MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ NATIONALE D’ANGERS (ANCIENNE ACADÉMIE D’ANGERS) NOUVELLE PÉRIODE VINGT-QUATRIÈME. — 1882 ANGERS IMPRIMERIE | LAGHÈSE ET DOLBEAU MATE, Chaussée Saint-Pierre. EE RES a MR Sie Fe | MÉMOIRES De la Société nationale D’AGRICULTURE, SCIENCES ET ARTS D'ANGERS (ANCIENNE ACADÉMIE D'ANGERS) } ——— ANGERS, IMPRIMERIE LACHÈSE ET DOLBEAU. MÉMOIRES D'AGRICULTURE, ACIENCEN ET ARTS D’ANGERS (ANCIENNE ACADÉMIE D'ANGERS) NOUVELLE PÉRIODE TOME VINGT-QUATRIÈME. — 1882 ANGERS IMPRIMERIE LACHÈSE ET DOLBEAU 13, Chaussée Saint-Pierre, 13. 1883 LA LIBERTÉ DE TESTER ET LA COPROPRIÉTÉ FAMILIALE Une des questions les plus graves que puisse se poser un législateur est assurément celle du droit de tester : doit-on accorder à l’homme, au moment de quitter cette vie, le droit de disposer de ses biens d’une ma- nière abeclue? Doit-on lui interdire cette faculté? Doit- on, tout en la lui laissant, la restreindre dans des limites plus ou moins étroites? Une longue controverse s’est élevée sur cet important sujet depuis quelques années entre les partisans et les adversaires de la liberté de tester. La question a été examinée à tous les points de vue possibles : philosophique, économique, moral, politique, historique. Il est même fort à croire que l’accord ne s’établira pas facilement entre les parties belligérantes, malgré la ER dépense de SOC. D’AG. 1 D) ee science et de raisonnements faite de part et d’autre, et peut-être même pour ce motif. La question a élé soulevée par un ouvrage resté célèbre : La Réforme sociale, de M. Le Play *. L'auteur est un partisan résolu de la liberté de tester : pour lui ce droit est le pivot même de la société; sans la liberté testamentaire point de moralité dans la famille; elle est l'unique garantie du respect des enfants envers leurs parents; elle est le type de la liberté individuelle et politique; c’est elle qui caractérise les peuples libres où domine le se/f-government. Si on la supprime, si même on la restreint, l’obligation du partage forcé entraîne la licitation ou le morcellement des héritages ; plus de progrès agricoles ou industriels possibles; le père de famille ne peut laisser un héritier choisi qui soit le continuateur de son œuvre industrielle ou agri- cole; les enfants ayant une part assurée se livrent à l'oisiveté ; le mouvement de la population s’arrête et la nation est menacée d’une prompte décadence. La part réservée aux enfants par le code civil serait une des causes principales du mal social qui nous travaille. Cependant M. Le Play ne pousse pas à la rigueur les conséquences des principes qu’il a posés et se borne à demander, pour leur application pratique, que la quo- tité disponible soit élevée dans tous les cas et sans égard au nombre d'enfants à la moilié de la succes- sion. C’est une conclusion bien modeste en présence des prémisses; car sil est vrai que la réserve légale 1 La Réforme sociale, l’organisation du travail, par M. Le Play, Mn ee au profit des enfants ait tous les inconvénients que lui trouve M. Le Play, il faut en réclamer l'abolition com- plète ; il faut que le père ail droit de disposer d’une manière absolue de la totalité de ce qu'il laisse en mourant. Les théories de M. Le Play ont trouvé de nombreux contradicieurs. Celui d’entre eux qui ait donné à sa thèse le plus de développement est assurément M. de Cornulier-Lucinière, qui a consacré deux gros volumes plusieurs fois réédités à trailer cette importante ques- tion ‘. Pour M. de Cornulier-Lucinière, le testament est de soi une chose mauvaise, détestable, contraire à la logique, à la morale, une institution contre nature, aussi nuisible à la société polilique qu’à la société domestique; c’est un véritable attentat contre les droits de la famille. Sa thèse est en théorie au moins aussi exagérée que celle de M. Le Play. S'il élait consé- quent avec ses principes, M. de Cornulier devrait réclamer l'abolition complète du testament. Mais ses conclusions restent aussi bien loin de ses prémisses et il se borne à demander comme réforme la restriction de la quotité disponible dans des limites plus étroites, le rétablissement de la réserve légale au profit des col- latéraux les plus rapprochés, le rétablissement du douaire et enfin quelques modifications au régime de la succession ab 2ntestat. Ce dernier point ne se ral- tache toutefois à la question de la liberté testamentaire que d’une façon irès indirecte. ! Etudes sur le droit de tester, par le comte E. de Cornulier- Lucinière. gs Les arguments mis en avant de part et d'autre pour ou contre la liberté de disposer par testament méritent un sérieux examen. Notion philosophique du droit de transmettre. Leibnitz faisait reposer le droit de tester sur le prin- cipe de l’immortalité de l’âme : « Testamenta vero mero jure nullius essent mo- menti, nisi anima esset immortalis; sed quia mortui revera adhuc vivunt, ideo manent domini rerum ; quos vero hæredes ou dame sunt ut procura- tores in rem suam. Ce passage a été souvent invoqué en faveur du testa- ment par les jurisconsulies et récemment par M. Le Play. M. de Cornulier pense au contraire que l’homme en mourant perd tout droit aux biens qu’il délaisse et que la transmission d’un bien terrestre ne peut être opérée par une âme sorlie des liens du corps. Pour donner, dit-il, il faut posséder; pour posséder il faut vivre de la vie à la fois intellectuelle et physique qui appartient à l'homme; mors omnia vincula solvit. Par conséquent le droit de tester, au point de vue philoso- phique, ne repose que sur le vide. L'auteur consacre de nombreuses pages à développer cette idée sur laquelle il aime sans cesse à revenir. J'avoue qu’en matière juridique, j'ai peu de goût : ‘ Nouvelle méthode pour étudier et enseigner la jurispru- ence. ASE UVEN pour les abstractions philosophiques trop éloignées du but immédiat que doit se proposer le législateur et qui n’est, dans la plupart des cas, que la conciliation des intérêts matériels et terrestres. Je reconnais cependant, avec le grand philosophe allemand, que si l’âme survit au corps, celui qui quitte celte vie a le droit d’im- poser ses volontés à ceux auxquels il laisse ses biens, comme un voyageur qui confie un dépôt à son manda- taire. Mais ce principe général et abstrait me semble s’appliquer au droit de transmission en général, et par conséquent peut être invoqué au profit de la succession ab intestat et des substitutions perpétuelles tout aussi bien qu’en faveur du testament. Le dernier testaleur n’est pas seul immortel; tous ses ancêtres le sont aussi et si sa volonté est respectable, celle de ses prédéces- seurs ne l’est pas moins. Le principe contraire, posé par M. de, Cornulier- Lucinière, irait à détruire toute espèce de transmission à cause de mort, tout contrat perpétuel; son applica- tion rigoureuse et logique apporterait dans les trans- actions humaines la plus grande perturbation ; la transmission des biens au décès ne reposerait que sur la loi civile. En voulant démontrer que le testament n’est pas de droit naturel, son argument frappe trop loin et trop fort; il ébranle même les bases de la suc- cession légitime, que son livre a, au contraire, pour but de fortifier. Il L'autorité paternelle. Au point de vue moral, la liberté absolue de tester produirait-elle tous les bons effets qu’en attend l’école de M. Le Play? Il est permis d’en douter, car les faits sont là pour prouver le contraire. Elle existe aux Etats-Unis, où elle n’a point protégé la vie de famille . contre l'esprit de dissolution qui la menace. « Aux États-Unis, dit M. Emile Lavelaye, l’autorité paternelle est presque nulle. Les jeunes gens de qua- torze à quinze ans choisissent eux-mêmes leur carrière et agissent d’une façon complètement indépendante ; les jeunes filles sortent librement, voyagent seules, reçoivent seules qui leur plait et choisissent leur mari sans consulter personne. La génération nouvelle se dis- perse bientôt aux quatre coins de l'horizon, etc. » « La famille américaine, d’après M. Ernest du Ver- gier ‘, ressemble à une couvée de moineaux. Les petits s’échappent dès qu’ils ont des plumes pour s'envoler et des ongles pour se défendre .. La liberté de tester ne contribue en rien à maintenir les liens de la parenté; la famille s’y dissout avec la plus grande facilité. » « En Amérique, dit M. Block, dans un mémoire lu à l'Académie des sciences morales et politiques, l’édu- calion domestique manque complètement aux enfants; de là la brutalité, la cruauté, l'ivrognerie, le manque de probité, etc. » ! Revue des Deux-Mondes, janvier 1866. AR PEUR Ce tableau est peu flatteur, mais il doit être exact, car M. Le Play peint avec les mêmes traits la famille américaine : « Aux États-Unis, dit-il, on retrouve l'instabilité de la propriété et. du foyer domestique, l'indépendance coupable des enfants devant les chefs de famille et la stérilité calculée des mariages *. » A quoi sert donc la liberté absolue de tester si là où elle rêgne, elle n’empêche pas des résultats aussi désas- treux, et cela de l’aveu même de son plus habile défen- seur? Cela provient, dira-t-on, de ce que l’on n’en use pas. S'il en est ainsi, comment contraindra-t-on les gens à s'en servir ? Elle est donc inefficace quand les mœurs sont mauvaises ; il faut bien le reconnaitre. Mais supposez que l’on tesle plus souvent, je n’en dirais pas moins que la liberté absolue de tester, sans contrôle, sars restriclion, sans limites, serait une chose mauvaise. Est-ce que les hommes agissent toujours sous l'empire de la raison, de la justice et du bon sens? Est-ce que les testateurs sont plus à l'abri que les autres hommes de l'influence de leurs passions? Est-ce que nombre de testaments ne sont pas l’œuvre des plus bizarres caprices ? Il suffit de jeter un regard sur les recueils d’arrêls pour voir combien est dange- reux le pouvoir de tester. Celui-ci déshéritera ses en- fants pour enrichir une seconde femme assez habile pour le dominer; cet autre donnera son bien à des domestiques qui auront su le capter, ou bien à une femme de mauvaise vie, devenue maîtresse à son foyer, 1 Le Play. La Réforme sociale, p. 375. Loge et toujours au préjudice de ses enfants ou’ de ses. pro- ches. Tel autre prend en aversion l’un de ses enfants parce qu’il sera moins bien doué que ses frères ou même par pur caprice. Il arrive même souvent que le plus méritant plaît moins que le mauvais sujet spirituel et aimable. On oublie le marin, le militaire retenus loin du vieux parent par leurs dures fonctions, et l’on pré- fère l’oisif qui sait faire penser à lui. Est-il moral de favoriser la chasse aux successions et de prendre contre les droits de la famille les intérêts de ces gens que Vantiquité flétrissait du nom d’hérédipètes ? Sans la faculté de tester, le père ne peut, dit-on, ni récompenser, ni punir. À cela il est facile de répondre que la loi actuelle donne le droit de récompenser et de punir dans une assez large mesure. Si l’on veut aller jusqu’à l’exhérédation complète, il ne faudrait pas laisser aux passions et aux caprices du teslateur le droit de déshériter sans motif légitime un de ses enfants. L’arbitraire en pareille matière serait par trop dange- reux. Nous pouvons citer l'exemple des Romains qui, après avoir admis pendant plusieurs siècles la liberté absolue de tester, en ont reconnu les effroyables abus et ont, par ce motif, modifié peu à peu leur législation sur ce sujet. Si l’on voulait faire rentrer dans nos lois ce terrible droit, il faudrait en entourer l’exercice des plus sérieuses garanties et ne pas l’abandonner au redoutable despotisme de l’orgueil, de la bizarrerie ou de l’immoralité du testateur. L’exhérédation produit d’ailleurs ce très mauvais résultat de punir les innocents avec les coupables. Les descendants de l’exhérédé, s’il en laisse, sont exclus AOF QU ms, pour la faute de leur père. Il serait plus juste et plus moral d'étendre les dispositions de l’art. 1048 du code civil ‘ et de permettre au chef de famille de faire passer, dans certains cas déterminés par la loi, la réserve légale elle-même à ses petits-enfants, en ne laissant qu’une pension au fils coupable ou dissipateur. L'intervention d’un conseil de famille me semblerait même utile dans ce cas. On maintiendrait de cette façon les biens dans la famille, tout en armant le chef d’une autorité suffisante. Il a en outre, par l’art. 513, le droit de faire nommer au prodigue un conseil judiciaire. L'art. 727 assure aussi le respect dû au chef de famille en fixant les cas d’indignité pour succéder. Le Code ne laisse donc pas l'autorité du père privée de toute sanction. IT Le morcellement de la propriété. Mais le point de vue moral n’est pas le seul qui pré- occupe les partisans de la liberté absolue de tester. Ils ont cru qu’on pourrail par là arrêter le morcellement de la propriété et assurer le maintien d’une aristo- cratie territoriale. La constitution de nombreux majorats serait le résultat supposé de cette institution. 