après le nombre de vacations, des myriamètres parcourus, et le droit proportionnel. Arr. 8. Le double du répertoire reproduira toutes les mentions du répertoire minute, mais chaque article sera ins- erit sur un bulletin séparé pour lequel il sera perçu un droit de timbre de 15 centimes. Il contiendra, au verso, une analyse sommaire de l'acte au- quel il sera joint, conformément aux indications d’un modèle — 471 — imprimé que le notaire devra remplir et dont la forme sera déterminée par les instructions du Ministre de la Justice. Le timbre du répertoire minute et des bulletins est à la charge du notaire. Arr. 4. Le bulletin signé du notaire sera déposé à l’enre- gistrement en même temps que la minute de l’acte. Le Rece- veur le complètera en y ajoutant la mention de l’enregis- trement. Ant. 5. Tous les trois mois, après le visa des répertoires, le Receveur adressera les bulletins au Procureur Impérial, avec un état en double indiquant seulement le nombre total des bulletins pour chaque office de sa perception. L'un de ces doubles lui sera retourné par ce magistrat, après vérifica- tion, et servira de récépissé. Ant. 6. Dans les trois mois du dépôt au Greffe, le Procu- reur Impérial fera parvenir au parquet de la Cour Impériale des états indiquant la situation de chacune des études de notaire de l'arrondissement. Ces états seront dressés par le Greffier du Tribunal d’après les bulletins. Ant. 7. Le Procureur Général fera faire, par le Greffier de la Cour , le résumé des états de situation, et les résultats en seront consignés dans les comptes-rendus de la justice civile. Arr. 8. Il sera pourvu à la dépense que ces divers travaux devront occasionner avec le produit du timbre des bulletins. Arr. 9. Les bulletins et les états de situation ne pourront être communiqués que sur un ordre écrit du Procureur Géné- ral ou du Procureur Impérial. dérne, en étudier lés effets et surtout l'influence morale sur les peuples. Cet examen:} qui ne manque peut-être pas d'a- propos, ne serait pas indigne de votré ältention si je pouvais être à la hauteur de ‘mon sujet , ae es développements qu'il exige. DL, $ | SEP NIET 4 JO) io} 9j} | | 24} { ‘h 1! | ” { h } Qu'on jette un coup d'œil sur les différentes phases qu’à subies P'instruétion idans'les temps modernes, on verrà que l'ignorance de la synthèse. lui a fait faire fausse route pendant des siècles. Ce principe se dégage lentement ; les deux élé- ments qui le constitüent!} la compréhension Pt la connewion!, — 481 — ne se révèlent que par degrés ; mais chaque révélation mar- que un progrès et en présage d’autres. Que voyons-nous avant le douzième siècle ? nulle trace d’é- tudes larges et compréhensives. Si quelques vestiges de lettres subsistent dans l’église ou dans le cloître, ils y sont plutôt en dépôt qu’en usage. Les moines copient des manuscrits qu’ils entendent à peine; de sciences exactes pas un mot; hors du latin, nécessaire au clergé pour les besoins du rituel et l’in- ” telligence des textes sacrés , il n’y a point d'enseignement qui comprenne, je ne dis pas un corps de doctrine, mais une certaine diversité d'objets. Le principe synthétique n’est-pas encore aperçu; il faut des traités politiques et plusieurs con- ciles pour obtenit des évêques l'établissement de quelques écoles; si nécessaires dans un temps où les hommes, livrés à un empirisme grossier, ne savaient rien’, en fait d'arts, que par la tradition et la coutume. Cependant ces écoles, établies enfin, semèrent pion germes d’où naquit, vers le xm.e siècle, l’Université de Paris, la plus ancienne institution de ce nom en Europe. Ses quatre facultés, qui comprenaient la médecine et les arts li béraux , font voir que le cercle des études s’est agrandi; ex- tension due surtout à l'influence des Arabes qui, = On VIIL.e siècle ; étaient établis en Espagne. | Averroës avait enseigné à la fois, dans la faiense éêe de Cordoue, les sciences naturelles et la métaphysique. Abaï- lard se fit de la dialeëtique, employée jusques là , dans des formes convenues, à soutenir des vérités consacrées, un puis- sant instrument d'examen et de controverse. On était loin encore des véritables voies de la science. Toutefois son do- maine s’élargissait de jour en jour, les études devenaient plus nombreuses, plus variées, mais elles manquaient d’un classement méthodique , propre à en D tie la liaison secrète. } Le HD À l'époque de la renaissance, qui part de l'Italie et peut être reportée au x1v. siècle, l'esprit humain prend un essor extraordinaire dans toutes les directions ; sa force compréhen- sive n’a plus de borne; métaphysique, sciences naturelles ; histoire, poésie, beaux-arts, il embrasse tout à la fois, et chaque homme veut s’abreuver à toutes les sources du savoir. Ce mouvement se continue jusqu’au xvr.: siècle, où la Ré- forme, en créant la lutte, lui donne plus d'activité encore. C’est le temps de l’érudition, où l’on soutient des thèses de omni re scibili. De beaux génies résistèrent à cette immersion dans un océan sans fond ni rive. Dante surnagera glorieux sur la mer où Pic de la Mirandole doit faire naufrage. Mais, à part quelques exceptions brillantes, on ne trouve pas encore dans les immenses travaux de cette époque, les caractères de la vraie science. Rien ne manque à la compréhension, mais la connexion des études, est encore généralement inconnue. Jusqu'au jour où le principe synthétique sera complètement mis en lumière, où l’on aura bien compris que les sciences et les lettres peuvent être étudiées par groupes, au point de vue propre à celui qui les cultive, les peuples ne retireront pas de leur culture tous les fruits qu’ils sont en droit d’en attendre pour leur prospérité et leur grandeur. Ce jour approche ; de la multiplicité des études vont naître le classement et l’ordre. On est désormais dans la bonne voie. Les xvir.° et xvni.e siècles ont eu, du moins en France, quant à la direction des études, deux courants opposés , la spécialité et l’universalité. L'esprit humain ne retourne guère sur ses pas, et il ne faut pas croire qu’il repasse ici dans les voies qu'il avait suivies au moyen-âge et à la renaissance. Alors il ne s’attachait qu’à tel ou tel objet , et son incurie né- gligeait le reste. Puis il s'emparait de toutes les matières, .en- tassant et accumulant , sans viser à la synthèse. Maintenant — 485 — il ne divise qu'après avoir réuni, et la spécialité qu’il cher- che diffère beaueoup de la première. Il se remet ensuite à explorer toutes les parties du domaine intellectuel ; mais il les parcourt dans un cercle qu’il s’est tracé lui-même : d’une part il est ramené à la sobriété par les excès de l’intempé- rance , de l’autre il est conduit à la méthode par la fatigue de ses courses multipliées et ingrates. Il y a donc suite logique et progrès accompli dans ces deux nouvelles phases. Osons le dire: le xvrr.e siècle, si riche en talents et en beaux génies, n’est pourtant en France, au point de vue des études et sauf quelques exceptions, qu’une époque de spécialité. Ce ca- ractère n’apparaît-il pas dans la constitution même de ses Aca- démies, qu'aucun lien ne rattache les unes aux autres, à qui manque la grande pensée réalisée plus tard par la création de l’Institut? Ses savants, ses poètes, forment dans la grande nation, comme autant d’individualités habitant des régions sévèrement circonscrites , où les empiétements sont interdits. A Dieu ne plaise que je dispute quelque chose à leur gloire; mais ne peut-on se demander aujourd'hui, si ces grands hommes n’eussent pas été plus complets, si leurs productions n’eussent pas été, sinon plus achevées dans la forme, au moins plus larges dans leurs développements, à la faveur de connaissances plus étendues et puisées à toutes les sources du monde physique et moral. Croit-on par exemple que l'étude des sciences naturelles et de l’économie sociale n’aurait pas donné à la grande figure de Bossuet de nouveaux aspects ? Que l'étude approfondie de l'histoire moderne et des littératures étrangères n'aurait pas agrandi le drame de Racine et de Cor- neille, élevé la critique du maître du Parnasse? On peut ad- mettre aussi qu’avec plus de culture littéraire, les Cassini et les Vauban auraient mieux vulgarisé leurs grandes vues et les résultats de leurs travaux scientifiques. Qu’a-t-il donc manqué à ce grand siècle, pour être, de l’aveu de tous, le — 484 — modèle des âges futurs ? Une des conditions du principe syn- thétique, qui admet la spécialité comme la résultante de plusieurs études variées et complexes, d’investigations portées dans le double domaine des lettres et des sciences. Le xvnr.e siècle est passé tout à coup des études partielles à l’'Encyclopédisme, et son tort ; s’il m’est permis de généra- liser le caractère de cette nouvelle phase, est d’avoir pris trop à la lettre une métaphore de Bacon, l'arbre généalo- gique des sciences ; d’avoir cru qu'il fallait partir du sommet, a vertice, et le suivre dans toutes ses branches, à! peine de r'arriver en rien à la vérité; tâche au-dessus de l’hommeet surtout d’un seul homme, füt-il né avec un génie universel. Quelques esprits vigoureux s'y mirent avec courage; mais la grande synthèse qu'ils poursuivaient eût été le mot de l’uni- vers. La science, à la prendre de si haut, était inaccessible, et si ses infatigables sectateurs n'avaient été inconséquents dans leur méthode, elle serait demeurée sans résultats: im- puissance d’une part, stérilité de l’autre ; autant valait pres- que accumuler sans ordre, comme au temps de la renaissance, que de s'attacher, par des travaux immenses, à suivre un ordre encyclopédique. Le xvur.® siècle avait aperçu la con- nexion, ce second élément du principe synthétique, mais il l'entendait mal; il n’avait pas vu que la science, vaste cercle pour un petit nombre d’esprits supérieurs, était divisible par séries, ou décomposable en sphères ayant chacune pour centre un objet principal d'étude. Le siècle actuel n’a point adopté l’encyclopédisme de son devancier ; mais il semble qu’il cherche encore la loi qui doit inaugurer la dernière phase de l’instruction dans notre s0- ciété. Il y tend à som insçu , en confondant de plus en plus les sciences et les lettres, en créant de larges spécialités, où les unes et les autres s'unissent , dans certaine mesure, pour un but commun. L'Institut et les Sociétés savantes, celles qui, — 485 — commé l’Académie d'Amiens , réunissent toutes les parties du domaine intellectuel, peuvent aider à la réalisation complète du principe que j'essaye de mettre en lumière. Montrer combien l'application du principe synthétique pré- pare de succès dans toutes les professions libérales et indus- trielles , combien elle favorise le progrès en tout genre, serait une tâche aussi belle qu’aisée à remplir, au point où je suis parvenu; mais les limites de ce discours m'obligent de cir- conscrire mon sujet. Qu'il me suffise d'établir que la science ainsi acquise est encore la gardienne de la civilisation. Il y a des temps où il est bon de faire luire cette vérité aux yeux comme un gage de salut. Oui, Messieurs , la synthèse a une grande vertu pour con- tenir l'esprit et même pour régler le cœur. : Les dérèglements de l'esprit viennent presque tous de ce qu’on ne sait pas assez ou de ce qu’on veut trop savoir; de ce qu’on se renferme obstinément dans une seule étude, ou de ce qu’on prétend les embrasser toutes, de la monopédie (qu’on me passe le mot) ou du faux encyclopédisme. On s’attache à une seule branche de l'arbre, on ne voit qu’un côté de la science. De là ces géomètres qui, tout à leurs chiffres et à leurs for- mules,. éprouvent tant de mécomptes dans les applications de la théorie pure, et qui ne peuvent en sortir, lorsque de graves évènements les mettent en face des problèmes sociaux, sans appliquer le compas à ces matières qui ont des mesures bien différentes. De là encore ces métaphysiciens qui, dans la mauvaise ac- ceptation du mot, ont été appelés idéologues. Abstracteurs de quintessences, comme dit Rabelais , jetés tantôt hors du — 486 — monde sensible et matériel, tantôt hors du monde intellectuel, entêtés ou de la sensation ou de la raison pure, ou des facul- tés de l’entendement distribuées comme dans un casier , ou des aptitudes que révèlent certaines protubérances , ne voyant rien à côté de leurs savantes analyses de l’homme et de ses lois primordiales , ce point de vue exclusif les a aussi écartés de la grande voie de la vérité , lorsqu'ils ont voulu traiter les questions sociales ; il a déréglé leur esprit. Que leur a-t-il manqué sinon d’avoir une science plus large et plus compréhensive ? d’avoir mieux connu les rapports de l’homme physique et moral, les lois du monde industriel, les besoins de l'âme et les réalités de la vie sociale ? quelque branche importante de la science a manqué à chacun d’eux pour contempler d’un coup-d’œil serein et ferme la société qu'ils voulaient redresser. N’est-il pas vrai que, s'ils avaient mieux vu d'ensemble la société française, objet spéculatif de leur étude, éclairant leur métaphysique au flambeau des sciences naturelles , de l’économie politique et des arts, les écarts de ces riches et puissantes intelligences auraient été prévenus ? De la monopédie, qui parque les intelligences, naissent encore dans les lettres et dans les arts, les poètes échevelés de l’école sensuelle , ou les poètes vaporeux de l’école idéaliste, les dramaturges qui nous font voir des monstres dans le pré- tendu miroir de la vie humaine, les historiens à vues étroites, qui n'écrivent que pour leur couvent ou leur parti, sans modération et sans justice, passionnés parce qu'ils ne con- naissent qu’un côté des choses, fanatiques ou froids pessi- mistes. N’est-il pas vrai que ces poètes et ces historiens , que les orateurs, qu’une seule idée enflamme et emporte au-delà “du but, que les artistes tombés dans les plus étranges aber- rations du goût, que ces hommes doués pour la plupart de belles facultés, en feraient un meilleur usage avec une ins- — 487 — truction plus solide, plus nourrie des sucs de la science, en un mot avec des études vraiment synthétiques ? Ces études contiendraient leur fougue en élargissant leur horison, en multipliant leurs points de vue. Elles leur donneraient, comme résultat: d'une multitude de rapprochements et de comparai- sons, ce point juste qui, dans toutes les productions de l'esprit humain , est si difficile à saisir. En leur ouvrant toutes les voies , elles les empécheraient de se jeter tête baissée dans une seule et de s’y perdre. Une autre cause des dérèglements. de l’esprit consiste à se charger outre mesure d’un bagage scientifique énorme, à faire amas de connaissances qu'on reçoit pêle-mêle, sans ordre et sans lien. Le xvi.° siècle a vu beaucoup de ces pédants non moins dangereux que ridicules , et.ce travers n’est pas encore si bien guéri qu’il ne tourne aujourd’hui plusieurs têtes , sur- tout dans l’âge où l’ardeur du sang et les premières amorces de la célébrité poussent aux excès de travail. Cette mtempé- rance de l'esprit est malsaine, en ce qu’elle l’'éloigne de plus en plus de la vérité, en lui donnant toutes les velléités de la fausse gloire , toute la suffisance de la fausse supériorité, toute l'audace des conceptions soudaines et mal digérées. Elle trouve encore son remède dans le principe synthétique, qui réduit ce trésor de mauvais aloi à un petit nombre de pièces frappées au coin de la vraie science. Il est donc certain qu’une bonne synthèse a notamment pour avantage de contenir l'esprit humain , de brider sa fougue , de modérer son élan, de le ramener aux justes li- mites du vrai : RO PE EM DST Certi denique fines Quos ultra citraque nequit consistere rectum. On voit d’ailleurs que cette retenue toute volontaire ne 33. — 488 — coûte rien à son indépendance ; il voit de plus haut, saisit mieux les rapports des choses , embrasse avec plus d’étendue l'ensemble , et s'arrête de lui-même au point qu'il a marqué. ‘La science , dûe au principe synthétique, contient encore Pesprit, en ce qu’elle le dispose à la modération des opinions, à la tolérance. En religion par exemple, la science bornée à un seul livre, né fait que des fanatiques armés les uns contre les autres. C’est en ce sens qu’on a pu dire avec raison : « Timeo homi- nem unius libri. » Mais si l’on y joint l'étude de l’homme physique et moral, la connaissance de la nature, l’histoire des peuples et l'examen des lois qui régissent la société ; si l'on découvre tous ces rapports complexes, les croyances s’é- purent, elles pourront même grandir sur ce terrain fécond et vigoureux, en se purgeant de l’ivraie de l'intolérance. Les formes religieuses ont toutes leur raison d’être. Le croyantse félicite de posséder la meilleure; mais plus il élargit autour du ‘point fixe de sa foi le cercle de ses connaissances, plus il lüi est facile de tolérer l'erreur sans être accusé de la partager. Le sceptique lui-même subira cette influence. Chaque reli- gion étant l'expression d’un système que la foi des peuples autorise, il est impossible qu’il ne trouve ou dans les forces de la nature personnifiée | ou dans les besoins de l’homme, ou dans les nécessités de la vie sociale, la justification des divers cultes admis dans l'Etat. Tel sera pour lui l’effet , non d'une science partielle, mais d’un haut enseignement syn- thétique. Dans la politique, même vertu calmante et modératrice. Quand on connait l’homme, l’histoire, le mécanisme et le jeu des sociétés qui existent sur le globe, quand on a médité sur les causes de la prospérité des nations , sur les rapports de l’industrie avec le crédit publie, on est moins porté à faire table rase, et à construire à neuf sur des théories absolues. — 489 — On hésite avant de porter la hâche sur une machine , dont on connait les rouages délicats et compliqués. On porte plus loin la patience, même dans des situations évidemment mau- vaises ; et quand le mal est flagrant, on se résigne encore, en comptant sur l'opinion qui obtient toujours, à un jour donné, quand elle sait attendre, des satisfactions légitimes. Or la force de l'opinion n’est que la force du principe synthétique qui, dans un grand Etat, où règne la centralisation , ne peut être étouffé, puisqu'il s'applique à toutes les parties de. la science , lesquelles font vivre ce pays, et ne peuvent être sup- primées sans qu'il périsse. J'ai dit que ce principe exerce en outre une salutaire in- fluence sur les mœurs. Si la science ainsi acquise ne donne pas les vertus morales, elle est du moins un puissant anti- dote contre les vices d’une société vieillie.. Elle neutralise la corruption qui envahit par tant de voies le corps social dans un état avancé de civilisation. Sans doute la religion, une éducation qui fait contracter en même temps la pratique et le goût de la vertu, qui fait à l’homme un devoir et un plaisir de garder la foi promise, de maintenir une âme saine dans un corps sain , influe heureu- sement sur les mœurs publiques. Mais si le principe religieux vient à s’affaiblir , si le courant du siècle devient assez fort avec ses richesses, avec sa soif de gloire et de luxe, pour em- porter les germes d'une bonne éducation, il peut encore trou- ver une digue dans une instruction large et rationnelle. L'instruction à tous les degrès, lorsqu'elle se résume en une bonne synthèse, a cette vertu au service de toutes les classes. Elle apprend à l'homme ses devoirs et les lui impose dans son intérêt bien entendu, si elle ne les lui fait aimer. Elle ordonne et se fait obéir. ù Pour l’homme instruit à cette forte école, chacun des de- voirs sociaux a un aspect plus saisissant, un caractère plus 33.* — 490 — dbligatoire. Habitué ? à'ne rief'cônéidérer isolémént, à ne pas séparer les branches du tronc, à saisir les rapports des choses’ entr'ellés et avec lui-même , aucun fait ne lui paraît simple: il en voit toute la portée et lès conséquences. Dans une action mauvaise, il voit cent maux qu’elle porté dans ses flanés et qui échappent à un œil moins exércé aux vues d’énsemblé! Aïnsi l'intémpérance lui apparaît avéc son cortége obligé dè Maladies et d’inaptitude au travail , de blessures faités à son industrie et à sa fortune, de crimes enfantés par la colère dans livrésse. L’incontinence lui fait voir des plaisirs trop chèrement achetés au prix de son repos et de sa Sûreté per- sonnellé , trop féconds en maux incalculables ; en ruines de tout genre, en catastrophes sanglantes. Il prévoit des procès scandaleux et dès vengeances. Il sait qu’en portant le désordre dans une famille, il la dissout et frappe des générations en- tières, qu’en séduisant une jeune fille, il tue son avenir aussi sûrement que s’il attentait à sa vie par le poison ou le poi- pnard. L'histoire, lé droit naturel ; l’étude de la constitution “el la famille et de la société , tout lé faisceau de ces confais- sances cquises refoule en lui les instincts de la convoitise, ou lui EN plus de force pour les combattre. Contre l'ambition effrénée, contre l’avarice insatiable ou es prodigalités du luxe, il trouve encore dans les annales des peuples, dans les sciences économiques et surtout dans la sé- rénité, dans la modération du goût, dans les jouissances in- tellectuclles que procure l'étude comparée des diverses brän- ches de la science , autant de précieux préservatifs. On peut dire que, s’il n’est pas invulnérable, il est au moins mieux armé contre ces passions , et plus en état d’y résister. Que sera-ce , à un autre point de vue, si plus éclairé sur l'étendue des maux qu’engendre le vice, l’homme formé à cette école a aussi une plus haute idée du devoir, parce qu’il a une perception plus distincte et plus complèté de l'ordre, — M — sur lequel, reposent les sociétés humaines? Ce sentiment de J'ordre. est pour Jui un véritable culte. Tout est lié dans son esprit.par,des anneaux qui forment une chaine continue et indissoluble. Habitué à grouper, à coordonner. les faits du monde physique et matériel, tout défaut d'harmonie le choque, et si les dissonances lui déplaisent, ici, elles, lui ,dé- l'oreille délicate est blessée ere d'un faux accord, get homme sera aussi plus fortement affecté de toute atteinte portée à l’ordre qu’il a conçu dans sa pensée, et en qui se ré- sument toutes ses études. L'amour de l’ordre sera donc pour lui un stimulant actif au bien, un aiguillon aussi fort qu'il est faible chez ceux en qui cet amour, hautement vanté, n’est qu'un mot sans valeur. Je pourrais étendre ces considérations beaucoup plus loin. | J'en ai trop.dit, emporté parJe.désir de réhabiliter la science qui, condamnée au berceau du monde, a subi dans tous les âges, depuis le mythe antique de Prométhée, depuis la lé- gende de Faust jusqu’au célèbre paradoxe d’un éloquent phi- losophe, des anathèmes immérités.. Ces coups n’ont frappé que sur un fantôme. Après. que de grands esprits ont tenté sa réhabilitation, Dante, en plaçant le griffon mystique aux racines de l’arbre qu’il fait reverdir, Goëthe, en complétant Ja légende par la victoire de Faust sur Méphistophélès, m’é- tait-il permis de parler encore de la science, et de proposer une solution nouvelle ? J'ai eru que, elle aussi avait sa loi qui justifiait les aspirations incessantes du genre humain. J'ai appelé cette loi le principe synfhétique que j'ai montré se ré- vélant chaque jour, humanisant la science devenue, grâce à lui et pour tous, un gage de succès, de progrès, de mora- lité. J'ai vu dans la science , ainsi ramenée à sa loi providen- — 492 — tielle, le palladium des états, la gardienne de la civilisation, J'aurais dû montrer encore que, liée à la vie même des na- tions , il n’est aujourd'hui ni de l'intérêt, ni au pouvoir de leurs chefs de la faire dévier de sa nouvelle voie, et que le principe une fois acquis est impérissable. Mais je n’ai déjà que trop abusé de la bienveillante attention de cet auditoire, qui me pardonnera d’avoir , dans mon amour du pays, cher- ché une garantie contre sa décadence. COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE, PENDANT L'ANNÉE 1852-1853, Par M. ANSELIN , SECRÉTAIRE-PERPÉTUEL. MessŒurs, Appelé pour la sixième fois à rendre compte de vos tra- vaux, j'éprouve toujours les mêmes hésitations, le même embarras. En relisant les procès-verbaux de vos séances ; je suis placé entre le désir de ne rien omettre et l'impossibilité de tout dire. La séance a des bornes et la patience de l’audi- toire aussi. Cependant que d'excellentes choses sont perdues dans cette arride table des matières qu’on appelle un compte rendu. Les parties scientifiques sont seules susceptibles d’ana- lyse. Quant aux œuvres littéraires ou poétiques il faut y re- noncer. Quel barbare a jamais conçu l’idée d'analyser une ode, une boutade poétique ? Passe encore pour un poème di- dactique , quand on a le malheur d’en rencontrer. Quant aux œuvres légères, nous prions nos auditeurs de se transformer en lecteurs, ils ne perdront rien à la métamorphose et sur nos simples indications ils. sauront bien retrouver les bons vers qui ont fait le charme de nos séances. M. Barnier. — 194 — Exposons donc avec simplicité ce qui a été fait avec mo- destie, et n’oublions pas s'il se peut que celui des méfaits qu’on pardonne le moins au tribunal de l'intelligence, c’est l'ennui. Dès votre première séance, presque toujours perdue en dispositions réglementaires , M. Barbier inaugurait l’année par un discours remarquable, que sa modestie intitulait : Quelques mots sur l'homme moral. Il appartenait au physiologiste donta wie’alété consacrée à l’étude de la nature organisée, de rechercher dans eette organisation les-rapports du physique et/du moral. Parcourant la chaîne des êtres, M. Barbier établit les points de similitudes qui existent-entre l’organisation matérielle de Phomme et celle des animaux. Les uns et les autres ont des organes qui les mettent en rapport avec tout ce qui les en- toure; les impressions transmises par les sens arrivent à un centre cérébral qui chez les animaux détermine l'instinct. Maïs l'homme se distingue par des facultés d'unautrelordre. ‘Ilest doué d'une intelligence qui chez lui efface:ou dompte ‘J'instinet. -C’est à cette: intelligence qu’il doit la faculté‘de “penser , de: juger, Idetréfléchir, ‘de concevoir des’idées., de faire des abstractions. — Contrairement au système desphré- nologistes qui regardent le cerveau comme le siége des trou- “blés organiques nés des impressions des sens , tels que l’accé- Tération ou le ralentissement ‘de la! circulation, l’ekaltation “Ou la'prostration des! forces, l’élévation ou l’abaissemient de la chaleur, M Barbierlles place dans'les plexus gariglionaires, auxquels il'attribue une grande ‘puissance de/perturbation dans l’ééûnomie animale. Il suit les développements ‘que ‘peu- “vent prendre les'instmets naturels , depuis l’état de modéra- tion