CAUNT pete ASE ga L hi mx PHP 2. CHPLPRNES Hi CAR CONTRE CAN TAN EE MEMOIRES L'ACADÉMIE | DES SCIENCES, BELLES-LETTRES, ARTS, AGRICULTURE ET COMMERCE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. Deuxième SÉRIE. TOME PREMIER. AMELENS, IMPRIMÉBRIE DE V.e HERMENT , PLACE PÉRIGORD GE —_—— _ 1858-1859-1860. 6.8/0; ere ces moe MÉMOIRES L’ACADÉMIE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. Les volumes des Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres, Arts, Agriculture et Commerce du dépar- tement de la Somme, dont le tome x complète la série, doivent être classés ainsi qu'il suit : Tom. 17 — 1835, I — 1837. IT — 1839. IV — 1841. v — 1843. VI — 1845. VII — 1847, vil — 1848-49-50. IX — 1851-52-53. X — 1854-55-56-57, Ile série. Tom. 1% — 1858-59-60. Antérieurement, il avait été publié un volume ayant pour titre : COLLECTION DES RAPPORTS ANALYTIQUES DES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE D'AMIENS. 4° volume. Amiens, an x. Caron- Berquier, 1 vol. in-4° de 318 pages. Ce volume, qui parut en 4 livraisons, contient les tra- vaux de l’an vin à 1811, MEMOIRES } DE /, L'ACADÉMIE DES SCIENCES, BELLES-LETTRES, ARTS, AGRICULTURE ET COMMERCE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. ——— DEUXIÈME SÉRIE, TOME PREMIER. AMIENS, IMPRIMERIE DE V.e HERMENT , PLACE PÉRIGORD or —s— 1858-1859-1860. re os LH” FIV (Q ESP L] = LT à CH VE 2 L , = » -AAIOM. es" d'a tdsasat LOUP 4 Ares Mr ol TAMATRORT snoraais r TT «EME Bo Meta MET ua mare à | x vi l se : = "DE pr Load À out : % ge a Aphatie mo En $ : ; : | CR L'AGAtE MES Mia. PA asile «6-0 1 ei œ File 2 LE A RATER a * aus de Drm tes Mi Far Le | Li | | DST TE | | fi me a nt ah, TE AY a au, nn LR n DU BERCEAU DE L'ESPÈCE HUMAINE. SELON LES INDIENS, LES PERSES ET LES HÉBREUX. Par JB... OBE Y. Ab Oriente lux! INTRODUCTION. La Genèse hébraïque contient dans ses chap. II et XI deux récits traditionnels d’une haute importance, je veux parler de la plantation du paradisterrestre après la création de l’hom- me, et de la dispersion des peuples après le déluge. Dans le premier, l’auteur sacré nous entretient d’un jardin de délices, planté à l'Orient dans la contrée d’Eden, et destiné à l’habi- tation d'Adam et Eve, jardin arrosé par une source unique qui de là se partageait en quatre bras ou canaux, appelés Phison, Gihon, Hiddeqgel et Phrath , et arrosant quatre ré- gions dont trois seulement sont désignées, Havilah, Kouch et Assur (1). Dans le second , il rapporte qu'après le déluge, les descendants de Noé, lors de leur émigration de l'Orient, trouvèrent une plaine au pays de Sennaar où ils s’arrêtèrent ; qu'ils y bâtirent une ville (Babylone) et une haute tour (Ba- (1) Genèse , II, 8-14. — = en bel); mais qu'ayant voulu élever cette tour jusqu'aux cieux, Jehovah confondit là leur langage et les dispersa par toute la terre (1). Ces deux narrations ont de tout temps appelé à bon droit l'attention des exégètes, des éthnologues, des géographes, des historiens et des philosophes, de tous ceux, en un mot, qui ont voulu remonter à l’origine des traditions de l’ancien monde et fixer le point de départ des premières migrations des races humaines. La seconde a été récemment l’objet d’une discussion intéressante entre MM. Ewald (2) et Lassen (3), d'une part, et MM. E. Burnouf (4), et F Nève (5), de l’autre, au sujet de l’origine aryenne ou sémitique des récits indiens sur le déluge. MM. Ewald et Lassen se sont également pré- occupés de la première (6), et leurs aperçus nouveaux sur la situation d'Eden, de son jardin et de ses quatre fleuves, ont été acceptés en France tant par M. le baron d'Eckstein (7) que par M. E. Renan (8), ancien lauréat et aujourd'hui membre de l’Institut. (1) Tbid, XI, 1-8. (2) Geschichte des Volkes Israël, 1, p. 302-20 , 1.r° édit. (3) Indische Alterthumskunde , X, p. 528-9 et 539-40. (4) Bhâgavata-Pourâna , I, préface , p. XXHI-LI. (5) Voyez les quatre articles insérés dans les Annales de philosophie chrétienne de M. A. Bonnetty, de janvier à avril 1851, 4.° série, t. III, p. 47-63; p. 98-115; p. 185-201, et p. 256-73. Voyez aussi les deux pré- cédents articles du même indianiste publiés antérieurement dans les mêmes annales, avril et mai 1849, 3.e série, t. XIX, p. 265-79, et p. 8325-44. (6) Voyez leurs ouvrages ci-dessus cités, aux mêmes pages. (7) D'abord dans l’Athenœum français des 22 avril, 27 mai, 19 août 1854, ensuite dans le Correspondant du 27 juillet, même année, et enfin dans le Journal Asiatique de 1855. (8) Histoire générale des langues sémitiques, Uv. V, chap. nn, $. v, p. 447-63. Paris, 1855, in.8.° — De l'origine du langage, ch. XI, p. 219-36. Paris, 1858, in-8”. 4 — 5) — Le point de savoir si la tradition indienne du déluge serait originairement étrangère à l'Inde, reste controversée. M. E. Burnouf la considérait comme une importation Sémitique ou Chaldéenne. M. Lassen a fini par se ranger à cette opinion (1); mais M. Ewald a persisté dans la sienne (2), et, comme le remarque très-bien M. E. Renan (5), les récents travaux de R. Roth (4), A. Weber (5), Fr. Windischmann (6), A. Kubhn (7), fondés sur l'étude des Vêdas, semblent lui avoir donné gain de cause. Il paraît en résulter que les récits in- diens du Çatapâtha-Bréhmana (8), du Mahäbhärata (9) et du Bhägavata-Pourâna (10), sur le déluge de Hanou-Väivas- vata, ne seraient que les échos partiels, plus où moins alté- rés, de la tradition générale sur le grand cataclysme. Les anciens interprètes de la Bible pensaient généralement que l'Orient du premier récit génésiaque était le même que celui du second , et qu’en conséquence il fallait chercher le jardin d’Eden à l'Est des possessions sémitiques , et même au deià de l’ancien empire des Perses , c'est-à-dire, soit au Nord de l'Inde dans la chaîne de l’Imaüs (l'Himâlaya), soit (1) nd. Alterth., T. Anhang , p. xcuI. (2) Gesch des Volk. Isr., I, p. 361, 2.° édit., et Jahrbücher der biblis- chen Wissenschaft, IV, 18592, p. 227. (3) Hist. gén. des langues sémitiques, 1, p. 458. (4) Münchener Gelehrte Anzeigen, 1849, p. 26 et suiv.; 1850, p. 72. (5) Indische Studien, X, 1850, p. 161 et suiv. (6) Ursagen der Arischen Vælker (München), 1859), p. 4 et suiv. (7) Zeitschrift für Vergleichende sprachforschung, IV, p. 88 (1854). (8) Oupanichad extrait par M. A. Weber du Yadjour Véda blanc et traduit en français par M. Nève dans les Annales de Phil. Chrét., cab. de janvier 1853, p. 57-8. 9) Episode édité par M. Bopp en 1829, et traduit en francais par M. Pauthier, Revue de Paris, année 1834, t. XLIT, p. 203-10. (10) Traduction de M. E. Burnouf, IE, p. 359-70. 1* TR 2 au Sud dans l’île de Séreudib (l’île de Ceylan) (1). A la renais- sance des lettres, les commentateurs adoptèrent d'abord cette corrélation. Mais dans la suite, avant remarqué que l'arche de Noé s'était arrêtée sur les montagnes de l’Ararat (2), et que la plus ancienne géographie historique des Sémites se rapporte à l'Arménie, à la Gordyène et à la Médie-Atropatène des Grecs, où on les voit campés depuis le temps d’Arphaxad, l’un des ancêtres d'Abraham (5), ils firent volte-face; ils partirent de l'hypothèse, déjà admise avant eux, que, dans le grand cataclysme, l'espèce humaine avait trouvé une planche de salut dans les lieux mêmes qui avaieat abrité son berceau (4). D'où ils conclurent que le jardin d’Eden devait être cherché dans la région montagneuse où le Phase, l'Araxe, le Tigre et l'Euphrate prennent leurs sources (5). Il est vrai que, pour arriver à celte conclusion, il fallait méconnaitre le sens que la Genèse applique toujoursau mot hébreu Mgdm, ou à l'Orient, qui figure dans les deux récits génésiaques comme déterminatif topographique. C'est aussi ce qu'ils ne manquèrent pas de faire. Pour cela ils mirent à profit la double acception de ee terme circonstantiel, signifiant, dans les textes hébreux, tantôt à l'Orient, et tantôt au Commen- eement, comme si le Pentateuque contenait un seul verset où Mqdm serait appliqué au temps, et non à l’espace (6). (1) Voyez là-dessus le résumé de D. Calmet, Bi6. de Vence, I, p. 332-5, in-40. (2) Genèse, VII, 4. (3) Sur cet antique séjour des Sémites, voyez les observations de M. E. Renan, Hist. des langues sémitiques , p. 25-30 et 449-5. (4) Ge point de vue, critiqué par Malte-Brun, Géographie universelle, HI, p.17, édit. de M. Cortambert, est encore suivi de nos jours par quelques exégètes d'Allemagne. (5) Sanson, Reland , D. Calmet, le p. Romain-Joly, etc. Voy. Bibl. de Vence, ubi suprà, p. 339-53. (6) Mqdm y signifie partout ab oriente, comme Qdmh y veut dire orien- w Le docte évêque d’Avranches a réfuté cette erreur dans son Traité du Paradis terrestre (1), et depuis ce temps elle n’a pas été reproduite, à ma connaissance du moins. L'hypothèse qui place le jardin de délices et l’arche dilu- vienne sur le même groupe de montagnes à été adoptée par les Indiens, et il n’y a guères d'apparence que ces peuples Aryens l’eussent empruntée aux nations Sémitiques. La simple liaison des idées pouvait également y conduire les uns ct les autres, tant elle semble naturelle ! Maisen la pre- nant pour base, on peut aujourd’hui se demander si l’Ararat de la Genèse (2) était le même que l’Ararat des livres bi- bliques subséquents (3), ou, en d’autres termes, si cet éthnique , d'origine douteuse (4), ne reproduisait pas, en l'altérant, un terme aryen, c'est-à-dire zend ou sanscrit, Aryäratha , char des Aryas, désignant vaguement une mon- tagne septentrionale, située ailleurs qu'en Arménie , et, par exemple, au nord de la Médie, de la Perse, de l'Inde ou même de la Bactriane , comme le conjecturait déjà , au siècle dernier, le savant abbé Millot (5) : montagne ainsi nommée parce qu'à sa cime était censé tourner le char des sept tem versus. Voyez les exemples cités dans le Thesaurus linguæ hebr. de Gesenius, p. 1193-4. (1) Voyez ce Traité, p. 38 à 53, (2) Genèse, VIIL, 4. (3) Voyez IT Roës, XIX, 37 ; Isaïe, XXXVII, 38 ; Jérém., LI, 27. (4) Les Arméniens le prétendent syncopé d'Arayi-Arat, tache ou flétrissure d’Arayi, leur ancien roi, battu dans la plaine d’Airarad par armée de Sémiramis (Gesenii fhes. ling. hebr., t. L.er, p. 185, A); mais, dans cette supposition, n’aurait-on pas écrit et prononcé en arménien Arayiarat, au lieu d'Airarat ? (5) Mémoires de l’anc. Acad. des inscript., LXV, p. 48-9, édit. in-12.— Avant lui, Gorope Bécan,.W. Raleigh et Schuckfort avaient émis les mêmes opinions. Voy. à ce sujet l'Hist. univ. des Anglaïs, L. p. 194, in-4°. — 0 — Mahärchis Brähmaniques, des sept Amschaspands persans et des sept Kékabim chaldéens, c'est-à-dire le char des sept astres de la grande Ourse. Cette question ne paraîtra point trop hasardée à ceux qui savent : 1.° qu’en sanscrit le titre d'Aryas, les illustres, les nobles, les vénérables, se donnait aux plus grands dieux du Panthéon vêdique (1); 2.° que les sept astres ou Richis de la grande Ourse étaient du nombre (2) ; 3.° que cette cons- tellation portait aussi les noms de Véhanam et de Ratha, chariot (5) ; 4.° que les récits indiens du déluge font naviguer les sept dévas qui la composent, dans l'arche diluvienne avec leur Noé (Manou-Vâivasvata), non-seulement pour lui tenir compagnie sur l'immense Océan des eaux débordées, mais encore pour l'aider à amarrer son vaisseau à l’un des plus hauts pics de l'Himavat, appelé tantôt Ndubandhanam, at- tache du navire (4) et tantôt Manoravasarpanam , descente de Manou (3) ; 5. que les Chaldéens partageaient ces idées mythiques, comme le prouve la complainte d’Isaïe sur la chûte de l’orgueilleux monarque de Babylone, de cet astre du matin, fils de l’aurore, de cet oppresseur des nations qui s'était vanté de ne pas descendre, à l'exemple des autres rois, dans les profondeurs du Chéol, mais d'aller s’asseoir (1) Voyez la table du Rig-Véda, traduction Langlois, ir Verbo. (2) Voy. Ibid. au mot Richis. (3) Colebrooke, Miscell-Essays, IX, p. 357. — A. Kuhn, Zeïtschrit für die Wissenschaft der Sprache, 1, p. 151-60, Berlin 1846.— F. Nève, Essai sur le mythe des Ribhavas, p.306. Paris, 1847. — Sâyana, dans le Rig- Véda de M. Wilson, I, p. 16. (4) Mahäbhärata, WI, 187, v. 1927-93 et suiv., I, p. 665. (5) Çatapätha-Brâhmana, trad. de M. Nève, dans les Annnales de Philos. chrét., 4.e série, II1,1851, p.58. Cetautre nom rappelle celui dela Nazvanade Ptolémée, première descente, ville située à 3 myr. Sud-Est de l'Ararat de nos cartes. Voyez là-dessus les Mém. sur l'Arménie de Saint Martin, I, p. 267. EN au-dessus des étoiles du Dieu fort et de prendre place à côté du Très-Haut sur la montagne de l'assemblée (en hébreu Har-Môad), sous-entendu des Chébà-kôkabim ou des sept astres de la grande Ourse, au flanc septentrional (1). Remar- quons d’ailleurs que ces conceptions Chaldéennes se sont perpétuées chez les Tsabiens de la Mésopotamie qui mariaient le culte des sept planètes à l’adoration des sept astres de la grande Ourse dans leur célébration des mystères du Nord sur leur haute montagne du septentrion, répatée séjour du seigneur des lumières, du père des génies célestes, et nom- mé Schemäl, le Haut-Dieu, synonyme de l’hébreu Eliôn (Alioun), le Très-Haut (2). D'un autre côté, on se rappelle que Ptolémée mentionne une ville d'Aratha dans la Margiane , à l'Est de la mer Cas- pienne (3), et le Mahäbhârata une nation d’Arattas dans le Pendjäb (4). En faisant précéder ces deux noms de l’éthnique Har , montagne, à la fois zendet Hébreu, on pourrait en (1) 1saïe, XIV, 4-20.— St. Théodoret (Interprét. sur Isaïe, I, p. 64), dit très-bien à ce sujet : « On rapporte qu’il y a au Nord des Assyriens et des Mèdes une haute montagne qui sépare ces peuples des nations scythiques, et que cette chaîne est la plus haute de toutes les mon- tagnes de la terre. » [C’est sans doute une allusion à l'A/bordj des Perses, séjour d'Ormuzd et des Amschaspands, placé d’abord dans les monts Belour-Tag, au Nord de Bactre, puis dans les monts Elvend au Nord de Persépolis.] L’explication de Théodoret a été adoptée tant par Michaelis, Orient. Bibl., V, p.191, et Supplem. ad Lexica hebr, p. 1112, que par Gesenius, Commentar. über den lesaia, 1, p. 403-4, et IL, P. 316-26, et Thesaur. linguæ Hebræeæ, p. 606, B. (2) Voyez l'extrait du Fihrist-El-Vlün de Mohammed Ben-Ishàg- in-Nedim, publié et traduit par le D.r Chwolsohn, dans son livre intitulé die SSabier und der SSabismus, IL, p.1 et suiv. (St.-Petersbourg, 1856, in-4e), ou bien la note de Gesenius, sur Isaïe, Il, p. 324. (3) Géogr. NI, C. XII. (4) Voyez l'extrait donné par M. Troyer dans la Rédja-Tarangini, 1, p-. 565 et suiv. up tirer les composés Hararatha, montagne d’Aratha et Hard- rattas , montagne des Arattas , puis, en supprimant les dési- nences a ou {as , en déduire les formes sémitiques Hararath ou Hararat, (texte Samaritaio Hrrt), désignant des peuples ou des pays placés sur de hauts plateaux au Nord de l'Inde ou de la Perse. El est vrai que le texte hébreu n’a point V'H initial et que les Arméniens écrivaient Aÿrarat, ce qui suppose un com- posé zend Airyaratha. Il est vrai encore que les éthniques Ariarathus, Ariarathis, Ariarathia, Ariarathæa et Aria- rathira, relevés par Bochart (1} et par (Cellarius (2), tant pour la grande Arménie que pour la petite, c’est-à-dire pour la Cappadoce , induisent à penser que les Bactro-Mèdes, en étendant leur domination sur ces contrées , mi-partie aryennes, mi-partie sémitiques , ont pu appliquer à la pre- mière ce nom gend d’Airya-ratha , raccourci par les Sémites en Ararat, tout aussi bien que celui de Har-Aratha, abrégé également par eux en Ararat, en sorte que l’Ar- ménie resterait en possession de la montagne diluvienne. Mais n'oublions pas qu'après le déluge, les descendants de Noé étaient venus de l'Orient dans la plaine de Sennaar, et que l’Ararat de nos cartes est au Nord de cette plaine. Il faut donc que le premier rédacteur de la Genèse ait eu en pers- pective quelque sommet gigantesque situé à l'Est de Baby- lone , car c’est là nécessairement qu'il se place par la pensée lorsqu'il parle d’émigration de l'Orient et d’arrivée au pays de Sennaar (3). (1) Phaleg, 1, t. 3. (2) Geographia antiqua , , p. 21 et suiv. (3) Von Bohlen (die Genesis, p. 94), et, après lui, M. Benfey (Monatsna- men , p, 197), faisaient Venir Ararat du sanscrit Aryd-Varta (séjour des hommes honorables), nom par lequel les Zois de Manou, Il, 22, dé- signent l’'Hindoustan propre. Mais l’étymologie pèche en ce qu’elle (0) — On n'ignore pas, d’ailleurs, que les anciens n'étaient pas unanimes sur la situation de l'Ararat diluvien. Si la plupart des interprètes le plaçaient en Arménie, quelques auteurs désignaient le Caucase (1), d’autres une montagne de Phry- gie (2), d’autres encore l’un des monts Gordyéens ou Car- duques, au centre du Kourdistan (3). Ce dernier Ararat, prôné par les Chaldéens et admis par les Juifs de la Babylo- nie, conviendrait mieux que celui de l'Arménie adopté par les Juifs de la Palestine et de l'Egypte (4), comme étant situé à l'Orient de Babylone, Toutefois, il péche encore en ce qu'il s'élève non pas à l'Est, mais au Sud de Ninive: car les Per- sans , les Afghans et les Boukhares, convertis à l’Islamisme, étendent l’Ararat de la Genèse, les premiers au mont Elvend près d'Hamadan , l’ancienne Ecbatane de Médie (5), les se- supprime arbitrairement le V radical de Varta. On ignorait alors que l'Iran des Perses s'était appelé en zend Qaniratha-Bâmi (haut char orné), nom altéré par Anquetil en Khounnerets-Bâmi, et synonyme, à ce qu’il semble , du sanscrit Tehditra-ratha (char peint), désignant le jar- din du dieu des richesses, planté au nord de l'Inde, et qu'en substi- tuant Airya à Qani, on pouvait facilement arriver à Airya-ratha, arménien Airarat (le char illustre ou des illustres). (1) Josephe Ben-Gorion, Historia Judaïca, VI, p. 96. (2) Sibyll. Orac., p.159 , édit. de Serv. Galle. — Cedrenus, Histor. compend. I, p. 10 D.-Moses khoren., dans Saint-Martin, Mém. sur l’Ar- ménie, II, p. 349. (3) Bérose, Alexandre Polyhistor, St.-Epiphane, Jonathan-Ben- Ouziel, etc., etc. Voyez la Geographia Sacra du savant Bochart, qui approuve ce sentiment, Phaleg, 1, ch. n1, p. 19-20, ou les Mém. de Saint-Martin sur l'Arménie , 1, p. 260-8, et notez les noms de Baris, Masis, Korkoura , Kibôtos , c'est-à-dire arche, navire ou vaisseau , don- nés à ces divers monts d’Ararat. (4) On désignait deux à trois monts d’Ararat dans la Gordyène et autant dans l'Arménie. Voyez là-dessus les détails fournis par Saint- Martin , ubi supra. (5) Kazwini, dans Ritter, Asien, VI, 92-5. LA MR conds au mont Kouner ou Nourgil [mont lumineux) de l'Afg- banistan propre (1), et les derniers au Noura-Tag (mont lu- mineux encore) de la grande Boukharie (2). Il est probable qu’au temps de la domination des Arabes dans l’Hindoustan, les Kachmiriens leur montrèrent le mont Néâubandhanam [attache ou lien du navire], pic énorme des monts Himâlayas qui s'élève à trois journées de marche du district de Lar (3), et revendiquèrent également pour leur vallée le Gan-Eden [jardin d’Éden] de la Genèse. Leurs voisins n'étaient pas en reste avec eux sur ce second point. Les Persans montraient la vallée de Scheb- Baovan, dans le Farsistan, près du désert de Naubendan, et les Boukhares la vallée de Sogdh (4). Du reste, les deux traditions du Paradis terrestre et du Déluge ne sont pas tellement liées entre elles que l’une ne puisse marcher sans l’autre. Aussi les livres Zends, qui font mention de la première, ne disent-ils rien de la seconde. Notons ici qu'en adoptant les idées généralement reçues en cette matière , les Perses auraient transporté leur Al-Bordj, pour Har-Bordj, mont élevé (5), successivement de l'Est au (1) A. Burnes , Voyage à Bôkhara, traduction de M. Albert Monte- mont, p. 76 et 80 ; ou Travels in Bôkhara (texte anglais), 1, p. 117. (2) Baron de Meyendorff, Voyage d'Orembourg à Boukhara, traduc- tion de M. Jaubert, p. 97, 149-50. (3) Wilford, Asiat. Researches, VI, p. 522. — Vigne , Travels in Kas- mere, etc., I, p. 272. — MM. Troyer , Burnouf, Lassen et Nève ont mal- à-propos, ce me semble, élevé des doutes sur l'antiquité de ce nom, donné par le Mahäbhärata et qui paraît se retrouver dans celui des Na- bannai de Ptolémée. Aussi M. H. Kiepert l’a-t-il maintenu sur la carte de l'Inde antique dressée pour le grand ouvrage de M. Lassen. (4) D'Herbelot, Biblioth. ortent., p. 336, 352, 658 et 797.— Le désert de Naubendan , situé au Sud du mont Damavand qui le domine, tire- t-il son nom de celui de Néubandhanam , qu'aurait porté autrefois cette montagne volcanique ? (5) En Zend Berezat-Gairi, (masc.), haut mont, ou Harü-Berezaiti, (fém.), montagne élevée. Si — Sud, puis à l'Ouest de la mer Caspienne, depuis le Belour-tag jusqu’au Caucase, tandis qu’à l'inverse les Juifs et les Arabes auraient transporté leur Ararat de l'Ouest au Sud, puis à l'Est de la même mer, depuis le Caucase jusqu'au Belour- tag. Mais s’il est vrai de dire, avec l’auteur de la Genèse, que les anciens peuples ont suivi dans leurs premiers déplacements la marche journalière du soleil, ce grand régulateur de leurs migrations successives, l'opposition ci-dessus signalée ne sera-t-elle pas purement imaginaire? Ne faudra-t-il pas ad- mettre que les Sémites, en retournant dans les contrées orien- tales d’où ils étaient venus à l’origine, y ont tout simplement retrouvé, reconnu et ressaisi les noms de leurs anciens sites ? Et ne sera-ce point le cas de répéter après le Psalmiste : Et Jordanis conversus est relrorsum ? C'est ce que pensaient les anciens Pères de l'Eglise, etje ne vois pas de motifs suffisants pour m'éoarter de leur opinion. Avant la découverte des livres zends et sanscrits, nombre d’exégètes avaient cherché le paradis terrestre, non seule- ment dans la Colchide vers les sources du Phase et de l’Araxe, comme je l'ai dit ci-dessus, mais encore soit dans la Syrie Damascène, entre le Khrysorrhoas et l'Oronte (4), soit dans la Palestine, vers les sources du Jourdain (2), soit dans l’A- rabie-Heureuse, entre le fleuve Salé et l’Akhana de Pline (3), soit enfin et surtout dans la Babylonie, à l'endroit où l’Eu- phrate et le Tigre se réunissent pour former le Chât-El-Arab, puis se partagent en deux bras avant de se jeter dans le golfe Persique (4). Les partisans de ce dernier système avaient (1) Leclercq, le P. Abram , etc. (2) Heidegger, Lakemacher, etc. (3) Jean Herbin et le P. Hardouin. (4) Calvin, E. Morin, Bochart, Huet, les auteurs anglais de l'Histoire universelle, le P. Brunet, etc., etc. 4 = compris que le Gan-Eden de la Genèse devait avoir été planté à l'Estet non pas au Nord ou au Sud de la Judée (1). Mal- heureusement leur hypothèse, au lieu de quatre fleuves sor- tant d'Eden , en donnait deux qui y entrent. En outre, elle supposait, contrairement aux données de la Géographie an- cienne, que le Tigre et l’Euphrate se rendaient autrefois à la mer par une seule embouchure (2). Enfin elle avait le dé- faut de ne pas avancer assez loin dans les pays réputés Orien- taux par rapport aux peuples Sémitiques. De nos jours on a senti la nécessité d’en revenir aux indi- cations des pères de l'Église, quelque vagues qu'elles fussent (3), en s’arrêtant de préférence aux montagnes situées au Nord de l'Inde ; car la mention de l’île de Ceylan, placée au Sud , ne paraissait être que le résultat d’un mal-entendu provenant soit de l’équivoque des dénominations, soit de la similitude des récits traditionnels (4). On a comparé les écrits des Juifs, des Chrétiens et des Musulmans à ceux des Brâh- manes, des Bouddhistes et des Mazdayaçnas, inconnus dans les siècles passés, et l’on en est arrivé à reconnaître que le Jardin d'Éden avait dû être placé à l'Orient de Babylone, de Suse , de Ninive , d'Ecbatane et de Persépolis. On penche à croire que les Sémites, après leur émigration de l'Orient, ont, par esprit national, substitué le Tigre et l'Euphrate à deux fleuves plus orientaux , et que, par cette intrusion , ils (1) Huet, de la situation du Paradis terrestre, p. 38 et suiv. (2) Voyez là-dessus D. Calmet, Bible de Vence, 1, p. 336. (3) Cependant Schulthess, Tuch, Rosenmuller et Gesenius ont persisté à placer Éden au Nord-Ouest de la mer Caspienne, tout en adoptant l'Indus pour le Phison. Voy. le Thesaur ling. hebr. du dernier, p. 282, 606, 995 et 1096. (4) Les Indiens eux-mêmes avaient reporté dans cette île des fables d'abord propres aux monts Himälayas. Voyez les articles Ravana et Siva de Ja Biogr. univ. de Michaud, partie mythologique. ae à ont gâté la tradition primitive (1). Du reste on avoue la difi- culté de retrouver sur la carte et les deux anciens fleuves rem- placés par Hiddeqgel et Phrath et les deux autres appelés Phison et Gilon. Les hésitations des investigateurs proviennent de ce que l’Indeet la Perse peuventégalement bien fournir chacunequatre grands fleuves pour remplir lecadre génésiaque ; car désormais il semble que c'estentre ces deux régions orientales que le dé- bat doit se concentrer. L’Assyrie et la Babylonie sont à écar- ter, en ce sens du moins que leurs fleuves (le Tigre et l’Eu- phrate), ne figurent là que comme deux traits d'union entre les Sémites et les Arvens ou Japhétiques. Même en acceptant ces deux derniers cours d’eau, les deux autres n’en resteraient pas moins à déterminer. Jusqu’alors les savants se sont presque tous arrêtés pour ceux-ci, les uns au Gangeet à l'Indus (2), les autres à l'Oxus et à 1 Iaxarte (3), et d’autres à l’Indus et à l'Oxusencorc (4). Cette dermère solution est en vogue aujour- d'hui, parce qu’elle a l'avantage de marier les traditions per- sanes avec les récits hbindous. Mais il reste beaucoup à dire là dessus. Avant tout, il s’agit de savoir si le Gan-Éden des Hé- breux répond au Mêrou des Indiens ou à l’Albordj des Perses, ou à l’un et à l'autre à la fois ; question d'autant plus diff- cile à résoudre d’une manière ‘complète et satisfaisante, que sa solution dépend de celle de quatre ou au moins de deux autres inconnues dont on ne peut la dégager qu'après les avoir elles-mêmes résolues. (1) H. Ewald, Geschichte des Wolkes Israël, 1, p. 376-7, note 9, 2€ édit.; et E. Renan, Histoire générale des Langues Sémitiques, T, page 451. (2) Les pères Philippe de la Ste-Trinité, Georgi et Paulin de St-Bar- thélémy , etc. . (8) G. Wahl cite à ce sujet Ibn-Batouta et Ahmed Ben-Effendi. (4) Benfey, Lassen, Ewald , baron d’Eckstein , E. Renan , etc. nm = Le travail qui va suivre date déjà de plus de 24 ans. Il à été lu à l'Académie d'Amiens dès 4854 , puis retouché , mo- difié et relu à la même compagnie en 1842 , et enfin refondu en 1854 pour entrer dans un plusgrand ouvrage, interrompu par suite de grands malheurs de famille et qui, probablement, ne verra jamais le jour. Cet essai arrive un peu tard, je le sens. Il paraîtra bien long à ceux qui ont lu sur la ques- tion les deux courts résumés de M. E. Renan, de ce jeune et vigoureux athlète qui tient aujourd'hui chez nous, dans la littérature orientale ou Sémitique, le rang que E. Burnouf y occupait naguères dans la littérature Aryenne ou Sanscrite En me décidant à le livrer enfin à la pu- blicité, mon dessein a été de développer, d'éclaircir et de rectifier les aperçus de mes devanciers. Que cette intention me serve d’excuse | J'y traiterai d’abord du Mérou, puis de l’Albordÿj, ensuite du Gan-Éden, en même temps que de leurs quatre fleuves respectifs, et enfin, dans une 4.° section, de quelques points accessoires qui se rattachent à ce séjour primitif des deux races de Japhet et de Sem. Si je passe à peu près sous silence la troisième race, celle de Kham , c’est qu'elle s’est mêlée de bonne heure aux deux précédentes et que ses souvenirs se confondent avec les leurs (1). (1) D'après la Genèse, x, 21, des trois fils de Noé , Japhet était l'aîné, Sem le cadet, et Kham le derntier-né. PREMIÈRE SECTION. LE MÉROU ET SES QUATRE FLEUVES. Les Pourânas indiens désignent sous le nom de Mérou un groupe montagneux placé au Nord de l'Inde (1), dans l’une des trois chaînes parallèles de l’Himâlaya, du Kouen-Lun ou des Thian-Chan, reliées entre elles à l'Ouest par la chaîne méridicnne du Belour-Tag. On sait que celle-ci règne sous diverses dénominations entre les deux Turkestans, et que celles-là séparent : la première l’Indoustan du Tubet, la se- conde le Tubet de la petite Boukharie, et la troisième la pe- tite Boukharie de la Kalmoukie ou ancienne Dzoungarie. Le Méêrou de l’Himälaya est le Mdha-Pantha ou grand chemin (du ciel), qui domine la contrée de Gorhval ou Garhval, célèbre par ses cinq montagnes ou Pantchaparvata. Maïs il paraît d'invention relativement moderne, et sa renommée n’a pas franchi les frontières de l’Inde (2). Le Mérou du Kouen-Lun ou plutôt du groupe montagneux du Kaïlas, en Tubétain Gang-disri (mont couleur de neige), (1) Je me sers principalement pour ce chapitre d’un curieux mémoire de Wilford, imprimé dans les Asiatic Researches, NII, p. 245-367, édi- tion in-4., sous le titre suivant: 4n essay on the sacred isles in the West. (2) Von Schlegel, Ind-Biblioth., 1, p. 387. — Ritter, Asien, Il, p. 947- 52. Christ. Lassen, Indische Alterthumskunde, X, p. 49-50. RÉ situé entre le Kouen-Lun et l'Himäâlaya, jouit d’une bien plus grande réputation. Il se concentre dans le Kaïlâsa, sé- jour des pics (1), qui dominela région de Nga-ri ou des cinq montagnes (2), environné qu'il est par quatre cimes énormes, au centre desquelles brille son sommet doré, comme Agni entouré d’une ceinture de feux (3). Il porte dans les pays d’alentour les divers noms de Kaïlas, Gangdis-ri, Kentaisse ou Kantisse, Raldang , Rirou, Richi-lunbo ou Righiel-lunbo, Moly, Men-Moly, Kouen-Lun , Aneouta, Oneouta, Oneouto, Oneuto, etc., etc. (4), empruntés aux langues des nations voisines. Car les traditions des Indiens, des Tubétains, des Tartares, des Mongols et des Chinois s’accurdent à placer sur sa cime gigantesque les palais des grandes divinités Brâähma- niques, Bouddhiques et Tao-sse. Enfin le Mérou des Thian-Chan se résumerait, selon Wilford, dans le groupe central et culminant de cette chaîne, appelé en Mongol Kalmouk Boghda-oola, la sainte montagne (5). Ce groupe est célèbre en effet par ses trois pics énormes, couverts de glaces et de neiges éternelles, et semblables à des colonnes de cristal qui percent la voûte céleste. Nombre de prodiges y éclatent, si l’on en croit les indigènes qui l'ont en grande vénération (6). Mais ce Mêrou conjectural de Wilford est inadmissible ; car il serait difficile, pour ne pas (1) Lassen, wbr suprà, p. 34, note 1. (, En tubétain Nga signifie cinq et ri montagne abrupte, selon Klaproth, Journal asiat, 2.° série, p. 306 et 321. (3) Bhägavata-Pourûna, IL, p. 429, IT, 28. (4) Sur tous ces noms, voyez Klaproth, Magazin asiatique, I, p. 235-6 et 284-6.—Deshauterayes, Journal asiat., VIE p. 150 et suiv. — Paulin de St.-Barthélemy, Systema Brahmanicum, p. 291, etc., ete. (5) Asiat. Res. VIII, p. 310-1. (6) Diction. géogr-univ., aux mots Bokda-oola et Thian-Chan. — À de Humboldt, Asie centrale , H, p. 356, EN dire impossible , de trouver autour du Boghda-oola les sources des quatre grands ffeuves paradisiaques , les rivières qui s'en écoulent étant toutes de maigre apparence. Je ne dirai rien ici d’un quatrième Mérou qui paraît avoir existé entre la chaîne méridienne de l’Hindou-Kouch et la rive occidentale de l’Indus, au-dessus d’Attok et de Pakheli, dans une région montagueuse où les compagnons d'Alexandre ont cru découvrir le Méros de Zeus dans lequel leur Dionysos avait été renferméaprèsle foudroiement de sa mère, et la Nysa qui avait servi de berceau au jeune dieu (1). Je le passe, quant à présent , sous silence parce que, d’une part, il n'est men- tionné que par les auteurs grecs et romains, et que, de l’autre, on y chercherait vainement l’origine des quatre fleuves. Nous verrons plus loin, soit dans cette section soit dans la suivante, quele Mêrou primitif des Aryas (2) de l’Inde doit être cherché au Nord-Nord-Est du prétendu Mérou des Macé- doniens, entre la grande et la petite Boukharie (les deux Tur- kestans de nos cartes), dans la chaîne méridienne du Belour- Tag, à laquelle aboutissent vers l'Ouest les trois chaînes pa- rallèles de l'Himälaya , du Kouen-Lun et des Thian-Chan, soit que l’on remonte à son extrêmité Nord-Est, appelée Mouz-Tag, d’où s’écoulent le Sir et le Kachgar-daria, soit que l’on descende à son extrémité Sud-Ouest, nommée Hindou-Kouch, d’où s’échappent le Kokcha et le Kameh, soit enfin que l’on s'arrête à son point central sur le célèbre pla- teau de Pamer ou mieux Pamir , vers les sources de l’Amou (1) Voyez là dessus l’Ind. Alterth. de M. Lassen, Il, p. 133-6. (2) Les Aryas par a bref sont à proprement parler les hommes de la classe très-nombreuse des marchands et agriculteurs , comme les Aryas par à long sont les hommes des deux premières classes, les prètres et les guerriers ; mais la première forme s'emploie en sanscrit pour dési- -gner la nation toute entière. Le zend ne connaît pas la seconde. Voyez E. Burnouf, Commentaire sur le Yagna : p. #60-2, note 395. ? él « Sn et du Yarkand-daria. Nous verrons aussi que ce Mérou ori- ginaire correspond à la fois et à l’A/-Bordj des Médo-Perses et à l’Oneouto des Bouddhistes chinois. Mais, quant à présent, nous n'avons à nous occuper que de celui du Kouen-Lun, ou plutôt du Kailâsa , le plus renommé de tous et le seul que les Pouränistes paraissent avoir en vue. Les Pourânas racontent des merveilles de leur Mêrou-Kai- läsa, et les livres Bouddhiques renchérissent encore sur leurs descriptions. Les uns et les autres le prennent à la fois pour la partie la plus élevée du monde terrestre et pour le point central du ciel visible, confondus par l'ignorance de la véri- table constitution de l'univers (4). Le fait est que si, dans les plus anciens livres sanscrits, le Mérou représente le pôle- Nord (2), appelé Soumérou (bon Mêrou), en opposition au pôle Sud, nommé par ironie Koumérou (quel Mêroû !), il désigne généralement dans les écrits postérieurs le centre de la terre habitable ou du Djamboudvipa , à la lettre, du continent de l’arbre Djambou, c’est-à-dire de l'arbre de vie (5), continent pris par les uns pour l'Inde elle-même (4), par les autres pour une région qui y confine au Nord, telle que le Tubet (5), et par d’autres enfin pour le très-vaste périmètre qui em- brasse l'Inde, la Perse, les deux Turkestans et la Chine (6). (1) A. de Rémusat, Journal des savants, année 1833, p. 608. — E. Burnouf, Introduction à l’hist. du Bouddhisme indien, T, p. 599. — Lan- glois, Rig-Véda, X, p. 566, note 92. (2) C'est ce que pense M. Lassen, Ind. Altherth., X, p. 847 et 547, note 2. (3) Selon le Dict. sanscrit de Wilson, in-V°, ce nom est composé de Djam, manger, et de Bouh, fruit, littéralement fruit bon à manger. C’est le Thoub hâts Imakl de la Genèse, IE, 6. (4) Wilford, ubi suprà, p. 318. (8) Dict. sanscrit de Wilson, au mot Mérou. (6) Hiouen-Thsang, dans les Voyages des pélerins Bouddhistes, tra- duction de M. Stan. Julien, I, p. 273 et 437. — Le premier volume, pu- D; = Avant de résumer les conceptions indiennes sur le Mérou central , il importe de rappeler et de faire bien entendre que les quatre grands fleuves sont réputés sortir d'une source unique et s’écouler vers les quatre points cardinaux. Voilà, qu'on ne l’oublie point, les deux conditions essentielles de la tradition , tant chez les Brähmanes que chez les Bouddhistes, (et chez les premiers depuis la période vêdique, ainsi qu’on le verra à la fin de cette section); j'ajoute tant parmi les Tao-sse que parmi les Mazda yaçnas, sauf quelques variations quant au point de départ. Les Grecs en avaient une connaissance con- fuse, car Aristote (1) parle d’un mont Parnasos (pour Parnisos) de l’Asie centrale , qui partage les eaux vers le Nord, vers l'Ouest, versle Sud et versl’Est;et Strabon (2) présente comme fort ancienne l'idée de la division de la terre en quatre par- ties, répondant aux quatre vents du ciel, selon Aulu-Gelle (3). Maintenant , si nous voulons nous faire une idée du mythe indien, représentons-nous, au centre d’une vaste surface, plane et très-haute, entourée de diverses rangées de mon- tagnes, un bloc gigantesque, colonne et axe du monde, élevant sa tête superbe au plus haut des cieux d’où tombe sur sa cime, au pôle-Nord, la divine Gangà , source de tous les fleuves, laquelle s’y épanche dans un lac idéal, puis fait sept fois le tour de la montagne en descendant du séjour des sept Richis de la grande ourse (4), pour déverser ses eaux blié en 1853, porte le titre d'Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages, et le second, publié en 1857 avec une excellente carte de M. Vivien de Saint-Martin, celui de Mémoires sur les contrées occidentales. — Comme les deux volumes qui ont paru jusqu’à ce jour ne contiennent que les récits des pérégrinations de Hiouen-Thsang, je me bornerai, pour abréger, à l'indication de son nom. (1) Météorol, I, 13. (2) Géogr. I, p. 59, édit. de 1707, Amst. (3) Noct atticæ, N. p. 22. (4) Wäishnu-Puräna, p.170 et 227-9. — Bhâgav. P. IL, p. 431-3. 9% 2-89 = dans quatre lacs distincts, placés sur quatre sommets voi- sins de cette immense pyramide et servant d’arcs-boutants à ses quatre côtés. Supposons que sur la cime de chacun de ces quatre soutiens du Mêrou , tournés vers les quatre points cardinaux et nommés portes de l'Est, du Sud, de l'Ouest et du Nord, croît et s'élève, dans un jardin enchanté et près de son lac spécial, un arbre merveilleux, appelé du nom générique de Kalpavrikcha, Kalpadrouma , Kalpatarou, arbre des désirs ou des périodes, qui semble être à la fois arbre de vie, comme le Djambou , et arbre de la science du bien et du mal, en ce qu'il prolonge les jours en comblant tous les vœux (1). Supposons encore que les quatre lacs, alimentés par les eaux de la céleste Gangä, alimentent à leur tour quatre rivières terrestres qui s’échappent de là par les têtes , gueules ou bouches de quatre animaux précieux ; que ces quatre cours d’eau deviennent quatre grands fleuves arrosant quatre régions distinctes, nommées Mahä-dwipas, grandes îles (2), et allant se décharger dans quatre mers oppo- sées, à l'Est, au Sud, à l'Ouest et au Nord du Mérou cen- tral, et nous aurons un abrégé de la Géographie mythique des Indiens (5); je devrais dire de leur Cosmographie my- thique, car le Mérou, tel qu'ils le conçoivent, le Mérou, (1) Le mot sanscrit Kalpa, racine Klip, comporte les deux sens in- diqués ci-dessus. Voyez le Dict. sanscrit de Wilson, in-Vo. (2) Dvi-pa est syncopé de Dvi-âpa (persan douäb), deux eaux, par suppression de 4 et allongement de £. Ce mot ne désigne donc, à pro- prement parler, qu'une région arrosée par deux fleuves qui lui servent en même temps de limites, une véritable Mésopotamie. Voyez Lassen, Ind-Alterth. 1, p. 735. (3) J'ai emprunté ce résumé des légendes indiennes sur le Mérou, à la courte mais substantielle analyse que M. Guigniaut en a faite dans les Religions de l'antiquité, TX, 92.€ partie, p. 582-4. On peut con- sulter aussi dans le Journal général de l'instruction publique du 8 mai 1836, vol. v, n.° 55, p. 437-8 , son intéressant article sur la Géogra- EU — ce roi des montagnes, cet immense géant, embrasse et réunit les trois mondes; il a sa tête dans le ciel , son corps dans l'atmosphère et ses pieds dans les profondeurs de la terre. La source unique qui en découle est souvent confondue avec la voie lactée (2), et à ce titre appellée la ceinture des cieux (5). Aussi la représente-on comme arrosant successi- vement les trois mondes, d’où ses surnoms de Triçrôtas, aux trois sources, de Tripathag, aux trois voies, et de Trigamyd , aux trois canaux (4). Mais comme chacun de ces trois mondes se divise en quatre parties, répondant aux quatre points cardinaux , on suppose que cette rivière par excellence (Richikoulyä) irrigue par ses quatre canaux les quatre ré- gions célestes, les quatre contrées aériennes et les quatre continents terrestres. Il paraît même, par les lés legendes plus modernes, qu'après avoir baigné ces derniers , elle va revi- vifier les habitants de l'empire souterrain des morts, compté pour un quatrième monde, et également divisé en quatre grands districts dans lesquels figurent quatre éléphants mons- trueux, placés aux quatre points cardinaux pour soutenir sur leur dos le poids de l'univers (5). 11 va sans dire queles quatre phie mythique des Hindous, sujet que le docte professeur a traité de nouveau l'hiver dernier dans une de ses lecons au Collége de France. — Pour être juste, je dois renvoyer également au curieux sommaire de M. Parisot, inséré au mot Siva de la Biographie universelle de Michaud, partie mythologique, UM, p. 456-61. (2) Chézy, Sakountalä, p. 255, note 157. — Wilson, Vishnu-Purdna, p. 229. (3) Fragm. du Mañäbhérata, traduits par M. Th. Pavie, p. 247. (4) Lassen, Ind-Alterth., I, p. 50, note 4, donne encore d’autres titres curieux à consulter. (5) Voyez à ce sujet le récit grandiose du Gangävataram ou des- cente de Gangä sur la terre, extrait soit du Râämâyana par M. Guigniaut (Religions de l'antiquité, 1, 2. partie, p. 614-5), soit du Mahäbhérata par M. Th. Pavie (Frag. 4, p. 227-48), soit enfin du Civa-Pourâna par M. Parisot (Ubr suprà, au mot Gang@, I, p. 301-8.) en pics qui entourent le Mérou et les quatre animaux qui donnent issue aux quatre fleuves sont de quatre métaux différents et de quatre couleurs analogues à celles des quatre castes de l'Inde , c'est-à-dire ceux de l'Est blancs ou d’ar- gent, pour les Brähmanes; ceux du Nord rouges ou de cuivre, pour les Kehattriyas; ceux de l'Ouest jaunes ou d'or, pour les Väicyas, et ceux du Nord bruns ou de fer, pour les Coudras ; qu’en outre les quatre lacs, les quatre fleuves et les quatre océans se composent de diverses liqueurs également en rapport avec les quatre castes , et que celles-ci sont réputées être parties des quatre flancs du Mêrou, pour aller peupler toute la terre (1). Il est entendu aussi que le Mêrou et ses quatre grands con- treforts s'élèvent au milieu d’un continent central ou Madhya- dvipa très-haut, auquel on donne les noms de Svarga-bhoumé , terre céleste, Souvarna-bhoumi, terre d’or, Akrida-bhoumi , terre des divertissements, Touchita-bhoumi , terre de joie (2), et plus généralement ceux d'Ilä-varcha, Ilä-vrita, Iä-varta, section , province ou région d’Ilà, fille et femme de Manou, considérée comme mère du genre humain (3). (1) Pour ce dernier trait, voyez l'Histoire des Banians, de Henry Lord, p. 5, et pour les autres le mémoire de Wilford, Asiat-Res., VII, p. 315-7, 343-5 et 349, ou le Vishnu-Pur, p. 167-8. — Les Bouddhistes qui ne s'arrêtent pas aux quatre castes, remplacent le cuivre et le fer par le saphir et le cristal de roche. Voy. Foe koue ki, p. 36-17. (2) Voyez Wilford, Ubi Suprà, p. 311. — Lassen, Ind. Alterth., X, p. 841, note 1, et suppl., p. xxxIx. (3) Voyez le même Wilford, lbid., p. 296, 314, etc. Mais ce n’est là que le côté populaire. Dansle Catapätha-Brâhmana (traduit par M. Néve, Annales de Philos. Chrét., n° de janvier 1851, p. 57-8), la filiation d’J/4 et son union avec Manou ont pris un caractère ascétique. 1/4 y figure comme la prière ou la louange. On y lit, SI. 10, que Manou vécut avec elle priant, louant et se mortifiant, désireux de postérité, et que par elle il engendra cette race qui est appelée aujourd’hui encore généra- = 9 — Enfin, il est bon de rappeler que les quatre fleuves, depuis leurs sources aux quatre flancs du Mêrou jusqu’à leurs em- bouchures respectives dans les quatre océans où ils se dé- chargent, sont sous la garde de quatre dieux principaux, appelés Lôkâpâlas ou protecteurs des régions (célestes, aé- riennes et terrestres) (1), et entourés chacun de sept autres dieux qui chantent leurs louanges, d’où résulte un ensemble de 52 personnages divins, lesquels , avec le Dicu-Suprême, trônant sur le Mêrou central, forment le groupe des Trayas- trinchadévas ou des trente-trois dieux, si célèbres dans la mythologie brâähmanique (2). tion de Manou (Manohpradjâti).— Sur les divers sens d’I/4 dans la reli- gion vêdique, il faut lire les savantes remarques d’E. Burnouf, Bhâga- vata-Pourâna , I, préf. p. LXX-LXXXVII. — On y verra que ce nom qui, dans les Vêdas, s’écrivait 1/4, 1dà, Ilrä ou 1rà, désignait primitivement la terre, comme l'avaient déjà remarqué MM. Wilson (Vishnu-P., page 350), E. Lassen (/nd. Altert., 1, p. 498.) On pourra en conclure avec MM. A. Kubn (/nd. studien de M. A. Weber, I, p. 352) et Alfred Maury (Histoire des Religions de la Grèce antique, X, p. 78, note 5), d’abord que le nom grec Esa et le nom irlandais Jre, terre, viennent du nom sauscrit Jr, et ensuite que celui de la déesse Rhéa en a été formé par métathèse. Mais, puisque l’/dû vèdique était une véritable Pérvati, déesse montagneuse, serait-il téméraire d'y voir le type du nom d’Ida, donné aux montagnes de la Phrygie et de la Crète sur lesquelles était adorée la m4r19 iduia oula wryo opeiæ de ces contrées, soit Rhéa, soit Cybèle, soit Déméter, Je soumets cette conjecture (qui n’est peut- être pas neuve , à la sagacité de mon ami M. Alfred Maury, aujour- d’hui membre de l’Institut, digne élève et collaborateur du maitre célèbre qui l’a initié aux études mythologiques en l’associant à ses der- niers travaux sur es Religions de l'antiquité, traduites de Fr. Creuzer et refondues en très-grande partie. (1) Lois de Manou , WI, 87. — Mahäbhärata , I, p. 77; VID, p. 55.— Lassen , Ind. Alterth., 1, p.736, note 3, et 771, note 2.— Le Bhägavata- Pourâna, U, p. 467, les place avec leurs villes aux quatre coins du Münasttara-Giri, montagne dont je parlerai plus loin. (2) Les Bouddhistes distribuent les Trente-deux 8 par 8 aux quatre = = Revenons avec plus de détails sur les points essentiels de cette distribution mythique, les quatre fleuves, les quatre animaux, les quatre lacs et les quatre contrées. Et tout d’abord disons encore quelques mots du Mérou et surtout de son lac centrai. Le mot Mérou signifie qui a un lac, selon l’étymologie de M. E. Burnouf (4). Ce lac est le Manassarovar, ou mieux, le Mänasa-Sardvara, excellent lac de l'esprit, appelé par les Tubétains Mapham-Dalaï, lac non surpassé , et par les Boud- dhistes Anavatapta (en sanscrit), Anavatatta (en pali), Anavdat (en birman), Anotatlo, Aneouta, Oneouto, Oneuto, Aneou, etc. (en chinois (2), c'est-à-dire non échauffé par les rayons du soleil (3). 11 s'étend au pied du Kaïläsa vers le sud ; mais les Hindous le placent à son sommet, ou plutôt ils supposent que le petit lac d'en bas qu'ils voient n’est que l’image d’un grand lac d’en haut qu'ils ne voient point , et que c’est celui-ci qui alimente les quatre lacs d’où s’écoulent les quatre fleuves (4). Ils croient que ce Ménasa idéal figure au centre de la cité lumineuse du bienheureux Brahmâ (Brahmä-pouri), ville par- faitement quadrangulaire, entièrement d’or (5), et arrosée angles du Soumérou dans autant de palais distincts, le 33 trônant dans un palais central. Voyez le Foe koue ki, p.144. (1) Dans l'Asie centrale de M. À. de Humboldt, I, p.115, en note. (2) On lit dans Hiouen-Tsang, d’abord Aneow ou Oneou, 1, p. 273, et O-na-pho-ta-to, W, p. LxxIv. (3) E. Burnouf, dans le Foe koue ki, p. 37.— Les Tubétains l’appellent en leur langue Ma-dros-pa, non calefactus, selon l'observation de M. Schott, dans l'ouvrage cité de M. de Humboldt, IE, p. 419. (4) Wilford, 4s. Res., VIN, p. 323. — Notons en passant que Hiouen- Thsang mentionne au nord-ouest de Moung-kie-li (Manikyala) un grand lac situé au sommet d’une montagne appelée Lan-po-lo et placée au nord du Pendjäb (voyez préface de M. Stan. Julien, I, p. LI-m). Serait-ce là le Mérou Cringa des Pourânistes que les compagnons d'Alexandre ont pris pour le vrai Mèrou, selon Wilford, Ubi Suprà, p. 315? C'est ce que je rechercherai à la 3.9 section. (5) Bhâgav.-Pour., NH, p. 429, H. 29. par une source divine qui de là s'en échappe par ses quatre portes en forme de quatre fleuves. Remarquons tout de suite, avec réserve d'y revenir plus tard, que les deux grandes épopées indiennes, le Râmâyana et le Mahäbhärata, suivies en ce point par le Mâtsva, le Civa, le Vâyou et le Padma-Pourânas, comptent sept fleuves, au lieu de quatre , les font sortir d’un autre lac plus septentrional que le Mânasa, donnent à ce lac le nom de Vindousaras, lac des gouttes d’eau, le placent au nord du Kailâsa , à côté d’un autre mont Mêrou, nommé Hiranya-Gringa ou Héma- Cringa, pic d'or (1), et paraissent désigner par le premier nom le lac Sir-i-Koul du plateau de Pamir, au nord du Bal- tistan ou petit Tubet (2). C’est Brahmä, selon Valmiki, qui a créé de son Manas ou de son esprit le Mänasa-Sarôvara (3). C'est lui par conséquent qui en a fait la source des fleuves sacrés, probablement en imitation du Vindousaras que le dieu Civa remplissait des gouttes d’eau tombant de sa chevelure (4). Le Kâlika-Pourâna contient une légende analogue sur l’adop- tion par Brahmä du bassin ou lac de l’Assam supérieure, appelé de son nom Brahma-Kunda, réservoir de Brahmà , en même temps quesur celle du nom de Brahma-Poutr a, fils de Brahmä, donné au grand fleuve du Tubet (le Yarou-Dzangbo- (1) Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 43-4, avec les notes.— Le Vâyou-P. donne au lac le nom de Vindou-Sarôvara , et à la montagne celui de Gaura. Wilford , Ubi Suprà, p. 330. (2) Voyez la précieuse carte de M. H. Kiepert, jointe au 1% vol. de l’Ind. Alterth. de M. Lassen, et l'ouvrage lni-même, I, p.25, 527, 843-6. (3) Dans Lassen , Ubi Suprà, p.34, note 1. (4) Le syncrétisme indien a postérieurement fait concourir les trois dieux du Trimourti à la production des quatre fleuves. Ainsi, dans le Vichnou-Pourâna, la source céleste tombe du pied de Vichnou au pôle nord sur la tête de Çiva, dieu de l'Himavat, et de là dans le lac de Brahmà ou Mânasa-Sarôvara. Voyez Vishnu-Pur., p. 171. a Tchou) après sa traversée par ce lac et sa jonction avec le Lôhita (1). Ces deux fables ont un sens historique qu’il importe de relever dès à présent. La seconde indique clairement la marche des Aryas de l'Inde, depuis le Manassarovar jusqu’au Brahmakunda, de l’ouest à l’est. La première révèle leur marche antérieure du nord au sud, à partir des lacs d’où sortent le Kameh, le Tarim, l’Oxus et l’Iaxarte. Mais restons auprès du lac Manassarovar. Il est de tradition parmi les Bräbmanes , les Bouddhistes et les Tao-sse, que ce lac donne naissance aux quatre fleuves paradisiaques , et cette tradition a passé des mythologues aux astronomes (2). Il faut entendre par là le Mänasa idéal qui se mire au sommet du Mérou , et qui s’épanche dans les quatre prétendus lacs d'en bas d'où sortent les quatre fleuves diri- gés vers les quatre pays environnants. Voici d'ailleurs les noms sanscrits qu’il importe ici de rele- ver, et qui sont à peu près les mêmes dans les divers Panrânas indiens (3). oe Lacs. Rivières. Contrées. Est. Aroundda. Cila. Bhadragçva-Varcha. Sud. Münasa-Sarôvara. Gangä (4). Bhérata-Khanda. Ouest. Çitôda. Tchakchou (5). Kétou-Mäla. Nord. Mahä-Bhadra (6). Bhadr (7). Outtara-Kourou. (1) Voyez Lassen, /nd. Alterth., 1, p. 554. note 1. (2) Voyez le texte de Bhâskara cité par Colebrooke dans son Mémoire sur les sources du Gange, Asiat. Res., XI, p. #3-9, et par M. Pauthier dans le Journal Asiat., 3° série, VIII, p. 276. (3) Voyez Wilford, Asiat. Res., VII, p. 305 ; 315-7; 322-7 ; 346-55. — Vishnu-P., p. 170 et 229. — Bhägav.-P., H, p. 431, I. 5-9. (4) Ou Alakânandä , ou même Bhâgtrathi. (5) Ou Soutchakchou. (6) Ou Citédaka. (7) Ou Bhadrasoma. EE: fs Quant aux dieux et aux animaux sacrés qui y président, ce sont : à l’est, Indra et l'éléphant; au sud, Yama et le bœuf; à l'ouest, Varouna et le cheval; et au nord, Soma, Indou ou Kouvéra, et le lion (1). Tous les savants s'accordent aujourd’hui à reconnaître dans les lacs, fleuves et pays du sud et de l’ouest , d’un côté, le Manassarovar, le Gange et l'Inde, et, de l'autre, le Sir-i- Koul, l'Oxus et la grande Boukharie (2). Mais pour ceux de l’est et du nord , les divergences sont tellement grandes entre les érudits que l’on pourrait dire ici {ot capita, tot sensus (3). Le seul moyen de répandre quelque jour sur ces difficaltés, c’est de comparer les traditions des Pourânistes ou Brähmanes de l'Inde avec celles des Bouddhistes du voisinage. Le lac Manassarovar ne donne naissance à aucun cours d’eau remarquable. Mais il s’'épanche à l’ouest par un ruisseau dans un lac voisin, le Ravan-Hrad ou Lanka, en sanscrit Révana- Hrada , lac du géant Ravana, et ces deux lacs sont en grande vénération parmi tous les peuples d'alentour qui y viennent en pélerinage, malgré tous les dangers et même au péril de leur vie (4). Notons toutefois que du Ravan-Hrad au Nord, s'échappe l’une des deux branches supérieures du Setledje, tandis que l’autre sort des montagnes à l'Ouest, pour for- (1) Je reviendrai plus loin sur cette association. (2) Wilford, Ubi Suprà, p. 325-6, prenait le lac Citéda pour le lac Badakchan , où Div-Saran, lac des dieux, réputé source du Kokcha, affluent méridional de l’'Oxus. Mais depuis on a vu que ce devait être le lac Sir-i-Koul, d’où s'échappe au nord le Pendj, bras principal de ce fleuve. (3) Ce qui faisait dire à M. Guigniaut, dès 1836, qu’il en était du Cêta et du Bhadra des Pourânas comme du Phison et du Gihon de la Genèse. Journal général de l'Instruction publique , du 8 mai 1836, vol. 5, n°55, p. 437-8. (4) Voyez là-dessus M. Troyer, Rédja-Tarangint , À, p. 466-7. n°8 mer avec la première le Lang-djing ou Lang-dzing coulant au Nord-Ouest jusqu'à Chiphe où ce cours d’eau prend le nom de Sefledje, en sanscrit Catadrou et court désormais au Sud-Ouest (1). Il faut dire aussi qu’à des distances rap- prochées des deux lacs sacrés , on voit sourdre à l'Est du premier le grand fleuve du Tubet, le Yarou-dzany-bo- Tchou qui, dans son cours inférieur, prend les noms de Léhita et de Brahmapoutre, en changeant deux fois de direction, et à l'Ouest du second} le Sarayoû, aujourd’hui Gogra ou Sardjou , coulant au Sud. Les sources du Gange et de l’Indus apparaissent un peu plus loin, les unes à l'Ouest et les autres au Nord des lacs en question et à des distances à peu près égales, si l’on s'arrête pour le premier à la Gauri-Gangd , circonstances qui ont porté les Tubétains et les Hindous à prendre également ces deux derniers fleuves pour des écou- lements du Manassaro var. Comme l'opinion qui fait sortir le Gange de ce lac n’est pas ancienne dans les livres sanscrits, au jugement des Indianistes (2), tout porte à croire que, dans l’origine, le Sarayoù , son affluent , tenait sa place et complétait le nombre des quatre fleuves; car les Hindous croient encore que celui-ci s'écoule du Manassarovar. Il semble qu'une raison analogue aurait dû faire substituer l’Indus à son affluent le Setledje. Mais des motifs plus puissants ont contribué à maintenir ce dernier. D’abord il avait l'avantage de prendre réellement sa source dans l’un des deux lacs sacrés; ensuite son cours supérieur vers le Nord-Ouest en (1) Klaproth, dans son Magazin asiatique, I, p. 285, appelle la pre- mière branche Lang-Tchou , la seconde La-Techou , et les deux réunies Setledje, en même temps qu'il donne au lac Rävan-Hrad le nom tuhbé- tain de Lang-Mthso, lac de l'éléphant, et non du bœuf, comme il le dit par erreur. Comparez ibid., p. 237. (2) Von Schlegel, Ind. Biblioth., 1, p. 383, et Lassen, Ind. Alterth., I, p. 34, note 1. = 2 — faisait le pendant nécessaire , quoique peu exact , du Yarou- dzang-bo-Tchou, coulant à l’Est; enfin, pour remplir le cadre, il fallait un fleuve du Nord, en opposition au Sarayoû, fleuve du Sud. L’Indus supérieur pouvait seul jouer ce rôle, car, à partir de ses sources, placées très-près de la branche du Setledje qui sort du Rävan-Hrad , il court au Nord-Nord- Ouest jusqu’au mont Haramoch , situé au Sud de Burchal et de Gülgit (1), en passant successivement par Gartope, Ladakh et Iskardou sous les noms de Dzang-bo, Sampo, Sampou , Singhe-dzing, Singh-Kabab, Singhe-Tchou, Singke-Kampa, etc. (2). On prit donc ce grand tronc de l’Indus pour le fleuve du Septentrion, de préférence tant à son bras oriental, le Chayouk, qu’à son bras occidental, le Kameh , qui avaient le double défaut de sortir de montagnes beaucoup plus éloi- gnées et de couler tous deux du Sud au Nord à partir de leurs sources respectives (3). Quoiqu'il en soit, il est reconnu que les Bouddhistes du Tubet admettent pour fleuves paradisiaques : 4.° à l'Est le Yarou-dzang-bo-Tchou; 2.° au Sud le Gange, en place du Sarayoû plus voisin ; 5.° à l'Ouest le Setledje, et 4.° au Nord le Dzangbo ou Indus supérieur. Ils les font saillir des quatre montagnes qui entourent leur Gangdisri-Kaïiläsa, et aux- quelles ils donnent à la fois les noms et les formes: 1.° du cheval pour le Yarou-dzang-bo; 2.° du paon (en place du (1) Un chantre védique déclare qu’Indra, par son grand pouvoir, a tour- né le Sindhou vers le Nord. Rig-Véda-Wilson, I, p. 246. Le traducteur anglais demande si ce Sindhou est l’Indus. La chose ne me paraît pas douteuse. Voyez ci-après à la fin de ce chapitre. (2) Sur tout cela voyez la carte déjà citée de M. H. Kiepert jointe au premier vol. de l’Ind. Alterth. de M. Lassen, et les p. 33-6 du texte, la note 6 de la page 65, la note 1 de la page 554 et les p. XXXIX et xLVIII-IX du supplément. (3) Voyez la même carte de M. H. Kiepert. — 3 — bœuf) pour le Gange; 5.° de l'éléphant pour le Setledje, et 4e du lion pour le Sindh ou Dzang-bo (1). Ils supposent que le lac d'où sortent les quatre fleuves est enfermé par quatre montagnes que séparent quatre petites vallées ou- vertes vers les quatre points cardinaux et qui en forment comme autant de portes par lesquelles il faut passer pour yaller puiser de l’eau. Aussi ces quatre montagnes portent- elles, sur d'anciennes cartes manchou-chinoises , les noms caractéristiques de portes de l'Est, du Sud, de l'Ouest et du Nord (2). Le systême tubétain reflète assez exactement la physiono- mie des lieux ; il pêche très-peu quant à l'orientation. Il prend le grand Tubet, l'Inde Gangétique , le Pendjäb et le Baltistan pour les quatre régions environnantes ; mais trois des quatre lacs manquent , ainsi que deux des quatre océans, pour ne rien dire des autres accessoires. Un récit indien , probablement bouddhique, rapporté par le colonel Polier , nomme pour fleuves le Brahmapoutre , le Gange , l’Indus et l’'Oxus , et pour animaux le cheval, le bœuf, le chameau et le cerf (3). Malgré les différences de noms, cette tradition ne diffère de la précédente qu’en ce qu'elle substitue l'Oxus au Setledje, quoique leurs sources soient très-éloignées les unes des autres, car le Brahma- poutre est ici le Yarou-dzang-bo-Tchou, après sa jonction (4) W. Mooreroft, Travels in the himâlayan provinces of Hindustan , II, p.261. — Klaproth, Magaz. asiatiq., 1, p. 238-9. — Id. Mémoires relatifs à l'Asie, U, p. 419. (2) Abel Rémusat, Foe koue ki, p. 37, et Klaproth, Magaz. asiat., II, p. 284. (3) Dans les Relig. de l'antiq., X, p.136, note I. — Wilford, wub? suprà, p. 318, nomme le premier fleuve Pahkiou et le dernier (ta. Mais il reconnaît dans l’un le Brahmapoutre et dans l’autre l'Oxus. Cependant, aux p. 325 et 327, il suppose que le (ita désigne le Setledje, appelé Ci- fadrou , par À bref, dans le vocabulaire d’Amara-Sinhe. avec le Léhita, venant de PEst, et l’Indus représente le Dzang-bo, Singhe-Tchou, Sampo ou Sampou après la di- rection de son cours vers le Sud. Néanmoins on voit qu'elle remplace le grand Tubet par l’Assam, et le Baltistan par la Bactriane, en négligeant l'orientation des quatre fleuves. La plupart des Bouddhistes nomment , en place du Yarou- dzang-bo-Tchou-Brahmapoutre , le Tarim ou Ergheou-Goul de la petite Boukharie, formé principalement par la réunion des deux rivières de Kachgar et de Yarkand, fleuve dont les sources avoisinent celles de l'Oxus et qui passe, aux yeux des indigères , pour être issu du même lac que lui, le Sir-1-koul, situé sur le haut plateau de Pamer ou Pamir, au centre de la chaîne méridienne du Belour-Tag. En conséquence ils nous présentent le tableau suivant : 1. Au Sud-Est, le Gange, le bœuf , le Bengale et le golfe du même nom; 2. Au Sud-Ouest, l’Indus, l'éléphant, le Sindhy, et le golfe d'Oman ; 5.° Au Nord-Ouest, i’Oxus, le cheval , la Bactriane et le lac Aral : Et 4 ° au Nord-Est, le Tarim, le lion , la petite Boukharie et le lac Lop (1). Il n’y a pas lieu de s'arrêter ici à la différence des points cardinaux avec les points intermédiaires, pour la direction des quatre fleuves et la position des quatre mers. Mais il faut noter qu’au lieu d’une source unique pour les quatre grands cours d’eau, ce systême en exige deux : le Manassa- rovar du Kaiïlâsa pour le Gange et l’Indus, et le Sir-i- koul de Pamir pour l'Oxus et le Tarîm. Cela indique le (4) Voy. le Foe koue ki,, p. 36-7, ou mieux Hiouen-Thsang, W, intro- duction, p. LXXIV. — Le P. Horace de la Penna, dans l’A/phab. tibéta- num de Georgi, p. 185-6, semble donner l'éléphant au Gange et le buffle à l’ndus, mais il y a probablement transposition — Jo mélange de deux traditions aryennes, l’une primitive et l’autre secondaire, ainsi que nous le montrerons à la 2 section. On voit que l’unité de plan est rompue, et que, pour la recons- tituer, il faut recourir à des communications souterraines entre les deux lacs. Les Chinois de la secte de Lao-Tseu ont à leur tour substi- tué au Tarîm le Ho-ang-ho. Ils partent pour cela d’une sup- position très-ancienne à la Chine , consistant à dire que le grand cours d’eau de la petite Boukharie , après s'être perdu dans le lac Lop , coule sous terre le long du désert de Gobi ou Chamo , et reparaît ensuite dans le pays de Khoukhou-Noor sous le nom de Ho-ang-ho , fleuve Jaune (1). En leur qualité de Chinois , ils font de leur fleuve la source céleste et le pre- mier des quatre courants (2). Les Tubétains en font autant de leur Yarou-Dzang-Tchou et les Birmans de leur Léhita-Brah- mapoutre (5). Il est bien entendu que, pour ramener les quatre grands cours d’eau à une source unique , les Birmans et les Tao-sse ont recours à des conduits souterrains qui les font sortir de terre à différentes distances les uns des autres (4). Il paraît que les habitants de la Sibérie ont aussi voulu faire entrer l'Obi au nombre des quatre fleuves paradisiaques , sans doute en remplacement de l'Indus supérieur coulant au nord. En effet, le voyageur Moorkroft a retrouvé jusque dans la petite Boukharie une vieille tradition portant que la rivière Irtyche, qui forme le cours supérieur de l’Obi, prend sa source dans cette contrée (5). (1) Foe koue ki, p. 37. — A. Rémusat, Histoire de la ville de Khotan, p.2,11, 32, 80, 115. — Moorkroft, Ubi Suprà, 1, p. 379. — Hiouen- Thsang, 1, p. 273, et Il, 2ntroduction, p. LXXIV.. (2) Mémoires concernant les Chinois, Y, p. 106-7. (3) Wilford, On the ancient Geography of India, Asiat. Res., XIV, p. 437 (4) Id., cbid. (5) On peut voir dans ses Travels in the Himälayan provinces, ete., T, De ne —— +} —— Le docte anglais Wilford s’est emparé de ces deux traditions tartare ct chinoise pour prétendre que les quatre rivières Cità, Gangä, Tchakchou et Bhadrä des légendes brâähma- niques, appelées Pourânas, devaiont être : à l’est, le Ho- ang-Ho ; au sud, le Gange ; à l'ouest, l'Oxus, et au nord, l'Iriyche-Obi ou peut-être même l’Angara-lénissey. Il en concluait que les quatre lacs pourâniques Arounôda, Mânasa, Citôda et Mahäbhadra ou Çitédaka désignaient l'Orin-Noor, le Manassarovar, le Div-Saran [lac du Kokcha, en place du Sir- i-Koul, lac du Pendj], et le Dzaïssang ou le Baïkhal , réputés sources de ces quatre ou cinq fleuves ; que les quatre contrées de Bhadräçva, de Bhérata, de Kétouméla, et d'Outtara- Kourou représentaient la Chine, l'Inde, la Bactriane et la Sibérie; qu’enfin les quatre océans de l'est, du sud, de l'ouest et du nord figuraient la mer Jaune, le golfe du Bengale, la mer Caspienne ou le lac Aral et la mer Glaciale (1). Aïns!, au sens le plus large, le Mêrou embrasserait le Turkestan-Chi- nois tout entier, ou le grand plateau de l'Asie centrale, borné au sud par l'Himälava, à l’ouest par l'Hindou-Kouch et le Belour-Tag , au nord par l’Altaï et à l’est par divers groupes de montagnes qui se succèdent depuis FAltaï jusqu’à l'Himä- laya (2). Et en eflet, d’une part, le Mahäbhérata centient, dans le livre Bhichmakanda, des rensergnements géogra- phiques où le Mérou figure plutôt comime un vaste terrain p. 377-8, les explications que ce voyageur y a recues des indigènes sur l'origine du cours d'eau innommé qui, après avoir traversé Les régions septentrionales du Turkestam chinois, se réunirait à l’'Irtyche supé- rieure et prendrait son nom. (1) Wilford , Asiat. Res., VII, p. 286, 309-10. (2) C’est bien ce que prétend Wilford, Ubr Suprà , à la page 309 où il invoque le Brahmânda-Pourâna. Ce plateau, dont la hauteur n’est pas uniforme , paraît situé epviron entre le 30€ et le 50e degré de latitude boréale, et entre le 60€ et le 410€ degré de longitude occidentale. de élevé que comme une montagne distincte, et pourvoit d'eau les sources des grands fleuves du monde (1), système assez conforme à un passage d'Hippocrate, qui disait, il y a deux mille aas, que les plateaux stériles du pays des Seythes (d'Asie), sans être couronnés de montagnes, vont en s'élevant jusqu’à la constellation de l’Ourse (2). D'un autre côté, c'est de cette grande région que sont sortis à toutes les époques de l’histoire ces essaims de peuples nomades et conquérants qui faisaient dire à Leibnitz que l’Asie centrale était l’officine des nations, fabrica Gentium. Enfin, si l’on veut se restreindre à la petite Boukharie, limitée au nord par les Thian-Cban, au sud par les Kouen-Lun , à l’est par le désert de Gobi et à l’ouest par le Belour-Tag , on pourra remarquer avec M. A. de Humboldt, que le sol de cette région centrale est tellement configuré qu'il offre à l'espèce humaine tout ce qui est néces- saire àson développement, l'habitation, la nourriture et lecom- bustible, et cela à une hauteur au-dessus du riveau de la mer où l'on ne rencontre partout ailleurs que des neiges éter- nelles (5). Aussi le système grandiose de Wilford a-t-il été adopté sans conteste par MM. Faber (4), Wilson (5), Lan- glois (6) et W.-F.-A. Zimmermann (7). Sous ce rapport, 1l mérite un examen attentif. (1) Voyez-en l'extrait dans Ritter, Asien, I, p. 6-12. (2) Je cite ce texte sur la foi du docteur W.-F.-A. Zimmermann, /e Monde avant la création de l'Homme , p. 344 de la traduction francaise. (3) A. de Humboldt, Cosmos, I, p. 441 de la traduction française. (4) Pagan. Idolatry, X, p. 315. (5) Vishnu-Purûna, p. 171-3, en notes, et Diction. Sanscrit, au mot Mérou. (6) Chefs-d'œuvre du Théâtre indien, M, p.432 et #34, aux mots M- nasa et Mérou. (7) Le Monde avant la création de l'Homme , p. 345 de la traduction francaise. Les Pourânas, on le sait, sont relativement modernes, bien qu’ils contiennent des récits antiques, comme l’exprime leur nom. On en peut dire à peu près autant des écrits boud- dhiques, sauf qu’en plusieurs points ils paraissent relative- ment plus anciens. Il est donc possible que l'hypothèse de Wilford soit celle des manuscrits qu’il a compulsés. Car, d'un côté, il paraît que le Rämäyana, le Mahäbhärata (1) et le Brahmä-Pouräna (2) parlent du pays du Nord ou de l'Outtara- Kourou comme d’une région indéterminée qui s'étendrait au- delà des Thian-Chan et même de l’Altaï. D'un autre côté, les légendes des Brähmanes, de même que celles des Bouddhistes, vont jusqu’à étendre à la terre entière ce qu'ailleurs elles pa- raissent restreindre à l’Asie centrale. Elles s'expriment même à ce sujet en termes qui supposent la connaissance des Anti- podes et, à ce qu'il semble, celle des quatre parties du monde représentées par les quatre Mahà-Dvipas (5). En d’au- tres termes, elles remplacent les quatre points cardinaux par les cadrans de l'équateur, c'est-à-dire par les deux extrémi- tés est et ouest, par le centre et l’antipode du centre, ainsi que l'a très-bien remarqué M. Reinaud, membre de l’Institut, dans son savant mémoire sur l'Inde (4). (1) Voyez Wilson, Asiat. Res., XV, p. 51. — Lassen , /nd. Alterth., 1, p. 511-2, 549, note 2, 654 et 846-7. — Troyer, Râdja Tarangint, 1, p. 500. (2) Dans Wiülford, Asiat. Res., VIT, p. 354.— L'auteur anglais en con- clut que cette contrée s’étendrait depuis le 52€ jusqu’au 64° degré de latitude nord, ou, en corrigeant , #bid., p. 310, depuis Le 47€ jusqu'au DOS (3). Lassen, Ubr Suprà, I, p. 852. — On sait que, dans les temps pos- térieurs , les Tochari et les Sacæ se sont avancés dans le Tokharestan et la Sakastane (Sedjestan), au nord-ouest et au sud de l’'Hindoustan propre. (4) Voyez Vishnu-Purüna, p. 218-9.— Bhäâgavata-Pouräna, W, p. #73-5, SI. 7-11.— Foe koue ki, p. 80-2 et 143.— À. Rémusat, Journal des savants, 37 — 960 — Cependant M. A. de Humboïdt doute avec raison que les peuples du nord mentionnés dans les deux grandes épopées indiennes, comprennent les habitants de la Sibérie (1). Les seuls qui se trouvent au-delà des monts célestes habitent le nord-ouest. Ce sont 1° les Çakas ou Sacæ dont le siége prin- cipal était alors la vallée du haut Sir-Daria, appelée Çaka- Doipa par les Brâhmanes, Séxoy &ezus par Ptolémée et Sakita par d’Anville, et % les Toukhäras où Tochari, voisins des Saces, campés alors au-delà de ce fleuve (2). C'est de ce côté que nos indianistes les plus célèbres in- clinent à placer le premier séjour des deux grandes families arvennes qui plus tard ont envahi et possédé l'Inde et la Perse (5). Dès lors c'est de ce côté aussi, ce semble, qu'il convient de chercher la Bhadränadi (heureuse rivière) et le Mahä-Bhadra-Hrada (grand et heureux lac) des anciens Bräh- manes , ainsi que leur Oullara-Kourou primitif. Je ne vois là de fleuve considérable que le Sir-Daria, Si- houn où faæarte, et de lac digne du nom de grand que PEssi- koul, Touzkoul ou Temourtou, non loin duquel apparaissent au sud plusieurs de ses sources. Les cartes chinoises qui con- fondent ce fleuve avec la Tehoui, lui donnent l'Issikoul pour point de départ (3). Peut-être cette rivière n'était-elle autre- année 1831, p. 608. — Paulicha-Siddhanta, composé par Paul le Gree, dans le Mémoire géographique, historique et scientifique sur l'Inde, de M. Reinaud,t. XVIIE, 2 partie, p. 341 des Mémoires de l’Acad. des Inser.. et Belles-lettres. — Tchang-Choue, dans Hiouen-Thsang, W, p. LXXN, traduction de M. Stan. Julien. (1) Ubi Suprà, p. 341. (2) A.-W.-S. de Schlégel, de l'Origine des Hindous, dans ses Essais de littérature et d'histoire, p. 455-6 et 515-6. — Lassen, Jnd. Alterth., T, p. 515 et 526-8. — E. Burnouf, Yagna, addit. et correct., p. CLXXXI-Y. (3) Asie centrale, ï, p. 144-5, et Cosmos, IT, p. 504, note 79. — Pourles noms et demeures de ces nations septentrionales, voyez l'Ind. Alterth., 1,p. 847-53. fois qu'un affluent du Sir-Daria (1). Il est possible aussi que le bras méridional de ce fleuve, celui qui, à partir de ses sources, va droit au nord, soit alimenté par un lac du plateau de Pamir, appelé également Touzkoul sur les cartes chinoises et réputé origine d’un affluent de l'Oxus (le Chiber ou Adem- Kouch) coulant au sud (2). Mais ce qui paraît moins problé- matique, c’est que la branche la plus septentrionale de l'Taxarte, la Narym, Narim, Naryn ou Narin, prend nais- sance à l'angle sud-ouest du premier ct grand lac Touzkoul, Issikoul où Temourtou (5). On n’ignore pas du reste que le Sir-Daria, après avoir re- cueilli toutes ses caux, coule d'abord du sud-est au nord-nord- ouest depuis Kodjend jusqu’à Tounkat. Il parcourt toute la Transoxiane, et paraît s'être toujours déchargé dans la mer d'Aral au nord-ouest, tandis qu’autrefois l’Amou-Daria, Djihoun ou Oxus, se jetait dans la mer Caspienne à l'ouest, après avoir arrosé toute la Bactriane (4). Quant au lac Issi- koul où l’une des branches du Sir-Daria prend sa source , les Chinois l’appellent Ta-Thsing-Tchhi, grand lac pur, Ye-Haï, mer chaude, ou Hien-Haï, mer salée (5). Ils lui donnent 14 à 1500 li (70 à 75 myr.) de circonférence, et disent que, sans être poussés par les vents, ses vastes flots s'élèvent or- dinairement à une centaine de pieds (6). (1) Klaproth, Magaz. Asiat., 1, p. 84. — À. de Humboldt, Asie cen- trale, IT, p. 378; IT, p. 369 et 589-90. (2) Elle se perd aujourd'hui dans un lac. (3) Klaproth, Diction. géogr. univ., au mot Djihoun. (4) À. de Humboldt, Ubi Suprà.— Klaproth, Magaz. Asiat., 1, p. 84. (5) Voyez là-dessus l'art. Djihoun du dict. précité , et la Géogr. univ. de Malte-Brun, V, p. 613 et suiv., 5° édit. (6) Le second titre répond au nom turc {ssikoul, lac chaud, et le troisième au nom Kirghiz Touzkoul , lac salé. Le nom Kalmouk Temour- tou signifie ferrugineux. RE — Si la Bhadrä et le Mahäbhadra du Nord sont le Sir-Daria et l’Issikoul, la Cité et l'Arounéda de l'Est doivent être, l’une le Tarim et l'autre le Karakoul ou lac noirâtre du plateau de Pamir (1). Il résuite en effet des voyages modernes que les deux principales rivières qui forment le Tarîm, celles de Kachgar et de Yarkand, sans compter ici les rivières d’Aksou et de Khotan, ont deux branches qui sortent de ce lac, l’une sous le nom de rivière de Tachbalik, et l’autre sous celui de rivière de Sérakol (2). On sait d’ailleurs, par Hiouen- Thsang d’abord , puis par le P. Horace de la Penna , Georgi, Paulin de Saint-Barthélemy, Pallas, Schmidt et Bergmann, que les Bouddhistes appliquent généralement le nom de Cita, en chinois Sifo, en mongol Childa ou Chida, en tubétain Sita ou Sida, tant aux rivières de Kachgar et de Yarkand, qu’au fleuve Tarim ou Ergheou-Goul formé de leur réu- nion (3). Remarquons, d’un côté, que ce fleuve appelé Oixardys, Oixasdus, Oixo:das par les Grecs (4), a pu être ainsi nommé comme sortant deux fois d'un lac, ou peut-être même comme issu de deux lacs, puisque Hiouen-Thsang suppose que la rivière de Sérakol passe par le lac Sir-i-koul (5), car les formes helléniques semblent venir d’un nom sanserit Vihradah, pour Dvikradah, qui a deux lacs (6). Ajoutons, (1) Le sanscrit Arounôda signifie eau couleur de l'aube du jour, c’est-à-dire d’un roux tirant sur le noir. (2) Pour la première, voyez A. de Humbholdt, Asie centrale, I, p. 405, et pour la seconde, W. Moorkroft, Travels in Himülaya etc., 1, p. 376, et Il, p. 272. (3) Voyez Hiouen-Thsang , 1, p. 272-3, 277 et 438, avec les notes de M. Stan. Julien , et Foe koue ki , note d'A. Rémusat, p. 36-7. (4) E. Burnouf, Mémoire sur deux inscriptions cuneiformes, p.156; et Lassen , /nd. Alterth., Xl, p. 535. (1) Ubi Suprà , p. 272 et 438. (6) Comparez le sanscrit Vinçati et le latin Viginti [pour Duinçati et Dviginti|, d'un côté à Trinçat, Tchatvdrineat, Pantchäçat, et, de Pautre, à Triginta, Quadraginta et Quinquaginta. 507 — d'autre part, que le nom de Bhadrâcva-Varcha, région de l'heureux cheval, convient parfaitement à la petite Boukharie qu'il arrose, puisque cette contrée nourrit dans ses steppes du Nord des chevaux sauvages et indomptés, et que les coursiers apprivoisés qu’elle livre à la Chine y sont aussi renommés que ceux de la Transoxiane l’étaient dans l'Inde (1). Le cadre des Pouränas me paraît done avoir été originaire- ment celui-ci : A l’est, le Karakoul , le Tarim, l'Éléphant , la petite Bou- kharie et le lac Lop ; Au sud , le Manossarovar, le Gange , le Bœuf, l'Hindoustan propre et le golfe du Bengale ; A l'ouest, le Sirikoul, l’Oxus, le cheval, la grande Bou- kharie et la mer Caspienne ; Et au nord, l’Issikoul , l'Iaxarte, le lion, la Transoxiane et le lac Aral. Ce thème ne diffère de celui des livres bouddhiques qu’en ce qu’il substitue le Sir-Daria au Sindhou, c’est-à-dire un fleuve du Nord-Nord-Ouest à un fleuve du Sud-Sud-Ouest. Mais cechangement est d’une haute importance, ainsi qu’on le verra plus loin à la deuxième section. Si les Bouddhistes, à l'exemple des Tubétains, avaient d’abord entendu par leur fleuve Sin- dhoû l'Indus supérieur, coulant au nord-nord-ouest, comme le Sir-Daria-laxarte , le remplacement signalé serait facile à expliquer, soit en descendant de celui-ci à celui-là , soit en remontant de celui-là à celui-ci , selon que l’on ferait voyager les Aryas indiens du Sud au Nord ou du Nord au Sud. De ces deux suppositions, la seconde serait la plus probable : on en conclurait que les Brähmanes avaient mieux conservé que les Bouddhistes un vague souvenir du séjour de leurs ancêtres (5) A. Rémusat, Histoire de la ville de Khotan, p. 19 et 28. — Malte- brun, Géogr. univ., p. 81-3, 5° édit. a vers les sources de l'laxarte , et que s'ils ont placé le Gange au rang des quatre fleuves du Mêrou, en opposition au Sir- Daria , ils ne l’auront fait que pour opposer leur patrie d’a- doption à leur paysd'origine. Quant aux Bouddhistes, on pour- rait dire qu'après avoir substitué l'Indus supérieur à l'Jaxarte, ils l'ont remplacé par l’Indus inférieur, tant pour en faire le vis-à-vis du Gange qu’ils ne pouvaient pas se permettre de retrancher, que pour ne pas employer deux fois le même fleuve Indus au nord et au sud. Ce nouveau point de vue étant commun à l'Inde et à la Perse, j'en renvoie l’examen à la section suivante. Je me borne dans celle-ci à quelques remarques succintes. D'abord, des quatre lacs mentionnés par les Pourânas, [l’Arounôda-Kara-koul, le Mäânasa-Sarôvara, le Citôda-Sir-i- koul et le Mahâbhadra-Issikoul], le second auquel on assigne le Gange, serait le seul qui ne donne pas naissance à son fleuve. Le Sarayoù, affluent le plus voisin de ce lac, n’en sort pas (1). 11 n'y a que le Setledje, affluent de l’Indus , qui puisse être réputé en provenir comme éma- nant du Râvanhrad, alimenté en partie par le Mânassa- rovar. En second lieu, si, en place du Gange ou de son affluent le Sarayo, les Pouränistes avaient pu prendre sur eux d'adopter le Khonar, Kameh, Khoaspe ou pelit Sindh, qui coule constamment du nord au sud et qui se jette dans l'Indus après s’être uni au Kaboul ou Kophen des Grecs, ils lui auraient facilement trouvé pour origine le lac Hanou-Sar, situé au pied du glacier Pouchtigour (mon- tagne de la nourriture ou de la prospérité) (2), et pour (1) Voyez l'Ind. Alterth., 1, p. 34 et la carte qui y est jointe. (2) Nommé encore Pouchtikour, Pouhtigher, Pouchtikher et Pouchtihar. Le second ferme est Gaëri où Harü qui signifie montagne, en Zend. On EP: pee continuateur au sud le grand Indus lui-même dont il est à branche occidentale la plus éloignée vers le nord (1). Leur cadre eut été plus régulier et serait resté indien par l'Indus, Seulement leur fleuve de prédilection , le Gange , aurait dis- paru du cadre, et avec lui le Manassarovar, sa source sup- posée. Enfin, malgré là vénération immémoriale et traditionnelle des Hindous pour la céleste Gangà, on va voir que, sous la période vêdique, cette déesse cédait le pas à sa sœur, la Sindhoû , dans l’opinion des anciens Aryas de l'Inde, en sorte qu'à cette époque reculée, le petit Sindh [Kameh , Konar ou Khoaspe) aurait très-bien pu figurer, en place du Gange, au rang des quatre fleuves paradisiaques , et communiquer sa prérogative au grand avec lequel il s’unit dans le Kaboul. Les Pouränistes ont mieux aimé sacrifier l’Indus au Gange. Dans tous les cas, ils ont dû ici préférer l'Iaxarte et le Tarim, fleuves assez voisins de l'Oxus, à l'Obi et au Ho-ang-Ho, qui en sont beaucoup plus éloignés. En effet, sous la période épique, l'Inde entretenait plus de relations avec la Sérique et la Transoxiane qu'avec la Sibérie et la Chine. Si, plus tard, sous la période mythologique , on a tenté de ramener les sources du Ho-ang-Ho et de l'rtyche-Obi au Turkestan oriental, considéré alors comme le centre du Djambou-dvtpa ou ancien continent , tels que le connaissaient les Indiens (2), on n'a pourtant point osé prendre ces deux grands cours d’eau pour la Cité et la Bhadrà des Pouränas. Nous avons la preuve de cette circonspection dans ua récit bouddhique sur connaît en Perse, dans le groupe du Zagros des anciens, un mont Pouch- ti-Kôh de même signification. (1) W. Moorkroft, Travels etc., IL, p. 269.— Lassen , {nd. Alterth., T, p- 20,25, et II, p. 128-9. (2) Revoyez ci-dessus, p. 22. — Di lequel je reviendrai plus loin (1). Les quatre fleuves désignés dans ce récit sont ceux des Bouddhistes. Le Gange et l'Oxus v représentent la Gangâ et la Tchakchou des Brähmanes ; le Sindhou y remplace la Bhadr, et la Cid y correspond au Tâärim réputé source du fleuve jaune. Après quoi on y parle d’une certaine division du Djambou-dvipa en quatre empires orientés où règnent : à l'Est, le maitre des hommes (pour la chine) ; au Sud, le roi des éléphants (pour l'Inde) ; à l'Ouest, le maître de: trésors (pour la Perse), et au Nord , le maître des chevaux (pour le Turkestan chinois et la Sibérie méri- dionnale), habités par des cavaliers nomades, Scythes, Huns, Gètes, Turcs, Mongols, et autres peuples appelés vulgairement tartares (2). Dans le svstême de Wilford, c'était le cas, ou jamais, d’abord de rétablir la Bhadrd , si elle représentait l’Ertyche, au lieu d'y substituer l'Indus, et ensuite de déclarer, non pas que le Cila dans lequel il voit le Ho-ang-Ho, est un courant qui donne naissance au fleuve jaune, mais bien qu'il est le fleuve jaune lui-même. Les bouddhistes de l'Inde ne sont pas allés jusque-là par respect pour la tradition aryenne, et leurs copistes de la Chine ont gardé la même réserve. Leur Cita est resté ce qu'il était, je veux dire le fleuve Tarîm de la petite Boukharie, de même que leur Bhadra, qui, pour les Tubétains, représentait l’Indus supérieur, est demeuré le fleuve Jaxarte de la Transoxiane pour les Pourânistes de l'Inde. Remontons maintenant à la période vêdique. Les poètes du Rig-Véda ne parlent ni du mont Mérow ni du lac (1) Voyez ci-après, p. 47-8 avec les notes de renvoi. (2) Voyez tout ce texte traduit du sauscrit en chinois par Tchang- Choue, el du chinois en français par M. Stan. Julien, dans les Voyages des pélerins Bouddhistes, I, introduction, p. LXXIV-v. un. Mänasa (1), et, au lieu des quatre fleuves du monde, ils men- tionnent fréquemment sept fleuves de l'Inde qu’ils ne nomment pas d’ailleurs(2), maisqu'ils désignent vaguement par les titres de Sapta Sindhavah, les sept eaux ou les sept sindhous, Sapta Yahvih, les sept écoulements, et Sapla Nadih, les sept ri- vières (3). [ls les supposent d’ailleurs issus tantôt de la sphère céleste des Saptarchayas où sept Richis de la grande Ourse, d’où ils retombent successivement dans les trois mondes du ciel, de l’atmosphère et de la terre, tantôt du terrestre foyer d’Agni Saptartchi (aux sept rayons) d'où ils remontent dans les mêmes mondes. Comme ces sept fleuves de l’Hindoustan propre semblent n'être qu'une imitation des sept fleuves de la terre entière, admis et prônés par le Rämäyana, le Mahä- bhârata , le Pädma, le Mâtsya, le Çivà et le Väyou-Pourâ- nas (4), quelques savants se sout hätés d’en conclure ou que (4) Mais il faut noter aussi qu’ils ne nomment jamais l’'Himâlaya, quoi- qu'ils invoquent assez souvent les montagnes célestes, aériennes et ter- restres. Voyez la liste des noms propres ?n fine, au mot montagnes. (2) Sâäyana , et M. Langlois, Rig-Véda, IV, p. 493, note 20, d’après un texte du poëte Sindoukchit , ibid., p. 305, Il, 4 et 5, désignent pour tels, en allant de l'Est à l'Ouest, 1° Gang ; 2 Yamounà; 3° Ardjikiya (Drichadvati ?) ; 4° Sarasvati ; 5° Coutoudri; 6° Maroudvridhà (Akesines) et 7° Sindhoù , c’est-à-dire le Gange avec un seul de ses affluents [la Djoumni] et l’Indus avec quatre des siens. — M. Wilson, de son côté, Rig-Véda, 1, p. 88,se borne à rapporter les noms donnés par le Rû- mâyana, le Mahäbhürata et les Pourûnas , et applicables les uns aux sept fleuves du monde et les autres aux sept fleuves de l'Inde. (3) On compte au moins vingt textes où figurent tour à tour ces trois dénominations. (4) Le Mahäbhäârata en donne plusieurs listes rapportées tant par M. Lassen , Ind. Alterth., 1, p. 844, que par M. Wilson, Vishnu-Puränar p.171, et Rig-Véda , T, p. 88. — La liste du Râmâyana et des Pourânas, discutée par M. Lassen, Ubi Suprà , p. 843-6 , comprend à l'Est Nélini, Pâvani et Hlädini ; au Sud Gang, et à l'Ouest Soutchakchou, Cità et Sindhoë. — Wilford, Asiat. Res., VII, p. 330-3 et W. Schlegel, Rd- as Wu la division en sept est plus ancienne chez les Indiens que la division en quatre (1) ou que le mythe du Mérou est bien postérieur à la période vêdique (2). I paraît en effet que le Mahäbhärata est le premier livre sanscrit dans lequel il soit question du Mérou (5), mais déjà le Râmâyana parle du lac Mânasa et des fleuves qui en dé- coulent (4). Quant au Rig-Véda, s'il fait souvent mention de sept rivières , il lui arrive une fois au moins de n’en compter que quatre. On lit en effet dans un hymne du chantre Nédhas, fils de Gétama : « L'œuvre la plus belle, la plus merveilleuse » du superbe Indra (5), c'est d'avoir, d'une onde aussi douce » que le miel, rempli le lit des quatre fleuves (6). » Le com- mentateur indien Sâyana (qui écrivait au x1ve siècle de notre ère) n'hésite pas à nommer ici la Gangä et les autres, c’est- à-dire la Çità, la Tchakchou et la Bhadré des Pouränistes (7). Et, en effet, un autre poète vêdique, à propos des quatre régions célestes, admises par les Aryas de l'Inde (8), de- mande que les eaux fécondes de ces quatre régions coulent à l'envi sur ce 5° monde où coulent les mille torrents de mana, 1, 2% partie, p. 136, voyaient dans les trois rivières de l'Est le Ho-ang-ho , le Yang-Tseu-kiang et le Yarou-dzang-bo-Tchou, ce qui reste incertain, et dans les trois de l'Ouest, l'Iaxarte , l'Oxus et l'Indus ; en plaçant Çifà avant Soutchakchou , au lieu d'y reconnaître le Tarim. (1) Wilford, Asiat. Res., VII, p. 284. (2) Langlois, Rig-Véda , X, p. 566, note 99. (3) Voyez les textes cités par Lassen, Zxd. Alterth.. I, p.546, note 1, P. 500 , à la note ; et p. 844 avec les notes. (4) 1,26, 8-9, dans Lassen, Ubi Suprà, p. 34, note 1. (5) Surnommé Divaspatir, latin Diespiter, grec Liu: mars, (6) Rig-Véda , X, p. 191, SI. 6. (7) Ibid., 1, p. 274, note 6. (8) 1bid., IT, p. 84, st. 8. — Les chantres vèdiques en comptaient quelquefois huit, y compris les quatre points intermédiaires, Voyez ibid., 1, p. 67, sl. 8, et IV, p. 300-1, sl. 3 et suiv. — 5 — Sôma (1). Si la division en sept fleuves est prise, comme il le paraît, des sept astres du grand chariot [les quatre du quarré el les trois du timon], en revanche la division en qua- tre pourrait bien l'être du quarré seul (2). Celle-ci à d’ail- leurs sur celle-là l'avantage de mettre les quatre cours d'eau qu'elle compte en harmonie avec les quatre grandes divisions du ciel, de l'atmosphère et de la terre, surveillées par quatre dieux vêdiques du nom de Lékapälas ‘protecteurs des régions). On sait que la mythologie indienne plaçait ceux-ci aux quatre points cardinaux , savoir : Indra à l'Est, Yama au Sud, Va- rouna à l'Ouest et Sôma ou Indou au Nord (3). Cette division paraissait si naturelle que les pieux chantres des Vêdas avaient pris soin de la retracer d'abord dans les quatre fovers qu’ils allumaient aux quatre coins de leur en- ceinte sacrée durant leurs solennités religieuses (4), puis dans la construction du foyer oriental et journalier d'Agni à quatre côlés (5), ensuite dans celle de l'Outtarä-Védi ou estrade sep- tentrionale du même dieu, dressée aux jours de fête (6), et enfin dans les épithètes de cerf blane à quatre cornes (Tcha- (E) Zbid., IN, p. 51, st. 6. (2) Les sept Richis de la grande Ourse jouent un grand rôle dans le Rig-Vêda. Voyez, entre autres textes, Il, p. 187, si. 8, p. 255, note 24. — IV, p.118, in fine, p. 493, sl. 11. — Le Mérou s'appelait en tubétain Richi-Lunbo, selon le P. Paulin de Saint-Barthélemy (Systema Brahma- nicum, p. 291), c'est-à-dire mont des Richis ou des contemplateurs que ce missionnaire prend à {ort pour les sept dieux-planètes. — L’épithète de Richikoulyà , donnée à la Gang céleste , me paraît avoir signifié originairement issue des (sept) Richis de la grande Ourse. (3) Lois de Manou, UX, 87, et Lassen, nd. Alterth., 1, p. 736, note 38, et p. 771, note 2. (4) Rig-Véda, trad. Wilson, I, p. 3. (5) Rig-Véda, trad. Langlois, Il, p. 259, note 22. (6) Säyana , dans le Bhâgavata-P. dE. Burnouf, IT, préf. p. LxxmT et LXXVI. LR touhçringah), et de personnage à quatre veux (Tchatoura- kcha) par lesquelles ils caractérisaient ce prototvpe védique du fameux Brahmä à quatre visages (Tchatouranana) qui a pris le premier rang dans les âges postérieurs (1). Et rappe- lons à ce sujet : d'abord que les Pourânas placent les quatre Lôkapâlas que je viens de nommer dans quatre villes ou dans quatre tours, situées aux quatre côtés du Mérou, sur les quatre montagnes qui l’environnent (2), tandis que la grande cité de Brabmâ resplendit au centre sur le sommet du Mérou lui-même ; ensuite que chacune de ces quatre villes a son jardin de délices, son lac , son fleuve, son arbre de vie, ses dieux gardiens, ete., etc., et enfin que les quatre Lékapälas se trouvaient originairement en rapport, selon toute appa- rence, avec les quatre fleuves qu'ils protégeaient, et cela par les quatre animaux qui leur servaient de véhicule. En effet, aujour- d'hui encore, l'iconographie indienne représente fndra porté par léléphant et Yama par le buflle (3). Varouna devait l'être par le cheval , et Sôma ou Indou par le lion, quoique depuis on ait substitué le crocodile au cheval pour Varouna, considéré comme dieu de la Mer occidentale, puis le cheval au lion pour Sôma ou Indou identifié avec Kouvéra, le dieu du Nord et des richesses (4). (1) Rig-Véda. — Langlois, IL, p. 210 ; st. 2 et 3, et p. 259 , notes 20-92. (2) Vishnu-Puräna, p. 169. — Foe koue ki, p. 199. — Le Bhâgavata- P., 11, p. 467, s. 30, les met aux quatre angles d’une montagne plus septentrionale située dans le Pouchkara-Dvipa, région que Wilford as- simile à lOuttara-Kourou, Asiut. Res., VII, p. 285 et 328. Nous y re- viendrons à la prochaine section (3) Relig. de l'Antiquité, IN, pl. vu , n° 44, et pl. XV, nos 83-4. (4) Ibid., pl. xv, nos 89 et 90. — Dans le Zodiaque indien publié par W. Jones, où les planètes figurent comme Dikpatis, maîtres des régions, analogues aux Lékapâlas , on voit 1° Vrihaspati-Jupiter sur un bœuf; 2° Soûrya-Soleil sur un lion; 3° Çani-Saturne sur un éléphant, et 4.° Man- gala-Mars sur un cheval. EE Il faut remarquer aussi qu'après leur installation dans l'Hindoustan , pris au sens le plus large , les Aryas de l’Iade partagèrent ce pays en quatre régions de l'Est , du Sud, de l'Ouest et du Nord , composées la première du Bengale et de la côte d'Orissa, la seconde de tout le Dekhan jusqu’au con- fluent du Gange et de la Djoumnà, la troisième du Malva et du Guzarate, et la quatrième de l'Afghanistan , du Tokha- restan et du petit Tubet, et qu'ils placèrent entre elles un pays du milieu (Madhyadéca) situé entre les monts Himavat au Nord, les monts Vindhya au Sud, le confluent de la Djoumnä et du Gange à l'Est et le Vinaçana à l'Ouest (1), le tout par imitation des quatre Mahädvipas et du Madhyadvipa de la terre entière. J'ajoute, en preuve de cette imitation, qu'après le démembrement de la royauté d'Indraprastha ou de Delhi, les quatre chefs ou Rédjas qui se partagèrent l'Hindou- tan et qui remplacèrent le grand roi tourneur de la roue d'or (Mahärâdjatchakravarui (2), prirent des titres semblables à ceux qu’une tradition bouddhique (d'époque incertaine) attri- bue aux rois des quatre Mahädvipas de la Chine, de l'Inde, de la Perse et du Turkestan-Chinois, en agrandissant le cercle des quatre régions circummérouennes. Les deux récits pa- raissant calqués, sauf quelques variantes, sur un modèle arven plus antique, on peut y voir les titres des quatre an- ciens rois lourneurs de roue mentionnés dans les légendes (1) Voyez A. Rémusat, Mém. Acad. Inser., XI, p. 383. — Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 92-3 ; et Reinaud , Mémoire géogr. etc. sur l'Inde, p. 40. (2) Ce titre emphatique, octroyé au souverain de Delhi, supposé roi des quatre parties du monde , faisait allusion à Indra, dominateur des quatre régions célestes. Pour l'obtenir, il fallait avoir été sacré, comme ce roi du ciel, dans les quatre Hahà-Dvipas et baptisé avec l’eau des quaire océans. Voyez le Foe koue ki, p.134, et pour le sacre d'Indra, l’'Aitaryéa-Oupanichad , extrait du Rig-Vèda et traduit par Colebrooke, Mise. Essays, 1, p. 37-43. 2 MORE indiennes, savoir : 4° à PEst (pour Bhadräçva), le titre de Narapali , seigneur des hommes ; 2.° au Sud (pour Bhârata- Khanda), celui de Gadjapati, seigneur des éléphants; 3° à l'Ouest (pour Kétoumäla), celui de Tchatrapati, seigneur du parasol, (variante de Kôçapali, seigneur des trésors), et 4° au Nord (pour Outtara-Kourou), celui d'Agvapalti, sei- gneur des chevaux (1). Disons en terminant que les lettrés chinois ont aussi voulu appliquer au céleste empire la tradition aryenne du Mérou, rapportée en Chine par les Tao-sse. Dans cette vue, ils se sont constitué chez cux un systême complet où figurent une montagne centrale, quatres autres montagnes environnantes, quatre lacs, outre le lac du mitieu, quatre fleuves, quatre régions et quatre mers, avec la prétention, réalisée en très- faible partie, d'obtenir l'orientation requise. Mais limitation est si maladroite, les choix sont si mal concertés que le sino- logue A. Rémusat n'a pu s'empêcher d'en faire la cri- tique (2). En résumé, la tradition des quatre fleuves est plus an- (1) Voyez là-dessus A. Rémusai et E. Burnouf, soit dans le Foe-koue-ki, p. 82,soit dans le Journal Asiatig. de février et d'avril 1827, p.122 et 236, soit dans le Journal des savants de 1831, p. 603. Voyez aussi 1.° M. Reinaud, Mémoire géogr. sur l'Inde, p. 203-4; 2.9 M. Dubeux, Tartarie, p. 274-5, dans l'Univers pittoresque ; 3° M. Lassen, Ind. Alterth, WE, p. 27-8, et les auteurs qu'il cile (Sterling, Taylor, Bucha- nan), et 4° Tchang-Choue, traduction de M. Stanislas Julien, dans Hiouen-Thsang, W, p. LxxIV. — Revoyez pareillement la p. 42 ci-dessus. (2) Voy. son article Chine dans le Diction. géograpr. univ. — Les quatre fleuvés, entre autres, appelés See-lou, sont le Yang-Tseu-Kiang, le Ho-ang-Ho, très-bien choisis, puis le Hoaï et le Tsi, affluents moins importants et moins convenables que d’autres. L'adoption de ces deux derniers et celle des montagnes qui s'y rattachent, tenaient d'ailleurs au système religieux qui prescrivait des sacrifices périodiques sur les plus hautes cimes des quatre points cardinaux de l’ancien empire. SD = cienne à mon avis que celle des sept; et ces quatre fleuves étaient d’abord, selon moi, le Tarim à l’est, l'Indus au sud , l'Oxus à l’ouest, et l'Iaxarte au nord. Le Gange n’en faisait point alors partie , ce me semble , quoique Sâvana, par une erreur facile à commettre de son temps, le désigne en tête des quatre cours d’eau indiqués par le poète Nôdhas. En effet, la Gang n’est mentionnée qu'une seule fois dans le Rig-Véda (1), tandis que la Sindhoû y figure douze fois au moins (2). La première n’y est invoquée dans le Sloka qui la désigne, qu’en compagnie de plusieurs autres cours d’eau, plus ou moins considérables, comme si elie ne méritait point d’en être distinguée. Et il faut remarquer que ces autres cou- rants, au nombre de seize au moins, sont pour la plupart des affluents de l'Indus (3). La Sindhoû, au contraire, y ap- paraît dans des Slokas distincts , avant et après toutes ces rivières, comme leur source et leur réservoir commun, comme la première par sa force. « O Sindhod, lui dit le poête » Priyamédha, fils de Sindhoukchit, O Sindhod, les autres » rivières viennent à toi, et t’apportent leur tribut, comme » les vaches apportent leur lait à leur nourrisson. Quand tu marches à la tête de ces ondes impétueuses, tu ressembles à un roi belliqueux qui étend ses deux aîles de bataille (4). » Il est évident que le poète fait ici allusion aux affluents de > ÿ (1) Rig-Véda, IV, p. 395, sl 5, et nd. Alterth., X, p. 733. (2) Rig. Véda, I, p. 216, sl 9, p. 302, sl. 6. — II, p. 335, sl 9. — IT, p. 78, sl 3; p. 279, si. 25. — IV, p. 281, sl. 9; p. 305, sl. 1 à 4 ; et p. 306, sl. 6 à 9. — Dans les deux premiers passages, M. Langlois rend Sirdhou par /nde, et réduit ainsi les 14 textes à 12. (3) Ibid. IV. p. 305, sl. 5 et 6. — Voyez à ce sujet les notes du tra- ducteur, in fine, et surtout les remarques de Lassen, Ind. Alterth, X, p. 741. (4) Rig-Véda, IV, p. 305, st. 4. — Puis vient dans les st. 6 à 9 un éloge pompeux de la Sindhoù. = . — 50 — droite, venant du Kaboul, tout autant qu'aux affluents de gauche, venant du Pendjàb, ces deux contrées étant alors le siége principal des possessions brähmaniques (1). J'en con- clus que, sous la période vèdique, l’Indus était le grand fleuve des Aryas de l'Inde, et que, pour le rattacher à la tradi- tion primitive des quatre cours d'eau du Djambou-dvip4, ces peuples prenaient pour ses sources véritables celles de son bras occidental , le Kameh, Khonar , Khoaspe ou petit Sindh sortant du lac Hanoussar au pied du mont Pouchtigour. Quant aux trois autres fleuves, ils devaient être alors le Tarim , l'Iaxarte et l'Oxus. Le remplacement de l'Indus par le Gange ne peut dater que de l’époque où les Aryas de l'Inde, de gré ou de force, abandonnèrent les rives du premier pour placer le centr de leur puissance sur celles du second. Cela explique pourquoi la Sindhoû à disparu du cadre des quatre fleuves dans les pourânas, tandis qu’elle y figure à côté de la Gangzä dans les livres bouddhiques. Ceux-ci nous reportent évidemment à une époque intermédiaire entre la période védique et la pé- (1) Cest un point aujourd’hui bien reconnu, comme l’a constaté chez nous M. Ad. Régnier, membre de l'institut, dans son Étude sur l'i- diome des Védas, p. 117, avec la note 1. Aussi les poètes Aryas dé- signent-ils quatre affluents de l'Ouest, 1.0 le Souvästou (Soastus-Souvad), 2.9 la Koubhä (Kophen, Kaboul) ; 3.0 la Kramou ou Kroumou (Korrum) et 4.° la Gomati (Gomol), appartenant les deux premiers au Kaboulistan et les deux derniers au Kandahar. Voy. Rig. Vèda, IE, p. 335, sl. 9 ; IE, p. 268, sl. 37, p. 285, sl. 30, et IV, p. 306 sl. 6. — Notons d’ailleurs que le célèbre poète vèdique Kakchivän habitait le pays des Gandhäras ou le Kandabhar et qu'il célèbre le prince Bhâvya, roi du Sindhou. Voy. Rig-Véda, — Langlois, I, p. 310-1, sl. 1 et 7. — Voyez aussi et pour ces noms de fleuves et pour les premières stations des Aryas indiens dans le Pendjäb, l'Ind. Alterth., X, p. 590-2, p. 733-4, III, p. 128 avec la note 5, ainsi que les opuscules de MM. R. Roth et A. Weber auxquels ren- voient MM. Lassen et Régnier. — 51 — riode légendaire. Et il faut noter que les Bouddhistes, en accueillant les deux fleuves, semblent mettre l’Indus au- dessus du Gange , si l’on s’en rapporte aux traductions chi- noises. Ainsi, dans l’une, on dit que le royaume de Minthou (pour Sinthou), c’est-à-dire l'Hindoustan, s'appuie sur un grand fleuve nommé Sin-tao, en pali Sindao, en sanscrit Sin- dhavah , les eaux), qui prend sa source au mont Kouen- Lun (1}, et se divisant en cinq grands courants, forme ce que l’on désigne par le nom générique de Heng-choui, les eaux du Gange (2). Il y a ici confusion du Gange avec le Sindh. Mais comme l'Inde ne s'appuie pas sur le premier, puisqu'il la traverse , tandis que le second la borne à l'Ouest. comme d’un autre côté, on nous parle, non plus de quatre courants, mais de cinq, on peut y voir une allusion aux cinq rivières du Pendjäb et en conclure que le fleuve Sinfao qui se partage en cinq n’est autre que le Sindhoû avec une désinence plurielle (3). On peut tirer la même conclusion, pour la période vêdique elle-même, de l'expression de Sapta-Sindhavah, les sept eaux ou les sept Sindhous, dont se servent les poètes du Rig- (1) Cette indication nous reporte au Chayouk, bras oriental de lndus, considéré par les indigènes comme le tronc de ce fleuve. Voyez là-dessus A. Burnes, Travels into Bokhara, W, p. 223, et Lassen, Ind. Alterth. , I, p.20, 587, note 9, et 846. (2) Extrait d’un livre chinois traduit par M. Pauthier, Journal asia- tique, 3.° série, VIIL, p. 276. (3) M. Benfey , dans le grand article Zndien de l'encyclop. allemande E. Ersch et Gruber, 2.: sect., XVII, p. 13, ne voit pas d’où les Chinois ont pris la division de la Gangà en cinq et non en quatre fleuves, et cite à ce sujet tant le Foe-Koue-Kr, p. 36, que le Journal of the asiat. so- ciety of Bengale, de janvier 1837, p. 66. Il conjecture que la Gangà a été comptée deux fois, comme céleste et comme terrestre. Mais s’il s’agit de la Sindhoù, la difficulté disparait : l’Indus supérieur est réputé produire les cinq fleuves, réabsorbés par l’Indus inférieur. 4* ie bte Vèda, concurremment avec celles de Sapta-Yahvih, les sept écoulements et de Sapla-Nadih, les sept rivières, pour dési- gner les sept cours d'eau de l'Inde supérieure et occidentale où ils résidaient alors. Nulle part, en effet, ils ne disent Sapta- Gangäh , les sept Ganges, quoique les sept branches de la Gangà (1) soient devenues tellement célèbres dans la suite des âges que, selon la remarque de M. Wilson, elles pa- raissent avoir été connues des Romains au temps d’Auguste (2). En s'exprimant ainsi, les chantres vêdiques entendent sans doute parler tant des cinq rivières du Pendjàb que de la Sarasvati et de la Sindhod (Sarsouti et Sindh actuels qui bornent ce pays, l'une à l'Est et l'autre à l'Ouest. Le titre de Sapta-Sindhavas , les sept Sindbous, répond , ainsi que l’a montré M. Lassen , à celui de Sapta-Hendou, les sept Indes, du Vendidäd-Sadé (3), en même temps qu'il indique l’Indus, et non le Gange, son rival postérieur, pour source commune des six autres fleuves de l’Hindoustan supérieur. Dans l'ori- gine , c'était donc l’Indus, et non le Gange, qui était censé faire sept fois le tour du Mérou avant de couler au Sud et de s’y distribuer en sept canaux dans la région qu'arrosent le Sindh et la Sarsouti, pendant que les trois autres grands (1) Nommée par cette raison Saptadhä, divisée en sept, et Sapta- moukht, ayant sept bouches. Les Indiens ont dù dire aussi Sapta-Gan- gûs, les sept Ganges, puisqu'ils disaient, par imitation sans nul doute, Sapta-Sarasvatas et Sapta-Gôdävaras , les sept canaux, affluents ou bouches de la Sarasvati (Sarsouti) et de la Gôdävari (Godaveri). Voyez à ce sujet Lassen, /nd. Alterth. T, p. 565, note 2, 593, note 2, et 734-5. (2) Ce célèbre indianiste cite à ce sujet dans sa version anglaise du Rig-Véda, 1, p. 320, le texte suivant de Virgile : In septem surgens sedatis amnibus altus Per tacitum Ganges... Æneid., IX, 30. — Voyez aussi Pomponius Mela, de situ orbis, Gb. IE, €. vir, p. 279. (3) Ind. Alterth., 1, p. 3 et 734. — 53 — fleuves, l'Iaxarte, l’'Oxus et le Tarim, allaient, chacun de leur côté, baigner les trois autres grandes contrées du Nord, de l'Ouest et de l'Est, le Transoxiane , la grande Boukharie et la petite. Il en résultait seulement cette singulière ano- malie, déjà signalée ci-dessus, à savoir : que l’Indus, pas plus que le Gange , n'avait réellement sa source dans le lac Mâ- nassarovar, ni même dans le lae voisin, le Révanhrad , tandis que les trois autres fleuves prenaient réellement naissance dans les lacs d’où on les faisait sortir. Mais au moins on pou- vait remédier à ce défaut en s’arrêtant à son grand affluent le Setledje , issu du Rävanhrad. On pouvait faire mieux en- core , c’est-à-dire abandonner ces deux lacs sacrés , ainsi que je l’aidéjà insinué ci-dessus, et en partant des lacs Mahäbhadra- Issikoul, Arounâda-Karakoul et Citôda-Si-ri-koul, sources des trois autres fleuves ([axarte , Tarim et Oxus), s'arrêter au lac Hanou-Sar, source du Khonar-Kameh-Khoaspe ou petit Sindh , bras le plus septentrional du grand Indus , qui rem- plissait parfaitement le rôle de fleuve méridional, puisqu'il coule constamment du Nord au Sud , depuis ses sources jus- qu’à sa réunion au Kaboul, direction que l’Indus prend déjà avant de les recevoir tous deux , et qu’il continue de suivre à son tour jusqu’à son embouchure dans le golfe d'Oman. Les Arvas de l'Inde me paraissent avoir débuté par là et passé du plateau de Pamir à celui de Ngari. C’est ce que nous verrons mieux encore à la seconde section qui va suivre. , nr sh Maya assis em Se sv fine ” PS à #0 is dE | Hp à | og 0 VF Op AN à Wie) CT hs NA ue tr ‘IN (ss a ta à pts DEUXIÈME SECTION. L'ALBORDJ ET SES QUATRE FLEUVES. Les fragments qui nous restent des livres zends, pehlvis et parsis, nous offrent à peu près le pendant des livres in- diens sur les quatre fleuves paradisiaques ; mais par lambeaux obscurs et tronqués. De même que les Aryas de l'Inde pla- çaient leur fabuleux Mérou entre la petite Boukharie et l'Hin- doustan supérieur, de même les anciens Aryas de la Bac- triane plaçaient leur mythique Albordj (1) entre la petite Boukharie et la Bactriane. Et cet Albordj était à la fois, comme le Mêrou , le pôle et le centre du monde, le point fixe du ciel autour duquel le soleil et les planètes faisaient leurs (1) En zend, Harû-Berezaiti, la montagne élevée, accif Haranm Bere- zaitim, d'où, en pehlvi Har-Bordj, puis Al-Bordj (joignez-y la forme Bourzin). I ne faut pas songer ici à l’article arabe 47, ni traduire le Bord}, ainsi que la montré M. Müller, Essai sur la langue pehlvie , Jour- nal Asiat., 8 série, VII, p. 337. — Le Zend-Avesta dit plus fréquem- ment Gairi Berezane, de même signification, plur. Garay6 Berezant6, accif sing. Gairim Berezantem. Sur l’origine et les dérivés de l'adjectif zend Berezan , thème Berezat (sansc. Vrihat), voyez E. Burnouf, Yaçna, p- 185-6 , 239-40 , avec la note 115 ; 1bid., not. et éclairc., p. LXv, n° 3, etp. LxxIxX, et Journal des savants, année 1833, p. 599. — Notre pro- fond philologue avait oublié de joindre à sa liste des noms gréco-latins tirés de ce qualificatif zend , celui de la montagne de Phrygie où rési- dait la mère des dieux, je veux dire du mont Bérécynthe. Je le lui ai révolutions (1). A la céleste Gangà des Brâähmanes, les Maz- dayaçnas opposaient la céleste Ardvi-Çoûrû (Anquetil Ard- ouisour), appelée le palais des ruisseaux , qualifiée coursier vigoureux , et supposée descendre au midi du trône d'Or- muzd (2). Ils opposaient à l'arbre de Vie Djambou ou Séma l'ar- bre de Vie Haoma ou Gogard , planté comme l’autre dans la source divine (3); aux jardins de Brahmà les jardins d'Or- muzd (4); à la ville quarrée du premier la ville quarrée du second , arrosée aussi par un fleuve unique qui de là s’épanche également par ses quatre portes en forme de quatre fleuves (5), et enfin à l’Arydvarta brähmanique, placé entre deux mers (les golfes du Bengale et d'Oman), l’Airyana persane, aussi renfermée entre deux mers (le golfe d'Oman et le lac d’Aral). Il ne manque guère ici que les quatre animaux de la bouche desquels s’épanchent les quatre fleuves. Cependant, si les fragments d’origine persane restent muets à cet égard, en indiqué dans mon rapport sur ses travaux philologiques relatifs à la langue zende (Mém. de l’Acad. d'Amiens, vol. de 1835, p. 510-2), et il paraît avoir accueilli mon opinion motivée, si j'en juge par une note de mon savant ami M. Alfred Maury, aujourd’hui membre de l'Institut, in- sérée dans son Histoire des religions de la Grèce antique. (Voyez Ibid.,T, p. 79, note 2). (1) Voyez Zend-Avesta, Il, p. 365, et Anquetil, tbid., I, 2€ partie, p. 88, note 6. (2) Zend-Avesta, 1, 2 partie, p.85, note 9 et p.246; If, p. 165-6; 367-9 et 399. — M. E. Burnouf, Yaçna, p. 440-2 et note 296, lisait Ardur- coëra au masc. Mais plusieurs manuscrits portent Ardvt-çoùrû au fémin. J'adopte cette lecture après M. Martin Haug qui ajoute à ce nom com- posé l’épithète zende Andhità, devenue l’Anahid des Perses. Voyez son opuseule intitulé : Das erste kapitel des Vendidäd , p. 11-2 et 24. (3) Zend-Avesta , 1, 2 partie, p. 156; Il, p. 70, 150-4, 217, 363, 398, 403-4. (4) Ibid. 1, 2 partie, p. 88, note 3; p. 263-4 ; Il, p. 26, 145, 221. (5) Jbid., M, p. 165, avec la note 1. Comparez tbid., [, 2 partie, p. 269-70 et 275-8. — 57 — revanche ils nous parlent soit de quatre oiseaux célestes pla- cés dans le Gorotman ou l’Albordj céleste (1), soit de quatre grandes étoiles sentinelles du firmament, placées aux quatre points du ciel et chargées de la garde de quatre planètes re- marquables (2). Enfin M. E. Burnouf a retrouvé dans le Zend- Avesta quelques vestiges des trente-deux génies gardiens de l'horizon (3), de même que M. Schmidt en avait découvert d’autres traces dans la tradition mongole où ils forment avec Khormouzd a (c'est-à-dire avec Ormuzd), la troupe des Trayas- trincha-dévas ou trentre-trois dieux brâähmaniques (4). Du reste, rien de précis, rien de déterminé sur la situation du merveilleux Albordj, non plus que sur lesnoms et les direc- tions des quatre grands cours d’eau qui en découlaient. Le Boundehesch semble même réduire les quatre fleuves à deux seulement qu’il nomme l’Arg-roud et le Véh-roud. Il les pré- sente comme sortant du trône d'Ormuzd pour s’écouler lun à l'Est et l’autre à l'Ouest (5), et les distingue des deux fleuves terrestres portant les mêmes noms qu’il place à la tête de ses dix-huit rouds ou cours d’eau de la terre d'Iran (6). A la ma- nière dont il en parle, on dirait qu’il y a eu débat chez les Perses entre ces deux fleuves pour la primauté, de même que, chez les Indiens, entre le Gange et l’Indus. En efet, le Véh- roud y a le pas sur l’Arg-roud; mais avec cette mention qu'Ormuzd aime toujours ce dernier et qu’il l'a connu avant tous les autres rouds (7). L’Albordj des Mazdayaçnas était à la fois mythique et réel, (1) 1bid., I, 2€ partie, p. 229 ; II, p. 228. (2) Zbid., I, p. 349. (3) Yagna, p. 340-6. 4) A. Rémusat, dans le Foe-koue-k1, p. 65. (5) Zend-Avesta, I, p. 361, 370 et 390. (6) Zbid., IL, p. 391. (7) Ibid., Il, même page. — 98 — général ou particulier. Au premier cas, 11 répondait aux Lôkalôkas des Brâhmanes et aux monts Kaf des Mahométans, c'est-à-dire qu'il désignait une rangée circulaire de mon- tagnes que l'on supposait environner la terre {{). Au second cas, 1l désignait un groupe montagneux plus circonserit, mais dont la situation n’est pas clairement déterminée. Les Perses modernes placent celui-ci tantôt dans les monts Balkan, situés sur les côtes orientales de la mer Caspienne, près du désert de Kharizm ou Khovaresm, tantôt dans les monts Arvand, Ervend, Alvand, Elvend, Albours ou Elbours mé- diques, qui s'étendent parallèlement aux côtes méridionales de la même mer, tantôt enfin dans les monts du Causase Géor- gien qui s'élèvent au sud-ouest de cette mer intérieure, et parmi lesquels-on remarque un mont Albrouz ou Elbrouz (2). Ces divergences ne prouvent qu’une seule chose, à savoir : que les Aryas de la Bactriane, en contournant la mer Cas- pienne à l’est, au sud et à l’ouest, ont voulu y retrouver la montagne sacrée de l’Airyanem-Vaëédj6, en pehlvi Iran-Védÿ, leur ancienne patrie , la première région créée pure par Or- muzd, arrosée par l’Arg-roud et bornée par l’Albordj. On verra plus loin qu'ils en ont fait autant à l'égard de plusieurs de leurs anciens fleuves orientaux dont ils ont transporté les noms à des fleuves du midi et de l'occident , entre autres au Tigre, à l'Euphrate et à l’Araxe. Anquetil-Duperron (3) et après lui Gunther Wabhl (4) et Saint-Martin (5), trompés par une vague indication du Bound- (1) Jbid., 1, p. 357 et 365. (2) Ibid. , 1, 2 partie, p. 222, note 1, et II, p. 78. — E. Burnouf, Yagna, p. 261. (3) Zend-Avesta, 1, 2% partie, p. 5, avec les textes de renvoi. (4) Altes und neues Vorder und Mittel Asien, p. 859. (5) Mémoires sur l'Arménie, XV, p. 269-71. Ho ehesch (1), plaçaient cet Airyanem-Vaéd)6, contigu au Berezat- gairi , dans l’Aderbaïdjan ou Médie-A tropatène des anciens (2), et l'Ariéma, patrie supposée de Zoroastre, dans la ville d'Our- miäh, située entre des montagnes escarpées à l’ouest du lac du même nom. Mais cette hypothèse, déjà rejetée par Rhode, Herder, de Hammer, Heeren et Salverte (3), ne peut plus se soutenir en présence des savantes discussions d'E. Burnouf (4). Il est maintenant avéré que le mot zend Airyanem, syncopé en Airan et Iran, et celui d'Airyaman, abrégé en Ariéma, ne désignent ni la ville d'Ourmiäh, ni à plus forte raison l'Arménie elle-même, malgré la ressemblance des dénomina- tions, et que si le second ethnique qui, en sanscrit, est l'un des noms du soleil (5), s'applique en zend à un pays quelconque, ce pays doit être cherché au nord-est, bien plutôt qu'au sud-ouest de la mer Caspienne, c’est-à-dire vers les contrées où Pline mentionne des scythes Aramæi, des Arimaspi, des Ariacæ, des Antariani, des Arizantes (6). Rhode l'avait vu tout le premier (7), mais E. Burnouf l’a démontré. En se plaçant au nord-est de la Caspienne, faut-il avec E. Salverte (8) remonter jusqu’au bassin du Sara-Sou et du (1) Zend-Avesta, I, p. #10. (2) Sur les diverses formes anciennes et modernes de cet éthnique , voyez Saint-Martin , Mémotres sur l'Arménie, 1, p. 128-9. (3) Voyez l'analyse de leurs objections dans les Religions de l’Antr- quité, 1, 2 partie, p. 679-83 , et pour les développements Heeren , du Commerce et de la politique des anciens, 1, p.204, 421-4 et 430-8, et E. Salverte, des Noms propres d'hommes et de peuples, , p. 458-80. (4) Yagna, p. 248-55 ; note et éclaire., p. cv-vir, et addit. et correct., P: CLXXXI-v. (5) C'est-à-dire qu’il y désigne l’un des douze Adityas ou soleils de l’année prenant les formes des douze astérismes qu’ils parcourent cha- cun durant un mois. (6) E. Burnouf, Ubi Suprà, p. cv et suiv. (7) Die heilige Sage des Zend Volkes , p. 85. (8) Traité des noms propres d'hommes et de peuples, I, p. 461. = ® = Yar-lakchi, par 49°20' de latitude boréale, sous prétexte que, dans l'Iran-Védj, selon le Boundehesch, le plus long jour d'été égalerait les deux plus courts jours d'hiver, et la plus longue nuit d'hiver les deux plus courtes nuits d'été (1)? Ou, qui pis est, faut-il avec le docteur Haug (2) s'enfoncer beaucoup plus au Nord dans la Sibérie, par la raison que, d’après le Vendidäd-Sadé, | Fran-Védj n'aurait que deux mois d'été sur dix mois d'hiver (3)? Les rapports signaiés par le critique français entre le jours et les nuits d'hiver et d'été, quant à leurs durées respectives, s’appliqueraient également bien aux bassins de la haute Irtyche et de la haute Angara, pays des an- ciens Arimaspes qui exploitaient les mines d'or des monts Altaï, ce qui nous ramènerait au système de Wilford sur l'identification äe la Bhadrâ des Pouränistes ou avec l'Obi ou avec l'Iénissey. D'ailleurs le Boundehesch n’applique point sa remarque à l'Iran-Védj. Il fait sans doute allusion à quelque contrée septentrionale du monde habitable, c’est- à-dire à l’un des sept Karchavares (pays cultivés) de la terre entière, plutôt qu’à l’un des sept Aklim ou climats du Qani- ratha-Bâmi (haut char orné) ou empire d'Iran, analogues les uns aux sept Doîpas indiens du monde et Îles autres aux sept Varchas de l'Inde. Car la cosmographie des Perses ressemblait en beaucoup de points à celle des Hindous (4). (1) Zend-Avesta, IX, p. 398. (2) Das egste kapitel des Vendidäd, uebersetst und erlautert , p, 9 et 24-5; ou dans Bunsen , OEgyptens Stelle in der Weltgeschichte, dernier volume , p. 123 et 128-9. (3) Zend-Avesta, 1, 2° partie , p. 265. (4) Voyez là-dessus, entre autres textes du Zend-Avesta, cités à la table des matières aux mots Keschvars et Khounnerets, le fragment per- san rapporté #b#d., 1, 2 partie, notices, p. XXX. D À l'égard des dix mois d'hiver et des deux mois d’été de l'Iran-Védj, relevés par le critique allemand, cette vague in- dication du Vendidäd ne suffit pas pour reléguer ce pays dans la Sibérie. En effet, les rapports des voyageurs constatent que la température annoncée convient tant au grand qu’au petit plateau de Pamer ou Pamir (1), situés l’un et l’autre entre la grande et la petite Boukharie, ou plus généralement à la chaine méridienne des Bélour-Tag (monts des cristaux), ou Boulyt-Tag (monts des nuages), quoique cette chaîne, prise dans sa plus grande longueur, ne s’étende du Sud au Nord que depuis le 56° degré 1/2 jusqu’au 42° degré 1/2 de latitude boréale. C’est donc avec raison que MM Chr. Lassen (2) et H. Kie- pert (5) placent l’ancien Albordj des Bactro-Médes ou des Médo-Perses entre les sources de quatre grands fleuves dont il est le réservoir commun, savoir : l'Iaxarte au Nord, lc Kachgar-Tarîm à l'Est, le Kameh-Indus au Sud et le Pendj- Oxus à l'Ouest. Aussi l'Albordj est-il appelé deux fois nombril des eaux (4), en zend Nafedhr6 apäm, en sanserit Nébhi apâm (latin Umbo aquarum) (5), qualification précieuse qui s'ap- (1) Hiouen-Thsang, X, p. 271 et 437. — Song-Yun, dans Asie centrale, Il, p. 458. — A. Burnes, Travels into Bokhara , Il, p. 207. (2) Ind. Alterth., 1, p. 526-7. (3) Carte du premier volume de l’Ind. Alterth., et mémoire particu- lier ayant pour titre : Ueber die Geographischen Anordnung der namen Arischer Landschaften in ersten fargard des Vendidäd, et analysé dans les Monathsberichte der kæniglichen pruss. Akad. der Wissenschaften zu Berlin, auss dem Jahre 1856 , p. 621-47.— Le docteur Haug lui a répondu dans un article de journal où il n’a fait que maintenir son premier sys- tème. (4) Zend-Avesta, X, 2 partie , p. 255 ; et Il, p. 264. — Voyez là-dessus le Yaçna , p. 247 et suiv. (5) C'est dans le même sens que Philostrate, Vie d’Apollonius de ER plique très-bien au point de partage de tous les cours d’eau qui descendent des Mouz-Tag (monts de glace) et des monts Bélour. M. E. Burnouf s’arrêtait plus particulièrement à la pre- mière de ces deux chaînes dont le point culminant paraît êtrele Terek-Tag qui unit les monts Belour , d’un côté, aux Asférah- Tag ou Isférah-Tag du nord de la Sogdiane et, de l’autre, aux Thian-Chan ou Tengri-Tag (montagnes célestes) du nord de la petite Boukharie. Des deux flancs de ce groupe, tournés l'un au Nord-Ouest et l’autre au Sud-Est, s'échappent di- verses sources du Sir-daria-Jaxarte et du Kachgar-daria- Tarim. Ce serait là le plus ancien Albordj, celui que le Boundehesch appelle tantôt Tireh-Albordj et tantôt Haut- Houguer (1), en zend Berezô Houkairya , le haut (mont) aux belles formes (2). Entre les deux fleuves ci-dessus rappelés, notre grand philologue ne disait rien du second et insistait beaucoup sur le premier. Il considérait celui-ci comme le fleuve de l’Airyanem-Vaédjô, dans lequel Ahriman avait produit la grande couleuvre , mère de l'hiver et du froid (3), ce qui in- dique que , dans sa pensée, cette région devait répondre à la vallée du haut Iaxarte, appelée Çaka-Doîpa par les Brâh- manes ex» fes par Ptolémée et Sakita par Danville (4). Cependant M. E. Burnouf semblait admettre un second Tyane, MI, 3, appelle le Mérou des Indiens 7%: #dtxés Ouganoc. C'est aussi ce me semble, à ce nombril indien des eaux que le poète vèdique Dirghatamas fait allusion dans un texte, d’ailleurs assez obscur, diversement traduit par M. Langlois (Rig-Véda, I, p. 387, st. 33 )et Wilson (Rig-Vêda, Il, p. 138, st. 33). (1) Zend-Avesta , I, p. 357 et 365. (2) E. Burnouf, Journal Asiat., 4° série, V, p. 261-2. (3) Zend-Avesta, 1, 2° partie, p. 264-5. (4) Voyez Yacna , add. et corr., p. CLXXXv. — À la p. cx des notes et éclaire., À suppose l'Iran-Vèdj placé à une latitude plus élevée que la Sogdiane ou tout au moins sous le méme parallèle. ONE Albordj moins septentrional, et appelé en zend Ouçadarena , en pehlvi Hôcadästéra (Anquetil Hoschdaschtar), c’est-à-dire dépositaire de l'intelligence (1), montagne que le Boundehesch place dans le Sistan où Sedjestan (2), la Sak2stane d’Isidore de Kharax. Anquetil traduit le composé zend Oucadarena par montagne de vie et déclare que c’est l’Albordj (3). On ne re- trouve celle montagne Hoschdaschtar ni dans le Sistan ni dans une province de la Perse plus septentrionale , et M. E. Burnouf n'osait en fixer la position (4). Peut-être faut-ii la placer dans la chaîne méridienne des Belour-Tag au nord du Pouchtigour, mont de la nourriture ou de Ja prospérité, vers les monts de Pamir, d'où s'échappent à l'Est deux affluents du Tarim, au sud le Kameh-Indus, à l’ouest le Pendj- Oxus et au nord-ouest un bras du Sir-daria-Jaxarte, El se pourrait toutefois qu'elle appartiant à la chaîne plus méridio- nale des Hindoukouch (monts indiens), qui, au Nord, tient aux Belour-Tag par le Pouchtigour et, au Sud, aux Soulaiman- Kôh (monts de Salomon) par le Kôh-i-Baba (père des mon- tagnes). Le Boundehesch désigne celle-ci par les noms d'Apra- sin, Aphrasin, Paresin, Paresch où Parès, selon les transerip- tions d'Anquetil (5), et d'après celles de Müller Arpérçin, pour Harpärcin (montagne persique), Pérçin (persique) et même Parc (6), comme sur les inscriptions cunéiformes (7). (1) Yacna, p. 419-8. (2) Zend-Avesta, U, p. 364 et 366. (3) 1bid., T, 2 partie, p. 88, avec la note 3, et IL, p. 322. (4) Yagçna, p. 416. (5) Zend-Avesta, IL, p. 365, 399. (6) Journal Asiat., 3e série, NII, p. 337. Cette chaîne est évidemment le Paropamise ou mieux Paropanise des Grecs dans lequel existait une ville de Parsia, aujourd'hui Persah. Voyez Lassen, Ind. Alterth., TT, p. 127 et 134-5. (7) E. Burnouf, Mémoire sur deur inscriptions cunéiformes trouvées près d'Hamadan , p. 86. — 64 — Ce livre la qualifie de chef de toutes les montagnes après l’Al- bordj (1), et il en fait découler quatre fleuves de l'Iran , le Balkh-roud, le Môrou-roud , le Harô-roud et l'Itomand- roud (2), sans compter ceux des pays voisins qui n’intéres- saient pas son auteur. Ce second Albordj, tout indéterminé qu'il est, aurait done sous l'aspect hydrographique la même importance que le premier. Mais il a un autre mérite sous le point de vue zo- roastrien. Il était , en quelque sorte, le Sinaï ou le Mérou des Mazdayaçnas, c'est-à-dire la montagne où Ormuzd, à l’exem- p'e de Jehovah et de Brahmà , avait décrété son décalogue. « C'est du haut de cette montagne, remarque le profond » commentateur de l’Yaçna, qu'a été promulguée la parole » sainte, comme le démontre le texte de l’Iescht d'Ormuzd » où, pour posséder la parole (Manthra), le Parse invoque » l'intelligence d'Ormuzd ; pour la réciter, la langue d'Ormuzd; » pour la promulguer, la montagne dépositaire de l’intelli- » gence (5). » L'Ouçadarena (que ce soit le Pouchtigour ou le Kôh-i-Baba ou quelque mont intermédiaire), répondait sans doute au groupe montagneux où le législateur des Perses s'était retiré dans une caverne, selon la tradition des Guèbres, pour y converser avec Ormuzd et méditer la loi de réforme qu’il voulait donner aux Mazdayacnas (4). Malheureusement cette tradition ne nous appreud pas mieux que le Boundehesch la véritable situation des montagnes désertes où Zoroastre (1) Zend-Avesta, I, p. 364. (2) Ibid., H, p. 392-3. (3) (4) Dans le Vendidàd (Zend-Avesta, 1, 2 partie, p. 431), Ormuzd dit à Zoroastre : « J'ai répondu aux différentes questions que vous m'avez » faites sur la montagne , » c’est-à-dire sur l'Albordj, selon le traduc- teur Anquetil , #h#d., p. 22, note 1. Yagna , p. 418. passa dix ou vingt années de sa vie (4). Tout ce que l’on sait, c’est qu’elles étaient voisines de la Perside, et encore est-ce par un Grec qu'on le sait (2). M. Lassen semble porté à étendre le premier Albordj jus- qu’à la partie de la chaîne parallèle du Kouen-Lun d’où s’'échappent au nord-ouest le Yarkand-Daria et au sud-est le Chavouk , affluent oriental de l’Indus supérieur, plus im- portant, selon lui, que le Kameh, affluent occidental du même fleuve (3). Mais il raisonne ainsi au point de vue bräh- manique, plutôt qu’au point de vue iranien; car, lorsqu'il ar- rive à celui-ci, il ne craint pas de placer les plus anciennes demeures des Mazdayagnas tant à l’est qu’à l’ouest du Belour- Tag. Il va même plus loin : il conjecture que les Indiens en ont conservé quelque souvenir, puisque, dans leur cosmo- graphie mythique, ils placent dans ces contrées l’origine commune des quatre ou des sept grands fleuves du Djamboud- vipa ou du monde habitable (4). De son côté, M. H. Kiepert n'hésite pas à identifier le Vin- dousaras du Râmâvana avec le Sir-i-Koul du plateau de Pamir et à placer l’Airyanem-Vaédjé dans le Belour-Tag, entre les sources de l’'Jaxarte au Nord, du Tarîm à l'Est, du Kameh au Sud et de lOxus à l'Ouest (5). Le docte géographe n'ose pas d’ailleurs se prononcer sur le point de savoir si l'Iran-Védj est le berceau primitif de la race Franienne , ou si cette race a pris pour son point de départ la plus ancienne station dont elle se souvenait , réserve circonspecte, approu- (1) Voyez là-dessus /a Vie de Zoroastre, par Anquetil, dans le Zend- Avesta, 1, %® partie, p. 22-9. (2) Eubulus, dans Porphyre, de Antro nympharum , e. NI. (3) Voyez son Jnd. Alterth., 1, p. 20-1, 587, note 2, et 846. (4) Lassen, 1bid., T, p. 21 et 527. (5) Voyez sa carte de l’Ixd. Alterth., et celle du mémoire cité ci-des- sus , ainsi que les p. 630-1 du volume qui en contient l'analyse. clef ee vée par M. E. Renan (1), mais que MM. Lassen (2) et E. Bur- nouf (5) n'auraient probablement pas faite, eux qui tradui- saient Airyanem-Vaédjô, non point par Iran pur, comme Anquetil (4) et le docteur Haug (5), mais bien par l’Airyana notre palrie, notre pays d'origine (6). Ces vues d'ensemble s'appliquent aux Aryas de l’Inde aussi bien qu’aux Aryas de la Perse. Examinons-les d'abord relati- vement à ceux-ci. Nous reviendrons ensuite à ceux-là. Dans ces derniers temps, le vaste plateau de Pamer ou de Pamir a appelé d’une facon particulière l’attention des éth- nographes, et surtout celle de M. A. de Humboldt (7). C'est de là, en effet, que découlent les quatre grands cours d’eau ci-dessus désignés. Cette région alpestre, fort célèbre en Asie, est d’ailleurs très-peu connue en Europe. Les voyageurs qui l'ont parcourue (8), et ceux qui en ont approché plus ou (1) De l’origine du langage, 2° édit., p. 227. (2) Zeitschrift für die Kunste des Morgentandes, NI, p. 29. (3) Journal Asiatiq., 4° série, V, p. 286-8. (4) Zend-Avesta, passim. (5) Das erste kapitel des Vendidäd etc., p. 9 et 25 du tirage à part. (6) Le premier terme, Airyanem , paraissant être un adjectif préposé au second , Vaédj6, qui, de son côté, semble être employé comme substantif neutre, il eût été mieux, ce me semble, de traduire patrie aryenne, dénomination équivalente à celle d'Airya-n-anm Vaédÿ6 , pa- trie des Aryas, au lieu de faire de Vaédÿô un appositif d'Airyanem , con- sidéré comme substantif. — Du reste, M. Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 6, note 4, compare avec juste raison le nom actuel de l'Aderbaïdjan à son nom zend hypothétique Afhrô-Vaédjé, en grec Atropatène , c’est-à-dire patrie du feu, suivant Strabon , Géogr., XI, c. 18. (7) Voyez son Asie centrale, Il, p. 374-412. (8) Ils sont au nombre de quatre dont deux Chinois, Song-Yun et Hiouen-Thsang (vif et vu siècles de notre ère), et deux Européens, Marco-Polo (rue siècle) et le lieutenant Wood (1838). — 67 — moins (4), en parlent comme du lieu le plus élevé de la terre et nommé pour cette raison Bdm-i-Dounyä, faîte du monde (2), ayant au centre un grand lac en forme de croissant, réputé source des quatre fleuves en question et appelé Sar-i-Koul ou Sir-i-Koul, mot hybride, selon toute apparence, écrit de vingt manières différentes et dont la vraie orthographe est aussi difficile à démêler que sa signification originelle (3). La tradition qui fait sortir de ce lac les quatre fleuves ou leurs bras principaux est constante parmi les indigènes. Elle est attestée par Wood (4) et surtout par A. Burnes, qui l’ac- cepte comme vraie après informations prises (5). Elle est pour- tant inexacte, car, ainsi qu'on l’a vu à la .re section, le Narîm-Jaxarte vient du lac Issikoul, par 42°50/ de latitude boréale ; le Tachbalik-Kachgar-daria-Tarîm du lac Karakoul, par 3850’ ou 567, et le Kameh-Khoaspe-Indus du lac Hanou- Sar, par 5650. Il n’y a guères que le Pendj-Oxus et un bras du Yarkand-daria-Tarim qui sortent du Sir-i-Koul, situé par 57°27/, selon la supputation de Wood, par 58°40/, suivant celle de Burnes, et par 59°10/, d’après celle de Macartney (6), (1) Tels que Macartney, Elphinstone, À. Burnes, A. de Humboldt et W. Moorcroft. (2) Wood, Journey to the source of the river Oxus, p. 332, 354, 359. (3) La table des dix premiers volumes de l'£rdkunde de Ritter en pré- sente dix-sept formes plus ou moins altérées. Dans le nombre, je re- marque celles de Dsarikkul, Surikkol, Surikgol, qui peuvent faire songer à un composé arabe persan ou turc Tsarik-Koul, lac secou- rable, car le Boundehesch dit que la source Ardouisour qui coule au Midi sur l’Albordj est secourable du haut de cette montagne (Zend-Aves- ta, I, p. 368 avec la note 7). Mais l’exact Wood écrit constamment Sir-i-Koul, d'après la prononciation des indigènes, et ce mot, ainsi orthographié, appelle d’autres interprétations. J'y reviendrai tout-à- l'heure. (4) Ubi Suprà, p. 356-8. (5) Travels into Bokhara, W, p. 180. (6) Voyez là-dessus l'Asie centrale de M. À. de Humboldt, IT, p. 403-6. b* 2e 6 ee si tant est que le Surik-Koul du dernier, le Dsarikoul ou Sarikol du second et le Sir-i-Koul du premier désignent un seul et même lac. Le docte Ritter ne croyait pas à cette identité et préférait admettre au moins quatre lacs de ce nom, le premier au passage du Terek-Tag, le second dans les monts Belour, le troisième sur le (petit) plateau de Pamir et le quatrième sur les frontières du Badakchan (1). Ces divergences de nom et de latitude ont induit de savants géographes à penser que le mot Sarikoul ou Sirikoul est un terme commun désignant un lac en général {2). J'en conclus qu’à ce titre il aura été appliqué aux lacs Issikoul, Karakoul et Hanou-Sar ; mais que, comme il était plus particulière- ment le nom de celui qui donne naissance à l’'Oxus (nom que Wood, par parenthèse, transerit constamment Sir-i-Koul (3), les indigènes, trompés par la ressemblance équivoque des dénominations, auront cru que les quatre fleuves dérivaient du même lac. Et, en effet, il paraît v avoir eu confusion 4° entre le Sir-i-Koul du Pendj et le Hanou-Sar du Kameh, les deux lacs étant entièrement semblables (4); 2 entre le même Sir-i-Koul et le Karakoul, en ce qu'ils semblaient tous deux pères de la rivière de Serakol, affluent du Yarkand- (1) Voyez entre autres textes de l’'Erdkunde, HI, p. 649 et VIT, p. 488-9. (2) Ritter, Erdkunde, VI (ou Asien V), p. 489; A. de Humboldt, Aste centrale, I, p. 407. (3) Le premier et le dernier terme de ce nom sont liés entre eux par la particule ?, signe du génitif en arabe, en persan et en turc. Ces deux mots ont des significations très-analogues. Koul, kol, goul, gol, gheul veulent dire amas d’eau , étang, lac, dans les langues tartares, tandis que , dans les idiômes aryens, sar, ser, sir, sur signifient source, eau, rivière, fleuve. On peut donc traduire lac des fleuves. Mais comme ser ou sir en persan, exprime aussi l’idée de tête, chef, cime, etc., on pourrait également rendre ce composé par chef des laes. Le lecteur choisira. (4) Wood, Ubi Snprà, p. 360. er daria-Tarim , le second lui donnant naissance et le premier lui livrant passage à travers ses flots (1) ; 5° entre le Karakoul et le Riang-Koul , sources d’un affluent de l’Oxus, appelé ri- vière de Karateghin (2); 4 entre le Surik-Koul de Macart- ney et le Touzkoul de Klaproth, placés tous deux à 59°10/ de latitude boréale et réputés sources l’un du Pendj-Oxus, et l’autre de son affluent le Chiber ou Adem-Kouch (3), et5° entre ce Touzkoul du plateau de Pamir d’où pourrait bien sortir au Nord le bras méridional de l’'Iaxarte , et le Touzkoul, Issi- koul ou Temourtou du Mouz-Tag d’où s'échappe le bras sep- tentrional du même fleuve (4). Quoi qu’il en soit de ces conjectures sur l’origine de la tradition iranienne des quatre fleuves, considérés comme sor- tant d’une seule et même source , l’importance reconnue que les Bactriens attachaient à leur grand fleuve Oxus a dû leur suggérer l’idée de faire jouer au lac Sir-i-Koul un rôle tout semblable à celui que les Indiens attribuaient au Manassaro- var. Pour rester dans le vrai, il faut avec MM. Wood (5) et A. de Humboldt (6), substituer à ce lac le plateau qui le sup- porte. On a ainsi un Mérou boukharien plus septentrional et même plus exact que le Mérou tubétain. Les pélerins boud- dhistes de la Chine ne l’entendent pas autrement. Song-Yun parle d’une montagne de Poi formant plateau et ayant au centre un lac (7) habité par un dragon venimeux (objet d’une (1) W. Moorkroft, Travels in Himälaya, etc., I, p. 376; II, p. 271. (2) Voyez là-dessus Ritter, Erdkunde , VIL, p. 492. (3) Voyez l’art. Djihoun du Diction. géogr. universel. (4) Voyez ci-dessus, 1"€ section, p. 36-7. (5) Wood, Ubi Suprà , p. 356-8. (6) Asie centrale , T, p. 163 ; IL, p. 404. (7) Ce plateau et ce lac sont-ils ceux dont parle Hiouen-Thsang, com- me le suppose M. A. de Humboldt, Ubi Suprà , Il, p. 390, ou bien se rapportent-ils à la ville de Tachbalik et au lac Karakoul, ainsi que le pense M. Ritter, Asien, III, p. 499? tradition de désenchantement mythique (1), et dit que ce sommet qui semble situé à la moitié de la hauteur du ciel, est appelé le milieu entre le ciel et la terre (2). Ce dragon veni- meux n’est peut-être pas sans rapport avec la grande cou- leuvre, mère de l'hiver et du froid, produite par Abriman dans le fleuve d’Airyanem-Vaêdjô, selon la tradition des Per- ses (5). Mais la montagne de Poi rappelle mieux le Soumé- rou des Indiens, surnommé Mahä-Pantha ou grand chemin du ciel (4). De son côté, Hiouen-Thsang déclare que la vallée de Po-mi-lo ou de Pho-mi-lo (le plateau de Pamir) est située entre deux montagnes neigeuses et forme le centre des monts Tsoung-Ling (monts des oignons), c’est-à-dire des monts Belour ; car les Chinois, au lieu de restreindre les Tsoung- Ling aux montagnes transversales qui, au Sud-Est, relient l’'Hindou-Kouch au Kouen-Lun, les étendent vers le Nord à toute la chaîne méridienne des Belour-Tag. Il ajoute qu’au centre de cette vallée il y a un grand lac (5) qui est situé au milieu du Tchen-pou-Tcheou (Djambou-Dvipa) sur un plateau d’une hauteur prodigieuse, et que ce lac, dans la partie qui va du Sud au Nord , correspond au lac Aneou;(Anavatapta) (6). Wood (7) et Moorkroft (8) annoncent à leur tour que le lac Sir-i-Koul est très-vénéré tant par les indigènes (les Kara- Kirghiz) que par les peuples voisins: nouveau trait de con- formité avec le Manassarovar. Le second rapporte même qu’au (1) M. Stan. Julien a traduit cette légende dans l’Asie centrale de M. A. de Humboldt, IT, p. 456-8. (2) Dans l'Asie centrale, p. 292. (3) Zend-Avesta, X, ® partie, p. 264. (4) Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 50. (5) Hiouen-Thsang, 1, p. 271-3 et p. 437-8. (6) C'est-à-dire au Manassarôvar. Voyez ci-dessus, 1re section, p. 26. (7) Ubi Suprà, p. 342. (8) Travels in Himälaya etce., Il, 271-2. 5 TN milieu il y a une île réputée le séjour des Djins et des Péris, et au centre de cette île une maison décorée par les Tubétains de têtes et de queues de Yaks, avec des pavillons à ses quatre côtés. Il parle des superstitions qui s’y pratiquent ou s’y rat- tachent, et rapporte que les indigènes montrent aux envi- rons les ruines d’un ancien fort, bâti, suivant eux, au temps d’Afrasiab, ce roi du Touran si célèbre dans les légendes persanes (1). Enfin, le premier déclare avoir découveet dans les contrées voisines plusieurs vestiges du culte du feu par les Guèbres ou sectateurs de Zoroastre (2). D’un autre côté, on n'ignore pas que les Tadjiks qui parlent le persan sont encore répandus dans la petite Boukharie, presque autant que dans la grande (5), et qu’au vue siècle de notre ère, la religion des Mazdayaçnas dominait parmi les Turcs de ces régions (4). Ces circonstances me déterminent à prendre le plateau de Pamir pour l'Airyanem-Vaédjô des livres zends, c’est- à-dire pour le berceau de la race iranienne, pour la pa- trie originelle des Aryas de la Perse (5). D'un côté, en effet , Ammien-Marcellin plaçait des Ariani entre les Sères (à l'Est) et les Paropamisades (à l'Ouest), en faisant observer que ces peuples étaient exposés aux souflles de l’Aquilon (6), ce qui convient aux habitants du plateau de Po-mi-lo, tel que le (4) Moorkroft, II, p. 271-3. (2) Wood, p. 338. (3) A. Rémusat, Histoire de la ville de Khaton, préface, p. xiv et suiv. — Klaproth, Asia Polyglotta, p. 239.— Ritter, Asien, V, p. 511-928. — À. de Humboldt, Asie centrale, U, p. #12.— Lassen, Fxd. Alterth., I, p. 527. (4) Hiouen-Thsang, 1, p. 56. Selon le savant traducteur, p. XLvI1, les Turcs dominaient alors , depuis un demi-sièle, de la région de l’Iaxarte à celle de l’'Hindou-Kouch. (5) Zend-Avesta, 1, 2 partie, p. 263-5. (6) Voyez p. 381, édit. Vales. 22, TA de décrit Hiouen-Thsang (1). D'un autre côté, Kalhana, histo- rien du Kachmir, rapporte que, suivant quelques-uns, un roi de cette vallée, nommé Lalitâditya, qui régnait au vne siècle de notre ère, ayant porté la guerre au nord de son empire, y était mort par la chûte subite de grands tourbillons de neige, dans la région appelée Arydnaka (2), texte qui, comme l’a très-bien vu M. Troyer, reporte l’Arydnaka dans les monts Belour (3). Or, le mot sanscrit Aryénaka, privé de son suf- fexe ka, paraît identique au zend Airyanem pour Aryanam, terme qui, suivi de Vaédj6, veut dire, chez les Perses, patrie aryenne, mais qui, employé seul, désigne la totalité des pro- vinces de l'Iran (4). Ilest vrai que MM. E. Burnouf et Lassen inclinaient à re- porter l’Airyanem-Vaêdjô au nord-ouest du plateau de Pamir, vers les sources de l’Iaxarte, en se fondant sur cette considé- ration que les trois contrées qui suivent celle-là dans le Ven- didäd sont: Coughdh@, Môurou et Bâkhdñt , c'est-à-dire la Sogdiane, la Margiane et la Bactriane, et non Békhdhi, Murou et Goughdhä (5). Mais on peut répondre que les Aryas de la Perse, émigrant du Bolor vers l'Ouest avec leurs trou- peaux, leurs chariots et leurs bagages , ne devaient pas s’en- gager dans les deux passages de Pamir et de Sir-i-Koul , entre le 37° et le 59° degré de latitude boréale, peu praticebles pour des armées expéditionnaires , et qu’il ne leur restait à prendre que la route des grandes caravanes, située par 41’ 1/2 (1) I, p. 271 et 437. (2) Râdja-Tarangint, Liv. IV, sl. 367, t. II, p. 159 de la traduction francaise. (3) Ibid., I, p. 509. Le savant traducteur y montre que la tradition mentionnée par Kalhana a été suivie par Aboul-Fazil (II, p. 157-65). (4) Strabon, liv. XI, c. 11. — Yagna, not. et éclairc., p. ex. (5) E. Burnouf, Yaçna, not. et éclaire, p. cx, et add. et correct. P. CLXXXJ-v. — Lassen, {nd. Alterth., I, p. 6 et 526-7. 7. entre les districts de Kachgar et de Khôkand, en traversant le Kachgar-Dabahn ou col de Kachgar, au lieu nommé autre- fois la tour de pierre (Lithinos-Purgos), et aujourd'hui le trône de Salomon (Takth-i-Soulaiman) (4). Il est vrai encore que le fleuve dans lequel Ahriman, selon le Vendidâd , a produit la grande couleuvre , mère de l'hiver et du froid, semble répondre à l’Iaxarte dont le nom arabe Sirr, froid excessif (2), rappelle le nom sanscrit de la Gitd, l'engelée; mais nous avons vu que les Bouddhistes appliquaient cette seconde dénomination au fleuve Tarîm qui la méritait par la froideur de ses eaux au sortir des montagnes neigeuses. Le Pendj-Oxus pouvait aussi se l’arroger, si l’on s’en rapporte aux relations chinoises compulsées par Klaproth. En effet, on y raconte que sa source est cachée totalement sous des glaces compactes, sans aucune fente, qu'on dit épaisses de 40 longueurs de lances ou de plus de 167 mètres (5). J'en dirai autant du Vakhchéb, appelé d’abord en ture Aksou, eau blanche romme la neige qu’il charrie, puis Sourkh-4b, eau rouge, à cause de l'or qu'il roule dans ses flots. Il semble même qu’on puisse appliquer à celui-ci le nom pehlvi de Déredjé, que le Boundehesch donne au fleuve de l’Iran- Védij (4); car, en arabe, ce mot, sous la forme Deredje, signifie marche, échelon, degré, et le Vakch-äb , après sa réunion avec le Karateghin, court entre des précipices et tombe de rocher en rocher avec beaucoup de fracas (5). (1) Tous les géographes sont d'accord là-dessus, Heeren , Klaproth, Ritter, A. de Humboldt , Lassen, etc.—Voyez au surplus les remarques de M. Stan. Julien , dans Hiouen-Thsang, 1, préf. p. XLvI. (2) On l'écrit également sir et syr, ce qui rend très-douteux le sens de grand froid, appliqué à ce fleuve. Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 28. (3) Klaproth, dans le Dict. géogr. univ., au mot Djihoun. (4) Zend-Avesta, I, p. 393. (5) Klaproth, Ubi Suprà. Au surplus, il n’est pas impossible de ramener la source de l’Iaxarte sur le plateau de Pamir, si l’on consent à prendre le bras méridional de ce fleuve pour le cours d’eau auquel la glose pehlvie de l'Yaçna zend applique la qualification d’eau Arvanda (1). En effet, cette branche de l’Iaxarte découle au Nord, par 40° de latitude boréale, du groupe de montagnes d'où sortent au Sud , par 3%, la rivière de Karateghin, af- fluent du Väkhch-äb qui, lui-même, est un affluent du Pendj- Oxus, et à l'Est, à très-peu de distance de cette rivière, le bras moyen du Kachgar-daria-Tarîm (2). Toutefois ce Mezzo termine ne me paraît point acceptable. Le Vendidäd entend parler d'un grand fleuve et non d’un simple affluent, et ce grand fleuve dont il ne donne pas Île nom, devait s'appeler en zend Owrvat-raodha, en pazend Ourvant-rout, en pehlvi Arvanda et répondre à l’Arg-roud du Boundehesch, qui, dans ce livre, forme le pendant du Véh-roud (5). Or, puisque celui-ci est l'Oxus, il semble que celui-là ne puisse être que l'Iaxarte, et nous sommes ainsi re- portés pour l’Airvanem-Vaëdjô au-delà du plateau de Pamir et des monts Belour. L’objection est très-forte et mérite d’être examinée à fond. Le Boundehesch auquel on en appelle, contient certain texte, ambigu en apparence , mais qui, rapproché de la relation de Hiouen-Thsang , écrite vers la même époque, conduit à une interprétation tout opposée. Voici d’abord comment s'exprime l'écrivain chinois, en parlant de la vallée alpine de Pamir et de son lac central : « De la partie occidentale du lac sort un large courant qui, à » l'Ouest, s'étend jusqu'aux frontières orientales du royaume (1) Yagna, texte, p. 248. (2) Klaproth , Ubi Suprà. (3) Yaçna, addit. et correct., p. CLXXXI-v. 0 — » de Ta-mo-si-thiéti (sansc. Dhamasthiti?) (4), se joint au » Po-fsou ou Fo-tsou (sansc. Vatchou, Oxus) et coule vers » l'occident. C’est pourquoi, sur la droite de ce lac, toutes » les eaux se dirigent vers l'Ouest. De la partie orientale du » lac sort aussi un large courant qui, du côté du Nord-Est, » arrive aux frontières occidentales du royaume de Kie-cha » (Kachgar), se joint au fleuve Sifo (sanscrit Çiîtà, Tarîm) et » coule vers l'Orient. C’est pourquoi , sur la gauche de ce lac, » toutes les eaux coulent vers l'Est (2). » La question de sa- voir quels sont ces larges courants qui rejoignent le Tarîm et l'Oxus pour s’écouler ensemble les uns à l’Est et les autres à l'Ouest, est ici indifférente (3). Ce qui importe, c’est la direc- tion des deux grands fleuves en sens contraire. Le Boundehesch répète en trois endroits différents, comme citation extraite de la loi des Mazdayaçnas, qu'Ormuzd, par l'amour extrême qu’il a pour les hommes, a fait couler de son trône, du côté du Nord, du côté de l’Albord], de l’Albord) même , deux rouds, l’un dass l'Est, l’autre dans l'Ouest, avec cette mention que l’un est l’Arg-roud et l'autre le Véh- roud (4). N'en peut-on pas conclure que le premier est le Tarim , puisque le second est reconnu pour être l'Oxus? Il est (1) Peut-être vaudrait-il mieux dire Dharmasthiti. (2) Hiouen-Thsang, traduction de M. Stan. Julien, I, p. 438. Comparez Ibid., p. 272. (3) Feu Jacquet, dans une lettre écrite en 1836 à M. À. de Humboldt et analysée par M. Ritter (Asien, IT, p. 493-7), prenait le Karakoul pour le lac des dragons mentionné par Hiouen-Thsang. En conséquence il faisait correspondre le courant de l'Est à la rivière de Tachbalik et celui de l'Ouest à la rivière de Vakhâän. — M. Stan. Julien, qui s'arrête avec raison au lac Sir-i-Koul, dit que les indigènes nomment le cours d’eau de l'Est Oulan-Ousou. Mais il ne donne pas le nom de celui de l'Ouest. C’est une lacune à réparer. Je conjecture que l'Oulan-Ousou est la rivièra de Serakol , mentionnée par Moorkroft. (4) Zend-Avesta , I, p. 361, 370, 390. — 10 — vrai que de ces trois textes le: deux derniers appliquent le Véh-roud à l'Est et l'Arg-roud à l'Ouest , ce qui faisait croire à Anquetil que le compilateur entendait par Arg-roud le fleuve Aragus de Strabon , l'Aragvi de nos cartes , affluent du Kour ou Cyrus, dans la Géorgie (1). Mais le premier texte est conçu en termes qui supposent la direction de l’Arg-roud au levant et celle du Véh-roud au couchant. Dès lors l'Arg ne peut être que le fleuve de la petite Boukharie, comme le Véh est celui de la grande, M. E. Burnouf, sans s'expliquer sur le Tarim, s'arrêtait à l'Iaxarte, en s'appuyant d'abord sur des raisons philolo- giques dont personne ne méconnaîtra la force , et ensuite sur quelques indications du Boundehesch, qui paraissent contre- dites par d'autres ou susceptibles d'une explication différente, Voici les motifs qui, outre celui qui précède, me déterminent à rejeter son opinion. Le Kachgar-Tarîm, en chinois Ta-li-mou, méritait de trouver place dans la tradition persane tout autant que dans le récit bouddhique. D'une part , en effet, ce grand fleuve de la petite Boukharie ne le cède pas en volume et en étendue au Sihoun- faxarte. De l'autre, les Bouddhistes lui avaient appliqué le nom sanscrit de (i{6, de même qu'à la contrée qu'il arrose celui d'Outtara-Kourou , pays septentrional (par rapport à l'Inde), et au lac Lop, dans lequel il se décharge, celui de mer du Nord-Est, par opposition à leur Tehakchou-Oœus qui baigne la région de Kéloumäla et afflue à la mer du Nord- Ouest ou lac Aral. Enfin, le Tarîm porte aujourd'hui encore des dénominations qui font songer à celles d’Arvat, Aurvat , Aurvand, Ourvant et Arg, par lesquelles les Mazdayaçnas désignaient le fleuve de la Transoxiane, ainsi que l’a ample- (1) Tbid., p. 390, note 3, et Strabon, XI, p. 500. = mi = ment démontré M. E. Burnouf (1). Je veux parler des noms d'Ergheou, Ergouo, Ergono, provenant sans doute de la même racine, arv où arb, aller, courir. En effet la première syllabe Erg est identique à l’Arg du Boundehesch, et s’il est vrai de dire avec le savant philologue que l’Arg pehlvi dérive du pazend Arvat (zend Aurvat), cheval ou rapide, d’abord arti- culé Arg-ou-at, puis réduit successivement à Arg-ou et à Arg, on peut hardiment avancer que la forme Erg-ou-6 pour Arg- ou-6 , est moins altérée encore (2). Il est hors de doute que les Perses ont appliqué à l'Iaxarte les titres relevés par M. E. Burnouf et rappelés ci-dessus. Des peuples cavaliers devaient naturellement le nommer cheval en considération de la rapidité de son cours au sortir des mon- tagnes où il prend naissance. Mais ces mêmes noms ils les ont successivement reportés sur l'Orghand-db de l’Arakhosie, sur l’Arosis ou Oroalis de la Médie et de la Perse, sur le Pasi- Tigre, probablement pour Parsi-Tigre, de la Médie et de la Susiane , sur la petite rivière Alvand, Alvend, Elvend de la Médie (5), sur le Tigre-Arvand de l’Assyric, sur l’Arazes de l'Arménie, sur l'Oronte de la Célésyrie, sur l'Aragus de l’Ibé- rie, etc, etc., partout enfin où ils ont étendu leur domination avec leur langage (4). Le Tarîm a dû les recevoir avant tous (1) Yaçna, addit. et correct., p. cLxx1-1v. Le savant philologue cite en preuve les mots zends Hävani, Vâta et Môurou-âp, devenus en pa- zend Hägouana , Gouâd où Goväd, Mourgou-âb, puis Mourgäb. (2) Quant à la forme Ergh-eov, la finale eow semble étre pour Ava, comme dans l’altération chinoise Aneouta pour le pali Anavatatta. Dans cette hypothèse, on pourrait déduire £rgh-eou d'un qualificatif aryen Arvat-vat , equis præditus. (3) Voyez la carte de Rennell ou le Yagna, p. 249 , note 121, 2n fine. (4) Voir là-dessus Yagna, add. et corr., p. cLxxx11. Les anciens comp- taient au moins cinq fleuves du nom d'Araxes, selon d'Anville, Mém. de l’Acad. des Inscript., XXXVI, p. 79. ces fleuves. Car il v a toute apparence qu'à une époque très- reculée les Aryas de la Bactriane avaient occupé la petite Boukharie, en même temps que la grande, et même aupara- vant, comme je suis porié à le penser; de telle sorte que le aom Zend d’Aurvat-Raodha aurait passé du Tarîm à l'Iaxarte, plutôt encore que de l'Taxarte au Tarim. Delà vient peut-être que les indications, d’ailleurs très-vagues du Boundehesch sur son Arg-roud , peuvent se rapporter au fleuve de la petite Boukbarie tout aussi bien qu'à celui de la Transoxiane. Je citerai, entre autres, celle-ci que l’Arg-roud est au-dessus du Véh-roud (4). La Bactriane étant plus basse que la petite Boukharie, on a pu dire que le fleuve de celle-ci était au- dessus du fleuve de celle-là. Quant à la circonstance que ces deux rouds s’entr’aident ou coulent de concert (2), elle s’ex- plique très-bien dans l'hypothèse qui les fait sortir de la même source Ardvi-Coûrà pour couler en sens opposé par une sorte de convention tacite qui les porte à arroser en même temps les plus anciennes contrées de l’Airyana Sérico-Bactrienne , la grande et la petite Boukharie. Ajoutons qu'entre les lacs Lop et Kach ou Gach de ce dernier pays et près d'une petite rivière appelée Tirîm , nos cartes placent une ville d'Orgheou-Khaitou qui serait en zend Aurvat-Kétou (V'étendard du cheval), de même qu’elles indiquent dans le Badakchan, près des rives du Kokcha, une vallée d'Argandjika, célèbre par ses mines de fer, et non loin de là, dansl’Afghanistan, une plaine d’Ar- gou, arrosée par un charmant cours d’eau (3). Enfin, rappe- lons que les chevaux de la petite Boukharie sont très-renom- (1) Zend-Avesta, U, p. 391. (2) Ibid., I, même page. (3) Wood, Ubi Supra, p. 249 et 304.—4rgh, en turc, signifie canal, rigole , eau courante, ete. Ce nom paraît identique à l’Arg du Bound- ehesch ; il vient sans donte comme celui-ci du zend Awrvat. foi. més dans la Chine (1), en sorte que, quand la glose pehlvie ou sanscrite du Yaçna zend rapporte, au sujet de l'Albordij, que l’eau Arvanda qui s’en écoule est celle qui produit les plus beaux chevaux (2), on pourrait, s'il en était besoin, songer au Kachgar-Tarîm tout autant qu’au Sihoun-Jaxarte. Ce n’est pas que je veuille rejeter ce dernier fleuve, je l’'admets au contraire, mais comme cours d’eau du Nord, de même que j’admets pour fleuve du Sud le Kameh, Khonar, Khoaspe ou petit Sind. Le premier, nous l'avons vu, a ses sources, sinon dans le lac Issikoul, au moins dans le mont Terek-Tag qui en est voisin et qui réunit lés Thian-Chan aux monts Belour par le Mouz-Tag, tandis que le second a les siennes dans le lac Hanou-Sar, près du mont Pouchtiguer qui , de son côté, unit les monts Belour au Kouen-Lun par les Thsoung-Ling. Le Kachgar-Tarim et le Vakchäb-Oxus, nous l’avons vu aussi, sortent l’un du lac Karakoul et l’autre du lac Sir-i-koul , situés tous deux sur l2 Belour-Tag, entre l’Issikoul et le Hanou-Sar. Enfin, les indigènes, nous l’avons vu encore, se prévalent de la situation élevée du Sir-i-koul, au centre de la très-haute vallée de Pamir pour prétendre que ces quatre grands cours d'eau y prennent naissance (5). Les Perses semblaient faire du Kameh ou petit Sindh ap- pelé Kasch ou Kasp dans le Boundehesch, une branche de leur Véh-roud-Oxus (4) , sans doute en considération de la proxi- mité de leurs sources. Ils n’allaient pas si loin à l'égard de l'Iaxarte , mais parmi ses roms grecs, relevés par E. Bur- nouf (5), celui d'Oëvaprys (Zend, Vakchou-areta?) c’est-à-dire = = l’Oxus vénéré (1), indique une certaine similitude établie entre les deux fleuves. Le nom plus usuel d'Ia£ésrz: (Zend Yakchäreta?) n’est peut-être qu'une atténuation du premier, par substitution de la faible Y à la forte V, et soustraction de la voyelle ou. Cependant il serait peat-être mieux d'ad- mettre avec le docte baron de Sainte-Croix (2) qu’il dérive du nom mongol 1k-Særte, le graud fleuve, à la condition toutefois de remplacer 4% par yakch (comparez Yar-Yakchi, la rivière grande) ; d’où résulterait le composé Yakchsærte, le grand fleuve ou le vénéré courant , car le qualificatif Yakch pourrait bien être d’origine aryenne (3). Du reste, si les deux autres noms grecs de l'Iaxarte Ovéavrys et 'Opebdorxs pour ‘Opéaprxs paraissent n'avoir rien de commun avec ceux de l'Oxus (4), on peut dire qu'il en est autrement d’un autre nom du premier fleuve, celui d’As4£ys, puisqu'Hérodote l’ap- plique au second (5). Or, ‘Ap#%ys, comme l’a montré M. E. (1) M. E. Burnouf, (Yaçna, p. 462, à la note ÿn fine, etp. 473-4, donne encore à Àreta les sens analogues de grand, illustre et lumineux qui conviendraient également ici. — Voyez d’ailleurs Pott, Etymol Fors- chung., ntrod. p. Lxu-Ix.— Lassen, {nd. Alterth.,1, p. 6 avec la note 3, et Il, p. 872 avec la note 3. (2) Examen critique des historiens d'Alexandre, p. 717. (3) En sanscrit Yakcha, le vénérable ou le vénéré, est le nom des génies serviteurs du dieu du Nord Kouvéra et gardiens de son jardin, de ses trésors, de ses richesses. (4) La première forme peut venir du thème fort Arvant, et la seconde du thème faible Ayrvat, quoiqu'on ne s’explique pas bien, pour la pre- mière, l'insertion d’une sifflante qui, après le changement de la syllabe arv en arg, change celle-ci en args, ou arks. Pour la seconde, l'expli- cation va de soi, en admettant le nom mongol Sewrte, car 'Opéaprns répond alors à Argserte, le rapide fleuve, analogue à Yakch-serte, le respectable fleuve. Notons qu'Ammien-Marcelin donne un accusatif Araxatem, sans la nasale ou la liquide du milieu. (5) Hérodote, Il, 202-11 ; IV, 40. — J'adopte ici l'interprétation de M. Lassen (/nd. Alterth., , p. 113, note 4; p. 364, note 2, et p. 604), Rp: Ce Burnouf , dérive d'Arvat, réduit à Aro (1). Quoiqu'il en soit de ces étymologies , il me paraît sufh- samment établi que les mazdayçnas avaient originairement pour fleuves paradisiaques : le Kachgar-Tarîm à l’est, le Kameh-[ndus au sud, l'Oxus-Djhoun à l’ouest et le Sihoun- Jaxarte au nord, tous quatre réputés sortir d'une source commune , arrosant quatre contrées distinctes : 4.° la petite Boukharie; 2. le Baltistan avec le Kaboul; 3.° la grande Boukharie, et 4.° la Transoxiane, et se déchargeant dans qui était aussi celle de d’Anville (Mém. de l’anc. acad. des inscrip., XXXVI, p. 79-85). J'avoue pourtant que Heeren (De la polit. et du com. des peuples de l'antiquité, , p. 326-7), Rennell (The geographycal system of Herodotus, p. 34, 204, etce.), et Barbié du Bocage (dans l’Exramen cri- tique des historiens d’ Alexandre, p. 829) tenaient pour l’'Iaxarte. (1) Yagna, addit. et correct., p. CLxxxv. — Ici toutefois revient la difficulté signalée dans l’avant-dernière note relativement à l'insertion d'une sifflante. On peut répondre que le thème grécisé Ap@» , pour arv, s’est fléchi suivant diverses déclinaisons, qu’il est devenu à la troisième Apu%s Génitif Apæyas, à la seconde Apæyos, Génitif Asæyor et à la première encore, en partant du Nif A:4Z,pris comme thème secondaire, Apuëns, Génitif, Ao4%90. Voicid’ailleursles diversnoms zends de l'Oxus, tels qu’on peut les déduire des transcriptions étrangères : 1.2 Vahou, sansc. Vasou, bon, saint, pur, riche (Yaçna p. 100-3, avec les notes), d’où le pehlvi Véhet le chinois Ver; 2.° Vanghou de même signification ({ Yagçna, ïbid., st. p. 148-9, 380-1, etc.), d’où la forme sanscrite Vankou dans le Mahäbhârata (Ind. Alterth. 1, p. 843, note 1); 3. Vakchou ou Vakhchou,sansc., Vakchou, qui fait croître ou qui porte des bateaux, d’où les formes grecques Oæ£ye, OwËos (en latin Oaxes, Oaxus). Voyez Claudii salmasii plinianæ exercitationes in solinum, p. 984-5 ; 4.0 Vank- chou, même signification que Vakchou, en sanse. Vankchou, nom du même fleuve dans le Mahâbhârata (Ind. Alterth., ubi suprà) ; 5.° pro- bablement aussi Vatchou, le parleur , d’où le chinois Fa-tsou, Fo-tsou , Po-tsou ; et 6.° enfin Tchakchou, de même signification, ou Sou-Tehak= chou, qui parle bien, fort, haut ou beaucoup , par allusion sans doute au bruit que font les vagues du haut Oxus à sa descente des mon- tagnes. 6. quatre mers opposées , le lac Lop, le golie de Koutch , la mer Caspienne et le lac Aral. Il en résulte que la contrée centrale où ces fleuves preunent naissance, n’est autre que le plateau de Pamir, pris au sens le plus large, c'est-à-dire comme s'étendaut le long du Belour-Tag, probablement depuis le Pouchtigour de l’Hin- dou-Kouch jusqu'au Terek-Dabahn du Mouz-Tag. M. A. de Humboldt pense que la célébrité de ce plateau en Orient, n’est pas seulement due à sa hauteur prodigieuse qui l’a fait nommer le milieu entre le ciel et la terre (1), mais qu'elle est le reflet de cette vénération attachée au nom mythique de Mêrou, à ce massif duquel découlent les grands fleuves d'Asie et qui a été habité longtemps (ajoutons et de- puis une époque très-reculée), par des peuples blonds à prunelles bleues vertes (2) que l’on croit appartenir à la souche Indo-germanique (5). M. E. Burnouf dérivait le nom de Pamir d'un composé sanscritique Oupa-Mérou, comme qui dirait pays Sous- Mérouen (4), ou plutôt voisin du Mérou, car Oupa signifie auprès et dessous (5) , de même qu'il tirait Bactra du Zend Apakhtara (6), par suppression des voyelles initiales OU et A. Quoique M. Lassen ait élevé des doutes sur la bonté de (1) Asie centrale, I, p. 389, et Moorkroft, Travels, ete., I, p.271. (2) Seres, rutilis comis et cæruleis oculis, dit Pline, V, 24. Voyez aussi Hiouen-Tsang, 1, p. 396. (3) A. de Humboldt, ubi suprà, I, p. 419, et Cosmos, IL, p. 520, note 47. Comparez Ritter, Asien, V, p. 611-298, et Ukert, Geog. der Griechen und Roemer, troisième partie, sect. 2, p. 275. (4) Dans l'Asie centrale de M. A. de Humboldt, I, p. 404, en note, et IT, p. 389. (5) Par exemple, Oupakantha, propinquus, veut dire à la lettre: ad gulam où sub qulà. (6) Yacna, not, et éclaire., p. CXI-ij. ee pe cette étymologie (1), elle paraît pourtant très-acceptable, sauf une légère modification. D'une part, en effet , les livres zends placent leur source Ardvi--çoùrà sur leur albordj, et non point auprès ni au-dessous (2). D'autre part, les Va- khänis ct les Kirghiz ea discat autant de leur lac sacré, comme le prouve leur dicton: « Le lac Sir-i-koul est sur le toit du monde et le toit du monde dans Pamir (3). Enfin l'exact et scrupuleux Wood écrivant toujours Pamir, tandis que Marco-Polo, Elphinstone et 4. Burnes, moins constants, transcrivent tantôt Pamer ou Pamere , et tantôt Pameere ou Pamir, la dernière orthographe paraît être la meilleure, selon l’observation de M. A. de Humboldt (4). De là deux conséquences : la première qu’au lieu d'Oupa-Mérou , syn- copé en Pamer, c’est Oupa-Mira, abrégé en Pamir, qu'il conviendrait d'admettre pour le nom aryen de ce plateau, et la seconde que cet ethnique doit signifier non plus pays situé auprès, autour ou au-dessous du Mérou, c'est-à-dire de la montagne ayant un lac, selon l'étymologie de M. E. Burnouf, mais bien pays autour du lac, en sanscrit Mira, suivant le même philologue (5), c’est-à-dire pays autour du Sir-i-khoul. En effet , le plateau de Pamir s'étend autour de (1) Znd. Alterth., X, p. 847, note 2. (2) Zend-Avesta, IT, p. 144-5, 173-8, 243, 355-9, 397-8, et I, deuxième partie, p. 246. (3) Wood; Journey to the source etc., p. 3419-52. — A, de Humboldt, Aste centrale, I, p. #10. (4) Asie centrale, W, p. 402. — Ce patriarche de la science invoque aussi les transcriptions chinoises Po-mi-lo et Pho-mi-lo de Hiouen- Tsang, qui supposent une forme aryenne Pamira (comparez le chinois Kia-chi-mi-lo au sanscrit Kagmira). Mais elles méritent moins de confiance, parce que les pélerins bouddhistes rendent Soumèrou soit par Sou-mi-lou, soit par Sou-mi-liu. Voyez Y Hiouen-Tsang de M. Stan. Julien, IE, p. Lxxu, et, p. 76. (5) Dans l'A se centrale de M. À de Humboldt, I, p. 115, en note. 6* LR ce lac à six journées de marche en tout sens, selon Marco- Polo (1), A. Burnes (2) et Wood (3). Par conséquent, outre le Sir-i-koul, il comprend les lacs Hanou-sar, Kara-koul , Riang-koul et Touzkoul , si ce dernier, nommé par Klaproth seul , ne se confond pas avec l’un des précédents, en un mot, les différents amas d'eau d'où s'échappent diverses sources du Kameh, de l'Oxus, du Tarim et peut-être même de l’Taxarte. Sous ce rapport, Oupamira pourrait être inter- prété pays autour des lacs. Mais le singulier paraît préférable, parce que les Vakhäânis, pour qui l'Oxus est le roi des fleuves, s'arrêtent de préférence au Sir-i-koul et nomment petit Pamir (Khourd Pamir) la partie du grand plateau dans la- quelle le Pendj prend naissance (4). Dans tous les cas, il ne faut point s'arrêter à la conjecture de Malte Brun qui, en se fondant sur un manuscrit fautif de Marco-Polo, lisait Panir, en place de Pamir, et traduisait pays des sources (5). Tout porte à croire que le petit Pamir a éclipsé le grand aux yeux des indigènes, car nos voyageurs européens , leurs (4) De rebus orientatibus, X, 37. (2) Travels into Bokhara, I, p. 207. (3) Journey to the source, etc., p. 355. (4) Wood est le seul qui distingue deux plateaux de ce nom, quoi- qu’il ne précise pas le petit. (Voyez ubi suprà, p. 349 et 352). (5) Ce géographe en appelait à un subtantif sanscrit Pan, Panis, ou Panir, eau, source, qu'il retrouvait aussi dans Paropanisus, écrit plus fréquemment Paropamisus et interprété par lui montagne des sources. (Voyez sa Géographie universelle, V, p. 124, cinquième édit.) Malheu- reusement les lexiques sanscrits ne donnent pas ce sens au mot Panis ou Panir (Voyez Lassen, Ind. Alterth., I, p. 757, note 4), et il est à peu près reconnu aujourd’hui que le nom grécisé : 2907 @viso< est une transcription écourtée d’une forme sanscrite Para-oupa-nickadha , dé- signant à la fois l'Hindou-Kouch ou Caucase indien et le peuple qui l'habitait, nommé par Ptolémée xapsomaæyitda, (Voyez le même Lassen, ubi suprà, 1, p. 22, note 4, et Il, p. 136 avec la note 1). PEN échos, ne parlent guères que du premier. Bien qu’à l'exemple de Soug-Yun et de Hiouen-Thsang (1), ils le trouvent peu propre à la production des céréales (2), ils n’en vantent pas moins les riches prairies qui le couvrent , les troupeaux d’An- tilopes qui s’y nourrissent, les bœufs ou vaks et les chevaux qui s’y engraissent et s'y rétablissent en moins de vingt jours (3). Du reste, ils s'accordent avec les pélerins chinois pour reconnaître que la région du Sir-i-Koul forme une ter- rasse d’une altitude prodigieuse , du haut de laquelle l’obser- vateur voit s’abaisser sous ses yeux toutes les cimes neigeuses de l'Asie centrale (4), et ils ne désavouent point le titre de Bâm-i-Douny, faîte du monde, que lui donnent les indi- gènes (5). Le petit plateau de Pamir et le lac Sir-i-Koul rivalisent donc avec le petit plateau de Ngari et le lac Manassarovar. Les premiers se rattachent aux traditions des Mazdayaçnas, comme les seconds à celles des Brâähmanes. Dans l’origine, l'Oxus et le Tarim étaient pour les uns ce que le Gange et l’Indus étaient pour les autres, c’est-à-dire les deux fleuves par excellence. Voilà pourquoi le Boundehesch ne fait sortir du trône d'Ormuzd, placé sur l’Aïbordj, que deux rouds, (1) Hiouen-Thsang, 1, p. 271 et 437. (2) A. Burnes , IV, p. 207. (3) Marco-Polo , dans Malte-Brun , IX, p.289, 3° édit. — Wood , Ubi Suprà, p. 331,355 et 365.—A. de Humboldt, Asie centrale, I, p. 404.— Notez que la source Ardvi-Coür4 est qualifiée Drvaçpä dans les livres zends , littéralement qui épaule les chevaux, c’est-à-dire qui les remet en bon état. Voyez Zend-Avesta, IL, p.199, et M. Haug, Ubi Suprà, p- 24. (4) A. Burnes, II, p. 207. — Wood, p. 355 et 359. — À. de Hum. boldt, II, p. 404. (5) Wood, p. 332, 354, 359. — A. de Humboldt, Il, p. 410. 868 > l’un à l'Est et l’autre à l'Ouest, l'Arg-roud et le Véh-roud (1); voilà pourquoi aussi un certain Oupanichad , extrait du Sama” Vêda et nommé Tchéhandouk par Anquetl, ne fait saillir du trône de Brahmäà, placé dans le Brahma-Lôka, au-des- sus du Mêrou , que deux grands cours d'eau, dont il n’in- dique ni les noms ni les directions, mais qui étaient vraisem- blablement le Gange et l’Indus, considérés dans leur cours inférieur, dirigé pour l’un au Sud-Est et pour l’autre au Sud- Ouest de leur point commun de départ (2). Ces récits frag- mentaires se concoivent d’ailleurs : ils mettaient en relief deux fleuves nationaux et laissaient momentanément dans l’ombre deux fleuves étrangers , savoir : l’Iaxarte du Nord et le Kameh du Sud chez les Perses; le Tarim du Nord-Est et l'Oxus du Nord-Ouest chez les Indiens. Maintenant, quel est de ces deux plateaux celui qui a trans- mis à l’autre la tradition des quatre fleuves orientés? Car, quelque naturel que cela paraisse, sous le point de vue de l'orientation , il semble que l'idée de ne choisir que quatre courants parmi cette foule de grandes rivières qui s’écoulent du système Himâlayen , et celle de les faire sortir d’une source unique, soit amas d'eaux, soit massif de montagnes, n'ont pu naître à la fois dans deux régions différentes sans aucune communication. M. Benfey se prononçait en faveur du Manassarovar d'où il faisait partir les deux branches de la famille aryenne, l’une vers l’Inde et l’autre vers la Perse {3). Mais depuis la publication des savantes recherches de MM. E. Burnouf et Lassen sur les origines de cette race, les érudits d'Allemagne, (1) Zend-Avesta , I, p. 361. (2) Oupnekhat, T, p. 84. (3) Voyez l’article Indien de l'Allgemeine Encyclopædie de Ersch et Gruber, 2€ sect., XVII, p. 14. tels que R. Roth, À. Weber, Fr. Windischmann , A. Kubn, Mi Haug et H. Kiepert, cités avec éloge par M. E. Renan (1), inclinent la plupart pour le lac Sir-i-Koul, et l’un d’eux (M. Haug) pour un lac plus septentrional encore. Quant à moi, j'ai déjà annoncé plusieurs fois à la section précédente (2) que je me range à l'avis de la majorité. Je n’hésite pas à voir dans le lac de l'Oxus et du Tarîm le Vindousaras du Râmäva- na. Je m'arrête à ce lac central et je le considère comme le point de départ des deux grandes branches de la famille aryenne. Des rives du Sir-i-Koul , deux routes s'ouvraient à l’émi- gration, volontaire ou forcée, de ces deux peuplades, l’une au Nord et à l'Ouest, par la Sogdiane, la Bactriane, la Mar- giane et le Hérat; l’autre au Sud et à l'Ouest, par la petite Boukharie, le Baltistan, le Kaboul et le Pendjäb. Il est reconnu que les Mazdayacnas ont suivi la première pour se rendre en Perse. Tout porte à croire que les Bräh- manes ont adopté la seconde pour descendre dans l'Inde. En séjournant aux alentours des lacs du Belour-Tag dont le plus remarquable est le Sir-1-Koul, les uns et les autres y auront conçu l'idée de leurs quatre fleuves sortant d’une source unique , et courant vers les quatre points cardinaux, idée qu'ils auront ensuite essayé de reproduire dans leurs nouvelles résidences. Ainsi, pour ne parler d’abord que des Brâähmanes, il est probable qu’en faisant halte dans le petit Tubet, ils auront remplacé le Sir-1-Koul par le Manassaro- var, puis modifié la série des quatre fleuves, selon les contrées qu'ils occupaient , et pris successivement pour chef des quatre le Sindh du Pendjdb, puis le Gange de l'Inde Gangétique. (1) Histoire générale des langues sémitiques , p. 458, et de l’origine du langage , p. 225. (2) Voyez ci-dessus, p. 21, 27-8, 36, 39, 40, LÉ Tout me porte même à penser que les Pourânas font allusion au plateau de Pamir, lorsqu'ils parlent de leur mythique Pouchkara-Dvipa, pays du lac ou pays du lotus, que Wilford identifie à l’Outtarakouru (1). Le Bhâgavata, entre autres, raconte qu'au milieu de ce Dvîpa s'élève, à une hauteur pro- digieuse, un mont unique nommé Mänasôttara , lequel sert de limite aux deux Varchas (segments) situés au-dessous et au-dessus de lui, et que c’est sur cette montagne que sont placées, aux quatre points de l'horizon , les quatre villes des gardiens du monde, Indra et les autres (2). Le Vichnou dé- clare bien à son tour que l’arbre de vie de cette région est le Nyagrédha (5), comme il est celui de l’Outtarahkourou dans un récit pourânique des quatre jardins, des quatre lacs et des quatre fleuves (4). Or, d'un côté, le Mdnasôttara-Giri suppose un Mänasôttara-Hrada (l'un mont et l’autre lac septentrional de l'esprit divin) (5); car le nom Anavatapta (non échauffé par les rayons du soleil), en chinois Aneouto, s'applique à la fois au lac Manassarovar et au mont Kaiïläsa (6). D'un autre côté, les Bouddhistes de la Chine annoncent que le lac du plateau de Po-mi-lo, dans la partie qui va du Sud au Nord, correspond au lac Aneou (to), et que ce lieu est le centre du Djamboudvipa ou du continent habitable (7). Moorkroft nous apprend, en outre, que ce lac passe pour être habité par des Djins et des Péris, c'est-à-dire par des esprits (8). Enfin, la (1) Asiat. Rés., VIT, p. 285. (2) Bhägav.-P., II, p. 467, s1. 30. (3) Vish.-Pur., p. 201. (4) Bhâgav.-P., I, p. 425 , sl. 13. (5) Comparez ibid., II, p. 157, sl. 14, et préface, p. v, note 1, (6) Klaproth, Magaz. Asiat., Il, p. 235-6. (7) Hiouen-Thsang, 1, p. 272 et 437. (8) Travels in the Himälaya ete., I, p. 274. =" f8) = divinité qu'on y adore est Brahmä, selon les Pourânistes (1). Ne peut-on pas inférer de ces rapprochements que c’est sur le modèle de ce Manassôtara-Hrada que le dieu a créé son Mânasa-Sarvara ? La conclusion me paraît d'autant plus acceptable que le Boundehesch place dans l’Iran-Védj une montagne qu’il nomme tour à tour mont Manesch ct mont Zarédedj (2). Le premier nom, dérivé de Manas, csprit, rappelle tout à la fois et le mont Mânasôttara des livres sanscrits et le mont Ouçadarena des livres zends, dépositaires l’un de l'esprit et l’autre de l'intelligence. Le second semble syncopé d'une forme zende Zarayô-Tedjé signifiant pic du lac, par allusion soit au Sir- 1-Koul, placé sur le toît du monde, comme disent les indi- gènes, soit au Kara-Koul, situé un peu plus au Nord. En effet , ces deux lacs devaient être également chers aux an- ciens Arvas, comme donnant naissance le premier au Pendj- Oxus, fleuve de l’Ouest ou de la Bactriane, et le second au Yaman-Kachgar-Tarim , fleuve de l’Est ou de la petite Bou- kharie, c’est-à-dire aux deux grands cours d’eau qui, suivant les vieilles traûitions persanes, servaient de limites entre l'Iran placé au Sud et ie Touran situé au Nord (5). Et ceci, par parenthèse, nous explique pourquoi le Boundehesch ne fait découler du trône d'Ormuzd que deux fleuves, au lieu de quatre, l'Arg-roud-Tarim et le Véh-roud-Oxus, quoique d’autres fragments zoroastriens supposent qu'il s’en écoulait deux autres qui, comme on l’a vu, devaient être l’Iaxarte et le Khonar-Kameh. (1) Véshnu-P., p. 201; Bhägav.-P., p. 467, sl. 32. (2) Zend-Avesta , I, p. 356 et 364. (3) Anquetil, Zend-Avesta, W, p. 283, note 1. — M. Reinaud, Mém. géogr. etc. sur l'Inde, p. 55. — Firdoûsi, dans le Schah-Nameh, ci-après analysé. — 90 — En ce point, comme en beaucoup d’autres, la tra- dition Bactro-Médique ou Médo-Persane, telle que je la conçois, concordait avec le plus ancien récit Indo-Brähma- nique. Elle adoptait les mêmes fleuves et restait également fidèle aux deux conditions fondamentales du mythe primitif, l'orientation des quatre courants et leur sortie d'une source commune. Elle n’en différait même point au fond en ce qui touche le lac et le mont sacrés ; car la différence des dénomi- nations n’entraînait pas celle des localités : le Vindousaras et le Sir-i-Koul, le Hémacringa et le Berezatgairi se confon- daient. Ce sont les Aryas de l'Inde qui, en remplaçant le plateau de Pamir par celui de Ngari, ont adopté le Mänassa- rovar et le Kailäsa. Les Aryas de la Perse, étant restés plus longtemps aux environs du Belour-Tag, ont mieux conservé le souvenir des localités. Cependant les Mazdayaçnas s'étaient vus amenés de bonne heure à délaisser la Transoxiane et à s'étendre dans le Sed- jestan. Dès lors il devint naturel de remplacer l'laxarte, fleuve désormais inhospitalier et ennemi, par l’Helmend, fleuve ami et bienfaisant. Il va sans dire que cette substitu- tion en entraîne une autre, bien moins considérable, celle de l’Indus à son affluent le Khonar, Kameh , Khoaspe ou pe- tit Siudh. Les auteurs Persans et Firdoûsi à leur tête, nous appren- nent que Féridoun , septième roi de la dynastie dite des Pich- dâdiens, antérieure à celle des Kéans, partagea l'empire entre ses trois fils ; qu’il donna à Selm le pays de Roum (1) et l’oc- cident , à Tour le pays de Touran, ou des Turcs et de la Chine, et à Iredj le pays d'Iran avec le désert des guerriers (1) Les Perses entendent par ce nom la partie de l'Asie à l’ouest et au nord-ouest de l'Euphrate. Voyez Zend-Avesta, I, p. 307. — armés de lances (1); qu'à cette époque le Touran s’étendait depuis le pavs où l’on se sert de tentes jusqu'au Maveralnahar (la Transoxiane) où le Djihoun forme la hmite entre les deux royaumes ; que les premiers descendants de ce monarque ne respectèrent pas les fronticres du Touran et de l'fran, et se disputèrent à main armée | possession du Djihoun ; mais que les limites fixées par Féridoun furent rétablies sous Kâi-Ko- bad, premier roi de la dynastie des Kêans, contemporain d’Afrasiab, le Touranien ; que ce üernier eut toute la partie de la terre comprise entre le Djihoun et la frontière de Roum, et qui de là s'étend en ligne continue jusqu’à la Chine et au Khotan ; qu’enfin le premier conserva tout le pays d'Iran, v compris le Zaboulistan, et que son pouvoir devait finir à la frontière où commençait l'usage des tentes (2). Sans accorder à ces récits relativementtrès-modernes une au- torité historique qu'elles n’ont pas, on peut néanmoins y ajou- ter foi en ce qui touche les délimitations géographiques. On y voit que, dès une haute antiquité, le Touran embrassait d'abord la Transoxiane, bornée au Midi par le cours de lOxus, et en- suite la partie du Turkestan chinois habitée par des peuples qui vivaient sous des tentes et limitée au Sud par les pays de K:chgar, Yarkand et Khotan, en d’autres termes, par les rivières qui forment le système du Tarim. On y voit aussi que l'Iran comprenait à l'Est, sous le nom de Zaboulistan, les régions montagneuses situées sur la rive gauche du haut et du bas Indus. (1) Cette légende rappelle celle des Arméniens sur le partage de la terre par Xisuthrus entre ses trois fils Sim ou Zérouan , Titan et Yapé- tosth (copies de Noé, Sem, Kham et Japheth). Voyez l'Histoire de Moïse de Khorène , dans ses premiers chapitres. (2) Voyez le livre des rois ou Schah-Nameh de Firdoüsi, traduction de M. Jules Mohl, membre de l'Institut et professeur au collége de France, I, p. 139, 437 et 477-9. — 9 — Il résulte de ces documents dont je me sers à défaut d’au- tres, que, d'un côté, le Tarim et l'Oxus séparaient les Sères et les Jraniens, peuples sédentaires, des tribus nomades, Scythes ou Tartares, et que, de l’autre, l'Iaxarte qui leur avait originairement servi de limite, était définitivement resté Touranien. J’en conclus que ce fleuve a dû disparaître de la tradition paradisiaque des Mazdayaçnas par les mêmes motifs que l’Indus avait disparu de celle des Brähmanes. De tous les fleuves de l’Ariane persique , telle qu’elle s'é- tendait avant les conquêtes des rois Akhéménides, l'Hel- mend était le seul qui pût remplacer l'Faxarte. Ce grand cours d’eau du Sedjestan avait bien des droits au titre de fleuve paradisiaque. Il a ses sources dans les Hindou- Kouch au mont Kôh-i-Baba d’où s'échappe également le Kaboul , affluent du Kameh qui a les siennes un peu plus haut au mont Pouchtiguer. La longueur de son cours est d'environ 125 myr. jusqu'à son embouchure dans le lae Zéreh, ou plutôt dans le lac Hamoün , car aujourd'h u il ne va plus jusqu’au Zéreb, presque desséché (1), et les livres zends en parlent comme d’un fleuve presqu’égal en importance à l’'Oxus, en raison soit des villes bordées de ponts, soit dés campagnes sillonnées de canaux et de digues qu’il parcourait ou fertilisait, circonstances qui lui ont fait donner le rom zend de Haëtoumat ou Haëloumant, pehlvi Itomand, Itmand et même Avmand, sanscrit Sétoumat , qui a des ponts ou des chaussées (2). Dans le moyen âge, Massoudi le représente (1) Cortambert, dans son édit. de Maltebrun , WI, p. 58. — J.-P. Fer- rier, Caravan Journeys and Wanderings in Persia, etc., p. 428, l'appelle Meschila, mot arabe, de même signification que le persan Hamoûn, c’est-à-dire étendu. (2) E. Burnouf, comment. sur le Yaçna, not. et éclairce., p. Lvu-Lxi et p. XCvII, — De là sont venues les dénominations européennes d'Éty- Se OR comme environné de jardins et de champs ensemencés et cou- vert de navires (4). Ce fleuve paraît d'ailleurs avoir été dési- gné par l’épithète zende de Phrat6, le large, sanscrit vêdique Prathah. D'une part , en effet, Isidore de Kharax donnait le nom de Phrada à la ville de Prophthasie, Zarang ou Dou- chak, capitale du Sedjestan , baignée aujourd'hui encore par un canal de l'Helmend (2). D'autre part, Pline désignait l'un de ses affluents, le Kach, Kech ou Kouch-roud actuel, par le titre d'Ophradus (5), répondant au zend Hou-Phrât6, le très- large, ainsi que l’a fort bien vu et interprété feu E. Jacquet dans un savant article du Journal asiatique français (4). Enfin , l'Helmend correspondait à l'Oxus, en ce sens que tous deux bornaient au Sud et au Nord les contrées iraniennes , telles qu'elles sout décrites dans le Vendidäd zend (5). J'insiste sur l'application à l'Helmerd du nom de Phrat ou Frât qu'on lit d'abord dans l’Afrin pazend des sept Amschas- pands et ensuite dans le Boundehesch pehlvi, parce que M. E. Burnouf, dans son commentaire sur le Yaçna zend, inclinait à le prendre pour une désignation de lPEuphrate babylonien (6). mandre , Érymanthe , Hérimanthe, Helmend, Hilmend, Hermend, Hirmend , Hindmand et Hindmend, recueillies par ce savant, 1bid. (4) Voyez le Mémoire géogr. etc. sur l'Inde de M. Reinaud , Ubi Suprà, p. 216. (2) Gosselin, notes sur Sfrabon, V, p. 103, u° 2. (3) Histoire natur., VI, 95. (4) 3 série, IV, p. 372. (5) Voyez là-dessus le résumé de M. Lassen, {nd. Alterth.,1, p. 526-7, note 1. (6) Addit. et correct., p. CLxxx1Iv. — Il est vrai qu’alors feu Jacquet n’avait pas encore publié l’article du journal cité tout à l'heure. Tout me porte à penser que notre grand philologue se serait arrêté au fleuve du Sedjestan , s’il avait eu l’occasion de revenir sur ce sujet. J'en ai — Il se peut que l’auteur du Boundehesch qui brouille tout , ait pensé à l'Euphrate. Mais celui de l’Afrin des sept Am- schaspands paraît avoir songé à l'Helmend. Voici, en effet, ce qu'il dit : « Soyez toujours fort par le mont Arvand, soyez » toujours fort par le mont Revand, soyez toujours fort par » le grand, l'excellent Péresin, soyez toujours fort par le » mont Damavand. » Puis il ajoute : « Soyez ioujours fort » par l’Ourvand-roud , soyez toujours fort par le Véh-roud, » soyez toujours fort par le Frét-roud (A). » Or, le mont Arvand est évidemment l1 montagne d'où s'écoule l'Ourvand- roud , soit le Sir-Jaxarte, soit le Kachgar-Tarim , appelé eau Arvanda par Nériosengh (2) Le mont Révand que le Boun- dehesch place dans le Khoraçan ou Hérat (5), deit être une montagne de laquelle s'écoule un bras de l'Oxus ou Véh- roud (4). On ne saurait prétendre que le Frât-roud s'échappe du mont Damavand , ear cette montagne volcanique ne donne naissance à aucune rivière importante, à aucun fleuve digne d’être invoqué concurremment avec les deux qui précèdent (5). Donc le Frât-roud doit être en rapport avec le mont Péresin, nommé aussi Aphrasin, Aprasin, Parès où Paresch, mon- tagne qui, suivant le Boundehesch, a sa source dans le Sed- jestan, s'étend au Nord jusqu'à l'Odjestan (la Tartarie indépendante) (6) et livre passage à l’Itomand-roud, pour garant une petite conversation que nous eûmes ensemble en 1842 au sujet des quatre fleuves dont il me savait alors préoccupé. (4) Zend-Avesta, , p. 78. (2) Yacna, texte, p. 247-8. (3) Zend-Avesta, I, p. 366. (4) Vraisemblablement le Mourgäb qui aujourd’hui paraît se perdre = dans les sables. (5) Le Boundehesch en fait seulement découler l'Arez-roud, petite ri- vière qui parcourt le Tapristan ou Tabaristan (Zerd-Avesta, I, p. 393.) (6) Abid., WW, p. 364-5, 392, 399 , #10. = Dre ainsi qu'à trois autres cours d'eau moins considérables, le Balkh-roud, le Môrou-roud et le Harô-roud (1). J'é- carte ces trois rivières parce qu'elles ne sont que de simples affluents ou se perdent dans des sables après un parcours relativement peu étendu. I ne reste donc à choi- sir que l’Heilmend. Cependant 1l se pourrait qu'autre- fois le Héri-roud, en pehlvi Hard-roud, en zend Harôyou- raodha, eût été un affluent de l’Helmend, et qu'il eût porté le titre zend de Phrathô, le large. En effet, le Boundehesch déclare que le Frât-roud , à sa source, arrose Aroum où Ha- roum, c'est-à-dire la ville de Hérat, selon l'interprétation de quelques mobeds Parses, qui voient dans ce nom pchlvi Ha- roum une syncope de l’accŸ zend Hardyôum, n" Harôyou (ayant de l'eau), nom de la ville baignée par le Héri-roud, l’Arius des anciens (2). Dans tous les cas, nous serions ici bien loin de l'Euphrate de la Babylonie. Quant au remplacement du Kameh par lPIndus, il n’a pas besoin d'explication. En s'étendant à l’ouest de ce grand fleuve, les Perses virent le Kameh se grossir du Kaboul et se rendre avec lui dans le Sindh. Il n’en fallait pas tant pour faire de ces trois cours d'eau un seul et même fleuve auquel ils dennèrent indifféremment les noms de Käse ou Kasch, de Kasp, de Kachgar, de Mehrä-roud, de Mehram-Hir ou de Mehram tout court (3). D'un autre côté, le Kameh ou Khonar portait autrefois le nom de Xohaspa, cheval des montagnes (4), analogue au nom d’Aurvat, cheval rapide, lui-même syno- nyme du qualificatif Tedjera, flèche lancée avec force. Ces (1) Zbid., IX, p. 392-3. (2) Ibid., 1, p. 392, note 2. — Yaçna, not. et éclairc., p. CN-IN. (3) Voyez Zend-Avesta, I, p. 393 ; M. Reinaud, Mém. géogr. etc. sur l'Inde , Ubi Suprà , p. 215, 277. (4) Lassen, /ad. Alterth., W, p. 199. trois cours d’eau sont très-rapides et souvent resserrés entre des rochers et des montagnes escarpées, surtout dans la par- tie supérieure de leurs cours (1). Aussi les chantres vêdiques représentaient-ils l'Indus comme s’élançant de la terre avec une force infinie, semblable aux eaux qui jaillissent du nuage avec le bruit du tonnerre, ou au taureau mugissant qui bon- dit dans la plaine (2). La substitution de l'Helmend à l’Iaxarte offrait l'avantage de ramener le récit, autant que faire se pouvait, à l'orien- tatation primitive, en ce que le remplaçant coulait au Sud- Ouest en contraste avec l'Oxus, courant au Nord-Ouest. La symétrie était moins bien observée à l'égard des deux autres fleuves, le Yarkand-Tarim et le Sindh-Indus, car le cours de l’un est un peu dirigé vers le Nord-Est, tandis que celui de l’autre ne l’est nullement vers le Sud-Est. Telles sont les phases que la tradition des quatre fleuves pa- raît avoir éprouvées chez les Mazdayaçnas jusqu'aux conquêtes d'Alexandre. Si postérieurement , elle en a subi de nouvelles, le Zend-Avesta n’en offre aucune trace. Celles que l’on con- naît et dont je parlerai à la section suivante, sont bien moins arvennes que sémitiques, et, sous ce point de vue, ne doivent pas nous occuper dans celle-ci. Toutefois, avant de la clore, il est bon de dire quelques mots d’une anecdote racontée par le père de l'histoire, bien qu'elle ne se rattache qu'indirectement au sujet que je traite. Je veux parler du récit médo-bactries d’'Hérodotesur un grand fleuve d'Asie, nommé Akès (3), lequel, après avoir coulé (1) Voyez notamment par l’Indus le Diction. géograph. univ. au mot Sindh. (2) Rig-Véda, IV, p. 305 , sl. 3. (3) Grec Axys, appelé AËy< dans Hésychius. = 07 dans une plaine environnée de tous côtés d’une montagne qui avait cinq ouvertures, prenait autrefois son cours par cha- cune d'elles, se distribuait de toute part et arrosait les terres de cinq peuples limitrophes, les Khorasmiens, les Hyrca- niens , les Parthes, les Sarangéens et les Thamanéens (1). Quoiqu'il ne s'agisse là que des dérivations naturelles ou ar- tificielles d’un seul et même fleuve dont les rois de Perse surent tirer parti pour le trésor royal, en faisant faire à cha- cune des cinq ouvertures de la montagne des portes ou éclu- ses qui ne s'ouvraient que moyennant finance , on n’y doit pas moins voir une allusion détournée aux cinq courants de l’ouest du Mêrou mentionnés par le Bhâgavata-Pourâna (2), je veux dire à cinq cours d’eau qui , en se réunissant , forme- raient l’Ozus. En effet, le nom de Pendj ou Pand, « les cinq, » que lui donnent les Vakhanis, peut venir de ces cinq bras du fleuve , tout aussi bien que des cinq pics ou sommets indiqués par Wood (5). Nous aurions ainsi une Pentapotamie bac- (1) Hérodote , IT, $ exvir, p. 94-5, traduction Larcher. — Ce traduc- teur, bid., vII , p. 5, ainsi que Sainte-Croix et Barbié du Bocage , Exa- men critique des historiens d'Alexandre , p.194 et suiv., et p. 829-30 ; Rennell, The geographical System of Herodotus , p.195 ; Gatterer, Sur l’origine des Finnois, des Lettoniens et des Slaves, p. 17, et Heeren, De la politique et du commerce des peuples de l'Antiquité, 1, p.205, pensent que ce fleuve est l’un des bras de l’Oxus inférieur. Ritter, au contraire (voyez son Erkunde, VIT, 1re partie, ou Asten, VI, p. 150-1), incline à le prendre pour une branche du système de l'Helmend. (2) VoyezIl, p. 427, st. 23. (3) Journey, etc., p. 328. — Cet estimable voyageur parle en cet en- droit de la ville de Ki/a-Pandj, capitale du pays de Vakhan, située sur le Pendj et nommée Pandja par W. Moorkroft (Travels, ete., Il, p.271). — Notez qu'un ancien affluent de l'Oxus , le Kohik ou Zerafchan , autre- fois Sogdh-roud et Polytiméte , qui se perd aujourd’hui dans un lac, pa- raît avoir ses sources dans un autre lac appelé Pandjikand, «V'urne des cinq, » ÿE PER : trienne analogue au Pendjàb de l'Hindoustan supérieur, l'Oxus jouant dans l’une le même rôle que le Sindh jouait daps l’autre, celui de roi desfleuves, de source et de réservoir des cinq cours d’eau. TROISIÈME SECTION. LE GAN-ÉDEN ET SES QUATRE FLEUVES. Je me propose d'établir dans cette troisième section que, sous les anciens empires de Ninive et de Babylone, les quatre fleuves édénitiques sont restés pour les Assyrio-Chaldéens ce qu'ils étaient devenus pour les Médo-Perses, savoir: le Tarîm (Phison) au N.-E. ; l'Oxus (Gihon) au N.-0. ; l’Indus (Hid-degel) au S. E., par continuation du Khonar, Kameh ou Khoaspe, et l’Helmend (Phrat) au S.-0., en remplace- ment de l'Taxarte, fleuves dont trois sortent du même sys- tème de montagnes (le Belour-Tag), arrosent trois contrées distinctes : la petite Boukharie(Havilah), la Bactriane (Kouch) et le Kaboulistan (Assur), et se déchargent dans trois grands réservoirs : le lac Lop, le lac Aral et le golfe de Koutch. Le quatrième seul forme une sorte de disparate, en ce qu'il prend naissance plus bas au S.-0., dans les monts Hindou- Kouch, qui font suite à ceux du Belour. Du reste il parcourt le Sedjestan, placé à l'O. du Kaboul , et va se perdre dans le lac Hamoün , autrefois lac Zéréh, au S.-0 , en opposition à l’Indus, réputé fleuve du S.-E., eu égard à sa position seule, et nullement à son cours; car l’Indus inférieur coule au S. en face de l'Helmend , et plus bas même au S.-0., quoique bien moins que celui-ci. Sur ces diverses assimilations, je n'ai guères à produire que le texte même de la Genèse ; mais, après les explications qui précèdent, ce document me suffit. és — 100 — Il est évident pour moi d’abord que l'auteur sacré fait d'Éden une haute région, placée entre deux autres (Havilah et Aouch) qu’arrosent des fleuves qui en font le tour ; ensuite qu'il place au centre d'Éden le jardin (Gan) du même nom, baigné par un fleuve uuique ; enfin qu'il dirige vers les quatre points de l'horizon les quatre canaux dérivés de la source commune. Cette manière de voir, adoptée déjà , au moins en très- grande partie, par MM. Lassen (1), d'Eckstein (2) et E. Renan (5), suppose que la contrée d'Éden reste identique à celle de l’Airyanem-Vaédÿ6, telle que les Médo-Perses l’enten- daient , c’est-à-dire que, touten partant des sources de l'Oxus, du Kameb et du Tarîm où l'avaient placée les Bactro-Mèdes, cette région se prolonge au S.-0., par une sorte de faveur ou plutôt par une véritable anomalie, jusqu’à celles de l'Helmend et aboutit ainsi à la contrée de Haréyou que les anciens nom- maient Aria. Il y a là une dérogation tout exceptionnelle et très-concevable d’ailleurs à la tradition primitive, déro- gation opérée par les Médo-Perses, acceptée par les As- syrio-Chaldéens, et restée sans influence sur la position du jardin de délices. Ce jardin est toujours à mes yeux le district du lac Sir-i-Koul, au centre du petit plateau de Pamir où trois des quatre fleuves ont leurs sources. Je suppose d’ailleurs qu’on y ramenait aussi celles du quatrième à l’aide de l’expédient des conduits souterrains ; car le Boundehesch prouve qu’à cet égard les Perses n’étaient pas en reste avec leurs voisins, ainsi que l’a remarqué M. E. Renan (4). (1) Ind. Alterth., X, p. 528-9. (2) Athenœum français, n° 21, du 27 mai 1854, p. 488. (3) Histoire générale des langues Sémitiques, X, p. 453-4 , et de l’ori- gine du langage, 2° édit., p. 228-9. (4) Hist. génér. des lany. Sémit., X, p. 455. — 101 — Il est vrai que le climat et les productions du plateau de Pamir sont loin de répondre aux images qu'on se fait de l'Éden. Mais, répondrons-nous avec le jeune et savant orientaliste cité tout-à-l'heure , il faut se rappeler que l’idée de délices, atta- chée au séjour primitif de l’homme, peut très-bien être une conception a priori, amenée par le penchant naturel des peuples à placer l’âge d’or en arrière (1), ou plutôt à ima- giner que les lieux les plus élevés de la terre sont aussi les plus délectables, parce qu'ils se rapprochent davantage des régions célestes et se confondent avec elles dans l’azur du firmament (2). Quoiqu'il en soit, le pays et le jardin d’Éden étaient évi- demment situés l’un et l’autre à l'Orient des peuples Sémi- tiques échelonnés cn Asie depuis la Médie-Atropatène jusqu’à la Méditérannée. En effet, quand la Genèse dit : « Et Jehovah- Elohim planta un jardin dans Éden du côté de l'Orient (en hébreu Mqdm (5), elle entend non pas que le jardin était à lorient d'Eden , mais bien qu'ils se trouvaient tous deux à l'Orient des Sémites, c’est-à-dire dans les contrées où se le- vait pour eux le soleil et d’où vinrent plus tard à Jérusalem les mages orientaux pour y adorer le soleil: de justice, guidés par son étoile miraculeuse (4). Aussi l’auteur sacré a-t-il re- jeté le mot Mqdm, du côté de l'Orient, à la fin de la phrase, pour indiquer qu'il l’applique aux deux à la fois. Le res- treindre au jardin , comme le font certains interprètes, c’est (2) Id., 1bid., p. 453-4. (2) C'est ainsi que la région alpine placée entre Ladakh, Kachmir et Iskardou, porte chez les Kachmiriens le nom de Deo-Sow, plaine des dieux (Moorkroft, Travels, etc., IT, p. 263) et que dans le Mahäbhärata, la contrée circummérouenne est appelée Akrida-Bhoumi, terre des di- vertissements des dieux. Lassen, Ind. Alterth., X, p. 841. (3) Genèse, II, 8. (4) Saint Matthieu, I, 1, 2. — Comparez Malach., IV, 2. — 102 — supposer que la Genèse aurait laissé dans le vague la situation d'Eden, hypothèse invraisemblable sous tous les rapports et démentie par le texte lui-même. En effet, on y lit qu'après expulsion d'Adam et Eve, Jehovah-Elohim plaça des ché- rubins à l'Orient du Gan-Eden pour en garder l'entrée , et qu'après le meurtre d’Abel , Caïn fut chassé de la présence de Jehovah dans le pays de Noud, à l'Orient d'Eden (4). Ces citations prouvent trois choses: la première que la terre d'Eden s’étendait à l'Est du jardin; la seconde qu’Adam et Éve s'étaient retirés dans cette partie orientale d'Éden , et la troisième que le meurtrier d'Abel , repoussé plus loin encore, alla séjourner hors d'Éden , dans le pays de Noud , situé plus à l'Orient. Le docte Buttmann avait émis sur la situation et l'étendue d’Eden un sentiment particulier qui paraît avoir été partagé par Ewald avec une légère modification. Ces deux savants croient que la région de ce nom compre- nait tout l’orient connu des Hébreux. En conséquence, le premier voit dans le Phison l’Iraouaddi, dans le Gihon le Gange, l’Indus dans le Hiddeqel et dans le Phrath lHel- mend (2). Le second, écartant le fleuve des Birmans et celui du Sedjestan, prend le Gange pour le Phison et l’Indus pour le Gihon, à l'exemple de Bernier (5) et des Pères Philippe de la St Trinité (4), Georgi (5) et Paulin de S' Barthélemy (6). Quant au Hiddegel et au Phrath, il y voit tout bonnement le Tigre ct l’Euphrate. Toutefois il conjecture que les deux der- niers cours d’eau qui, entre les mains de l’auteur de la Ge- (1) Genèse, III, 24 ; IV, 16. (2) Buttmann, Mytholoqus, 1, p. 87 et suiv. (3) Voyages, IL, p. 263-4, édit. de 1830. (4) Iinerarium orientale , p. 147-9, Lyon 1649. (5) Alphabetum Tibetanum , X, p. 186 et 343. (6) Syslema Brahmanicum , p. 293. — 105 — nèse, seraient devenus les deux fleuves de Ninive et de Baby- lone , y remplacent deux courants plus orientaux qu'il n’ose préciser (1). On peut répondre aux deux critiques allemands, d’abord, qu'ils partent d'une hypothèse très-contestable, à savoir : que les Hébreux auraient complètement négligé les deux conditions fondamentales du récit primitif : l'orientation des quatre fleuves et leur sortie d'une source commune ; ensuite, que l’Iraouaddi et le Gange lui-même sont tout-à-fait en de- hors du rayon visuel de la haute antiquité, pour emprunter de nouveau les expressions de M. le baron d’Eckstein (2). La première objection s'adresse d’ailleurs à tous ceux qui, en conservant le Tigre et l’Euphrate dont les sources sont à l'O. de la mer Caspienne , veulent y joindre deux fleuves ayant les leurs à l'E. de la même mer. Tels sont, entre autres, parmi les plus modernes, 4° MM. Benfey (3), Lassen (4), baron d’Eckstein (5) et E. Renan (6) qui prennent l’Indus et l’Oxus pour le Phison et le Gihon ; 2 le d' Hanebert qui voit ceux-ci dans l'Hyphasis (Vipâçä) et l’Indus (7); 5° E. Burnouf qui, d'accord avec la tradition musulmane (8), semble les pren- dre pour l’Iaxarte et l’Oxus (9) ; 4° enfin et à fortiori Schul- (4) Ewald, Geschichte des Volkes Israel, X, p. 376-7, note 9, 2e édit. () Athenœum français, 27 mai 1854. (3) Article Indien de V'Allgemeine Encyclopædie de Ersch et Gruber, 2 sect., XVII, p. 13-4. (4) Ind. Alterth., 1, p. 528-9. (5) Athenœum français de 1854, p. 367. (6) Ubi Suprà 1, p. 452, et de l'orig. du Lang., p. 230. (7) Geschichte des Biblischen Offenbaruny , p. 15-9. (8) Voyez G. Wahl, Asien, p. 853-6, et M. l'abbé Bargès, Journ. asiat., 3.e série, IT, p. 142-8. (9) Ceci w’est pourtant, de ma part, qu'une simple conjecture tirée dune phrase de son Commentaire sur le Yaçna-Zend, addit, et corr., P: CLXXXIV. — 104 — thess (1), Gesenius (2) et Lingerke (3) qui s'arrêtent à l’Indus et au Nil encore. — Cependant , notre voyageur Bernier avait pressenti que les quatre fleuves devaient sortir du même groupe de montagnes. Aussi joignait-il au Gange et à l'Indus la Djoumné et le Tchen-4b (4). M. E. Renan reconnaît le prin- cipe et conjecture que des deux fleuves qui , de fuite en fuite, étaient devenus le Tigre et l'Euphrate, même chez les Persans, le premier désignait originairement l'Helvend, c'est-à-dire l'Helmend (5). Quant au second, il paraît que ce savant le ramenait à l'Iaxarte, car, après avoir dit que l’Euphrate s'était, comme le Tigre, substitué à des fleuves plus orien- taux, il indique pour les quatre grands cours d’eau sortant d’une même source dans la région de l’Imaus, l'Indus , l’Hel- vend , l'Oxus et le Jaxarte (6). Dans son système tout per- (4) Das Paradies, p.10 et suiv. (2) Thesaur. Ling. hebr., p. 281-2 et 672-3. (3) Kenaan, p. 20 et suiv. — Cosmas l'Indicopleuste est le premier, je crois, qui ait adopté l’Indus pour le Phison, en place du Gange dé- signé par Josèphe et les Pères de l'Eglise, tels que S' Augustin, St Jé- rôme, Eusèbe, ete. — D'un autre côté, c’est Michaélis qui a montré tout le premier en Europe que le Gihon devait être l'Oxus ( Supplem. ad Lexica Hebraïca, in-ve), opinion adoptée en Allemagne par G. Wahl ( Asien, p. 857) et en France par l'abbé Guénée (Lettres de quelques oisifs Portugais, I, p. 338-492, 11° édit.). Toutefois, ces trois écrivains ont pris l’Araxe ou le Phase pour le Phison, à l'exemple de Reland , D. Cal- met et autres, et, sur ce dernier point, ils ont été suivis par Jabn, Rosenmuller, Link et Winer , cités dans le Thes. ling. hebr., p. 1096. (4) Voyages , Ubi Suprà. (5) Histoire générale, ete., 1, p. 453. — Voyez à la seconde section ci-dessus, p. 92-3, les altérations que le nom Zend de ce fleuve a subies successivement en passant dans les langues étrangères. La transcription Helvend pour Helmend n’est probablement pas fautive, car la petite rivière Elvend , près d'Hamadan, est nommée quelque part Elmend. Ce n’est certes pas de celle-ci que le docte orientaliste a voulu parler. (6) Ibid., p. 451-2. — 105 — sique, il eût été mieux , ce semble , de remplacer l'Indus par le Mourgäb, puisque le Boundehesch qualifie l’Arg-roud- Jaxarte, le Veh-roud-Oxus , le Môrou-roud-Mourgäàb et l'Ito- mand-roud-flelmend de l’épithète de célestes (1), comme descendant tous quatre du trône d'Ormuzd. Mais, rour en revenir à Ewald, on a lieu de s'étonner qu'il n'ait pas admis soit le Tarîm et l'Oxus, soit au moins l'Iaxarte et l'Oxus encore, au nombre des quatre fleuves gé- nésiaques, en place äu Tigre et de l'Euphrate. En effet, s’il ne va point jusqu'à dire avec Wilford que les Juifs ont fait de leur mont Moriäh, situé au N. de Jérusalem (2), leur petit Mont Mérou (5), il reconnaît au moins, avec le prophète Ezéchiel, qu’ils faisaient de Jérusalem le nombril de la terre (4), au double sens de centre du globe el de source des fleuves. Il montre très-bien que , pour compléter le parallèle, Salomon et Ezéchias avaient cherché à imiter les quatre courants paradisiaques dans la distribution des eaux dont ils avaient enrichi la ville Sainte. Il s’est livré là-dessus à une discussion minutieuse et concluante. Suivant lui, quatre ruisseaux arrosaient les environs de Jérusalem , et ces ruis- seaux étaient réputés sortir de la source d’eau vive placée sous le temple d'après le même prophète (5). C'étaient. 4° le torrent de Cédron à l’E.; 2 la source Roguel au S.; 5° la fontaine de Siloé à l'O. ; et 4° celle du Géhon au N. (6). En outre, les jardins royaux, plantés à l’imitation de ceux de Jehovah , se montraient au S. de la ville, en un lieu nommé (1) Zend-Avesta, IL, p. 391-3. (2) Ps. xLvInr, 2. (3) Wilford, Asiat. Res., VIII, p. 312. (4) Ezéch., NV, 5. (5) Ibid., XLvIT , 12. (6) Ewald , Ubi Suprà , HI, p. 321-8 , 2.e édit. — 106 — autrefois en hébreu Beth-kerem, maison du vignoble, et au- jourd’hui en arabe Foureidis, paradisiaque. Ce n’est donc pas sans raison que nous avons placé Eden entre deux au moins des quatre régions qu’arrosaient les quatre fleuves, et le jardin au centre d’Eden ou du petit Pa- mir. Telle était d’ailleurs sur le second point la façon de penser des Kabbalistes juifs, comme le prouve leur Abacus quater- narû sacri, publié par le P. Kircher. On y voit, entre autres choses, les quatre éléments, les quatre Agathanges, les quatre esprits célestes, les quatre saisons de l’année, les quatre portes du ciel, les quatre parties du monde, les quatre anges présidents, les quatre fleuves du paradis, les quatre vents principaux et les quatre génies directeurs, tout cela disposé suivant l’ordre des quatre points cardinaux , avec le Gan-Eden au milieu (1). Quelques auteurs ont pensé que le nom hébreu Eden , écrit âdn par an, est une transcription du mot zend Airyanem, raccourci en Airan, avec substitution du d au r (2), comme il arrive quelquefois dans la Bible (5). Mais l’étymologie ne se prête pas à cette assimilation. D'un côté, le nom sémitique âdn par an, d'où édin, « mou, tendre, délicat, friand, » paraît tenir au même radical que le grec dy, « plaisir, volupté, joie, charme, etc. », puisque les Septante et la Vulgate s'accordent à traduire Gn-4dn par jardin de délices, lorsqu'ils ne se bornent pas à une simple transcription (4). Ce radical est le sanscrit svad ou svdd, « être suave, délicat , (1) Kircher , Œdipus Ægypt., I, 1."€ part., p. 381; et IL, p. 38. (2) Dupuis, Origine des Cultes, V, p. 22. (3) Gesenius, Thesaur. ling. hebr., p. 1244 B, cite deux exemples de cette transformation, savoir : Bkhg et Dkhg, se retirer, et Crph, Chdph, brûler. On peut y ajouter Ngr et Nid, couler. (4) Comparez Genèse, I, 8,10,15 ; LL, 23-4. IV, 16. — 107 — odorant , » d’où l'adjectif mase. svddouh , fém. svadhoi , n. svadou, grec #2%:, rdv, lat. suavis, suave ( puis suadus, &, um), lithuan. saldàs, pour sladàs , slave sladk , anglo-saxon swet, ete. (1). Les Indiens en ont tiré, avec le prépositif 4, le nom neutre ésvadanam, « saveur, bon goût, » ce qui suppose le primitif svddanam, grec sd; ( pour cprdos ), hébreu âdan, lequel, en zend, se serait articulé ou gédanam, par le changement ordinaire du groupe sv en q (2), ou Hvä- danam , par la permutation moins fréquente de ce groupe en Ho (3). Or l’aïn bébreu, première lettre du mot âdn , avait deux sons, l’un dur et l’autre faible, répondant, mutalis mutandis, le premier au son du kheth et le second au son du he, car les Septante rendaient celui-ci par #, :, o et w, et celui-là par y, », x, et les Arméniens eux-mêmes qui ai- maicnt les intonations fortes, remplaçaient souvent l'aïn par le goph (4); d’où l’on peut inférer que les Sémites ont d’a- bord articulé gadan ou geden, puis hadan ou heden, par atténuation de l'aspirée, On sait qu’en pehlvi heden signifie plaisir, repos , et hedenesch, lieu de repos et de plaisir (5). (1) On peut y joindre avec M. Bopp, Gloss. sansce., in v.., le grec doc, 4doprar, l'anc.germ. Suazi, Suozi ; le goth. Sutizô ; l'allem. Süss ; le kimri Chwaethu , et le bas-breton , Chwaesa. (2) E. Burnouf, Yagna , not. et éel., p. LxxxIv et suiv.— Delà le nom Zend Qastra , pour Qadtra, le goût, formé avec le Suflixe Tra (1d., Observations sur la Gram. compar. de M. Bopp, p. 78. (3) On a d’abord passé de So à Ho, puis de Hv à Q, par renforcement de l'aspiration, qui, devenant gutturale , absorbe la lettre v. — E. Bur- nouf, Ubi Suprà , p. xCI. (4) Sur ces permutations hébraïques, voyez Gesenius, Thes. Linguæ hébr., p. 976-7. (5) Anquetil (dans les anciens Mémoires de l’Acad. des Inscript.; XXXY, p. 371, note 25), supposait l'Heden Pehlvi formé de l'Eden hébraïque, à l’aide de l’article H préposé. Mais la supposition d’un article araméen serait ici superflue : le Hinitial pourrait n'être qu'une simple aspiration — 108 — Suivant la Cosmogonie des Perses, ces deux noms désignaient une contrée et une ville qui avaient vu naître Zoroastre et qui étaient situées dans l'Iran-Védÿj (1). Toutefois M. E. Renan s’est demandé si l’ancien royaume d'Oudyâna, c’est-à-dire du pare ou du jardin (2), situé au nord d’Attok et de Peichaver (par 35° de latitude nord et 70° de longitude est), ne nous cacherait point le nom sémitisé d'Eden (3). La question est d'autant plus naturelle que les Sémites ne donnent pas de valeur fixe à leurs voyelles et n'aiment pas le son ou au commencement des mots ; en sorte qu'ils ont très-bien pu remplacer le vau par leur aîn faible, prononcé o ou e, et changer Oudyäna en Odan, Oden, Eden, de même que les Parses ont changé Airyana en Iran. D'un autre côté, il semble qu’en remplaçant l'Iaxarte par l'Hel- mend , les Médo-Perses ont dû substituer la région d'Oudyäâna au plateau de Pamir, d'autant mieux que la première, plus voisine de leurs nouvelles résidences, était également plus agréable et plus fertile que le second (4). Enfin, M. Stan. Julien a très-justement remarqué qu’à ce pays d'Oudyâna se rattachent les plus anciennes traditions religieuses et les plus (1) Zend-Avesta, 1, 2° partie, p. 9; IL, p. 296, avec la note 7. (2) Ce nom paraît désigner, comme le mot zend Varé, un endroit planté d'arbres et arrosé par des sources. M. Bopp, dans son Glossar. Sanscrit., in Verbo, l'interprète par jardin royal public, ce qui nous ramène au sens du Paradaécô zend. . (3) De l’origine du langage , p. 130.—Wilford (Asiat. Res., VI, p. 488), avait eu la même idée. Mais il ne s’occupait que de l'étymologie , sans application au pays d'Oudyâna. (4) Dans Hiouen-Thsang, 1, p. 495 , et II, p. 131, on donne à l’Oudy- na, d’abord 5,000 li (250 myr.), et ensuite 1,000 li seulement (50 myr.) de circuit. M. Lassen , {xd. Alterth., , p. 132-4 et III, p.138 , suppose que le royaume d'Oudyäna s’étendait à l’ouest jusqu’au Kameh, à l’est jusqu’au haut Indus et au nord jusqu'aux pays des Gurai et des Assacani Voyez aussi la carte de M. Kiepert jointe au premier volume. — 109 — vieilles légendes du Brâähmanisme, sans compter que plus tard le Bouddhisme ( qui s’y est installé de bonre heure) l’a couverte de ses monuments (1). Aussi les pélerins bouddhistes de la Chine le décrivent-ils avec la plus grande complaisance. Is font l'éloge des productions du sol et deses aspects physiques qui donnent à la contrée l'apparence d’une région circummé- rouenne , semblable aux plateaux de Pamir et de Ngari. Les uns racontent que son nom d'Oudyâna lui vient de ce qu'il y avait eu là autrefois le parc ou jardin d’un Rédjatchakravarttt «a monarque tourneur de roue (2). » Ils rapportent qu’au sud-est de la ville royale, aujourd'hui détruite et remplacée par un simple village, on voyait un mont très-escarpé, avec des précipices , des cavernes et des pics qui entrent dans les nuages ; que l'arbre de vie Kalpatarou s’y développait, et que les sources qui jaillissaient dans la forêt, le mélange des fleurs y charmaient les yeux (3). Les autres parlent d'une très- haute montagne appelée Lan-po-lo ou Lan-po-lou, qui a un lac à son sommet (comme le mont Mërou), d’une fontaine du dragon (qui rappelle le lac Sir-i-koul) et d'un grand fleuve (1) Hiouen-Thsang, 1, préface , p. LI. — Voyez aussi Lassen , Ubi Su- prà, 1, p. 587, avec la note 2. (2) Les livres bouddhiques , échos habituels des légendes indiennes, comptent quatre rois Tchakravarttis ; savoir : 4° le roi de la roue de fer qui règne sur le Dvipa méridional; 2° le roi de la roue de cuivre qui commande à deux Dvipas, le méridional et l’oriental ; 3° le roi de la roue d'argent qui gouverne trois Doipas, les deux ci-dessus et l’occi- dental, et 4° le roi de la roue d’or qui domine sur quatre Doipas, les trois ci-dessus et le septentrional. Voyez Foe-koue-ki, p. 46 et 134. Le der- nier s'appelait pour cette raison Mahärâdjatchakravartti , monarque universel, tourneur de la roue d’or. (Voyez ci-dessus, 1re section, p. 47, note 2). (3) Foe-koue-ki, avec les savantes notes de M. Landresse, conserva- teur de la Bibliothèque de l’Institut, p. 46-50. — 110 — qui y prend naissance (à l'exemple de l'Oxus), etc.,etc., etc. (4). Du reste, ils s'accordent tous à vanter l'abondance des rai- sins, des cannes à sucre et des parfums de cette contrée , ses forêts à végétation vigoureuse, l’exubérance de ses fleurs et de ses fruits, et même ses tourhillons de neige mélés de pluie brillant de cinq couleurs, semblables à des nuages de fleurs qui volent dans l’air (2). Il ne manque à leurs récits que la mention des quatre cours d’eau sortant d’un réservoir com- mun. Mais, quoiqu'ils ne désignent guères que le Souvästou, leur fleuve, appelé par cux Coubhavästou (demeure de la lu- mière ou séjour de la splendeur), qui répond au Soastus des anciens et au Souvad des modernes, le Mahäbhärata men- tionne à l’ouest quatre autres rivières qui, avec le Souvästou, forment cinq courants analogues à ceux du Pendjéb, puis- qu’ils se réunissent dans le Pandjkora « les cinq bras ou branches, » répondant à la Gauri des Hindous , au Guraios des Grecs, de même que ces derniers se réunissent dans le Pantchanada « les cinq fleuves (5). » Ajoutons à ces données sur l'Oudyäna qu'il faut bien que les Astacani , ses joyeux habitants, amis du vin et des ban- quets (4), aient cherché à assimiler leur mont Lan-polo soit au plateau de Pamir, soit au Kaïlâsa-Mérou , puisque les com- pagnons d'Alexandre crurent y voir le Méros de Zeus dans lequel leur jeune Dionysos, né avant terme, avait été recueilli après le foudroiement de Sémélé, sa mère. On se rappelle que, l'imagination aidant , les Macédoniens firent de la cité (1) Voyez les descriptions d'Hiouen-Thsang, X, p. 85-8 et 425-7; Il, p. 131-3. (2) lbid., 1, p. 4263 IL, p. 131 et 149. (3) Voyez Lassen , /nd. Alterth., 1, p. 26 ; Il, p. 132, note #. (4) Id., Ubi Suprà , IL, p. 135 avec la note 1. — All — voisine (1), surnommée sans doute Nichadha-pouram « la ville des (monts) Nichadhas » (2), la fameuse ville de Nysa où le jeune dieu fut élevé après sa seconde naissance. On se souvient aussi qu'en interprétant le nom de Dionysos dans le sens de dieu de Nysa, ils soutinrent que cette prétendue Nysa du Paro- pamise était la seule, parmi les dix villes du même nom, ses ri- vales, qui pût prétendre à l’honneur d’avoir été la nourrice de leur dieu de la vigne (3). On sait enfin que ces prétentions, déjà contestées chez les anciens, l'ont été bien davantage encore parmi les modernes; en sorte que c’est le cas de répéter et adhùc sub judice lis est. Mais cette question d'éthnographie mythologique étant étrangère à l’objet de ce mémoire , je me hâte de renvoyer le lecteur d'abord aux détails fournis par MM. Creuzer et Guigniaut dans les Religions de l'Antiquité (4) (1) Cette ville n’était probablement point celle de Moungali (ou mieux Mangala), ancienne résidence royale, mentionnée par Hiouen-Thsang (1, p.86 et 427; II, p. 132 et 149), et remplacée aujourd'hui par le village de Manikyala (ou mieux Mangalthan), selon les conjectures de M. Stan. Julien, (/bid., 1, préface, p. Lu-15 , et Lassen , nd. Alterth., WT, p.138). Ce devait être plutôt une autre ville innommée où les rois du pays avaient résidé plus anciennement encore et qui était située au nord- est de la précédente , dans la grande vallée de Talila , aujourd’hui Ta/yl ou Tilyl, elle-même sise au pied des montagnes qui couvrent le nord du Kachmir, sans doute à peu de distance du Mêrou Lan-po-lo. (Voyez Hiouen-Thsang, 1, préface, p. LIv-v, texte, p. 88 et 427; Il, p. 149). (2) Je suppose après M. Lassen, Znd. Alterth., I, p.135-6, que les monts Nichadhas placés avec un point d'interrogation à un degré plus au nord dans la carte de M. H. Kiepert, jointe au 1e volume , étaient plutôt situés à la latitude de la partie Nord de lOudyâna. (3) Les Grecs qui abrégeaient Paropanichadhah en Paropanisos , ne se sont-ils pas bornés à rendre Nichadha-pouram par Nysa-polis, et Dévah- Nichadhah (le dieu Nichadhien, je suppose), par Dionysos, en chan- geant #? en »y pour donner une base à leur étymologie ? (4) I, p.148, note 1; IT, p. 82-6 et p. 1014-32. — 112 — et ensuite aux nouveaux éclaircissements de M. A. Maury dans l'Histoire des Religions de la Grèce antique (4). 11 me suffit d’avoir signalé de nouveau l'application du nom de Mérou à une haute montagne située au sud du plateau de Pamir et au nord-ouest des monts Gangdisri-Kailâsa. Comme le rovaume d'Oudyäna côtoyait à l’est la vallée du haut In- dus, il a pu servir de station aux premiers Aryas de l'Inde, dans leur marche du nord au sud ou du Bolor au Pendjàb, d’où lesurnom de Mêrou donné à son mont Lan-po-lo par les émigrants, peut-être avant qu'il ne le fût au mont Gangdisri. Malgré ces rapprochements, j'ai peine à admettre que l’hébreu Eden dérive du sanscrit Oudyäna « parc, jardin, verger », quoique le Gan sémitique semble se rattacher par l’étymologie au Gahanam aryen « bois, forêt, parc, bosquet ou bocage » (2), par la raison que le rédacteur de la Genèse aurait commis un gros pléonasme en unissant deux termes de même signification, Gan et Eden. Il est vrai que les déno- minations pléonastiques ne sont point rares dans la géogra- phie de l’Asie, en ce que fréquemment elles sont tirées à la fois de deux langues différentes. Mais celle que l’on soupçonne ici n’est guère vraisemblable. En effet, nous venons de voir que le second terme Eden, volupté, ajoute au premier Gan, (1) I, p. 4118-22 et 500-21. — Comparez son article antérieur dans les Relig. de l'Antiquité, WI, p. 913-22. — Notons en passant que la région des Astacani étant fertile en vignobles , selon Pline, VI, 23, ce peuple, ami de la joie, devait adorer le dieu Vénah, l’aimé, le chéri grec Ouvos, Eol. Foivos, lat. vinum, germ. wein, slave vino, arabe wain, hébr. Juin), dieu vèdique du Séma ou du jus énivrant de l’Asclepias aci. da, remplacé avec avantage par le jus de la vigne. Voyez là-dessus A. Kuhn, dans la Zeitschrift für vergliechende Sprachforsehung , année 1851, p. 192. (2) Le mot hébreu Gan est formé du radical sémitique Ganan « cou- vrir, ombrager, » et le qualificatif sanscerit Gahanam de la racine aryenne Gah « ètre épais , dense , touffu. » — 115 — jardin , un sens déterminatif et nécessaire en quelque sorte, sens que l’étymologie ne donne point pour le sanscrit Oudy4- na. Ensuite le royaume d'Oudyäna ne nous présente pas de fleuve sortant du lac placé sur la montagne Lan-po-lo; et la fontaine du dragon Apaläla, d’où s'écoule le Couvästou, pa- rail être à une très-grande distance de cette montagne (1). Enfin les quatre cours d’eau de l’ouest qui se réunissent dans le Pandjkora , ont leurs sources placées beaucoup plus haut au nord-ouest et ne coulent pas d’ailleurs vers les quatre points de l'horizon. Sous ce dernier rapport, il serait mieux de remonter au nord-est jusqu'à la fertile vallée d’Iskardou, signalée par les voyageurs modernes comme un autre point central d'où Jes cours d’eau s’écoulent dans toutes les direc- tions et qui d’ailleurs fait partie de la plaine des dieux (2). Je m'en tiens donc pour le mot hébreu Eden à l'étymologie tirée du substantif Svédhanam, par l'entremise du pehlvi Héden , tout en convenant que les noms d'Oudyâna et d'Iran- Védj avaient reçu chez les Indiens et chez les Perses une valeur d'extension analogue à celle qui s'est attachée au com- posé Paradecé, signifiant d'abord, comme on va le voir, haut pays , et ensuite pays délicieux. De là vient que le Vendi- däd représente l’Airyanem Vaédÿ, ou l'Iran-Védj, ce premier pays donné par Ormuzd à ses adorateurs, comme ayant été autrefois un lieu de délices, d’abondance et de bénédiction, entièrement semblable au Bahista (Behescht d'Anquetil) ou ciel trés-haut. Mais en même temps il rapporte que ce fortuné pays a perda la plupart de ses avantages et de ses agréments, parce que l'adversaire (Paityareh) Ahriman a produit dans (1) L’une était au nord-est de la ville de Mangala , résidence royale, et l'autre au nord-ouest. Voyez Hiouen-Tsang, 1, préface, p. LI, texte, p.85, et IT, p. 133 et 141. (2) Moorkroft, Travels in Himüälaya ete., H, p. 261-3. 8. — {14 — le fleuve qui l’arrose la grande couleuvre, mère de l'hiver et du froid , donnés par le Dew (1). Ces indications du Zend-Avesta conviennent très-bien au plateau du Pamir dont l’un des lacs, suivant les Bouddhistes chinois, est habité par un grand dragon, rempli de venin (2), et dont l’un des cours d’eau, appelé rivière de Sera-kol , af- fluent de la rivière de Yarkand, a été confondu avec celle-ci, qualifiée à son tour par l’épithète de Çitd, la froide, la gla- cée, l’enchaînée, ainsi qu'on la vu à la première section (3). Suivant les traditions persanes, l’Airyanem-Vaédjé était le berceau des Aryas Mazdéens, comme on l'a vu également ci-dessus (4). On racontait qu'Ormuzd avait peuplé l'Iran- Védj avec les Izeds du ciel, comme plus tard Djemschid , fils de Vivengham, c'est-à-dire Yama, fils du soleil Vivasvat, et roi du midi, peupla le Varena (partie du Kaboul) avec les hommes de l’Iran-Védj (5). Les Izeds, en effet, qui habitaient le céleste Albordj, placé au-dessus de l'Iran-Védj, pouvaient facilement descendre du ciel dans celte haute région, et y pro- duire, par leur union avec les Iraniennes, les hommes forts ou géants dont Djemschid peupla son Varena, quoique le Ven- didàd zend ne soit pas aussi explicite sur ce point que la Genèse hébraïque (6). L'expression composée Gan-Eden(hébr. sans points Gn-âdn) est équivoque, par ce qu’elle peut signifier ou jardin de plai- sance ou jardin d'Eden. Le rédacteur de la Genèse paraît la (1) Zend-Avesta , I, 2 partie, p. 264-5. (2) Song-Yun, dans l'Asie centrale de M. A. de Humboldt, IL, p. 390. (3) Voyez ci-dessus, p. 38 et suivantes. (4) Voyez Suprà, deuxième sect., p. 66. (5) Zend-Avesta, 1, 2% partie, p. 274. — Sur la situation du Varena (Anquetil Vérené), voyez Lassen , Ind. Alterth., 1, p. 495 et 5926 , aux notes 4 et 1. (6) Genèse, NT, 1-5. Ho — prendre dans les deux sens. Mais les écrivains subséquents semblent s'arrêter préférablement au premier, soit qu'ils se bornent à la copier (1), soit qu'ils la remplacent ou l’expliquent tantôt par les termes Gan-Elohim , jardin des Elohim (2) ou Gan-Jehovah (5) , tantôt par ceux de Har-Elohim, montagne des Elohim (4%), tantôt encore par ceux de Har-Môad , mon- tagne de l'assemblée, sous-entendu des Elohim (5), et la Genèse elle-même se sert plus loin des mots Gan-Jehovah dans le sens de jardin de délices (6). Au retour de la captivité, les écrivains juifs employèrent plus volontiers, pour désigner le Gan-Eden de la Genèse, le nom de Pardès (hébr. sans points Prds), venant du sans- crit Paradécas , et signifiant lieu élevé, endroit délicieux, zend Paradäegé, grec mapadusos, latin Paradisus , syriaque Phardaiso, arabe Phirdous ou Firdous, et armén. Partes (7). Toutefois les auteurs sacrés n’y ont guère recours qu'à l’occa- sion des jardins royaux de Jérusalem, de Babylone ou de Suse (8), c'est-à-dire des parcs ombreux , plantés d'arbres et ornés de viviers dont les rois de l'Asie et ceux de la Perse (1) Ezéch., XXXVI, 35. Joël, I, 3. (2) Ezèch., XXVII, 13 ; XXXI, 8, 9. — Pour le sens pluriel du mot Elohim, comparez Genèse, II, 5 et 22; XX, 13, et XXXI, 53. (3) saïe, LI, 3. ; (4) Ezèck., XXVII, 14 et 16. — Je ne trouve le titre de Har-Jehovah, montagne. de Jehovah, appliqué qu'aux monts Sinaï et Sion. Mais il a dù s'étendre au Gan-Eden dans le langage populaire. (5) Isaïe, XIV, 13. (6) Genèse, XIIT, 10. (7) Les Septante traduisent souvent Gan-Eden par raæpu0 eecoc. Voyez les nombreux textes cités par Gesenius, dans son Thesaur. ling. hebr., p. 1124 À. — Sur les différentes formes de cet ethnique, on peut consulter en outre les.annotations de MM. Guigniaut, Relig. de l'anti- quite, X, p.335, et A. de Humboldt, Cosmos, IT, p. 473, note 30. (8) Ecclésiaste, WE, 5, — Cantiq. de Salom., IN, 15. — Nehémie, I, 8. g* — 116 — surtout faisaient entourer leur forteresse royale, ordinai- rement bâtie sur un lieu très-élevé (1). Ces paradis terrestres représentaient chez les Perses le céleste paradis d'Ormuzd, des Amschaspands et des Izeds, planté sur l’Albordj, le Behescht où le Gorotman (2), comme celui d'Indrâgni, de ses Dêvas, de ses Gandharbas, de ses Apsaräs, etc., etc, l'était sur le mont Mêrou confondu avec l'Outtara-Kouron du firmament. C'est aussi dans un jardin de délices, planté sur une montagne sainte, que Jehovah habitait avec les Beni- Elohim ou fils de Dieu, avec les Séraphim, les Kéroubim et d’autres cohortes d’anges, comme le prouvent les dénomi- nations bibliques ci-dessus rappelées de jardin ou de mon- tagne soit de Jehovah, soit des Elohim. Je reviendrai sur ce point de vue à la section suivante. Dans celle-ci je dois me borner à la détermination des quatre fleuves genésiaques considérés comme cours d’eau purement (1) Gesenius, wbti suprà. — Zend-avesta, X, 2.° partie, p. 269. (2) J'ai déjà expliqué Albordj par Aaut mont. Behescht, pour Bahista, sanscrit Vasichtha, signifie élevé. Quant à Gorotman, il n’est peut-être pas sans rapport avec le sanscrit Garoutrnan « ayant des aiîles. » Les Amschaspands étaient aîlés comme les Séraphins d'Isaie (VI, 2) aux- quels Gesenius les compare dans son Thesaur. ling. hebr. p. 1342, en uote. Il en était de même des pures Ferouers où idées divines des êtres doués d'intelligence, génies femelles qui, avec les âmes des bienheu- reux , aîlées aussi sans nul doute, habitaient le Gorotman , d’où elles protégeaient les fidèles Mazdayagnas , morts ou vivants, leurs images réalisées. Voyez là-dessus MM. E. Burnouf, Yaçna, p. 270-1, et Gui- eniaut, Reliq. de l'Antiq., M, p. 702.— Ces Ferouers et ces Bienheureux me paraissent répondre en partie aux Sédhyas et aux Pitôras célestes du Rig-Vèda dont lei soleils brillent au firmament. On peut consulter sur ce dernier point mon Traité du Nirvéna indien, imprimé dans les Mémoires de l'Académie du département de la Somme, vol. de 1856, p. 334-6, ou p. 22-% du tirage à part. 1 terrestres, je veux dire à la justification des idées que je me suis formées à ce sujet. La Genèse fait sortir d'Egen, et non descendre du ciel, le fleuve unique qui arrose le jardin du même nom avant de se diviser en quatre bras ou canaux (1). Sous ce rapport, elle est moins mythique que les traditions de l'Inde et de la Perse (2). Mais en revanche elle ne donne pas de nom à ce fleuve unique. On ne peut en effet prendre pour tel celui d’Ad, sept. #71 latin fons, source ou fontaine, qu’elle venait de mentionner comme montant de la terre continen- tale (Arts) pour arroser toute la surface de la terre cultivable (Admb) (3). Car on s'accorde aujourd'hui à traduire Ad par vapeur et à suppléer dans le texte une négation. Comme, dans les autres récits orientaux, la source commune des quatre courants porte le nom du premier et s'appelle Arvandä chez les Bactro-mèdes, Gangä chez les Brâhmanes , et Sin- dhoëû chez leurs ancêtres (4), pour ne point parler de leurs (1) Genèse, IT, 10. — Le texte hébreu signifie tout bonnement que le fleuve unique avait sa source dans le jardin même qui faisait partie d'Eden, et non pas qu'il prenait naissance dans Eden, en dehors du jardin, pour venir arroser celui-ci. Encore moins veut-il dire que ce cours d’eau avait sa source ailleurs et passait d'Eden dans le jardin. On peut voir dars le traité de Huetswr la situation du paradis terrestre, p. 55, que la source en question sortait de terre dans le jardin même. (2) Voyez ci-dessus, sect. I, p. 19, et section IT, p. 56. (3) Genèse, IT, 6. — Les traducteurs ne font pas ressortir la différence des deux noms hébreux , excepté M. Cahen qui rend Érets par le mot terre et Adamah par le mot so/, (4) Je ne parle pas ici du mythique Djambou-Nada ou Nadi, fleuve ou rivière Djambou, admis comme source première non-seulemeut par les Bouddhistes (Foe-koue-ki, p. 81), mais encore par quelques Pourânas ( Bhägav. P.,1T, p. 427, sl. 20-25), parce qu'il me paraît comparative- ment moderne, à moins que son nom ne soit le modèle ou la copie de la dénomination tubétaine Dzangbo-Tchou : car alors il pourrait désigner — 118 — imitateurs Tubétains, Birmans, Singhalais (1) et Chinois, on peut en conclure , ce semble, que l’auteur hébreu prenait le Pichoun ou Phichoun, son premier fleuve, pour celui qui arrosait le Gan-Eden, avant de se partager en quatre branches dont il était la première et probablement la principale. Dans mon système, le premier fleuve, Phichoun ou Pi- choun, ponctué Phichôn ou Pichôn et prononcé Phisôn par les Grecs, celui qui entoure la terre de Khavwilahk ou Havilah, n’est autre que le fleuve du Turkestan chi- nois, appelé maintenant Tarim où Ergheou-Goul. Ce grand cours d’eau , nous l’avons vu , se compose des rivières d’Ak- sou, de Kachgar, de Yarkand et de Khotan, qui enveloppent la petite Boukharie et lui forment une espèce de ceinture, suivant les expressions de Hiouen-Thsang (2), avant de réunir lears eaux dans un lit commun, tributaire du lac Lop. Cependant ce nom, dans la pensée de l’auteur de la Genèse, doit s’appliquer plus particulièrement à l’une de ces rivières, soit celle de Tachbalik qui sort du lac Karakoul et se joint au Kachgar-daria , soit celle de Sérakol qui, après avoir tra- versé le lac Sir-i-koul, va se réunir plus loin au Yarkand- daria (3). ou le haut Indus ou le haut Brahmapoutre, considérés à leurs sources respectives qui sont assez voisines les unes des autres. (1) J'ai oublié de dire à la première section, ci-dessus p. 32 ou p. 48, que les Bouddhistes de Ceylan avaient eu aussi la prétention de trans- former en mont Mérou leur montagne centrale, appelée Déva-kouta (pic des dieux), et d’en faire découler quatre rivières du nom de Gangûs dont la principale était la Makdvali-Gangä. Voyez là-dessus lnd.- Alterth. de M. Lassen, I, p. 196. (2) Ce pélerin bouddhiste emploie deux fois ces facons de parler, d’abord à propos du royaume d’Akini (Agni), aujourd’hui Kharachar, au Nord du lac Lop, et ensuite au sujet du royaume de Tche-kiu-kia (Tcha- kouka), maintenant Yarkand. Voyez Hiouen-Tsang, 1, p. 355-6 et 460, trad. de M. Stan, Julien. (3) Voyez ci-dessus, sect, 1.7, p. 38. = Le nom hébreu dont il s'agitse décompose en Pich, radical aryen, et en oun ou dn, désinence à la fois aryenne et sémi- tique, qui s'écrit an ou dn en sanscrit, oun en lithuanien , «» en grec (1), dn ou oun en arabe (2). Les hébraïsants ont recours ici au radical araméen Pouch, « couler avec impé- tuosité, » lequel serait devenu Pich en hébrea par la permu- tation fréquente d'ou en à (5). Mais, en raisonnant dans cette hypothèse, ne pourrait-on pas aussi bien s'adresser au ra- dical sanscrit Pouch, «nourrir, alimenter, entretenir, » et faire concorder le Pichoun hébreu avec le Pôuchan aryen , littéra- lement le nourricier (de la terre qu'il arrose? Ce titre que les Indiens appliquent au soleil depuis la plus haute anti- quité (4), ne conviendrait pas mal à un fleuve bienfaisant. Mais il est plus naturel de songer au radical sanscritique Pis, Pie, Pich, «aller, se mouvoir, courir, puis briller , répandre de la lumière (5), » en sorte que Pichôn serait ou le coureur (1) Sur ces variétés d'un même suffixe dans les langues aryennes, voyez les nombreux exemples fournis par M. Bopp, Vergleich. Gram- matik. au $$S. 924-6, p. 1358-64. (2) Comparez les noms Sihoun et Sihân, Djihoun et Djihân, donnés par les arabes tant à l'Oxus et à l'Iaxarte de la Tartarie indépendante qu'à deux rivières de la Turquie d'Asie, le Sarus et le Pyramus des anciens. (3) Voy. Gesen. thesaur., p. 393, A; 557, À ; ef 1096 A. B. (4) Voyez la table du Rig-Véda. Trad. Langlois, au mot Pouchan. (5) Outre les dictionnaires Sanscrits à consulter sur ces racines, il faut voir E. Burnouf, Yaçna, texte, p. 410, note 264, et not. et écl. p. LXVI. Notons aussi que le radical Pie signifie également broyer, piler dans un mortier, moudre, écraser, d’où les dérivés sanscrits et zends Piçounah, Piçana, Pichana, le méchant, nom d’un mauvais génie. (Voyez le Diction. sanscrit de Wilson au mot Picounah, et un article d'E. Bur- nouf dans le Journal asiatique, quatrième série, VI, p. 157). Le fleuve de la petite Boukharie aurait-il été surnommé Pichoun par allusion au serpent venimeux de Song-Yun et à la couleuvre refroidissante du Boundehesch? on. 100 ou le lumineux. Au premier sens, ce serait un synonyme des nomszends, pazends et pehlvis Aurvat, Ourvant, Arg, « allant, qui marche ou qui court, » appliqués par les Perses au Tarîm, à l'Iaxarte et à bien d’autres fleuves. Au second cas, il ré- pondrait au titre de Tedjas ou de Tedji, « lumière, éclat, » donné par les mêmes tant à l’'Okhus qu’au Mourghäb (1). Il serait intéressant de retrouver le nom aryen Pichân ou Phichan (avec le P aspiré) parmi les dénominations du Tarim ou de l’un de ses affluents. Mais la géographie da Turkestan chinois est très-peu connue en Europe. Je remarque seulement aux environs du Tarim deux provinces qui portent des noms analogues. L'une qui dépend de la principauté de Tourfan au Nord, s’appelle Pidchan, Pidjan ou Phidchin (2). L'autre qui appartient à la principauté de Khôtau au Sud, se nomme Phichan (5). Or on sait que, dans ces hautes régions de l’Asie, les rivières prennent généralement les noms des localités qu’elles arrosent, de même que les provinces prennent ceux de leurs chefs-lieux (4). Il est donc très-possible que l’un des cours d’eau qui affluent au Tarim, plus ou moins loin avant son embouchure dans le lac Lop, lui ait autrefois communiqué l'appellation dont il s’agit. Du reste les pères de l’église ne nous fournissent pas d’éclaircissements sur ce point. On sait que généralement ils prenaient le Gange ou peut-être l’Indus pour le Phisor de la Genèse ; car les anciens appliquaient souvent au second le nom du premier, par une confusion qu’explique l'éloignement des lieux. Aussi la version samaritaine donne-t-elle au Phison (1) Pour ce dernier fleuve, voyez Zend-avesta, H, p. 293, et pour le premier, rappelez-vous son nom actuel de Tedjen, l'éclatant. (@) Voyez Ritter, Erdkunde, VW, 325, 430-2, 442-4. (3) Id. ibid, NX, p. 367. (4) Lassen, Znd. Altherth., W, p. 128-9. = 1% — l'épithète de Æadouph ou Kadoph, titre qui suppose un pri- mitif ÆXadaph, et fait songer au nom de Kadaphes que portait le second roi de la dynastie Indo-scythique ou Touranienne, usurpatrice en partie du royaume grec de la Bactriane (1) et maîtresse du Kaboulistan. Le traducteur Samaritain aura eu sans doute en vue, pour le nom de Pichoun ou Phichoun , une vallée de l'Afghanistan occidental connue encore aujourd'hui sous les noms de Pichin ou Piching (2) et sans doute arrosée par quelque rivière portant une dénomination analogue. Revenons donc à la Genèse. Le Phichoun, selon l’auteur hébreu, entoure la terre de Khavilah par H dur ou de Havilah par H faible, pays où l’on trouve de bon or, le Bedoulakkh et la pierre de Choham (5). Cette contrée porte un nom significatif qui me paraît formé de celui de Havir ou Avir donné par le Boundehesch pehlvi à une région fertile , située au bas de l’Albordj, et identique au Varéna de Djemschid, si l’on en croit Anquetil. Ce nom pebhlvi serait en zend Havird , pour Havild, « la terre de la production, dela naissance, de la vie, » (sanscrit Savild), en le supposant formé du radical Hoû pour Soû, « engendrer, pro- duire, » et du substantif vêdique ild, 2r4, ilrà, idà, terre (5). En effet la petite Boukharie a porté les noms de Djenia et de Djenistan qui peuvent signifier pays de la génération , tout aussi bien que terre des génies (6). Or, le nom du Khdtan, sanserit Koustanah, veut dire mamelle de la terre, par aliusion (1) Voyez sur ces rois indo-scythes, Lassen, Ind. Alterth., I) p. 336 et p. 386-91. (2) Voyez Ritter, Erdkunde, VI, p. 60 et p. 164-5. (3) Genèse, IL, 11-2. (4) Zend-avesta, W, p. 380 et 419 avec les notes 3. (5) Voyez sur ce mot, ses formes et ses significations, E. Burnouf, préface du Bhâgavata-Pourâna, 1, p. LXVI à LXXXVIII. (6) Moïse de Khorène, dans Maltebrun, wbi-suprà, IX, p. 178, 3° édit — 122 — à sa fertilité, et celui d : Pouchtigour, « montagne de la nourri- ture, » s'applique à la haute cime voisine des sources d’une branche du Yarkand-daria-Tarim. Il est vrai qu’au pied de cette montagne est le lac Hanou- Sar, d’où s'écoule le Khonar ou Kameh, affluent Nord-Ouest de l’Indus , et qu’en préférant la lecture renforcée Khawilah à la prononciation adoucie Havwilah, on peut arriver avec MM. Lassen (1), d'Eckstein (2) et Renan (5) à prendre le haut Indus pour le Phisôn et l'ancien pays de Kémpila, Kämpilla, Kampilya pour la terre de Khavwilâäh. En effet le changement de Kâmpilahen Kapiléh, Kabiläh, Kaviläh, est très-admissible, et Kämpilah qui signifie parfum, remet en mémoire le nom de montagne des parfums que les Bouddhistes chinois donnent au sommet du Mérou , placé au Nord du lac Aneouta (4). En outre, le territoire de Æämpila qui s’étendait au Nord de Kachmir et du Pendjäb, était le pays des Daradas, fertile en paillettes d'or et voisin de celui des Issedones, célèbre aussi par ses pierres précieuses. Cependant, comme les Issé- dons et les Dardes , mentionnés par les auteurs grecs , s’éten- daient, de l’aveu de M. Lassen, ceux-ci jusqu’au plateau de Pamir et ceux-là jusqu'aux rives du Tarim (5), je me crois autorisé à remonter jusqu’à la petite Boukharie, au lieu de m'arrêter au Baltistan, et à choisir le Yarkand-Tarîm, en place du Kameh ou du Chayouk. Les productions de Havilah signalées par l’auteur de la Genèse , l'or, le Bedoulakh et la pierre de Choham, peuvent très-bien se rapporter à la petite Boukharie. D'abord les cours (1) Indische Alterth., X, p. 529-30; IT, p. 528-31. (2) Athenœum français de 1854, p. 367 et 486-7, (3) Histoire générale des langues sémitiques, I, p. 452. (4) Foe-koue-ki, p. 36. (5) Ind. Alterth., X, p. 39-40, 418, 544, 849, HIT, p. 139. — 125 — d’eau qui affluent aux rivières de Kachgar, de Yarkand et de Khôtan, charrient également de l'or, et l'or de ce pays est excellent, quoique ses habitants actuels ignorent ou dédai- gnent l'art de l’extraire ou de l’exploiter (1). C'était autre- fois le pays des fourmis chercheuses de l'or et des génies Gouhyakas, chargés de le garder (2). Ensuite on y trouve le chamois à muse (le Gaddery) (3), qui produit une liqueur blanche, granulée, odorante , appelée en sanscrit Madalaka ou Madaraka. Ce musc est, suivant M. Lassen, le Bedoulakh de la Genèse, nommé Bdellium par les anciens (4). Mais, comme on y trouve également le lapis-lazuli, appelé en sans- crit Väidouryam , c’est-à-dire provenant du mont Vidoura ou Belour, il est très-probable que cette pierre précieuse a porté aussi les noms de Väidouraka en zend , de Véidoulaka en sans- crit, de Bedoulakh en chaldéen , et que c’est elle que l’auteur hébreu avait en vue, ainsi que le pensaient Günther-Wahl (5), de Bohlen {6j et E. Burnouf (7). Enfin les montagnes et les rivières de la petite Boukbarie produisent le Jade oriental , cette fameuse pierre chinoise de Yu , qui reçoit aussi chez les Perses et les autres peuples de l’Asie occidentale les divers noms de Yechm, Yeachm, Yechim, Yechma, Yachma , etc. !8). C’est vraisemblablement le Chhm ou Chôham de la Genèse (9). (1) Maltebrun , Ubi Suprà , IX , p.182, 3° édit. (2) Lassen , Ubi Suprà, 1, p. 849-51. (3) Malte-Brun, Ubi Suprà , T, p. 556. (4) nd. Alterth., X, p. 291. 529-30 et 539. (5) Altes und Neues Vorder und Mittel Asien, p. 856. — Suivant cet auteur le Bdoulkh de la Genèse se nomme en arménien Pilor, en geor- gien Broli, en samaritain Broulah , en latin Beryllus. (6) Die Genesis, sur Il, 12. (7) Dans l'Asie centrale de M. À. de Humboldt , IL, p. 372. (8) A. Rémusat, Recherches sur la pierre de Yu, à la suite de son Histoire de la ville de Khôtan , p. 125 , 130 , 149 , 152, 162. (9) Les interprètes de la Bible ont émis diverses opinions sur le genre — 124 — En effet, la Bible prépose presque toujours à ce nom d'ori- gine et de signification inconnues, le terme générique Eben, pierre (1), ce qu'elle ne fait pas pour les autres pierres pré- cieuses (2). Or le Jade oriental se fait aussi précéder du mot pierre dans les langues des peuples qui l'exploitent : les Chi- nois le nomment Yu-Chi, pierre de Yu; les Mantchoux Gou- Wekhe, pierre de Gou; les Mengols Kach-Tchilagoun, pierre de Kach; et les Ouïgours ou Olets Kach-Djiloun où Kach- Tcholon, pierre de Kach encore (5), vraisemblablement par allusion à son éclat (4). Il ne doit plus, ce semble, rester que bien peu de doutes sur l'application de Pichôn et de Khavilah au Tarim et à la petite Boukharie. Dès lors celle de Gikhoun et de Kouch à l'Oxus et à la Bactriane s'ensuit naturellement. Car, pour les deux premiers fleuves, l’auteur hébreu passe du nord-est au nord-ouest, comme nous verrons que, pour les deux derniers, il passe du sud-est au sud-ouest. de cette pierre. On peut en voir le résumé dans le Thes. de Gesenius au mot Chhm , p. 1369-70. — Dans nombre de radicaux, l’hébreu rem- place le À médial par un y initial. Ainsi CAhm a très-bien pu devenir Ychm. (1) Job seul fait exception, xxvur , 16. (2) L'emploi du plur. Abri (pierres) qui précède l'énumération des 12 pierres précieuses (Exode xxxix, 10-13 et Ezéch. xxvIL, 13), était né- cessaire et ne prouve rien contre l’assertion du texte. (3) A. Rémusat, Ubi Suprà, p. 127-8. (#) Notez qu'en s’adoucissant Kach est devenu Gach, puis Yach, de même que Kasp (montagne) s'est changé en Gasp, Yasp, d'où l'hé- breu Yechpheh, le grec s4771: et le français Jaspe, de même encore que Kou pour Kouh (montagne) s'est adouci en Gow chez les Mantchoux et en Yow chez les Chinois. Comparez Khôtan et You-Thian. (A. Rému- sat, tbid., p. 237-9).— Ritter, Asien, V, p. 380, et Lassen, Ind.-Alterth., I, p. 566, s'accordent avec feu Rémusat sur la nature de la pierre de Yu: ce serait le jaspe, très-précieux dans l'antiquité. — 125 — Le mot hébreu Gikhoun, écrit par À dur, et ponctué Gihôn par À faible , est ur renforcement d'un qualificatif aryen Dyi- han, qui ne se retrouve plus en sanscrit, mais qui à dù y exister ; car cet idiôme a conservé l'adjectif Djihma, « courbe, fléchi, sinueux , » qui n’en diffère que par la substitution du suffixe ma au suffixe an ou én (1). Les Arabes l’écrivent et le prononcent tantôt Djihoun, tantôt Djihän (2), et lui donnent le sens de fleuve en général, comme le prouvent les noms de Djihoun-Gang, Djihoun-Aras, Djihoun-Etel, désignant les fleuves Gange, Araxe et Volga. Cependant, lorsqu'ils veulent désigner POxus, ils le nomment Djihoun tout court, et les Coptes en font autant (5), les uns et les autres probablement à limitation des Perses pour lesquels l'Oxus était le Roud où fleuve par excellence (4). Aujourd'hui d'ailleurs, presque tous les savants, depuis Michaëélis, s'accordent à prendre le Gihon de la Genèse pour le fleuve de la grande Boukharie (5). Schultbess (6), Gesenius (7) et Lengerke (8), sont à peu près les seuls qui persistent à y voir le Nil de l'Égypte ou de l'Éthiopie, par cette considération que nulle part, dans la (1) M. Bopp prend Djihmah, d'où Djihmagah (tortuose iens), serpent, pour une forme redoublée du radical HA , aller, se retirer (ind. présent Djihé), avec le suffixe #4. Ici l'hébreu fournit la racine Grkh ou Goukh; «sortir avec impétuosité ou avec violence, » en parlant de l’eau, du vent, d’une rivière , d’un enfant qui naît, etc. (2) Voyez ce que nous venons de dire sur ces deux désinences à pro- pos de Pichoun, ci-dessus, p. 119. (3) Voyez là-dessus le Gesen. Thesaur. au mot Gikhoun, p.281 B et 282 A. (4) Zend-Avesta , I, p. 391. (5) Voyez ci-dessus, p. 103-5. 6) Das Paradies, p.10 et suiv. ) Ubi Suprà, et au mot Kouch, p. 672 B et 673 A. ) Kenaan, p. 20 et suiv. ( (7 (8 + — Bible hébraïque, la terre de Kouch , arrosée par ce fleuve, ne désigne une contrée réellement asiatique. Cette raison est bien faible; car ces doctes exégètes n'hésitent pas à traduire Phison par Indus, quoique, d’une part, aucun texte biblique ne les autorise à voir l'Inde, plutôt que tout autre pays orien- tal, dans la terre de Khavilah ou Havilah, et que, de lau- tre, le Phison-Indus ne reparaisse pas plus que le Gihon-Oxus dans la géographie réelle des Hébreux. Or, du moment qu’on admet l’Indus comme premier fleuve paradisiaque, n'est-ce pas une inconséquence de rejeter l'Oxus comme second fleuve? « Pourquoi, remarque à ce sujet M. E. Renan, pourquoi, » voulant désigner le Nil, les Hébreux lui auraient-ils ap- » pliqué le nom de Gihon , que rien ne justifie, tandis que ce » même fleuve est toujours appelé chez eux du nom de Chi- » kour ? Pourquoi, avant à décrire les pays arrosés par le Nil, » auraient-ils nommé le pays de Koueh, plutôt que celui de » Metsraïm, placé à leur porte et qu'ils connaissaient si » bien (1)? » On vient de voir que les rivières d’'Aksou, de Kachgar, de Yarkand et de Khôtan, en se réunissant à l'est des Belour-Tag, entourent la terre de Havilah et représentent le Phison-Tarim. Nous devons donc chercher à l’ouest des mêmes montagnes quelques rivières correspondantes qui fassent le tour de la terre de Kouch, ou lui forment une es- pèce de ceinture, comme disent les Bouddhistes chinois (2), et qui, en se réunissant dans un même lit, produisent le Gihon-Oxus. Ces cours d’eau de l'ouest sont faciles à retrou- ver. Le Bhâgavata-Pourâna en compte cinq qu'il ne désigne point par leurs noms, mais qu'il semble résumer dans Ja (1) Histoire générale des langues sémitiques , p. 456. (2) Hiouen-Thsang, Y, p. 355-6 et 460 Tchakchou, sa rivière occidentale (1), nombre qui rappelle le nom de Pend}, les cing, donné au bras principal de l'Oxus, à celui-là même qui prend sa source au lac Sir-i-koul. Plus bas au sud, un second bras, fleuve sacré qui sanctifie l'eau du premier, selon Wilford (2), c’est-à-dire le Kokcha, sort du lac Badakchan et rejoint la branche principale à Kodjagour, près et à l’est de Balkh. Plus haut au nord, on remarque le Kohik, Kouvan ou Zer-Afchan (roulant de l'or), appelé autre- fois Sogdh-Roud et Polytimète, troisième bras qui, dit-on, sort d'un lac Pandjikand (urne des cinq), non loin des monts Kachgar-Dabaha. Ce bras septentrional se perd aujourd’hui dans un lac; mais autrefois il se déchargeait dans l'Oxus. Un bras mitoyen, le Dehâch ou Derouha, qui vient des monts Hindou-Kouch au sud , coule au nord-est, passe à quatre pa- rasangues de Balkh et se perd actuellement dans les sables, se jetait aussi autrefois dansle Djihoun, sous les noms de Zariaspa , de Bactrus et de Balkh-Roud. On peut y joindre, pour compléter le nombre cinq, le Chiber, Adem-Kouch, ou rivière de Vakhän , que les cartes chinoises font venir d'un lac Touzkoul, situé par 59°10° de latitude nord et 6750’ de longitude ouest, et qui se jette au-dessus de la rivière de Va- khân dans le Pendj (3). Bien d’autres rivières, plus ou moins considérables, affluent tant à la droite qu’à la gauche du haut Oxus. Les cinq que je viens de citer formeraient ainsi de la Bactriane proprement dite une Pentapotamie oxienne, ana- logue au Pendjàb des Indiens, et comprenant les districts (1) Bhägav. Pour., IL, p. 427, sl. 23. (2) Asiat. Res., VIII, p. 326. (3) Sur tout cela voyez l’article Dyihoun de Klaproth, dans le Diction. géographiq. universel de Picquet , ainsi que la carte de l'Asie centrale et de l'Inde, dressée par M. Vivien de Saint-Martin pour l'intelligence des voyages de Hiouen-Thsang. 7 128 Ru inontagneux adossés aux flancs occidentaux du Belour-Tag et de l’'Hindou-Kouch, depuis le Ferghana au nord jusqu'au Badakchan au sud. Le nom de Æouch, donné à cette vaste région, paraît formé du radical aryven Koug, Kous ou Kouch, « briller, resplendir.» Il désigne dans les livres indiens, sous la forme de Kouca, tantôt un fils de Brahmâ, tantôt un ancien roi de l'Inde, tantôt le Poa cynosuroïdes, plante du genre des pâturins em- ployée dans les cérémonies religieuses , tantôt enfin un grand pays situé au nord-ouest de l'Inde et nommé Kouga-Doipa (1). Ce pays renfermait sans doute et la Sogdiane et la Bactriane des Grecs, puisqu'aujourd’hui encore on trouve dans l’une un district de Kouchan, chef-lieu Kochanya , et dans l’autre, un affluent considérable de l'Oxus, nommé Adem-Kouch dont ie viens de parler. N'oublions pas d’ailleurs que les montagnes qui séparent l’Inde de la Bactriane s'appellent Indou-Kouch. Au temps de Moïse de Khorène, la Perse entière portait le nom de Æhous. Elle était alors partagée en quatre régions orientées, la Susiane, la Médie, la Perside et lArie. Cet historien-géographe les nommait, savoir : la première, Khous di Koraçan ou du soleil (couchant); la seconde , Æhous di Khabgokh où du Caucase, au nord; la troisième, Æhous di Nemroz ou du sud , et la dernière, Khous di Koraçan encore ou du soleil (levant) (2). Et ces noms se retrouvent de nos jours dans ceux de Æousislan, Kouhistan, Kohistan, etc., donnés à plusieurs provinces de l'empire des Perses depuis le Lahore jusqu’à la Susiane (5). (1) Baron d’Eckstein , Afhenœum français de 1854, p. 365-7. (2) Dans Saint-Martin , Mém. sur l'Arménie , I, p. 392.—Voyez aussi Wilford, Asiat. Research., NAIL, p. 286, 296, et M. Reinaud , Mémoire géograph., histor. et scientifiq. sur l'Inde, dans les Mém. de l'Acad. des Inseript., XNIIT, 2€ partie, p 56. (3) Voyez d'ailleurs dans le Dict. géograph. universel les noms des =, Maintenant est-il besoin de rappeler que la Bible nomme Koulh ou Kouthah la contrée des montagnards Cufhæi, Cus- sœi, Cossæi, Cissii, campés entre la Susiane, la Médie et la Perside (1), et que ces noms dérivent du mot Aouch, par le changement du schin en thau, habituel aux Araméens et quelquefois usité chez les Hébreux , comme Gesénius le mon- tre lui-même (2). Il ne faudrait pas conclure de ce nom de Cussæi que Nemroud ou Nemrod , fils de Kouch , serait venu de la Susiane à Babylone. Ce conquérant venait, comme les autres Kouchistes, des rives de l’Adem-Kouch-Oxus , ou tout au moins de celles du Khoaspe de la Cophène, aujourd’hui Kaboulistan. Son nom qui veut dire fleuve du Midi (5), nous reporte d’abord au fleuve du Kaboul, lequel , en style mythique, pouvait être appelé fils d’Adem-Kouch ou du fleuve d'Apakhtara, c’est-à-dire du Nord, rommé plus tard Pakhtra, Baktra où Bacter, Bactre et Balkh-Roud , avec la signification de fleuve oriental. Car, tant que les Arvyas occi- dentaux restèrent confinés entre l'Oxus et l’'Helmend, la Bac- triane était pour eux au Nord. Mais elle devint leur pays d'Orient lorsqu'ils se furent étendus à l'Ouest jusqu’au Tigre et à l'Euphrate (4;. Ce n’est donc pas sans raison que Flavius villes de l'Asie commencant par Kouch ou Koch. Je citerai, entre autres, 1° Kouch-àb , dans le Lahore , sur la rive gauche du Djalam ; 2%, dans la Perse, Kouch-Gufer, aujourd'hui simple bourg ; 3° Kochen-Abad, dans le Farsistan , et 4° Kéch-6b, près du lac de Van. (4) Voir Gesenii Thesaur., p. 673-4 , in v°. — M. Troyer, dans la Râd- Jjâtarangini, I, p. 324, les compare avec raison aux KAacas, peuple montagnard du nord de l'Inde. Car eux aussi étaient les brillants ; les radicaux Kaç, Khaç et Khouç ayant la même signification. (2) Ubi Suprà, p. 1344 A. (3) Les livres parses appellent le midi Namrouz, et appliquent ce nom au Sedjestan, pays limitrophe du Kaboul (Zend-Avesta, 1, 2% partie, p. 273, note 3 et Il, p. 404). (4) Sur tout cela voyez E. Buruouf, Yagna, not. et éclaire. p. cx-n1. 9, — 150 — Josephe interprète le nom de Gihôn par venant d'Orient. quoiqu'il prenne ce fleuve pour le Nil (1) Remarquons, au sujet du texte de Josèphe , que la version samaritaine traduit Gihon entourant la terre de Kouch par Askoph entourant la terre de Kophiph, expressions qui nous reportent dans le Kaboul, renfermé entre les trois Kohistans ou Kouhistans de la Perse, du Beloutchistan et du Lahore. En effet Gesénius a déjà remarqué que les mots Askoph et Koplhiph désignaient l’un le fleuve Khoaspe (aujourd'hui Khonar, Kameh ou petit Sindh) et l’autre la Kophêné des Grecs, aujourd’hui Kaboulistan , arrosée par le fleuve Kophen ou Kophès, (maintenant Kaboul), et par le Khoaspe ou Kho- nar-Kameh (2). Cette interprétation samaritaine, toute fausse qu'elle est, offre du moins le double avantage de placer le pays de Kouch à l’orient des peuples Sémitiques et d’en faire une région montagneuse , arrosée par deux cours d'eau qui l'enveloppent en grande partie, et se réunissent dans un lit commun , le petit Sindh, qui se jette ensuite dans le grand- Indus. La confusion avec l'Oxus-Djihoun vient sans doute des Perses eux-mêmes qui, voyant le petit Sindh prendre sa source avec un bras de l'Oxus au pied du mont Pouchtiguer, puis se grossir du Kaboul et enfin se rendre avec celui-ci dans l’Indus, en ont conclu que ces divers cours d’eau ne formaient qu'un seul et même fleuve, ainsi que je l'ai déjà indiqué à la fin de la deuxième section ( p. 95.) Le troisième fleuve, dit la Genèse, est Khiddegel: c’est celui qui coule à lorient d’Achour (5). Selon Gesénius, il ne peut être ici question que du Tigre. Khid par &h dur, ou kid (1) Antiq. Jud.,1,1,S 4. (2) Gesen.thes. p. 282 À, au nota. — Comparez Lassen, {nd. Alterth., Il, p. 126-392 ; IT, p. 127-8 et 126-7. (3) Genèse, Y, 14. — 151 — par À doux, signifie rapide, et degel répond au zend Tedjerem, flèche, nom que les Sémites ont altéré en degel, deghel, diglitha, diglath, diglith, diglito, daghele, tigil, didjleh, etc. Ainsi, Æhid-degel serait un composé hybride et pléonas- tique, très-bien interprété par Horace : rapidus Tigris (1). Gesénius reconnaît pourtant que ce fleuve ne coule pas à lorient de | Assyrie, puisqu'il la traverse du N. aü S. C'est là une objection capitale devant laquelle ont échoué les plus sa- vants exégètes (2). Mais, répond le docte hébraïsant, 1l faut se rappeler qu'après la destruction du vieil empire Assyrien, les auteurs juifs entendaient par Achour les régions situées à l'occident du Tigre (5). Cela revient à dire que les juifs n’au- raient connu la tradition d'Éden et des quatre fleuves que durant l'exil babylonien et par les relations qu'ils entre- tinrent alors avec les Perses, Telle était effectivement l’opi- (1) Gesen. Thes. ling. hebr., p. 448 À. — M. Rædiger, dans les Ad- denda, p. 88. À, in-8.”, ajoute qu'en vieux persan Tigris est Tigré ct renvoie à l’inscript. cunéiforme de Behistoun, déchiffrée par MM. Raw- linson , Oppert et Benfey.— En zend, Tedjerô, masc., Tedjerà, fémin., et Tedjerem, neutre , répondent à acutus, a, um, ainsi qu’à celer, celeris , celere, d’où les sens de trait ou flèche , et de rivière , fleuve ou courant rapide. — Je n’ai pas, je l'avouerai , tant de confiance dans les lectures, Hattekkar où Hatteggar données par M. Rawlinson comme formes assyriennes du nom hébreu Hdg!l, quoique AL. Rædiger paraisse les admettre. Celle de De-ig-lat, extraite 1hid. de M. Hincks, me paraît plus vraisemblable. (2) L’évêque d’Avranches, après avoir disertement prouvé que Qdmth dans le Pentateuque signifie toujours ortentem versus (voyez son Traité du Paradis terrestre, p. 196-200), traduit pourtant Qdmth Achour par vers l’Assyrie. C'est devant l'Assyrie qu'il fallait dire ; mais le docte Huet avait besoin du Tigre comme troisième fleuve paradisiaque pour l'établissement de son système. (3) Voyez son Thesaur. ling. hebr., p. #48 À, avec les textes bibliques auxquels il renvoie. 9* — 152 — uion de Benfey (1). On pourrait répondre à ce dernier que cette connaissance datait au moins du règne de Salomon, puisque, selon son avis, la contrée d'Ophir, où se rendaient les vaisseaux de ce monarque réunis à ceux de Hiram, roi de Tyr, était située dans l'Inde (2). Et cette réponse aurait pu être également adressée à Gesénius qui, dans deux articles sur Ophir, penchait manifestement en faveur de la même contrée (5). Il n'est guères probable en effet que les navi- gateurs Phéniciens et Hébreux n’auraient rapporté de cette merveilleuse région que des paons, des perroquets, des pierreries , de l'or et des bois de sandal. Mais il est permis de remonter plus baut. Remarquons d’abord qu'au retour de l'exil les écrivains juifs se servent plus volontiers du titre de Pardès que de celui de Gan-Eden, c'est-à-dire qu’ils emploient en l’estropiant le nom zend Paradaécé, bien connu d'eux à cette époque, préférablement à son synonyme hébraïque jardin de dé- lices, qui suppose une tradition antérieure, commune aux Sémites et aux Aryas. Remarquons en second lieu que, sous Ninus et ses suc- cesseurs, l’Assyrie s'étendait jusqu'aux rives de l’Indus. Arrien déclare en termes formels que le pays de Kophène, le Kaboulistan, avait autrefois payé tribut aux Assyriens; qu'ensuite il fut soumis à Cyrus, et qu’il n’y avait pas très- longtemps qu'il appartenait aux Perses lorsque Alexandre s'en empara (4). (1) Voyez le grand article Indien de l'Encyelop. de Ersch el Gruber, 2e sect., XVI, p. 13-4. (2) Id., Zbid., p. 25-38. (3) Voyez son Thesaur. ling. hebr., p. 141, et l'Allgemeine Encycl. de Ersch et Gruber, in verbo. (4) Arrien, Indica, p. 313, édit. Gronov. Ilest, ce me semble , très-permis d'en inférer qu'avant la révolte et la domination des Mèdes, les Sémites étendaient le nom d'Achour à toutes les provinces assyriennes situées entre le Tigre et l'Indus, et que, par conséquent, ce dernier fleuve était le Hid-degel de la Genèse C’est d’ailleurs ce qu'ont déjà soutenu Oiter, Herder et Buttmann (1), malgré le grand nombre d’autorités contraires. Peut-être serait! possible d'arriver au même résultat par une autre voie. Chez les Indiens, les régions situées à l'O. de l'Indus étaient réputées impures et souillées, par opposition aux contrées sises à l'E. de ce fleuve, appelées saintes et pures. Celles-ci étaient sousla garde des Souras, ou dieux lumineux. Celles-là au contraire étaient la proie des Asouras ou génies de ténèbres. Aussi le code des lois défendait-il expressément aux Dvidjas ou régénérés de passer des unes dans les autres pour \ résider, sous peine d’être excius de leur caste. De là le nom d’Attaka ou défendu, donné à la ville d’Attok où pouvait s’effec- tuer le passage (2). On conçoit dès-lors que le qualificatif sans- crit Asouraail pu être appliqué au Kaboul par les Aryas, comme celui d'Achour me paraît l'avoir été à ce pays par les Sémites, quoique Îles uns et les autres v attachassent des significations différentes. Le nom composé Hid-deqgel ne se retrouve plus du reste qu'une seconde fois dans la Bible. Daniel, qui avait déjà eu deux visions, l’une à Babylone, près de l'Euphrate (5), et l'autre à Suse, près du fleuve Oulaï (4) ou Eulæus-Khoaspe- Pasitigre, en eût une troisième sur le bord du grand fleuve : (1) Voyez Herder, Idées sur la philosophie de l'humanité, traduction de M. Edgar Quinet, IL, p. 275, note 1, et Buttmann, Mytfhologus, 1, p. 87 et suiv. 2) W. Jones, dans les Recherches asiatiques, HW, p. 111, de la trad. fr. (3) Dan., VIT, 1. (4) Ibid, VU, 1. — 154 — Houa-Khiddegel, « c'est Hiddeqel, » ajoute le texte (1). Cette addition , qui rompt le fil du récit, n’est probablement qu’une note marginale, insérée après coup par quelque copiste pour prévenir toute méprise, en ce que la Bible n’applique guères qu'à l'Euphratele titre de grand fleuve (2); et cette annotation aura passé de la marge dans le texte. Quoiqu'il en soit, les septante et la version arabe traduisent : C’est le Tigre Edde- gel, Iddekel ou Enddegel (3), comme s’il s'agissait d’un autre Tigre que celui de l’Assyrie. Or, d’une part, les Juifs avaient l'habitude de supprimer la nasale devant les consonnes den- tales (4). Ils disaient, par exemple, Hodou pour Hondou, l'Inde, (zend Handou, Hendou ou Hindou (5). De l’autre, les Persépolitains prononçaient Hidous ou Hidou (6). Dès-lors, si, de ce dernier nom, vous retranchez la désinence ou pour le rattacher à degel, vous aurez Hiddegel, le Tigre de l'Inde. Dans ce composé, il est vrai, l’hébreu emploie l’aspiration kheth ; mais le texte samaritain a ici substitué la faible à la forte (7), et d'ailleurs celle-ci s'adoucit fréquemment dans la prononciation, à tel point que ces deux aspirées se mettent souvent l’une pour l’autre dans les dialectes sémitiques (8). (1) Zbid., X, 4. (2) Voilà pourquoi la version Syriaque nomme ici l'Euphrate et non pas le Tigre. (3) Voyez la Polyglotte de Walton, #2 loco. (4) Exemples: Afha, toi, pour Antha; Athem, Vous, pour Anthom ; Beth, fille, pour Benth; Maddä, science, pour Mandä, etc. (5) Esther, I, 1; VII, 9. Pour le zend, voyez Yagçna, notes et éclair., P. CHI-IV. (6) Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 2, avec les renvois. (7) Voyez la Polyglotte de Walton, ?# loco.— Gesénius, Thesaur. ling. hebr., p. 448 A.), veut que l’H faible qui précède Dql ne soit là que lar- ticle déterminatif. Mais pourquoi le Samaritain ne le prépose-t-il pas à Phichoun, à Gikhoun et à Phrth ? 