1 «Les biens dont les pères et mères ont la faculté de dis- poser pourront être par eux donnés, en tout ou en partie, à un ou plusieurs de leurs enfants, par actes entre vifs ou testamen- taires, avec la charge de rendre ces biens aux enfants nés et à naître, au premier degré seulement, desdits donataires. » (Code civil, art. 1048.) END ÈS La statistique et M. de Villèle vont se charger de répondre à cette supposition. En 1825, au moment de la proposition de loi sur le droit d’aînesse, il fut établi qu’à Paris il s'était ouvert 8,730 successions, sur les- quelles il n’y en avait eu que 1,081 où l’on eût testé, et dans ce nombre 59 personnes seulement avaient disposé du préciput légal en faveur de l’un de leurs enfants. Bien peu de personnes usent des dispositions de l’art. 1048 du Code, qui cependant n’ont d’autre but que de sauvegarder la fortune des dissipateurs et de la conserver pour leurs enfants et ne portent pas alteinte au principe de légalité des partages, tant le testament est peu dans nos mœurs et dans nos habi- tudes! Mais laissons parler M. de Villèle : « Quant au morcellement des propriétés, écrivait-il au prince de Polignac, aux substitutions el à l’abstention des dispo- sitions testamentaires, le mal est encore plus grand dans nos mœurs que dans nos lois... La génération actuelle ne se conduit pas par des considéralions éloi- gnées du temps auquel elle appartient. Le feu roi a nommé M. de Kergorlay pair, à la condition de consti- tuer un majorat; il laisse périr sa pairie plutôt que de faire tort à ses filles en avantageant son fils. Sur vingt familles aisées, il y en a à peine une où l’on use de la faculié d’avantager l'aîné. On aime mieux bien vivre avec ses enfants, et en les établissant on s'engage à n’en avantager aucun. Vous entendez dire chaque jour : « que le gouvernement le propose, que la loi y oblige; « sans cela rien ne se fera ; que le gouvernement réta- « blisse le droit d’aînesse. » Et quand le gouvernement le proposerait, il n’y aurait jamais une majorité pour LS LE le voter, parce que le mal est plus haut, il est dans nos mœurs, tout empreintes d'idées égalitaires. » A la date du 18 février 1826, M. de Villèle écrivait sur son carnet : « Je m’aperçois de mauvaises disposi- tions contre la loi de succession, même chez nos amis. Ils veulent la conservalion de la situation des familles et désirent préserver la société du morcellement. Mais comme pères de famille ils n’ont pas le courage de dis- poser en opposition avec le principe d'égalité entre leurs enfants et auraient voulu que la disposition leur fût imposée par la loi, au lieu d’être imposée à leur volonté ‘ » Cette opinion émise par l’un des hommes politiques les plus éminents de la droite sous la Restauration, par le ministre qui a proposé la loi de 1895, me semble trancher la question. M. de Villèle ne croyait pas à l'efficacité de la liberté de tester pour arrêter le mor- cellement, et c’est pour cela qu’il a proposé le réta- blissement du droit d’aînesse. Ses appréciations étaient absolument exactes. La pratique journalière nous montre en effet que le plus pelit avantage fail par un père de famille à l’un de ses enfants amène le plus sou- vent la discorde, la brouille, les procès entre les frères, surtout quand il y a frères et beaux-frères en présence. Ce résultat se produit tous les jours parmi les familles les plus aristocratiques, et tel qui disserte sur le droil d’ainesse et s'en montre le plus ardent partisan se brouillera le lendemain avec son frère ou son beau- ! Histoire de la Restauration, par Nettement; citée par M. de Cornulier-Lucinière. 2 D frêre, parce que le père de famille aura fait une dispo- sition même fort sage et très légale. Le droit de tester est donc impuissant, dans l’état actuel de nos mœurs et de nos idées, pour arrêter le morcellement de la pro- priété. Ce serait du reste une bien puérile illusion de s’ima- giner, que si les chefs de famille répugnent à disposer de la quotité disponible limitée par le code civil, ils useraient plus volontiers de la liberté absolue. « Je ne « dispose pas de la moitié, du tiers ou du quart de ma « fortune, comme le permet, suivant les cas, la loi « actuelle *, parce que c’est un droit trop restreint, « trop étroit pour mes vues; mais donnez-moi le droit « de disposer de tout et alors j’en userai. » Raisonner ainsi c’est montrer l’inanité du système des partisans de la liberté absolue de disposer par testament. Les gens sensés n’en useraient ni plus ni moins; mais cer- tains fous en abuseraient d’une façon effroyable. Il faut avoir alors le courage de son opinion et dire carrément et sans respect humain que l’on demande le rétablissement du droit d’aînesse obligatoire, le retour au régime que M. Le Play appelle, dans son langage un peu dogmatique et abstrait, le régime de conservation forcée. Mais qui ne sait qu’on viendrait se heurter contre l'opinion presque unanime de la nation tout entière? L’insuccès de la proposition de M. de Villèle en 1825 ne peut à ce sujet laisser aucune illusion, et si alors cette proposition a soulevé une véritable tempête dans l’opinion publique, il n’est pas à croire qu’il en fût autrement aujourd'hui. 1 Code civil; art. 913. NAN ER On ne se rend pas compte du reste de ce qu'était le droit d’aînesse sous l'empire de l’ancienne législation. Il s’en faut de beaucoup qu’il füt le droit commun, la règle générale des successions. Il provenait de l’orga- nisation militaire et politique de la féodalité. C’était un droit spécial pour les fiefs seuls dans l’origine. Cela est si vrai que dans les Assises de Jérusalem, expression du droit primordial de la féodalité, le fief est indivi- sible tandis que la succession ne l’est pas. Le privilège de l'aîné se réduit à un simple droit de préoplion, quand le père laisse plusieurs fiefs. Plus tard on l'avait étendu aux successions des personnes nobles; et à cet égard il y avait une assez grande variété dans les cou- tumes. Suivant les unes son application dépendait de la qualité noble des terres; suivant les autres de la qualité noble des personnes; suivant plusieurs cou- tumes, enfin, il fallait la réunion de la qualité des terres et.de celle des personnes. Mais presque partout, et sauf de rares exceptions, les successions de terres roturiéres entre personnes roturières étaient soumises au régime de l'égalité la plus absolue. On défendait même de cumuler la qualité de légataire et celle d’héri- tier. J'ajoute que les roturiers n'auraient pas voulu changer ce système et que les paysans du xire siècle aimaient l'égalité des partages tout autant que ceux du xIxe *. La loi de 1825 conservait du reste au droit d'aînesse son caractère aristocratique et exceptionnel; car elle ne l'appliquait qu'aux successions payant 300 fr. d'impôts ! Etabl. de S. Lowis, 1. I, c. 136, édition Viollet. RATES directs et au delà. Elle n’en faisait pas le droit commun et le restreignait au corps électoral qui serait devenu une nouvelle noblesse provinciale, destinée à remplacer l'ancienne que la révolution avait. presque détruite. À plus forte raison les majorats titrés, établis par la loi de 1808, n’ont-ils jamais formé qu’une institution tout exceptionnelle et accessible à un petit nombre de per- sonnes, à cause du chiffre élevé que devait atteindre la quotité disponible que l’on pouvait donner sous celte condition. Je ne parle pas ici des substitutions fidéi-commis- saires si souvent combattues au nom de la science éco- nomique ; abolies par la révolution, rétablies en 1826, elles ont été de nouveau interdites en 1849. Peu de personnes en useraient si elles existaient encore. Il est impossible de faire revivre les institutions qui répon- daient à des idées, à des mœurs, à une constitution sociale, si différentes de ce qui existe aujourd’hui. IV La décroissance de la population. On attribue généralement au morcellement de la propriété l’arrêt si funeste que subit le développement de la population en France, et les partisans de la liberté de tester croient que le droit de se choisir un héritier unique favoriserait l'accroissement de la population. Je crois pour ma part que c’est encore une illusion; je dirai même une illusion dangereuse. De deux choses une : ou l’on usera du droit de faire un héritier — 15 — unique, ou l’on n’en usera pas. Dans le second cas, qui est le plus probable étant données nos habitudes, la loi restera lettre morte et ne produira aucun effet. Dans le premier cas 1l y aurait tout lieu de craindre que les héritiers uniques ne restassent enfants uniques. Ce serait aussi dans l’état de nos mœurs actuelles le résullat très probable du rétablissement du droit d’ai- nesse obligatoire. On remarque en effet que sous l’ancien régime les familles étaient plus nombreuses qu'aujourd'hui. Cela est vrai du moyen âge et du xviIe siècle; mais alors les familles nombreuses florissaient parmi la bourgeoisie et le peuple, régis par le système égalitaire du partage forcé, comme dans la noblesse soumise au droit d’ainesse. Ce n’étail-donc pas le droit d’aînesse qui fai- sait les nombreuses familles. Au xvie siècle les nais- sances sont encore nombreuses dans le peuple et elles l'étaient même au commencement de ce siècle; mais c’est précisément dans la classe soumise au droit d’at- nesse qu'elles diminuent. La haute noblesse, la noblesse de cour s’en tient aux enfants uniques. Ecoutons ce que dit à ce sujet un publiciste du siècle dernier. Après avoir remarqué avec quelle rapidité les familles aristocratiques <’éteignent, cet auteur ajoute : « Pourquoi le peuple serait - il plus respecté par ce « squelette inexorable (la mort) qui, selon l'expression « du poète, frappe également à la porte de Ja chau- « mière du pauvre et à la barrière du palais des rois? « Le luxe, la corruption des villes, la fureur de s’élever, « à chaque génération la manie de ne marier que les « aînés pour soutenir la splendeur des familles, cet ET TA QUE « affreux célibat conjugal qui arrête la population des « grandes maisons dès qu’il leur est né un héritier que « la débauche, la mollesse ou le fer de l'ennemi mois- « sonnera bientôt; ce sont là les principales causes « d’une différence qu’il est impossible de ne pas « apercevoir. ! » Il suffit du reste de jeter les yeux sur les généalogies des familles nobles pour voir que l'usage de ne marier que les aînés était presque général parmi la noblesse, et qu’au xvine siècle les naissances se restreignaient singulièrement dans la haute classe et surtout parmi la noblesse de cour. Il est donc absolument inexact que le droit d’ainesse soit favorable au développement de la population, en France du moins. Les familles sont nombreuses en Angleterre, peut-être encore en Allemagne; mais que dire des familles de la haute aristocratie russe, polo- naise, hongroise? Dans ce dernier pays, notamment, il est reconnu que les magnats ne doivent avoir qu’un fils unique; de là le proverbe magyare : « la lionne ne fait qu’un lion. » Est-il enfin bien certain qu'en Amé- rique la liberté testamentaire ait maintenu les nom- breuses familles? Je crois qu’il est permis d’en douter, surtout en ce qui concerne les riches Yankees. Il scrait fort à craindre ‘que chez nous le droit d’aînesse ne limitât encore la population. Dans l'état de nos mœurs, avec le goût du bien-être répandu comme il l’est dans toutes les classes, la plupart des ménages ne voudraient pas laisser un enfant riche avec d’autres peu aisés, et l’on arriverait au résultat con- Perreciot. De l'état des personnes, 1. IIl, ch. 7. PIS | RTE traire à celui que l’on prétend obtenir. Les mœurs sont plus puissantes que les lois. Quand la population romaine commença à diminuer, la loi introduisit vaine- ment certains privilèges au profit des familles comp- tant trois enfants au moins; rien n'y fit; les Romains ne voulaient plus que des héritiers uniques. La con- trainte en pareille matière dépasse la puissance du législateur le plus absolu. V Inconvénients du partage forcé. La critique la plus sérieuse que l’école de M. Le Play ait adressée au régime du partage forcé, sous le rapport économique, est celle-ci : l’obligation imposée par les art. 826 et 332 du code civil de partager la suc- cession par parts égales et de mettre dans chaque lot la même quantité de meubles, d'immeubles, de