qui permet à l'intelligence ‘de des diriger , jusqu’à l’état -d'exaltation qui'domine cette intelhgence. On‘entrevoitules hautes questions qui surgissent du \développement de cette — 495 — thèse. Aussi, «dit en terminant notre collègue, nous-touchons à la question bien grâve, celle de la liberté morale de: l'hom- me , celle de: son libre arbitre; mais cette doctrine des pas- sions s'appuie ‘sur le texte même vde la: Génèse.. Dieu , dit ‘le texte-révéré ,-revint à l'homme et répandit surson‘visage un souffle divin. C'éstee souffle quifait de lui umêtreprivilégié, et l’a doué de ceschautes facultés qui lui font dominer le reste de (la création le méttentien rapport tavec le Créateur ; lui font distinguer le bien dumal.C'est:ce souffle qui lerevêt-du don'de ! perfectibilité Le ‘rend propre à créer : les menveilles quenous:offre la civilisation, là‘sonder les ‘secretside. la na- ture, à trouver les lois du mouvement: destcorps célestes. ‘Infatigable dans'ses recherches, :M.:Obryra mis) sousfvos -M:.Osay. yeux, en plusieurs lectures, tout ce-qui pouvaitiservir à établir l'origine ! de cette courte ‘division | du btemps que nous appelons la semaine ;'et dans’ laquelle: on: s'étonne bon ‘droit ;'chéz mous , de voir encore -prédominér ‘les: dénomina- tions païeñnes. Il! faut avoir:suivi:cette savante Idissertation, pour comprendre’ à combien (de7points intéressantsidihistoire ‘ancienne , de théogonie ou d’astronomie:elle se rattache. (Le mécanisme du langage, ses’ transformations ,‘la racine des-expressions les plus jusitées , offrent rune étude dans la- quélle ik est donné à:un bien petit nombre d'avoir lecourage dé‘pénétrér ;:que degens, sous cerappoñt ; fontode la prose ‘sans le savoir ;:combien d'autres prenant la langue toutefaite “é'én servent comme d’uninstrument , sansis’inquiéter de l'o- ‘rigiñe-de la matière-et-de ‘la trempe ; ihn’emest:pas ainsisde notre savant collèguequi, dans unemouvelle-dissertation: sur les pronomsdémonstratifs etleurremploircomme signesrdes: cas Re at déclinaisons grecques ,latinesreb sanscrites a poussé l’analyse/dans les profondeursiles: pheridttonihlqudg là lin- guistique. ul9e Dujardin des: racines: grecques) àla dnétasii ets} sil y a M.Pauour. M. Anpraæu, M. Bor. — 496 — qu'un/pas; franchissons-le, et nous nous trouverons avec M:Pauquy dans l'empire de Flore. Mais est-ce bien cette Flore à la parure éblouissante que l’imägination des poètes nous a créée, et la couronne de celle-ci n’est-elle pas encore un peu hérissée de grec ? Je le crains bien: Mais si Ja Flore de notre collègue est moins séduisante elle est plus utile; et puis Ja nature est si belle à étudier dans ses moindres détails: le docte professeur en fait si bien ressortir l'ordre admirable, les profondes combinaisons sous l'apparence de la simplicité, qu'après avoir entendu son discours sur l'étude de la bota- nique, on n’éprouve que le désir de s’y livrer ou le regret qu’il soit trop tard pour le faire. Mais qui donc vient troubler notre professeur au milieu de ses plantes chéries ? Qui donc veut les expulser dela plate-bande alignée où chacune a droit de bourgeoisie, en vertu de l'étiquette qui la protége? C'est M. Andrieu; lui médecin se déclarerait-il l'ennemi d’une science qui prête son appui à la sienne? Non, sans doute; mais comme méde- cin, comme citoyen, comme philanthrope, M. Andrieu trouve que la partie de notre ville où la circulation de l’air est le plus nécessaire , est sous ce rapport la moins favorisée. Il vou- drait ouvrir des communications entre la chaussée Saint-Leu et les boulevards, notamment celui du Jardin-des-Plantes. Dans le projet qu’il a médité et développé, le jardin de bota- nique serait reporté ailleurs , il pourrait devenir l’ornement d’une de nos plus belles promenades, et les nouvelles rues percées contiendraient des bains et des lavoirs publics si utiles aux classes ouvrières. Sans doute de tels projets veulent être examinés. Toute innovation appelle les objections; mais M. Andrieu prend date pour le sien , et dans un temps peu éloi- gné, peut-être, s’étonnera-t-on de ne lavoir pas vu se réali- ser plutôt. Si la distribution des quartiers de la basse-ville éreille la 7 — sollicitude de M: Andrieu, l'aspect de nos marais attriste M. Bor. L’extraction de la tourbe les transforme en vastes étangs aussi improductifs que les exhalaisons en sont malsaines. Les combler le plus rapidement et à moins de frais possible, c'est rendre service à l’agriculture et à l'hygiène. M: Bor vous a présenté un mémoire qui aurait pour objet d’atteindre ce double but par des moyens dont l'expérience devra s’em- parer, pour en consacrer l'emploi. Déjà M. Marotte vous avait soumis ses essais de mise en vers des comédies de notre illustre Molière, — Il a poursuivi son œuvre et vous a lu cette année sa traduction en vers de plusieurs scènes des Fourberies de Scapin, dans lesquelles il a conservé avec la plus heureuse facilité , la naïveté du style et jusqu'aux expressions même de ces scènesqui sont devenues proverbiales. Pendant que l’un de vous s’occupait des embellissements de la cité et de la santé de ses habitants, M. Rigollot, tou- jours à la recherche des objets d'art, poursuivait dans leur retraite ces tableaux si curieux de la confrérie de Notre- Dame du Puy, jadis l’ornement de notre Cathédrale, qu’une décision du chapitre en exila en 4725, et qui depuis cette époque, errants et proscrits, n’ont encore pu trouver un gîte digne de l'intérêt qu’ils doivent inspirer , tant par les circons- tances auxquelles leurs compositions se rapportent que par la place qui leur appartient dans l’histoire de l’art. La lecture de l'introduction au catalogue de ces tableaux par M. Rigollot a justement captivé votre attention, et l’accomplissement de l'œuvre entière sera un monument utile au point de vue de l’art et des études historiques. Dire que l'électricité est à la mode, Messieurs, serait rendre un hommage bien peu digne d'elle à une découverte qui, enil- lustrant le dernier siècle, est destiné à rendre d'immenses ser- vices à celui-ci. Quand on voit cet agent si puissant présider M. MaRoOTTE. M. RicoLLor, M. Fozzer. — 498 — à la formation et à la décomposition de presque tous les corps; quand -on le voit résider dans toutiet y produire des effets physiques ou chimiques, faut-il s'étonner queles;seiences, Jes arts, l’industrie, viennent invoquer sa puissance. pourles aider à l’accomplissement de leurs œuvres? Quand on voit,ce ‘fluide sous la forme de galvanisme ou de magmétisme.se.lier à:la vie’organique.et la modifier , faut-il s’étonner ,que;la médecine l’appelle à son secours pour combattre les,affections morbides ? Non, certes. Il est.sans doute difficile que léstpre- miersessais ne portent pas à l'engouement , aux espérances ‘exagérées, et que la déception sur lesiprodiges espérésin'amè- ‘nent pas la tiédeur et‘le découragement ; mais:il-estdes es- pritsipositifsiet persévérants qui, sans rêver des merveilles, -s'en tiennent aux résultats avérés, et avancent toujours en multipliant les expériences. Ceux -là font progresser :la -science, en la débarrassant des entraves du charlatanisme ou -de!l’obstination d’une incrédulité systématique, C'est. sous ‘J'inspiration de-ces sages réflexions que M:Follet; vous a:sou- -mis Ja première ‘partie «de son travail sur l'électricité médi- cale,ret-qu'il vous a rendu compte du mémoire sur,les-appli- cations nombreuses. de. cet: agent, parun jeuneprofesseur (M. Decharmes) auquel. vous venez d'ouvrir vossrangs. La -seconde partie du travail de M. Follet ne,s’est pas! fait atten- ‘dre; vous le savez, c'est un:collaborateur.zélé; cette:deuxième partie est consacrée à établir la réalitédugalvanisme;organi- “quegtsaproductionpar leseffets delavie danslerègne animal. M. Foncevue. La grande figure de-Pierre l'Ermite se dressant,dans/l'his- ‘toire, faisait un appel au ciseau de: M:-Forceville. ;[l:y a dignement répondu. La statue-duprédicateur,des croisades Ydécorera' bientôt une: de!nos places ‘etprendra «xang parmi -eelles des hommes illustres de «notre Picardie..Remeréions -M.Forceville d'avoir une: foistde-plus ;:pan-cette,:œuyrecapi- tale, consacré notre titre d'Académie des:arts. 1100 € 2 — 499 — ‘Laiparole impérative de Pierré l'Ermite , ce: Dieu le veult, qu'exprime: si bien la pose et la belle tête de la statue, ont inspiré! à M, Marotte des vers que vous avez applaudi. ‘Tempérant par le charme de la poésie là sévérité des dis- cussions scientifiques, combien de fois M. Yvert n’a-t-il pas terminé vos séances par la lecture de ces œuvres gracieuses , produits presque spontanés d’une vive imagination.et d'une vérsification facile. C'était tantôt les doléances de Phanor sur lés rigueurs de la muselière , tantôt la réponse aux al- lures libres et britanniques de son ami Black ; tantôt fêtant le Bruit et bientôt après prouvañt que sans être palinodiste on pouvait célébrer le Silence ; puis abordant les travers du siècle, mettant aux prises la poésie et l’argent. Enfin aujour- d’hui même élevant ses vers à la hauteur du sujet, vous en- tendrez ceux que lui inspirent /a Pensée, ce noble attribut par lequel l’homme domine le reste de la création. Je voudrais qu’à ces quelques mots déjà trop étendus sé bornât aujourd'hui ma tâche. Le compte-rendu n’est qu'un devoir aride imposé au secrétaire-perpétuel, il en est un plus pénible, c’est de vous entretenir des pertes qui ont afligé l’A- cadémie, et jamais, dans le cours d’une année , sa sensibilité n’a été soumise à de plus rudes épreuves. Trois fois l’inexo- rable mort a frappé dans nos rangs. MM. Mallet, Le Mer- chier, Machart nous ont été enlevés presque simultanément ; et leurs éloges retentissent encore à nos oreilles , comme leur souvenir restent gravés dans nos cœurs. Ce pieux devoir si bien compris aujourd’hui et si fréquemment pratiqué, d'adresser un dernier adieu aux hommes éminens et regret- tables , laisse peu de place à ce que j’appellerai les éloges offi- ciels. Où trouver des expressions mieux senties, des dou- leurs plus vraies, des peintures plus touchantes , que celles des-amis ou des collègues réunis autour d’une tombe qui va se refermer sur l’objet de leurs regréts ? M. YverrT. 2e BU => - En vous parlant de M. Mallet, Messieurs, puis-je mieux que M. Daveluy ne l’a fait le 25 février , jour de triste mé- moire , vous peindre les hautes qualités du négociant , dont la capacité avait devancé l'expérience ? du négociant qui, ap- pelé depuis longues années, non pas seulement à prononcer comme magistrat consulaire , sur les difficultés nées du com- merce : mais à siéger dans les chambres que consulte l’État pour travailler à la prospérité du pays, s’y était constam- ment distingué par des vues droites, un coup d'œil sûr, un savoir profond , une prévoyance des résultats qui trop sou- vent viennent démentir les théories ? Mieux que ne l’a fait M. le Président de la chambre de commerce, vous peindrai-je M. Mallet relevant le courage de son père après l’ouragan de la première tourmente révolu- tionnaire qui avait tout détruit ; envisageant avec fermeté celle non moins menaçante de 1848? Travaillant avec calme à la réédification après la première, opposant à la seconde le sang-froid qui protége des catastrophes, et recevant enfin, sans qu’un œil.d’envie la lui disputât, cette décoration de la légion d'honneur , prix de ses longs services et des fonctions gratuites qu’il remplissait depuis si longtemps ? Qué si en dehors du négociant , de l’agriculteur, du père de famille, du magistrat consulaire, du membre des hauts conseils du commerce , je ne veux voir que l’académicien; ne rencontrerai-je pas comme un antécédent redoutable, les pa- roles remarquables de notre président ; rappellant à vos sou- venirs l'étendue des connaissances de M. Mallet, la justesse de son esprit , son concours si précieux dans toutes les ma- tières qui ressortaient de sa spécialité ? Rappellerai-je que malgré son âge et le déclin de sa santé, son esprit, vigou- reux encore, terminait un traité sur la législation des ban- ques, qui de l’avis des hommes compétens est le travail le — 501 — plus clair et le plus complet sur cette matière dont la com- . plication fatigue les esprits les plus opiniâtres ? Ajouterai-je encore qu’initié à la connaissance de la lan- gue espagnole , il a laissé une traduction de Mariana , l’un des meilleurs historiens de l'Espagne ? Aussi longtemps que ses forces le lui permirent, M. Mallet conserva le titre de membre titulaire ; sa modestie l’avait conduit à se retirer, par la crainte de laisser désirer sa coopération , mais l’Aca- démie ne pouvait ainsi consentir à se séparer d’un membre si profondément estimé, il accepta le titre d’académicien hono- raire, qui lui fut déféré et qu’il portait encore lorsque le 21 février 1853 la mort nous l’a ravi. A peine quelques mois nous séparaient de cette perte si vi- vement sentie que M. Le Merchier succombait aussi après avoir parcouru la plus longue et la plus honorable carrière. Son éloge revenait de droit à celui qui tout à la fois son collègue, son confrère et son ami , pouvait le mieux apprécier l’homme privé, le médecin et l’homme public. Vous entendrez tout à l'heure cet éloge et nous avons la certitude que vous applau- direz au choix du panégyriste. Enfin, Messieurs, puisqu’une inexorable fatalité est encore venue nous frapper dans la personne de M. Machart, vous de- vriez vous attendre à l'expression de nouveaux regrets, et peut- être cherchez-vous des yeux celui dont l'organe si souvent applaudi saurait en adoucir l’amertume par le charme de la diction. Nous aussi nous l’avons choisi pour rappeler les ver- tus privées , les talents comme magistrats, l’imagination bril- lante comme écrivain, la pureté académique du style de celui que nous pleurons. Dans la prochaine année il remplira cette noble mission, mais trop peu de jours nous séparent de cette perte cruelle ; pour notre collègue, pour notre ami, nous n'avons aujourd’hui que des larmes. Se ——— NL ave on ARS otithes aéiliens méitsde alSaue line nie i PRET: Senstéfiqe ant au edge 251: Si 14 Sûil st 96 son-aisauron ab it hifi personne era en eut, sapisott obisoiton bit ana déeiéh di Te op enustanol ie A Songs af D FR pa le ob oui) 9! r2100 lan AE. tootisif ai cnisor 986 dinboog Ms Lottibor 14.09 (NT) =-51'1 4isa noi#1)qoen peotiaÿb. roaaisl, vb 4 ie ous au b omiqÜe 04 ditasenos anis die v 10 si —on0d asioimobios baril aigos Li ème savédiiolonc 1S.41 supaol grogn9 Jisyioqu up. 21514 dut ul ii PEL ; rer s'fanon roun slt 0e Sprice 91199 9D noir: thqué #0 #0 au TOY 2918 AU di dioona id af 0 Up: à ] 08 Mbirins Also aus «19 bigtof énlÿ SiLäflos no 2101 61 6 IpoT + iul9 € 1i0b 9b à Sumo l Hisèrqué Adoint oÉicrs0g , trié no 19) # duo! ssifuolho 250 di se 0 | Mob see Fi Lg dosno 325 Ste déast 4 LoPeuor iadonit EDS Satoz1eq HERBE taqqat 10439 elsigon Atemoænt rl. anovuoë ie Queaio'l duob ist rreg-20b. eu bob ourisdo. ot 164 oies À arf à MOLIÈRE ET LES MÉDECINS, Par M. ALEXANDRE. { Séance du 11 Février 18354.) MESSIEURS, J'étais un jour au parterre du Théâtre français, dans cette douce attente où l’on se trouve parfois , un peu avant le lever du rideau , lorsqu'il s’agit d’une œuvre qui nous promet du plaisir. Je me croyais seul, seul comme on l’est si souvent à Paris parmi la foule, lorsqu'un petit coup amical frappé sur l'épaule, m'avertit du contraire. — Comment , docteur , est- ce bien vous que je vois? Vous n'avez donc pas lu l'affiche! Mais on va se moquer des médecins! On joue le. Malade imaginaire | —Le malade imaginaire |! me répétai-je tout bas; c’est bien la pièce qui m'attire iei. Mais pourquoi donc, me dis-je encore, en continuant les réflexions que l’on avait fait naître en moi, pourquoi, moi médecin, trouyé-je du. plaisir à cette pièce et à quelques autres du même auteur, dans les- quelles on se rit des médecins? Pourquoi? C’est, il n’en faut pas douter, parce que le trait est bien lancé et qu’il va frap- per au flanc de la médecine quelque ridicule. Ceci me rap- pèle l’hilarité qu’un jour firent naître ici-même, parmi nous et surtout chez ceux d’entre nous qui ont accès dans le tem- 34. — 504 — ple de Thémis, les fourberies de Scapin qu'un des nôtres (1) , et non pas le moins capable, mettait si heureusement en vers. On riait beaucoup de tout ce que Scapin met devant les yeux d’Argant pour le dissuader de plaider... « Les détours » de la Justice, les procédures embarrassantes, les griffes » d'animaux ravissants , sergents, procureurs , avocats , » greffiers, substituts, rapporteurs, juges et leurs clercs, et » les sottises que disent devant tout le monde de méchants » plaisants d'avocats. » Pourquoi donc les gens du métier prennent-ils plaisir à venir entendre ces charges sur les mé- decins, les juges et les avocats? C’est toujours par la même raison ; c’est parce que sous ces mêmes charges il y a du vrai. Est-ce que les notaires boudent Molière et ne vont pas à ses pièces parce qu’il dit quelque part dans l’Avare : « On » fera une bonne et exacte obligation par devant un notaire » le plus honnête homme qu’il se pourra. » Ou parce que dans une autre pièce il nomme ironiquement un notaire : M. Bonnefoi ? J'ai vu de fort pieuses gens goûter le Tartuffe. Ces réflexions, Messieurs, Molière lui-même les faisait dans sa préface des Précieuses ridicules quand il disait « Que les plus » excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mau- » vais singes qui méritent d’être bernés, que ces vicieuses » imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout » temps la matière de la comédie ; et que par la même raison » les véritables savants et les vrais braves ne se sont point » encore avisés de s’offenser du docteur de la comédie où du » capitan, non plus que les juges , les princes et les rois, de » voir Trivelin ou quelqu’autre sur le théâtre , faire ridicu- » lement, le juge, le prince ou le roi. » Vous voyez, Messieurs, de quelle manière j'ai été conduit à revoir toutes les épigrammes que Molière a lancées contre {1) M. Marotte. — (505 — les médecins , pour les analyser ensuite devant vous , en ac- ceptant avec résignation celles qui sont méritées , mais me ré- servant le droit de combattre les autres. Ce préambule vous fait voir aussi que c’est sérieusement que nous allons répondre à la plupart de ces épigrammes. Peut-on en agir autrement avec ces charges qui, comme nous le disions toute à l'heure, couvrent toujours quelque travers ou quelque ridicule, et avec ces épigrammes qui ne sont pas toujours méritées? Ces charges ne sont pas souvent de pures inventions, il faut aussi le reconnaître. Les grands écrivains de la taille de Molière n’inventent guères, comme vous le sa- vez, Messieurs. Ils devinent quelquefois ; mais le plus sou- vent tout ce qu’ils nous exposent si admirablement , soit dans les petites choses , soit dans les grandes, ils l'ont pris dans la pature où ils savent si bien voir ; et le génie n’est rien autre chose que cette clairvoyance. Commençons par mettre un peu d’ordré dans l'examen mé- dical que nous allons faire des œuvres de Molière. Les attaques que cet auteur comique livre à la médecine peuvent se ranger sous trois modes. Il fait rire des méde- cins en mettant sur la scène et en rendant grotesques, des choses qui de leur nature, considérées hors le temps de:la maladie, ne prêtent que trop au rire. C’est la grosse farce qui n’est là que pour divertir le gros parterre. C'est là le pre- mier mode. Molière fait encorerire des médecins en les faisant paraître avec leurs ridicules dont il voudrait les corriger. Là est la vraie comédie, ne mentant pas à sa devise :. Castigat ridendo mores. C’est le second mode. Enfin Molière s'attaque à la science médicale ; c’est à la doctrine qu’il.en veut cette fois ; il la croit menteuse. Comme quelques autres beaux es- prits, …l ne croit pas à la médecine. C’est au premier mode qu'appartient la scène du malade 34. — 506 — imaginaire où Argan demande à Toinette. si. son lavement, a bien opéré ? » ToineTTe. — Votre lavement ? ARGAN.—Oui. Ai-je bien fait de la bile? ToneTTE. — Ma foi, je ne me mêle pas de ces affaires là. C’est à M. Fleurant à y mettre le nez, puisqu'il en a le pro- fit. » C’est encore une scène du même genre que nous trouvons dans le Médecin malgré lui. C’est lorsque Sganarelle cherche le mal de la fille de Géronte devenue muette. » SGANARELLE. — Sent-elle de grandes douleurs ? GÉRONTE. — Fort grandes. SGANARELLE. — C’est fort bien. Va-t-elle où vous savez ? GÉRONTE.— Je n’entends rien à cela. | SGANARELLE. — La matière en est-elle louable ? GÉRONTE. -— Je ne me connais pas à ceschoses. » Tous ces lazzi débités devant des personnes ayant bien di- né, venues là pour rire et riant les unes par les autres, car le rire aussi est contagieux, n’ont jamais manqué leur effet. Molière y comptait bien. Il n’ignorait pas, non plus que les comiques qui l’ont précédé et ceux qui sont venus après lui, qu'il faut des bouffonneries pour faire rire le commun des spectateurs que des plaisanteries fines et de bon goût n’amu- seraient pas. Mais passons au meilleur comique, à celui qui s'attaque aux ridicules des médecins , et voyons si tout le monde au- jourd’hui a profité de la leçon. Pourquoi donc les hommes de notre profession ne peuvent- ils voir sans rire la scène de M. de Pourceaugnac où les deux docteurs prennent chacun un bras pour tâter le pouls , et en professeurs gourmés raisonnent scholastiquément sur la dia- gnose, la prognosée et la thérapie? Pourquoi? C’est qu’il y a encore de nos jours des médecins gourmés comme ces doc- teurs de la comédie. C’est bien l’érudition faite à bon marché que Molière à en vue dans cette scène du médecin malgré lui : » SGANARELLE, —Hippocrate dit que nous couvrions tous deux. Génonre. — Hippocrate dit cela! :SGANARELLE, — Qui, Géronte, — Dans quel chapitre s’il vous plait? SGaNARELLE.-— Dans son chapitre... des chapeaux. Géronte. — Puisque Hippocrate le dit, il le faut faire. » Nous trouvons une nouvelle preuve de l'intention où était Molière de corriger les médecins en exposant leurs travers. sur le théâtre, dans la sixième scène du 2.° acte du Malade imaginaire. C’est quand Diafoirus terminant l'éloge qu'il vient de faire de son fils , dit : « Mais sur toute chose, ce qui me plait en lui et en quoi » il suit mon exemple , c’est qu'il s'attache aveuglément aux » opinions des anciens et que jamais il n’a voulu comprendre » ni les raisons et les expériences des prétendues découvertes. » dé notre siècle, touchant la circulation du sang et autres » opinions de même farine. » Ceci va droit à quelques contemporains de Molière, méde- cins de réputation pourtant et de grande érudition, tels que Riolan , Gui-Patin et autrés qui ne voulaient pas croire à la circulation du sang. Et pourtant il tourne, pouvait aussi leur dite Hervey , l'immortél auteur de cette découvérte. La dircu- lation du sang est une de ces grandes découvertes qui mar- quent de leur sceau le siècle où elles sont faites et causent —.508 — dans la science une,profonde révolution. C’est. donc avec rai- son que Molière se moque du ridicule entêtement dé quel- ques médecins de son temps qui-systématiquement barraïent le chemin à une grande et impérissable découverte. Nous, ne trouvons pas qu'ilait eu la main, aussi heureuse dans la scène suivante. | Argan, pour s’excuser du reproche que lui fait sa domes- tique Toinette , de donner sa fille qui est si riche à un mé- decin , semble vouloir relever la condition de son gendre fu- tur. Alors il dit à M. Diafoirus: « N'est-ce pas votre intention , Monsieur’, de le pousser à » la cour et d'y ménager pour lui une charge de médecin? € M. Drarorus. — A vous parler franchement, notre mé- » tier auprès des grands ne m'a jamais paru agréable ; et j'ai » toujours trouvé qu'il fallait mieux pour nous autres de- »'"meurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à » répondre de vos actions à personne; et pourvu que l’on » suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en » peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu'il y a de fà- » cheux auprès des grands, c’est que quand ils viennent » à être malades , its veulent absolument que leurs médecins » les guérissent. » ToiNETTE. — Cela est plaisant ! Et ils sont bien imperti- » nents de vouloir que vous autres, Messieurs, les guéris- » siez! Vous n'êtes point auprès d'eux pour cela; vous n’y » êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des » remèdes ; c’est à eux de guérir s’ils peuvent. » M. Drarornus. Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traîter ». les gens dans les formes. » Tout cela est bon pour faire rireau théâtre; mais tout cela: n’a pas de portée sérieuse. Quel art, quelle science, quel mé- tier, quelle partié des choses humaines n’aura pas ses insue- — 509 — cès ? Est-ce que les avocats gagnent toutes leurs causes ? Est-ce que les magistrats ont toujours bien jugé? Ne voit-on pas des juges absoudre là où d’autres ont condamné ?,« Dans l’appli- cation des lois civiles, disait il y a quelque temps un savant magistrat (1) dans un discours de rentrée, dans cet im- mense dédale des litiges soulevés par le choc des intérêts » privés, ce qui frappe tous les hommes sérieux, c’est la » contrariété des doctrines et des décisions. » Ambroise Paré, ce grand nom parmi les médecins, ne parlait pas autrement que ne parle ici M. Diafoirus, lorsqu'il disait dans son langage naïf « Je t’ai pansé ; que Dieu te gayrisse ! » N'était-ce pas dire dans notre idiome moins naïf : j'ai com- battu'ton mal selon les règles de la science modifiées. par le temps, sanctionnées par l'expérience ; j'ai fait ce que tout médecin qui a la connaissance entière des ressources de son art, peut humainement faire. Eh bien maintenant c’est. à la nature, ou mieux à Dieu qui en est l’auteur et la dirige, à faire le reste. Et cette exigence des grands, cette imperti- nence, comme vous le faites dire ironiquement à Toinette, vous aussi, Molière, vous me semblez les avoir vues de près, si j'en juge par ce langage de Sosie dans votre Amphitryon : SS y LA « Sosie , à quelle servitude Tes jours sont-ils assujétis ! Notre sort est beaucoup plus rude Chez les grands que chez les petits. Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature, Obligé de s’immoler. Jour ét nuit, grêle , vent, péril, chaleur, froidure, Dès qu'ils parlent il faut voler. Vingt ans d’assidus service N'’en obtiennent rien pour nous ; (4) M. Roulland, procureur général à la Cour impériale de Paris. — 510 — Le moindre pelit caprice Nous attire leur courroux, » Cependant notre âme insénsée S’acharne au vain honneur de demeurer près d'eut , (En « 1: Ets’y veut, contenter de la fausse pensée Qu’ont tôus les autres gens. que nous sommes heureux, 120, Vers la retraite en vain la raison nous appèle;:, , 2, En vain notre dépit quelquefois y consent; | Leur, vue a,sur notre zèle Un ascendant trop puissant, Et la moindre fayeur d’un eoup d'œil caressant | Nous rengage de plus belle. » ) j Ces pensées teintes de mélancolie sur l’exigencé!et l'ingra- titudé des grands , durent vous venir à l'esprit, ô grand poète ; lorsqüe ne parvenant pas cette fois à faire rire le mo- marqué qui, comme vous le dités vous-même, faisait tre bler toute l'Europe; vous né pouviez l’amener à se ranger ouvértemént de votre eôté et l’opposer aux ennemis que vous avaitsuécités le Tartufe; où alors que vos placets pour obte- nit du grand roi l'autorisation de jouer cêtte pièce devant le public, restaient sans réponse. UE Un des plus grands reproches faits à la médecine , c’est la divergence d'opinion des praticiens en présence de la même maladie et sur le traitement qu’ils Jui opposent. Ce sont bien ces désaccords que Molière attaque dans la neuvième scène du deuxième acte du Malade imaginaire. Après quelques mots aigres échangés entre la femme du malade imaginaire et sa fille, en présence des, Diafoirus père: et fils , et lorsque ceux-ci vont prendre congé ; Argan ne laisse pas échapper une si belle occasion de parler de son mal à M. Diafoirus, qui n’est pas son médecin et n’est pas venu là pour s'occuper de maladie. On reconnaît dans ce trait le vrai ca- ractère de l’hypocondriaque. — 511 — ‘«AnçAn. 2 Je vous prie, Monsieur, ro ne dire ün pèu comment je suis. M. Drarormus fâtant le pouls d'Arganñ. — Allons , Thomas, prenez l’autre bras de Monsieur, pour voir,s} vous, saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ? Ta. Drarowmus. — Dico que le pouls de Monsieur est le pouls d’un homme qui ne se porte pas bien. M, Drarorus. = Bôn. Ta. Dixroinus. = Qu'il est duriuscule, pour fie pas diré dur. 2 M: Diarotrus. 2 Fort bien. Ts. Drarornus. — Repoussant. M. Diarotus. — Benè. A Ta. Drarornus. Et même un peu capricant. M: Duvomus, — Optimè. Ta. Drarorius:-Ce qui marque une intempérie dabs " parenchyme splénique , c’est-à-dire de la rate: M. Drarornus. — Fort bien. ABGAN. — Non. M. Purgon dit que d'est mon fie qui. est malade. | M; Drrornus. se Et oui. .. dit SERA dit Par et Pautre; à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble par le moyen du vas breve, du pylore et souvent des méats cho- Hédoques. » LAN Ge 4 ‘C'est vraiment d’un comique admirable ! Ces médecins igno- rantsde la maladie et qui pour éblouir le malade lui parlent moitiéfrançais, moitié latin. Et pour que ce maladenes’arrête pas plus long-temps à la divergence d'opinion entre Diafoirus qui dit la rate et Purgon qui dit le foie, celui-ci lui jette à la — 512 — tête pour l’étourdir les grands mots de, parenchymne, de vas breve, de pylore, de méats cholédoques. «€ M: Drarornus.— Votre médecin vous ordonne Re rôti? *’ArGAN.— Non. Rien que du bouilli. M. Draroinus. — Et oui: rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne prudemment, et vous ne nie: être en ee meilleures mains. » Puis revient encore si admirablement le caractère de l’hy- pocondriaque qui craint de faire la moindre chose sans l’avis du médecin. € ARGAN.— Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf? » Dans ce médecin qui prescrit le rôti quand l’autre ordonne du bouilli, Molière, on le voit bien , arrive au reproche fait aux praticiens de tous les temps de ne pas ordonner les mé- mes remèdes pour les mêmes maux. Nôus n’entreprendrons pas de soutenir que les médecins sont toujours du même avis. Il y a dans leur art comme en tout , excepté dans la science des chiffres , des choses peu évidentes qui laissent chercher à l'esprit ce qu’elles sont réellement ; et dans ces cas peu clairs on peut être d'avis différents. La diversité des intelligences doit y être aussi pour quelque chose. Mais encore , de ce que le traitement prescrit par deux praticiens n’est pas lemême, il n’en faut pas toujours conclure qu’ils ont jugé le mal au- trement ; seulement , pour le combattre , chacun a établi ses batteries à sa manière. Mais ce n’est pas seulement la variété dans le traitement des maladies qui à été objectée aux médecins , c’est aussi la variété de leurs doctrines. Plusieurs systêmes ont régné en vie depuis son;ori- gine jusqu’au temps de Molière et après lui , il faut bien l’a- — 515 — vouer. Le système est, comme vous le savez, Messieurs, en médecine, une théorie générale qui s'efforce de ramener à quelques principes , quelquefois à un seul. tous, les phéno- mènes de la santé et de la maladie. On a vu l’humorisme, le solidisme, l’animisme , le vitalisme , etc., naître tour-à-tour pour régner et être renversés l’un par l’autre. Mais chaque systême en tombant, il faut bien lereconnaître aussi , a laissé à la science quelque vérité qui ne périt pas. Ce sont les sys- tématiques que Molière met en scène sous le personnage de Toinette déguisée en médecin dans le troisième acte du Ma- lade imaginaire. » TornETTE. — Quel est votre médecin ? ARGAN.—M. Purgon. TorneTte. — Ce nom n’est point écrit sur mes tablettes en- tre les grands médecins. De quoi dit-1l que vous êtes malade ? ARGAN. —Il dit que c’est du foie et d’autres disent que c’est de la rate. ToinerTE. — Ce sont tous des ign6rañts: C'est du Fee que vous êtes malade. ARGAN. — Du poumon? ToNETTE. — Oui. Que sentez-vous? ARGAN. — Je sens de temps en temps des douleurs de tête. ToneTTE. — Justement le poumon. | 1101 ARGAN. — Il me semble parfois que j'ai un voile FOI les. yeux. TomnerTE. — Le poumon. ARGAN.— J'ai quelquefois des maux de cœur. ToinETTE. — Le poumon: ARGAN. — Je sens parfois des lassitudes dans tous les mem— bres. — d14 — Tornette, — Le poumon. Augan. -—Et quelquefois il me prend des douleurs dans lé ventre comme si c'était des coliqués. TOLNETTE. — Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ? ARGAN. — Qui , monsieur. -Tomgrre.= Le poumon. Vous aimez à boire un peu dé vin ? AnGAN. — Oui monsieur. | Tonnerre. —Le poumon. Il vous an un petit. sommeil après le repas et vous êtes bien aise de dormir ? ARGAN.—QOui monsieur. ToneTTE. — Le poumon, le poumon vous dd Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ? sut ARGAN — Il m ordonne du potage, ToineTTE. —Ignorant! ARGAN. ++ De la volaille. ) — ar ToinETTE. — Ignorant ! ARGAN. — Du veau. TorneTTe. — Ignorant! ARGAN. — Du bouilli. Tonerre. —IJgnorant! : Le ere AuGAN. = Des œufs frais, AULE TorneTTE. — Ignorant , ignorant... » En faisant dire à Toinette ainsi que l’a fait un spirituel écrivain : L’estomat , l'estomac , comme élle dit le pounon , le poumon, la moquerie va droit au grand systématique de notre, époque, qui pourtant, lui aussi, a doté la science d'importantes vérités. Mais c’est là le sort de l’homme dans, — M5 — quelque carrière qu'il s’agite: s’il trouve une vérité càet là, c’est en-la dégageant de beaucoup d’erreurs. : La scène que nous allons voir est encore à l'adresse de quel- ques systématiques ou plutôt de ces routiniers qui ne voyant partout qu’une sorte de maladie, emploient partout le même remède; les uns saignent toujours, les autres ne prescrivent que des purgatifs. «LA Paysanxe Au MÉpeciN. —Mon père, monsieur, est toujours malade de plus en plus. Premier MÉDECIN.— Ce n’est pas ma faute. Je lui donne des remèdes ; que ne guérit-il? Combien a-t-il été saigné de fois ? La Paysanne.— Quinze fois, monsieur, depuis 20 jours, Prewier Ménecin. — Quinze fois saigné? La Paysanne. — Oui. Premer Méean. — Et il n'est pas guéri! La Paysanne. — Non monsieur. Premier MÉDECIN. — C’est signe que la maladie n’est point dans le sang. Nous le ferons purger autant de fois pour voir si elle n’est pas dans les humeurs ; et si rien ne nous réussit, nous l’enverrons aux bains. 4} L'arormicaine. — Voilà le fin cela ; voilà le fin de la mé- decine, » | Eh bien, Messieurs, nous sommes obligé de l’avouer, ce n’est plus ici une fiction; c’est de l’histoire comme vous l’allez voir par ce fragment d’une lettre adressée par Gui-Patin , médecin contemporain de Molière , à M. Balin médecin à Troyes. « En » ce temps là mon fils aîné était fort malade ; mais je lai tiré » du mauvais pas d’une fièvre continue où il s’était malheu- » reusement jeté , guia adolescentuli semper stulté agunt, par ». Je moyen de vingt bonnes saignées des bras et des pieds, ».avec pour le:moins une bonne douzaine de bonnes méde- — 516 — » cines de casse, sené et sirop de roses pâles. » (G.Patin. Edit. de Reveizcé-Pariss.) Dans une autre épitre adressée au même médecin on lit « Monsieur Mantel a été fort malade »: d’une fièvre continue pour laquelle nous l’avons fait saigner » trente-deux fois. Il est parfaitement guéri dont je loue » Dieu. » Gui-Patin malade d'un rhume se fait saigner sept fois. 11 était de bien bonne foi, comme le dit son éditeur Re- veillé-Parise. Mais c'était plus qu'un rhume si on en juge par ces quelques mots de sa lettre, « Pro tussiculé , febriculà et » dolore ad làtus dextrum in forte inspiratione. » a Ne semble-t-il pas vraiment que ce soit en vue de cette pratique de Gui-Patin, son contemporain et son concitoyen , que Molière, dans son Malade imaginaire, dit ce qui suit : € ARGAN. — Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu'ils s’en servent pour eux-mêmes. BÉRALDE. — C’est qu'il y en a parmi eux qui sont eux- mêmes dans l'erreur populaire dont ils profitent, et d’autres qui ea profitent sans y être. Votre M. Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse ; c’est un homme tout médecin depuis là tête jusqu'aux pieds; un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de diffi- cile ; et qui avec une impétuosité de prévention , une raideur de confiance, une brutalité de sens commun ct de raison, donne au travers des purgations et des saignées et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu'il pourra vous faire; et il ne fera en vous tuant que ce qu'il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un be- soin il se ferait à lui-même. » Amelot de la Houssoye rapporte que Bouvard fit saigner le roi (Louis XIII , sans doute), quarante-sept fois dans une — 517 — même année, qu’il lui fit prendre deux cents médécines et autant de jus quoiqu'il fût d’une constitution assez chétive. Nous l'avons dit en commençant ; nous accepterons les épi- grammes méritées. Nous ne chercherons donc pas à excuser ces médecins d’une pratique aussi ridicule et qui s’éloignaït tant des principes tracés par Hippocrate , principes auxquels se sont ralliés , à toutes les époques, les hommes le plus re- commandables par leurs talents et une sage réserve. Lorsque l’on rapproche de ce mode de traiter les maladies suivi par les médecins contemporains de Molière, les charges des intermèdes du Malade imaginaire, on ne les trouve plus trop fortes. Le bachelier de la comédie qui , interrogé sur le traitément de l’hydropisie, de l’étisie, de la pulmonie et de l'asthme, répond pour tous ces cas : Clysterinm donare, Postea saignare, Ensuila purgare. Et si la maladie résiste : Ciysterium donare, Postea saignare, Ensuita purgare. Resaignare, repugare et reclysterisaré. Ce bachelier n’est-il pas de la même école que les médecins dont nous parlions tout à l'heure ? Enfin c'est encore à l’outrecuidance des systématiques qué s'attaque la scène 8.° du 1.e acte de M. de Pourceaugnac. & LE Paysan au médecin. — Monsieur , il n’en peut plus, il dit qu’il sent dans la tête les La grandes douleurs du monde. — 18 — Le Mépscin. -- Le malade est un sot ; d'autant plus.que dans la maladie dont il est attaqué, çe n'est la tête, selon Galien, mais la rate qui doit lui faire mal. Si l’on voit par cette épigramme que Es les es ont trop cru à la parole du maître, on voit par la suivante qu'il leur est reproché de changer trop souvent leurs doc- tripes. C'est le Médecin malgré lui qui dans son explication pour arriver à : Voilà. pourquoi votre fille est muelte , a mis le cœur à droite et le foie à gauche ; et répond à Géronte qui en .mon- tre un: peu d’étonnement: Nous avons changé tout cela! Mais ces paroles devenues proverbiales, ne s’appliquent-elles qu’à la médecine? Quelles sont les, sciences qui n’ont pas accepté des erreurs comme vérités ? Quand un phénomène de la vie jusque-là inconnu se découyre, s’il a de l'importance, ne pourra-t-il pas changer quelque théorie ? C’est ce qui est ar- rivé lors de la découverte de la circulation du sang, décou- verte tardive, près de laquelle passent, sans la faire, une foule d'hommes supérieurs et qui attend le génie de Harvey. Celui-ci résumant quelques données anatomiques trouvées çà et là, dans une période de seize siècles, les coordonne, parce qu'il trouve leurs rapports fonctionnels, et ces données éparses dans une si longue suite de siècles sont pour son génie les élé- ments d'un même tout ; et le cours du sang est trouvé. Ci- tons un autre exemple d’une découverte importante dans les fonctions de l'organisme animal et devant nécessairement mo- difier quelques théories actuelles, Les médecins de notre époque , sans être de l'école de Sga- narelle, vont pourtant faire aussi leur changement dans le foie. Le foie regardè par les anciens comme un organe servant à la sanguification, passa plus tard pour être l'organe,chargé de Ja sécrétion de la bile, sans autre attribut. Comme tous les — D19 — organes sécréteurs celui-ci reçoit en grande quantité le sang qui doit lui fournir les matériaux de sa sécrétion. Comme eux encore il offre un système de conduits excréteurs qui pren- nent l'humeur sécrétée, la bile, la rassemblent et la versent dans l'intestin pour concourir à la digestion. Toute cette théo- rie de la fonction s'appuie sur l'observation anatomique. On connaît les nombreux vaisseaux sanguins qui arrivent au foie. On voit, on dissèque d’autres vaisseaux qui charrient la bile; on les suit dans toutes leurs dispositions; on les voit partout poindre à chaque granulation du foie, puis converger, se réunir en plusieurs canaux, qui se réunissant aussi à leur tour deviennent de moins en moins nombreux et finissent en un seul vaisseau versant la bile dans l'intestin. L’anatomie du foie si bien connue , sa physiologie si bien établie sur ses con- ditions d'organisation et sur l'expérience, on pouvait croire que tout était dit sur ce point et qu’on n’avait plus qu'à pas- ser à d’autres. Mais les moins faciles à satisfaire demandaient toujours pourquoi une si grosse glande pour un si faible pro- duit sécrétoire, quand un organe du volume d’une glande sa- livaire, c’est-à-dire 50 ou 40 fois moins volumineuse pour- rait y suffire? Mais la digestion se fait, et pas trop incom- plètement encore, sans la bile, ont dit plus tard l’observa- tion et l'expérience! Et voilà qu’un physiologiste, un habile expérimentateur sur les animaux vivants (pourquoi hélas, ces sacrifices sont-ils nécessaires ?) voilà que cet expérimentateur trouveet prouve que la principale fonction du foie est de for- mer du sucre. Dusucre , Messieurs , qui l’aurait cru ? Du sucre que le foie envoie au poumon , pour y être brûlé, ainsi qu’on le dit en chimie, et converti là en une autre substance qui va concourir à la réparation dusang, comme les anciens l’avaient pressenti. M. Claude Bernard arrivant à établir ces nouvelles données sur des expériences nombreuses et précises qui peu- vent rivaliser avec ce que la physique à de mieux démontré , 35. — 520 — ne prouve-t-il pas une fois de plus la complexité des fonctions organiques , l’enchainement que ces fonctions ont entre.elles et par suite l’admirable économie apportée dans la création de l’homme et des animaux? C’est maintenant que nous pour- rons dire : Nous avons changé tout cela et sans que l’on se moque de nous. Mais ne quittons pas le sérieux de notre question. N'est-ce pas, Messieurs, que vous admettrez comme nous, que les médecins pourront modifier leurs théories , à mesure que quelques-uns de ces grands et profonds mystères de la vie leur seront ainsi révélés. Nous avons vu jusqu'ici deux sortes d’épigrammes lancées contre les médecins. C'étaient d’abord de grosses plaisanteries du genre de la farce, pour faire rire des gens bien portants ne se souvenant plus, ou n'ayant jamais été à même de com prendre qu’en un certain moment de la vie que l’on appelle maladie, ces détails sont plus sérieux que risibles. C’étaient ensuite les ridicules que se donnent quelques médecins soit par des affectations de langage pour paraître savants quand ils ne le sont pas, soit par leur goût pour les systèmes, leur entêtement à les suivre en n’acceptant même pas les vérités qui apparaissent de temps en temps. Là seulement ;, comme nous l’avons dit, Molière était dans là vraie comédie celle qui corrige en amusant. En même temps il était conséquent avec ce principe de l’art comique avancé par lui dans la préface des Précieuses ridicules : que les vicieuses imitations des plus ex- cellentes choses par de mauvais singes, sont la matière de la comédie ; et que les vrais savants, les vrais braves ne.se sont pas avisés de s’offenser du docteur de la comédie et du capi- tan. etc. Qui donc ne croirait pas, après ce langage, que Molière n’en veut qu'aux ridicules des méchants médecins ? « La médecine, dit-ilencore, dans sa préface de Tartufe, est » un art profitable et chacun le révère comme une des plus » excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu — 521 — » des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a » fait un art d'empoisonner les hommes. » Nous ne connais- sons pas ces temps où la médecine s’est rendue odieuse. Quant à l’art qu'on en a fait d’empoisonner les gens, on voit bien qu'ici Molière fait allusion à la pratique polypharmaque des médecins de son temps. Mais l’inconséquence va paraître dans des attaques d'un autre genre et dirigées contre la science médicale elle-même. Ce n’est plus la fausse médecine qu'il attaque, comme il l'a fait de la jactance des charlatans , de l’entêtement de l'esprit de système , comme il l’a fait autre part de la fausse dévotion. Cette fois il s'attaque à la vraie médecine, en laquelle il n’a aucune foi ; car c'est bien lui qui est impie en médecine, comme il le fait dire si plaisamment par Sganarelle de Don Juan déjà impie en religion. On ne peut, ce me semble, voir les choses autrement en lisant la 3.° scène du 5.° acte du Ma- lade imaginaire. « ARGAN. — Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ? BÉRALDE. — Non, mon frère; et je ne vois pas que pour son salut il soit nécessaire d’y croire. ARGAN, — Quoi? Vous ne tenez pas pour ventables une chose établie par tout le monde et que tous les siècles ont révérée ? Bérazne. — Bien loin de la tenir véritable, je la trouve , entre nous, une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes , et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de pus plaisante momerie , je ne vois rien de plus ri- dicule, qu'un homme qui veut se mêler d'en guérir un autre. ARGAN. — Pourquoi ne voulez-vous pas , mon frère , qu'un homme en puisse guérir un autre? BÉRALDE. — Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères jusqu'ici, où les hommes ne voient goutte, et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y voir quelque chose. ARGAN. — Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ? BÉRALDE. — Si fait , mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler un beau latin; savent nommer en grec toutes les maladies , les définir et les diviser ; mais pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout. ARGAn. — Mais toujours faut-il demeurer d'accord que sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres. BÉRALDE. — [ls savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand'chose; et toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias , en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets. ARGAN. — Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous, et nous voyons que , dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins. BÉRALDE. — C'est une marqué de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art... ARGAN. — Que faire donc quand on est malade ? BÉRALDE. — Rien, mon frère. ARGAN. — Rien ? BéRALDE. — Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d'elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquié- tude , c’est notre impatience qui gâte tout; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies. — 523 — ARGAN. — Mais il faut demeurer d'accord, mon frère, qu'on peut aider cette nature par de certaines choses. BÉRALDE. — Mon Dieu! mon frère, ce sont pures idées dont nous aimons à nous repaître; et de tout temps, il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous ai- mons à croire, parce qu'elles nous flattent et qu’il serait à soubaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu'un médecin vous parle d’aider , de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit , et de lui donner ce qui lui manque, de la ré- tablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonc- tions; lorsqu'il vous parle de rectifier le sang , de tempérer les entrailles et le cerveau , de dégonfler la rate, de raceom- moder la poitrine, de réparer le foie , de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle , et d’avoir des se- erets pour étendre la vie à de longues années , il vous dit jus- tement le roman de la médecine... ARGAnN. — C'est-à-dire que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et que vous voulez en savoir plus que les grands médecins de notre siècle. BÉRALDE.— Dans les discours et dans les choses ce sont deux sortes de personnages que vos grands médecins. Enten- dez-les "parler, les plus belles choses du monde; voyez les faire , les plus ignorants de tous les hommes. ARGAN.— Ouais! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois; et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu'un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet. » On voit bien qu'ici, Molière ne plaisante plus ; il. raisonne sérieusement par la bouche de Béralde personnage qu'il fait tout-à-fait grave. Il lui donne le beau côté de la scène, comme il le donne à Cléanthe qui, dans la pièce du Tartufe, fait d'excellents discours contre les. faux dévots ; comme il le — 024 — donne encore à son Philinte qui lutte contre les exagérations de la vertu insociable du Misanthrope. Pourquoi donc, grand philosophe, ne voulez-vous ‘pas qu’un homme en puisse guérir un autre , quand cet homme aura passé toute sa vie à observér la nature en ces choses, à lire les ob$ervations des autres sur ces mêmes choses, faites depuis les temps les plus reculés jusqu’à lui ? Sans aucun doute , et nous le dirons comme vous, les ressorts de notre machine sont desmystères; mais le voile dont les a couverts la nature n’est pas toujours impénétrable, et l’homme en en sou- levant un coin de temps en temps, y fait arrivér la lumière: Je vous accorde, 6 grand observateur , que quélquès-uns parmi les médecins ont parfois mêlé à leur science un pom- peux galimaliàs, qu’ils ont employé un spécieux babil, en donnant des mots pour des raisons et des promesses pour des effets. Mais à côté de ces travers que de remèdes efficaces les médecins n’ont-ils pas placés? Que de pratiques heureuses n’ont-ils pas trouvées et transmises d'âge en âge, depuis et avant Hippocrate jusqu'aux médecins de votre temps pour passer au-delà, et arriver jusqu’à nous? Nous en pourrions ci- ter bien des exemples puisés dans les différentes écoles médi- cales qui se sont succédé depuis les temps les plus reculés jusqu’à vous. Nous y verrions des traitements bien arrêtés, des plans d'opération si bien tracés qu'ils n’ont pas varié avec le temps et qui sont encore les mêmes de nos jours. II est peu de lois faites pour régler les sociétés qui soient d’une aussi longue durée. Par là nous voyons encore que , si en mé- decine il est des choses qui changent , il en est aussi qui sont stables et autant que les plus stables parmi les choses hu- maines. \ Vous n’ignoriez pas, Ô grand homme, que la médecine re- posait sur d’aussi solides fondements. Vous ne pouviez l’igno- rer en fréquentant ces faux frères qui vous dévoilaient les ri- — 525 — dicules de quelques-uns des leurs, pour être livrés par vous à la risée publique. Ces médecins savants que vous appeliez vos amis et pour lesquels vous demandiez au roi des béné- fices, en vous faisant connaître la fausse doctrine et les pra- tiques routinières, vous avaient initié en même temps à la vraie science. Eh pourquoi vous poète ou prophète, comme on le disait chez les Romains, n’avez-vous pas voulu lire dans l'avenir de cette science , progressive comme tout autre science ? Son riche avenir ne se préparait-il pas déjà de votre temps et même dès le siècle qui a précédé le vôtre, par l’im- portance que prenait alors l’étude de l’anatomie , avec l’aide de quelques gouvernements éclairés de cette époque. L’ana- tomie qui avait manqué aux anciens , cette science importante qui, comme on on j'a dit fort sagement, est au médecin ce que la géographie est au voyageur , devenait une étude sé- rieuse par les efforts de Servet, Jacques Dubois, dit Sylvius, quiétait d'Amiens, de Vésale, d'Eustache, de Fallope, de Varole et d’autres encore dont vous n’aurez pas ignoré les grands noms. Les importantes découvertes de ces habiles anatomistes n’en préparaient-elles d’autres encore et surtout celle de lacir- culation du sang, découverte votre contemporaine, née à peu près au même temps que vous, et qui comme toute grande découverte a eu ses détracteurs dont vous vous êtes aussi mo- qué. Et après l'anatomie normale venait, aussi de votre temps, l'anatomie des maladies ou l'ouverture des corps , qui alors donnait quelquefois le démenti aux médecins , cela est vrai, mais en leur apprenant qu'ils avaient encore beaucoup à chercher. Et la physiologie qui devait s’éclairer, agrandir par les progrès de l'anatomie! Et tout cela devait conduire à Bichat, le plus grand anatomiste, peut-être, comme le plus grand physiologiste des temps connus? Bichat, mort à trente ans, aussi grand déjà dans les sciences médicales que Galilée dans les sciences physiques et l'astronomie , devenait sans — 526 — doute bientôt aussi célèbre en pathologie. Ne peut-on pas le croire ainsi , rien que par cet aphorisme dicté par son génie ; « Qu’est l'observation si l’on ignore là où siége le mal ? » Parole féconde d'où naît toute une école dite l’école orga- nique , qui apprend à chercher l'organe souffrant , soit dans les maladies locales , soit dans les maladies générales ; pa- role profonde qui est aujourd’hui la devise de la médecine chez toutes les nations. Et vous, Molière, poète ou prophète, vous n’avez rien deviné de cela, non plus que les lumières que la médecine recevrait un jour de la chimie , seience en- core à l’état d'enfance de votre temps; et dela philosophie de Francois Bacon qui, née aussi en même temps que vous, établissait que dans les sciences naturelles aussi