8) Voyez là-dessus Gesenii Thesaur., etc., p. 359 A et p. 436 B. Tout porte à croire d’ailleurs que l'écrivain qui à inséré Houa-Khiddegel dans le texte de Daniel, ne songeait pas aux rives de l’Indus sur lesquelles le prophète n’est sans doute jamais allé, et qu'il n'avait en vue que l’'Eulœus-Khoaspe- Pasitigre de la Susiane , fleuve qui, selon Denys le Périégète, roulant ses eaux indiennes, arrosait les environs de Suse (1). La confusion du Khoaspe-Pasitigre avec le Khoaspe-Indus se conçoit à une époque où , sur la simple et trompeuse ressem- blance des dénominations, on confondait l'Indus Nil-4b avec le Nil d'Égypte (2). Mais encore unê fois, on ne peut sans preuve imputer une pareille méprise à l’auteur de la Genèse. Les Assyriens, au temps de leur splendeur, après les conquètes de Ninus et de Sémiramis, devaient bien connaître ce fleuve Tigre de l'Inde qui, suivant le Rig-Vêda, s’élançait de la terre avec une force infinie, semblable aux eaux jaillissant du nuage avec le bruit du tonnerre, ou au taureau mugissant qui bondit dans la plaine (3). Abraham avait pu apprendre le nom de ce fleuve dans l’Ur des Chaldéens , sa patrie (4), et le transmettre à ses descendants avec le récit oriental du jardin d'Éden. Le quatrième fleuve, porte la Genèse, Houa-Phrth, c’est Phrath. Nous avons déjà vu que Phrath est le qualificatif zend (1) Poema de situ orbis, v. 1076. (2) Nil-àb veut dire eau bleue. C'est le nom d’un affluent de l'Indus et celui d’une petite ville au-dessous d’Attok, pays où croît la plante qui produit l’indigo. « Ge Nil, remarque à ce sujet d'Herbelot, au mot » Nil-4b, convient mieux que celui d'Égypte à la situation du paradis » terrestre , lequel, selon le commun consentement des anciens, » était dans le milieu de l'Asie , et non pas dans l'Afrique. » — Sur la confusion des deux fleuves faite par les compagnons d'Alexandre , voyez les textes cités par Gesénins, Thes. ling. hebr., p. 672 B. (3) Rig-Véda, IN, p. 305, st. 3. (4) Genése, XI, 28-31. — 156 — Phrath6, le large, en pehlvi et en pazend Frét (1). Ce sont les Grecs qui l’ont complété , après les Perses sans nul doute, en sogrérns, tiré du zend Hou-phrathà, bene largus, répon- dant à un composé vêdique Sou-prathah, en sanscrit Sou- prithou, de même signification. Les Indiens disaient dans le même sens Mérou et Soumérou, Tehakchou et Soutchakchou (2). Nous avons vu aussi, à la fin de la deuxième section, que le grand cours d’eau du Sedjestan , outre son nom zend Hetou- mant, avait dù porter également les titres de Phratô et de Houphratô, empruntés l’un à la ville de Phratà ( grec grade) qu'il arrosait , et l’autre à son principal affluent , le Houphrat (Pline Ophradus). On s'explique ainsi comment ces deux noms zends ont été transportés à l'Euphrate de la Babylonie après les conquètes de Cyrus au S. O. de la Médie. Il en fut de même du nom de Tedjerem, flèche et Tigre, qui a passé successi- (1) Le radical Aryen est Prat, «s'étendre, se développer. » Le zend, qui aspire la consonne suivie de R, en a formé Phrat ou Phrath, le changement du {en th étant inorganique , selon E. Burnouf, Yagna, p. 565. Gesénius ne repousse point cette étymologie zende , quoiqu'il lui préfère celle qu'il tire du radical sémitique Phrth, « rompre, bri- ser, » bien moins convenable ici. Voyez son Thes., p. 1135 A. (2) Comparez le grec mharuc, le lithuan. Platüs, l'anglo-saxon Bréd, et le gothique Braids. Bopp., Gloss. sanse., in verbo, et Vergl. Gram. p.913. — Gesénius, bi suprà, se trompe évidemment lorsqu'il déduit ej@oärys d'une prétendue forme sémitique Aphrth, ponctuée Ephrath avec a prosthétique. Evpsarss est formé de la même manière que le pluriel eveoyeres désignant les Scythes-Saces Evergètes ou bienfaisants qui habitaient dans les montagnes à l'E. du Houphraté-Helmend où ils étaient sans doute venus du mont Houkaïrya, sanse. Soukriya, aux belles formes. Voyez comm. sur le Yaçna, notes et éclaire.p.xLix-c, et Journ. asiat., 4e série, V, p. 261-2. — M. Rædiger, dans les Addenda au Thes. Ling. hebr., p.108, À, rappelle qu'on lit Ufratus dans la grande inserip tion persépolitaine de Behistoun. vement du Mourghäb-Ossa au Khoaspe-Indus de la Kophène, au Khoaspe-Pasitigre de la Susiane et au Tigre Didjleh de l’Assyrie. Peut-on conclure de celte transmission de noms que, soit les Médo-Perses , soit les Assyrio-Chaldéens , aaraient éga- lement transmis au Tigre et à ‘Eupbrate la prérogative de fleuves paradisiaques , en place de l'Indus et de l'Helmend ? J'oserai répondre hardiment par la négative à l’égard des premiers ; mais à l'encontre des seconds je serai beaucoup plus réservé. Les Aryas occidentaux n'auraient pu effectuer l'échange en question sans bouleverser tout leur systême. Le Tigre et l'Euphrate prenant leurs sources à l'O. de la mer Cas- pienne , tandis que le Tarim et l'Oxus, ou, si on le pré- fère, l’Oxus et l'axarte, avaient les leurs à l’'E., il eût fallu, pour faire descendre les quatre fleuves du trône d'Ormuzd, placer ce trône au-dessus de cette mer intérieure : supposition inadmissible. Mieux eût valu, lorsque l'empire Persan se fut étendu jusqu'au fleuve Halys, substituer l’Ararat au Belour- Tag, abandonner les deux fleuves du N.-E. et les remplacer par deux fleuves du N.-0., tels que l’Araxe et le Cyrus, dont les sources n'étaient pas très-éloignées de celles de l'Euphrate et du Tigre. Mais alors la tradition primitive eût cessé d'être aryenne pour devenir purement sémitique. Tout ce que je pourrais accorder relativement aux Perses, c'est que, sous la dynastie des Sassanides, par exemple, de ces monarques qui se qualifiaient rois de l'Iran et de l'Aniran (4), les Mazda yaçnas, alors répandus depuis la Transoxiane jusqu'au Sedjestan , ont pu prendre pour les quatre fleuves paradi- siaques les quatre rouds auxquels le Boundehesch applique (1) Sur ce titre fastueux, voyez Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 7-8, et E. Burnouf, Yaçna, notes et éclaireissements, p. LxII. — 158 — exclusivement l’épithète de célestes, sans doute comme des- cendant à l'Ouest du trône d'Ormuzd , savoir : l’Arg-roud- laxarte, le Véh-roud-Oxus, le Môrou-roud-Mourgäb, et l'Itomand-roud-Helmend (1). En effet, si, d'un côté, ces peuples avaient gagné du terrain vers le N., de l’autre ils en avaient perdu à l'E. et au N.-E. L’Indus leur manquait , en même temps que le Tarîm , et il était naturel qu'ils cher- chassent à s’en dédommager par l'adoption de l'Iaxarte et du Mourgäb. S'ils l’ont fait, comme je le suppose, ils auront en- freint la règle des quatre points cardinaux , mais ils auront au moins respecté celle de la source commune, puisque le Belour- Tag d’où sortent l’Iaxarte et l'Oxus (2), et l'Hindou-Kouch d'où s’écoulent le Mourgäb et l'Helmend (5), sont deux chaînes méridiennes et continues, liées entre elles par le Pouchfigour, leur nœud commun, qui, d’une part, regarde le Terek-Dabahn, terme septentrional de la première , et qui, de l’autre, fait face au K6h-i-Baba , extrémité méridionale de la seconde (4). Les Sémites, de leur côté, ont pu se montrer plus hardis. Car ils n'avaient pas les mêmes motifs pour laisser le Har- Moûd de leurs Elahim sur le même systême de montagnes que l'Albordj des Amschaspands, et, Caucase pour Caucase (à), celui de l'Arménie semblait mieux leur convenir que celui de l'Inde, surtout après leur émigration de l'E. au S., puis à l'O. de la mer Caspienne. D'abord il était facile aux Assyrio- Chaldéens, vu l’ambiguité des noms propres, de ranger le (1) Voyez ci-dessus, p. 105. (2) Ci-dessus, 1.'° section, p. 37, et 2.° section, p. 61. (3) Voyez ci-dessus, 2.° section, p. 64 et 95. (4) Ci-dessus, 2.° sect., p 63. (5) Sur le nom de Caucase indien donné à l'Indou-Kouch, voyez E. Burnouf, Yaçna, p. 414, note 269, et surtout Lassen, Iad. Alterth., T, p. 19-20, note 2, et p. 21-92, note #, — 139 — Tigre et l'Euphrate au nombre des quatre fleuves. Un texte de Jésus, fils de Sirakh (1), et un autre de l'historien Jo- sèphe (2), me prouvent qu'ils Pont fait. On y voit même, par l’ordre dans lequel les quatre fleuves y sont dénom- més, que le Phison, désigné en tête, et le Gihon, mis à la quatrième place, y ont pour représentants le Gange et le Nil, ce que Josèphe déclare d’ailleurs formellement (5). Il est très-probable que, pour arriver là, les Assyrio-Chal- déens auront eu recours, comme les Birmans et les Chinois, à la ressource si commode des canaux souterrains. Ensuite les peuples de l'Ibérie et de l'Arménie, moitié Aryas, moitié Sémites, ont très-bien pu remplacer le Phison-Tarim (ou le Phison-laxarte) , par le Phase de la Colchide, et le Gihon- Oxus par l’Araxe de l’Arménie, quoique ce nom d’Araxe fit plutôt songer à l’Iaxarte (4). Cette seconde supposition n’est pas purement gratuite , en ce sens du moins que les Arabes et les Turcs nous offrent quelque chose d’analogue. On sait qu’en souvenir du Sihoun-laxarte et du Djihoun-Oxus , ces peuples les ont remplacés par deux rivières de la Turquie d'Asie, le Sihân ou Adana, l’ancien Sarus, et le Djihän, l’ancien Pyramus, qui tous deux sortent du Taurus et se jettent dans la méditerranée après un parcours de 20 à 25 myriamètres (5). Quoi qu’il en soit, ces transformations successives de tout (1) Ecclésiastique, XXIV, 35. (2) Archéol. Jud., X, ch. 1, p. 4. (3) Le Phison du fils de Sirakh ne paraît pas être le Phase, mais bien plutôt le Gange ou J'Indus ; car l’auteur procède de lorient à l'oc- cident, puisqu'il nomme l’un après l’autrele Phison, le Tigre, l'Euphrate, le Jourdain et le Géon. (4) Voyez toutefois ce qui est dit ci-dessus, 2 section, p. 80, de l'Araxe d'Hérodote. (5) Voyez Maltebrun, VI, p. 96, 8° édit. — 140 — ou de partie des quatre fleuves n’ont eu lieu qu'à des époques assez tardiveset relativement modernes. Elles étaient certaine- ment inconnues au temps où écrivait l’auteur de la Genèse; car toutes ses indications nous reportent à l'Orient des pos- sessions sémitiques. Il est vrai qu'à l'égard du quatrième fleuve, l'écrivain sémite se borne à le dénommer Phrath, sans autre désignation , comme s’il s’agissait d’un cours d’eau bien connu de ses coreligionnaires. Mais il faut remarquer qu'un auteur persan aurait pu s'exprimer avec le même la- conisme , parce que l'application de cet ethnique à l'Helmend devait être familière aux deux races à l’époque des patriar- ches antérieurs à Abraham. Il se peut du reste que les Hé- breux, après leur installation dans le pays de Canaan, aient cru qu'il était question de l’Euphrate, et que, par l'effet de cette méprise, le dernier rédacteur de la Gerèse ne se soit pas donné la peine d'ajouter au texte quelques mots d’expli- cation, comme il le fait souvent pour les lieux de la Palestine qui avaient changé de nom. Mais encore une fois, cette mé- prise ou cette négligence ne prouve rien ici; car, pour tout ce qui est étranger à la topographie du Canaan, la Genèse est très-sobre d’annotations. Dans ses dix premiers chapitres, entres autres , elle copie d'anciens mémoires , sans les inter- préter, et ces anciens mémoires, vu l’origine orientale du récit, devaient avoir en vue un fleuve plus oriental que l'Euphrate. En résumé, les quatre fleuves paradisiaques des plus an- ciens Hébreux étaient les mêmes que ceux des plus anciens Médo-Perses , c'est-à-dire le Tarim au nord-est , l'Oxus au nord-ouest, l'Indus au sud-est et l'Helmend au sud-ouest. Terminons cette section par quelques mots sur le mélange qui, après les conquêtes d'Alexandre en Asie, s'opéra entre les traditions aryennes et sémitiques sur les quatre fleuves paradisiaques. L'Inde v fournit d’abord les deux premiers æ di = fleuves, dans le Gange et l’Indus, et la Babylonie les deux derniers, dans le Tigre et l'Euphrate (1). La Perse fut entiè- rement mise de côté, peut-être par rancune. Mais, comme l'Indus s'appelait alors Nil-4b ou eau noire et qu'il portait des crocodiles ; comme, d’un autre côté, les rivages de l'A- késines (le Tchenäb) étaient bordés de fèves, les compagnons du conquérant macédonien, en voyant ces deux fleuves, se crurent aux sources du Nil, appelé Chikour ou le noir par les Sémites (2). En géographie, la méprise était grossière; en phi- lologie, elle paraissait excusable , car le Æouca-Dovipa des Brâhmanes , ou pays asiatique de Æouch , s'étendait de l'Oxas au Sindh, et l'Ethiopie d'Afrique portait le nom de Æouch. Il n’en fallait pas tant pour autoriser les lettrés égyptiens, ou, peut-être plus simplement , les juifs hellénistes d'Alexandrie, à substituer le Nil à l'Indus, malgré la disparate qui en résul- tait pour l’ordre des quatre fleuves. Cette usurpation une fois consommée , ils en tentèrent une seconde qui leur réussit également : ce fut de transporter à leur fleuve national les prérogatives que les Indiens attribuaient au Gange. Les Musulmans , Arabeset Tures, n'ont pas hésité à leur prêter main-forte. Nous en avons la preuve dans un cu- rieux article de M. l’abbé Bargès sur le Nil et les quatre fleuves du Paradis, extrait d'un manuscrit arabe d’'Ah- med Al-Menoufi qui à pour titre: Le livre du courant étendu ou Histoire du Nil bienfaisant (5). L'auteur, natif de Menouf, petite ville de l'Égypte inférieure, est relative- ment très-moderne, paisqu'il écrivait vers la fin du 1x° siècle (1) Cest le système que M. Ewald prête aux Sémites et qu'il croit retrouver dans la Genèse , tout en placant Eden aux environs de l'Ara- rat. Voyez sa Geschichte des Nolkes Israël, 1, p. 377, 2e édit. (2) Voyez là-dessus Gesen. Thesaur., p. 672 A. (3) Journal asiatique , I, 3€ série, p. 97-144. — 159 — de l’Hégire; mais il cite ou il copie des livres plus anciens. Ceux qui voudront bien parcourir l'analyse du sien y verront qu'Ahmed attribue nettement au Nil le privilége de source céleste et commune des quatre fleuves à la tête desquels il le fait reparaître sur la terre, comme l’Arg-Roud chez les Perses, la Gangà chez les Hindous, le Brahmapoutre chez les Bir- mans , le Yarou-Dzangbo-Tchou chez les Tubétains, la Ma- hâvali chez les Singhalais et le Ho-Hang-Ho chez les Chinois. Au demeurant, les merveilles qu’il raconte de son fabuleux mont Qaf paraissent empruntées à l’Albordj des Perses plutôt encore ou du moins tout autant qu’au Mêrou des Indiens. Telles sont celles qui concernent d’abord quatre régions fabuleuses , où les montagnes, les plaines et les arbres sont successivement de fer, de cuivre, d'argent et d’or ; puis une éminence d’or ayant au pied un édifice en forme de pavillon, également d'or, dont les quatre faces offrent chacune une large ouverture; ensuite un amas d’eau limpide (le Nil cé- leste) qui, tombant d’un mur d’or bâti sur l’éminence , se rend dans l’intérieur du pavillon qui la vomit par ses quatre ouvertures; enfin le paradis placé derrière le mur d’or d’où descend le Nil, et en avant duquel se trouve une roue immense qui, en tournant, fait opérer au soleil et à la lune leur ré- volution diurne (1). Joignons-y , comme transition à la quatrième section , et toujours d’après M. l'abbé Bargès, le court récit d’une aven- ture arrivée à un nommé Haïd qu'un ange empêcha d’esca- lader le mur d’or. « Cet ange lui offre en dédommagement » un fruit du paradis qui suffira pour le nourrir le reste de » sa vie, pourvu qu'il ait soin de ne jamais lui préférer un » aliment quelconque. Il le gratifie en effet d’une grappe de 1) Journal asiat.. Ubi supra, p. 133-4. = A — » raisin de différentes couleurs (4). Haïd s'en retourne avec » ce don céleste, mais en chemin le diable se présente à lui » sous la figure d’un cheikh, portant des pommes , et il em_ » ploie auprès de lui tant de moyens arlificieux que notre » pauvre pélerin, enfin séduit, consent à manger du fruit » qui lui est offert. L'infortuné Haïd reconnaît ensuite l'illu- » sion du malin esprit, et déplorant sa faute , il retourne en » Égypte, où il meurt (2). » (1) Rappelons à ce propos que la vigne, étrangère à l'Inde, abonde dans l'Asie centrale. (2) Ibid., p. 135-6. — Je n'ai pas cru devoir parler de deux autres hypothèses qui, renversant davantage l'ordre des quatre fleuves géné- siaques, nomment successivement le Tigre, l'Euphrate, le Nil et soit le Danube, soit même le Niger. On pourra consulter là-dessus les disser- tations de Reland, Dom Calmet, Huet, ete. Je m'étonne seulement d'une chose, c’est que deux écrivains ecclésiastiques, originaires de Syrie, St.-Ephrem et Moïse Bar-Képha, aient pu prendre le Danube pour le Phison, en place du Gange, admis par les autres pères de l’église, serait-ce par l'effet d’une méprise ou confusion née de ce que ce fleuve d'Allemagne se jetait dans la mer par sept embouchures, à l'exemple du Gange dont les sept bouches étaient aussi célèbres dans l'Inde que celles du Nil en Égypte ? Quant aux auteurs qui, de nos jours, ont cité quatre fleuves d'Amérique comme propres à remplir le cadre, ce n’est pas sérieusement qu'ils en ont fait mention. | SR Ts ph he mmh L ATE | 3 um lui & déeres or rl ÿe af dut 2 , ds nn Dé: D gti pr QUATRIÈME SECTION. LES ARBRES ET LES ANIMAUX SYMBOLIQUES DU PARADIS TERRESTRE. Le but que je me suis proposé ne me paraîtrait pas atteint, si je passais sous silence les points accessoires énoncés en tête de cette section supplémentaire. Ils font, en effet, partie intégrante des traditions aryennes et sémitiques tant sur le premier séjour de l’homme après sa création, que sur sa chute et son expulsion du Paradéças. Je dois aussi, à cette occasion , examiner le système astronomique de Dupuis qui transporte de la terre au ciel ce lieu de délices. Le Gan-Eden, l’Albordj et le Mérou ont été pris par les sémites et par les Aryas pour le berceau du premier couple humain, Adam et Eve, Meschia et Meschiané, Manou et ÇCataroupä. Le fait n’est pas douteux chez les Juifs. Il est sous-entendu chez les Perses (1). A l’égard des Indiens, il ressort de leur fable sur l’origine et le point de départ des quatre castes (2). (1) Zend-Avesta , X, 2: partie, p. 278. (2) Ci-dessus, 1.re section > D 22: — 146 — La Genèse nous raconte comment et pourquoi l'homme protoplaste fut chassé du jardin de délices. Jehovah-Elohim l'y avait placé pour le cultiver et pour le garder (1), en lui attribuant la royauté sur tous les animaux qui l’environ- nalent {2). Il en avait fait, en quelque sorte, un Keroub terrestre , oint pour protéger en même temps que pour com- mander, ainsi qu’il fit plus tard du roi de Tyr suivant la fic- tion d'un prophète (3). Mais la femme qu'il avait tirée des flancs d'Adam et mise auprès de lui pour être sa compagne, ayant séduit son époux , séduite elle-même par le serpent, le plus rusé des animaux , tous deux avaient touché à l'arbre de la connaissance du bien et du mal, au mépris des défenses de leur Créateur. I! ne leur restait plus, pour perpétuer leur existence à toujours et devenir comme des dieux, que de se nourrir des fruits de l'arbre de vie (interminable), planté, comme, l’autre au milieu du jardin (4). Mais Jehovah ne per- mit point qu'après avoir acquis la science des Elohim , Adam et Ève pussent participer à leur immortalité. Il les expulsa donc du jardin d'Eden, les envoya labourer le sol (Adamah) d’où ils avaient été pris, et plaça à l'Orient (Mqdm) de ce jardin les Keroubim et la flamme (ou la lame flamboyante) du glaive qui tourne, pour garder le chemin de l'arbre de vie (5). De son côté, le Boundehesch nous rapporte en quel- ques mots que Meschia et Meschiané se laissèrent séduire par Abriman, l’ancien serpent, qui leur avait apporté des fruits dont ils mangèrent ; que, par là, de cent avantages qu'ils possédaient auparavant, il ne leur en resta plus qu'un (6). (1) Genèse, IT, 15. (2) Ibid., 1, 28 ; IT, 19-20. (3) Ézéchiel , xxNI1, 13-16. (4) Genèse, IT, 5 et 22. (5) Genèse, TIT, 23-4. 6) Zend-Avesta, NW, p. 378. — 147 — Quant aux livres sanscrits, ils ne nous disent rien de ces fruits mangés en contravention aux ordres de la divinité; et, à mon avis, il n'y a guère lieu de s'arrêter, sur ce point, à ce que Fernand Mendès, Abraham Roger, Holwel, Henry Lord et les missionnaires chrétiens après eux, en auraient appris dans lInde, selon certains auteurs qui invoquent leurs témoignages. Ces voyageurs étaient de bonne foi du reste el pouvaient aisément s’y tromper, parce que, dans les Pourânas, le roi du ciel Indra joue fréquemment le rôle du serpent tentateur (1). Quoique le drame qui s’est passé dans le jardin d'Eden entre le serpent, la femme et l’homme, soit un sujet tout religieux, entièrement réservé à la théologie (2), il ne sera pas hors de propos d'indiquer ici la cause des méprises dans les- quelles de très-bons esprits sont tombés en comparant les mythes indiens aux narrations sémitiques. L'anglais John Marshal, qui voyageait en Perse au xvu® siècle de notre ère, y a recueilli une tradition curieuse dont (1) I en prend même quelquefois les formes , au moins chez les Bouddhistes ; car Hiouen-Thsang , H, p. 37, parle d’un /ndra-Serpent , à propos d'une légende expliquée tout récemment par M. le baron d’Eckstein, daps une notice extraite du Journal asiatique, n.° 14 de l'année 1857, p. 49-53 du tirage à part. Ce serpent, il est vrai, y figure comme un Açathodémon. Mais chez les Perses il a dû revêtir un un caractère tout opposé. (2) Sur ce point, je renvoie avec plaisir aux Éfudes philosophiques sur le Christianisme, par M. Aug. Nicolas, IF, p. 29-53, nouv. édit., 1854. Je regretté seulement que le docte et élégant écrivain, en rappe- jant la fable de Pandore , aït confondu Epiméthée avec Prométhée, son frère. L'auteur avance, en outre, que Maurice a prouvé, dans son Histoire de l’Hindoustar, 1, ch. x1, que l’histoire d'Adam et de sa chute , telle que Moïse la raconte, est confirmée par les monuments et les traditions des Indiens. Si la preuve est faite à l’aide de traditions et de monuments à la fois indigènes et antiques, il faudra modifier ce jue je viens de dire dans le texte. 10* — 148 — voici l'analyse : Les Brakhmanes de Perse (sic) lui racontèrent qu'un grand géant fut conduit dans un fort beau jardin qu'il pouvait, à certaines conditions, posséder éternellement ; qu'un soir, comme il était à l'ombre, un Dewia (ou malin es- prit) le vint trouver et le tenta, en lui offrant une grosse somme d'argent que le géant refusa, n’en connaissant pas la valeur; mais qu'enfin ce Dewla lui amena une femme de toute »eauté qui le charma tellement qu'il enfreignit les lois qui lui avaient été imposées et fut chassé du jardin. Les rédacteurs des mémoires de Trévoux voient dans ce récit l’histoire d'Adam et Eve, altérée et défigurée. Et en effet, d’une part, Adam passait pour un géant aux yeux des anciens Rabbins, et de l’autre, on sait aujourd'hui avec quelle facilité les noms et les souvenirs bibliques se sont mêlés, dans l’Inde et dans la Perse musulmanes, aux noms et aux fables indigènes. Dans le cas particulier, il y a évidemment amal- game d’un mythe arven avec une tradition sémitique, et ce mélange s'est opéré dans la Perse. Personne n'ignore que, suivant la mythologie indienne, Indra , le roi du ciel, n’est pas inamovible. Son règne n’a qu’une durée limitée, tout immense qu’elle est. Même avant le terme fisé, ce prince céleste peut être dépossédé de son trône par le pieux mortel qui serait venu à bout d'accomplir cent fois le grand sacrifice du cheval, appelé Acvamêdha, où de pratiquer, durant une longue série d'années, des austérités plus grandes que celles qui lui ont conquis sa haute position. Tourmenté par cette crainte au milieu de son bonheur, 11 s'oc- cupe à déjouer les prétentions des princes qui aspirent à le renverser par le premier moyen, ou bien il tente et cherche à faire succomber les saints qui, par le second, pourraient acquérir des mérites capables de l’inquiéter (1). L’arme qu'il (1) Langlois, dans la Sakountalä de Chézy, notes du premier acte, p- 200-1, et notes du second acte, p. 207-8. — 119 — emploie crdinairement contre ceux-ci, c'est la séduction à l’aide de l’une des Apsards où nymphes célestes, attachées à sa Cour, qu'il fait descendre tout exprès sur la terre et qui par leurs séduetions réussissent toujours à consolider le trône de leur maitre (1.0 , les Dévas ou Dévatas, c'est-à-dire les dieux brähmaniques, sont devenus des démons ou de malins esprits chez les Mazdayacnas, sous les noms de Dews ou Dew- tas. Indra lui-même, sous celui d'Ander, n’a pas échappé à celte dégradation (2). C’est lui, selon toute apparence, qui a amené au géant du récit de John Marshal cette femme de toute beauté dont les charmes furent cause de la chute de celui-ci et entraînèrent son expulsion du jardin de délices. Il faut avouer d’ailleurs que si les fraits des arbres ou d’un arbre quelconque ne figurent pas dans les mythes indiens comme moyens de séduction présentés par un malin esprit, en revanche, la séduction par la femme n’y fait pas défaut. Elle y remonte même du premier homme à son créateur, et de celui-ci au Dieu suprême. Ainsi, Manoü-Svayambhoüva se laisse séduire par [l4-(âtaroupé ; Brahmd-Svayambhot par Sarasvati, et Brahma-Tad par Mâyd-Prakriti (5). va sans dire que les unions qui en résultent ont pour but de procurer (1) Voyez, entre autres ,la séduction de Richya-Sringa, charmant épisode du Rämâyana , extrait et traduit par feu Chézy, dans les notes de sa traduction de Sakountalà , p. 201-4, ainsi que le drame de Pou- rouravas et dOurvast, dans les Chefs-d'œuvre du théâtre indien, traduits en anglais par Wilson, et de l’anglais en français par feu Langlois. (2) Zend-Avesta, 1, ® partie, p. 366, 420 ; II, p. 348 , et Yacna, p. 528 , avec la note où E. Burnouf prouve qu'il faut lire {ndra en Zend, répondant au sanscrit I»dra, et non pas A4ndra, Anquetil Arder. (3) Voyez Religions de l'Antiquité”, 1, p. 156, 226, 254, 264-70, 647-8, et IV, PL 1, fig. 2; PL. xuIr, fig. 410. — Voyez aussi mon opuscule du Nirvâna indien, dans les Mémoires de l’Acad. © Amiens, vol. de 1856 D. 380 , ou p. 69 du tirage à part. — 450 — la création des êtres , à commencer par leurs protypes jusqu'à leurs formes corporelles. Tant il est vrai de dire que partout, et dans l'Inde particulièrement, la femme, cette faible et séduisante créature, a été vue du même œil que la Pandore des Grecs, appelée par Hésiode chef-d'œuvre funeste, fatale merveille, beau mal (1). Dans les traditions sémitico-aryennes , qu’on est en droit de reporter à une époque plus reculée, les choses ne se pas- sent pas tout-à-fait ainsi. La femme y est considérée comme la moitié physique en même temps que comme la moitié morale de l’homme. Les Rabbins sont ici d'accord (2) avec les Mobeds (5) et avec les Brähmanes (4). La femme n’y a rien de commun que le sexe avec la rusée Bayadère d’Indra qui, de propos délibéré, vient tenter l'homme pour le faire déchoir. Si elle séduit son mari, c'est qu’elle-même est séduite par le serpent. Ce point de vue, plus ancien que (1) A. Nicolas, Étud. philosophiq. sur le Christian., W, p. 549 et suiv. — À. Maury, Hist. des Relig. de la Grèce antique , 1, p. 365-72. (2) Voyez là-dessus 1° Heidegger, Histor. Patriarc., 1, p. 128; 9° Bayle, Dictionn. histor. au mot Adam, notes F et; 3° Histoire univers. dite des Anglais , 1, p. 152, in-4, et 4° Salvador, Loi de Moïse, p. 498 — Les Rabbins dont il s’agit se fondent plus particulièrement sur le mot hébreu Ts/ä, employé dans Genèse, Il, 21-2. Ce terme, en effet, signifie côté ou flanc plus fréquemment que côte ; voyez Gesen. Thesaur., in V°, p. 1171. Sous le point de vue moral, nos Rabbins ont raison , suivant Genèse, IT, 23-4. (3) Zend-Avesta, Il, p. 252-3 , 376-7. (4) Lois de Manou , X, 32 et IX 45. — Colebrooke, Miscel. Essays, I, p. 64, et II, p. 222 et 224. — Comparez Genèse, II, 23-4.— L’androgynisme s'applique d’ailleurs à la divinité chez les Indiens et plus particulière- ment dans la secte des Civaïtes. Voyez, entre antres, les invocations an divin couple de Çiva et Bhavani, qui commencent les 6 premiers chants de la Rédjatarangint, Trad. de M. Troyer, IE, p. 1, 43, 63, 121, 198, 250 , avec les notes du t.1, p. 326-9. = A — le précédent, tient a’ailleurs au dogme asiatique et général de la dégradation de l'esprit par son contact avec la matière, dogme que j'ai touché en passant dans un autre opuscule (4), et sur lequel je ne reviendrai pas dans celui-ci, parce qu'il n'a rien de spécial aux localités dans lesquelles les Perses et les Indiens placent le Paradis terrestre. Il résulte des plus vieux documents aryens et sémitiques que c’est le créateur lui-même, Brahmà, Ormuzd ou Jéhovah, qui , après avoir créé le premier homme, Manou , Meschia ou Adam, lui procure, par dédoublement ou par formation secon- daire, une femme, une compagne, un être semblable à lui, sauf le sexe, Cataroupà , Meschiané ou Eve, et leur ordonne de croître et de multiplier (2). Seulement, la défense de toucher à un certain arbre ne se retrouve clairement que dans la tra- dition hébraïque. Elle n'apparaît qu'obscurément dans le récit iranien. Mais les livres Hindous n’y font aucune allusion, bien qu'ils placent quatre arbres de vie autour de leur fabuleux Mérou , et qu'ils désignent le Véda (Scientia) par le titre figuré d'arbre de la connaissance. On ne peut, en effet , tirer ici aucun argument, soit de la guerre des Dêvas et des Asouras pour la possession de l’Amritam, recueilli dans la mer par le médecin des dieux (3), soit de la coupe de cette liqueur que Bhavanî présente à son époux sur le sommet (1) Du Nirvôna indien, Ubi suprà, p. 78-83. ou p. 67-71. — Voyez aussi la notice de M. le baron d'Eckstein sur les Mémoires de Hiouen- Thsang , extraite du Journal asiatique, année 1857, n.° 94, p. 71-73 du du tirage à part. (2) L'ordre de croître et de multiplier donné à Manou est bien dans le génie indien. Voyez ci-dessus , 1."e sect., p. 22, note 3, et Lois de Manou , T, 34-41, quoique ce personnage y apparaisse plutôt comme un dieu que comme un homme. (3) Voyez l'analyse de ce mythe dans les Religions de l'Antiquité, X, p.183-5 ; IV, PL IV, n.° 23 , et explication, p. 6. — 152 — du Kailäsa (1). Car, dans ces deux fables, l’Amritam, breu- vage wivifiant d’ailleurs, n’est point exprimé du fruit de l’arbre Djambou. Le dépôt en est dans la lune qui le reçoit du soleil et s’en remplit pendant la première quinzaine lunaire, afin que les dieux et les manes puissent en boire un doigt par jour durant la seconde quinzaine (2). Les deux arbres symboliques plantés au milieu du Gan- Eden de la Genèse n’en méritent pas moins de fixer notre attention, parce qu’ils trouvent leurs analogues dans la mythologie indienne. Je viens de rappeler que les Pourânas sanscrits placent aux quatre coins du Mérou quatre arbres de vie appelés généra- lement Kalpavrikchas, arbres des désirs ou des temps (3). Voici leurs noms caractéristiques : à l’est Kadamba ou Nauclea orientalis ; au sud Djambou ou Eugenia Jambu ; à l'ouest Plak- cha ou Ficus religiosa, et au nord Nyagrôdha ou Ficus in- (1) Voyez ibid., IV, planche V, n° 27, avec l'explication de la page 7. (2) Voyez la table alphabétique de feu Langlois, Chefs-d'œuvre du Théâtre Indien, WU, p. 393, au mot Ambroisie. Le silence des livres sanscrits connus jusqu’à ce jour sur la défense de manger d'un certain fruit, considéré comme léthifère en même temps qu'instructif, n’a d'ailleurs rien d'étonnant. Pour les sages de l'Inde, l'arbre qui donne la science est aussi celui qui donne la vie. Tel, au physique, le Djambou ; tel au moral, le Véda. Je suis porté à croire , en effet, que , chez les In- diens, la pomme de rose, fruit de l'Eugenia Jambolana, jouait le rôle de la pomme de grenade chez les autres orientaux et chez les Grecs, c’est-à- dire qu'elle était un symbole de l'amour qui dessille les yeux et du désir de la procréation. — Voyez sur la grenade les Religions de l'Antiquité , IL, p. 614, 660-2; IT, 271, 278. Il est vrai que de là aux idées de séduction, de corruption, de mal moral, de discorde et d’infortune, il n’y a qu’un pas, et qu'ainsi l'arbre de vie Djambou a pu devenir l'arbre de la connaissance du bien et du mal. On va voir que cette seconde concep- tion se serait réalisée dans l'Inde, si l’on en croit quelques missionnaires catholiques. (3) Ci-dessus, 1re sect., p. 18 et 20. — 153 — dica (4) J'ajouterai que les Bouddhistes semblent quelquefois ne reconnaître qu’un seul arbre de vie, le Djambou, nommé Pommier d'Adam par les Portugais et Rose-Apple ou Pomme de Rose par les Anglais (2), et en faire en même temps l'arbre de la connaissance. Mais généralement ils en admettent quatre comme les Brähmanes, et dans le nombre figurent d’abord le Péridjâta ou Erythrina fulgens (5) ou arbre au corail, et ensuite la Djdtiké (4), probablement le muscadier. Le Djam- bou forme le troisième. Le dernier est leur fameux arbre Bôdhi ou de l'intelligence ( arbre allégorique comme l'arbre du Véda ), qu’ils représentent entouré de quatre divinités ana- logues aux quatre gardiens du monde qu’ils adoptent égale- ment et qu'ils font résider aux quatre points cardinaux du Mêrou (5). Toutefois, Bdhi a son représentant parmi les vé- gétaux. C’est le figuier Pippala des Brähmanes ou Ficus religiosa, arbre sacré que les Bouddhistes désignent de la sorte , en mémoire de celui sous lequel Bouddha atteignit la Bédhi ou la connaissance, sous-entendu des causes et des effets (6). Le P. Paulin de saint Barthélemy affirme que les (1) Wilford, Astat. Res., VIII, p. 315 et 349.—Vishnu-Pur., p.168. — Le Bhägav.-Pour., IL, p. 425, sl. 13, place le Æadamba à l'ouest, en place du Plakcha , et met à l'est le Tchatou (Manguier). (2) Voyez ci-dessus, 1e section, p.18, note 3, et Recherches asiat., trad- fe., 1, p. 503. — L'idée d’un arbre ou d'une plante ayant la propriété de donner l’immortalité n’est point particulière aux Indiens et aux Perses. On la retrouve chez beaucoup d'autres peuples de l’ancien monde. Voy. les auteurs cités par John Brande Morris, dans les Démonstr. évang:, publiées par M. l'abbé Migne, XVIIL, p. 300 , suite de la n. 76. (3) Voyez le Lalita-Vistara , taduction de M. Ph. Foucaux, p. 269. (4) Voyez le Lotus de La bonne Loi, traduction d’'E. Burnouf , p. 415. (5) Lalita-Vistara, p. 268-9 , et pour les quatre gardiens, p. 4, 1, 57, etc:, etc. (6) Ils le nomment encore Téréyana-Drouma , arbre qui fait traverser (locéan de la vie). Vovez E. Burnouf, /atrod. à l'Hist. du Bouddhisme — 154 — Indiens , en laissant à l’arbre Djambou son second caractère d'arbre de science, ont reporté le premier, celui d'arbre de vie, sur le Paramadjatika où muscadier dont la noix contient un fruit doux, savoureux, nourrissant et salutaire dans les maladies. Il va même jusqu’à soutenir que cette tradition orale remonte dans l'Inde aux temps les plus reculés (an- tiquissimis temporibus} (4). Le P. Philippe de la sainte Tri- nité avait dit avant lui que les Hindous (musulmans sans doute) assimilaient la Parama indica (c’est ainsi qu'il l’appe- lait), à l’arbre de vie de l'Apocalypse, parce que , comme cet arbre symbolique, elle produisait douze fruits par an, un pour chaque mois (2). D'autres interprètes, en plus grand nombre, ont prétendu que l'arbre de la connaissance était le Bananicr , décoré par les Portugais du titre de Musa Pa- radisiaca (5). Is l'identifient avec le figuier de la Genèse, celui-là même dont Adam et Ève, après leur chute, cousi- rent les feuilles ensemble pour s'en faire des ceintures (4). Il était naturel, en effet, de demander à l'arbre qui avait été cause et témoin de la faute (5), les moyens de la réparer. Aujourd’hui encore les Hindous emploient au même usage les feuilles du bananier (6). indien, 1, p. 77, note 2, et p. 387, et surtout le Lalita-Vistara de M: Ph. Foucaux, p. 262, 273, 277, 356, 360, ou mon Opuscule du Nirvdna in- dien , ubi supr à, p. 427, ou p. 117 du tirage à part. (1) Systema Brahmanicum , p. 293. (2) Ilinerarium orientale , p. 299. (3) Tels sont, parmi les anciens, Moïse Barcépha et Léon Africain, et, parmi les modernes, Gorop. Becan., W. Raleigh, Milton, Gesénius, OI. Celse, Von Bohlen, Tuch, ete. Voyez Histoire univ. des Anglaïs, 1, p. 201, in-8, et Rædiger, dans le Gesen. Thesaur., p. 1490 B. (4) Genèse, II, 7. — Ce que j'ai dit ci-dessus, p. 152, n. 2, de la grenade , s'applique également à la figue. (5) Ibid, UT, 5-7. (6) De Bohlen, die Genesis, sur NE, 7. — 155 — Il est probable que les PP. Philippe et Paulin se trompent et qu'ils ont confondu le muscadier avec le Kadamba où Nau- clea orientalis (4). Cette confusion d’ailleurs pourrait bien provenir des Arabes musulmans ou des marchands Juifs qui trafiquaient dans l'Inde et dans la Sérique, avant l’arrivée des Européens; car c'était une opinion répandue parmi les docteurs de la Synagogue que la faute d'Adam et Eve avait consisté à cueillir avant le temps le fruit humain (2), ou, comme s'exprime saint Clément d'Alexandrie, à anticiper leur mariage (5). Les anciens Rabbins symbolisaient cette idée par la noix muscade ouverte avant sa maturité, et la liturgie judaïque en a conservé l’image dans une prière que le jeune époux prononce le lendemain de son union avec une fille vierge. On y dit à Jehovah : « Sois béni, Yah, qui as placé » une noix dans le jardin d'Eden, la rose des vallées. L'étran- » ger ne doit pas dominer sur cette source cachetée; c’est pourquoi la biche des amours a conservé dans sa pureté la » semence sainte : elle n’a pas rompu le pacte (4). » C'est probablement aussi par erreur que les autres exégètes Y (1) Cependant Amara-Sinha, dans son Vocabulaire, p. 298, ligne 6, donne à Djäti les significations de naissance, jasmin, muscade, lignage, et nous venons de voir que Dydti désigne un arbre du Mérou, selon les Bouddhistes. La noix muscade des Rabbins serait donc indienne autant qu'hébraïque. (2) Voyez les textes cités par Beausobre , Histoire du Man ichéisme If, p- 461-2. (3) Strom., II, S 14, p. 554. Comparez le Paradis perdu du poète- théologien Milton , traduction de Delille, chant 9 , p. 193. (4) Voyez les notes de M. Cahen, jointes à sa version de la Bible, V, p. 167-8, et comparez Prov., V, 18; Cant. de Salomon, I, 1; IV, 12, VII, 7-8, ete. — À ce sujet remarquons que, par une singulière coïnci- dence , le mot hébreu Thank (ponctué Thénäh), fiquier, employé iei par da Genèse , est l'homonyme d'un autre nom hébreu Thank (ponctué Thânäk), occursus venereus. — 156 — désignent le bananier (4) pour le figuier d'Adam ; car, outre que cet arbre n'appartient pas au genre figuier, ses feuilles qui ont plusieurs coudées de long et de large, n'auraient pas eu besoin d’être cousues ensemble pour former des ceintures, selon la judicieuse remarque de M. Rædiger (2). La Genèse parle expressément d’un figuier. Or, si le plateau de Pamir n'offre pas de bananiers, en revanche les figuiers à larges feuilles n’y sont pas inconnus Aussi les Pourânas placent-ils le Nyagrôdha ou Ficus indica du côté de leur Outtara-Kourou , pays du Nord, de même qu'ils placent le Djambou dans le Bhératakanda , qui lui est opposé. En résulte-t-il nécessairement que le Djambou représente l'arbre de vie de la Genèse, en sorte que les Sémites auraient emprunté aux Bactro-Mèdes le mauvais arbre ct le bon aux Indiens ? Non, car les deux arbres, suivant la Genèse, étaient au milieu du jardin (3). 1} faut donc que le plateau de Pamir ait eu son arbre de vie, tout aussi bien que celui du Mérou. Il l’a eu, en effet, sous un nom zend , qui pourrait bien avoir été le Kadamba, puisque le Boundehesch pehlvi l’a raccourci en Khembé, en faisant remarquer qu'il croît dans l'Iran- Védj (4). Si celte conjecture est fondée, elle contribuera à expliquer pourquoi Jéhovah-Elohim posta les Chérubins à l'Orient, puisque c’est de ce côté de l’Iran-Védj ou du jardin d'Eden que s'élevait le Kadamba ou Nauclea orientalis, planté, bien entendu , dans la source Ardvi-Coûr, comme le Nyagrédha du Nord, le Plakcha de l'Ouest et le Djambou du Sud. On sait, du reste, qu'’outre ces arbres à fruits, les Brähmanes et les Mazdavacnas appelaient arbre (4) Milton l'a très bien décrit, Ubi Suprà , chant IX , p. 197. (2) Dans le Thesaur. ling. hebr. de Gesénius, p. 1490 B, (3) Genèse , H, 9 ; AIT , 22. 4) Zend-Avesta , H, p. 409. — 157 — de vie l'arbuste Cynanchum Viminale ou Asclepias Acida dont les branches broyées ou pilées à l’aide d’un mortier leur pro- curaient une espèce d’eau-de-vie , à la fois fortifiante et eni- vrante, liqueur qu'ils nommaient, ainsi que lParbre d’où ils l'extravaient, en sanscrit Séma et en zend Hama. Ils i'offraient dans les cérémonies religieuses les uns à leurs Dé- vas, les autres à leurs [zeds, pour les réjouir et perpétuer leur existence. Aussi les Indiens donnaient-ils a ce breu- vage sacré le nom d’Amritam ou d’Ambroisie, à la lettre qui est ou qui rend immortel (4). Mais ce n’est probablement point au jus exprimé de cet arbuste que la Genèse fait allusion, Elle annonce suflisamment que son arbre de vie portait des fruits comme son arbre de la connaissance ; que c'était à ces fruits que la vie interminable était attachée , comme dans les récits chinois , empruntés aux Aryas (2), et qu’il fallait empêé- cher Adam et Eve d'y atteindre avec la main, d'en manger et de vivre à toujours (5). C’est aussi d'arbres fruitiers que parle le Boundehesch des Perses, à propos de la chute de Meschia et Meschiané , séduits avec des fruits, comme Adam et Eve, par l’añcien serpent infernal (4). (1) Voyez sur tout cela le Ffémoire de M. Langlois sur le dieu Sôma , dans le Recueil de l'Acad. des Inscr., XIX, 2 partie, p. 326-60, passim. (2) Voyez Mém. concernant l'histoire ete. des Chinois, 1, p. 106-7. (3) Comparez Genèse , I,9, 16,17; LI, 1, 6 et 22. (4) Zend-Avesta, I, p. 378. — M. Lassen a montré dans son /nd. Alterth,, X, p. 519-20, d’abord que le nom zend Machya (Anquetil Mes- chia) ou Machyaka, et le nom gothique Mannisks sont des abréviations de Manouchya où Manouchyaka , homme, né de Manou, et ensuite que le Rig-Vêda emploie les mots Manouh et Manous, tantôt dans le sens d'homme en général, tantôt dans celui d'homme prototype, déifié comme l’Adam Çadmôn des Kabbalistes.— Pour les qualifications d’an- cien serpent infernal et d'ancienne couleuvre infernale ou de couleuvre venimeuse , données à Ahriman , voyez Zend-Avesta, TX, 2 part., p. 4119, 264, 305, 377 ; IT, p. 188, 198, 204, 261-5, 378, 416, etc, — 158 — Je ne dirai rien de ce serpent, si ce n’est que son nom hébreu Nékhach pourrait bien avoir quelque analogie, comme l'a peusé Von Bohlen (4), avec le non sanscrit Nâgah, désignaut à la fois et un serpent en général et un montagnard du Nord de l'Inde (2). Dans les Mythes-Pouräniques, ces Nâgis, hommes ou serpents, passent pour des êtres mer- veilleux , très-spirituels, très-rusés, toujours prêts à tendre des embüches à ceux qui ne sont pas de leur race ou de leur espèce. Les uns et les autres sont réputés posséder des facul- tés surnaturelles , entre autres, le pouvoir de se transformer à leur gré et de dominer sur les lacs, les rivières et les pluies, par réminiscence des serpents vèdiques, Vritra, Ah et leurs suppôts, les Panis, qui retenaient les eaux captives dans l’at- mosphère (5). Le nom de Nägas qu'on leur donne est équi- voque parce qu'il peut signifier montagnards ou rampants, mais il est éclairei par l'épithète d'Ouragas, qui les représente rampant sur le ventre , comme le serpent de la Genèse après la malédiction prononcée contre lui et contre Adam et Eve qu'il avait séduits. Ceux-ci, après leur expulsion du jardin de délices, se relirèreot à l'Orient d'Eden , non pas en dehors de cette ré- gion, mais dans sa partie orientale, où 1ls jouissaient encore, quoique dans le lointain, de la vue de ce jardin et même de (4) Die Genesis, sur I, 3. (2) Voyez sur ce peuple indo-seythe les recherches de M. Troyer dans la Râdja-Tarangini, NM, p. 310-6. (3) Voyez là dessus les éclaircissements de M. A. Maury, à propos d'Apollon et du serpent Python, Histoire des religions de la Grèce antique, X, p. 4130-42. — Joignez-y les observations de M*Troyer, wbt uprà, , p. 457-62, sur le culte des serpents dans l'Inde. — Notez en même temps que le Bouddhiste chinois Hiouen-Thsang appelle les grands amas d’eau Nägahradas, lacs des serpents ou des dragons. — 159 — celle de Jehovah (1}, car ce dieu y résidait en compagnie des Elohim, ou du moins venait s’y promener etconverser aveceux à la brise du soir, comme il avait fait avec Adam et Eve (2). Voilà pourquoi Jebovah a posté des Keroubim à l'orient du jardin d’Eden afin de garder le chemin de l’arbre de vie. C'est de ce côté en effet que nos premiers parents auraient pu ten- ter le retour. Dans mon systême, ceux-ci, en descendant les pentes orientales du plateau de Pamir, où résidaient les Elohim, ont dû tout naturellement se retirer dans le pays du Bolor ; situé au N.-E., pays rempli de sable et de pierres, où les champs rapportent fort peu (5), en un mot, pays propre à réaliser les menaces de Jehovah et à justifier les plaintes de Lamek (4), mais qui n'étant pas trop au-dessous du plateau de Pamir , pouvait suggérer aux exilés le désir de retourner sur leurs pas Cette interprétation me paraît confirmée par l’histoire de Caïn. Ce frère meurtrier d’Abel avait mérité un châtiment plus rigoureux que ses père et mère. Aussi fut-il privé à la fois et de la terre d'Eden et de la présence de Jehovah (5). il fut relégué dans le pays de Nod ou Noud, c'est-à-dire d’exil (6), situé à lorient d'Eden (qämth ädn), où il bâtit (1) Voyez Genèse, IV, 1-14. (2) Tbid., UT, 8-22.— Henry Lord, Histoire de la Religion des Banians, p. 5 de la trad. fr., dit que Brahmà, après avoir créé Manou et Çata- roupa, les béxit, leur ordonna de croître et de multiplier et les envoya vers l'Orient. Si la couleur de ce récit trahissait un peu moins son ori- gine judaïque où musulmane, j'en conclurais que les Hindous, en le faisant, se reportaient par la pensée au plateau de Pamir et au pays du Bolor. (3) Diction. géograph, univ., au mot Bolor. (4) Genèse, TI, 19, et V, 29. (5) Ibid., IV, 14-6. (6) Ibid. — Le radical sémitique Nowd « ètre vagabond, proscrit, exilé, » se retrouve en sanscrit avec le sens actif « repousser, pros- crire, éloigner, expulser. » — 160 — une ville qu'il appela soit Khanok où Hanok , soit Khenok ou Henok (hebr., Khnouk) du nom de son fils (4). Je suppose avec M. Bunsen (2), que l’auteur hébreu avait en vue la lisière du désert de Gobi où la carte de Brué marque une ville de Guinnak, par 57° latitude N. et 80° longitude 0. Ce pré- tendu désert lui-même était sans doute compris dans le do- maine des Caïnites, car le nom qu'on lui donne est assez im- propre , puisque, tout pierreux qu'on le dépeigne , il n’en est pas moins couvert de gras pâturages (3). Là, en effet, les descendants de Caïn, vu l'impropriété du sol pour les céréales, dûrent forcément ou renoncer à l’agriculture ou suppléer à son insuffisance par les ressources qu'ils tiraient dé leurs bestiaux, des arts mécaniques et industriels (4). L'adoption du plateau de Pamir pour la situation du pa- radis terrestre est plutôt confirmée que contredite par cette circonstance qu'après l'expulsion d'Adam et Eve Jehovah- (1) 161d.,,1V;, 17: (2) Outlines of the philosophy of universal history, M, p. 121. (3) Voyez W. F. A. Zimmermann, Le monde avant la création de l'homme, p. 348 de la trad. fr. (4) Von Bohlen, die Genesis, sur IV, 17, a cru retrouver le nom de Khanok, par KHheth dur, dans celui de la ville indienne de Kanyäkoudja (Kanodje où Kanoge), non loin de la rive gauche du Gange, par 27e de latitude N. et 77° de longitude O., et M. E. Renan, Hist. génér. des lang. sémit., 1, p. 453, trouve cette conjecture assez vraisemblable. Mais cette position ne pourrait cadrer avec le récit genésiaque que dans une hypothèse émise en passant par Wilford (Asiat. R. S. VI, p. 513) et consistant à placer le Gan-Eden dans les Soulaiman-Kôh , c’est-à- dire, comme l'explique l'auteur anglais , dans la forêt des Garoutman ou des aigles, nom qui rappelle celui de Gorotinan par lequel leslivres parses désignent le céleste Albordj, séjour d'Ormuzd, des Amschas- pands , des Izeds et des Ferouers. ( Voyez ci-dessus, p. 116, n. 2.) Je me borne à mentionner cette hypothèse et cette coïncidence aux- quelles Wilford lui-même ne s’est pas arrôté, parce qu'elles révèlent un système relativement moderne. = 160 — Elohim aposta des Keroubim à l'Orient du Gan-Eden et la flamme du glaive qui tourne pour garder le chemin de l'arbre de vie. J'aborde là une matière obscure, s'il en fut jamais, et nommée avec raison la croix des interprètes ; mais jy suis contraint par les exigences de mon sujet. Les Keroubim des Hébreux étaient des animaux fantastiques plus ou moins compliqués, dont on retrouve les analogues dans les religions des peuples voisins. [l semble que leurs formes devaient être aussi diverses que leurs fonctions. Les uas entouraient Jehovah ou soutenaient son trône céleste (4), les autres transportaient ce dieu dans les airs , soit sur leurs ailes , soit dans son char (2). D’autres trônaient en Éden sur la sainte montagne des Elohim, au milieu des pierres de feu de toute espèce , revêtus d’habillements magnifiques et réjouis sans cesse par le son des flûtes et des cymbales (3). D'autres, enfin , tels que les quatre vents du ciel, étaient préposés à la garde des quatre points cardinaux de l'horizon céleste (4). Nous n'avons à nous occuper spécialement que de ceux qui veillaient en sentinelles à la porte de l'Orient, en dehors du jardin @e délices. On pourrait d'abord être tenté avec M. Rædiger (5), de comparer ces derniers aux grands taureaux ailés à face hu- maine (6), exhumés récemment des ruines de Khorsabad ou (4) Ezéch., I, 4-5 ; 26-8, x, 1-5. (2) I Sam., xx1I, 10. Ps. xvint, 40. G) Ezéch., xxvIT, 13-6. (4) À Chron., 1x, 24 — Ezéch., xxxvII , 9, XL1T, 20 — Zachar, H, 6; L] VI, 5. (5) Dans le Thesaur. ling. hebr. de Gesénius, aux Addenda, p. 95 , sub voce Kroub. (6) Le prophète Ézéchiel, au chapitre x, 14, nomme face de Keroub ce qu'il appelle face de bœuf ou de taureau au ch. 1, 10.11 paraît que le premier mot signifie bæuf en Syriaque et en Chaldaïque. 11: — 162 — Ninive et décrits par MM. Botta (1), Layard (2) et Raven- shaw (3), espèces de sphinx assyriens, placés au nombre tantôt de deux et tantôt de quatre , aux deux côtés des portes d'entrée des temples et des palais , comme pour en défendre les approches. Mais ces colosses chérubiniques , qui ne sont point armés, semblent ne figurer sur ces beaux restes d’ar- chitecture ninivite qu’à titre d’ornementation , ainsi que l'a déjà remarqué M. E. Renan (4), ct quoiqu’ils paraissent y avoir été placés, comme les génies analogues des palais de Persépolis (5), en souvenir des Keroubim du Paradéças tra- ditionnel , il semble convenable de nous avancer davantage vers l'Orient, c’est-à-dire de retourner dans l'Asie centrale. Ce pays des fables, des fictions et des merveilles nous offre pour types présumés des Keroubim de la Genèse, ses fameux griffons, gardiens de l’or (6), soit chez les Dardes , soit chez les Arimaspes , car les livres indiens ne nous représentent pas ces animaux comme indigènes de l’Hindoustan, quoiqu’en (1) Voyez ses Monuments de Ninive, vol. 1%, avec les planches de M. Flandin. (2) Nineveh and its Remaïns, II, p. 464 et suiv. (3) Dans le Journ. of the royal asiat. society, XNT, p. 93. (4) Histoire générale des langues sémitiques, X, p. 460. (5) Pour ceux-ci, voyez Heeren et Tychsen dans les Ideen du premier, traduites en français par M. Suckau , I, 220-75 ; 257-692; 295-6, etIl, p.430-1, ou mieux MM. Creuzer et Guigniaut, Religions de l’antiqui- 16,1, p. 349, et 718-921, et IV, planche xvinr, n°5 118 et suiv. avec l’explic. p. 27-30. (6) C’est l'opinion de plusieurs savants d'Allemagne. Nous citerons, entre autres : 49 Hitzig, sur Isaïe, xxxvIt, 16; 2 Rædiger, dans l’En- cyclopédie de Ersch et Gruber, #2 verbo ; 3° Eicchorn, Einleitung in das alte Testament, 111, p. 80, édit. in-4°; 4° Von Bohlen, sur Genèse, In, 2% ; 3° Vatke, Bibl. Théolog. des A. T., p. 327 ; 6° Tuch, Kommentar über die Genesis, p. 96-7. Chez nous MM. E. Renan, Hist. génér. des langues sémitiques, 1, p. 160, et d'Eckstein, Journ. asiat., 5° série, vI, p. 484, aont du même sentiment. — 165 — ait dit Ctésias (1). Le mot Kroub (ponctué Keroub) n’a point sa racine dans les dialectes sémitiques (2). On ne la trouve que dans les langues aryennes. C’est le radicai vêdique Gribh, Grabh ou Garbh, « prendre, saisir, empoigner, » zend Gerew, Gerep, Géurv, d’où les Indiens et les Perses ont tiré le subs- tantif Garbha, Garwa ou Garewa, uterus, signifiant à la lettre « qui saisit le germe » ou qui concipit, comme on dirait en latin (5). Les Persans, à leur tour, en ont formé le qualificatif Garouf pour Garoubh « gryphon ou griffon. » C'est de là que les Grecs ont déduit leurs différents termes de ypoŸ, Gif yovros & grifflon » encore, de yvmos & à bec recourbé » ou «à nez aquilin » de ypéros €t de ysipos « filet de pêcheur. » Il va sans dire que le persan Garouf suppose un qualificatif zend Garouwa, venant du primitif griw (pour Gribh) par dé- veloppement des semi-voyelles » et w en ar et ouw (4). De là les formes sémitiques renforcées Æroub, Karoub, Keroub, répondant aux formes vêdiques Garbha, Gribha, Grabha et Grâbha (par à long), formes dont la première seule est restée (1) Lassen, Z2d. Alterth., 1, p. 604 et 647. (2) Le très-docte Gesénius, après d’autres, l'y 8 vainement cherchée. Voyez son Thesaur. ling. hebr., p. 710-114. (3) Voyez E. Burnouf, Yaçna, notes et éclaire., p. LXIV-vI. (4) Le caractère zend que E. Burnouf rend par w et auquel il donne la valeur de notre v, est presque toujours le remplaçant du bh sanscrit, (Yaçna, alphabet zend, p. LIv-vin). Quoiqu'il ne soit pas formé étymo- logiquement de deux 07 comme le v médial ordinaire, on conçoit que, dans la prononciation , il se fasse précéder d’un ov, attiré par son action, en d'autres termes, qu'il s’allonge en owv, lorsqu'il est immé- diatement précédé d'une consonne ; qu’ainsi Garva, pour Garbha, de- vienne Garouva, d'où : 1° le persan Garouf, par suppression de la dési- nence @ et renforcement du v ; 2e le sémitique Garoub, par permutation en à du v zend, lui-même substitut du #4 dévanägari, et 3° l’hébreu Karoub par renforcement de la gutturale , puis Æeroub, par adoucisse- ment de la bref en e très-bref ou Srheva ie — 164 — sans altération dans le sanserit classique , les autres ayant été adoucies en Grika « maison » Graha « éclipse » et Gréha « serpent aquatique » (1). Cette étymologie du mot sémitique Keroub me paraît pré- férable à celle qu’on a essayé de tirer du nom sanscrit Garouda, écrit avec un d cérébral, qui se change quel- quefois en r et même en ?, mais jamais en b ou 6. Il est vrai que Garouda étant pour Garout-vat ou Garout-ra ou Garout-la « qui a ou qui porte des ailes, » on aurait pu passer de Garout-vat à Garout-bat, Garout-ba, Garout-b, d'où Garoub, par ablation du # qui, à titre de consonne forte, ne pouvait plus subsister devant le b final , consonne faible, à moins de se changer en d pour faire Garoud-ba, qualificatif qui, à son tour, serait devenu Garoub chez les Sémites, en perdant son d radical et son a désinentiel, vu la difficulté d’ar- ticuler ensemble une dentale et une labiale à la fin d’un mot. Cependant , au fond , les Æeroubim hébraïques ne paraissent pas avoir correspondu aux Garoudas indiens, à ces génies fa- buleux, moitié hommes et moitié aigles, symboles vêdiques des plus hautes divinités (2). J'aimerais mieux, si l'on reje- tait le rapprochement étymologique de Garbha et de Keroub, recourir au mot sanscrit Carabhah, grec Kés+$os, qui, chez les [adiens, désigne , entre autres choses , un animal fabuleux à huit jambes, réputé habiter les montagnes neigeuses du N. de l'Inde (5). En effet, rien de plus facile à expliquer que le passage de Carabh à Keroub. Quoiqu'il en soit de ces étymologies , il résulte des ex- (1) Voyez le Glossarium sanscritun de Bopp, sur ces divers mots. (2) Sur tout cela, voyez les observations de M. le baron d’Eckstein, Journ. asiat., 5° série, vI, p. 380 et suiv., et p. 484-90. (3) Voyezle Diction. sanscrit. de Wilson ou le Glossar. sansc. de Bapp, in verbo — 165 — pressions de la Genèse que ses Keroubim ou gardiens extérieurs du jardin d'Éden, étaient , en quelque sorte, des gendarmes chargés de faire main basse sur les téméraires qui tenteraient d'en forcer l'entrée. Pour mieux effrayer ceux-ci, Jehovah y avait placé aussi la flamme du glaive tournoyant, c’est-à- dire le Tchakra aryen, ce disque flamboyant et dentelé, cé- lèbre dans la mythologie indienne et certainement connu des Médo-Perses, puisqu'ils avaient donné son nom à l’une des contrées créées par Ormuzd (1). Du reste, l’auteur hébreu ne nous dit pas si ce glaive flamboyant était unique ou mul- tiple; au premier cas, s’il se tenait tout seul dans les airs, ou s’il était porté par l’un des Keroubim seulement ; au second cas, s’il était aux mains de tous, chacun ayant le sien. Je vais passer succinctement en revue ces trois hypothèses. En m'arrêtant d’abord à la dernière, je trouve de suite un point de comparaison qui n’est pas à négliger. On a vu à la première section que, dès la période vêdique, les Aryas de l'Inde avaient établi successivement autour de l'horizon des dieux Lékapälas ou protecteurs, d’abord au nombre de quatre pour les quatre points cardinaux , puis au nombre de huit dont quatre pour les quatre points intermé- diaires (2). Ces quatre ou huit Lôkapälas étaient tous montéssur des animaux divers, aussi bien que leshuit Dikpatis planétaires oumaitres des huit régions qu’on leur adjoignit ou qu'on leur substitua dans la suite des temps, comme on peut le voir sur les planches des religions de l'antiquité (3). Or, dans le sys- tème des huit Lôkapälas, les trois premiers que l’on avait (1) Le pays de Tchakra, appelé Tchihrem par Firdoûsi, et aujourd’hui Tchark où Tcherk dans le Khoraçan. Voyez Lassen, Ind. Alterth., 1, p. 626, note 1 de la page précédente , et Anquetil, Zexd-Avesta, I, 2e partie, p. 269. (2) Ci-dessus, p. 23, 27 et 45-6. {3) Voyez entre autres, IV, pl. xv, fig. 83-99; pl. xvi-vir, fig. 93-9. — 166 — préposés aux régions orientales , étaient : 1.0 au S.-E. ou au levant d'hiver , Agni, monté sur un bélier ; 2.0 à VE, ou au levant équinoxial, Indra, porté par un éléphant, et 5.° au N.-E. ou au levant d'été, Roudra, assis sur un taureau ({). On les arma tous trois du terrible Tchakra qu'ils brandissaient comme un glaive et faisaient tourner comme une roue ; car le mot Tchakra signifie également cercle, orbe et roue. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que l’iconographie indienne ne met point cette arme circulaire dans les mains des éinq autres protecteurs des cinq autres régions célestes. La raison en est sans doute que les trois points de l'Orient, d'où viennent la lumière, la chaleur et la vie, étaient à la fois les plus importants et les plus accessibles en apparence, et que dès lors c'était ceux-là qu'il fallait défendre avec le plus de soin. Mais la seconde hypothèse, ceile d’un seul Keroub armé de la lame flamboyante est peut-être préférable. En effet, le texte ne porte point: « les Keroubim avec la flamme du glaive tournoyant, » ce qui supposerait qu'ils portaient tous une épée à la main droite, mais bien « les Keroubim et la flamme etc. », ce qui semble indiquer qu'un seul tenait cette arme, à titre de commandant de l’escadron. D'un autre côté, les Vêdas n'ad- mettaient d'abord que quatre Lôkapâlas préposés aux quatre poiatscardioaux seulement, et ayant chacun des compagnons d'armes sous leurs ordres (2). Nous serions ainsi amenés à (4) Relig. de l'antiq., IV, pl. XV, fig. 83-4 et 87, et pl. IE, fig. 18 ou pl. IV, fig. 24. (2) Ci-dessus, p. 23. — J'ai déjà rappelé ci-dessus, p. 153, que les Bouddhistes admettaient également avec les quatre Mahadvipas , quatre gardiens du monde ou quatre grands rois (Mahà-Ràdjas), rési- dant aux quatre points cardinaux du Mèrou, et régnant sur quatre classes de génies aériens. Mais les noms des uns et des autres ne sont pas les mêmes que chez les Pouränistes. En outre , au lieu du Brahmà central, ils placent au Zénith Indra, le roi des trente-trois dieux ou — 167 — comparer ce Keroub en chef au célèbre Garouda vêdique, ou homme-aigle , type du soleil levant, représenté comme ai- guisant son glaive (Ayoudham) et portant dans les mains tous les biens qu’il vient de ravir aux puissances infernales (1). Au surplus, la première hypothèse, celle d'un glaive unique se tenant tout seul dans les airs, n’est pas entièrement à dédaigner. Il est possible en effet que les Aryas et les Sémites aient considéré leur disque ou glaive flamboyant comme un symbole de puissance et de domination, représentatif de quelque génie supérieur et doué de force magique, témoin les roues d'Ezéchiel qui se tenaient auprès de ses quatre Keroubim (appelés par lui Æhayôth ou animaux), devant leurs quatre faces, et qui suivaient tous leurs mouvements, parce que l'esprit des animaux était dans les roues (2). Le rédacteur de la Genèse ne nous ayant rien dit ni du nombre ni des formes de ses Keroubim placés à lorient du jardin d'Eden , plusieurs exégètes, d'accord en ce point avec la tradition rabbinique , ont pensé qu'il y en avait quatre, comme au chariot symbolique d'Ézéchiel, et qu'ils avaient tous quatre les figures compliquées des animaux de ce pro- phète (3), savoir : les quatre faces ou de l’homme, du lion, Trayastrimçats. On peut consulter là-dessus soit le Lalita-Vistara, tra- duit par M. Foucaux, où les quatre gardiens figurent au moins vingt- quatre fois, soit le Lotus de la bonne loi, traduit par E. Burnouf, dans lequel ils jouent aussi un grand rôle. Ceci du reste n'empêche pas les Bouddhistes d'admettre en même temps huit points de l’espace, quatre cardinaux et quatre intermédiaires, par exemple, pour leurs seize Bouddhas qu'ils y disposent deux par deux. Voyez Lotus de la bonne loi, p.113 et 391, et ci-dessus, 1re section, p. 23, note 2. (1) Voir le texte du Séma-Véda, trad. de M. Benfey, p. 55, et le petit commentaire de M. le baron d’Eckstein, Journal asiat., 5.e série, VI, P. 485. (2) Ezéch. I, 15-21. (3) Voyez Bæhr, Symbolik des Mosaischen Cultus, 1, p. 311-2, 352-2. — 168 — du bœuf et de l’aigle (1), ou du bœuf, de l’homme, du lion et de l’aigle encore (2); car Ézéchiel , tout en désignant les mêmes faces , les présente dans deux ordres différents. D’au- tres interprètes, trouvant qu’il y avait du luxe dans les des- criptions de ce prophète, se sont bornés aux formes plus simples des quatre animaux de l'apocalypse (3), qui n'ont qu’une seule face, mais différente pour chacun d'eux, une face de lion pour le premier, une de veau ou de jeune bœuf pour le second, une d'homme pour le troisième et une d’aigle qui vole pour le dernier (4). Je ne vois rien qui s'oppose à l'admission du nombre quatre qui, chez les Juifs, figurait le monde, ainsi que M.Bæbr l’a sa- vamment démontré (5), et dans cette hypothèse, je serais porté à comparer le glaive tournoyant de la Genèse, non- seulement au Tchakra des Pourânistes, mais encore et sur- tout à l'Ophan ou roue d'Ézéchiel qui devient quatre roues emboîtées les unes dans les autres et placées devant ses quatre Keroubim à quatre faces (6); de sorte qu’en définitive, les Keroubim de la Genèse auraient eu chacun leur glaive tour- noyant, comme les Griffons égypto-grecs avaient chacun leur roue en avant d'eux (7). Toutefois, l’Asie centrale nous offre encore ici d’autres points de comparaison, d’après les récits Bouddhiques, soit dans les Gouhyakas ou cachés , gardiens des trésors de Kouvéra, ayant chacun à la main des foudres allumées, soit dans les Yakchas-Vadjra-Pânis, ou porte- (1) Ézéchiel , 1, 10. (2) Ibid, X , 14. (3) Voyez Gesénius, Thesaur. ling. hebr., p. 710 A. (4) Apocal., IV, 7. (5) Ubi Suprà, 1, p. 154-74. (6) Ézéchiel , 1, 15-6. (7) Voyez Religions de l'Antiquité, IV, pl. Lu, fig. 172. — 169 — foudre, compagnons de ce dieu septentrionnal des richesses (1. Mais revenons aux formes ou figures de ces êtres symboliques. On à vu à la première section que les quatre animaux pla- cés autour du Mérou servaient très-vraisemblablement de montures aux quatre Lôkapälas placés au-dessus d'eux (2) ; de telle sorte que, l'imagination aidant , il serait facile de ne faire de chaque cavalier et de son porteur qu'un seul et même personnage, une espèce de Keroub à face d'homme et à corps d'animal ou à face d'animal et à corps d'homme. Mais passons. On y a vu aussi que deux des quatre animaux cireum- mérouens sont le lion et le bœuf-taureau, formes que l’on retrouveet dans l’Apocalypse et dans Ézéchiel. Mais les autres, l'éléphant et le cheval, n’ont rien de commun avec l'aigle et l’homme de ces deux ouvrages. Du reste, les Pouränas et les livres bouddhiques ne font correspondre leurs animaux paradisiaques ni aux mêmes fleuves, ni aux mêmes points de l'horizon, quoiqu’en lés adoptant on ait eu la prétention de les rapporter, comme animaux distinctifs et caractéristiques, aux quatre contrées vers lesquelles se dirigent les quatre cours d’eau qu’ils sont censés produire. Ainsi , les Pouränistes nous présentent : à l’est l'éléphant pour le Tarim ; au sud le bœuf pour le Gange ; à l’ouest le cheval pour l’Oxus; et au nord le lion pour l’Faxarte (3). Les Bouddhistes au contraire placent au sud-est le bœuf pour le Gange ; au sud-ouest l’élé- phant pour l’Indus ; au nord-ouest le cheval pour l'Oxus, et au nord-est le lion pour le Tarîm (4). Ce n’est pas qu’en réa- lité ceux-ci adoptent pour l'orientation des quatre flancs du Mérou les quatre points intermédiaires , en place des quatre (1) Voyez le Lalita-Vistara de M. Foucaux, p. 72 et 210. (2) Ci-dessus, 1'e section, p. 46. (3) Ci-dessus, ibid., p. 39. (4) Ci-dessus, ibid., p. 31. — 170 — points cardinaux. C'est uniquement parce que , à la différence des Pouränistes, ils ont égard aux embouchures des quatre fleuves, au lieu de s’arrêter à leurs sources. On sait que les Tubétains, de leur côté , nomment et classent les quatre ani- maux dans l’ordre suivant : à l’est le cheval pour le Yarou- Dzangbo-Tchou ; au sud le paon (au lieu du bœuf) pour le Gange ; à l’ouest l'éléphant pour le Setledje, et au nord le lion (ou même le tigre) pour l'Indus supérieur où Sampo (1). On leur ättribue aussi une autre liste dans laquelie le cha- meau et le cerf sont substitués à l'éléphant et au lion (2). Nous ne trouvons là ni l’homme ni l'aigle qui nous manquent. Mais, eu revanche, les ruines de Persépolis nous offrent leurs analogues, et Moorkroft nous apprend que les quatre pavillons de l'édifice bâti dans une île sacrée du lac Sir-i-Koul sont encore ornés de têtes et de queues de Yaks ou de bœufs Tubé- tains (5), circonstances qui rappellent la face de bœuf et les pieds de veau des quatre Keroubim d'Ézéchiel (4). Il y a bien de l’apparence que ceux-ci ne figuraient pas les quatre vents du ciel ou les quatre points cardinaux de l’hori- zon. Le prophète se serait contenté, pour peindre ces derniers, de la comparaison employée par Zacharie, de quatre chars attelés de chevaux de quatre couleurs différentes , roux, noirs, blancs et cendrés (5), et par là il nous aurait rappelé les cou- leurs que les Indiens attribuent aux montagnes, aux animaux, aux lacs, aux fleuves et aux mers des quatre points cardinaux soit du Mêrou, soit du Djamboudvipa (6). La fonction prin- cipale des Æhayôth d'Ézéchiel consistait à soutenir l'étendue (1) Ci-dessus, ibid., p. 29-30. (2) Ci-dessus, ibid., p. 30. (3) Ci-dessus, 2 section, p. 71. (4) Ezéch., 1, 7, 10, etc. (5) Zacharie, NI, 1-8. (6) Cr-dessus, 1re section, p. 21-2. — 171 — céleste sur laqueile posait le Trôue-Chariot de Jéhovah (4). Il semble dès lors que leurs quatre faces de bœuf, de lion, d'aigle et d'homme se rapportaient aux quatre principaux signes du zodiaque en dodécatémories, appelés fixes et solides par les astrologues, parce qu'ils marquaient le milieu des quatre saisons de l’année, je veux dire au Taureau, au Lion, au Scorpion et au Verseau. On sait, en effet, que ce dernier signe était représenté par un homme qui verse de l’eau, et que, chez les Juifs, des raisons astrologiques avaient fait substituer au Scorpion, animal immonde, l'aigle ou Vultur volans qui se lève et se couche en même temps que ce signe (2). Sous ce rapport, Ézéchiel chaldaïse plus que l'auteur du Boun- dehesch ; car celui-ci se contente de prendre à la voûte céleste quatre astres visibles en même temps et de les placer en sen- tinelles aux quatre angles dé l'Hémisphère supérieur, savoir: Taschter, ou Sirius, gardien de l'Est et de la planète Mer- cure; Venand, le pied d’Orion (ou mieux Canopus), gardien du Sud et de la planète Jupiter; Satevis, ou l'œil austral du Taureau, gardien de l'Ouest et de la planète Vénus ; enfin Haftorang, où la grande Ourse, gardien du Nord et de la planète Mars (3). Toutefois 1l se rapproche du prophète juif (1) Ézéchiel , 1, 4-5, 22-8; X, 1, 13, etc. + (2) Cest le sentiment d'Aben-Ezra, dans Kircher, OŒEdipus Egyptia- eus, Il, pars 12, p. 20-22. — Ce Rabbin prétend que les douze tribus d’Is- raël avaient pour enseignes les douze constellations du zodiaque ; que, dans cette distribution, le Taureau avait été affecté à Éphraim (repré- sentant de Joseph), le Lion à Juda, le Céraste (pour le Scorpion) à Dan, et l'homme du Verseau à Ruben ; mais que la tribu de Dan ayant refusé de recevoir le serpent Céraste sur son drapeau, on avait remplacé celui- ci par l'aigle-volant. Il n’y a rien d'invraisemblable dans ce récit, saufles dates peut-être. Au surplus, voyez sur le Camp des Hébreux ou Kircher, Ubi Suprà, où Dupuis, Origine des Cultes , 1, p. 152-4 , et V, p. 4905, avec la note 151 de la p. 610, 2e édit. (3) Zend-Avesta, I, p.356, et Religions de l'Antiquité \, 2e part. = 1e — en ce qu'il donne trois corps à ses quatre astres surveillants (4), en place des quatre faces attribuées aux Keroubim Ézéchié- liens. Il résulte de toute cette discussion sur les quatre animaux du Mêrou indien , comparés à ceux du ciel hébraïque, que le prophète Ezéchiel et après lui l’auteur de l’Apocalypse pa- raissent avoir substitué aux quatre points cardinaux de l’ho- rizon non pas ceux de la sphère entière, ou de l'équateur, Esé, Ouest, Zénith et Nadir, mais bien ceux du zodiaque, ou de l'écliptique, je veux dire les quatre points où s'étaient opérés autrefois les équinoxes et les solstices, et qui, dès avant l'invention des dodécatémories , selon toute apparence, avaient eu pour signes caractéristiques le faureau et le scorpion, d’une part, le verseau et le lion, de l'autre, signes auxquels on aurait appliqué par analogie les noms d'Est et Ouest, de Sud et Nord ou de Nord et Sud; car on va voir que sur ces deux derniers points il y avait discordance entre les Grecs et les Indiens. Je ne me suis arrêté si longtemps sur ce sujet obscur que pour préparer lexamen d’un systêmé astronomique dont il faut bien que je m'occupe quelque temps, puisque son adop- tion entraînerait la ruine du mien. C’est par là d’ailleurs que je terminerai ces trop longues recherches. Les animaux circummérouens et bien d’autres se retrou- vèrent tout naturellement sur la sphère céleste des Indiens et des Perses à l’époque, indéterminée du reste, où ces peuples groupèrent les étoiles en constellations et les représentèrent par des êtres ou objets terrestres, en s’attachant surtout aux p. 718. — C’est à tort que Bailly (Histoire de l'Astron. anc., p. 480-1) et Dupuis après lui (Orig. des Cultes, passim, et Mém. explic. du zodiaque chronologique et mythologique, p. 48-9), y ont voulu voir les quatre an- ciens signes des équinoxes et des solstices. (1) Zend-Avesta , I, p. 359. 27 ou 28 astérismes du zodiaque lunaire, beaucoup plus an- cien chez eux que le zodiaque solaire en douze signes (1). En effet, le Mêrou et l’Albordj embrassant les trois mondes du ciel, de l'atmosphère et de la terre, et ceux-ci étant à leur tour divisés chacun en quatre régions principales, on conçoit sans peine que les quatre gardiens des quatre points cardinaux s'étendent de la terre au firmament. On conçoit aussi que la source unique, Ardouissour ou Gangä , et les quatres fleuves qui en découlent, soient réputés arroser successivement et les trois mondes et les quatre régions de chacun d'eux, soit qu’on les fasse descendre du ciel sur la terre, soit qu'on les fasse remonter de la terre au ciel. De là l’idée de reporter dans P'Empyrée le paradis terrestre avec tous ses accessoires. De toute antiquité, les peuples de l'Asie se représentaient la voûte bleue du firmament comme un jardin de délices , tapisté d’étoiles brillantes où de pierres de feu , ainsi que les nomme un prophète juif (2), image pittoresque que M. A. de Humboldt a retrouvée dans un poète grec inconnu, cité par Hésychius (3). Rien de plus naturel, en effet, que de com- parer les étoiles aux pierres précieuses qui jonchaient le jardin de Kouvéra, le dieu du nord et des richesses, ainsi que les grands astres aux gardiens de ses trésors dans la bien- (1) Cest l'opinion qui prévaut anjourd’hui dans la science. Voyez Colebrooke, Miscellan. Essays, U, p. 447-50, et Lassen, /nd.-Alterth., IE, p. 1121-30. Cependant voyez ci-après, p. 176-7, en notes. (2) Ezéchiel, XXNII, 14. (3) Cosmos, I, p. 459, note 92. — Le Xosros Ovpaveu du poète grec (en vieux français Cortil du ciel), serait en sanscrit Varounasya-Oudy- nam, le jardin de Varouna, dieu du ciel étoilé. Comparez d’ailleurs le Gn Ihouh de la Genèse, XIII, 10, et d’Isaïe, LI, 3. — J'ai cité le mot Cortil, resté en picard, paree que M. A. de Humboldt a oublié de le joindre aux nombreuses dénominations indo-germaniques qu’il a rap- prochées du nom grec Xopros dans la note à laquelle je renvoie. — 174 — heureuse ville d'Alakd, c'est-à-dire de Khôtan , sa capitale, selon Hiouen-Thsang (1). Comme l'éclat des montagnes nei- geuses se méêlait à l’azur des espaces éthérés et se fondait avec lui dans l'éloignement du paysage, le paradis des dieux paraissait se confondre avec celui des premiers hommes, et, pour exprimer cetle notion vague , on avait imaginé la déno- mination sanscrite de Svargabhoumi « terre céleste. » L'auteur du livre de l'Origine des cultes en a conclu que c'était au ciel , et non sur la terre, comme il l'avait écrit lui- même (2), après beaucoup d’autres, qu'il fallait chercher les paradis terrestres des Indiens, des Chinois, des Mongols, des Perses et des Hébreux (3). D'abord, il confond la source céleste non plus avec la voie lactée, à l'exemple des Indiens (4), mais avec la bande zodiacale, à l'exemple des Chinois qui nomment celle-ci la fontaine jaune ou le chemin jaune (5). Il prend ensuite les quatre fleuves paradisiaques pour les colures des équinoxes et des solstices qui se coupent sous un angle droit et fixent les quatre points de l'orbite du soleil, en partageant le zodiaque en quatre segments de trois signes chacun et l’année en quatre saisons, chacune de trois mois. Enfin il voit dans les quatre animaux indiens du mont Mêrou des constellations identiques ou équivalentes aux quatre signes zodiacaux du taureau , du lion, du scorpion et du verseau (1) Hiouen-Thsang, X, p. 279.— Ce rapprochement qui m'avait échappé d'abord, prouve que l’Outtara-Kourou des livres indiens ne dépassait pas la petite Boukharie, comme je l'ai dit ci-dessus, sect. I, p. 36, après M. A. de Humboldt. (2) Dans son Origine de tous les cultes, V, 22 et suiv, 2.° édit. (3) Voyez son Mémoire explicatif du zodiaque chronologique et my- thologique, note 9, p. 129-355, Paris, 1806, in-4°. (4) Ci-dessus, 1." section, p. 21. {5) Mémoires concernant ces Cluinois, T, p. 106-8. qui, selon lui, auraient marqué autrefois les équinoxes et les solstices (1). Dupuis avait préludé à ce système dans son grand ouvrage où il avait comparé le jardin d’'Eden à l’antre mitariaque, représentatif de la sphère céleste; et Volney, son copiste habituel, n’a pas manqué de suivre son exemple. Ces deux écrivains systématiques assimilent le Gan-Eden de la Genèse au jardin d'Ormuzd planté dans le ciel d'été. Ils casent les deux arbres, l’un couvert de feuilles verdoyantes, dans le taureau printanier , l’autre chargé de fruits , beaux à voir et bons à manger, dans le scorpion automnal. A l'égard des Ché- rubins , ils les réduisent à un seul qui serait, suivant eux À 3 l'astérisme de Persée, génie ailé, brandissant un glaive, et nommé Keloub par les Arabes. [ls supposent que les Chaldéens et les Perses fixaient l’entrée de nos premiers parents dans le jardin d'Eden au commencement du printemps, vers le malin , à l’époque de l’année où le soleil passait du bélier (1) Voyez le Mémoire explicatif ci-dessus cité. — On sait que cet auteur fait remonter l'invention du zodiaque en Égypte à l'époque très- reculée où la Balance aurait marqué l’équinoxe du printemps, le Capri- corne le solstice d'été, l'Agneau l’équinoxe d'automne et le Cancer le solstice d'hiver, hypothèse insoutenable, et aujourd’hui abandonnée par tout le monde. M. Ideler qui attribue cette invention aux Chaldéens, en fixe la date au vu. siècle avant notre ère (voyez son mémoire Uber den ursprung der Thierkreises dans les dissert. de l’acad. royale des seiences de Berlin, année 1838, p. 17 et suiv. — M. Guigniaut, dansles Religions de l'antiquité, II, 3.° partie, p. 904, n.° 5, adopte cette opinion ; mais si elle est fondée quant à la date, comme elle parait l'être quant à l’origine, ne s'expose-t-on pas à considérer comme interpolé le récit genésiaque d’uu songe de Joseph sur le soleil, la lune et onze étoiles qui se prosternaient devant lui; récit qui a fait dire à Jacob : «Que » veut--dire ce songe que tu as eu? Faudra-t-il que nous venions, » moi, ta mère et les frères, nous prosterner en terre devant toi? » (Gen. XXXVII, 9-10). — 176 — dans le taureau, et leur sortie de ce jardin après leur chute, au commencement de l’automne, vers le soir, à l’époque de l’année où le grand astre passait de la balance dans iv scorpion. Ils conjecturent en conséquence que ces peuples , par une belle soirée d’automne, voyaient se lever à l'Orient, entre autres astérismes, le Keloub ou Keroub Persée, armé de son épée flamboyante, en même temps qu'ils voyaient se. coucher à l'occident le serpent d'Ophiucus entraînant dans sa chute le Bootes et la Vierge, c’est-à-dire Adam et Eve, ou Meschia et Meschiané (1). Ces deux explications astrologiques semblent spécieuses au premier abord ; mais pour peu qu’on les envisage de plus près, on ne tarde pas à s’apercevoir qu'elles ne peuvent sou- tenir l’examen. D'abord la seconde pèche relativement aux deux arbres, puisque , suivant la Genèse, ils étaient plantés tous deux au milieu du jardin et non à deux de ses quatre côtés. Elle pèche aussi quant aux Chérubins placés à l'Orient, puisque la Genèse se sert du pluriel Keroubim et non du singulier Ke- roub. Elle pèche enfin à l'égard d'Adam et Eve, puisque l’au- teur sacré fait clairement entendre qu'après leur expulsion du jardin de délices les deux exilés se retirèrent à l'Orient, et non pas à l'Occident. Mais elle pèche surtout pour la Perse et pour l'Inde par l'emploi qu'elle fait de constellations figu- rées à la manière des Chaldéens, des Egyptiens ou des Grecs, comme on voudra, quoique leur usage paraisse ne s'être introduit dans ces deux contrées qu'à des époques relati- vement modernes (2). (1) On peut consulter, pour les développements, ou l'Origine des Cultes, V, p. 71-5, ou les Œuvres de Volney, IV, p. 181-9. (2) M. Erard Mollien, dans ses Recherches ci-après citées sur le Zodiaque indien qu'il croit originaire de l'Inde et transmis en Grèce par Ce dernier vice affecte plus spécialement la première expli- cation. En effet , celle-ci s'appuie moins sur le zodiaque lu- naire en 27 ou 98 astérismes que sur le zodiaque solaire en 12 signes, beaucoup plus récent que l’autre dans l’astro- nomie indienne (1). En outre, l’auteur oublie ou paraît igno- rer que les Chinois, les Perses et les Indiens auxquels il recourt ici successivement, n’appliquaient pas aux mêmes divisions des deux zodiaques les noms des points cardinaux de l'horizon, E. S. 0. N.; qu'il y avait entre eux d'assez grandes différences, provenant d'ailleurs de l'arbitraire qui préside à cette application ; qu’ainsi, pour ne citer que le zodiaque solaire , le point E. commençait chez les premiers à la Vierge ; chez les seconds au Cancer, et chez les derniers au Bélier , et ainsi des trois autres points (2); que, d’un autre l'entremise de la Chaldée, conclut à la p.276 quater que le zodiaque en 12 signes n’a jamais été autre chose chez les Indiens que la division de l'écliptique en 12 régions , qui n'étaient pas affectées à des constel- lations portant les noms de ces signes, mais que les Nakchatras (asté- rismes du zodiaque lunaire) occupèrent successivement par l'effet de la précession des équinoxes. Il termine en disant que, selon lui, les Nakchatras sont les seules constellations des Indiens. (1) L'opinion de M. Schlegel qui revendiquait en faveur des Indiens et l'invention du zodiaque en dodécatémories et son usage chez eux au temps de la rédaction des lois de Manou, est aujourd’hui aban- donnée, quoique M. Erard Mollien, dans une dissertation spéciale, insérée au Recueil de l’acad. des inscr., parmi les Mémoires présentés par divers savants, 1." série, IT, p. 239-76 quater, ait essayé tout ré- cemment de montrer comment ce zodiaque se serait formé dans l'Inde au xI.° ou même au xI1.f siècle ayant notre ère , à l’aide du zodiaque lunaire qui y daterait au moins du xv.® siècle, Je dois dire pourtant que M. Wilson (Rig-Véda, W, p. 130, en note) ne paraît pas écarter le sys- tème de M. Mollien. (2) On peut consulter là-dessus, savoir : pour les Chinois, ou le Mémoire de Deguignes sur l’origine du zodiaque (dans l’anc. recueil de l’acad. des inscriptions, XVIT, p. 411-20) ou l'Uranographie mongole d'A. 12. = A8 — côté, les Hindous donnent aux tropiques des dénominations inverses des nôtres ; qu'ils appellent sentier austral ou point Sud , et sentier boréal ou point Nord les tropiques d'été et d'hiver, nommés chez nous tropique boréal ou point Nord et tropique austral ou point Sud, parce que nous avons égard aux lieux d'arrivée du soleil dans le N. ou dans le S., tandis que les Hindous considèrent ses lieux de départ pour le S. ou pour le N. Dupuis n’a tenu aucun compte de ces diver- gences (1). De là ses vaines tentatives pour retrouver sur la sphère les quatre animaux et les quatre côtés du mont Mérou (2). Prenons d’abord la distribution des Brähmanes. Nous v verrons , à la vérité, leur taureau du S. et leur lion du N, casés dans leur zodiaque lunaire l’un sous un astérisme répon- dant à la fin du lion et au commencement de la Vierge dans Rémusat (dans ses premiers Mélanges asiat., p. 222-34) ; 2.° pour les Perses , le Mémoire explicatif de Dupuis, p. 32-3, et 3.° pour les Indiens, soit le zodiaque rapporté de l'Inde par John Call et publié en France par Court de Gébelin dans son Histoire du calendrier, p. 67, soit les deux zodiaques de Chellabaram et de Trichinapaly publiés par M. Erard Mollien, Ubi Suprà, PI. n.°2, et PI, n.° 4. — Ces trois zodiaques offrent les douze signes distribués trois par trois, ceux du printemps et de l'automne à l'E. et à l'O. et ceux de l'été et de l'hiver au$. et au N. — Le P. Souciet (Observations, ete., IT, p. 33), attribue le même arrangement aux Chinois pour leurs douze lunes de l’année.— Les zodiaques indiens publiés soit dans les Recherch. asiat., , p. 334 de la traduction franc., soit dans les Relig. de l’Antiq., IV, pl. XVU, fig. 94, sentent l'influence grecque ; car les trois signes de l'été y sont au N. et les trois de l'hiver aus. (1) Voyez, par exemple, la confusion dans laquelle il tombe à ce propos, en mêlant les indications du Boundehesch avec celles des astro- nomes Indiens , Mém. explicatif, p. 32-8. (2) Voyez le même Mémoire explicatif , p. 129-32. C’est-là surtout que l’auteur a mêlé et confondu des documents de provenance et de significations très-diverses. — 179 — le zodiaque solaire, côté méridional selon les Indiens, et l’autre sous un astérisme répondant à la fin du verseau et au com- mencement des poissons, côté septentrional suivant lesmêmes. Mais, en revanche, leur éléphant de l'E. et leur cheval de l'O. figurent tous deux dans le même zodiaque lunaire sous des astérismes qui répondent au bélier du zodiaque solaire, tandis que le premier devrait répondre au taureau, côté oriental , et le second au scorpion , côté occidental du même zodiaque. Si maintenant nous passons à la classification des Boud- dhistes, nous remarquerons tout de suite que leur bœuf- taureau de l'E. et leur lion du nord ne figurent aux deux places indiquées que sur le zodiaque solaire des Grecs où le lion est réputé septentrional. On sait que c’est le contraire chez les Hindous. On vient de voir que sur le zodiaque lunaire de ceux-ci, le taureau siége au côté S. entre le lion et la Vierge du zodiaque solaire, position qui ne convient pas ici. Quant au lion du même zodiaque lunaire, sa situation est plus convenable, puisqu'elle est au côté N .des Indiens entre le verseau et les poissons. Mais les deux autres animaux cir- cummérouens des Bouddhistes, le cheval de l'O. et l'éléphant duS., sont casés tous deux dans le zodiaque lunaire sous deux astérismes répondant au bélier. 11 en faudrait un à un asté- risme opposé répondant à la balance, supposé d’ailleurs que la balance et le bélier du zodiaque solaire, nouveaux signes des équinoxes, pussent remplacer les anciens signes de Dupuis, le scorpion et le taureau, dans un système où l'on adopte pour anciens signes des solstices le verseau et le lion, en place des nouveaux, le capricorne et le cancer. Les mêmes observations s'appliqueraient également aux animaux circummérouens des Tubétains, lesquels sont le cheval à l’est ; le paon , en place du bœuf, au sud ; l'éléphant 12* — 180 — à l'ouest , et le lion au nord (1). En effet , si le premier et le dernier peuvent convenir jusqu'à un certain point comme répondant l’un à une partie du bélier et l’autre à une partie du verseau, le second et le troisième ne conviennent plus, puisqu'ils répondent tous deux à d’autres parties du même bélier. Quant au chameau et au cerf ou au tigre, que les Tubétains substituent quelquefois l’un à l'éléphant et les deux autres au lion {2), le premier ne figure pas sur les sphères orientales (5), et le second et le troisième y sont casés sous des astérismes répondant au scorpion et à la balance , côté ouest , au lieu du côté nord. Vainement, pour sortir d’embarras, le docte mythologue a-1-il recours à sa théorie favorite des Paranatellons, c'est-à- dire des étoiles qui contrastent par leur lever ou par leur coucher avec d’autres qu’elles remplacent quelquefois dans les mythes astronomiques. Cette méthode, malgré son élas- ticité merveilleuse, ne se prête pas ici à ses vues. Elle n'au- rait pu être employée avec quelque apparence de succès qu’autant que les quatre animaux cireummérouens auraient tous été casés au ciel sous des astérismes opposés aux points qu'ils occupent autour du Mêrou. Il serait ridicule, en effet, de prétendre que, de quatre astérismes placés deux par deux à deux côtés différents de la sphère, deux doivent rester à leurs places respectives et deux autres être reportés aux côtés opposés , le tout à l'effet d'obtenir les quatre points cardi- naux. C'est pourtant ce qu’il faudrait admettre dans la circonstance. J'avoue , du reste, que l’on pourrait être tenté de voir les (1) Ci-dessus, 1"€ sect., p. 29-30, et 4.e sect., p. 169-70. (2) Ci-dessus, p. 30 et 170. (3) Je ne le trouve que dans la sphère égyptienne des Décans, Ori gine des Cultes, NIT, p. 84, 88-9. nn quatre animaux circummérouens des Pouränistes dans la lionne, la jument , la vache et l'éléphant femelle qui figurent sous divers astérismes lunaires répondant au capricorne, au verseau et aux poissons , si leur sexe ne s’y opposail. Je con- viens aussi que, parmi les formes compliquées des 56 décans de la sphère indienne, on remarque , d’une part, deux Çara- bhas, répondant l’un au troisième décan du Taureau et l’au- tre au premier du Cancer, et, d’autre part, un Garouda, répondant au second décan des Gémeaux (1). Je confesse éga- lement que la sphère céleste des Mongols, moitié indienne, moilié chinoise, nous présente les quatre fleuves paradi- siaques des Chinois réunis sous un astérisme lunaire répon- dant à une partie des Gémeaux, où ils figurent sous le nom commun de See-Tou, les quatre canaux , titre par lequel les lettrés de la Chine désignent leurs quatre fleuves sacrés, le Yang-Tseu-Kiang, le Tsi, le Hoai et le Ho-ang-ho (2). Je reconnais, enfin, que la même sphère nous offre encore les quatre fleuves, non plus réunis, mais séparés, savoir : deux sous le nom commun de fleuves du ciel (en place de fleuve de l’est pour l’un et de fleuve de l’ouest pour l’autre), corres- pondant le premier au Scorpion et le second au Taureau, et deux sous les noms de fleuve du Nord et fleuve du Sud, cor- respondant l’un aux Gémeaux et l’autre à Procyon (3). S'il v manque le jardin de délices et le premier homme qui l’ha- bite, en revanche ceux-ci paraissent se retrouver sur la sphère indienne d'Aben-Ezra au premier décan des Gé- meaux (4). Mais que prouvent ici toutes ces inventions postiches? 1) Colebrooke , Miscell. Essays, IH, p. 365-6. 3) Id., Ubi Suprà , 1, p. 225 et 233-5. \ (2) Abel Rémusat , Mélanges asiatiques, 1, p. 235 , n° 9 ( (4) Voyez Origine des Cultes, VIE, p. 56. — 52 — St Dupuis s'était rappelé alors les quatre fleuves et les quatre lacs du Tartare décrits par Platon d'après une fable étrangère (1), et si, en même temps, il avait connu les quatre génies funèbres à têtes d'animaux que Champollion-le-Jeune a le premier découverts dans l’Amenti égyptien (2), il aurait pu placer les quatre fleuves paradisiaques et les quatre ani- maux symboliques dans l'hémisphère inférieur tout aussi fa- cilement que dans l'hémisphère supérieur. Les quatre génies orientés de l’Amenti formaient sans doute le pendant des qua- tre dieux célestes également à têtes d'animaux que les prêtres de l'Égypte promenaient dans leurs processions publiques, comme représentants des solstices et des équinoxes, au rap- port de saint Clément d'Alexandrie (3); car ces mêmes gé- nies symboliques reparaissent dans les tableaux de la déesse ciel ou Tetpé, comme gardiens des quatre courants de l'Océan céleste, en d’autres termes, des quatre points cardinaux du cie} (4), ainsi mis en rapport avec ceux du Nil infernal dont les ondes vivifiantes étaient offertes aux âmes dans le monde souterrain , comme l’a très-bien vu M. Guigniaut (5). Quant (1) Œuvres de Platon, traduction de M. Cousin, 1, p. 308-192. (2) Voyez son Diction. hiérogl., p.355, et les Relig. de l'Antiquité, par M. Guigniaut, I, 29 part., p. 819 et 890-1; IV, pl. xv, fig. 181-2; xvi, fig. 184 et xvir, fig. 190, avec les explications, p. 60, 66, 78 et 85. — Voyez aussi les deux Nofices des monuments égyptiens exposés au Musée du Louvre, par M. le vicomte Emmanuel de Rougé , membre de lInsti- tut, 1e notice (1852), p. 110-2 ; 2€ notice (1855), p. 114. (3) Strom , V, 7, p. 671 avec les explications ou corrections de M. Gui- gniaut , Ubi Suprà , p. 866-7.—Rosellini, dans ses Monument civili, M, p. 469, y voyail uniquement les génies des quatre points de l'horizon. (4) Relig. de l'Antiq., L, ® part., p. 866, avec les notes 2 et 3. (5) 1bid., IV, p. 60, explication de la pl. xv, n° 181. — Depuis la pu- blication de ce grand ouvrage, M. le vicomte Emmanuel de Rougé et M. Biot, d'après lui, ont trouvé que les Égyptiens casaient ces quatre chefs, fils d'Osiris, parmi les constellations après celle de la grande — 185 — aux quatre fleuves et aux quatre lacs du Tartare , ils sont d'origine aryenne plutôt qu'égyptiaque, car les descriptions de Socrate nous rappellent l'Inde, bien mieux que l'Égypte. Telles sont, entre autres, ses trois terres céleste, tellurique et infernale , ses quatre fleuves qui traversent quatre lacs sans y mêler leurs ondes, et les divers circuits que font les deux . derniers autour du Tartare (1). Ce n’est pas du reste que les rapprochements de Dupuis soient dénués de tout fondement. Il est certain que les Perses et les Indiens confondaient souvent leurs paradis terrestres avec les célestes paradis de leurs grandes divinités, de même qu'Ézéchiel et saint Jean après lui confondent la Jérusalem renouvelée avec la Jérusalem céleste, bâtie en carré sur une haute montagne. On sait que ces auteurs sacrés voient dans leur ville sainte un fleuve unique, sortant du trône de Dieu, l’arbre de vie ou des arbres de vie plantés sur ses deux rives et portant douze fruits salutaires, un pour chaque mois, douze portes percées dans le mur d’enceinte.et douze fondements ornés de douze pierres précieuses , ete. (2); en sorte que les quatre animaux placés autour de ce trône ont tout l’air d’être ceux d'où s’échappent les quatre fleuves paradisiaques, à l'exemple des quatre petits cours d’eau qui étaient censés Ourse , appelée la cuisse (Khopisch) du ciel boréal. Voyez Journal des Savants de 1855, p. 467-8, note 1. (1) Socrate, dans Platon, Ubr Suprà, ne désigne nominativement que deux lacs, quoiqu'au fond il en suppose quatre. Son second fleuve , lAchéron, qui traverse des lieux déserts et s'enfonce sous la terre pour reparaître ensuite et se jeter dans le marais achérusiade , fait son ger à la fable chinoise du Tarim devenant le Ho-ang-Ho (ci-dessus, sect. 1, p. 32). Quant aux troisième et quatrième fleuves, le Puriflégéton et le Cocyte, qui font plusieurs fois le tour du Tartare, ils rappellent et le Sindhoù des Bouddhistes et la Gangä des Brähmanes faisant sept fois le tour du Mêrou (ci-dessus, sect. 1, p. 19 et 52). (2) Ezéch., XLVII et XLVIIT, passim.—Apoacal., XXI et XXII, passim — 184 — sortir du temple de la terrestre Jérusalem pour arroser les quatre quartiers de cette ville, ainsi qu'on l’a vu à la sec- tion 5° (1). Mais en remontant à l’origine du récit genésiaque, on s'aperçoit bientôt que les analogies signalées par le docte mythologue ne reposent que sur des fictions posthumes. La vérité est que, pour la partie topographique, les anciens avaient généralement fait le ciel à l’image de la terre, et l'enfer à l’image du ciel. De là un Eden céleste, puis un Eden infernal, formés successivement sur le modèle du terrestre Eden avec ses principaux accessoires. L'un fut d’abord placé dans l'hémisphère supérieur, soit au pôle-nord , séjour des dieux et des justes, soit dans la partie orientale de la sphère, je veux dire dans celle d’où le soleil, en se levant, ramène la lumière , la chaleur et la vie. L'autre , à son tour, fut relégué d'abord (et durant bien des siècles) dans les entrailles de la terre, puis, quand la sphéricité du ciel fut bien connue (2), dans l'hémisphère inférieur, soit au pôle-sud, demeure des démons et des réprouvés, soit dans la partie occidentale du monde , dans celle d’où nous viennent, après le coucher du grand astre, les ténèbres, le froid et la mort. En effet , les Aryas avaient adopté le nord pour les habitants du ciel, et le sud pour ceux de l'enfer, tandis que les Égyptiens et les Grecs avaient fait choix de l’est pour les uns et de l’ouest pour les autres. Quant aux Sémites, ils paraissent avoir par- tagé sur ces deux points les vues des Aryas, pnisque, d’un (1) Ci-dessus, p. 105. (2) La distinction des deux Hémisphères célestes et de leurs habi- tants est clairement indiquée chez les Indiens par ce texte du Vichnou- Pourâna, p. 209. « Les dieux dans le ciel sont vus par les habitants de » l'enfer, parce que ceux-ci ont la téte en bas, tandis que les dieux dont » les regards sont tournés en bas, voient les souffrances des habitants » de l'enfer. » — Comparez dans Saint-Luc, XNI, 23-31, la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche, et revoyez ci-dessus, sect. 1, p. 35. — 185 — côté, Isaïe place les Elohim supérieurs au côté du Septentrion où résidaient les sept Æékabim des Chaldéens , les sept Am- schaspands des Perses et les sept Richis des Indiens (4), et que , de l’autre, le psalmiste demande à Jéhovah de le déli- vrer du démon du midi /2), côté du ciel où la secte persane des Manichéens continua de placer l'empire du mauvais prin- cipe (5). On conçoit dès lors que les fleuves et les animaux paradi- siaques aient été reportés successivement dans les deux Hé- misphères supérieur et inférieur. La chose était d'autant plus naturelle chez les Arvas de l’Inde et de la Perse que leur mont sacré (Mêrou ou Albordj) était réputé embrasser et réu- nir les trois mondes, en sorte que la source divine qui en découlait (Gangà ou Ardouissour) pouvait s’y diviser en qua- tre canaux dans le ciel et dans l’enfer, tout aussi bien que sur la terre. Dans tous les cas, il est évident que les peuples qui ont placé quatre fleuves , soit au ciel, soit dans l'enfer, soit dans les deux à la fois, en ont emprunté les noms à ceux de la terre, En cela , ils n’ont point cherché à nous donner le change, comme le suppose Dupuis (4) ; ils ont au contraire voulu nous en indiquer l'origine terrestre. Ils espéraient re- voir dans le monde à venir les cours d’eau qu'ils avaient fré- quentés dans le monde actuel , et ils les ont reportés de celui- ei dans celui-là. Voilà tout. Si plus tard leurs prêtres ont fait descendre ces fleuves favoris, soit de la voie lactée au pôle-nord , soit de la bande zodiacale aux quatre points d’in- tersection des colures, ce n’a été que pour les rendre plus (1) Voyez ci-dessus, introduction , p. 6-7. (2)EPS PXC 16: (3) Beausobre , Histoire du Manichéisme, KL, p. 298. — Dupuis, Ori gine des Cultes, V, p. 547, note 9. (4) Mémoire explicatif, ete., p. 132. — 186 — sacrés aux yeux des croyants. Au surplus, les livres des Perses et des Indiens nous expliquent cette fiction sacrée lorsqu'ils racontent, les uns que les morts ressusciteront par la vertu des eaux de la source divine Ardeuïssour (1), et les autres que celles de la céleste Gangà ont déjà ressuscité les soixante mille fils de Sagara, lors de la descente de la déesse sur la terre (2). (1) Zend-Avesta, IL, p. 384, 399 , 404. (2) Voyez ci-dessus, sect. 1, p. 11, note 5, l'indication des ouvrages contenant l'analyse du Gangävataram. RESUMÉ ET CONCLUSION. Je crois avoir suflisamment établi dans le cours de ce mé- moire (À) : 1° Que les traditions sémitiques, ou mieux sémitico-kha- mitiques , s'accordent avec les traditions aryennes pour placer le berceau de l’espèce humaine au nord de l'Inde, c’est-à- dire dans une contrée orientale par rapport aux Sémites, échelonnés en Asie depuis la Médie-Atropatène jusqu’à la méditerranée (2); : 2° Que cette région fut d’abord conçue comme étant iden- tique à celle sur les montagnes de laquelle s'était arrêtée, après le déluge , l’arche de Noé, de Xisuthrus et de Manou- Vâivasvata (3); 9 Que, par suite du déplacement des peuples et de leurs migrations de l’est au sud et à l’ouest de la mer Caspienne, la montagne diluvienne fut reportée successivement dans les monts Hindou-Kouch, Soulaiman-Kôh , Damavend , Elbours, Gordyéens, Ararat et Caucase, avec changement de son nom aryen en nom sémitique (4); ko Que les mêmes causes ayant agi sur la conception du séjour primitif de l'humanité après la création, ce séjour se trouva finalement transporté de l’Asie centrale dans la grande (1) Au besoin, ce résumé pourra servir de table analytique des ma- tières pour les principaux points traités , discutés ou exposés dans les quatre sections qui précèdent. (2) Gi-dessus, p. 3-4. (3) P. 3-5. (4) P. 9-11. — 188 — Arménie, mais pour les Sémites et les Khamites seulement, les Aryas ou Japhétiques ne lui ayant fait subir que des dé- placements bien moins considérables (1); 5° Que, comme la Genèse annonce que les descendants de Japhet , de Sem et de Khâm émigrèrent de l'Orient à Baby- lone , on doit suivre la route inverse pour retrouver le ber- ceau de l'espèce humaine, c’est-à-dire passer de l’Ararat sémitique à ce que j'appelle l'Aryaratha aryen , nommé Mé- rou par les Indiens, Albordj par les Perses et Eden par les flébreux (2); 6° Que, dans l'origine, l'Eden, l'Albordj et le Mêrou étaient tous trois envisagés comme un seul et même plateau, de figure quarrée , ayant ses quatre côtés tournés vers les quatre points cardinaux de l'horizon , et d’une hauteur telle- ment prodigieuse qu'il semblait se confondre avec le ciel, sé- jour des puissances supérieures (5) ; 7° Que cette haute région, suspendue, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre et conçue comme le berceau de l'es- pèce humaine, passait pour être arrosée par un fleuve unique qui de là se divisait en quatre bras ou canaux , coulant vers quatre grandes contrées environnantes et orientées (4) ; 8 Que l'orientation des quatre cours d'eau et leur sortie d'une source commune constituaient , en quelque sorte, deux conditions fondamentales du premier séjour de l'humanité (5); 9 Qu'en admettant pour point de départ de la première migration des peuples la région de la petite Boukharie, bor- (4) P. 11-12. (2) P. 5-8. (3) P. 19, 45-6, 56-8, 105, 115-6 et 185. (4) Mèmes pages. —Par imitation , l'Inde et la Perse avaient été l’une et l'autre divisées en quatre parties , p. 47-8 et 128, 5) Mèmes pages. — 189 — née à l'est par le désert de Gobi ou Chamo, au nord par le Thian-Chan, à l’ouest par le Belour-Tag et au sud par le Kouen-Lun, les deux conditions que je viens de rappeler se rencontrent tout d’abord et exclusivement , avec le degré d’exactitude et de précision que l’on peut espérer en pareille matière , sur la vallée alpine de Pamir, située entre les sour- ces du Tarim à l’est, de l'Iaxarte au nord , de l'Oxus à l'ouest et du Kameh-Indus au sud (1) ; 10° Que ce plateau, surnommé Bém-i-Dounyd , faite du monde, en raison de son altitude démesurée, a reçu le nom de Pamir (en sanscrit Oupa-Mira , pays auprès ou autour des lacs), par allusion aux quatre jacs, à peu près orientés , sa- voir : le Kara-koul à l'est, l'Issi-koul au nord, le Sir-i-koul à l’ouest et ie Hanou-Sar au sud, réputés sources des quatre fleuves paradisiaques (2) ; Ale Qu'il a l'avantage d’être environné par quatre régions que fertilisent les quatre fleuves et qui aboutissent à quatre mers également orientées, régions et mers qui étaient : à l’est la petite Boukharie et le lac Lop, au nord la Transoxiane et le lac Aral, à l’ouest la Bactriane et la mer Caspienne et au sud le Zaboulistan (petit Tubet, Kaboul et Pendjäb} et le golfe d’Oman (5); 12 Que les quatre fleuves paradisiaques étaient originai- rement les mêmes pour les deux grandes branches de la race arvenne , alors qu’elles résidaient ensemble sur le plateau de Pamir, aux environs des quatre lacs ci-dessus mentionnés, dont le plus célèbre fut le Sir-i-koul, appelé eau Arvanda dans les livres zends et Vindousaras dans les livres sanscrits ; en sorte qu’à cette époque le Mérou et l’Albordj se confon- (1) P. 66-72. (2) Mèmes pages et p. 82-5. (3) P. 32-3. = 190 — daient , aussi bien que les quatre lacs et les quatre fleuves (1); 15° Que les différences ne survinrent et ne se manifestèrent qu'après la séparation de ces deux branches, la première ou l’orientale ayant émigré vers l’Inde, et la seconde ou l'occi- dentale s'étant répandue dans la Perse, par des routes diffé- rentes el presque opposées , puisque l’une a pris par le nord et le nord-ouest , et l'autre par le sud et le sud-ouest (2); Au Que les Arvas de l'Inde, après leur première migration vers Je sud et leur établissement dans le Pendjàb, conser- vèrent les quatre fleuves primitifs, sortant du plateau de Pamir, satisfaits d'avoir chez eux celui du sud, le Kameh- Indus , considéré dans son cours inférieur, après sa jonction d’abord avec le Kaboul, puis avec le grand Indus ou Sampo (3); 15° Que, dans la suite, s'étant étendus vers l'est sur la chaîne de l'Himälaya et ayant trouvé dans la plaine alpestre de Ngari un point de partage des eaux, qui leur parut en état de rivaliser avec celui du plateau de Pamir, ils transpor- tèrent leur mont Mérou sur le Gangdisri-Kailâsa , et choisirent pour leurs quatre fleuves sacrés les quatre grands courants, admis encore aujourd’hui par les Bouddhistes du Tubet ; sa- voir : à l'est le Yarou-Dzangbo-Tchou ; au nord l'Indus su- périeur, Dzangbo ou Sampou ; à l'ouest le Setledje et au sud le Gange (4) ; 16° Que, toutefois , ce dernier fleuve n'eut d'abord accès dans le cadre que chez les Brâhmanes qui avaient quitté le Pendjäb pour s'établir dans l'Inde centrale; que les autres, en continuant de résider dans la Pentapotamie indienne, lui (1) P. 61-2, 65, 81-2. (2) P. 86-90. (3) P. 39-42 et47-8,—Voyez en outre sur ce premier séjour des Aryas, p. 25-6, 36, 53, 83-90. R)nP 20; — 191 — préférèrent l’Indus inférieur, au risque de faire deux fleuves d'un seul, l’un pour le sud et l’autre pour le nord, l’Indus restant pour eux ce qu'il était pour les chantres vêdiques, c'est-à-dire le fleuve par excellence , la source commune de toutes les rivières (1) ; 17° Que les Brâhmanes de l'Inde centrale, pour mieux af- fermir la supériorité du Gange sur l’Indus, essayèrent de prendre pour mont Mêrou le Mahäpantha de la province de Garhval ou Gorhval, situé à l'ouest du Kaïlâsa, parce qu'ils trouvaient dans le voisinage les sources des quatre principales rivières dont la réunion-forme le Gange; mais que ce pic co- lossal, malgré son titre fastueux de Soumérou (bon Mérou), non plus que ses quatre pets cours d’eau, marchant d’ail- leurs dans des directions peu convenab:es, n’ont pu prévaloir contre le Kaïläsa et ses quatre fleuves (2) ; 18 Que ceux du Pendjàb , de leur côté, voulurent placer leur Mêrou dans les monts Nichadhas, situés au nord de l’an- cien Oudyâna , aujourd’hui pays des Kafirs, où les compa- gnons d'Alexandre crurent retrouver et le Mêros de Jupiter et la Nysa de Dionysos ; mais que les cours d’eau qui en dé- coulent n'ayant ni les dimensions ni surtout les directions désirables, ce Mêrou n’obtint pas non plus la préférence sur le Gangdisri-Kailâsa (5); 19 Qu'en souvenir de l’ancien Mérou, je veux dire du plateau de Pamir et de ses quatre lacs sacrés, les Brähmanes des bords de l’Indus en revinrent aux quatre fleuves primitifs dont ils possédaient un, et que ceux des rives du Gange suivirent leur exemple, en substituant, bien entendu, le Gange à l’Indus (4); (1) P. 402, 49-53. (2) P. 15 et 137-8. (3) P. 17 et 108-12. 4) P. 49-50. 4 — 20° Que les Bouddhistes, venus ensuite, unirent ces deux grands fleuves et se bornèrent à supprimer l'Iaxarte ; d’où résulta pour eux, non pas la nécessité, mais la convenance de remplacer les quatre points cardinaux du Mérou, origines des quatre fleuves, par les quatre points intermédiaires de l'horizon , lieux de leurs embouchures (1) ; 21° Que les Pouränistes, relativement plus modernes, agrandirent le cercle à l'E. et au N., par suite de leurs nou- velles connaissances géographiques, placèrent le Mérou au centre de l’Asie centrale etadmirent dans leur cadre grandiose : A l'E., l'Orin-noor, le Ho-ang-ho , la Chine et la Mer jaune, en place du Karakoul, du Tarim, de la petite Boukharie et du lac Lop; à Au N., soit le Baïkhal et le Iénissev, soit plutôt le Dzaïssang et l'Obi, puis la Sibérie et la Mer glaciale, en place de l'Issi- koul, de l’Iaxarte, de la Transoxiane et du lac Aral; A l'O., le Sir-i-koul , l'Oxus, la Bactriane et la mer Cas- pienne ; Enfin au S., le Manassarovar, le Gange, l'Inde centrale et le golfe du Bengale, en place du Hanou-sar, du Kameh-Indus, des pays montagneux qu'il arrose et du golfe d'Oman (2) ; 22° Que les Birmans, les Chinois et les Singhalais, par imitation, tentèrent aussi de se créer chez eux un mont Mérou avec ses quatre fleuves dont le principal fut le Ho-ang-ho en Chine, le Brahmapoutre dans l’Assam et la Mahâvali à Ceylan, sauf à ramener à la même source les trois autres cou- rants d’eau à l’aide de conduits souterrains (5) ; 23° Que, de leur côté, les Aryas de la Perse, après avoir quitté le plateau de Pamir, pour s'étendre à l'O. et au S.-0., (1)MP 310; (2) P. 33-5, 41-2. (3) P. 30-92, 48 et 118, note 4. — 195 — ont transporté successivement leur Albordj du Belour-Tag sur l’Indou-Kouch, le Soulaiman-Kôb, le Balkan du Kho- varezm, l'Elvend, etc., etc., et le Caucase, en deux mots, sur presque tous les groupes de montagnes où les Sémites crurent reconnaître leur mont Ararat (1) ; 24° Que cependant le quatres fleuves primitifs des Perses restèrent longtemps les mêmes que les plus anciens courants paradisiaques des Indiens ; que notamment l’Arg-roud et le Véh-roud , les plus renommés des quatre et les seuls auxquels le Boundehesch donne une couleur mythique, représentaient d’abord le Tarim et l'Oxus, bien plutôt que lIaxarte et l'Oxus, puisque l’un est dit s’écouler à l'E. et l’autre à l'O. ; qu’à l’égard des deux autres, l'Faxarte et le Kameh-Indus, si les fragments des livres zends, parvenus jusqu'à-nous , ne les mentionnent pas aussi souvent, cela tient sans doute à ces deux circonstances que l’un était tombé tout entier au pouvoir des rois du Touran et que l’autre appartenait autant à l’Inde qu’à la Perse (2); 25° Que néanmoins les Mazdayaçnas conservèrent le Kameh-Indus au nombre des quatre fleuves, parce que leurs possessions s’étendaient jusqu'à ses rives dans le Baltistan et le Kaboul ; mais qu’ils remplacèrent l'Iaxarte par l'Helmend du Sedjestan, afin d'obtenir au S.-0. un cours d’eau qui servit de pendant à l’Indus inférieur, ce dernier étant à leur égard un courant du S.-E. (5); 26° Que, malgré cette modification, plus politique que géographique, l’Albordj ne fut point changé et continua de se confondre avec le Belour-Tag , sauf extension à l'Hindou- (1) P. 9-11, 57-66. (2) P. 73-81, 85-6. 90-1, (3) P. 92-6. 19: 49% — Kouch äepuis le mont Pouchti-Gour, source du Kameh-Indus, jusqu’au mont Kôh-1-Baba, source de l'Helmend (1); 27° Qu'’à une époque beaucoup plus tardive et relativement moderne , les Perses, par suite de leurs déplacements succes- sifs, paraissent avoir abandonné le Tarîm et l’Indus, repris l’Iaxarte pour le joindre à l'Oxus et adopté le Mourghäb pour l’unir à l'Helmend, ces quatre derniers fleuves de l’arvane occidentale figurant dans le Bouudehesch comme des rouds célestes, c'est-à-dire issus du trône d'Ormuzd , placé alors sur les deux chaînes méridiennes de l'Hindou-Kouch et du Belour-Tag (2); 28° Que cetle dernière position des quatre fleuves où l'orientation est presque entièrement négligée, date d'une époque postérieure de bien des siècles à celle de la première rédaction de la Genèse dans laquelle nous voyons figurer quatre fleuves sortant d’une source commune , et placés tous quatre, comme l’Eden d'où ils s’écoulent, à l’orient des peuples sémitiques, alors échelonnés le long de la chaîne du Taurus, à partir de la Médie-Atropatène ou même de la Médie-Ragiane (3); 29° Que, comme l’auteur hébreu paraît avoir respecté les deux conditions fondamentales du récit traditionnel, l’orten- lation des quatre courants et leur origine unique, tout porte à croire que sa contrée d'Eden ou de délices répondait à l’A1- ryanem-Vaédj6 des Médo-Perses, bien plutôt qu’à | Oudyâna des Brâhmanes et des Bouddhistes (4) ; 50° Que, par conséquent , ses quatre fleuves figuraient le Tarim, l'Oxus, le Kameh-Endus et l'Helmend ; absolument - (1) P. 99-100. (2) P. 61-4 et 137-S. (3) P. 99-100. {4) P, 99-116 — 195 — comme chez les Médo-Perses qui avaient substitué l’'Helmend à l’Jaxarte (1); 51° Que les deux premiers, le Phison et le Gihon, repré- sentés comme entourant, l’un la terre de Havilah, et l'autre la terre de Kouch, correspondent au Tarim et à l'Oxus qui, en effet, par leurs bras ou affluents, enveloppent la petite Boukharie et l’ancienne Bactriane, et leur forment une espèce de ceinture (2); 52° Que les noms hébreux des deux régions qu'ils arrosent traduisent les dénominations aryennes de ces contrées, et que notamment les productions indiquées comme abondantes dans la première, l'or, le Bedoulakh et la pierre de Choham, abondent , en eflet, dans la petite Boukharie, la pierre de Chohan représentant le Jaspe oriental ou la pierre de Yu, et le Bedoulakh le lapis-lazuli, qui se trouve surtout dans le Belour-Tag, appelé Vidourah en sanscrit (3); 99° Que les deux derniers fleuves, le Hiddegel et le Phrat, désignaient l’Indus et l'Helmend pour l'auteur de la Genèse, aussi bien que pour les Médo-Perses; que l’un coulait à lorient d’Assur ou du Kaboul, considéré soit comme pays des Asouras par les Indiens, soit comme possession assyrienne par les Sémites ; que, quant à l’autre, la Genèse se borne à le nommer, parce que la contrée qu'il arrose, la Sakastane, était alors bien connue des Sémites, dont plusieurs branches résidaient encore dans les provinces voisines (4) ; 5%° Que, dans la suite des temps, les Assvrio-Chaldéens ayant revendiqué pour eux le Hiddegel et le Phrat dont les noms aryens avaient été reportés à leurs fleuves nationaux , ) P. 99-100. ) P. 1417-30. ) Ibid. ) P. 131-6. (il (2 (3 (4 — 196 — le Tigre et l’Euphrate, on joignit ces derniers à l'Oxus et à l'Iaxarte, réputés alors représentants du Phison et du Gihon, pour obtenir un cadre moitié arven, moitié sémitique, cadre défectueux sous les deux anciens rapports de l'orientation et de la source unique (1); 55° Que, vers la même époque, les Ibéro-Arméniens, moitié Aryas, moitié Sémites, revendiquèrent à leur tour le Phison et le Gihon, en faveur de leurs fleuves Phasis et Arazes ; que, par suite, l'Eden se trouva transporté du Belour-Tag, l’ancien Albord], jusque dans le Caucase, le dernier Elbrous, après avoir fait au Sud le demi-tour de la mer Caspienne (2); 36° Que, plus tard encore, les Égyptiens qui n'avaient que faire ici, ayant voulu introduire leur fleuve dans la tradition sémitico-aryenne, on s'imagina de placer le Hidde- gel et le Phrat entre le Phison et le Gihon, contrairement à l'ordre suivi par la Genèse , et d’y voir le Gange, le Tigre, l’Euphrate et le Nil, sans avoir aucun égard soit à la source commune , soit à l'orientation, soit aux cours opposés des quatre fleuves édénitiques (3) ; 57° Que toutes ces déviations n'empéchèrent point les Pères de l'Église, plus fidèles à la tradition primitive, d'in- diquer pour le Paradis terrestre le N. de l'Inde , c'est-à-dire les contrées où le plaçaient les Brâhmanes, les Bouddhistes, les Mazdayaçnas et les Jéhovites , sans toutefois préciser les montagnes où Jehovah l'aurait planté, nous laissant ainsi la liberté de choisir entre l’Himälaya, le Kouen-Lun, l'Hindou- Kouch et le Belour-Tag (4); (1) P. 1378. (2) P. 139. (3) P. 440-3. — 197 — 58 Que la préférence donnée ici au plateau Ge Pamir sur celui de Ngari , les seuls entre lesquels il puisse v avoir doute, induit à penser qu'Adam et Eve, après leur expulsion du jardin de délices, ont dû se retirer à l'Est dans le pays du Bolor qui faisait partie d’Eden, et que Caïn, après le meurtre de son frère Abel, ayant été chassé d’'Eden et de la présence de Jehovah , se sera écarté plus à lorient encore, c’est-à-dire jusqu’au désert de Gobi ou Chamo, véritable terre de Noud ou d’exil (1); 3% Qu'à l'égard des symboles mentionnés par la Genèse, je veux dire les deux arbres placés au milieu du jardin, les Keroubim postés à l'Orient, et le drame qui s’y était joué entre le serpent, la femme et l'homme, les traditions In- diennes, Persanes et Hébraïques se prêtaient un mutuel secours; que si, d’un côté, les Pouränas brâähmariques, avec leurs quatre arbres de vie et leurs-quatre animaux cireum- mérouens, préparaient le lieu de la scène, de l’autre, le Boun- dehesch des Perses ouvrait le drame par l'introduction d’Ahri- man ou du serpent infernal qui séduit Meschia et Meschiané, en leur faisant goûter des fruits, et, de l’autre encore , la Genèse hébraïque complétait le dénouement en nous montrant Adam et Éve chassés du jardin de délices, pour leur déso- béissance aux ordres de Jebovah, ei condamnés aux labeurs, aux souffrances , au maux de ce bas monde, et finalement à la mort, eux qui avaient été créés pour le ciel et pour l’im- mortalité (2) ; 40° Enfin que ce drame s'étant passé sur la terre , suivant les narrateurs, ou dans une région très-haute appelée le milieu entre la terre et le ciel, est à tort que Dupuis et Volney ont voulu chercher au firmament , c’est-à-dire sur la (1) P. 101-2 et 157-9. (2) P. 146-72. — 198 — sphère céleste, et le jardin d’Eden et les quatre fleuves et les deux arbres et les animaux appelés Chérubins et les personnages de l’homme, de la femme et du serpent: système ingénieux en apparence, mais radicalement faux, que j'ai dû analyser et combattre , parce que ceux qui pour- raient être encore tentés de l’admettre, feraient fausse route en attribuant aux patriarches voisins du déluge les rêveries relativement modernes des astrologues Chaldéo-Persans, sec- tateurs de Mithra (1). Je n’ai pas d’ailleurs prétendu soutenir que le paradis ter- restre aurait été réellement situé dans la haute région où je l'ai placé. Je me suis moins occupé des réalités anté-historiques que des croyances religieuses, abstraction faite des modifica= tions que le déluge à pu apporter à la surface de nos conti- nents. Or, j'ai vu les plus anciennes traditions venir conver- ger vers le plateau de Pamir, comme vers un centre commun, et j'en ai conclu que ce plateau avait été le point de départ de la migration des peuples après le dernier cataclysme. De là à la croyance que ce point central avait été le berceau de l'espèce humaine, il n’y avait qu'un pas, et ce pas a été franchi par les Sémites aussi bien que par les Aryas. Je laisse aux ethnographes le soin de marquer sur la carte les routes suivies par les races humaines dans leurs migra- tions de l'Asie centrale vers les quatre parties du monde (2). L'auteur de la Genèse ne s’est guère occupé que des dépla- cements vers l’ouest depuis l'Oxus jusqu’au Nil, et il paraît résulter de son tableau géographique que les Khamites ont ouvert la marche ; que les Sémites les ont suivis d’assez près, et que les Japhétiques, en vertu de la force d'expansion qui (1) P. 172-86. (2) On lira avec fruit sur ce sujet l'Histoire générale des langues semr- tiques de M. E. Renan. — 199 — leur était propre, ont fini par remplir les iles des nations (1). Les Aryas de l'Inde et ceux de la Perse qui figuraient en tête de ces derniers, paraissent être restés plus longtemps en possession du séjour primitif, et ne l'avoir abandonné que très-tard , chassés qu’ils furent soit par les intempéries sur- venues dans le climat de l’Airyanem-Vaédjé, comme l'insinue le Boundehesch (2), soit plutôt encore par les irruptions des hordes Khamitiques, Tartaro-Finnoises ou Touraniennes , ainsi que les appelle M. Max. Müller (5). Il va sans dire qu'en quittant leur berceau commun, les Noachides en emportèrent le souvenir avec eux dans leurs nouvelles résidences. C’est de là que proviennent les ressem- blances étonnantes qui se remarquent dans un grand nombre de dénominations géographiques de l'Asie depuis le Turkes- tan chinois jusqu’à la mer méditerranée. Le récit du jardin d'Éden, de ses deux arbres merveilleux, de ses quatre fleuves et des quatre contrées qui l'entourent, fait essentiellement partie des traditions primitives communes aux trois races de Japhet , de Sem et de Kham, pour parler le langage de la Bible, mais conservées avec plus de soin par la première que par la seconde et par la seconde que par la troisième. En effet, les courtes descriptions de la Genèse ne s'expliquent bien que par les récits plus développés des In- diens et des Perses. Les unes et les autres nous reportent né- cessairement dans la partie ouest de l’Asie centrale, soit entre les sources du Kameh-Indus, du Tarim, de l'Iaxarte et de l'Oxus, soit entre celles du Gange, du Yarou-Dzangbo, de (1) Ne semble-t-il pas que ces mots bibliques les ê/es des nations (Ge- nèse, X , 5) répondent aux Dvipas des Indiens ? Voyez ci-dessus, p. 20, note 2. (2) Zend-Avesta, I, 1re part., p. 264-5. (3) Dans les Outlines de M. Bunsen, [, p. 263 et suiv., 473 et suiv. — 4200 — lindus supérieur ou Sampou et da Setledje , selon que l'on adopte pour point de départ le plateau de Pamir ou celui de gari. On peut choisir entre ces deux plaines alpines. Cepen- dant la première, à tous égards, me semble mériter la pré- férence sur la seconde. Aussi n’ai-je pas hésité à donner ici le pas aux Mazda yaçnas-Hraniens sur les Aryas-Brähmaniques. De ce côté donc, il ne saurait y avoir d’cbjection sérieuse. Mais une difficulté bien plus grave se présente, et c’est le moment de l’examiner. Dans tout ie cours de ce mémoire, j'ai raisonné dans l’hy- pothèse où les trois récits du Mêrou, de l’Albordj et de l’'Eden seraient trois versions différentes d’une antique tradition commune dès l’origine aux Indiens, aux Perses et aux Hé- breux. Ne peut-on pas prétendre au contraire qu’elle a passé de l’un de ces trois peuples aux deux autres, de celui du milieu, par exemple, et que par conséquent elle n’a pas l’an- tiquité que je lui attribue ? Je ne suppose point que cette tradition anté-historique se serait transmise de l'Inde à la Perse, et de la Perse à la Judée à travers l’Assyrie, la Mésopotamie et l'Arabie. En effet, quoique la religion des Mazdayaçnas n'ait été qu’une réforme de celle des Aryas de l'Inde, ce n’est pas vraisemblabiement à ceux-ci que les Bactro-Mèdes ou les Médo-Perses ont emprunté le dogme des deux principes con- traires , représentés par Ormuzd et Ahriman, qui jouent cha- cun leur rôle dans l’histoire de la chute de Meschia et Mes- chiané Ce drame est persique et non pas indien, et le lieu de la scène est resté plus longtemps au pouvoir des Bactriens qu’à celui des Brâähmanes. Le débat ne s’élèverait donc qu'entre les Hébreux et les Perses , et ici l'avantage paraîtrail encore tourner en faveur des seconds. Car, il faut bien le reconnaître avec M. E. — 201 — Renan (1), les premiers chapitres de la Genèse sont tout-à- fait isolés dans la tradition Israélite , et il n°y est fait aucune allusion dans les autres livres hébreux. D'un autre côté, les noms de Paradis, d'arbre de vie, de serpent tentateur et de Keroubim ont de grandes analogies avec les noms iraniens correspondants. On en peut dire autant d’abord de la culture du jardin d'Éden , offerte comme passe-temps à Adam et Êve, puis de celle de la terre quileur fut imposée comme châtiment après leur chute, idées persanes qui cadraient parfaitement avec le systême agricole et civilisateur de Zoroustre, mais qui se raccordaient assez mal avec les mœurs pastorales et les goûts nomades des anciens Hébreux. Enfin les noms des deux fleuves Hiddegel et Phrat, qui reparaissent dans la géographie positive de ces derniers avec application au Tigre et à l'Euphrate, semblent indiquer l'hypothèse d’un emprunt fait par les Hébreux aux Perses, bien plutôt que par les Per- ses aux Hébreux , et d’un emprunt qui daterait de l'exil ba- bylonien, époque où l'empire des Akhéménides, parvenu à son apogée, complail, parmi ses nombreux cours d’eau, quatre fleuves célèbres, d’un côté l'Euphrate et le Tigre, de l’autre l'Iaxarte et l'Oxus (2). Joignez à cela que, même en prenant le Hiddegel et le Phrat pour l'Indus et l’Helmend, ainsi que je l'ai fait ci-dessus (5), on ne remonte pas à la pé- riode primitive ou Bactro-Médique qui nommait d’autres cou- rants plus éloignés ; on s'arrête uniquement à l’époque se- condaire oa Médo-Persane ; en sorte que, dans l'hypothèse la plus favorable, le récit genésiaque ne serait parvenu aux Hébreux que par l'entremise des Assyrio-Chaldéens, et cela, (1) Histoire générale des langues sémitiques , 1, p. 457, note 2, (2) Voyez là-dessus Yagna , addit. et correct., p. CLXXxIv. (3) Voyez 2 sect., p. 90-6, et3€ sect., p. 130-7. — 502 — selon toute probabilité, vers le temps de la dispersion des dix tribus. Cette objection suppose nécessairement ou que le récit ge- nésiaque du Gan-Eden serait interpolé ou que la Genèse elle- même aurait été rédigée longtemps après Moïse, hypothèses qui touchent au problême plus général de l’authenticité du Pentateuque. L'exégèse allemande s’est beaucoup préoccupée de celui-ci dans ces derniers temps (4). Mais, en France, on a le bon esprit de passer outre, en reconnaissant l'interpolation quand elle est manifeste (2), et en acceptant le reste comme authentique (3). Ici nous n'avons à examiner que les trois pre- miers chapitres de la Genèse. Or, ilest évident pour des yeux non prévenus, que ces fragments ont été écrits avant le con- tact intellectuel des Hébreux avec les peuples Aryens, et que, (1) M. S. Muuk, dans son livre de {a Palestine, p. 132-42, a résumé ce grand débat en quelques pages lucides, impartiales et conscien- cieuses auxquelles je me plais à renvoyer, ainsi qu'aux très-judicieuses observations de M. Cb. Lenormant, membre.de l'Institut, dans son Introduction à l’histoire de l'Asie occidentale, chap. IV, sans oublier le Traité de l'abbé Duvoisin, depuis évèque de Nantes, intitulé : l'Autorité des livres de Moyse, 1e partie. (2) Pour la Genèse, par exemple, on peut citer XII, 6; XIV, 14; XXII, 14 et XXXVI, 31. (3) Les études bibliques ne sont pas aussi avancées chez nous qu’en Allemagne, à beaucoup près. Mais on y supplée à l’érudition par le bon sens , je veux dire qu’on se garde bien de prendre acte de quelques éclaircissements historiques ou topographiques qui ont pu passer de la marge dans le texte ( comme dans les exemples cités à la note précé- dente ), pour en tirer cette conséquence extrême que le livre entier est supposé.— Quelques Pères de l'église, tels que : Tertullien, St. Jérôme et l’auteur des Homélies Clémentines, attribuaient ces légères interpo- lations au lévite Esdras, qu’ils appelaient le Restaurateur du Pentateuque. (Voyez leurs textes dans l'ouvrage ci-dessus cité de M, Ch, Lenormant, p. 122-3). IIS avaient probablement raison. — 205 — suivant la judicieuse remarque de M. E. Renan (4), ils tran- chent fortement avec la couleur des livres conçus sous l'in- fluence persane depuis la captivité. À l'égard des Assyrio- Chaldéens , la Bible attesie que leur influence sur les vrais Jéhovites a été nulle, à tel point que les rois de Juda, fidèles à leur dieu, s'empressaient de détruire , sans distinction, les simulacres ou les objets de culte étrangers importés par leurs prédécesseurs idolâtres (2). D'ailleurs , cette influence n’au- rait pu s'exercer sur la rédaction des livres sacrés, dont le sacerdoce avait le dépôt (3). Enfin, tout ce qui résulte de l'application des noms de Hiddegel et de Phrat à l'Indus et à l'Helmend , c'est que les Assyrio-Chaldéens l’auraient faite ou acceptée en même temps que les Médo-Perses, sous le pre- mier empire assyrien de Ninive. Mais, en concédant ce point, on n’est pas obligé de descendre au siècle de Salmanasar, On est au contraire en droit de remonter à celui d'Abraham, comme je l'ai fait ci-dessus (4). Ajoutons avec le jeune et sa- gace orientaliste cité tout à l'heure, que cette hypothèse est aujourd’hui reçue dans les plus hautes et les meilleures ré- gions de la science allemande; qu’elle n’a contre elle aucune objection décisive, et qu’elle sert de lien à beaucoup de faits qui, sans cela, restent inexpliqués (5). On sait que, parmi ces débris de l'héritage commun aux (4) Histoire des lang. sémitiq., p. 457. (2) Parmi les nombreux exemples fournis par la Bible , on citer comme applicables aux Assyrio-Chaldéens les Mazzaloth , les chariots et les chevaux du soleil (IL, Rois, XXIIT, 5 et 11) que Josias fit détruire.