droits ou de créances de même nature et valeur ‘, ne permet pas à l’agriculteur ou à l’industriel de laisser à l’un de ses enfants la direction de son exploitation agricole ou de son usine. À la mort du chef de famille, si les enfants ne s'entendent pas ensemble, il faut liciter ; on arrête par là le développement de la création indus- ! « Chacun des cohéritiers peut demander sa part en nature des meubles et immeubles de la succession. » (Art. 826.) « Dans la formation et composition des lots, on doit éviter, autant que possible, de morceler les héritages et de diviser les exploitations, et il convient de faire entrer dans chaque lot, s’il se peut, la même quantité de meubles, d'immeubles, de droits . ou de créances de même nature et valeur. » (Art. 832) SOC. D’AG. 9 ne trielle faite par le chef de famille; chaque enfant prend son capital et cesse de travailler. On pourrait répondre qu’en fait le mal est moins grand sur ce point que ne le croit M. Le Play, et citer un grand nombre d'usines qui prospèrent depuis plu- sieurs généralions aux mains des mêmes familles. Cependant la critique me parait fondée dans une cer- taine mesure. Mais je crois qu’elle porte beaucoup plus sur la jurisprudence de la Cour de Cassation que sur la loi elle-même, et que pour remédier à l'inconvénient signalé par M. Le Play, il est inutile d’aller jusqu’à la liberté absolue de tester. Le principe posé par les art. 826 et 832 est juste en lui-même, puisqu'il tend à éga- liser entre les copartageants les chances d’augmenta- tion ou de diminution que peuvent subir les différentes espèces de biens; il vise à l’équité absolue et n’a aucun inconvénient pour les successions de propriétaires ou de rentiers. Mais il n’y a rien d’absolu dans ce monde et ce partage rigoureux des biens de toute nature peut avoir, dans certains cas, et spécialement pour la grande industrie, des inconvénients sérieux. Il peut être, au con- traire, avantageux aux héritiers de partager d’une façon différente. La loi le reconnaît, puisqu'elle introduit un double correctif à la sévérité du principe, en recom- mandant de ne pas morceler les héritages, de ne pas diviser les exploitations (ce qui est précisément ce que demande M, Le Play), et en n’imposant le partage égal des meubles et des immeubles que si cela est possible. Dans le cas de l’art. 866, si la portion disponible excède la moitié de la valeur de immeuble donné en avance- ment d'hoirie, le donataire peut retenir l'immeuble en D EG totalité et n’est tenu qu’au rapport en moins prenant ou au paiement d’une soulte. Le code n’impose donc pas le partage forcé des biens de même nature ou la licitation d’une manière absolue. Les partages d’ascendants opérés soit par testament, soit par donation entre-vifs, me sembleraient le meil- leur moyen d'éviter l'obligation de vendre l'usine qu’on ne peut diviser. Certaines cours avaient adopté ce système, el plusieurs arrêts avaient reconnu que l’as- cendant donateur n’est pas tenu de se conformer slric- tement aux dispositions de l’art. 832 ‘. Mais une jurisprudence contraire a prévalu et l’on a décidé que, soit dans les partages testamentaires, soit même dans les partages par donation entre-vifs, l’ascendant testa- teur ou donateur est tenu d'observer les dispositions de cet article *. Celte interprétation judaïque de la loi mérite, au point de vue économique, tous les ana- thèmes de M. Le Play; au point de vue juridique lui- même elle me semble dépasser le vœu de la loi. Si le partage, en effet, s’opère en vertu d’un tesla- ment, ne peut-on pas invoquer la maxime : gui peut le plus peut le moins? Pourvu que le testateur respecte les limites de la quotité disponible, qu’importent les ! Cours de Grenoble, 14 août 1820; — 25 nov. 1824; 19 fév. 1829; — Nîmes, 11 fév. 1823; 10 avril 4847; — Riom, 22 juillet 1825; — Agen, 12 dec. 1866; — Lyon, 20 janv. 1837; — Montpellier, 7 février 1850. Telle était aussi l’opinion des jurisconsultes Toullier, Duranton, Grenier, Favart, etc. ? Cassation : 16 août 1826 ; 41 mai 1847; 18 déc. 1855; 18 déc. 1848 ; 28 fév. 1855; 11 août 14858; 9 juin 1857: 7 janvier 1863; 24 juin 1868; 23 mars 1869, etc., ainsi qu'un grand nombre d’arrêts de Cours d'appel. Heroes dispositions qu’il prendra? 11 avait le droit de disposer de la moitié, du tiers ou du quart de son bien, suivant le nombre d’enfants, et il se borne à attribuer un im- meuble à l’un, des capitaux à l’autre. Si la valeur des biens est la même ou si la différence n’excède pas la quotité disponible, il n’a. pas excédé les limites de son droit. À plus forte raison lorsqu'il s’agit d’un partage par donation entre-vifs. Si le partage a été accepté, celle acceptation en fait un véritable contrat, contre les dis- positions duquel il ne devrait pas être permis de revenir quand il n’y a eu ni dol ni fraude. Les héritiers ma- jeurs peuvent faire un partage par attribution; pour- quoi ne pourraient-ils pas le faire du vivant de l’ascen- dant, lorsque celui-ci se dépouille sous cette condition? Ils sont libres de ne pas accepter la libéralité si la condition de partager d’une certaine façon imposée par le donateur ne leur convient pas. Mais s'ils Vont acceptée, elle devient pour eux une loi contractuelle. Je suis donc, sur ce point, de l’avis de la jurisprudence qui n’a pas prévalu. Victrix causa Düis placuit ‘. Mais pour restreindre les effets de cette jurispru- dence, à mon sens exagérée, surtout en ce qui concerne les partages entre-vifs, est-il nécessaire d’accorder la liberté absolue de tester, d’abolir la réserve, ou même d'étendre la quotité disponible ? Je ne le pense pas. Il 1 La question est assurément délicate au point de vue de l’in- terprétation de la loi. Le savant M. Demolombe, qui adopte l'opinion de la Cour de Cassation, avoue qu'il a longtemps hésité et incliné d’abord vers une opinion mixte, d’après laquelle l’ar- ticle 832 n'aurait été appliqué qu'aux partages testamentaires d’ascendants, mais non aux partages entre-vifs. EP dE suffirait, je crois, pour satisfaire à ce qu’il y a de fondé dans les critiques économiques de l’école de M. Le Play, d'ajouter à l’art. 1075, qui autorise les partages d’ascendants ‘, un paragraphe additionnel, d’après lequel ces partages ne seraient pas soumis aux dispo- sitions strictes des art. 826 et 832, à la charge par les donateurs et testateurs de ne pas dépasser les limites légales de la quotité disponible. Cette disposition serait conforme, du resle, au véritable esprit de l’art. 839 lui- même. | On pourrait modifier aussi les disposilions de l'art. 859, en permettant d’opérer le rapport des immeubles, donnés en avancement d’hoirie, en moins prenant quand le chef de famille le jugerait utile. Si l’on craint les avantages indirects que le testateur ou le donateur pourrait faire au profit de l’un de ses héritiers, il serait toujours permis aux cohéritiers de vérifier la valeur des lots et de faire réduire les avantages indirects à la quotité disponible si elle avait été dépassée. Il me semble donc que l’on pourrait faire cette concession aux idées de M. Le Play, sur le terrain économique et sans violer les principes essentiels du droit français. VI La famille-souehe. D'après le vieux droit basque, qui semble avoir dominé, à une époque fort ancienne, sur les deux 1 « Les père et mère et autres ascendants pourront faire, entre leurs enfants et descendants, la distribution et le partage de leurs biens. » (C. civil, art. 1078). versants de la chaîne des Pyrénées et des monts Can- tabres, depuis la Galice jusqu’à Andorre, le premier né des enfants, sans dislinction de sexe, hérite de toute la succession paternelle; ses frères et ses sœurs sont ses serviteurs (esc/abau) s'ils restent avec lui ou elle, sous sa tulelle patriarcale, à l'abri du vieux toit des an- cêtres; ils mênent paître les troupeaux de la famille sur la montagne dans les vastes landes communes à tous les membres de la tribu. Si l’un des cadets ou l’une des cadettes se marie, il ou elle reçoit une dot et peut quitter le domicile de la famille. Sous ce régime singulier , le mariage d’un aîné héritier avec une fille aînée héritière (une éxéompo) est impossible, car il éteindrait une famille et en absorberait le nom. L’aîné ne peut épouser qu’une cadette qui lui apporte sa modique dot et vient demeurer avec lui; de même l’ainée hérilière doit se marier avec un cadet qui quitte aussi ses pénates, apporte sa dot chez sa femme, au manoir de laquelle il vient résider; il n’est dans ce cas que le mari de la reine; ses enfants prennent le nom de leur mère, véritable dame et maîtresse de la domen- jadure. Ce système successoral ,: qui nous paraît si étrange, a persisté chez les Basques jusqu’à nos jours; on en trouve des traces dans toutes les coutumes pyré- néennes, quoiqu'il eut subi bien des atteintes et des modifications, dans un certain nombre de localités, lors de la rédaction officielle des Coutumes . M. Le Play s’est épris d’une vive admiration pour la 1 Voir : M. Cordier, le droit de famille aux Pyrénées; — M. de La Grèze, Hist. du droit dans les Pyrénées, liv. Il; — Lafferrière, Histoire du droit français, tome V, ch. 11. PER À ES constilution de la famille basque qu’il appelle la famille- souche. Un chef de famille investi d’un pouvoir absolu, un héritier unique continuant la personne du défunt et gérant seul son exploitation agricole ou industrielle, des enfants qui, simplement dotés de modestes capitaux, essaiment au loin et vont porter ailleurs leur travail, leur industrie, le fruit de leur intelligence : tel est pour cet écrivain le modéle idéal de la ‘constitution de la famille. Il le trouve réalisé dans la famille basque et pyrénéenne et il en fait honneur à la liberté de tester. Jei M. Le Play commet une erreur capitale et qui montre combien son système est factice. Il est absolu- ment faux que la famille-sonche des Basques et des Pyrénéens repose sur la liberté de tester. Il n’y a pas, au contraire, de régime plus opposé à la liberté tesla- mentaire. La famille pyrénéenne a pour principe le régime de la conservation forcée le plus absolu qui ait jamais existé; ce système successoral est purement héréditaire et ab intestat; le droit d’aînesse chez les Basques est absolu, plus absolu que dans le système féodal et dans le vieux droit des peuples crientaux. Ce n’est pas le chef de famille qui désigne l'héritier unique, c’est la coutume. Le fils ou la fille qui doit hériter tire son droit de sa naissance seule et non de la volonté du père. C’est une des formes les plus anciennes du régime patriarcal de la copropriété. Pour arriver, par la liberté testamentaire, à la créa- tion de la famille-souche sur le modèle pyrénéen, il faudrait que chaque père de famille commencât par lire et méditer le livre de M. Le Play et qu’il en adoptât les idées, afin de tester ensuite d’une manière conforme RUE CES à ce système, car il ne suffirait pas d'inscrire le droit dans la loi, il faudrait en outre qu’on eût la volonté de s’en servir; alors seulement on pourrait espérer de voir former chez nous des familles-souche. Mais il faut avouer que nous sommes loin de là. Rien n’est plus antipathique, en effet, à nos idées françaises, à nos mœurs nalionales que le système successoral pyrénéen ; avant les études récentes de quelques érudits il était absolument inconnu même de nos plus savants juris- consultes. À plus forte raison l'est-il encore de la grande majorité des testateurs. VII Le droit ancien. A entendre les partisans de la liberté absolue de tester, les restrictions mises à cette liberté sont une œuvre révolutionnaire et récente ‘. Le testament est au contraire de droit naturel et divin; la succession ab intestat n’est qu’un accessoire ; elle ne doit se produire qu’en l’absence de testament; elle n’est en un mot que le testament présumé du défunt. Mais celui-ci a tou- jours le droit de substituer sa volonté réelle à cette fiction légale et sans qu’il soit permis de lui imposer aucune restriction ni limite. Puisque nous abordons maintenant le terrain historique, qu’il me soit permis de dire que je combats ici pro aris et focis; j'ai con- ! On sait que Robespierre était très opposé à la faculté de dis- poser à cause de mort, et que les lois de la Convention ont été très peu favorables au droit de tester. PU sacré d’assez longues années à l'étude historique du droit pour pouvoir, sur ce point, me permettre quelques développements. Il est absolument faux qu'historiquement parlant Île testament ait précédé la succession ab intestat. Les peuples primitifs ne paraissent pas en effet avoir connu le testament. La propriété des immeubles a d’abord été collective, soit entre les membres de la tribu, soit entre ceux de la famille ‘. La famille est l'institution primor- diale ; c’est à elle que tout se rapporte dans l'antiquité. Dans un pareil état social, le testament était impos- sible. Chez les Hébreux, les terres ne pouvaient pas être aliénées d’une manière définitive; l’année jubilaire les faisait retourner aux familles dont elles étaient sorties ; le possesseur n’était en quelque sorte qu’un usufruitier qui ne pouvait aliéner que sous condition de réméré. Le retrait lignager permettait aux parents de racheter l'immeuble vendu et de le maintenir ainsi dans la famille *. La terre de Chanaan, après la conquête, fut divisée entre les douze tribus hébraïques, et dans chaque tribu entre les familles qui la composaient *. Les Hébreux ne pouvaient se marier que dans leurs 1 Voir le savant et fort intéressant travail d'Emile Lavelaye, sur les Formes primitives de la propriété. (Revue des Deux- Mondes, 1er juillet 1872.) 