bien que dans les sciences positives, ce n’était que des faits qu’on devait partir ; que c'était de la comparaison des faits que devaient sortir les idées générales. Si vous viviez de notre temps , Ô Molière , vous verriez bien encore quelques médecins suffi- sants, charlatans, parlant grec ou latin pour faire dire d'eux ce que vous faites dire si plaisamment de Sganarelle par Jac- queline et Argan, Ô l’habile homme! Mais vous verriez en même temps cette médecine sage et réservée des anciens qu’avaient oubliée ou méconnue quelques médecins de votre époque ; vous la verriez agrandie après avoir passé par toutes ces périodes où passent les connaissanees humaines pour s’a- grandir. Vous ne douteriez plus alors qu’un homme puisse en guérir un autre, si cet homme en présence de la souffrance vous disait : Ici c’est le poumon qui est malade, là c’est le foie, là c'est le cerveau. Ce poumon que je ne puis voir ni toucher , a subi de profondes altérations. De mou qu'il était et perméable à l'air, il est devenu dur et l’air ne pénètre plus. Ces changements se sont opérés dans une étendue que je puis déterminer. Chez un autre malade un ulcère a troué le même organe jusqu’à telle profondeur. Ici le foie a dépassé — 027 — ses limites en hauteur , en largeur. — Cette poitrine est pleine d'eau; — ce cerveau est déchiré par un caillot de sang qui le comprime... Et lorsque le malheureux malade a succombé à d'aussi grands désordres (car la médecine n’a pas encore fait à l’homme le funeste présent de l'empêcher de mourir), vous verriez le professeur dans cet amphithéâtre où la vie reçoit des enseignements de la mort , vous le verriez en présence de ses nombreux élèves faire toucher du doigt les lésions orga- niques qu’il a su reconnaître pendant la vie, jusque dans la profondeur des viscères , aussi facilement que si les parois de la poitrine ou du ventre avaient eu la transparence du verre. Peut-être reconnaitriez-vous alors, Ô grand homme , que les médecins n’ont pas besoin d'emprunter le langage des char- latans, et qu'ils peuvent parler avec netteté et franchise, comme on le fait dans les autres parties des connaissances humaines. Mais Molière, comme vous le savez, Messieurs, n’est pas le seul parmi les beaux esprits, qui se soit attaqué à la mé- decine. Montaigne aussi a mal parlé des médecins. Mais Mon- taigne ne voyait rien de clair dans aucune des connaissances humaines. Après avoir repassé toutes les extravagances, comme il le dit lui-même, et les incertitudes de là philoso- phie, il arrive à examiner si la science nous apprend quelque chose des parties corporelles. « Choisissons-en un ou deux » exemples, car autrement, dit-il, nous nous perdrions dans » cette mer trouble et vaste des erreurs médicinales. » Où done Montaigne prend-il ses exemples, Messieurs , pour regarder la médecine comme une vaste mer d'erreurs? Dans la variété des opinions d’un grand nombre d’auteurs pour expliquer la génération, le plus incompréhensible des phénomènes de la vie! La faute des médecins ici est-elle bien de ne pouvoir expliquer ce mystère? N’est-elle pas plutôt de le vouloir expliquer ? Ayant déjà découvert bien des choses, — 528 — ils sont encore loin de tout savoir, Ils sont bien plus avancés pourtant que les commissionnaires de. Paris qui, comme le disait un profond anatomiste dans la comparaison qu'il en faisait avec les médecins, connaissent toutes les rues, sans savoir ce quise passé dans lès maisons. « Les violentes harpades (coups de harpon) dit encore Mon- » taigne, (c’est ainsi qu’il appelle les effets des médicaments) » les violentes-harpades de la drogue et du mal sont toujours » à notre perte, puisque: la querelle se démêle chez nous et » quela drogue est un secours infiable, de sa nature ennemie » à notre santé et qui n’a accès en notre état que par le trou- » ble. Laissons un peu faire: l’ordre qui pourvoit aux pulces » et aux taulpes, pourvoit aussi aux hommes qui ont la pa- » tience pareille à se laisser gouverner. » On-le voit par ce passage, Montaigne avant Molière et bien d’autres avant eux et après eux, veulent qu'on laisse faire la nature. Mais votre confiance en la nature, messieurs les philosophes, n’est pas plus grande que celle des médecins ; seulement elle est moins éclairée. Qui donc est mieux placé qu'eux pour être témoin des efforts curatifs de la nature? C'est ce qui a fait dire aux plus sages qu’ils n'étaient que ses mi- nistres et que souvent ils lui abandonnaient toute la cure. Mais les médecins chaque jour en présence de cette natureet s'appliquant studieusement à l’observer, reconnaissent aussi que quelquefois ses efforts sont vains. Ils la voient même par- fois prendre la route qui conduit à la perte, au lieu de pren- dre la voie de la guérison. Et chose étrange, triste ‘et vraie tout à la fois, cette nature si souvent bienveillante et protec- trice, quelquefois nous est traitresse. Elle veut nous défaire , comme elle défait tout ce qu’elle a créé. On la voit répandre ses moyens de destruction avec le même luxe qu’elle met à ré- pandre les moyens de reproduction. Créer sans cesseet sans cesse détruire, semble être sa devise. C’est en suivant ‘ces — 929 — plans de destruction qu’elle semble parfois perfide dans les inspirations qu’elle nous donne , soit en santé, soit en ma- ladie. Le malade n'est-il pas souvent tenté de se découvrir et dé s’exposer à la fraicheur de l'air dans certaines maladies où tout couvert de sueur, ilest dévoré par une brülante chaleur? Quel est celui qui, pressé par une grande soif qu'allume une inflammation d'estomac, né s’y laisserait aller, si l'expérience ne l’avertissait du danger de satisfaire cette soif impérieuse ? A quels accidents ne s'expose pas le convalescent qui Sa- tisfait son appétit glouton? Et tous nos appétits de l'état de santé, appétits plus ou moins gloutons, où nous conduisent- ils lorsque nous y laissons aller au lieu d'écouter la voix de la raison et de l'expérience qui nous disent de nous en défier ? Je pourrais faire une longue énuméralion des maladies qui ne guériraient jamais sans les ressources de l’art. Ils se trou- veraient aussi en bien minime proportion les cas de gué- rison de fluxion de poitrine, d'inflammation du cerveau ou du bas ventre , si ces maladies étaient abandonnées à elles- mêmes au lieu d’être attaquées par les moyens que l’art leur oppose. La triste expérience en est faite quelquefois, soit par l'arrivée tardive des secours , soit par l'entêtement des ma- ladés à les refuser , soit encore dans d’autres circonstances. Que faisait la nature dans la plupart des cas de maladies pro- fondément cachées des personnes du sexe, avant l’invention de cet instrument qui, en y portant la lumière pour nous les. faire reconnaître, permet aussi d’y porter le remède? La na- ture qui permet à des concrétions de se former dans la vessie pour en faire un cas de mort, conséquente avec elle-même ne tentait aucun effort de guérison. La médecine chirurgicale avait la hardiesse , et déjà du temps de Molière, d'aller cher- cher ces corps étrangers jusque dans la profondeur des en- trailles et déjà les succès étaient plus nombreux que les re- vers. Mais quelle autre conquête la médecine a faite de nos — 530 — jours contre ces maux ? La lithotritie ! Semblable à ces con- quêtes pacifiques qui se font sans répandre de sang, comme l'opération de la taille pourrait être comparée à ces conquêtes guerrières où la vie des uns est payée de la vie des autres. Et cette même nature à laquelle vous nous renvoyez, Messieurs les philosophes, la croyez-vous donc si facile à interroger , et toujours bien facile à comprendre ? Jugez-en par ce seul exem- ple tiré de la maladie nommée apoplexie. Le cerveau est dé- chiré dans une étendue plus ou moins grande par un caillot de sang qui reste logé dans la plaie qu’il a faite. Une paralysie atteignant la moitié du corps est la conséquence immédiate et plus ou moins durable de cette plaie du cerveau. C’est là la nature qui frappe. Voici maintenant la nature qui guérit. Dans les premiers jours de l’épanchement sanguin il se forme autour du caillot une membrane qu'un travail d'irritation modérée , suscitée et entretenue par la présence du caillot , organise de jour en jour. Cette membrane de nouvelle forma- tion, a pour fonction de distiller sur ce caillot, un liquide aqueux qui le délaie avec le temps et le faisant passer , molé- cule par molécule, à l’état liquide, en détermine l’absorp- tion, et débarrasse ainsi le cerveau qui , peu à peu, revient à son état normal , ou à peu près. Mais ce travail d’irritation que la nature fait naître pour organiser la membrane qui doit éliminer le sang, peut dépasser certaines limites ; alors se communiquant au cerveau il devient la source de nouveaux accidents qui emportent le malade. Cette dernière phase de la maladie revient encore à la nature qui détruit. Croirait-on ces actes de destruction et de réparation si près l’un de l’au- tre, si immédiats , si opposés par leurs tendances, les croi- rait-on dirigés par une même force? Ne les croirait-on pas plutôt les efforts de puissances contraires et opposées? Ne les dirait-on pas émanés de ces principes du bien et du mal qui dans un autre ordre de choses, luttent l’un contre l’autre ? La — 531 — voilà, méssieurs les philosophes, dans quelques circonstances, cette nature des taupes et des puces, et qui n’est pas toujours si facile à comprendre que vous l’avez cru. C’est au médecin à reconnaître où est la nature qui détruit, où est la nature qui guérit, pour faire alliance avec celle-ci et combattre l'autre. D'autres hommes distingués soit dans la philosophie , soit dans les lettres, se sont montrés hostiles à la médecine. La- fontaine a fait son médecin tant-pis et son médecin tant-mieux. Boileau nous a aussi décoché quelques traits qui pénétraient avant dans les chairs. Voltaire est assez benin dans ses atta- ques et il finit par rendre justice à l’art des médecins, comme on le voit par ce passage que nous tirons de son dictionnaire philosophique. « Ilest vrai que régime vaut mieux que médecine. Il est » vrai quetrès-longtemps sur 100 médecinsil y a eu 99 char- » latans. Il est vrai que Molière a eu raison de se moquer » d’eux. Ilest vrai qu'il n’est rien de plus ridicule que de » voir cenombre infini de femmelettes et d'hommes non moins » femmelettes qu’elles, quand ils ont trop mangé, trop bu, » trop joui, trop veillé, appeler auprès d’eux pour un malde » tête, un médecin, l’invoquer comme un dieu, lui deman- » der le miracle de faire subsister ensemble l’intempérance » et la santé et donner un écu à ce dieu qui rit de leur fai- » blesse. » Il n’est pas moins vrai, continue cet écrivain , qu’un » bon médecin peut nous sauver la vie en cent occasions et » nous rendre l’usage de nos membres. Un homme tombe en » apoplexie ; ce n’est ni un capitaine d'infanterie, ni un con- » seiller de la cour des aides qui le guérira. » Des hommes, ajoute-t-il, qui s'empresseraient de té » la santé à d’autres hommes, par les seuls principes d’hu- » manité et de bienfaisance , seraient fort au-dessus de tous — 532 — » grands de la terre ; ils tiendraient de la divinité. Conserver » est presque aussi beau que faire. » | : Jean Jacques permettait à la médecine de l’approcher, mais sans le médecin. C'était reconnaître l'utilité de la science, tout en craignant les erreurs du savant. Mais de tous ces en- nemis nous n’en voyons pas de plus acharnés que Molière; et en répondant à ses attaques nous avons répondu aux plus graves attaques qui aient été livrées à la médecine. Résumons les points les plus saillants de cette lecture et concluons. Molière a fait rire de la médecine en mettant en scène sous la forme de pasquinades des choses qui ne sont vraiment risi- bles , même sous les formes grotesques qu’il leur donne, que pour des gens rassemblés pour rire, n’ayant pas connu la dou- leur de la maladie ou ne s’en souvenant plus. Il s'est moqué avec raison des médecins charlatans, suffisants, outrecui- dants, systématiques et routiniers, ne connaissant que deux ou trois pratiques qu'ils appliquaient et réappliquaient à toute espèce de maux, ou trop confiants dans leur art , et ne se rappelant pas avec Montaigne que la drogue est parfois une chose infiable. Molière s’est attaqué à la science, en la regardant comme menteuse et voulant la faire passer pour telle devant ceux qui vont voir jouer ses pièces , ou ceux qui les lisent , c’est-à-dire , devant le monde entier. Là nous espé- rons avoir prouvé que ce grand écrivain s’est trompé en atta- quant la médecine de tous les temps , en ne faisant qu’une de la médecine sage et réservée des anciens et des bons esprits de toutes les époques , avec la médecine routinière de quel- ques médecins en vogue de son temps. Là aussi nous regret- tons que Molière , avec cette profondeur de vue qui lui faisait si bien apprécier les hommes et les choses , n’ait pas prévu que la médecine, progessive comme toutes les autres sciences ses sœurs, devait comme elles s’agrandir et se perfectionner — 533 — avec le temps. Enfin nous avons rappelé que plusieurs autres beaux esprits, soit avant , soit après Molière, avaient aussi été hostiles à notre science, en regrettant que les hommes ne s’abandonnent pas aux forces médicatrices de la nature, forces qu’ils ne sont pas à même d'étudier , et d'apprécier comme les médecins. En parlant ainsi de choses qu’ils n’ont vues que de loin, ces philosophes me paraissent ressembler assez à des voyageurs qui n'ayant pas la pratique de la mer dont ils tatent pour la première fois, osent en raisonner à cô- té de vieux marins qui la pratiquent chaque jour et toute leur vie. Au fort de la tempête , ne peut-on pas dire aux uns comme aux autres : en vous abandonnant au pilote, peut-être péri- rez-vous ; mais avec lui aussi vous avez bien plus de chances de salut. À toi een rot ele: de: ; COCOON ENT aspoub es A0 9 ait; 8thqutst ste ee bp 1é-nrsgesholip un ro biti de CES asousté sh aufq mette anor rit Sr | ‘# pas vaisoon MES RS bits: D. NE POV. “Pet va 16. À 4 ù L 4 mére Fo! fe x“! ct "AEN “ "à Vif Fr dis ché asie ont Abe t | Ye MALE PE) pr "ia ht pris js Boo ia Gr 471 2e ù Len 4 RIRE © DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. C. DECHARMES, Professeur adjoint de Sciences physiques et naturelles au Lycée impérial d'Amiens, Lu à la Séance du 26 Novembre 1853. De la Chimie dans ses rapports avec les autres Sciences, les Arts et l'Industrie. MESSIEURS , Lorsque des hommes distingués, que l’érudition, les ta- lents et le bon goût recommandent à l'estime publique, me font l’honneur de m’admettre dans leur savante société, je me trouve partagé entre deux sentiments différents : la re- connaissance , et une certaine crainte. La reconnaissance est ici trop naturelle pour que j'aie besoin d’insister. Cependant, en vous exprimant à tous combien j'en suis pénétré, je dois adresser mes remercîments particuliers à votre président , M. Dauphin, pour l'intérêt qu'il a pris à ma candidature, en la présentant avec cette bienveillance et cet esprit qui le dis- 36. — 5956 — tinguent éminemment ; à M. le docteur Rigollot, qui a bien voulu venir au-devant de mes désirs et prêter à ma demande l'appui de son autorité scientifique; enfin, à M. le docteur Follet, chargé de vous présenter une appréciation de mes deux opuscules. Sous un tel patronage, je m'explique le vote dont ma can- didature a été honorée; mais cet honneur m'impose de grandes obligations ; aussi dois-je craindre de ne pouvoir réaliser les espérances que vous devez attendre de mon con- cours , quelque dévoué qu’il puisse être. Je m'estimerai assez heureux, si le modeste tribut de mon travail peut trouver grâce à vos yeux. L'étude des sciences a déjà occupé quinze années de ma vie, c’est dire que le sujet dont je vais vous entretenir m'est imposé par la nature même de mes fonctions. Il y a six mois environ, qu’à une séance de l’Institut des provinces, j'ai eu l’occasion de donner, sur la météorologie, quelques développements qui m'ont valu l’honneur d’être connu de plusieurs membres de cette Académie. J’ai indiqué alors différents points de contact de cette branche de con- naissances avec les autres sciences , et les secours qu’elle peut rendre à l’agriculture, à l'hygiène, à la physique du globe, aux travaux publics, etc. C’est que toutes les sciences ont entre elles des rapports nombreux et qu'il est impossible d'étudier l’une sans s'occuper un peu des autres, au moins des plus voisines. S'il en est une qui, par l'objet même de ses études et sur- tout à cause du peu qu’elle emprunte aux autres, doive pré- céder tout travail sur les sciences physiques, c’est cette science féconde èn merveilles qui métamorphose tous les corps de la nature et établit entre eux une lutte incessante, où ils s’attaquent jusque dans leurs formes inaltérables ; j'ai nommé la chimie, science toute moderne, qui déjà ne le cède ea rien à ses devancières, ni pour la fécondité de ses ressour- ces, ni pour l'utilité de ses applications. Je me propose de jeter un coup-d’æil sur ses rapports avec les autres sciences, de signaler les secours qu’elle offre aux arts et à l'industrie, les services qu’elle a rendus et qu’elle est appelée à rendre encore à la société tout entière. Il serait difficile, ou pour mieux dire impossible, de limiter le domaine de la chimie, soit dans ses relations avec les au- tres sciences , soit dans les expériences de laboratoire, soit dans les applications nombreuses et variées qu’elle réalise. D'ailleurs , chaque jour elle nous apporte des résultats nou- veaux qui accroissent son empire; toute découverte en amène une autre, qui, en se combinant à son tour avec les précédentes, étend la sphère d’action de la science, élargit sans cessele champ des investigations. Grâce à ces progrèscon- tinus et si rapides depuis quelques années surtout , la chimie se trouve mêlée à la plupart de nos industries, leur sert de base , ou contribue à leur donner cette impulsion vivifiante, qui les rend si utiles et qui en fait l’une des principales ri- chesses des nations. S’adressant directement aux substances premières, point de départ de tout travail industriel, de toute transformation de la matière, soumettant à son analyse les principes de tous les êtres vivants ou inanimés, la chimie embrasse le monde physique tout entier, toules les régions et tous les temps. Son domaine est immense comme la nature. Il faut la voir : Arrachant du sein de la terre les métaux que l’industrie faconne de mille manières ; Extrayant des plantes les sucres élaborés par le végétal et les faisant servir de nourriture ou d’agent thérapeutique ; Étendant ses investigations , de l'air que nous respirons à ces gaz invisibles qui portent en eux des principes délétères ; 36.* — 538 — de ces poisons subtils qu’on étudie comme des ennemis per- fides, à ces vapeurs bienfaisantes qui assoupissent la douleur ou rappellent à la vie ; Étudiant avec un égal intérêt la goutte d’eau suspendue à la voûte des antres creusés par la nature et la masse immense de l'océan ; Interrogeant le passé dans les entrailles de la terre, et de- mandant aux masses de calcaires la composition de l’atmos- phère primitive, et aux blocs de granit l’âge du monde ; Fournissant les matériaux de l’humble vase du potier et de ces coupes splendides, chefs-d'œuvre de l’art où la richesse des teintes le dispute à la perfection du travail ; Venant en aide à l’ouvrier comme à l'artiste ; dirigeant les efforts de l’agronome et ceux du médecin ; servant de con- trôle à une foule d'opérations industrielles ; gravant sur les métaux ; enrichissant la palette du peintre; enfin, veillant sur nous avec une constante sollicitude, nous signalant les dangers de toutes sortes auxquels est exposée sans cesse notre frêle organisation, s’occupant à la fois de remédier à nos maux et de contribuer à nos plaisirs. Outre ce but spécial tendant à notre bien-être matériel, la chimie, comme toute science, a son côté philosophique, riche aussi en conséquences de haute portée. Elle peut nous initier aux secrets et aux beautés de la nature, nous montrer com- ment celle-ci procède à la formation, à la destruction des corps. Elle nous permet, dans bien des cas , d’imiter et quel- quefois même de surpasser cet admirable modèle. Elle nous fait voir que le monde physique a ses lois immuables aux- quelles la matièré obéit irrésistiblement ; lois multiples en ap- parence , mais qui, en réalité, se réduisent en se généralisant. Celui qui ne verrait dans toutes les métamorphoses chi- miques que les mouvements de la matière sans tenir compte — 5359 — de la liaison des phénomènes , sans chercher les rapports des effets aux causes; celui qui n’en apprécierait que le résultat immédiat , l’application lucrative, ne comprendrait pas le véritable esprit de la science. Mais si, guidé dans ses recherches par ces vues larges et profondes qui embrassent une multitude de faits divers et tendent à les rattacher à une cause commune, l'observateur envisage le rôle des éléments au point de vue philosophique dans les trois règnes de la nature, alors il verra éclater par- tout l'harmonie la plus admirable; il suivra avec intérêt les substances inertes dans leur passage mystérieux à l’état or- ganique ; il saisira avec une satisfaction indicible les transi- tions que la nature se ménage pour opérer ses merveilles; il n’observera pas sans étonnement cette persévérance continue qui, avec le temps, produit des résultats grandioses bien di- gues de frapper l'imagination ; enfin, il trouvera dans la chi- mie une de ces forces puissantes, un de ces instruments pré- cieux que le génie humain fait agir au profit de la civilisation. Naguère encore la superstition voyait, dans certains phé- nomènes naturels, des manifestations menaçantes d’une puis- sance occulte et redoutable. La chimie avec la physique, en expliquant ces faits par les lois ordinaires que la science a dé- couvertes , a fait prompte justice de toute cette fantasmagorie inventée par la peur, c'est-à-dire par l'ignorance. Mais revenons aux phénomènes que la chimie observe, aux principes qui font sa puissance. Rien ne se perd dans la nature, tout se transforme et roule dans un cercle éternel. Le chimiste, d’après la connaissance des forces moléculaires, peut souvent prévoir et provoquer ces changements. Il peut aussi , la balance à la main, cons- tater et mesurer ces modifications, les faire naître à son gré et provoquer sur les dernières parcelles de la matière des ac- — 540 — tions énergiques et toujours les mêmes dans des circonstances identiques. Entre les mains du chimiste, tous les corps se métamor- phosent ; il peut à la fois en changer la couleur , le goût, l'odeur , l’influence sur l’économie animale, les propriétés particulières et la destination. I les fait passer successivement par tousles états ; il les fait même évanouir à nos yeux, pour reparaître bientôt engagés dans des combinaisons nouvelles. Il soumet tout au creuset de l'analyse : l’air, l’eau, la terre, les végétaux et les animaux. Le petit nombre d’élé- mens qui résistent à ses agens de décomposition, unis deux à deux, trois à trois etc., en diverses proportions et dans des cir- constances multiples, fournissent des milliers de corps nou- veaux jouissant de propriétés dictinctes et dont les usages ne sont pas moins variés. Tantôt il arrache violemment un corps à sa combinaison; tantôt il lui permet de la quitter lentement ; 1l sait mettre à profit cette instantanéité ou cette lenteur , là pour lancer des projectiles ou prévenir l’effet d’un poison , ici pour faire eris- talliser les substances ou reproduire des empreintes avec une fidélité parfaite. Sa puissance n’a d’autres bornes que celles que lui pres- crivent les lois constantes dont il a reconnu la justesse; tant qu'il ne se met pas en opposition avec elles, il peut dédoubler, recomposer les corps, leurs molécules obéiront toujours à ses injonctions. Lorsqu'on songe aux prodiges que la chimie réalise , on comprend la puissance excessive et presque surnaturelle que les magiciens pouvaient exercer sur la foule ignorante et su- perstitieuse. En voyant les éléments obéir aux ordres de l’homme, se transformer spontanément , offrir les aspects les plus capri- — dl — cieux, subir les changements les plus radicaux et acquérir des propriétés foudroyantes, qui ne serait, en effet, saisi d’admiration et de crainte à la fois? La chimie ne cherche plus la pierre philosophale , l'eau de Jouvence ou la panacée universelle. Ces utopies ont disparu devant le flambeau de la civilisation ; elles ont fait place à des idées plus conformes à la saine raison, idées qui, sans avoir des prétentions aussi élevées, réalisent néanmoins les appli- cations les plus utiles. La chimie n’est plus l’art de composer des breuvages et des philtres; elle n’est plus le secret d’un petit nombre d’adeptes; elle ne se met plus au service des sorciers ou des criminels. Si la science actuelle a son origine dans l’alchimie , si les Albert-le-Grand, les Roger-Bâcon, les Paracelse et les Raymond-Lulle ont jeté quelque gloire sur son berceau, leurs noms, illustres d’ailleurs, ne rappellent plus à la mémoire que le chaos précédant la lumière. Désor- mais la science se rend accessible à tous, dévoile ses secrets à la foule et ne craint pas de placer sous ses yeux les merveilles sans nombre qu’elle réalise. Quoique certains phénomènes chimiques aient depuis long- temps appelé l'attention des esprits observateurs, et que nom- bre d’expériences aient été faites dans ce vaste domaine , la chimie n’a été véritablement constituée à l’état de science qu’à la fin du siècle dernier. Ses véritables progrès datent à peine de 60 ans, et déja elle compte bien des noms illustres. Pour ne parler que de ceux dont notre pays s’énorgueillit à juste titre , je citerai Lavoisier , Fourcroy, Berthollet , Chap- tal, Vauquelin, Gay-Lussac, Thénard , Orfila, Dumas, etc. Bien qu’elle nous laisse ignorer les causes premières de tous les phénomènes de son ressort, les effets remarquables qu’elle nous permet d'observer suffisent pour rendre son étude at- trayante , puisqu'ils servent souvent de point de départ aux — 542 — applications les plus importantes, ou nous donnent l’expli- cation d’un grand nombre de faits qui s’accomplissent sous nos yéux , autour de nous, en nous-mêmes. Laissons les utopistes discourir sur ces causes premières que nous ne pourrons sans doute jamais comprendre, et essayons, sans autre préoccupation ultérieure , de chercher comment on a su tirer parti des effets que produisent ces forces cachées. — Permettez-moi maintenant , Messieurs, d'entrer dans quelques détails sur les applications de la chimie aux seiences qui lui sont le plus redevables, entre autres la médecine et l’agriculture ; et