— Voyez aussi les discours d'Ezéchias et d’Isaïe en réponse aux menaces du général Rabsaké (1bid., XIX, 15-34, ou Jsaïe, XXX VII, 3-35). (3) Voyez Il Rois, XXII, 8. (4) 3 sect., p. 135. (5) E. Renan, Ubi Suprà, p. 457. — 204 — Aryas et aux Sémites, Éwald, Lassen et Burnouf placent avant tout la croyance à un état primitif de perfection, l'idée d'âges fabuleux qui ont précédé l’histoire, et quelques-uns des nombres qui expriment la durée de ces âges. Le premier de ces trois savants persiste même à y ajouter le déluge de Noé, de Xisuthrus et de Manou-Vaivasvata. J'ai dit quelques mots de ce cataclysme dans mon introduction. Les trois sec- tions qui la suivent ont amplement traité de la situation du Mérou, de l’Albordj et du Gan-Eden, et montré que, dans l'origine, ces trois séjours primitifs de l’homme se confon- daient en un seul, le plateau de Pamir. Quant aux autres analogies qui s’observeat entre le cycle des traditions sémi- tiques et des traditions aryennes , comme elles sont étrangères à mon sujet, je me borne à renvoyer au premier volume de la Geschichte des Volkes Israël de M. Éwald, seconde édition, ainsi qu'aux remarques critiques de M. E. Renan dans l'ou- vrage déjà cité (4). Reconnaissons done avec les savants les plus modernes que si la tradition persane, en ce qui touche la chute de nos pre- miers parents, nous présente un thême analogue à celui de la Génèse , 1} ne faut pas voir dans cette rencontre un emprunt fait par la Judée à Ia Perse ou par la Perse à la Judée, mais bien plutôt un souvenir commun que les races aryennes et sémitiques ont rapporté de l’Airyanem-Vaédj6, leur commune patrie. Reconnaissons que le récit du drame qui s’y serait passé n’est pas propre à l’une, à l'exclusion de l’autre, et que si le théâtre qui, depuis bien des siècles, ne leur appar- tient plus, porte moins de traces du séjour des Sémites que de celui des Arvas, c'est que les premiers l'ont abandonné beaucoup plus tôt que les seconds. Mais, pour les deux races, avant leur séparation, tout était commun entre elles , et le (4) Ubr Supra, p. 447-638. — 20 — plateau de Pamir et celui de Ngari, et les quatre fleuves qui découlaient de l’un ou de l’autre. Les révolutions politiques et les susceptibilités nationales ont sans doute amené quelques changements dans le thème commun, ainsi que nous l’avons montré à la première section pour les Indiens , à la seconde pour les Perses et à la troi- sième pour les Assyrio-Chaldéens. Mais les Hébreux n’y ont apporté aucune modification. Ils ont conservé l’ancien récit, tel qu'ils l'avaient reçu , sans en rien retrancher , sauf peut- être la mention de l'orientation des quatre fleuves, si tant est qu'elle y eût figuré, car elle résultait virtuellement de la position respective des contrées qu’ils arrosaient. Les Hébreux du reste n'avaient pas, comme les Grecs et les Romains, perdu tout souvenir de leur premier séjour dans les montagnes du nord de l'Inde, puisque l'historien Josephe, en récapitulant le tableau géographique du X.° chap. de la Genèse, prétend que les fils de Sem étendirent leur domina- tion depuis l'Euphratc jusqu’à la mer Indienne ; que Gether, le troisième fils d'Aram, fut prince des Bactriens, et que les enfants d’Ioktan, fils de Héber, se répandirent depuis le fleuve Cophen qui est dans les Endes, jusques à l’Assyrie (1). Les érudits modernes ont contesté ces assertions de l'auteur Juif. Mais, parmi les descendants d’Ioktan, nous remarquons deux frères, c'est-à-dire deux pays voisins, Khaviluh et Ophir. Et voilà que de nos jours, presque tous iles savants qui ont repris en sous-œuvre l'examen du chap. X de la Genèse, revendiquent avec force ces deux mots ethniques en faveur de deux régions de l'Inde, situées l’une au Nord et l’autre au Sud (2), depuis les scurces de l'Indus où la première se (1) Josephe, Archéol. jud. , 1, ch. 6, #n fine. (2) M. Rædiger, dans les addenda au Thesaur. ling. hebr. au mot Auphir, p. 7 À, cite un grand nombre d'auteurs anciens et modernes — 206 — rencontre avec Æhavilah, fils de Kouch, jusqu'aux embou- chures de ce fleuve où la seconde atteint Sephara, montagne d'Orient , habitée par les Abhtras où Sabhiras, et répondant au Guzarat , appelé Sou-Varna (de couleur d’or) par les In- diens, Supara où Suppara par les Grecs, Sophir (pour Ophir), par les Septante, Sofala ou Soufala par les Arabes et les Chinois, etc. (1). C’est donc le cas de répeter après le premier traducteur européen du Rig-Vêda, Frédéric Rosen : Ab Orrente lux ! où mieux encore, après le sacrificateur Juif Zacharie : Oriens visitavit nos ex alto (2), puisque le Paradecah des Arvens et des Sémites était un lieu très-haut, placé à l'Orient des possessions Assyriennes et même des provinces Médo- Persanes. Les Pères de l’église l’entendaient si bien ainsi, et, sur ce point, leur tradition était si constante, que, dès les pre- miers siècles du christianisme, on supposa que les mages d'Orient, venus à Bethléem pour adorer l’enfant Jésus dans sa crèche, étaient originaires de l’un de ces monts symbo- liques de l'Orient, nommés Albors, ou Albordjs, qui, d'après les récits des Orientaux , n'avaient pas été souillés par les flots du déluge ou que les eaux avaient quittés les premiers. C'était même , racontait-on, en conséquence d'une prophétie explicite de Zoroastre, que ces mages avaient reconnu que le Christ venait de naître, à l'apparition de l'étoile miracu- leuse qui devait les guider dans leur voyage en Occident (3). parmi lesquels manquent St.-Ephrem, A. de Humboldt, Benfey, Ewald, Hanebert, baron d’Eckstein et E. Renan. — En France, Volney et Quatremère ne partageaient pas cette opinion. — Avant tout, il faut lire Lassen , Ind. Altertk.,1, p. 537-9, et Ritter, Asien, VIII, deuxième partie, p. 348 et suiv., outre Gesénius et Benfey cités ci-dessus, troi- sième section, p. 132, notes 1, 2 et 3. (1) Lassen, Ubr suprà. (2) St.-Lue, 1, 78. (3) Voyez les anciens écrits cités par 1.2 Thom. Hyde de Veteri reli- Enfin on allait jusqu'à désigner le nom de la haute montagne (de l’Albordj) d’où ils étaient partis. Ce nom nous a été transmis par St.-Acon, écrivain du temps des croisades. C'était Ixos en Grec et Vaus en latin barbare (1), formes corrompues qui nous conduisent à un ethnique sanscrit Bhés, lumière ou soleil, articulé Bhdus ou Bâus, ou décomposé, à la manière du zend, en Bha-os ou Ba-0s (grec gæos). Peut-être les orientaux avec lesquels s’entrete- naient nos pieux croisés, entendaient-ils parler soit du Nourgil {mont de la lumière) de l'Afghanistan propre, soit du Noura- Tag (mount de la lumière, encore) de la grande Boukharie, sommets que les peuples de ces contrées décorent du nom d’A- rarat (2). Cependant le titre Chinois de montagne de Pot ou de Pai, appliqué par Soung-Yun au plateau de Pamir (3), les noms de Poym, Peym ou Pen, donnés par Marco-Polo à une région voisine (4), et le sens de venant d'Orient attribué par Jo- scphe au mot GiAôn qui désigne le second fleuve paradisiaque, c'est-à-dire l'Oxus, tout me porte à penser que les narrateurs faisaient allusion à la chaîne méridienne du Belour-Tag, à ce primitif Albordj des Perses du haut duquel le dieu-soleil , l'invincible Mithra, comme un coursier plein de vigueur, s'élançait tous les matins, avec la majesié d’un dieu, pour donner sa lumière au monde (5). Aussi est-ce de ce côté que les premiers chrétiens se tournaient constamment pour faire gone Persaram, p. 390; 2.° Beausobre, Histoire du manichéisme, 1, p. 91 et 325 ; et 3.° Dupuis , Origine des cultes, NV, p. 553-4, note 36. (1) Voyez la Vie de Jésus du docteur Sepp, I, p. 67 de la traduction française de M. Charles de Ste.-Foi. (2) Voyezles textes de Burnes et de Meyendorff, cités ci-dessus, intro- duction, p. 10. (3) Dans A. de Humboldt, Aste centrale, I, p. 389 et 456. (4) Dans Maltebrun, IX, p.187, édit. Cortambert. (5) Zend-Avesta , T, deuxième partie, p. 425. — 208 — leurs prières, et quand on leur demandait la raison de cette coutume apostolique, ils répondaient avec St.-Basile : « Quia velerem quærimus patriam paradisum quem deus plantavit in Eden ad Orientem (1). » C'était dire, en d’autres termes: nos premiers parents en ont été chassés par suite de leur déso- béissance ; nous espérons y retourner par notre soumission aux volontés divines. Et ce langage n'était pas propre aux chrétiens occidentaux ; ceux de l'Orient, répandus en Asie jusqu’à la Gordyène, le tenaient également. Ils adoraient tous, la face tournée vers le Paradécas Médo-Bactrien, ce soleil de justice (2), cet Orient qui, au temps marqué, était venu d'en haut visiter son peuple pour éclairer ceux qui demeurent dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort (3). 4b oriente lux! (4) Voyez les notes de Ménard sur le Saxcramentaire de St.-Grégoire, édit. des Bénédictins, II, L.re partie, p. 328-30, note 271. — Ce commen- tateur cite en outre St.-Jean Damascène, St.-Germain, patriarche de Constantinople, et l'archevèque Grégence. — Dès les premiers siècles de l'église, les gentils accusaient les chrétiens d’imiter les Perses, sec- tateurs de Mithra, parce qu'à l'exemple de ceux-ci, ils se tournaient vers l'Orient pour adorer et chômaient le jour du soleil. Voyez Ter- tullien, Apologetie., e. 16, et lib. 1, ad nationes. Ce grand apologiste se borne à écarter ce soupcon en disant que ses coreligionnaires agissent ainsi alià longe ratione quam religione solis. Cette raison toute différente qu'il ne donne pas est évidemment celle de St.-Basile. (2) Malache , IV, 2. (3) St.-Luc, X, T8-9. Comparez Zacharie, M, 9, et VI, 12. MÉMOIRES DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, BELLES-LETTRES, ARTS, AGRICULTURE ET COMMERCE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. ANNÉES 1858 — 1859. DEUXIÈME LIVRAISON. : . Le ne ‘ N _— MN çe L : y | 7 i | Méesanèe : duie Bpétns Eee ER = exo an Le: | ds Mylhie ,1YC 2,1 ; te MT Ex. Las ES Dee sl ” TTL a y! | vi : "ii cu: k \ TES "a fit L à NA 1° Ai. MURS A y Be h D in | AT LR 2 | UE: CEA à ra fre A ef l DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. TIVIER, A L'ACADÉMIE D'AMIENS. { Lu dans la Séance du 419 Mars 4858.) #6 <=—- MESSIEURS , Lorsque Gresset instituait cette réunion déjà plus que séculaire, il ne songeait pas sans doute à retrouver dans les murs de sa ville natale une image de l’Académie fran- çaise, afin d’en sentir moins vivement l’absence et le re- gret. Encore moins voulait-il se former un cortége d’ad- mirateurs complaisants dont les hommages l’eussent im- parfaitement dédommagé des succès qu'il ne demandait plus au monde et au théâtre. Le spirituel écrivain savait que s’il trouvait ici des amis, ses confrères étaient à Paris ; qu’Amiens pouvait lui offrir une assemblée d'hommes de mérite et de savoir ; Paris seulement, ce glorieux rendez- vous des écrivains dont le nom comme les écrits appartien- nent, en partie du moins, à la France et à l’avenir. Quant aux applaudissements qu’il pouvait attendre de ses conci- toyens, le poète les eût souhaités, le chrétien ne les dési- 14% 949 — rait plus. Après avoir regretté l'éclat de ses premiers triom- phes, il ne revenait pas aspirer ici Pencens des ovations domestiques. Une pensée plus sérieuse l’avait inspiré. C’é- tait le contre-poids de celle qu’il n’a pas mise sans dessein dans la bouche d’un étourdi sur le point de se corriger, quand il fait dire à Valère : On ne vit qu'à Paris, et l'on végète ailleurs. Gresset tenait à prouver qu'on vit partout, même en pro- vince. Il y rentrait dans toute la maturité de-l’âge et du talent, pour donner à la société quelque chose de plus que de beaux vers et de spirituelles poésies, je veux dire de bons conseils et de nobles exemples. Ce n’est pas qu'il eût rompu complétement avec l’art qui avait fait sa gloire ; non, sa retraite n’était point une abdication. Mais sachant que la littérature est une puissance et non pas seulement un plaisir, qu’il ne faut pas se borner à sourire de ses sail- lies et à s'amuser de ses fictions, mais lui demander un sérieux emploi de sa force et lui donner pour règle l’opi- nion bien dirigée, Gresset apportait à cette autre puis- sance l’appui de sa renommée, de son talent et de ses lu- mières ; il passait du camp des auteurs dans celui des juges, il provoquait autour de lui les efforts d’une saine critique, il contribuait à répandre en l’épurant le goût des lettres et les servait ainsi d’une manière aussi efficace, sinon aussi brillante , que par le passé. C’est qu’en effet toutes les connaissances de l’ordre pu- rement humain, si l’on en excepte les sciences qui tirent la vérité de la vérité par les procédés d’une infaillible logi- que, toutes les applications de l'intelligence et en particu- lier les belles-lettres , se développent par le concours de deux forces opposées qui s'appellent le progrès et la résis- — 213 — tance. Pour qu’elles vivent et prospèrent, il faut que pous- sées par une active curiosité dans la voie des nouveautés, elles soient contenues par une défiance éclairée dans la voie des traditions, en un met qu’elles avancent sans s’é- garer. Il leur faut l’aiguillon qui pousse et lefrein qui con- tient. Or si, dans cette double action, Paris a reçu en par- tage le génie inventif et la témérité heureuse, l’esprit eon- servateur est échu à la province. Nul ne conteste à Paris la gloire d’être la ville par ex- cellence, la ville qui sollicite sans cesse le talent à de nou- veaux efforts, qui étend et réveille les intelligences les plus ordinaires ; où la science et le goût arrivent à l’esprit par tous les sens et presque sans qu’il y songe; où chaque jour apporte son enseignement; où se rencontre tout ce qui peut exciter et satisfaire la curiosité de l’homme, depuis les scènes de la rue si familières aux esprits curieux qui vont y étudier la physionomie d’un peuple original, jus- qu'aux recherches solitaires que poursuit la science opi- niâtre dans les profondeurs ignorées des bibliothèques pu- bliques ; depuis les discussions provoquées par le succès de la veille et l'événement du jour, jusqu'aux graves leçons qui descendent des chaires les plus renommées ; depuis le spectacle varié qu’une industrie sans rivale offre sans cesse aux yeux inoccupés du promeneur, jusqu’à la paisible et secrète contemplation des chefs-d’œuvre qui rassemblent sous les voûtes d’un musée tous les degrés de l’art et tous les âges de la civilisation; depuis l'éclat des fêtes et la splendeur des réjouissances publiques, jusqu'aux mystères de ces quartiers obscurs où se livre chaque jour le duel hé- roïque de la misère et de la charité. Quand on a vu ces contrastes, quand on a vécu dans ce milieu si brillant et si varié, on se prend à regretter quel- = QUE quefois l’éblouissante vision. Les rues paisibles de [a ville natale, ses places silencieuses, l’ombre des vieilles basili- ques qui semble envelopper la cité toute entière de paix et de recueillement, la vie qui s’écoule régulière et calme au foyer domestique, au sein du travail entouré d'honneur et d'affection, tout cela pèse à la jeunesse. Il faut à ses yeux les spectacles, à son esprit les séductions, à son imagina- tion les amusements de la grande ville. Elle se sent pous- ser des ailes et voudrait les étendre, et trop souvent, hélas! des hauteurs où elle espérait planer, elle retombe plus bas dans l’impuissance, quelquefois dans le mépris d’elle- même, obligée qu’elle est de s'appliquer ces paroles d’un contemporain : « J'étais une fièvre vivante. Mes amitiés se » profanaient au hasard comme mes sentiments ; j'allais » aux égarements par toutes les pentes et cependant ces » égarements me répugnaient. » Quoiqu'il en soit, tenons pour vrai que la province n’est point déshéritée, qu’on peut y développer ses facultés, que toute la vie de la France n’a point reflué vers la capi- tale, et que dans l’accomplissement de ses destinées, la province compte pour quelque chose ; qu’elle y joue même an rôle important et qu’elle ne pourrait abandonner sans grand péril. Si les Français sont, comme on l’a dit, les Athéniens modernes, cette comparaison s’applique surtout aux habi- tants de Paris dont on peut dire ce que Bossuet disait des Athéniens de l'Antiquité : «Il n’y avait rien de plus déli- » Cieux à voir que leur ville, où les fêtes et les jeux étaient » perpétuels, où l’esprit, où la liberté et Les passions don- » naient tous les jours de nouveaux spectacles. » Oui, notre Athènes aussi donne tous les jours des spectacles nouveaux, quelquefois même de funestes tragédies : et ici Slt — je ne parle point de ces attentats odieux dont il faut se taire quand a sonné l’heure de l’expiation; je parle de ces funestes expériences qui viennent périodiquement agiter la société frauçaise, Alors, quand des passions opposées ont produit une catastrophe et tout remis en question, n'est-ce pas de la France entière, c’est-à-dire de la pro- vince, que tous les esprits éclairés attendent les recons- tructions durables et les solutions définitives ? Quelque chose d’analogue s’accomplit pour la littéra- ture. Paris compose, écrit, produit incessamment,; la pro- vince discute, approuve ou condamne, en faisant justice aux réputations légitimes, elle fait justice des œuvres des- tinées à périr; elle prononce en deuxième instance avant l'arrêt définitif de l’avenir. Le calme dont elle jouit, les traditions qui l’éclairent, l'éloignement même où elle est placée, l’investissent d’une autorité plus sûre ; la distance produit l’effet du temps et ses arrêts ont déjà le caractère de ceux que formulera la postérité. Paris, cette patrie commune où viennent se rencontrer dans un séjour passager les enfants de chaque province, ce refuge de tous les étrangers qui promènent à travers l’Eu- rope leur richesse et leurs loisirs, n’est pas placé, surtout depuis un siècle, dans des conditions très favorables au développement régulier de la littérature. A cette opulenee désœuvrée, à cette jeunesse avide d'émotions, à cette po- pulation curieuse qui rappelle si bien l'agitation inquiète de ces Athéniens se demandant sans cesse l’un à l’autre : Eh! qu'y a-t-il de nouveau? le surprenant, l’imprévu est une nécessité de tous les jours. Delà cet empressement des auteurs à saisir au vol l’idée qui passe, la thèse à la mode, la question à l’ordre du jour, pour satisfaire un public dont l’enthousiasme est si voisin de la satiété. Il faut se prêter — 1016 = aux caprices d’un goût trop exercé pour n’être pas difficile, trop blasé pour n'être pas indulgent. On devient soi-même peu scrupuleux. La conscience littéraire est de plus en plus rare; bien peu nombreux sont les écrivains qui do- minent leur public et se croient moins tenus à l’amuser qu’à l’éclairer. D'ailleurs il s’est opéré de nos jours un sin- gulier rapprochement entre l'esprit Httéraire et l'esprit commercial, Le style est devenu marchandise : il a ses en- trepôts et ses débouchés. L'écrivain, aux mains de l’édi- teur, est souvent un esclave grassement nourri et chargé de chaînes d’or, et plus d’un auteur en vogue se recon- naîtrait dans le bel esprit dont Labruyère écrivait: @Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande et des compagnons qui travaillent sous lui. » Ainsi, pendant que le public semble avoir pris pour sa devise : Il nous faut du nouveau, n’en fut-il plus au monde , la littérature trouve dans ces traités, ces associations, ces collaborations ignorées jusqu’à nos jours , des moyens de succès qui n’ont pas peu contribué à lui donner un carac- tère regrettable de facilité exubérante et de hâtive fécon- dité. De là, tant de succès enlevés par surprise et acceptés par la mode sans être avoués par la raison. De là tant de talent dépensé sans beaucoup de fruit par ces grands sei- gneurs d’un nouveau genre qui gaspillent leur intelligence comme d’autres dissipaient leur patrimoine. De là, tant de bruit et si peu de gloire, tant d’écrits et si peu de livres, tant de noms qui circulent et si peu de réputations qui de- meurent. Et ce n’est pas seulement l'inspiration qui s’affaiblit ainsi, c’est la moralité qui s’abaisse. Aujourd’hui s’opère en ce sens une louable réaction. Les sentiments honnêtes — 9217 — ont quelque chance de réussir dans les livres et au théâtre. Parmi tant de réhabilitations scandaleuses, on a tenté, non sans succès, d'appeler l'intérêt sur les vertus domestiques et le bonheur de la famille. Pourquoi faut-il que cette ten- tative ait été nouvelle? qu'il ait paru piquant et hardi de mettre l’esprit d'accord avec.la conscience? Pourquoi faut- il que notre siècle ait donné un à propos inattendu à ces nobles conseils de Boileau : Que votre âme et vos mœurs, peintes dans vos ouvrages, Partout n’offrent de vous que de nobles images; En vain le vers est plein d’une noble vigueur, L'esprit se sent toujours des bassesses du cœur. Volontiers nous croyons à la liberté plénière du talent, à linviolabilité de ses droits, à l’inutilité, à l’injustice de toute compression extérieure; nous voulons qu’il ne dé- pende que de lui-même, pourvu qu'il s’assujettisse volon- tairement aux lois de la convenance et aux règles essen- tielles du goût; qu’il éprouve ces nobles scrupules qui fai- saient au siècle de Racine la dignité de l’homme de lettres. Sans avoir la superstition du passé, nous pouvons regret- ter pour l'honneur de la France l’esprit de ce siècle paisi- ble et fort où, dans l’ordre d’une société majestueuse, dans la solidité des convictions et la discipline des intelligences, la littérature trouvait cette salutaire contrainte qui la for- tifie sans l’opprimer ; le siècle où l’on étudiait l’homme à la double lumière du génie d’observation et de la sagesse chétienne ; où la maturité des pensées s’alliait à la délica- tesse du goût, et la pureté antique à l’admirable justesse de l'esprit français; où l’on était original sans bizarrerie, imi- tateur sans servilité ni pédantisme, indépendant sans rien . — DB — bouleverser ; le siècle, dit Voltaire «où la raison humaine » en tous genres s’est perfectionnée ; » Le seul selon lui, où la saine philosophie ait été connue, «où il s’est fait, ajoute- » til, dans nos arts, dans nos esprits, dans nos mœurs une » révolution gênérale qui doit servir de marque éternelle » à la véritable gloire de notre patrie. » Le siècle qui suivit n’en conserva point l'héritage assez intact et Voltaire lui-même s’en rendait compte mieux que personne, lui qui, selon Chateaubriand, aimait naturelle- ment « les beaux-arts, les lettres et la grandeur » et au- quel manquèrent surtout les avertissements d’une opinion moins complaisante et d’un entourage plus sérieux. Ce brillant écrivain et le siècle dont il était l’idole oublièrent trop que les arts perdent en élévation ce qu’ils semblent gagner en indépendance exagérée ; ils ne virent pas que l'esprit affranchi de toute règle deviendrait un dissolvant au- quelne résisteraient ni les lois ni les mœurs; que la raison, de plus en plus dédaigneuse et aggressive, produirait des divisions et des ruines. Gresset avait mieux deviné : il avait vu que le talent sans contrepoids allait devenir un péril. Il vit la poésie perdre la chaste douceur de son divin lan- gage, la muse manquer de patriotisme et de pudeur sans cesser d’être applaudie, et il se renferma plus que jamais dans un repos plein de dignité. Sans rompre avec son siècle, il se mit à l'écart de l’orageuse mêlée où l’on se dis- putait la faveur de l'opinion : il aimait mieux pour sa part l’éclairer que l’éblouir. Cet exemple est nécessaire à donner comme à suivre, et le talent a plus que jamais besoin des avertissements de l’opinion. Après les agitations des temps qui nous ont pré- cédés, la littérature a touvé les esprits abattus par la fati- gue et cependant pleins de curiosité; avides de change- ment, mais affaissés comme on l’est au lendemain des grandes luttes. Elle s’est merveilleusement prêtée à ces dis- positions. Elle a déployé pour les flatter mille ressources inattendues. Elle a fait briller toutes les richesses d’un style coloré à l’excès , et puis cherché dans la crudité des images et la trivialité des mots un moyen de réveiller l’at- tention, Tantôt elle a bercé les cœurs aux sons assoupis- sants d’une poétique rêverie; tantôt elle les a remués par les poignantes émotions d’un drame qui ne sait plus rien cacher. Elle leur a présenté la lumière consolante du vrai et d’autres fois l'éclat trompeur du paradoxe. N’est-il pas à craindre que le sens de la vérité ne se soit affaibli, que la langue ne se soit altérée, et que le goût dénaturé par tant d’impressions contraires n’en soit réduit à ne plus apprécier que ce qui le pique et le réveille, au risque de le fausser ? Pour nous qui sommes loin de ces séductions, qui trou- vons autour de nous, plus vivantes et moins contestées, les meilleures traditions de notre pays, qui sommes des juges plus désintéressés de toutes ces tentatives, n’est-ce pas à nous qu'il appartient de justifier ce mot de Cicéron : Sem- per oratorum eloquentiæ moderatrix fuit auditorum pruden- tia ; la sagesse du public a toujours servi de règle au talent des auteurs ? N’assimilons pas les tentatives hasardées du talent qui marche à l’aventure aux œuvres définitives du génie fécon- dé par la patience et contenu par le respect des mœurs. Si l'imagination est le stimulant des arts, la moralité est l’a- rôme qui les conserve; düt-on nous accuser de pruderie, refusons de voir le beau où le bien ne se trouve pas. Re- poussons, c’est notre droit, ces complaisantes peintures d'un monde où l’honnête homme ne se hasarde pas ; ces == OÙ = plaidoyers en faveur du désordre et du vice, que l’on souf- fre au théâtre, mais qui n’oseraient se produire dans la vie privée; n’y voyons point avec indifférence le mariage avili, l'honneur déprécié, le devoir affaibli, l’inconduite dis- pensée de rougir. Rien du reste n’est plus opposé à de pa- reilles doctrines que cet esprit positif dont on fait quelque- fois un reproche à la province. Le goût, pour y être moins aiguisé, n’en est que plus droit et plus scrupuleux. On s’y étonne davantage des nouveautés trop risquées ; on y re- poussé tout ce qui s'éloigne trop des exemples consacrés et répugne au génie de notre pays. Ge génie, c’est le bon sens, la mesure, la clarté, la raison ; c’est la justesse dans la pensée, jointe au piquant de la tournure ; c’est l’esprit de nos vieux écrivains corrigé par un goût plus chaste et plus délicat; c’est une horreur instinctive pour le faux et le boursouftlé ; c’est une salutaire antipathie pour les théo- ries nuageuses qui cachent de vieilles erreurs sous les draperies de la phrase; c’est le besoin d’une expression franche, rapide et qui court au but; c’est, on l’a dit avec raison, l’esprit pratique. Que l'esprit de fantaisie s’y mêle pour en corriger la précision un peu sèche, tant mieux; mais ne souffrons pas qu'il le domine et le corrompe. C’est un rôle auquel vous ne pouvez rester étrangers. vous , Messieurs , enfants d’une contrée qui peut-être a vu se former l’idiôme roman, père de notre langue; qui sü- rement a vu paraître pour la première fois ces vastes com- positions où nous eussions pu rencontrer notre Iliade (on vous l’a savamment démontré), si la langue des trouvères eût été moins imparfaite, de la contrée qui conserve le plus, dans sa franchise et la rondeur de son langage , la saveur primitive du vieux français ; de celle enfin où l’on retrouve dans le langage populaire ce qu'un historien de 129% — notre littérature (1) a loué si justement chez votre voisin Lafontaine : «Le Français de province avec ses naïvetés locales, sa rusticité expressive et ses fautes gracieuses. » Tel est le dépôt que garde et transmet cette Académie chargée, comme toutes les institutions analogues, de con- server à l'esprit français un des traits essentiels de sa physionomie. La franchise picarde en fait partie au même titre que la bonhomie champenoise, la finesse normande ou la vivacité méridionale. Une autre raison de leur existence est la nécessité de propager les découvertes de la science et toutes les connaissances utiles. Elles ont, d’ailleurs, un troisième but qui se lie étroitement aux deux autres. Elles entretiennent cette distinction d'esprit, cette aptitude àbien dire qui sont si indispensables dans les diverses professions libérales. Que serait l’avocat qui n'aurait pas une parole élégante et sure à mettre au service de ses clients: le médecin qui ne saurait point faire entendre à son malade un langage discrètement affectueux et compter un esprit aimable au nombre de ses moyens thérapeutiques ; l’ad- ministrateur qui ne pourrait dégager un avis salutaire des embarras d’une discussion confuse, ou, dans un temps d’agitation publique, opposer aux exigences d’une foule inquiète et mal conseillée quelqu'un de ces mots qui ont toujours du succès en France? Sans doute ces dons heureux n’attendent pas, pour naître , les encouragements d’un auditoire académique ; mais peut-on nier que vos travaux ne contribuent à leur développement; qu'il n’en résulte un progrès de la raison et de la parole, ces deux priviléges de l’homme, que Cicéron déclarait être le lien de toute société, vinculum humancæ societatis, ratio et oratio? On a dit que notre siècle en avait d’autres; on a dit que (1} Nisard. Hist. de la Litt. francaise. # = 389 la communauté des intérêts et l'échange des services ma- tériels étaient les seules choses qui pussent nous rapprocher désormais ; que l’industrie, reine du monde, faisait main- tenant l’unique préoccupation des esprits. S'il en était ainsi, il faudrait le regretter ; mais n’exagérons rien. Il est vrai, pour qui connaît ou soupçonne le jeu puissant des ma- chines, la variété de leurs produits, tour-à-tour chefs- d'œuvres de l’art et prodiges de bon marché ; la rapidité des échanges , l'étendue des relations ; pour qui contemple cet immense édifice élevé sur les bases mobiles du crédit et dont la plus légère secousse fait osciller d’un bout du monde à l’autre la masse énorme et flottante ; pour qui voit d’in- satiables besoins , plus sollicités que satisfaits par une inta- rissable production ; le génie de l’invention et celui de la spéculation , la science et la richesse unies pour opérer tant de merveilles , l'admiration est inséparable d’une cer- taine terreur. On se prend à craindre pour les autres appli- cations de l'intelligence humaine , en assistant à ces luttes qui ont le monde entier pour concurrent et pour témoin ; en constatant les triomphes de l’homme sur la nature et les transformations de la matière que vous racontait dans de si intéressants comptes-rendus le savant confrère qui nous préside en ce moment. Mais l’utile rapprochement des arts et des lettres, de la science désintéressée et de l'esprit pra- tique n’a pas cessé d’être possible. Rien d’essentiel à l’es- prit humain ne saurait périr. Toutes les connaissances peuvent se donner la main: l’existence de réunions comme la votre en serait au besoin la preuve. Quand Gresset l’a fon- dée, Amiens n’avait pas cette ceinture de laborieux fau- bourgs d’où s’échappent le bruit des ateliers et la fumée des usines; Amiens ne conquérait pas de couronnes dans les expositions universelles. Cependant Gresset avait com- pris que le culte des choses de l’esprit doit toujours contre- — 2923 — balancer celui des arts purement utiles; il avait compris qu'il faut le stimuler en groupant les hommes instruits et cultivés , en les rapprochant par de communes études et les liens d’une confraternité bienveillante , en leur créant une place distincte dans ce monde de la science et de l’art, d’où beaucoup se tiennent éloignés par défiance d’eux-mêmes, dévouement exclusif à leur profession, ou même antipathie provoquéc par les abus du talent. Ces abus sont regrettables sans doute ; mais pour les réprimer , il faut les connaitre. Pour préserver le foyer domestique d’une littérature mal- saine ; pour suivre d’un œil exercé l’action des écrits sur les mœurs, pour guider les générations plus jeunes sans qu’elles puissent mettre en doute notre compétence, il faut connaître tout ce qu’on est appelé à juger; il faut acquérir les lumières de la critique pour en exercer-les droits. Aimons donc à lire, et surtout à relire; gardons- nous d'oublier ce que le passé nous a légué de trésors : gardons-nous d’être indifférents aux efforts qui s’accom- plissent dans le présent. Le siècle où nous vivons n'est-il pas notre patrie dans le temps, comme le sol qui nous porte est notre patrie dans l’espace? ne dédaignons rien de ce qui intéresse sa gloire et son bonheur. Ne disons pas que les lettres sont inutiles, qu’on n’en peut attendre que désordre ; ne proférons pas ce blasphème contre un des plus beaux présents du ciel. Ne nous défions pas de l’in- telligence, ne demandons point avec le courtisan de la fortune ; à quoi bon tout cela ? Ne posons point à l’homme de talent l’impertinente question du financier de Lafon- taine. Que sert à vos pareils de lire incessamment ? ne disons pas comme lui : La République a bien affaire De gens qui ne dépensent rien! 130% — Elle a beaucoup affaire du talent quand il est sincère et sérieux ; elle doit s’en inquiéter encore quand de mauvaises doctrines l’égarent et le corrompent, car il y va de sa gloire et quelquefois dé sa sécurité. En vous soumettant ces réflexions, loin de moi, Mes- sieurs , l'inconvenante prétention de vous donner des le- cons ou des conseils. Ce n’est pas même un vœu que je forme : il serait superflu , devant une Académie qui se dis- tingue par l’activité que lui imposent ses habitudes , encore plus qu’un règlement. N’offre-t-elle point, avec un harmo- nieux ensemble de professions et d’aptitudes, une heu- reuse prédominance des goûts littéraires ? Si Gresset pou- vait reparaître un instant dans cette Académie fondée par ses soins , il verrait qu’elle n’a point perdu le secret de la versification spirituelle et facile. Du Cange encouragerait de son approbation les utiles recherches qui jettent un jour si précieux sur les coutumes de la province. Delambre eût apprécié ces travaux qui vous révèlent chaque progrès de la science ; il eût été frappé, comme vous, des considéra- tions si neuves qu'a suggérées à l’un de nos confrères la structure intime des corps. Les Fresnel, les Hecquet, les Dubois salueraient avec joie les représentants de l’art médical dans cette enceinte et n’eussent point à coup sûr désavoué la solide et spirituelle réponse de la médecine aux attaques peu mesurées de Molière. Blasset, l’illustre sculpteur, qui consacra ses œuvres à Dieu et à son pays natal, retrouverait parmi vous un émule de son talent désintéressé. Lesueur applaudirait à ces brillantes solen- nités musicales dont je vois dans vos rangs l’ordonnateur aussi habile que dévoué. D'une autre part, les magis- trats d'autrefois verraient que l’union de la jurisprudence et des lettres n’a point cessé d’honorer leur noble pro- fession ; les avocats, que le barreau de cette ville unit l’art d'écrire au don de la parole et relève le talent par la variété des connaissances. Ici, les généreux citoyens qui ont administré lés intérêts de la cité, depuis l’époque lointaine où elle conquérait sous les auspices d’un saint évèque et d’un roi ses libertés municipales, se verraient revivre dans le dévoüment de leurs successeurs ; ils remer- cieraient ceux de leurs imitateurs dont le zèle s'applique si utilement à l’agricultnre, cette mamelle de la France, comme disait Sully, qu’on prétend aujourd’hui menacée d’un certain épuisement. Ici, les maîtres de la jeunesse qui jadis ont fait l’honneur du collége d'Amiens et illustré en- suite l’Université de Paris, les Sélis, les Gossart; Delille qui, comme Gresset, s’essayait à la poésie dans les loisirs du professorat ; Lhomond, qui n’enseigna point dans son pays natal, mais en fit admirer à Paris les qualités natives ; tous se reconnaîtraient dans l’éminent professeur qui a laissé comme eux de bons livres avec de bons exemples et a légué à ses successeurs le diflicile héritage d’un enseigne- ment dont le souvenir est encore si vivant et si honoré. S'il me fallait invoquer un dernier argument en faveur de la culture des lettres, je le trouverais, Messieurs, dans cette considération que les dons de l’esprit et la politesse du goût assurent à ceux qui les possèdent. Je la tronverais dans cette estime réciproque et cette cordiale bienveillance qui semble ne faire de vous qu’une seule famille. Cicéron, que vous me permettrez de citer encore une fois, comme un auteur cher et familier à ceux de ma profession , Cicé- ron offrant à Plancus d’être son ami après avoir été celui de son père, ajoutait à ce titre le lien puissant des mêmes études, et surtout de ces études et de ces arts qui font naître la familiarité entre ceux qui les cultivent avec le 15. AO — même zèle : « Accedebat non mediocre vinculum, quünr » studiorum, quod ipsum est per se grave, tüm eorum » studiorum earumque artium quæ per se ipsæ eos qui » voluntate eâdem sunt, eâdem familiaritate devinciunt. » Cette familiarité, permettez-moi d’en réclamer le bienfait que vos suffrages m'ont fait espérer. Permettez-moi d’at- tendre de votre indulgence une part dans cet attachement réciproque qui est encore une manière de rester fidèles à la pensée de votre illustre fondateur. IL semble en effet vous en avoir légué le conseil dans les vers suivants que vous pourriez adopter pour devise de votre assemblée et défini- tion de vos travaux : Un ecommerce de suite avec les mêmes gens, L'union des plaisirs, des goûts, des sentiments, Une société peu nombreuse et qui s'aime, Où vous pensez tout haut, où vous êtes Serbe - Sans lendemain, sans crainte et sans malignité, Dans le sein de la paix et de la sûreté. (Méchant, ac. IV, se. IV.) L'un de vous, Messieurs, faisait naguère, dans une autre enceinte , l’intéressant exposé des compensations pro- mises aux pénibles labeurs du médecin. Je pourrais dire ; à mon tour, avec une conviction fondée sur la reconnais- sance, que les modestes labeurs du professorat ont aussi leurs compensations , compensations d’estime affectueuse, de bienveillant intérêt, d’hospitalité prévenante. Je le savais déjà, Messieurs, depuis que j'habite parmi vous ; mais je vous remercie bien vivement d’avoir voulu m'en donner une nouvelle preuve. SEANCE PUBLIQUE DU 8 AOÛT 1858. DISCOURS SUR L'ATTRAIT DES SCIENCES, Par M. DECHARME, DIRECTEUR. MESSIEURS , À notre époque, où les sciences, partout cultivées à l’envi, nous familiarisent avec les merveilles du monde réel, il n’est personne qui ne connaisse les résultats de leurs conquêtes pacifiques et même ces tentatives gran- dioses dont le succès doit faire briller encore d’un nouvel éclat leur glorieuse auréole. Mais, ce qui est moins connu, moins apprécié, c’est l'attrait, le charme de l’étude des sciences et de leurs applications, les pures et durables jouissances qu’elles procurent, les nobles dévouements qu’elles inspirent. Je me propose, Messieurs , de vous entretenir quelques instants de cet attrait, de ce courage scientifiques, trop méconnus de tout temps. J’ose espérer, qu’en faveur du sujet, mon esquisse ra- pide trouvera peut-être grâce à vos yeux. Parmi les facultés toutes semblables, bien qu'inégales, que tous les hommes apportent en entrant dans la vie, il en est une des plus heureuses et des plus fécondes , parce 15* er qu'elle est l’origine de toute investigation, le point de départ de toute expérience, comme aussi de toute décou- verte, de tout progrès; je veux parler de ce désir ardent de connaître , de cette curiosité innée qui nous porte in- cessamment à nous rendre compte des phénomènes phy- siques ou intellectuels qui ne dépassent pas les bornes de la raison humaine. Cette soif de vérité, cet amour du vrai et de l’inconnu inhérents à notre nature, comme l’aspi- ration de l’âme vers l’idéal du bonheur, est une des mani- festations les moins équivoques de l'intelligence ; elle en laisse apercevoir les tendances et les aptitudes diverses et donne , en quelque sorte, la mesure de son étendue et quelquefois de sa profondeur. Pour piquer cette curiosité originelle , vivifier et entre- tenir ce feu sacré, les sciences en général et particulière- ment les sciences physiques et naturelles, me semblent être, dans le vaste cadre des connaissances humaines, dont elles occupent le sommet, celles qui réunissent au plus haut degré les conditions d’attrait, de durée, de fécondité et d'importance; grâce à la variété .des sujets d’obser- vation , à l'étendue du champ de recherches, aux progrès encourageants réalisés chaque jour dans leur domaine immense. Chacun peut, en effet, selon ses goûts et ses besoins, son genre d'esprit et le cours de ses inspirations, puiser à cette source multiple et intarissable. L'esprit observateur y trouve mille sujets dignes de fixer son attention et de mettre en jeu toute la sagacité dont il est capable. Les faits astronomiques, dans leurs con- ceptions élevées ; les réactions chimiques, dans leurs dé- tails infinis; la structure des minéraux, la composition du — 229 — globe terrestre , les phénomènes météorologiques ; et (sans aller bien loin, ni bien haut) les mystères cachés dans une simple fleur, un chétif insecte, une goutte d’eau, présentent un aliment continuel à ses méditations. Là, où la foule passe indifférente, oisive ou ennuyée , il trouve attrait et plaisir réel , occupation douce et captivante (1). Pour l'esprit inventif à la recherche d'applications utiles, que de problèmes posés! que de questions inté- ressantes à résoudre, pour le bien-être de l’humanité et dont les sciences seules peuvent fournir la solution ! Il est un premier attrait, puissant et durable, qui fait aimer et cultiver la science pour elle-même. Non, la soif de l'or; non, l’ambition de parvenir ne sont pas les seuls stimulants qui poussent l’homme à des travaux scienti- fiques. Il est un aiguillon plus vif, quelque chose de plus noble, de plus détaché que ces misérables calculs d'intérêt personnel: c’est l’amour du vrai; car, on se passionne pour le vrai comme on se passionne pour le beau ; le beau qui, suivant l'expression poétiqne de Platon, est la splendeur du vrai (2). (1) « L’ennui est inconnu à qui peut étendre au loin ses recherches. » Nil illi tœdio cui inquirendorum ample et multæ patent vie. (VARRON , sent. 65.) (2) Les sciences, et c'est là leur malheur, sont d’un abord difficile. Mais ces difficultés mêmes (et il y en a de tous les degrés) constituent pour leur étude un attrait nouveau; car, comme le dit le philosophe que j'ai déjà cité : «on fait peu de cas d’une vérité qui se comprend aisément. » Facilitas intelligentiæ vert parit negligentiam. (Sentence 50.) — 230 — La science, comme toute connaissance humaine , a son côté philosophique , et ce n’est pas le moins attrayant. Si nous la considérons sous ce rapport, nous sommes bientôt frappés de la corrélation qui existe entre toutes les forces physiques, de l’enchaînement et de l'harmonie des phéno- mènes naturels (1) ainsi que de la liaison intime des sciences entr'elles, union qui fait à la fois leur force et leur éclat. Suivre pas à pas les progrès d’une idée scientifique à travers les âges , depuis son origine jasqu’à son état actuel ; la voir, pour ainsi dire, en germe, puis éclore et grandir, se fortifier et lutter contre des adversaires souvent impi- toyables ; assister quelquefois à sa défaite, plus tard à sa résurrection , enfin la voir sortir victorieuse et rayonnante des entraves qu’elle a brisées; une telle étude est, sans contredit, pleine d'intérêt ; car c’est à la fois la Genèse des vérités immuables de la nature ; l’étude des hommes et de leurs passions, celle des temps et de leurs préjugés. Non seulement les sciences nous offrent maints sujets (1) Citons ces deux exemples : Un rayon de soleil vient frapper une plaque daguerrienne ; il en résulte une action chimique ; cette action chimique produit de lélec- tricité ; l'électricité engendre à son tour du magnétisme ; le magné- tisme détermine lui-même du mouvement. En sorte que , dans une même expérience , une seule cause produit à la fois lumière, chaleur, action chimique , électricité, magnétisme et mouvement. Ces amas considérables de matières combustibles que, de nos jours, on extrait des entrailles de la terre pour alimenter l’industrie, se sont formés autrefois et déposés avec lenteur à la surface du globe au sein des eaux sous l'influence de certaines forces. Ces forces sont aujourd’hui tirées de leur réservoir où elles demeurèrent inactives et latentes du- rant un nombre de siècles incalculable , et nous sont rendues sous di- verses formes dont la civilisation actuelle a appris à faire usage. = BEN d'observations pleines d’attraits, mais elles sont encore une consolation dans les mauvais jours, un refuge, un sûr abri dans les tempêtes; elles donnent l’apaisement des passions , rétablissent le calme de la pensée et la séré- nité de l’âme. Heures charmantes de contemplation paisible , que vous passez vite, pour qui aime à lire dans le grand livre de la nature ! Les sciences aussi «font connaître le bonheur de ces mé- ditations solitaires, qui, selon la belle expression de l’auteur des Études morales sur le temps présent (1), sont comme la fermentation secrète de la vérité en nous, et font éprouver ces nobles frissons de l’âme visitée par le sentiment de l'infini. » (2) (1) M. Caro. "(2) Les plaisirs de l'esprit et de l'intelligence, on le sait, sont les plus durables ; ils ne laissent après eux ni amertume ni regret. Ils vous portent dans une sphère éthérée que ne sauraient atteindre les vains bruits du monde , et vous dites avec le poète : Le charme tout puissant de la philosophie Elève un esprit sage au-dessus de l'envie. Tranquille au haut des cieux que Newton s’est soumis, Il ignore, en effet, s’il a des ennemis. (VOLTAIRE.) Le domaine des sciences n’est jamais le théâtre des luttes de parti . conflits quelquefois terribles qui ne laissent pas même la sécurité de l'existence. Les rares contestations qu'on y voit surgir tiennent à des droits de priorité ou à des raisons qui prennent leur source en dehors de la science elle-même. Car, il faut bien le dire, la science a ses fre- lons qui s'efforcent de lui ravir son miel le plus pur; elle a aussi ses détracteurs systématiques. Ceux-ci, ennemis nés de la lumière et de tout progrès, ont peur du mouvement; ils cherchent sans cesse à mettre un frein à cet esprit d'observation et de découvertes qui effraie leur imagination pusillanime, parce qu’ils n’ont pas foi en l'avenir. Et cependant l'avenir qui s'appuie sur des vérités inconstestables, im- mortelles , ne doit rien avoir de dangereux , de terrible , car la route de la vérité est une route divine ; celle de l'erreur seule éloigne du but et conduit à l’abime. — 932 — Renfermant : « Le grand dans le réel et le beau dans lutile. » (f) La science a sa poésie écrite en caractères lumineux et ineffaçables dans tout l’univers. Ici, la splendeur du ciel étoilé; là, l’immensité de l’océan, sa mobilité terrible et conservatrice à la fois; ailleurs, la structure du globe terrestre dévoilée, ses premiers habitants reconstitués ; d’un autre côté les métamorphoses perpétuelles dont le monde physique est à la fois le théâtre et le résultat et qui nous font dire avec le poète: Omnia mutantur, nil interit; (Ovine Mét, Liv xv, v. 175.) Tout se transforme , rien ne se perd; D'autre part, l’homme ajoutant des mondes nouveaux aux mondes connus, gravant avec la lumière, volant avec la vapeur , écrivant avec la foudre et réalisant mille pro- diges devant lesquels viennent pâlir les fictions de la Fable (2). Au point de vue moral, les sciences sont des sauve- gardes contre les écarts de l’imagination, des amies assi- dues dans la compagnie desquelles on peut défier l’ennui ; et l’on sait que la vie la plus occupée est assez ordinaire- ment la plus morale (3). Ayant pour but «de conduire l’es- (1) Académie des sciences , belles-ettres et arts de Rouen. 1856-57, p. 87. — De la poésie des sciences, par M. DESCHAMPS. (2) Aussi, de tout temps, les phénomènes du monde physique ont-ils servi de texte aux poètes. Homère, Lucrère, Virgile; parmi les anciens, Milton, Le Dante, Voltaire, parmi les modernes, y ont trouvé de belles inspirations; Thomson, St.-Lambert, Delille, Lemierre, Chènedollé, Racine fils, Léonard et vingt autres, nous ont laissé de beaux vers sur les sciences, Et pourquoi ne citerais-je pas encore deux ouvrages charmants, frères jumeaux, pleins d'idées poétiques , l’Oiseau et l’Insecte, d'un prosateur distingué de nos jours ? (3) Les anciens philosophes regardaient la science comme un bien ce 958 — 5 prit humain à sa noble destination, la connaissance de la » vérité, de répandre des idées saines dans les classes les » plus humbles de la société, de soustraire l’homme à » l'empire des préjugés et de faire de la raison l'arbitre » et le guide de l'opinion publique (4); » ayant pour effet d’épargner à l’homme mille travaux pénibles et d’écono- miser le temps au profit de l'intelligence, les sciences concourent ainsi au perfectionnement moral du genre humain. Venez-vous à les considérer au point de vue religieux ? Les phénomènes astronomiques vous saisissent sponta- nément par leur majesté, par leur grandeur dans la durée et dans l’espace : la structure de l’univers, la dis- tance incommensurable des nébuleuses, la profondeur in- sondable des cieux, la petitesse relative de notre système solaire dans cette immensité, l’exiguité de notre planète dans ce groupe et la faiblesse infime de notre être « jeté » quelque part sur cet atome » comme dit La Bruyère ; cela ne suflit-il pas pour donner une idée de la puissance infinie du créateur et du néant de notre nature ? Si de là vous reportez vos regards vers un infini d’un autre ordre, l'infini en petitesse, dans les êtres micros- copiques , dans les molécules constitutives des corps, vos deux admirations se confondent devant tant de merveilles. Enfin, quelque part que vous jetiez les yeux, vous ne voyez qu'harmonie mystérieuse au milieu même de la lutte perpétuelle des éléments. Tout, dans la nature, parle au raisonnement , à l’âme , d’un être dont le pouvoir etla sa- gesse sont sans bornes. tellement utile, qu'ils n'avaient pas hésité à la placer au nombre des vertus. (1) Cuvier (Rapport sur les progrès des sciences naturelles. 1808) — SJ — Les découvertes scientifiques modernes, loin done d’avoir diminué l’idée de Dieu, n’ont fait au contraire que l'agrandir, témoin celle du mouvement de la terre (4). « La véritable physique , dit Fontenelle, s’élève quelque- » fois jusqu’à devenir une espèce de théologie (2). » Ainsi , le reproche que l’on fait aux sciences de conduire à l’athéisme est done tout à fait gratuit. Est-il logique , en effet, que tant de vérités admirables, placées au-dessus des forces humaines, fassent nier une puissance sur- naturelle ? Les sciences sont encore en butte à d’autres attaques plus immédiates, plus actuelles, que je ne puis passer sous silence. On reproche à notre époque de donner trop à l’expé- rience , à l'observation des faits du monde physique , trop peu aux choses de l'esprit et du goût. Chaque siècle a son cachet. Le développement de toutes les connaissances humaines n’a rien de régulier ; il est comme les productions du génie, comme celles de la na- ture, local, temporel, oscillant; le mouvement est par- tout. Chaque âge a ses phases de gloire. Une tendance plus prononcée vers les sciences se manifeste depuis cinquante ans, après une brillante période dans les lettres. Est-ce un bien ? est-ce un mal? Qui oserait, qui pourrait décider cette question ? Acceptons ce fait comme une conséquence des lois mystérieuses qui régissent le monde. (1) On admire mieux le Créateur lorsqu'on connaît mieux ses œuvres, aussi sublimes dans les détails que dans l’ensemble. (2) J. J. Rousseau herborisant un jour près de la citadelle d'Amiens, disait à son compagnon de promenade en lui montrant une poignée de plantes simples : « Combien je tiens ici de preuves de l'existence de Dieu! » = 46 = Ce n’est pas tout: Dans l’acte d'accusation de positivisme, de eupidité et d’égoisme dressé contre notre époque, on va jusqu’à rendre les sciences responsables de ces aberrations. Les sciences ne sont pas plus comptables devant la pos- térité de la tendance du siècle au culte de l’or et des jouissances matérielles, que la littérature (celle qui mé- rite ce nom) n’est complice de ces publications éphémères dont le moindre danger est la frivolité, et qui, sous un dehors captieux, sont une insulte au bon goût , un outrage à La morale , un attentat au bonheur privé et presque une menace contre la liberté publique (1). (1) Sans vouloir établir ici un parallèle entre les sciences et les let- tres, ou chercher à exalter les unes aux dépens des autres, je puis faire remarquer toutefois que les sciences ne présentent pas de sem- blables périls ; que , d’un autre côté, les noms de Descartes , de Fonte- pelle, de Buffon, de Lavoisier, d'Ampère, d’Arago , rappellent aussi bien la gloire de la France que ceux de Racine et de Molière, de Lafon- taine et de Voltaire ; et que la profondeur des travaux des Képler, des Galilée, des Newton, des Laplace, des Lagrange et des Cuvier, ne le cède en rien à celle des œuvres de Bossuet et de Montesquieu. Loin de moi la pensée de chercher à déprécier, à amoindrir en aucune façon l'importance du rôle des lettres et de la philosophie dans la s0- ciété actuelle ; ce rôle, je l'accorde volontiers , est immense , capital. Mais lorsque j'entends répéter que «notre civilisation est l'ouvrage des lettres et des arts ; que c’est à leur flambeau que son foyer s’est allumé ; que la France leur doit sa prépondérance en Europe »; je réclame aussi pour les sciences une large part dans ces glorieux résultats. Mécon- naître leur coopération dans cette œuvre générale, c’est fermer les yeux à la lumière. On oublie trop que les sciences ne doivent pas être envisagées seule- ment sous ce côté positif que l’on s’obstine à regarder sans cesse. Elles ont aussi leur côté philosophique dont j'ai parlé, leurs spéculations pures et désintéressées qui n’ont rien de commun avec l'esprit étroit du mercantilisme ou avec l’appât des jouissances matérielles. C’est par là qu’elles contribuent, elles aussi , au développement de la civilisation. — 236 — Cette courte digression ne m'a pas éloigné de mon sujet, il me semble qu’elle y touche au contraire de tous côtés et de la manière la plus intime. Je croirais encore y laisser une lacune si je ne citais comme un grand attrait des scien- ces, le sentiment permanent de la possession des décou- vertes qui honorent l’esprit humain et le haut degré de certitude dont elles portent le sceau. Je dois ajouter à cette idée, pour la compléter, que les résultats scientifiques sont empreints d’un caractère de durée qui leur est propre. Eu effet, au milieu des changements divers qui s’accom- plissent dans le gouvernement des peuples, s’il est quelque chose qui survive à toutes les révolutions sociales , ce sont les décisions que la science apporte au monde avec ses immuables et incorruptibles formules, arrêts devant les- quels s’inclinent tous les partis, parce que la science est au-dessus de toute opinion politique, parce qu’elle n’a point de patrie... que dis-je ? sa patrie est partout, comme l’univers entier est son domaine. Enfin, l'esprit éminemment progressif des sciences, leur avenir qui s'annonce sous les plus heureux auspices , sont D'autre part, ne savons-nous pas que le bonheur de humanité ne dépend point de la plus ou moins grande quantité de chemins de fer, de machines à vapeur et de becs de gaz? Mais le bien-être qui dérive de ces inventions modernes et de cent autres, est-il nécessairement nuisible au moral? abaisse-t-il fatalement l'intelligence? Est-il un obs- tacle réel au bonheur? S'il existe encore aujourd’hui des esprits capa- bles de soutenir ces paradoxes, je me contenterai de leur opposer la réflexion suivante : « L'homme ne vit pas seulement de pain » mais il vit d'abord de pain ; et les sciences sont actuellement l'instrument médiat par lequel on donne le pain à'des millions de bouches que seraient bien impuissants à faire taire les plus belles paroles, les livres les mieux pensés, les œuvres artistiques du meilleur goût. — 231 — encore un attrait captivant qui tient toujours l'intérêt sous un charme réel. La pensée humaine , cette 2mmortelle voyageuse, semble aujourd’hui avoir pris des aîles. Franchissant les bornes de la vue , elle s'élève, dans son rapide essor , par-delà les horizons connus. Ses succès égalent sa confiance et son audace ; ses tentatives sont gigantesques; ses espérances atteignent les rêves de l’imagination la plus féconde (1). Notre siècle n’est encore qu’à la moitié de sa carrière, et déjà les découvertes scientifiques se comptent par mil- liers (2). Malgré ces rapides et étonnant progrès, on peut, sans admettre chez l’homme une perfectibilité indéfinie , (1) Le télégraphe transatlantique , le percement de l’isthme de Suez, celui des Alpes, le tunnel sous-marin entre la France et l'Angleterre, ne sont plus des utopies et touchent à la réalité , ainsi que cent autres problèmes posés dont la solution est destinée à modifier profondément les relations de peuple à peuple. (2) Après avoir trouvé la machine à vapeur, les chemins de fer, les steamers, l’'hélice propulsive, l'éclairage au gaz, la pile et le télégraphe électriques, la galvanoplastie , la photographie, etc., il pourrait bien s'en tenir à ces résultats. Mais, par cela même qu'il a fait de grandes choses, il est sur la voie d'en réaliser d'aussi belles et peut-être de plus brillantes encore. Ses conquêtes étendent son pouvoir et l’on peut lui appliquer ce que Virgile dit de la renommée : Plus il marche , plus sa force augmente. Viresque acquirit eundo. (Enéide , Liv. IV, v. 175). Je ne dirai rien de tant de machines merveilleuses que l’on doit aux sciences et que la civilisation met en œuvre pour élargir le cercle de l'activité humaine , perfectionner les conditions de la vie morale etre nouveler le monde. Je ferai seulement remarquer que la science se prête aux travaux de la paix comme à ceux de la guerre ; que partout où elle porte ses investigations, l'industrie compte un procédé nouveau, ou l'humanité un bienfait. D'ailleurs, il n’est pas une industrie humaine qui n'ait à gagner en étudiant ou en imitant la nature, — 238 — croire que le nombre des conquêtes à faire, dans cette voie, est illimité (1). Tant qu'il y aura, en effet, des misères à soulager, la science n'aura pas rempli sa tâche, c’est dire que ses pro- grès doivent durer autant que le monde (2). Après avoir parlé de l'attrait des sciences dans ses causes , il me reste , Messieurs, à vous entretenir de ses effets. On croit communément que les phénomènes du monde physique sont peu propres à exciter l’enthousiasme et que cette exaltation de l’âme est tout-à-fait incompatible avec les vérités mathématiques. C’est là une grande erreur que je pourrais réfuter par nombre de faits authentiques aux- quels je ne puis pourtant m'’arrêter (3). Je me contenterai (1) Sinon , ce serait le cas de dire avec Lemierre : « Croire tout découvert est une erreur profonde , » Cest prendre l'horizon pour les bornes du monde. » Et ces mots que Fontenelle disait il y a plus de cent ans : «Il est permis de compter que les sciences ne font que naître », ont encore aujourd'hui le mème à-propos , la même justesse. (2) Qu'il me soit permis de citer encore, à ce sujet , les dernières pa- roles d’un des savants qui ont le plus contribué aux progrès de la chi- mie à notre époque. Gay-Lussac , à son lit de mort, s’entretenant avec ses amis de l'attrait des sciences et du bonheur que leur étude avait ré- pandu sur sa vie, disait, en pressentant une ère nouvelle : « Quel dom- » mage de partir au moment où le spectacle va commencer ! Que ne » puis-je prendre une contre-marque et revenir bientôt, en simple » spectateur des choses ! » Ainsi, plus que jamais, la science nous apparaît attrayante , indis- pensable, progressive , immortelle. (3) Képler, après avoir découvert les belles lois qui portent son nom, après avoir terminé le travail le plus colossal qu'un homme ait jamais — 239 — de faire remarquer que , si le spectacle imposant de la na- ture dans ses manifestations grandioses, est capable de nous émouvoir profondément ; si, d’un autre côté, nous exécuté , Képler s’écrie : « Le sort en est jeté, j'écris mon livre. Il sera » lu par les contemporains ou par la postérité , peu importe ! Dieu lui- » même, na-t-il pas attendu six mille ans un contemplateur de ses » œuvres? » Paroles altières et pleines de cet enthousiasme qui faisait tressaillir l’'astronome allemand au sein de la vérité mathématique, comme s’il eut été frappé par les rayons brülants de la révélation. Ce mot qu'Archimède laissa échapper dans sa joie d'avoir trouvé la solution d’un problème célèbre, ce mot qu’il répétait à haute voix , en parcourant , à peine vêtu, les rues de Syracuse : Edpnxe | Evpyxe | J'ai trouvé! Je l'ai trouvé. Et cet autre, du même géomètre : « Donnez-moi un point d'appui et » un levier, je souleverai le monde »; Et cette hécatombe promise par Pythagore aux dieux qui lui avaient inspiré la démonstration d’un théorème fameux ; Ou je me trompe bien, ou ces faits déposent de l'enthousiasme le plus manifeste. M. de Humboldt , dans son beau livre du Cosmos, s’est souvent aban- donné à son enthousiasme pour les grands phénomènes du monde phy- sique. Ainsi, après avoir énuméré les causes nombreuses et incessantes qui peuvent, à la longue « imprimer un caractère nouveau à l'aspect » grandiose et pittoresque de la voûte étoilée »; après avoir dit que « dans douze mille ans, l'étoile polaire sera Wéga de la lyre, la plus » magüifique de toutes les étoiles auxquelles ce rôle puisse échoir »; il ajoute : «Ces aperçus rendent sensible, en quelque sorte, la grandeur » de ces mouvements qui procèdent avec lenteur, mais sans jamais » s’interrompre et dont les vastes périodes forment comme une horloge » éternelle de l’univers. » « Sapposons, un instant, qu'un rêve de l'imagination se réalise, que » notre vue, dépassant les limites de la vision télescopique , acquière » une puissance surnaturelle; que nos sensations de durée se contrac- tent de manière à comprendre les plus grands intervalles de temps, de même que nos yeux perçoivent les plus petites parties de l’éten- due ; aussitôt disparaît l’immobilité des cieux. Les étoiles sans nom- CA © LA — 9240 — sommes émerveillés des effets des forces physiques que l'homme a su dompter, nous sommes bien autrement émus et charmés lorsque nous pouvons saisir, analyser les mille moyens que la nature emploie pour opérer ses métamor- phoses , ses combinaisons diverses, multiplier et varier ses productions. Nous touchons à l’admiration en contemplant l’orga- nisme merveilleux dans les plantes etles animaux, et nous comprenons l’enthousiasme du savant observateur à qui des recherches microscopiques venaient de révéler tout un monde nouveau d'êtres infiniment petits : « Je viens, dit Linnée, de voir par derrière passer le » Dieu tout-puissant, tout sachant, et je suis resté dans » la stupeur (1). » » bre sont emportées, comme des tourbillons de poussière, dans des » directions opposées, les nébuleuses errantes se condensent ou se » dissolvent, la voie lactée se divise par places comme une immense » ceinture qui se déchirerait en lambeaux; partout le mouvement règne » dans les espaces célestes, de même qu'il règne sur la terre, en chaque » point de ce riche tapis de végétaux , dont les rejetons , les feuilles et » les fleurs , présentent le spectacle d’un perpétuel développement. » Citerai-je enfin la joie du plus grand génie dont s'honore l'humanité ? Lorsque le caleul vint justifier les prévisions de immortel Newton, au sujet de la loi d'attraction qui porte son nom, son enthousiasme fut si vif qu'il se vit obligé d’avoir recours à un ami pour vérifier ce calcul assez simple d'ailleurs. À cette occasion, Arago (*) fait la réflexion sui- vante: « Les travaux calmes de la science procurent non-seulement des » émotions plus durables que celles qu’on va puiser au milieu des fri- » volités du monde, mais elles en ont aussi assez souvent toute la viva- » cité. » (4) Vidi Deum omnipotentem, omniscium, a tergo transeuntum, vidi et obstupui. () Not. biogr., L. WE, p. 58. == 2 — C'est que celui qui a le rare bonheur de soulever un coin du voile épais cachant aux yeux du vulgaire les beau- tés de la nature, tombe quelquefois en extase devant les merveilles qu'il aperçoit. Heureux, s’il conserve encore intacte cette faculté divine qui lui a enseigné sa route! Car, on le voit souvent oublier, dans cette contemplation, le repos et le sommeil. Est-il surprenant, après cela, si ses forces s’épuisent, si sa faible raison chancelle ou de- meure comme frappée d’une baguette magique et reste aveugle à la lumière de l'intelligence , comme l’œil à la lumière du jour, blessé par l'éclat trop vif de l’astre ra- dieux (1) ? On peut juger surtout de l'attrait des sciences par les actes de courage et de dévouement qu'il enfante chez ceux qui se livrent à des travanx théoriques ou d’application . L’astronome passe les nuits sans sommeil (l’œil attaché à une lunette dirigée vers le ciel) et les jours dans des calculs non moins assujétissants. Le mathématicien pâlit à la recherche et dans la diseus- sion de formules algébriques. Le physicien suit durant des jours entiers les détails d’une expérience vingt fois répétée, pour en étudier les phases. Le chimiste consume sa vie à essayer des milliers de réactions , à faire des calculs, des analyses, des combi- (1) On se fera maintenant une idée de l'enthousiasme de ces hommes privilégiés lorsqu'ils découvraient quelques-uns de ces secrets qui sur- prennent et jettent les esprits dans l'admiration. On comprendra aussi quelle doit être l’ardeur fiévrense de tous ces chercheurs qui de nos jours se livrent à la poursuite des problèmes sans nombre dont la solu- tion se fait quelquefois attendre pendant bien des années. 16. — 9h — naisons dont les résultats le déconcertent ou le comblent de joie. Le naturaliste, armé du microscope, examine scrupu- leusement les tissus organiques, la marche de la lumière à travers les substances cristallines , analyse , expérimente et observe sans cesse. Et pourtant, ce travail continu , malgré toutes les fa- tigues qu'il impose , est un attrait sans égal pour le savant ; c’est sa passion à lui (1). Parmi les hommes voués à la science, les uns, en petit nombre (qui ont reçu du ciel ces clartés vives de l’intelli- gence qu'on appelle génie), rassemblent les matériaux épars, découvrent les lois , établissent les théories et fon- dent enfin les différentes branches de la science. D’autres travailleurs obscurs , apportent leur humble pierre, leur modeste tribut à l'édifice immense. D’autres, enfin, apôtres de la science , en propagent les principes et les doctrines, en réalisent et encouragent les applications utiles. C’est par le concours de toutes ces forces vives, devenues anonymes comme les fleuves à la mer, que s’élève peu à peu le monument impérissable. Si quelques parties ont une origine contemporaine, d’autres remontent à plusieurs siécles ou se perdent dans la nuit des temps, et ne sont ainsi ni l’œuvre d’un jour, ni le travail d’un seul homme, mais le fruit de l’expérience des siècles, le résultat des travaux d’une succession d'hommes de génie (2). (1) Lorsqu'on voit la plus petite branche d’une science particulière occuper utilement et activement bien des hommes studieux , est-il étonnant si l'existence des savants se consume dans l'étude des diverses parties des sciences ? (2) Pour ne parler que de l’une des sciences, l'astronomie , et dans celle-ci du seul point fondamental : c’est Pythagore qui émet l’idée du ni — On ignorera toujours à quel prix la science s’est consti- tuée ; quels travaux, quels sacrifices elle a exigés; com- bien d’existences se sont usées obscurément à la recherche de ces trésors dont nous sommes si fiers à cette heure. Au milieu de ces labeurs cachés, une pensée consolante vient vivifier les courages : c’est la foi en l’avenir; c’est la conviction intime que ces travaux pénibles sont dirigés dans la voie du vrai et peuvent conduire à un progrès utile. Si l'espérance d’un peu de gloire rémunératrice vient ser- vir aussi de stimulant à tous ces efforts silencieux, devra- t-on s’en plaindre ou même s’en étonner ? Confiance heu- reuse ! dussiez-vous n'être qu’un mirage trompeur, vous serviriez encore la cause de la science , c’est-à-dire la cause de l'humanité ! Quant aux exemples de dévouement, vouloir seulement les énumérer ici serait tenter l'impossible. En me bornant même à quelques-uns , pris çà et là, dans les existences de ces hommes qui ont été les flambeaux vivants de la ci- mouvement de la terre, Copernic qui expose le système solaire, Képler Galilée qui en découvrent les premières lois, Newton qui trouve le principe de la gravitation et l’applique au système de Copernic, Laplace qui vient achever cet immortel travail, sublime effort de l'intelligence humaine. Mais si la conquête fut sublime , sublimes aussi furent les dé- vouements ! Sur tous les points de la science, on rencontre non des difficultés d'un ordre aussi élevé, mais la lutte opiniâtre pour la production de la vérité, lutte sous toutes ses formes , lutte de la lumière contre les té- nèbres. L'histoire de l'électricité et en particulier celle de la pile nous offri- raient une genèse aussi intéressante par la diversité des opinions successivement émises pour l'explication des phénomènes que par les circonstances fortuites qui ont servi à mettre d’accord les hypothèses et les faits observés. 16* — 244 — vilisation et qui ont porté haut et loin le drapeau de nos conquêtes sur la nature, je craindrais encore de fatiguer l'attention que vous voulez bien m'’accorder (1). (1) Je me contenterai de choisir ces exemples dans les célébrités scientifiques dont la Picardie a le droit d’être fière. — Les regards s’ar- rêtent d'abord sur un des savants les plus distingués du xvr° siécle, Ra- mus (né dans le Vermandois), aussi célèbre par ses talents que par ses malheurs. « Aucune existence d'homme voué aux paisibles travaux de » la science ne fut, disent les biographes, troublée par plus d’infortunes » et ne se termina d’une manière plus funeste. » Pour avoir montré, le premier, qu'Aristote n’était pas infaillible, et remplacé dans l’ensei- gnement les stériles discussions de la scolastique par l'étude dessciences positives, Ramus fut taxé d’impiété, en butte à mille persécutions. I lui fut interdit d'enseigner et défendu d'écrire contre Aristote sous peine de punition corporelle. Sa vie ne fut qu'une lutte continuelle; il périt victime de la saint Barthélemy. Au xvine siècle , la Picardie a donné à la France deux de ses plus il- lustres astronomes, un écrivain de grand mérite et un naturaliste émi- nent. L’un des astronomes est Lacaille (né à Rumigny près Rosoy). On lui doit la triangulation d’une partie de la France , un catalogue d'étoiles et des mémoires nombreux. Il a fait à lui seul plus de travaux, d’obser- vations et de calculs que tous les astronomes ses contemporains réunis. Aussi mourut-il victime de ses excès de travail. «L'indépendance et la » franchise de son caractère doivent encore ajouter, dit Montferrier, au » respect qu'inspire son nom. » L'écrivain distingué, mathématicien, est de Condorcet (né à Ribemont près Saint-Quentin ; Ribemont qui a donné aussi l'ingénieur Blondel , à jamais célèbre par la construction de la porte Saint-Denis de Paris), esprit vif et pénétrant, doué d’une grande facilité de travail, ayant une érudition profonde. Il s’est illustré par les éloges des académiciens. Le naturaliste est l'abbé Haüy (né à Saint-Just), créateur de la science cristallographique et auteur d’un excellent traité de physique. Ami du grammairien Lhomond , il a comme lui consacré sa vie à l'étude et à l'enseignement. L'autre astronome, savant de premier ordre, une des gloires de la ville — 245 — J'ai dit que les conquêtes de la science sont toutes pa- cifiques. Mais, si elles s’accomplissent en silence comme le mouvement des mondes au-dessus de nos têtes, elles comptent néanmoins bien des victimes et des martyrs (1). Victimes des préjugés, de l’ignorance et de la supers- tition : c’est Gerbert (2), c’est Roger Bâcon (3), Ramus, accusés de magie ; condamnés au silence ou à une prison L d'Amiens , c'est Delambre. Peut-être serait-il opportun de parler ici des beaux travaux de Delambre et des services qu’il a rendus à la science et à la société. Mais je n’entrerai pas ici dans les détails de cette existence si utilement remplie. Je rappellerai seulement que Delambre a su mener à bonne fin une des plus grandes entreprises scien- tifiques des temps modernes , malgré les difficultés qu’elle présentait , malgré les dangers qui mirent plusieurs fois en péril la vie du célèbre astronome, je veux parler de la mesure de la méridienne et de la réalisation du système métrique , travaux auxquels il consacra six ans. Delambre succéda à Lalande dans la chaire d'astronomie du collége de France, devint secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences de Paris. Ses ouvrages: la Base du système métrique, un Traité d'astronomie théorique et pratique, son Histoire de l'astronomie , forment 12 gros volumes in-quarto , œuvres de premier mérite. (1) On peut lui appliquer ce qu'un poète contemporain dit de la création: c’est à + + +. + 21: . une grande roue Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un. V. Huco, (Contemplations.) (2) Gerbert, qui le premier , au milieu du x® siècle , donna le mouve- ment intellectuel qui s’opéra en Europe au sein de l’organisation féo- dale , Gerbert, accusé de magie et persécuté , lui qui plus tard devint pape sous le nom de Sylvestre II. (3) Roger-Bâcon , au xure siècle , l’un des bienfaiteurs de l'humanité , qui n'eut d'autre tort que d’avoir voulu devancer son époque en com- battant les doctrines d’Aristote, Le savant auteur du livre de nullitate magiæ est accusé d'entretenir un commerce abominable avec l'esprit des ténèbres. Moins heureux que Gerbert , il est condamné au silence et à une prison perpétuelle. — 246 — perpétuelle ; c’est Galilée (1), Salomon de Caus dont chacun sait la touchante et dramatique histoire. Victimes des évènements : c’est Lavoisier , le père de la chimie, Bailly , l’astronome aux spéculations hardies , de Condorcet , le savant écrivain scientifique, qui périssent dans le tourbillon de la révolution française. Victimes de l’enthousiasme et du dévouement: Archi- mède, Pline, dont tout le monde connaît la fin tragique. Galilée , Cassini, Arago perdent la vue pour avoir trop regardé le ciel, comme Tirésias de la fable devint aveugle pour avoir vu quelque secret des dieux. Le même malheur, par une autre cause, frappe l’infatigable Euler. Dans ses glorieuses campagnes scientifiques, Gay-Lussac est deux fois grièvement blessé (2); Dulong perd un œil et deux (1) Copernic avait été livré sur les théâtres aux huées du peuple ex Allemagne ; Galilée fut également voué au ridicule de ses concitoyens comme Descartes fut l’objet des plus ignobles persécutions en Hollande où il s’était refugié. (2) La première fois il resta aveugle pendant un mois ; à la seconde sa tête échappa miraculeusement à l'explosion d’un ballon de verre ; mais sa main fut atteinte par les fragments. La blessure grave et dou- loureuse qui en résulta détermina , dit-on , une maladie qui causa mort. Une autre victime d’une explosion plus épouvantable encore (elle eût lieu dans la liquéfaction de l’acide carbonique ) est le jeune Hervy, préparateur à l’école de pharmacie de Paris. L’infortuné eût les jambes etle corps brisés: il en mourut trois jours après dans des douleurs atroces. Les annales de la science renferment aussi des actes d’intrépidité réfléchie que ne dédaigneraient pas les plus braves. Ici, ce sont des aéronautes hardis qui , affrontant les dangers d'une navigation pleine de catastrophes, disparaissent emportés dans les régions élevées de l'atmosphère , pour y chercher la solution de problèmes qui intéressent à la fois la science pure et ses utiles applications; là; ce sont des — 241 — doigts au service de la science ; Pilatre de Rozier tombe du haut des airs de son ballon enflammé; Richemann est tué par la foudre évoquée des nuages dans son laboratoire. Malus , Abel, à la fleur de l’âge, Ampère dans la pléni- tude de son talent, tombent victimes de leur ardeur. Muller , Thomas Young , travaillent jusque dans les bras de la mort. A côté de ces exemples , que je ne veux pas multiplier, permettez-moi , Messieurs , d'ajouter un mot de sympathie pour d’autres victimes plus nombreuses encore , plus ignorées et dont le sort a aussi quelque chose de touchant. Je veux parler de ces hommes laborieux qui, après avoir consacré à l'étude des sciences théoriques ou appli- quées, tous les loisirs que leur laisse une profession assu- jétissante, ont été assez heureux pour trouver une idée scientifique capable de leur procurer gloire ou profit, s’efforcent de la mettre en lumière et ont enfin la douleur de venir se heurter, de toute leur énergie, contre les barrières infranchissables des impérieuses nécessités de la vie matérielle. Que devient alors ce dépôt précieux, cette idée une fois entrée dans cette tête pensante ? Si elle a trouvé son homme , elle y prend racine, s’y fortifie et ne laisse à son dépositaire ni repos ni trève , jusqu’à ce qu’elle ait été produite au grand jour. voyageurs qui s’exposent aux feux de l'équateur ou aux glaces du pôle, guidés par une même pensée. Pour montrer jusqu’à quel excès d’audace la passion pour la science peut pousser un esprit enthousiaste, je citerai l'expérience que Pilatre de Rozier fit sur lui-même afin de juger de l'effet explosif d’un mélange gazeux d'oxygène et d'hydrogène. Il en emplit sa bouche et une partie de ses poumons et mit le feu au gaz détonnant. Il va sans dire qu'il eût les lèvres et la bouche en partie brûlées et les voies aériennes cruelle- ment endommagées. — 248 — Si, à force de persévérance et de sacrifices , Le laborieux penseur parvient à réaliser cette idée, c’est alors que commence pour lui une épreuve à laquelle il n’est point préparé. Il lui faut lutter maintenant contre d’autres adversaires coalisés : l’esprit de routine, l’acharnement des intérêts privés , les jalousies , les amours-propres blessés , les am- bitions déçues; lutte continuelle qui exige le plus entier dévouement et dans laquelle succombent ordinairement tes plus fermes courages. Nombre d'hommes célèbres dans la science ont connu la misère. Trop d’exemples prouveraient , au besoin, que l'abandon, l’indigence , la persécution même sont , hélas ! le salaire naturel de ceux qui consacrent leurs veilles au développement de l’esprit humain ! (1) S'il est pénible pour un homme, qui se sent au front une étincelle de feu sacré , d’être arrêté devant les exigences de la vie réelle, il lui est bien plus douloureux encore de se voir enlever le fruit de ses travaux. Ici, les exemples abondent. Je pourrais même citer bien des réputations brillantes enrichies par une injustice inqualifiable de la postérité , aux dépens de ces travailleurs obscurs dont j'ai (1) Képler , immortel Képler , avec sa nombreuse famille , fut très- longtemps dans le dénuement le plus complet. Bernard de Palissy, Guttemberg , Jacquart , Watt, Fulton , Philippe de Girard , qui tous ont apporté au monde des découvertes ou des inventions de premier ordre , onteu aussi leur moment de pénurie , de détresse et de persé- cution. Leblanc, auteur d’un procédé des plus utiles à l’industrie (la fabrication de la soude artificielle, qui rapporte annuellement à la France des millions et l’affranchit d’un lourd tribut à l'étranger), Leblanc mourut dans la pauvreté, ainsi que Laurent et Gérhardt, qui ont fait faire à la chimie de récents progrès. — 249 — parlé (1). L'opinion publique est ainsi faite ; il lui faut une figure unique qui résume la gloire , une seule idole à en- censer; elle protège Les forts et les exalte par ses suffrages, tandis que ses regards distraits plutôt qu'ingrats oublient momentanément les faibles. C’est à ces génies créateurs, qui ont dépensé plus de (1) Dans ce genre de victimes, je citerai : Geminus, auteur du cycle lunaire, dépossédé de sa découverte par Méton ; Christophe Colomb frustré par Améric Vespuce. Drebbel et Fabricius, oubliés au profit de la Galilée dont la gloire eût pu se passer de cette injustice de la postérité ; J'en dirai autant de Grégory vis-à-vis de Newton ; Salomon de Caus frustré par le marquis de Worcester, (Il fallut deux siècles et l'autorité d’Arago pour faire rendre justice à Salomon de Caus) ; j Dufay, Romas, Dalibard, écrasés par la renommée de Franklin ; Fulton, l'inventeur des bateaux à vapeur, qui meurt de chagrin de se voir contester sa découverte et enlever son privilége ; Niepce éclipsé par Daguerre ; Lebon, Dallery, Sauvage, qui passent oubliés. Je viens de prononcerle nom de Romas, qu’il me soit permis d’ajouter un mot pour celui qui fit, avant Franklin (*), la célèbre expérience du cerf-volant, dans le but de constater l'identité de l'électricité atmos- phérique avec celle des machines. Voyez-le entouré d’une foule immense (de toute la ville de Nérac, sa patrie) étonnée et muette d’admiration en voyant cet homme maître de la foudre et la faisant tomber à ses pieds. Plus d’une fois, en tou- chant au fil qui lui amenait des nues le terrible élément, il fut renversé. Il n’en recommencça pas moins avec stoïcisme à braver la mort dans l'intérêt de la science. Il allait jusqu’à tirer des lames de feu électrique de 10 à 12 pieds de longueur ; expériences que personne n’a eu depuis le mâle courage de recommencer. Eh bien ! ces expériences mémorables, antérieures de plusieurs mois à celles de Franklin et qui dépassaient de beaucoup celles du physicien de Philadelphie, n’ont pu sauver de l'oubli le nom de Romas. (*) Recueil des actes de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux. 1853. — Etude sur les travaux de Romas, par M. Merçer, professeur de physique au Lyeée impérial de Bordeaux. 2 — 250 — force et de temps pour faire adopter leur œuvre qu'il ne leur en a fallu pour l’enfanter ; c’est à ces génies méconnus que s’appliquent ces vers du poète national : On les persécute, on les tue, Sauf , après un lent examen, A leur dresser une statue, Pour la gloire du genre humain! (1) En voyant tant d'hommes, victimes des idées qu’ils ap- portaient au monde pour le bien de tous, on est tenté de dire avec Fontenelle : « Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ou- » vrir! » Mais, telle est la passion des inventeurs voués à la pour- suite des grands problèmes, que, pour la réalisation de leurs chères idées , ils vont jusqu’au sacrifice de leur exis- tence (2). Vous , prophètes de la science , qui apportätes au monde les lumières de vérité ; vous qui connûtes les angoises de la faim, et, ce qui est pire encore, les tortures de l’intelli- gence ajoutées à celles-là! Oh! combien vous dûtes souffrir de l’aveuglement des hommes ! Quel courage il vous a fallu pour soutenir cette lutte de tous les jours! Ah! les âmes ne sont pas toutes assez fortement trempées pour résister à de tels adversaires! Vous, travailleurs obscurs, qui suecombâtes sous le far- deau; vous, tristes victimes des préjugés et de l’ignorance immolées pour la cause commune ; Vous, génies persécutés, dont les travaux méconnus en (1) BÉRANGER , les Fous. (2) Cela vous rappelle les belles paroles de M. Emile Augier : « La vertu serait trop facile, si, de son vivant, elle était saluée de » son nom! » — 251 — leur temps pèsent comme un remord sur la eonscience pu- blique jusqu’à l'heure de la réparation ; Vous, pauvres dépossédés , à qui la justice humaine n’a pu conserver ce que vous aviez de plus cher, votre propriété intellectuelle, propriété sacrée , acquise au prix de tant de sacrifices ; Vous enfin , que des services éclatants devaient signaler à l’admiration de votre siècle; Consolez-vous d’avoir placé sur lui des bienfaits dont vous ne deviez recevoir le prix que des générations futures! La postérité sera , en son temps, le juge impartial de vos œuvres ; c’est son tribunal seul qui dispense et consacre la gloire ! M RE Le ii prb, (ge plat 16 RAA coin D An romon nm COTE vor ; int, su èsisur | ; A RUE FA A P" ho en mn LATE M MEN ar 4 L We sa un \ "AL u L Td ” Er, e ai Va Dre É ; # L ra 2 CA ve Paie MN Rs dot D M ÉOTUT OURS La din md HE Ed é vai fm : © ER QE #: COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE, PENDANT L'ANNÉE 1857-1858, Par M. ANSELIN, SECRÉTAIRE-PERPÉTUEL. ( Séance publique du 8 Août 1858.) MESSIEURS, Aux jours de travail succèdent les jours de fête. C’en est un pour nous, Messieurs, que celui où nous venons rendre compte devant un auditoire qui s'intéresse à nos travaux, de l’emploi de votre année.— En des temps plus prospères nous ajoutions à ce plaisir celui de proclamer les noms des lauréats , qui, répondant à votre appel, venaient re- cevoir des couronnes destinées à la poésie, à l’éloquence, à des travaux d’une utilité réelle. Espérons le retour pro- chain de ces touchantes solennités.— Les dispositions d’un règlement nouveau, destiné à augmenter vos ressources en les prélevant sur vous-mêmes, témoigneront de votre désir persévérant de remplir le but de votre institution et vous acquéreront de nouveaux droits aux encouragements donnés aux sociétés savantes. 1. MANCEL. — 254 — Le dernier volume de vos Mémoires, récemment publié, atteste assez l’importance de vos travaux. En dehors des questions scientifiques et des productions littéraires, vous y voyez figurer des questions d'économie politique ou commerciale d’une utilité générale ou locale incontestable. M. Mancel est un des plus zélés représentants des inté- rêts locaux. Ce ne sont pas de vaines théories que vous devez à sa plume — il va sur les lieux mêmes recueillir les renseignements positifs — il vous rapporte le fruit de ses observations, et les avantages qui peuvent résulter d’un ordre de choses, d’une entreprise ou d’une situation locale ; rien n’échappe à ses investigations. Avant qu’une voie nouvelle, bravant l'effort de la mer et réunissant les deux rives de la Somme, fut terminée, les travaux étaient assiduement visités par M. Mancel; il suivait, avec un intérêt qu'il vous faisait partager, le progrès de ces alluvions, qui, en moins d’un quart de siècle converties en prairies, offriront d'excellents pâtu- rages à de nombreux troupeaux; prairies artificielles d’un nouveau genre, qui n’auront rien à craindre de la séche- resse et deviendront un auxiliaire de l’agriculture. Plus recemment, M. Mancel descendait la Seine de Rouen au Häâvre. Les flottilles de remorqueurs sillonnant le fleuve pour le transport de marchandises ainsi enle- vées à la concurrence redoutable du chemin de fer, lui font entrevoir le germe d’un nouveau service maritime entre le Häâvre et St.-Valery, pour amener chez nous ces matières premières, aliments de nos manufactures, et dont le transport par eau sera toujours plus économique que par Ja voie ferrée. — Il vous communique ses vues, discute les objections, et pose ainsi la première idée de relations toutes nouvelles au profit de notre port départe- — 955 — mental et de nos ateliers. Dans une autre circonstance, simple rapporteur d’un travail estimé sur la topographie du Ponthieu, M. Mancel appelle encore votre attention sur les travaux militaires dont St.-Valery pourrait être l’objet pour la défense des côtes, en cas de guerre mari- time. Enfin, terminant cette année un mémoire précé- demment ébauché, notre collègue continue l’examen des causes de la diminution des valeurs monétaires de l’or et de l’argent , et de l’effet que peut produire ce phénomène d'économie politique sur l’état social et les relations com- merciales. Chaque jour vous avez lieu de vous applaudir du concours de cet actif collaborateur. Le passage en nos murs de la célèbre actrice que l'Italie opposait à l’illustre interprête de Corneille et de Racine, dont la scène française déplore la perte, n’a point été une bonne fortune pour les seuls amateurs auxquels il fut donné de l’entendre.— Vous aussi, Messieurs, vous avez profité du séjour de la grande tragédienne ; car elle vous a valu de remarquables travaux de critique littéraire, par lesquels M. Dauphin anima plusieurs de vos séances. Son jugement porté sur Ristori, dans la représentation de Médée, fût, par vous, vivement applaudi, et méritait de l'être. Laissez-moi vous rappeler ces quelques lignes, qui suflisent à faire juger l’écrivain. « Nulle part, plus que dans Médée, Adélaïde Ristori » n’a trouvé un champ aussi large pour déployer ses qua- » lités. Là seulement elle est complète ; amante et mére, » femme tendre, douce ou terrible. Ce rôle la résume » etla marque au front d’un nom désormais inséparable » du sien. Ceux qui ne l’ont vue qu'ici n’ont pu l’apprécier » pleinement dans les quelques heures qui leur ont été » données pour la comprendre et la comparer aux grandes » tragédiennes restées comme type de l’art dans leurs M. DAUPHI , ANDRIEU. — 256 — » souvenirs. — Mais pourtant que de choses ont dû être » saisies dans ces rapides instants. » — Ils ont vu la reine de Colchos, tour à tour suppliante » et hautaine, résignée et farouche ; pleine de remords et » de tendresse , avec des instincts sauvages de jalousie et » de vengeance. Ils l’ont vu bondir sous l’insulte et aspirer » le carnage. Ironie amère, douleur poignante, haine » implacable contre la femme qui lui vole à la fois son » mari et le cœur de ses enfants. Combats intérieurs » et triomphe de l’amour maternel. Suprême effort pour » arracher ses fils à des périls, qui hâtent le coup par- » ricide; ils ont suivi et admiré le jeu terrible des pas- » sions et jamais dans la peinture de faits qui révoltent » la nature, il ne s’est produit tant de naturel et de » vérité. » Ces quelques mots si hardiment tracés, non seulement reproduisent vivement les impressions de la scène, mais résument d’une manière aussi concise qu’énergique l’épou- vantable drame de Médée. M. Dauphin ne s’est pas borné à vous transmettre ses impressions; elles le conduisent à un examen littéraire et raisonné des diverses manières dont ce sujet a été traité, en remontant de Legouvé à Corneille et Euripide. Enfin il a terminé cette intéressante étude par une traduction de la Médée d’Euripide dont viennent de s'enrichir vos mémoires. Avais-je donc raison de vous dire que le passage de la Ristori était une bonne fortune pour vous. M. Andrieu, toujours passionné pour la botanique, n’a pas oublié que la fondation du premier cours de cette étude , aussi charmante qu’utile, était due à l’'Académie.— Il désire voir suivre et se compléter l’œuvre si remarquable de la Flore départementale, précieux souvenir que nous — 257 — a laissé notre collègue Pauquy. — Il eraint de voir dimi- nuer le nombre des adeptes. — Il regrette surtout et dé- plore les ravages que la coignée exerce sur nos bois; sanctuaires où reposaient tant de plantes rares ou cu- rieuses, que le défrichement va bannir. — Il cite les lieux jadis habités par elles et ceux où l’on peut espérer de les trouver encore, mais il faut se hâter. Le soc de la charrue les poursuit. Il craint pour sa science de prédilec- tion, le combat que livre l’agriculture à la botanique : Je nourris l’homme, dit l’une; j'’offre des remèdes à ses maux, répond l’autre. Concluons que toutes deux ont droit à notre culte, et que nous devons remercier M. Andrieu du zèle qu'il déploie en faveur de celle qu’un lien étroit unit à la médecine. Le nom de notre collègue que je viens de prononcer ramène sous ma plume celui de l’ami de Colin d’Harle- ville, du membre de l’Académie française, du spirituel Andrieux, dont M. Berville (son gendre) vient de nous retracer la vie, dans une biographie pleine d'intérêt où les affections du cœur n’ont point égaré les appréciations d’une saine critique. — Andrieux encouragea les premiers essais de Cazimir Delavigne. — 74 vaudrait mieux faire son droit , avait-il dit d’abord à la lecture des premiers vers du jeune écolier; mais après avoir lu le dithyrambe sur la naissance du roi de Rome, renfermant des beautés de l’ordre le plus élevé : ne le tourmentez pas, dit le bon- homme Andrieux, amenez-le moi, il ne fera jamais que des vers et il les fera bons. Prédiction qui s’accomplit et nous valut les Vêpres siciliennes, refusées au Français, représentées avec un succès inoui à l’Odéon, et puis en- suite tant de chefs-d’œuvres qui sont la gloire de la littéra- ture française. — Le biographe d’Andrieux devenait natu- rellement celui de son protégé; aussi, Messieurs, n’avez- TETe M. BERVILL |. GARNIER. = 68 — vous pas oublié les deux séances si bien remplies par cette étude vigoureusement écrite sur les œuvres et la vie de Casimir Delavigne, de ce poëte national, dont les vers respirèrent toujours l’amour de la patrie et qui ne craignit pas, après les désastres de Waterloo, de se faire, à la face des vainqueurs , le chantre des vaineus. — Ces deux biographies de M. Berville sont remarquables par la pureté du style, l’art de présenter les faits en les rapprochant des œuvres, et le tact si fin d'appréciation qui distinguent notre collègue. Nascuntur poëtæ, fiunt oratores dit le proverbe. Oui, on naît poète et l’on devient orateur, mais avant de mé- riter un rang envié, auquel s’élèvent tant de prétentions , payées de si peu de succès, il est une épreuve que tous doivent subir. Étude arride dont la jeunesse entrevoit à peine le but, qu’elle n’entreprend qu’à regret, qui décourage beaucoup de jeunes intelligences et refoule, dans certains esprits, des qualités naturelles à jamais perdues. Delille avait dit : Peut-être qu'un Virgile, un Cicéron sauvage Est chantre de paroisse ou maire de village. Peut-être, dirons-nous , le dégout qu’inspire la lecture à l'enfance est-il un des grands obstacles au progrès de l'instruction dans toutes les classes et surtout dans celles inférieures. Applanir eet obstacle est une œuvre méritoire, dans l’accomplissement de laquelle beaucoup échouèrent. Un de nos concitoyens, M. Edouard Paris , vous fit hom- mage d’un projet de cours élémentaire de lecture dont M. Garnier consentit à vous présenter le rapport. Disons que ce rapport, qui rend pleine justice au mérite de la 650 méthode de M. Paris, est lui-même une des théories les plus complètes, un exposé des plus lucide et des mieux raisonné sur lesquels doit reposer toute méthode de lec- ture. Vous en avez porté un jugement si favorable, Messieurs, que vous en avez ordonné l'insertion dans vos Mémoires. Vous n'avez pas accueilli, avec moins de faveur, une étude sur l’histoire des familles roturières au moyen- âge , que vous a présenté M. Bouthors, déjà signalé par ses précédents travaux historiques sur les Coutumes. Le but de l’auteur est de faire ressortir la partque ces fa- milles ont prises à la transformation de la société au moyen-âge. Ce travail est destiné à servir de guide aux utiles recherches historiques, à l’aide desquelles on pourra remplir une lacune existante dans le recueil remarquable des Monuments inédits du Tiers-État, par M. Augustin Thierry; vous y avez reconnu cet esprit d’in- vestigation dont a fait preuve l’auteur des Coutumes locales du bailliage d'Amiens. Au train dont marchent les sciences , Messieurs, il faut en suivre à toute Vapeur les progrès, à peine de perdre leurs traces. Un sommeil de quelques mois ferait un épi- ménide d’un dormeur du xix° siècle; aussi rendons-nous grâces à M. De Marsilly de vouloir bien nous présenter mensuellement un résumé des séances de l’Institut et des recueils scientifiques. Qui sait quel poids mettra dans la balance des valeurs de convention du monde eivilisé, Por qu'y verseront la Californie et l'Australie. Le secret des vastes ateliers où depuis des siècles la nature élaborait les pierres précieuses, n'est-il pas révélé ; et le diamant, cette glorieuse parure , ne va-t-il pas perdre son prestige, objet de tant de convoitises, quant on le verra sortir -du 1 M. BOUTHO M. DE MARSI 1. DAUSSY. . DENEUX. — 260 — creuset d’un laboratoire ? Mais pour arriver à ces résultats il faut toujours une puissance en dehors de l’homme ; cette puissance c’est le calorique , qu’on n'obtient dans un certain degré d'intensité qu’à l’aide des combustibles. La recherche de ceux-ci devient de plus en plus importante ; aussi avez-vous écouté avec un vif intérêt les renseigne- ments que M. De Marsilly vous a donné sur le résultat des fouilles faites à Lucheux avec l'espoir d'y découvrir la houiïlle, dont le banc partant du Nord vient s’enfoncer sous la craie des terrains calcaires de notre Picardie, Passant du grave au beau, du sévère au plaisant, dirons- nous en variant Boileau, vous avez vu M. Daussy , qui précédemment avait appelé votre attention sur les déplo- rables effets des jeux de bourse et sur le projet d’une légis- lation propre à en refréner l’abus, s'attaquer à un autre genre de plaie sociale , aussi nuisible pour les campagne que l’oidium pour la vigne , aussi difficile à extirper. C’est le jurisconsulte improvisé et agreste qui sème les procès pour en recueillir le fruit. Vous avez reconnu l’avocat de pignon (comme il le qualifie); M. Daussy le prend au moment où il épie la naissance d’un procès. Il le conduit, assistant le malheureux plaideur jusqu’à l’audience , où le paysan déçu, perd ses illusions en perdant son procès. Vous avez applaudi à ce portrait tracé de main de maître, qui fut nécessairement pris sur nature et dont'le modèle passa tant de fois devant nous. M. Deneux ne faillit pas à sa mission d’être chez nous le représentant de l’art musical. Cette année il vous a fait hommage des airs d’un des plus jolis opéras de Donizetti (la Fille du Régiment), arrangé à grand orchestre. Ce mor- ceau exécuté à l’un des concerts de notre société philhar- monique , le fut également à Paris avec un plein succès. Votre directeur, Messieurs, a dignement occupé le M. DECHAR poste qui lui était confié, par son zèle à suivre le pro- gramme qu'il avait tracé, lorsqu’au début de l’année il vous remerciait du titre dont vous l’aviez revêtu, par ses réponses aux nouveaux collègues que vous vous êtes donnés. Le discours par lequel il vient de terminer son honorable mission, vous a prouvé que vous ne pouviez la remettre en de meilleures mains. Vous avez à vous applaudir, Messieurs, du choix de vos nouveaux collègues. Trois fois M. Hubert vint prendre place dans nos rangs dont il n’était sorti que pour occuper, dans la carrière universitaire , les grades élevés où son mérite l’appelait. Il y revient goûter un repos mérité par de longs services, et cette fois, nous l’espérons bien, pour ne plus nous quitter; son retour parmi nous fut une véritable fête de famille. M. Tivier se recommandait à vos suffrages par toutes les qualités d’un éminent professeur de rhétorique. Vaste érudition, style pur et brillant, goût exercé; vous l’aviez applaudi dans une solennité universitaire; son discours de réception confirma votre choix, et le choix sera sanc- tionné, nous n’en doutons pas, lorsque dans cette séance il aura répondu aux critiques dirigées contre les gloires littéraires de la France. En voyant s'éloigner de vous M. Belin de Launay, vous regrettiez un zélé collaborateur. Dans l'étude de l’histoire il apportait une rigoureuse investigation, une appréciation parfaite des faits, une démonstration logique qui tant de fois avait fixé votre jugement sur des évènements restés jusqu’à ce jour à l’état de problème. Pour le remplacer , votre choix se portait naturellement sur le professeur d'histoire qui lui a succédé , mais le titre n’eut été qu’une M. HUBER M, TIVIEI L'ABBÉ ERTON. recommandation si le titulaire ne l’avait appuyé de ses œuvres. Une école d’Athènes, vous le savez, Messieurs, fut récemment fondée pour être à l’étude de la littérature ancienne et de l’art antique , ce que l’école de Rome est à la peinture. L'admission à cette école est le prix d’un concours; M. Fustel de Coulange l’obtint, il justifia le choix dont il avait été l’objet. Il profita de son séjour en Grèce pour donner une description historique et géogra- phique de l’île de CAio. Envoyée à l’Académie des inscrip- tions , elle parut tellement remarquable , que, par ordre du Ministre de l'instruction publique, elle fut imprimée dans le Journal des Sociétés savantes. Pendant qu'il reeueillait vos suffrages à Amiens, il recevait le doctorat à la Faculté des lettres de Paris. Sa thèse sur Polybe ou la Grèce conquise par les Romains, est autant un traité politique qu’un monument historique. Puisant dans des considérations d’un ordre élevé les causes de la conquête romaine, il regarde l’asservissement de la Grèce comme le résultat nécessaire au défaut de nationalité dans cette confédération d’une foule d'états isolés, qu’un intérêt momentané réunissait, sans que l’amour de la patrie cimentât ce lien. On croirait lire une partie de l’histoire de nos jours. Le Mutato nomine revient souvent aux lèvres, et l’on y rencontre de ces vérités politiques qu’on croirait lire dans Montesquieu. M. Belin de Launay est donc dignement remplacé. Le véritable mérite, malgré la modestie dont il s’en- veloppe et la retraite où il se cache, finit toujours par se révéler. Un pieux pélerinage entrepris par M. l’abbé Berton , avait été pour lui l’occasion d’un simple réeit . pour ses amis. La relation d’un voyage en Orient parut — 963 — et fit connaître l'écrivain , l’homme d'esprit et le savant. Vous l’avez appelé à vous, et son discours de réception vous l’a fait voir sous un jour nouveau. La démonstration philosophique de la création, vaste sujet où la controverse est permise, fut un texte dans lequel M. l’abbé Berton vous fit sentir toute la force d’une argumentation serrée, d’une logique inexorable dont les armes lui sont familières et qu’il manie avec autant de dextérité que de profondeur. Vous avez compris toute l’importance de la collaboration qui vous est acquise. Comme toujours, il appartient à M. Yvert d’adoucir la sévérité de nos séances par le charme de sa poésie. Il se complait dans l'étude de mœurs, il y excelle. La difficulté de la versification n’est pour lui que la corde tendue qui lance le trait avec plus de vigueur. La promenade, L'auteur et son ami, Le théâtre et le public, Le parasite, Le souffleur , ete. Dialogue , satire, tableaux de genre empreints d’une couleur locale qui double l'intérêt, sa verve s’attaque à tout avec succès, malheureusement il nous quitte aujour- d’hui, mais si je ne me trompe nous saurons bien le re- trouver dans un hôtel garni de la capitale (1). Je conçois votre impatience, Messieurs, j'abrège les longueurs de ce compte-rendu , dont tout l'intérêt réside dans le mérite des travaux si péniblement analysés. (1) Dans cette séance, M. Yvert a lu sa pièce de vers intitulée : L'Hôtel garni. M. YVERT. 40 — Un de nos collègues , de spirituelle et regrettable mé- moire, a fait un charmant traité de l'Art d’ennuyer, en vers eten prose. Partout dans ce traité l'exemple suit le pré- cepte. Le barreau, le théâtre, l’histoire, le roman lui fournissent d’heureuses citations. Pourquoi négligea-t-il de parler des Académies en général? Des secrétaires- perpétuels et de leurs comptes-rendus, en particulier ? Nous lignorons, mais nous avons pensé que cette lacune pouvait être comblée. Qu'un chapitre supplémentaire était de facile exécution, qu'il n’y avait qu’à prendre la plume pour le remplir. Ainsi avons-nous fait... mais par une bizarrerie de l'esprit humain , une, grande docilité peut-être, à la eri- tique , nous avons un pardon tout prêt, une main tendue pour le censeur qui nous adresserait en sortant un re- proche à peu près ainsi formulé : « Au traité de l'ennui, vous avez prétendu » Qu'un chapitre manquait, que d'une main légère » Vous l'aviez crayonné. Nous l'avons entendu, » Le chapitre manquant reste toujours à faire. » DE L'ÉTUDE DES MALADIES PROFONDES DE L'ŒIL A L'AIDE DE L'OPHTHALMOSCOPE KT DES PHOSPHÈNES, Par le Docteur FOLELET. ( Séance publique du 8 Août 1858.) L'étude des maladies profondes de l’œil avait présenté, jusqu’à nos jours , des difficultés presque insurmontables. Un grand nombre d’organes sont contenus dans l’appareil oculaire, et les lésions de ces différents organes ne sont traduites extérieurement que par des symptômes peu variés qui sont loin de préciser toujours la partie malade. Aussi, cette étude qui demandait de longues investiga- tions, n’était-elle bien cultivée qu’en Allemagne et fort négligée en France où l’on a, en général, plus d’ardeur que de patience. Heureusement deux grandes découvertes, dont l’une importée d’Allemagne, et l’autre d’origine française, sont venues jeter un jour tout nouveau au milieu de ces obscurités, et rendre accessible à tous les praticiens cette étude qui était l'apanage exclusif de quelques savants spécialistes. Pendant bien longtemps on avait cru à l'impossibilité de l'exploration directe de la rétine et des — 266 — parties profondes de l'œil. Ces deux procédés d’explora- tion ont donné la solution du problème. Occupons-nous d’abord des phosphènes. À Il n’est pas un de nous, Messieurs, qui n’ait eu l’occasion d'observer les apparences lumineuses qui se produisent, même dans la plus profonde obscurité, quand, acciden- tellement ou volontairement, l'œil est subitement compri- mé. Ces apparences lumineuses ont reçu le nom de phosphènes. Ce phénomène fugitif qui, de prime abord, semble n'être qu'un produit stéril, accidentel et superflu de la fonction organique , a été, de la part du docteur Serre, l’objet d’une étude approfondie. Partant de ce principe, que la nature ne fait rien en vain, il a trouvé dans ce fait, à défaut d’une destination fonctionnelle immédiate, un symptôme révélateur de la constitution intime de l’or- gane. Ce phénomène est, en effet, le signe caractéristique, pathognomonique non seulement de l'intégrité fonetion- nelle de la rétine, mais encore de ses altérations successives. Son étude approfondie a jeté des lumières toutes nouvelles et inattendues sur la physiologie et la pathologie de l’or- gane oculaire. Voyons d’abord comment on produit le phénomène d’une manière méthodique, régulière et se prêtant facile- ment à l'observation. L'opération est des plus simples ; chacun de vous, Messieurs, peut la faire en m’écoutant. Cependant la nuit est plus convenable surtout pour les commencçants. Les yeux étant mollement fermés, comme dans le sommeil, si l’on comprime doucement l’un des points du pourtour de l'œil, on fait naître instantanément deux sensations lumineuses, dont la principale, qui doit seule nous occuper, apparaît dans le champ visuel au côté opposé à la compression : c’est le phosphène. Le bord 2 6 = onguéal de la pulpe du doigt est un instrument trés- convenable. En conséquence, l'indicateur demi fléchi est porté dans la rainure orbitaire de facon à y pénétrer le plus profondément possible, sans effort et en refoulant doucement les tissus élastiques qui la remplissent. On exerce alors sur le globe une légère pression, ou plutôt un frottement en allée et venue , afin de rendre permanente l’image qui persiste ainsi pendant toute la durée de la pression. Au moment de l’expérience, il faut tourner l’œil sur le lieu où la lumière doit apparaitre et fixer son atten- tion de ce côté, On aperçoit alors un anneau lumineux. Cet anneau se montre sur quel que point du pourtour qu’on exerce la compression. Pour plus de netteté dans l'observation , M. Serre s’est occupé des phosphènes qui apparaissent par la compression des parties interne, externe, supérieure et inférieure de l’œilet a donné à cha- cun d’eux le nom de la partie où s’exerce la compression : 1° Phosphène nazal, celui que provoque la compression opérée à l’angle interne, à côté de la racine du nez; 2 Phosphène femporal, celui qui se produit par la com- pression à l’angle externe de l'œil, à côté de la tempe; 3° Phosphène frontal, celui qui apparaît sous la pression de la partie supérieure de l’œil, au-dessous du front ; 4 Phosphène jugal, celui qu’on sollicite par la pression de la partie inférieure de l’œil, au-dessus de la joue. Ces appellations sont donc prises, non point de Ia région où se manifeste le phosphène , mais de celle où il est provoqué. Ceci convenu, oceupons-nous de l’apparence lumineuse. Cette apparence est annulaire quand la compression se fait avee la pulpe du doigt ; avec un autre corps compri- mant, elle se modifierait pour prendre la forme de ce dernier. Quand on opère avec la pulpe du doigt ou un corps — 268 — de cette dimension, l’anneau lumineux ne se montre pas achevé. Un segment y manque. Une coche plus ou moins élargie , selon la région de l'œil que le doigt interroge, rompt la continuité du cercle de feu, et le montre comme un croissant plus où moins fermé. Si l’on se servait d’un corps arrondi plus petit, d’un porte-plume , par exemple, qui pénétrât plus profondément dans l’orbite, on pourrait obtenir un anneau complet. Le phosphène nazal offre un cerele lumineux presqu’en- tier. Au temporal manque le quart de sa circonférence. On n’aperçoit, dans le frontal, qu’une moitié environ du cerele lumineux, et le jugal ne présente guère qu’un tiers de cercle. Chose remarquable, l’échancrure, la portion manquante est constamment tournée vers la partie postérieure de l'œil, vers le fond de l'orbite , et si l’on se sert d’objets compresseurs de différentes formes, l’image correspondant à chaque objet affecte une position inverse de celle sous laquelle l’objet lui-même est présenté. Aux empreintes les plus variées correspondent toujours des images ren- versées de gauche à droite et de bas en haut : l'impression tactile est retournée. Ce n’est pas tout: la rétine reporte ces images au-delà du centre du cristallin en suivant une ligne qui joint ce même centre à la partie touchée de la membrane ner- veuse, de sorte qu’elle les renvoie toutes à l'extérieur par l’ouverture pupillaire. A quoi sont dues ces apparences lumineuses que pro- voque une pression sur le pourtour du globe oculaire? Elles sont dues à la compression de la rétine, à l'é- branlement de cette extrémité épanouie du nerf optique. Il est, en effet, aujourd’hui parfaitement démontré que les (60 — nerfs des sensations spéciales ne peuvent nous donner que la sensation dont ils sont chargés. Toutes les excita- tions, de quelque nature qu’elles soient, ne peuvent faire sortir le nerf de sa mission exclusive. Ebranlez-le par des chocs, des pincements, des torsions, des tiraillements, par l'électricité, par des médicaments , par la cautérisa- tion, vous ne provoquerez pas de douleur, vous n’obtien- drez que la sensation spéciale. Le nerf auditif transmettra toujours des sons; le nerf olfactif des odeurs, le nerf optique de la lumière, mais aucun nerf n’empiétera sur le domaine des autres. Si un même agent tel que l’élec- tricité, un choc violent, une congestion sanguine, certains médicaments , agit à la fois sur plusieurs nerfs sensoriels, chacun d’eux répond par la sensation qui lui est propre. Ainsi donc, une sensation n’est, en définitif, que la vibration d’un nerf, quelle que soit cette vibration , et nos sens peuvent donc être affectés et donner les sensations qui leur sont propres par des influences où n’interviennent pas les agents ordinaires et naturels de ces sensations. Dans l'expérience qui nous occupe , vous ébranlez la ré- tine, épanouissement terminal du nerf optique; ce nerf vibre à sa manière , il provoque la sensation qui lui est propre. Une clarté intérieure se montre immédiatement, et vous avez la sensation plus ou moins fidèle de l’agent excitateur qui a comprimé la rétine. De la netteté de l'impression tactile dépend la netteté de la sensation, et vous pouvez, jusqu’à un certain point, connaître la forme , la grandeur et la position du corps comprimant par la seule sensation lumineuse à laquelle son empreinte a donné lieu. Ainsi donc , la membrane nerveuse a été modifiée par le corps compresseur de la même manière que si elle avait été touchée par une image lumineuse de provenance exté- = 0 rieure ayant la même forme et la même situation sur la rétine. Il y a donc la plus grande analogie entre la vue extérieure et la vue phosphénienne. Il n’y a pour ainsi dire de différence que dans la manière dont se fait l’em- preinte rétinienne. Dans les deux cas la rétine est impres- sionnée : par le corps lui-même, dans le premier cas, par les rayons lumineux qui en émanent, dans le second. Le phosphène a done son siége réel à la partie de la rétine comprimée par le doigt et conséquemment il n’est point le résultat du contre-coup de la pression sur la pa- roi opposée ; mais il indique l’état de la portion de rétine touchée directement, puisqu'il est aperçu dans la di- rection où serait un corps dont l’image viendrait se pein- dre sur l'endroit de la rétine comprimée. Parmi les preuves que M. Serre a données de cette vérité, une seule suñlit à sa démonstration, à savoir que si une moitié de la rétine est paralysée, c’est précisément la compression de cette moitié qui ne donne pas de phosphène. Si, par exemple, la moitié du côté nazal est frappée , le malade, qui ne voit point les objets placés en dehors de l’axe optique, bien qu'ils viennent se peindre sur le côté nazal de la rétine, wobtiendra point non plus le phosphène nazal par la pression de ce côté, tandis que la pression du côté de la tempe developpera le phosphène temporal. De ce fait, que le point touché, de la rétine développe seul de la lumière, découle l'explication de cette bizarre déformation du cercle lumineux, de cette infaillible ab- sence d’une portion plus ou moins étendue de son segment postérieur. Les variations dans la grandeur du segment de cercle lumineux proviennent des variations dans l'étendue de la portion de rétine qui peut être atteinte par le doigt aux différents côtés de l’œil. En effet, la portion sensible de la rétine n'arrive qu’à un centimètre environ de la cornée et le bord orbitaire empêche le doigt de pénétrer assez profondément dans l'orbite pour que sa pression s'exerce complètement sur la rétine sensible. Il y a donc une partie du doigt qui, pressant en dehors de la rétine, ne donne pas de phénomène lumineux et produit la coche. Aussi les divers degrés d'achèvement de la circonférence sont-ils parfaitement en rapport avec la portion de rétine qui peut être atteinte par la pression digitale. Ainsi la faible étendue de la surface rétinienne accessible au doigt, dans la région jugale, ne donne qu’un petit fragment de cercle lumineux, parce qu'une grande partie de la pression s’exerce en dehors de la rétine sensible, tandis que la pression nazale indique une pénétration plus profonde du doigt dans l'orbite, l'excitation d’une zone plus complète et plus reculée de la membrane nerveuse , et la manifesta- tion d’un phosphène dont le limbe est presqu’achevé. Quand la compression s'exerce avec un corps plus petit que le doigt et qu’on peut par conséquent porter assez en arrière sur l’organe pour n’exercer de pression que sur la rétine sensible, on obtient alors un cercle complet, mais dont le diamètre plus petit est en rapport avec l’organe comprimant. Si l’on reporte la pression de ce corps des parties profondes vers les parties antérieures, on provoque une série de phosphènes dont la coche va croissant à mesure que la pression s’exerce sur une partie moins considérable de la rétine. Remarquons aussi le retournement des impressions tactiles opéré par la rétine. L'absence de rétine qui produit la coche est en avant et c’est à la partie postérieure que nous voyons cette coche qui devient ainsi le signe révéla- teur d’une loi vitale expliquant physiologiquement un fait sur lequel on avait diseuté depuis bien longtemps. — Di M. Serre a tiré de l’étude des phosphènes les plus cu- rieuses inductions sur les lois physiologiques de la vision, sur la vue droite avec des images renversées, sur l’extério- rité , sur la vue confuse et la vue distincte, sur les limites de la sensibilité rétinienne, ete. Mais l’exposé de ces études physiologiques nous entraïnerait trop loin et j'ai hâte d’arriver au côté pratique de la découverte. Quand un organe est formé de plusieurs parties cons- tituantes qui diffèrent par leur composition anatomique et leur rôle physiologique, il est de la plus haute im- portance, en thérapeutique, de préciser la partie ma- lade, pour y apporter des remèdes appropriés. Parmi les parties constituantes du globe oculaire, la rétine tient le premier rang. C’est, comme vous le savez, l’épa- nouissement terminal du nerf optique, la membrane sensible. Eh bien ! jusqu’à la découverte des phosphènes et de l’ophthalmoscope , les affections propres de la rétine offraient toujours d’excessives difficultés et quelquefois des impossibilités de diagnostic. Cachée dans les profon- deurs de l’œil et dérobée à l'exploration anatomique, elle ne traduisait ses affections que par des symptômes fonctionnels, communs à d’autres parties constituantes de l'œil. Tous les ophthalmologistes s'accordent pour reconnaître l’insuflisance et l’obscurité des signes invo- qués comme caractéristiques de l’anesthésie rétinienne : aucun de ces signes n’est pathognomonique. La perte plus ou moins complète de la faculté visuelle est commune à presque toutes les affections graves des différentes parties constituantes de l’œil. L’immobilité de la pupille , qu’on a donnée comme un signe pathognomonique de cette affection, est loin de mériter ce titre. Je voyais encore, il y a quelques jours, un malade atteint d’amaurose albuminurique, chez lequel les pupilles ont conservé — 913 — toute leur mobilité. Dans la mydriase, les mouvements pupillaires sont anéantis sans que la rétine ait éprouvé la moindre altération de ses facultés sensitives. Les mou- vements de la pupille n'ont donc qu'une signification bien restreinte. Les mouches volantes ne sont pas un symptôme plus caractéristique, elles peuvent avoir leur siége dans le corps vitré et exister toute la vie sans être suivies d’amaurose. On a cherché dans l'électricité un moyen d'apprécier la sensibilité de la rétine. Nous croyons en effet, que les phénomènes lumineux, produits dans l'œil par l’électrisation de la face, peuvent éclairer le diagnostic, mais jusqu'ici ce mode d'exploration n’a pas été encore suffisamment étudié. Si le diagnostic de l’amaurose simple est déjà si diffi- eile, que sera-ce quand elle se complique d’une alté- ration des milieux transparents de l'œil, d’un obstacle au passage des rayons lumineux? Comment savoir si une cataracte, si une oblitération de la pupille ne se com- plique pas d’une amaurose qui rendra toute opération inutile? Ainsi donc, dans les cas simples d’amaurose, grande difficulté de diagnostic; dans les cas compliqués, impossibilité. C'est cette lacune que M. Serre a comblée. L’amaurose est maintenant facile à reconnaitre. Son caractère cons- tant, invariable , pathognomonique , il l’a trouvé en in- terrogeant les phosphènes que le moindre contact du doigt sur l’œil fait naître à volonté, que l’on aperçoit cons- tamment lorsque la rétine est saine, que l'on revoit encore, mais altérés, lorsqu'elle est souffrante, et qui Jamais ne se montrent lorsqu'elle est complétement para- lysée. Voilà done un moyen d'expérimentation que le médecin à constamment sous la main, qu'il peut produire 18. —— ONE — à tout instant pour l’examiner sous ses divers aspects, sans dérangement pour lui, sans gêne, ni douleur, ni danger pour le malade et dont les résultats doivent exer- cer une si grande influence sur la précision du diagnostic. Les éléments séméiologiques des phosphènes sont dé- duits de leur grandeur , de leur couleur, de leur éclat, mais surtout de leur nombre. Quand la faculté esthésique de la rétine est à l’état normal, le globe oculaire répond à la pression de ses quatre points cardinaux par la mani- festation des anneaux dans leur condition physiologique. Mais toutes les fois qu’un ou plusieurs phosphènes viennent à faire défaut dans un œil, ce fait dénoncera la paralysie de la portion insensible à la perception de l’arc lumineux qui doit lui correspondre. Non-seulement l’examen des phosphènes permet de diagnostiquer avec certitude une amaurose confirmée, mais encore il permet au praticien de la prédire, il en marque , avec une exactitude mathématique , la marche progressive ou décroissante. En effet, dans les amauroses qui n'arrivent pas subitement, la paralysie envahit d’abord les zones les plus excentriques de cette membrane pour ga- gner successivement, et de proche en proche, des parties de plus en plus profondes, de sorte que l’on voit dispa- raitre successivement les anneaux correspondant à des par- ties de rétine de plus en plus profondément situées. Les phosphènes s’éteignent done dans l’ordre suivant : le jugal, le frontal, le temporal et le nazal. La disparition du jugal qui annonce l’anesthésie de la partie la plus antérieure de larétine, de celle qui ne’sert qu’à la vision confuse , peut avoir lieu sans que la vue ait encore souffert aucune atteinte ; l’on peut ainsi prévoir l’amaurose et la com- battre dès le principe. Si la maladie continue de pro- SAS = gresser, le frontal ne tarde pas à disparaitre, puis le temporal s’efface à son tour. Alors l'amblyopie est fran- chement dessinée et la vue notablement affaiblie. Quand le nazal s'éteint , l’amaurose est complète. L'absence du jugal annonce donc l’état anesthésique de l’extrême péri- phérie ; l’absence du frontal celui d’une zone plus reculée et celle enfin du troisième et du quatrième, d’autres zones plus reculées encore de cette membrane. Dans cette marche progressive de la maladie, on voit, dans les phosphènes survivant, s’élargir peu à peu le segment qui manque , de sorte que le nazal, par exemple, revêt successivement l’aspect du temporal, du frontal, du jugal, et disparait enfin après avoir été réduit à la dimension d’un simple point lumineux au dernier moment de son existence. On peut donc assimiler les différentes saillies cardinales de la cavité orbitaire à une espèce de vernier servant à la détermination des bandes que le doigt peut atteindre dans ces quatre parties admirablement disposées pour cette exploration. Quand le traitement vient imprimer une marche rétrograde à la maladie, on voit reparaître les phosphènes dans un ordre inverse, la paralysie de la rétine gagnant de proche en proche, de la périphérie au centre, et le retour à l’état normal s'opérant en sens inverse, du centre à la périphérie. Voilà donc un moyen certain de prévoir la maladie, d’en suivre la marche croissante ou décroissante. Aussi que de services cette étude peut rendre! Ici, c’est une cataracte accompagnée de mydriase et qu’on regarde comme compliquée de pa- ralysie de la rétine ; mais le phosphène vient démontrer l'intégrité de cette membrane et l’on fait avec succès une opération de cataracte qu’on n’eut pas osétenter. Là, c’est au contraire une cataracte compliquée d’amaurose, et l’ab- 18* = 976 = sence du phosphène vient détruire des espérances illu- soires où empêcher une opération qui n’eut donné que des revers. Plus loin , c’est un travail désorganisateur de l'iris qui a oblitéré l'ouverture pupillaire, et le praticien se demande avec anxiété si la rétine n’a point participé à cette désorganisation, si la lumière qu'il va faire péné- trer dans l’œil par une pupille artificielle n’y trouvera pas une membrane incapable de la percevoir; qu'il in- terroge les phosphènes, la réponse sera immédiate et certaine. M. Serre a donc doté la science « d’un moyen d’explo- » ration qui permettra désormais au médecin de savoir » si la rétine estentièrement paralysée ou si elle n’est que » partiellement atteinte; à quelle profondeur s’est arrêtée » la paralysie, sur quel côté de la rétine elle s’est localisée, » si la maladie progresse ou décroit, si l’on est à la veille » de devenir aveugle quand aucun autre signe ne pré- » vient de l’imminence de ce malheur, et si enfin, au » milieu des complications les plus difficiles et les plus » décourageantes, on peut encore espérer de jouir des » bienfaits de cette vue sans laquelle la vie ressemble à » une mort anticipée. Voilà, Messieurs, les brillants et féconds résultats qu’on obtient de l’étude des phosphènes. Cette lumière sub- jective est l'interprète fidèle et constante de la sensibilité rétinienne dont elle dénonce les divers degrès et jusqu'aux moindres nuances. Mais rien n’est parfait sous le soleil, et si on veut interroger les phosphènes sur la nature des altérations de la rétine, ils restent complètement muets. Ils vous disent bien avec certitude que la rétine est ma- lade, mais ne leur demandez ni pourquoi ni comment, leur science ne va pas jusque là; c’est à un autre ordre — 911 — d’investigations qu'il faut recourir; nous avons interrogé la fonction, explorons maintenant l’organe. Mais comment procéder à cette exploration ? L’œil pré- sente derrière la cornée transparente une membrane ver- ticale , tendue comme un rideau , offrant à son centre une ouverture circulaire, la pupille, qui livre passage aux rayons lumineux et leur permet de traverser les milieux transparents de l'œil pour venir frapper la rétine. Pour- quoi ces rayons ne sont-ils pas réfléchis en dehors de manière à permettre de voir l’intérieur de l'œil? Pourquoi l'ouverture pupillaire est-elle toujours d’un noir foncé ? Cela tient à plusieurs causes, d’abord à l’étroitesse de l'ouverture pupillaire qui ne laisse pénétrer dans l’œil qu'une petite quantité de rayons lumineux, puis à l’ab- sorption d’une partie de ces rayons par le pigment cho- roidien , enfin aux propriétés refringentes des milieux de l'œil, de sorte que l’intérieur est obscur par rapport au monde extérieur. L'absence d’une de ces causes suflit déjà pour diminuer le noir pupillaire. Nous avons tous remarqué les pupilles rouges du lapin blanc, qui n’ont point de pigment choroïdien. Quand la pupille est dilatée elle est aussi d’un noir moins foncé parce qu’elle laisse arriver dans l'œil une plus grande quantité de rayons lumi- neux. Enfin quand les membranes profondes de l’œil sont projetées en avant par une tameur elles se laissent aussi apercevoir. Helmholtz, professeur de physiologie à Kæ- nisberg , a parfaitement démontré l'importance des pro- priétés réfringentes des milieux transparents : « Si l’œil, » dit-il, regarde un point lumineux situé à une courte » distance, les rayons projetés dans son intérieur iront » se rencontrer au niveau de la rétine dans un endroit » donné; réfléchis à leur tour par cette membrane, ils » sortiront de l'œil en traversant les mêmes milieux qu’à — 278 — » leur entrée en subissant dans ce trajet les mêmes ré- » fractions, ct ils iront se rencontrer au niveau du point » lumineux pour y former l’image rétinienne. » Il s’en suit qu'un observateur à mesure qu'il approcherait son œil du point lumineux, recevrait une certaine quantité des rayons qui, renvoyés par le fond de l’œ1il observé, se dirigent de nouveau vers la source lumineuse d’où ils sont partis. C’est sur ce principe qu'est fondée Ia méthode de Bruecke , pour faire luire la pupille. On place devant une lampe servant à éclairer lœil, un écran qui permet de diriger le regard vers l’œil observé, tout en étant soi- même placé immédiatement derrière la flamme, sans cepen- dant en être ébloui. C’est aussi en vertu de ce principe que M. d’'Erlach voyait briller la pupille d’un de ses amis lorsqu'il était lui-même placé en face d’une lampe de manière à pouvoir regarder l’œil de cet ami au travers de l’image spéculaire de la lampe, qui se formait sur ses propres lunettes. Donc, si la lumière que projette notre œil était suflisante pour éclairer le fond de l’œil à observer nous pourrions le voir parfaitement. Il s'agissait alors de convertir notre œil en un foyer lumineux ; c’est ce qu’à fait Helmholtz, en 1851, au moyen de l’artifice sui- vant. Profitant de l'observation d’Erlach, il a envoyé dans l’œil un faisceau de lumière au moyen de verres super- posés et inclinés et il a observé cet œil à travers ces mêmes verres. Tel fut là le premier opthalmohope. On se sert au- jourd’hui d'appareils à la fois plus simples et plus puis- sants. Ces appareils sont très-nombreux en Allemagne où chaque oculiste a le sien, En France, on n’en connaît guère que deux, celui du docteur Augnostokis et celui du docteur Desmarres. Ce sont tout simplement des miroirs concaves qui ne diffèrent que dans la position de l’ou- verture par laquelle on observe, ouverture placée au . —_ (0 — centre dans le miroir d’Augnostokis, et latéralement dans celui de Desmarres. rer) A l’aide de ce miroir, on envoie dans l’œil du sujet à observer la lumière d’une lampe placée à son côté ; puis à travers l'ouverture du miroir on observe l’intérieur de l'œil amplifié au moyen d’unc forte loupe. Au premier abord et même pendant assez longtemps, on n’aperçoit qu’une surface rouge orangé dans laquelle on ne distingue point de détail; il faut de longs et fréquents exercices pour obtenir, au moyen de cet instrument, des sensations de quelque netteté; c’est un apprentissage qui demande beaucoup de patience. Mais, quand une fois on est maitre de l'instrument, alors apparait au regard surpris un spec- tacle charmant; l’intérieur de l’œil s’illumine ; on le croi- rait éclairé par la pupille du nerf optique dont le disque, d’une blancheur éclatante, se détache sur le fond rosé de l'œil, selon la belle comparaison de Desmarres, comme la lune sur le fond du ciel par une belle nuit. De la pu- pille émêrgent deux ordres de vaisseaux, les artères et les veines, qui se distribuent sur la surface en forme de rayons et vont gagner ensuite la rétine où ils’se ramifient en se divisant à l'infini. L’observateur saisit les détails de la plus extrême finesse. Il distingue les veines des artères : celles-ci sont d’un rouge écarlate, très-déliées , les veines ont un plus gros diamètre et une couleur plus sombre. S'il comprime le globe oculaire, il rend visibles, de manière à les compter, les pulsations de ces vaisseaux. La rétine occupe tout le champ rouge-aurore qui entoure la pupille du nerf optique. Elle est transparente, et sans les vaisseaux qui la sillonnent, il serait impossible de l’apercevoir, excepté chez quelques sujets à pigment foncé où elle forme comme un léger nuage flottant, com- — 660 — parable à un glacis bleuatre sur un fond rouge-brun sombre. En raison de sa diaphanéité presque complète, on aperçoit, au-dessous d’elle, à travers sa substance comme à travers une glace , la membrane choroïdienne, et l’on constate à sa surface un grand nombre de traînées noirâtres irrégulières pour la direction comme pour l& forme. Ces trainées sont formées par des dépôts de cel- lules pigmentaires dont la quantité varie suivant les sujets. Il y a un rapport constant entre la couleur de la peau et l'aspect de la choroïde. Les individus à peau brune ont une choroïde fortement chargée de pigment par oppo- sition à ceux qui ont une peau très-blanche et des cheveux blonds, chez lesquels cette membrane est très-peu colorée. Voilà, certes, un spectacle bien curieux pour le physio- logiste qui peut ainsi plonger ses regards dans les pro- fondeurs d’un organe si complexe et en faire la vivante anatomie. Aussi, quand on met l’œil à cette lanterne magique on ne se lasse pas d'admirer et l’on passe volon- tiers de longues heures dans cette contemplation. Si des désordres pathologiques éclatent dans l’œil, la scène change et le spectacle devient plus intéressant encore. Rien n'échappe alors aux investigations du praticien. Les moindres opacités du cristallin, les stries les plus fines, invisibles pour l'œil le plus exercé, apparaissent distinctement à la première exploration de l’œil armé de l’ophthalmoscope , et, si comme le remarque M. Barre, la question de traitement n’est pas plus avancée pour cela, du moins on épargnera au malade les chances quelques fois désastreuses et toujours fatigantes d’une thérapeu- tique qui porte à faux et ne doit point aboutir. Les maladies du corps vitré n'apparaissent pas moins ou — clairement: les corps flottants, les cysticerques, les corps étrangers, l’état jumenteux, les épanchements sanguins, le synchisis étincelant offrent à l'observateur des phéno- mènes si caractéristiques qu'il est impossible de les ou- blier lorsqu'on en a été témoin. Quand par exemple des cristaux de cholestérine se développent dans l'œil, on n'imagine pas le spectacle magique de scintillement et de fulguration que produisent ces paillettes brillantes qui étincellent comme les feux d’un diamant. Écoutez la description qu’en fait Desmarres « avec l’opthalmoscope, » dit-il, c’est un spectacle magnifique : de petits points » lumineux, très-brillants, reflètent la lumière pour un » instant seulement, parcourant avec une étonnante ra- » pidité le champ rosé du fond de l’œil. Lancés de bas » en haut, dans le corps vitré, par les mouvements que » l’on ordonne, ils retombent à la manière du bouquet » d’un feu d'artifice, le plus souvent tournant sur eux- » mêmes, s’éclairant et disparaissant alternativement. » Quelques-uns renvoient la lumière diversement colo- » rée.