2 Lévit, c. xxv, v. 25. — Ruth, c. 1v, v. 3, 4. $ « Ita dumtaxat ut sors terram tribubus dividat et familiis — (Num. c. xxvi, v. 53)... per tribus et familias possessio dividetur (Id. ce. xxxut, v. 54)... tribus enim filiorum Ruben per familias suas et tribus filiorum Gad juxta cognationum numerum (Id. C. XXXIV, V. 14.) » HQE tribus, afin de maintenir les biens dans les mêmes familles ‘. Les filles paraissent avoir été, dans l’origine, exclues de la succession, mais Moïse, par l’ordre de Dieu, les admit à succéder, à défaut de fils ?. L'ordre de succession était celui-ci : 40 le fils; % la fille; 8° le frère; 4° J’oncle paternel; 5° le plus proche parent *. Ni dans le Livre des Nombres, ni dans le Deutéronome, il n’est question du testament, et cependant chez les Hébreux la puissance paternelle était très fortement organisée et protégée par une sanction terrible. Le chef de famille ne pouvait disposer que du bien par lui acquis *, mais celui qui provenait des ancêtres appar- tenait en réalité à toute la famille. La tribu et la famille passaient avant tout; elles étaient la véritable unité sociale. On objecte que Jacob est devenu l'héritier de son père par une bénédiction spéciale qui est une sorte de testament. Mais on oublie qu’Esaü n’en resta pas moins le chef de la puissante nation des Edomites et que Jacob, à son retour de Mésopotamie, se prosterna aux pieds de son frère aîné, qui marchait au devant de lui avec une puissante troupe de serviteurs ‘. Du reste, ce fait spécial appartient plutôt à l’ordre religieux qu’à 1 « Ut hæreditas permaneat in familiis, nec sibi misceantur tribus, sed ita maneant ut a Domino separatæ sunt. (Id. c. xxxvi, _.v. 8, 9, 10). » 32 Idem, c. xxxvii, v. 1, 6. 3 Id., c. xxxvir, v. 8, 11. # « Do tibi partem unam extra fratres tuos quam tuli de manu Amorrhæi in gladio et arcu meo. » (Gen., c. xLvurt, v. 22.) 5 Gen., C. xxxII. 297 l’ordre législatif; c’est dans le Deutéronome, le Lévi- tique et les Nombres qu’il faut chercher la législation civile qui régissait les Hébreux. Les anciens peuples de race ariane n’ont pas admis non plus le testament dès l’origine des sociétés. La loi de Manou énumère longuement les dispositions rela- tives aux successions ab intestat ; elle fait une large part aux droits d’ainesse et de masculinité; mais elle ne parle pas du testament. Le partage d'ascendant paraît avoir été introduit par les commentateurs el figure dans une glose, mais non dans le texte primitif *. La loi de Manou permet une sorte d'adoption pour l'homme qui n’a pas d'enfant mâle; 1l peut charger sa fille de lui élever un fils. On peut aussi donner son enfant à une personne qui n’a pas de fils *. Il s’agit ici d’une disposition qui touchait de près au culte des Hindous. Il fallait qu’un héritier offrit les sacrifices pour l’âme des ancêtres; ce devoir incombait à l’ainé mâle de la famille. De là, cette nécessité de se choisir, à défaut d'enfant mâle ou de descendant par la branche masculine, un héritier dans la branche féminine quand elle existait, ou même en dehors de la famille quand les parents faisaient défaut *. Cette exception confirme le principe général de la succession hindoue, loin de l'infirmer. D’après la loi des Gentoux, un pêre ne peut m vendre, ni donner son bien patrimonial sans le con- 1 Lois de Manou, 1. IX, c. civ. 3 Idem, c. cxXVIL, CLXVUI. 3 Chez les Hébreux, sous le régime patriarcal, l’ainé appar- tenait à Dieu ; il était prêtre dans la famille. La loi de Moïse a substitué la tribu de Lévi aux aïinés des familles, qui n'en devaient pas moins être rachetés. RE Vos sentement de ses fils, mais il peut disposer plus libre- ment des biens qu’il a acquis par son travail ‘. Ici, comme chez les Hébreux, domine le principe de la conservalion du patrimoine dans la famille. On croit aussi que les Grecs primitifs ignoraient le testament. À Sparte, il était interdit par les lois de Lycurgue. Il n’aurait été introduit à Athènes que du temps de Solon, qui permit de disposer à ceux qui n’avaient pas d'enfants, au préjudice de leurs parents *. C'était un droit restreint encore dans d’étroites limites. Il y a donc tout lieu de croire qu’en Grèce la conservation des biens patrimoniaux dans les familles était la règle essentielle des successions. Les dispositions relatives au droit de masculinité prouvent que les Grecs avaient sur ce point les mêmes idées que leurs frères les Hindous. « Le testament du père fait en faveur de ses enfants est inutile, lit-on dans Isée, puisqu'il ne peut leur donner que les biens qui leur appartiennent déjà *. » C’est aussi pour assurer les sacrifices en l'honneur des ancêtres que l’adoption a été admise dans le droit grec : « Il n’est pas un homme qui sachant qu’il doit mourir ait assez peu de souci de lui-même pour vou- loir laisser sa famille sans descendants; car il n’y aurait alors personne pour lui rendre le culte qui est dû aux morts *. » 1 Lois des Gentoux, section xr. ? Plutarque. Vie de Solon. 3 Isée, vu, 30, 32. + Idem. = JL = La disposition du droit grec relative à la fille héritière Exbnpos) reposait sur le même principe; elle avait pour but, comme la loi du lévirat hébreu, d’assurer la per- pétuité de la famille et la conservation du patrimoine héréditaire. Platon n’était pas favorable au testament : « C’est en vain, dit-il, que l’homme revendique dans son orgueil le droit de tester; je ne regarde point ses biens comme étant sa propriété, mais comme apparte- nant à toute sa famille, à ses ancêtres comme à sa postérité ‘. » Ainsi en Grèce, comme dans l'Inde, le testament n’était dans l’origine qu’une sorte d'adoption permise à celui qui n’avait pas d'enfants et destinée à assurer le culte des ancêtres. Cette adoption ne portait aucun préjudice au principe de la conservation du bien patri- monial dans la famille *. Il est bien à croire qu’il en était de même chez les premiers Romains. Le titre d’hæres suus, héritier de soi-même, que donnait le droit romain à l’enfant héri- tier, nous montre, dans la race latine, l'existence de la copropriété familiale comme chez les autres peuples primitifs. Avant la loi des Douze-Tables le testament se faisait, comme l’adrogation, en présence du peuple réuni (calatis comitüs). C'était donc en quelque sorte en vertu d’une loi qu’un citoyen faisait entrer dans sa 1 De Cornulier-Lucinière, Étude 11, ch. xur. 2? On peut voir dans la Cité antique, de M. Fustèle de Cou- lange, étude si remarquable du droit de la haute antiquité, ce qui concerne le culte des ancêtres à cette époque et quelle influence il a exercée sur toutes les institutions des peuples pri- mitifs. son gens un membre qui lui était étranger par le sang. Le testament per æs et libram n’est qu’une de ces ingé- nieuses fictions au moyen desquelles les Romains tournaient si adroitement la loi. Pour se choisir un héritier, sans avoir recours aux comices, on vendait fictivement sa succession au moyen du procédé usité pour la mancipation. Un pareil détour montre suffisam- ment que dans le droit romain primitif on ne pouvait pas élire un héritier par la seule manifestation de sa volonté. La loi des Douze-Tables consacre au contraire le droit absolu du testateur à disposer de sa chose : « uti legassit super pecunia tutela ve suæ rei, ia jus esto ‘.» Chez les Celtes, le testament était inconnu. Nulle race n’a poussé plus loin peut-être que celle-ci le respect des droits de la famille et l'amour de l'égalité entre les enfants et les parents. D'après le droit gallois la succession était soumise à un triple partage; d’abord entre les fils, puis entre les petits-fils, et enfin entre les arrière-petits-fils d’un chef de famille; frères, cou- sins-germains, cousins issus de germains jusqu’à la troisième génération, partageaient et repartageaient le patrimoine des ancêtres. Ce n'étaient, en réalité, que des usufruitiers investis d’un domaine précaire ; la col- lectivité familiale était seule le vrai propriétaire ?. On comprend que dans un pareil système successoral le testament n’avait pas de raison d’être. 1 Frag., leg., x11 Tab. v. ? Leges Wallicæ. — Venedotian Code, book 11, c. 12, 14. — Démetian Code, book 11, c. 23. — Gwentian Code, book un, c. 31. 1 32e Un système analogue régnait chez les frlandais. D'après la loi des Brehons, qui a régi celle malheu- reuse nation jusqu’au règne de Jacques Ier, le patri- moine était commun à toute la famille, en sorte qu’il ne pouvait y avoir de dévolulion testamentaire *. Nous ne connaissons point les lois gauloises anté- rieures à la conquête romaine, mais nous savons que nos ancêtres élaient frères des Bretons par le sang, par les mœurs, par les institutions et par le langage. César et Tacite ne nous laissent aucun doute à cet égard°. Il y a donc tout lieu de croire que les vieux Gaulois igno- raient le testament comme leurs frères d’Outre-Manche. Un texte bien souvent cité de Symmaque confirme positivement cette présomption déjà si forte par elle-même : « {x Gallia gignuntur hæredes, non scri- buntur *. » Les diverses branches de la race celtique ne connaissaient donc que le droit familial, le-principe de la copropriété entre les hommes de même race et ignoraient la dévolution arbitraire émanant de la seule volonté de l’homme. Même système chez les Germains : zœæredes tamen successuresque sui cuique liberi et nullum testamen- tum *. Les vieilles lois germaniques ont conservé bien 1 La communauté familiale est exprimée de la manière la plus formelle dans le passage suivant : « No person should grant land except such as he has purchased himself unless by the com- mon consent of the tribe, and that he leaves his share of the land to revert to the coramon possession of the tribe (Id est, the land of his father or of his grandfather) after him. (Senchus Mor. tom. ur, p. 53. Customary laws). 2? De bello gall., 1. V et VI. — Tacit , Agricol., c. xt. 8 Epast. 1, 15. » Tac., de mor. Germ., C. xx. MES OeS des traces de ce système primitif, d’après lequel le patrimoine appartenait à toute la famille‘. Le détenteur actuel n’était à vrai dire qu’un administrateur qui ne pouvait disposer du bien commun sans le consentement des héritiers présomptifs. La législation allemande du xinme siècle était encore fidèle à ces vieux principes et faisait passer en première ligne les droits de la famille ?. Pendant les premiers siècles du moyen âge, les chartes nous montrent les héritiers appelés à concourir à tous les actes d’aliénation faits par un de leurs pro- ches. Ils participent non seulement aux donations à cause de mort, mais aux donations actuelles et entre- vifs, aux ventes, aux échanges, à tous les actes, enun mot, qui font sortir un bien de la famille. Ce droit n’est pas réservé à la ligne directe seule; il appartient dans chaque branche à la ligne collatérale elle-même *. C’est par centaines et par milliers qu'on pourrait pro- duire des chartes à l’appui de ce système. Lorsque le donateur avait négligé de convoquer ses héritiers, ils pouvaient attaquer sa donation après sa mort, et l’on voit que la loi ou l’usage leur réservait ce droit pen- dant vingt ans quand lhéritier était mineur ou absent *. Le principe de la copropriété familiale était done la 1 Leges Barbarorum, passim. ? Voir le Miroir de Saxe et le Miroir de Souabe. 