d’abord la médecine, dont les diverses bran- ches en ont recu d’utiles secours pour leur extension et leur perfectionnement. Appliquée à la physiologie , la chimie nous donne connais- sance des phénomènes moléculaires qui se produisent durant la digestion ; elles nous apprend que les diverses matières alimentaires (albuminoïdes , grasses ou amylacées) ne sont point, comme on l'avait cru, modifiées par une substance unique dans l’acte de leur transformation (en chyme et en chyle), mais qu’elles ont besoin , pour devenir assimilables, de trouver dans les organes digestifs, chacune en son lieu, des agents propres à opérer sur elles les changements néces- saires à leurs métamorphoses. Rien ne se perd dans la nature, avons-nous dit ; tout se transforme et suit la route continue que lui a prescrite l’au- teur de toutes choses dans ses lois générales. C'est ainsi que l'air, l’eau et le sol livrent aux plantes les éléments néces- saires à leur existence et à leur accroissement ; que celles-ci se développent et restituent à la terre et à l'atmosphère les principes qu’elles y avaient puisés; ou que, suivant une au- tre voie, ces plantes servent d’aliments aux animaux qui su- bissent, pendant leur vie et après leur mort, une séric de dé- — 545 — compositions par suite desquelles leurs molécules se group- pent dans un ordre différent, entrent dans des combinaisons nouvelles pour former des êtres qui bientôt subiront les mêmes transformations. Partout la nature rend les dépouilles de la mort aptes à revêtir de nouveau les formes de la vie. Les plantes, en reprenant sans cesse à l’air ce que les ani- maux lui abandonnent, deviennent de véritables dépendances de l’atmosphère. De sorte que, dit un savant chimiste, « à » prendre ces faits au point de vue le plus élevé de la phy- » sique du globe, il faudrait dire qu’en ce qui touche les » éléments vraiment organiques, les plantes et les animaux » dérivent de l’air, ne sont que de l’air condensé. » C’est au fondateur de la chimie que les physiologistes doi- vent la première explication rationnelle des phénomènes complexes de la respiration. Bien que des expériences succes- sives aient modifié la théorie de Lavoisier, cette théorie, admirable et séduisante par cette simplicité qui est le cachet du génie, restera toujours comme la pierre angulaire ser- vant de base à toutes les observations du même genre. Qu'on adopte l'opinion du père de la chimie ou qu’on admette les résultats de MM. Lagrange ct Hassenfratz ou qu’on se rende à l'explication nouvellement émise par MM. Mitscherlich et Tiedeman , c’est toujours à la chimie qu’il faut avoir recours pour se rendre compte des actes respiratoires. Désormais la digestion , la respiration et la chaleur animale ne seront plus des faits isolés. La chimie en a fait voir ré- cemment les rapports intimes; elle y a découvert une harmo- nie physiologique pleine d'intérêt. - Si l'absorption et le mécanisme des sécrétions ne sont plus des mystères impénétrables ; s1 la physiologie n’est plus le roman de la médecine, et si elle en est devenue, au contraire, l'histoire la plus intéressante et la plus utile, c’est grâce aux travaux des chimistes. — 544 — Lorsque, par une cause quelconque, le sang, ce fluide vi- tal, qui imprime le mouvement à tout le système animal et sous l'influence duquel s’accomplissent toutes les fonctions ; lorsque cette chair coulante, qui contient tous les éléments de l'organisme, vient à recevoir une modification soit dans sa nature, soit dans la proportion normale des principes qui le constituent, cette altération se traduit par un état patholo- gique plus ou moins prononcé, dont le siège dépend des élé- ments modifiés et des organes influencés. C’est ainsi que, dans les diverses phases de l’état inflamma- toire, MM. Andral et Gavarret ont reconnu que la proportion de fibrine du sang augmente avec l'étendue et l’intensité du travail phlegmasique, et peut en quelque sorte servir de mesure à ce dernier ; que les maladies se développant en même temps qu’une phlegmasie, n’'empêchent pas la fibrine du sang d'atteindre le chiffre élevé de 0,01, et que cet excès de fibrine disparaît à mesure que l'individu recouvre la santé. Ces résultats, dus à l'application des méthodes chimiques, sont acquis à la science d'une manière irrévocable. Obtenus par la comparaison du sang normal avec le sang pris dans des conditions pathologiques, ils montrent tout le parti qu'on peut tirer de l'analyse du fluide nourricier. Les chimistes découvrent du fer et du manganèse dans la matière colorante du sang. Les physiologistes en tirent la consé- quence que les préparations ferrugineuses et manganésiennes pourraient bien être utiles dans le traitement de la chlorose et de l’anémie, états morbides où les métaux en question se trouvent alors réduits à des proportions très-minimes. L’ex- périence ne tarde pas à justifier les prévisions de la théorie. A l’oecasion du fer trouvé dans le sang humain, je ne puis passer sous silence une idée ingénieuse de M. Dumas. Nous tenons, dit l’illustre chimiste, à conserver religieusement des restes mortels de nos grands hommes. Or, il ya un moyen — 545 — bien simple de garder de chacun d’eux quelque chose qu'on puisse voir et toucher et qui soit susceptible d’une conserva- tion indéfinie : c'est d'extraire du sang , par des procédés chi- miques , tout le fer qu’il contient et d’en frapper une mé- daille , qui serait du diamètre d’une pièce de vingt centimes, et sur laquelle l'on pourrait inscrire le nom de l’homme qui a rendu des services signalés au pays, ainsi que ses titres à la reconnaissance de ses concitoyens. Ses médicaments les plus actifs, les plus énergiques, la thérapeutique les doit à la chimie qui, en outre, a indiqué sous quelle forme, dans quelles circonstances et à quelle dose doivent être administrés les remèdes nouveaux dont elle a doté la médecine. Elle suit jusque dans les profondeurs des organes les modifications que subissent les substances cura- tives. Elle étudie leur solubilité dans les liquides organiques, prévoit les réactions possibles, prévient celles qui amène- raient de fâcheux résultats et, adressant directement à tel organe le médicament employé, elle le charge de le disséminer dans tous les points du système qui réclament sa présence efficace. Je ne parlerai pas des agents anesthésiques, tels que l’éther sulfurique , le chloroforme, l’éther chlorhydrique chloré, qui sont venus en aide aussi bien à la thérapeutique qu’à la chi- rurgie; leurs effets sont trop connus pour que je m'y arrête. Les services qu’ils ont déjà rendus sont nombreux, et leur usage, en devenant plus sûr, acquerra en même temps plus de généralité. A côté de la thérapeutique se place une science toute ré- -cente, issue de la chimie : c’est la toxicologie. À une époque ‘où l’on n’avait aucun moyen de reconnaître le poison, instru- ment du crime, on ne trouvait rien de mieux à faire que d'interdire à la médecine l’usage de ses agents les plus héroï- ques. Maintenant que mille procédés savent atteindre , jus- — 546 — qu’au fond des organes, les plus faibles parcelles de substances vénéneuses, l’art de guérir, appuyé sur les expériences nom- breuses des Orfila, des Devergie et des Stas, voit s'étendre de jour en jour ses moyens d'action, en même temps qu'il est mis en possession d’antidotes précieux. Siégeant parfois à côté des juges , la chimie décèle le poison homicide jusque dans les entrailles de la victime, confond le coupable , et dirige le bras de la justice humaine. Les services rendus à l'hygiène par la chimie ne sont ni moins importants ni moins nombreux. La découverte de la véritable constitution de l’air atmosphérique et celle de mé- thodes précises pour mesurer les modifications que subissent ses éléments, ont fait connaître les causes essentielles de la viciation de l’air confiné pendant l'acte de la respiration, et ont amené les moyens d’y remédier. La chimie peut déterminer le nombre de mètres cubes d’air nécessaires par jour à un homme pour le libre jeu de ses organes. Elle nous apprend jusqu’à quel point l’air d'un amphithéâtre, d’un appartement bien clos, est propre à la respiration. Elle va jusqu’à mesurer le temps qu’un animal ou une plante peut vivre dans une at- mosphère de volume donné. En nous rendant compte du rôle de certaines substances dans l’organisme, la chimie nous indique la véritable marche à suivre dans l'alimentation la mieux appropriée au genre de vie de l’homme et des animaux selon le climat, le travail et l'état pathologique. Quelle question peut mieux intéresser l'hygiène que la dé- termination de la qualité de l’eau comme boisson? A la chi- mie seule appartient le pouvoir de nous renseigner à ce sujet ; car l’eau la plus limpide peut être la moins pure et la moins salutaire. Les réactifs chimiques peuvent décéler la présence de toute substance étrangère à la composition normale de ce — 547 — liquide. La science indique aussi des procédés pour lui donner les qualités nécessaires à nos besoins. Ses investigations s'étendent d’ailleurs à un grand nombre de substances dont nous faisons usage ; elles nous éclairent sur les falsifications que la fraude leur fait subir. Chaque année le luxe coûte fatalement la vie à des cen- taines d'ouvriers. La liste des arts insalubres est malheureu- sement trop longue encore ; et si parfois on en voit disparaître un nom, c’est à la chimie qu’on doit ce bienfait: témoins les nouveaux procédés d’argenture et de dorure par voie électri- que et la substitution du blanc de zinc au blanc de céruse. — Après ces considérations relatives à l’organisme humain, envisageons maintenant la chimie dans ses rapports avec les végétaux. De toutes les sciences que l’agriculture met à contribution et auxquelles elle emprunte ses inspirations et sa pratique, celle qui peut le mieux la servir dans ses recherches est sans contredit la chimie. La chimie, en effet , n'est-elle pas indispensable quand il s’agit de reconnaître la nature d’un terrain ou les éléments d’une plante; de dire ce que celle-ci puise dans l’air ou dans le sol pour son existence et son accroissement ? N'est-elle pas un puissant auxiliaire lorsqu'il faut étudier les moyens d'améliorer les terres arables par un choix judi- cieux d’amendements ou d'engrais que réclame la nature même d'un végétal déterminé? N’est-elle pas un guide intelligent et sûr dans les essais re- latifs aux conditions les plus avantageuses pour faire produire au sol la meilleure qualité et la plus grande quantité possible de matières végétales, but final de l’agriculture? La chimie nous montre le rôle de chaque élément de l'air dans l’acte de la végétation ; nous fait voir dans l’oxigène l'agent nécessaire à la transformation de tous les principes ; — 548 — dans l'azote, le modérateur de cette action énergique ; dans la vapeur d’eau , le véhicule au moyen duquel s’accomplissent toutes les actions chimiques ; dans l’acide carbonique, la clef de voûte de la végétation et par suite de la vie animale ; car sans lui, les végétaux s’étioleraient, les animaux herbivores mourraient privés de leur aliment essentiel et seraient bien- tôt suivis par les carnivores auxquels ils servent de nourriture. Pour caractériser d’un trait l’action de ces quatre éléments de l’air, on peut dire, avec un savant chimiste que : L'oxygène métamorphose ; L’acide carbonique dissout et nourrit ; L'eau facilite les actions ; Et l’azote les fempère. En expliquant par les combinaisons chimiques les procédés agricoles que nous retrouvons dans les ouvrages de Virgile et de Pline, la théorie devance souvent la pratique. Plus d’une fois on a vu le chimiste annoncer le bon emploi d'une subs- tance par la seule connaissance de ses affinités pour les corps avec lesquels elle se trouve accidentellement unie : ainsi, l’ar- gile mêlée aux engrais avec les calcaires; Lavoisier prescri- vait ce mélange aux agriculteurs ; M. Payen vient de prouver par l’expérience son efficacité. La chimie , en rendant compte de l’action incessante de l’air et de l’eau sur les roches qui composent l'écorce du globe, explique la variété des terrains et leur aptitude spéciale à la culture de certains végétaux. Personne n’ignore aujourd'hui que sans la chimie il est impossible de faire faire un pas à l’agriculture. Lorsqu’au contraire, laissant loin derrière eux les préjugés ennemis de toute amélioration , de tout progrès, et prenant toujours l'analyse chimique pour guide, les agronomes auront posé leur art sur des bases scientifiques, c’est-à-dire sur des principes solides et durables, alors on pourra réaliser en grand — 549 — les essais tentés sur quelques points ; on pourra maintenir et augmenter la fécondité du sol, doubler les récoltes et assurer l'existence jusqu'ici inquiète et problématique des populations croissantes. — La météorologie est encore une science qui reçoit de la chimie d’utiles secours. En effet , si la physique sait trouver l'épaisseur de l’atmos- phère, théâtre des observations météorologiques, la chimie en donne la nature et la proportion des éléments, quantités variables avec la hauteur et suivant des circonstances que l'hygiène et l’agriculture se chargent d'apprécier à leur profit. Si la physique a des procédés précieux pour mesurer le degré d'humidité de l’air, la chimie peut aussi, en mettant en jeu les affinités moléculaires , déterminer avec assez d'ex- actitude cet élément dont l’importance se fait sentir lorsqu'on recherche son influence sur les fonctions organiques des plantes et des animaux. Dans cette pluie qui tombe au milieu des éclats de ton- nerre et dont le météorologiste n’a pour but que de fixer la quantité, le chimiste trouve des matières azotées élaborées sous l'influence de la foudre, trésors amassés par la nature dans le sein des nuages et déversés ensuite sur le sol pour servir à la nutrition des végétaux. Quand je dis que la météorologie reçoit de la chimie d’u- tiles secours, il y a plus : sans cette dernière qui fabrique le verre, qui extrait et purifie l'alcool et le mercure, que de- vient le météorologiste privé de ses principaux instruments construits avec ces matières premières ? Il ne peut observer ni la pression, ni la température, ni l'humidité de l’air ; il est réduit à noter la direction des vents et l’apparition des rares météores lumineux ; les trois principaux éléments de la science Jui font défaut. Quelle est cette traînée de lumière qui sillonne l’espace - — 550 — avec la rapidité de l'éclair? Une explosion lointaine se fait en- tendre ; une pierre énorme vole en éclats au milieu des airs ; les fragments tombent sur le sol et s’y enfoncent profondé- ment. Pour l’astronome, c’est un de ces corps qui circulent par myriades dans toutes les directions du ciel comme une véritable poussière de mondes en miniature. La puissance attractive de notre globe a fait dévier le bolide de sa route, la résistance de l’air et la rapidité de la chüte ont produit son incandescence et sa rupture. Le météorologiste inscrit toutes les particularités du phénomène et examine avec inté- rêt les débris de ce nouvel habitant de la terre. Le chimiste en fait l'analyse ; et n’y trouvant aucun élément étranger à notre globe, il en tire cette conséquence, hardie peut-être, que les mondes qui gravitent dans le ciel, sont formés des mêmes substances que le nôtre. De là une communauté d’o- rigine et probablement de destination. Je passe maintenant à d’autres applications variées de la science qui nous occupe. Voyez cet arbre que l’ouvrier dédaigne comme impropre aux constructions durables et aux objets de luxe. Eh bien! dans quelques heures il aura changé de couleur, de propriétés et pour ainsi-dire de nature, il aura décuplé de valeur. Au lieu du suc nourricier qui l’alimente, la science offre à ses mille bouches béantes (qui , partant des racines , vont porter la sève jusqu'aux extrémités supérieures,) des substances qu’elle a préparées ; il les absorbe , il se les assimile, et on le voit bientôt mourir victime de son erreur ; mais le miracle est accompli ; le bois a acquis dans cette infiltration les cou- leurs les plus variées , les nuances les mieux fondues que l’art n’imite qu'imparfaitement. Quelques poignées d’un sel com- mun ont suffi pour opérer ce prodige. Par cette intussuscep- tion, le bois s’est métamorphosé ; il est devenu plus dur ou — 51 — plus souple , ou incombustible , ou très-inflammable, ou im- putrescible, selon la nature des substances absorbées ; qualités qui ont leur valeur dans les applications. Non seulement on opère sur l'arbre vivant et debout, mais encore sur l'arbre abattu. Le principe n’est plus le même ; on n'utilise plus la force ascensionnelle qui réside dans toutes les parties du vé- gétal, mais on a recours à une force étrangère, à une pression qui la remplace ; le résultat final ne change pas. Le chimiste va plus loin, il infiltre les pierres ; il trans- forme en silicate inattaquable à l’air les calcaires de nos mo- numents anciens sans déplacer la moindre parcelle de l'édifice. Si la pile électrique se rattache à la physique par sa dé- couverte et par les expériences primitives auxquelles on l’a fait servir , elle rentre néanmoins dans le domaine de la chi- mie par la cause première qui détermine ses effets, contrai- rement à l’opinion de Volta, thèse qui n’est plus soutenable devant des faits concluants. Pour le dire en deux mots, l’im- mortel professeur de Pavie regardait la production de l’élec- tricité de la pile comme le résultat du simple contact de deux métaux hétérogènes , tandis que la cause efficace et peut-être exclusive se trouve dans les phénomènes chimiques. Des ex- périences décisives ne permettent plus de doutes à cet égard. Ainsi la pile électrique avec tous ses effets physiques, chi- miques , physiologiques et ses nombreuses applications , est maintenant du ressort de la chimie aussi bien que de la phy- sique , nouveau point de contact de ces deux sciences qui en ont déjà tant d’autres. Si la science moderne n’a pas résolu, dans toute l’acception du mot, le grand problème des alchimistes, la transmutation des métaux , elle en a trouvé, dans un autre sens, une solu- tion des plus générales et des plus simples. Elle peut recouvrir d'or ou d'argent, non-seulement les métaux communs, mais encore une substance de nature quel 37: — 552 — conque, et lui donner l'aspect, la consistance du métal le plus précieux. Dans certains cas, le résultat s'obtient presque instantanément, dans d’autres il s'effectue avec lenteur, mais d’une façon plus complète. Je nem’arrêterai pas aux applications dela galvanoplastie, niaux détails techniques qui pourraient donner connaissance de ses procédés ingénieux; j'ai traité ailleurs cette question, je craindrais de me répéter. La chimie revendique aussi comme un de ses titresde gloire une découverte qui a fait grand bruit à son apparition et qui va se perfectionnant de jour en jour, le daguerréotype ou plutôt la photographie. Sans parler des usages vulgaires de cet art nouveau , je ci- terai quelques applications moins connues et cependant très- appréciées dans le monde savant. Ainsi , en adaptant aux lunettes astronomiques un appareil photographique, on a pu reproduire toutes les phases que présente la lune dans une éclipse et conserver de la sorte des pièces authentiques du phénomène, de cinq minutes:en cinq minutes. Pour copier des hiéroglyphes, un seul photographiste fait plus en quelques heures que cinquante dessinateurs en une année entière. Une autre application très-utile est celle qu’on a faite ré- cemment à la reproduction sur ‘papier photogénique de la collection zoologique du Muséum d'histoire naturelle, copies aussi admirables que les originaux et quipermettent àchacun d'étudier à loisir, au. microscope même, des détails minu- tieux qui échappent infailliblement à l’œil nu et au premier examen. ! On emploie aussi le papier photogénique pour mesurer l'intensité relative de deux lumières par l'impression jplusou moins forte que chacune laisse sur les substances sensibles. On s’en sert encore pour enregistrer , à chaque instant, les indications du baromètre, du thermomètre, de l'aiguille ai- mantée, en. un mot, de tous les instruments de météorologie. Enfin le télégraphe électro-chimique va jusqu’à copier à toute distance sur papier impressionnable, non-seulement une signature, mais des pages entières d'écriture ou un dessin quelconque. A l’époque où le plus grand guerrier des temps modernes voulut mettre à exécution un projet inoui dans les fastes de l’histoire, projet tendant à isoler du continent une puissance rivale, il réunit les plus célèbres chimistes : « Il faut, dit-il, » mettre les Indes en France. Le sucre nous manque, cher- » chez. » Le problême était difficile et la nécessité pressante. On soumit à l'analyse quantité de substances et de plantes ; on trouva en assez grande abondance dans plusieurs d’entre elles le principe immédiat que l'on cherchait. On put bientôt l'en extraire sur une grande échelle, et la fabrication du sucre indigène atteignit un degré de perfection qui laisse peu à dé- sirer. Grâce aux travaux des chimistes, on peut désormais se passer du sucre des colonies. Non contente de concourir pour une large part au bien être de chacun et à la prospérité du pays, la chimie veut encore assurer le repos de la patrie, faire respecter ses droits et la protéger contre ses ennemis en mettant dans les mains de nos soldats ce puissant auxiliaire du courage et de la victoire, .ces mélanges terribles qui, comme la foudre, font entendre au loin un bruit formidable, et sèment de tous côtés la terreur et la mort, aussi bien dans l'enceinte des forteresses inacces- sibles que danses rangs d’une armée. Et, chose surprenante, Ja science fait servir ce même agent à la paix comme à la guerre, à nos plaisirs comme à notre vengeance. La poudre, en effet , possédant une instantanéité d'action et une puissance saus égales, vient souvent suppléer aux forces de l’homme 37.* — 0554 — pour arracher des blocs de pierres aux flancs des rochers, pratiquer des routes à travers les montagnes , ou extraire des “entrailles de la terre les métaux et les combustibles que l’in- dustrie réclame. Elle sert également à lancer la corde de sau- vetage au navire en péril et à atteindre le gibier dans sa fuite rapide. Elle embellit nos réjouissances publiques par ses jets de lumière, ses gerbes de feu, ses étoiles étincelantes, ses bouquets aux mille couleurs qui s’épanouissent au milieu des airs. Mais voyez jusqu'où vont les ressources de la chimie! D'une substance explosive, la pyroxyline, elle fait un agent thérapeutique. Elle va même plus loin , elle le fait servir à la photographie. On ne dira plus que le fulmi-coton , œuvre de la chimie, est seulement l’arme des conspirateurs ; la science a changé la destination de ce produit et fait tourner la découverte au profit de l’art. La chimie, en fournissant à l’aéronaute ce gaz léger qui l'emporte dans les régions supérieures de l'atmosphère, lui donne par là le moven de faire des observations du plus haut intérêt sur la nature et la densité de l’air, sur sa tempéra- ture , son état électrique et magnétique, enfin sur la direc- tion des courants à toutes les hauteurs accessibles à l’homme. Sans parler de ces ascensions de pure curiosité ou de spé- culation particulière, plusieurs voyages aériens ont déjà été faits dans un but purement scientifique et ont amené des ré- sultats consignés dans nos annales. On sait aussi que la France doit à l’aérostat la victoire de Fleurus et plusieurs explorations utiles à la stratégie. La chimie utilise de mille manières les affinités des corps les uns pour les autres. C’est ainsi qu’elle transforme en un cristal limpide ce sable vil que nous foulons aux pieds ; — 599 — _ Qu'elle rend les tissus incombustibles et les substances or- ganiques imputrescibles ; Qu'elle arrache les métaux à leurs combinaisons pour les faire servir à mille usages variés. Il n’est pas jusqu’à ces sources de lumière que nos aïeux eussent payées bien cher et que chacun possède aujourd’hui à si bas prix, qui ne soit un bienfait de la chimie. C’est grâce aux travaux des Berthollet , des Chevreul, etc., que la teinture est devenue un art et qu'on peut produire des milliers de nuances distinctes et méthodiquement classées. La chimie est la cheville ouvrière de l’industrie. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler les paroles du célèbre chimiste suédois au sujet de l'acide sulfurique : la consom- mation de cet acide dans un pays, dit Berzélius, peut donner la mesure exacte du développement de son industrie et par suite de son degré de civilisation. Partout on trouve la science aux prises avec la nature pour lui arracher ses secrets. Sans elle une foule de phénomènes passeraient inapercus ou sembleraient n’avoir entre eux au- eune liaison : Le fer qui se couvre de rouille, le bois qui brûle, l’animal et Ja plante qui respirent, le liquide qui fermente, l’étoffe qui se décolore au soleil, le végétal qui s’étiole, sont pour elle des résultats qui présentent les plus grandes analogies et qu’elle explique par le jeu des mêmes affinités moléculaires. — Pour rendre plus saisissable l'importance de la chimie, imaginez un instant qu’elle cesse de continuer la direction, l'impulsion qu’elle a su imprimer aux arts et à l'industrie, ou plutôt essayez de rompre avec elle et rejetez au loin ses don- nées et ses résultats, fruits de nombreuses expériences ; mais alors... Laissez. inachevés ces travaux qui devaient faire la gloire de l’époque ; — 556 — Renoncez à ces questions qui intéressent l'hygiène, la mé- decine, l’agriculture, et dont on entrevoyait déjà les solutions. Laissez périr l’ouvrier dans une atmosphère délétère ; Abandonnez le malade en proie à d’horribles souffrances ; Déchirez ces étoffes brillantes dont l’éclat et les nuances sa- tisfont aux caprices changeants du luxe ; Brûlez le livre que vous lisez, le papier sur lequel vous traduisez votre pensée ; Renversez ces statues monumentales, ces colonnes gigan- tesques où les nations inscrivent avec orgueil les noms des héros ; Eteignez ces milliers de flammes scintillantes qui ont chassé la nuit de nos cités; Laissez tarir cette source de lumière électrique rivale du soleil même ; Coupez ces fils métalliques, véritables nerfs qui transmet- tent la pensée instantanément à toute distance à travers tous les obstacles ; Renoncez non seulement à toute prépondérance parmiles vations , mais ne songez plus à vous défendre contre l’ennemi. La chimie cependant n'a pas à elle seule te priviiége des découvertes utiles. Toutes les sciences entraînées dans le mou- vement général qui est un des faits caractéristiques de notrè époque, viennent incessamment offrir à la société le tribut de leurs heureuses applications. Mais elle les devance toutes dans son rapide essor ; elle les dépasse journellement, tant par la variété que par l’imprévu et l'utilité de ses résultats: Naguère, c'était l’image fixée sur la plaque daguerrienne où la nature, à la fois artiste et modèle, venait graver. avét la perfection qu'elle met dans ses œuvres, les détails infinis de ses traits, — 557 — Aujourd’hui, c’est le télègraphe électrique qui, cent mil- lions de fois plus rapide que le vent , transmet la pensée d’un bout du monde à l’autre, aussi vite qu’elle est conçue. Demain, c'est peut-être la découverte des causes et par suite des remèdes de ce fléau terrible qui nous menace encore, après avoir, deux fois déjà, décimé nos populations effrayées. Demain, c’est le fluide électrique remplaçant la vapeur comme force motrice. Demain, c’est le rêve d'hier devenu une réalité. Concluons que l’on trouve dans la chimie : Un puissant auxiliaire pour la médecine et l’hygiène ; Un guide éclairé pour l’agriculture ; La base de toutes sciences physiques; Le pivot de l’industrie. Ajoutons que si elle ne peut prolonger nos jours au-delà des limites prescrites par la nature, elle imagine du moins bien des moyens d'assurer et d'accroître notre bien-être. Enfin , nous pouvons regarder l’ensemble des sciences com- me un faisceau dont la force réside dans la liaison de leurs éléments. Unies étroitement, comme les molécules d’un même corps, elles forment , en effet, une sorte de cercle continu que chacune d'elles concourt à fermer. Les muses sont sœurs, et ce n’est pes sans raison que les anciens les représentaient se donnant la main. La fin d’une science n’est que le commencement d’une autre, comme le coucher du soleil sur notre horizon n’est que l'aurore d’un. autre hémisphère. À Ÿ : bus : siido sl EM EU RÉ TS do 1 1Ô : Motion “up ns 5 * anis Lola np 9eme, ABg Je even Se À } | Ne: 490009 996 HU f 91 200 ONE Are ét sils anoiselie | | OYE PT Bt mgger sl ineoclimer Sapitioot obiut ne. ARE Lire ay SEA ÉEANE ES ion RC ‘ave nur lès aéiane rent à a sean inuP Ets énéshét M En Lu oirgs 180 à MERE A, és 1 ès s j lise dasir suxte sp MES RE DADNT net L: membre 4 “Aion ai zou 1040f01q 409 nier, nb ouivgai 9Ùl9 SH, Pere saruid 9108 sono ‘ gl ah ge 4 1 re op à de a te su Dr Me. Es paca ROLE 02377 sm 4 | Le fe Este 34 LT des MELLE ae RÉPONSE AU DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. DECHARMES, Élu Membre de l'Académie d'Amiens, le 43 Août 1853, Par M. H. DAUPHIN, DIRECTEUR, (Séance du 26 Novembre 1853.) MonsŒur, Lorsqu'un homme de science , un ami des lettres, demande à prendre place dans nos rangs, à concourir à nos travaux, ce désir seul, indépendamment des avantages que promet à l'Académie l'acquisition d’un sujet utile, est de nature à la toucher profondément. Plus elle attend de son nouveau colla- borateur , plus elle a lieu de se féliciter d’un empressement qui lui donne la mesure de l’estime où elle est placée dans son opinion. Cet hommage rendu à la compagnie ajoute à son lustre , et lui fait aimer le candidat, à qui elle rend sympa- thie pour estime, avant même d’avoir profité du concours de ses lumières. Tels sont, Monsieur, les sentiments qui vous accueillent dans cette compagnie où , ayant à peine pris pied dans cette ville, vous avez désiré d’être admis. Déjà votre résidence — 560 — dans une ville voisine, où vous étiez membre d’une société sœur de la nôtre, établissait entre nous quelques liens. La transition était naturelle et facile. Vous avez voulu, comme vous l'aviez fait à Abbeville, vous donner tout entier à votre nouvelle cité d'adoption. Partout où les amis de la science plantent leurs tentes ils attirent à eux les hommes de savoir, autant qu'ils sont attirés vers eux. Vous avez'obéi, Monsieur, à cette loi qui a aussi poussé l’Académie d'Amiens à répondre à votre appel, qu’elle ne pouvait devancer. Votre qualité de professeur-adjoint dessciences physiqueset naturelles au Lycée d'Amiens était un grand titre derecomman- dation auprès de nous. Le collaborateur de M. Pollet, l’homme jugé capable de préparer l’enseignement de ce maître habile, que l’Académie ne croit pas encore avoir perdu sans retour, pouvait prétendre à remplir le videque cause dans sesrangs sa regrettable absence. A ce titre seul, vous auriez été ici, Mon- sieur , le bienvenu ; c’eût été une bonne fortune pour l’Aca- démie de retrouver en vous, dans une sphère qui s’élargit sans cesse, et qui touche par tant de points au domaine des lettres et des arts, le flambeau de sa section des.sciences ; le guide et l’âme de ses travaux. Mais vous aviez d’autres titres à produire. Dans.une occa- sion récente.et solennelle, vous eütes à faire preuve,de votre savoir ; etcette circonstanceen attirant notre attention.sur, un travail remarquable, qui venait d'être publié.sous votre nom, avait mis l’Académie sur la voie d’heureuses découvertes; avant que vous eussiez placé sous ses yeux. diverses produc- tions de votre plume. J’assistais à cette séance de l’Institut des. provinces où. vous fûtes appelé, en avrik dernier, à remplir, en ce qui concerne ce département, une importante partie, de son programme. La météorologie ne. pouvait avoir à. Amiens, ni dans.toute l'ancienne Picardie, un interprète: plus habile. En. présence — 561 — d'hommes réunis sous l’heureuse pensée d'utiliser pour le pays tout'entier, dans chaque contrée de la France, les tra- vaux de ses compagnies savantes, vous exposâtes les notions générales de cette science encore si peu avancée, en qui la physique et la chimie doivent résumer un jour , pour les be- soins immédiats de l’homme, leurs applications les plus uti- les. Vous éclairâtes ce champ, nouveau pour moi, de vues si nettes et si frappantes, de considérations présentées avec tant d'ordre, avec une propriété de langage si parfaite, avec'une: abondance et une facilité d'élocution si rares (j'en appelle au souvenir de ceux de mes collègues qui ont entendu cette bril- lante improvisation), que chargé de représenter l’Académie dans cette solennité, je ne pus m'empêcher de lui commu- niquer l'impression du plaisir que m'avait causé cette mani- festation soudaine d’un beau talent. C'est alors que les mé- moires de la Société d’émulation d’Abbeville, adressés préci- sément à cette époque à l’Académie, lui révélèrent ce que vôtre modestie lui avait jusque-là dérobé. Nous sûmes que la météorologie, négligée presque partout, au grand regret de plusieurs praticiens philanthropes, avait au moins dans ce département un savant et zélé disciple. Nous apprimes que grâces à vous, Monsieur, les longues et patientes observa- tions d'un Abbevillois infatigable ne seraient point perdues pour la science; et le nom de M. Callary, qui mérite toute: notre reconnaissance, nous fut révélé avec le vôtre par ce beau travail où vous avez groupé les résultats des observa- tions météorologiques faitesà Abbeville pendant l’année 1850. Laméthode qui a présidé à ce travail, qui en a classé les élé- ments de manière à présenter jour par jour, dans un tableau synoptique, la pression atmosphérique , la’ température, la direction et la force des vents, leur passage dans’les diverses contrées’ de: l'air , l'état du: ciel , la quantité de pluie ou:de neige tombée! laconfiguration des nuages, les manifestations — 562 — de la grêle et de la foudre, ainsi que les phénomènes parti- culiers , en fait un modèle pour tous ceux qui voudront se livrer aux mêmes études. Il suffira désormais d'agrandir le cadre, à mesure que la science fournira les moyens de mul- tiplier les constatations. Vous avez eu aussi l’idée piquante d'offrir au lecteur Je ta- bleau des faits accomplis, sous la forme d’un almanach plus sûr que les oracles de Nostradamus. On y voit tout ce que renferme ou doit renfermer un bon almanach, sauf que, dans sa rédaction, il emploie le temps passé au lieu du futur. Il ne prédit pas ; 1l note ce qui est arrivé. Ceux qui diront Jà-des- sus: à quoi bon ? n’auront pas lu, Monsieur , vos excellentes observations sur l’utilité de la science météorologique. Sans doute on ne peut espérer qu’elle conduise à prédire exacte- ment le temps, à découvrir la cause des vents, ou des cou- rants électriques, d'où naissent les principales variations de l'atmosphère. Mais il y a des lois générales , dont les effets périodiques, soigneusement constatés par de longues obser-- vations, déterminent le climat d’un pays, d’une contrée, même d’un lieu quelconque. Un almanach rétrospectif, ou fait après coup sur des données certaines, serait assurément ua livre fort utile, comme histoire de l’atmosphère, comme répertoire des éléments dont se compose à cet égard notre ex- périence. Les effets prochains seraient mieux aperçus des lec- teurs assidus d’un pareil livre. Ils compteraient sur des résul- tats analogues dans des circonstances semblables. D'ailleurs , àpart cette utilité pratique, la météorologie a bien d’autres avantages qu'après vous, Monsieur, je n’ai pas besoin d’énu- mérer. Dans un autre écrit intitulé : de l'électricité et de ses appli- cations, (je dis un livre, quoiqu'il ait paru sous la forme d’une petite brochure) vous avez fait voir l'étendue de vos connaissances théoriques et pratiques dans le double domaine — 565 — de la physique et de la chimie. Souffrez, Monsieur, que je vous remercie personnellement du voyage plein d'intérêt que vous m'avez fait faire, à moi profane et dépourvu d’études préparatoires, dans un pays de merveilles. Que de résultats curieux , dans ce siècle d’inventions, frappent nos yeux sans arriver à notre esprit ! Que d’effets admirables se produisent aux yeux de la multitude, qui en jouit sans les comprendre ! Le jour n’est pas loin où il sera honteux pour tout homme quelque peu instruit, d'ignorer le principe de tant d'appareils inventés pour augmenter la somme de nos jouissances. Mais cette ignorance aujourd’hui trop générale, est due, il faut bien le dire, au manque de livres qui mettent les applications de la science à la portée des gens du monde. L'histoire de ces ‘applications, au moyen de quelques notions préliminaires fa- ciles à saisir , offrirait une lecture attrayante et accessible à tous. Cette histoire n’existe point. Vous en avez, Monsieur , esquissé à grands traits le pre- mier chapitre, en exposant avec beaucoup de clarté tout ce que le génie de l’homme a tiré du principe de l’électricité pour les usages de la vie, depuis 60 ans. Sans pénétrer en- core au fond de ses mystères, chacun peut, après avoir lu votre petit livre, se rendre compte de ses merveilleux effets. Le flambeau de la science à la main, vous poursuivez cet agent invisible dansses retraites les plus obscures ; vous l’at- teignez dans ses manifestations les plus variées. La grandeur de nos conquêtes dans ce nouveau monde vous rend éloquent pour les raconter. Il est certain, et je rougis un peu de Tavouer, que, sans ce petit livre, je n'aurais encore aucune idée du principe ni des procédés du télégraphe électrique ; je ‘ne saurais rien de la galvanoplastie, qui vient d’étendre d’une manière si étonnante le domaine de tous les arts ; rien de la coloration des plaques métalliques, ni des raisons qui don- nent l'espoir sérieux d’arriver à la reproduction des couleurs — 564 — naturelles sur ces plaques , dernier terme de l’art photogra- phique. Ce livre fait toucher du doigt ces merveilleuses dé- couvertes. Tout y est substantielet clair ; et de là vient sans doute, après l'intérêt du sujet, ce vif plaisir qui m'a porté à en recommencer plusieurs fois la lecture. Ainsi, Monsieur, vous avez envisagé sous toutes ses faces le nouvel agent qui, suivant une grande pensée émise au commencement du siècle , est destiné à transformer le monde. Ii n’est pas une de ses applications physiques , chimiques et physiologiques, dont vous n’ayez montré l'importance, dans le tableau complet que vousen.avez tracé. Cette matière, qui paraît être le thême favori de vos études, .se rattache à tant d'objets différents qu’elle envahit aujourd’hui presque tout le domaine de la science. L'Académie se félicite de pos- séder dans son sein un homme que distingue une spécialité aussi précieuse, un professeur.exercé par Ja pratique journa- lière de l’enseignement , un savant lettré, qui saura faire va- loir par l’élégance de sa parole, ou rehausser par l'éclat de - son style, les travaux qu'il aura crus dignes de lui être com- muniqués. Ces avantages, Monsieur, vous obligeront peut-être envers l’Académie un peu plus qu'aucun autre de ses mem- bres ; car les tendances du siècle ramènent plus souvent de- vant elle les questions qui sont de votre ressort. La section des sciences dans laquelle vous allezentrer , est un cadre d’ac- tivité, où vous trouverez de quoi employer l’ardeur de votre esprit, avide d’études et d’investigations. Aussi ne douté-je pas que vous ne suffisiez amplement à la tâche que vous im- pose, le titre que vous recevez aujourd’hui; et que, non con- tent de payer Ja dette ordinaire prescrite par le règlement, vous ne vouliez accomplir, dans.la plus large acception du mot, tous les devoirs académiques. L'ART D’ENNUYER EN PROSE ET EN VERS, Lu à la Séanee du 11 Décembre 1852, Par M. MACHART PÈRE. On peut, en badinant, donner un avis sage. L’Ar-5e bien entendu ? quel démon vous excite ? Quoi! vous voulez, ami, que, bizarre docteur, Dans l’art qui fait bâiller professeur émérite, J'enseigne comment un auteur En prose en vers endort son auditeur ! C'est vouloir que ma rhétorique, Par un zèle plus qu'indiscret, De mille auteurs dévoilant la tactique, Vous révèle aussi son secret. J'obéirai pourtant; mais pour que mon ouvrage Du lecteur assoupi mérite le suffrage, Permettez que, parfois, je le puisse égayer; La raison ne hait pas un léger badinage; On peut, tout en riant, donner un avis sage. Mais en vantant l'Ennui gardons-nous d’ennuyer. Vanter l’Ennui, viens-je de direl.. mais l’oserai-je? Sans doute on a tout osé : un Allemand a fait l'éloge de l'ivresse ; c'était son droit. Erasme a fait celui de la folie, Agrippa celui des Laïs et des Phrynés de son temps. Chez nous un écrivain très clairvoyant a dit les avantages de la vue basse. — 566 — On sait qu'avant lui deux amis de la table avaient enseigné l’art des Lucullus. Un érudit des plus profonds, Mettant sa pratique en leçons, A dit l’art de diner en ville. Gentil Bernard, bien plus habile, Enseigna le doux art d’aimer, Et le sexe qu’il sut charmer A sa doctrine fut docile. Mais l'Ennui! grand Dieu! l’Ennui! qui jamais a tenté son éloge? à quoi peut-il être bon ? A quoi répondrai-je? à prouver qu'il n’est aucun mal dont il ne puisse résulter quelque bien. N'est-ce pas lui qui, par la privation, rend le désir plus vif et, par le contraste, la jouis- sance plus douce ? Et que serait la liberté Sans les ennuis de l'esclavage? Songez à la félicité Que vous goûtiez dans le jeune âge, Quand, après dix mois de travaux Consacrés à l'apprentissage Du Grec et du Romain langage, Arrivait le jour du repos. L'âge mûr lui-même n’est pas insensible à ses charmes ; on connaît la grave satisfaction du magistrat, 4 Quand il revoit le temps cher à son espérance Où Thémis à ses pieds dépose sa balance, Et, fermant au plaideur les portes du palais, Ramène à ses côtés le silence et la paix. — 567 — Parlerai-je d’un plaisir plus vif encore dans un âge bien plus heureux ? Voyez avec quelle allégresse, D'un voyage abrégeant le cours, L'amant absent de sa maîtresse Vole à l’objet de ses amours. NE croyez pas, au reste, que l’Ennui ne tire que de la privation tout ce qu’il ajoute à nos plaisirs: père du Sommeil, c’est souvent à lui que nous devons nos illusions les plus heureuses. Sans parler du sommeil politique, du sommeil académique, du sommeil judiciaire, il en est un dont personne n’ignore les douceurs. Entrez dans le temple où un jeune orateur plus zélé qu’ha- bile s’essaie pour la première fois dans l’art sublime des Bossuet et des Massillon. A peine, après quelques mots d’un exorde sanctifié par une courte prière, a-t-il annoncé la di- vision d’un sermon qui n’avait pas besoin d’être divisé, qu’un bâillement mal étouffé sort d’une partie de l’auditoire. Dès le premier point, cent têtes mollement appuyées sur les épaules, des yeux à demi-clos, des lévres entre-ouvertes, enfin un long soupir annoncent les approches d’un sommeil bienfaisant. En vain la piété le combat , il triomphe et avee lui naissent les plus délicieux prestiges. L'une rêve que le serin Qui, fatigué de l'esclavage, Avait fui dans le bois voisin, De retour enfin dans sa cage, Est revenu, dès le main, La récréer par son ramage ; L’auire que le jeune angora Qu’une ardeur précoce égara — 568 — Sur les traces d'une autre amante, Honteux d'une flamme inconstante, Dans la nuit même reviendra Replacer sa toison naissante Sous la main qui le flattera. Fort bien! me direz-vous: Voici deux dormeuses. Mais n’avez-vous donc pas d'hommes au sermon? — Oui, vrai- ment, j'en ai et de non moins heureux que nos deux saintes. Tandis qu’un chantre ami du vin Plus que de l'office divin, Rêve que, muni du salaire D'un beau service mortuaire, Il boit au cabaret voisin Les trois quarts de son honoraire. Non moins heureux dans son erreur, Le Suisse, endormi près du chœur, Rêve qu’en courant à la cloche, Le bedeau, dont le pied s'accroche, Chancelle, et que du bassinet Qu’en main le bon homme tenait Tout l'argent tombe dans sa poche. Si ce sont là les bienfaits d’un seul point, que serait-ce si je citais les effets des deux autres ; si je peignais la joie discrète du marguillier qui rêve que le curé l'invite à la collation offerte au prédicateur, le plaisir plus vif encore de la dévote paroissienne qui, transportée en songe dans un cercle cu- rieux, voit vingt oreilles s'ouvrir au pieux commentaire que Pintérêt du ciel lui arrache sur les Jégèretés de sa voisine ? Or, à présent changez et l'acteur et la scène, Au lieu du débutant bégayant avec peine — 569 — Un discours languissant répété jour et nuit, Sur les pas d’un bedeau conduisez à la chaire L’éclatant Comballot, le brûlant Lacordaire, Aussitôt le charme est détruit; Plus de sommeil; le bonheur fuit. CE n’est pas, au surplus, à de simples chimères que l’En- nui borne son utile influence. Si l’on porte son attention sur les auteurs, on voit qu’en même temps qu’il donne au génie des avertissements salutaires, il assure à la médiocrité l’heu- reux repos, la paisible sécurité dont l'erreur, la haine ou l'envie ne privent que trop souvent les hommes supérieurs. Si l’on ouvre l’histoire, qu'y voit-on? Homère mendiant de ville en ville, Démosthène mourant par le poison, Cicéron par le fer, Ovide dans l’exil. Galilée expie dans la captivité le crime d’avoir deviné le mouvement de la terre, Cervantes celui d’avoir corrigé son siècle en l’amusant. Le Tasse et Gilbert meurent dans un hospice et Malfilâtre dans l’indi- gence. Tandis que l’auteur d’Athalie, délaissé par son Roi, succombait au chagrin, l’orgueilleux Pradon voyait sa Phèdre préférée à celle de Racine. Soyons juste toutefois, si l’Ennui favorise ainsi ceux qui aident à son triomphe, il ne refuse pas toutes ses faveurs à ceux mêmes qui s’attachent à le bannir de leurs écrits : Conseil sévère autant que sage, C’est lui qui leur montre l’écueil Où, jeté par un fol orgueil, Plus d’un auteur a fait naufrage. C’est l’Ennui qui, par leur propre expérience, leur apprend qu'ils ne doivent pas trop compter sur leurs forces; que, quels que soient leurs talents, un sujet mal choisi, mal étudié, trop rapidement traité, peut les ravaler au-dessous des ri- 38.* — 570 — vaux qu'ils méprisent. C’est lui qui leur dit de se renfermer dans le genre auquel la nature les a destinés; c’est lui enfin qui les avertit Que pareil au fils de la terre Qui faiblissait loin de sa mère, L'écrivain le plus éloquent Perd tout l'éclat de son talent, Quand, fermant l'œil à sa lumière, S'en éloignant pour la chercher, L’ingrat déserte la carrière Où son esprit dut l’attacher. Ce n’est pas tout; il fallait apprendre aux auteurs à s’ar- rêter quand le progrès de l’âge le leur ordonne. Né pour tirer l'art dramatique des ténèbres où il languis- sait enseveli, Corneille nous apparaît. Après s'être égaré dans quelques imbroglios imités du théâtre espagnol , il se trouve enfin tout entier dans le Cid et les Horaces, Cinna, Rodogune et Polyeucte. Mais la vieillesse arrive ; le feu sacré s'éteint, et l’on voit la lumière du théâtre, longtemps obs- curcie, s’éclipser enfin tout à fait dans les deux poèmes qui arrachaient à Boileau un regret dans son néLas ! un cri d’ar- rêt dans son noi ! | Plus heureux dans sa retraite, Racine finit, il est vrai, par un chef-d'œuvre; il avait su s'arrêter. Après eux le jeune Voltaire, S’élançant au sacré vallon, Vient rouvrir la noble carrière Qu’assombrit long-temps Crébillon. Fier de Brutus et de Zaïre, De Mahomet, Mérope, Alzire, — 571 — S'arrêtera-t-il quand les ans Courbant sa tête octogénaire, Lui diront d’une voix sévère : & Vieillard, arrête; il en est tems? » Non: sous le faix de la vieillesse, Bravant la voix de la sagesse, Sourd aux conseils de ses amis, On voit celui dont la jeunesse Dans OEdipe avait tant promis, Suivant dans le sein des ténèbres Minos , les Scythes et les Guëbres, Battu dans le Triumoirat, Abandonné de Melpomène, Sur le tombeau de son Irène, Mourir au bruit d’un vain éclat, Que d’exemples du même genre dans des auteurs bien dif- férents ! Ne vit-on pas de tous les ennemis de l’Ennui le plus constant et le plus redoutable , Molière, oui, Molière lui- même, lui apporter son tribut quand du Misanthrope il pas- sait à Mélicerte et du Tartufe aux Amans magnifiques? Noi- ture et M." de Sévigné n’ont-ils pas écrit trop de lettres? Boileau n’eût-il pas dû retrancher quelques satires et laisser à Vauban le soin de prendre Namur ? Avant lui, Ségrais, heureux dans l’Eglogue, parodiait l’Enéïde en vers français ; Benserade descendait aux jeux de mots; St.-Evremont faisait des vers et quels vers! Fontenelle écrivait des lettres galantes et quelles lettres! J.-B. Rousseau faisait les aïeux chiméri- ques; et l’autre Rousseau, l'écrivain éloquent qui, après s'être illustré par une amère critique des lettres et desiarts, s'ilustra davantage encore en les cultivant, semblant re- gretter le charme naïf de ses confessions, y ajoutait : Rous- seau , juge de Jean-dacques. — 572 — Que n’aurais-je point à dire si je citais toutes mes preuves! Je verrais s'élever, aux accens de ma voix, De plus hauts monuments que ceux que l’art antique, Pour immortaliser le culte monarchique, Consacrait en Egypte à la cendre des Rois: Systèmes politiques, Longs traités juridiques, Avis, avant-propos , Poèmes didactiques, Commentaires critiques, Balades et rondeaux, Vers romantiques De goût forclos, Vers satiriques Sans sel éclos, Vieux acrostiches, Rimes postiches D'où l'esprit sort Mourant ou mort. ArRës avoir dit les richesses du demi-dieu par qui l’on bâille, le moment est venu d’exposer ses règles et ses moyens. Les règles varient selon les genres. Je parlerai d’abord de la CAUSERIE, car si fa minorité écrit, c'est la majorité qui parle. Le secret de tout dire est celui d’ennuyer; \ C’est Voltaire qui nous l’enseigne; or, c’est l’Ennui que nous cherchons ; non pas (entendons-nous bien), l’Ennui trop am- bitieux qui, par l’exeès de ses prétentions, décourageant l'auditeur, se ravirait ainsi ses propres ressources ; mais l’En- — 575 — nui modéré, l’'Ennui réservé, l’honnête Ennui tel qu'il se produit dans la plupart de nos conversations. La diffusion est un de ses moyens les plus précieux. Racontez-vous une histoire, vraie ou fausse, intéressante ou non? ne courez pas tête baissée vers le dénouement ; hä- tez-vous lentement, a dit Boileau; étendez, délayez, com- mentez, répétez. S'il s’agit d’un mariage rompu au moment de se conclure, n’allez pas dire brusquement que le futur s’est dédit par suite de doutes sur la dot ou la conduite de fa future. Racontez la naissance des deux jeunes gens, leur éduca- tion, l’origine de leur mutuel amour, son développement, les négociations qu’entamèrent des amis pour arriver au ma- riage, les informations prises sur les caractères, les mœurs, la conduite et surtout sur la fortune des parents. Dites les pré- paratifs de la noce; faites un détail complet de la toilette de la future (que vous nommerez la jeune personne), de sa pu- dique émotion , du bouquet virginal, de l’agitation de la mère qui va se séparer d’une fille chérie, de la gravité du père , de l'appétit des oncles, de la jalousie des cousines, de l'impatience des cousins dans l’attente du banquet et du bal. Tout cela dit, quand viendra le moment De rendre enfin compte du dénouement, En quatre mots vous direz qu’une lettre Qu'un indiscret à l’amant fit remettre L’'avertissant du tort qu’un sourd caquet. Fait à l'honneur du virginal bouquet, Notre averti, de crainte d'aventure, A déserté la noce et la future. Ce n’est là, je l’avoue, que du babil. Mais l’Ennui-par- lant a bien d’autres ressources ; il en trouve une d’un effet — 574 — assuré dans une habile confusion. « Un beau désordre, a dit Boileau , est souvent un effet de l’art » (vous voyez que je n'avance rien sans de grayes autorités), ), Quelque chose que vous racontiez, n'hésitez pas à rompre Ja liaison naturelle des faits, si vous voulez vous ménager ces retours heureux d ces phrases incidentes qui mettent à l’épreuve la patience de l'auditeur; par exemple : j'avais oublié de vous dire. avant cet événement on avait appris. ou bien encore : entre-tems. une personne bien instruite avait rapporté que. etc. etc. Après ces formes, s'offre naturellement, dans l’ordre so- porifique, ce que je nommerai J'Ennui personnel ou l’Ennui du mor, celui qui vous occupe de lui. Parlez souvent de vous, de vos nerfs, du tourment De votre incurable insomnie : Ou si votre embonpoint dément De tous vos maux la très-longue série, Parlez (le moyen est plus sûr) Du bonheur innocent et pur Dont se couroune votre vie; Parlez de vos doctes travaux Et des succès dignes d’envie Qui désespèrent vos rivaux. L'esprit de contradiction serait le sublime du genre, si l’heureux mortel qui en est doué n’avait pour rivaux le pé- dant, le faux savant, le sophiste, le vaniteux, l’ergoteur, le puriste qui ponctue sa phrase, l’homme qui parle de son métier, le grand parleur et le mauvais plaisant. J'y peux joindre... « Mais c'en est assez sur LA CAUSERIE. Verba volant. Il est temps de voir l'Ennui dans tout son lustre, se recueillant, Se se fixant, et, grâce à la presse, s'étendant partout; en un mot, l’Ennui la plume à la main, Scripta manent. Deux carrières lui sont ouvertes : la prose et la poésie. Parlons d'abord de la prosé. Tous les sujets lui conviennent; dans tous elle à repandu d’inépuisables semences de pavots : ténébreuse métaphysique, audacieuse philosophie, morale