-:.. Quand l’œil est immobile, il n’est pas rare de » voir des cristaux fixés sur des filaments exsudatifs » attachés par un ou deux points, se balancer à diverses » profondeurs dans la cavité éclairée. Cela ressemble à » des paillettes d’or et d’argent fixées sur un ruban de » soie brillante de couleur blanche ou jaune et agitée » par le vent. » Si, des milieux transparents, nous passons à la patho- logie des membranes oculaires, nous trouvons les données fournies par l’opthalmoscope aussi positives et plus nom- breuses encore. Les altérations de la ehoroïde, par exemple, n'étaient reconnues avec certitude sur le vivant que dans un degré avancé de la maladie. Les connexions — 982 — étroites de cette membrane avee l'iris, la rétine et la silciatique produisaient bien vite des complications qui masquaient le point de départ de la maladie et empé- chaient le praticien de reconnaître son foyer initial. Aujourd’hui, grâce à l’ophthalmoscope, le praticien saisit les premières manifestations du mal, il en suit toutes les phases, il le voit débuter par l’hypérémie de cette mem- brane, puis arrivent la macération du pigment et ses con- séquences, amas de pigment disséminé à la surface de la choroïde et tâches blanches, suite d'atrophie , enfin les plaques exsudatives ; il voit surgir les complications du côté des autres membranes et, dégageant la lésion de tout ce qui lui est étranger, il arrive à des conséquences thé- rapeutiques qui puisent une force immense dans l’extrême précision du diagnostic. Îl y a quelques années à peine, une foule de maladies fort différentes par leur siége, leur nature , leurs causes, et qui n'avaient de commun qu'un symptôme, celui de l'abolition plus ou moins complète de la vue sans phéno- mènes apparents, venaient se confondre dans un seul mot qui ne disait rien, précisément parce qu'il disait tout. Comme on sentait tout ce qu'il y avait de vague et d’in- terminé dans ce mot anaurose, on l’accompagnait ordi- nairement d’un adjectif pour lui donner un certain air de précision qui sauvegardait l’amour-propre du médecin et flattait la curiosité du malade. Aujourd’hui l’ophthal- moscope a tellement débrouillé ce chaos que, dans la dernière édition de son savant traité, le docteur Desmarres a hésité pour écrire un chapitre spécial sur l’amaurose. C’est qu’en effet l’amaurose n’a plus de place dans les cadres nosologiques comme maladie spéciale. C’est le symptôme terminal d’une foule de lésions classées anato- = 983 — miquement. Aussi, ce chapitre écrit pour obéir à d'anciens usages n'est-il qu'un coup d’æil d'ensemble , un énoncé méthodique des lésions variées qui peuvent abolir la vue. Grâce à cet instrument, on localise le mal, on le cir- conscrit dans l’organe affecté. Il n’est plus permis, par exemple, de confondre l’amaurose cérébrale avec l’amau- rose oculaire. On fait plus encore, on constate la nature de la lésion. Les maladies si nombreuses de la rétine: l’hypérémie, l’apoplexie, l’anémie, l’hydropisie, l’atrophie de la pupille, toutes ces affections si variées par leur nature et qui ne se traduisaient que par des symptômes communs , sont aujourd’hui reconnues sur le vivant mieux qu’elles ne l’étaient jadis sur le cadavre. Ainsi donc, rien n’échappera désormais, à l’œil du pra- ticien, des scènes pathologiques se passant dans la mysté- rieuse profondeur de l’organe oculaire. Il saisira la lésion dans son principe initial, dans son point de départ, il assistera à son évolution, il en suivra les phases progres- sives ou décroissantes, il en appréciera la nature. Avec une pareille précision dans le diagnostic , son traitement ira droit au mal. Il ne frappera plus au hasard au risque d'atteindre le malade. A-til affaire à une affection curable, il la reconnaïtra dans le principe et sa thérapeutique, alors bien plus puissante, en triomphera faeilement. Rencontre-t-il, au contraire, une de ces lésions contre laquelle tout traitement est impuissant , il épargnera au malade des médications cruelles qu’on se voyait obligé d'appliquer , en désespoir de cause, avant d’abandonner le pauvre aveugle à son malheureux sort. Voilà, Messieurs, une partie des progrès réalisés par ce merveilleux instrument qui date à peine de quelques années. Vous le voyez, il n’est pas moins utile pour M = l'étude des maladies de l'œil que ne l’est le microscope pour l'étude de l’histoire naturelle et le télescope pour celle de l’astronomie. L'exploration subjective et l'exploration objective sont donc deux conquêtes précieuses pour Ja science op- thalmoscopique. L'une s'adresse à la fonction, c’est un examen physiologique; l’autre à l'organe, c’est un examen anatomique. De ces deux modes d’investiga- tions qui se controlent et se complètent mutuellement, résulte pour l'observateur une connaissance approfondie de l'appareil oculaire. Grâces done soient rendues à Serre d’Uzès, et à Helmoltz de Kænisberg, et que leurs noms soient placés ensemble dans l’histoire des progrès de la médecine , à côté des ceux des Laennec et des Jenner. DES JUGEMENTS PORTÉS SUR LA PEINTURE, Par M. ANSELIN, SEcRÉTAIRE-PERPÉTUEL. ( Séance publique du 8 Août 1858.) Depuis longtemps les beauxs art n’ont été le sujet de nos causeries intimes. Je ne prétends pas dire que leur culte ait été négligé parmi nous; car la seulpture et la musique ont largement payé leur tribut. — En attendant que la peinture vienne humblement vous présenter sa mo- deste offrande , permettez-moi de vous soumettre quelques réflexions, nées des divers jugements portés sur les œuvres des maitres. Quiconque a manié le pinceau, s'étonne avec raison des jugements portés sur la peinture, soit par les connaisseurs, soit par les littérateurs , et il y a lieu d’être surpris de la contrariété des sentences rendues sur la même œuvre. D'où vient cette diversité d'opinions, soutenues avec une chaleur et un emportement qui. souvent, n'ont rien à envier à la polémique la plus ardente des discussions politiques ? — Je ne parle pas des chefs d'école et de leurs adeptes : là il y a véritable esprit de parti, rivalité d’a- mours-propres; je parle des juges en apparence im- partiaux et qui croient prononcer dans l'intérêt de l’art. 2e BG = L'une des principales causes de ces dissidences me paraît résider dans l’insuflisance de l’art, au point de vue de limitation. — Car si la nature pouvait être parfaitement imitée on n’exigerait rien autre chose que cette imitation, et celui qui en approcherait davantage serait jugé le plus capable ; mais cette insuflisance conduit certains esprits à proscrire la copie, même consciencieuse, comme une œuvre servile, et à n’adopter qu'une imitation libre, portant le cachet de l’organisation de l’imitateur. — Dès lors, suivant que cette organisation se rapproche ou s’'é- loigne de celle du juge, celui-ci est indulgent ou sévère. L'un , esprit droit et rigoureux , s’attache aux formes et veut un dessin correct. La couleur fait inutilement jouer son prisme magique; un raccourci hasardé , une attache douteuse rendent vaines ses coquetteries ; elle en est pour ses avances. L'autre dont l'œil ne s’épanouit qu’à la vue de l’arc-en- ciel, frissonne de plaisir en approchant de ces œuvres modernes dont un feuilletoniste croit faire un grand éloge en disant: (fextuel) que l'oiseau de Junon a étalé les ri- chesses de son plumage sur la toile ; et il passe indifférent sur cette grisaille où la pureté du dessin , l'agencement des groupes appellent la louange. J’ai vu des gens qui se posaient en juges , hausser les épaules à la vue de ce beau et calme crépuscule où Cabat a représenté le Samaritain. — Tableau que nous possé- dons , qu'on n’apprécie point assez et qui sera l'honneur de notre musée. Un autre, caractère ardent, aime les œuvres où il y a de l’entrain et une fougue d’exécution qui laisse à désirer, mais qui parle au cœur. L'Italie est sa patrie adoptive. Tel veut que tout soit rendu , étudié scrupuleusement, — 281 — exprimé avec justesse. Il ne pardonne pas une négligence, La Hollande réclame celui-là. Enfin d’autres réduisent la peinture au triste rôle d’a- muser l'œil. Au milieu de tout cela y a-t-il des règles certaines ? En matière de composition et de goût; Oui sans doute. En matière d'exécution; Non, certainement non. — La preuve ‘en est dans l’approbation qu’obtiennent les œuvres du même genre exécutées par les procédés les plus opposés. — Ici des frottis légers , traversés par l’œil, laissent ap- percevoir les dessous qui les portent. Il n'appartient, dira- t-on, qu’à la peinture transparente d’être aussi lumineuse, Là une maçonnerie à trois couches vous éblouit de ses éclats brillants et vous fait chercher le rayon de soleil épandu sur le tahleau. Vive donc les empatements ! Remarquons, en passant, que la sculpture donne ra- rement lieu à ces polémiques ardentes. La raison en est simple. — Il y a plus de réalité dans l’art du statuaire. — La couleur est absente ; les lois de la perspective linéaire ou aérienne inutiles. Il ne restera donc que l’expression et la forme où la critique puisse se prendre. Une chose surtout m'a paru très-curieuse , c’est la ma- uière dont les littérateurs, les gens d'imagination, traitent la peinture. Je n’exelus pas de ces catégories ceux qui écrivent sérieusement la vie des peintres. — Trop souvent les gens de lettres sont des connaisseurs médiocres en matière de beaux arts. — Voltaire lui-même justifie cette opinion par les jugements qu'il a porté des œuvres antérieures à son époque et de celles de son temps. De nos jours n’avons-nous pas vu un écrivain passablement excentrique , celui dontles comptes rendus des expositions pétillaient de mots heureux , d’éclairs d'imagination , quit- = M tant la plume pour le pinceau, jouer le plus triste rôle dans une exposition célèbre. 11 faut done reconnaître que -trop souvent ceux qui s’érigent en juges de la peinture puisent dans leur imagination , ou des louanges outrées , ou des critiques amères; que les unes et les autres, en dehors de l’art, ne procèdent souvent que d’une grande facilité à manier la plume. Les œuvres d’art sont des textes sur lesquels il s’agit de broder. J'ai la conviction que la majeure partie des maitres, dont {e faire est justement estimé, n’ont jamais songé aux raffinements de la métaphysique la plus quintessenciée , que leur prête tel historien ou tel admirateur. Je me suis souvent demandé quelle figure feraient ces peintres naïfs , simples de pensée, souvent même dé- nués d'éducation première, comme plusieurs dont l’école flamande ou hollandaise nous offre le type, s'ils assistaient à la lecture d’une biographie moderneérigée en leur honneur. Non seulement il faudrait leur en traduire les expressions, nées d’une grande perfection acquise dans le langage ar- tistique; mais je crois qu'ils avoueraient avec bonhomie qu'ils n’ont jamais rêvé toute cette poésie posthume dont on pare leurs tableaux ; poésie qui n'existe souvent que dans la tête, rarement dans le cœur des panégyristes. Ainsi, l'amant pare sa maîtresse de tous les charmes , de toutes les qualités dont il plait à son imagination de la doter, et qui, souvent, n'existent que pour lui seul. Qui ne connaît les pages brillantes où M. Delamenais parle avec enthousiasme de l’école hollandaise; où il décrit avec une si grande magie de style ses longues extases devant la reproduction des choses les plus vul- gaires ? Oui, le poète prosateur qui parle ainsi peut bien voir — 289 — comme il parle ; mais il est presque certain que la poésie est plus en lui que sur la toile; que le peintre était loin d'élever aussi haut sa pensée ; que le plus souvent il copiait avec simplicité et conscience des détails longtemps étudiés; souvent rendus avec un grand effort de métier. — Disons avec franchise, avec l’auteur de la vie des peintres, qu'il y a cent ans, certaines appréciations actuelles n’eussent pas été comprises. — Il était réservé à notre époque de saisir dans les œuvres de ces peintres de la nature, une délicatesse de sentiments dont l'appréciation est peut-être un fruit du développement du sens artistique de notre siècle. — Car de leur temps la métaphysique des beaux arts n'existait pas, où pour mieux dire n’avait pas encore créé son langage. Lisez en effet le naïf Descamps, Houbraken, bons juges assurément des tableaux de leur école, mais sachant dis- tinguer l’art du métier, faisant la part de chacun, sans les confondre dans une efflorescence de paroles aussi creuses que sonores. Prenez un éloge sorti de leur plume ; comparez-le à celui sorti d’une plume moderne. Vous aurez peine à croire qu'il s’agit de la même toile. A Dieu ne plaise que je veuille dépouiller la peinture de son auréole poétique. Seulement je voudrais, dans son intérêt même, prescrire des bornes à l’exaltation du lan- gage, et réserver la poésie pour les choses qui la com- portent , les grandes compositions où il y a des drames, des passions ; ou bien encore la représentation des grands aspects de la nature. L’adage : UE pictura poesis est vrai ; mais il faut m’accor- der qu'il y a la même gradation du spirituel au sublime, de la naïveté au grandiose dans les œuvres du pinceau que dans celles de l'esprit. — Le vaudeville, la comédie, 19. = 1890. la tragédie n’ont pas les mêmes allures et ne peuvent con- fondre leur style ni viser aux mêmes effets. — On ne doit chercher en tout que ce qui doit y être. Le mot poésie est fort à la mode aujourd’hui. On l’ap- plique à toutes choses. — C'est probablement parce que nous vivons dans le siècle le plus positif, quant aux intérêts matériels, qu'on veut de la poésie en dehors de ces inté- rêts. C’est comme un équilibre qu’on cherche à rétablir ; une fiche de consolation accordée aux sentiments moraux, trop souvent méconnus. Revenons à l’art. Je suis bien loin de contester la poésie qui est l’âme des grands tableaux historiques ou religieux ; celle si touchante dont peuvent s’animer les tableaux de genre ; celle enfin qui doit briller dans la représentation des grands phénomènes de la nature; qui doit présider aux scènes éclatantes d’un soleil couchant, au calme , à la fraîcheur des premiers rayons du jour, aux fureurs de l’océan , aux scènes de désolation des naufrages ; mais je repousse les exigences d’un critique très-moderne , qui exigeait surtout la poésie dans les détails. Les détails admettent-ils la poésie ? Est-elle compatible avec leur exécution ? Le détail admet l'esprit, soit. Il tient plus à la légèreté de la main qu’à la chaleur d'imagination. Quoi de plus fin que ces feuilles, ces fleurs délicates , ces détails mi- croscopiques d'insectes, d'oiseaux, de Brugel de Velours. Ils sont parfaits, mais ne concourent pas à l’effet d’en- semble ; l’œil est charmé , le cœur n’est pas ému ; iln’y a donc pas là de poésie. Résumons-nous en disant : que dans toute œuvre il peut y avoir le génie de l’art, ou celui du métier ; que rarement hdi tous deux y sont réunis; et que pour juger sainement il faut examiner l’œuvre avec l'intention qui guidait l’artiste. Pour loger tous mes tableaux, disait Téniers, il faudrait une galerie de deux lieues de long. La poésie pourrait-elle fournir une telle carrière ? IL est vrai que Louis XIV apper- cevant à Versailles quelques œuvres de Téniers, s’écriait : Qu'on enlève ces magots ! Le grand roi qui, du reste, était assez bon juge des œuvres de l'esprit et de l’art, ne voyait que des magots dans ces tableaux que, de nos jours, on se dispute avec fureur, mais dans le mérite desquels entre pour beaucoup le métier, le faire de la main habile qui les créa. Un mot encore : Si ces écoles flamandes et hollandaises renfermaient tant de cerveaux poétiques, pourquoi donc la Flandre et la Hollande ont-elles produit si peu de poètes ? Gardons ce titre pour les Rubens, les Vandick, les Rembrant ; donnons aux Téniers , aux Brower , aux Metzu, aux Paul Bril et à tant d’autres, les noms d’observateurs assidus et d’imitateurs charmants de la nature. 19" ve Re by 1: FA à Lao di0 nus valent ste dpi eee ms 1 a: EL AL 4 Pine dpi due TRIER, rose DE LS ELL ‘ de sont piitteits tas TOR salut Pontet FA cWrur :r'éfl La) OUTCEE ous n député arte pr Wu, d'au TES LL CUIR 1 D D ET NE rit Tes A LATE anne sic LS 1 ta QUELQUES MOTS sur RACINE ET SON SIÈCLE, PAR M. TIVIER. ( Séance publique du 8 Août 1858.) Un journal habituellement fidèle aux meilleures tradi- iions littéraires et qui n’a jamais cité qu’avec honneur le nom de Racine, a récemment publié quelques articles qui ne ménagent ni ce grand homme ni son siècle. Le critique a prétendu les expliquer l’un par l’autre ; mais des préjugés de secte et des antipathies politiques ont nui à l'exactitude de ses jugements. Le portrait a été pris de profil, et le meilleur côté est resté dans l’ombre. Soit rè- ticences peu équitables, soit attaques peu mesurées, l’ap- préciation a trop souvent dégénéré en satire. Après avoir reconnu que Racine est notre poète national et que son théatre représente parfaitement l’esprit français, on nous donne de cet esprit une idée peu flatteuse et l’on réduit ses qualités à deux : l’amour de la méthode et l’art de composer, également dépourvu du génie artistique et du sens philosophique, il ne sait ni descendre dans les détails qui animent une peinture, ni pénétrer par — 294 — l’analyse au fond des choses ; il ne discute rien, il n’invente rien. Il parle, et voilà tout. Cet esprit a reçu tout son développement au xvrr° siècle. Or, de quoi se compose le xvue siècle? d’un roi, d’une cour; d’un roi qui s’adore lui-même dans sa quiétude et sa ma- jesté; d’une cour qui ne vit que de sa faveur et n’ambi- tionne que ses regards. Il est vrai que ce roi sait porter sans fléchir, douze heures par jour, le poids du rang suprême, et que les courtisans sont maîtres passés en l’art de bien dire. Dans ce siècle où tout doit plaire, où tout sait plaire, même la nature dont les arbres se festonnent et dont les eaux jaillissent à contre-sens pour le plaisir des yeux, le courtisan plaît par sa langue souple et dorée. Il s’en sert pour flatter le prince, égorger gracieusement un rival ou débiter des madrigaux, car la galanterie remplace chez lui les sentiments sérieux et profonds dont le privilége n’ap- partient qu’aux femmes (le critique veut bien reconnaître en effet que, même chez Racine, elles ont un cœur éont on devine les mouvements sous la compression des bien- séances). Le peuple ne tient pas plus de place sur le théâtre que dans le monde. Il y souillerait les regards; on ly souffre à peine à titre de domestique, de confident obscur et dévoué, Quant à l'écrivain lui-même, des maîtres rigides et discoureurs lui ont appris à faire de pales traductions et de longs développements. Esclave de ses scrupules, la place d’un mot, le choix d’un terme lui causent des per- plexités sans fin. Familier de rois et de grands, il a pour eux d’inépuisables respects, et de peur de leur manquer, il redoute et amoindrit jusqu'aux passions qu'il se propose de peindre. En résumé, méthode sans profondeur de l’es- prit français, grâce aristocratique et frivole du xvu: siècle, entraves d’un style fourmenté, d’un goût étroit et d’une — 995 — conscience méticuleuse, voilà ce que représente et de quoi se compose le talent de Racine. Je n’entreprendrai pas la défense du xvne siècle. A qui donc apprendrai-je que tout n’y est pas orgueil d’un côté et servilité de l’autre; que la noblesse y sait répandre son sang pour le pays et garder intact pour la France un dou- ble dépôt : son honneur et son esprit; que la théologie n’y enseigne point aux rois à croire les peuples faits pour eux, mais plutôt à se croire faits pour les peuples ; qu’elle leur dit par la bouche de celui qu’on nous représente comme l’apôtre de la monarchie absolue : « Le nom de roi est un » nom de père. — Dieu n’a pas voulu... faire d’un côté des » orgueilleux, et de l’autre des esclaves et des misérables. » Il n’a donné sa puissance aux rois que pour procurer le » bien public. — Ne vous croyez pas d’un autre métal que » vos sujets; mettez-vous à leur place. — Le caractère d’une » àme superbe et tyrannique est de dire : Je suis, etil n’y » à que moi sur la terre (4). » A qui apprendrais-je que ces maximes ont pu être ou- bliées, mais qu’elles ne furent jamais contestées ni mécon- nues ; que Louis XIV siégeait, huit heures par jour, dans les conseils de l'Etat; qu'il parlait à l’enfant héritier de son trône un langage digne de St.-Louis; que le peuple com- prenait l'amour de ses princes et, qu’à moins d’être aigri par le malheur, il y répondait par le dévouement et la fi- délité, Je reviens donc et m'arrête à cette pensée que Ra- cine personnifie l'esprit français. De bonne foi, cet esprit se reconnaîitrait-il aux caractères qu’on lui prête : méthodique et borné, incapable d’appro- fondir et de peiudre, il ne produit ni des artistes ni des (4) Bossuel ; politique tirée de l'écriture, livre IF, passim => 006 — philosophes. Nous craignons que la philosophie auquel on l’accuse de ne pouvoir atteindre, ne soit surtout l’amour des systèmes, non pour la vérité qu'ils contiennent, mais pour le bruit qu'ils font et l’amusement qu'ils procurent. Le dernier mot de cette philosophie pourrait être cet aveu naïf d’un penseur allemand: « Si l’Etre tout-puissant, te- nant dans une main la vérité et dans l’autre la recherche de la vérité, me disait : Choisis, je lui dirais : Tout-Puissant, garde pour toi la vérité et laisse-moi le plaisir de la cher- cher (4). » L'esprit français répond, avec la rudesse de Pascal : « que la philosophie, à ce compte, ne vaut pas une heure de peine; » avec la gravité de Bossuet: « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne point à aimer. » Car l’esprit français, on l’a dit avec raison, c’est l'esprit pratique , le bon sens. Que lui font les vaines spéculations qui-brillent un instant pour s’éteindre? Fidèle aux tradi. tions constantes de l’humanité, il conserve intact le trésor des vérités séculaires, les respectant même dans ses écarts, et garde toujours une pointe d'esprit en réserve pour per- cer à jour les doctrines vides et bruyantes dont s’amuse l’oisiveté philosophique, sans souci des orages qui peuvent en sortir. Il aime mieux conserver ses convictions que les détruire pour le plaisir, moins innocent qu'on ne pense d’échafauder des théories. Le xvu* siècle, en particulier, n’était point chercheur : on ne l’est pas quand on se sait en possession du vrai. Il se sentait fort de ses croyances pro- fessées par le génie, appuyées sur la science, assez combat- tues pour être éprouvées, assez noblement défendues pour être l’honneur comme la lumière de ceux qui les accep- taient. L'esprit français qui reçut son achèvement dans ce siècle de la raison polie, se distingue par la méthode : on le (1) Sainte Beuve, derniers portraits (de Rémusat). = conçoit. La raison n’a pas de plus sûr moyen que la recti- tude inflexible de sa marche et la clarté de ses déductions pour satisfaire et soumettre les esprits. Que le xvrre siècle ait exclusivement produit de beaux discours, encore est-ce beaucoup, si les pensées en sont vraies et les formes excellentes. Mais on le conteste, et l’on veut n’y trouver que des pensées de convention sous des formes sèches. On lui reproche d’accepter des idées dont il n’a pas vérifié l’origine et sondé les bases. Est-ce bien exact, et parce qu'il était savant sans bruit et sans témérité , a-t- il ignoré la discussion? Nous ne l'avons pas plus inventée que l’érudition, que la critique. Nous n'avons pas même réclamé les premiers ce qu’on appelle, « pour notre esprit le droit d'examiner, pour notre volonté le droit de consen- tir. » Il est facile de supposer tous les grands esprits de ce temps occupés à se crever les yeux et à se mettre des chaînes, adorant, par crainte de déplaire, «leur aveugle- ment et leur oppression. » Mais il serait étrange qu’on eüt tant raisonné sur la scène et si peu dans la vie. Ces raisonnements de la scène choquent, dit-on, les étrangers ; ils s’étonnent de voir Roxane plaider sa pas- sion, Phèdre expirer sur une phrase académique. IL est vrai que les passions dans Racine s’allient aux lumières de l'esprit. Discutées par la conscience, humiliées par la rai- son, contredites par le sentiment de l’honneur et la di- gnité personnelle, tantôt elles se défendent , tantôt elles s’accusent ; elles réclament pour leurs intérêts menacés, elles vont à leur but par d’éloquents sophismes ou d’ar- dentes supplications; elles attaquent, elles récriminent, ou bien elles veulent sauver des innocents dont elles ont causé la perte et se dévouent au châtiment. Atalide, prête à mou- rir, vient demander grâce pour Bajazet, avec un art qui — 298 n'est que le sublime de la tendresse; Junie défend avec une délicatesse admirable ses sentiments outragés ; Phèdre ex- pirante rend témoignage à l’innocence de celui qu’elle a tué d’une calomnie. Est-ce là ce qu’on appelle de la rhéto- rique de théâtre, un vain étalage de passions qui plaident et qui pérorent? Ces dernières paroles de Phèdre, cette voix de l’épouse coupable, voix brisée mais douce comme l’ac- cent d’un humble repentir; cet adieu si pénible à la lu- mière , à la famille offensée, à la paisible existence dont elle pouvait jouir, à l'honneur perdu; ce remords qui la déchire et cet aveu qui l’apaise, et ce calme du dernier mo- ment, toute cette admirable poésie, peut-on avoir en France le courage de l’appeler « une phrase académique » ? Et que faut-il substituer à cette passion éloquente qui sait parler et raisonner? Des phrases tronquées ? des fureurs ? Les emportements sauvages d’une mère qui, pour mieux ressembler à la bête fauve, se traine sur les mains? J'aime mieux l’ardente invective de Clytemnestre contre le père ambitieux qui veut lui ravir son enfant pour l’immoler à sa fortune, et l'appel passionné qu'Andromaque veuve et captive adresse , tantôt à la générosité de son persécuteur, tantôt à la cendre protectrice de son époux. Préfère qui voudra les propos incohérents du désespoir, les sons entrecoupés d’une voix étranglée par la douleur. Si la raison nous a été donnée, c’est pour en faire usage dans les moments les plus solennels de la vie. Laissez à l’animal le rugissement et les morsures ; l’homme se défend avec son intelligence. La passion, qu’on reproche à Racine d’avoir adoucie et contenue, ne peut-elle être naturelle qu’à la condition de troubler le sens et d’étouffer la raison ? Est-ce au philosophe à en défendre les excès contre le poëête, et surtout à se — 299 — plaindre qu’il en ait respeété seulement la partie pure el légitime et qu’il ait condamné l’autre aux angoisses du re- mords, aux flétrissures de la conscience et de l'opinion ? En est-elle d’ailleurs moins touchante et moins terrible, et l’6- pouvante de Phèdre ou d’Atalide devant l’abime ercusé par leur faiblesse ne vaut-elle pas les laches regrets d’un cœur efféminé ou le grossier délire des appétits révoltés? En li- sant Racine, le cœur est ému d’une douce pitié, sans que le bon sens indigné réclame. Je plains l’âme qui souffre, sans que ma sympathie tourne en lâche connivence ; Didon a beau gémir et m'étaler ses charmes, Je condamne sa faute en partageant ses larmes et je jouis doublement des émotions qu’on excite en mon cœur et de l'hommage rendu à ma raison. Mais on ajoute : ces sentiments parlent trop bien. Pour- quoi, chez le poète, ces recherches et ces scrupules de dic- tion? Pourquoi reste-t-il pur et chatié quand le style de- vrait s’allumer et courir comme une flamme au souffle des passions ? Autant demander pourquoi il fait des vers ; pour- quoi il interprète la nature en poète, au lieu de la traduire en copiste; pourquoi il préfère limitation idéale, au calque servile ? C’est lui faire un erime d’avoir relevé la vérité des peintures par la perfection du style. Le style, c’est vraiment la partie vivante du talent, celle qui ne s’imite ni se s’emprunte. C’est pourquoi Virgile di- sait qu'il serait plus difficile de dérober la massue d’Her- eule qu'un vers seul à Homére. On en peut dire autant de Racine ; on s’en nourrit, on s’en pénètre , on ne lui dérobe rien. Ce style de Racine, qu’on nous donne comme l’effort d’un gout subtil et tourmenté , comment en parler dignement? — 300 — On proposait au commentateur de Corneille d’être aussi celui de Racine; il répondit: « Le commentaire est fait. Ecrivez au bas de chaque page: beau, sublime , harmo- nieux. » Cette dernière épithète est inséparable du nom de Racine, et pourtant dit-elle assez? Oui, si elle ne désigne point un bruit d’élégantes paroles qui recouvrent des sen- timents superficiels et des idées médiocres; oui, si elle si- gnifie le juste tempérament des qualités qui font l'écrivain parfait. Si nous voulons donner l’idée de ce qu'était Racine à cet égard, ne parlons point de sa correction, et pourtant cette belle langue française est si diflicile à parler exacte- ment, sans rien qui sente l’ignorant ou l'étranger! ne par- lons point de sa précision, et pourtant il est si difficile d’y trouver l’expression définitive dont la poursuite coûte tant de labeur au grand écrivain, tant d’équivalents superflus à l'écrivain médiocre ! Ne parlons même pas de son élé- gance, et pourtant la langue de Racine a tant de res- sources; elle se tient si sûrement sur les limites de la pé- riphrase ambitieuse et d’une simplicité trop nue ! Conten- tons-nous de dire : Il est l'écrivain parfait. Sa qualité à lui c’est la perfection , l’ensemble de tous les mérites, l’éclat de tous le: rayons combinés. L'énergie s’y cache sous la grâce, la délicatesse sous la simplicité, le naturel sous la dignité. Si quelquefois les mœurs des cours, les exigences d’un auditoire d'élite et la tyrannie de la mode ont rendu sa muse trop galante ou maniérée, l’expression toujours charmante et discrète semble demander grâce pour ces im- perfections. Que lui manque-t-il? la force? Et qui n’a pas lu les magnifiques imprécations d’Agrippine marquant Néron du sceau du parricide et le vouant aux malédictions de l’histoire? Qui n’a frémi d’un saint transport avec le prophète emporté par l'Esprit sur les débris de Jérusalem et les routes de la captivité? Dans quelle mémoire ne re- — 301 — tentit l’invective de Joad contre les flatteurs et la voix de Phèdre livrée aux terreurs de sa conscience ? Est-ce le na- turel qui lui manque? Est-il donc nécessaire de donner un libre cours à tous les instincts pour rester fidèle à la nature? N'y a-t-il pas une nature réformée par le christianisme, embellie de toute les grâces d’une société polie? Serait-ce l'éclat du style poétique ? Sans doute, Racine n’en prodigue pas les richesses, il n’effeuille pas son génie pour en ré- pandre à pleines mains les splendeurs; mais jamais l’image et la poésie n’ont fait corps plus étroitement que dans ses vers; Jamais l’une n’a été plus nécessaire à l’autre ; jamais l’art de ramasser un tableau dans un mot, de le teindre de sens, comme dit un ancien, de l’empreindre d’un sentiment profond, n’a été porté plus loin. D’autres ont une énergie plus soutenue ; d’autres, une élévation plus constante ; d’au- tres une simplicité plus naïve. Nul n’a possédé au même degré l’art de tout dire comme il le faut, de s'élever et de re- descendre, d’étonner et de plaire, de troubler le cœur et de l’apaiser. Et quel goût accompagnait ce prodigieux ta- lent ! Racine est dans ce siècle le seul poète qui ne soit ja- mais méconnu. Molière rêve les honneurs de la tragédie et s’en approche timidement dans de froides pastorales. Cor- neille s’obstine pendant trente ans à des complications aussi fatigantes pour lui que pour ses lecteurs. Lafontaine imite servilement Térence. Le sage Boileau se croit un jour poète lyrique et rime l’ode sur Namur en dépit de Minerve. Racine, dès Andromaque trouve sa voie. s’y maintient et ne s’en éloigne que pour se préparer dans la retraite, aux merveilles d’Esther et d’Athalie. Aimons donc celui qui fut si parfait écrivain, sans que son génie en fut retréci, qui n'eut ni les petitesses, ni les vanités de sa profession ; ce français, à l’âme chrétienne et — 302 — chevaleresque, ami du peuple, ennemi des flatteurs , ca- pable au besoin d’une remontrance courageuse et discrète ; ce maître en l’art de railler finement qui sut égayer, sans l’envenimer, le commerce des hommes ; ce cœur excellent qui fut frappé à mort le jour où l’on put le soupçonner d’in- gratitude, cet esprit excellent aussi, par qui fut conduite à sa perfection cette langue privilégiée qui, grâce à lui sur- tout, a fait et fait encore le tour du monde; notre poête, pour qui sait le comprendre, l’homme de toutes les heures et le compagnon de tous les âges : le maître de l’enfant dont il façonne la bouche encore tendre aux accents polis, comme parle Horace; le maître de la jeunesse qui apprend de lui à éviter le langage grossier d’une fausse indépen- dance ; le maître de l’âge mür dont il satisfait pleinement la raison curieuse et le goût difficile. Il nous conserve l’es- prit sociable, la politesse si nécessaire à nos temps de divi- sions et d’habitudes vulgaires. Et qui remplacerait pour nous cette école de dignité, ce trésor de beautés délicates qu'un commerce plus familier nous rend chaque jour plus sensible, cet auteur achevé, notre gloire à tous, eten même temps notre hôte familier, notre ami ? EX JOOES L'HOTEL GARNI. VERS LUS À L'ACADÈMHIE, Dans sa Séance publique du 8 Aoùt 1858, Par &1 HE. YVÆR'T. Comme l'oiseau captif, échappé de sa cage, J'aime , de temps en temps, à me mettre en voyage ; A savourer parfois, abjurant mes travaux, Des sites variés et des aspects nouveaux. Las de voir, chaque jour, dans les mêmes bordures, Et les mêmes tableaux et les mêmes figures, J’obéis volontiers, je vous en fais laveu, À la nécessité qui m’en éloigne un peu. Je ne m’informe plus si, dans l’'Herzegowine , L’affreux Bachi-Bouzouck sème encor la ruine; Si, cherchant son salut dans l'insurrection, L'Inde doit échapper aux griffes d’Albion ; Si les Monténégrins, vainqueurs de lIslamisme, Seront abandonnés par le Christianisme ; Si, dans la Conférence, enfin, les royautés Sauveront le Danube et ses principautés : Sur les bancs dévolus à la première classe, Ainsi qu'un grand seigneur, je monte et m'y prélasse. Selon l’état du ciel, je trouve, en cet endroit, Le zéphyr en été, la chaleur si j'ai froid; — 304 — A l'abri du soleil, garanti de lPaverse, Je cède au mouvement qui m'entraine et me berce ; Je deviens , par l'effet d’un prestige flatteur, Riche capitaliste, heureux spéculateur , Ayant à dépenser, imposture enivrante ! Comme un autre, à mon tour, cent mille écus de rente. Ab! lorsqu'il est si doux et si bon de rêver, Le convoi devrait bien ne jamais arriver ! Mais la vapeur s'échappe et le train se modère: C’en est fait, le wagon touche au débarcadère ; Il faut descendre alors : o désappointement ! O vérité cruelle! o triste changement | Me voyez-vous perdu dans la poudreuse foule, Dont le flot importun avec lenteur s'écoule Vers l'enceinte où je dois, quand j’en passe le seuil, En rendant mon billet, abdiquer mon orgueil ? Des voyageurs nombreux la masse impatiente Va, vient, cause, s’assied dans Ja salle d'attente, Endroit que l’on devrait, je laflirme aujourd’hui, Intituler plutôt la salle de l'ennui; Enceinte où, soupirant pour avoir son bagage, D'une course rapide on perd tout l’avantage! Heureux sans doute est homme habile à voyager, Qui, n’emportant jamais qu’un fardeau très léger, Sans gêner ses voisins , glisse, sous la banquette , Le coffre où sont rangés ses effets de toilette ! A peine arrive-t-il, qu'à s’élancer tout prêt, Muni de son trésor, il file et disparait, Et déjà, loin de nous, il arpente la rue, Alors qu’en palpitant tout un monde se rue Pour retrouver son bien sur les longs établis Où sont, lant bien que mal, entassés les colis. Trop content suis-je encor si, par quelque méprise , Se séparant de moi, ma modeste valise, Quand, sur elle, à Paris, je veux mettre la main, De Lille ou de Calais n’a pas pris le chemin. — 305 — Là, d'un autre embarras on ne vous tient pas quitte : Des croiseurs de l’Octroi, subissant la visite, Il faut qu'à sa sortie, à Pabri d’un débat, Votre innocent paquet reçoive un exeal ; Signe libérateur , hiéroglyphique raie Que la main du fiscal trace avec de la craie. Etes-vous libre enfin? Non, car, en cet instant, Pour vous emprisonner lomnibus vous attend ; Mais, avant de rouler, pour grossir sa recette, Au dedans, au dessus, il faut qu’il se complète, Et que, dût en sa route un malheur arriver, Il se charge à tout rompre et s’emplisse à crever. Vous partez, cependant, et malgré maint obstacle, Sain et sauf, par hasard, ou plutôt par miracle, Descendant de voiture à l'endroit indiqué, Non sans peine, à bon port vous voilà débarqué. Là , bientôt on vous offre, à titre d'avantage, Une chambre hideuse au quatrième étage. Les nombreux visiteurs du superbe Paris, En fait de logements, dans l'hôtel ont tout pris. Espérez, toutefois, peut-être avant une heure On pourra vous donner une chambre meilleure ; Car un provincial, pour retourner chez lui, On croit en être sûr, doit partir aujourd’hui, Et vous pourrez alors, bénissant la fortune Qui grandit la distance entre vous et la lune, En rentrant à l'hôtel, bien fatigué, bien lourd, Pour gagner votre nid faire un trajet plus court. Vous voilà donc casé, vous et votre bagage. Toutefois, en faisant votre petit ménage, Gardez-vous d’inspecter trop scrupuleusement La décoration de votre appartement. D'abord vous vous trouvez campé sur un derrière Où warrive qu'à peine un rayon de lumière, 20. — 306 — Et qui, pour tout aspect, ne vous offre qu'un mur Très haut et qu'a sali plus d’un vestige impur : Un méchant secrétaire, une vieille commode ; Meubles dont la facon est loin d’être à la mode, Incrustés de poussière et par les vers piqués, Sont garnis de tiroirs plus ou moins disloqués. Là, je rencontre, en outre, une table boiteuse, Au fond d’un écritoire un peu d'encre bourbeuse, Puis une plume en fer dont le bec tout rouillé Est l'effroi du vélin qu'il na que trop souillé. Dirigé par vos doigts , 1l fait de l'écriture Un supplice réel, une affreuse torture; La plume, le papier, alors que l’on écrit Secondent plus ou moins ou le cœur ou l'esprit. Aussi je répondrais qu'ayant le confortable Dans quelqu’appartement d’un aspect agréable, Mozart et Despréaux , Molière et Rossini N'ont jamais travaillé dans un hôtel garni. Hôtel garnil ce mot vous déguise l'auberge , Le carayansérail où parfois on m’héberge. Là, si je ne suis pas tout à fait un zéro, Mon triste individu n’est plus qu'un numéro, Qu'un chiffre par lequel, soit obseur , soit insigne , Tout voyageur logé se nomme et se désigne, De la gent domestique écoutez le caquet : — Pour le quarante-quatre on apporte un paquel; — Le quatorze voudrait qu’on nettoyât ses vitres ; — Le trente-six demande une douzaine @huitres ; — Une dame, venue en cabriolet neuf, A remis hier soir ce billet pour le neuf. — Et le numéro deux, ce couple qui s’adore, Veut, pour aller au bois, un fiacre à double store. Ainsi de suite. Mais ce qui blesse mes yeux Dans un hôtel garni; ce qui m'est odieux, — 307 — Ce qui me choque enfin plus que tout, c’est la trace Qu’ont laissée, en partant, les gens que je remplace ; C’est, dans un coin obscur où lœil est attiré, Un reste de cigare , un journal déchiré, L'adresse d’un coiffeur , le fragment d’un programme Où le charlatanisme exalte un mauvais drame ; La contremarque aussi témoignant que l’auteur N'a pas su captiver l’ennuyé spectateur. Là c’est un cure-dents, c’est l’allumette encore Dont le bout malheureux a perdu son phosphore. Puis enfin, dans ce lit , réceptacle banal À l’usage de tous , où je dormirai mal, Où j'ai tout lieu de craindre, alors que je l’inspecte, Les sinistres exploits d’un effroyable insecte, Qui donc, pour son malheur, vint coucher avant moi? Peut-être un criminel menacé par la loi. Ce lit, dont ils ont fait une étape en leur route, Peut-être à recueilli le vol, la banqueroute ; Le remords y veilla; trop heureux, pour ma part, Si je puis m'y soustraire au poids d’un cauchemar ! Au milieu de juillet, comme au cœur de décembre, Dans un hôtel garni peut-on garder la chambre ? En été, la chaleur y vient vous étouffer, Et quand le froid sévit, on ne peut s’y chaufer; Car la porte clôt mal, et, selon la coutume, Le bois y brûle mal dans un âtre qui fume. D’essayer un travail auriez vous le désir ? Rien n’y peut occuper, charmer votre loisir ; Privé de leur secours, de leur douce présence, De vos livres chéris vous regreltez lPabsence, Il faut done, redoublant de courage, d’efforts, Et quel que soit le temps, se lancer au dehors, Fouler le macadam et fläner sur Pasphalte , Jusqu'au moment heureux marqué par une halte 20* — 308 — Dans quelque restaurant d’où l’on ne sortira, Que pour aller bientôt dormir à l'Opéra. Dormir! un tel bonheur, là, vous viendra plus vite Que sur les matelas de votre mauvais gite. Là, vous sommeillerez au son des instruments Qui sauront vous bercer par leurs enchantements ; Là vous savourerez l’effel soporifique Que produisent toujours cinq heures de musique ; Et vos yeux, se fermant, prendront enfin congé Du luxe merveilleux d’un ballet prolongé. Mais dans l’hôtel, quel train! Plus de vingt locataires, Bien longtemps après vous, rentrants retardataires , Excitant d’un marteau l’affreux diapason, De leurs coups, à la porte, ébranlent la maison; D'un repos bienfaisant , pour vous ôter le charme, Tous, font, comme à plaisir, un horrible vacarme ; L'un parle, l’autre tousse, et, pour votre chagrin, Celui-ci chantant faux , estropie un refrain, Tandis que celui-là, s’il na pas la voix forte, Avec un grand fracas, ouvre et ferme sa porte. Enfin quand brodequins et bottes et souliers Ont été bruyamment jetés sur les paliers ; Quand ne sagitant plus, s'étendant sur sa couche, Chacun, tant bien que mal, ferme lœil et la bouche, Trop heureux êtes-vous , si d’un voisin dormeur Le plus facheux hasard ne fait pas un ronfleur! C’est de cette façon, exactement dépeinte, Que s’exerce à Paris lPhospitalité sainte ; Qu'on y fait expier, par le tourment des nuits, Les plaisirs qui, le jour, nous avaient réjouis. Si Paris est vraiment magnifique, admirable; Dans l'univers entier, s’il n’a pas de semblable ; Si, centre glorieux des Lettres et des Arts, Il sait émerveiller l'esprit et les regards ; — 309 — Si ce nest qu'en lui seul que l’œil charmé découvre La beauté des palais, la majesté du Louvre ; Si le génie enfin , l’ornant de ses rayons, En à fait le soleil des autres nations ; Ce n’est pas, à coup sûr, pour l’homme de province, Dont le temps est compté, dont la fortune est mince. Cest d’abord, c’est surtout pour le riche étranger Qui peut splendidement y vivre et sy loger ; C’est pour l’heureux mortel qui, grace à l’opulence , Pendant les mois d'hiver, en fait sa résidence ; Cest aussi pour les gens qui, par nécessité, Habitants et bourgeois de la grande cité, Savent , selon leur rang, leur état et leur bourse, Y trouver, pour s’y plaire, une heureuse ressource, Puisqu’enfin il est vrai que ce brillant Paris Offre, à qui le connait, des plaisirs à tout prix. Quant au provincial économe et modeste, Qui, chez lui, vit à l'aise et content : qu'il y reste ; Et n’aille pas troquer , contre de vains plaisirs , D’honorabies travaux , d’agréables loisirs. De ce qui plait au cœur et sait charmer la vue, La Province, après tout , n’est pas si dépourvue, Qu'il faille absolument en être déserteurs , Pour savourer l'attrait des arts consolateurs. Cantatrices , ténors, célèbres personnages. Ne dédaignent pas plus son or que ses suffrages, Et savent y trouver ce chaleureux accueil Qui contente à la fois l'intérêt et l’orgueil. Quoiqu’enfant de Paris, ici je le déclare: En ses murs ma présence est de plus en ‘plus rare. Le jour m’y plait encor: mais, quel ennui mortel, Lorsqu’à minuit passé , je reviens à l’hôtel ! Dans la chambre maussade où le destin m’isole, Où je n’ai pas à dire une seule parole, — 310 — Où, loin de tous les miens , que je ne puis plus voir , Mon front ne reçoit plus leurs baisers du bonsoir, Je voudrais que le temps marquât promptement l’heure Où retrouvant enfin ma paisible demeure, Je redirai joyeux : Mes amis, croyez-moi, Ici-bas, pour nous tous: Pas de petit chez soi! HECTOR CRINON ET SES POËSIES PICARDES, Lu dans ia Séance du 8 Avril 4859. PAR M. A. BREUIL. EN Il y a dans le département de la Somme une feuille heb- domadaire portant le nom de Journal de Péronne. Cette modeste feuille, qui ne passe guère les limites de l’arron- dissement de Péronne, a un grand mérite à mes yeux, celui de publier les productions en vers picards d’un de nos compatriotes, pauvre cultivateur du canton de Roiïsel, qui compose des satires morales tout en conduisant sa charrue. Notre pays, j'ose le dire, possède en M. Crinon, de Vrai- gnes , un vrai poète populaire , peignant les mœurs du vil- lage avec la langue du village, un poète spirituel, sensible, énergique , que peut-être nos grands critiques littéraires , s’ils connaissaient ses œuvres, ne placeraient pas très loin du célèbre auteur des Papillotes. L’appréciation des œuvres et du talent de M. Crinon, que j’entreprends aujourd’hui, n’est pas la première qui se soit produite dans notre département. En 1854, la Gazette — 312 — élégamment écrits, dus à la plume d’un professeur, M. Til- loy. Ces articles intitulés : Notice sur H. Crinon, fournis- sent quelques renseignements précieux concernant les premières études du poète picard. « Né d’un père cultivateur, qu'il perdit très jeune, et dont il vénère la mémoire , Crinon, dit M. Tilloy , ne sortit pas de l’école de son village et ne trouva point les ressour- ces d'instruction que méritait son heureux naturel. Il apprit à lire dans le Dictionnaire de musique de J.-J. Rousseau, et il écrivit ses premières pages dans les intervalles blancs du papier réglé, dont son père, excellent musicien , s'était servi... » Avec l’âge croissait en lui le désir d’apprendre; il dévo- rait tous les livres qui lui tombaient sous la main ou qu’il allait acheter chez un libraire de Péronne, avec le produit de ses minces économies. Chaque dimanche, dans la belle saison , il emportait sous le bras un de ses chers volumes, et se dirigeait vers un lieu champêtre appelé la Vallée perdue. Dans cette fraîche retraite, qui doit sans doute son nom à ce que l’on y perd de vue toute habitation humaine, s'élevait un joli rideau boisé. Parmi les arbres, Crinon avait pratiqué de petites allées aboutissant à un banc de pierre. Ce fut sur ce banc, à l’ombre et dans la solitude, qu'il lut Paul et Virginie et les meilleurs romans de la fin du dernier siècle; ce fut aussi sur ce banc qu’il composa sa première chanson, à laquelle se rattachent des circons- tances assez curieuses. Crinon avait un ami qui composait des chansons : il désira lui-même s’essayer dans ce genre. Après avoir enchevêtré au hasard des rimes masculines et féminines, il imagina d’adapter son œuvre à l'air d’un chant d'église, celui du Zucis Creator. Comme l’air et la — 313 — poésie allaient fort mal ensemble , il s’inquiéta de cette an- tipathie, il réfléchit , et finit par deviner quelques unes des règles de la versification, le rhythme , les genres divers de la rime et ses croisements ; mais la règle de l’élision échap- pait encore à sa perspicacité. Heureusement, en feuille- tant un jour un vieux dictionnaire français de Richelet, il y découvrit un traité de versification qu'il lut et relut, sans se laisser rebuter par les plus arides détails. Dès lors il se vit en possession des secrets si longtemps cherchés. « Si j'avais, m’a-t-il dit, moi, pauvre paysan, trouvé une mine d’or dans ma Vallée perdue, cette bonne chance ne m’au- rait pas causé une plus vive satisfaction que la découverte du mécanisme des vers. » Crinon avait vingt-deux ans au moment où éclata la Ré- volution de 1830. Il ne fut point indifférent aux agitations politiques qui la suivirent, et, dans un petit recueil de chan- sons, devenu fort rare, sa plume manifesta trop docilement l’effervescence de son esprit. Ce péché de jeunesse s’ex- plique et peut être pardonné, si l’on fait attention à l’iso- lement du jeune villageois , privé des soins et des conseils paternels, à l'insuffisance de son instruction, à ses lectures confuses et disparates. Heureusement, il était doué d’un jugement sain, il avait ce cœur droit qui, suivant un de nos grands écrivains , est le premier organe de la vérité ; aussi, lorsque vint la Révolution de 4848, ses sympathies furent- elles pleinement acquises à la cause de l’ordre. Ici, je laisse encore parler M.Tilloy. « C’est après 1848, dit-il, que Cri- non aborda l’épître philosophique et morale. Dans son ex- quis bon sens , il devait être choqué plus que tout autre des idées absurdes, odieuses, ou, pour le moins, exagérées, qui avaient cours alors. Si le socialisme des chefs d’école ne prêtait que trop au ridicule, le socialisme des masses, dans les campagnes surtout, marchant aux conclusions der- = gti — nières, sans phrases atténuanñtes , était arrivé au superlatif de l'absurde. Crinon écrivit pour les Partageux les pièces qu'on n’a pas oubliées : il y avait alors quelque courage à le faire. » Les Partageux, sous le rapport du talent, n'étaient qu’une promesse; elle a été depuis largement acquittée par les sa- tires morales qui se sont succédé. Avant d'examiner ces satires, je crois bon d'ajouter aux détails fournis par la no- tice de M. Tilloy, quelques renseignements propres à bien faire connaître la personne de l’auteur et les habitudes de sa vie. Je les chercherai d’abord dans une lettre qu'il m’a écrite à la date du 31 janvier 1858. « Quant à ma position, dit-il, je suis ce qu’on nomme dans notre pays un harico- tier, c’est-à-dire un petit cultivateur endetté, qui tire le diable par la queue. Je suis père de quatre jeunes enfants ; à cinquante ans, je suis seul avec ma femme pour travailler et soutenir cette petite famille, et ce n’est pas sans peine que nous mettons les deux bouts ensemble. M. le sous- Préfet de Péronne et M. Tattegrain , président du tribunal, avaient sollicité pour moi la place de commissaire de po- lice du canton de Roiïsel, mais... » — Ici Crinon explique que l’administration, au lieu de satisfaire à cette demande désignative, le nomma inopinément commissaire de police dans le département d’Eure-et-Loir , et il continue en ces térmes : « Malgré le mal que j’ai à vivre, je n’ai pu me ré- soudre à quitter notre Picardie pour aller m’enfouir seul et sans amis (moi qui en ai tant icil) dans un pays qui m'é- tait inconnu. Je suis donc résigné à rester dans mon vil- lage, qui serait pour moi l'endroit lé plus charmant, si jy vivais un peu plus à l’aise; mais je m’essue, Comme nous disons en picard, pour tâcher de donner quelque instruc- tion à mes enfants. » C’est au milieu de la campagne , en se rendant à ses tra- — 315 — vaux de culture, en traçant le sillon , en semant son grain, que Crinon compose ses satires. Sa maison, habitée par quatre enfants, est trop bruyante pour qu’il puisse y mé- diter à son aise; il cherche et trouve dans les champs le recueillement et l'inspiration. L'activité du corps favorise d’ailleurs chez lui l’essor de la pensée. Ainsi, par uné coïncidence intéressante, les productions de son double tra- vail, physique et intellectuel, se développent en même temps et dans les mêmes lieux; ses vers enjoués germent et naissent sur son champ comme ses utiles épis. Les paysans poètes sont rares et méritent d’être encore plus remarqués que les autres poètes sortis des rangs du peuple. L’artisan des villes participe jusqu’à certain point à la vie des classes bourgeoises; les écoles gratuites lui offrent une bonne instruction élémentaire, les bibliothèques publiques mettent des livres sérieux à sa disposition; de temps en temps il goûte le plaisir du théâtre, qui exerce une si grande influence sur les imaginations vives. Le paysan, lui, ne jouit pas de tous ces avantages. Une fois échappé de l’école rurale, où l’instituteur dispense une instruction des plus sommaires, il n’a guère d’autres livres que les almanachs vendus par le colporteur à l'approche du nouvel an; sa société se compose d’hommes ignorants et grossiers, qui cherchent dans le tumulte du cabaret la distraction et le plaisir. Loin donc que l'aptitude du paysan pour la poésie soit excitée , développée par le mikeu dans lequel il vit, elle lutte contre toutes sortes d’obstacles, et je m'étonne qu’elle soit assez forte pour les vaincre. Le paysan poète me fait penser à ces sapins des pays de mon- tagnes, que l’on voit pyramider sur la cime d’un rocher aride, sans que l’on puisse s’expliquer le mystère de leur naissance et de leur vigoureuse végétation. Crinon a reçu de la nature une organisation d’artiste — 316 — tout-à-fait exceptionnelle. Nous l’avons vu cultivateur et poète durant la belle saison; l'hiver, il se transforme et devient sculpteur. En même temps que le jeune paysan commençait à rimer, il chargeait de dessins les murailles et couvrait ses cahiers d'illustrations à la plume. En regar- dant, le dimanche, dans l’église de son village, quelques statuettes dont elle est ornée, il se sentit du goût pour la sculpture en bois, et voulut faire l’épreuve de son degré d'aptitude. Pour cela il lui fallait des outils que ses faibles ressources ne lui permettaient pas de se procurer ; son in- dustrie sut vaincre cette difficulté : il se fabriqua des outils. Le principal ne se distinguait point par l'élégance , c'était un morceau de rasoir emmanché dans un morceau de bois ; mais il s’en servait avec une adresse et une intelligence remarquables. Aujourd’hui rien ne lui manque des instru- ments nécessaires au sculpteur; l’assortiment complet lui a été donné en cadeau par des amateurs contents de son travail. Eh bien, si forte est l'habitude qu’il a contractée dans ses premiers essais, si grande la docilité avec laquelle le morceau de rasoir obéit à sa main, que, loin de dédai- gner ce rustique ciseau de son invention, il en fait encore un fréquent usage. Quelque heureuses que fussent les dispositions du jeune paysan pour la sculpture, il ne pouvait faire de progrès sé- rieux qu’à la condition de s’initier aux secrets de l’art en recevant les conseils d’un maître. Il comprit cette nécessité et il fut admis à Péronne dans l'atelier de M. Auguste de Haussy. Cet atelier était alors fréquenté par plusieurs jeunes gens, devenus depuis des artistes distingués, et par des amateurs qui endossaient la blouse pour manier le pinceau ou l’ébauchoir. Ce fut dans ce milieu choisi (4) que Crinon tra- (4) Les mots soulignés appartiennent à la Notice de M. Tilloy. =" ST = vailla pendant quelque temps avec assiduité. Après avoir fait trois lieues le matin pour venir à Péronne, il sculptait toute la journée sous les yeux de M. de Haussy , et retour- nait le soir dans son village , malgré la pluie, le vent et la neige de l'hiver. Un évènement important de sa vie mit fin trop tôt à cet apprentissage héroïque. Il se maria , et ses devoirs nouveaux, en lPattachant davantage aux travaux de la vie campagnarde, l’éloignèrent de l'atelier. Que ne lui a-t-il été permis d'entreprendre dès sa jeunesse des études sérieuses et de les compléter dans la capitale ! Si, à l’habi- leté de main, qu’il possède , il avait uni la science profonde de la forme , peut-être le compterait-on maintenant parmi nos sculpteurs les plus renommés ! Pour créer ses nombreuses statues offertes dans les égli- ses à la dévotion des fidèles, Crinon n’a jamais eu d’autres modèles que les esquisses au fusain de son excellent maître, M. de Haussy. Les sculpteurs, même les plus sa- vants, travaillent d’après un modèle en cire ou en terre; Crinon, chose vraiment remarquable, se passe presque toujours de cette représentation auxiliaire. Après avoir placé devant ses yeux le simple dessin d’une figure vue de face, il cherche et trouve sa statue dans l’épaisseur du bois. Sans énumérer ici tous les ouvrages sculptés par Crinon, dont je possède la liste, je dirai qu’il a spécialement tra- vaillé pour les églises voisines de Vraignes, et qu’il a con- tribué largement pour sa part à la belle restauration de l’église St.-Jean de Péronne. Il a exécuté avec succès les fi- gures qui décorent la porte de la sacristie ; 1l a restauré toutes les figures de la chaire, sculpté finement deux têtes d’anges qui en surmontent les consoles, le Saint-Esprit sous Vabat-voix, les petits musiciens de la porte d’entrée supé- — 318 — rieure , et un ange sur le côté de l'escalier. Son coup de maître a été la restauration de la statue de St.-Furcy. — Cette statue, provenant de l’ancienne église qui portait le nom du vénérable patron de Péronne, était chère aux habi- tants de la ville; mais l’art n’y brillait pas. Dépourvue de proportions, manquant d’aplomb sur ses jambes, elle prê- tait au ridicule. Deux bœufs, attribut du saint, ressem- blaient à des chiens, ou plutôt ils ne pouvaient se classer dans l’ordre animal. Des sculpteurs amiénois avaient dé- claré impossible la restauration de eet ensemble : Crinon l'accepta. En travaillant sous la direction de M. de Haussy, il parvint à ramener la statue à de justes proportions et à donner aux jambes l'équilibre désiré ; il refit avec talent de véritables bœufs ; bref, le saint, rendu à la dévotion des fidèles, est actuellement digne de leurs hommages. « Ces travaux divers, m'écrit notre sculpteur-poète, à la date du 3 janvier dernier, ont été exécutés sur les dessins de M. de Haussy, qui m'a toujours aidé de ses conseils et de ses en- couragements. Si j'ai quelquefois fait des choses assez pas- sables, c’est à lui que je le dois, et je me plais à consigner ici Le témoignage de ma sincère reconnaissance. » Ajoutons à ce modeste aveu que si l'élève est reconnais- sant envers le maître, celui-ci prend un vif intérêt aux suc- cès de l'élève, dont il a toujours vanté l’intelligence, la dou- ceur et la haute probité. J'arrive maintenant à l’objet principal de cette notice, c’est-à-dire à l'examen des œuvres poétiques de Crinon. Elles se composent de vingt-cinq pièces , qui sont toutes écrites en vers de dix syllabes. Cette sorte de mesure con- vient aux sujets légers et enjoués ; l’auteur l’a done très judicieusement choisie. Je le féliciterai encore d’avoir évité la monotonie en croisant ou en mêlant ses rimes. — 319 — A la première inspection des titres de ses satires, tels que le Luxe, l'Ivrognerie , l'Avarice, l’Orqueil, les Femmes, on éprouve une certaine défiance. Lorsque tant de poètes et de moralistes se sont exercés sur ces divers sujets, on appréhende que l’auteur n’ait rimé que des lieux com- muns. Mais la lecture dissipe agréablement cette crainte. C’est au luxe, à l’orgueil, à l’avarice des campagnards qu'il a fait la guerre ; c’est la paysanne qui a servi de but aux traits acérés des deux pièces ayant pour titre: les Femmes. En circonscrivant ainsi sa sphère d’observation, en s'appliquant à mettre en relief les personnes et les choses qu'il avait devant les yeux et qu’il connaissait si bien, l’auteur a échappé à la banalité; il a sû être neuf et original. Ce qui frappe avant tout dans ses compositions, c'est leur excellente moralité, la droiture de l'esprit, l'élévation de l’âme, s’y manifestent à chaque page. Je ne sais si elles sont lues dans les campagnes voisines de Péronne ; à coup sûr, elles mériteraient cet honneur, car elles renferment d'utiles leçons à l’adresse de la classe agricole. Sans doute, les vers les mieux tournés, les plus énergiques, ne corri- geront pas les avares, les incendiaires, les voleurs ; mais le poète , après avoir flétri le erime ou le vice incurable, combat des préjugés dont la destruction est possible et plaisante sur des travers susceptibles d’amendement. II raillera les cultivateurs qui, destinant leur fille aux travaux des champs , les envoient aux écoles de la bourgeoisie; il s’'égaiera sur le compte des fermiers vaniteux, gênés par leurs dépenses de luxe, et courant demander en cabriolet une diminution de fermage à leur propriétaire économe, qui se contente d’aller à pied ; dans une suite de tableaux comiques ou éloquemment sérieux, il développera les con- — 320 — séquences des partages anticipés, actes trop facilement con- sentis dans les campagnes par d’imprudents chefs de fa- mille, qui, en voulant s’assurer une vieillesse tranquille, se condamnent en réalité à la misère et au chagrin. Ce sont là, il faut en convenir, autant de sujets d’une utilité palpa- ble , et dont le villageois sensé peut faire son profit. Crinon possède à un degré remarquable l’esprit d’obser- vation. Qu'on lise, par exemple, la satire intitulée l'£duca- tion des paysannes, à laquelle j’ai fait allusion tout-à-l’heure, et l’on reconnaîtra que les portraits qu'il a tracés sont peints d’après nature avec beaucoup d’aisance et de fi- nesse. Un petit ménager, dit-il, croit faire merveille en en- voyant sa #amzelle en pension; il s’imagine que six mois d'école lui feront trouver en mariage un riche fermier. Qu’arrive-t-11? Les jeunes gens, en effet, s’empressent au- tour de la demoiselle revenue au village. Et la donzelle ed caisir ech pu riche, Quand même i s’rot ch'pu simplet, ch’pu godiche, Coun si l'amour ess nourrissot d’argeint Et moirot d’faim mason ed chés peuv’ geins ! Mais le plus riche garçon de l’endroit en est aussi le plus inconstant ; il l’affiche dans les fêtes, il la promène, jusqu’à ce que certain bruit fâächeux se répande.. Les amoureux ont oublié que M. le maire n’avait pas mis pour eux son écharpe. L’amant délaisse alors la belle éplorée , qui comprend qu'elle s’est bercée d’une folle espérance. Pour en finir, dit gaiement Crinon, la pauvre fille a le cou- rage de se pendre de désespoir... au cou d’un autre ga- lant. Pour in finir, el peuv’ fille a l’courage D’ess penne..…… al cou d’ein eute ed désespoir. — 321 — — Àla campagne il faut travailler, pétrir le pain, chauf- fer le four. Or, pendant que sa mère se fatigue à faire le gros ouvrage, mademoiselle se regarde au miroir, lisse ses bandeaux, taille ses ongles. Le soir, au lieu de raccom- moder ses bas, elle se chauffe Les pieds, brode, parle mu- sique, bal ou toilette. Les parents, hélas ! sont en admira- tion devant cette merveille qui fera la ruine de la maison. Leur fille est trop instruite pour se plaire dans un village, et elle ignore précisément ce qu'il importe de savoir à une ménagère de campagne. Que ne faisait-elle en pension l’ap- prentissage des travaux divers qui doivent remplir sa vie ! cela eùt mieux valu : CR CU Medid'aprennetandanser, À masurkier, à polkier, à valser, Fouaire des bague’ et pi des bourse’ in perles, Juer du piano et chiffler counr des merles. Jolis talents! ajoute le poète, pour de grosses filles qui, re- venues chez leurs parents, devront patauger dans la boue, retourner le fumier et nettoyer les vaches. Bien avisées, à coup sûr, celles qui renonceront aux inutilités de leur édu- cation bourgeoise et accepteront franchement les rudes la- beurs de la vie rustique. Mais quelques-unes seulement sont capables de ce courage. La plupart prennent en dé- goût leur humble condition, et le dégoût engendre une déplorable paresse. Voyez-vous cette femme nonchalante qui va, sans but, de côté et d’autre, les cheveux éparpillés sur le dos et sur le visage, les bas tombant sur ses sabots, faute de jarretières ? Suivez-la dans sa maison : tout y est en désordre comme sur sa personne. Au milieu de la table le pain accompagne de vieilles chaussures ; un pot de lai- tage, ouhjé sur une chaise, s’y trouve associé à un objet dont il faut taire le nom. Eh bien, la maitresse du logis, cette Cendrillon malpropre, était autrefois, à son retour du 21: = 99 — 2 mi pensionnat, une des plus belles filles et des plus fringantes ; dans ses habits sales et déchirés on remarque encore un reste de son ancienne splendeur : D'alon pi d’'fringe in vot couerr des ferloques Par chi par lo qui peind't avu leus loques. A côté de la satire, le poète place un utile conseil. Il fau- drait, suivant lui, que de riches fermières prissent chez elles en apprentissage des filles de paysans. Celles-ci, ap- prenant à lire, à écrire, à compter, se formeraient aussi aux travaux de la campagne. De la ferme-école à la mai- son de leur père, la transition n’aurait rien que de naturel et de facile. Si je voulais continuer à montrer ce que les poésies de Crinon renferment d'observations vraies, fines et même profondes, je n’aurais que l’embarras de choisir entre ses nombreuses satires. Quelque désir que j'aie de ne pas abu- ser de mes preuves, je ne puis me défendre de signaler une charmante pièce, intitulée le Bonheur des pauvres, qui réunit à la vérité du fond, la poésie et l'originalité des dé- tails. Il y a un apologue allemand qu’on appelle la Chemise de l’homme heureux (4). Un roi est malade , les médecins sont convoqués et un d’eux déclare que sa majesté ne sera gué- rie qu’en revêtant la chemise d’un homme heureux. Des émissaires se mettent aussitôt en quête du précieux vête- ment. Ils s'adressent d’abord aux riches et aux puissants de ce monde; mais, aucun ne possédant le vrai bonheur, le roi fait vainement l’essai de leurs fines chemises. Enfin on découvre un pauvre diable de paysan, jeune, robuste , (1) Das Hemd des Glücklichen. Voir la composition de Langbein, in- sérée dans le Taschenbuch für ernste und heitere poesie, erstes Bænd- chen, Berlin , 1837. — 323 — amoureux comme un ramier, vif et chantant comme une alouette. Celui-ci est véritablement l’homme heureux que l’on cherche; mais, hélas !.......... il n’avait pas de che- mise ! La moralité du Bonheur des pauvres est exactement la même que celle de l’apologue allemand. « Le bonheur, dit Crinon, n’est point là où vous le cherchez, dans les car- rosses ou dans les châteaux, sous les habits riches et pom- peux; vous le trouverez marchant À pied déqueux, dins des chabouts sans bride ;, Tout déloq'té et sans g'mise edsu s’pieu. I ne vit ni de vin, ni de sucre, ni d’oranges, mais de pain sec ; il couche dans une grange et dort mieux sur son lit de gerbées que le riche paysan à qui elles appartiennent ; bref, ce bonheur se personuifie dans le mendiant des cam- pagnes... » « En se levant, continue l’auteur, le mendiant secoue ses oreilles ; comme un moineau, le voilà libre. Qui peut en dire autant parmi nous? Ce n’est pas le fermier avec tout son attirail de valets, de parcourts, de méquennes et de moissonneurs , le fermier, toujours forcé d’être le plus matinal ; ee n’est pas le bineur d’æillettes, levé chaque jour avant que l’alouette ait pris son vol. Pendant que ce der- nier courbe péniblement le dos et fatigue ses reins, le men- diant va tout doucettement le long des routes, son gros bà- ton à la main; s’il fait chaud, il gagne la lisière d’un petit bois, se trémousse comme les poules et s'endort à l’ombre; si la faim le prend, il y a toujours une croûte dans sa be- sace, avec une pomme ramassée sur son chemin. La pomme est sure, la croûte est noire comme le bourbier des rues; mais qu'importe ! celui quin’a jamais sû ce que c’est que d’avoir faim, celui-là ne connaît pas non plus la bonté 2T* EL du pain, ce goût de revas-y que lui donne l'appétit, le cui- sinier des pauvres... (4) » « Ab! le métier de mendiant est un joli métier, s’écrie encore le poëte. Celui qui sait s’y prendre et se faire aimer des riches, recueille autre chose que des : Dieu vous bénisse ! Comment refuser une aumône, une douceur, au mendiant poli qui se découvre grâcieusement en demandant de vos nouvelles, qui parle de danse et de fêtes aux jeunes gens, de nippes à la dame, d’argent au fermier, de nids d’oi- seaux à l’enfant, de sorciers aux grand’mères, du bon vieux temps aux vieillards ! Le mendiant! mais c’est le nouvel- liste des campagnes; il promène gaiement ses histoires de rue en rue, et quand la matière manque, il la crée. C’est le (1) In s'déjouquiant ech peuve escout s’7'érailles, Coume ein moinet el v’là libre ed sin temps : Ed nous tertous qui n’in put dire outant? Ch’ n’est pau s’ceinsier avu tous s’7'attirailles D’varlets, d'parcourts, d'mékenne, d’moissonneux, Toujours fourchi d’êle ech pu matineux ; Ch’ west pau non pu chés raticheux d'ouyettes, Chaq jour elvés bien d’vant chés aleuettes : N'ont-ti pau l’temps d’déangonner leu dous, D’eryi leus roins tout en juant d’el binette, Tindis qu'ech peuve, et tout luron lurette, El long d’chés qmins i proumoine ess bourlette, Ou s’i fa queud, à l'abri d'quid tchout bous, Ï s'épagnotte et s’indort ou radous. Dins sin saclet, si l'faim vient l'prenne in route, Pour l’oucasion i gn'a toujours einn’ croute Avu quit poume erquéyi l'long d’ech q'min; L'poume est amère ou sure coumn pet d'true, Pi l’pain tout noir, couleur ed bourbe ed rue ; Mais chtid qui n’sait chi q'ch’est q'd’avoir yeu faim, { w’eounot pau non pu l’honté d’ech pain, Ch’goût d’ervas-y eq l'appétit li donne, Quand eh’euisigni d’chés peuv’ el l’assaisonne. — 325 — commissionnaire de tout le monde. On a vu quelquefois ce pauvre diable s'intéresser à des amoureux et marier ses bienfaiteurs (1). » Ce portrait du mendiant des campagnes , tracé par Cri- non, me paraît d’une parfaite ressemblance. Sauf certaine comparaison que j'ai supprimée dans mon imitation en prose, on y remarque une délicatesse de touche, qui est bien voisine de la grâce, si elle n’est pas la grâce elle-même. Cette dernière qualité, on le comprend, ne doit pas domi- ner dans les œuvres de notre poète. Sa muse rustique , qui s’efforce avant tout de donner un relief vigoureux à la pen- sée, sacrifie trop souvent les bienséances et laisse échapper des images d’une réalité crue, des expressions triviales et choquantes. Sans doute, la grâce est rare dans les satires de Crinon, mais j'ose dire qu’elle n’en est point absente. I y a des moments heureux où, inspiré par un sentiment élevé, affectueux, même seulement par un thème poétique, (1) Ech metchi d’peuve est un jouli metchi. Qui sait s'y prenne et s’fouaire aimer d’chés riche’ Erkelle eutt cose eq des : bon Dghu vous b’niche ! Q’mint n’pau donner quitfos même ein tchout u A qui vous dit toujours quid cose ed nu, Qui n’vient pas d’fos s’étampir a vou porte, Sans s’défuler et d’mander q'mint qu'in s’porte, Qui parle ed bal et d'fète à chés jounn’ geins, Ed nippe’ à l’'dame, à chés ceinsiers d’argeint, À s?infants d'nids, d'sourciers à chés gramères, Du temps passé à chés bons viux grands-pères ? Im min fasant, i fouat des commissions, Des complimeints, et pi d’Zinvitations , Même in n'n’a vu qui faseint des mariages. Ch'peuve est d’tout temps, l’éziuté d’chés villages. Sans quid nouvelle i n’s’imbarque jamoua, I trondell cha droguettmeint, d’rue in rue, Et s’i gn'in manque ed nouvelle, i n’in foua.…. — 326 — comme nous venons de le voir dans {e Bonheur des pauvres, il épure instinctivement son langage, et assortit l’expres- sion au sujet aussi bien que pourrait le faire le poète le plus difficile en matière de goût. Crinon est gai, railleur, mordant, il flagelle sans pitié le vice et le ridicule; mais cette sévérité n’exclut pas chez lui les mouvements généreux du cœur, et l’on trouve dans ses productions un grand nombre de vers empreints d’une sen- sibilité profonde. Interrogeons, par exemple, la remarqua- ble satire sur l’/vrognerie. Si l’ivrogne est dans l’aisance, dit l’auteur, il est moins blâmable ; s’il est pauvre, son vice odieux, horrible, ne peut se pardonner. Crinon trace alors le tableau de l’effrayante misère qui règne dans la maison de l’ivrogne pauvre. Sa femme se trouve réduite à men- dier, ses enfants sont nus, le dernier né demande vaine- ment le biberon: il est vide; le père a bu la veille ce qui restait de monnaie pour acheter la nourriture de son plus jeune fils. Voulant apaiser cette débile créature et lui faire illusion, sa mère lui présente le sein; mais, hélas! la coupe maternelle est vide aussi; le chagrin, l’indigence l’ont épuisée. Ah! s’écrie l’auteur, son lait, la pauvre femme , ils’est tourné en larmes ! Sin lait, peuv’ femme, i s’est tourné in lermes ! — Tous les bons sentiments du poète, l'amour de la fa- mille, l'attachement au pays natal, l'amitié, ont trouvé leur expression dans une pièce assez récente, où, contre son ha- bitude , il s’est mis en scène. J'ai déjà dit qu'ayant été nommé commissaire de police dans le département d’'Eure- et-Loir , Crinon ne put se résigner à quitter son pays et re- fusa la place. Ce refus est le sujet de la pièce dont il s’agit, dédiée à un de ses protecteurs, M. Tattegrain, président du = 997 — PA tribunal de Péronne. Je vais en traduire quelques pas- sages. « Pour s'en aller si loin de son village, il fallait vendre, hélas! tous ses outils, vendre avec perte la petite maison qu'on avait construite, vendre ses chevaux, son âne et ses vaches, ses vieux sabots et ses mannes sans fond ; il fallait, au son des cloches, étaler au grand jour ce qu’on cache le plus soigneusement: sa misère et ses loques; montrer à tous venants que sous le toit il n’y a presque plus de che- vrons ; — ilfallait, pour m'en aller, vendre à la porte le lit de cerisier où mourut ma pauvre mère, où mourut aussi mon père, m'a-t-on dit, à l’âge de vingt-neuf ans. Ce lit de peu de valeur, pour moi relique précieuse, ce lit bourré de paille et bien dur quelquefois, je ne le changerais pas pour un lit élastique. Ah! j'espère bien y rendre mon dernier soupir. — Et ces pommiers que j'ai plantés dans ma jeu- nesse pour me régaler de leurs fruits dans mes vieux jours, ces pommiers qui m'ont fait attendre si longtemps les bou- tons dont ils sont couverts aujourd’hui, je n’en aurais donc pas goûté une seule pomme? J'aurais laissé là ce beau buisson d’églantiers qui embaume et qui, depuis dix ans, ferme ma maison et me tient lieu de loquet! — Aurais-je pu là-bas, si loin, remplacer les bons amis que je laissais ici? Oh! ma Picardie, à la veille de la perdre, jamais son ciel ne m'avait semblé si doux, son air si pur; jamais je n'avais mieux senti la bonne odeur de ses bois. L’ab- sence ou la crainte d’un départ prochain, voilà bien le meil- leur thermomètre pour mesurer le degré d’attachement de l’homme à sa maison, à son lieu natal. De même qu’une volée de perdrix que l’on effarouche et que l’on pourchasse à plaisir sur un terroir, revient volontiers le soir à la place quittée , ainsi l’homme se plaît dans son lieu de naïssance. Quand il doit l’abandonner, le plus ferme sent son courage — 328 — s’amollir; un je ne sais quoi qu’on ne saurait expliquer vous attire à l'ombre de votre clocher ; la destinée, les affaires, en éloignent : un doux souvenir y ramène toujours (1). » (1) Pour s’in aller oussi lon d’sin village, I foulot venne, hélas! s’n’atrinquiage ; El tchott’ mason eq nous ons fouat bâtir, Foulot l’hrader oussi edvant d’partir, Venne ses g’veux, sin bourrique et ses vaques, Ouxquels in tcheint outant qu'à ses casaques ; Coume ein ruiné venne ses viux guercus, Ses viux chabouts et ses mannes sans eus; Ch'qu'in muche el miux, sin misère et ses loques, El mette à jour ou carillon d’chés cloques; Moutrer sans presse à tous chés environs Q’padsous sin tot gn’a quasi pu d’cavrons. Pour s’in aller i foulot venne à s’porte Ch'lit d’cérisier où m’peuv’ mère alle est morte, Où, m'a-t-on dit, min père, à vingt nève ans, Est mort oussi, gn’a déjà bien longtemps. Ch'lit d’peu d’valeur, pour mi précieuse erlique, Bourré d’étroin, quitfos pourtant si dur, Jn'el canj'ros pouant pour ein lit élastique : J'espère oussi finir mes jours edsur. Et chés poumiers q'j'ai plantés dins m'jounesse Pow m'régaler d’einn’ poumme dins m’vieillesse, Qui sont couverts ed boutons oujourd’hu , Apris avoir si longtemps aiteindu, Ej min iros sans n’n’essayi einn’ pomme ? Ej laiss’ros là ech bieu busson d’crinquet, Q'tout d’puis dix ans i tcheint lieu ed luquet A nou mason qu’i frème et qu'il imbaume ? D’'si bons amis qu'ej laissios par ichi, J'éros-ti pu par là les rimplachi ? Et m'Picardie oussi ! à l’veill d’el perde, Jamoua sin ciel n'm’avot siané si doux, — 329 — Avais-je tort de dire tout-à-l’heure que la grâce naissait quelquefois dans les œuvres de Crinon sous l'influence de sentiments nobles et tendres ? Dans cette pièce, son cœur est visiblement ému, et l’émotion adoucit , élève son lan- gage. Ce n'est plus un paysan qui parle, c’est un émule des poêtes les plus délicats et les plus sensibles. Comme il sait nous intéresser à ce dur lit de cerisier sur lequel son père et sa mère ont rendu le dernier soupir, à sa pauvre mai- sonnette, à la haie d’églantiers qui en forme la riante clô- ture! Tous objets bien humbles, sans doute, mais qu’im- porte ! c’est l’attachement du possesseur qui leur donne le prix, et ils sont pour nous d’autant plus touchants que ce possesseur est plus pauvre. Rien n’est vil, rien n’est grand : l’âme en est la mesure ; Un cœur palpite au nom de quelque humble masure, Et sous les monuments des héros et des dieux, Le pasteur passe et siffle en détournant les yeux. Qui a écrit ces beaux vers ? un grand poëte moderne (1) S'r’air oussi pur, sin souleil si superbe, Ni miux sinti l’houne oudeur ed ses bous ! L'absence est bien ech meyeur thermoumète : Pour mesurer ech dégré d’amitchi Qu'in a pour chtot, culindrot qui l’a vu naîte, I feut qu'in fuche à l’veille d’el quitchi. Coume einn’ voulée ed perdrix qu'in pourcache, Qu'in éparveude à plaisi su chterro, Ont cair à r'v'nir, à l'hreine, à l'même plache, Ess 7homme’ oussi s’plaiz-te dins leu indrot. Cb’pu ferme i seint s’amoullir sin courage Quand pour jamoua feut quitchi sin village : Gr’ia j'enn sais quo qu'in n'séro expliqui Qui vous attire ou l’oume ed vou clouqui ; Im vain l’?affouaire’, ou lsort i vous n’r’éloine : Ein doux souv'nir d’ech couté vous ramoine..…. (4) Lamartine, Harmonties, liv. 3. Milly ou la terre natale. — 330 — chantant aussi la terre natale, et préférant à de vastes et charmants domaines, aux sites les plus admirables du monde , la stérile et triste campagne où son enfance s’est écoulée. I y a une qualité littéraire quisied mieux que toute autre à l’homme des champs, au robuste cultivateur, toujours en lutte avec la nature: c’est la vigueur. Crinon la possède à un haut degré; son style est constamment vif, animé, ner- veux, et le facit indignatio versum trouve son application dans une foule de remarquables pages. Je pourrais citer ici des fragments tirés de la première satire sur les Femmes, et notamment le portrait de l’indigne amant préféré au mari par la femme adultère; presque toute la satire intitu- lée Les Voleurs, et la composition la plus récente : le Maté- rialisme ; mais j’aime mieux choisir pour ma démonstration la satire sur les Partages anticipés, œuvre où l’auteur, trai- tant un sujet complètement neuf, a sû joindre le plaisant au sévère, le spirituel enjouement à la vertueuse indigna- tion. L'expérience apprend que les gens de la campagne qui partagent par anticipation leurs biens entre leurs enfants, en imposant à ceux-ci l'obligation de les loger et de les nourrir, font généralement un marché de dupes. Tant que le vieillard, dit l’auteur, n’est pas pris dans leur souricière, ses héritiers l’entourent de petits soins, de pré- venances et de douceurs ; il a la meilleure place à table, au feu ; il porte les plus beaux habits et dort dans le meilleur lit; aucun morceau n’est trop délicat pour sa bouche; on le lave, on le brosse, on l’étrille , on lui chasse les mou- ches. Rien à leus ziux n’srot troup friand pou s’houque, In lave, in l'bruche, in llétrille, in ll'émouque. — 331 — Mais aussitôt que l’acte de partage est signé, son sort change : il devient un fardeau pour son ingrate famille, il ne vit plus que pour souffrir. D'où vient donc que de si nombreux exemples n’instruisent pas les pères de famille et ne les empêchent pas de tomber dans le piége? Hélas! le diable nous aveugle pour nous perdre. Et puis, comment résister aux sollicitations, aux cajoleries d’une fille ?.. Jus- qu'ici j'analysais sans traduire, je vais maintenant citer le discours que l’auteur prête à cette fille hypocrite, et je tà- cherai de serrer le texte d’aussi près que possible, pour n’en pas trop altérer la naïveté. « Ne travaillez plus, papa, e’est à notre tour. Il ne faut plus vous tuer , comme vous avez fait jusqu’à présent. Ar- rangez-vous, cédez-nous votre labour pour une pension, pour un bon petit rendage. Nous vous soignerons, nous vous dorloterons comme un poulet élevé sous le four. Avant de prendre votre café, le matin, vous boirez une goutte d’eau-de-vie en grignotant une croûte de pain ; pour tuer le temps en attendant le diner, vous irez voisiner chez l’un, chez l’autre, et quand la soupe sera prête, mon homme ou moinous irons vous chercher. Ah! nous aurons soin que notre cuisine soit toujours à votre goût. S'il vous prend envie de manger du porc, du mouton, nous vous en achè- terons, coûte que coûte, et puis vous aurez votre café après le diner; pour vous le donner, nous nous passerions plutôt, mon homme de culotte, moi de robe et de bon- net (1).» (1) N’travaillez pu, poupa, ch'est à nou tour, N'feut pu vous tuer coume ous z’ez fouat ch'qu'à ch'jour. N'est t-i pau temps d'vous r’pouser à vou âge, N'son nous pau là pour fouaire tout chl'ouvrage ? Arringez-nous, cédez-nous vou labour, Pour einn’ peinsion, pour ein bon tchout reindage. — 332 — Le père se laisse éblouir par ces belles promesses, et trois mois sont à peine écoulés depuis le contrat que le pauvre vieux, délaissé, rebuté, maltraité, apprend trop tard qu'il faut se défier même d’une fille, et que nos plus grands ennemis sont souvent dans notre famille, » Ici le poète a changé de ton. Les mauvais traitements in- fligés à celui qui naguère était l’objet de tant de caresses menteuses révoltent son cœur honnête, et son indignation éclate dans ce passage énergique : « Un père élève et nourrit dix enfants, il pourvoit à leur entretien jusqu’à ce qu'ils aient atteint l’âge du travail pro- ductif ; il fournit leur gousset d’argent et leur pipe de ta- bac ; il se priverait plutôt de soupe que de les en laisser manquer ; et quand ce vieux père est tout ridé, usé par le travail, qu'il peut à peine marcher, il n’y a pas un deses dix enfants qui protégera sa vieillesse et lui donnera les soins qu’elle réclame. Ils souffriront qu'avec une culotte trouée le pauvre diable s’en aille à l’aumône; puis, lors- Coume ein poulet el'vé dins ein fournous, Vous s’rez soigni et dourlouté par nous. Edvant ch’café, in crustillant einn’ croute , Tout au matin, vous boirez einx’ tchott goutte, Pi, pour tuer l’'temps, in atteindant chdiner, Chez l’ein, chez l’eute, ous Z'irez voisiner, Et quand l’fricasse ou l’soupe all s’ra dréchi, M'n’houmme ou bien mi irons vous Z’ercherchi. Nous frons toujours in sorte eq nou cuisaine AI vous convienche et fuche à vou éraine; Quand vous érez idée ed du pourcheu, Ed d’el berleude ou d’quid eute mourcheu, Nous vous l'lach’{rons, poupa, coûte qui coûte ; Pour vous ll'avoir nous s’pass’reins putout d’toute , M'n’houmme ed maronne et mi d’robe et d'hbounet, Qu'apris diner vous n’éreins du cafè..….. — 333 — qu'il revient triste, abattu, couvert de boue , mouillé jus- qu'aux os, ses vieilles mains aussi froides que des glaçons, pas un de ses enfants ne lui fera place devant le feu. En pareil cas, il les aurait autrefois réchauffés dans sa che- mise ; eux, au contraire, rient de sa détresse et le brutali- sent. Qui sait si Dieu n’afilige pas ainsi ces vieillards afin qu'ils regrettent moins de quitter la vie! (4) » Quelque sombre, quelque vigoureux qu'ilsoit, ce tableau n’est point exagéré ; notre poète reste même en deça de la triste réalité. Le jour même où je lisais les Partages anti- cipés, le 30 janvier dernier, mon journal m’apportait la nouvelle d’une condamnation prononcée pour homicide par imprudence contre les deux fils et le gendre d’un mal- (1) Ein père eyève et nourrit dix infants, Es’z'intertcheint tous jusqu'à qu'i sont grands, Fournit ch'gouchet et d’toubac toute el troupe, Pi s’in pass’rot putout qu'i minqreint d’soupe, Et quand ch’papa il est tout erfronchi, Usé d’travail et n’sérot pu marchi, D’ses dix infants qu'il a mis sur el terre Gn'in o pas ein pour sécourir leu père, Quand il a pris tant d’mau pour es’z'el ver, Pas ein pou’ l’queude, el soigni, pi l'laver. I zindur'ront eq, ploin d’treus à s’maronne, Ech peuvre diabe i s’in voiche à l'oumone, Pi, quand i r’vient wouaudi, pechi d'qu’oux z'ous, Triste, abattu, d'l'ieu ploin ses deux chabous, Ses vielles mains oussi froide’ eq d’el glache, Edvant leu fu pas ein qui li fro plache, Ed tant d’zinfants pas ein qui s’'dérinjro Pour récoufer sin père ingélé d'fro. In pareil cas i s’z’érot mis dins s’qmise : Eux l’pu souveint in rite et l’hrutalise’ ! Qui sait si Dghu n'afflige chés viux ’xprés Pour qu'à moirir il eucheint moins d’ergrets ! — 9334 — heureux vieillard du département de l’Ain. Cet homme, in- firme et aveugle, avait partagé son bien entre ses trois en- fants. Aux termes de l’acte de partage, une pension devait lui être servie en argent et en denrées, et il s’était réservé la jouissance d’une chambre dans ses bâtiments. Ses deux fils et son gendre le laissèrent, au milieu de l'hiver, sans feu, sans aliments, sans secours. Pour mieux s'isoler de son père, le plus jeune fils mura par un briquetage la porte de communication entre son appartement et la chambre occupée par le vieillard. Enfin le froid, la faim, le déses- poir, mirent un terme à cette lamentable existence. Le malheureux expira par une nuit du mois de décembre der- nier, dans un abandon absolu. Les bénéficiaires du par- tage, logés de chaque côté de la chambre , étaient restés sourds aux cris, aux plaintes d’un mourant, d'un aveugle, de leur père !.… — L'examen critique des œuvres de Crinon serait im- complet, si je ne disais quelques mots de la languc dans laquelle illes a composées et du degré d’habileté qu'il pos- sède dans le maniement de l’idiome picard. A ces mots d'i- diome picard , il me semble entendre certains philologues gourmés dire en haussant les épaules : Eh quoi! des vers sous une pareille forme! D'abord aucun patois n’est moins harmonieux que celui de vos paysans de Picardie. Si la poésie est la musique du langage par le rhythme, la rime, le choix des sons, pourquoi l’obliger à se servir d’un ins- trument ingrat qui affecte désagréablement l’oreille? — Vous prétendez, dites-vous, composer des satires morales, parcourir par conséquent tout le domaine de la vie physi- que et morale de l’homme, exprimer à la fois les idées les plus familiéres et les plus hautes ; pourquoi donc choisir un langage dont les ressources sont proportionnées aux étroites — 335 — notions de ceux qui le parlent, un langage manquant des mots les plus nécessaires à votre genre de poésie, c'est-à- dire des mots qui rendent les idées morales et intellec- tuelles? Un écrivain veut-il ambitieusement transformer un patois en langue littéraire, il est obligé d’en élargir le cadre et d’y introduire un grand nombre de mots empruntés au français, Or, cet emprunt détruit la naïveté du patois, et la plus choquante disparate se manifeste dans les éléments du style. L'expression simple rencontre l’expression re- cherchée; la locution rustique, quelquefois grossière, heurte une métaphore de la haute poésie. Encore si les termes empruntés conservaient l’euphonie qu'ils ont dans le français; mais point. Pour s’en servir, le poète altérera necessairement leur son en leur faisant subir la prononcia- on du patois ; il mutilera leurs syllabes pour les forcer à entrer dans son vers. Ces mots de style noble, ainsi défigu- rés, ressemblent à des grands seigneurs prisonniers chez des paysans et contraints à porter l'habit villageois, C’est donc une vaine ambition, une tentative inintelligente, que de vouloir s’élever dans un patois jusqu’à la littérature sé- rieuse. Si l’on veut écrire en patois, que l’on s’exerce alors sur des sujets auxquels il puisse suffire ; si l’on veut à toute force faire des vers, que l’on se permette tout au plus la chanson. Tels sont, formulés dans toute leur rigueur, les repro- ches que des philologues dont je tairai les noms, et devant qui Jasmin lui-même n’a pas trouvé grâce, adresseraient à notre poète picard. Ils renferment, ce me semble , beau- coup d’exagération, — Vous trouvez mauvais, pourrait-on répondre, que ce paysan fasse des vers en patois et non en français. Le reproche aurait de la valeur, si Crinon avait reçu dans les colléges l’éducation classique et s’y fût habi- — 336 — tué à manier la langue littéraire. Vous seriez alors fondés à lui demander pourquoi entre le français et le picard, il a fait choix du dernier. Mais l'option lui était impossible. N'ayant appris le peu qu'il sait que par un effort puissant de patience et de volonté, resté paysan picard par ses occu- pations et son langage habituels, il devait écrire, il ne pou- vait écrire qu’en picard. J’accorde que la syntaxe du picard contrarie souvent la vive et élégante allure de la poésie; que la prononciation de notre patois est lourde et rocailleuse. Mais si le picard n’a point l’aisance, la sonorité douce des patois méridio- naux, on ne peut, du moins, lui contester quelques quali- tés précieuses, au nombre desquelles je citerai l’enjouement et l'énergie. Il met au service de la raillerie des mots pleins de sens et de finesse; pour qui veut décrire les phéno- mènes naturels, l’ardeur et l’emportement de la passion, il tient en réserve un choix très varié d’onomatopées et d'expressions mâles et hardies ; il abonde en mots que j'ap- pellerai dolents, qui peignent à l’esprit la misère sous tous ses aspects et qui disposent le cœur à la pitié. Crinon con- naît surtout les ressources de ce vocabulaire attendrissant ; il s’en est servi avec une remarquable habileté. — Vous vous plaignez des emprunts forcés que fait le poète à la langue française ; mais si c’est là un erime, il a pour complices tous les paysans de la Picardie. Dans l'état politique actuel de la France, et au point de civilisation où nous sommes parvenus, la langue française, envahissant tous les jours les patois, tend à les absorber dans sa puis- sante unité. Sans énumérer ici les causes multiples qui préparent cette absorption, il nous suffit d'indiquer parmi les principales la facilité de communication entre les di- verses parties du territoire, l'extension de l'instruction pri- — 331 -— maire, la propagation des journaux dans les campagnes, le système de recrutement de l’armée, qui confond sous les mêmes drapeaux les paysans de toutes les provinces, et les oblige à parler la langue de leurs chefs comme à porter l’uniforme de leur régiment. S'il est vrai que la disparition des patois soit imminente et que beaucoup de mots encore employés par les pères, soient déjà inintelligibles pour les enfants, loin de blâmer Crinon d’avoir écrit en picard, il faut lui savoir gré d’avoir laissé dans ses poésies un monu- ment de ce vieil idiome, d’avoir sauvé du naufrage une foule de mots curieux pour la philologie et pour l’histoire. Les satires de Crinon révèlent, en effet, des termes et des locutions qui avaient échappé aux investigations du savant auteur du Glossaire picard. Notre poète devient done pour M. l'abbé Corblet un intéressant collaborateur. M. Tilloy, dans sa MVofice, avait déjà exprimé le vœu que les satires de Crinon, dispersées dans le Journal de Péronne, fussent réunies en volume. Je me joins à lui pour deman- der cette réunion, en sollicitant toutefois de l’auteur un travail de correction préalable. La prosodie des satires laisse beaucoup à désirer ; l'orthographe, généralement vi- cieuse, et, par cela même, engendrant l’obseurité, a besoin d’être soumise à quelques règles raisonnées. Lorsque, après une révision sévère, les œuvres de notre compatriote for- meront ua livre, si, comme je l'espère, elies sont favorable- ment accueillies, je m’estimerai heureux d’avoir pu contri- buer à leur succès par mes éloges. CURE LUBAATE sb mans FFE + poil pi { "3 F dt Far Tu = DISCOURS DE RECEPTION M. BÉCOT, AVOCAT-GÉNÉRAL, A L'ACADÉMEER D'AMIENS {La dans la Séance du 28 Janvier 1859.) mn — MESSIEURS, Vous avez, en m'’accueillant. prouvé la confiance que vous inspire celui de nos collègues (1), dont l'amitié avait pris ma candidature sous ses bienveillants auspices. Je n'ai l'avantage, en effet, d’être connu que d’un petit nom- bre d’entre vous, et, pour ceux-là mêmes, une justification de titres serait, il faut que j'en convienne , assez embar- rassante. Si l’on vous a dit que j'étais dévoué aux intérêts d'esprit que vous représentez, au culte desidées, on ne vous a point trompés ; si ce mérite, même quand il est seul, a quelque prix à vos yeux, je vous avouerai que j’en apprécie maintenant plus que jamais la valeur, puisque je lui dois (4) M. Dauphin, conseiller à la Cour impériale. — 340 — de siéger parmi vous. Ce que l’Académie, d’ailleurs, attend de moi aujourd’hui, ce n’est assurément pas, à son adresse, un nouvel essai de compliments dont la forme ne parvien- drait jamais à rajeunir le fond; ce n’est pas non plus, à mon sujet, un nouveau simulacre de petite guerre entre la modestie, qui à l’air d'attaquer, et la vanité, qui a l’air de fuir, tandis que les parties belligérantes s’entendent fort bien sous main. Cet exercice où je suis inhabile , faute de vocation, serait mal exécuté et n'aurait pas l’art de plaire. J'espère mieux correspondre à vosintentions, Messieurs, en vous disant quels sont, parmi les objets de vos travaux habituels, ceux de mes prédilections. C’est pour vous un droit en quelque sorte de le savoir, et pour moi comme un devoir de vous le dire. Il ne s’agit de rien brüler. Nous adorons tout dans ce vaste Temple des sciences et des arts, élevé par l’intelli- gence de l’homme ; mais parmi ces autels divers auxquels nous prions, il en est un où l'habitude nous fait agenouil- ler plus souvent, celui des Lettres; c’est à nos yeux le Maitre-autel qui, placé au centre des autres, les éclaire tous des rayons de sa lampe éternelle, les parfume tous de son encens. Un magistrat éminent et vénéré vient, par sa présence, m'encourager en quelque sorte dans l’expression de ces préférences; il m’enhardit encore plus qu’il ne m’impose, car je sais que son indulgence tient moins compte du suc- cès que de l'effort. Pourrait-il d’ailleurs refuser ses sympa- thies à la cause des Lettres, celui qui a honoré la parole pu- blique ? — « Oui, Monsieur le premier président, vous suivez en cela les belles traditions de la magistrature française et les traces des Jeannin, des de Brosses, des Montesquieu, trois Présidents, vos ancêtres ; et l’Académie, qui est fière — 341 — de vous compter parmi ses membres, recevra plus d'éclat encore de vos grandes qualités que de vos hautes fonc- tions. » — Cet empressement, Messieurs, à se rendre à votre séance, montre assez l'intérêt qu’on y prend. Je serais heureux pour mon compte d’y voir une marque de sollicitude par- ticulière pour les Lettres. On les néglige quelque peu au- jourd’hui; elles ont besoin d'encouragement. Mais qu’on se méprend sur leur valeur ! Laissez-moi, Messieurs, vous rappeler un témoignage révélé par M. Villemain qui rapporte , dans un de ses der- niers ouvrages, une conversation entre Napoléon I* et M. de Narbonne. « J'aime les sciences mathématiques et » physiques, disait l'Empereur à son aide-de-camp; cha- » cune d'elles, l'algèbre, la chimie , la botanique , est une » belle application partielle de l'esprit humain : les Lettres, » c’est l'esprit humain lui-même ; l'étude des Lettres, c’est » l'éducation générale qui prépare à tout, l'éducation de » l’âme. Aussi voyez, comme pour organiser mon Univer- » sité, j'ai préféré Fontanes à Foureroy. » Les Lettres en effet, dans le grand sens, dans le vrai sens du mot, au lieu de spécialiser et d'isoler nos facultés, les équilibrent. Elles donnent l'harmonie à leur ensemble ; elles ne forment pas l’homme pour telle fonction exclusive, elles le forment pour toutes les fonctions sociales ; elles ne localisent pas en lui une aptitude, elles développent toutes ses aptitudes. Voilà ce qui fait leur supériorité morale et leur concordance avec le vrai but de la vie. La beauté in- tellectuelle consiste moins dans la prédominence d’une faculté au détriment des autres, que dans la proportion des facultés entre elles. Cette dernière condition nous rend plus propres à remplir la destinée humaine, en nous ren- NE dant plus aptes à la comprendre. Une parfaite pondération entre les dons éminents de l'esprit a produit les Platon, les Bossuet, ces deux génies qui ont eu les visions les plus hautes. La grandeur morale qui réside dans de tels hommes est souveraine. Il arrive souvent aux artistes et aux poèles de représenter les conquérants, tenant le globe dans leur main; mais si grande que soit une conquête, le reste du monde y échappe : Platon ou Bossuet, méditänt, ne porte pas le monde dans sa main, mais il le porte dans son es- prit. Voilà, pour nous, le grand résultat des Lettres : elles élar- gissent l'horizon et étendent le regard. Leur étude donne la science humaine par excellence ; et leur vieux nom le dit, les hwmanités. West-il permis, Messieurs, d'entrer un peu plus avant dans ce sujet? Les Lettres ont deux modes d'expression, la composition écrite et la parole ; mais qu’on les considère dans l’une ou l’autre de ces formes, elles em- brassent l’homme tout entier, « Bien écrire, dit Buffon, dans une définition admirable » de précision, c’est à la fois bien penser, bien sentir et » bien rendre; c’est avoir en même temps de l'esprit, de » lPâme et du goût. » Cette formule dit tout, mais ne dit rien de trop. Elle offre un champ sans borne à la culture de l'écrivain et exige qu’il creuse son sillon dans les profondeurs de la nature humaine. Quant à la parole, son aflinité, son identité même avec la pensée, a été aperçue de tout temps. Tacite, après nous avoir montré le travail de création qui se fait dans l’es- prit: «C’est une opération toute semblable, conclut-il, de concevoir ce qu’on dira ou de dire ce qu’on a conçu. » Eamdem esse rationom, et percipiendi quæ proferas , et profe- —3hsf réndi quæ perceperis. Et saint Thomas spécifiant cavantage encore : « La pensée, dit-il, est le discours que l'esprit se tient à lui-même. » Etle comte de Maistre , plus explicite à son tour : « La pensée et la parole sont deux magnifiques synonymes. » En un mot, l'expression de l’idée ne se sépare pas de l’idée elle-même , qu’elle soit écrite ou parlée. Napoléon I, dont vous ne vous étonnerez pas, Messieurs, de voir attes- ter une seconde fois l’autorité dans les choses d’intelli- gence, avait sondé le problème aussi et, se plaçant à un point de vue moins métaphysique que les précédents 3 « Je juge du génie, disait-il, par la manière dont on exprime sa pensée. » Qu’on écrive ou qu’on parle, le livre ou le discours est incontestablement la plus complète manifestation de l’homme. Et telle est, Messieurs, la principale justifica- tion de la prééminence que j’attribue aux Lettres. Elles ont un autre titre, d’une nature très-différente , mais qui, je l’avoue , est considérable aussi à mes yeux. La culture littéraire est éminemment française et a contri- bué, dans une incalculable mesure , à former nos mœurs sociales et à répandre leur influence au dehors. L'intégrité de notre caractère national comme notre autorité parmi les peuples, est en grande partie attachée à cette culture. C’est notre principal moyen d'expansion, notre instrument de civilisation le meilleur. Les nations qui apprennent notre langue nous donnent leur esprit et, par leur esprit, nous sommes bien près d’avoir leur cœur. Entretenons, Messieurs , comme un héritage patriotique que nous avons reçu et que nous devons transmettre, ce flambeau des Lettres françaises qui répand si loin une si pénétrante lu- mière ! : — 344 — Les Lettres, savez-vous encore, Messieurs, pourquoi et surtout je les aime? Parce qu’elles rendent l'homme meil- leur, plus cordial, plus sympathique et, qu’en somme, la bonté est le dernier perfectionnement , la fin de tout. Ecou- tons Bossuet : « Lorsque Dieu , dit-il, forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine, et pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons. » On ne Saurait assurément entendre une plus profonde et plus éloquente parole. Tout ce qui cultive et développe en nous ce germe de bonté, nous rehausse en quelque façon vers le Créateur et nous remet en communication plus di- recte avec lui. Ainsi les Lettres quand on les étudie, comme elles doivent l'être, dans un noble but d'amélioration mo- rale, ne sont pas seulement mondaines, elles sont reli- gieuses aussi, elles ont leur piété. Mais au lieu de me borner à dire mes préférences , je me surprend à les justifier. Elles ne pourront , et je m’empare avec bonheur de eette excuse , porter ombrage à personne. C’est encore un des précieux avantages des Lettres, qu’on puisse , sans qu'aucun art, aucune science s’en offusque , leur décerner l'empire. Nulle cause de rivalité ne peut les diviser ; loin de là, une solidarité intime les unit, une dé- pendance réciproque les enchaîne ensemble. Les Lettres, en effet, s’alimentent surtout du tribut que chaque science et chaque art leur apporte : sans leurs secours, elles se repaîtraient de chimères , livrées dans le vide à d’inutiles élucubrations. Les sciences et les arts , de leur côté, ne pré- senteraient dans leur isolement que d’étroites spécialités, ets’épuiseraient en efforts stériles , si le génie des Lettres ne venait, en les éclairant l’un par l’autre, concentrer ces — 345 — efforts vers un but commun, dont seul il a le secret , parce que seul il a des vues d'ensemble. Que Laplace écrive son Histoire de l'Astronomie (4); Cuvier, son Discours sur les Révolutions du Globe ; Bichat, ses Aecherches physiologiques sur la vie et la mort. Chacune de ces œuvres immortelles, qui nous initient à la construction des cieux, à la compo- sition de la terre, à la structure corporelle de l’homme, possède sa valeur propre ; mais toutes les trois, par leur réunion, possèdent incontestablement une valeur d’en- semble encore supérieure, et que révélera peut-être un jour quelque grand lettré, un Bacon, un Descarte, qui s’emparera , pour s'élever à des découvertes morales, des résultats matériels obtenus par ce triple effort de l'esprit scientifique. Je n’ai jamais pensé, pour mon compte, que le principal bienfait de ces sciences, qu’on étudie de nos jours avec tant d’ardeur et de succès , dût consister dans leurs résul- tats immédiats : elles fournissent des moyens pour un but en dehors d'elles. Le rôle des Lettres dans l’avenir s’agran- dira d'autant plus, que les sciences tiendront mieux les promesses qu’elles nous font aujourd’hui. La clientèle des Lettres , qui réclament quelques loisirs, est, de notre temps encore , assez restreinte ; elle l’était bien davantage dans les siècles passés; mais s’il se peut jamais faire que, par le progrès continu des sciences d’application et des arts utiles, tant de millions d’hommes, absorbés actuellement dans la recherche d’une pénible sustentation , puissent at- teindre à une aisance relative et accéder par là à la vie in- tellectuelle, quelles conquêtes indéfinies pour le domaine des Lettres dans cet affranchissement des esprits ! (1) Cette histoire est détachée de la Mécanique céleste, pour former un ouvrage à part. == er - Daus l’impuissance de concourir à un tel avènement;, : j'applaudis de grand cœur à ceux qui y travaillent. Partout, où je les rencontre , je suis pour eux un auditeur attentif. J'aurai beaucoup à apprendre parmi vous, Messieurs, et rien à enseigner, à moins que ce ne soit peut-être l’assi- duité, s’il se rencontre quelques collègues comme le bon Lafontaine qui prenait, dit-on, le grand tour pour se rendre à l’Académie. Toutes les branches des connais- sances sont représentées dans cette enceinte, l’érudition profonde des âges mystérieux auprès des sciences expéri- mentales de création moderne, le droit auprès de l’histoire, l’art littéraire auprès de l’art plastique, l’économie politique auprès de la théologie , l'étude concentrée sur un seul objet auprès des brillantes aptitudes qui embrassent avec un égal succès des objets multiples. Ces diverses applications de l'esprit sont ici mêlées et confondues. Aucune division n'existe entre elles. Ainsi l’a voulu notre aimable fonda- teur (4). Ne serait-ce point là une heureuse prescience? Ne viendra-t-il pas un jour où les classifications qui existent maintenant dans les choses de l'esprit tendront à s’effacer, s’effaceront? Qui voit tout, simplifie tout. S'il pouvait arr ver jamais que l’ensemble des sciences et des arts se fondit dans une magnifique unité, leur nom commun, je n’em doute pas, serait les Lettres, suivant le mot des Anciens. C'est la plus haute formule et la seule qui ne soit pas ex- clusive. En attendant: ce nouveau monde , je suis déclassé dans l’ancien , etje me: vois, non sans quelque embarras, dé- pourvu parmi vous, Messieurs, de toute spécialité. Quel rôle vais-je jouer dans vos assises intellectuelles ? Ni celui du Président, étant indigne même d’être son a$sesseur; (1) Gresset. — 347 — ni celui du Greffer, il faudrait mieux connaître les détours de votre Palais ; ni celui de l’Avocat, il doit toujours bril- ler , vous allez en avoir encore une nogvelle preuve (1); ni celui du Ministère public, j'en connais, hélas, trop les écueils. Mais par bonheur, messieurs, un rôle reste tou- jours disponible à vos assises, le rôle honoré du Jury, et j'y prendrai ma place, doublement heureux d'écouter tou- jours et d’admirer souvent. (1) M. Malot, bâtonnier de l’ordre des Avocats à la Cour impériale, devait prononcer son discours de réception après celui-ci. Po 11: MEN a ee Fe a eu de 17 dut Eos 1 Le C2 ! F DES EFFETS DE L'IMPORTATION DE L'OR NOUVEAU , PAR M. MANCEL. { Séance du 26 Juin 1857.) MESSIEURS, Nous sommes témoins aujourd’hui d’une espèce de révo- lution économique dans la valeur réelle et relative des métaux précieux, dont les divers incidents sont intéressants à constater. Il en résulte effectivement des contrastes qui, au premier aspect, sont en opposition avec les données de la science et de l’expérience; mais qu’une étude atten- tive, impartiale des faits et de la situation du marché finit bientôt par concilier. Depuis plusieurs années des faits considérables se sont produits, des masses d’or nouveau sont entrées dans la circulation, le prix des choses nécessaires à la vie, au travail, s’est sensiblement accru; la main-d'œuvre est plus chère, et le loyer des capitaux a suivi la même pro- gression. On comprend très-bien l'élévation du prix des — 350 — denrées en présence de l’accroissement de la masse de numéraire résultant des apports de l'Australie et de la Californie ; mais on ne s’explique pas comment il arrive que cette concurrence du nouveau métal avec l’ancien n'ait pas exercé la même influence sur l'intérêt de l'argent. On ne comprend pas non plus que l’avilissement de la valeuf du hüMéraifé puisse toinéidet avec éelte rarété du capital qui en élève continuellement le prix du loyer. La raison en est que les effets sont dus à des causes toutes différentes qu’il importe de déterminer; mais il convient avant tout d'examiner l'influence que l’or nou- veau a dù exercer sur nos transactions. Je me propose, Messieurs, de traiter devant vous les deux questions suivantes : 1° Quelle influence les découvertes d’or nouveau peuvent- elles exercer sur le marché de la France? 20 Quelles sont les causes qui ont accru le prix des denrées , du travail et du loyer du capital? Première question : Pour apprécier convenablement l'influence que doit exercer sur l'occident de l’Europe et sur notre état écono- mique l'importation considérable d’or nouveau qui s’o- père depuis quelques années, il faut s'affranchir des préoccupations du jour; écarter les incidents, oublier les nécessités du moment et se placer dans l'hypothèse d’une situation normale. Reportons-nous par la pensée à quel- ques années en arrière , au moment qui précéda la guerre d'Orient. La France sortait d'une révolution qui avait mis tout en péril; le travail, le crédit renaissaient avec la confiance ; l'intérêt de l’argent baissait sensiblement ; les valéurs publiques étaient vivement recherchées ; le trois pour cent était coté à 85 francs. Les maisons de banque — 351 — d'Amiens n'offraient plus aux capitalistes que 3 0/0 et la recette générale avait abaissé l'intérêt à 2 1/2. Un concours de circonstances favorables avait influé sur le prix du loyer de l’argent : Le rétablissement de l’ordre, les grandes mesures financières adoptées par le Gouver- nement , la formation d'importants établissements de crédit, la facilité donnée aux porteurs d’effets publics d’en faire de l’argent par l’autorisation donnée à la banque de prêter sur ces valeurs. Qu'on joigne à cela l’arrivée ines- pérée, imprévue de capitaux nouveaux, on comprend paï- faitement tout ce que cet appoint devait apporter de sut- excitation dans le mode des affaires. Le premier effet que produisit l’apparition de l’or cali- fornien sur les marchés de l'occident, fut d’affecter sensi: blement la valeur de l’argent. L'or qui s'était pour ainsi dire retiré de la circulation en France, qui faisait une prime , reparut avec abondance , ne tarda pas à fairé con- currence à l’argent, à affecter même sensiblement sa va- leur ; à ce point que plusieurs Etats crurent devoir s’en préoccuper sérieusement et prirent le parti de démonétiser l'or. L'affaire n’est pas aussi avancée chez nous ; elle est soumise à une Commission composée des sommités de la Banque et du Conseil d'Etat. Devons-nous démonétiser l'or ? L'examen de cette ques: tion rentrant essentiellement dans l'étude du problème que j'ai posé devant vous, je dois m’y arrêter. Qui doit guider le Pouvoir dans ces sortes de difficultés ? l'intérêt public seul! Or, l'intérêt public demande que le capital, que l’argent qui est l'instrument le plus énergique du tra- vail, soit le plus abondant possible. Toute mesure qui tend à l’accroître a toujours été considérée comme émi- nemment utile; tous les efforts des Gouvernements éclai- rés ont de tout temps été portés vers ce but. — 352 — Et d’abord quels sont les moyens d'accroître le capital? Il faut distinguer entre l'argent ou le numéraire, et le capital. L'argent est le métal qui, frappé au coin du Souverain, sert à la réalisation des échanges dans cer- tains pays, et d’appoints dans d’autres. Par capital on entend cé qui représente la somme des valeurs réalisables existant dans un pays. On sait que la richesse d’une con- trée ne s’apprécie pas d’après la masse de métaux pré- cieux qu’elle possède, mais d’après les valeurs liquides ou bien réalisables, qu'il suffit de porter sur le marché pour en faire de l’argent. C’est ainsi que la France qui, depuis le commencement du siècle, possédait infiniment plus de numéraire que l'Angleterre, n’avait certainement pas la prétention de lui être comparable pour la richesse. De même l'Espagne, la Turquie qui sont les pays de l’'Eu- rope , qui renferment enfouis, à l’état de trésor, le plus d’or et d'argent, ont cependant bien moins de crédit et sont réputés plus pauvres que la Russie qui ne se sert que de papier-monnaie. Un Etat qui veut s'enrichir, ne se préoccupe point de la pensée d'amener chez lui le plus de métal possible ; il cherche seulement à développer le travail, parce que le travail en créant des moyens d’é- change , produit le capital; et s’il couronne l’œuvre , en assurant l’ordre à l’intérieur, par une bonne administra- tion, en ouvrant des relations au dehors par une sage politique; s’il fait appel de son côté aux épargnes privées pour en faire emploi dans la création d'œuvres utiles des- tinées à vivifier le pays, on voit croître pour ainsi dire à vue d’œil le capital de cette nation, sans qu’il se soit opéré d'importation sensible de numéraire étranger. Depuis la paix et même depuis le commencement du siècle, à l’ex- ception de l'incident révolutionnaire survenu en 1848, nous avons assisté en France à ce grand et bien intéressant EC. eu spectacle : nous avons vu naître, croître et grandir la pros- périté et la richesse de notre nation, à travers des guerres terribles , des révolutions, sous des Gouvernements divers, différant, bien certainement de système; mais tous d’ac- cord pour développer, chaeun suivant son génie, les élé- ments du travail national. Pendant cette longue période d’années on a ressenti les heureux effets de l’affluence des capitaux ; on a vu l'intérêt de l’argent aller toujours en diminuant, à ce point que la rente cinq pour 0/0 a fini par atteindre le prix de 447 fr. — Pendant ce temps de prospérité on n’a point eu à cons- tater d'importation d’or et d'argent nouveaux bien appré- ciable. Il est même remarquable que c’est l’époque, où la production de métaux précieux dans l’Amérique-Espagnole a été, relativement, la plus faible depuis plusieurs siècles. Pour la France, des causes particulières ont dû contribuer au contraire à diminuer sensiblement la somme de son argent-monnae. Les évènements de 1815, les contributions payées à l'Etranger, la disette de 1816 qui fut presqu'une famine, toutes ces circonstances déterminérent une ex- portation de numéraire excessive, dont l'influence pesa longtemps sur la fortune générale de notre nation. Rien néanmoins n’empêcha le capital de s’accroitre , en même temps que l’argent perdait de sa valeur. Cette diminution continue de la valeur intrinsèque du signe monétaire n’est pas particulière à notre époque; elle a été remarquée depuis bien des années; ses progrès ont toujours été suivis et constatés par les historiens; mais il est certain qu’elle n’a jamais été aussi rapide que dans ces derniers temps. Indépendamment de l’abaissement du taux de l'intérêt de l’argent, des signes bien autrement caractéristiques viennent à leur tour témoigner de l’ac- 9 23. eroissement du capital, n’avons-nous pas vu le revenu de l'Etat suivre une marche continuellement progressive? L'influence que devait nécessairement exercer l’accrois- sement continu du capital sur la valeur de l’argent, était si bien appréciée par les hommes d’Etat, que notre der- nier roi en montant sur le trône , ne formait qu’un vœu, celui de ne point accroître l’importance de la dette pendant son règne. Il était convaincu, qu’en la rendant station- naire ,ilen eût sensiblement diminué les charges relatives, par le seul effet de la marche ascendante du revenu publie, qui devait résulter nécessairement de l’augmentation du capital national et encore de l’avilissement du prix de l'argent. Les évènements ont parfaitement justifié ces pré- visions ; car si la dette s’est accrue sous son règne d’en- viron 20 millions de rentes, le revenu public a toujours suivi une marche progressive et a augmenté de plus de 200 millions. L'expérience nous apprend donc que la valeur de l’ar- gent considérée, comme moyen d'échange, dépend de l'importance du capital social ; qu’elle augmente quand le capital, par suite d'évènements calamiteux , vient à dimi- nuer , et qu’elle diminue au contraire , lorsque le capital, sous l'influence de circonstances heureuses , vient à s’ac- croître. L'argent , ou pour mieux dire le numéraire , n’est à proprement parler que le satellite du capital. À bien considérer comment les choses se passent, on arrive à déterminer ainsi la fonction de l'argent? C’est un instrument commode , généralement adopté pour opérer les échanges. Mais cet instrument fait place à d’autres, quand la situation du crédit public et la confiance d’un peuple permet au pouvoir d'émettre ou d'admettre dans la circulation de simples effets qui, comme nos billets de — 300 — banque , sont reçus généralement partout comme argent comptant. Si donc la valeur du numéraire subit l'influence du capi- tal, il y a beaucoup moins à se préoccuper de l'effet que pourrait exercer sur elle la concurrence d’une importation de métal nouveau. Est-ce à dire pour cela qu'un apport considérable de lingots ne puisse influer sur la valeur de l'argent? Je n'ai pas l'intention de soutenir une pareille doctrine. Je veux seulement établir, que dans les circons- tances actuelles , la survenance de l’or nouveau n’a pas à beaucoup près, l'influence qu'on lui attribue ; je veux faire admettre le principe qu’en thèse générale, la valeur de l’argent est bien moins en rapport avec la quantité du métal en circulation, qu'avec l'importance des capitaux acquis ; à la condition toutefois, que les circonstances as- surent et facilitent, comme aujourd'hui , la transmission, ainsi que l'échange de ces capitaux. Il suffirait pour la démonstration de cette proposition , de se référer aux tableaux statistiques constatant toute la longue série des importations d’or et d'argent, faites de l'Amérique en Europe par l'Espagne, depuis la découverte de l'Amérique ; et de comparer l’état économique de l’Eu- rope , au moment de cette invasion métallique , à celui de la première moitié de notre siècle, qui a été à peu près relativement privée de ces apports. On verrait que le capi- tal de l’Europe ne s’est jamais autant accru , de même que l’avilissement du prix de l'argent n’a fait dans aucun temps des progrès aussi rapides que dans ce dernier demi siècle. Ceci bien établi, j'en tire la conséquence que la valeur de l'argent est extrêmement variable et qu’elle peut chan- ger, sous l'influence de causes complétement indépen- 23* — 356 — dantes de la concurrence qu’un nouveau métal vient faire à l’ancien. Maintenant examinons le but que veulent atteindre les gouvernements qui démonétisent l’or. Abstraction faite des circonstances patticulières qui font reposer le système mo- nétaire d’un Etat sur l’un ou l’autre des deux métaux ad- mis par l’usage des peuples, il est incontestable qu'ils sont guidés par une pensée honnête : Ils désirent conserver aux choses susceptibles d’être achetées ou vendues , leur va- leur relative; ils ne veulent pas qu’un métal déprécié puisse être considéré comme suflisant pour payer une dette , représentant à son origine une valeur supérieure. C’est très bien! mais alors il faut rendre complètement stationnaire la valeur de toutes les choses, il faut sou- mettre à un maximum général tout ce qui est susceptible d’être acheté ou vendu; il faut empêcher l'influence dun capital sur l'argent, arrêter la valeur décroissante du nu- méraire , faire en sorte qu’on vive aussi commodément au- jourd’hui avec mille francs de revenu qu'il y a cinquante ans. C’est impossible; nulle puissance au monde ne sau- rait arrêter cette dégénérescence. Pourquoi alors se préoc- cuper d’un simple incident, d’une crise qui, durant depuis si longtemps, passe à l’état chronique, et dont l'intensité a toujours élé considérée comme le signe le plus caracté- ristique de la prospérité de l’Europe ? Il convient ici de distinguer; il faut reconnaître que la démonétisation ne doit s’appliquer qu’à l’un des types mo- nétaires usités : à l’or seulement. Je demanderai alors pourquoi, lorsque l’or fesait une prime, on n’a pas démo- nétisé l'argent qui valait moins? Y a-t-il une raison pour que, ce qu’on n’a pas trouvé juste de faire pendant qua- rante ans , doive être fait aujourd’hui ? Comment la cons- (Pt — cience publique se trouverait-elle maintenant plus engagée qu'autrefois ? On s’alarme; notre argent s’en va, les trois milliards de métal argent qui servaient à nos échanges émigrent à l’é- tranger! Qu'est-ce que cela fait, si l’on nous donne à la place un métal valant l’argent et qui remplisse aussi bien la même destination ? Mais ce nouveau métal vaut déjà moins que celui auquel il se substitue ; on profite de l’erreur de notre système éco- nomique pour nous enlever une matière précieuse, dont la valeur a toujours été en augmentant, tandis qu’on nous en donne une autre qui ira continuellement en diminuant. Je ne veux pas dissimuler la force de l’objection ; il est vrai que l'écart entre les deux métaux est sensible ; il tend à s’accroitre et fera du progrès avec le temps. Mais voyons, serrons de près l’objection; de combien est-il aujourd’hui ? En Belgique nos pièces d’or de 20 francs perdent 50 cen- times, c’est une différence de 2 fr. 50 cent. par 100 francs. Or, l’or nouveau arrivant depuis cinq ans, son influence, en attribuant à 1 1 seul tout le mérite de l’écart, ce qui est fort contestable , aurait fait baisser d’un demi pour cent par an la valeur de l’argent. Ce n’est done pas fort inquié- tant; et j'ajouterai ensuite sans vouloir y insister, mais pour confirmer ma première démonstration, que l’abais- sement du prix de l’argent en général a été au moins d’un demi pour cent par an, depuis 50 ans. Il est vrai que cet avilissement était simultané, c’est-à-dire qu'il portait sur l’un et l’autre métal; tandis qu'aujourd'hui il produit une différence de valeur entre les deux métaux. Fallait-il au- trefois soumettre le système monétaire à une échelle mo- bile de dépréciation? Et faut-il aujourd’hui punir l’or de ses hardiesses, en le frappant d’ostracisme , en le rédui- sant à l’état de lingot. — 358 — Si la mesure est bonne et juste pour un pays, elle doit avoir le même caractère chez tous les autres peuples de l'Europe et même chez ceux du dehors, qui participent à notre existence sociale. Dans l’état de nos mœurs , avee cette solidarité qui unit de plus en plus les diverses na- tions de l’Europe , l'isolement en pareille matière n’est pas possible. Il faut subir la loi du système généralement adopté. Si done il arrivait que l’on fit ailleurs ce qu'on a fait en Belgique et en Hollande, que l'or fut réduit à l’état de marchandises , il en résulterait une conséquence dontil importe de mesurer la portée. D'abord un moyen puissant d'échange disparaitrait, et s'il arrivait que l'argent devint insuftisant pour les opéra- tions du commerce, il pourrait s’en suivre une erise finan- cière, dont la portée est peut-être inappréciable. Il faut pour s’en faire une idée voir ce que deviendrait l’or? Tant que les plus puissantes nations du monde le conserveront, comme un de leurs types monétaires , il n’y a point à s’in- quiéter de ce qui peut résulter des équipées de quelques principautés et de leurs sénats d’utopistes ; mais si la me- sure devenait générale, que ferait-on de l’or? Ge ne serait plus qu’un objet de luxe , de même que l’ivoire , il aurait sa valeur pour les œuvres de l’orfèvrerie , pour les travaux d'art ; une fois ces besoins satisfaits, il deviendrait d’une défaite difficile et perdrait énormément de son prix. Si l'or arrivait à cet état de dépréciation , le bilan d’une pareille opération présenterait une perte énorme pour la société en générale. Ce serait un puissant instrument de travail qu'on aurait délaissé. Et dans la solution de pareilles questions, qu'est-ce qui doit diriger les Etats? Une seule chose, l'intérêt public! voyons ce qu'il con- seille. — 359 — & 2e. Si l'on exagère l'influence de l'importation de l'or sur l'accroissement du capital, il n’est pas du moins permis de douter que ce ne soit la cause du changement qui s’opère dans la valeur relative des deux métaux servant à la cir- culation monétaire. Ce fait, une fois reconnu , il importe d'apprécier l'influence que ce nouvel auxiliaire doit exer- cer sur la situation économique de la France. L'or nouveau, en arrivant en abondance, peut bien se substituer à l’argent dans les contrées comme la nôtre où l'écart est en faveur de l’argent ; mais il ne supprime pas la richesse , le capital que représentait son rival. Il se con- tente de prendre seulement sa place. Il s'opère une émi- gration de métaux, un échange entre divers pays. L’ar- gent va sur les lieux, où on l’attire par une prime , y reste, etces pays nous donnent leur or à la place. En fin de compte, un fait considérable reste acquis: Un contingent nouveau d'espèces métalliques est venu accroître d’une ma- nière sensible l’avoir monétaire du monde. Que résultera- t-il de cette nouvelle situation ? C’estee qu'il convient d’exa- miner. L'argent, le signe incontestable de la richesse, deve- nant plus abondant , il devra en résulter la conséquence, que tout ce qui se fait par l'argent deviendra plus facile. Or, comme c’est l'instrument de travail le plus puissant que l’on connaisse , et que le travail est la source du bien- être des nations, leur prospérité devra certainement s’en accroître. L'argent devenant plus commun sera plus offert. L'intérêt baissera , et tout le monde connaît la juste défi- nition qu'a fait Turgot de l'influence de l'intérêt sur la prospérité publique: « C’est un lac qui s’abaisse et dont » les eaux en s’écoulant laissent à découvert de nouvelles — 360 — » terres ; ce sont d’abord des montagnes, des collines qui » apparaissent, puis-des plaines fertiles. » De nouveaux horizons s’ouvriront donc devant l’industrie. Il en résultera encore cette autre conséquence qui se produit aujourd’hui, quoique tout paraisse s’y opposer; l'argent baïissera de valeur et d’une manière assez rapide pour qu’il soit intéressant d’en apprécier les résultats, au point de vue des divers intérêts qui vont s’en trouver af- fectés. Il y a d’abord celui de la société en général, qui doit pro- fiter de la diminution du prix du loyer de l’argent; la chose est incontestable. Il y a celui de l'Etat ; sa situation à cet égard est on ne saurait plus nette. Le Trésor public qui doit beaucoup a, comme tous les débiteurs, un double avantage à voir baisser le prix de l'argent, puisqu'il remboursera ainsi ses créan- ciers avec une somme ayant moins de valeur que celle qu'il areçue ; tandis que d’un autre côté ses recettes étant, en grande partie, proportionnelles à l’importance de la valeur des transactions, s’accroîtront en raison de l’avi- lissement du numéraire. Il y a celui des simples particuliers ; à cet égard il con- vient de faire plusieurs distinctions: il faut distinguer d’a- bord, entre les créanciers et les débiteurs, il est certain que les créanciers ne doivent pas désirer de voir baisser la va- leur de leur chose ; mais il est hors de doute que le sort des débiteurs est plus digne d’attention au point de vue social, etil n’est pas indifférent à la chose publique que leur situa- tion soit améliorée ; ensuite, entre les propriétaires et les capitalistes : les premiers ne peuvent jamais y perdre , soit dans l'emploi de leur revenu, soit dans la valeur de leur domaine, Si le prix des denrées augmente , comme c’est la Er — 361 — terre qui les produit , la terre sera plus recherchée et se louera plus cher. Pour la valeur du fonds du sol, c’est la même chose. L'argent ne peut servir qu’à deux choses, à créer un revenu nouveau ou à acheter un revenu tout fait. Or, la terre a des bornes ; on ne l’augmente pas à vo- lonté; celui qui voudra du bien fonds devra le payer plus cher , et en raison de la concurrence des capitaux qui re- cherchent ce mode de placement. Les deuxièmes, les capi- talistes, sont à classer en plusieurs catégories, Il y a ren- tiers et capitalistes, et parmi les rentiers ii y a eeux dont la rente est immuable , comme les viagers , et ceux qui sont porteurs d’effets publics négociables ou d’actions in- dustrielles. La position des viagers est incontestablement la moins bonne ; ils se trouveront avec un revenu fixe en présence de dépenses qui ironttoujours en augmentant. Les porteurs d'effets publics, de rentes sur l'Etat, auront de plus que les viagers , la satisfaction de voir du moins accroître leur capital; car le prix de la rente s’élèvera en raison de l’a- bondance des capitaux qui la rechercheron!. Ceux qui au- ront des valeurs industrielles, des actions de chemin de fer et autres, dont les revenus subissent l’influence de la bonne ou mauvaise situation du pays, verront communé- ment leur dividende s’accroître. Quant aux capitalistes, ceux qui placent leur argent à intérêt fixe et à terme, il en résultera ce fait intéressant à constater qu'après chaque remboursement, ils se trouveront avec un capital suscep- tible de produire chaque fois un revenu moindre que celui qui a précédé. Il est bien entendu que , pour cette démons- tration, je me place dans l’hypothèse de circonstances nor- males et en dehors des influences du jour. Or, il est évi- dent qu’une somme placée sur hypothèque , qui rapporte cinq pour cent aujourd’hui, pourra fort bien et devra — 362 — même, si elle est remboursée dans cinq ans, ne plus trou- ver de preneur qu’à 3 1/2 ou 4 au plus. Ce sont évidem- ment ceux dont la fortune consiste en argent qui, en fin de compte , sont les plus exposés à perdre. La crise que nous éprouvons échappe à bien des yeux, parce qu’elle se trouve compliquée d’une foule d'incidents qui rendent sa marche incertaine et douteuse , pour le plus grand nombre de ceux qui veulent la suivre. Mais à tra- vers toutes ces oscillations, il est facile à un œil exercé de voir le but qu’elle doit atteindre; nous marchons inévita- blement à un prompt avilissement du capital. Une foule de circonstances viennent y concourir, l'or nouveau, la fondation de puissantes institutions de crédit , les grandes entreprises industrielles, chemins de fer et autres, tout a contribué à opérer un développement inoui de la fortune mobilière ; genre de fortune qui a pour ainsi dire la mobilité de l’argent, et qui vient à son tour accroître dans des pro- portions énormes la masse des sommes en circulation. Or, comme dans une science aussi exacte que celle de l’écono- mie publique , ou les raisons sont basées sur des faits, sur des chiffres, il est facile avec le connu, d'interroger et de connaître l'inconnu, on peut dire dès à présent que l’inté- rêt de l’argent doit baisser d’une manière sensible, par suite de l’accroissement du capital; que les résultats de cette crise seront nécessairement sensibles pour les por- teurs d’argent, mais qu’elle affectera à des degrès bien dif- férents ceux qui auront des revenus acquis. Car enfin l’ar- gent ne pouvant servir, comme nous l'avons dit, qu’à créer ou à acheter des revenus, ne trouvera pas toujours à se placer facilement; on ne peut pas continuellement faire des chemins de fer productifs; on ne fait des maisons qu’au- tant qu'on peut les louer ; le commerce a des bornes que la raison permet de reculer, mais qu'elle défend de franchir — 363 — Or, quand tous ces capitaux afflueront sur les mêmes points, la demande dépassera l'offre et tous les biens et titres augmenteront de valeur. Dans de pareilles circonstances , lorsqu'il s'opère dans l’oceident de l’Europe une véritable révolution écono- mique , lorsqu'une volonté providentielle prenant en pitié tous ces vieux Gouvernements qui, en menant si loin les progrès de la civilisation ont peut-être trop usé du crédit, leur tend la main pour les soulager; lorsqu'elle veut dimi- nuer le fardeau de leurs dettes, donner plus d’aisance à ceux qui sont gênés , un peu plus de facilités à tout le monde, peut-on, dans la crainte de diminuer le superflu d’un petit nombre, refuser un pareil bienfait et rejeter les masses dans le sillon de la misère ? Ce n’est pas possible. L'or de la Californie et de l'Australie arrive après les dures épreuves que nous avons eues à subir, comme un baume réparateur; il faut l’accepter et nous en servir, Il me reste maintenant à dire quelques mots de la 2° question. S 3. Des causes de l'accroissement du prix du travail, des denrées et du loyer des Capitaux. Je dois expliquer cette espêce de contradiction résultant de la cherté de bien des choses qui vient coïncider avec l'élévation du prix de l’argent, élévation qui se manifeste juste au moment où a lieu en Europe cette invasion d’or nouveau. Il faut remarquer que l'importation des métaux, quel- qu'importante qu’elle soit, n’est pas aujourd’hui en rap- port avec l'exportation qu’on en fait depuis quelques an- nées. La guerre, la disette, le manque de soie, ont fait — 364 — porter de l'Occident en Orient et en Amérique une quan- tité de numéraire bien supérieure à celle qu’en produi- saient la Californie et l'Australie. Un journal spécial éta- blissait ainsi dernièrement le bilan des échanges qui s’opéraient avec l’extrême Orient : « On ne s'étonne plus, » disait-il, du grand mouvement d’émigration des métaux » précieux , quand on a sous les yeux les chiffres énormes » de numéraire que les Indes-Orientales ont absorbé. Pen- » dant l’année finissant en avril ce chiffre s’est élevé à » 250 millions de francs, il a été en moyenne de 137 millions 112 de francs, pendant les sept dernières an- » nées, tandis que pendant les seize années précédentes, » cette moyenne n'avait pas dépassé 50 millions. » Ce n’est là encore malheureusement qu’un chapitre de notre compte; il reste à dresser celui de la disette , de la guerre qui a répandu pour la France et l'Angleterre plus d’un milliard dans le bassin de la mer noire et en Amérique. D'un autre côté, l’or nouveau que nous recevions ne nous arrivait pas pour rien, on ne l’achetait qu'avec de l’argent ou des marchandises, dont les matières premières n'avaient été tirées souvent du dehors qu’à deniers comp- tant. Ajoutons encore une circonstance qui nous est toute particulière , la maladie de la vigne a tari pour nous une source d'exportation, pour ainsi dire privilégiée, qui donnait continuellement lieu à notre profit, à un solde considérable en espèces. Les grands travaux publics exécutés sur toute la surface du pays, l’emploi des capitaux français dans des entre- prises étrangères, toutes ces circonstances réunies on dû jeter une véritable confusion dans les habitudes de tran- saction de notre société ; mais que le calme renaisse, que la terre redevienne féconde; qu’au lieu d’acheter des — 365 — grains, du vin, de l’eau-de-vie, de la soie au dehors, nous nous trouvions comme autrfois en mesure d’en ex- porter; que nos chemins de fer s’achèvent , on verra bien- tôt l'argent affluer plus abondant que jamais, et l'offre des capitaux se multiplier dans une proportion inconnue jusqu'alors ; car enfin ces grandes entreprises, dont on couvre notre territoire, produisent des effets économiques qui ont aussi leur influence. Dépuis einq ans les voies de fer absorbent, chaque année, de deux à trois cents mil- lions. Cet argent n’est certainement pas enlevé à la circu- lation, mais il sort des caisses de l’épargne pour entrer dans la consommation, et il ne rentrera dans les réserves de l'épargne qu'après de longues pérégrinations. De même, en temps de disette , on ne doit pas apprécier le vide fait par elle dans le numéraire par la somme des capitaux échangés contre le grain étranger; il faut tenir compte d’un fait important : Dans les années les plus fächeuses, la France n'importe guère plus du 10e des cé- réales nécessaires à sa consommation ; elle trouve le reste chez elle; mais elle le paye beaucoup plus cher. Il en ré- sulte qu’il passe de la ville à la campagne une masse de capitaux hors de proportion avec ceux qu’on emploie d'habitude à cette destination. Le cultivateur n’a point partout l'habitude de porter son excédent chez le ban- quier ; il préfère souvent l’enterrer ; et l’argent ne voit le jour que plus tard, quand il fait remplacer un fils, marier une fille, ou quand il trouve l’occasion d’agrandir son champ. Aussi fait-on la remarque que chaque cherté de grain fait de suite renchérir l'argent. Cette disparition du numéraire n’est que momentanée; il reviendra aux pre- miers symptômes d’abondance , dans les années prospères qui nous apportent toujours un large tribut de l'étranger. 