3 Voir mes Cartulaires angevins, ch. x1, p. 250. * « Dicens se tempore dationis istius fuisse puerum, postea vero a regione illa mansisse longinquam et propter hoc asserens se non debere perdere jus hereditarium. » (Cod. nigerS. Florentii Salmuriensis; n° 91.) RS CEE . base du droit successoral chez tous les peuples anciens etil a subsisté en France, dans nos pays coutumiers jusqu’à la Révolution. De là sont venues, par une déri- valion toute naturelle, nos vieilles institulions coutu- mières si favorables à la conservation du patrimoine des familles : le retrait lignager ‘, la réserve coutu- mière, les règles paterna paternis, materna maternis ; propres ne remontent; les maximes juridiques : le mort saisit le vif; institution d’héritier n’a lieu; donner et retenir ne vaut, etc, Vainement objecterait-on que ces principes déri- vaient de la féodalité et qu’ils ont dù tomber avec elle. Ce serait nne grave erreur historique. La féodalité a marqué de sa rude empreinte toutes nos anciennes ins- _titutions; mais elle n’a pas tout créé d’une pièce. Autre chose est le droit féodal, le Zehenrecht, autre chose est le droit coutumier, le /andrecht, que les Allemands, le peuple féodal par excellence, distinguent avec tant d’exactitude et que nos anciens coutumiers distin- guaient aussi. Lorsqu'un suzerain donnait en fief une terre ou un droit quelconque à son vassal, à la charge par celui-ci du service militaire, c’élait à la condition que le fief ne se diviserait pas et ne sortirait pas de la famille. Pour en hériter il fallait descendre du premier vassal _ investi. Il en était de même de certains fiefs roturiers, de certaines tenures emphythéotiques concédées non 1 La présence de l’héritier à la vente des immeubles propres est encore mentionnée dans les Anciens Usages d'Artois (Texte cité par Lafferrière. Histoire. du Droit français, tome VI, ch, v, _ page 32.) SOC. D’AG. 3 Be ni plus à la charge du service militaire, mais à la condi- tion de cultiver et d'améliorer la terre. On comprend aisément que, pour des domaines concédés sous condi- tion, l'obligation de transmettre aux descendants du premier possesseur invesli fût absolue; ils étaient bien réellement la propriété commune de toute sa postérité. Mais ce qui prouve d'autre part que les maximes juridiques ci-dessus citées et qui formaient le fond commun du droit coutumier, n'étaient pas purement féodales, c’est qu’elles s’appliquaient aux domaines allodiaux ‘, beaucoup plus nombreux qu’on ne Île croit au moyen âge, tout aussi bien qu'aux domaines féo- daux *. Elles n'étaient que la traduction des usages 1 « Reliquit ergo alodia villæ Sigonis supra memorato Bro- goni de Monte aureo quæ competibant illi consanguinitatis jure a parte matris. Illa vero de Listriaco, quæ habebat de patre suo et quæ calumniari vel cognatus vel aliquis alius nec jure poterat nec debebat, donavit S.Trinitati. » (Chart. S. Trinit. Vindoc., ap. Galland, Traité du Franc-Alleu, p. 22-23). 2 Le mot alleu ne désigne pas toujours, dans les textes du moyen âge, une propriété libre de tonte sujétion féodale. 11 veut dire, suivant son étymologie la plus probable (alé, od, vieux, bien), le domaine patrimonial et héréditaire. Gn trouve souvent dans les chartes des alleux soumis à certains droits seigneu- riaux; mais parmi les droits seigneuriaux il faut distinguer les droits fiscaux ou justiciers et les droits féodaux proprement dits. Les premiers appartenaient aux seigneurs en qualité de repré- sentants du souverain, comme chefs et gouverneurs d'une pro- vince, d’une ville ou d’un canton; mais sans impliquer le droit de propriété en leur faveur sur les terres comprises dans le res- sort de leur juridiction. Les seconds supposaient au contraire un droit éminent de propriété appartenant au seigneur dominant ; ils provenaient de ce que la terre avait été réellement concédée au vassal sous condition par le seigneur, ou de ce que le vassal avait engagé sa terre au seigneur et consenti à la tenir de lui en fief. De là aussi deux espèces de cens : le cens seigneurial, 2REYS UPS celles et des mœurs germaniques, qui admettaient d’une manière bien plus énergique encore le principe de la copropriété familiale. Dans les provinces méridionales, dites pays de droit écrit, on suivait les maximes romaines ; mais ce n’était ni le droit primitif des Quirites, ni la loi des Douze-Tables qui régissait ces contrées ; on y suivait le droit de Justi- nien. Or, cette législation n’accordait pas la liberté testamentaire sans limites; il s’en faut de beaucoup; elle avait singulièrement restreint le pouvoir despotique dont jouissait le chef de famille sous la loi des Douze- Tables. Le droit prétorien ne permettait pas d’omettre certains héritiers; il exigeait qu’on les instituât ou qu'on les exhéredât formellement; il introduisit aussi la plainte d’inofficiosité, d’après laquelle tels héritiers pouvaient attaquer le testament pour des motifs de con- venance et d’équité. Le droit impérial alla plus loin; il accorda une légitime, c’est-à-dire une part dont ils ne pouvaient être privés par testament : 1° aux descen- dants du testateur qui seraient venus à sa succession ab intestat et à ses enfants adoptés; 2 aux ascendants, pourvu qu’ils eussent droit d’hériter ab intestat; 30 aux frères et sœurs germains et consanguins (mais non aux / impôt payé par les habitants d’une seigneurie comme sujets de leur chef; le cens emphythéotique ou rente féodale payée pour la possession d’une terre concédée par le seigneur sous réserve de la directe ou domaine éminent. Je ne parle pas de la rente purement foncière qui n'avait aucun caractère féodal ni seigneu- rial et qui existe encore aujourd'hui. On comprend donc qu'un grand nombre de terres, quoique soumises aux droits fiscaux envers les seigneurs justiciers, n’en fussent pas moins des terres allodiales, c’est-à-dire patrimoniales. 2 A6 — frères utérins), dans le cas où le teslateur aurait ins- titué une personne honteuse. Dans l’origine, la légitime était du quart, par exten- sion de la loi Falcidia. Plus tard Justinien lui donna plus d’étendue, en ordonnant que s’il existait quatre ou moins de quatre descendants du testateur ayant droit à la légitime, elle serait du tiers de la portion ab intestat, et que s’il s’en présentait plus de quatre elle serait de moitié ‘. La légitime des ascendants et des frères et sœurs resta fixée au quart de leur portion ab intestat. La portion disponible était donc en ligne directe descendante des deux tiers ou de la moitié, suivant le nombre d’enfants, en ligne directe ascen- dante et en collatérale, des trois quarts. Enfin, d’après le droit romain moderne, l’exhéréda- tion ne peut être prononcée que dans les cas prévus par la loi *. Le testament pouvait être attaqué suivant certaines distinctions quand ces règles tutélaires n’a- vaient pas été suivies. Les héritiers légitimaires, lors même qu’ils ne pouvaient attaquer le testament, pou- vaient faire compléter leur légitime. Je dois ajouter que, d’après la novelle ci-dessus citée, il était prescrit de faire le partage également, sans égard à la conve- nance des biens, et de donner à chacun des coparta- geants des biens de même qualité et quantité. Nos art. 826 et 832, comme l’art. 913, ont donc leur source dans le droit romain. Je ne puis du reste qu’indiquer très sommairement 1 Novell. xviix, c. 1. 2 Nov. cxv, C. 11. a — € le système du droit romain sur ce sujet; il serait inu- tile et beaucoup trop long de l’exposer ici dans tous ses détails. Il suffit d’avoir démontré qu’il s’en faut de beaucoup que nos pays de droit écrit admissent sous l’ancien régime le droit absolu de tester. Le pouvoir despotique et arbitraire que la loi des Douze-Tables donnait au chef de famille avait été limité d’abord par la sagesse des préleurs romains el ensuile par l'esprit d'équité qui a présidé aux décisions des empereurs chrétiens. L'esprit bienfaisant du christianisme s'est fait sentir sur la législation romaine, à partir du règne de Constantin, et Juslinien a achevé de le faire passer dans les lois. L'influence chrétienne a fait disparaître les duretés du vieux droit quiritaire; l'esprit païen, qui avait présidé à la rédaction des Douze-Tables, a cédé devant la douceur du sentiment chrétien. Cette salu- taire influence exercée par le christianisme sur la légis- lation impériale a été mise de nos jours en lumière par un de nos plus célèbres jurisconsulles modernes *, Les principes juridiques du droit écrit restèrent tou- jours différents de ceux du droit coutumier. D’après le droit écrit la succession lestamentaire conserve le premier raug; l'institution d’héritier peut avoir lieu par testament; la maxime le mort saisit le vif n’est . pas admise; il faut faire adition d'hérédité. La légitime romaine diffère de la réserve coutumière, tandis que celle-ci est un reste de la copropriété familiale, la légi- time ne repose que sur le devoir d'affection qui incombe au père ou à l’aïeul, au fils ou au frère, à -1 Troplong. Influence du Christianisme sur le Droit romain. 2 dr l'égard de ses descendants, de ses ascendants ou de ses plus proches collatéraux. Mais la loi romaine des temps chrétiens n’en reconnaît pas moins que le testa- teur a des devoirs à remplir envers sa famille. Cette seule idée qui préside aux réformes des empereurs de Byzance montre quelle révolution s’était opérée dans les esprits. Le droit canonique paraît généralement favorable à la liberté de tester. Il a fait de nombreux emprunts au droit romain, et cette dernière législation, sous l'empire des lois personnelles, était celle des clercs, lorsque les canons n'y avaient pas spécialement dérogé. (Lex romana tn qua vivit Ecclesia, dit la loi des Ripuaires). De nombreuses dispositions du droit ecclésiastique prescrivirent de respecter la volonté des mourants. On priva même de la sépulture ecclésiastique, dans certaines localités, ceux qui ne faisaient pas un don pour le salut de leur âme. Mais il faut remarquer qu'il s’agit ici d’une classe spéciale de legs. La cause pie était ‘une matière privilégiée et l'obligation de faire un don à l’église ne portait que sur des sommes modiques. Le droit canonique n’a jamais réglementé la matière des successions, soit ah antestat, soit même testa- mentaires d’une manière générale. Il n’a pas de système qui lui soit propre sur ce sujet, et je ne sache pas qu'il ait jamais proscrit ni les légitimes romaines, ni les réserves coutumières. Saint Augustin désap- prouvait ceux qui exhéréderaient leurs enfants pour enrichir l’Église. Il loue la conduite d’un évêque qui restitua le bien qu’un chef de famille sans enfants avait donné pour son église, et auquel il en était sur- RE T QOER venu postérieurement à cette donation. C’est une appli- cation anticipée de notre article 960. Saint Augustin ne veut pas qu’on donne à l'Église plus d’une part d'enfant. Ces dispositions si modérées ont passé dans le Recueil des décisions du droit canonique ‘. On voit à chaque page de nos Cartulaires que les moines du moyen âge se conformaient aux coutumes de leur temps, et qu’ils faisaient confirmer par les héritiers présompufs les dons faits aux églises; souvent ils achetaient ce con- sentement au moyen de cadeaux quelquefois fort consi- dérables pour l’époque. JL est probable qu’il y eut dans les premiers temps de la formation de notre législation coutumière, et avant la fusion complète des races franque et gallo- romaine, lutte entre les traditions du droit romain, conservées par le clergé, et les coutumes germaniques ou gauloises. Nos anciennes formules mérovingiennes et carlovingiennes furent rédigées tantôt suivant la loi- romaine, tantôt suivant la loi salique, d’après da nalio- nalité des gens auxquels elles devaient s’appliquer. De là nous lisons souvent dans les actes, et cela jusqu’au xe siécle, des formules du genre de celle ci : suivant la loi (secundum legem, c'est-à-dire le droit romain, la loi par excellence), 27 est permis à chacun de faire de son bien ce qu’il veut; ailleurs on voit que le donateur ou testateur dispose tant de son bien patrimonial que 1S. August. serm. 11, de vita cleric. (Gratiani Decret. pars 1® ; caus. 17, quest. 4, can. 43.) — Unum filium habet, putet Chris- tum alterum ; duos habet, putet Christum tertium ; decem habet, Christum undecimum faciat ; et suscipio. (Idem; caus. 13, quest. . 