sentencieuse , logique subtile, téméraire politique, sciences équivoques, arts douteux, mensongères histoires, littérature déréglée, etc., etc. Là sont des trésors d’énnui dont; d’an bout à l’autre du monde , des milliers de plumes travaillent incessamment à augmenter la richesse. L'Ennui métaphysique s’exerce sur le principe des choses, c’est-à-dire sur l'inconnu. Métaphysicien, vous nous expli- querez Dieu , l’infini, l'éternité, l’espace, l’infiniment grand, l'infiniment petit, le mouvement, la lumière, la génération, la végétation et, en général, ce que ni vous ni aucun homme au monde n’a jamais compris ni ne comprendra. L’Ennui philosophique se nourrit d’abstractions, de re- cherches sur nos passions, sur les mœurs, les usages , les lois, les droits et les devoirs des hommes, ete. Explorateur hardi, vous prouverez que tout ce qu’on enseigne à cet égard n'offre que des préjugés dont la raison doit repousser la fausse lumière. L'Ennui moral, ou plutôt moraliste, De nos devoirs développe la liste En lieux communs. Il s’épuise à citer, Dire, redire et surtout commenter Les lois qu’on doit accepter pour bien vivre, Lois qu’on admet avec soumission : Sous la seule condition De n’avoir jamais à les suivre. — 576 — L'Ennui politique se plaît dans les longs traités, les longs discours et les divagations. Il avait produit de nos jours des systèmes que le scandale disputait à l’oubli, mais que le dégoût n’a pas tardé à lui rendre. Sans parler des notabilités françaises , l'Allemagne a produit dans le genre nébuleux un grand nombre de Penseurs dont le soporisme ne laisse rien à désirer. Vous penserez avec eux. L'histoire ancienne a pour elle les fausses traditions qui la faisaient traiter par Voltaire de mensonge accrédité. L’his- toire moderne a été, de nos jours, convertie en roman poé- tique où l’auteur supplée par l'éclat des couleurs à la fidélité du tableau. Fabuleux historien, vous suivrez cet exemple, préférant toujours ce qui brille à ce qui éclaire. Je passe sur les confessions à la Jean-Jacques, où de trop faibles imitateurs nous racontent leur naissance, leur en- fance, leurs jeux innocents, les passions de leur jeunesse, la tendre mélancolie d’un cœur qui s'ouvre à l'amour, les premiers vers, la forêt, le bocage; et puis l’âge mür, l’ambition, le désir de la gloire, les illusions, les travaux , les mécomptes; et puis enfin la vieillesse, sa faiblesse, ses souvenirs, ses re- grets, ses souffrances ; Tristes écrits, œuvres posthumes, Pâles enfants d’agonisantes plumes, Qui, malgré le titre nouveau Qui les nomma Mémoires D’OUTRE-TOMBE, Vont, le jour même où leur auteur succombe, Fort tristement le rejoindre au tombeau. Aux mémoires d’outre-tombe succède naturellement le ro- man. Son histoire est connue; on l’a vu promener l’Ennui de siècle en siècle, chimérique d’abord, mais ensuite s’em- preignant de l'esprit et des mœurs des temps et des lieux où il paraissait. EN — Je laisse à la Grèce Rodanide et Simonide, Leucippe et Clitophon, Théagène et Chariclée si chéris de notre Racine ; La chevalerie m'appelle. Intrépide Roland, digne neveu du puissant Charlemagne, je te vois armé de Durandal, couper un rocher en deux morceaux. Tu l'aurais mis en quatre si la perte de ton sang ne t’eût alors affaibli. Tu meurs, trop fi- dèle amant d’Angélique! mais ton dernier souffle a tant de force encore qu’il fait voler en éclats le cor rempli de ton der- nier soupir. Quand ce héros sur des lauriers succombe. Venez fleurir près de sa tombe, Brillante cour du prince Artus, Beautés qu’ornaient mille vertus, Chevaliers, honneur de la France, Si célèbres par vos hauts faits, Par vos amours, par la constance Trop rare, hélas! chez nos Français. Paraissez, enfans que la gloire Couronna, pour rimer, des mains de la victoire; Vous qui, bravant tours et créneaux, Forçant les donjons, les châteaux, Parcourant les monts et les plaines, Vous trouviez payés de vos peines, Lorsque, pour prix d’un bras cassé, Le tendre regard d’une belle Ranimait le peu de cervelle Qu’au fond de votre armet faussé Mars et l’Amour avaient laissé. Pourquoi faut-il que, d’un bras téméraire, Cervante ait fermé la carrière, Où, parmi des monts de pavots, L'amour et la vertu guerrière Ont illustré tant de héros! — 578 — Mais les mœurs s'étaient adoucies ; la houlette a remplacé la lancé dans la main des chevaliers; voici venit la bergerie: Tendre Durfé, c’est toi qui nous donnas les bergères et; par conséquent, les bergers; tu les répands dans les champs for- tunés de la Limagne ; là le langage s’attendrit en soupirs ou se module en chants d'amour, Les brebis paissent à l’aven- ture et sans crainte; les seuls Joups sont les amants. Si le chien suit lé troupeau ; c’est moins comme gardien ve LG que comme défenseur fidèle. Non loin du ruisseau qui murmure, De la soif éprouvant l’ardeur, La bergère d’une onde pure Implore-t-elle la fraîcheur ? Au double feu qui la dévore, Son amant sensible à son tour, Aux pieds de celle qu’il adore... Vient moduler un chant d'amour. Mais hélas! le père de la Pastorale, Durfé meurt. Consolez- vous, tendres amis du sommeil amoureux ; Gomberville et la Calprenède, Desmarais et les deux Scuderi ont recueilli son héritage et ne tarderont pas à l’ennoblir. Arrière les bergers du commun ! la pannetière a passé de leurs côtés rustiques sur ceux des personnages les plus fameux. Les rois et les héros des tems les plus célèbres, De leurs tombeaux désertant les ténèbres, Vont renaître pour les amours. Près d'Ariane et de Clélië, Ils ont jaré de soupirer toujours, : Aussi, quand à leurs yeux la lumière est ravie, Quand auprès d’une amante ils viennent de mourir, On ne dit pas qu’ils ant pérdu la wie, Mais refdu le dernier soupir. D — En dépit des plus vieux historiens, d'Hérodote et de Xénophon, Cyrus est converti en Artamène, Mutius Scevola en pasteur galant, Brutus se traîne consumé de langueur et le borgne Coclès s’abandonne à l’aveugle amour. Mais tout passe, et si à la bergerie on voit succéder le ro- man de caractère, le roman d’intrigue et d'aventure; Si l’Ennui semble déshérité par les Cervantes, les Fielding, les Richardson, les Lesage, consolons-nous; je vois naître après eux le roman scandaleux, le roman à la Crébillon, que suit d’assez près le roman terrible. C’est dans celui-ci qu’à la place des chevaliers, des bergers, des héros et des princes galants, s'élèvent au sein des ténèbres près du couvent mystérieux ou de la forêt solitaire , les châteaux en ruine, les tours de l'Est et du Nord, où les fantômes, les spectres et les revenants ont élu leur domicile. On voit surgir, Au milieu des débris, l'Oppresseur et le Traître, Les Ousres, LES Esprits, aux funèbres accens. Mais ce qu’en nul endroit on ne voit apparaître, C’est l'esprit de l’auteur et l'ombre du bon sens. L'Ennui triomphe! Plût au ciel que d’autres aliments ne lui eussent pas été fournis! Sans doute il en avait assez. Mais les temps ont marché; une foule innombrable d'écrivains plus ou moins immoraux ont spéculé sur la dépravation toujours crois- sante ; ils se sont fait de la corruption la source de for- tunes non moins scandaleuses que les impurs romans dont elles ont été le salaire. Aux mystères des vieux châteaux, des sombres forêts, des mystiques monastères ont suc- cédé les mystères des grandes villes; et, ce qui, par malheur, n’est nullement mystérieux , tous les tableaux a d’un honteux libertinage; le vice en récit et souvent même en doctrine est venu épouvanter les mœurs. Passons sur ces turpitudes, non sans bénir l’Ennui qui, par la satiété, va chaque jour minant le pouvoir de ces odieuses produc- tions ! Au NOMBRE des romans j'aurais pu ranger LES IMPRESSIONS DE VOYAGE, cadre sans limite où l’Ennui peut se déployer à l'aise. Touriste, mettez-vous en route; Courez, contez; soyez certain Que si quelqu'amateur écoute, Il dormira sur le chemin. Mais surtout ne négligez pas les descriptions; pas de des- criptions, pas de sommeil. Si vous portez vos pas vers le castel antique Où blanchît des barons le plus mélancolique, Vous nous peindrez ses murs, ses gothiques donjons, Ses créneaux, ses fossés, ses tours, ses tourillons, Le pavillon surtout d’où la beauté captive Adressait aux échos sa voix douce et plaintive. Vieil enfant de Mars, si vous passez sur l’un de ces champs de carnage où retentirent les éclats de mille bouches à feu, Conduit par le dieu des batailles Parmi de nobles funérailles, Songeant aux fiers guerriers que Mars a terrassés, Vous compterez les pleurs que vos yeux ont versés. Toutefois pas d’excès; ne pleurez pas trop; je l’ai déjà dit, l'Ennui lui-même demande de la mesure. — 581 — L'amour vous a-t-il ramené vers les lieux chéris où, pour la première fois, votre âme s’ouvrit à ses tendres émotions : Vous nous direz ce que dans le bocage Voas ressentiez quand sur vos pas L'amour guidait la beauté jeune et sage Dont votre cœur adorait les appas. Plein de l’ardeur qu’il vous inspire, Nous retraçant ce qu’il vous peint, Vous nous direz. Mais c’est assez en dire; L'auditeur dort; votre but est atteint. Le mien ne le serait pas si, après avoir exposé tout ce que l’Ennui peut obtenir de la prose, je ne disais rien de ce qu’il peut devoir à la poésie. O muses, vous avez trop donné à l’Ennui pour être ou- bliées dans son éloge. Muses, je vous invoque, non pas telles, s’il vous plaît, que vous vous êtes montrées aux Racine, aux Boileau, aux Voltaire , aux J.-B. Rousseau et autres rimeurs de la même espèce, mais telles que vous vous êtes produites à leurs détracteurs. Dignes amis de la muse libre, soyez attentifs à ses leçons. Epris de la sévère beauté de Melpomène, voulez-vous chaus- ser le cothurne ? Ne vous enchaînez pas dans les règles; rom- pez la triple entrave jadis forgée sous le nom de triple unité ; gardez-vous surtout de cette molle sensibilité qui ménage le sang des princes et des princesses et permet, tout au plus, de le verser dans la coulisse. Que le style, répondant au su- jet, joigne le barbarisme à la barbarie; sic fur ad astra; vous charmerez les troisièmes. Vous trouverez dans l'école nouvelle De sublimes horreurs le plus parfait modèle. — 582 — Grâce à son style ténébreux, À son allure plus hardie, Dix cercueils, dix moines affreux Et dix galants qu'on expédie, Font oublier les vers pompeux De la classique tragédie. Dans le comique, vous laisserez à Molière le naturel et la gaieté, la bonhommie des Géronte, la malice des valets, le naïf bon sens des servantes, la fatuité des marquis, l’affectation des précieuses , la cassette d'Harpagon et le masque de Tar- tufe. Vous remplacerez ce comique suranné par des drames larmoyants en prose redondante. Un écrivain très expert nous l’a dit : Le comique écrit noblement Fait bâiller ordinairement. Portant vos prétentions plus haut que le théâtre, voulez-vous vous élever jusqu’à l'épopée? Laissez le merveilleux à Homère, à Virgile, au Tasse et à leurs imitateurs; soyez philosophe en vers : vous endormirez. Combien n’a-t-on pas à regretter que Thomas n’ait pas achevé Ja Pétréide ! Le genre didactique ouvre un vaste champ à l’Ennui des descriptions. Là la nature et l’art lui-même vous prodigueront leurs trésors. Bosquets, refuge des amours, Ruisseaux qui serpentez toujours, Tendres oiseaux dont le ramage En tout tems charma le bocage, Et vous chênes altiers qui portez jusqu'aux cieux En vers alexandrins vos sommets orguecilleux, — 585 — Champs fortunés, rives chéries, Pour la rime toujours fleuries, A l’auteur dormant sur vos bords Vous fournirez de rustiques trésors. Amis du sommeil, ne négligez pas ces richesses. Décrivez en vers pompeux les merveilles que le ciel et la terre offrent à nos yeux enchantés, le mouvement des astres, leur vol in- cessant ou leur éternel repos, etc. Avec St.-Lambert vous chanterez LES saIsons et LES mois avec Roucher, dût un cri- tique mal éveillé vous rappeler cette boutade d’un ennemi des descriptions : J'ai passé ma triste journée; A lire vos tristes saisons : Vos douze mois sont un peu longs Et je suis plus vieux d’une année. Plus fécondes encore en pavots que la poésie descriptive, l'Elégie et l'Idylle ont souvent joui du privilége d’assoupir le lecteur ; le sommeil en est généralement doux et les rêves agréables. Pourquoi faut-il que, courbé sous le faix des années, je ne puisse vous guider dans la carrière ouverte par l’Ennui à la muse pastorale! Vous me verriez, laboureur casanier, Quand de jauvier la rigueur meurtrière De ses frimats blanchirait ma chaumière, Transi de froid auprès de mon foyer, Chanter de mai la chaleur printanière ; L'été venu, pasteur sexagénaire, J'irais, suivant une jeune bergère * 39. — 584 — Au sein de ses folâtres jeux, Le dos courbé, fouler d’un pied boïteux Le gazon effleuré par sa danse légère; Ou Palemon, sans haleine et sans voix, La flûte en main accostant dans un bois. Deux bergers mollement étendus sous un hêtre, Détonner avec eux quelque couplet champêtre. Mais, on l’a dit encore: trop de vers entraîne trop d’ennui, et, je le répète, je veux l’usage et non l’abus; posons la Iyre. Maintenant mon but est rempli Et mon ouvrage est accompli. S'il obtient un prix, je l’accepte; Car, en vous enseignant l’Ennui, Je puis me vanter, grâce à lui, D'avoir joint l'exemple au précepte. ARGENT ET POÉSIE, L VERS LUS A L'ACADÉMIE, DANS SA SÉANCE DU 9 Junrzer 1853, Par M. E. YVERT. Avec regret , ami, par chacun j'entends dire Que les vers les meilleurs ont perdu leur empire, Et que, même en restant fidèle à la raison, La rime n’est plus rien qu’un jeu hors de saison. Ce propos me chagrine et ce malheur m'’attriste, M'afflige d'autant plus , qu’en effet il existe. Oui , les temps sont passés où la langue des dieux, Divine expression , langage harmonieux , Provoquant tour à tour le plaisir et les larmes, Aux plus rudes esprits faisait goûter ses charmes ; Où , suivant le chemin à son amour offert , Orphée attendrissait les portes de l'enfer ; Où, donnant au silex un cœur et des entrailles, La lyre d’Amphion construisait des murailles : Maintenant, cher ami, la flûte de Tulou Ne saurait émouvoir le plus petit caillou ; La douceur du hautbois , l'éclat de la trompette, Ne pourraient élever la moindre maisonnette, 39.* — D86 — Et les vers éloquents de Ponsard et d’Augier Tenteraient vainement de fléchir un portier. Souveraine absolue , il est une puissance, Désormais infaillible , universelle , immense ; I1 n’est plus qu'un moteur du monde intelligent Dont il s’est fait le maître et le Dieu , c’est Pargent. Devant lui, toute oreille et toute porte s'ouvre; C’est lui, dans ce moment , qui termine le Louvre ; Qui par mille travaux, à grands frais entrepris, En nouvelle cité change le vieux Paris, Et qui, l’embellissant de pompeux édifices , Réforme son aspect , sans réformer ses vices. L'argent n'est-ce pas lui dont le timbre éloquent , Plus qu’un sublime organe est flatteur , convaincant ? La gloire du succès , le suffrage des hommes, Tout se vend, tout s’achète au bon temps où nous sommes. L'argent , plus que jamais , fait, au milieu de nous, Le lien des amis, le contrat des époux. A cette jeune fille au maintien si modeste, Au sourire divin, au regard tout céleste ; A cet ange, en un mot, il faut, penserez-vous, Tous les trésors d'amour qu'apporte un jeune époux, I] lui faut , ce qui vaut bien mieux que la richesse : Tout ce qu’un cœur épris peut offrir de tendresse !.…. Hélas ! détrompez-vous , celte aimable beauté N’acceptera jamais qu’un mari bien doté, Et dont le portefeuille , à ses désirs: propice, S'ouvrira pour payer plus d'un coûteux caprice ; Pour orner ses attraits du luxe triomphal Qui la rendra la reine et le phénix du bal. — 587 — Fille, elle allait à pied; femme, un leste équipage, Une riche livrée , un pompeux attelage, Aux regards de la foule étalant sa splendeur , Pour courir en tout lieux , lui semblent de rigueur ; Il lui faut ces bijoux , ces joyaux qu’on admire, Satin , dentelles , soie et plus d’un cachemire, Grâce auxquels effaçant ce qui choque et déplaît, Sait se faire adorer un mari vieux et laid. A des yeux enchanteurs, près de me laisser prendre, O combien leur regard , disais-je, est vif et tendre! Par leur attrait séduit , ah ! j'affirme , à les voir, Que d’une âme d’élite ils sont l’heureux miroir, Et que, parlant au cœur , leur doux éclat reflète La sensibilité dont ils sont l'interprète ! — Erreur, me dit quelqu'un qui m'avait entendu. Défendez-vous , mon cher, ou vous êtes perdu. Ces yeux où , selon vous, respire la tendresse, Sont les plus grands menteurs qu'ici-bas je connaisse. Dans une expression pleine de sentiment , Ils pourront s'arrêter sur vous complaisamment ; Ne vous y fiez pas : ils regardent de même La soupe et le bouilli. — Quel horrible blasphème ! M'écriai-je. — Attendez un tout petit délai, Me dit-on, vous verrez... — J’attendis : c'était vrai! frez-vous done, ami, charmé par une belle, Soupirer tendrement des madrigaux pour elle ?..….. Vos chants harmonieux, vos vers pleins de douceur , Flatteront son esprit, sans aller à son cœur, Et votre muse, enfin, Ô malheureux poète, N’aura que caressé l’orgueil d’une coquette. — 588 — Ah ! le vil intérêt, ce froid calculateur, N’agit pas seulement sur le spéculateur Que l'on voit chaque jour , épier , à la Bourse, Dans la hausse ou la baisse , une ignoble ressource ; Il règne encore au cœur de ces êtres charmants Auxquels nous consacrons nos plus doux sentiments, Et qui, lorsqu’à leur plaire un soupirant s'applique, Ne règlent leur pitié que sur l’arithmétique, Et n’accordent leur main, ne livrent leurs appas, A défaut de l'amour et du cœur qu'ils n’ont pas, Qu’à quelqu’épais crétin dont la lourde opulence Saura , mieux que Ruolz, dorer leur existence, Çar les Filles de marbre, apprenez bien cela, Toutes ne logent pas dans le quartier Bréda ; Toutes ne comptent pas dans cet essaim qui pille Et les vieux libertins et les fils de famille ; D’autres encore à qui l’on ne reproche rien, Plus chastes dans leurs mœurs, ne comptent pas moins bien; Leur mariage enfin n’est pas, devant notaire, Le fait d’un sentiment, mais l’objet d’une affaire, D'un pacte associant par des liens légaux, Non pas deux amoureux, mais bien deux capitaux. Ah! puisqu’ainsi le veut un sort plein d'amertume, Poètes , laissez-là vos rêves, votre plume, Et sachant amasser un précieux métal, Abjurez désormais le ton sentimental ; Amants, ne rimez plus aux pieds de vos maïtresses De stupides ardeurs, ni d’absurdes tendresses : Un coffre-fort bien plein vous réussira mieux Que d’éloquents soupirs et des vers langoureux. — 589 — Ainsi pense aujourd’hui , la chose est bien certaine, La plus belle moitié de notre espèce humaine ; Tels sont les sentiments qu’étale à nos regards Un sexe qui sans doute a droit à nos égards, Surtout lorsqu'il avise, en maître du ménage, À faire exactement servir notre potage. Mécompte désolant ! triste déception ! La femme , objet d'amour et d'inspiration, Trop souvent, à nos yeux, par un facheux prodige, Semble prendre plaisir à perdre son prestige, À faire s’éclipser les célestes rayons, A profaner les fleurs dont nous la couronnons ! L’exaltons-nous en vers au gré d’une âme éprise : Elle-même s’abaisse et se dépoétise ! L’élevant au-dessus de tout être mortel, La divinisons-nous : elle manque à l'autel, Et ne nous offrant plus qu'une vulgaire image , Echappe à notre culte et trompe notre hommage. Peut-être direz-vous qu'aujourd'hui peu galant, J'ai l'humeur de Boileau , sans avoir son talent, Et que j'alonge à tort, par besoin de médire, D'un appendice amer la dixième satire : Non, je n'ai pas voulu, copiant Juvénal, Attaquer, dans mes vers, la femme en général ; De mes alexandrins limitant les malices, De tout blame , d’abord , j'excepte mes lectrices Qui toutes , à coup sûr, possèdent les vertus Contraires aux défauts qu'ici j'ai combatius ; Qui toutes, j'en réponds , sans que mon vers les flatte, Ont un esprit charmant , une âme délicate. — 590 — Tel est un sexe auquel vont nos plus doux respects ; Mais il nous fait parfois rencontrer des cœurs secs, Intéressés, méchants , froids et d'autant plus rudes, Que leur rigidité sert de masque à des prudes. Le mensonge, en ce cas, voilant la vérité, Saura nous consoler de la réalité. Le mensonge, ai-je dit ? oui, car la grande actrice Qui m'émeut par l’aspect d’un noble sacrifice ; Qui préfère , à mes yeux , au destin le plus beau, La palme des vertus et la nuit du tombeau, N'est trop souvent , hélas ! qu’une femme cupide, Que partout, comme en tout , l'intérêt seul décide, Et qui se fait payer par des cents mille francs, Le pouvoir d'attirer le public sur des bancs ; Je sais que de son cœur parfaitement maîtresse, Alors qu’en ses accents éclate la tendresse, Elle n’aime personne , et n’a de chauds élans Que pour les monceaux d’or acquis à ses talents ; Je sais que la Diva qui savamment roucoule Des sons dont la douceur fait larmoyer la foule, Libre des sentiments et de la passion Dont sa voix est pour nous l’ardente expression, Ne fait rien qu'obéir, pour charmer l'auditoire, Aux règles du solfège et du Conservatoire; Qu'elle n’aspire enfin, par un effet puissant, Qu’à ce but souverain : gagner beaucoup d'argent ; Je sais que ces auteurs qui prônent , dans leurs pièces , Le mépris des honneurs, le dédain des richesses , Ne visent, par l'esprit dont ils font le trafic, Qu’aux faveurs du pouvoir, qu'aux écus du public, — 591 — Et que c’est en palpant un large numéraire Qu'ils font dire à l’acteur : l'or est une chimère ; Je sais que ces railleurs de plus d’un courtisan, Sont tous heureux et fiers de porter le ruban Qu'un ministre , jaloux de soigner leur toitette, Attache à leur habit pour la rendre complète ; Je sais enfin, je sais que tout comédien M'attendrit d'autant mieux , que son cœur ne sent rien ; Qu'en pleurant, ou riant , il me trompe... Qu'importe ! Si, bien loin du réel, l'illusion m’emporte ; Si les vices humains, qui blessent mes regards, Me sont dissimulés par le prisme des arts. Qu'il soit menteur ou vrai, doux charme de la vie, Daas son brillant essor , j'admire le génie, J’applaudis ses élans et ne m'informe pas Où , retombé du ciel , il dirige ses pas, Lorsque d’un vil métal , implorant la ressource , Il va, chez un caissier , reconforter sa bourse. Et pourquoi, là-dessus, d’ailleurs, le chicaner ? Parce qu’il aime l'or , doit-on le condamner ? Tourmenté quelquefois par la faim qui le mine ; Ainsi que tous les sots, ne faut-il pas qu'il dire ? Dans un mets succulent , dans un vin généreux, Il a trouvé souvent ses traits les plus heureux : Fécond par le bien-être , il ne devient aride, Que lorsque , par malheur , il a l’estomac vide. Ah! ne cherchons donc pas dispute à ses élus! Consumés en travaux , en efforts superflus , Combien de ses enfants, que sa splendeur enivre, N'ont, dans ce monde ingrat pas trouvé de quoi vivre! — 592 — Si le théâtre manque à plus d’un jeune auteur, Au poète inconnu manque aussi l'éditeur. Des notabilités lombrageuse cohorte A tout nouveau-venu ferme avec soin la porte, Et ne tolère pas qu’il aspire à glaner Le champ où leur main seule a droit de moissonner. Ce jouet malheureux d’une fortune adverse , Se prosterne humblement aux autels du Commerce : — Consacré désormais à d'utiles travaux, J'ai brisé, lui dit-il, ma lyre, mes pinceaux, Et je viens , près de vous , transfuge du Parnasse, Prendre, dans un comptoir, la plus modeste place. Le Commerce , à ces mots, fronce un épais sourcil : — Vous êtes trop savant, mon cher, lui répond-il ; Jamais un rimailleur ne fera mon affaire ; Votre esprit, regrettant les hauteurs de sa sphère, Chez moi , j'en suis certain , se sentant étouffé, Ne discernerait pas le poivre du café; Vos vers, ne cadrant point avec mes écritures, Au rebours du bon sens, vous feriez mes factures. Laissez-moi donc, sans vous, exercer mon métier, Car n’est pas qui le veut un habile épicier. Le poète manquait d’esprit pour les coulisses, Voilà qu’il en a trop pour vendre des épices ! Où se casera-t-il, si, par un sort fatal, Il ne peut même un jour entrer à l'hôpital ? \ Tu crois peut-être, ami, qu'à plaisir j'exagère, Et qu'ici ma peinture est fausse et mensongère : — 595 — Eh bien ! non, je raconte avec fidélité , Et te parlant ainsi, je dis la vérité. Tel marchand rend hommage à la muse divine Qui chez nous fit surgir les vers de Lamartine. Le lire est un plaisir qu’il s’est parfois permis : Mais il n’en voudrait pas pour son dernier commis, Et laisserait mourir le phénix poétique, Avant de lui donner un coin dans sa boutique. Le monde est ainsi fait. Certain homme d'esprit, Que je connais beaucoup , et qui parfois écrit. Des vers !... malgré les lois de ce destin atroce Qui défend le Parnasse aux enfants du négoce, Se croirait compromis , ridicule, abîmé, Si l’on savait jamais qu’un jour il a rimé, Et qu'oubliant le change ou de Vienne ou de Londre, Avec le blond Phébus il osa corrresponäre. O vous, dirai-je donc à l’homme intelligent, Dont l’âme est disposée au culte de l’Argent , Soyez, votre intérêt par ma voix le répète, Tout ce que vous voudrez, tout... excepté poète ! FR > LE >: tbit ù ñ He ee CL LL re mag, Na es. £ PI 19 (TC) LENS tes t Nas l sn T 6 tit AEME PARUS LL TE ati ne p %é Æ L F4 NOR none HE 8 ae ha cl tas TR QE x 7 LA she: té Le ctboel bo à » L ÿ Fu LS à j MIT Re As 7 LE 1: 4 Fa , y 7 Luis déve + PI ++ tp ATR AS DÉC L * 2 ST EAE 3, Re 2 ; pes JA y gd D ts SLI NME + Aie ie LA a re bn se. ee ” EU au ns ae LA PENSÉE, VERS LUS A L'ACADÉMIE, Dans sa Séance publique du 28 Aoùt 1853, Par M. E YVERT, Il est, sur cette terre où quelquefois le sort, Envers nous rigoureux , nous maltraite si fort , Un trésor précieux qui, par l'effet d’un rêve, Nous détachant du sol, jusqu’à Dieu nous élève. A tout âge, en tout lieu, demain comme aujourd’hui, Consolateur suprême et tutélaire appui, 11 arrive parfois que ce présent céleste De tous nos biens perdus est le seul qui nous reste. — Objet préconisé d’un si pompeux début, Quel est, me direz-vous, ce sublime attribut, Ce don qui vient en aide à toute âme offensée ?.