6 Ce retour de l'argent , distrait momentanément de sa des- tination habituelle à l’intérieur, produit le même effet que les égoutins des prairies flottées qui, retombant dans la rivière à l'instant même où le cours d’eau, après avoir été momentanément détourné, reprend possession de son lit, grossissent son volume et le font quelquefois déborder. Laissons done opérer cette révolution pacifique ; accep- tons comme un bienfait, l’avilissement du prix de l'argent et bénissons la Providence qui veut sauver nos vieilles sociétés des calamités de la banqueroute. LES COMETES OÙ Origine électro-magnétique de leurs queues. Lu pans La SÉANCE pu 10 DécemBre 1858, PAR M. ÉDOUARD GAND MESSIEURS , J'ai fait imprimer, le 20 octobre dernier, une petite no- tice sur les Comètes. Mon but était d'envoyer seulement quelques exemplaires à l’Institut, afin de prendre date pour les vues théoriques que j'y émettais. Mais, depuis cette époque, mesidées se sont modifiées, et j'ai refondu totalement l’esquisse que j'avais élaborée à la hâte. C’est donc, en quelque, sorte une première lecture que je vais avoir l'honneur de vous offrir. Dans son Astronomie Populaire, Arago dit, à propos de la nature des comètes et de la constitution physique de leurs noyaux : « La grande variété d’aspect et d'éclat que » ces astres ont présentée, peut légitimer, à cet égard, » toutes les suppositions qu’on jugera convenable de » faire. » Puis, plus loin , il ajoute : « Peut-être s’étonne- — 368 — » ra-t-on du sans façon avec lequel je reconnais l'insuffi- » sance de la science à ce sujet ? » Je crois qu'en présence de ce double aveu, je puis, comme tant d’autres , me permettre de hasarder quelques conjectures sur la eause des phénomènes qu'offrent à nos regards ces astres si mystérieux. Il est un fait auquel on n’a peut-être pas attaché toute l'importance qu'il mérite ; — fait signalé par les observa- teurs anciens et les astronomes modernes les plus célèbres comme les plus dignes de foi — je veux parler de cette tendance qu'ont presque généralement les queues des comètes à se placer à l’opposite du Soleil. Sénèque disait : « les queues des comètes fuient devant » le Soleil. » Apian prétendait qu’une ligne, menée suivant l’axe de la queue d’une comète et prolongée au delà de la tête, va passer par le centre du Soleil. Cette assertion ne doit pas être, ilest vrai, prise trop à la lettre, car si la ligne idéale (ou rayon vecteur) qui joint le centre du Soleil à celui de la comète, est considérée comme une ligne droite, cette ligne prolongée au delà du noyau, ne se confond presque jamais exactement avec l’axe de la queue. En effet, cette queue ineline vers la région qu’elle abandonne et, en outre, elle acquiert la courbure dont nous avons eu un exemple si remarquable dans la belle comète de Donati qui, dernièrement , a fait l'admiration des contemplateurs. Mais cette déviation même ne rend que plus extraordi- naire et plus manifeste la tendance que nous venons de signaler. En effet, si le milieu éthéré que traverse une co- mète , était relativement assez dense pour opposer une ré- sistance quelconque au transport des particules extrêmes de la queue, il faudrait en conclure que la force qui déter- — 369 — mine ces partieules à se placer à l’opposite du Soleil, par rapport au noyau, devrait être bien puissante, puisque ces particules, malgré la résistance du milieu qu’elles auraient à traverser, tendraient toujours à se transporter, quoiqu'un peu tardives il est vrai, suivant le prolongement du rayon vecteur. Il arrive même, chose étonnante et démontrée par lob- servation, qu'après son périhélie et dans la seconde portion de son orbite, la comète paraît pousser la queue devant elle. { Arago.) Or, pour qu’un semblable résultat soit obtenu, il faut bien que les particules extrêmes de la queue, ou celles qui sont placées à l'extrémité de cet appendice, aient marché avec une fabuleuse vélocité. Voyons à quelles évaluations vraiment surprenantes va nous conduire cette vitesse des particules les plus éloignées du noyau. L’immortel Kepler a découvert que plus une planète se rapproche du Soleil, considéré comme l’un des foyers de l'ellipse qu’elle parcourt, plus sa vitesse de translation s'accélère, tandis que cette vitesse subit un ralentissement progressif au fur et à mesure que la planète s'éloigne de ee foyer. Ainsi, par une merveilleuse compensation, l’arc par- couru par la planète , dans un temps donné, est plus grand, quand la ligne idéale (ou rayon vecteur) qui joint le centre du Soleil au centre de cette planète est plus courte, et l’are devient, à son tour, de plus en plus petit, à mesure que cette ligne idéale se rallonge. Il en résulte que la SUPERFICIE DE L’AIRE décrite par le rayon vecteur est, pour un même temps donné, toujours la même pendant la ré- volution entière de la planète autour de l’astre central. 24. = #0. — Cette loi, disent les astronomes, s'applique également aux comètes dont les orbites sont représentés par des ellipses très-allongées , des paraboles et même des hy- perboles. Ainsi, la comète de 1680 qui, au dire du savant de Humboldt, ne parcourait que 180 mètres à peine par mi- nute à sa plus grande distance du Soleil, (ou à son aphélie), se mouvait à son périhélie, et dans le même temps, à raison de 24,000 kilomètres ou 6,000 lieues environ. Il faut dire qu’à son aphélie la comète était à des milliards de lieues du Soleil, tandis qu’à son périhélie elle n’en était (de centre à centre) qu’à 228,000 lieues. Mais , quelle fut la longueur de la queue de cette co- mète au périhélie , ou lorsque l’espace qui séparait les surfaces des deux astres n’était plus que de 51,000 lieues, c'est-à-dire un peu plus de la moitié de la distance, seu- lement, qui sépare la terre de la lune? Arago ditquelalongueur de cette queue fut de 41 ,000,000 de lieues; les particules extrêmes de la queue étaient par conséquent à quarante et un million deux cent vingt-huit mille lieues du centre du Soleil. Mais, puisque la queue de cette comète restait à l’op- posite du Soleil, quelle dût donc être la vitesse de trans- lation des particules extrêmes de cette queue pendant le temps qu’employait le noyau à faire 6000 lieues, c’est- à-dire dans l’espace d’une minute ?.. Le calcul répond à cette question. En effet, la géo- métrie nous apprend que les circonférences de cercles sont proportionnelles à leurs rayons. Si, pour simplifier notre démonstration , nous suppo- sons que l’arc de courbe parcouru par le noyau de cette comète, au périhélie et pendant une minute, est celui — 371 — d’une circonférence, cet arc traduit en chiffre sera re- présenté par 6000 , la droite allant du centre du Soleil au centre du noyau, par 228,000, et cette droite prolongée par la pensée au-delà du noyau jusqu'aux particules extrêmes , par 228,000 plus 41,000,000 , ou 41,228,000. Or, en vertu du principe ci-dessus énoncé , autant il y aura de fois 228,000 dans 41,228,000 , autant l’arc par- couru dans une minute par les particules extrêmes aura de fois 6000 lieues. Eh bien ! 228,000 sont contenus, en chiffres ronds, 180 fois dans 41,228,000.— 180 fois 6000 donnent 1,080,000 lieues que, dans une minute, les particules extrêmes de la comète de 1680 , durent parcourir, au périhélie, pour rester, à peu de chose près, sur le prolongement du rayon vecteur de cet astre chevelu, c’est-à-dire à l’opposite du Soleil. L'imagination reste confondue devant l’énormité de ce chiffre comparé à l’exiguité du temps auquel ilse rapporte. La matière pondérable qui nous entoure de toute part, quelque ténue qu’elle soit, fournit-elle à nos sens un exemple d’une aussi étonnante vélocité ? Non, que je sache du moins. Eh quoi! ces appendices si diaphanés, ces riens vi- sibles, comme les appelle spirituellement un savant con- temporain, ces nébulosités si dépourvues de tout pou- voir réfractif (faits bien caractéristiques sur lesquels nous reviendrons) , seraient composés de particules dans un état de divisibilité extrême , et ces particules qui, en véri- té, paraissent, pour ainsi dire, se volatiliser au détriment de leur centre générateur, lorsqu'elles sont à l’extrémité de l'immense aigrette qui accompagne le novau, conser- 24* veraient encore, les unes sur les autres , une influence attractive suffisante pour s’entraîner réciproquement dans l’espace , à raison de 1,080,000 lieues par minute ! Encore non! cela n’est pas admissible, et l'esprit se refuse à accepter un fait qui serait aussi anormal, fait, au surplus, dont la loi newtonienne sur la gravitation universelle, pas plus que celles de Kepler, ne nous semblent pouvoir donner une explication satisfaisante. En effet, les phénomènes que les comètes offrent à nos regards, sont très-complexes. On y remarque deux ordres de faits bien distincts : le mouvement d’une part, c’est- à-dire , tout ce qui se rattache aux lois de la gravitation ; et, d'autre part, les apparences si variées qui résultent dé la constitution physique de ces astres et des influences brusques auxquelles ils sont soumis. Les lois de Kepler et de Newton peuvent, il est vrai, s'appliquer au mouvement de translation d’une comète, en tant que celle-ci est considérée comme un corps gra- vitant autour du Soleil dans une ellipse ou parabole quel- conque. Mais ces lois pourront-elles jamais, comme l’es- pèrent quelques savants modernes, fournir l'explication de toutes les apparences singulières qu'affectent les queues des comèêtes dans leur course échevelée ou dans leurs formes si rapidement et si incessamment modifiées ? Pourquoi d’ailleurs ne pas admettre qu’il existe des causes déter- minantes qui nous sont encore inconnues ? Pourquoi enfin limiter la puissance d’un Dieu créateur aux quelques lois sublimes qu'ont découvertes deux hommes de génie ? Pour ma part, je suis convaincu qu'il est tout aussi impossible d'appliquer les lois de Kepler et de Newton à la formation des appendices cométaires, et, je dirai plus , à la manière dont se comportent les particules dans — 313 — certaines de leurs évolutions apparentes, qu’il l’est d’expli- quer , par ces lois, les phénomènes des aurores boréales , de la foudre qui sillonne les nuages , des éclairs en boule, de l’arc-en-ciel, des éruptions volcaniques, des halos, de l’étincelle électrique enfin qui fait neuf fois le tour de la terre en une seconde. Les phénomèmes qui précèdent s'expliquent par les lois de la lumière, du calorique et de l'électricité. Quant aux lois de Kepler sur les orbites elliptiques, sur les aires égales et sur les femps des révolutions des planètes , comparés aux grands axes des orbites, elles n’ont que faire ici. Je répéterai done, à propos de la formation et de la con- figuration des queues de comètes , (fait produit par le con- flit de forces qui s’exercent sous des conditions multiples et inconnues jusqu’à ce jour) ce que l’illustre de Humboldt dit au sujet des planètes: « Nous ne connaissons, jusqu'ici, aucun mécanisme in- térieur, aucune loi naturelle, semblable par exemple à la belle loi [de Kepler] en vertu de laquelle les carrés des « temps des révolutions sont entre eux comme les cubes « des grands axes, qui fasse déprendre , pour éoute la série « des planètes, la densité, le volume, etc., de leur distance « au Soleil... Îlne faut considérer la constitution « et les formes des corps, en déterminant leur situation « relative dans l’espace, que comme des faits ayant une « existence réelle, non comme les conséquences de rai- « sonnements abstraits, ou comme une série d'effets dont les « causes seraient connues À L'AVANCE. On n’a pas plus décou- « vert de loi générale applicable aux espaces célestes , que « l’on n’en a trouvé pour déterminer, sur la terre , la situa- « tion géographique des points culminants dans les chaînes de montagnes, ou les contours de chaque continent, » = = = = — 314 — Néanmoins s’il fallait justifier l'opinion de ceux qui pré- tendent expliquer la formation des queues des comètes par les lois de Kepler, on serait bien obligé, en définitive, d’avoir recours à l’une des deux suppositions suivantes : Ou les particules , arrivées à un certain point d’éloigne- ment du noyau, dans la gerbe lumineuse, cesseraient d'être soumises à l'attraction de ce noyau et seraient abandonnées dans l’espace. Elles deviendraient alors de véritables planètes atomiques, réfléchissant encore la lu- mière qu'elles recevraient du Soleil, et gravitant pour jamais autour de ce luminaire. Ou bien, ces particules pourraient être considérées comme de petits corps satellitaires subissant l'influence de la force centripète du noyau cométaire, et gravitant au- tour de lui, sans jamais pouvoir être soustraite à son at- traction. Dans le premier cas , si l’atome, transformé en planète, se trouve 180 fois plus éloigné du Soleil que le noyau, comme nous l’avons vu pour la comète de 1680, il faudra, d’après la loi de Kepler sur les carrés des temps des révolu- tions comparés aux cubes des grands axes , que cet atome ait un mouvement de translation beaucoup plus lent que celui du noyau. Il restera donc en arrière de la queue, Tous les atomes qui successivement arriveront au point d’éloignement où ils cesseront d’être sous la domination attractive du noyau, seront abandonnés comme le premier, et se rangeront, en file, à la suite les uns des autres, pour former une longue traînée lumineuse gravitant au- tour du soleil, ou plutôt une courbe soit elliptique soit parabolique qui, à 41,000,000 de lieues du noyau, et dans le plan de l'orbite cométaire , sera une sorte de contre- partie visible de la ligne idéale suivie par le centre du — 3179 — noyau lui-même autour du Soleil ; absolument comme la vapeur qui s'échappe de la cheminée d’une locomotive lancée à grande vitesse , par un temps très calme , marque momentanément le sens du plan dans lequel s’opère la marche de la machine. Il est bien entendu que, dans cette comparaison , la locomotive serait le noyau, la che- minée verticale serait la queue, et la traînée de vapeur re- présenterait la courbe résultant de l'abandon des molécules extrêmes de la comète. Mais alors, chaque comète (et il y en a des millions), laissant à sa suite de semblables files de matière cosmique , le ciel serait constamment sillonné par d'innombrables bandes nébuleuses, gravitant autour du Soleil, et, pendant les belles nuits d'hiver surtout, ces pâles trainées, d’une étendue incommensurable, nous of- friraient un des spectacles les plus fantastiques que l’ima- gination puisse rêver. Mais comme cela ne se voit pas, il est plus que pro- bable que les choses ne se passent pas ainsi. Passons maintenant à la deuxième supposition, celle où la particule serait un satellite de la comète. Si cette lune atomique était soumise aux lois de Kepler, elle dé- crirait autour du noyau un orbite quelconque. Arrivée au point le plus éloigné du noyau, elle dépasserait ce point , infléchirait sa trajectoire, reviendrait de nouveau vers le centre attracteur, repasserait par le point le plus rapproché, (point duquel elle était partie d’abord) le dé- passerait à son tour et accomplirait ainsi une série de ré- volutions elliptiques autour de la comète. Si, maintenant, les particules qui semblent partir de tous les côtés du noyau pour faire leur ascension au sommet de la gerbe, étaient autant de satellites gravitant autour de ce noyau (à supposer, bien entendu, qu'il n’y eut aucun conflit — 316 — parmi toutes ces particules qui s’entre-croiseraient dans tous les sens) il en résulterait évidemment que la queue, formée par cet amas de satellites , ressemblerait à la belle nébuleuse d’Andromède, surtout lors du passage de la comète au périhélie, c’est-à-dire que cette queue se pré- senterait à nos yeux sous la forme d’un fuseau elliptique, d’une convexité bien définie à son point le plus éloigné du noyau. Eh bien! je le demande : est-ce là ce que nous voyons ? Nullement.. L’extrémité de la queue est diffuse, ouverte en éventail, et accusant une grande puissance d’expan- sion dans les atomes phosphorescents qui la composent. Ainsi, les lois de Kepler n’expliquent pas plus la forma- tion des queues de comètes, qu’elles ne peuvent rendre compte de la configuration de ces appendices , ni de leur persistance à se maintenir à l’opposite du Soleil. Mais cette explication, pourquoi ne pas la demander à l'électricité, à l’électro-magnétisme ? Qui sait si la force qu’on se borne à appeler gravitation , faute de pouvoir la définir, — force de laquelle découlent les lois de la méca- nique céleste, — n’est pas la plus mystérieuse comme la plus grandiose manifestation du fluide dont nous invoquons ici l'intervention, de ce fluide universel, enfin, dont le do- maine est l’espace infini, et auquel il est donné de pouvoir franchir, dans un temps inappréciable, d’incommensu- rables distances, sous forme de calorique , de lumière, d'action attractive sur les corps magnétiques et d’action répulsive sur les corps diamagnétiques ? Partant de là, ne peut-on pas admettre, qu’arrivés à une distance convenable du Soleil, certains éléments constitutifs des comètes com- mencent à subir l’influence de l'électricité solaire, au point d'acquérir même, peu à peu, les plus surprenantes pro- priétés magnétiques de ee fluide ? — 311 — Avant de développer notre pensée , demandons quelques arguments à un ouvrage qui, depuis un certain temps, fait sensation dans le monde scientifique. Un savant très-distingué, M. Grove, a publié récem- ment un livre intitulé : Corrélation des forces physiques. L'auteur démontre que l'électricité, le magnétisme , la lumière, la chaleur et le mouvement sont les différentes manifestations d’un agent unique. Avec de la chaleur il fait du magnétisme, de l'électricité, de la lumière et du mouvement. Avec de la lumière il fait de l’électro-magnétisme, du mouvement, de la chaleur et de l'électricité, et réciproquement pour chacun des modes qui viennent d’être énumérés, de sorte que chacun de ces modes devient alternativement et à volonté la cause des quatre autres métamorphoses , si je puis m’exprimer ainsi. Or la comète de 1680 n'était, à l’époque ‘de son passage au périhélie, qu’à 228,000 lieues du Soleil; la chaleur qu’elle reçut, dut être, d’après les calculs de Newton, égale à 2,000 fois celle du fer rouge. Mais Arago considère cette évaluation comme trop élevée. Réduisons le chiffre de Newton des quatre cinquièmes pour nous rapprocher le plus possible de la vérité ; il nous restera encore plus de 210,000 degrés. Voilà, si la belle synthèse de M. Grove n’est pas un vain mot, une chaleur qui put faire naître une exaltation calorifique énorme dans les éléments constitutifs du noyau et donner naïssance à une immense conflagration élec- trique , ou, si l’on veut, à une sorte de convulsion magné- tique se manifestant par des phénomènes de ‘phospho- rescence d’une expansion prodigieuse. — 318 — Enfin , si l’on songe que la lumière reçue par cette co- mèête était, à un moment donné , près de deux mille fois celle qui parvient à notre globe, on se demande si cette lumière même (j'invoque encore ici l’une des plus belles expériences de M. Grove) n’eut pas une action d’une excessive puissance sur quelques-unes des substances qui entraient dans la composition de l’astre chevelu, action capable de déterminer des décompositions chi- miques, et conséquemment, des phénomènes lumineux d’une intensité appropriée à la nature de ces substances. On invoque, il est vrai, contre la possibilité d’une lu- mière propre émise par les comètes, la manifestation de deux images de couleurs différentes fournies par la lu- nette dite polariscope. En effet, lorsqu'on soumet la lueur des comètes à l'épreuve de l’ingénieux instrument que je viens de citer, on remarque, à ce qu'il paraît, de faibles traces de polarisation dans la lumière de ces astres, et l’on en conclut que les noyaux et leurs queues nous envoient, par réflexion, la lumière qu'ils empruntent au Soleil. Mais quant à de la lumière sw generis, il semble qu'on ne veuille plus en admettre. Cependant on sait que la lumière peut réfléchir de la lumière. Or, supposons que le polariscope ait été inventé lors de l’apparition de la comète de 1680 , — supposons que la lueur propre de cette comète était analogue, comme nature et comme éclat, à celle qui se manifeste quand on fait passer de l'électricité dans le vide le plus complet possible. On sait que la lueur phosphorescente de l’élec- tricité dans le vide est très-faible comparativement à la lumière électrique , qui elle-même n’est à celle du Soleil que comme un est à quatre. Maintenant, admettons encore he — que cette lueur (et notre évaluation sera infiniment au- dessous de la vérité ) soit à la lumière électrique comme 4 est à 100, elle sera donc comme 1 est à 400 par rapport à la lumière que le Soleil nous envoie, et puisque la co- mète était 2,000 fois plus éclairée que notre globe, cette lueur devait être comme 1 est à 800,000 par rapport à la lumière solaire dans laquelle plongeaït la comète de 1680 à son périhélie, c’est-à-dire que la lumière propre de chaque particule était 800,000 fois plus faible que celle des rayons solaires qu’elle pouvait réfléchir. Si l’on avait dirigé le polariscope sur la comète , dans l'instant où elle était inondée d’une lumière aussi intense, je demande quelle aurait été, alors, la révélation de cet instrument. Il est évident que les indications qu’on aurait obtenues, auraient dû être très-complexes, pour ne pas dire mensongères. En effet, il y aurait eu incontestable- ment superposition d'images multiples et variées d’aspect; les rayons réfléchis auraient donné deux images de couleurs différentes, et la lumière propre deux images blanches, le tout simultanément. L’observateur aurait-il pu, en présence d’une semblable confusion, conclure à l’absence totale de lumière propre ? Non, évidemment ; et il aurait bien fait de rester dans l’indécision. Le célèbre de Humboldt fait preuve d’une sage réserve lorsqu'il dit, à propos des comètes (Cosmos, t. III, page 582): « On est tenté de tout rapporter à la lumière des » rayons solaires, mais ne se peut-il pas que , outre cette » lumière empruntée , les comèêtes dégagent elles-mêmes » une lumière propre ? » Ainsi l’objection tirée des indications du polariscope contre la lumière propre des comêtes ne me paraît pas 0 — coucluante , et j'ai même la presque certitude qu’elle sera tôt ou tard abandonnée par les savants. Mais revenons à notre hypothèse et hâtons-nous de la formuler en quelques mots. Nous avons pris pour sujet d'étude une comète dont la queue se projetait à l’opposite du Soleil. Tâchons de trouver, dans le domaine de la physique, quelques phé- nomènes qui, par leur analogie avec celui qui nous occupe, pourraient nous conduire , peut-être , à la solution d’un des plus intéressants problèmes que la nature ait offert à la sagacité des hommes. Diverses expériences fort curieuses, que l’on doit au R. P. Secchi, Directeur de l’observatoire de Rome, font considérer le Soleil comme un aimant colossal , 4,400,000 fois plus gros que notre globe. Or, l’aimant, ainsi que Davy le constata, exerce une influence très-énergique sur la lumière électrique (soit étincelle, soit lueur phosphorescente.) M. Quet a renouvelé les expériences de Davy. Il a fait agir sur l’are Voltaique un électro-aimant très-puissant , et il a pu transformer la colonne de lumière en un dard long , semblable à celui qu’on obtient en soufflant sur une flamme avec un chalumeau. Le dard électrique est remar- quable par sa longueur. « Dans mes expériences, dit » M. Quet (1), ce dard peut acquérir 8 ou 40 fois la lon- » gueur maximum de la colonne lumineuse. Des parcelles » de charbon sont lancées de temps en temps comme de » vives étincelles dans la direction même du dard élec- » trique. » (4) Comptes rendus, tome XXXIV, p. 805, 1852 — 381 — Une autre expérience fort curieuse est celle que M. de la Rive signale dans son Traité d'électricité, page 248. Après avoir fait le vide le plus parfait possible dans un ballon de verre , il fait traverser ce ballon par un courant électrique. L’électricité forme dans l’intérieur une gerbe lumineuse qui, lorsqu'on la soumet à l’action d’un fort électro-aimant se transforme en un anneau continu ayant un mouvement de rotation. Des jets brillants semblent partir de cette circonférence lumineuse sans se confondre avec le reste de la gerbe. Enfin M. de la Rive est parvenu à produire , par l’élec- tricité soumise à une influence magnétique, « un cercle d’un très-petit diamètre d’où part une ligne plus ou moins » courbe qui forme une espèce de queue à la comète dont » le petit cercle serait le noyau; la direction de la queue » dépend du sens dans lequel l’are a été projeté (p. 239). » © Examinons jusqu’à quel point ces étonnants phénomènes ne pourraient pas être considérés comme les miniatures de ceux quise passent dans les hautes régions, en tenant compte, bien entendu, et des milieux différents dans les- quels chacun d’eux se manifeste , et surtout du mouvc- ment de translation de l’astre chevelu. Avant d'arriver à son périhélie, c’est-à-dire, dans la pre- mière moitié de sa trajectoire , la comète à l’état de nébu- losité confuse , se dirige vers le Soleil, avec une vitesse qui s’accroit d’instant en instant. Au fur et à mesure que cette comète approche du Soleil, la matière cométaire commence à recevoir une chaleur et une lumière capables, déjà, de modifier, selon moi, l’équi- libre des forces électriques propres aux particules qui la constituent; capables aussi de modifier la nature même de ces particules. — 382 — Bientôt le noyau se précipite vers le luminaire central ou vers le gigantesque aimant. Les particules prennent alors un mouvement de plus en plus accéléré. La chaleur et la lumière qu’elles reçoivent deviennent d’une intensité excessive. Aussi, Ces particules ne tardent pas à subir une incandescence analogue à celles des atomes que trans- porte toujours la lueur électrique. Fusinieri a découvert que le transport des molécules, à l’état de divisibilité extrême , est une des conditions de l'existence de la lumière électrique. « Il a même émis » l'opinion, —dit Becquerel, dans son ouvrage sur l'Ælec- tricité et le Magnétisme , — que certains effets mécaniques » pourraient bien être dus à la matière elle-même, animée » de la même vitesse, que celle de l'électricité, qui est » exXCeSsIive. » Ainsi, nous admettons, que, graduellement, les parti- cules de la comète se métamorphosent en lueur électrique et acquièrent le pouvoir de se transporter dans l’espace avec la rapidité de lPélectricité. Cette lueur cométaire jouira, par conséquent, de propriétés d'amagnétiques ana- logues à celles de la lueur que nous obtenons dans le vide, c’est-à-dire , qu’elle pourra être repoussée par un aimant. Que va-t-il donc se passer quand la comète sera arri- vée à l’état d’impressionnabilité que nous venons de Ini attribuer ? Les merveilleuses expériences de MM. Quet et de la Rive nous préparent au phénomène , plus merveilleux encore , qui va s’accomplir dans ce vaste laboratoire de physique , qu'on appelle l’IMMENSITÉ. Au lieu d’un aimant que l’observateur approche d’une lumière électrique, c’est au contraire l’astre chevelu , qui 383 — se dirige vers un aimant dont la puissance est incommen- surable. Cet aimant , comme le ferait un formidable chalumeau, exerce alors sur les particules incandescentes de la comète une répulsion semblable à celle qui a été signalée dans l'expérience de tout à l’heure , mais avec une énergie pro- portionnelle à l’énormité de la masse solaire. Aussitôt jaillit jusque dans de lointaines régions , cette gerbe ou aigrette phosphorescente, si étonnante à con- templer. La nature du milieu éthéré qu’elle traverse, n’exerçant pas sur les particules une tension comparable à celle de l’atmosphère sur la flamme de l’are voltaique, il en résulte que la gerbe ne se termine pas en pointe comme le dard dans l’expérience de Davy. Mais là ne se borne point l’analogie que je m’efforce de mettre en évidence. Des anneaux , des auréoles lumi- neuses ont été également remarquées par les astronomes , dans les comèêtes qui ont pu être bien observées. Des jets lumineux paraissent aussi s’élancer dans la gerbe , sorte de fulgurations semblables à celles qu’on obtient dans les expériences de laboratoire. Plus l’astre chevelu approche du Soleil, plus l’aigrette s’allonge. La comète passe, avec une effrayante vélocité, devant l’astre radieux, pour reprendre graduellement, dans la deuxième portion de sa course, et suivant un ordre inverse, les états successifs que nous avons décrits. Cependant cette aigrette, tant qu’elle dure, se maintient à l’opposite de l’aimant central. L'action répulsive, ou (di- sons le mot) le souffle qui semble s’élancer de cet aimant, force les particules à rester en opposition avec le Soleil, et cela si obstinément que la queue, après le passage au — 384 — périhélie , se place , ainsi que nous l'avons déjà dit, en avant du noyau et se trouve poussée par lui dans l’espace. Mais si, comme l’admettent plusieurs savants, la ma- tière qui s’élance du noyau de la comète jusqu’au som- met de la gerbe, se dissémine dans l’espace, se volatilise en quelque sorte dans l’éther pour disparaître à jamais aux regards des observateurs ; — de même qu'on voit parfois de légerset petits nuages s’évanouir tout à coup dans le ciel sans laisser aucune trace de leur présence, — ce ne serait plus alors seulement à la puissante insufflation solaire qu'on pourrait attribuer la persistance des queues de co- mètes à se maintenir à l’opposite du Soleil. À cette cause première (toujours dans la supposition d’une déperdition de matière) se joindrait, selon moi, une cause secondaire dont il faudrait tenir compte. Si les particules qui sont par- venues, rapides comme la foudre, à l'extrémité de l’aigrette, s’éteignaient dans l’éther , ou devenaient éther elles-mêmes, il faudrait bien admettre que pour alimenter cette aigrette, de nouveaux effluves de particules arrivées successivement à leur point de saturation magnétique , seraient chassés à leur tour du noyau, et s’élanceraient incessamment dans la gerbe immense. En un mot, de nouvelles particules incan- descentes se substitueraient sans cesse à celles qui ont été abandonnées dans l’espace. On conçoit qu’alors les parti- cules extrêmes n'étant plus les mêmes dans deux instants consécutifs, ce courant ascensionnel d’atomes électriques , si je puis m'exprimer ainsi, pourrait être une cause qui s’ajouterait à celle de l’insufflation magnétique, pour main- tenir la queue à l’opposite du Soleil, ou, du moins, dans une position qui s’écarte peu du prolongement idéal de la ligne qui joint l’astre chevelu à l’astre radieux. Cette der- nière observation, relative à la déviation de la queue d’une — 385 — comète vers la région qu’elle abandonne, nous amène tout naturellement à exposer ici quelques vues théoriques sur la cause principale de ce phénomène. Arago attribue la courbure des queues à la résistance d’un milieu gazeux traversé par la matière excessivement ténue dont est formée l’aigrette. Il fonde son opinion sur ce que « la déviation est d'autant plus grande qu’on » considère des points plus éloignés de la tête. » Mais je crois qu'il faut faire une distinction entre la courbure proprement dite de la queue et la tendance qu’a cette ai- grette à incliner vers la région que la comète vient de quitter. Si la courbure peut s'expliquer par la résistance d’un milieu éthéré ou cosmique, la déviation de l’axe de la queue, en deçà du rayon vecteur qui joint le centre du noyau au centre du Soleil, est due, selon moi, à une cause plus simple et plus rationnelle. Cette cause , je la trouve 4° dans la vitesse du noyau (vitesse de translation) combi- née avec la vitesse de la force répulsive du soleil (vitesse d’ascension dans le sens de la longueur de la queue), ou, si l’on veut, dans le temps qu’emploie le noyau à parcourir un arc quelconque de sa trajectoire parabolique comparé au temps que met la force répulsive solaire à s'exercer depuis le noyau jusqu’à la limite extrême de la queue. Quelle que soit la vitesse de transmission des agents que la nature met en jeu pour l’accomplissement de ses mysté- rieux desseins — que ces agents s'appellent : électricité, lumière, radiation solaire, calorique , induction, électro- magnétisme ou gravitation — cette vitesse, lorsqu'on lui faït traverser les régions incommensurables de l’espace, devient susceptible d’être mesurée et traduite en secondes, en minutes, en heures, en mois, en années, en siècles, en centaines de siècles... ù 25. — 3360 — Il n’y à done aucune témérité à assigner une durée à la force répulsive du Soleil. Supposons que cette vitesse est égale à celle de la lumière, et qu’elle parcourt, consé- quemment, 77,000 lieues à la seconde; il faudra un certain temps à chacune de ses actions incessantes et successives, — si je puis ainsi parler, — pour franchir l’espace qui sépare le noyau de l’extrémité de la queue. Si la comète de 1680 , arrivée à son périhélie, était tout à coup , et durant 10 minutes, restée immobile dans l’espace, la force répul- sive, ayant à parcourir une queue de 41,000,000 de lieues et mettant, en chiffre rond, 600 secondes ou 10 minutes à faire ce trajet, aurait, au bout de ce temps, forcé cette queue à prendre une position telle que l’axe de l’aigrette se serait exactement confondu 1° avec l’axe du cône d'ombre projeté par le noyau, et 2 avec le prolongement idéal de la ligne, ou rayon vecteur, qui joignait le centre du noyau au centre du Soleil. Mais cette comète, comme toutes celles que contient l’océan de l’espace, était douée d'une fabuleuse vélocité. Nous avons dit que le noyau faisait au périhélie, 6,000 lieues à la seconde. Ce noyau parcourait donc, sur sa trajectoire parabolique, un arc de 40 fois 6,000 lieues, ou 60,000 lieues, pendant les 10 minutes que mettait la force impulsive à faire son ascension depuis le noyau jusqu'au sommet de la gerbe, puisque cette dernière avait environ 600 fois 77,000 lieues à fran- chir. Or, il est évident que les trois lignes qui, dans la supposition de l’immobilité du noyau, coïncidaient entre elles, ne pourront plus se confondre, dans ce deuxième cas. L'axe de l’ombre et le rayon vecteur prolongé par la pensée au-delà du noyau, seront encore sur la même ligne ; mais l’axe de la queue inclinera vers la partie qu’aban- donne l’astre chevelu, d’une quantité qui résultera de — 381 — l'avance gagnée par le noyau sur les molécules placées à l'extrémité de la queue, — cette extrémité n'ayant été, que dix minutes après les molécules très-voisines du noyau, soumise à la même insufilation solaire. — Ce retard de position rendra done compte de la tendance qu'ont les appendices cométaires à rester en decà du rayon vecteur, bien que voyageant de conserve avec le noyau. D'ailleurs cette déviation pourra être modifiée suivant : 4° Les distances si variables qui, dans des temps diffé- rents , séparent la comète du Soleil ; 2 La vitesse de translation du noyau, qui change à chaque instant ; 3 La longueur de la queue ; 4 La progression que doit suivre la décroissance de la force électro-répulsive, lorsqu'elle s'exerce à des distances de plus en plus éloignées du Soleil ; décroissance à laquelle on pourrait peut-être aussi attribuer la courbure des appendices cométaires, de même que nous avons cru pouvoir attribuer, à la force répulsive seule, la déviation des aigrettes vers la partie qu’abandonne l’astre chevelu ; 5° La réfraction atmosphérique qui exagère la déviation et la courbure au lever de l’astre, et les diminue à son coucher, ou réciproquement, si cette déviation et cette courbure sont dans un autre sens; Et 6° La résistance d’un milieu cosmique ou gazeux, laquelle n'aurait pour ainsi dire d'effet que sur les parti- cules extrêmes de la queue, en raison de l’excessive ténuité, de la dispersion si apparente et de l'extrême vélocité de ces riens cosmiques. Nous résumerons la discussion qui précède en disant que, suivant nous , la déviation de la queue d’une comète vers la région qu’elle quitte , est due à la vitesse du noyau 25* — 388 — combinée 1° avec la longueur de cet appendice, et 2 avec le temps que met la force répulsive du Soleil pour trans- mettre son influence dans toute la longueur de l’aigrette, et maintenir les particules presqu’à l’opposite du Soleil. Je ne livre cette idée que comme pouvant devenir, peut- être, un des éléments les plus importants du problème. La nébulosité ou espèce de brouillard qui entoure le noyau, du côté du Soleil, étant d’une électricité contraire à celle de la queue, tendrait à former une contre-queue dans le sens de l’astre central , attirée qu’elle serait par le pôle magnétique de cet aimant. Mais ne peut-il pas se faire, en outre, que, quand une comète passe fout près du Soleil, le milieu cosmique, sur lequel glisse ce noyau, soit assez dense pour empêcher le développement de cet autre appen- dice? La force centrifuge ne joue-t-elle pas, dans cette circonstance , un rôle dont il faut tenir compte? Enfin, on sait que les deux pôles n’ont pas les mêmes propriétés expansives. Ainsi done, le Soleil est, selon toute probabilité, l’aimant qui agit sur la queue des comètes, comme l’électro-aimant agit sur les particules en combustion de la lueur électrique. De la Rive dit encore , dans l’ouvrage déjà cité: « L’in- « fluence magnétique du Soleil n’est pas une hypothèse « gratuite. » Cette autorité fait loi. Je ne terminerai pas sans revenir sur deux faits très caractéristiques dont j'ai dit un mot au début de cette notice , faits qui établissent une analogie vraiment signi- ficative entre la nature des queues de comètes et celle des lueurs électriques. Je veux parler de /a propriété non- réfractive et de la transparence qui sont les attributs de ces pâles nébulosités. L'on sait (et l’on a pu s’en convaincre lorsque la queue — 389 — de la comète de Donati passa devant Arcturus, le 5 Oc- tobre dernier) on sait, dis-je, que quand une étoile s’im- merge dans la partie convexe, c’est-à-dire , dans la partie de la queue qui marche en avant, les rayons de cette étoile ne sont pas réfractés et par conséquent ne subissent aucune déviation. (de Humboldt. ) Enfin, quand cette étoile se trouve derrière le voile léger de la queue, et même à une distance très-rappro- chée du noyau, son éclat n’est pas, ou du moins ne pa- rait pas diminué. Eh bien! n’est-ce point là un argument sérieux en fa- veur de mon hypothèse? En effet la lueur pâle de l’élec- tricité est transparente; elle ne réfracte pas la lumière. L’analogie est donc manifeste. Maintenant, les actions si multiples de l’aimant central, par rapport aux pôles de cet aimant répulseur, suivant la position de la matière influencée, pourraient peut-être (et c’est là mon espérance) rendre compte de l’immense variété d’aspects que présentent les comètes, c’est-à-dire, des formes bizarres et des changements subits qu’offrent à nos regards ces astres capricieux. Pour ne citer qu’un fait, n’a-t-on pas vu, par une nuit de décembre 1846, la comète de Biéla se diviser en deux petites comètes , sous les yeux mêmes des observateurs, et à la grande stupéfaction de ces derniers? Eh bien, ne voit- on pas aussi un puissant aimant rompre l’are voltaïque ? Pourquoi un aimant 1,400,000 fois plus gros que la Terre ne romprait-il pas, en deux parties, des nébulosités qui ne sont, véritablement, que des fantômes optiques ? Le phénomène étrange que je viens de citer, a d’ailleurs une importante signification. Il prouve que l'attraction mutuelle des particules d’une comète est presque insen- — 390 — sible. En effet, après la rupture de la comète de Biéla, les deux petites comètes qui en résultèrent, au lieu de gravi- ter autour l’une de l’autre, se quittèrent complètement, et l’espace qui les sépare aujourd’hui, tend à s’agrandir de plus en plus. Que conclure de ce fait si anormal? C’est que la reconstitution des comètes à l’état de nébuleuses sphériques , après leur passage au périhélie , n’est pas uni- quement düûe à la force attractive du noyau. Non ! le noyau ne possède pas la puissance de rattirer à lui des particules qui s’en sont écartées à la distance de 41 millions de lieues (de 60 millions de lieues même, ainsi que cela s’est vu pour la comète de 1843). D’autres causes président à cette espèce de retrait apparent ou plutôt d’évanouisse- ment progressif de la queue, et déterminent le retour de la comète à l’état de globe sphérique, lorsque le noyau s’éloigne du Soleil pour n’y revenir qu'après des siècles peut-être ! Cet évanouissement pourrait, il me semble, être dû à l’une des causes qui suivent : Puisque le noyau pousse alors devant lui, obliquement il est vrai, les particules de la queue, ce noyau dont le mouvement de translation tend, dans cette deuxième partie de sa course , à l'emporter en vitesse sur celui des molécules extrêmes, va plutôt au devant de ces dernières qu’elles ne se précipitent sur lui , et c’est ce noyau qui re- prend, en quelque sorte au passage, les atomes cosmiques que l’insufflation magnétique du Soleil avait repoussés loin de lui. Ou bien, si, comme l’admettent certains astronomes, toutes les particules qui s’élancent du noyau, cessent d’être sous la dépendance de ce dernier, pour se disséminer dans l’espace, ne peut-on pas admettre que le raccourcisse- — 391 — ment de ia queue provient de ce que ces particules sont lancées de moins loin en moins loin, hors du noyau, par la force répulsive du Soleil, au fur et à mesure que la comète se soustrait, en s’éloignant du luminaire central, à l’in- sufflation de ce colossal aimant ? Les faits qui précèdent , prouvent assez que l'attraction du noyau sur les particules, ou des particules les unes sur les autres, est nulle, et que ce n’est ni à la loi de Newton sur la gravitation, ni aux belles lois de Kepler, qu'il faut demander compte des phénomènes que nous venons de passer en revue. Jamais les lois de Kepler ne nous diront pourquoi les particules extrêmes de la queue qui accompagnait la co- mète de 1680, ont été, à un certain point de la trajec- toire de cette comète, lancées à 41,000,000 de lieues du noyau; pourquoi elles firent alors 1,080,000 lieues à la minute , en restant sur le prolongement du rayon vecteur, Tous ces phénomènes s’expliquent au contraire fa- cilement , si l’on admet que les particules cométaires sont réduites à un état de divisibilité analogue à celui des par- ticules électro-incandescentes auxquelles Fusinieri donne la même vitesse que celle de l'électricité. Alors , rien ne s'oppose à ce que l’on attribue à ces particules les pro- priétés diamagnétiques de la lueur phosphorescente qu’on obtient en faisant passer de l'électricité dans le vide. Si l’on reconnaît, comme le R. P. Secchi et d’autres savants le proclament, que le Soleil est un aimant colossal, l'insufflation que cet aimant dirigera sur les particules diamagnétiques, chassera d’abord ces dernières à d’im- menses distances du noyau, puis les maintiendra toujours dans la direction de l’action énergique qu'elle exercera sur elles, — 392 — Enfin, la déviation des queues vers la région qu'elles abandonnent s’expliquera principalement par la vitesse ascensionnelle de la force répulsive du Soleil combinée avec la vitesse de translation du noyau, de même que, pour un phénomène tout autre que celui qui nous occupe, — l’aberration des étoiles, — on explique les petits déplace- ments elliptiques, apparents et annuels de ces astres, par la combinaison du mouvement de translation de la terre et du mouvement de la lumière. Mais, je m’arrête, de peur d’abuser de votre patience. Quelques mots encore , cependant... M. Becquerel a dit dans l'ouvrage que j'ai cité: «Il y » a tant de moyens de mettre en mouvement l'électricité, » qu'il peut très-bien se faire que la nature en ait à sa » disposition que nous ne connaissons pas. » Si l'hypothèse que je viens de développer devant vous, Messieurs, vous paraissait trop hardie , je me retranche- rais, au besoin, derrière cet aveu échappé à l’un des sa- vants les plus compétents, de notre époque , en matière d'électricité. D'ailleurs , je sollicite ici les objections plutôt que je ne les redoute, car la lumière naît du choc des idées. C’est pourquoi, düt le petit édifice que je viens de construire, être renversé de fond en comble , je m'en consolerais bien volontiers, si la réfutation de mes vues conjecturales pouvait conduire à quelque vérité scienti- fique. NOTICE GÉOLOGIQUE SUR LES ENVIRONS DE LAON, Par M. ANSELIN, Secrétaire-Perpétuel. ( Séance du 26 Novembre 1858. } MESSIEURS , Notre département n’est pas de ceux dont un terrain ac- cidenté présente des aspects pittoresques. Il ne porte l’em- preinte d’aucun cataclysme. Le géologue n’y exerce guère ses investigations que sur les couches assez régulières des alluvions , des dépôts calcaires, ou bien encore sur ces amas de silex taillés, connus sous le nom de haches celti- ques, et dont l'existence dans les couches de terrains ré- putés fertiaires, se rattachant à l’origine de la présence de l’homme sur la terre , attend encore les explications qu’on demande en vain à la géologie et à l’archéologie. Il n’en est pas ainsi du département de l’Aisne , notre li- mitrophe , sur lequel à chaque pas et surtout aux environs de Laon, on rencontre les traces de commotions assez — 394 — violentes, où au moins de déplacement de l'Océan, dùs à des causes puissantes de bouleversement. En effet, la ville de Laon elle-même est située sur un vaste plateau, au sommet d’un bloc immense de grès et de calcaire accumulés, s’élevant à une hauteur d’environ 400 pieds , et complètement isolé de la plaine qui l’environne au nord et des prairies dans lesquelles au sud vient s’en- foncer la base de cette énorme colline. — Le calcaire qui recouvre les grès, servant de base à la colline, ne contient pas ou ne renferme que peu de débris fossiles; mais au- delà des prairies situées au sud, le terrain se relève en vaste replis et présente encore des monticules isolés dans le genre de celui sur lequel la ville de Laon repose, et toutes ces éminences composées aussi , en général, de grès à la base, présentent dans la partie supérieure , qui pres- que toujours est un dépôt calcaire , de nombreux fossiles de coquillage bivalves ou autres, appartenant aux espèces marines. Auprès du village de Vaucelles, s'élève un cône tronqué, dont l'étendue de la base peut-être appréciée , en considé- rant que , tronqué vers la moitié de sa hauteur, c’est-à-dire à 250 pieds d’élévation, il présente un plateau de 5 hec- tares en parfaite culture; et tandis que les pentes au nord et à l’ouest sont hérissées de nombreux blocs de calcaire compacte, les versants au midi et à l’est sont occupés par des vignobles fertiles. Sur la pente à l’ouest, un ouragan des premiers jours d'octobre renversa deux ormes de grande dimension, dont les racines s'étaient engagées dans les fissures du roc, à ce point, que quand l’effort du vent les renversa , ils éempor- tèrent ainsi avec eux un énorme bloc tenant aux racines et qui fut entrainé par elles. La chüte de ce bloc mit à décou- — 598 — vert les couches assez régulières, dont le cône semble formé et dont l'aspect, que pouvaient au surplus faire présumer quelques éboulements partiels plus anciens, se présente ainsi stratifié : 4° Terres arables , 0m,50€, 2 Calcaire grossier , non compacte , 2 mètres. 3 Conglomérut coquillier, accumulées sans liaisons, d’im- menses quantités de petits bivalves marins et autres de 5 millimètres de diamètre, au plus 2,50. 4 Caleaire tout formé de coquilles plus grandes, et dont la pâte qui les enveloppe, vue au microscope, n'est en- core qu’un détritus coquillier, 3 mètres. 5° Puis un calcaire compacte renfermant peu ou point de coquilles , lequel repose sur d'énormes blocs de grès non coquillier , qui forment la dernière ou 6.° assise inférieure. Telle est done l’ordre des six couches ou strates qui com- posent le cône tronqué, appelé dans le pays le mont Chetté. L'immense quantité de détritus marins et de coquilles marines qui composent les couches supérieures de la mon- tagne , ne permet pas de douter que l'Océan n’en ait pen- dant des séries de siècles recouvert le plateau. Mais le pla- teau a-t-il surgi, du fond des eaux, où celles-ci se sont-elles retirées? Telle est la question qui nait de la composition du bloc entier. On ne peut guère adopter l'hypothèse d’un soulèvement. Le pays ne porte aucune trace volcanique. Il paraîtrait plutôt résulter de la succession des couches et de leur ordre de superposition , qu'avant l’irruption de la mer, le sous-sol était formé de grès, dans lesquels on ne trouve pas de débris coquilliers. (Je fais observer cepen- dant qu’à quelques kilomètres on rencontre des grès co- — 396 — quilliers renfermant surtout des cerites et vis ; que sur cette assise se forma un dépôt de sediment eretacé, dont la sur- face fut à la longue couverte de bivalves de l’espèce Solen Tellimella. — Que cette première strate de mollusques fut violemment agitée; puisque ces coquilles entières d’ani- maux, sans doute vivants alors, se trouvèrent en parties broyées, en parties incrustées entières dans la pâte cal- caire , comme l'indique l’échantillon que je soumets à votre examen. Le dépôt cretacé et uniforme qui recouvre ce con- glomérat, annonce encore une période assez tranquille, mais de peu de durée, si on en juge par la petitesse et l’é- galité des dimensions de petits bivalves non adhérents ou fort peu liés entre eux, qui forment presque toute la cou- che supérieure et après la formation de laquelle l'Océan se serait retiré , en laissant encore un dépôt calcaire de plus de deux mètres. IL est à remarquer que plus on pénètre dans le banc de calcaire , plus les dimensions des coquilles s’agrandissent et, en effet, dans un banc, je pourrais dire une plaine de calcaire compacte , exploité pour extraire de belles pierres de taille et situé dans une colline de formation analogue à celle du mont Chetté , et à 4 kilom. de celui-ci, dans les carrières de mont Bavin, enfin, j'ai vu extraire à 22 mètres de profondeur au-dessous du niveau de la plaine , deux bi- valves parfaitement conservés , d’une dimension bien plus grande que celle des coquilles du conglomérat, dont je vous présente un échantillon. Les deux coquilles fossiles que je mets aussi sous vos yeux , Messieurs , et dont je me propose de faire hommage soit à notre bibliothèque, soit à notre cabinet d'histoire naturelle , présentent beaucoup d’analogie avec les fossiles trouvés aux environs de Paris, et désignés dans l'ouvrage — 397 — de Dehayes , sur les fossiles des environs de Paris, sous le nom de crassatella tumida, dont elles se rapprochent sur- tout par la structure de la charnière qui, en conchyliolo- gie, est un des caractères distinctifs sur lesquels s'établit la classification des bivalves, dans le système de Lamark. Cependant je dois dire que dans les traités spéciaux que j'ai consulté , je n’ai trouvé aucun sujet qui représentât les deux fossiles recueillis par moi. — Je continuerai mes re- cherches et serais heureux de pouvoir m’assurer que ces coquillages offrent soit les caractères d’une espèce incon- nue , soit ceux d’une espèce dont on ne retrouve plus d’in- dividus vivants dans nos mers. La retraite de l'Océan, de ces localités occupées aujour- d’hui par de riches vignobles, paraît attestée par plusieurs monuments géologiques , dont un des plus remarquables, est à mon avis, un groupe de grès désigné sous le nom d’écueil ou scollie de Molinchart. En effet, au sud-ouest et à 6 kilom. de Laon, au milieu d’un terrain uniforme et marécageux, situé entre les vil- lages de Laniscourt et de Molinchart , existe une colline ou mieux, un amas de grès superposés qui s'élève à une hau- teur de plus de 25 mètres. Ces masses de grès de dimen- sions énormes (j'en ai mesuré ayant plus de 10 mètres sur chaque face) sont, comme je l’ai dit , superposées ; quel- ques-unes sont en équilibre. Elles sont absolument denu- dées, et leurs bases sont sillonnées d’érosions profondes et régulières, comme le sont les rocs longtemps soumis à l’action puissante d’un cours d’eau. Du reste, à droite et à gauche de la vallée où gît cet énorme dépôt, s’élèvent de hautes collines plantées de bois épais, et formées des mêmes éléments que ce mont Chetté dont précédemment je viens de vous donner une description , formées comme — 398 — lui de strates de grès à sa base et de calcaire coquillier dans ses parties supérieures. Il paraîtrait done, qu’à l’époque où l’Océan abandonna ces localités, un immense cours d’eau qui suivit la retraite de la mer, s'établit dans cette vallée, et dépouilla le bloc de Molinchart des calcaires ou terres qui le recouvraient, pour ne plus laisser à découvert que le squelette en grès de la colline , dont longtemps encore ce vaste courant corroda la base. On pourrait objecter que le même effet aurait dû se pro- duire sur les flanes des collines qui bordent la vallée et qui sont recouverts par des bois épais. Mais il faut faire obser- ver que ces collines sont les pentes de vastes plateaux, dont les couches superficielles formées de calcaire décom- posé, d'argile, de terre arable qui, entraînés sur ces pentes par les eaux pluviales, ont fini par les recouvrir et donner prise à la végétation dont elles sont aujourd’hui revêtues ; voilant ainsi la trace du passage de ce grand courant qui dénuda l’écueil de Molinchart. J'ai pris de ce singulier monument géologique une ébauche à l'huile, dans l’exécution de laquelle, sans re- chercher l'effet, je me suis piqué d’exactitude. Je rappelle que cette partie a près de 80 pieds d’élévation. Je la mets sous VOS YEUX. Je dois encore signaler, non à la science, mais à la cu- riosité, comme un fait bizarre, la singulière disposition des accidents de cristallisation d’un éclat de grès tiré de la base du groupe en question. Cet éclat, qui formait une parroi intérieure d’un grès brisé en 4848 , a 0, 80 cent. de haut sur 0,50 de large ; il sert actuellement de borne à une porte de ferme. Ma vue s’y arrêta, croyant y remarquer les traces d'un ciseau artistique du moyen-âge. Maïs je pus me con- — 399 — vaincre que cette sculpture était une œuvre naturelle de cristallisation, dont j'ai retrouvé des traces sur divers blocs de l’écueil. Joffre à vos regards un dessin de cette pierre, d’une rigoureuse exactitude (1). Je me propose, l’année prochaine, d'explorer plus atten- tivement ces lieux si dignes d’études géologiques. Et s’il m'était permis de penser que ma communication ait pu vous offrir quelque intérêt, je chercherais par des études plus sérieuses à les compléter. (4) Voir les planches à la fin du volume. ON ur re vor guiete roMinest sont lespoutie dif vüutas glabrons ; * dontinseonpheranperfcietls Tarméé do Store dévork- posé, d'araile, de terréarable qui, catininpir-ces pates - parles otitx pluviales, ont fini pr lavrocrrinetaditiner : prise à la végétation dont nes sonkaujotodthut seat; Mesa er prpène das serai coma qui idee RARE A A an à tie Maé ta ondté rene et TT Miaère, La de: * athlte she tatathfeyetirin dd etat de gta tiré 48 La Die Ed grope do ganstiout Cnt-dntai , qui Mirail vos prérévi natériete d'age bib en 184 , a G, Bb sent. de Kyubbur 14046 bte LEE sert ncfileun erit de né R tuto phrée. de lors, Ma: qu spam any ont y relhtriquai ke tratshi d'un césra artistique défie DTA Mais je-pis me.gaft "u KT NP n CS ES l'US ON, / DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. l'Abbé BERTON. A L'ACADÉMIE D'AMIENS. { Séance du 9 Juillet 1858. ) MESSIEURS , Permettez-moi de vous remercier, tout simplement, de l’honneur que vous m'avez fait en m’appelant au milieu de vous. J'aurais voulu remplir ce devoir en termes plus re- levés; mais si mes paroles sont trop au-dessous de la fa- veur dont je suis l’objet, veuillez croire que je l’apprécie à sa juste valeur. Je m'en croyais tellement indigne , que je ne l’ai point recherchée. Et en effet, messieurs, si je ne puis parler dans cette enceinte de l’importance que doit l’Académie aux membres qui la composent, je puis bien dire que le titre seul, qu’elle s’est choisi, lui est une recommandation suffisante. Les sciences, qui expliquent à l’homme ce vaste univers; l’a- griculture, ce premier ministre de la Providence dans la production du pain de chaque jour; le commerce, qui va chercher sur toutes les plages de quoi satisfaire nos besoins 26. — 402 — et nos fantaisies, et qui, justement fier d’une mission plus haute , fraie la voie aux conquêtes pacifiques de la vérité; les lettres, qui éclaircissent les problèmes de l’histoire, et'qui, non moins agréables qu'utiles, nous font goûter les jouissances, je devrais dire les délices du beau lan- gage; les arts, qui contraignent les sons, les formes et les couleurs, à exprimer tout ce que l’homme peut sentir; la poésie surtout, le premier des arts, elle qui sait égaler, surpasser même, en éclat et en puissance, le pinceau et le burin: tel est, messieurs, le programme de vos travaux. Certes, il semble vaste, et pourtant, il ne montre pas au premier abord tout ce qu'il recèle. Oui, dans le titre de l’Académie, quelque développé qu'il soit, il y a des mots sous-entendus. Vous en donnez aujourd'hui, Mes- sieurs , une preuve manifeste; car en portant vos suffrages sur un homme qui s'occupe surtout d’études philoso- phiques , vous déclarez implicitement que la philosophie n’est pas en dehors de votre cadre. Et en effet, comment pourriez-vous négliger la philosophie , supérieure qu’elle est à toutes les sciences humaines , et logiquement anté- rieure à la science même des vérités révélées. Ce n’est pas tout : en ouvrant vos rangs à un théologien, qui n’a guère pour le recommander que le caractère sacré dont il est revêtu, ou qui, du moins, est bien inférieur, au point de vue scientifique, à beaucoup de ses confrères , vous pro- clamez assez clairement qu’il n’est point de science com- plète sans la science du dogme catholique, et vous annon- cez le désir de participer , autant qu’il est en vous, à cette renaissance chrétienne qui sera, devant la postérité , l’une des gloires de notre siècle. Maintenant , Messieurs, avant de traiter, selon l'usage, une question qui ne sorte pas de ma spécialité, je me vois — 403 — forcé de réclamer votre indulgence , ne pouvant, faute de temps, vous offrir qu’un aperçu assez informe de mes der- nières lectures sur la démonstration philosophique de la création. Il est reconnu que la démonstration théologique s’appli- que non-seulement aux mystères, mais encore aux vérités religieuses de l’ordre naturel. Peut-on admettre qu’en re- tour la démonstration philosophique ou rationnelle , pos- sible incontestablement pour les vérités compréhensibles, n’est pas absolument inapplicable aux mystères? On le peut et on le doit. La raison nous enseigne que l’impossi- bilité de comprendre une vérité n’entraîne pas toujours l'impossibilité de la démontrer, car la démonstration a pour terme le motif, c’est-à-dire, l’extérieur de l’objet, tan- dis que la compréhension en pénètre l’essence. Ici d’ail- leurs se présentent d’elles-mêmes à la mémoire les belles démonstrations de la Trinité par Richard de St-Victor au x11° siècle, et par Mastrofini au xix*, pour ne rien dire d’une foule d'ouvrages du même genre. Mais en quoi consistent les démonstrations philosophiques dont les vérités surnatu- relles sont susceptibles? On peut, ce me semble, les diviser en trois classes. Dans la première , je place la réfutation des objections, démonstration purement négative et insufti- sante, mais nécessaire. La deuxième classe est ce que je demandela permission d'appeler la démonstration positive in- directe. La raison peut faire voir que chaque mystère est la solution d’un problème qui se pose, bon gré, mal gré, devant Pesprit humain ; elle peut faire voir ensuite que toutes les autres solutions de ce même problèmesont insoutenabies, et enfin, qu'entre ces solutions démontrées fausses, et la solu- tion incompréhensible enseignée par l'Église, il n’y a pas de milieu. Quand cette démonstration réunit les trois carac- 26* — 404 — tères qui viennent d’être indiqués, elle est rigoureuse. Nous l'avons appelé positive, parce qu’elle conelut à la vérité du mystère, et non plus seulement à la faiblesse des objections; elle est toutefois indirecte , parce qu’elle pro- cède par voie d'élimination. La raison ne peut-elle aller , relativement aux mystères, jusqu’à la démonstration positive directe, qui constitue la dernière des trois classes que nous avons distinguées ? Ré_ pondons sans hésiter qu’elle le peut; mais , pour restrein- dre notre aflirmation à ce qui est tout-à-fait certain, ne parlons pas ici d’une démonstration rigoureuse. La dé- monstration positive directe, relativement aux vérités sur- naturelles, consiste à montrer qu’elles ont avec l’ordre na- turel des analogies profondes , qu’elles s’enchainent admi- rablement les unes aux autres, qu’elles jettent un grand jour sur les notions fondamentales de la philosophie, par exemple sur les idées de nature , de personne, d'essence, d'accident, de genre et d’espèce; enfin, que si elles sont in- compréhensibles, laraison, appuyée sur la foi, peut les con- cevoir tous les jours de plus en plus, et en tirer par une méditation persévérante , des aperçus qui forment la por- tion la plus précieuse des trésors scientifiques amassés avec les siècles par le genre humain. S'il faut maintenant appliquer ces principes au dogme de la création, et réfuter d’abord les objections qu’on lui oppose, voici la première qui se présente. Dieu, dit-on, n’a pu créer sans être soumis à un changement incompa- tible avec la nature de l'infini. Car si le monde a com- mencé , Dieu a été non créant, puis créateur, ce qui sup- pose en lui non-seulement suceession, mais modification. M. de Pressy, évêque de Boulogne au dernier sièele , et au- teur de travaux philosophiques remarquables, a essayé SN 2 en vain de résoudre cette objection, parce qu’il a com- mencé par en admettre le principe, en accordant que la création suppose en Dieu une durée et un changement. C’est précisément ce principe qu'il faut renverser. Dieu pouvait sans doute ne pas créer. Mais dans l’hypothèse de la création , Dieu ne pouvait être un seul instant sans créer, par cette raison toute simple que l'éternité ne forme qu’un seul instant indivisible. Le priusquam mundus esset de l’E- vangile , est une manière de parler qu'il ne faut pas pren- dre au pied de la lettre. Dans le sens qui vient d’être indi- qué , on peut dire que la création est éternelle ; on le doit même , sous peine de heurter, non les définitions de l’E- glise qui abandonne à nos disputes cette question philoso- phique , mais les idées les plus claires de la raison. En deux mots, autant la foi nous oblige de croire que le monde n’est pas éternel, autant la raison nous enseigne clairement que Dieu, s’il crée , ne peut créer qu'’éternellement; que, par conséquent, dans le fait, Dieu n’a jamais été sans créer; que , pour la même raison, les actes multiples qui sont la conséquence de la création sont simultanés en Dieu, bien qu'ils soient successifs par rapport à nous, et qu’ainsi le dogme catholique ne suppose en Dieu aucun changement. Une deuxième objection a été formulée par M. Jules Si- mon, dans son livre de Za religion naturelle : «IL est très- clair , dit-il, que Dieu se suflit à lui-même. Il est également clair qu’il a la plénitude de l'être. S'il a la plénitude de l'être, s’il est impossible qu'aucune réalité lui manque, comment y a-t-il de l'être en dehors de lui? Aussitôt que Dieu n’est pas seul, on peut, par la pensée , ajouter à Dieu quelque chose, et par conséquent augmenter Dieu , ce qui est absurde. » M. Roux-Lavergne a spirituellement réfuté cette objection , en montrant que des principes de M. Jules — 406 — Simon on devrait conelure la légitimité d’une foule de rai- sonnements puérils , de celui-ci par exemple: « Ampère était un grand mathématicien, et de son temps, comme aujourd’hui, il y avait des maîtres d'école qui savaient ad- mirablement les quatre règles. La science d'Ampère était une réalité, et celle des maîtres d’école en était une aussi. Donc, on aurait pu faire à la science d'Ampère autant d’ad- ditions réelles qu'il y avait alors de provisions arithmé- tiques dans le cerveau des maîtres d'école. » Quant à M. Cousin, tout en admettant en apparence la création, il attaque la notion chrétienne de ce dogme, quand il prétend que la créature est non-seulement pos- sible , mais nécessaire. Système qui, indépendamment de son opposition à la liberté divine, peut se réfuter en un seul mot. Car une des idées les plus claires de lPesprit hu- main, c'est l’idée du possible pur, c’est-à-dire , des êtres qui peuvent exister et qui n'existent pas. Or, M. Cousin supprime cette idée, en supposant que Dieu fait nécessai- rement tout ce qu'il peut faire. La démonstration positive indirecte de la création se fait en réfutant l’atomisme , le panthéisme et le système de l'éternité de la matière. Est-ce là une démonstration phi- losophique rigoureuse ? Quelques mots sufliront pour éta- blir l’affirmative. Quel est le problème dont le dogme d’un Dieu créateur est la solution ? Ce problème, c’est la COExIs- TENCE du fini et de l'infini. Or, si l’on n’admet pas que l’un de ces deux termes a produit l’autre substantiellement, il n’y a que deux manières de résoudre le problème de leur coexistence : il faut dire ou que cette coexistence est éter- nelle, ou qu’elle est imaginaire. Ceux qui prennent ce der- nier parti, c’est-à-dire ceux qui rejettent la réalité de la coexistence du fini et de l'infini, ne peuvent se diviser — À07 — qu’en deux classes , car ils doivent nécessairement sacrifier l’un ou l’autre de ces deux termes qui leur paraissent in- compatibles. Il ne peut donc y avoir, sur le problème en question, que trois solutions hétérodoxes : 1° La coexis- tence éternelle du fini et de l'infini, qui constitue le système appelé kylozoisme ; % l'existence unique de l'infini, qui est le fond des diverses nuances du panthéisme; 3° et l’exis- tence unique du fini, qui n’est autre que l’atomisme. Donc l'esprit humain étant placé dans la nécessité logique de choisir entre le dogme de la création et les trois systèmes qui viennent d’être énumérés , il est clair que la réfutation de ces trois systèmes est une démonstration rigoureuse» quoiqu'indirecte , de la création. Nous ne nous arrêterons pas à combattre en règle ces trois erreurs. Pour présenter, même en raccourei, le ta- bleau des preuves que leuropposentles docteurs chrétiens, il faudrait un long discours; et ce tableau d’ailleurs se trouve dans beaucoup de manuels classiques, tandis que: les preuves directes auxquelles nous avons hâte d’arriver sont moins connues. Notons seulement, au sujet du pan- théisme , que l’émanation remplace à la fois dans les cultes païens l’incarnation et la création. Il y a plus : les dogmes si divers de la Trinité, du péché originel, de l’Incarnation, de la Rédemption, de la création, de l’immortalité de l’âme , se trouvent tous remplacés dans la plupart des re- ligions païennes par la même erreur, c’est-à-dire par les métamorphoses d’un Dieu tombé qui, immobile en lui-même, se dégrade etse développe par toutes les transformations du monde fini. Par une confusion semblable, la création et la cosmogonie ne font qu’un dans les religions païennes. Pour expliquer l’origine des choses, elles ne distinguentpas entre le fait de la production des êtres et le comment de leur orga- — 408 — nisation. Au contraire, dans la doctrine chrétienne, La création Ex NIHILO et l’œuvre des six jours sont deux choses complètement distinctes. Et, en effet, la raison nous dit qu'il y a un abîime entre le passage des êtres finis de la pos- sibilité pure à l'existence réelle , et leur passage de l’état in- forme à une organisation définitive. Sur tout ce qui concerne la conception païenne du Dieu créateur, on lira avec fruit un travail publié par le baron d’Eckstein dans le Correspondant de juillet 1854. Quant aux philosophes modernes qui ont ressuscité le panthéisme, le plus original est sans contre- dit Hégel, qu’a réfuté le célèbre philosophe espagnol Balmès, dans ses Lettres à un sceptique, ouvrage peu connu encore et traduit récemment par M. Bareille. Hégel, on le sait, avait la prétention de déterminer 4 priori les lois du monde physique, au moyen de la théorie qu'il substituait à la création. Mais l'observation lui donna parfois de cruels démentis. « À peine, dit Balmès, venait-il de démontrer @ priori qu'il ne pouvait exister aucune planète entre Mars et Jupiter, que, précisément dans la même année , le célèbre astronome Piazzi lui jouait le mauvais tour de découvrir Cérès. » Nous regrettons de ne pouvoir citer plus longue- ment cet écrit de l’auteur espagnol. Nous arrivons enfin aux preuves directes de la création. La première est tirée de la nofion de contingence. Toutes les écoles de philosophie reconnaissent aujourd’hui qu'il est contradictoire d'admettre un être fini sans commencement. Or, la création est une conséquence de ee principe; ear la création n’est autre chose que le commencement de la subs- tance finie. Nous n’essaierons pas d’énumérer toutes les preuves que l’on donne pour établir que tout être fini a dû commencer. L'une des principales consiste à dire que l’être ni, par là même qu'il est contingent, c’est-à-dire indifté- 2400 rent de sa nature à exister ou à ne pas exister, ne peut exis- ter à moins que quelque chose ne le détermine à l'existence plutôt qu’au néant. On trouvera cet argument développé dans M. de Pressy sous une forme géométrique. Nous essaie- rons peut-être de montrer ailleurs en quoi il laisse à désirer. Une seconde classe de preuves directes comprend celles qui ont été données par saint Thomas et paraphrasées par le P. Ventura. Elles sont au nombre de cinq ou six, et dé- gagées des formules péripatéticiennes qui les enveloppent, elles peuvent se réduire à cet argument: De même que l’homme agit humainement, humano modo, de même les actions de Dieu doivent être divines , c’est-à-dire infinies. Or, elles ne peuvent être telles dans leur objet externe; elles doivent donc l’être dans leur mode, en faisant passer le fini de la possibilité à l'acte. De manière que la distance infinie entre le néant et l'être, qui est objectée quelquefois contre le dogme de la création , est précisément ce qui prouve que Dieu a tiré les choses du néant; car sans cela son action n’eüt pas été digne de Jui. Ecoutons maintenant quelques philosophes modernes qui ont émis sur la création des vues neuves et profondes. Balmès, dans sa Philosophie fondamentale, traduite par M. Manec {(t. 11, c. 12), exprime ainsi une considération que l’on trouve déjà dans M. de Pressy : « Dieu veut et l’u- nivers sort du néant; à ceux qui disent : Comment le com- prendre? je réponds : L'homme veut et sa main se lève. Le comprenez-vous... Un être intelligent veut, un fait se produit : où est le lien?... image bien pâle, bien incom- plète, mais vraie de la création. » Le même auteur indi- que dans un autre endroit du même ouvrage une considé- ration d’une portée plus haute : «Selon certains philoso- phes, dit-il, l’homme n’a nulle idée de la création, d'où , — 10 — sans le vouloir, ils arrivent à cette conclusion, qu'il n'a point l’idée de cause. Le mot création exprime l'acte par lequel une substance passe du non être à l’être, en vertu de l’action productrice d’une autre substance. J’ose aflir- mer que c’est là l’idée de causalité à sa plus haute puis sance, à savoir, l’idée de cause appliquée à la production de la substance... Donc l’idée de création n’est pas une idée nouvelle, une idée au-dessus de l'intelligence humaine, mais la perfection ou le plus haut degré d’une idée com- mune à l'humanité tout entière. » L’aperçu qui précède avait été exprimé plus clairement encore par Gioberti, avant que Balmès l’eüt indiqué dans sa Philosophie fondamentale. Voici, en effet, ce que nous lisons dans l’/ntroduction à l'étude de la philosophie, qui est le chef-d'œuvre du philosophe italien, et qui a été deux fois traduite en français ; la première fois en quatre vo- lumes , par M. Alary, de Moulins ; la seconde, par M. l’abbé Tourneur, curé de Sedan. Cette seconde traduction est de beaucoup la meilleure ; elle n’a que trois volumes. « La cause, dit Gioberti, dans sa signification simple et absolue, est première et efficiente.… Or, la cause première et efficiente doit être créatrice, parce qu: si elle n’était pas telle, elle ne pourrait possèder ces deux propriétés. Elle ne serait pas première, si elle tirait d’ailleurs la substantialité de l'effet produit; elle ne serait pas efi- ciente, si elle la contenait en elle-même , et qu’elle la pro- duisit au dehors comme formatrice et non comme créatrice. On a raison d'appeler l’homme cause efficiente, non pas de substances, mais de modes, et cependant il n’est pas créateur, même relativement aux modes, parce qu’il les produit comme cause seconde , par une vertu qu’il tient de la cause première. L'idée de création est done insépa- : = Ai — rable de celle de cause, prise dans un sens absolu. Et comme l’idée de cause constitue un des premiers principes de la raison, il s’ensuit que le concept de création doit être rangé parmi les idées les plus originelles et les plus claires de l'esprit humain. » Cette considération se retrouve fort développée à l’article Création du Dictionnaire d’Apologétique, publié par M. Jé- han; mais M. Jéhan a oublié d’avertir qu’il citait M. Laforêt, professeur à l’Université de Louvain; et M. Laforêt lui- même, dans son livre sur les dogmes chrétiens, aurait bien fait d’avertir qu'il n’était que l’écho de Gioberti. Du reste , loin de nous la pensée de rabaisser le mérite de l'écrivain belge , dont le beau livre n’a pas été apprécié à sa juste valeur par certaines revues françaises. Nous re- connaissons même qu'il a réussi à mettre dans un nouveau jour l'aperçu que nous avons cité en dernier lieu, et dont la philosophie chrétienne est redevable à Gioberti. Mais il est une autre considération qui a été inspirée par le même Gioberti à M. Laforêt, et que celui-ci a essayé avec moins de bonheur , ee nous semble , de présenter sous une forme qui lui fût propre. Nous voulons parler de l'impossibilité de connaître une substance finie, quelle qu’elle soit, sans l’idée de création. Il suffit de parcourir l’/ntroduction à l’é- tude de la philosophie, par Gioberti, depuis la p. 191 du t. 11 jusqu'à la p. 224 (trad. Alary), pour s'assurer que M. Laforêt a puisé là cette dernière preuve. Mais qu'il est loin d’avoir reproduit dans son analyse toute la force de l'original ! Nous eraindrions d’échouer à notre tour, si nous essayions de résumer en quelques lignes ces sublimes aperçus. C’est dans l’auteur italien lui-même qu'il faut les lire. Les égarements de ses dernières années ne doivent pas nous faire méconnaître la supériorité de son génie. Nuk — 49 — n'aura la patience de le suivre dans son vol hardi sans être saisi d’admiration pour ce coup-d’œil d’aigle qui pénètre les arcanes des sciences spéculatives, avec une puissance dont ce siècle n’a pas vu d'autre exemple. C’est dans son chef-d'œuvre qu'il faut voir avec quelle profondeur, par- tant non de l’idée du contingent ou de celle du possible, mais de l’idée de l'infini, il prouve que /a perception directe que l’homine a du monde et de lui-même , est l'intention assidue d’une création continuelle. Trait de lumière, dont l’appari- tion fera époque. En effet, l'intelligibilité des êtres finis est un des plus dificiles problèmes de la philosophie. Male- branche avait essayé de le résoudre par son système de la vision en Dieu, exagération d’une doctrine professée par saint Thomas, et d’après laquelle l’intelligibilité est quel- que chose de plus parfait que l’éntelligence, d’où il suit ri- goureusement qu'un être non intelligent ne peut être in- telligible, ou, en d’autres termes, ne peut être l’objet d’une perception immédiate. L'école écossaise a réfuté cette doc- trine avec une rigueur et avec une clarté qui ont obtenu un acquiescement à peu près unanime. Balmès seul, dans sa Philosophie fondamentale, et quelques modernes défenseurs du éhomisme , ont essayé de réchauffer l’opinion déracinée par la logique de Reid, Gioberti admettant, contre Male- branche et les scolastiques , la perception immédiate des corps, et voulant cependant trouver la raison de cette vé- rité, soutient que les êtres finis sontintelligibles, non dans la substance infinie , mais dans une action de l’Etre infini, dans l'acte créateur, lequel est contemporain de chacun des instants de l'existence du monde. I se trouve ainsi conduit à donner une preuve de la création en exposant les lois de la connaissance. Il résout en même temps le grand pro- blème du principe d’individuation, qui a tant occupé les es- prits dans tout le cours du moyen-âge. Il fait plus, il af- — A3 — firme , il prouve, en quatre volumes qui n'étaient que la préface de l'ouvrage qu’il méditait , il prouve , dis-je, que la philosophie tout entière repose sur le dogme de la création , et non-seulement la philosophie, mais toutes les sciences, dont il marque les rapports et la filiation rationnelle dans une magnifique esquises d'arbre encyclopédique. Les aperçus philosophiques sur la création qui viennent d’être indiqués sont tous tirés , soit des phénomènes de la volonté humaine, soit du jeu de nos facultés intellectuelles. On en pourrait tirer d’autres des instincts, des penchants irrésistibles que l’homme apporte en naissant. Nous en trouvons un exemple dans une belle page de Balmés, qui terminera ce travail; elle est extraite d’un ouvrage dont nous n’avons rien dit encore, de ses Mélanges (t. 11, p. 104) , traduction de M. Bareille : « Chose étonnante ! le travail, c’est-à-dire ce qui nous » appartient réellement en propre, ce qui est un acte de » notre volonté, la seule chose où nous ayons un véritable » mérite ef qui ne soit pas un don de la nature, le travail, » pour utile, pour méritoire qu'il soit, n'obtient jamais » de nous le même degré d’admiration que la fécondité » d’un talent naturel; et cette observation s'applique aux » actes les plus communs de la vie, aux sentiments les plus » spontanés et par là même les plus vrais de notre cœur. » Cet enfant, disons-nous, est fort avancé, très-appliqué, » très-studieux... Celui-ci est doué d’un talent extraordi- » naire, il lui suffirait de vouloir pour l’emporter sur tous » ses condisciples. La première parole est un éloge donné » à l’application; la seconde, un hommage rendu à la » nature. Quel est néanmoins celui des deux enfants qui » s’en trouve le plus flatté ? La différence est bien palpable : » tandis que l’un recoit avec froideur , avec une sorte de — A4 — dégoût même, le témoignage qu’on croit devoir Jui rendre, l’autre le reçoit avec un bonheur visible , avec une orgueilleuse avidité. L'homme se plaît de la sorte à sacrifier le mérite laborieux à l'éclat d’un talent sans travail et sans mérite. C’est là sans doute une apprécia- tion déraisonnable et capricieuse, pleine d’orgueil et de vanité, mais qui montre cependant la grandeur et la noblesse de notre âme, l’immensité de ses désirs , son incomparable supériorité par rapport à toutes les choses de la terre , la sublimité de ses instincts, lors même que ces instincts s’égarent dans leur application et leur objet. Nous sommes tous portés à cacher aux autres la peine et les sueurs que nous coûtent nos productions ; nous avons tous au fond du cœur la mystérieuse ambition de nous rapprocher en quelque chose de cette force créatrice qui disait : Que la lumière soit, et la lumière fut. » Telles sont, Messieurs, les principales considérations qu'a suggérées aux écrivains catholiques le dogme de la création. Plusieurs motifs nous faisaient une loi de ne pas pousser nos investigations plus loin, et de nous borner au rôle de rapporteur. Toutefois , si nos pressentiments ne nous trompent point, la philosophie chrétienne n’a pas dit son dernier mot sur la création. De ce dogme , étudié tous les jours avec plus de patience et avec plus d’ardeur, jail- liront encore quelques-unes de ces clartés rénovatrices, première récompense d’une foi résolue, et prélude de ces clartés suprêmes , dont l'espérance est pour nous ici-bas un devoir et un soutien. MA CAPTIVITÉ, Vers lus à l'Académie, Dans sa Séance du ?S Janvier 1859. Par M. A. BREUIL. Rassure-toi, lecteur, jamais un tribunal Contre moi ne rendit un jugement pénal, Et jamais autrefois ma jeunesse gaillarde Ne me valut l’affront du triste corps-de-garde. Pour savoir le secret de ma captivité, Suis-moi dans un château de la Franche-Comté. La dame châtelaine, une veuve charmante, Depuis un mois bientôt, sans trêve, me tourmente, Pour que je me décide à rimer quelques vers Sur un album splendide, où ses amis divers, En galants madrigaux, ont chanté ses louanges. J'aime peu les albums, littéraires mélanges, Composés par de bons et de méchants auteurs, Dont le hasard a fait des collaborateurs. L'album pour moi ressemble à l’écrin où l'actrice Range la perle fine et la perle factice , L'or et le similor, son terne imitateur ; Le plus pur diamant et le strass imposteur. Si je ne prétends pas sur l’immortelle page Où Lamartine écrit placer mon griffonnage, — A6 — Je ne veux pas non plus sur le même vélin, Me fourvoyer auprès d’un nouveau Trissotin , Qui, pensant que son vers a des grâces exquises , De boudoir en boudoir colporte des sottises. — Mais la dame, insensible au meilleur argument, M'a pressé ce matin un peu plus vivement. « Monsieur, m’a t-elle dit, vos retards sont indignes ; Faut-il tant de façons pour tracer quelques lignes, Quand on a, comme vous, le talent, le loisir, Et qu’une femme enfin vous exprime un désir ? Elle osait espérer une amitié plus tendre. Arrière vos raisons ! je n’en veux point entendre, Pour me persuader tout effort serait vain ; Vous rimerez, monsieur, ne fût-ce qu'un quatraiml! » — « Quoil me suis-je écrié, dites un mot, ma plume Au lieu de quatre vers va produire un volume. Combien vous accusez mon cœur injustement | Que j'évite l'album, et je fais le serment D’écrire nuit et jour un livre qui révèle Vos attraits enchanteurs et mon culte fidèle. S'il vous plait de me voir brillamment imprimé, Je vais trouver Lévy , l'éditeur renommé ; Sans m'avoir lu, bien vite il lance une réclame, Et prodigue l'éloge à mon style plein d'âme ; Mes amis des journaux , enchérissant sur lui, M'offrent du feuilleton le nécessaire appui; Le public à leur prose alors se laissant prendre, Court acheter mes vers, brochés en couleur tendre, Et votre nom si doux, que la muse a chanté, S’élance avec le mien à l’immortalité ! » — Riez et plaisantez, reprend ma belle hôtesse, Ajoutez l'ironie à votre impolitesse : = Je veux, aujourd'hui même arrivant à mon but, Vous faire de lalbum acquitter le tribut ; Je suis, vous le savez, opiniâtre et fine, Et ce n’est pas pour rien qu'on m'appelle Rosine! » — Sans vouloir écouter un plaidoyer nouveau, Du jardin elle fuit pour courir au château ; Mais dans sa chambre ensuite on la voit reparaitre, Sur le balcon fleuri qui borde la fenêtre. « Voyez-vous, me dit-elle, en touchant une fleur, Ce cactus empourpré ? quelle riche couleur ! Pour le plaisir des yenx non seulement il brille, Î parfume encore air d’une odeur de vanille : Si vous voulez le voir, il est dans sa beauté. » A cet appel je cède avec docilité ; Mais pendant que la fleur tient ma vue attentive, La perfide Rosine, à pas de loup, s’esquive, Et m'enferme en criant: « mon cher poète, adieu ! Travaillez, méditez, de la verve, du feu! Vous trouverez l’album ouvert sur une table; Votre chambre d'étude est d’ailleurs confortable : Que pourriez-vous encore alléguer, prétexter ? Quand la cage lui plait, l'oiseau doit y chanter. » — Que faire? me fâcher de cette espiéglerie, Gémir de ma contrainte? il vaut mieux que j'en rie, Et qu’enfin subissant la peine de l'album, Poète résigné, j'écrive mon pensum. Mais visitons d'abord ma prison, ma bastille : Sur lhonneur, on n’en vit jamais de plus gentille ; Que de gens, pour jouir de ma captivité, Abdiqueraient gaiment leur triste liberté! Voici les murs coquets tendus de damas rose, Et le trop large lit, où, seule, se repose, 21. — A8 — Sous les rideaux brodés, notre veuve aux doux yeux: Des bronzes, des coffrets, des vases merveilleux : Puis {ous les jolis riens, que, d’une main légère, Les dames avec goût rangent sur l’étagère ; Enfin, pour dominer ces meubles éclatans, Le portrait au pastel de Rosine à vingt ans. Après un lustre entier qui s’ajoute à cet âge, Le modèle west pas éclipsé par l’image, Et même, j'en suis sûr, les cinq ans révolus Au modèle ont donné quelques grâces de plus. De sa taille autrefois j’admirais la finesse : On ea vante aujourd’hui l’expressive noblesse ; Son visage, à vingt ans, était doux, délicat, Et la seule fraicheur lui donnait de l'éclat : Aujourd'hui dans ses yeux son esprit étincelle. Rosine était jolie: à présent elle est belle! Avec cette beauté qui charme les regards, Sa fortune placée à l'abri des basards, - Et son joli château couronnant la vallée, Elle ne peut rester longtemps veuve, isolée... Si son cœur pariageait un jour le sentiment Qui fait battre le mien si fort en ce moment, Si..... mais dans le jardin je crois que j'entends rire ; Rosie s’y promène avec maitre Lahire, Le notaire du bourg, et ses yeux indiserets Ont désigné la chambre où je suis aux arrêts. Ab! c’est sur ma prison que leur gailé s’épanche : Tant mieux ! sur cet album je prendrai ma revanche ; Hs entendront tous deux les vers du prisonnier, Et vira bien, ma foi, qui rira le dernier! À Madame de **“* « Ma prison est charmante, et, captif volontaire, Pour Pha'iter tonjours je tombe à vos genoux : — 419 — Voyez: mon bon Génie amène le notaire, Qui, par certain contrat, doit n’enchainer à vous. Ah! ne refusez pas à l’homme qui vous aime L’éternelle: prison , qu’il saura mériter ; Joignez à vos bontés une faveur suprême : Quand la cage lui plait, loiseau doit y rester. » Lorsque au bas de ces vers j'ai mis ma signature , Penché sur le balcon, j'en fais une lecture Que Rosine parait écouter sans chagrin ; Le notaire prudent l’observe d’un air fin; « Si madame à besoin, ditl, de solitude Et de réflexion, je vais à mon étude.... » — «Non, non, restez, Monsieur, dit-elle, j’enverrai Prendre chez vous... — « quoi donc? » — « mais, du papier timbré. » — Le contrat est signé, lecteur , et je l'invite À ma noce, qu’on va célébrer au plus vite. Le violon est prêt, le soir on dansera, Et même sur l’album tout poète peurra En l'honneur des époux rimer lépithalame , Sans être toutefois enfermé par madame, Car moi, chef reconnu de la commurauté, Jaurai soin qu’on ne géne en rien sa liberté! Amiens. — Hnp. V* HERMENT, place Périgord, 3. a opus AE Are pe ue pe _ ta A Lt je ic à dt: Le re Lei, \ | Brit nb\viin | su ve Ne : bi ECTTE 25 0 d | ait NE | Hi NN 2° nie PA à er L fe Airis dy Te » EURE thol ASE Ve! LL Tan Fr TUE. iiaix À He Wide ne LA 7 LAON 4 à op MÉMOIRES DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, BELLES-LETTRES, ARTS, AGRICULTURE ET COMMERCE DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME. ANNÉE 1859-1860. TROISIÈME LIVRAISON. RE ET 2AUTIUDADA tra ARTS epaine éa | ca a ar a | | amet sam | DISCOURS D'OUVERTURE. PRONONCÉ Par M. Charles J. HUBERT, Directeur de l’Académie, DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 21 AOÛT 1859. MESSIEURS , La France compte aujourd’hui dans ses départements, sans y comprendre celles de la capitale, près de cent- quarante compagnies savantes dont le Gouvernement a approuvé les statuts. Toutes poursuivent le même but, le perfectionnement humain, mais avec des moyens inégaux pour l’atteindre ; et elles diffèrent plus ou moins les unes des autres dans leur organisation, suivant le plus ou moins de différence entre les caractères, les tendances, les ressources et les besoins intellectuels des contrées où elles sont établies. Parmi ces sociétés , il en est plusieurs qui ont adopté la même dénomination, parce qu’elles sont organisées de la même manière, D’autres au con- traire en ont une qui est propre à chacune d'elles, et notre Académie est du nombre de ces dernières. Celle qu'elle a adoptée représente avec exactitude la nature et la diversité de ses travaux. Cependant cette dénomination a 28* nn. paru à certains critiques quelque peu ambitieuse et exa- gérée. Comment, se sont-ils dit, l’agriculture, les sciences, la littérature, le commerce et les beaux arts peuvent-ils, sans se choquer et s’entreheurter, trouver place dans l’é- troite enceinte d’une Académie de province , qui les réunit tous dans le titre dont elle se pare ; et ensuite comment réunir dans une même action et assujettir à un mouvement régulier et harmonique toutes les capacités diverses, toutes les spécialités qu’un pareil titre suppose ? Jamais nulle autre société savante n’a étendu et multiplié à ce point ses attributions. L'Institut de France lui-même, ce premier corps savant de l’Europe, n’embrasse pas tant à la fois. Il se divise , il est vrai, en cinq classes, c’est-à- dire en cinq académies ; mais ces classes sont indépen- dantes et distinctes ; elles fonctionnent isolément , dans leurs sphères respectives et déterminées , et elles ne se réunissent guère qu'une seule fois chaque année , le jour de leur séance publique. Et quels rapports, en effet, peut-il y avoir entre le travail de l'artiste, par exemple, et celui du commerçant, entre le savant et l’agriculteur, entre l’agriculteur et le littérateur ? Comment peuvent-ils s’éclairer et se seconder par de mutuelles lumières, disons mieux, se comprendre, se juger, s’apprécier les uns les autres, avec des goûts et des habitudes d’esprit si peu semblables , et dans des genres tout-à-fait incompatibles ? Ainsi s'expriment, Messieurs, les critiques dont je viens de parler. Pour répondre à leurs observations, qu’il me soit permis de faire voir que l’Académie n’a point étendu son domaine et son horizon au-delà des bornes naturelles et raisonnables, et que, loin de se repousser ou de s'ex- clure , toutes les branches qu’elle s’est imposé la tâche de cultiver se rapprochent , se confondent en un seul et même faisceau, et se tiennent par des liens communs. Les deux branches qu’on s’étonne le plus de voir figurer ensemble dans le système de nos travaux, ce sont l’Agri- culture et la Littérature. Mais d’abord, une société qui a pour but la plus grande utilité du pays, doit-elle refuser une place, je dirai même la première place, à l’Agricul- ture , cette mère nourricière des peuples, cette première dispensatrice de la vie et du bien-être social ? « Celui qui » fait pousser deux brins d'herbe, a dit Swift, là où il » n’en venait qu'un seul, a plus fait pour l’humanité que » le conquérant qui a gagné vingt batailles. » En second lieu, en cherchant le bien-être matériel de l’homme, faut-il s’interdire de songer à son bien-être moral; et n’existerait-il aucune confraternité entre celui qui cultive la terre et celui qui cultive les lettres ? La mission d’une Société agricole c’est de contribuer à l’instruction des cul- tivateurs, en leur proposant les procédés et les amélio- rations qu'ils ignorent, c’est de populariser les bonnes méthodes de culture , de propager les découvertes récentes contre lesquelles s’arme l’aveugle routine ; c’est de triom- pher de l’incrédulité et des préjugés , d’autant plus rebelles et opiniâtres, que les moyens qu’on leur présente sont plus puissants et plus nouveaux. Mais les méthodes et les conseils ne valent et ne portent de fruits, qu’autant qu'on a su les présenter de manière à les faire accepter; et le fond , pour être bien goûté, a souvent besoin de l'attrait de la forme. Sans doute un traité d’agronomie ou un mé- moire quelconque sur cette matière n’a pas besoin d’être couvert des fleurs d’une rhétorique prétentieuse, et rejette les futiles ornements. Ce qu'il faut ici avant tout, c’est la clarté et l’exactitude ; mais ces qualités du style, plus rares qu'on ne le pense, les trouvera-t-on toujours sous la plume inexercée et aventureuse d’un homme illettré ? Per- dront-elles d’ailleurs de leur effet et de leur valeur par leur — 4926 — association avec la dignité et la noblesse ; et la matière elle- même y perdra-t-elle de son importance et de son intérêt? Nos plus grands théoriciens modernes , en fait de science agronomique , les Olivier de Serre , les Jacques Valsères, les Lecouteux, les Léonce de Lavergne, les Gasparin ne sont pas seulement clairs et exacts, ils sont souvent élevés , riches et pompeux. Sous leur plume éloquente la matière se colore et s’anime , comme la toile sous le pin- ceau des grands peintres. Leurs devanciers les plus cé- lèbres chez les anciens, Palladius, Varon, Columelle, Caton , le sévère Caton lui-même , n’ont pas repoussé non plus d’une main superstitieuse et sauvage les beautés et les ornements de la diction. La riante poésie, de son côté, a souvent prêté le charme de ses accents à l’enseignement du grand art de cultiver la terre. Témoin chez nous les traductions de Delille , les poèmes des Roucher, des St.- Lambert, des Castel, des Vanière, quoique ce dernier n'ait pas écrit dans notre idiôme. Thompson qui, chez les Anglais, a jeté quelques préceptes d’agriculture dans son poème descriptif des Saisons, peint en enthousiaste, en même temps qu'il pense en philosophe. Chez les Grecs le premier poète didactique , Hésiode, a fondé son im- mortalité sur son poème des travaux ef des jours; et les Géorgiques de Virgile sont regardées avec raison comme la plus belle partie de la couronne de ce prince des poètes latins. Ce puissant relief que l’Agriculture emprunte à la culture des lettres est devenu depuis plusieurs années, sinon un un besoin, du moins une sorte de titre d'honneur , une sorte de décoration et de satisfaction de l’amour-propre dans un grand nombre de nos campagnes , où a pénétré comme dans nos villes l'esprit de progrès. Nos riches cul- tivateurs , nos grands propriétaires, animés du désir de — A97 — mettre l’agriculture pratique en rapport avec les connais- sances acquises dans tous les genres, sont tous jaloux aujourd’hui de faire donner à leurs enfants une instruction littéraire développée. La plupart tiennent même à honneur à ce que leurs fils couronnent leurs études classiques par le premier de nos grades universitaires , et cela non point en cherchant à les lancer dans les carrières administra- tives ou dans celles que nous appelons libérales et lettrées, mais en les destinant à la continuation et au perfectionne- ment de leurs propres œuvres. Si l'Agriculture ne rejette pas l’alliance des lettres, elle repousse encore moins celle des sciences, ou plutôt elle est elle-même la plus difficile peut-être et la plus étendue de toutes les sciences d'application. Car aucune d'elles ne se compose de notions plus diverses et plus approfon- dies. Enumérons en effet les connaissances indispensables au grand cultivateur, à l’agriculteur progressif : il faut d’abord qu’il ait étudié l’aimosphère considérée soit en elle-même, soit dans son influence climatérique ; il doit connaître la nature des gaz, la pression de l'air, les ins- truments propres à déterminer l’humidité ou la séche- resse , la physiologie végétale, l’action de la température sur les plantes, les effets de l'électricité, les pronostics fournis par les astres , une foule de phénomènes météoro- logiques avec les lois qui les régissent et les causes qui les produisent , la composition et les facultés productives des différents sols, les procédés d’hydrodynamique ap- plicables aux irrigations et aux dessèchements, la struc- ture et la fonction des machines employées soit dans les champs, soit dans la ferme, être au besoin opérateur, constructeur et même inventeur. La géodésie doit lui être familière dans sa théorie et dans ses formules; il doit connaître ensuite la nature etles symptômes des différentes — 428 — maladies des animaux domestiques, c’est-à-dire posséder l’art vétérinaire pour l’appliquer lui-même dans les cas urgents. Joignez à cela l’économie domestique, la con- naissance des lois de la production et de la consommation, puis celle des coutumes anciennes , des principes spéciaux de droit qui régissent sa province, de même qu'il devra bientôt posséder le code rural, qui va enfin doter notre agriculture d’une législation spéciale , comme notre com- merce possède la sienne. Il faut encore qu'il joigne aux connaissances acquises la sûreté du coup-d’æil, la promp- titude de l’exéeution, la prévoyance des accidents que la science peut prévenir et de ceux même qu’elle est impuis- sante à conjurer. Il doit enfin savoir raisonner tout ce qu’il fait, soumettre à la rigueur du calcul les effets des machines dont il fait usage, comprendre et approfondir tous les principes pour en faire une intelligente application. « Pas de pires fléaux, dit M. Gasparin , pour eux-mêmes » et pour les autres , que ces hommes légèrement sau- » poudrés de science, ayant appris des mots et non des » choses, et exposés sans cesse dans la pratique à faire » de fausses applications de principes mal compris, et à » décrier ainsi une science que l’on jugerait d’après leurs » erreurs et leur présomption. C’est une instruction plus » complète qu’il faut à ceux qui sont appelés, non à » montrer leur habileté dans l'exploitation limitée d’une » ferme, mais à diriger le mouvement agricole dans leur » commune et dans leur pays. » Que l'Agriculture se garde donc de dire à l’avenir » qu’elle se suffit à elle-même. Non, aucune branche des » connaissances humaines n’est indépendante des autres , » celle-ci encore moins qui se meut au milieu de phéno- » mènes physiques, chimiques, mécaniques , dépendant » de sciences dont elle ne peut refuser le concours sans — 429 — » renoncer à diriger, à expliquer, à prévoir les accidents » qui détermineront ses succès ou ses revers. Privés du » secours des sciences accessoires, les faits agricoles ne » parlent plus qu’un langage équivoque et ne constituent » plus qu’un empirisme trompeur, que l’on décore fausse- » ment du nom de pratique. » Mais ce n’est pas assez pour le cultivateur de faire pro- duire la terre , et il ne jouira pas seul du produit de son travail et de sa savante industrie ; il en étendra la jouis- sance à son pays et aux pays étrangers , par la circulation, par les échanges, par les transactions qui assureront le développement de ses capitaux. De là la connexité entre l’agriculture et le commerce , connexité si intime aujour- d’hui dans notre département en particulier, où la culture plus répandue et plus intelligente de certaines plantes, de la betterave par exemple, est devenue poùr le com- merce, malgré les fluctuations de ces dernières années, une cause si puissante de mouvement et d'expansion. Un grand homme d’État, Sully, appelait l’Agriculture et le Commerce les deux mamelles d’une nation. Il peignait par cette image leurs rapports ainsi que leur importance ; et si l’Académie ne les eût placés l’un auprès de l’autre à l’époque de son organisation , elle ne pourrait se dispenser de le faire aujourd’hui qu'ils se sont élevés l’un par l’autre à un si haut degré, aujourd’hui qu’ils exercent une si haute influence sur les destinées des nations, et qu'ils sont devenus deux puissances avec lesquelles il faut compter. Le temps n’est plus en effet où les grands seigneurs féodaux, les hommes d'épée, de robe et de cour n’avaient pas assez de dédain pour toutes ces petites gens qui travaillaient et qui trafiquaient. L’Agriculture a fait son chemin ; le Commerce a fait le sien ; ef c’est lui maintenant qui, du haut de ses coffres-forts, pourrait jeter des regards — 430 — de pitié sur les blasons, sur les parchemins et sur les parti- cules (1). Ce que la science a fait pour l'Agriculture, elle l’a fait pour le Commerce et l'Industrie. Dans tous les arts mis à leur service , il n’existe point de procédé qu’elle ne reven- dique , point d’instrument dont elle n’ait tracé le modèle. N'est-ce pas sur la chimie que reposent la plupart des pro- cédés employés soit dans les apprêts et la coloration de nos tissus, soit dans l’analyse et la composition des li- quides, soit dans la combinaison ou la décomposition des métaux et des minéraux ? Et ces appareils compliqués et ingénieux qui peuplent nos usines et nos ateliers, ces rouages si délicats, ces machines dont le fonctionnement et le mécanisme sont si précis, si exacts, et qui multi- plient à un si haut point la puissance de l’homme , bien que l’habitude de les voir nous empêche de les admirer, ne sont-ils pas en réalité autant de savantes et sublimes inventions ? Sans les formes, les mouvements , les lois que la main de l'ingénieur a su leur donner, nous n’aurions jamais joui de cette aisance, de ces richesses, de ces splendeurs industrielles qui sont l’une des plus glorieuses conquêtes de notre siècle. C’est la science encore qui, mise au service de la navi- gation, a rapproché tant de peuples éloignés les uns des autres, échangeant aujourd’hui les productions de leur sol et de leur industrie. Par elle , la vapeur a supprimé les distances ; on monte dans un wagon comme dans un om- nibus; la Suisse n’est plus qu’une banlieue de Paris; et bientôt les marchands de la France et ceux de la Russie se donneront rendez-vous , d’une semaine à l’autre , dans les capitales respectives de ces deux empires. (1) T. N. Benard. — 431 — C’est la science enfin qui, dirigeant dans ses applications les plus hardies l’admirable agent que l'électricité nous fournit, transporte la parole écrite au-delà des mers atlan- tiques avec la rapidité de la pensée. Elle a , au moyen d’un mince fil de métal, uni l’ancien et le nouveau monde, et le négociant de l’Europe et celui de l'Amérique se donnent la main à travers les eaux. Les liens qui unissent le Commerce aux Belles-lettres ne sont pas moins étroits que ceux qui l’unissent à la Science. Le dieu du Commerce chez les Romains et chez les Grecs, Mereure , était aussi le dieu de l’éloquence. C’est chez la nation la plus commerçante et la plus industrielle de l'antiquité que se trouve le véritable berceau de toutes les littératures. Les Phéniciens , dont l’industrie éclata surtout dans la fabrication de leurs étoffes, dans la beauté de leurs teintures, et à qui est due la découverte de la pourpre, si hardis dans l’art de la navigation inconnu avant eux, et si riches qu'ils mettaient à leurs ancres, au lieu de plomb, l’argent dont ils étaient surchargés, les Phéniciens ont inventé so . . . . cet art ingénieux De nee ï parole et de parler aux yeux. Ils en étaient encore à l’alphabet, et bientôt les voilà les premiers précepteurs du genre humain. La nalion la plus commerçante de l’Europe moderne, l'Angleterre , est celle dont la littérature est la plus riche de son propre fonds, et doit le moins à l’imitation et à l'emprunt. Loin de sortir de la sphère du négociant, loin d’être pour lui une stérile et oiseuse distraction , la culture des lettres sert au contraire ses intérêts les plus positifs et les plus sérieux. Elle ajoute un nouveau lustre à sa fortune ; elle l’environne d’une considération nouvelle ; elle lui procure — 432 — plus d’autorité morale, plus d’ascendant persuasif, plus de moyens de confiance et d’insinuation légitime , plus de ressources et plus de tact pour rendre ses relations et sa correspondance agréables, Le grand négociant n’est pas seulement l’homme de son pays; il connaît les mœurs, les intérêts , la législation, le génie , la langue et la litté- rature des peuples avec lesquels il est en communication ; et si je voulais montrer, par des faits plus directement soumis à votre appréciation, que les études industrielles et commerciales ne sont pas incompatibles avec les tra- vaux littéraires, je trouverais dans plus d’une société sa- vante des preuves de mes assertions. Des hommes voués à l'honorable profession du commerce et de l’industrie ont souvent fourni aux mémoires de ces sociétés des écrits non moins distingués par la beauté du style que par la sagesse des vues et la solidité de la pensée. Une autre alliance contestée par beaucoup de personnes est celle de la littérature et des sciences exactes. La rigueur que celles-ci commandent est un obstacle , dit-on, aux libres élans du génie, et non-seulement elles dessèchent l'imagination , mais elles émoussent la sensibilité et al- tèrent le goût. Eh quoi! Messieurs, était-elle éteinte l’i- magination de cet homme éloquent, de ce divin Platon, qui interdisait l’entrée de son école à quiconque était étranger à la géométrie ? Pythagore , qui était philosophe et mathématicien, était aussi orateur et poète. N’avons- nous pas de lui ces beaux vers que l’antiquité a appelés vers dorés, xevrtæ era ? L’ingénieux écrivain qui fixa le génie de notre langue , et que son panégyriste, M. Ville- main, appelle le créateur du style français, Pascal est aussi le créateur du calcul des probabilités, ou du moins il en a posé les premières bases, de même qu'il a déter- miné la pesanteur de l'atmosphère. Les éloquents éloges — 433 — des Boileau, des Racine, des Bossuet, des Massillon, enfin de soixante-dix académiciens différents par leur goût, par leur génie et par le genre de leurs ouvrages, n’ont été qu’un délassement de cet homme universel, de ce Dalembert, qui a enrichi de tant de vérités nouvelles l’analyse algébrique et les hautes théories du calcul infini- tésimal. L'étude des mathématiques n’a pas empêché Fontenelle de ressusciter l’art de Théocrite et de rivaliser avec Quinault. Enfin Virgile nous dit dans ses vers har- monieux que les muses savantes sont le premier objet de son culte, et que sa plus grande ambition est d'aborder leur sanctuaire et d’être initié à leurs mystères. Qu'on n’aille donc pas confondre ici ce qui éteint le gé- nie avec ce qui souvent en prévient les écarts et en régu- larise la marche. Sans doute , comme le dit Lacroix dans son Essai sur l’enseignement, l'habitude de raisonner sur des matières où la plupart des termes rigoureusement définis n’ont pas besoin de synonymes, où les propositions sont circonscrites dans des limites précises, où les images et les comparaisons embrassent toujours plus ou moins que l’idée qu’on se propose de peindre par leur secours, sans doute cette habitude semble devoir conduire à une manière d'écrire dépourvue des couleurs qui donnent du mouvement et de la vie au style. Mais l'imagination qu’on ne peut refuser aux hommes qui ont fait de grandes dé- couvertes dans quelque genre que ce soit, seulement comprimée par des détails sévères, retrouve toute sa cha- leur dès qu’il se présente des sujets qui la comportent ; et la nature parle toujours aux cœurs susceptibles de s’é- chauffer à son aspect et de saisir les nuances délicates du sentiment et de sa juste expression. Ce que le style perd en ornements, il le compense par la précision. En cher- chant l’exactitude et la netteté, on le soigne nécessaire- — 434 — ment, on parvient à éviter les répétitions trop fréquentes , le concours et la confusion des idées qui gêneraient l’action de l'intelligence , tandis que la rencontre du mot propre, l'évidence et la liaison des idées qui se touchent immédia- tement par les faces les plus analogues répandent une lumière qui plaît aux esprits solides. C’est le caractère émi- nent de la littérature française (1) que la justesse, la clarté, la proportion et l’ensemble y dominent toutes les autres qualités, et que la raison y a toujours la prééminence. Partout elle présente l’image de la règle , de la mesure, d’un sage tempérament entre toutes les facultés. Sa langue et son esprit même repoussent le caprice et le hasard, l’exagération et la fantaisie. C’est le triomphe de l’ordre et d’une sereine et majestueuse grandeur. Maintenant, Messieurs, l’Académie, qui ouvre ses portes aux sciences , aux lettres, à l’agriculture, au commerce, les fermera-t-elle aux beaux-arts, comme s’ils n’avaient au- cune part dans les causes du progrès intellectuel , comme si la science et eux ne se devaient mutuellement rien, comme s'ils étaient étrangers à la littérature et à l’his- toire dont ils sont la vivante illustration, comme si le souffle du génie, le feu poétique n'étaient pour rien dans leurs inspirations ? La seule poésie n’est pas celle qui s’é- crit et qui se parle. Apelles, Michel-Ange , Mozart, sont poètes avec les couleurs , avec les notes, comme Homère et Virgile le sont avec les paroles. La peinture, la sculpture ne sont pas seulement des manifestations spontanées du sentiment, de douces ou vigoureuses images de la pensée et de l'impression de l'artiste. Sans la géométrie deserip- tive, sans la science de la perspective, elles ne produi- raient rien de régulier , rien de parfait. Sans doute pour (1) Tuiry (modèles de discours et d’allocutions ). — 435 — obtenir ces formes et ces courbes , si poétiquement , si ingénieusement disposées , il n’a pas fallu appliquer les formules abstraites ni les théories de la haute analyse algé- brique; cependant, sous ces mêmes formes quel puissant calcul de génie , quel inextricable réseau de lignes pure- ment mathématiques ne se trouvent pas cachées ? De même dans la musique, cet art qui paraît tout à fait immatériel, quelles savantes et profondes combinaisons n’a-t-il pas fallu à nos grands compositeurs pour traduire en formes visibles ou palpables tous ces accens de l’âme, toutes ces nuances et ces variétés de sentiments, enfants de leurs brillantes imaginations ! Quelle puissance de conception pour agencer les innombrables ressorts de leurs morceaux à grand orchestre, pour tracer à chaque exécutant sa part dans un immense concert, pour obtenir enfin d’une foule d'individus , suivant chacun pas à pas la route qui lui est tracée , un tout sublime et harmonieux qui nous trans- porte souvent dans un monde nouveau, et nous fait oublier pour un moment les maux et les trop positives douleurs de la vie réelle ? Parlerai-je aussi de la statuaire , de cet art puissant qui assouplit le marbre rebelle aux caprices et aux exigences de la pensée, qui avec une matière inerte sait rendre la souplesse et la tiédeur de la vie, qui d’un bloc informe fait sortir une Vénus, ou qui assujettit le bronze à repro- duire sur nos places publiques les traits et les visages de nos grands hommes ? Parlerai-je enfin de l’architecture, à laquelle tant de cités importantes , la nôtre en particulier, doivent leur assainissement, l’amélioration matérielle de la condition des classes laborieuses , et ces splendeurs nouvelles qui font l'admiration du voyageur ? Les nations qui ont brillé du plus vif éclat dans les fastes de l’histoire, en sont redevables en grande partie — 436 — à leurs poètes, à leurs architectes , à leurs peintres (1); la Grèce, l'Italie moderne et celle du Moyen-âge leur doivent plus de la moitié de leur gloire. Les époques les plus néfastes de l'humanité sont celles où les pinceaux et les ciseaux des grands artistes furent brisés, où les lyres furent condamnées au silence. De même que le feu de la Vestale ne pouvait s’éteindre sans présager les éclats de la colère céleste , il semble que les plus effroyables catas- trophes doivent se déchaîner, quand le glorieux flambeau des arts vient à s’obscurcir, et qu’une vaste nuit va se répandre sur l’horizon de l’humanité. Jusqu'ici je n'ai envisagé les beaux-arts que sous un jour et à un point de vue purement profanes. Mais c’est surtout dans leurs rapports avec le culte divin que se ré- vèlent leurs beautés, et que se font goûter leurs plus suaves et leurs plus sublimes harmonies. OEuvre et mani- festation du sentiment religieux, ils l’inspirent en même temps qu'ils l’expriment; ils lui rendent ce qu'il a fait pour eux. Oh! combien j'aime à m’abandonner à la puis- sance et au charme de leurs inspirations, au sein de ces superbes basiliques, glorieux témoignage de la foi de nos pères, et impérissables chefs-d'œuvre de l'architecture d’un autre âge, où tout concourt à ravir l’esprit d’admi- ration , à émouvoir le cœur , à élever l’âme vers Dieu, et la majestueuse hardiesse de l'édifice, et les décorations dont l’a enrichi le génie puissant des Rubens et des Ra- phaël, et l’harmonie si simple et si touchante des chants sacrés ? Oui , Messieurs , les beaux arts sont pour l’homme recueilli la source des pensées les plus graves et les plus élevées, de même qu'ils sont dans le monde la source de mille plaisirs aussi pures que variés. Ils annoblissent et (1) DE BoISpENIER , Études sur les beaux-arts , par M. F.-B. de Mercey. — À3T — charment nos loisirs, ils nous procurent un fructueux délassement après nos longs travaux; ils sont ce que Lé- gouvé a dit dans une autre comparaison, les fleurs qui ornent le désert de la vie. Auxiliaires des lettres et des sciences , ils développent et communiquent le sentiment du beau. Principes de la sociabilité humaine , premiers éléments de la civilisation, ils ont transformé la scène du monde , doré les liens qui nous unissent, et multiplié les bienfaits de la nature. Empressons-nous donc de leur tendre une main amie. Que tous les genres de mérite, de talents utiles, de capa- cités réelles trouvent chez nous accueil et sympathie; et confondons dans un même culte tout ce qui peut servir au bien-être physique de l’humanité , tout ce qui tend à ac- croître nos jouissances morales, tout ce qui contribue au développement et à l’ornement de l'intelligence. Si l’on a cru voir trop d’étendue et trop de diversité dans le cerele de nos travaux, si on leur a reproché le défaut de synthèse et d'ensemble, montrons qu’indépendamment des liens qui en réunissent les branches en un seul faisceau , il y a encore système d'unité par leur direction et leur objet, par l’harmonie, l’émulation et la solidarité des travail- leurs. Par ce concert de vues et cette communauté d’ac- tion , nous continuerons de justifier notre dénomination, nous resterons dignes de notre titre auquel nous devons d'autant plus tenir qu'il a pour lui la sanction du temps. Les attributions qu’il représente ne sont pas récentes en effet ; elles ont été conférées à nos devanciers par un de nos rois, il y a plus d’un siècle, et la dénomination elle- même a reçu ensuite l'approbation du gouvernement régé- nérateur, auquel l’Académie, supprimée avec les autres corps littéraires, a dû son rétablissement. Messieurs , l'Empereur Napoléon [er a accepté le titre de 29. — 438 — protecteur de cette Compagnie, constituée et organisée comme elle l’est aujourd’hui. Un membre de sa famille, Joseph Bonaparte et le savant ministre Chaptal en ont été membres honoraires et correspondants. Un autre ministre de cette grande époque en a été membre titulaire , et il venait siéger dans ses séances publiques. Richement dotée sous nos rois, florissante sous le premier empire et sous les gouvernements qui l’ont suivi, elle a prouvé, par les travaux accomplis dans ses cinq classes, qu’elle compre- nait sa mission, et qu’elle avait à cœur de la remplir. Au sein de la paix qui succède aux splendeurs du triomphe, et dont la fermeté et la sagesse de l'Empereur assurent la durée à la France couronnée de toutes les gloires de la guerre, au sein de la paix par laquelle fleurissent les sciences , les lettres, les beaux arts et les sociétés vouées à leur culte, nous poursuivrons avec une constante ardeur notre but commun à tous, celui de servir les intérêts de notre département, et de concourir, dans toute la mesure de nos forces et de nos ressources, au maintien de la suprématie intellectuelle de notre belle patrie. NAN NN COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE. Présenté dans la Séance du 8 Août 14859, Par M. ANSELIN, SECRÉTAIRE-PERPÉTUEL. CRI MESSIEURS , À la veille, peut-être , de résigner des fonctions dont le poids des années augmente le fardeau; je viens encore aujourd’hui vous présenter l’ensemble de vos travaux. — Mais en les parcourant ma vue s’arrête sur la réponse faite par notre honorable directeur (1), au discours de M. Viow, l’un de nos nouveaux collègues, qu’une immense douleur éloigne de cette séance (2). — Le directeur signalait parmi les titres nombreux du récipiendaire à nos suffrages, les fonctions de secrétaire d’une société savante , qu’il sut remplir avec une haute distinction. Pourquoi faut-il qu’a- vec tant de précision et de tact, il ait résumé les devoirs de ce poste périlleux, comme si lui-même l'avait occupé. (1) M. Hubert, dont la présidence pour l’année 1859 laisse de si ho- norables souvenirs. (2) M. Vion venait de perdre sa fille par un accident déplorable. 