2; can. 8.) TADEE de ses acquisitions (am de alode quam de compa- rato). Mais la fusion s’opéra promptement dans nos pays coutumiers entre le droit romain et le droit franc. Une transaction, empreinte du cachet de la sagesse de nos aïeux, résolut la question d’une manière absolu- ment satisfaisante à mon avis. [a distinction des propres el des acquêts était inconnue au droit romain pour lequel le patrimoine formait une seule masse. Cette législation ne distin- guait pas non plus entre les meubles et les immeubles en ce qui concerne le droit de tester ou la transmission ab intestat. Notre législation coutumière admit, au contraire, d'après le droit franc, la distinction des propres ou biens héréditaires transmis par les ancêtres (alodium, terra palerna, terra aviatica), et des acquêts dus au travail, à l’industrie, aux économies du testa- teur ou du donateur (comparatum). On laissa le droit de disposition s’appliquer aux acquêts et l’on restreignit aux propres le principe de l’indisponibilité dérivé de la copropriélé familiale. Quoi de plus logique et de plus juste? Ce que vous avez reçu de vos aïeux n’est qu’un dépôt que vous devez laisser à vos descendants qui sont aussi les leurs; vous ne l’avez reçu que sous la condi- tion de le leur transmettre. Aucun membre de la famille nc peut s’altribuer plus de droit que ses prédé- cesseurs et rompre la chaîne qu’ils ont formée; c’est ce qu’exprime si bien la maxime : Deus solus hæredem facere potest. Mais ce que vous avez acquis à la sueur de votre front est à vous; faites-en ce que vous vou- drez, votre droit de disposer est absolu. Ainsi raison- naient nos ancêtres, et l’on doit reconnaître que leur te manière de voir dénotait à tout le moins le bon sens pratique et un grand esprit d'équité. La même distinc- tion se retrouve dans l’ancienne législation anglaise *. On appliqua le principe romain aux biens meubles qui, dans l’ancienne société, avaient peu d'importance, et ils furent assimilés aux acquêts. Notre vieux droit se résume sur cette délicate matière, en ces deux prin- cipes : indisponibilité des propres; faculté de disposer des acquêts et des meubles. L'histoire de la législation nous montre donc que le code civil français, loin de restreindre la liberté testa- mentaire, lui a donné au contraire plus d’extension qu’elle n’en avait chez nous avant la Révolution. Dans les provinces régies par le droit coutumier, on ne pou- vait donner en effet que les acquêts, les meubles, et par exlension une portion limitée des propres; il y avait une réserve des deux tiers aux quatre cinquièmes des propres au profit des descendants et même des collatéraux ; le chef de famille ne pouvait disposer du préciput légal au préjudice de l’aîné. Aujourd’hui on peut donner la moitié, le tiers ou le quart du -patri- moine quand il y a des descendants ou des ascendants, et même la totalité quand il n’y a ni descendants ni ascendants; on peut déshériter complètement et sans motif ses frères ou ses neveux; il n’y a plus de biens réservés, el la quotité disponible porte sur l’ensemble de la succession. Cette part libre peut être donnée soit à un étranger, soit à l’un des successibles par préciput 1 « Acquisitiones suas det cui magis velit; si bocland autem habeat quam parentes sui ei dederint non mittat eam extra cognationem suam (Leges Henrici I, Angliæ regis). » MA NUE et hors part au choix du testateur; celui-ci n’est tenu de respecter aucun privilège au profit d’un héritier désigné par la loi. La légitime des pays de droit écrit au profit des frères consanguins est abolie, et sur ce point notre loi actuelle donne une liberté de tester plus étendue que le droit romain lui-même. Il est donc absolument faux que les restrictions apportées à la liberté de tester soient des institutions révolutionnaires ou socialistes de date récente. Ce sont au contraire des restes de notre vieille et sage législation coutu- mière qui visait avant tout au maintien des familles et à la conservation des biens patrimoniaux; ce sont des dispositions très sages empruntées au droit romain modifié par les empereurs chrétiens. Il semble même étrange que cerlains partisans de la liberté de tester croient trouver la loi des Douze-Tables plus conforme à l'esprit chrétien que la législation de Théodose et de Justinien, que celle de Clovis, de Charlemagne, de Godefroy de Bouillon et de saint Louis. On a dit que le système de notre code civil était fait pour une société où l’homme naîtrait bâtard pour mourir célibataire. Ce reproche est injuste à l'égard du code, mais il s’applique parfaitement aux partisans de la liberté ab- solue de tester, pour lesquels l'individu seul existe et qui, sans respect pour la volonté des ancêtres, sans souci des descendants, comptent pour rien les droits de la famille. Cette liberté, née dans la Grande- retagne depuis la Réforme n'est-elle pas la fille légitime de l’'égoisme anglais et de l’individualisme protestant? Presque toutes les législations européennes admet- tent du reste une réserve ou une légitime et limitent Br ee la faculté de tester !. L’Angleterre elle-même, avec ses majorais substitués à perpétuité, restreint singulié- rement la faculté de disposer des immeubles. Au Canada, où l'influence anglaise a substitué, depuis plusieurs années, la liberté de tester au système de la Coutume de Paris, la faculté de substituer sert aussi de correctif à l'arbitraire du régime testamentaire et permet de sauvegarder les intérêts de la famille”. Les inconvénients du droit de tester sans restriction sont d’ailleurs bien moindres chez une race froide, calme et sensée comme la race anglo-saxonne, que parmi les Français, plus versatils, plus passionnés, plus légers que les Anglais. VIII Conclusion. Le système du droit coutumier, si souvent approuvé de nos vieux jurisconeultes, imbus de l’esprit de famille, ne serait plus applicable aujourd’hui d’une manière complète et rigoureuse. Les biens changent si souvent de mains qu'il est impossible d'admettre maintenant le principe de l’indis- ponibilité des propres. Il est, je n’en disconviens pas, fort difficile dans l’état présent de la société, de tenir compte de l’origine des biens dans le règlement des 1 Russie; Autriche; Turquie; Espagne; Portugal ; Suède ; Norvège; Islande. (Voir les divers systèmes de ces législations cités par M. de Cornulier-Lucinière; liv. VIE, ch. xrr.) ? Code civil du Canada, art. 775, 831, comp. art. 925 et suiv”° = Li — successions. Toutefois je n’en serais pas moins parti- san de laisser au testateur une plus grande liberté de disposer des biens acquis par son travail que des pro- priétés transmises héréditairement. La loi, en matière de communauté conjugale, maintient encore la distinc- tion des propres et des conquêts, serait-il absolument impossible de le faire aussi dans une certaine mesure pour la faculté de disposer par testament? D'autre part la richesse mobilière a pris une ielle extension, l’industrie et le commerce ont créé tant de fortunes nouvelles, qu’il n’est pas possible non plus d'admettre, comme jadis, le droit absolu de disposer des acquêts et des meubles. S'il n’y a pas, quand la fortune est récente, l'obligation pour le père de famille de transmettre des biens patrimoniaux dont il serait le dépositaire, il y a pour lui des devoirs à accomplir envers ses enfants, devoirs que lui impose sa propre qualité de père. On ne peut, pour le même motif, laisser au chef de famille le droit de disposer de tous les biens mobiliers (capitaux, rentes, actions ou obli- gations des Compagnies financières, marchandises, effets commerciaux, etc.), quand ces sortes de biens forment la totalité ou la presque totalité de ce qu'il possède, comme cela se voit si fréquemment aujour- d’hui. Il faut donc, pour les fortunes mobilières ou récentes, comme pour les fortunes anciennes ou terri- toriales, une réserve au profit des descendants. Je ne vois pas de molif sérieux pour modifier le code civil en ce qui concerne la quotité disponible. Le système de M. Le Play, qui consisterait à la fixer dans tous les cas à la moitié de la fortune, sans égard au PUS) TH nombre d'enfants, serait plus logique peut-être que les distinclions admises par le droit de Justinien et par le code civil; mais.Ja logique, en matière législative, n’est pas toujours l'équité. Le législateur a craint de trop diminuer les fortunes lorsque la famille est nombreuse. Sa décision sur ce point est un tempérament sage, et je crois le système contraire plutôt défavorable qu’avan- tageux au développement de la population. D’autres jurisconsultes voudraient, au contraire, que dans tous les cas le père ne püût disposer que d’une part d'enfant, chacun ayant, en vertu du principe de la copropriété, un droit égal dans la fortune patrimo- niale; en sens inverse du système de M. Le Play, celui- ei serait aussi plus logique que le Code ‘. Cette opinion moderne se rapproche beaucoup de celle de saint Augustin ci-dessus mentionnée; or le saint évêque d'Hippone n’était certainement ni révolutionnaire, ni socialiste. Pour ma part, je m’avoue imbu des idées qui domi- naient notre vieux droit coutumier, c’est-à-dire du principe de la conservation du bien patrimonial dans la famille. Aussi je regrette que le législateur n’ait pas cru devoir maintenir la réserve au profit des collatéraux les plus proches; c’est-à-dire des frères et Sœurs , neveux et nièces et autres descendants des frères et sœurs. Ces proches parents forment un ordre spécial d’héritiers privilégiés par la loi; ils jouissent du béné- fice de la représentation * et l’on peut invoquer en 1 Chaïsemartin. Thèse soutenue pour le doctorat en droit devant la Faculté de Poitiers. 2 C.-C., art. 750, S nr. — (16 leur faveur les devoirs d’affection résultant de la proxi- mité du sang, les liens d'amitié, les souvenirs d’en- fance qui lient les frères entre eux. Deux frères ayant hérité du domaine paternel sont encore assez rappro- chés de l’auteur commun pour être considérés comme continuant ensemble sa personne. Le frère succédant à son frère ne fait, en quelque sorte, que recueilhir la succession de son père qui lui eût appartenu tout entière si celui-ci avait survécu à son fils. Quant aux neveux, n'est-il pas naturel qu’ils prennent la place des enfants auprès de ceux qui n’en ont pas et qu'ils soient préférés aux étrangers ou aux parents plus éloignés? Dans le droit romain, peu sentimental assurément, les oncles étaient réputés tenir lieu d’ascendants; ils étaient pour leurs neveux loco parentum, et l'on admettait une réserve collatérale en certains cas. Je serais partisan d’une réserve collatérale dans le cas surtout où il y aurait, dans la succession du frère ou de l’oncle, des biens patrimoniaux provenant de l’auteur commun. Il existe en Europe une nation dont la législation est restée fidèle aux principes du vieux droit germa- nique et maintient avant tout l'esprit de famille. D’après le code autrichien, il n’v a pas, en quelque sorte, de lignes collatérales; elles se fondent dans la ligne di- recie. À défaut de descendants, on appelle l’ascendant du premier degré; s’il fait défaut, il est représenté par ses descendants : frères, neveux, petits-neveux du défunt; s’il n’y a pas de descendants du père, on appelle l’'aïeul et à son défaut ses descendants : oncles ou cou- sins-germains du de cujus; puis le bisaïeul et à son défaut ses descendants, et ainsi de suite jusqu’au degré AL RE où l’on ne succède plus *. Ce système estsimple, logique et fort équitable. Pour ma part j’admeltrais aussi la représentation en ligne collatérale. L'absence de repré- sentation produit des résultats souvent bizarres et peu équitables. de rétablirais en outre le douaire au profit de l’époux survivant. Il serait bon de lui laisser une part en usu- fruit. Beaucoup de testaments n’ont pas d’autre objet que de réparer l’omission de la loi sur ce point. Mais autant les donations d’usufruit entre époux doivent être traitées favorablement, autant le législateur doit se montrer sévère pour les donations en pleine propriété. Rien de plus légitime que de vouloir laisser à son époux ou à sa veuve une situalion égale à celle dont il ou elle jouissait du vivant de l’époux prédécédé. Toutefois la disposition de l’art. 1094, qui permet de donner en . usufruit à son conjoint la totalité de la part réservée aux ascendants est une véritable anomalie légale qui devrait disparaître, puisqu'elle rend illusoire dans la plupart des cas le droit de l’ascendant. Mais s’il est juste et naturel de préférer son conjoint à sa famille, je trouve absurde de préférer les parents de sa femme aux siens propres. Les donations de ce genre sont presque toujours entachées de captation. Quel avan- tage social y a-t-il à permettre d'enrichir une famille aux dépens d’une autre ? Par la même raison, je ne puis approuver la dispo- silion de nos articles 739, 733 $ 1, et 746, $ 1, d’après lesquels la succession collatérale se partage en déux 1 Code autrichien, cité par M. de Cornulier-Lucinière. QUES parts égales entre la ligne paternelle et la ligne mater- nelle, sans aucun égard à l’origine des biens. Il est sans doute plus difficile aujourd’hui qu'il ne l'était au- trefois de remonter à l’origine des biens. Mais en res- treignant la vieille rêgle paterna paternis au premier degré