… — Vous voulez le connaître? Eh bien ! c’est la Pensée. L'homme, sans ce bienfait, ne révèlerait pas Son titre le plus noble à primer ici bas; Ce qui, faisant de lui l'être par excellence, A soumis l'univers à son intelligence. Le plus humble animal, qu’il soit lourd ou dispos, Comme nous , peut courir , ou rester en repos, — 596 — Et, par des sons divers , ainsi que notre espèce , Exprimer ses désirs , sa joie ou sa tristesse : Mais docile aux penchants qui viennent le pousser, Il n’agit que d’instinct , l'homme seul peut penser. Penser ! n’est-ce pas là ce qui souvent console Plus d’un infortuné que le malheur isole ?.. . L’abandon a pour lui devancé le linceul Auquel il est promis : s’il pense , il n’est plus seul : Oh! non, car il retrouve , au moins par la pensée, Et sa jeunesse éteinte et sa gloire éclipsée ; Il goûte les plaisirs qui jadis le charmaient, Il revoit, il entend les amis qui l’aimaient , Et palpitant d'amour, échange une caresse Avec tous les objets pleurés par sa tendresse. Auprès du souvenir , l'imagination Réalise pour lui la douce fiction, Et vient unir, au gré de son âme ravie, A son bonheur passé le bonheur qu’il envie. Soldat , il monte en grade, et glorieux vainqueur , Voit l'émail de la croix respléndir sur son cœur ; Amant, il est heureux, et bien loin qu’une belle, A ses plus tendres vœux , insensible ou rebelle, S’abandonnant aux bras d'un rival préféré, Inflige une torture à son cœur ulcéré, Il recueille , il savoure, aux pieds de son idole, Les pures voluptés que donne une parole; Auteur , il voit payer le prix de ses travaux Par l'éclat d'un laurier , par le bruit des bravos ; Au gré d’une alliance, aujourd’hui peu commune, L'honneur avec l'argent lui font double fortune ; — 597 — Par un public payant , le poète applaudi Peut se dire à son tour : Sunt præmia laudi , Et n’est plus , provoquant une stérile extase, Conduit à l'hôpital par son triste Pégase. Bienfait de la pensée , aimable illusion ! C’est toi qui viens bercer l’ardente ambition ; C’est par toi qu’ignorée au fond de sa province, Une capacité , quelquefois la plus mince, Du Corps législatif passe au Conseil d'Etat Qui doit certainement la pousser au Sénat; De l’enfant studieux sur les banes de l’école , Elle pare le front d’une jeune auréole, Alors qu’elle lui fait, malgré plus d’un rival, Gagner le prix d'honneur au concours général; De la somme promise au vainqueur de la course Du gentlemen rider elle enrichit la bourse, Car , savamment conduit, son leste destrier , Aussi léger qu’Eole, a des jarrets d’acier. Elle décerne encore à l'artiste jeune homme Le diplome envié qui le conduit à Rome D'où plus d’un ne revient , croque-note ou rapin, Que pour gagner au plus de quoi payer son pain. Elle sait, du hasard conjurant les caprices, De nos spéculateurs tripler les bénéfices ; Elle atteste aux chalands qu’ils ne sont pas dupés, Elle affirme aux maris qu’ils ne sont pas trompés. Il n’est point ici-bas de médailles, de primes, Pour ces beaux dévouements, pour ces actes sublimes, Pour ces hautes vertus que , par son testament, L'illustre Monthyon gratifie amplement ; Pour les doctes auteurs de plus d’un gros volume, Pour l’heureux producteur de plus d’un beau légume ; — 598 — Il n’est pas un jeton, n'importe en quel métal, Donné par le jury du palais de cristal, Par les juges savants siégeant au lieu suprême Qui remplace à nos yeux le jardin d’Acadème; 1 n'est pas un honneur , une distinction, Objet de convoitise ou d’émulation, Dont l'image ne soit doucement caressée Par cet espoir flatteur ; enfant de la pensée, Présage séduisant de gloire , de bonheur, Qui souvent n’est, hélas! qu’un mirage imposteur , Dont l'éclat, toutefois, nous rend , quoiqu'il arrive, Heureux , sinon de fait, du moins en perspective. S'il est plus d’un mortel qui nous prouve trop bien Qu'on peut ne point parler , et ne penser à rien, Plus d'un bavard maudit , sans penser davantage, Nous étourdit souvent par son vain caquetage. De ce bruit fatiguant quel est donc le moteur ? La raison ou l'esprit ?.. Non, c’est une vapeur Pareille à cet agent dont la force expansive Fait voler sur le rail une locomotive ; C'est le facheux effet , l'importune action D'une liqueur fumeuse en fermentation, Et dont le gaz imprime un mouvement rapide Aux évolutions d’une langue homicide. Loin de cet ennuyeux, objet de mon effroi, Combien , paisible et seul , j'aime à rester chez moi ! Seul , ai-je dit ? Oh ! non; ie suis-je, et puis-je l’être, Quand la fleur balancée au bord de ma fenêtre, Flatte mon odorat de ses douces senteurs , Et me fait admirer ses brillantes couleurs ; — 599 — Quand ma bibliothèque à mes regards propose Tant de chefs-d'œuvre en vers, de merveilles en prose, Tant de livres enfin que , mieux que les amours , Mieux que les amitiés, nous retrouvons toujours ? Seul! je ne le suis pas , alors qu’une compagne Qui me suit à la ville ainsi qu’à la campagne, Docile à mes désirs , sympathique à mon goût, À mes vœux , sans retard , sait répondre partont , Et grace à des vertus très justement prisées, Raffermit à propos mes forces épuisées..…. Je vous entends me dire : oh! cet objet chéri, C’est votre femme ?.. — Non. Je suis fort bon mari, Et peux, sans être ici mon trop flatteur apôtre, Dire que , comme époux , je vaux autant qu’un autre. Mais je prends à témoins tous ceux qui, près de moi, Dans l’hymen engagés , sont soumis à sa loi : Tout mari peut sans doute, et sans craindre le blame, En l’adorant toujours , quitter parfois sa femme ; L'absence donne enfin , quand sonne le retour, Plus de charme au plaisir , plus d’ardeur à l’amour ; Il faut donc , sans manquer aux devoirs du ménage, Se séparer un peu pour s’aimer davantage. Mais il est un lien indissoluble , étroit, Qui subsiste toujours , n'importe en quel endroit ; Une union intime et vraiment exemplaire : union du priseur avec sa tabalière, Avec ce grain piquant dont l'aspiration Souvent donne à ma tête une inspiration, Et secours opportun sait me venir en aide, Quand , visiteur facheux , quelque souci m’obsède. Et suis-je seul encor , lorsque dans mon réduit, D'où la lampe a chassé les ombres de la nuit, 40. — 600 — Travailleur bienheureux, j'oublie ou je recule Le moment du repos marqué par la pendule ? Ah ! certes la pensée, en un pareil moment, M'épargne les ennuis de cet isolement Que l’oisif , insensible aux charmes de l'étude, Confond mal à propos avec la solitude, Avec ce doux état d’aimable liberté , Où, libre de contrainte et d’importunité , Affranchi du tracas qui souvent le réclame, L'homme se trouve enfin en face de son âme. Pour calmer les chagrins qui viennent l’oppresser , Quelquefois , par malheur , il ne peut que penser ; Mais s’il doit, retenant et sa voix et sa plume, Comprimer à regret des torrents d'amertume , Et laisser au carquois le sarcasme piquant Qui saurait le venger d’un sot ou d’un méchant, Il peut, du moins, il peut à l’accord de la rime, Confier le secret d’une souffrance intime , Loin des indifférents épancher son chagrin, Exprimer sa douleur dans un alexandrin Que, mieux que la gaîté , la tristesse seconde , Car plus vive est la peine , et plus elle est féconde, Et tel poète enfin, heureux par ses malheurs, Aux maux qu’il a soufferts doit ses vers les meilleurs. Pourtant ne croyez pas que de mon écritoire ; Je veuille ; à tout propos, faire un lacrymatoire. Selon que du destin sur moi souffle le vent, Je pleure quelquefois , mais je ris plus souvent ; Et si je ris bien fort , c’est surtout quand je pense À ces nains qui, gonflés d'orgueil et d’insolence , — 601 — Lancent avec dédain l'insulte et le mépris Sur cet antique honneur qu'ils n’ont jamais compris , Et qui, de tout soleil , fidèles satellites, Moyennant honoraire , exaltent ses mérites. Je ris , lorsque je pense à ces fiers parvenus Dont l’unique valeur est dans quelques écus, Ephémère boni , trésor qui, dans leur caisse, Par la hausse arrivé, s’en ira par la baisse. Et je ris quand je pense à certain renégat Dont le nom dépouillé du plus illustre éclat , Pour passer au grand livre où s’inscrit la richesse, Quitta le livre d’or où brillait sa noblesse ! Oui, je ris quand je pense à tous ces avortons, Ecrivailleurs de drame , auteurs de feuilletons, Faméliques faiseurs de romans , de nouvelles, Péniblement sortis de leurs pauvres cervelles, Indigestes produits qui, barbares ou fous, Sont, de par le rabais , tombés à quatre sous. Quand je viens à penser que toute celte écume Qu'on voit, par livraisons , dépécer un volume, Vise aux quinze cents francs , positif attribut De limmortel fauteuil où trône l’Institut, Et prétend soutenir la gloire littéraire Qu’à la France ont donnée et Racine et Molière, Oh ! je ris de bon cœur. Mais que , si par hasard, Sur ces fruits vénéneux je porte mon regard ; Que si, par accident , j’entre dans un théâtre Où trépigne et se tord un public hugolâtre, Oh ! je ne pense plus , je ne ris plus alors. — Et que faites-vous donc , me direz-vous ? — Je dors ! 40.* g CS" Ê el h a | L A 411% A ÿ Ja : Es kg 1 PRAECUE sie Le DL aude vas * FE * gs Ag. push TE FE a AY ee. ue: Pris isa salt. 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Sans doute vous croyez qu’admirateur du bal Je vais lui consacrer un éloge banal, Et chanter les plaisirs du danseur intrépide Qui dans son tourbillon entraîne la Sylphide, Ne laisse aucun instant reposer son jarret Et toujours le dernier déserte le parquet. « Erreur! pour moi le bal n'est jamais une fête; Loin de me récréer, son bruit me rompt la tête : Un lugubre roman signé par Paul Féval Me divertirait plus qu’un rout de carnaval. Ecoutez! au dehors souffle un vent de décembre; Pour combattre le froid j'allume dans ma chambre Un feu clair, pétillant, aux vifs et gais reflets, Puis, dans un bon fauteuil , les pieds sur mes chenels, — 604 — Aux rêves, aux projets, doucement je me livre, Je savoure un cigare ou cause avec un livre... Mais voilà qu’au milieu de ce loisir charmant, La pendule en sept coups m’avertit aigrement Que je dois échanger mon costume commode Contre un frac de drap noir avoué par la mode. Adieu donc pour ce soir au livre commencé ! Je grelotte bientôt sous un linge glacé, Pour mon pied fatigué la bottine est étroite, La cravate m'étrangle, et ma main maladroite, En refaisant un nœud sans grâce et sans rondeur, De la blanche batiste enlève la fraicheur. Sur mon gibus tandis que je passe la brosse, De Desmarquest (1) arrive à grand bruit le carrosse ; Tout à la fois sonnant et criant, le cocher Demande que Monsieur veuille se dépécher. Alors pour compléter ma toilette élégante, Du chevreau le plus fin, le plus frais, je me gante; Mais voyez quel malheur! pour m'être trop bâté, Le bouton du gant droit dans la cendre a sauté, Puis, quand de réparer l’accident je me flatte, Mon autre gant soudain aux coutures éclate. Pourtant il faut partir, car le cocher grondeur, Morfondu dans la cour, accuse ma lenteur: Je pars donc en cachant mes mains déshonorées Dans de vieux gants flétris aux dernières soirées. Enfin j'arrive au bal... non pourtant, pas encor... J'arrive près du bal, dans un grand corridor, Car on walse, la foule aux deux portes se rue, Et d'un mur d’habits noirs galamment les obstrue. (1) Loueur de voitures, rue des Jarobins. — 605 — Derrière un tel rempart je trouve le temps long. Quand la walse a cessé j’aborde le salon; Mais la chaleur ternit et brouille mes lunettes ; Je recule, attendant des images plus nettes, Et, croyant saluer la dame du logis, Je salue un monsieur que jamais je ne vis. Quelle chaleur, bon Dieu! l’eau des lambris ruisselle, La sueur sur les fronts en perles étincelle. Voyez cette danseuse au teint tonjours si frais, Un air de feu la brûle, et, lui gonflant les traits, Fait succéder bientôt sur son jeune visage La rougeur de la fièvre aux roses du bel âge. Voyez cette autre encor dont les cheveux charmants S'harmoniaient si bien avec les diamants, Ils ont perdu leur lustre, et les boucles mouillées Lui pleuvent sur le cou par mêches embrouillées ; Un instant a détruit l’œuvre qu'avec lenteur Sous ses doigts parfumés arrondit le coiffeur. Pauvre danseuse ! au moins, si sa riche toilette, Chef-d'œuvre de bon goût et de grâce coquette, Avec tout son relief pouvait se dessiner ! Mais non, cet espoir même il faut l’abandonner; Dans la cohue à peine obtenant une place, La danseuse maudit l’habit noir qui l’efface, Trop heureuse à coup sûr si quelque adolescent Ne lui déchire pas sa dentelle en dansant, Ou si quelque sirop, équivoque mixture, Ne vient pas à sa robe infliger la teinture! Que voulez-vous ! il faut prévoir ces agrémentis: La mode rétrécit tous nos appartements, — 606 — Et veut en même temps que dans sa bonbonnière Le maître de maison parque une ville entière. Le quadrille partout ahuri, cahoté, Ne peut même aujourd’hui marcher en liberté; Le tourbillon walseur , ayant besoin de place, Culbute l'invité qui refuse l’espace, Un couple heurte l’autre , on perd le mouvement, Et la walse n’est plus qu'un entrechoquement ! Spectacle plein d'attrait de ce bal héroïque ! On se meurtrit les pieds, on s'écrase en musique. Bravo! tout est au mieux! la dame du logis Contemple la mêlée avec des yeux ravis ; « Oh ! ma chère, dit-elle à son amie intime, Voyez quelle gaîté ! comme ce bal s’anime! Mon salon est petit, mais là, de bonne foi, S'amuse-t-on ailleurs aussi bien que chez moi? » Pendant que cette dame ainsi se félicite, A tant d'amusement je me soustrais bien vite, Et, pour me reposer, pour respirer un peu, Je vais chercher un coin dans la chambre de jeu. — Ami, me dit quelqu'un, le bal vous importune : Au whist éprouvez donc ce soir votre fortune. -- Non, je garde mon coin, et voici mes raisons : Le whist est un beau jeu par ses combinaisons ; Mais je suis trop distrait pour sa profonde escrime, Et de coups mal joués je me ferais un crime, Si mon associé, même fort indulgent , Par mes fautes perdait un sou de son argent. Fussé-je reconnu comme un joueur habile, Au bal le whist encore irriterait ma bile, — 607 — Car c’est là , surtout là, qu'on trouve le grondeur, L'homme qui, vous vexant avec son air boudeur, Ne peut, même en gagnant, s’abstenir du murmure, Et d’un amusement vous fait une torture. On insiste , on me dit que j'ai la liberté, Trop distrait pour le whist, de choisir l'écarté. Quoi! vous voulez qu’au bal, dans une nuit de fête, Les soucis du joueur viennent troubler ma tête ! Je gagne vingt écus , trente écus, sans plaisir ; Mais leur perte m’arrache un douloureux soupir , Le rôle de battu mw’agace , je l'avoue, Et l’on n’est pas au bal pour y faire la moue. Tenez! Ai-je grand tort de détester ce jeu ? Une querelle naît à propos d’un enjeu. — J'ai parié dix francs, Messieurs, je vous l’atteste. — — Non monsieur, c’est cinq francs, l'erreur est manifeste.— Les mots, polis d’abord , s’envenimant bientôt, Je me crois fourvoyé dans un bruyant tripot. Quel contretemps facheux ! pour respirer tranquille, De la chambre de jeu j'avais choisi l'asile : Je n'avais point prévu ces ignobles débats, Et me voici chassé d’en-haut comme d’en-bas. Cependant replongé dans l’ardente atmosphère, Soudain je sens la soif et veux la satisfaire. La groseille , l’orgeat , seraient les bienvenus, Mais l'heure est avancée , ils ne circulent plus. Le temps marche et tandis que mon palais avide Se promet une glace, ou quelque frais liquide, — 608 — Dérision amère ! on m'offre des plateaux Chargés de punch brûlant et de petits gâteaux. Enfin je vois paraître, après maintes grimaces , Un riche assortiment de sorbets et de glaces, Je m’élance , je cours, je touche en un moment La coquille où me rit un rafraichissement , Lorsque certain barbon , gourmand toujours en quête, Avec ses doigts crochus emporte ma conquête ; Sans me décourager , moi, Tantale nouveau, Dans ses détours divers je poursuis le plateau; Victoire ! je saisis la coquille attendue !.... Mais hélas ! qu’y trouvé-je !... une glace fondue ! Vous jugez bien qu'après ce guignon sans égal Je cours au vestiaire et déserte le bal. Béni soit mon logis, car là rien ne m'empêche De savourer l'air pur , le calme et... de l'eau fraîche. MATIÈRES ET SUJETS TRAITÉS DANS LES SÉANCES DE L'ACADÉMIE 14 novem. 1851. 28 novem. 1851. 12 décem. 1851. 26 décem. 1851. 8 janvier 1852. 12 février 1852. 11 mars 1852. 25 mars 1852. et nom insérés dans çce volume. ———— RECHERCHES sur l’origine de la semaine, par M. Onry. FONDATION d’un prix à décerner aux élèves du Lycée qui auront le mieux répondu aux examens oraux sur les matières des programmes d'admission aux écoles spéciales du Gouvernement. NOTICE sur une opération césarienne couronnée de succés, par M. ANDRIEU. RAPPORT de M. Dauphin sur un projet dada rat judiciaire, etc., par M. Pomme, Président à la Cour impériale. EXAMEN des procédés américains et français pour l’éclai- rage et le chauffage par le gaz hydrogène, par M. FoLLET. ÉCHANTILLONS présentés et notice sur le poison améri- cain, appelé Curare, par le même. UTILITÉ des études anatomiques appliquées à la peinture, par M. FÉvEZ. FRAGMENT de la première notice sur les Coutumes locales du Bailliage d'Amiens, par M. Bourxors. MÉMOIRE sur un nouveau propulseur , pour les bateaux à vapeur , par M. Rousser. 25 mars 1852. 8 avril 1852. 29 avril 1852. 97 mai 1852. 24 juin 1852. 25 juillet 1852. 29 janvier 1853. 20 mars et 23 av. 14 mai 1855. 14 mai 1853. 27 juin 1853. 9 juillet 1853. 9 juillet 1853. 25 juillet 1855. 13 août 1853. — 610 — RAPPORT de M. Floucaud sur le nouveau propulseur de M. RousseL. REVUE littéraire dramatique, par M. YvERT. DE LA CIRCULATION de la sève dans les plantes, par M. ALEXANDRE. PREMIÈRE PARTIE de l’histoire du commerce d'Amiens, par M. PÉRu-LOREL. MÉMOIRE sur l'institution du bureau de bienfaisance d’A- miens et ses développements, par M. H. Henriot. RAPPORT sur les ouvrages envoyés par M. Cazin , sur l’u- sage des plantes tropicales cultivées dans nos climats. DES PRONOMS démonstratifs, par M. OBry. De lélectricité considérée au point de vue médical, par M. Fozzer. NOTICE sur la traduction, par M. de L’EscaLopier, du livre de Théophile , par M. Garnier. QUELQUES OBSERVATIONS sur le changement apparent de position diurne des taches du soleil, par M. ANSELIN. RAPPORT de M. ALExANDRE, sur le service de santé des indigents dans les campagnes. Examen de l’ouvrage de M. Cazin. MÉMOIRE sur le comblement des tourbières, par M. Bor. ÉTUDE littéraire sur la chanson de Roland, par M. Dau- PHIN. Première partie. RAPPORT de M. Foccer sur l'ouvrage de M. Danvin, de Saint-Pol, traitant de l’insuffisance de l’assistance médi- cale à domicile. MÉMOIRE sur l’assainissement des bas quartiers de la ville, par M. ANDRIEU. —— 2 (09 TABLEAU DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE. (31 mars 1854.) —HhDAD EEE — MEMBRES HONORAIRES DE DROIT. MM. Le premier PRÉSIDENT de la Cour impériale. Le PRÉFET du département de la Somme. Mgr. l'ÉvêQuE d'Amiens. Le Maire d'Amiens. Le PROCUREUR-GÉNÉRAL près la Cour impériale. Le Recteur de l’Académie départementale. 2 ———— MEMBRES TITULAIRES. MM. 28 févr. 1809. BARBIER %, médecin en chef de l’Hôtel-Dieu, directeur honoraire de l’école préparatoire de médecine et de pharmacie, membre associé de l’Académie de médecine de Paris, etc., etc. 15 jain 1818. RicoLLoT #%, médecin ordinaire de l’Hôtel-Dieu, directeur de l’école préparatoire de médecine et de pharmacie, ete. 31 mars 1819. 45 juillet 1829. 30 avril 1830. 17 févr. 1831. 17 févr. 1831. 30 mai 1833. 50 févr. 1834. 16 août 1834. 21 juillet 1837. 10 févr. 1836. 10 mars 1836. £9 mars 1839. 22 févr. 1840. 25 juin 1842. 30 juillet 1842. 49 août 1842. 1846. 14 nov. 1846. 13 févr. 1847. 12 juill. 1848. 1848. 235 nov. 5 juill. 1849. £2 Janv. 1851. — 612 — ANSELIN 3%, avocat à la Cour impériale , doyen du conseil de Préfecture , secrétaire-perpétuel. CRETON, avocat à la Cour impériale. OBay , juge au Tribunal civil. Decaïeu %, conseiller à la Cour impériale. MarottE *, ancien secrétaire- général de la Préfecture. Bouvet O.%#, premier président de la Cour impériale. DaveLux #, négociant, président du Tribunal et de la chambre de commerce. DEWAILLY , négociant. Garnier, professeur, conservateur de la bibliothèque communale. TaveRNIER O. #, docteur en médecine, professeur à l'école préparatoire de médecine et de pharmacie. Rousse (Martial), directeur de la maison de correction. Bor , pharmacien, etc. ANDRIEU , docteur en médecine , etc. Dauruin, conseiller à la Cour impériale. BreuIL (Auguste), juge-de-paix. MATHIEU, ancien négociant. Boutons, greffier en chef de la Cour impériale. ALLOU, avOCat. ForcEviLze-DuvEtTE, ancien banquier. ALEXANDRE %, docteur en médecine, professeur à l’école préparatoire de médecine et de pharmacie. Fozuer, docteur en médecine, professeur à l’école pré- paratoire de médecine et de pharmacie. Floucaud #, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées. Daussy, avocat. — 615 — 12 Févr. 1852. YVERT (Eugène), imprimeur. 13 Août 1853. DECHARMES, professeur au Lycée. 28 Janv. 1854. De MarsiLLy, ingénieur des mines. 11 Févr. 1854. DrNEuUx (Jules), négociant, président de la Société philharmonique. Ge MEMBRES HONORAIRES ÉLUS. MM. Jourpain (Léonor), homme de lettres, à Amiens. Damay #, ancien titulaire, Procureur général à Poitiers. Dunoxer %, ancien titulaire, ancien Maire d'Amiens, au Boisé (Indre-et-Loire). Cueussey #, ancien titulaire, architecte honoraire du dépar- tement. PoLLeT , ancien titulaire , professeur de physique et de chimie au Lycée impérial. Re MEMBRES CORRESPONDANTS. MM. | Duuériz #, membre de l’Institut, à Paris. Lagouisse , membre de la société des belles-lettres. BerviLce O. #, président à la Cour impériale de Paris. Herpin, secrétaire de la société académique de Metz. Lianières # , chef de bataillon du génie, à Paris. DeLEau, médecin , à Saint-Mihiel. Dupont *#, colonel du génie, à Abbeville. MourGues , ancien préfet. Morin, médecin , à Rouen. POonGERVILLE (Sanson de)#, membre de l’Instilut, à Paris. — 614 — Bazni (Adrien), géographe , à Paris: JACQuEMmyYNS, médecin. BoucHErR DE PERTHES , directeur des douanes, à Abbeville. DAUVERGNE , pharmacien , à Hesdin. Mao (Charles), homme de lettres, à Paris. Moreau (César) %, à Paris. D'HenpecourT , ancien conseiller à la Cour impériale d'Amiens, ancien membre titulaire. DE Lacosre (Aristide) #4, ancien préfet des Bouches-du-Rhône. LouanrrEe, bibliothécaire et archiviste de la ville d’Abbeville. LE Gzay 3%, archiviste du département du Nord, à Lille. Bureux, ancien membre du Conseil général et maire de Fransart. Hiver, avocat, membre du Conseil général , à Péronne. Beucuor, liltérateur , à Paris. PuizipparT, professeur d'agriculture , à Grignon. FOMERON D'ARDEUIL #, ancien conseiller d'état , à Paris. Vivien, ancien membre titulaire, ancien ministre de la jus- tice, etc. GEORGE , secrétaire de l’Académie de Nancy. Mercier, médecin , à Arras. BRÉGEAUT , pharmacien, à Arras. BoisTEeL , professeur de seconde au collége Rollin, à Paris. DE Cayroz #, ancien membre titulaire, à Compiègne. RAVENEL , sous-bibliothécaire de la ville de Paris. Dusois , sous-préfet , à Vitré. GÉNIN #, ancien professeur de la faculté des lettres de Strasbourg. ; BOSQUILLON DE FONTENAY O. %, ancien membre titulaire, con- seiller à la Cour impériale, à Paris. = Mazzer pE Cuizcy, propriétaire , à Orléans. Couture, père, conseiller à la Cour de Douai. Monnier , professeur de seconde à Gap. Mazzer (Charles), ancien recteur, à Paris. PazLas , médecin militaire , à Saint-Omer. Micuez-BEer , membre de la société philotechnique , à Paris. Duran», professeur au collége Louis-le-Grand , à Paris. JourpaIn (Louis) #, ancien membre titulaire, recteur de l'Académie, à Montpellier. M.se Dénoix (Fanny), à Beauvais. GIRARDIN %X, professeur de chimie, à Rouen. De MontÉmonr (Albert) , homme de lettres, à Paris. TILLETTE DE CLERMONT-TONNERRE #, député, à Abbeville. BoucritTÉ, inspecteur de l’Académie de Paris , à Versailles. DELORME , ancien membre titulaire, censeur au collége Louis- le-Grand, à Paris. CAHEN , traducteur de la Bible, à Paris. DE Morren (Charles), à Liège. Du Sovuica %, ingénieur des mines, à Lyon. DE SANTAREM, ancien ministre du Portugal, à Paris. LECANU, pharmacien, à Paris. Cozson #, chirurgien en chef des hôpitaux de Noyon. LaBouar, maire, à Doullens. CARESME %, ancien membre titulaire, recteur de l’Académie de Bourges. MacxarT (Auguste) x, ingénieur à Orléans. HarpouIn, avocat à la Cour de cassation et au Conseil-d’Etat. LEBRETON #, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées. ——————"ñ D (© Q e— — A1. TABLE DES MATIÈRES. PAGES. MÉMOIRE sur le nouveau tarif des sucres, par M. MATHIEU. . , . ‘ DE L’ILLUSION, discours, par M. A. MACuarT, père. MÉMOIRE sur la constitution intime des êtres matériels, par M. POLLET. . . EI) Aie DU CRÉDIT FONCIER , par M. BouLLer . QUELQUES MOTS sur la matière organisée ; aperçu sur la structure variée des organes, leur siége et leurs fonctions chez les animaux, par M. TAVERNIER. INAUGURATION de la statue de Gresset. . NorTice. . 610 6: sis 1e Paocës-verBaL de la séance du 21 juillet 1851. Discours de M. Breuiz, Directeur. Axazyse des travaux de l'Académie, depuis sa fondation, par M. Anse, Secrétaire-perpétuel. Epîrre cn vers, par M. BenviLre. . ExauGurarTiIox de la statue . : M. le Direcreur à M. le Mains. . : < Réponse de M. le Mai. . . . . . . . , . Discours de M. Axcecor, Directeur de l’Académie fran- CU emne Mt et Toasr de MM. Breuiz et Nisann.. 157 — 617 — RAPPORT fait à l’Académie française, par M. Nisarp, au nom des Membres de l’Académie présents à l’inaugu- ration de la stalue de Gresset. 2 ; NAPOLÉON BONAPARTE, jugé par les DO étran- gers. Discours par M. BREUIL . . . RES COMPTE-RENDU des travaux de l'haéne pendant l’année 1850-1851, par M. ANSELIN. RAPPORT sur le concours pour le me de LE par M. A. MacHarT père. : ESSAI sur le Giorgion, par M. le D." RicozLor. COUP-D'OEIL sur la situation et sur le genre d’action qui peut l'améliorer, par M. MarTReu. DISCOURS de réception de M. Yvert. RÉPONSE de M. J. Garnier , directeur. EXPOSÉ par M. G. ForRcEviLLE, de sa ot de la statue de Pierre l’Ermite. el Un = de DU RIRE et incidemment du comique de Jeu & par M. A. Macuarr père. à : ; NOTICE sur les travaux de M. E. Burnouf, Cr OBry. DISCOURS prononcé à la séance publique du 29 août, par M. J. Garnier, directeur. COMPTE-RENDU des travaux de AE ne l’année 1851-1852, par M. ANSELIN, - RAPPORT sur le concours ouvert pour le Dre de ne par M. E. Yverr. Ne LES MISSIONS ÉTRANGÈRES poème couronné, par M. B. Picx. : QUELQUES MOTS sur les progrès récents de la Méde- decine et de la Chirurgie, par M. le D." Fozzer. QUELQUES MOTS sur l’homme moral, par M. BarBier. LE BRUIT , par M. E. YvERT. . . — 618 — LE SILENCE, par M. E. Yverr. Le SUR LA NÉCESSITÉ de protéger en France industrie des fils et des tissus, par M. MATRIEU. . . . - DE LA STATISTIQUE NOTARIALE , par M. Bouruors. DISCOURS prononcé dans la séance AN du 23 août 1853, par M. DauPxin, directeur. COMPTE-RENDU des travaux de l’Académie, peut l'année 1852-1853, par M. ANSELIN. : MOLIÈRE er Les MÉDECINS, par M. ALEXANDRE. DISCOURS de réception de M. DECHARMES. RÉPONSE de M. Davrmw, directeur. L'ART D’ENNUYER , en prose et en vers, par M. ! MA- CHART père. ARGENT ET POÉSIE, par M. E. Yvenr. LA PENSÉE, par M. E. Yverr. LE BAL, par M. A. BREUIL . MATIÈRES er SUJETS TRAITÉS dans ds séances Re l’Académie, et non insérés dans ce volume. TABLEAU des membres de l’Académie. TABLE des matières. . 429 441 465 479 493 503 535 HE) 565 585 595 603 649 611 617 Amiens. — Imp. de Duvar et HerexT, place Périgord, 3. DENON PRE AR 1 «| î