29% — 440 — Écoutons-le : « Netteté et précision dans les procès-verbaux des » séances; exactitude , équité, impartialité bienveillante » dans les comptes-rendus des travaux; variété de con- » naissances, réflexions, vues neuves et personnelles, » mêlées à celles de l’auteur apprécié; analyse substan- » tielle et consciencieuse , où les citations ne viennent pas » trop. complaisamment alléger le travail de la rédaction ; » résumé complet et rapide, qui représente en petit, mais » tout entière, l’œuvre analysée , et soit pour l'esprit ce » qu'est pour les yeux l’une des deux extrémités de cet » instrument d'optique qui , loin de grossir les objets, les » réduit sans altérer leurs formes. » Telles seraient les qualités exigées. En présence d’un tel programme , Messieurs, le courage fait défaut ; et si l’accomplissement d’une seule des condi- tions qu’il impose pouvait nous sauver, nous nous alta- cherions à la bienveillante impartialité, comme à notre seule ancre de salut. Heureux qu’elle pût nous acquérir des droits à votre indulgence. Et puis le compte-rendu n’est pas un discours académique ; c’est un recensement, fait en famille , des produits de la moisson. Au début de l’année, Messieurs, votre première pensée fut de remplir les vides que des pertes douloureuses ou des absences forcées avaient ouverts dans vos rangs. De ces pertes, la première qui vint vous afliger fut celle de M. le Premier Président Boullet. Bien qu’il n’appartint plus à l’Académie que comme membre honoraire , dès 1898 il y siégeait comme titulaire ; et lorsque , fatigué par de longs travaux, il manifesta le désir de transformer ce dernier titre en celui que In donnaient nos règlements, comme chef de la magistrature, — AA — l’Académie insista pour le lui donner par élection; défé- rence dont il se montra profondément touché. Tout entier aux devoirs de la vie judiciaire à laquelle il se consacra, il ne pût, qu’à de rares intervalles , payer son tribut acadé- mique; mais toujours ses ouvrages, sur de graves sujets, étaient frappés au coin d’une étude profonde , d’une haute raison et d’une grande pureté de style. S'il nous était donné de suivre M. Boullet dans sa carrière de magistrat , de rappeler son intégrité, son juge- ment droit et profond, son observation rigoureuse du devoir, cette abnégation de lui-même, qui l’entraînait luttant contre la mort, avec ce courage d’un noble [cœur, dont les derniers battements s'éteignirent sous la toge, jamais texie plus fécond d’éloges ne nous fut offert; mais nous ne pourrions approcher des paroles prononcées par M. le Procureur général, lorsqu'il installait dans ses hautes fonctions le digne successeur de M. Boullet. Cinq membres récemment élus sont venus réparer ces pertes et vous n'aurez qu’à vous applaudir de vos choix. Le parquet de la Cour impériale et le Barreau vous ont donné MM. Bécot et Mâlot. Dans le corps médical à qui vous devez tant de membres distingués, vos suffrages se sont portés sur M. le docteur Courtillier. M. l’abbé Corblet, l’un de vos plus éminents correspondants, n’a fait que vous appartenir d’une manière plus intime en recevant de vous la qualité de membre titulaire ; et en appelant M. Vion, chef d'institution, à prendre place parmi vous, vous avez voulu non-seulement récompenser un mérite incon- testé, mais prouver votre haute estime pour les membres du corps enseignant, qui savent comprendre et pratiquer les devoirs qu'impose l’importante mission de diriger la jeunesse dans la carrière des études, de former des hommes et des citoyens utiles, M. BÉCOT. = D — A Déjà nous pouvons classer dans l’ordre de nos travaux, le discours de réception si remarquable de M. l’avocat général BÉcoT, et les développements de sa thèse en faveur de la prééminence qu’il donne aux lettres dans le culte de l'intelligence. « Bien écrire , a dit Buffon, c’est à la fois bien penser, » bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps » de l'esprit, de l’âme et du goût. Le comte de Maistre, » plus explicite à son tour, nous dit encore : La pensée et » la parole sont deux magnifiques synonimes. » Aïnsi pense M. Bécot. Nous ne saurions aflirmer que cette prééminence des lettres , si bien présentée, ait inprimé une direction à vos travaux ; mais vous pourrez remarquer dans cet exposé, que, parmi vous, le culte des lettres un peu dominé depuis quelque temps peut-être par la marche imprimée aux sciences, a repris toute sa ferveur. Qui me délivrera des Grecs et des Romains ? est une boutade due à cette époque où l’on voulait à toute force ramener la société moderne aux formes antiques ; mais dans ces dernières nous avons puisé des éléments qui, sagement modifiés, nous ont conduits à de bonnes institutions. Ainsi, dans les tribunaux criminels d'Athènes, connus sous le nom d’héliastes, nous retrouvons le germe de l'institution du Jury ; c’est-à-dire du jugement par le peuple. Vous avez encore suivi avec un grand intérêt M. Bécot dans l'exposé qu'il vous a fait de l’organisation, des principes et de la procédure de ces tribunaux Héliastes ; école de grands orateurs, agissant sur de grandes masses, remuant de grandes passions , mais auxquels il est doulou- reux d’avoir à reprocher les condamnations de Socrate et 15 de Phocion. Une chose vous a frappés dans ce mémoire, Messieurs , c’est la juste appréciation des causes de l’an- tagonisme qui se manifesta toujours chez les Athéniens, entre la classe pauvre et la classe opulente. M. Bécot en voit le germe dans l'esclavage. L’esclavage représentait le travail, et séparait les deux classes. Le riche n’avait pas besoin du pauvre pour l’emploi de ses capitaux; il faisait travailler l’esclave. Le pauvre comprenait qu'il ne tiendrait pas sa subsistance du riche. Descendre au rang de tra- vailleur, c'était descendre au rang d’esclave. De là ces luttes qui marquèrent de jours néfastes les plus beaux âges de la Grèce. Dans des études biographiques plus rapprochées de nos jours, M. COURTILLIER, qui concut l’heureuse idée d’une histoire de la Société médicale d'Amiens, vous a rappelé les longues et honorables carrières des Desprez, des La- postolle, dont le souvenir nous est encore présent, mais qu'il ne faut pas laisser éteindre ou tomber dans l'oubli. Disons bien bas qu’un des premiers corps savants de l’État a repoussé la théorie de M. Lapostolle sur les paragrêles et parafoudres en corde de paille , dont la pratique a cepen- dant été adoptée avec succès dans le midi de la France et dans l'Italie, par l’instinct plus sûr du laboureur. Depuis longtemps M. l’abbé CorBer enrichit nos archives des productions d’une plume exercée et d’un zèle infati- gable dans les recherches historiques et archéologiques. Le fondateur du remarquable recueil de la Revue de l’Art chrétien , a solemnisé son entrée parmi nous en retraçant avec toute l'énergie que donne une conviction profonde, les bienfaits dont la Société humaine est redevable au christianisme. Il a mis en opposition avec un art, dont une si belle cause eut pu se passer, mais dont on sait tou- jours gré à l’auteur, les scènes révoltantes et barbares du M. COURTILLIE M. CORBLET, . BERTON. = ME = paganisme, avec les préceptes et la pratique de la morale évangélique. Plus récemment , et dans un travail non moins étudié, d’un style toujours aussi élégant, M. l’abbé Corblet vous a présenté des considérations sur les effets du protestan- tisme sur la philosophie, la littérature et les arts. Sans admettre en entier des conséquences qui pourraient peut- être paraître rigoureuses ; vous attendez la seconde partie de cette dissertation qui vous est promise , en notant dans la première les hautes qualités de style qui distinguent notre docte collaborateur. Si M. l'abbé Corblet met en relief les excès de la so- ciété payenne , M. l'abbé BERTON, dans une dissertation littéraire sur les études mythologiques, tendrait à absoudre le paganisme de l’absurdité dont on serait en droit de l’accuser , si sa thégonie eut été réellement telle que les énormités qu’on offre aux étudiants, sous le nom de my- thologie, et qui ne sont qu’une parodie grotesque des croyances de la Grèce et de Rome. Si le paganisme eut été dans son origine aussi absurde que le présenteraient les ouvrages calqués sur les métamorphoses d’Ovide, on ne pourrait expliquer comment il aurait pris naissance. Il a dû là dans l’origine se rencontrer un symbolisme dont nous n'avons pas encore la clef, qu’on ne pourra trouver que dans les rapprochements raisonnés des cultes anciens. M. Berton a encore fait ici preuve de cette immense érudi- tion qui vous étonne et qui exclut toute idée d'examen superficiel dans les questions qu’il lui plaît de traiter. Si des profondeurs obscures de ce ciel symbolique et inconnu , nous voulons revenir aux magnificences réelles que la nature nous offre dans l'aspect de la voûte céleste, nous vous rappellerons , Messieurs , le beau spectacle que nous présenta l’année dernière la comète de Donati. Qui US — de nous n’a suivi les phases de cet astre errant, l’immense développement acquis par la belle gerbe lumineuse qu’on vit diminuer avec l’astre lui-même à mesure qu’il s’éloi- gnait du soleil ? Frappés de la vue de ces grands phénomènes , leur con- templation nous conduit à la méditation, à la recherche des causes, poursuivies par quelques-uns à l’aide du calcul, par d’autres à l’aide d’hypothèses, ou reposant sur des données acquises déjà aux sciences. L’étendue , l’inflexion, les divers aspects des queues des comèêtes ont déjà donné naissance à bien des conjectures, et sur ce point, disons-le, la conjecture est permise même par ARAGoO, le plus grand ennemi peut-être des hypothèses. S'appuyant sur les belles expériences de MM. Quet et de la Rive, qui démontrent l'effet de l’électro-aimant sur la lumière électrique dans le vide , M. Ganp considère le soleil comme un aimant colossal, pouvant avoir, ainsi qu’il est reconnu dans certains cas, une force répulsive, dont l'influence chasserait dans la direction du rayon vecteur du soleil aux comêtes , les émanations lumineuses de ces der- niers astres. Puis combinant les effets de cette projection lumineuse d’une part, avec la marche rapide des comèêtes à leur périhélie , et d’autre part avec le temps nécessaire aux effluves lumineuses pour arriver à l’extrémité de la queue (c’est-à-dire à plusieurs millions de lieues); notre collègue en déduit l’inflexion de cette aigrette dont la di- rection est toujours opposée au soleil, et la courbure in- fléchie vers la partie du ciel abandonnée par la comête. Sans avoir poussé dans ses dernières limites un travail qui demande la sanction du caleul, M. Gand a voulu prendre date pour l’émission d’une hypothèse, que les progrès toujours croissants de la science peuvent amener à l’état de vérité démontrée. M. GAND. DE MARSILLY. M. MANCEL. 5 — Et maintenant si la tête vous tourne un peu et qu’il vous plaise d’abaisser vos regards vers la terre, je pourrais avec M. DE Marsiizy, vous conduire dans la profondeur des mines où le travail incessant de l’homme va chercher ce combustible , moteur indispensable de toutes nos indus- tries; vous initier aux dangers des mineurs et vous faire apprécier avec cette exactitude rigoureuse , première con- dition des spéculations et des prospérités commerciales , les qualités, la composition et les valeurs relatives des diverses espèces de houilles qui alimentent les marchés du nord de la France ; avec M. De Marsilly encore je pourrais vous conduire, non à l’extraction de l’or, mais à l’appré- ciation des effets que l'introduction de l’or nouveau peut produire dans les relations commerciales et dans l’éco- nomie politique. Ce sujet est devenu aussi pour notre collègue M. MANCEL, le texte de deux mémoires dans lesquels , sans combattre le système de M. De Marsilly, il s’en est éloigné en quel- ques points ; mais de l’étude de ces problèmes dont l’avenir garde encore les solutions , M. Mancel est revenu à une question d’une grande actualité et surtout d’un intérêt plus local. Il s’agit du maintien ou de la levée des prohi- bitions pour l'entrée des produits étrangers. M. Mancel manifeste une préférence pour la levée des prohibitions avec un système de droit protecteur. Il a été vivement combattu par MM. Péru-Lorel, Be Marsilly et Mathieu. Dans cette lutte où les uns soutiennent les intérêts des consommateurs et de la liberté du commerce, où les autres défendent des intérêts qui touchent de plus près à la pros- périté de nos fabriques, il s’est produit respectivement des renseignements d’une utilité réelle, qui seront toujours bons à consulter et qui prouvent que l’Académie, constam- ment fidèle à sa mission, ne néglige aucune des bran- ches qui se rattachent à son institution. Je dois encore, Messieurs , signaler au nombre des travaux de notre actif collaborateur un dernier mémoire sur la situation de la baie de Somme , la probabilité de ses destinées futures et les moyens d'améliorer le port du Crotoy. Bien que j'aie fait pressentir la prédominance des lettres dans les travaux de l’année , vous voyez que les sciences y ont aussi leur grande part. Nons devons ajouter à celle qui leur est déjà faite, un mémoire des plus intéressants de M. DECHARME, sur la construction d’un baromètre mazima et minima de son invention et dont il a transmis le modèle et les plans à la classe des sciences de l’Institut. Sans rien préjuger sur l’opinion de ce corps savant, nous pouvons dire que la construction d’un tel instrument, indispensable aux observations météorologiques, était vi- vement désirée. Toutes les personnes dont l'oreille n’est pas rebelle aux charmes de la musique, comprennent la mélodie, l’har- monie même fait encore sur elles sentir la puissance de ses accords ; mais les lois qui régissent cette dernière sont pour le plus grand nombre , un mystère, une science dont les abords paraissent plus ardus que les mathématiques. Vul- gariser cette science, la rendre accessible à tous, est un grand service rendu à l’art. M. DENEUXx, fidèle à sa spécia- lité, vous a développés les principes simples sur lesquels repose le traité d'harmonie de Panseron. Enfin, Messieurs, vous avez bien voulu prêter votre attention à quelques considérations sur la géologie du dé- partement de l’Aisne , que vous a présentées votre secré- taire-perpétuel en les accompagnant de la production de fossiles et de dessins, dont la lithographie sera jointe à la dernière livraison de vos publications semestrielles,. Rentrons maintenant dans le domaine de la littérature M. DECHARMI M. DENEUX. M. ANSELIN M, DAUPIIN — 448 — et des beaux-arts. Dès l’année dernière, M. DAUPHIN avait exploré la vie et les œuvres de Théocrite, dont le nom est resté attaché à l’idylle, comme celui d’Anacréon à la chanson. — Est-ce donc à dire, reprend aujourd’hui M. Dauphin, que l’idylle soit condamnée à rester dans les limites tracées par Boileau dans les vers que vous savez : Telle qu’une bergère aux plus beaux jours de fête De superbes rubis ne pare point sa tête; Et sans mêler à l’or l’éclat des diamants, Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements ; Telle, aimable en son air mais humble dans son style, Doit éclater sans pompe une élégante idylle. Eh bien, non! dit M. Dauphin; l’idylle peut comporter des sujets élevés, héroïques même , pourvu qu’ils soient avec art encadrés dans des récits champêtres ; et je vous le prouve Théocrite à la main. Ecoutez l'aventure d'Hylas à la fontaine, le combat d’'Hercule contre le lion de Némée, et vous serez convaincu que la muse du poète Syracusain savait se prêter à tous les genres.—Voulez-vous des pein- tures de mœurs antiques, des détails qui vous initient à la vie intime des peuples anciens, lisez la fête d’Adoms à Syracuse ; écoutez le caquetage et les petites médisances des dames syracusaines, et vos yeux se reporteront au titre de l’œuvre, pour bien vous assurer que la scène ne se passe pas à Paris. Hélas ! le proverbe italien : Tutto il mondo e fatto, come la nostra famiglia , peut s'appliquer à tous les temps : passés, présents et futurs. — D — Vous avez donc applaudi aux études sur le poète et aux traductions de M. Dauphin. Les représentations scéniques dans les écoles, ont fourni à M. Trver le texte d’un excellent rapport dans lequel, en remontant à l’origine de ces représentations , aujour- d’hui proscrites , il en signale les avantages et les incon- vénients. Il les montre à l’apogée de leur vogue; à l’é- poque où les pensionnaires de St.-Cyr étaient, dans £sfher et Athalie , sous les yeux de Louis XIV et de sa cour, les interprètes de Racine. Quand le nom de ces chefs-d’œuvre est prononcé, il semble qu’on n’en puisse détacher la pensée; aussi voyons-nous bientôt M. Tivier, reprenant la plume, ra- mener notre attentiou sur Athalie; et alors qu’on aurait pu supposer éteint tout intérêt de critique ou de louange, il vous montre l’œuvre sous un jour nouveau, rappelle les critiques dont il fut l’objet, et fait aux détracteurs modernes ou à ceux de l’époque, une guerre de détail, de laquelle ressort à chaque lutte partielle une beauté nouvelle. Puis , reportant votre attention sur les chœurs, étude trop négligée peut-être , M. Tivier apprécie le genre de poésie si bien adapté à chacun d’eux et qui caracté- rise la situation ; vous êtes restés convaincus, Messieurs, que de quelque côté qu’on tourne ce diamant, il en jaillit toujours un feu nouveau. Les loisirs faits à notre collègue M, BERVILLE, nous l’ont ramené fidèle à ses traditions ; c’est-à-dire avec de bonne prose et de jolis vers, où nous remarquons la gracieuse traduction de la vin pastorale de Virgile. Mais tous les yeux se tournant vers lui, le désignaient pour une mission plus grave ; douce et pénible tout à la fois : celle d’être l'organe de votre sympathie et de vos regrets, Vous lui avez confié l'éloge de M. Marotte, dont la perte récente a M. M. TIVIER, BER VILLE FORCEVILLE. M. BREUIL. porté le deuil dans ce corps où il comptait autant d'amis que de collègues ; vous saviez à l’avance en quelles mains vous placiez ce dépôt sacré, et, d’avance aussi, l’auditoire vous sait gré du choix du panégyriste. Un autre monument , Messieurs, ne fera pas défaut à la mémoire de notre ami. Aucun portrait d'Henri Marotte n'existait ; mais avec ce pieux dévouement que, seuls l’art et l'amitié peuvent inspirer, une empreinte posthume, des souvenirs interrogés, ont conduit le ciseau de M. For- ceville , et il offre aujourd’hui à vos regards un buste vers lequel les yeux se tourneront avec émotion , pendant qu’un éloge, aussi vrai que senti, ira toucher vos cœurs. Mais vous le savez, Messieurs, déjà se prépare pour la prochaine année l'inauguration de la statue de Lhomond, sortie des mains de notre collègue, qui l’a placée sous le patrônage de l’Académie. Sur la proposition de M. Force- ville un prix de 300 fr., dont il fait les frais, est proposé par l’Académie qui sera juge du concours, pour un éloge en prose de Lhomond. Vous comprenez , Messieurs, qu’à plus d’un titre M. Forceville a droit à des remerciements; vos procès-verbaux en consacrent l’expression, et je suis heureux de la reproduire ici. La perte de la liberté serait une douce chose si elle con- duisait à l’heureux dénouement célébré par M. BREUIL, dans la jolie pièce de vers qu'il intitule : Ma captivité. Dans un instant il éveillera votre intérêt et appellera vos sympathies sur l’homme obscur et modeste, chez lequel les instincts d’une riche organisation triomphèrent des obstacles matériels qu'opposait à leur développement le rang social et le manque de fortune; la biographie d’Hector Crinon vous rappellera ces vers de notre poète, l'abbé Delisle : — Ad — Peut-être qu'un Virgile, un Cicéron sauvage, Est chantre de paroisse ou maire de village. Si, dans notre classe des lettres, il est un membre dis- tingué, qu’on n’interpelle jamais en vain et qui répond non-seulement pour lui, mais encore pour les autres, c’est assurément M. YVERT. Suivant attentivement l’éclosion des œuvres littéraires ; observant avec soin les transformations qui caractérisent le siècle, vous lui devez de bons examens critiques, et cette année encore vous avez noté, comme une étude re- marquable, son travail sur la pièce d'Hélène Peyron, drame en vers de Bouilhet. Vous savez qu'il excelle aussi dans ces dialogues, pe- tites querelles domestiques entre nos monuments, et d’où jaillit toujours une critique fine et spirituelle. Vous avez donc cette année prêté encore une oreille attentive au dialogue entre le musée et le théâtre , entre la rue centrale et la ville. Toujours un peu porté à la satyre , prêt à saisir Les traits caractéristiques de l’époque , notre collègue vous a, dans l’afficheur, offert un tableau de genre du coloris le plus vrai. Dans un morceau plus grave et plein de sentiment, M. Yvert a suivi les trois âges de la femme ; signalant les différentes phases d’une existence toute consacrée au bonheur de l’homme ou au soulagement de ses maux. Vous allez l’entendre, et vous verrez qu’il a bien com- pris la mission de la femme sur cette terre. Avant de terminer, je crois satisfaire à vos désirs, Mes- sieurs, en rappelant les noms des deux élèves du Lycée qui se sont montrés dignes du prix par vous institué en M. YVERI eo — 152 — faveur de l'élève qui répondrait le mieux aux examens oraux sur les sciences. Vous n’aviez fondé qu’un prix, mais une nouvelle dis- position universitaire a rappelé à concourir, avec la classe de réthorique, les classes supérieures. L'élève Lucas , d’A- miens , qui, l’année dernière , avait été couronné, a con- servé sa supériorité ; mais aussi le jeune Dumouun, élève de réthorique , a suivi de près son prédécesseur. L’Aca- démie , d'accord avec l’autorité universitaire, a fait un rappel honorable du prix en faveur de Lucas, en y ajou- tant le don de livres scientifiques et a décerné la médaille au jeune Dumoulin. Vous avez donc encouragé deux avenirs, et je dois ajouter que les deux lauréats se sont montrés dignes de vos encouragements en recevant, à mérite presque égal, le titre de bachelier aux derniers examens. Il n’est, dit-on, point de plaisir qui ne coûte ; par- donnez-moi, Messieurs, de vous avoir fait payer un peu cher celui d’entendre nos collègues dont les lectures com- posent le véritable programme de la séance, Mais pour- quoi aussi l’année académique est-elle si bien remplie ; pourquoi chacun se montre-t-il empressé de payer son tribut ? Le public bienveillant qui s'intéresse à nos travaux doit pardonner à tant de zèle , dût-il en souffrir un peu. É LOGE M. HENRI MAROTTE, PRONONCE Par M. BERVILLE, Dans la Séance publique du 21 Août 1859. MESSIEURS , Le 12 avril de cette année , une foule émue se pressait dans notre ville autour d’un cercueil sans ornement. Les administrations , les compagnies savantes, l'élite des ci- toyens s'étaient fait un pieux devoir de rendre hommage par leur présence à l’homme de bien qui n’était plus. Dans ce nombreux concours d'hommes de tout rang et de tout âge, pas un mot qui ne füt un éloge, pas un sentiment qui ne füt un regret. Et pourtant, le héros de cette so- lennité touchante n’était ni l'héritier d’un nom illustre , ni un favori de la fortune, ni l’un des hauts dignitaires du Département ou de la Cité. Fils d’un simple aubergiste, longtemps humble employé, sa vie s'était écoulée dans des fonctions utiles, mais sans éclat. Depuis quelques années , retiré dans un réduit modeste , il venait d’y finir ses jours au sein d’une indigence volontaire, donnant tout 30. — 154 — et ne se réservant rien. Et toute une population accourait à ses funérailles, non pour contempler quelque pompe mondaine, mais pour saluer en lui, avec la haute distinc- tion de l'intelligence, l’exquise bonté du cœur, l’intégrité de la vie, la candeur des mœurs, l’aimable simplicité du caractère ! Henry-Gabriel-Antoine MAROTTE naquit en cette ville le 98 mai 1788. Son père y tenait, au haut de la rue des Jacobins , l'auberge du Soleil d’or. De bonnes études clas- siques développèrent ses heureuses dispositions. Pauvre, il lui fallait embrasser une carrière laborieuse ; il obtint un emploi dans les bureaux de la Préfecture. Lié dès ce temps avec Marotte, j'avais parlé pour lui à mon père, alors secrétaire-général , mais avec la timidité d’un jeune homme qui craint d’être indiscret, et j'ai souvenir qu’a- près quelques jours d’épreuve , mon père, qui se connais- sait en hommes, me dit avec l’accent d’un léger reproche : « Tu as été bien réservé en me parlant de ton camarade : c’est un de nos meilleurs sujets. » * La suite n’a pas démenti ce jugement. Quoique bien peu habile à se faire valoir , le jeune Marotte fut remarqué de tous les chefs d’aministration qui se succédèrent dans le Département. Son intelligence , sa conduite , son assi- duité au travail le firent monter de grade en grade. De simple employé, il devint successivement Chef de bureau, Conseiller de Préfecture et enfin Secrétaire-général. Il n’eût même tenu qu’à lui d'aller plus haut. Frappés de son rare mérite, plusieurs préfets de la Somme , notam- ment, en 4826, M. de Tocqueville, et plus tard MM. Didier et Fumeron d’Ardeuil l’invitèrent à les suivre, promettant de se charger de sa fortune administrative. Un instant il avait accepté, lorsque , prêt de partir, il vit ses parents en larmes, « Ah! dit-il, mon départ vous afflige ; eh bien! — A4D5 — ne pleurez plus; je reste avec vous et je ne vous quitterai jamais. » Ainsi dès lors ce noble cœur préludait à cette vie d’abnégation qu’il a continué jusqu’à ses derniers mo- ments. Et cependant cette fortune, qu’il n’avait pas voulu pour- suivre aux dépens de ses affections de famille, parut un instant venir elle-même au-devant de lui jusque dans sa ville natale. Une révolution avait éclaté : l’administration départementale se trouvait dissoute , et, par une chance rare en temps de révolution, les premiers Commissaires qui vinrent provisoirement la réorganiser se trouvèrent être des hommes honorables et modérés. Le corps muni- cipal fut consulté, et d’une voix unanime il émit le vœu qu'Henry Marotte fût investi des fonctions de Préfet. Qu'on juge si son cœur dût être touché d’un tel témoignage de confiance, donné dans un tel moment. Le Préfet provisoire entra en fonctions aux applaudissements de tous. C’est un commun dicton qu’en France il n’y a rien de définitif que le provisoire, et cette fois du moins le Département n’au- rait pas demandé mieux que de voir ce dicton devenir une vérité. Il n’en fut pas ainsi. De nouveaux Commissaires survinrent , animés d’autres pensées. L'esprit de l’admi- nistration changea, et Marotte reprit sans se plaindre sa première position. Cette position , par quelles qualités, par quels services ne l’avait-il pas honorée !.… Tous les jours au travail long- temps avant les autres, bien des soirs au travail longtemps après les autres , consacrant encore au travail une partie des jours que l’usage consacre au repos , affable et patient dans ses réceptions, scrupuleux dans ses examens, impar- tial et judicieux dans ses conclusions, il était devenu pour toute la contrée un objet d'affection et de respect. Dès 4846, le Gouvernement, interprète de l'opinion publique, 30* l'avait décoré du ruban de la Légion-d’'Honneur. Une in- firmité facheuse , et dont le progrès fût rapide , interrom- pit trop tôt sa carrière administrative. Marotte perdit le sens de l’ouïe , et l’heure de la retraite dût sonner préma- turément pour l’utile et laborieux fonctionnaire. Le jour où cette retraite fut annoncée fut un jour de deuil pour le Département. Ses mandataires ne voulurent pas que de si bons services restassent sans récompense, et sur la pro- position du Préfet, le Conseil général maintint au Secré- taire en retraite le traitement d'activité. Il n’en devint pas plus riche, car, tant qu’il vécut, tout ce qu’il put posséder d’aisance fut pour d’autres que pour lui; mais il en fut heureux , car il put continuer de répandre des bienfaits. D’autres n’ont trouvé que l’ennui dans la retraite. Mais Henry Marotte était prémuni d’avance contre un tel'dan- ger. Dès sa jeunesse il avait cultivé avec succès la musique, les lettres et la poésie. Devenu maître de son temps, il put se livrer sans contrainte à ses goûts favoris. Son repos ne fut pas oisif : il ne fit que changer d’occupations , et le libre emploi de ces instants que le service publie ne ré- clamait plus, c’est à vous surtout, Messieurs , qu'il a pro- fité. Admis en 1831 dans votre compagnie , Marotte n’avait cessé d’y apporter le tribut d’une collaboration active et fructueuse. Des rapports pleins de conscience et de lumière, des poésies empreintes d’une aimable sensibilité, et qui plus d’une fois ont mérité d’être applaudies dans vos so- lennités annuelles, de bons travaux de statistique et de science administrative, tel fut le contingent par lui fourni à vos séances, et dont une grande partie occupe une place honorable dans vos Mémoires. Président à l’une de vos séances publiques, il y prononça un discours sur le Devoir, et tous convinrent qu'à personne mieux qu’à lui n’appar- = At = tenait de traiter un sujet pareil. Mais, longtemps enchaîné par le devoir même à des fonctions pénible , il n’avait pu donner à ces travaux que des instants épars et fugitifs. Dans les loisirs de la retraite, il put s’y livrer sans con- trainte. L'œuvre qu'il a laissée est considérable. Plusieurs volumes de mélanges, des poèmes qui sont loin d’être sans beautés, plusieurs comédies , deux opéras, la traduction en vers de trois comédies en prose de Molière (Amour médecin , le Sicilien ou l'Amour peintre, les Fourberies de Scapin) , exercice ingénieux dans lequel le traducteur a fait preuve de souplesse en reproduisant dans le cadre du verre le texte presque inaltéré de son admirable modèle, tels sont les éléments dont se compose la collection de ses ouvrages, presque tous inédits, mais dont un certain nombre a été lu dans vos séances. Dans ce recueil assez vaste, tout n’a pas sans doute la même valeur. Fruits d’un heureux instinct plutôt que d’une étude approfondie de l’art des vers, émanations d’une pensée discrète et pudi- bonde qui n’a pu se rectifier au contact de la pensée d’au- trui, ces pièces ne sont pas exemptes de quelques négli- gences et de quelques longueurs. Plusieurs autres ne sont que des esquisses ou des souvenirs tracés au courant de la plume. De loin en loin se décèle, même dans les meil- leures, quelque inexpérience des procédés de la haute versification , de celui notamment qui condense la pensée et resserre le discours pour lui donner plus de force. Mais, à côté des légers défauts que je n’ai pas craint de signaler, ce qu’on trouve surtout dans ces volumes, ce sont des idées saines, des impressions douces, des sentiments élevés rendus en vers toujours naturels, souvent heureux. Il y aurait un choix à faire , peut-être quelques retouches à donner, mais de ce facile travail sortirait un livre dont la publication serait, on peut le croire , accueillie avec un — 458 — véritable intérêt. Grâces soient ici rendues à l’honorable confrère , au digne ami de Marotte, à M. Édouard Gand qui, au prix d’une dépense, assez forte, nous a conservé ces précieux manuscrits, et s’est empressé d’appeler sur eux l’attention de l’Académie ! Néanmoins, il faut le dire, quel que fut son penchant pour les lettres , la poésie n’occupait que le second rang dans les affections de notre confrère. Ses prédilections les plus vives étaient pour un art plus séduisant encore, et dans lequel ses progrès furent d’autant plus dignes de remarque qu'il ne les dut qu’à lui-mème. L'éducation clas- sique avait pu lui ouvrir la voie à la composition littéraire : mais en musique, Marotte n'eut d’autre maître que la nature. Ce maître l’instruisit bien, et en quelques années, sans autre guide qu’une heureuse inspiration secondée par l'étude , l'élève parvint à lire avec facilité la musique de chant, à toucher le clavier, non en pianiste, mais assez du moins pour se rendre compte de ses pensées, à bien connaître l'harmonie , à composer des cantilènes non seu- lement correctes mais agréables, à se faire une idée de l’instrumentation, a parler de l’art en théoricien éclairé. C’est ce qu'il fit en deux circonstances qu'il me sera per- mis de rappeler. Un éminent compositeur né dans ce département et qui dirigea longtemps la chapelle impériale , Lesueur avait adressé à l’Académie d'Amiens la collection de ses œuvres religieuses. C’étaient onze grandes partitions à lire, à com- prendre sans le secours des voix et des instruments et par la seule puissance de la pensée, et puis à caractériser devant vous d’une manière intelligible pour tous , quoique beaucoup , dans une compagnie si complexe en ses attri- butions , eussent dù rester nécessairement étrangers aux notions de l’art musical. C’est à Marotte que ce travail fut — 459 — confié, et l’on a gardé souvenir de l’impression que pro- duisit son rapport. Deux mots peuvent l’exprimer : les savants approuvèrent et les ignorants comprirent. Une autre fois, arrivant l’échéance de son tribut d’aca- démicien, il entreprit d’expliquer les principes de l’accen- tuation et de la ponctuation musicales. Il prit pour point de départ la pensée de Grétry, qui ne veut voir dans le chant scénique qu’une traduction mélodieuse de la parole déclamée : système fort contestable selon moi, mais qui n’a pas empêché Grétry de composer de la musique char- mante ni Marotte d'écrire une excellente dissertation. N’empruntant à l’auteur du Tableau parlant que ce que sa théorie peut avoir de plausible , il s’unit à lui pour blä- mer l’excès de l’instrumentation, cet accessoire si souvent abusif ou cette dernière ressource des compositeurs sans génie. Puis il déduit avec une clarté parfaite les conditions suivant lesquelles le sens musical se trouve complété ou suspendu. Enfin, pour couronnement à son exposition, il fait l'application de ces principes à divers morceaux de la Dame blanche, le gracieux et fin chef-d'œuvre de notre Boïeldieu. Un tel travail ne demandait pas seulement un musicien , mais un écrivain : Marotte s’y est montré l’un et l’autre. Les productions musicales qu’il nous a laissées sont, comme ses productions littéraires, en assez grand nombre : d’abord une collection de pièces détachées, romances, chansons, nocturnes, avec accompagnement de piano ; de plus , des fragments de deux opéras, dont il entreprit de composer la musique après en avoir composé les paroles, et dont la partition est écrite pour un orchestre complet. Assurément il ne faut point s'attendre à rencontrer dans ces essais, enfants d’une méditation solitaire, cette science profonde des effets qui ne s’acquiert que par une pratique — À60 — soutenue et par l'épreuve souvent répétée de l’exécution en publie. Mais on y rencontre des chants heureux, des intentions fines , une harmonie, non pas savante, mais régulière et parfois ingénieuse , et dans les morceaux d’o- péras , une orchestration fort simple , mais disposée avec goût. C’est de la musique d’amateur, mais d’amateur bien doué et bien instruit des lois de la composition musicale. Heureux notre ami s’il avait pu goûter jusqu’à la fin ces pures jouissances que l’art donne à qui sait les sentir! Hélas ! il est des infirmités doublement douloureuses. La perte d’un sens est toujours un malheur: mais un peintre aveugle , un musicien sourd !... On avait vu pourtant Bee- thoven, atteint d’une infirmité semblable, produire encore des chefs-d’œuvre qui ravissaient tout le monde, hormis leur auteur. Dans une sphère sans doute bien plus mo- deste, Marotte trouva du moins les mêmes consolations. Dans le silence du sens inspirateur, il fit appel au sens intime qu’animaient toujours ses souvenirs, et sourd, il continua d'écrire des chants que son oreille n’entendait plus, mais que sa pensée entendait encore. Telle fut , Messieurs, cette noble intelligence, qui, par un triple privilège, se signala tout à la fois dans les affaires, dans les lettres et dans les beaux-arts. Mais de quelles plus vives couleurs peindrai-je cette âme si pure, admi- rable composé de simplicité presque enfantine, de virile intégrité, de modestie extrême, de bienveillance et d’ab- négation? J’ai connu des hommes, en bien petit nombre, aussi bons qu'Henry Marotte: je n’en ai pas connu de meilleur. J’oserais même ici reprendre en lui un défaut, et ce serait le seul , l’exagération de la bonté. Jouissant d’un traitement médiocre, mais raisonnable, Marotte, avec ses goûts simples et son éloignement du monde , eût pu vivre dans une sorte d’aisance. Il se fit — A6 — une pauvreté volontaire au profit d'autrui. Confiné dans une mansarde à demi-meublée, sans feu l'hiver et presque sans habits , il aidait l’infortune, non de son superflu, comme d’autres bienfaiteurs honorables encore, mais de son nécessaire , et en se privant de tout, il se trouvait heu- reux , parce qu'il se privait pour obliger. Il soutenait les siens , il assistait les indigents, et à force de les assister, il se rendait indigent comme eux. Je n’ai point ici à re- chercher si quelques-uns de ces sacrifices n’eussent pas pu, n’eussent pas dû lui être épargnés : tout ce que j'ai à dire, c’est qu'il n’a jamais hésité à se les imposer. Dans cette vie de renoncement et de retraite , Marotte , il est vrai, s’était fait une société qui le consolaïit de bien des privations. Il vivait avec sa pensée , et sa pensée avait encore toute la fraîcheur de la jeunesse. Ni son imagina- tion ni son cœur n’avaient vieilli: c'était toujours la can- deur d'âme, la virginité d’impressions, les souriantes illusions , les naïfs enthousiasmes des premières années. Nul n’éprouva des ravissements plus purs en présence de la nature champêtre ; nul ne fut plus sensible aux intimes voluptés de la poésie et des arts. Religieux par éducation et par sentiment, sa religion avait pris la teinte de son caractère. Point de petitesse , d'affectation, d’intolérance. C'était une foi douce et tendre , une sereine aspiration vers le ciel. Dans ses longues promenades solitaires, au bord des eaux , dans le silence des bois, il aimait à s’en- tretenir avec Dieu , avec la nature, avec son cœur , si bien fait pour entrer en harmonie avec l’un et l’autre. Souvent sa méditation revêtait quelque forme poétique , et vous l’eussiez vu , au retour, confier au papier discret, trop dis- cret, les fruits de son heureuse extase, des vers qu'il n'avait pas faits, qui s'étaient faits d'eux-mêmes. Pourrai- je mieux couronner cet éloge , Messieurs, qu’en vous con- ee fiant quelqu'un de ces fragments où s’épanchaient à la fois son talent et son âme, quelque furtif échantillon de ces poésies composées pour lui seul, que le public ne devait jamais connaître, mais dont nul, j'en ai l’assu- rance , ne me reprochera d’avoir trahi le mystère ? CONTEMPLATION. L'astre du jour épanche sur le monde Le vif éclat de son flambeau vermeil. De ses rayons à grands flots je m’inonde… O doux plaisir !... © transport sans pareil! A ce tableau réjouis-toi, mon âme ; Viens l’admirer dans toute sa splendeur. Dieu dans mon sein verse un puissant dictame ; Savoure-s-en l’ineffable douceur. Tout ce qu’étale à nos yeux la nature, Lorsque pour nous revient l’aube du jour, Rappelle Dieu, source féconde et pure, Centre éternel de puissance et d'amour. En parcourant de la voûte céleste L'immense éclat, la vaste profondeur, Nous y lisons un touchant manifeste, Gage assuré de future grandeur. N'oublions pas que Dieu, dans son ouvrage, Parle à nos cœurs aussi bien qu'à nos yeux; Qu'il fit pour nous de la vie un voyage, Rude chemin dont le terme est aux cieux. — 463 — Quand nous voyons d’un palais magnifique Les nobles murs surgir à nos regards, Nous admirons ce dôme, ce portique, Ces ornements qu’ont prodigués les arts : Mais, disons-le, cette magnificence Perdrait beaucoup de son prix à nos yeux, Si la vertu, la douce bienfaisance N’y faisaient point accueil aux malheureux. Le firmament est ce palais auguste Ouvert au cœur digne de l’habiter. Près de son Dieu, c’est là que l’homme juste Après l'épreuve un jour doit s’abriter. L’astre du jour, c’est la vive lumière Dont le flambeau guide le voyageut, Et lui fait voir, au bout de la carrière, L’asyle sûr imploré par son cœur. LA bé, AS a, Sd | ; æ ; ui Ww Ù \ ge { LS x TR Lu , > . | ” V2 Î 0 Li L. $ LÉ er Le o 12 te D Le { VE VEN , D | L à & 1 DUT, LE Pi Lin (FA ve) L DT RON ET 2) { Tr EE Re ans Voila à pps cotes ie an ce es HTGRE RE" A) PRES Due v4ccatne ane LL bis w? LE RAC ME CLR. le (4 LES TROIS AGES. VERS LUS A L'ACADÉMIE, Dans sa Séance publique du 24 Aoùt 1859, Par M. E. YVERT. SN SE — Au clocher du couvent, lorsque la septième heure, Le soir, vient à sonner, de la sainte demeure J'aime à voir s'échapper ce groupe alerte et vif Que, pendant tout le jour, le travail tint captif; J'aime à voir ce troupeau de fillettes gentilles Que le plus tendre amour attend dans leurs familles, Loin de cet autre amour dont le zèle pieux Les gâtant un peu moins, les instruit d'autant mieux. Voici l’heureux moment où, selon l'habitude, Repos et liberté vont remplacer létude ; Où plumes et cahiers, où livres et crayons, Vont, jusqu'au lendemain, dormir sur des rayons, Dans le sein des casiers, dans le fond des pupitres, Contenant des progrès et la preuve et les titres. La porte s’est ouverte, et soudain les enfants S’élancent à Tenvi , joyeux et triomphants ; Plus d’un vieux serviteur, d’une fidèle bonne, Sont là pour recueillir cet essaim qui bourdonre, Et va, s’abandonnant à de prudentes mains, Se disperser bientôt par différents chemins, Afin de revenir, palpitant d’alégresse, Au toit qui lui promet des trésors de tendresse. — 166 — Les filles, au jeune âge, ont d’aimables façons, Des gestes gracieux que n’ont pas les garçons ; Leur enjouement est vif, et non pas sans mesure, Leur petit babillage est un joli murmure, Un doux gazouillement qui me semble pareil À celui des oiseaux saluant le soleil ; Aussi, quand la dernière , habile à disparaitre, A fui, soigneusement je ferme ma fenêtre, Afin d’atténuer le vacarme effrayant Produit, non loin de moi, par l’escadron bruyant De bambins tapageurs qui, troupe ardente et folle, En bondissant, criant, s'échappe de l’école, Et qui se poursuivant, s’appelant, se frappant, Est de force à briser le plus ferme tympan. Les voyez-vous braver de tristes aventures , S’élancer à travers les chevaux, les voitures, Et, par des chocs soudains et justement maudits, Bousculer rudement les passants étourdis ?.. Les filles, en leurs jeux, comme en leurs caquetages, Comme en tous leurs ébats, se montrent bien plus sages ; Pour un père, à coup-sür, deux fils sont précieux, Mais si l’un était fille, il s’en trouverait mieux. De grâce et de candeur, pur et touchant modèle, La fille, à ses parents, est constamment fidèle ; Aux champs, à la cité, qu'il se soit établi, L’asile paternel est par elle embelli ; Elle en sent tout le charme, et son jeune courage Concourt, avec sa mère, à l’ordre du ménage. Mais le garçon, hélas! à peine bachelier, A-t-il brisé le joug qui pèse à Pécolier, A peine dix-huit ans, ornant son personnage, Ont-ils de favoris encadré son visage, Que du logis commun abjurant les loisirs, Ce n’est plus qu'au dehors qu'il cherche ses plaisirs. — A61 — Il chérit ses parents, certes, je veux le croire, Mais leur maison, pour lui, n’est plus qu'un réfectoire ; Quand son estomac crie, il y porte ses pas, Il y mange, il y dort, mais il n’y reste pas. Le plus sage, celui qui jamais ne s’égare, Se délecte à fumer la pipe et le cigare, Ce qui n'empêche pas que partout fort bien vu, Riche de qualités et d’agréments pourvu, Il puisse, quelque jour, sans rester en arrière, Suivre honorablement une noble carrière, Et même parvenir à la célébrité Qui des talents hors ligne est le prix mérité. Mais, ne lui dites point, près de l’âtre qui brille, Qu'on ne peut être mieux qu’au sein de sa famille, Car, du ton le plus leste, il vous fera l’aveu Qu’au sein de sa famille il se divertit peu ; Qu'un refrain suranné dont le progrès se moque Ne saurait prévaloir sur les goûts de l’époque, Et que son fade auteur, moraliste importun, Quoiqu’on le cite encor n’a pas le sens commun. Alors qu'étourdiment il parle de la sorte, Faut-il que, contre lui, notre raison s’emporte ? Non; souvent il se lasse au lieu de s'amuser; Eh bien! laissons au temps à le désabuser, Au temps dont les lecons tristes, mais salutaires, L’emportent quelquefois sur des avis austères, Car, nous-mêmes, hélas ! forcés d’être indulgents, Nous avons tous été plus ou moins... jeunes gens. Entre fille et garçon, telle est la différence ; Elle peut expliquer certaine préférence Qui, sans nuire à l'amour que leur doit la maison, Sous le toit paternel a pourtant sa raison. L'un sait, par ses talents, la valeur qu’il déploie, Être lorgueil des siens, mais l’autre en est la joie : — 468 — Et, lorsque bien loin d'eux, le fils, avec gaité, Va conquérir la gloire ou la prospérité, Toujours la retrouvant, nous voyons, dans la fille . Le plus bel ornement du foyer de famille, Jusqu'au jour solennel où la main d’un époux Ravit à ce foyer son trésor le plus doux. Cet époux l’aime-t-il ? l’aime-t-elle elle-même ? Un tendre sentiment, par son charme suprême, Les a-t-il à jamais Pun à l'autre liés? Est-ce l'amour enfin qui les a mariés? Il se peut; si j'en crois pourtant mes souvenances , L'hymen est plus souvent l’effet des convenances, Celui de deux apports qui, l’un à lPautre égal, Font, d’une double dot, un large capital ; Loin d'écouter du cœur les plaintes importunes, Ce qu’on veut avant tout Cest l'accord des fortunes ; On accumule l'or sur l'or; quant à l’amour, Peut-être un beau matin, viendra-t-il à son tour, Et méditera-t-il une vengeance atroce De n’avoir pas été premier garçon de nôce. Disons-le, toutefois, consacrant les amours, L'hymen, si doux qu'il soit, n’est pas heureux toujours, Au feu des passions, à leur effervescence, Succède quelquefois la froide indifférence ; Des défauts mutuels , inaperçus d’abord, Font, entre les époux, surgir un désaccord Que, moins prompts à s'unir, plus sûrs de se connaitre , Sous le toit conjugal, ils n’auraient pas vu naltre. L'amour porte, dit-on, un bandeau sur les yeux; Pour lui c’est un malheur, et certe il vaudrait mieux Qu'il y vit clair, surtout, quand devenu plus sage, Il aspire, à son tour, à se mettre en ménage, — 469 — À savourer les biens si précieux, si doux Que la femme de cœur prodigue à son époux. Esclave du devoir, dans son indépendance, De sa maison heureuse elle est la providence; Elle sait, dun mari qui pense ou qui voit faux, Prévenir les erreurs, corriger les défauts, Ne paraît exercer qu'un pouvoir subalterne, Et le laisse régner, pourvu qu’elle gouverne. L'Intérêt est le Dieu du monde , il est sa loi; On l’a dit, répété bien longtemps avant moi, Et, cependant, au lieu d'afficher l'exigence, La Richesse devrait épouser lIndigence, Et, réparant les torts d'un hasard rigoureux , Doubler, par ce moyen, le nombre des heureux : Elle agit au rebours ; constamment routinière, Comme l’eau, qui toujours va joindre la rivière, On la voit, sans jamais craindre un débordement, Courir et se mêler à son propre élément. Péniblement ému de ce facheux système, Sur lui le moraliste a lancé l’anathème, Mais l’usage adopté n’en suit pas moins son cours, Et, vieux comme le Monde, il durera toujours. Disons-le, cependant , sans être pessimiste, Ses résultats, parfois, ont un côté fort triste ; Plus d’une jeune fille a payé chèrement Le droit de commander dans un appartement, D’y rendre des décrets sans que nul ne réclame, De s’entendre appeler du beau nom de Madame, De dire: mon mari, mot, on le sait trop bien, Qui promet de l’amour souvent plus qu’il n’en tient; Mais, grâce au mariage, on veut être complète, Être femme, étre libre, embellir sa toilette, Et posséder enfin l'appui d’un bras puissant Qui, lorsqu'on le demande, est quelquefois absent. 31. + AD = N'importe, on ne veut pas ressembler à ces filles, Qui restant sans appui, sans liens, sans famille, Sont, dans l'isolement d’un triste célibat, Réduites à n’aimer qu’un roquet ou qu'un chat. Il en est toutefois dont la noble existence Consacre aux malheureux une sainte assistance; Dont la douce bonté, féconde en ses effets, Récolte le bonheur en semant des bienfaits. Auprès de ce plaisir, qui n’est point éphémère, Il en est un plus vif, c’est celui d’être mère. Aux soins les plus actifs consacrant fous ses jours , On agrandit ainsi le champ de ses amours ; On aimait ses parents, son époux; Joie extrême! Maintenant, avec eux, C’est un enfant qu’on aime; Un faible et bel enfant qui, frais et gracieux, Fait le double délice et du cœur et des yeux. Répandre sur les siens les trésors de son âme : Chérir, soigner, choyer, c’est le sort de la femme ; Le ciel et la nature, en lui donnant ce but, Ont voulu l’enrichir du plus doux attribut, Dès ses plus jeunes ans, de tendresse occupée, Elle habille, elle pare et berce sa poupée ; Embelli, caressé, dorloté , ce jouet , Qui charme ses regards et comble son souhait, Dans ses petites mains est déjà le présage De quelqu’autre baby plus criard et moins sage. Mais l'enfance, sa grâce et ses ébats joyeux Ramènent ma pensée au seuil religieux D'où j'ai vu s’élancer, en légères gazelles, En jolis papillons, d’aimables demoiselles. Consacrant au Seigneur leur culte et leur amour, Quelques-unes, pourtant, restent dans ce séjour, Et savent, imitant le zèle des apôtres, Prier pour le bonheur et le salut des autres, — AT1 — Courbant devant l’autel un front serein et pur, Pour elles le couvent est le port le plus sûr, Il les fait échapper aux orages du Monde, Aux erreurs d’une vie en chagrins si féconde. Sortent-elles parfois de l’asile pieux Qui suflit à leur cœur aussi bien qu'à leurs yeux, Sous un toit désolé ramenant l'espérance, Cest pour venir en aide à plus d’une souffrance. Du calme, de la paix, abjurant les douceurs, N’a-t-on pas vu souvent ces admirables sœurs Visiter les sillons, s'approcher des murailles Où gisaient des blessés tombés sous les mitrailles, Et s’acquittant pour eux du plus beau des mandats, Rendre à nos étendards d’héroïques soldats ? Comme aux champs de Crimée, aux plaines d'Italie, Leur piété si douce au dévouement s’allie Et fait briller aux yeux de la Divinité Cette double vertu : courage et charité. Au cloître, leur pieuse et féconde tendresse Instruit avec succès, élève une jeunesse Qui, plus tard, si, pour nous, venaient de mauvais jours, Saurait, par ses vertus, nous donner un secours, Le seul qui soit réel, le seul qui nous soutienne, Car l’ange d’ici-bas c’est la femme chrétienne. 31” bacs es jo Mate Ent cie | nu LAS arr cà: fofese Han; ne. Le Li) Éd #2 PCT me € Li ‘ie s À es cnrs LEONE ve 28 Jeu MP er Jimi, prébont gt LL RES TRANS 4 ptet rabat D en0 be Gers AA ON TL A rang É: Pier vucr le, heébsrt-na 0e NM NN RCA ‘re DES BASILIQUES PRIMITIVES DE ROME, Par M. l'Abbé J. CORBLET. ( Séance du 23 Mars 1860.) L’Art chrétien ne naquit point d’un seul jet. De même que la société païenne se transforma lentement sous l’em- pire des idées chrétiennes, l’Art devait passer par une nombreuse série de modifications avant d’atteindre l'idéal que réalisa le x siècle. Ce n’est que peu à peu qu'il se dégagea des souvenirs païens. Arrêté dans son essor par les influences de la décadence romaine, par la crainte des persécutions, par les invasions des barbares, par les fureurs des iconoclastes, par les fausses doctrines des Byzantins sur la prétendue laideur du Christ, l'Art ne pouvait point exprimer dans toute leur sublimité les sym- boles des nouvelles doctrines. Sans doute il trouvait, en naissant, d’admirables modèles d'architecture dans la Rome des Césars ; mais c’étaient là des monuments mili- taires ou civils où respirait seulement le genie politique du peuple roi. Quant à ses monuments religieux , ce n'étaient que des pastiches des étroits temples grecs, avec moins de goût et d'inspiration. Ce n’est donc qu’à la longue qu’un art nouveau pouvait se mettre en harmonie avee une €i- vilisation nouvelle. — T4 — Les premiers chrétiens tinrent d’abord leurs assemblées dans des maisons particulières. La salle à manger ( éricli- nium), deux fois plus longue que large, avait de vastes di- mensions qui devaient naturellement la faire choisir pour ces sortes de réunions. Quand la foi nouvelle eût conquis plus de liberté, elle s’abrita dans les basiliques civiles. On devait évidemment les préférer aux temples abandonnés par les Païens et que leur dimension exiguë rendait impropres aux exigences liturgiques. Les basiliques, d’ailleurs, n'ayant été con- sacrées qu’à des usages civils , étaient libres des souvenirs d'idolâtrie qui rendaient les temples païens odieux aux fidèles. Il ne faudrait point cependant admettre d’une manière absolue que les Chrétiens reculèrent toujours devant la pensée de métamorphoser un temple païen en église. Un certain nombre de faits donnerait un démenti à une asser- tion aussi générale. À Rome, le panthéon d’Agrippa devint l'église de Tous-les-Saints; le temple de Vesta fut placé sous le vocable de la Madona del Sole ; le temple d’Antonin devint l’église San-Lorenzo in Miranda. En France , on a célébré les saints mystères dans le temple de Vienne, dans celui de Vernagues ( Bouches-du-Rhône }), et dans la maison carrée de Nimes. Les basiliques civiles des Romains servaient tout à la fois de tribunal, de bourse et de bazar. On leur don- nait ce nom qui, en grec, signifie maison royale, parce- qu’elles attenaient ordinairement au palais des rois, ou bien parce qu’on y rendait la justice en leur nom. On en comptait dix-huit à Rome; la première paraît avoir été érigée l’an 204 avant Jésus-Christ. Elles avaient la forme d’un carré oblong terminé par un hémycicle ; un des côtés restait parfois ouvert, sans être muré , afin de laisser la — 41 — circulation plus libre. L'intérieur n'offrait que des murs lisses, n'ayant pour ornementation que des fenêtres semi- circulaires , entourées d’un simple filet, et quelques mo- dillons que terminaient les chevrons de la charpente du toit. Deux rangs parallèles de colonnes de granit, de por- phyre ou de marbre divisaient l’intérieur en trois parties , dans le sens de la longueur. Ces colonnades supportaient quelquefois une galerie supérieure régnant dans tout le pourtour, excepté du côté de l’hémycicle. Le tribunal étaitau fond de la basilique, dans le renfoncement circulaire nom- mé abside ; c'était la place du préteur, des centumvirs, des grefliers et des autres ofliciers de justice. Plus bas se trou- vaient les places assignées aux notaires et aux avocats. Les plaideurs se tenaient devant un endroit nommé transseptum , séparé du tribunal par une grille de elôture (cancellum). C’est de là qu’on a donné le titre de chance- liers aux dignitaires qui remplissent à peu près les mêmes fonctions que ceux qui se tenaient dans l’enceinte des cancelli. Les curieux et les marchands cireulaient dans les nefs couvertes partiellement ou totalement par un toit, où des tailes plates à large rebord étaient combinées avec des tuiles courbes. Les basiliques se prêtaient facilement à la nouvelle des- tünation qui leur fut assignée par les Chrétiens. Elles réu- nissaient la magnificence à l'utilité, et leur plan général était en harmonie avec les prescriptions des Constitutions apostoliques sur la forme que devaient avoir les églises. L’abside exhaussée devint le tribunal de l’évêque; un autel s’éleva à la place qu'occupaient les avocats. Ce sanctuaire resta séparé par le cancel de l’espace occupé jadis par les plaideurs et qui fut réservé au ciergé. Les fi dèles remplirent les nefs ; une portion de la galerie cen- trale fut destinée aux catéchumènes, et les tribunes furent — 416 — affectées aux vierges et aux veuves qui consacraient leur vie aux bonnes œuvres. C’est ainsi que la Religion reçut la première hospitalité dans le temple des affaires, comme le rhéteur Ausonne le faisait remarquer à l'Empereur Gratien: Basilica olim negotiis plena, nunc votis pro tua salute suceptis. Outre les basiliques publiques, judiciaires et foraines, il y en avait de privées qui faisaient partie du palais des grands personnages et où ils donnaient audience à leurs clients et à tous ceux qui venaient traiter avec eux d’af- faires publiques ou particulières. Ces monuments splen- dides, avec leurs vastes vestibules, leurs larges pérystiles , étaient encore plus convenables que les basiliques foraines, à la réunion d’une communauté religieuse ; et ce sont sans doute ceux qu’on a préférés, quand la libéralité du pos- sesseur les mit à la disposition des fidèles. C’est ainsi que la basilique de la famille de Latran fut consacrée au culte chrétien ; que celle d’un romain nommé Sicianus fut adaptée à la même destination. Les basiliques civiles ne restèrent point cependant les sanctuaires permanents de la Foi. La vénération pour le tombeau des martyrs en éloigna la communauté chrétienne dès qu’elle put agir avec liberté. L'endroit où quelque généreux confesseur de la Foi avait versé son sang, dé- termina le choix des fidèles pour la construction de nou- veaux édifices, qui s’élevèrent d’ailleurs sur le même plan et avec les mêmes dispositions intérieures que les basi- liques civiles. Les plus importantes modifications archi- tecturales du type primitif furent l’adoption des arcades reposant sur des colonnes, disposition dont il n'existe aucun exemple dans l’antiquité ; l'extension donnée aux transsepts, qui donna à l’ensemble de l’église la forme d’une croix latine , et l’adjonction de l’atrium, esplanade — ÀTT — à ciel ouvert entourée de portiques. Plus tard, on bâtit des tours pour les cloches qui devaient convoquer les fi- dèles ; le chœur s’agrandit et empiéta sur l’espace jadis réservé au public; enfin on y adjoignit des bâtiments accessoires pour l'habitation des prêtres et des clercs ; des écoles , des bibliothèques, des salles pour contenir les chartes et les vases liturgiques ; des logettes pour les pé- nitents, des cloitres, des salles synodales, etc. Les basiliques les plus complètes se composent : 4° d’un porche d’entrée ; 2% d’un atrium ; 3° d’un grand porche ; 4 d’un narthex ; 5° de nefs comprenant le chœur ; 6° des transsepts et du sanctuaire ; 7° d’une ou plusieurs absides. Le porche d’entrée donnait accès dans l’atrium , espace découvert ordinairement planté d'arbres. Les profanes pouvaient pénétrer dans cette enceinte ; c’est là que les indigents venaient solliciter la charité et que les pénitents publics du premier degré imploraient les prières des fi- dèles. C’est là aussi qu'on enterrait les personnages de distinction , usage qui s’est perpétué dans le moyen-âge et qu’on retrouve encore aujourd'hui dans nos campagnes, où le cimetière avoisine souvent l’église. Il y avait dans Patrium un ou plusieurs bassins (cantharus), où les fi- dèles se lavaient les mains avant d’entrer dans le temple ; nos béniliers actuels , placés à l'entrée de l’église, sont un souvenir de ces lustrations. L'introduction du cantharus , de même que l’adjonction de l’atrium , fut inspirée par les réminiscences du temple de Jérusalem. On sait qu’il était prescrit aux juifs de se laver les mains avant d'entrer dans le sanctuaire , et que cette ablution était le symbole de la pureté intérieure que devaient conserver les croyans. Ce n’est guères qu’au vi siècle qu’on plaça dans l’intérieur de l’atrium le baptistère , réservoir d’eau protégé par un toit que soutenaient plusieurs colonnes et où les néophytes = = recevaient le baptême. Antérieurement le baptistère était situé hors de l’atrium, dans les environs de la basilique. Il était ordinairement de forme octogone, parce que Île nombre huit est le symbole de la régération, selon saint Ambroise , et celui de la résurrection , d’après saint Au- gustin. On descendait plusieurs marches pour arriver à la fontaine sacrée, pour montrer que le baptême est la sépul- ture du vieil homme, en même temps que la naissance spirituelle de l’âme. Les marches étaient au nombre de trois , pour rappeler les trois jours et les trois nuits que le Sauveur passa dans le tombeau. L'intérieur du baptistère contenait, en outre, des por- tiques , un ou plusieurs autels. Les sculptures , les pein- tures, les mosaïques représentaient des sujets en harmonie avec le baptême. On y voyait saint Jean-Baptiste versant l’eau du Jourdain sur la tête du Sauveur ; une colombe d’or suspendue sur les fonts indiquait que l’Esprit-Saint est la source de l’effusion des grâces. Les vases destinés à conserver les saintes huiles et à verser l’eau régénératrice avaient parfois la forme d’agneaux et de cerfs, pour re- présenter le divin agneau , dont le sang efface les péchés, etles âmes des fidèles qui désirent les eaux de la grâce avec autant d’ardeur que le cerf altéré recherche les fon- taines. La porte de l’atrium , qui s'ouvre dans l’axe des basi- liques et qu'on nommait porta speciosa, était encadrée dans un chambranle de marbre, au pied duquel sont couchés parfois deux lions. C’est là qu’on prononçait les arrêts judiciaires , et c’est de cet usage qu'est venue l’ex- pression reddere justiciam inter leones. On n’est point d’ac- cord sur la signification symbolique de ces animaux. Sarnelli y voit un emblème de la vigilance que les pasteurs doivent exercer sur les fidèles, parce qu'on supposait dans = 49 — l’antiquité que les lions dormaient les yeux ouverts ; d’autres y voient le symbole de l’orgueil du siècle et du prince des ténèbres domptés par le génie de l’Église. Les agneaux qu’ils broient parfois sous leur dent seraient les victimes des persécutions religieuses. Quand le lion reste calme sous le poids de la colonne ou sous les pieds des apôtres, il figurerait le pouvoir des princes humblement soumis au joug de la foi et se faisant gloire de défendre l'Église. D’autres enfin ont cru voir dans ces symboles de la force matérielle, la puissance spirituelle que Jésus- Christ a communiquée à sa divine épouse. Dans le midi de la France, des lions furent accolés aux portails jusque dans le cours du xnr° siècle. A partir du v* siècle la porte principale fut précédée d’un porche ou corps de bâtiment en saillie , dont la charpente est soutenue par des colonnes. Ces colonnes sont imilées de l’antique et leurs chapiteaux sont liés deux à deux par des architraves ; le fond du porche est souvent décoré de peintures. Avant l’usage des porches, c’est-à-dire antérieurement au v* siècle , on entrait par un vestibule intérieur nommé narthez où pronaos, qui occupait la première travée de la nef. C'était alors la place réservée aux catéchumènes et aux pénitents de la classe des écoutants. Le sommet de la facade principale est occupé par un fronton , au centre duquel on voit souvent une ouverture circulaire nommée oculus, qui fut l’origine des magnifiques rosaces du moyen-âge. Plus tard cet œil-de-bœuf fut percé dans la façade lisse qui s'étend au-dessous du fronton et où s'ouvrent trois fenêtres cintrées. Il a été quelquefois rem- placé par une croix grecque , comme dans la basilique de St.-Alexandre , à Lucques. La partie intérieure de la fa- — À80 — çade est percée de trois portes. C’est surtout là que se déployait le luxe des mosaïques. Les faces latérales offrent une série de fenêtres sans ar- chivolte ni meneaux, dont les cintres sont formés de briques ou alternés avec des claveaux en pierre. À Saint- Laurent-hors-les-Murs, les fenêtres étaient closes avec des plaques de marbre percées d'ouvertures circulaires , où l’on avait fixé des morceaux de verre ou d’albâtre. Les toits s’appuient sur un entablement décoré de modillons; leur charpente est fort simple. La façade postérieure for- mée d’une ou plusieurs absides , est rarement percée de fenêtres. La maîtresse-nef était séparée des collatéraux , non-seu- lement par des colonnes aux chapiteaux imités de l’an- tique, mais aussi par un petit mur d'appui. Les entreco- lonnements étaient fermés par des rideaux, pour rendre encore plus complète la séparation des deux sexes. Les hommes se plaçaient dans la nef droite, et les femmes dans le bas-côté gauche. Les catéchumènes qui ne devaient assister qu’à une partie de l'office, se tenaient à l’entrée de la galerie centrale. Dans quelques basiliques il y avait des galeries (friforium) au-dessus des bas-côtés qui étaient réservés, comme nous l’avons déjà dit, aux vierges et aux veuves. Mais cette disposition devait être assez rare : on n’en voit que deux exemples à Rome. La nef était pavée en marbre et en mosaïques; elle n'avait qu’un simple plafond en bois; quelquefois même, comme à la basilique des Saints-Nerée-et-Achillée, l’ab- sence de plafond laisse voir à nu la charpente et la tuile. Le chœur était placé au milieu de la nef centrale et en- touré d’une balustrade : c'était la place du clergé. De chaque côté se trouvait une chaire peu élevée , mais fort large, construite en pierre ou en bois : e’était l’ambon. On — 481 — lisait l’épitre dans celui qui était à droite et l’évangile dans l’autre. C'était là aussi qu'on prononçait les instruc- tions, qu’on promulguait les censures et les ordonnances épiscopales , qu’on lisait les leçons de matines, ete. C’est près de la tribune gauche qu'on plaçait le cierge paseal sur une petite colonne. L'usage des ambons paraît avoir cessé vers le x° siècle. Il fut remplacé par celui des jubés. Le sanctuaire était compris dans le transsept. Il était séparé du chœur par plusieurs marches, par le cancel ou chancel, espèce de balustrade en marbre richement tra- vaillée, et par des voiles en tapisseries qu’on ne levait qu’au moment de la communion. Cette clôture rappelle celle du Saint des Saints dans le temple de Salomon, comme l'appropriation générale de la basilique paraît avoir été inspirée par le souvenir du temple hébreu, divisé en trois parties : le porche, le lieu saint et le Saint des Saints. L'autel, isolé au milieu du sanctuaire, n’était qu'une table de marbre placée, sans gradins, sur le sarcophage d’un martyr ou sur une confession, c’est-à-dire sur une cha- pelle souterraine où étaient déposés les restes d’un confes- seur de la Foi. C’est à cause de cet usage primitif que les autels ont pris la forme de sarcophage. C’est pour la même raison qu'on dépose actuellement des reliques sous les autels, et qu’à Rome on donne le nom de confessio au prin- cipal autel des églises. L’autel était quelquefois surmonté d’un baldaquin nom- mé ciborium. C'était un petit édifice isolé, formé de quatre ou six colonnes correspondant aux angles de l’autel et portant une coupole ou un fronton destiné à le couvrir. Leur usage remonte au moins au temps de Justinien : ce prince ayant rebâti l’église de Sainte-Sophie, à Constan- tinople, y fit construire un magnifique céborium dont la voûte était en argent et les colonnes en vermeil. Le — 482 — moyen-âge devait faire un usage moins fréquent des cibo- rium que l’époque latine; mais la Renaissance les remit en vogue sous le nom de baldaquin, avec quelques diffé- rences de formes. Derrière l'autel et dans l’abside centrale était le presby- terium : c’est là qu'était la chaire (cathedra) d’où l'évêque dominait l'assemblée, et des siéges moins élevés pour les officiants. La cathedra était en bois ou en marbre et ressemblait aux chaises curules des Romains. Plus tard elle prit la forme d’un pliant en X et se garnit , AUX montants qui se croisent, de têtes et de pieds d'animaux. Quand les collatéraux étaient terminés par une abside , celle de gauche (diaconicum) servait de trésor pour les vases sacrés, et l’autre (oblatorium ou sacrarium) recevait les oblations et les offrandes des fidèles. Au moyen-âge , le sacrarium fut remplacé par la crédence et le diaconicum par la sacristie. Les deux absides étaient closes au moyen de tentures. Dans plusieurs basiliques elles sont rempla- eées par un mur de refend : en ce cas, les offrandes des fidèles étaient déposées sur une table avoisinant l'autel. Ce qui nous reste des constructions primitives des basi- liques accuse une grande détérioration du goût romain. Les colonnes sont grêles, sans proportions, grossièrement exhaussées ; elles étaient trop faibles pour résister à la pression d’une voûte : aussi en était-on réduit à l'emploi de simples charpentes. Les chapiteaux sont tantôt moins larges que le fût qui les supporte, et tantôt trop en saillie. Les pieds droits , au lieu d’être couronnés par une imposte , soutenaient une corniche mal exécutée dont les modillons étaient distribués irrégulièrement. Quant aux matériaux , ils étaient mélangés sans choix et sans discer- nement , la pouzzolane à côté du vert antique , le tuf cal- caire à côté du marbre de Paros. Des mosaïques, dont la — 48 — principale matière était le verre, décoraient la partie supé- rieure de l’abside, l’arc de triomphe du sanctuaire et quelques autres parties de l’édifice. Les sujets étaient plus particulièrement empruntés à l’Ancien Testament; parmi ceux qui appartiennent à l'Évangile, on voit se reproduire plus fréquemment le Sauveur jugeant les hommes, les noces de Cana, le miracle de la multiplication des pains et quelques scènes mystérieuses de l’Apocalypse. Les églises de Rome qui remontent bien authentique- ment à Constantin sont au nombre de sept: Saint-Jean de Latran , Saint-Pierre du Vatican, Saint-Paul de la voie d'Ostie , Saint-Laurent hors les murs , Sainte-Croix en Jé- rusalem , l’église détruite des Saints-Marcellin-et-Pierre et Sainte-Agnès de la voie Nomentane. D’autres églises avaient été érigées à Rome antérieure- ment à cette époque. Sainte-Marie frans-Tiberim fut cons- truite en 224 par le pape saint Calixte , et rebâtie au 1ve siècle avec des débris antiques ; Sainte Cécile in trastevere fut consacrée par Urbain I+ en 230 et rebâtie en 818 par saint Pascal. C’est également au ur siècle, au milieu même des persécutions , que furent érigées les églises de Saint-Pancrace et de Sainte-Prisca du Mont-Aventin. Quelques-unes de ces basiliques ont été complètement détruites; d’autres ont perdu leur antique physionomie en subissant des réparations successives. Saint-Laurent hors les murs (vi* siècle) , Sainte-Agnès (iv° et vu siècle), et Saint-Clément (1x° et xu siècle) sont celles dont le ca- ractère primordial a moins payé le tribut à la mode. La basilique de Saint-Laurent fut élevée par Constantin, en l'an 330 , sur la sépulture du diacre-martyr. Elle fut re- construite au vi° siècle sur un plan plus vaste. Son por- tique est soutenu par six colonnes antiques. Vingt-deux colonnes de granit oriental divisent les trois nefs. Ses am- — À84 — bons sont les plus riches de Rome. L'édifice n’est éclairé que par des fenêtres placées au second étage et n’ayant qu'un mètre et demi de largeur. Sainte-Agnès de la voie Nomentane fût édifiée par Cons- tantin , au lieu où avait été enseveli le corps de la jeune martyre du cirque Agonal. Elle a été reconstruite en partie au vire siècle, On y descend par quarante-cinq degrés de marbre : c’est l'escalier qui conduisait jadis les fidèles au sépulcre de la Sainte. Les chapelles latérales des absides mineures sont carrées ; des galeries règnent sur les colla- téraux ; des fenêtres sont percées au-dessus des galeries, comme dans les églises du moyen-âge. Les deux portiques superposés ont des colonnes antiques de brèche , dont les chapiteaux sont très-bien imités de l’antique , si toutefois elles ne sont pas de la même époque que leurs fûts. L'église Saint-Laurent, malgré les diverses modifica- tions qu'elle a subies à diverses époques , a pu conserver dans son état primitif son atrium, son rez-de-chaussée , son chœur , son abside , ses trois ambons et son ciborium qui, comme un diadème aérien, couvre l’autel de son ombre. Sa chaire épiscopale est celle-là même où siégea saint Zozime, C’est le seul spécimen d’un monument com- plet dans toutes ses parties. Des mosaïques contempo- raines de l'édifice couvrent la voûte de la tribune ainsi que l’arc triomphal qui sépare le chœur de la nef. Eusèbe nous a laissé la description de l’église que saint Paulin fit reconstruire à Tyr, au commencement du 1v° siècle. Comme le même type basilical était universellement admis alors dans l'Occident et dans l’Orient , nous croyons utile de reproduire en partie cet intéressant passage, le plus ancien qui soit connu sur l'architecture chrétienne primitive: « Paulin, dans la réédification de son église, » dit l’éloquent panégyriste , non content d’accroître l’em- — 485 — placement primitif, en a fortifié l’enceinte comme d’un rempart au moyen d’un mur de clôture. Il a élevé son vaste et sublime portique vers les rayons du soleil le- vant; voulant par là donner à ceux même qui n’aper- çcoivent l'édifice que de loin , une idée des beautés qu’il renferme, et inviter par cet imposant spectacle ceux qui ne partagent pas notre foi à visiter l'enceinte sacrée. Toutefois, lorsque vous avez franchi le seuil du por- tique , il ne vous est pas licite encore d’avancer, avec des pieds impurs et souillés : entre le temple lui-même et le vestibule qui vous reçoit, un grand espace en carré s'étend , orné d’un péristyle que forment quatre galeries soutenues de colonnes. Les entre-colonnements sont garnis d’un treillis en bois qui s'élève à une hau- teur modérée et convenable. Le milieu de. cette cour d'entrée est resté à découvert, afin qu’on y puisse jouir de la vue du ciel et de l’éclatante lumière qu’y versent les rayons du soleil. C’est là que Paulin a placé les sym- boles de l’expiation , savoir les fontaines qui, situées tout en face de l’église, fournissent une eau pure et abondante , pour l’ablution, aux fidèles qui se préparent à entrer dans le sanctuaire. Telle est la première en- ceinte, propre à donner tout d’abord une idée de la beauté et de la régularité de l'édifice, et offrant en même temps une place convenable à ceux qui ont be- soin de la première instruction. Au-delà, plusieurs ves- tibules intérieurs préparent l’accès au temple lui-même, sur la façade duquel trois portes s'ouvrent, tournées à l'Orient. Celle du milieu, plus considérable que les deux autres, en hauteur et en largeur, est munie de battants d’airain avec des liaisons en fer et ornée de riches sculptures : les deux autres semblent deux nobles com- pagnes données à une reine. Au-delà des portes, s'étend L Je 22. — À80 — l’église elle-même, présentant deux galeries latérales au-dessus desquelles ouvrent diverses fenêtres ornées de sculptures en bois du travail le plus délicat, et par lesquelles une abondante lumière tombe d’en haut sur tout l'édifice. Quant à la décoration de cette demeure royale , Paulin a su y répandre une richesse , une opu- lence véritablement colossale. Je ne m'arrêterai donc point à décrire la longueur et la largeur de l’édifice , son éclat splendide, son étendue prodigieuse , la beauté rayonnante des chefs-d’œuvre qu'il renferme , son faite arrivant jusqu’au ciel et formé d’une précieuse char- pente de ces cèdres du Liban dont les divins oracles ont célébré la louange quand ils ont dit: Les bois du Seigneur, les cèdres du Liban seront dans la joie. Parlerai-je de l’ha- bile et ingénieuse disposition de l'ouvrage entier, de l'excellente harmonie de toutes les parties, lorsque déjà ce que l'œil en contemple dépasse ce que l'oreille en pourrait ouir. Après avoir établi l’ensemble de l'édifice, et dressé des trônes élevés pour ceux qui président, en même temps que des siéges de toutes parts pour les fidèles, Paulin a construit le Saint des Saints, l’autel, au milieu ; et pour rendre inaccessible ce lieu sacré, il en a défeudu l’approche , en plaçant à distance un nou- veau treillis en bois, mais si merveilleux dans l’art qui a présidé à son exécution, qu’à lui seul il offre un spectacle digne d’admiration à tous ceux qui le consi- dèrent. Le pavé même de l’église n’a point été négligé : le marbre y décrit de riches compartiments. Sur les nefs latérales de la basilique ouvrent de très-amples salles que Paulin, nouveau Salomon vraiment pacifique, à fait construire pour l’usage de ceux qui doivent rece- voir l’expiation et la purgation par l’eau et le Saint- Esprit. » — AST — Nous ne devons pas oublier de mentionner que quelques basiliques furent construites sur un plan cireulaire , d’a- près le type du Saint-Sépulcre. La plus grande église de ce genre , actuellement debout , est St.-Étienne-le-Rond. Elle fut consacrée , à la fin du v* siècle , par le pape Simplicius. Des antiquaires italiens ont élevé des doutes sur sa desti- nation primitive et veulent y voir un ancien temple païen, dédié au dieu Faune ; mais la différence de dimension des colonnes , la grossiéreté de l’appareil , le maladroit ajus- tement des chapiteaux et des bases , et surtout l'absence d'harmonie dans l’ensemble , donnent un démenti formel à cette hypothèse. En Italie , comme jadis en France , on est trop disposé à confisquer au profit du Paganisme les premiers édifices des chrétiens ; un sentiment de filiale reconnaissance devrait au contraire nous engager à reven- diquer avec amour les premières manifestations de la foi de nos ancètres. On s’imagine augmenter la valeur d’un monument en lui concédant quelques siècles de plus d’exis- tence, sans songer qu’on lui ravit la gloire bien autrement précieuse d’une sainte origine. ». vepmeilla dx le mate ne no ; : lai Era Prouit + “ Len pui, par no Kabiess pu 2. Laser pri aan “hr stp du d “Rs PILE Anais #t À pe AE ue 8 L'as 19h dé “ sx 4 ES a at: Fer y RE à "1 ha F AP . < LI L DE L'USAGE DEN ANTENNES CHEZ LES INSECTES, Lu dans la Séance du 135 Janvier 1360, Par M. J. GARNIER. La vie privée et, si nous osions nous servir de cette ex- pression, la vie intellectuelle des insectes est devenu un objet sérieux d'investigation pour les observateurs qui comprennent véritablement la science. L'étude du genre de vie, des habitudes, de l’industrie, du mode d’action et de propagation de ces petits animaux, est un champ aussi vaste que fécond à exploiter pour quiconque ne re- garde pas d’un œil indifférent les choses qui, pour être trop communes , n’en sont pas moins dignes de fixer l’at- tention. C’est d’ailleurs un sentiment dont on ne peut se défendre toutes les fois qu’on étudie ces êtres que le vulgaire méprise par préjugé ou par ignorance , mais dont l'étude a des charmes toujours nouveaux pour l’homme qui veut et qui sait les observer avec quelqu'assiduité. L'art de les trouver, de les prendre, de les élever, de les détruire, selon qu’ils sont utiles ou nuisibles , est en effet fondé sur la connaissance des habitudes et des lois aux- quelles est assujetti leur développement. Mais, pour éclaircir le moindre fait, il se présente des difficultés sans nombre , etsouventles expériences donnent des résultats si contradictoires ou si peu coneluants , qu'il — 490 = n’est-point toujours permis de formuler une opinion pré- cise et de quelque valeur. C’est ce qui arrive surtout quand on recherche les fonctions de certaines parties, fussent-elles les plus apparentes et les plus développées , et par celà d’une utilité qui parait facilement appréciable, comme celle des antennes, par exemple, dont nous vou- lons quelques instants vous entretenir. Les fonctions de la vie de relation se composent, vous le savez, des actes par lesquels l’animal se met en rapport avec le monde extérieur. En dernière analyse tous ces actes se résolvent par des sensations perçues, et l’appareil chargé de cette perception, plus ou moins étendue selon le degré plus ou moins parfait de l’organisation de lPanimal, est le système nerveux. Quand il occupe un rang élevé dans l’é- chelle zoologique, certaines parties de la surface de son corps se modifient, se transforment, de manière à Jui donner ces perceptions, etces parties modifiées sont appe- lées les organes des facultés dont il vient d’être question et que l’on désigne sous le nom de sens. L'étude de ees organes chez les insectes est loin d’être encore fort avancée ; et, malgré les recherches d’une foule de savants , on a reculé de fort peu les limites à cet égard des connaissances de Pline, qui n'osait leur attribuer d’autres sens que celui du toucher (4). Le siége de la sen- sibilité a lui-même été souvent transporté d’un point dans un autre, pour n'être pas encore établi d’une manière ni plus fixe ni plus positive aujourd’hui. Le rôle que l’on a fait jouer aux antennes, sous ce rapport, a été aussi varié qu'il était possible de le faire , puisque l’on en a fait successivement le siége du goût, de l’odorat, de l’ouie et du toucher. (4) PLINE, Host. nat., x, 70. = 491 — Les antennes , permettez-nous de vous le rappeler, sont des appendices articulés, mobiles, rarement, pour ne point dire jamais rétractiles, composés d’un assez grand nombre d'articles plus ou moins développés, au nombre de deux , et placés sur le devant de la tête des insectes. Elles varient plus encore peut-être que les autres parties du corps par leur forme et leur longueur; aussi, dans la classification des espèces et dans l’entomologie descriptive, doit-on observer leur direction, leurs proportions, leur aspect général et la configuration des articles. Les règles invariables auxquelles est soumis leur développement , la constance de la forme dans les différents genres, la diffé- rence de celles des mâles et des femelles, si grandes dans quelques espèces qu’on serait tenté d’en faire des espèces distinctes , prouve certainement qu’elles sont d’un usage de quelqu’importance pour ces animaux. L’articulation des antennes avec la tête a lieu par une sorte de bulbe ou rotule lisse, reçu dans une cavité ta- pissée d’une membrane plus ou moins épaisse, excepté vers le centre. Quant au bulbe , il est percé à son extré- mité d’une ouverture qui donne passage aux dernières divisions des muscles, qui se ramifient dans une substance molle et membraneuse aussi, remplissant la cavité tubu- laire que présente l’antenne , laquelle est perforée dans toute sa longueur. Nous ne nous arrêterons point plus longtemps sur ces dé- tails anatomiques, qui sufliront pour faire concevoir la rela- tion de ces appendices avec le système musculaire et ner- veux et leur parfaite mobilité dans tous les sens. Ajoutez à cela que chaque segment se joint au précédent par une articulation et jouit d’un mouvement propre , et vous con- cevrez étomment dès lors l'animal peut les fléchir et les mouvoir dans toutes les directions. — HE — Ne voir dans cette grande diversité de formes, dans cette organisation si compliquée et si complète, qu’un ca- price de la nature sans but d'utilité, serait à notre avis une pensée tout aussi triste qu’elle serait injuste. L'observation d’ailleurs nous à fait connaître plus d’un fait qui prouve- rait contre une pareille erreur , et quelque peu développés que nous paraissent les sens chez les insectes , et surtout le plus étendu chez la plupart des autres animaux, le toucher, qui rectifie chez nous les erreurs des autres sens, nous savons cependant qu'ils ont reçu en partage tous ceux que possèdent les animaux des ordres supérieurs. Quant à la vision, le siége en est parfaitement connu, et les derniers travaux de Muller, Dugès, Strauss, si bien analysés par M. Lacordaire , ont assis sur ses véritables bases la théorie de cette fonction. On sait en effet que la vision exige un véritable instrument de physique , et qu'un œil est toujours une chambre obscure dans laquelle l'image formée par une lentille convergente se peint sur un écran vivant et animé, qui transmet l'impression à un centre nerveux. Toutes les pièces essentielles d’un pareil instru- ment sont donc généralement faciles à reconnaître. Il est diflicile de ne pas être persuadé que les insectes jouissent du sens du goût , lorsqu'on voit une chenille , par exemple, goûter une plante et la refuser, et mourir sans plus toucher à l'aliment unique dont elle peut disposer ; quand on la voit aussi parfaitement distinguer et choisir, au milieu d’un amas de feuilles , celles dont elle veut faire et fait sa nourriture ordinaire. Croire avee Rudolphi que l’odorat seul peut ici la guider, serait aller un peu trop loin , puisqu'il faudrait alors ne reconnaitre les fonctions qu'autant que l’on connaitrait d’une manière positive les organes aux moyens desquels elles s’exercent ; ce serait presque nier les faits pour n’en pouvoir point expliquer — 193 — la cause. Lehmann a fait justice de cette opinion (4). La- treille , dans ses considérations générales sur les insectes , et MM. Lacordaire et Brullé, dans leur introduction à l’é- tude de l’entomologie, admettent d’une manière positive la dégustation chez les insectes. Lisons d’ailleurs le mé- moire de M. Gab. Pelletan sur la spécialité des fonctions des organes des sens, et nous serons convaincus que les hypothèses tendant à établir le contraire sont inadmis- sibles (2). Le siége du goût est presqu’unanimement fixé aujourd’hui dans la membrane qui tapisse la cavité buc- cale et la languette dans les broyeurs, dans la trompe chez les suceurs, tels que les abeilles, les guêpes, les mouches. On sait que l’organe du goût est surtout carac- térisé par un tissu spongieux, que les corps ont en général d'autant plus de saveur qu’ils sont plus solubles , et on trouve là un tissu facilement perméable et très-bien dis- posé pour s’imbiber des substances liquides. Les trois autres sens, l’ouïe , l’odorat et le toucher, ont été attribués aux antennes, soit qu’on en ait fait l’organe d’une seule de ces fonctions, soit qu'on les leur ait ac- cordé toutes les trois simultanément. Examinons chacune de ces hypothèses et voyons ce qu’elles présentent d’ad- missible. La nature n’a point donné aux insectes le pouvoir de faire du bruit pour frapper l’air de sons vagues et inutiles. L'espèce de grognement que fait entendre la taupe-grillon ou courtillière , le bruissement de la sauterelle, le tinte- ment ou bourdonnement du cousin, sont nécessairement destinés à être entendus. On sait du reste que les mâles appellent ainsi leur compagne et que c’est un moyen de (1) LEHMAN. De sensibus externis animalium exsanquium. 1 (2) Comptes-rendus de l'Académie des sciences, tr = AOk — rapprochement entre les deux sexes. L’organe qui perçoit ces vibrations doit donc exister, quelque déguisé , quelque méconnaissable qu'il puisse être par la forme ou la place qu'il occupe. Les insectes peuvent bien, comme dit Lyonnet (1), avoir des oreilles partout ailleurs où l’on s'attendait de les trouver. Les inductions tirées de la distribution des nerfs dans les antennes ont conduit quelques naturalistes à y placer l'organe de l’ouie. Ils en ont fait des cornets acoustiques toujours prêts à recevoir les sons et se dirigeant partout où des vibrations pouvaient être déterminées. L’analogie est aussi en faveur de ceux qui adoptent cette opinion. Les antennes sont le siége de l’ouïe chez les crustacés. Il est placé, comme l'ont démontré les expériences de M. Milne Edwards, à leur base externe ,etles crustacés, onle sait, offrent de nombreux rapports avec les insectes ; les antennes occupent de plus la même place que les oreilles chez les vertébrés , et l’on voit un grand nombre d'insectes les dresser ou les baisser au moindre bruit. M. Dugès fait observer que , par leurs vibrations , elles facilitent la per- ception des sons et offrent ainsi une sorte de ressemblance avec le pavillon de l'oreille. Une autre considération ajoutée par M. Lacordaire, c’est le rapport p'esque cons- tant qui existerait entre l'étendue de la surface des an- tennes et les facultés vocales des diverses espèces. Cette attribution aux antennes de la faculté d'entendre n’est point nouvelle ; elle avait été émise au siècle dernier, et bon nombre d’entomologistes et d’anatomistes de nos jours l'ont adoptée. Cuvier, dans son traité d’anatomie comparée (2), après avoir cité Strauss et Burmeister, qui {1) LYonNET , Théologie des insectes , 11, 6. 2) GUVIER, Traité d'anatomie comparée 111, 481. er Ne partagent cet avis, et Siebold, qui décrit l'organe de l’ouie comme placé dans le mesothorax des criquets, le place à son tour dans une cavité du crâne, à la base des antennes. Ces nerfs, ajoute-il, dans les insectes, sont toujours une des divisions des nerfs des antennes. Latreille ne partage point cette opinion, non plus que M. de Blainville, qui placent l'organe de l'audition, l’un dans deux petits trous situés au bord interne des yeux, l’autre dans deux ouvertures qu’il a découvertes à la partie postérieure de la tête. Sans rechercher quel est le siége de cette faculté, M. Duméril ne peut le placer dans les an- tennes par cette raison que des insectes privés d'antennes naturellement et d’autres auxquels on les a coupés, n’en percoivent pas moins les sons ; qu’en outre il y a des in- sectes qui entendent très-bien, quoiqu'ils aient des an- tennes de très-petite dimension. Voilà ce me semble une réponse péremptoire aux raisons alléguées par M. La- cordaire. Il n’y a point impossibilité de soumettre à l’ex- périmentation les faits qui appuyent l'opinion de notre illustre compatriote ; ils sont faciles à vérifier et ils ont été vérifiés. Il est vrai, d’un autre côté, que cette opinion laisse indécise la question de savoir où est le siége de l’audition ; mais tel n’est point le fait qui nous occupe, puisque nous recherchons seulement quel est l’usage des antennes. Il est done constant que les antennes ne sont point des- tinées à l’audition. Les aranéides en effet, qui en sont privées , entendent avec une délicatesse d’ouïe que l’on ne saurait contester, sans même parler des araignées mélo- manes qu'ont chantées les poètes , et de celle qui fut la compagne de l’académicien Pellisson. J’ajouterai à ces arguments une question à laquelle il me semble impossible de répondre dans la première hypothèse ; c’est celle-ci : ME — Si l’on place dans les antennes le siége de l’audition , quel organe reçoit les vibrations ? Si, en effet, elles sont trans- mises directement au nerf antennaire renfermé dans leur intérieur, c’est un nouveau mode qui n’est guère favorable pour expliquer et la variété de formes que présentent ces appendices, et le rapport constant entre l'étendue de la surface et la faculté de faire entendre les sons. De plus, on ne rend ainsi aucun compte du développement si sou- vent inégal des antennes dans les deux sexes , dévelop- pement qui ne nous parait avoir aucun rapport avec le besoin d’audition de l’insecte. Il est certain que les animaux articulés perçoivent les odeurs. Les abeilles, qui vont butiner à de grandes dis- tances , retrouveraient-elles si vite, malgré leur vue per- çante , le toit qui leur sert d’abri? Verrait-on affluer sur les cadavres les nécrophages et les staphylins qui les rongent , etles mouches, trompées par l’odeur des Phallus, confier à leur spathe stérile, les œufs qui ne peuvent trouver la vie qu'au sein des chairs corrompues , si ces insectes étaient privés de la puissance olfactive ? S'il n’y a point de difficulté à cet égard , il n’en est pas de même du siége de la fonction. L’organe de l’odorat , partout où on a pu l’observer, est une expansion de la peau devenue très-fine , très-abondante en vaisseaux et en nerfs , et humectée d’une viscosité qui permet le contact immédiat du dissolvant liquide ou gazeux qui contient la substance odorante. Baster le place à l’en- trée des trachées aériennes, soit à leur ouverture, soit dans toute leur étendue ; Huber, dans la cavité buccale ; MM. Cuvier, Duméril et Lacordaire se prononcent pour la première opinion ; on trouve là, en effet, une membrane molle , humide , propre à cette fonction; mais Latreille, Jurine , de Blainville , Rohineau Devoidy et Dugès , guidés — ANT — par l’analogie et aussi par quelques faits observés , placent ce sens, comme l’avaient fait Réaumur et Roesel , dans les antennes , dont les extrémités parfois amollies et vésicu- leuses semblent se prêter à cette perception. M. Lacor- daire combat cette attribution et s'étonne avec raison qu’on ait pu placer un sens qui exige une surface humide et spongieuse dans des organes toujours plus ou moins cornés , durs et raboteux. Ce serait là des raisons bonnes à alléguer, si déjà l’on n’avait observé qu’en enlevant tout ou partie des antennes, on ne détruit pas pour cela la puissance olfactive de l’insecte. Cette expérience, que nous avons répétée plus d’une fois sur lesnécrophages, a toujours réussi. Les boutons des antennes ou les antennes entières arrachées , l’insecte retournait immédiatement au cadavre d’une taupe , dont il avait été un instant éloigné. Que si, à ces faits probants, on objecte la forme de lames et de branchies qu’affectent souvent les antennes; et, avec Latreille, le développement plus considérable de celles des espèces qui vivent de matières putrides et des mâles qui, occupés de la recherche des femelles, ont besoin d’un sens plus exquis, nous répondrons par d’autres ob- servations absolument contraires. Ainsi les mouches, dont les antennes se composent de poils simples , les anthrènes, dont la petite masse des antennes ne saurait être comparée à la longue série d’articles dont sont formées celles des capricornes , ni aux larges feuillets que déploient quelques lamelliornes, peuvent être opposés aux faits qui appuient ce système, car on ne saurait nier que les insectes que nous venons de nommer, ne jouissent pleinement et à un haut degré de la faculté de percevoir les odeurs. Reste donc le tact, le seul sens dont on puisse douer les antennes. Sont-elles réellement chargées de remplir ce rôle ? Comme les insectes sont recouverts de téguments plus ou moins épais et solides , le toucher ne peut être en général que fort obtus chez eux. Le perfectionnement et la localisation du toucher dans certaines parties, le siége enfin de ce que nous appelons le véritable tact et que nous distinguons du toucher véritablement passif, est grandement controversé. Les uns, avec Latreille et M. Marcel de Serres (1), l'ont placé dansles antennes, d’autres, M. Duméril avec Strauss, l’ont placé dans les pattes, plu- sieurs enfin dans les palpes. Nous ne pensons point qu'il faille faire de ce sens l’appareil d’un seul organe, mais que le tact peut appartenir à chacun de ceux qui viennent d’être nommés , et qu'il réside à la fois dans chacun d’eux, mais à des degrés divers. En ce qui concerne les antennes, quand elles sont très-courtes et formées d’une simple soie , elles nous pa- raissent peu propres au toucher; quand elles sont très- longues et que l’insecte est obligé de les porter couchées sur le dos , à la manière des chèvres, elles n’y sont guère mieux appropriées. Si donc on ne peut disconvenir que dans certains cas elles servent ou peuvent servir au toucher, nous ne saurions affirmer qu'elles soient exclusivement formées pour cette fonction, et nous les croyons destinées à un autre usage encore. Quant à ce qui est des palpes, la membrane dont elles sont revêtues les rend très-convenables à la taction ; leur forme est plus constante et elles ne subissent pas de mo- difications aussi profondes que les antennes ; elles doivent done plus constamment remplir la fonction qui nous oc- cupe , et à laquelle d’ailleurs nous les voyons sans cesse exercées. Pour les pattes , elles sont plutôt destinées à la loco- {3} Annales du Muséum d’hist. nat., XVII, 432 el suiv. es — 499 — motion qu’au toucher, sans nier cependant qu'elles ne fournissent des notions sur les corps extérieurs. Telles sont les diverses opinions émises sur les fonctions d’un organe qui a excité longtemps l'attention des physio- logistes , dont on a entrevu quelques usages et dont on est loin encore de connaître le véritable rôle. La faculté tactile attribuée aux antennes, dit M. Lacor- daire (1), n'empêche nullement qu'elles ne puissent être le siége d’un autre sens plus spécial. Nous savons en effet que chez les vertébrés il peut acquérir une délicatesse telle qu’il supplée les autres sens et que les chauve-souris se dirigent dans les caves les plus obscures sans autre secours que celui des expansions dermiques qui constituent leurs aîles. Rien donc de plus facile à concevoir qu’un même organe servant à la fois au tact et à un autre sens. Telle est notre opinion à l’égard des antennes ; non ce- pendant que nous en fassions avec quelques-uns le siége d’un sixième sens. Cette hypothèse nous paraît du reste logiquement inadmissible , quelqu’exquise qu’on suppose la sensibilité de ces appendices , puisque nous ne pouvons nous rendre compte que des sensations que nous éprou- vons nous-mêmes. M. A. Percheron, dans un essai sur la valeur relative des organes dans les insectes (2), après avoir dit que la forme des antennes, qui varie à l'infini, indique une grande diversité dans les moyens par lesquels s’exécutent leurs fonctions, et avoué qu'il ne sait pas bien quelles elles sont, conclut de quelques détails qu’elles sont un des organes les plus essentiels et croit que, dans l’ordre (1) LACORDAIRE, Introduction à l'entomologie, 1, 225. (2) Comptes-rendus de l’Académie des sciences, xin , 1099, — 500 — des valeurs, elles doivent venir aussitôt après les organes de la manducation et avant ceux de la vue. Cuvier, qu'il faut toujours citer, soit qu'il s'agisse de l'anatomie ou de la physiologie des animaux, croit les an- tennes destinées à quelque genre de sensation dont nous n'avons pas d'idée, mais qui pourrait se rapporter à l’état de l’atmosphère. Cette opinion , bien qu’émise sous forme de doute, nous semble la vraie. Là est la fonction pri- maire de cet organe ; le tact ne sera dès-lors qu’un acte secondaire, comme nous voyons dans les vertébrés la trompe de l'éléphant servir de bras et ne point cesser d’être le siége de l’odorat. C’est donc la faculté de palper et de sonder l’air que nous considérons comme le but des an- tennes , et les raisonnements et les faits ne manqueront point à l’appui de cette assertion. La conservation des insectes, si frèles et généralement si délicats, exigeait nécessairement qu’ils pussent pres- sentir l’état et les variations de l’atmosphère et les per- cevoir. Or, cette sensibilité où peut elle résider ailleurs que dans les appendices placés sur leur tête comme deux vedettes pour transmettre les impressions qu’ils reçoivent. C’est à l’effet produit sur ces organes qu'ils présentent en avant qu'il faut attribuer la précaution de ces petits ani- maux à ne point s’exposer aux intempéries et le soin qu'ils ont de rester confinés dans leurs retraites si quelque chan- gement survient dans l’atmosphère et qui leur soit con- traire. Si ensuite on observe leur allure, qu’ils soient en repos ou en marche , on les voit agiter ces appendices à droite et à gauche, en avant ou en arrière, ou les épanouir comme les hannetons avant de s’élancer dans l'air. On expliquera dès-lors facilement l’expansion plus con- sidérable des antennes des mâles, c’est que mas generans, vivificans, plerumque venere vaga prurit, comme dit Fa- — 901 — bricius (1). Le mâle est voyageur, la femelle plus souvent sédentaire. Le développement des antennes était donc plus nécessaire à celui-ci qu’à celle-là. La preuve s’en trouve également dans les lépidoptères nocturnes, dont les femelles sont presque toujours lourdes, paresseuses, attachées sur la terre ou les branches des arbres qui ont nourri les chenilles , tandis que les mâles, vifs et légers, volent partout avec la plus grande rapidité. Ajoutons que, dans les espèces qui n’ont point d’aîles et qui ne quittent point la terre , le développement des antennes est précisé- ment en raison de cette immobilité, de cette habitude sédentaire. Quelque hasardée que puisse paraître cette opinion, nous n'avons pas craint de la produire. Sans doute si nos expériences pouvaient toujours suivre la nature, sans la perdre de vue, sous quelque forme qu’elle se présente ou se cache à nous, si nous pouvions en toute occasion mettre ses procédés à découvert, sans doute il faudrait s’abstenir des conjectures, mais faut-il les supprimer pour les choses sur lesquelles nos yeux et nos instruments n’ont point de prise. Nous ne le croyons point. Les conjectures, en effet, ont été souvent la mère de l’expérience ; ce sont elles qui en ont fait naître l’idée, qui en donnent les moyens, qui y conduisent. Pour nous , sans attacher à ces quelques ré- flexions plus d'importance qu’elles n’en méritent, nous nous estimerons heureux si nous avons pu ne pas fatiguer votre attention et provoquer de la part de ceux de nos collègues qui s'occupent plus spécialement de physiologie, quelques nouvelles recherches tendant à confirmer ou à détruire l'hypothèse que nous n’avons pas craint d'avancer. (4) Fagricius, Philosophia insectorum. = gi eu ien ee ES | A ATLAS pd 4 ET Sara rom de sabrté an eHagt éloges crus 19m ee D iiya end: pu an Aro A oi Sn Pet der to letter À pa cine cé ou sim des énrones MARNE, P Me pan. TT CAS Ait TE Lande" ES SEE rs à F : ‘5 Lt SUR LES ÉTUDES MYTIHOLOGIQUES, Par M. l'Abbé BERTON. (Lu dans la Séance du 40 Juin 1859.) Ce que nous avons étudié sous le nom de mythologie, pendant notre enfance, n’est qu’une parodie grotesque des croyances de la Grèce et de Rome. Si le paganisme eüt été, dès son origine, aussi absurde qu'il le paraît dans les ouvrages anciens et modernes, calqués sur les Wéta- morphoses d’Ovide , on ne pourrait expliquer comment il aurait pris naissance. Il ne suflit done pas de hausser les épaules au récit des aventures de Jupiter et d’Apollon; la science doit rechercher la signification de ces fables, les- quelles, tout extravagantes qu’elles sont, peuvent, à la suite d’études bien dirigées, révéler à nos yeux, avec plus de vérité que les évènements eux-mêmes, la physionomie exacte des anciens peuples. Ce n’est pas , il est vrai, chose facile que de découvrir le sens de ces fables ; car il était déjà perdu avant l’ère chrétienne , et les païens d'il y a deux mille ans étaient presque aussi embarrassés que nous pour expliquer leurs religions nationales. Évhémère prétendait que les dieux étaient des hommes déifiés, d’où l’on appelle évhémérisme le système qui donne l’apothéose comme l’origine prinei- pale de l’idolätrie. Les Néoplatoniciens au contraire , Pro- clus , Plotin , Jamblique, Porphyre , regardaient toutes les 99% «he) — DUX — fables comme des allégories. Les Épicuriens prétendaient que toutes ces fables avaient été forgées sans but, et étaient le fruit de l'imagination des poètes. Les Pères de l’Église se sont partagés entre ces trois opinions. Ceux de l’É- glise latine inclinaient plutôt vers l'explication d'Évhé- mère , où vers celle de l’Épicurien Lucrèce ; quelques-uns, eomme Tertullien, donnaient encore aux démons une large part dans la formation des cultes païens. Plusieurs Pères grecs, comme Origène , saint Grégoire de Nazianze, se rapprochèrent du système allégorique des Alexandrins. Dans les temps modernes un grand nombre de théologiens ont soutenu une cinquième hypothèse ; selon Bossuet , Bo- chart, Huet, Guérin du Rocher, Delort de Lavaur, de Bo- vet, la mythologie n’est autre chose qu’une altération de l’histoire sainte. Les autres écrivains qui au siècle dernier, ou au commencement du nôtre, ont traité en France le même sujet, adoptent soit l’évhémérisme, comme Le- clerc, Banier , Larcher , Clavier, Petit-Radel, soit l’allé- gorie, comme Boulanger, Bailly, Dupuis, S'°-Croix, Ber- gier, Émeric David. En 1792, un membre de la société de St-Lazare, nommé Brunet, publia un ouvrage intitulé: Parallèle des religions, et composé de cinq volumes in-4. C’est un recueil assez complet de ce qu’on savait à la fin du xvur siècle sur les religions de l'antiquité, et quelqu’arriéré que soit aujour- d’hui cet ouvrage, on le consulte encore avec fruit. Avant qu'il eût paru , un Dictionnaire des cultes religieux, en trois volumes, avait été publié par Delacroix. M. Michaud l’a réimprimé en 1821 avee un supplément. Ge travail est en- eore plus imparfait que celui de Brunet. L'Origine de tous les cultes, par Dupuis, offrait au moins , au milieu d'erreurs énormes, des aperçus pleins de sagacité, et appelait l’atten- tion sur une face importante de la mythologie, ses rap- — 505 — ports avec l’astronomie. Le dictionnaire que nous venons d'indiquer , ainsi que plusieurs ouvrages postérieurs sur les diverses religions , ne sont que des compilations , dans lesquelles aucune étincelle de génie ne vient compenser l'insuffisance de l’érudition. C’est dans cette catégorie qu'il faut ranger l’ouvrage de Grégoire, et celui qui a pour titre : Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde , représentées par des fiqures dessinées de la main de Bernard Picard et autres. Cependant l’Allemagne entrait dans la lice. Déjà Gœthe, Lessing, Winckelmann, Herder avaient pressenti l’impor- tance des études mythologiques. Au commencement de ce siècle, Mayer résuma ce que l’on savait sur cette matière, dans un dictionnaire bien préférable à ce qu'alors nous avions en France dans le même genre. Les ouvrages de Wagner, de Kanne , de Frédéric de Schlegel, de Gœærres, de Hug, de Creuzer , de Heeren, de Schelling lui-même, vinrent bientôt transformer la mythologie, et la faire passer définitivement du domaine de la littérature légère dans celui des hautes sciences. La Symbolique de Creuzer surtout, publiée sous le premier Empire, contribua puissamment à diriger sur les religions païennes l’attention des hommes studieux. Creuzer s'était proposé surtout d’expliquer le sens des symboles et des mythes, qui diffèrent , suivant lui , en ce que les premiers parlent aux yeux, et les seconds aux oreilles. Grand helléniste et grand latiniste, le professeur d’Heï- delberg exploita largement les auteurs grecs; mais dans ce secours il trouva un écueil , et se laissa égarer par les Stoiciens et les Néoplatoniciens , ses guides habituels. Comme eux, il erut voir partout des symboles d’idées phi- losophiques ; et tombant dans un excès opposé à celui de nos traducteurs d’Ovide , il s’attacha à justifier le paga- — 506 — nisme comme doctrine, et à faire voir toutes les ressources que pouvaient y trouver les facultés religieuses de l’âme humaine. Ce point de vue, assez peu chrétien , comme on le voit, le parut trop encore à plusieurs des chefs de l'Allemagne savante. Voss, G. Hermann, et Lobeck attaquèrent Creuzer avec une grande violence, lui reprochant de préparer, par son symbolisme , le triomphe du mysticisme et de la théocratie. Selon eux, aucun sens mystérieux n’est caché derrière les fables païennes. Ils sont en cela de l’opinion d’Épicure. Une assertion de Creuzer sur la mythologie grecque lui attira d’autres attaques. Selon lui, une époque théolo- gique a précédé en Grèce l’âge épique chanté par Homère. Des colonies orientales, égyptiennes surtout, ont apporté cette religion dogmatique , dont l'épopée n’est qu’une dé- cadence. Buttman , Welcher, Schenk, Gérhard , Panofka combattirent cette thèse, et prouvèrent, les trois premiers par les textes , les deux autres par les monuments, l’ori- ginalité de la mythologie grecque. Ottfried Muller admit l'existence d’un culte pélasgique différent de celui des beaux siècles de la Grèce, mais il nia aussi le caractère théologique et oriental que Creuzer attribuait à ce culte primitif. IL n’y a selon lui, entre les Pélasges et les Orientaux , d’autres rapports que ceux qui découlent de leur commune origine. Les dieux des Pélasges, Pan, Hermès, Vulcain, les Ca- bires, sont des dieux agricoles, industrieux, pasteurs ; ceux des Hellènes , des Doriens surtout, sont moins maté- riels. Apollon est le type du guerrier, comme Arfémis, de la vierge ; €t ces dieux nouveaux se font servir par les anciens dieux , relégués à un rang secondaire , comme les Pélasges sont réduits en servitude par les Doriens. Les dieux partagent la fortune de leurs adorateurs, 0. Muller, — 907 — qui a porté tant de sagacité dans l’étude de la mythologie grecque, a été cependant trop exclusif en niant les rapports d’Apollon et du soleil. Ce dieu s’est vengé cruellement, dit M. Welcher, faisant allusion à la mort d’O. Muller, mort causée par un coup de soleil reçu à Delphes en 1840. Preller a continué les travaux d’0. Muller sur les varia- tions de la religion grecque (1). Les détails qui précèdent donnent une idée des progrès qu'ont accomplis Les études mythologiques depuis la pu- blication de la Symbolique de Creuzer. Ces progrès n’ont pas été moins grands relativement aux Égyptiens, aux Hindous, et aux autres peuples, qu'ils ne l’ont été relati- vement aux Grecs. Aussi M. Guignault, en publiant en 1825 le premier volume de la traduction de Creuzer (pu- blication achevée en 1852 avec le concours de MM. Maury et Vinet, et comprenant 10 vol. in-8°, avec 300 planches), a-t-il eu soin de compléter l’auteur allemand par des notes nombreuses qui font de l'édition française une œuvre ori- ginale. L'ouvrage auquel M. Guignault a attaché son nom forme ainsi un vaste répertoire des mythes de tous les peuples, etun résumé critique d’une foule delivres consacrés à l'étude de ces mythes. Il possède une haute valeur scien- üfique et doit être nécessairement consulté en première (1) Notons en passant, mais à titre de simple renseignement, les lignes suivantes, que nous trouvons dans un volume intitulé : Impressions de voyage, par le docteur Félix Maynard, p. 302: «Je ne veux pas quitter Thermia sans indiquer aux savants l’occasion d’élucider un point obscur de lhistoire des religions anciennes. Il serait possible, m’affirme un jeune Grec, passager sur notre paquebot, il serait possible, dis-je, de prouver à l’aide des ins- criptions qui peuvent être déchiffrées sur les marbres de Paléo, et d'Hébréo-Castro, et sur ceux enlevés par les Russes , en 1770, que les prêtres des Cyclades , ceux principalement voués au culte d’Apollon , ont eu des rapports directs avec les Druides des forêts de la Celtique.» — 208 — ligne par tous ceux qui s'occupent de ces matières. 1l n’est pourtant pas irréprochable. Indépendamment d’une cer- taine confusion qui provient en partie du mode de publi- cation à longs intervalles , on y regrette l’absence de ce que j'’appellerai la critique dogmatique. Il ne suflit pas de comparer entre eux les mythes des divers peuples, et d’en rechercher l'interprétation authentique, c’est-à-dire celle qui explique leur origine. Il faut examiner jusqu’à quel point chaque culte a résolu d’une manière satisfaisante les pro- blèmes sur lesquels le Christianisme nous a révélé la vérité. Il est à remarquer en outre que le travail de M. Guignault se trouvera bientôt incomplet, et qu'il l’est même déjà, par suite des progrès incessants des études mythologiques. Aussi les meilleurs esprits pensent et proclament tout haut que le moment est loin où l’on pourra réunir en un seul ouvrage des notions exactes sur tous les anciens cultes. Longtemps encore les savants devront borner toute leur ambition à éclairer, par des dissertations spéciales, quel- ques parties de ce vaste sujet. Un des écrivains les plus capables de faire avancer les études mythologiques, c’est M. Renan, à qui nous avons emprunté plusieurs des données qui précèdent. Nous aimons à reconnaître qu'il est ici des plus compétents. Nous regret- tons seulement qu'il affecte de mettre sans cesse sur la même ligne le Catholicisme et les cultes païens. Blamant M. Lobeck de son mépris pour les fables mythologiques, il s’écrie : « {Une sert de rien de chicaner les religions sur les absurdités qu’elles peuvent offrir au point de vue du bon sens ; c’est vouloir argumenter l'amour, ct prouver à la passion qu'elle est bien peu raisonnable. L'homme fait la vérité de ce qu'il croit, comme la beauté de ce qu'il aime.» Etplus loin il ajoute que le grotesque étant un des éléments de la vie humaine, doit se réfléchir dans la religion. Ge qui l’amène à comparer à l’élément ri- — 009 — dicule dn paganisme les injures que les Napolitains parfois adressent à saint Janvier , comme il a comparé auparavant, quant à l’influence moralisatrice, les mystères d’Eleusis à la semaine sainte. Il va jusqu’à dire que les Pères de l’É- glise ont attaqué le paganisme avec des armes voltairiennes, et qu’en le condamnant à cause des excès récents qui le souillaient, ils ont fait comme celui qui jugerait le Catho- licisme d’après certains abus locaux. M. Renan oublie que les écrivains du xvur° siècle se servaient des abus pour at- taquer la religion chrétienne en elle-mème , tandis que les Pères attaquaient, dans les arguments dont il s’agit, non pas la mythologie primitive et épurée , mais le paganisme des derniers siècles , dont il avoue lui-même la maserie. M. Renan oublie en second lieu que les excès grossiers, dans lesquels vint s’abimer le paganisme, découlaient na- turellement de son principe, la divinisation de la créature, et peuvent ainsi lui être imputés justement, tandis que les abus, dont la société chrétienne est le théâtre, n’ont pas de plus grands ennemis que le code évangélique et l’au- torité qui en est gardienne. Enfin lorsqu'on présente les cultes paiens comme l’image de notre nature, il peut y avoir là quelque chose de vrai; mais la répulsion qu’ins- pire à certains hommes la religion chrétienne devrait leur faire comprendre que cette religion n’est pas l’œuvre de l'esprit humain, et que bien loin d’être purement et sim- plement faite à notre image, elle est au contraire le mo- dèle divin à l’image duquel notre nature doit se réformer. Tandis que M. Guignault commençait à importer en France les produits de l’érudition allemande, M. de Lamen- naiïs s’efforçait, dans le 3e et le 4° volume de l’£ssai sur l'indifférence , de défendre le système qui fait du consen- tement unanime le fondement de la certitude. En traitant ce sujet il était conduit tont naturellement à s'occuper des — 910 — religions païiennes. Il lui fallait montrer que le genre hu- main ne s'était jamais trompé sur la religion, et que les grandes vérités du christianisme avaient été crues en tous temps et en tous lieux, plus ou moins implicitement, Les deux volumes dans lesquels M. de Lamennais soutient cette thèse , exagération d’une idée vraie , attestent d'immenses lectures; on y retrouve même de temps en temps quelques éclairs de génie, qui rappellent le premier volume de l’£ssai ; mais l’ensemble laisse trop à désirer. M. de La- mennais est trop exclusif en voulant expliquer uniquement par le culte des esprits (anges, démons , âmes des morts), l’origine de l’idolâtrie. Il tombe dans une méprise bien autrement grave quand il essaie de prouver que l’idolâtrie était non pas une erreur, mais seulement un crime ; qu’elle était un culte, non une doctrine; et qu’ainsi les païens, en adorant les créatures, conservaient encore la notion du Créateur. D'abord, les ignorants qui se prosternaient devant les idoles ne voyaient rien au-delà ; ensuite, pour les savants, les religions païennes étaient des systèmes d'explication universelle, systèmes qui, loin d’être basés sur le monothéisme, aboutissaient presque tous à quel- qu’une des erreurs où va s’abîimer toute philosophie qui méconnaît le dogme de la création : le panthéisme, le dualisme ou l’athéisme. M. de Lamennais est tombé encore dans une autre erreur au sujet de l’idoltrie. En s’attachant à prouver que le Christianisme possède seul les caractères d'unité, d’uni- versalité , etc., qui doivent appartenir à la vraie religion, il exagère l'indépendance des cultes idolatres comparés entre eux, et il va jusqu’à nier qu'il y ait aucun rapport entre les divinités des différents peuples. Une erreur toute contraire a été soutenue par un écrivain très-recomman- dable et qui brille au premier rang parmi les philosophes — dl — de ce siècle, M. Riambourg. Dans son ouvrage intitulé : liationalisme et tradition, au milieu de conseils fort sages sur Ja manière d'étudier la mythologie , il avance à la suite de Brucker que l'Égypte est le berceau de la religion de l'Inde. Ce n’est pas la seule méprise qu’on puisse lui re- procher. Il attribue à Bouddha la composition des Védas, et l'établissement du culte brahmanique, se fondant sur le peu de différence qu'il y a entre la doctrine des Bouddhistes et celle des Brahmanes. Il y aurait, dans la revue qui nous occupe en ce mo- ment, une grave lacune, si nous ne disions rien de l’ou- vrage de Benjamin Constant sur la Æeligion. Cet ouvrage, où l’on trouve des vérités partielles élégamment exprimées, repose tout entier sur une erreur énorme , l'hypothèse de l’état sauvage primitif. Tous les véritables savants recon- naissent aujourd’hui, contre les philosophes panthéistes , qu'il faut voir dans l’état sauvage non un germe, mais un débris de société. Benjamin Constant n'avait du reste aucune des connaissances préliminaires sans lesquelles il est plus que téméraire d’entreprendre un ouvrage comme le sien. Les contradictions foisonnent dans son livre, parce qu’il s'inspire non des faits, mais d’idées préconçues qu'il adopte aveuglément , sans examiner si elles ne sont pas incompatibles. Ainsi, après avoir pris sous sa respon- sabilité cet axiôme cher aux rationalistes, que chaque re- ligion est bonne pour le temps où elle paraît, il veut ex- pliquer toutes les mythologies par la lutte de deux religions, l’une naturelle et primitive que perfectionnent les poètes, l’autre sacerdotale et théocratique qui supplante la pre- inière par des moyens illégitimes. Cette dernière théorie sépare deux choses qui ont toujours été unies. Aussi l’ap- plication, qu’en fait à la Grèce Benjamin Constant, ne soutient pas l’examen. Ottfried Muller à prouvé contre — 512 — Voss que la religion des Pelasges était sacerdotale, quoique Creuzer se soit trompé en la croyant monothéiste. Les mystères sur lesquels Benjamin Constant veut appuyer sa théorie ne sont autre chose que cette ancienne religion, réduite à se cacher après la conquête, jusqu’à ce que les Hellènes, en s’y faisant initier, vinssent reconnaitre la su- périorité religieuse des vaincus. M. Edgard Quinet, dans son Génie des religions, n’a guère fait que reprendre poétiquement la thèse du progrès continu, qui fait commencer le genre humain par le féti- chisme , pour le conduire insensiblement au monothéisme le plus épuré. M. Th. Bernard, qui a traduit de l’allemand le Diction- naire mythologique de Jacobi , a publié une étude sur les va- riations du polythéisme grec , étude qui n’est que le pro- logue d’un ouvrage plus considérable, et qui est malheu- reusement entachée du point de vue panthéistique. M. Prosper Leblane, dans son livre intitulé : Les religions et de leur interprétation chrétienne, ne mérite pas ce der- nier reproche , mais il laisse à désirer au point de vue de la clarté et de la méthode. On ne peut cependant lui refuser une grande force de conception. Son travail se distingue moins par la sûreté de l’érudition que par l'originalité des aperçus. M. Félix Nève, professeur à l’Université de Louvain, est connu par son Æ£ssai sur le mythe des Ribhavas. Dans plusieurs articles de revues, que nous avons consultés avec fruit, il a combattu avec succès l'hypothèse qui fait commencer l’idolatrie par le fétichisme. M. Lefebve, également professeur à l'Université de Louvain , est auteur d’un remarquable £ssai sur l’origine, la nature et la chûte de l'idolâtr'e. M. Gougenot des Mousseaux a publié sur le culte des pierres un ouvrage intitulé : Dieu et les dieux ; monographie — 513 — des pierres-dieux et de leurs transformations. Là il montre avec une grande érudition que les bétyles du paganisme sont une corru,tion de ces pierres appelées beth-el, ou maison de Dieu , dont les patriarches faisaient un signe de la présence divine. Il passe successivement en revue et compare entre eux tous les monuments de ce genre qu'on trouve en Asie, en Égypte, en Grèce, en Amérique, et dans les contrées occupées autrefois par les Druides. Un des livres les plus importants, qui ait paru depuis peu sur l’idolatrie, est celui de M. François Chesnel, prêtre du diocèse de Quimper. Il est intitulé : Du paganisme, de son principe et de son histoire, et il roule sur des considé- rations générales. L'auteur commence par montrer que les découvertes modernes confirment l’ordre dans lequel le Livre de la Sagesse place les diverses phases de l’idolâtrie : d’abord adoration des forces de la nature, surtout de celles qui se rattachent aux phénomènes lumineux ; ensuite culte ‘des morts et des animaux ; puis adoration des idoles pro- prement dites. Après un chapitre consacré au dogme de la création , vient une réfutation intéressante des théories rationalistes sur la naissance spontanée des religions et leur progrès indéfini. Nous n’entreprendrons pas d’analyser le reste de l’ouvrage ; ilcontient tant de choses qu’une ana- lyse exacte nous ménerait fort loin ; mais nous n’hésitons pas à en recommander la lecture à ceux qui aiment les profonds aperçus chaleureusement exprimés ; nous leur prédisons qu’ils y trouveront à la fois instruction et agrément. Mr: Laure Bernard estauteur d’un livreintitulé : Les my- thologies de tous les peuples racontées à la jeunesse. La pensée qui a dicté ce livre est fort louable , car nous manquons de livres classiques où la mythologie soit à la hauteur de la science moderne. Mais les allégories tiennent trop de place dans cet ouvrage , et d’un autre côté il présente de — d14 — graves lacunes. La question de l’origine du paganisme y est à peine effleurée. M. l'abbé Bertrand, membre de la Société asiatique de Paris, a publié en quatre volumes un ictionnaire des diverses religions, qui fait partie de la 1° série de l’£ncy- clopédie théologique. C’est un bon répertoire des travaux les plus récents sur la mythologie. Nousarrivons enfin à un homme qui a porté dans l'étude des religions paiennes deux qualités rarement unies dans le même individu, l’érudition la plus vaste, et la critique la plus sûre, nous voulons parler de M. le baron d’Eckstein. Né à Copenhague, et élevé à Heidelberg, M. le baron d'Eckstein embrassa le Catholicisme en 1809, et vint se fixer en France sous la Restauration. Après avoir occupé plusieurs postes politiques importants , il fonda le Cafho- lique , recueil mensuel, qui embrassait l’universalité des connaissances humaines. La collection de ce recueil, qui cessa de paraître en 1830, forme quarante-deux livraisons que M. le baron d’Eckstein a composées à peu près seul. Depuis , il a gardé le silence pendant vingt-cinq ans , sans jamais cesser de se livrer à ses études favorites. Quelques articles récemment publiés dans l’Afhenœum , le Correspon- dant , le Journal asiatique, la Revue archéologique, nous font espérer qu'il eommuniquera au public les trésors amas- sés pendant sa retraite. Malheureusement, M. le baron d’Eckstein n’a pas suffisamment la conscience de ses forces, et le désir de mieux faire le porte à reculer sans cesse le moment de publier le fruit de ses recherches. Nous, qui par des circonstances particulières, avons été à même de constater tous les services qu’il peut rendre à la religion et à la science, nous désirons vivement qu'il aide de ses conseils et de ses lumières tant de jeunes gens que dévore l'amour de l'étude , mais qui ont besoin d’une direction. — DID — M. le baron d’'Eckstein qui connaît si parfaitement tous les côtés faibles des méthodes d'enseignement suivies en France , et qui sait si bien ce qu’il y aurait à faire pour donner au Christianisme des défenseurs de plus en plus dignes de son éternelle vérité, se décidera , nous l’espé- rons, à recommencer aujourd’hui ce qu'il a fait avec tant d'éclat sous la Restauration. Alors, il fut le seul, parmi les esprits supérieurs que la France possédait en foule, à savoir se dégager des partis et des systèmes. Toutes les autres publications de la même époque ont vieilli ; elles devaient leur vogue à des luttes qui ont cessé, à des passions qui sont refroidies. La collection du Catholique se relit encore avec plaisir , et l’on y trouve, presque à chaque page , des réflexions , des conseils qu’on croirait avoir été écrits il y a deux jours. Au milieu de l’acharne- ment des attaques qui se croisaient en 1828 , au milieu de l’animosité des plaidoiries, la voix du baron d’Eckstein était celle d’un juge impartial, lequel, insensible aux in- térêts éphémères qui s’agitent autour de lui, a les yeux toujours fixés sur la vérité qui ne passe point. Aujourd’hui sans doute, la situation n’est plus la même, et il n’aurait plus à intervenir dans des dissensions , des déchirements comme ceux qu'il trouva devant lui à l’époque de sa première apparition dans le monde littéraire. Mais il y a aujourd’hui encore des tâtonnements à diriger, des hori- zons à ouvrir, des erreurs à combattre , des problèmes à résoudre, et des faux pas à prévenir , labeur aussi difficile que nécessaire, dans lequel l’homme éminent, dont nous parlons, trouverait encore, à la fin d’une carrière déjà bien remplie, un noble et vaste champ pour son ardeur. RUN Se —— ny Nr vetéhiges) er ire Fe ù Le crée )h 2 06e gen re RPM Open sa que! l'onde a ‘il - AU bin sb die dires ca | | KI AUDIENCE DES HÉLIASTES A ATHÈNES, Lu dans la Séance du 143 Janvier 1860, Par M. BÉCOT, Avocar-GénéRaL. —""392900=—=— Le Tribunal ordinaire pour juger les crimes à Athènes était celui des Héliastes. Il y aurait sans contredit, au point de vue purement juridique, un certain intérêt à le voir fonctionner. La plupart des grandes règles qui dominent aujourd’hui chez nous l'Action publique, tels que le jugement par les citoyens , la publicité des débats, la discussion libre, orale, contradictoire , y étaient ap- pliquées. Malgré ces analogies , toutefois , nos institutions criminelles n’ont pas leurs racines dans le droit attique ; elles sont sorties de nos traditions nationales : la chaîne qui reliait Athènes à Rome et Rome à la Gaule fut rom- pue par l'invasion germanique. Mais, quels que soient à cet égard, entre la Grèce et la France, les rapports de filiation, toujours est-il vrai de dire qu'à plus de deux mille ans d'intervalle, ces peuples qui représentent dans son expression la plus haute , la civilisation de l'antiquité et celle des temps modernes, ont proclamé dans l’admi- nistration de la justice les mêmes formes et les mêmes principes tutélaires. Et si des différences profondes dans les conditions sociales des deux peuples enlèvent à cette 34. — 018 — étude une grande partie de son utilité pratique , l'intérêt historique reste tout entier. Le principe fondamental de la Justice criminelle à Athènes était le jugement par le peuple. L'Héliée (4) ou tribunal des Héliastes , correspondait aussi complètement qu'il est possible à cet esprit démocratique. Composé de la multitude , il siégeait sous le ciel, en plein soleil, Héos , et ce nom indiquait en même temps l'éclat de sa prééminence sur les autres juridictions. Chaque année, l’un des Archontes tirait au sort dans les tribus de la ville 6,000 citoyens qui devaient fournir des juges aux divers tribunaux. Les seules conditions d’aptitude étaient l’âge de trente ans, une vie exempte de toute note d’in- famie , et de ne rien devoir au trésor public, Les 6,006 élus du hasard étaient divisés en dix sections de 501 membres chacune, ce nombre impair ayant pour objet de prévenir les partages. Comme les dix sections ne com- prenaient que 5,010 individus, il en restait 990 dispo- nibles pour parer aux éventualités des décès, des ab- sences , des incapacités survenues. Cette masse de juges formait l'Héliée. Suivant la nature des crimes, une section siégeait seule , ou bien plusieurs sections, et quelquefois même toutes les sessions , étaient réunies. La délégation du pouvotr judiciaire étant faite dans des proportions si (1) On peut voir sur l’organisation des Héliastes , Samuel Petit (Log. att.), notamment les dix titres du livre 4 où sont transcrits les textes des lois criminelles d'Athènes qui nous sont parvenues.— Sigonius (de Repu. Athen.), notamment les cinq chapitres du livre 3. Le chapitre IV traite De judiciis Heliææ.