seulement, on pourrait facilement retrouver l’apport de chaque famille; en rendant à chacune des deux lignes une valeur égale ou proportionnelle à ce qui est venu d’elle, on éviterait certaines transmissions qui équivalent à une véritable confiscation. Si par suite de cette attribution, l’ascendant survi- vant obtenait une pari moindre que la moitié ou le quart auquel il a droit aujourd’hui, suivant les cas, cette part lui serait complétée en usufruit, jusqu’à due concurrence ‘. Les droits de retour légal et de retour . conventionnel seraient maintenus au profit des ascen- dants. Qu’on me pardonne, cette digression sur le système successoral ab intestat, mais il est difficile de l’omettre complétement en traitant la question qui nous occupe; le même principe de conservation des biens patrimo- niaux dans la famille devant, à mon avis, régir les deux modes de succession. Il ne me reste plus qu’à conclure. Tout en faisant des réserves au sujet de certaines exagérations de doctrine ou de langage *, je crois que 1 C. C., art. 746 et suiv.; 751 et suiv. ? M. de Cornulier voudrait notamment que les femmes fussent absolument privées du droit de tester, à cause de la légèreté de leur caractère. Ceci est excessif; il y a des hommes incapables en affaires et des femmes qui s’y entendent très bien. ARS ER M. de Cornulier-Lucinière est dans le vrai pour le fond des idées;-je veux dire en ce qu'il est partisan du maintien du patrimoine dans les familles et ennemi du pouvoir arbitraire et césarien que l’école opposée vou- drait donner aux testateurs. Il développe sa thèse un peu longuement peut-être, mais il déploie une vaste érudition et montre qu’il connaît à fond son sujet. Je rends justice à la science profonde, au talent d'exposition, à la hauteur de vues qui caractérisent les ouvrages de M. Le Play. Il faut, lors même qu’on ne partage pas ses idées, s’incliner devant cet esprit puis- sant, d’un sens moral si pur et si élevé. Mais je ne puis voir dans sa théorie qu’une brillante utopie, que le rêve d’un noble cœur qui croit pouvoir régénérer la société en donnant à l’homme le droit absolu de dis- poser de son bien. Si les hommes étaient des anges, M. Le Play aurait peut-être raison; mais tant qu'ils obéiront à de mesquines passions, il sera bon de ne pas armer les testateurs d’un pouvoir dictatorial. Les lois ne valent, en effet, que par les mœurs. Telle institution qui pourrait produire d'excellents effets si elle était aux mains d'hommes sensés, modérés, soumis aux lois de la morale et de la raison, devient mauvaise en de mauvaises mains. Une loi très juste en elle- même n’est irop souvent qu’une machine à commettre Viniquité quand un trop habile homme sait s’en servir à son profit. Chez un peuple moral, les lois mauvaises ue produisent pas, au contraire, tous les effets que l’on pourrait redouter. Le divorce fut longtemps permis à Rome sans qu’on songeât à en user; quand les mœurs SOC. D'AG. 4 TD se corrompirent les femmes comptèrent leurs années par le nombre de leurs maris. Cest une grande illusion de croire que les bonnes lois suffisent pour rendre les hommes vertueux et mo- raux. Il faut faire de bonnes lois, mais il faut d’hon- nêtes gens pour les observer. Les meilleures lois ne sauveront pas un peuple égoïste, corrompu, avide de Jouissances et de bien-être, dévoré par la jalousie et l'envie. Le dévouement, l’abnégation, l’amour de la justice et du bien public ne se décrêtent pas plus que le patriotisme. Elevez les générations dans l'esprit de l'Évangile et la société sera régie suivant la justice. Tant valent les hommes, tant valent les lois. G. p'ESPINAY. LA FÉE MÉLUSINE PAR G. D'ESPINAY ST Peau-d’Ane m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême. Ces deux vers du fabuliste, que M. G. d’'Espinay a pris pour épigraphe de sa curieuse et savante étude sur une des plus poétiques légendes du moyen âge, sont aujourd’hui d’une vérité bien plus grande encore qu’ils ne l’étaient au xvir° siècle et même au xvin°. Du temps de Lafontaine, on aimait les contes de fées et les lé- gendes — quand on les aimait, ce qui n’était pas le cas le plus ordinaire — pour l'intérêt du récit et la grâce naïve des broderies dont les revêt l'imagination agreste des conteurs. On venait s'y retremper comme à la source vive et pure d’où sont sorties quelquefois les créations les plus belles de la littérature savante. Cer- tains esprits délicats, fatigués de la solennité un peu guindée et de l’apprêt des œuvres classiques, où le tra- vail et l'effort, si bien dissimulés qu’ils soient, percent toujours par quelque endroit, y cherchaient des inspira- tions primesautières et des accents plus naturels. Ces premiers bégaiements de la muse populaire avaient HINporee [2] pour eux la saveur que trouve parfois au pain bis du paysan un palais blasé par les raffinements d’une cui- sine de trop haut goût. Mais c'était toujours là plaisirs de lettrés ne demandant pas autre chose à ces lectures que quelques heures de délassement et de distrac- tion. Pour notre époque érudite et critique, les légendes et les contes ont une valeur bien autrement sérieuse. Ce sont les premiers monuments littéraires que nous pos- sédions, ou, pour parler plus exactement, les derniers débris de la tradition primitive et de l’histoire du genre humain, débris que les peuples ont sauvés du naufrage où leur civilisation commune a sombré après leur dis- persion à la surface du globe. C’est avec ces restes informes que fut construit l'édifice bâtard des civilisa- tions païennes, jusqu’au jour où les révélations mo- saïque et chrétienne, la dernière surtout, vinrent apporter au genre humain les lumières surnaturelles dont il a besoin pour s’élever à la pleine et entière connais- sance de la vérité. On y retrouve déformés, défigurés par toutes sortes d’altérations grossières ou d’additions puériles, mais cependant reconnaissables, les vestiges des récits et des promesses que la Bible nous a con- servés dans leur pureté primitive. Tandis que l’érudit recherche ces ressemblances et les met en lumière afin d'établir, ce qui n’est plus con- testable aujourd’hui, que la littérature des peuples a sa source dans un petit nombre de récits qui, chez tous, sont les mêmes, le théologien et l'historien tirent de cette démonstration la preuve évidente de l’unité d’ori- gine de l’espèce humaine. La linguistique, par une voie ER dos à A PE différente, nous conduit aux mêmes conclusions. L’ethnologie s’en empare à son tour pour corroborer les résultats de ses propres recherches, de sorte que la comparaison de ces traditions primitives, partout les mêmes, et l'étude des différentes formes qu’elles ont subies à travers les âges, chez les différentes races et nations, ne sont pas seulement pleines de révélations eurieuses sur le génie propre à chaque peuple et sur Vempreinte particulière dont il a marqué ce commun héritage des hommes ; elles fournissent aussi des indi- cations utiles sur ses migrations, sur l'ancienneté plus ou moins grande de son établissement dans la région qu’il occupe, sur les emprunts qu'il a faits à ses voisins ou sur le secours que ses inventions ont pu leur fournir. L'Orient, disons-le tout de suite, l'Inde en particulier, semble avoir été le grand réservoir où se sont rassem- blés, puis altérés, ces débris de la tradition. C’est de ce foyer primitif qu’ils sont ensuite partis pour se répandre à travers le monde et y subir les fortunes les plus diverses, car ils s’y sont modifiés parfois au point de perdre presque entièrement leur physionomie propre; puis se rapprochant tout à coup et se mélangeant, ils se sont fusionnés d’une manière si in ime que l’on a peine à reconnaître, sous cette forme rajeunie, les éléments des anciennes versions et la part qu’ils ont prise à la création nouvelle. Nul cycle de légendes, peut-être, n’est plus riche en variantes que celui dont la fée Mélusine fait partie, et ne met mieux en lumière ces métamorphoses d’un seul et même type primitif. M. G. d’Espinay a donc été bien inspiré en prenant cette légende pour objet de HS dE son étude, et en essayant de remonter à son origine, ce qu'il a fait avec beaucoup de sagacité et une connais- sance approfondie du sujet, Mais avant de disserter sur ce conte de fées, il ne serait pas inutile peut-être de le raconter. Nous ne partageons point, en effet, l’opinion des érudits qui pensent qu’en ces sortes de choses on peut sans incon- vénient négliger la forme pour le fond, et réduire à sa plus simple expression le récit quelquefois prolixe, mais si naïf souvent et si poétique des vieux auteurs. Outre qu’à le lire ou à le traduire en langage moderne on éprouve un vif plaisir, ces détails accessoires, ces hors-. d'œuvre ne sont pas moins féconds en révélations que la pensée même qu'ils délayent ou qu'ils essaient _d’orner. M. d’'Espinay n’a point donré dans ce travers de certains érudits modernes, et tout en élaguant ce qui pourrait rendre fastidieux le récit du vieil auteur du xiv° siècle, Jean d'Arras, secrétaire du roi Charles V, auquel il emprunte cette légende, il en donne une ver- sion fort agréable. « Or, il arriva, dit-il, que le roi Elinas (d’Albanie), chassant un jour dans une forêt, fut pris d’une grande soif et qu'il s’approcha d’une fontaine, qui étoit moult belle; il ouït une voix qui chantoit si mélodieusement que d’abord il cuyda (pensa) pour vrai que c’étoit une voix angélique ; mais cette voix d’une si grande douceur toit simplement celle d’une femme. S’étant approché de la fontaine, il aperçut la plus belle dame qu’il eut oncques vue en jour de sa vie. Inutile de dire que le roi Elinas devint éperdument amoureux de ceite belle dame et de sa douce voix. J’abrège les conversations du roi mo: demo Elinas et de la belle dame de la fontaine. Elinas pro- teste de la pureté de ses intentions et la demande en mariage ; la belle dame, sans se faire trop prier, accepte, mais sous une condition : c’est que le roi son mari ne se mettra en peine « de la veoir en sa gessine. » Le roi le jura; puis sans long parlement ils furent épousez et menèrent longuement bonne vie ensemble. » « Pressine — c'était le nom de la reine — mit au monde trois filles jumelles qui furent appelées Mélu- . sine, Mélior et Palatine, toutes trois belles à merveille. Averti de cet heureux événement par un fils du pre- mier lit, Mathatas, qui détestait Pressine, entraîné par lui dans le palais, Elinas, oubliant sa promesse, pénètre dans l'appartement de la reine au moment où elle bai- gnaïit ses trois filles. « Et quand il les vist, il dist en ceste manière : Dieu bénoit la mère et les filles, et eut moult grand joye. Et quand Pressine l’ouyt, elle lui répondit : Faulx roy, tu as failli ton convenant , dont moult grant. mal il nous viendra, et m’a perdue à toujours mais... Et ces choses dites, print ses trois filles et s’en alla o tout icelles, et oncques puis ne fut veue au pays. » « Le pauvre roi fut fort ébahi, et pendant sept ans ne fit que gémir et pleurer, mais sa femme et ses filles étaient à jamais perdues pour lui : Pressine quitta l’Albanie et se retira à l’île perdue où elle éleva ses filles, souvent elle montait sur une haute montagne d’où l’on découvre l’Hibernie ; elle montrait à ses filles, alors âgées de quinze ans, la terre où elles étaient nées et qu’elles auraient dû habiter... Elle eut même l’im- INDE prudence de leur raconter le triste événement qui les avait obligées à quitter leur terre natale. » Mélusine, aussitôt, propose à ses sœurs de venger leur mère. « Les sœurs de Mélusine acceptèrent sa proposition, et toutes les trois, d’un commun accord, renfermèrent le malheureux Elinas, leur père, dans une montagne du Northumberland, et s’applaudirent d’avoir ainsi vengé leur mère; puis elles vinrent lui annoncer cette nou- velle. Mais Pressine les reçut fort mal et condamna très sévèrement la conduite de ses filles : « — Comment l’avez osé faire, mauvaises filles et dures de cœur? Vous avez très mal fait, quand celluy qui vous a engendrées vous avez ainsi pugny par vostre orgueilleux courage ; car c’estoit celluy où je prenois ioute la plaisance que j’avois en ce mortel monde et vous me l’avez tolu (enlevé). » Et elle inflige de cruels châtiments aux trois cou- pables, surtout à Mélusine. « Et désormais, dit-elle à cette dernière, je te donne le don que tu seras tous les samedis serpente dès le nombril en à-bas, mais si tu trouves homme qui te veuille prendre en espouse et qu’il te promette que jamais le samedi ne te verra, ne descelera, ne rèvelera ou dira à personne quelconque, tu vivras ton cours naturel et morras comme femme naturelle, et de toy viendra