— Dorsini (Fastes attiques). Filangieri, livre 3, 2e part., ch. 2. — Pierre Ayrault, l'ordre , formalité et ins- truction judiciaires chez les Grecs et les Romains. Barthelemy, chap. XV à XIX. — M. F. Hélie, Théorie du C. d'Instruction criminelle, — M. Canvet, Revue de législation , t, 20. — 019 — larges , le droit des délégués étant soumis à si peu de res- trictions, c'était véritablement le peuple qui siégeait Iui- même. Pour apprécier, on le conçoit, la valeur de cette jus- tice , il faut non-seulement connaître les règles de procé- dure qui la dirigeaient, mais surtout l'esprit qui animait 2e ncmbreux personnel. Athènes n’avait jamais joui qu’à de fort rares et fort courts moments, d’un pouvoir pondéré. Ce fut à pro- prement parler une démagogie corrigée de temps à autre par des tyrans. À la fin du vi siéele avant notre ère (an 594), l’archonte Solon lui donna une Constitution qui divisait l’autorité entre le peuple, charzé de faire les lois, un Sénat annuel, chargé de les proposer, un Aréopage inamovible , chargé de veiller à leur conservation. Les prolétaires étaient alors exclus de toutes les fonctions exécutives, mais admissibles à toutes les fonctions judi- ciaires. Solon s’absenta pendant dix ans pour laisser s’affermir son ouvrage, et revint juste à point pour voir Pisistrate , favori de la multitude , usurper la toute puis- sance. Quelques années plus tard ( an 513), Hipparque, fils et successeur de Pisistrate , est tué par Harmodius, et la Constitution reprend son empire. C’est alors qu’Athènes joua son grand rôle dans la guerre persique. Pour récom- penser les services militaires du peuple, Aristide (an #74) le fit admettre aux magistratures exécutives, ce qui rompait l'équilibre de la Constitution. Bientôt Péricles s'empare du pouvoir qu'il exerce pendant quinze ans (de 44% à 429). Ce fut lui qui attribua un salaire comme droit d'assistance aux audiences des tribunaux. Nouvelle et considérable concession aux intérêts populaires. A la mort de Périclès, Athènes se trouvait engagée dans la guerre du Péloponése ; elle dut se rendre aux armes de 34° — 920 — Sparte et accepter la domination des Trente (an 404). Ce joug brisé au bout de huit mois par Thrasybule, une amnistie complète efface les dissensions du passé, et la ville de Minerve est rendue à elle-même ; mais elle ne fut pas rendue à la sagesse. Elle va désormais suivre libre- ment son expansion démocratique sans entrave et sans point d’arrêt. A partir de ce moment aussi, l’histoire de ses querelles imtestines est dominée par un fait capital, par l’état de guerre permanent entre les pauvres et les riches. Les deux grandes factions de la ville se composent de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent pas. Le parti populaire et le parti oligarchique, au fond, ne représentent pas autre chose. D'ailleurs, cet antagonisme entre les deux classes de citoyens n’est pas propre à Athènes. On le retrouve dans toutes les républiques grecques (1). Il ne faudrait pas l’imputer exclusivement à cette forme politique ni aux dispositions d'esprit particulières à cette race. Non. L’hostilité qu’on voit se reproduire partout a une cause plus précise et plus énergique. Cette cause, e’est l’esclavage. Le travail, confié à des mains serviles, était méprisé à Athènes (2). Or, c’est le travail qui, chez les nations mo- dernes , relie les hommes entre eux et les met dans une dépendance réciproque. Le riche ne peut féconder sa fortune que par l’activité du pauvre , et le pauvre utiliser ses bras que par le capital du riche. Ce qui fait la pros- périté de l’un fait le bien-être de l’autre. Ils concourent (1) Voir sur ce sujet le beau mémoire lu en avril 1851 par M. Trop- long devant les cinq Académies , sur les républiques d'Athènes et de Sparte ( Rev. de leg., 1851, t. Il.) (2) Zénophon, Dits mémorables. — Aristote , Politique , |. 3, chap. EV-VIE. es ensemble, comme deux forces sociales, à la création et à l'exploitation de la richesse, qui circule entre eux dans un perpétuel échange. Supposez que l'esclavage , repré- sentant la main-d'œuvre, s’interpose entre eux, le lien de solidarité est rompu : le riche est parqué dans sa ri- chesse , le pauvre dans sa pauvreté. Ils seront en présence l’un de l’autre , comme deux ennemis méfiants et jaloux, l’un gardant son trésor, l’autre le convoitant. Le riche, sans doute, se passera du pauvre, parce qu'il aura l’es- clave, mais le pauvre, s’il ne consent pas à faire con- currence à l’esclave, n’aura d'autre ressource que de contraindre le riche à le nourrir. C’est exactement ce qui avait lieu à Athènes. La multitude était payée non-seule- ment pour venir à l’assemblée politique et à l’audience, mais pour assister aux jeux, aux fêtes publiques , aux in- nombrables cérémonies religieuses où la chair des vic- times lui était distribuée. Patrie, justice, religion, elle faisait argent de tout. Et d’où sortait cet argent ? Du trésor public. Et qui alimentait le trésor ? L'impôt prélevé sur les riches. La spoliation du riche était la condition de vie du pauvre. Il n’y avait par de conciliation possible entre leurs intérêts. Tous les publicistes de l’antiquité, même les plus modérés, tel que Zénophon. avouent que là où le peuple n’est pas le maître absolu , il est nécessairement asservi. On ne voit pas de milieu. Le seul remède imaginable eut été l’abolition de l'esclavage, et, à ce point de vue pure- ment humain, on ne saurait trop bénir le Christianisme qui a tant contribué à déraciner cette fatale institution. On peut juger des funestes effets qu’elle produisait à Athènes, où les escelaves étaient aux hommes libres dans la proportion de quatre à un (1), en voyant les graves em- (4) D'après les calculs de Boeckh (Économie politique des Alhéniens). —— 100. — barras qu’elle cause , les dangers même qu’elle fait courir de nos jours à deux grandes nations. L’arme principale du prolétariat Athénien contre les gens riches fut l’administration de la Justice. Cette admi- nistration était établie en vue d’une répression énergique. Chez les Athéniens , au temps où nous a conduit l’aperçu historique qui précède , toute autorité résidait dans le peuple réuni en assemblée. Chaque citoyen y est dans l'exercice de ses fonctions. L'Assemblée , dite Ecclésie, décidait de tout, dominait tout , absorbait tout , la justice comme le reste. Non-seulement elle traitait elle-même les affaires de la politique, la paix et la guerre, la dis- eussion et le vote des lois , l'impôt, les ambassades ; sou- vent aussi elle évoquait les causes criminelles qui inté- ressaient profondément la République, ou ordonnaient des poursuites pour la punition de ces crimes. Son abso- lutisme, qui acceptait parfois en fait le contrôle modé- rateur de l’Aréopage, était en droit sans limites, sous le rapport judiciaire. L’Aréopage , composé des fonctionnaires sortis avec honneur des hauts emplois, pouvait dénoncer à l’Assemblée les attentats dirigés contre l’État, la saisir d’une accusation ; bien plus, il pouvait appeler d’une dé- cision de l’Assemblée à l’Assemblée elle-même, et lui demander, au nom de son omnipotence, de rapporter le lendemain ce qu’elle avait jugé la veille. Le passage suivant de Démosthène sur la couronne contient en quelques mots de curieuses indications. « Vous connaissez tous cet Antiphon qui, chassé d’A- on porte le nombre des citoyens actifs d'Athènes à 20,000, ce qui sup- posé une population libre de 100,000 âmes au moins , sans comprendre les étrangers qui étaient nombreux. Quant aux esclaves, ils wallaient pas, dans toute l'Atfique, à moins de 400,000. — 023 — » thènes, y revint, ayant promis à Philippe de brûler » nos vaisseaux. Je le découvris caché dans le Pirée et » lemmenai dans l’Assemblée. Alors Eschine , furieux de » jalousie, se mit à crier que j'exerçais des violences » dans un État libre, que j'outrageais les malheureux, » que je violais l’asile des citoyens, et fit tant qu’on lâcha » le coupable. Et si l’Aréopage, instruit de cette affaire » et voyant votre erreur, ne l’eût fait ressaisir et ramener » devant vous , il échappait, grâce à ce déclamateur. Il » fut mis à mort après avoir subi la question (1). » Ainsi , le peuple pouvait juger directement, juger sur la poursuite d’un citoyen de bonne volonté , comme l'était Démosthène , juger une seconde fois le même individu pour le même fait, sur la dénonciation de l’Aréopage, et condamner celui qu'il avait déjà absous (2). Cette auto- cratie judiciaire n’avait pas de bornes, et en raison du pouvoir souverain dont elle émanait, n’en devait pas avoir. On conçoit cependant que le peuple, réuni en masse , ne pouvait, à cause de sa masse même, exercer sa juridiction que dans des cas rares , exceptionnellement graves , en face d’un véritable péril public. C'est pour le remplacer, dans le cours journalier des choses, qu'étaient établis les Tribunaux criminels , parti- culièrement celui des Héliastes , organisé à son image. L’Aréopage de son côté, par l’âge et le nombre de ses membres , était peu propre à remplir habituellement un rôle actif dans la recherche des erimes. Aussi, dans l’ordre ordinaire , tout ce qui appartient à l'administration de la justice était confié à des magistrats spéciaux , les Archontes, (1) Traduction de M. Plougoulm. (2) Montesquieu trouve que c'était là une admirable loi. | Esp. des L., 1, 4, chap. \.) — 924 — dont les uns avaient charge de composer et de pre- sider les juridictions pénales, les autres de recevoir les dénonciations, d'autoriser et de régulariser les poursuites. Mais les Archontes non plus que l’Aréopage n’exerçaient pas l'Action publique, c’est-à-dire, qu’ils n’avaient pas compétence pour traduire les prévenus devant les tribu- naux, pour soutenir contre eux l'accusation dans les débats de l’audience , pour demander au juge leur con- damnation. À qui donc était confiée l'Action publique, la fonction d’accuser ? Le voici. Les Athéniens ne connaissaient guère que dans les livres des philosophes, ces sentiments de solidarité et de pro- tection réciproque qui unissent intimement aujourd'hui les hommes d’une même nation. Parmi eux, l’indépen- dance , ou, si l’on veut, l'isolement de lindividu , était plus complète. À chacun le soin de sauvegarder ses inté- rêts. De là l’idée dominante dans leur législation de laisser à la personne blessée par un délit, la charge d’en déférer, à ses risques et périls, l’auteur aux tribunaux. Mais à côté de cette règle s’en plaçait une autre qu'ils puisaient éga- lement dans leurs mœurs. Vivant exclusivement de la vie publique , extérieure , livrés tout entiers à la société poli- lique, représentée par l'État, cette souveraineté collective qu'ils exerçaient en commun, leur composait un patri- moine dont ils étaient fort jaloux. Aussi distinguaient-ils avec soin parmi les divers crimes , ceux qui portaient at- teinte à la chose publique, la chose de tous , et ceux qui ne lésaient directement que des intérêts individuels. Cette distinction entre l’offence faite à l’État et celle faite à l’in- dividu , entre les crimes publics et les crimes privés, était fondamentale, c'était la base de la procédure criminelle... Les crimes privés restaient dans le domaine privé, l'Ac- tion publique ne s’en occupait pas, et nous n'avons pas à nous en occuper. Les erimes publics, au contraire, qui, en blessant ou non des droits particuliers , étaient réputés de nature à troubler la sûreté de tous, tels que le meurtre , l'incendie, le vol dans les gymnases et les bains, l’offence aux dogmes religieux , l'attaque contre les principes de la Démocratie, ces crimes et beaucoup d’autres, dont la loi donnait la nomenclature , relevaient de l’Action publique. Or, l’un de ces crimes avait-il été commis , deux hypo- thèses se présentaient, suivant qu'il avait ou n'avait pas porté une offense directe à un individu en propre. Dans le premier cas, le citoyen lésé pouvait , par pré- férence à tout autre, poursuivre criminellement l’auteur du méfait, et d'ordinaire , il le poursuivait. C'était une note d’infamie parmi les Athéniens que de s’abstenir. On sait que Démosthène souffleté par Midias, avait consenti à prix d'argent, paraît-il, à ne pas le déférer aux tribu- naux: «Ta tête, lui disait Eschine à cette occasion, est une ferme que tu exploites (1). » Si d’ailleurs la victime avait péri, si elle se trouvait en état d'incapacité, si elle était esclave , la loi transmettait son action aux héritiers, au tuteur , au maître. Or, l'individu qui, offensé par un crime public, pour- suivait l’offenseur devant la juridiction criminelle, rem- plissait l'office d’accusateur et son action suffisait seule pour autoriser le juge à prononcer la peine. Mais venait-il, par un motif quelconque, intérêt, crainte, impuissance , à s’abstenir, alors tout Athénien jouissant de ses droits civiques, sans autre titre ni condition , pou- (1) Eschine contre Cfésiphon. — 220 — vait s'emparer de la poursuite, se substituer à la personne lésée , et se porter à sa place accusateur. C'était là l’Action populaire. Et « ce concours, selon l’expression de M. F. Hélie , était un ministère public que la loi déposait entre les mains de chacun des membres de la société (1). » Enfin, aucun citoyen ne se présentait-il? Cette absten- tion, ou plutôt cette désertion fort rare d’un devoir ci- vique , était dénoncée par les Archontes à l’Assemblée du peuple qui désignait un de ses Orateurs pour soutenir l’accusation (2). Ces Orateurs, nommés æ»#yopovs OU pyror@s, étaient au nombre de dix, élus chaque année par le peuple. Bien que de droit la tribune fut accessible à tout citoyen, ils en avaient de fait une espèce de monopole. Accrédités dans l’esprit de la multitude , chargés habituellement dans la cité de la discussion des décrets , et au dehors de repre- senter Athènes dans les ambassades, ils étaient revêtus d’un caractère quasi-officiel dans ce gouvernement d'opi- nion. Celui d’entre eux qui, dans une circonstance donnée, recevait le mandat de se porter accusateur, devenait en réalité dans cette cause particulière un magistrat du mi- nistère public, tel que nous l’entendons aujourd’hui. Mais le mandat qu’il avait reçu expirait avec la poursuite, et il ne remplissait qu’accidentellement des fonctions pour les- quelles il n’y avait point de fonctionnaire permanent. Dans notre seconde hypothèse, c’est-à-dire dans le cas où le crime public n’avait individuellement porté préjudice à personne, il ne pouvait être question de partie plai- gnante, et les organes possibles de l’accusation se rédui- saient alors à deux, le Citoyen ou l'Orateur : celui-ci (1) Théorie du code d'instr. crim., L 17, p.161. 2) Demosthène, L'e haranque rontre Aristogiton, . 52 Î ES n'intervenait qu’à défaut de l’autre , et dans les conditions que nous venons d'indiquer. L’Action populaire est une des institutions les plus remarquables de la législation attique. Elle reposait sur cette idée, que tout citoyen en propre était réputé souffrir de ce qui nuisait à la patrie ; idée grande et belle en soi, qui découlait de la souveraineté du peuple. Cette obser- vation , qui a été souvent faite, paraît juste (1). Maïs elle n’explique pas pourquoi les Athéniens n’établirent pas une magistrature en permanence, analogue à celle de plu- sieurs nations modernes , pour l’exercice du droit d’accu- sation. Le principe de la souveraineté populaire et l’iden- tification du citoyen avec la patrie n’empêchaient pas la délégation annuelle de pouvoirs dans l’ordre administatif, militaire , religieux , dans l’ordre judiciaire même en la personne des Archontes : pourquoi ne l’aurait-on pas ad- mise dans le droit d’accuser ? Il y avait à cela des raisons qui tenaient surtout aux mœurs. L'esprit ombrageux et égalitaire des Athéniens n'aurait pas souffert une magistrature qui leur eût paru une cen- sure armée du glaive, une menace incessante à leur liberté; magistrature qui, pour être efficace , doit reposer long- temps dans les mêmes mains; qui, par l'obligation de rechercher les crimes et d’en recueillir les preuves, est souvent dans la nécessité , quelle que soit sa réserve, de faire entrer l’inquisition au foyer domestique; dont le premier devoir, l’impartialité', lui impose de n'être d’au- cun parti dans la cité, de s’isoler des factions; qui a besoin , sous peine d’inaction et de paralysie, d’être ga- rantie contre les conséquences de ses erreurs; qui soit si (1) Montesquieu, 1. 6, chap. vor. Filangieri, I. 3. Meyer, t. 11, chap. KV, Mangin, t. 1%, p. 4. M, F. Hélie, Inst. ermimin., 4. 1%, p. 20. — 228 — complètement incorruptible , que le soupçon de corruption ne puisse venir l’atteindre; qui ne donne rien au caprice, à la mobilité des opinions, et fasse de la loi pour le coupable une sorte de fatalité inévitable ; en un mot, qui exige des conditions que les Athéniens ne pouvaient pré- senter, des sacrifices qu'ils n'étaient pas d'humeur à subir, des immunités qu'ils n’accordaient pas. Dans leur anxiété de voir usurper le pouvoir , ils avaient souvent réduit à quelques mois, à quelques jours, à un jour même, comme pour les Proèdres, l'exercice des fonctions publiques. Livrés à de perpétuelles dissentions , la justice était pour eux subordonnée à la politique , et l’une ne pouvait plus que l’autre connaître l’impartialité au milieu de ces ci- toyens, incessamment acharnés à se disputer les honneurs et les emplois par la brigue et par la violence. Ils faisaient du Tribunal une succursale de la Tribune. La vénalité fut portée à un tel point parmi eux que, comprenant le danger de mettre la conscience d’un magistrat unique en lutte prolongée avec ses convoitises , ils compterent davantage sur l'intégrité de la passion, et organisèrent l'Action po- pulaire. Ils redoutaient tellement dans les procès l'in- fluence d’une magistrature officielle et régulière, qu'ils n’accordaient aux présidents dans la direction des débats, que le pouvoir strictement nécessaire à l’accomplissement des formalités matérielles. On peut dire aussi que l’inter- vention habitaelle d’un agent chargé en titre de diriger l'action publique, eut apporté dans les discussions judi- ciaires un certain esprit de tradition, de règle, de dignité, tandis qu’ils y cherchaient, qu’ils y voulaient un spectacle, et que l’attrait en était d'autant plus grand pour eux que la licence y était plus grande. Enfin, leur vie à ciel ouvert, les plaçant perpétuellement sous les yeux les uns des autres. enlevait à chaeun d'eux cette sorte d’antorité = 529 — morale dont l'organe du ministère public a besoin et qu'il puise de nos jours dans une existence recueillie. Leur promiscuité permanente dans l’Agora détruisait en eux tout respect de l'individu. Les plaidoyers qu'ils nous ont laissés, sans parler des compositions théâtrales et sati- riques, montrent à quel point ils en étaient dépourvus. La pudeur pour eux n’avait de signification en aucun sens. Il nous paraît que des considérations de cette nature durent fixer à Athènes la forme de l’accusation en dehors d’un ministère unipersonnel. L’Action populaire était bien appropriée à la composition de l’Héliée. C’est dans ce tri- bunal que la multitude faisait sentir surtout sa prépondé- rance numérique. C’est là qu’elle pesait sans contrepoids. Pour occuper la tribune à l’Ecclésie, il fallait certaines aptitudes naturelles ; pour entrer au sénat, il fallait subir un examen; pour siéger à l’Aréopage, il fallait avoir rem- pli avec honneur des magistratures; pour exercer les hautes fonctions militaires, administratives, sacerdotales, il fallait posséder une fortune indépendante, car tous ces emplois étaient gratuits : pour être juge il suffisait d’avoir trente ans. La foule intronisée dans l’Héliée donnait libre car- rière à ses haines et à ses engouements, à ses proscrip- tions et à ses faveurs. Son despotisme était inévitable. Qui pouvait se dire à l’abri de l’Action populaire et de la juri- diction des Héliastes ? Cette masse de jugeurs avait un intérêt marqué à voir se multiplier les procès. D'abord , chaque juge à l’audience recevait trois oboles, ou neufs sols, comme chaque citoyen à l’Ecclésie ; c'était le même jeton de présence, le service civique étant le même. De plus, l'amende et la confiscation des biens étaient des peines qui devaient presque inévi- tablement frapper l'accusé ou l’accusateur. Or, le fisc, c’est-à-dire le peuple, en profitait. C'était la ressource — 30 — habituelle des coffres vides de l’État. Les Héliastes se chargeaient de les épuiser comme citoyens et de les rem- plir comme juges. Athènes avait eu le soin de se réserver le jugement de tous les crimes commis dans ses colonies, ce qui était aussi conforme aux intérêts de ses prolétaires qu’à son droit de souveraineté. Indépendamment des crimes ordinaires , qui devaient être peu nombreux à raison du chiffre de la population, il y en avait d’autres, infiniment plus multipliés, qui tenaient à la forme de ce gouverne- ment: accusations contre ceux qui se rendaient coupables d’impiété ou pervertissaient la jeunesse par leurs doc- trines ; contre ceux qui gardaient le célibat et donnaient l'exemple de l’immoralité; contre ceux qu'on suspectait d’oligarchie ; ceux qui avaient fui les charges publiques, ou qui avaient usurpé la qualité de citoyen ; contre le gé- néral qui n'avait pas obtenu les succès qu’on attendait de lui; contre les ambassadeurs et les fonctionnaires de toute sorte qu'on soupçonnait de prévarication ; contre les ora- teurs qui faisaient des propositions contraires aux lois; et tant d’autres accusations du même genre. Chacune d'elles, en cas d’acquittement, pouvaient donner lieu à un nouveau procès contre l’accusateur. L’orateur Aristophon se vantait d’avoir essuyé 75 accusations et d’en avoir toujours triom- phé. Un autre orateur, Démades, avait été 17 fois con- damné ; Démosthènes, maintes fois poursuivi. Toutes ces qualifications de crimes, fort élastiques de soi, se prêtaient merveilleusement à la dispute. Les Athé- niens qui aimaient les subtiles discussions et les assauts de paroles, montraient peu de serupule quand leur in- térêt était en jeu. Le sophisme est admirable pour aveu- gler la conscience. Cette foule qui encombrait tout le jour le Pnyx et l’Agora, avide de licence . affamée de plaisirs, ne consentant à subir aucun joug, pas même celui de la persuasion, également ingouvernable et in- capable de se gouverner, était susceptible de beaux élans, mais aussi d’odieux calculs. Pourquoi ne se serait-elle pas servi de l’Action populaire comme elle se servait de l’ostracisme et n’aurait-elle pas pourvu à sa subsis- tance par un moyen judiciaire quand elle assurait sa do- mination par un moyen politique ? Pourquoi ne pas con- damner les uns parce qu’ils étaient riches, quand on proserivait les autres parce qu'ils portaient ombrage? Des sycophantes , coureurs de populacité, amenaient des vic- times à l’Héliée. Ils épiaient l'heure propice pour trainer devant les tribunaux de la multitude un rival en défaveur, un grand citoyen en discrédit. Ainsi périrent Socrate et Phocion. Leurs accusateurs à tous deux furent, à leur tour, poursuivis comme calomniateurs , et punis. On sait que les Athéniens n’eurent que trop souvent l’occasion d'accorder cette expiation posthume aux erreurs de l’Action populaire. Disons d’un mot que la condition fondamentale qui manquait à la justice des Héliastes , c'était le désintéres- sement et l’impartialité. Si toutefois , comme on peut le croire, l'Action popu- laire eût pour but de garantir plutôt la sûreté de l’État que celle des individus, il faut convenir qu’elle atteignait pleinement ce résultat. Tout démontre qu’à Athènes on avait bien plus à prémunir les innocents contre la licence des accusations qu’à stimuler contre les coupables le zèle des accusateurs. L’Action populaire était appropriée au gouvernement le plus démocratique qu’on ait connu. Elle fleurit au moins pendant quatre siècles , au milieu de cette famille de l’Attique si admirablement douée par l'esprit, sur ce petit territoire, peu fertile, mais brillant d’une pure lumière , où la main de Dieu semblait avoir semé à — D32 — profusion les germes du génie. Certes , il y avait une ga- rantie pour la République dans cette surveillance de tous par tous, dans cette inquisition mutuelle qui, pour rendre le glaive des lois inévitable , le plaçait d’abord dans la main de celui qui avait le plus directement souffert de la violation des lois, qui, à son défaut, l’offrait à tous les citoyens , et, en cas d'abstention de leur part, eas bien rare , l’imposait à un accusateur de son choix. D'un autre côté, si on se reporte aux harangues qui obtenaient le plus de succès près des Héliastes, on ne saurait méconnaître la haute culture intellectuelle de cette époque. À la même audience de l’Héliée, ont pu assister comme juges ou comme spectateurs , Platon et Aristote (1), Zénocrate , disciple de Platon , Diogène et Antisthène son rival, les généraux Phocion, Iphicrate et Thimothée, Démosthène et son ami Hypéride, le peintre Euphranor, le sculpteur Praxitèle, Zénophon, Ménandre , Isocrate. A l’époque où brillaient de tels noms, si l'administration de la justice criminelle était infectée d’un vice radical , on doit supposer que le peuple athénien avait du moins ap- porté dans les formes de la procédure un certain degré de perfection qui correspondait avec quelque exactitude à sa supériorité dans la philosophie , dans les lettres , dans les arts. Voici les principales phases de cette procédure : Celui qui voulait se porter accusateur, remettait par écrit son accusation à l’Archonte. Cet acte , d'ordinaire fort bref, se composait essentiellement de trois parties : la première énonçant les noms de l’accusatsur et de l’ac- cusé : la seconde , la nature du crime; la troisième , la (1) Aristote vint se fixer à Athènes en 367, à l’âge de 18 ans. peine à laquelle concluait la partie poursuivante. L'acte d'accusation dressé contre Socrate était ainsi conçu : « Mélitus , fils de Mélitus du bourg de Pithos, accuse » par serment Socrate, fils de Sophronisque du bourg » d’Alopèse ; » Socrate est coupable de ne pas reconnaître les dieux » de la République et de mettre à leur place des extra- » vagances démoniaques. Il est coupable de corrompre » les jeunes gens; « Peine de mort. (1). » D’autres accusateurs pouvaient se joindre aux rédac- teurs de l’acte, et concourir avec lui aux poursuites. Ainsi, à Mélitus, qui était un poète tragique, se réunirent Lycon , l’un des dix orateurs du peuple , et Anytus, qui avait puissamment contribué à l’expulsion des Trente. Sur le vu de l’acte d'accusation , l’Archonte examinait si l’accusateur avait qualité pour exercer l’action. Il man- dait également l'accusé pour apprécier les exceptions qu'il pourrait faire valoir. Cette comparution devant l’Ar- chonte s’appelait æve»prere. Le magistrat ordonnait que l'acte d'accusation resterait affiché jusqu’au jugement à la porte du tribunal de l’Héliée. Il recevait le serment par lequel l’accusateur s’engageait à poursuivre l’affaire , et il exigeait de lui le dépôt d’un cautionnement qui, en cas de désistement des poursuites , était confisqué. L’accusé n’était pas soumis à la détention préventive, pourvu qu’il fournit caution. Criton servit de caution à Socrate qui, comme on sait, demeura libre pendant tout (1) C’est la formule conservée par Diogène Laërce (L. Il, ch. 40) L’accusation est un peu différemment rapportée par Platon, dans l’'Apologie de Socrate, et par Zénophon dans son Apologie des faits mémorables de Socrate, 39. — D34 — le cours de son procès (1). La liberté provisoire était de droit. Les Archontes même, en entrant en charge, de- vaient jurer de ne procéder à l'arrestation d’aucun ci- toyen avant la condamnation (2). Les Grecs trouvaient dans l’emprisonnement quelque chose d’ignoble et de servile. Ils réservaient d'ordinaire cette mesure , comme peine ou comme précaution , aux esclaves, aux ennemis vaincus et aux débiteurs du trésor ; car le fisc avait ses priviléges. D'ailleurs , la détention préalable eût été une sorte d’antinomie, car l’accusé, à part certains crimes de lèse-majesté populaire , avait toujours la faculté , quelle que fût la peine requise contre lui, de quitter Athènes avant la condamnation , en se soumettant à un exil per- pétuel et à la confiscation de ses biens. D’autre part, comme il n’existait pas dans la législation attique de ma- gistrats chargés de l’information, c'était à l’accusateur d'y pourvoir ; l'accusé avait naturellement le droit de eontre -enquête : comment, emprisonné, aurait-il pu l’exercer ? (3) Il restait donc libre comme l’accusateur. L’Archonte, après les avoir entendus l’un et l’autre , leur impartissait un délai pour préparer respectivement leurs moyens, et fixait en conséquence le jour où ils auraient à compa- raitre, avee leurs témoins, à l’audience des Héliastes. Il convoquait immédiatement les juges. Cette première convocation avait pour objet, non pas de faire prononcer sur l’accusation , mais, d’abord, de choisir parmi les 6,000 inscrits de la liste générale et annuelle, ceux qui siégeraient dans l'affaire; ensuite, de statuer sur les (1) Platon, Apo/ogie. (2) Démosthènes contre Timarque. {3) Démosthènes contre Timocrate — contre Aristocrate. — D3D — causes d’empêchement qui pourraient se présenter ; enfin, de faire prêter serment. Le nombre des juges, avons-nous dit, était variable suivant la nature des accusations. Il y avait simplement lieu, de la part de l’Archonte , à indiquer d’après la loi les sections appelées à siéger, et à remplacer par un tirage au sort, parmi les 990 membres gardés en réserve , les juges appartenant à ces sections qui se trouveraient, par une cause quelconque , dans l'impossibilité de prendre part au jugement. En dehors de ces cas individuels d’excuse ou d’incapa- cité survenues, les juges devaient être acceptés par les parties tels que le sort les leur donnait. Il ne paraît pas en effet que le droit de récusation fût admis: ce droit eût été incompatible avec le principe qui faisait directement le peuple juge (1). (1) Toutefois, Pierre Ayrault pense que des récusations étaient exercées (p. 159). Il cite à l’appui de cette opinion quatre autorités : Platon, apologie de Socrate. — Cicéron, Pro Balbo., — Lucien au livre Discoteria. — Démosthènes, dans la première harangue contre Aristogiton. Il n'indique pas les passages de ces auteurs sur lesquels il s'appuie. Quant à Platon et à Cicéron, nous ne trouvons rien qui jus- tifie l’assertion d’Ayrault. Sigonius donne deux extraits de Lucien et de Démosthènes , tirés des ouvrages cités par Ayrault et auxquels celui-ci sans doute faisait allusion. Le passage seul de Démosthènes indique un choix fait parmi les juges. Il dit en s'adressant à eux : Sorte lecti, deinde sublecti estis, sic enim jubet lex, suivant la traduction de Sigonius ; c’est dans le texte : Ort sAdyere er amexhypaËnre" rare yapos vopeor Asyopaiv — Ce passage pourrait s'expliquer en ce sens qu'il y avait réellement deux tirages , deux choix du sort, sorte lecti, le premier pour la composition de la liste générale des 6,000 ; le second pour le remplacement, dans les sections qui devaient siéger, des noms de ceux qui se trouvaient empêchés. Mais ce double tirage n’a pas de rapport avec la récusation. SH — 530 — L'’Archonte, ayant composé ce qu'on appellerait au- jourd’hui le jury de jugement , procédait à la réception du serment. Les Héliastes le prétaient suivant cette formule , conservée par Samuel Petit : « Je prononcerai d’après les lois et les décrets du peuple » d'Athènes. Je ne recevrai de présent ni par moi-même, » ni par l'entremise de personne. — Nul autre n’en » recevra à ma connaissance. — Je n'ai pas moins de » trente ans. — J’écouterai d’une même attention l’accu- » sateur et l’accusé. — Je prononcerai sur l’objet même » du procès. — Je le jure par Jupiter, Neptune et Cérés. » — Je prie ces divinités de me perdre avec ma famille, » si je viole mon serment; si j'y suis fidèle, qu’ils me » comblent de prospérité ! » Le serment prêté, les juges se dispersaient pour se réunir à l'audience , au jour indiqué par l’Archonte. Il peut paraître singulier qu'ils fussent ainsi désignés à l’avance et exposés à se voir circonvenus par les parties ; mais cette mesure était à peu près indispensable. Il était de règle , en effet, que le procès devait se terminer le jour même où il était porté devant le tribunal (1). Or, l’opé- ration matérielle de la prestation de serment par des milliers de juges eùt absorbé un temps trop considérable. Quant aux sollicitations et à la brigue, elles étaient en quelque sorte un élément constitutif de cette justice toute populaire et d'opinion. Quoiqu'il en soit, dans l'intervalle qui s’écoulait depuis la comparution devant l’Archonte jusqu'au jour du juge- ment , l’accusateur et l’accusé recherchaient leurs té- moins , se procuraient des pièces à conviction et procé- (1) Platon , Apologie de Socrate. — 9317 — daient , sous l’autorité de ce magistrat, aux saisies et aux opérations qui importaient à leur cause (1). Il n'existait pas à Athènes de fonctions correspondantes à celles de nos juges d'instruction. C'était aux parties d’y pourvoir. Les difficultés qu’elles venaient à rencontrer en recueillant leurs preuves, chacune de son côté, étaient soumises à l’Archonte qui avait autorisé les poursuites. Tels étaient les préliminaires de l’audience ; elle com- mençait de grand matin et devait finir avant le coucher du soleil. Il est vraisemblable qu’elle se tenait sous un de ces vastes portiques dont parle Vitruve (2), fort nombreux à Athènes, et composés d’un espace à ciel ouvert , entouré d’un double rang de colonnes de marbre , qui soutenaient des galeries circulaires , de sorte que la lumière y entrait de tous les côtés, tandis que l'assistance était à l’abri. Les lois criminelles étaient gravées sur ces colonnes. Les sol- dats Scythes , mercenaires au service de la République, maintenaient l’ordre. L’Archonte , président, portait sur la tête une couronne de myrthe. Sa personne, durant ses fonctions, était sacrée. Il paraît avoir eu pour l’assister dans son ministère des auxiliaires appelés Hepcdhous. Les juges pouvaient tenir à la main une baguette recourbée , qui était comme l’emblème de leur dignité et rappelait le sceptre des anciens rois qui rendaient la justice à Athènes. Lorsque la séance s’ouvrait, l’enceinte était purifiée par un sacrifice , et le hérault récitait une formule de vœux en faveur de la cité et d’imprécations contre ceux qui trahi- raient leurs devoirs. L’accusateur, l’accusé et les orateurs qui devaient prendre la parole, prétaient serment : l’un, (1) Démosthènes contre Olympiadore. (2) Archit., 1. 5,1, — 538 — que son accusation était fondée ; l’autre qu'elle était fausse ; les derniers , qu’ils parleraient conformément à la vérité. L'accusateur lisait alors l’acte d'accusation. Le fait en litige était ainsi posé, défini et limité. C’est ce que l’on nommait œyrowosie. La loi interdisait d’en sortir. Sous un autre rapport, l'expérience avait fait recon- naître la nécessité de donner au développement de la dis- cussion des bornes infranchissables. Confier au président le soin de maintenir ou de retirer à son gré la parole aux parties, c’eùt été lui permettre de favoriser l’une ou l’autre. Il était donc établi que l’audience serait divisée en trois périodes : la première accordée à l’attaque , la seconde à la défense , la troisième consacrée au vote et au pro- noncé du jugement. Le temps était mesuré par une clep- sydre , sorte d'horloge d’où l’eau s’écoulait uniformément. Quelques-unes des plaidoiries qui sont parvenues jusqu’à nous , n'avaient pu durer dans la même affaire moins de dix heures. Cependant les entraves chronométriques ap- portées à l’éloquence des orateurs , sont un sujet fréquent de réclamations : on les entend se plaindre qu’ils vont manquer d’eau ; qu'ils n’en auront jamais assez pour tout dire ; quelquefois aussi ils déclarent en avoir de reste, tant leur cause est sûre, et ils autorisent généreusement leur adversaire à en prendre sur leur part. Lorsque l’accusateur avait formulé l’ayrouosia, il déve- loppait les charges à l’appui. Le champ le plus vaste lui était ouvert pour sa démonstration. Athènes ne connaissait pas ce qu’on a nommé la théorie des preuves légales. Elle acceptait tous les éléments de conviction et les confiait tous à l'appréciation souveraine des juges. L’audition des témoins , dans cette procédure essentiel- lement orale et publique , était d’une importance capitale. Ils ne devaient pas se présenter d'eux-mêmes , spontané- — 0939 — mént, mais à la requête des parties, qui les faisaient ci- ter par un officier public. En cas de refus de comparaître, ils étaient passibles d’une amende de 1,000 drachmes (1) (environ 450 fr.). Pourvu qu’ils comparussent, ils pou- vaient se borner à dire qu’ils ne savaient rien , et cette dé- claration , füt-elle évidemment mensongère, ne leur faisait pas encourir de poursuites en faux témoignage (2). Ils n'étaient interpellés ni par le président ni par les parties. Leur liberté et leur initiative devaient être complètes. Ils ne venaient pas, au commencement des débats, dé- filer en ordre devant les juges ef apporter sans intervalle leurs témoignages. Leur rôle était concerté à l'avance avec l’accusateur ou l'accusé qui les avait appelés. Lorsque l’accusateur, qui parlait le premier, avait besoin , dans le cours de la discussion, d’un de ses témoins , il s’interrom- pait et le faisait intervenir. Le témoin s’avançait alors vers l'autel (3), prêtait serment et fournissait ses déclarations. Il devait en être tenu note, afin, dit Démosthènes , qu’on ne püt les altérer en les commentant (4); et l’usage s'était introduit que chaque témoin prit soin, avant de se pré- senter, de rédiger et de remettre lui-même par écrit sa déposition au greffier. Le témoignage oral s'appelait maæprupsa et le témoignage écrit exuaprupiar. I] arrivait sou- vent, lorsqu'on était à court d’eau, qu'on se bornait à lire ees derniers témoignages, et à en provoquer la confirma- tion verbale de la part du déclarant. Ainsi les juges pro- nonçaient toujours festibus non testimontis. (1) Eschine in Timarchum. (2) Platon, Lois, XI. (8)e: … Cum quidam Athenis , ut mos Græcorum est , jurando causa ad aras accederet (Cicéron , Pr Balbo, 8. V.) (4) Deuxième harangue contre Stéphane. — 940 — En même temps que l’accusateur évoquait à sa conve- nance les témoins à charge , il faisait passer sous les yeux des Héliastes les pièces à conviction que ses recherches avait pu lui proeurer. Après avoir parcouru la série de ses preuvés, il lui était loisible , si la clepsydre coulait encore pour lui, d'appeler à son aide quelque orateur de profession , qui reprenait les charges et complétait sa tâche. Le plus souvent c’étaient les accusateurs adjoints qui lui prêtaient le concours de leur parole. Le rôle de la défense se déroulait ensuite parallèlement, dans le même ordre et par les mêmes moyens. L’accusé tenait presque toujours à honneur de se défendre lui- même , et comme il y aurait eu quelque honte chez les Athéniens à manquer de talent, il achetait, au besoin, aux hommes du métier, un discours qu'il récitait de mé- moire. Ses avocats étaient ensuite entendus. Le débat était directement établi entre l’accusateur et l’accusé , sans l'intermédiaire modérateur des magistrats. Le président, impassible , laissait tout dire , n’intervenait pas. L'action appartenait moins à la société qu’à la partie poursuivante. Celle-ci l’exerçant à ses risques, il parais- sait juste qu’elle en eût la libre disposition. Aussi n’était-ce qu’à elle seule qu'il appartenait d’inter- peller l'accusé. Elle pouvait l’interroger comme elle vou- lait, quand elle voulait, revenir itérativement à la charge contre lui, le presser avec véhémence, le circonvenir cap- tieusement , et se permettre , comme partie, en vue de le déconcerter ou de le surprendre , des stratagèmes que la dignité d’un juge ne saurait employer, Les Athéniens, d’ailleurs , avaient senti que si l’Archonte se mélait aux dé- bats , il y mettrait nécessairement le poids de son opinion. Ils considéraient comme impossible qu’un homme discute — 941 — sans laisser voir ce qu'il pense. Ils réduisirent donc le président au silence pour être sûrs de son impartialité. N'admettant pas à l’audience cette direction officielle et supérieure , que nous trouvons aujourd’hui si naturelle , si indispensable , ils sacrifiaient tout à la liberté de discus- sion, sauf à comprendre la vérité même dans le sacrifice. Ils ne se dissimulaient sans doute pas les inconvénients de cette accusation sans contrôle ; et ils avaient pris des mesures pour y porter remède; mais la nature même des mesures , en indiquant le mal, révèle le but définitif que se proposait la loi. L’accusateur ne sera-t-il pas guidé par de mauvaises passions , la haine , l’envie , vices naturels des républiques ? S'il n’obtenait pas pour son accusation la cinquième partie des suffrages exprimés par les juges , il était frappé lui-même d’une peine grave. Ne se laissera-t-il pas aller par corruption , crainte , défaillance , à déserter l'accusation? Il devait au début du procès , comme nous l'avons dit, déposer un cautionnement qui, en cas d’aban- don des poursuites, était attribué au fisc. Mais se dévoue- t-on , nonobstant ses périls , au rôle onéreux d’accusateur ? La loi attribue au dévouement, en cas de succès , une por- tion des biens confisqués du condamné. Ces stimulants et ces palliatifs combinés devaient ame- ner un résultat inévitable : on punit l’accusateur téméraire, soit; on punit l’accusateur indolent, bien: mais n'est-ce pas le réduire, dans l’un et l’autre cas, à chercher par tous les moyens , avec ou sans conviction, avec ou sans loyauté, le triomphe de son accusation ? Il faut qu'il écrase l'accusé, son salut est à ce prix. Ce n’est pas avec impar- tialité , c’est avec l'instinct de la conservation qu’il attaque son adversaire , son ennemi. Ge qui, dans un autre ordre de faits, doit choquer aussi nos idées actuelles, c’est la coutume suivie devant les Hé- — D42 — liastes de plaider et de s’interpeller avant d’avoir recueilli tous les témoignages. Rien, en apparence de plus con- traire au bon sens, surtout en l’absence d’une information préalable. Cette marche , favorable d’ailleurs à l’action des orateurs, était peut-être commandée par une raison toute spéciale. La Grèce, en effet, comme toute l’antiquité, connaissait l’usage de la torture. Athènes l’avait fait entrer dans sa procédure criminelle , non comme un moyen nor- mal de preuve appliqué aux accusés, mais comme une condition nécessaire à la déposition des esclaves. Avait-on besoin des déclarations d’un de ces hommes , on ne l’en- tendait pas comme témoin, car il n’y a pas de témoins sans serment, et faire serment c’est attester les Lois, les Dieux et la Patrie. On ne pouvait donc considérer la parole de l’esclave que comme un document quelconque, et, pour lui donner l'autorité dont elle était susceptible , on sou- mettait le malheureux aux tourments. Les cris que lui arrachait la souffrance n'étaient pas sans doute la voix d’un citoyen, la torture n'avait pas cette puissance, mais c'était la voix d’un être servile à laquelle le mal physique apportait une sorte de garantie, de même que la contrainte morale du serment en apporte une au témoignage des hommes libres. Il y avait de la liberté à l’esclavage la dif- férence de l’âme au corps. La question appliquée à un in- dividu , inhumanité à part , n’est en général qu’un faux rai- sonnement; on suppose que cet individu cache une pensée et on veut le contraindre à la produire. S'il parle cepen- dant , n’est-ce pas la douleur qui a menti? Chez les Athé- niens, on ne partait pas de la supposition que l’esclave savait la vérité et la célait: avant même de la lui de- mander, on lui imposait une sorte de préparation, on le soumettait à la formalité du supplice; e’était moins un sophisme qu’on faisait à son égard, qu'un rite judiciaire — 913 — ou social qu'on accomplissait sur sa personne (1). Or, il fallait au moins, avant d'appliquer l’esclave à la torture, qu’on en vit la nécessité au procès. Ce n'était pas au début de l’audience qu’on pouvait recourir à de pareilles me- sures, À ce moment encore on ne savait rien, faute d’une instruction impartiale ; il n’y avait que les assertions con- tradictoires des adversaires, À mesure que la discussion se déroulait, la lumière se faisait, les moyens s’élucidaient de part et d’autre, et il devenait enfin possible d'apprécier l'opportunité du recours suprême à la question : apprécia- tion absolument impossible avant qu’on eût plaidé. Des considérations de ce genre avaient pu contribuer à faire intervertir dans les débats d'audience l'ordre qui main- tenant nous paraît le seul conforme à la raison. C'était une chose d'importance que de savoir à quel moment on recevrait les dépositions : les esclaves, si nombreux à Athènes, jouaient nécessairement un rôle (1) Ce que nous disons ici paraîtra choquant ; on nous demandera des cautions. On peut voir le traité fondamental sur cette matière du jurisconsulte allemand Reitemeier, De origine et ratione quæstionis per tormenta apud Græcos et Romanos. Dans un article de la Revue de légis- lation, t. IV, M. Nicias Gaillard s'exprime ainsi : « À Athènes , ainsi que plus tard à Rome , les esclaves n'avaient pas le droit de déposer en justice : Servis testimontis dictio ne esto. Leur témoignage donné librement était rejeté comme indigne ; mais la loi admettait ce témoi- gnage quand il leur était arraché par les tourments. La torture était pour les esclaves ce que le serment était pour les hommes libres : un moyen d'affirmer la sincérité de leur déposition. » — M. F. Elie ( Théorie du Code d'inst. crim., t. 1, p.25), dit en termes équivalents : « On avait établi que le témoignage des esclaves serait, non point » recu à titre de témoignage , mais arraché à titre de déclaration, par » les tourments de la question. Il semblait qu'il n’y eût que le fouet » et la roue qui pussent faire sortir la vérité de ces lèvres abjectes, et » que leurs dépositions ne pussent prendre quelque valeur qu'avec la » sanction des supplices. » Ré considérable dans les procès criminels. On ne saurait même douter que les hommes libres, dans certains cas, ne fussent passibles de la question. Au rapport de Plu- tarque , on délibéra d’y soumettre Phocion. « Il y en eût, » dit-il, qui demandèrent qu'avant d’être exécuté , il serait » appliqué à la torture; on ordonna même d’apporter la » roue ; on fit venir les questionnaires et l’exécuteur (1). » Phocion , plus qu’octogénaire, quarante-cinq fois promu au commandement des armées d’Athènes, toujours heu- reux dans ses expéditions , un des hommes les plus ver- tueux de l’antiquité, soumis à cette cruelle ignominie ! Elle lui fut épargnée , grâce peut-être à la présence d’esprit d’un assistant qui dit à l’accusateur : « Mais si nous » donnons la torture à Phocion, que pourrons-nous donc » te donner à toi? » La question était infligée le plus souvent par la roue et les verges, quelquefois par la suspension du supplicié à une échelle, par l'introduction de vinaigre dans ses na- rines , par l’application de briques brülantes sur son corps. Elle avait nécessairement lieu en public sous les yeux des juges, car c'était à eux personnellement à tout voir, à tout apprécier, et rien ne pouvait se faire hors leur pré- sence , dans le secret. L'appareil de ces supplices devait jeter une teinte lugubre sur l’audience des Héliastes et l’anxiété dans leur âme ; car l’efficacité même de la torture était dès lors controversée. Démosthène en préconise l’em- ploi (2), Aristote s’en défie (3). Toujours est-il que par ce moyen de preuve comme par tous les autres , la conviction des Héliastes se formait en (1) Vie de Phocion. (2) Contre Evergus et Mnesybule. (3) Rhet., liv. 3, chap. xvr. — 4 — face même de la réalité, sous l’impression directe des faits et des discussions d'audience , sans aucune formule sacra- mentelle , sans entrave d’aucune sorte. Les débats finis, l’Archonte en prononcait la clôture. Il faisait immédiatement procéder à deux votes successifs : l’un sur le crime, l’autre sur la peine. La question de cul- pabilité était résolue par une alternative, sans moyen terme possible. À cet effet, deux boules, l’une blanche, l’autre noire, étaient distribuées à chacun des juges. Ceux- ci déposaient l’une d’elles dans une urne. C'était le vote secret par oui ou par non, et la décision se formait à la simple majorité. L’Archonte dépouillait le scrutin sur l’au- tel. Si le nombre de boules blanches surpassait ou égalait celui des noires, il y avait acquittement ; dans le cas con- traire, condamnation. Le Président annonçait l’un ou l’autre résultat par une ligne plus ou moins longue qu'il traçait ostensiblement sur une tablette de cire. La culpabilité déclarée , un débat s’ouvrait presque tou- jours sur la peine , les lois d'Athènes n'ayant attaché qu’à un petit nombre de crimes des pénalités préfixes et inva- riable. L’accusateur proposait donc la sienne et l'accusé disait lui-même celle qu’il pensait avoir encourue. Après discussion entre les orateurs, les juges décidaient au moyen de bulletins de vote. La peine qui réunissait le plus de suffrages était prononcée par l’Archonte. Les peines dont la loi autorisait l’application étaient : la Mort , qui s’infligeait de diverses manières, suivant la nature du erime et la qualité du condamné , par la corde, le glaive, le bâton, la noyade, la précipitation dans un gouffre, mais le plus habituellement par le poison. — L’Exil, qu’on peut regarder comme la peine typique chez les Athéniens , et à laquelle les condamnés pouvaient presque toujours recourir pour en éviter de plus graves. — 546 — — La Détention perpétuelle , qui était fort rare. — L’'Em- prisonnement temporaire, également peu en usage. — L'Amende , prononcée dans un grand nombre de cas, comme répression principale, et, dans d’autres, comme répression accessoire, — La Confiscation des biens, con- séquence de la Mort et de l’Exil. — La Dégradation, qui découronnait en quelque sorte le citoyen de ses droits, en lui laissant la possession matérielle de sa patrie, de sa fortune et de sa liberté. — Enfin l’Esclavage, réservé aux étrangers seuls. Le condamné était aussitôt remis aux mains des Onze ; magistrats élus dans chacune des dix tribus de la ville, pour l’exécution des jugements , et auxquels s’adjoignait un grefher. Telle était dans son ensemble la procédure des Hé- liastes. Si la voix du peuple mérita jamais d’être divinisée, ce ne fut pas quand elle parla par la bouche de ces juges. L'organisation criminelle d'Athènes , appropriée et subor- donnée à la domination démocratique , ne répondait pas à l’idée que les modernes se font de la justice. Mais à côté de ses défauts, de ses vices, de ses iniquités , elle eût sa splendeur. Prenons-là maintenant pour ce qu'elle était dans les mœurs grecques , ne la regardons plus aux aus- tères clartés de cette lumière qui depuis s’est faite dans les âmes. L'Héliée , s’il fut un instrument de règne pour la plèbe, fut aussi la plus grande école oratoire, et ses lecons n’ont pas été stériles pour le monde. Ce n’est que la liberté qui développe l’émulation , ce n’est que l’émulation qui dé- veloppe le génie. Surexciter l’homme en l’exerçant , en l’agitant, accroître sa puissance par l’action et ramasser ses forces par la discipline , tel était le but suprême des institutions grecques. On raconte que le jeune Thucydide, SET = qui entendait Hérodote lire son histoire à l’assemblée d’Olympie, fut transporté d’enthousiasme et fondit en larmes. C'était l’étincelle de sa vocation qui s’allumait. Comme Démosthène, dans sa seizième année, assistait à une belle plaidoirie de l’orateur Callistrate, il ressentit un frémissement mêlé de joie et de jalousie secrète. C'était aussi son démon familier qui se remuait en lui pour la première fois. Ainsi la révélation se faisait parmi ces hommes de l’un à l’autre ; ils se passaient le flambleau. L’éloquence sous toutes ses formes était leur grande étude, leur grande passion. Elle a jeté sur leur pays une gloire immortelle, et, a certains jours , elle éleva au-dessus de lui-même et monta jusqu’à l’héroïsme, ce peuple léger. Ces jours furent rares, sans doute, mais il n’y a que des moments dans la vie des peuples , comme dans celle des indi- vidus (1). Et longtemps après , lorsque Athènes, d’abord asservie à la Macédoine , puis à Rome , était dégoûtée des aventures de la guerre et de la politique , sa vraie gran- deur lui restait encore. Dans le 1v° siècle de notre ère, siècle des combats de l'esprit et des triomphes de la reli- gion révêlée , on la retrouve toujours fidèle au culte de l’éloquence. Elle est remplie alors d’églises chrétiennes et de temples païens , d'anciens gymnases et de nouvelles écoles, où accourt comme autrefois la jeunesse de l’Eu- rope et de l'Asie. C’est, là que se pressent autour des chaires apostoliques, les prosélytes du Dieu unique qui détrône partout les faux dieux; foule de disciples purs, enthousiastes, mystiques, qui fournira de grands prédi- cateurs à l'Église militante et de saints pontifes aux siéges épiscopaux. Athènes partage alors avec Antioche et Alexan- drie la gloire de nourrir des Pères de l’Égtise, dont l’élo- (1) M. Thiers, Histoire de la Révolution , NV. 34. — D48 — quence ne le cédait pas à celle des orateurs de l’Héliée : Saint Grégoire de Nazianze reçut les mêmes traditions oratoires que Démosthène, et au même lieu. Si l’appli- cation eut un but différent, si l'intérêt se spiritualisa, si le sentiment s’éleva de la terre au ciel, l’œuvre de notre religion ne s’en fit pas moins, selon l’exemple qu’en avait donné son divin fondateur , par la parole. Cette influence d’Athènes s’est répandue au delà , à tra- vers les âges , et, en France surtout , elle s’est fait profon- dément sentir dans la chaire, dans les tribunaux, dans les assemblées délibérantes. Quelle que soit en effet son appli- cation , l’éloquence ne change pas. Elle reste soumise aux mêmes principes, immuable dans sa nature, éternelle dans sa source. Et pourquoi ? C’est que l’orateur n’a d’autre puissance sur les hommes et d’autre point d’appui pour les remuer , que leurs passions, leurs vertus, leurs be- soins , leurs désirs , leurs craintes, leurs espérances, leurs intérêts, enfin, ce mot étant pris dans son acception la plus large. Or, les mobiles qui nous poussent sont limités, invariables, et la permanence des mêmes émotions et de la même logique dans l’homme fait que l’éloquence d'il y. a deux mille ans est encore celle d'aujourd'hui. L’instru- ment que touche l’orateur est étendu sans doute, il est puissant , il est sonore, c’est tout le cœur et tout l’esprit de l’homme; mais aussi il est fixe et ne peut recevoir aucune modification dans son étendue , sa puissance, sa sonorité. Le personnel de l’Héliée, par sa composition même, était un instrument éminemment propre à rendre, sous des mains habiles, tous les sons humains, et les maîtres qui surent le faire vibrer sont restés des modèles , toujours jeunes , toujours actuels. On les étudie encore avec grand profit. Pour citer deux noms, unillustre avocat anglais, lord Brougham est le plus savant et le plus curieux — D49 — commentateur de Démosthènes, et, chez nous , un magis- trat qui a jeté tant d'éclat dans les fonctions du ministère public, M. Plougoulm , a donné une traduction, qui sera définitive , d’une partie des œuvres de l’orateur grec. On sait d’ailleurs que la plupart des discours de Démos- thènes étaient destinés aux Héliastes. 4 Le IS le D #1 Lpg SAT fe, SE caen Een as nhée ui n°26 s A Fi wi cd de 4 fé ‘ Etre à MO ‘ SÉNEES im À PPT CHEVETUNT | + PDC Etre La ARR 4 ARRETE PME MPEG va LUS ét ANA pv re & pr A a 5 d iles vide a A or AP , De eee 2 » L P APPRÉCIATION D'ATHALIE. Par M. TIVIER, Lue dans la Séance du 27 Mai 4859. ee — — MESSIEURS, Vous avez accueilli quelques pages consacrées à l’éloge de Racine, avec une bienveillance qui m'’autorise à revenir sur ce sujet. Je me propose de les compléter aujourd’hui par une appréciation d’Athalie. Je ne me dissimule pas la difficulté de l’entreprise. Tous les critiques ont proclamé à l’envi la perfection et la supériorité de cette tragédie dont Voltaire écrivait à Scipion Maffei : « La France se glorifie d’Athalie , c'est le chef-d'œuvre de notre théâtre, et celui de la poésie. » Après de pareils témoignages le mieux serait de garder le silence et de se rappeler ce mot de Geoffroy : « Dans une pièce aussi excellente , le com- » mentaire ne peut être souvent qu’une suite de formules » d’admiration : le critique qui essaie d’entrer dans l’expli- » cation de ces beautés toujours nouvelles, se transforme » insensiblement en panégyriste. » Essayons toutefois malgré ce redoutable avertissement : notre devise semble m'y engager: « T'entanda via est. » Après tout la route, quoique battue, laisse encore quelques points inexplorés. IL est possible de relever des erreurs chez certaines eri- tiques , de trouver que les autres auraient pu mettre la vérité dans un jour plus complet. Je vais essayer de le cr: A8) — D02 — faire après avoir remarqué que si je n’accepte pas sans contrôle tous les jugements des admirateurs de Racine, j'adhère par avance et sans réserve à leur conclusion. Je ne rappellerai pas la mauvaise fortune d’Athalie , du vivant de son auteur. De pareilles erreurs sont plutôt sans doute une surprise de l’opinion, qu'une injustice prémé- ditée. Que Fontenelle, trop partial pour la gloire de son oncle et trop sensible au souvenir d’un épigramme, ait usé de représailles dont sa mémoire seule a souffert; que Lamothe, ce prosateur spirituel qui rimait malgré Mi- nerve, se soit vengé sur un grand poète des rigueurs de la poésie , ce sont là des effets trop communs de l’amour propre. Il paraît difficile d’aller plus loin, d'admettre une conspiration d'écrivains jaloux, coalisés pour diffamer le chef-d'œuvre nouveau et s’assurant la complicité du publie. Geoffroy , en nous dénonçant ce complot, avoue qu’Athalie n’est point un ouvrage composé pour une scène profane. Il pense « que » Racine a voulu nous y laisser un monument de sa piété » et de la hauteur à laquelle pouvait atteindre le génie » guidé par la religion. » S'il en est ainsi, nous pouvons demander à l'élévation même du sujet les causes de l’in- succès de la pièce, et nous expliquer en partie sa disgrâce par des préventions analogues à celles qui accueillirent le Polyeucte de Corneille. Si Racine trouva ses contemporains indifférents ou pré- venus, le siècle suivant et le nôtre devaient lui faire justice et réparation , trop tard il est vrai pour le consoler et lui rendre la foi dans son génie. Voltaire , dont j'ai cité plus haut le témoignage, ne se démentit qu’à la fin de sa car- rière , lorsque son peu de sympathie pour les hébreux le rendait moins sensible aux beautés d’une tragédie tirée — 503 — de leur histoire. Encore , en condamnant le sujet, ne cessa-t-il de reconnaître le mérite de l’exécution. Laharpe se montra plus juste : tout passionné qu’il était pour la gloire de son maître et bien qu'il acceptât ses opinions en disciple fidèle et privilégié, il en appela de Voltaire aigri par la polémique à Voltaire n’écoutant que son goût et son admiration; il s’efforça d'échapper au préjugé dont celui-ci avait subi l'influence, mais il n’y parvint qu’à demi. Sans condamner le sujet, il prend un parti plus regrettable encore, il l’excuse , et son apologie trahit l’embarras d’un professeur peu sûr des sentiments de l’auditoire. Il loue Racine avec contrainte, en faisant bien des réserves et réduit presque son mérite à la mise en œuvre d’une matière ingrate. « Le sujet, dit-il, est un » de ces tableaux qui ne peuvent exister que par un pres- » tige unique de coloris; l'intervention divine qui forme » le nœud est un de ces moyens qui n’ont qu’une valeur » proportionnée à la main quis’en sert. Mis en œuvre par » un autre il pouvait tout au plus faire excuser Joad. » Le caractère des principaux personnages ne lui semble pas moins compromettant pour le succès de la pièce. Il ne s’agit plus ici « d’un héros, d’un politique habile, « mais «d’un pontife enfermé dans son temple ; d’un enfant au sort duquel il faut s'intéresser pendant cinq actes. » La- harpe a presque peur de cet enfant. Le charme du premier âge lui paraît « un moyen tragique, intermédiaire entre le sublime et le ridicule. » Ce gros mot de ridicule para- lyse son enthousiasme. Il en craint l'application pour lui, c’est visible , pour l’auteur et même pour les spectateurs ; il les rassure par l’exemple d’Athalie elle-même contre la crainte qu'ils auraient de céder à leur attendrissement. Voilà des craintes assurément peu fondées et des précau- tions bien superflues ! Aïlleurs Laharpe atténue l'effet des — 904 — allusions qui nous reportent aux récits de la Bible. Il y constate un grand talent d'expression pour sauver des détails « révoltants, mais nécessaires à la couleur locale. » Il ne trouve guère à louer, dans le songe d’Athalie que « la variéte des objets décrits » et la manière dont il mo- tive les allées et venues des personnages. L’enthousiasme religieux de Joad et la perversité de Mathan rentrent aussi dans ce système de combinaisons dramatiques. L’hésita- tion d’Athalie suspendue entre le remords et la vengeance appartient encore à ce mécanisme ingénieux ; elle permet de conduire l’action jusqu’au cinquième acte. Abner est un plénipotentiaire choisi d’après toutes les règles de la diplomatie théâtrale. Le dénouement est suffisamment vraisemblable : « Athalie semble se jeter dans le péril, Joad a moins l'air de l'y attirer que de l’y laisser tomber , et la catastrophe parait un ouvrage du ciel. » En résumé, la pièce excelle en qualités négatives ; c’est un chef-d'œuvre de construction, un modèle d'équilibre , un tour de force pour ajuster le sujet à la scène et le faire passer sans trop d’encombre sous le voile de l’expression. Ce sont, il faut l'avouer , des appréciations de ce genre qui ont autorisé les défenseurs outrés du romantisme et certains écrivains actuels à ne trouver dans la tragédie classique et l’esprit français d’autres qualités que la mé- thode et l'exactitude du style. C’est à travers Laharpe que l’on a jugé Racine quand on à voulu en faire le plus mé- thodique des arrangeurs et le plus compassé des écrivains, quand on a vanté son esprit pour nier son génie, et trans- formé en purisme son admirable pureté. Sans méconnaiître le mérite ni contester l’autorité de Laharpe , avouons que sa critique peu étendue, minutieuse et parfois pédantesque a produit des réactions funestes même aux renommées dont il s'était constitué le défenseur et l'arbitre. CES + 200) Geoftroy , dans ses feuilletons du journal de l'empire, ne perdit jamais l’occasion de louer Athalie; mais il eut aussi le tort d’en louer trop exclusivement les mérites extérieurs et l’agencement heureux. «Si les règles de l’art dramatique , dit-il quelque part, pouvaient se perdre , on lesretrouverait là» Pour lui, comme pour Laharpe, Athalie est surtout un ensemble d’inventions dont il faut avant tout justifier la vraisemblance et l’enchaînement. Si les mœurs et les croyances des Juifs prêtent au reproche, il demande grâce pour le poète qui devait, en peintre cons- ciencieux, se borner à les reproduire. Toutefois, en em- pruntant à Laharpe ces procédés d’une critique purement défensive et qui sent moins qu'elle ne dispute , Geoffroy comprenait mieux la grandeur de la pièce. Il y signalait l’acteur suprême dont la main dirige les événements et les conduit à leur but. Il avait mieux saisi la liaison et l’im- portance de toutes les parties, et blâme justement son devancier d’avoir trouvé le troisième acte vide ; il y montre l’action se hâtant vers la catastrophe , par l’aveuglement de Mathan pressé du désir de venger ses anciennes in- jures accrues d’un nouvel outrage, et la résolution de Joad qui, pressentant le péril, se résout à hâter une crise au début de laquelle l’assistance divine descend visible- ment sur lui. Athalie trouva dans Lemercier, poète et critique à la fois, un appréciateur encore plus éclairé. Il ne demande point grâce pour un sujet réputé barbare; il ne réduit point la pièce à n'être qu’un assemblage de faits grossiers ingénieusement combinés, de traditions choquantes dissi- mulées sous une décoration artificielle, Pénétrant au cœur de la tragédie , il comprit et fit bien voir qu’en ôtant l’es- prit divin du milieu des personnages qu'il inspire ou qu'il aveugle, on la réduisait à n’avoir plus de sens. A ce ressort — 996 — principal, il rattachait très-bien toutes les situations , tous les caractères et toutes les scènes : il en signalait la par- faite concordance et l’étroite connexité; il montrait l’ac- tion , tantôt subissant la brusque impulsion des péripéties les plus frappantes, tantôt se déroulant avec la plus irré- sistible logique sous l'influence d’une double fatalité, celle des passions humaines et de la volonté divine : tantôt, s’arrêtant dans une espèce de calme terrible, comme celui qui précède les explosions d’un violent orage, calme né- cessaire pour manifester l’activité divine dans l’inaction et le recueillement de l’homme. Cette pensée si juste, il la rend d’une manière vive et sensible en disant, à propos du quatrième acte : « Les mesures du pontife sont prises, il doit être maintenant oisif,......… s’il triomphe, sa victoire sera tout à fait miraculeuse. » Lemercier signale encore dans Athalie des passions aussi vives que partout ailleurs, quoique prises dans une région plus élevée; il y admire la grandeur des situations, la beauté de ces groupes admirables que la peinture pour- rait prendre tout formés sur la scène pour les trans- porter dans ses compositions. Le style lui paraît empreint des couleurs de la Bible sans rien perdre de sa mesure. Il a compris la solennité d’un drame fondé sur l’interven- tion directe de la Providence, la majesté de son prophète et la sauvage grandeur d’Athalie. Il ne lui manque que d’avoir mieux saisi la valeur historique et morale du peuple juif, la gravité des intérêts engagés dans la cause de Joas, et la puissance de l'inspiration religieuse qui n’était pas chez Racine un effet de l’imagination, mais se répandait de son cœur dans ses vers. Lemercier appartenait au parti des novateurs. Ses lecons et ses exemples inauguraient la croisade romantique. C'est, chose singulière ! aux partisans de cette école qu’il — 951 — faut demander la plus complète et la plus haute appré- ciation d’Athalie. Schlegel, si dédaigneux pour notre système dramatique, si prévenu contre Boileau, Racine et Molière , si partial pour le théâtre étranger, a parfaite- ment compris et mis en relief le caractère d’une tragédie où « l'esprit prophétique prête ses ailes au génie de la » poésie. » Il a touché d’une main sûre le ressort caché qui fait mouvoir toutes les parties de cette auguste com- position. Il nous y montre : » sur la terre, le combat du » vice et de la vertu ; dans le ciel, l’œil vigilant de cette » Providence qui, du centre rayonnant d’une gloire inac- » cessible, décide du sort des mortels. » Il a senti le souffle divin qui cireule dans toute la pièce , et le pouvoir d’une inspiration qui, sortant de l’âme du poète, « attes- » tait la sincérité de ses sentiments religieux. » C'est également dans l'âme et la foi de Racine que M. St-Beuve a trouvé le secret des plus rares beautés de son dernier jouvrage. Quand ce critique si savant et si dé- licat n'était encore que le jeune et vaillant champion du romantisme , la grande réputation d’Athalie lui semblait surfaite ; il ne jugeait pas l’œuvre si complète et si déses- pérante qu’on l’avait bien voulu dire. Il n’y trouvait. pas « l'essence de la poésie hébraïque » qu'il faisait consister alors en détails archéologiques. I cherchait dans le temple d'Israël la mer de bronze et les chérubins qui en eussent peuplé la solitude; il voulait que l'imagination pénétrât dans celui de Baal pour y entrevoir Cent idoles de jaspe aux têtes de taureaux , et Les dieux d’airain posant leurs mains sur leurs genoux. Depuis , en revoyant ses premiers portraits littéraires — DD8 — il a fait justice de ses propres exigences et reconnu de bonne grâce qu'il avait pris le fonds pour la forme , la mise en scène pour la pensée intime. Il a loué Racine de n’avoir pas caché sous ce vain luxe de décorations et d'images le Dieu invisible et présent dont l'unité toute spirituelle eût disparu sous la multitude des symboles ; il a su gré au poète d’avoir supprimé tout ce qui amuse les yeux, pour ramener tout à cette unité d'impression, la moins con- testée de celles que réclame la tragédie. L'un des derniers historiens de notre littérature, M. Nisard , ajoute aux observations des commentateurs qui l’ont précédé, de nouvelles et importantes remarques. Il signale, comme source de l'intérêt, la lutte de l’usur- pation et du droit, de la religion et de l’idolâtrie. Il nous montre, dans les soupçons d’Athalie, dans les tourments de son âme aigrie et bouleversée , c’est-à-dire dans une cause toute morale, le vrai sujet de la pièce. Il y voit le trouble croissant de scène en scène et le spectateur do- miné par une émotion toujours plus vive, marcher de pré- visions en certitudes, comme un homme qui verrait se réaliser chacun de ses pressentiments. En admirant l’ad- mirable et profonde connexité de toutes les scènes , il jus- tifie cette observation par laquelle s’ouvre son analyse : « Athalie est une de ces pièces toutes faites, comme les aimait Racine. » Je m'attache à ce dernier mot pour en tirer, par voie d'explication, la pensée qui me préoccupe et qui me semble avoir été méconnue , ou, du moins, plutôt indiquée qu’ap- profondie par les différents critiques dont je viens de recueillir les opinions. Athalie est une tragédie toute faite ; assurément: mais en quel sens ? A-t-on voulu dire que le récit biblique présente un événement digne d'intérêt , un nombre suffisant de per- — 909 — sonnages capables d’inspirer la terreur ou la pitié, pou- vant former des groupes et des contrastes heureux ; qu'on y trouve une action bien ménagée et la matière de cinq actes bien remplis ? On peut l’entendre ainsi, mais cette interprétation laisserait en dehors le principal avantage du sujet et la source vraiment unique d'inspiration qu’il offrait au génie de Racine. C'était une tragédie toute faite que le drame d’Athalie, parce qu’il répondait à ses con- victions , parce qu'il devait lui communiquer cette flamme secrète , cette secousse intérieure de l’âme sans laquelle il n’y a point de poésie. Un exemple éclaircira cette pensée. Un juge excellent en matière de beaux arts et de poésie, M. Vitet, voulant rendre compte des mérites différents de deux peintres illustres, Lesueur et Poussin, caractérisait ainsi la manière propre à chacun d’eux : « Chez Lesueur » l'expression est intime; on la sent comme concentrée » dans l’intérieur même des personnages , elle se reflète » ensuite sur les physionomies , descend dans les gestes, » dans les attitudes et pénètre enfin dans toutes les parties » de la composition. » Chez Poussin elle est surtout dans la pantomime, » l'attitude, la liaison et l'ajustement des figures, l'or- » donnance de la composition. Elle procède de ce qui est » extérieur et résulte de la combinaison du tout (1). » S'il est vrai que la poésie ressemble à la peinture « uf pictura poesis, » aucune image ne me parait plus propre à exprimer l’idée qu’on doit-se faire du véritable procédé de Racine, opposée à celle que nous en donnent certains commentateurs. Comme Lesueur, Racine procède de l’in- térieur à l’extérieur ; il part d’une idée dominante et l’ex- prime successivement dans tous les détails de sa compo- (1) LESUEUR , par M, Vitet ; Revue des deux mondes, 30 juin 1841. — 960 — sition. C’est l’idée religieuse sans laquelle Athalie n’est plus que le jeu d’une imagination fertile en expédients et d’une plume habile à faire illusion. Otez ou dissimulez seulement cette idée, vous enlevez au poème sa raison d’être , son unité, sa vie; vous enlevez au poète le sen- timent qui le soutenait, l’élevait au-dessus de lui-même, et qui, dans la solitude et la retraite, donnait à son talent ce sublime essor que les spectacles du monde et de l’his- toire ne lui avaient pas communiqué. On l’a dit justement «ce qui constitue la divinité du ca- ractère poétique, c’est son mépris pour le fait. Il l’accepte, mais il l’épure , » c’est-à-dire il le plie à l'expression de quelque haute pensée dont l’écrivain se pénètre et qui fait le caractère idéal de son œuvre. Le dogme de l'unité de Dieu, base et substance de toutes les autres vérités; le grand caractère d’un peuple gardant ce précieux dépôt au milieu des nations conjurées et malgré ses propres dé- fections ; l'élévation des destinées qui l’appelaient à pro- duire le Christianisme comme un rejeton plus parfait d'une tige épuisée; la Providence exerçant son empire sur les faits et les volontés, comprenant l’univers dans ses décrets et rattachant le salut du monde au berceau d’un enfant ; l'énergie d’un peuple belliqueux, armé de sa propre violence contre la violence étrangére ; l'horreur de ces religions idolâtriques , toutes composées et comme pétries de luxure et de cruauté, de ces divinités horribles dont les statues ardentes étaient le bûcher de tant de mal- heureux et qui s'étaient emparées si fortement des ado- rations humaines qu’elles ne pouvaient succomber qu’avec leurs adorateurs ; enfin le triomphe lointain du Christia- nisme , assuré par la conservation du sang de David, voilà ce que Racine croyait, ce qu'il sentait et ce qui a produit Athalie. — 061 — Dès lors tout s'explique , et le caractère et les situations ; tout défie la critique et commande l’admiration par une hauteur, une justesse , une harmonie incomparables. Je comprends Joad et son zèle indigné des indécisions d’une sagesse toute humaine. Je comprends que , sûr de la vo- lonté de son Dieu, sûr de l’appui du Ciel , c’est au moment où « l’orage se déclare » qu’il proclame Joas; c’est quand le temple n’a plus de défenseurs qu'il s’écrie : « achevons notre ouvrage ; » c’est quand l'étranger va briser les portes de son dernier asile, qu’il y couronne l'enfant, dernière espérance de son peuple. C’est quand ses enne- mis se remuent, et pourtant hésitent , qu’il attend et se montre plein de sécurité. Si j’osais hasarder un blâme au sujet de cet admirable caractère, il ne porterait point sur son emportement à la vue de l’apostat qui vient d’ap- porter au ternple l’ultimatum d’Athalie, mais sur la feinte qui attire cette princesse au piége où l'attend la justice di- vine ; non que je méconnaisse la portée des réponses de la critique aux objections soulevées par cet épisode, et la valeur des défenses que Racine s'était préparées lui-même. Je le sais , la voix de Dieu , l'urgence du péril , le droit de la guerre et de la guerre antique , l’évidente mauvaise foi d’Athalie , les termes mesurés de la promesse de Joad, tant d'exemples analogues , tout se réunit pour excuser le grand-prêtre. Mais enfin l’équivoque est un petit moyen, et Joad n’en avait encore employé que de grands. Je vois ici un artifice , par conséquent un signe de défiance , et jusque là Joad était resté fidèle à sa devise : Ma force est au Dieu dont l'intérêt me guide. La punition devait frapper infailliblement Athalie ; il semble qu’elle le surprenne par un détour. lei , je l’avoue, — 962 — les nécessités de la scène me paraissent avoir altéré la conception primitive. Ouvrons le livre des rois : quelle soudaineté, quel éclat dans la catastrophe ! comme elle sauve la dignité du pontife et laisse voir jusqu'au bout la main de Dieu ! « Or, Athalie entendit le bruit du peuple qui accourait, » et entrant avec la foule dans le temple du Seigneur, » « Elle vit le roi assis sur son trône, selon la coutume, et » près de lui les chantres et les trompettes, tout le peuple » dans la joie, » « Et sonnant de la trompette ; et elle déchira ses vête- » et s’écria : trahison ! trahison! » « Et Joïada ordonna aux centeniers qui commandaient les troupes, disant : Emmenez-là hors de l'enceinte du temple , et si quelqu'un la suit qu'il périsse par l'épée. (Rois, XI, v, 13-59.) » Si Joad est (cette réserve faite) un admirable défenseur de la vérité, du droit et des promesses divines , Athalie n’est pas moins admirable sous la main de Dieu qui l’é- prouve et la châtie. Toute la pièce nous la montre sou- mise à cette action mystérieuse que les tragiques grecs appellent l’aiguillon divin : #évresv Gi. Athalie se sent pressée, obsédée par ce Dieu qui la tourmente, pour la sauver, si elle obéit, pour la perdre, si elle résiste. Com- ment expliquer autrement le songe de la fille d’Achab? Comme un moyen de varier la pièce ou d’en faciliter le dénouement ? Le motiver ainsi, n’est-ce pas en ôter toute la poésie et n’en faire qu’une invraisemblable fiction ? Qu'Énée rêve de sa patrie en flammes et du spectre &’Hector, tout me l'explique : un repos agité, de pénibles pressentiments , le souvenir d’un frère d'armes qui serait maintenant si nécessaire , le bruit lointain de la mêlée qui = = = — 563 — réveille dans l'esprit des images analogues; le songe re- produit les préoccupations de la veille et traduit les per- ceptions confuses de l’âme assoupie. Ici, rien de sem- blable : Athalie n’a jamais vu cet enfant qui pourtant existe et qu’elle reverra dans le temple; elle n’a jamais songé peut-être au supplice affreux que laissent deviner la plainte étouffée et les sinistres réticences de Jézabel. Qui la ramène au temple ? un instinct qu’elle ne s'explique pas et qui, la mettant en face de l’enfant redouté, semble lui dire : Si tu persévères, si tu ne veux point humilier devant le bon droit et le vrai Dieu ton âme superbe et criminelle, voilà le danger qui te menace et le vengeur qui doit te frapper. Cet instinct c’est l’action divine, c’est l’aiguillon divin dont elle voudrait détourner ou dissimuler l'atteinte quand elle mande Mathan et qu’elle ajoute : Heureuse, si je puis trouver par son secours Cette paix que je cherche et qui me fuit toujours. Ni ses complices, ni ses serviteurs , ni ses adversaires ne s’y méprennent, Mathan a surpris en elle « la peur d’un vain remords » et le trouble qui en est la suite; Abner a deviné «le Ciel qui la tourmente , » Dieu , dit-il, Dieu dans ce cœur cruel sait seul ce qui se passe. Joad sait que ce Dieu vengeur «commence à la troubler: » à l’heure de la vengeance , il nous la montre «ivre d’un fol orgueil » et en conclut sa perte assurée. Voyez Athalie au temple , accablée comme Phèdre d’un mal inconnu ; comme elle , hésitant à révéler ses terreurs — 9564 — secrètes , elle interroge l’enfant dont elle est menacée. Ses questions, d’abord brèves et saccadées, prennent l'accent de la bienveillance ; peu à peu son âme se détend et s’apaise; elle devient attentive, émue; ce prodige nouveau la trouble ; elle est sensible à la pitié et ne se reconnaît plus. Laharpe ne voit là qu’un mouvement si rapide qu'il ne compte point, et ne la fait pas sortir de son caractère. Lemercier déclare avoir longtemps réfléchi sur ce mot qu'il prenait pour une faute; il a cru com- prendre enfin qu’Athalie se reproche sa compassion comme une faiblesse qui trahirait ses projets ambitieux. Mais on ne s'adresse guère, à haute voix et devant témoins , de pareils reproches. Tout indique ici la plus naïve surprise : Athalie reste confondue de ce qui se passe en elle, tant il est vrai qu’un autre agit dans son cœur , en conduit tous les mouvements, et quand elle a retrouvé sa colère aux imprudents propos d’Eliacin, l'empêche de prendre une décision funeste. Sa rare intelligence a pressenti le péril et ne le voit pas quand il est devant ses yeux; elle a tout entendu sans rien comprendre. La plus grave anxiété l’a- menait au temple, elle sort sans avoir pris un parti. Qui l’empêchait de sacrifier Joas, du moins de s’en assurer ? La peur de se tromper et de frapper l’innocent? Mais son perfide conseiller vient de lui rappeler les maximes fami- lières aux tyrans : le mépris des faibles, la haine des suspects et l'utilité d’un prompt supplice. Ce qui l’arrête, c’est peut-être l’ombre de Jézabel et l’image entrevue de son châtiment; c’est, à coup sûr, le Dieu qui la contient et lui fait mesurer l’abime avant de l’y précipiter. Mathan s'explique de même; on a critiqué, dans son entretien avec Nabal, l’étalage du mensonge , la vanité du crime et cette confession d’un remords qu'il devrait cacher au complice subalterne qu'il veut éblouir de sa — 50 — supériorité ; mais c’est aussi l’aiguillon divin qui le presse. « Plus méchant qu'Athalie, » l'indécision n'entre pas dans son cœur. Il s’excite, il veut s'étourdir par le spec- tacle de ses succès, s’enivrer des joies de la vengeance, s’applaudir de son heureuse hypocrisie. Mais la conscience parle plus haut que les passions. Il confesse le Dieu qu'il a trahi et qui empoisonne son succès par de si tristes sou- venirs, par de plus tristes craintes. Son discours , com- mencé comme le chant de triomphe de l’orgueil heureux, finit en un sombre monologue où se trahissent la terreur et les angoisses du remords. Mathan n’a rien perdu cependant de son habileté. Il a presque deviné le scret de Joad, et si d’abord il qualifie de mensonge heureux les soupçons semés dans l’âme d’Athalie, bientôt il avoue la secrète conviction qu'il a d'un secret redoutable attaché à la naissance et à la per- sonne d’Eliacin. Que produira cette clairvoyance ? la réso- lution qu'il inspire à la reine et qui, se retournant contre eux comme une arme vengeresse, les frappe l’un par l’autre. On pourrait analyser tous les caractères et les montrer dérivant tous de l’idée principale. Abner par ses doutes, ses vains regrets pour une dynastie éteinte malgré la pro- messe de Dieu, par son mépris pour un songe qu’il accuse d’imposture avant la catastrophe qui l’expliquera, puis par la soudaine transformation qui le jette plein de dé- vouement aux pieds du jeune roi que le ciel vient de lui rendre ; Josabet, par sa tendresse si profonde et si tou- chante (jamais Racine n’a mieux peint le cœur des mères), par ses angoisses, ses défaillances et sa résignation, ne proclament pas moins la toute puissance et l’action divine, que Joad par son enthousiasme et Joas par son obéis- sance. TE — 566 — Les commentateurs admirant l’élévation du langage de cet enfant, ont remarqué l’art des traits qui nous préparent à l'entendre. Déjà son esprit a devancé son âge, Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche! Racine est encore le meilleur commentateur de ses propres écrits ; il prétend ne lui avoir rien fait dire qui fût au-dessus de la portée d’un enfant de dix ans, ayant de lPesprit et de la mémoire ; c'est bien le mot. L'enfant répète les leçons qu’on a déposées dans la sienne ; il n’en dissi- mule rien ; ses hésitations même doublent l'effet des al- lusions qui lui échappent. On frémit de l’entendre mettre en péril, presque à chaque mot, ses jours et ceux de ses parents , et il serait bientôt perdu si Dieu, qui a détourné de son cœur l'atteinte du coup fatal, ne détournait du cœur d’Athalie le soupcon et la vengeance. On s’est étonné de rencontrer deux fois le souvenir des crimes postérieurs de ‘Joas. On aurait pu s'étonner au même titre des sévères leçons que le grand-prêtre lui donne sur les degrès du trône où il va monter, des avertissements presque sinistres qui terminent la pièce et constrastent d’une manière si étrange avec la joie d’un couronnement et l’allégresse d’un peuple délivré. Racine a voulu nous montrer que l'intérêt de cette tragédie ne se termine point à Joas ; qu’entraîné par les exemples et la violence innée de sa race il pourra faillir, et que les desseins de la Pro- vidence ne sont pas circonscrits au triomphe éphémère d’un homme ou d’une famille, mais qu'ils assurent le triomphe éternel du droit sur l'injustice, de Dieu sur l’homme , et comprennent l'avenir du genre humain. — 507 — S'il ne s'était agi que du rétablissement de Joas, quand Athalie a dit : Vous voyez je suis reine et n’ai point d’héritier. Joad aurait pu, comme le voulait Voltaire , la prendre au mot. L’expédient n’eût pas été si mauvais, puisque Abner le propose et le justifie par un exemple consacré. Qui s’y oppose, sinon la haine implacable des deux races, et comment s’explique-t-elle, sinon par la profonde sépa- ration qui réserve à l’une d'elles la transmission de la vé- rité religieuse avec les promesses d’un magnifique avenir, pour livrer l’autre à ses vices et à sa réprobation ? Comment enfin se rendre compte , en dehors de cette explication, de la prophétie qui termine le troisième acte? S'il s’agit seulement de Joas et des juifs, d’où vient qu'elle prévoit la chûte de l’un, qu’elle annonce aux autres la ruine de Jérusalem et la désolation du temple , qu’elle leur ouvre les chemins de la captivité, qu’elle leur montre une Jéru- salem nouvelle, qu’ils ne soupçonnent point, qu'ils ne reconnaîtront pas, portant sur son front une marque immortelle qui sera pour eux un objet d'horreur et de mépris ? C’est que Racine a chanté, non l'évènement ren- fermé dans l'enceinte du temple et de la ville, mais la régénération de l'humanité; c’est qu'il a donné à la France son poème religieux, aussi vaste , sinon dans ses dévelop- pements, du moins dans ses perspectives, que l'épopée de Milton. Si le poète anglais a représenté l'intervention divine sous des formes plus éclatantes et plus variées, cette main qui, dans Athalie, s'étend toujours sur les bons pour les défendre, sur les méchants pour les arrêter ou les punir ; cette sagesse qui marche à son but par la 31. — D68 — docilité des uns comme par la révolte des autres; cette Providence agissant par l’intermédiaire de la liberté hu- maine , sans rien perdre de sa toute puissance; ce mer- veilleux tout spirituel n’en a que plus de grandeur avec plus de vraisemblance , et le Dieu de Joad ne se révèle pas d’une manière moins sensible dans les volontés qu'il dirige et les révolutions qu'il précipite, que dans les foudres et les éclairs du Sinaï. ; C’est surtout pour louer le style de Racine qu’on a épuisé toutes les formules de l’admiration. Ce style qu’on a pré- tendu tourmenté , présente , même dans le chef-d'œuvre de l'écrivain qu’on trouvait méticuleux et plein de scru- pules, un certain nombre de négligences. Je ne parle pas des nobles hardiesses, notées par des commentateurs mal inspirés d’un blâme qui les condamne seuls; mais Athalie offre des répétitions de mot, des négligences faciles à corriger et jusqu’à une faute de français. Qu’en faut-il conclure ? Que Racine l’a écrite de verve et que son style, comme son plan, comme son chef-d'œuvre entier, est sorti magnifique et complet de la plus franche inspiration. Lemercier l’a caractérisé en deux mots parfaitement justes : Il peint richement et dit simplement. On a remarqué l’art avec lequel Racine a placé des mots réputés ignobles: chiens, boues; on en pourrait citer bien d’autres (passe- temps , métiers , hurlements. Quant à l’art de peindre, où le trouvera-t-on plus sûr et plus complet que dans le tableau des miracles accomplis en faveur des juifs ou dans celui des cruautés d’Athalie ? Où trouvera-t-on enfin plus de cette éloquence qui n’enlève rien au mouvement de la scène et ne remplace point l’action par la parole , mais les confond et les entraîne dans un même élan ? Quel dis- cours de la tribune, quelle philippique destinée à remuer le peuple d'Athènes ou le sénat romain offre plus de cha- — 569 — leur et d’impétuosité que le discours de Joad aux lévites, plus d’accablante énergie que son invective contre les flatteurs ? Et que dire des chœurs, ce modèle de la poésie reli- gieuse et lyrique ? Élément essentiel du drame et mêlées à toutes ses vicissitudes , serrées autour du grand-prêtre qui s’étonne de les retrouver à ses côtés au moment du péril suprême, ces filles d'Israël rappellent, avec le courage de plus, les Troyennes que Virgile nous a peintes, rassemblées au pied de l’autel, comme une nuée de colombes effrayées par l'orage. Le contre-coup de tant d'événements accumu- lés ne pouvait se faire sentir dans des âmes plus tendres et plus sympathiques. Aussi, quelle variété d’accent ? Le premier chœur est une prière du matin dont la gravité so- lennelle exprime un pieux recueillement; bientôt l'hymne s'élève et se déploie, la cadence énergique et les images condensées d’une strophe retentissante comme la voix de l’orage, présentent à l'imagination bouleversée les scènes du Sinaï, elle se repose parmi les riantes images de la bonté divine et le chant finit par le soupir harmonieux de la prière et de l’amour. Dans ceux qui suivent, même ri- chesse de nuances, même facilité à parcourir toute l’éten- due des sentiments et tous les tons de la voix humaine. Pressé autour de l’aimable Joas, le chœur célèbre son innocence et son courage , tout n’est d’abord que grâce, fraicheur et mélodie , Tel en un secret vallon Sur le bord d’une onde pure, Croît à l'abri de l’aquilon, Un jeune lys, l'amour de la nature. tout à coup la scène s’anime , les méchants apparaissent — 970 — vantant leurs faux plaisirs , les enfants de Dieu leur ré- pondent, ils font appel à ce Dieu qui les inspire et retracent l’image effrayante du jugement suprême. Dans le chœur suivant, par un procédé imité de l’antique, le chœur, comme autrefois Ismène et Antigone , se partage l’expres- sion de la joie et celle de la douleur, qui se confondent ensuite dans le pieux accent d’une douce résignation. Au moment de la crise enfin, un dernier chant résume tous les genres de beauté et les sentiments les plus divers y forment d’éclatants contrastes. C’est l’ardeur des combats et la crainte de la défaite, l'angoisse et la supplication passionnées , l’attendrissement causé par le danger de Joas, Chère et dernière fleur d’une tige si belle ! puis les plus hautes pensées morales et l'horreur instinc- tive du danger qui, par un mouvement plein de grâce et de naturel, rassemble ces timides enfants à l’ombre du sanctuaire. C. Delavigne, si justement loué, si finement apprécié dans cette enceinte, semble avoir pensé au premier chœur d’Athalie, dans un des chœurs du Paria, l’hymne au so- leil. C’est la même marche, la même coupe , le même dessin ; mais les images y sont prodiguées , la couleur en est éblouissante comme un lever de soleil sur les mers de l’Inde. Celles de Racine sont sobres et ménagées , elles font pénêtrer dans l’âme une impression de respect et de crainte tout à fait absente de l’hymne au soleil ; la per- fection du style descriptif en a banni le véritable lyrisme. Racine a préféré à l’excès des images, toujours un peu matérielles , la puissance toute idéale du rythme et de la — 511 — mélodie. Dans ces strophes entraînantes et qui fuient avec l’agilité d’un flot limpide , la cadence et le choix des sons se prêtent à tous les mouvements de la pensée. En même temps des rimes triplées, croisées ou entrelacées pro- duisent de prodigieux effets dans les genres les plus op- posés : O mont de Sinaï, conserve la mémoire De ce jour à jamais auguste et renommé, Quand, sur ton sommet enflammé, Dans un nuage épais le Seigneur enfermé Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire. Voulez-vous saisir la différence profonde que Racine sait mettre entre deux strophes d’un mouvement analogue ? comparez au retentissement de ces sourdes assonances l'éclat et la fermeté de cet autre couplet : Pendant que du Dieu d’Athalie Chacun court encenser l'autel, Un enfant courageux publie Que Dieu lui seul est éternel Et parle comme un autre Élie Devant cette autre Jézabel. C'en est assez, Messieurs, (c’en est trop, peut-être, ) pour établir que Racine a été grand par les idées qui l’ins- piraient, comme par le talent qui les a mises en œuvre; qu'il fut le plus parfait des écrivains par la puissance des pensées et des sentiments dont son âme était nourrie; qu'il est, avec Virgile , dont le nom vient se ranger auprès du sien par un rapprochement inévitable, un de ces poètes auxquels celui-ci réservait justement la première place = = dans son Élysée ; poètes pieux et parlant un langage digne du Ciel (quique pu vates et Phœæbo digna locuti.) Poète pieux et vraiment inspiré, tel fut Racine. L'intelligence profonde d’un sujet qu’il sentait en chrétien avant de le traiter en poète, voilà ce qui nous à valu son chef-d'œuvre, voilà ce qu’il faut entendre pour ne rien lui dérober de sa gloire, comme il faut prendre garde d'oublier son cœur et sa foi si l’on veut comprendre son génie. IL ME FAUT TROIS FRANCS, DOUZE SOUS ! VERS LUS A L'ACADÉMIE, Dans sa Séance du 235 mars 1860, Par M. A. BREUIL. Dans l'hiver rigoureux de l'an mil huit cent trente, J’étudiais le droit, avec la faible rente Qu'un père prévoyant me servait par quartiers. L'école m'avait vu, durant deux mois entiers, Disciple matinal, assis près de la chaire, Noter du professeur le savant commentaire. Puis, mon zèle s'était refroidi par degrés ; Les plaisirs de Paris, contre moi conjurés, Du bruit de leurs grelots troublant ma solitude , Avaient pillé le temps que réclamait l’étude. Hélas ! du Panthéon j'oubliais le chemin ; Mes écus, prodigués, sans peur du lendemain, Glissèrent tour-à-tour, et ma bourse modeste, Un soir, au tapis vert abandonna son reste. J’aurais dû, j’en conviens, alors ouvrir les yeux, Et retourner enfin au travail sérieux ; Mais je ne rêvai plus que bals, concerts, spectacles. La jeunesse, à vingt ans, s’indigne des obstacles, Et le plaisir surtout lui paraît engageant , Lorsque pour s’y livrer elle manque d'argent. Le destin réservait à mes jours d’indigence De cette vérité la triste expérience. — NA — Un jour donc, sur les murs, bigarrés de placards, Le nom de Malibran s’offrit à mes regards ; L'actrice, poursuivant une double couronne, Sous les traits de Rosine et ceux de Desdémone, Devait, le soir, au gré d’un talent enchanteur, Egayer, attendrir son heureux auditeur. Quel programme attrayant ! Dilettante novice, Je ne connaissais pas encor la cantatrice, Et vers la grande scène où résonnait sa voix, Othello, le Barbier m'appelaient à la fois ! Oui! Mais comment trouver le prix de mon parterre, Trois francs et douze sous, lorsqu’après inventaire, Je n'avais même pas un sou, léger tribut, Pour payer le passage au pont de l’Institut ! Chez moi, par le Pont-Neuf, je rentre au pas de course. Quelque pièce d'argent, ma dernière ressource, Dort peut-être, me dis-je, à l’angle dun tiroir Ou dans un vêtement... Cherchons! et, plein d’espoir, J'examine, je fouille avec un soin extrême, Que l’Argus fabuleux eüût applaudi lui-même, Je scrute jusqu'aux plis de mes paires de bas... Jautiles efforts ! l'argent ne brillait pas! Lorsque je m’écriais : allons, c’est impossible ! A certain frûlement ma guitare sensible, Par quelques sons joyeux semble ébaucher un air. Une idée aussitôt, prompte comme l'éclair, Germe dans mon cerveau, me fait bondir de joie ; J’accorde l'instrument que Figaro m'envoie, Puis, de crayons divers employant les couleurs, Je vieillis mon visage et j’en fane les fleurs ; Tirant de ma commode un foulard écarlate, Janoblis ce mouchoir et je le fais cravate. Grâce à l’habit râpé qui me serre le dos, Et qu'au Palais-Royal aurait lorgné Duclos , = ME — Grâce à mon pantalon, introuvable guenille, Au roussâtre chapeau de la même famille, Je ressemble assez bien à l’errant troubadour , Dont la voix de stentor charme le carrefour. Dans les moindres détails, pour suivre ce modèle, En deux morceaux pareils je coupe ma chandelle, Et je prends sous le bras, commodément roulé, Le vieux tapis au bas de mon lit étalé. Tout est prêt, mais avant d’emporter mon bagage, Invoquant Apollon, je lui tiens ce Jangage : « Toi qui l’accompagnais avec la lyre d’or, Viens en aide au succès d’un modeste ténor ; Par des fa sans reproche et des sol légitimes, Fais-lui gagner trois francs et soixante centimes ! » . Cinq heures vont sonner, le pâle jour s’enfuit : Jarrive à la Croix-Rouge, au tomber de la nuit, Et j'installe en plein vent mon théâtre lyrique. La lumière jaillit d’un briquet phosphorique, Et mes flambeaux fumeux, brûlant sur le pavé, Éclairent l’humble espace au tapis réservé. Mon parterre est nombreux et le concert commence. D'abord, amoroso, je chante une romance, Précieux diamant de cet écrin choisi, Qu'aux chanteurs des salons offrait Romagnési ; Le son léger se perd dans les bruits de la rue, Et la foule ouvrière, à ma voix accourue , Pour prix de mes soupirs mélodieux et doux, Au centre du tapis n’a jeté que deux sous. Mon public aime à rire : essayons de lui plaire Par une chansonnelte au jargon populaire... Je prélude, et je chante alors à plein gosier Des couplets que créa la verve de lHuillier. On rit, on applaudit ; le joyeux répertoire Excite les transports de mon humble auditoire. — 916 — Qui, moins prodigue, hélas! d'argent que de braves, A dix sous clair-semés borne ses dons nouveaux. Douze en tout !..….. c’est l’'appoint, l'achèvement du compte ; Mais il faut qu’à trois francs la collecte encor monte, Et je n’espère plus dans le délai fatal De la somme requise embourser le total ! J’allais clore en pleurant mon spectacle comique , Lorsqu'un Anglais s'approche et dit : Mosieu miousique , Chenntez à no le Thé de Médéme Gibou : Le pétite chennson plaît à moi, j'en souis fou. — Votre goût est parfait, Milord, et je approuve, Lui dis-je, mais il faut qu’à l'instant je me trouve Dans un bal de barrière où je suis attendu ; Si j'arrive trop tard, mon profit est perdu, L’entrepreneur du bal me condamne à l'amende : Je dois donc refuser votre aimable demande. — Commbien vo recevoir por le prôfit ? — Trois francs. — Bien ! chenntez, je les donne...-— A vos vœux je me rends. — Le public applaudit le fils de l'Angleterre, Qui, sur le premier rang, se place à mon parterre ; Moi, je chante presto cet impayable Thé, Ce chef-d'œuvre d'esprit, de bouffonne gaité, Dont le succès, alors nouveau dans la grand’ville , Devait faire plus tard éclore un vaudeville. Le chant fini, l'Anglais me compte son argent ; Je roule mon tapis, et, d’un pied diligent, Je veux quitter la place en gagnant ma chambrette : Mais j'entends crier bis, une foule indiscrète M'accable de ma gloire et barre mon chemin ; A mon Elbeuf râpé se suspend un gamin ; Par bonheur , Phabit mür aussitôt se déchire, Et laisse un pan complet à l’enfant qui le tire : De ce délit sauveur aisément je l’absous, Et je fuis, emportant mes trois francs, douze sous ! LA TRAGÉDIE ET LA COMÉDIE. DIALOGUE LU A L'ACADÉMIE, Dans sa Séance du 13 Janvier 1860, PAR M. E. YVERT. —_ QAR — = LA COMÉDIE, Est-ce bien vous, ma sœur ? LA TRAGÉDIE. Vous l'avez dit, c’est moi. LA COMÉDIE. Je vous croyais défunte. LA TRAGÉDIE. En vérité! pourquoi ? LA COMÉDIE. Ah! parce qu’au milieu des placards gigantesques Où brillent aujourd’hui tant de titres burlesques , J'ai vainement cherché, craignant pour votre sort, Un mot qui me prouvât que vous viviez encor. LA TRAGÉDIE. Je me montre, il est vrai, rarement, mais j'existe. LA COMÉDIE Plus que jamais, pourtant, vous me paraissez triste, Vos traits sont languissants , votre front soucieux , Et l'éclat du regard s’est éteint dans vos yeux. D’où vous vient, dites moi, ce maintien qui m’afflige ? LA TRAGÉDIE, Vous voulez le savorr ? LA COMÉDIE. Oui, certes, je l'exige. LA TRAGÉDIE. Vous me voyez, ma sœur, sous le poids du chagrin , Mes accents ne font plus vibrer l’Alexandrin, Et les temps sont passés où , féconds en merveilles, Les poètes m'offraient le tribut de leurs veilles. Alors, il m’en souvient, pas un seul écolier, Pas un logicien , devenu bachelier, Qui, fier de se lancer sur mon noble domaine, Ne fit de ses travaux hommage à Melpomène, Et ne mit le poignard ou la coupe à la main De quelque grec illustre ou d’un fameux romain. LA COMÉDIE. Naguère encor , pourtant, si j’ai bonne mémoire, Vous déclamiez devant un immense auditoire ; La Province, rour vous, désertant son chef-lieu , Inondait de ses flots le temple Richelieu ; Pour contenir Paris, foulé sous vos arcades, I fallait établir de fortes barricades , Formidable rempart qui , quoique bien gardé , Souvent par le public était escaladé. D'une attente pénible éprouvant le supplice , La file alors pressait les flancs de l'édifice, Jusqu'au moment heureux où les bureaux ouverts, Donnant l’accès du temple aux amis des beaux vers, Permettaient de goûter des chefs-d’œuvre sublimes Au prix très modéré de deux francs vingt centimes. LA TRAGÉDIE. Hélas ! ma chère sœur , que me rappelez vous ! De pareils souvenirs me sont cruels et doux. Un parterre aujourd’hui coûte deux franes cinquante , Et la muse en faveur est bien moins éloquente , A certes moins d’attraits que celle qui charma Les auditeurs ravis de Lafon , de Talma : — 5719 — A lancer des bravos à Duchesnois , à George, A Volnais, à Bourgoin, on se brisait la gorge ; Mais de ces grands acteurs plus d’un , hélas! mourut, Et j'allais succomber quand Rachel apparut. Que d’acclamations pour cette jeune fille Qui ressuscitait Phèdre et Roxane et Camille ! Qui, par ses désespoirs, ses plaintes, ses douleurs, Touchait, électrisait ses heureux spectateurs , Dont les mâles accents, de plus d’un grand poète , En faisaient , à nos yeux, la sublime interprète ! Ce talent si parfait, si justement aimé, Ne fut pas le produit d’un maitre renommé, Rachel n’alla jamais, dans un Conservatoire , Apprendre le secret de conquérir la gloire, Et ne s’informa point, auprès d’un professeur , Comment de la colère on passe à la douceur ; Non; l'inspiration fut son guide suprême, Et toujours magnifique en restant elle-même, Elle sut, n’empruntant rien qu’à la vérité, Parvenir aux splendeurs de la célébrité, Ainsi, dans certains cœurs un feu divin s'allume ; Mais, en les enflammant , hélas ! il les consume , Et Rachel , jeune encore , a chèrement payé L’incomparable honneur d’un nom glorifé. Dans ses yeux , pour jamais , s’est éteinte la flamme De cet ardent regard où rayonnait son ame ; De ce maintien si noble et si fier et si beau, Il ne reste plus rien qu’un triste et froid tombeau, Et près de sa dépouille , au lieu d’un peuple immense, Qui lui battait des mains , règne un morne silence. Adieu pour elle, adieu la foule et ses transports, Car le vide toujours se fait autour des morts. Arrière donc Corneille et Racine et Voltaire, Dont les chefs-d’œuvre usés font bâiller un parterre Qui prodigue son or , ses regards , ses bravos, Aux habiles faiseurs de vos drames nouveaux. — 280 — Pour trouver des bandits , pillards de caravanes, Plus d’un va du Mexique explorer les savanes , Et moins pur écrivain que subtil charpentier , A défaut de génie a dumoins du métier. Du bon sens, du bon goût, qu'importe la rancune; La Raison doit se taire où parle la Fortune. De mes prospérités quand s’interrompt le cours, Plus heureuse que moi, vous , vous riez toujours. Votre humeur enjouée et parfois incisive , Attire le public, l’'amuse , le captive. E: un mot, vous vivez sans regrets, sans souci, Sur un vaste domaine. .. LA COMÉDIE. Il s’est bien rétréci. Si Talma, si Rachel, dont vous étiez si fière, Ont terminé trop tôt leur brillante carrière , Sans avoir remplacé plus d’un acteur chéri, Je porte encor le deuil de Mars et de Fleury. Envain je chercherais un type, un caractère Qui n’ait pas, jusqu'ici, délecté le parterre ; Tous ont été tracés : le fat, le glorieux, Le tartufe rampant , l’athée audacieux : Plus d’un dissipateur , par un effet bizarre, A servi de pendant au cadre de lavare. N’a-t-on pas vu chez moi le fidèle portrait Du menteur, du méchant, du joueur , du distrait ? Fabre nous a montré le hideux égoïste , Colin son inconstant suivi d’un optimiste ; Figaro n’est-il pas, avec ses airs fringants, Le modèle accompli des valets intrigants?.. Je sais que les travers dont la liste est féconde, Pour le malheur commun , sont restés dans le monde; 1’homme ne change pas, les générations Ont , en se succédant , les mêmes passions ; — 581 — L'amour et l'intérêt sont d’éternels mobiles, Mais, pour les exploiter, il faut des mains habiles , Qui, de l’invention, heureuse faculté, Sachent faire à propos , surgir la nouveauté ; Or, on s’exposerait aux sifllets de l’Europe, Si l’on osait refaire un jour le Misanthrope. LA TRAGÉDIE. .Que vous reste-t il donc pour amuser les gens ? LA COMÉDIE. Mon Dieu ! mes spectateurs ne sont pas exigeants. La masse du public, ignorante des sources Où je puise avec art d’abondantes ressources, Accepte, pour du neuf, ce qui n’est, bien souvent, Que du vieux rajeuni par un moyen savant, Je prends un peu partout, et grâce au braconnage , Par d'ici d’un sujet , par là d’un personnage , Explorant, furetant, je récolte un butin Dont je tire aisément plus dun profit certain. Loin de m’exténuer sur des œuvres compactes, Je broche , à mes loisirs, de jolis petits actes , Des proverbes galants, qui riant, de la loi, Démontrent qu’un mari peut manquer à sa foi ; Que l’infidélité, bien loin d’être coupable, N'est, à bien la juger , qu’un caprice agréable , Qu'un jeu qui de la vie embellit le chemin , Et fait diversion aux ennuis de l’hymen. LA TRAGÉDIE. L'esprit, je m'en souviens , fut votre heureux partage ; En avez-vous toujours ? LA COMÉDIE. Jen ai bien davantage. Jamais , croyez-le bien, plus qu'aux temps actuels, Je n’ai lancé de mots piquants , spirituels. 38. — 582 — Etincelant de verve et surtout de malice , Mon esprit est, ma chère , un vrai feu d'artifice , En fusée autrefois il charmait le regard, Moi, pour qu’il éclatât , j'en ai fait un pétard. LA TRAGÉDIE. Ainsi donc, vous avez, ma belle camarade, Abjuré la morale et proscrit la tirade ? LA COMÉDIE. Pardonnez-moi, ma sœur , dans mes goûts inconstants, Je me plais quelquefois à parler fort longtemps , Et des mauvaises mœurs , étalant le scandale, Dans des salons tarés je fais de la morale. Plus d’un de mes héros , philosophe frondeur , D'un monde qu’il fréquente attaque limpudeur , Et tout en partageant ses plaisirs et ses vices , Prêche, en des lieux suspects, la sagesse aux novices. LA TRAGÉDIE. Qu'importe le local et l’auteur du sermon, On peut en profiter si vraiment il est bon. Vous êtes, je le sais, parfois très-étourdie, Mais ne restez pas moins digne d’être applaudie , Alors que s'adressant aux esprits comme aux cœurs , Votre muse, en riant, sait corriger les mœurs. LA COMÉDIE Hélas ! Détrompez-vous , si les plus beaux génies N’ont pu déraciner de funestes manies ; Si les beaux sentiments , exprimés en beaux vers, N’ont pu, de ce bas monde, extirper un travers; Si des sots, des méchants, la race trop féconde, Doit se perpétuer jusqu’à la fin du monde, Je ne saurais, ma sœur, avec tout mon esprit, Réformer les erreurs dont la Raison s’aigrit , lei, même, je dois l'avouer à ma honte, Des plus sages conseils je n’ai pas tenu compte : — 583 — En voyant mes tableaux parfois licencieux , La pudeur offensée a détourné les yeux ; Vous le dirai-je enfin : sans craindre qu’on me fronde , J’ai réhabilité la femme demi-monde. Et pour elle, épuisant mes plus riches couleurs, L’ai parée à la fois de vertus et de fleurs. [l est vrai que plus tard , la posant près d’un arbre, Jai dit: Regardez-là, c’est la fille de marbre, Qui n’a l'air caressant, le souris gracieux Que pour la bourse d’or qu’on agite à ses yeux ; Mais, tout bien balancé , la mère de famille Doit défendre , à bon droit, mon spectacle à sa fille. LA TRAGÉDIE. De plus nobles sujets, des tableaux plus décents Ne seraient , croyez-moi , pas moins intéressants ; Pour aider votre verve et la rendre féconde, La bonne compagnie est encor de ce monde ; Elle lui fait honneur , et les gens comme il faut , Ma sœur , à vos regards ne feraient pas défaut , Si vous les préfériez à ces dandys barbares , Qui , toujours, jusqu'aux dents sont armés de cigares. Voyez cette amoureux : vous semble-t-il charmant, Peut-il bien exprimer le plus doux sentiment, Lorsque , du savoir-vivre, abjurant tout principe, Sa bouche , à la beauté, lance une odeur de pipe, Et que de son gosier , gratté par le Cognac, S’exhalent des soupirs infectés de tabac ? LA COMÉDIE. Ce parfum , je l'avoue, est parfois incommode ; Mais, grâce au Choléra, qui l’a mis à la mode, Il étend à nos yeux son règne triomphant De la bouche de l’homme aux lèvres de l’enfant. Le guerrier , l'écrivain, le fou comme le sage, En font, en tout pays, ouvertement usage. 38* 4 — Le souflle d’un fumeur , amant pestiféré , A la plus pure haleine est souvent préféré, Et sans qu'un préjugé l’intimide ou Parrête. Le beau sexe aujourd’hui fume la cigarette. Le tabac, en un mot, aux champs , à la cité, A le don précieux de actualité, Et je dois, à mon tour, cédant à sa magie, Donner à mon théâtre un air de labagie. Adieu, ma chère sœur , c’est assez discourir. LA TRAGÉDIE. Vous partez ? ù LA COMÉDIE. Il le faut; mes bureaux vont s'ouvrir. LA TRAGÉDIE. Adieu donc ! LA COMÉDIE. Dieu vous garde une plus belle phase ! Venez me voir souvent ; on me trouve au Gymnase. LA TRAGÉDIE. Pas possible ! LA COMÉDIE. Oui, vraiment, là, j'obtiens des succès, Plus sûrs, plus lucratifs qu'au Théâtre Français. LA TRAGÉDIE Quoi ! vous au boulevard ! une telle demeure... LA COMÉDIE. Où l’on gagne beaucoup la place est la meilleure. LA TRAGÉDIE. Adieu donc ; moi je vais, ayant un autre but, Près de mes vieux amis , dormir à l’Institut. LES JARDINS DE PARIS, VERS LUS A L'ACADÉMIE, dans sa Séance du 8 Août 1859, Par M. S'.-Albin BERVILLE. Élégant Luxembourg, superbes Tuileries, J'admire, et de grand cœur, vos corbeilles fleuries, Vos maronniers pompeux, qu’aligna le cordeau, Vos bassins, vers la nue élançant leur jet d’eau, Vos parterres de marbre, où croissent les statues, Et des splendeurs de l'or vos splendeurs revêtues. Toutefois, pardonnez, augustes Majestés , De mes goûts villageois les singularités : Lorsqu'au déclin du jour mon labeur qui s'achève, À ma frêle nature accordant quelque trève Du repos qui m'a fuit me permet d'approcher, Ce n’est guères chez vous que je vais le chercher. D'abord, je l’avouerai, cette magnificence Dont un art trop visible a tracé l'ordonnance , Qui régit le compas, où le niveau fait loi, Ce symétrique ensemble à peu d’attrait pour moi. De ces massifs si droits la ligne régulière, L'eau, tristement captive en sa prison de pierre, Ces pelouses qu'on voit, que l’on ne foule pas, Cet éternel gravier qui gémit sous vos pas, — 9586 — Avec mes sentiments rien n’est en harmonie. Je trouve à l'arbre, aux fleurs, l'air de cérémonie ; Tout me semble étiquette en ce noble séjour ; J'y crois voir la nature en grand habit de cour. D'ailleurs, jai tant de fois, de mes pas tributaires, Labouré ces bosquets, cotoyé ces parterres , Tant vu, revu ces lieux, que pour moi leur beauté N’a plus ce charme heureux qui suit la nouveauté. Qu’à l'œil de l'étranger leur éclat se révèle, Qu'il contemple, ébloui, leur grandeur solennelle, De ce premier regard leffet est séducteur : Mais nous, gens de Paris, nous les savons par cœur. Toujours le même aspect, vu de la même place, Toujours la même allée et la même terrasse, Et les mêmes carrés dont j'ai dû chaque jour Par le même chemin faire vingt fois le tour, Moi surtout, qui hais tant le trouble et la contrainte, Pour mes goùts nonchalants que faire en cette enceinte Où d'obstacles sans fin le passant assiégé Ne peut faire trois pas sans être dérangé ; Où la foule vous presse en avant, en arrière ; Où l’on croit respirer en hümant la poussière, Où des plaisirs infects du fumeur effronté L'air, devenu poison, s’épaissit empesté; Où partout mon désir rencontre une défense, Où l’on ne permet rien, si ce n’est la licence ? Ce tapis de gazon sourit à mes regards : Mais un réseau de fer l’enclot de toutes parts. La fleur ouvre au zéphyr sa corolle embaumée ; Mais pour qui ses parfums, quand l’approche est fermée? Ce réduit a du charme et j'allais m'y glisser : Mais un cerbère est là, prompt à me repousser. — 987 — De ces hauts maronniers je veux goûter l’ombrage : Un cordon de soldats m’interdit le passage... Courage, mes amis, divertissez-vous bien ; Mais n'allez nulle part, et n’approchez de rien. Le soir, c’est pis encor : lorsqu’après sa journée Du travailleur enfin la tâche est terminée, Quand la brise nocturne, assainissant les airs, Verse un peu de fraicheur sur l’ardent univers, Le citadin, quittant son étroit domicile , Voudrait quelques instants se reposer tranquille Et du cuisant soleil et de l'air étouffant : Respirons, s'est-il dit: point; on le lui défend. Parfois, quand le solstice embrase l'atmosphère, Je veux chercher du soir la fraîcheur salutaire : L’air est bon, le ciel brille... Hélas! biens superflus ! C’est le moment d'entrer ; aussi l’on n'entre plus. Un autre jour, j'espère, en faisant diligence, De l’acerbe consigne éluder lexigence. J’avance mon diner, je presse mes morceaux ; Je me prive à regret de ce temps de repos Qu’au sortir de la table implore la nature; Je me hâte, j'arrive et préviens la clôture. Oui, mais à peine entré, vingt poumons de stentor , Quand du sommeil pourtant l'heure est lointaine encor , Aux plaisirs du public pressés de mettre un terme, Vous chassent vers la porte en vous hurlant : On ferme : Tandis que les tambours, rossignols de ces lieux, Mélent à ce concert leur timbre harmonieux. Moi, j'aime un Élysée où, comme en ma demeure, Je puisse entrer, sortir, ou rester à mon heure, Des arbustes, des fleurs dont je puisse approcher , Des gazons où je puisse où m’étendre ou marcher. — 588 — J'aime un air pur, honnête, et que jamais n’altère Des vapeurs de Nicot le mélange adultère. J'aime un espace libre ouvert devant mes pas ; Jaime à pouvoir m’entendre et me parler tout bas; Et sans craindre les chocs de la foule empressée, Marcher à mon allure et suivre ma pensée. En un mot, sans vouloir détailler chaque point, Jaime tout ce qu'ici je ne rencontre point. Mon Luxembourg, à moi, cest quelque frais asyle, Bien discret, bien caché dans un vallon tranquille ; C’est un riant désert, de moi seul visité, Qui m'offre en ses abris silence et liberté. C'est là qu'à mes regards apparaît la nature, Toujours belle sans fard et riche sans parure. Que pour charmer nos yeux il lui faut peu de frais Quelques troupeaux épars dans les vastes marais, Par des saules en deuil quelque enceinte voilée , De pâles peupliers quelque réveuse allée, Où le feuillage, ému par le souflle des airs, Soupire, en ondulant, de suaves concerts ; Quelque ruisseau furtif qui, fleurissant sa rive, Roule en plis indolents sa nappe fugitive , Caressant, de son flot d’émeraude ou d'azur, Le chaste nénufar, si candide et si pur, La blanche marguerite, émail de la prairie, La jonquille sa sœur , si fine et si jolie, Ou des myosotis les bouquets gracieux Dont la tendre couleur semble un reflet des cieux. Dans ces simples aspects quelle grâce touchante ! Ce n’est rien ; mais ce rien me ravit el m’enchante. Amiens, à mon pays, si tous les ans j'accours Saluer dans ton sein le lever des beaux jours, — 989 — Si, jusque dans ce mois où leur fuite est prochaine , Un charme renaissant vers tes murs me ramène, Ce n’est pas que ton sol, où je vais m’abriter, À tant d’heureux climats le puisse disputer. Aïlleurs des cieux plus beaux, des terres plus fécondes, Des fleuves plus puissants, des forêts plus profondes ; Ailleurs plus de transports ou d'ivresse ou d’effroi. Mais chez toi je suis libre, et je reviens chez toi. Chez toi d’un air tout neuf j'aspire l’ambroisie : Sur tes longs boulevards j’erre à ma fantaisie : Quand le flambeau du soir, s’élevant dans les cieux, Répand sur la nature un jour mystérieux , Ou quand au firmament l'or tremblant des étoiles De la nuit qui rayonne illumine les voiles, D'un spectacle si doux mon œil jouit en paix, Sans qu'un gardien chez moi me consigne aux arrêts. A moi l’espace, à moi les eaux et les rivages, Les bois silencieux, les vivans paturâges, La colline salubre et les vallons fleuris... Parlez-moi maintenant des jardins de Paris ! RS RS Li ci. + de Li … ft ® | is . . A + CR 7” Ce n'ei rioM a 6 en and che is a de 16 * VEN te driom 6 3 Gays max te Date use 4 pee Vote ROSE MC ARRETE Une D À her Le D À MES de _ MATIÈRES ET SUJETS TRAITÉS DANS LES SÉANCES DE L’ACADÉMIE ET NON INSÉRÉS DANS CE VOLUME. — 0 <-0— Année 1857. M. Dezaunay : DES INCURSIONS NORMANDES dans le Maine. (Séance du 27 Février.) M. Gano : DE L'UTILITÉ de la conservation des oiseaux. — Examen de la question. (Séance du 29 Mars.) M. Decnarmes : ÉTUDE sur la morphine indigène. (Séance du 2 Mai.) M. De Marsizy : Nouveau MÉMOIRE sur la combustion de la houille. ( Séance du 29 Mai.) M. Maxcez : DES CAUSES ET DES EFFETS de la valeur de l'or et de l'argent. (Séance du 24 Juin.) M. Yvenr : DIALOGUE en vers, entre le théâtre et le public. (Séance du 26 décembre. } ? Année 1858. M. Tivier : DU ROLE DE LA PROVINCE dans l'appréciation des œuvres littéraires. (Séance du 12 Mars.) M. Maxcec : RAPPORT sur la topographie du Ponthieu, de M. F. Lefils. ( Séance du 30 Avril.) — 592 — M. De Mansizey : RAPPORT sur la fabrication des pierres pré- cieuses. ( Séance du 13 Mai. } M. Maxcez : DEUXIÈME MÉMOIRE sur l’abaissement de la va- leur de l'or et de l'argent. ( Séance du 11 Juin.) M. Benvize : ÉTUDE littéraire et biographique sur M. Andrieux. {Séance du 11 Juin.) M. Bournors : De l'HISTOIRE des familles roturières, au moyen- âge. ( Séance du 25 Juin.) M. Yverr : LA PROMENADE, vers. ( Séance du 25 Juin.) M. Berrox : DÉMONSTRATION philosophique de la création. {Séance du 9 Juillet.) M. De Mansizy : RAPPORT sur le moyen d'éviter la rencontre des trains, par M. Jérome. ( Séance du 9 Juillet.) M. Daussx : L’AVOCAT DE PIGNON; étude de mœurs. (Séance du 23 Juillet.) M. Mawcez : DES TRANSPORTS PAR MER, du Hävre à St.- Valery. (Séance du 23 Juillet. ) M. Acexannre : RAPPORT sur la statique du suicide, de M. Brière de Boismont. ( Séance du 13 Août.) M. Gano : HYPOTHÈSE sur la formation des queues des comètes. (Séance du 12 Décembre. ) M. Decnarmes : MÉMOIRE sur la construction d’un baromètre (à minima) et (à maxima). ( Séance du 24 Décembre.) Année 1859. M. De Mansizzy : MÉMOIRE ‘sur le commerce de la houille dans le nord de la France. (Séance du 12 Janvier). M. Bécor : De la PRÉDOMINANCE des lettres. Discours de ré- ception. (Séance du 28 Janvier). M. Mawcez : Des MODIFICATIONS imminentes dans le système des douanes actuel. (Séance du 11 Février). MM. Marmeu et Péru-Lorez : OBJECTIONS contre le mémoire précédent. (Séance du 11 Février). M. Courrinuer : BIOGRAPHIE de M. Lapostolle. Discours de réception (Séance du 24 Février). — 093 — M. Corgzer : Des BIENFAITS du christianisme. Discours de ré- ception. (Séance du 24 Février). M. Dexeux : ANALYSE de la méthode d'harmonie de Panseron. (Séance du 11 Mars). M. Tivir : Des REPRÉSENTATIONS dramatiques dans les col- léges. (Séance du 25 Mars). M. Yverr : Le MUSÉE ET LE THÉATRE, dialogue en vers. (Séance du 25 Mars). M. Daurmix : TRADUCTION de l’Ydille de Théocrite : les Syra- CuSAINES. (Séance du 25 Mars). M. Corgcer (l’abbé) : INFLUENCE du protestantisme sur la litté- rature, la philosophie et les arts, 1re et 2e partie. (Séance du 11 Novembre). M. Porrer : VITESSE du son dans l'air et les fluides. Deux mé- moires. (Séance du 11 Novembre). M. Maxcez : RAPPORT sur le travail de la mise en valeur des biens communaux , de M. Ferrand. (Séance du 25 Novembre). M. Forrer : ANALYSE de la poudre de Coal-Tar. ( Séance du 9 Décembre). M. Crerow: RAPPORT sur le discours de M. R. Duval à la cour de Bordeaux. (Séance du 9 Décembre). M. Davruin : CHRONIQUES de Pantagruel, francisées. (Séance du 23 Décembre). ANNÉE 1860. M. De Marsizzy : RAPPORT sur le traité des Douanes de M. Amé. (Séance du 13 Janvier). M. Decuarues : RAPPORT sur lanalyse des eaux de St-Marc-les- Roye , de M. Coët, de Roye. (Séance du 27 Janvier). M. Anse : RAPPORT sur la dissertation de M. Vincent: Les anciens ont-ils connu l’harmonie. (Séance du 27 Janvier). M. Fozer : EXPOSÉ de plusieurs questions scientifiques. (Séance du 27 Janvier). — 994 — OBJETSAPDARM. M. ForcEviLLe : Buste de M. Rigollot. — de M. Barbier. — de M. Marotte. Statue de Lhomond, en marbre. Statue réduite , en platre. Dons offerts à l’Académie. —__ ER 25 — ——— TABLEAU DES MEMBRES DE L'ACADEMIE. MEMBRES TITULAIRES DANS L'ORDRE DE RÉCEPTION. OT 0 — MM. 31 Mars 1819. ANSELIN, # , Avocat, Conseiller de Préfecture honoraire. 10 Juin 1829. CRETON, Avocat à la Cour impériale. 30 Avril 1830. OBRY, Juge au Tribunal civil. 43 Févr. 1834. DAVELUY, %# , Président de la Chambre de Commerce d'Amiens. 24 Juin 1837. GARNIER, Professeur, Conservateur de la Bibliothèque communale. 10 Févr. 1838. TAVERNIER, O. #% , Directeur de l’École de Médecine. 40 Mars 1838. ROUSSEL (Martial) , Directeur de la Maison de Correction. 10 Mars 1839. BoR, pharmacien. 25 Juin 1842, DAUPHIN , Conseiller à la Cour impériale. 30 Juillet 1842, BREUIL, ancien Magistrat. 49 Août 1842. MATHIEU, ancien Négociant. 44 Déc. 1844. BOuTHORS, Conseiller de Préfecture. 13 Févr. 1847. G. FORCEVILLE , ancien Banquier , Statuaire. 13 Mars 1847. PÉRU-LOREL, % , Négociant, Membre de la Chambre de Commerce. 22 Juillet848. ALEXANDRE, %, Médecin des Épidémies, Professeur à l'École de Médecine d'Amiens. 95 Nov. 24 Janv. 10 Mai 22 Juin 1848. 1851. . 1852. 1853. . 1854. 1854. . 1856. . 1856. . 1858. . 1858. 1858. . 1859. 11859: . 1859. . 1859: 1859. 1860. — 096 — Fozzer, Médecin en Chef de l’Hospice , Professeur à l’École de Médecine d'Amiens. Daussy , Avocat. YverT, Homme de lettres, Imprimeur. DECHARMES , Professeur de Mathématiques au Lycée im- périal. DE Mansiciy (DE Commnes), Ingénieur des Mines, à Amiens. Dexeux (Jules), Président de la Société Philharmonique. GanD (Édouard), Dessinateur industriel. MAncEL , Propriétaire. Hugerr , # , ancien Recteur d’Académie universitaire. Tivier , Professeur de Rhétorique au Lycée impérial. BERTON (l'Abbé). MALOT , # , Avocat. Bécor, # , Avocat Général. CourTiLLiER , Docteur en Médecine. CorRBLET (l'Abbé). Viow , Chef d’Institution. Fuix , Ingénieur en chef du département. BUREAU ET OFFICIERS DE L'ACADÉMIE POUR 1859-1860. MM. Trvier, Directeur. YverT, Chancelier-Trésorier. ANSELIN, Secrétaire-Perpétuel. DE Marsizzy, Secrétaire-adjoint. GARNIER, Archiviste. — 097 — MEMBRES HONORAIRES DE DROIT. MM. Le Premier PRÉSIDENT de la Cour impériale. Le PRÉFET de la Somme. Mer l'ÉvèÈQuE d'Amiens. Le MAIRE d’Amiene. Le PROGUREUR-GÉNÉRAL près la Cour impériale. L'INSPECTEUR de l’Académie universitaire. MEMBRES HONORAIRES ÉLUS. MM. BERVILLE , O. # , Président à la Cour impériale de Paris. QuENOBLE, O0. # , Conseiller à la Cour de Cassation. DamAY , % , Procureur géneral à Poitiers. Duvaz (Raoul), 4%, Procureur général à Bordeaux. DuroYER, #% , ancien Membre titulaire. JourDAIN (Léonor), homme de lettres à Amiens, ancien titulaire. Pozcer , Professeur de Sciences physiques et naturelles au Lycée impérial d'Amiens , ancien titulaire. DEcaïeu , # , Président à la Cour impériale d'Amiens , an- cien titulaire. BELIN-DELAUNAY , Professeur d'Histoire au Lycée impérial de Bordeaux, ancien titulaire. LAURENT, Propriétaire, Vice-Président du Comice agricole. [e dd, ne _ . LA ' tel et Me nlositansir#or tt fe | wi | | p ., , ERRATA. 17, ligne 92, au lieu de: ffeuves, lisez : fleuves. — note 92, _ toute entière, — tout entière. 18, ligne 11, — l'ignorance, — ignorance. 21, — 14, — les lés, — les. 23, en note, — Déméter, Je, — Déméter? Je. 26, ligne 21, — Cita, — Çità. 3019; — il pêche, — il pèche. 33, — &, — devaiont, — devaient. 35. note 3, — et au Sud, — et à l'Ouest, etreportez-en le contenu à la note 2 de la p. suiv., la note 3 de celle-ci ayant été fondue dans la n. 4. 36, ligne 13, au lieu de: (5), lisez : (3). ue ui, Fe (3), ir (4). — note 1, —— Ubi suprà, p. 341, lisez en place le contenu de la note 3. — note 9, _ A. W.S. de Schlégel, etc., lisez en place le contenu de la n.3 de la p. 35. — note 3, — Asie centrale ,T, etc., lisez (4) et rem- plazez en le contenu par celui de la note 1.de la p. 37. 37,n. 1 à 5, — lisez le contenu de la note 2 pour la note 1, de la note 3 pour la note 2, etc. — note 6, au lieu de: le second titre , etc. (pour la note 5), lisez : Hiouen-Thsang, 1, 54, et Asie centrale, II, p. 22, en note. 38, après la note 4, au lieu de : (1), lisez : (5). 41, note 2, au lieu de: p. 29, lisez : p. 18. 47, n.2.infine, — l'Aitaryéa, — l’Aitaréya. 48, ligne 192, = quatres, — quatre. COS VE — poête, — poète. 50,0 — centr, —— centre. Page 51, note — Eù — — 65, ligne — 69 == — 70, note =\ He — 600 — 3, au lieu de: E. Ersch, 2, 6, 3 ? — 13, n21nfine, — 80, ligne —"$81, "note = lbid. — 87, note — 88, ligne — D, — AU 12, 13, de 2, 4, d, [2 14, — 1192, n. 1 in fine, — 116, ligne — — note — 131, note — 143, ligne 18-9, Œgyptens, Perside, attribuaient, p. 26, Khaton, p. 28, Oprdsras Opbapras Apau Apæycy p- 21, 27-8, Outtarakouru, Âianassotara, el, disez : de Ersch. Ægyptens. Perse. attribuèrent dans la suite. p. 24. Khôtan. p. 68. Oprédirre. Opéaprys. Apay. Apayor. p. 17, 25-6. Outtara-Kourou. Mânasôttara. et. Sprachforsehung, — Sprachforschung. Outtara-Kouron, — ailes, ailés, aîlées,— ailes, ailés, ailées. in-8°, Outtara-Kourou. in Verbo. de l'Eglise, serait-ce,ete., lisez : de l'E- glise. Serait-ce, etc. TABLE DES MATIÈRES. DU BERCEAU de l'espèce humaine, selon les In- _diens, les Perses et les Hébreux, par J.-B.-F. OBry. DISCOURS de réception de M. Tivier DISCOURS sur l'attrait des sciences, par \. Des CHARMES COMPTE-RENDU des due del IR nésdéras! pen- dant l’année 1857-1858, par M. ANSELIN , Secrétaire perpétuel. . DE L'ÉTUDE des de re d l'œil, à l’aide de l’Ophthalmoscope et des hip , par le docteur FOLLET . : DES JUGEMENTS portés sur la D einthne par ] M. F3 SELIN TIRE QUELQUES MOTS SUR RACINE et son eat par M. Tivier . : s L'HÔTEL GARNI (v ne par À ns E. Mme : 2 HECTOR CRINON et ses poésies picardes, par M. " BREUIL. DISCOURS de Rae de M. Don DES EFFETS de M due de l’or nouveau , par M. MANcer. ete Mas Ute LES COMÈTES ou origine An dune de leurs queues, par M. Ed. Gaxn. SLT NOTICE géologique sur les environs de Laon par M. ANSELIN. à DISCOURS de rée res 4 . L'abbé vos Pages. == 608 MA CAPTIVITÉ (vers), par M. BREUIL DISCOURS d'ouverture de M. Ch.-J. HUBERT, Fe teur, pour la séance publique du 21 août 1859. COMPTE-RENDU des travaux de l’Académie, pen- dant l’année 1858-1859, par M. ANSELIN, Secrétaire perpétuel. ÉLOGE de M. Henri Marotte. par M. se A. Rae LES TROIS AGES (vers), par M. E. YveRT. DES BASILIQUES primitives de Rome, par M. n CORBLET ; DE L'USAGE DES ANTENNES et lb insectes, par M. J. GARNIER SUR LES ÉTUDES MYTHOLOGIQUES, par M. n abbé BERTON. AUDIENCES DES HÉLIASTES à Nes. ta M. BécoT, eur l 6 L'ROÏRTISE ATHALIE, par M. en ROUE EHTU ARE IL ME FAUT TROIS FRANCS, DOUZE SOUS (vers), par M. Breuir. TRAGÉDIE ET COMÉDIE GS par ] .M. £. Ver LES JARDINS DE PARIS (vers), par M. S'-A. BER- VILLE . à MATIÈRES et SUJETS | Haïtéo dons 1e Hide Ge l’Académie et non insérés dans ce volume . TABLEAU des membres de l’Académie ERRATA. : TABLE des matières . Araiens. — Jmp. V° FERMENT , place Périgord, 3. LRU à (8 LUE Lo D AT | D n. " À | « À L k 1} ; 0 LE L : k ' : PrEnQ M LA TC : Lie Ë : [! Jo AE Le un La. Pi VIVE À ; : 2 md, 0 ” ] | TN PUR # ( L | L TR à, TR b QE 4 : Rire mn à 1 F TE. MORIN TE. | RS: & ne NA x À nt AL Al, n . IN 1" N Lux A à 2 ee ue COTE ATT (M v Ep DT 7 4 # . : vi 4 | At É # DURS 6 AL TP AU L A" ÉYTAIVAU gi YO We ETES AA L x E PLAN UT ce” A ; 1 | if { | | r! mn) 1. RUN = } KE rar 6 ave ty Ke, Lai 40 RE sat à D dr me rh nc nf ne de 4 mu. D s ne LS L + 3 a” “AA À Le : il LR | L | de Er A 14 it ie 4 UM OU 141 h : … ces VAUT RER k, "1 à: 4 + TA 1} ni = Es Dé ni th À 1 La ni + En NUS ni 0.2 -'e : “ $ £ ï ur Len Ni ; { L ( | = | D | : N : [ 1 U ñ | il (nl am W.. | . | st er | . u EU # if CI. 24 er p : fe Ù " ge