moult noble lignée qui sera grande et de haulte proesse; et par adventure, si tu étois descellée de ton mary, sachiez que tu retourneroyes au tourment au- quel tu estoies par avant, et seras toujours sans fin 50 — jusques à tant que le Très Hault juge tiendra son juge- ment; et toy aperas (apparaîtras) par trois jours devant la forteresse que tu feras et que tu nommeras de ton nom quand elle devra emuer seigneur; et par le cas pareil aussi quant ung homme de ta lignée devra morir. » «…… La suite de l’histoire est bien connue. « Mélusine épousa plus tard Raymondin, preux dis- tingué entre tous les preux et neveu d’un comte du Poitou, duquel elle eut neuf enfants. Chacun d’eux fut remarquable par une monstruosité particulière : l'aîné avait un œil rouge et l’autre bleu, le second des oreilles d’éléphant, le troisième une griffe de lion, un autre fut Geoffroy-la-grande-Dent, etc. « Longtemps Raymondin obéit à la défense qui lui avait été faite de voir sa femme le samedi; mais, enfin, cédant un jour à la curiosité et peut-être aussi à un certain mouvement de jalousie maritale, il enfreignit la défense, viola sa promesse, et pénétra dans l’apparte- ment de sa femme tandis que celle-ci, soumise à la métamorphose que sa mère lui avait imposée, prenait ses ébats dans un baquet. A l'instant Mélusine s’élança par une fenêtre hors de la chambre et disparut pour jamais aux regards de son époux trop indiscret. Depuis lors, elle erre sur les créneaux de son palais, effrayant par ses apparitions nocturnes les populations voisines et annonçant, par ses gémissements et ses cris, les mal- heurs qui menacent sa lignée. De là est venu le dicton poitevin : « Pousser des cris de Mélusine, » A ER II Cette variante de la légende en est, comme M. G. d’Espinay le fait observer lui-même, une forme non pas populaire, mais déjà littéraire. Jean d'Arras s’est évidemment inspiré pour l'écrire, soit de traditions orales, soit de renseignements manuscrits; et afin de lui donner plus d’ampleur et de mouvement et de la dramatiser, il y a mêlé des éléments empruntés à d’au- tres légendes, par exemple à l’histoire du roi Lear, dont les filles furent ingrates et dénaturées comme celles du roi Elinas. Elle reproduit cependant avec assez d’exactitude les traits essentiels du récit primitif pour qu’on puisse l’accepter comme sa traduction poétique et embellie. Se demandant ensuite quelle peut être l’origine de la fable de Mélusine, M. d’Espinay dit qu'il la croit assez complexe, et l’examen approfondi auquel il se livre pour la démêler est la meilleure preuve de son assertion. Il en cherche avec raison et en trouve un des éléments dans l’histoire. Foulques, comte d'Anjou, qui déjà s’était croisé plu- sieurs fois, se rendit en Palestine, en 1129, pour épouser en secondes noces Mélisende (par corruption Mélusine), fille de Baudouin I, roi de Jérusalem, petite- fille de Godefroy de Bouillon. Plus tard, la petite-fille de Foulques, appelée Sybille, devint, comme son aïeule Mélisende, reine de Jérusalem et elle apporta la cou- ronne à son mari Guy de Lusignan. D’après les généa- pote logistes de la maison de Lusignan, la Mélusine légen- daire sérait un composé de ces deux princesses, et l’on comprend, ajoute M. G. d'Espinay, que les Lusignan aient voulu rappeler le souvenir de Mélisende et de Sybille, et qu’ils soient fiers des grands souvenirs atta- chés à cette alliance avec la famille royale de Jérusalem. Mais cela n’explique pas pourquoi Mélisende s'est trans- formée en fée et en sirène. D’après certains commen- tateurs dont M. G. d'Espinay incline, semble-t-il, a accepter les explications, il faudrait chercher la cause de la métamorphose dans une vieille légende de la my- thologie syrienne qui s’est perpétuée à Ascalon à travers les âges et jusqu'aux croisades. Cette légende, Guy de Lusignan, devenu comte d’Ascalon et de Joppé par sa femme, l'aurait rapportée et popularisée dans le Poitou en adoptant pour emblème, sur son blason, la sirène, héroïne principale de cette tradition populaire. Enfin, déterminant avec un sens littéraire très juste et très fin le caractère de l’œuvre de Jean d’Arras, M. G. d'Espinay conclut ainsi : « C’est un vrai roman du cycle breton ou gallois. Jean d'Arras est un disciple de Geoffroy de Montmouth, un lecteur des romans dérivés des légendes gallo-bretonnes. Mais il faut bien remarquer toutefois que le fond de la légende de Mélu- sine paraît étranger à la mythologie celte ; les traditions galloises proprement dites ne mentionnent point le dieu ni la déesse poisson (de la légende d’Ascalon).. Si la forme du récit de Jean d'Arras est empruntée aux romans de chevalerie, le fond est venu de source toute différente, je veux dire de la mythologie syrienne. » Tout en étant d'accord avec M. G. d’Espinay sur tous 060 22 les points essentiels, nous lui demanderons la permis- sion de faire quelques réserves, au moins sur la der- nière conclusion. Exacte au fond, elle est, croyons- nous, trop absolue dans la forme. Elle semble impliquer qu'avant le xn° siècle, tout au moins avant les Croi- sades, il n’existait point en Europe, et en particulier dans la mythologie celte, de légende analogue à la fée Mélusine. Ce serait aller contre la réalité des faits que de le prétendre. Les légendes, il ne an pas l’oublier, procèdent toutes d’un fond commun dont l'Orient semble être le pays d’origine. C’est de là qu'à des époques différentes et successives, elles se sont propagées à travers le monde, emportées par les peuples qui venaient les y chercher ou qui partaient, par essaims plus ou moins nombreux, de cette grande ruche primitive du genre humain. Il y eut, pour ne citer que les principales épo- ques, les disséminations phéniciennes, celtes, ger- maines, slaves, grecques et romaines, puis le grand échange d'idées et de traditions qui s’opéra pendant toute la durée des Croisades. À chaque fois, les légendes ainsi répandues dans le monde, puis insensiblement modifiées par le temps et le génie propre à chaque peuple, étaient en quelque sorte ravivées, pénétrées à nouveau de la sève originaire par le contact de celles qu’on allait chercher à la source commune, et qu’on en rapportait pures, au moins relativement, de tout mé- lange. Ce fut ainsi que les parties de la mythologie grecque et romaine, provenant de l'Orient et demeu- rées intactes, purent s’enter, sans beaucoup de peine, sur la vieille souche des superstitions celtes, et plus nt tard s’allièrent plus facilement encore avec les légendes rapportées d'Orient par les croisés. Si la tradition de la fée Mélusine, pour nous en tenir à l’exemple choisi par M. d'Espinay, s’acclimata si faci- lement en Europe, c’est qu’elle trouva dans les pays gaulois et germain, nous allons le prouver, toute une série de traditions provenant de la même source et ayant très fidèlement conservé le fait fondamental de l'histoire : l’alliance avec une fée, c’est-à-dire avec un être d’origine surnaturelle et diabolique. Cette alliance nous paraît être en effet le trait caractéristique de la légende, bien plus que l'existence de la déesse-poisson, laquelle avait d’ailleurs, dès la plus haute antiquité, des sœurs, peut-être même des ancêtres, dans les sirènes celtes, connues aussi des Romains, comme le prouve le Desinit in piscem d'Horace”. Il existe dans les mythologies celtes, germaines et scandinaves tout un cycle de traditions dont la /ée Mélusine n’est qu’une forme particulière, et l’une des plus récentes. Dans un poème breton du vi siècle sur le roi Gradlon, l'alliance avec une fée et la transfor- mation de la fille coupable en sirène forment le thème 1 La sirène se rencontre encore sur le blason de certaines fa- milles nobles; ainsi sur les armes de la famille italienne des Gaudiosi, qui sont ainsi décrites dans le Giornale araldico-genea- loyico-diplomatico pubblicato per cura della R. Accademia aral- dica italiana, diretto dat cav. G. B. di Crollalanza. Nuova serie, anno VII, N. 5 (novembre 1881) : Arma Gaudiosi : D'oro, a due fascie di rosso, caricate di due pesci d’argento controna- . tanti, eabbassate sottounasirena a doppia coda al naturale, coro- nata d'ora. — Nous devons ce renseignement à l’obligeance de Me: X. Barbier de Montault. E. F. AU Les principal du récit. La légende du Chevalier au Cygne, presque identique à la Fée Mélusine, puisqu'elle repose sur le mariage du roi Lothaire avec une fée, et sur l'existence d’enfants issus de ce mariage et venus au monde chacun avec un collier d’or qui leur donnait le pouvoir de se métamorphoser en cygnes, puis de re- prendre la forme humaine, — cette légende est de toute antiquité. Les frères Grimm en ont recueilli dans des pays germains, ou, pour être plus exact, dans des pays slaves germanisés, jusqu’à neuf versions différentes, et très probablement antérieures aux croisades. On la retrouve dans un vieux poème allemand, le Lohengrin. De la bouche des conteurs arabes et juifs elle a passé dans le Dolopathos, une des variantes du Livre ‘des Sept Sages, dont on a pu suivre les transformations dans les principales langues orientales, et le passage d'Orient en Occident, depuis le vr° siècle jusqu’au xvr°. Enfin, circonstance capitale et bien curieuse, cette fée, femme du roi Lothaire. était la bisaïeule de Godefroy de Bouillon, grand-père lui-même de Mélisende ou Mélusine. Et ce n’est pas tout. Foulques d'Anjou, le mari de Mélisende, provenait, lui aussi, d’un mariage semblable. Dans le cours de recherches que nous faisons actuelle- ment sur les légendes, nous avons été assez heureux pour rencontrer dans un grand nombre de vieux auteurs écossais et anglais, un récit légendaire presque iden- tique à celui de la Fée Mélusine. Ce récit, tous les vieux auteurs angevins l'ont passé sous silence, évidemment par respect pour les Plantagenets , leurs maîtres, et : nous ne l'avons trouvé jusqu’à présent dans aucun des dt Al hr tonttes »: 57 Et LAVE PSE auteurs modernes qui se sont occupés de l’Anjou‘. Il y est dit qu’un certain Geoffroi, comte d'Anjou, ayant le désir de se marier, fit proclamer à son de trompe dans tous ses états qu’il n'aurait égard, dans son choix, ni à la naissance, ni à la richesse, maïs à la seule beauté, et que toutes les femmes remplissant cette dernière condi- tion pouvaient se présenter. Îl en vint une si merveil- leusement belle, que Geoffroi l’épousa sur-le-champ. C'était une fée. Comme toutes les créatures de cette espèce, elle avait une tare où se reconnaissait son ori- gine diabolique : c'était de ne pouvoir rester longtemps dans les églises, surtout quand on y célébrait la messe. Le comte, son mari, s’en aperçut fort tard : quand elle lui avait déjà donné quatre enfants. Voulant tirer l'affaire au clair, il la contraignit d’assister au saint sacrifice ; et, pendant qu’on le célébrait, il la fit tenir par quatre de ses gardes. Mais au moment de la consé- eration, laissant son manteau entre les mains des gardes, abandonnant jusqu’à ses enfants, la fée s’envola par une fenêtre et ne reparut jamais. Une légende toute semblable à celle du roi Elinas était contée sur le père d’Éléonore d'Aquitaine, la femme répudiée du roi Louis VIT, qui plus tard épousa l’un des descendants de la femme de Geoffroi d'Anjou, et de Mélisende. Aussi Richard Cœur-de-Lion attri- buait-il à ces origines diaboliques les crimes de toute nature et les dissensions intestines de sa famille. Nous pourrions prolonger l’énumération. Elle nous ! Voir dans ce volume notre Note sur une Légende attribuant une origine salanique aux Plantagenéts. GA paraît suffisante pour établir ce que nous voulions prouver, qu’it existe un cycle de légendes analogues à la Fée Mélusine, provenant toutes d’un fond commun ori- ginaire de l'Orient, et dont les premières formes remontent bien au delà du xx siècle. Nous croyons avoir aussi montré, par les extraits que nous avons cités, l'intérêt et la valeur du travail de l'honorable président de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts. On y retrouve à un haut degré, malgré la forme concise de ce petit opuscule, les qua- lités qui distinguent les autres travaux du savant archéo- logue : une connaissance approfondie du sujet, une clarté parfaite, un grand art d’exposition, et, dans le choix des faits et des preuves, cette fermeté de jugement et cette sévérité de critique que donne l'habitude des affaires judiciaires. M. G. d'Espinay, nos lecteurs le savent, est un de ces magistrats érudits et lettrés, comme en a tant possédé l’Anjou, comme il en possède encore plus d’un, qui donnent l'exemple salutaire et trop peu suivi de nos jours d’une existence consacrée tout entière au travail et à l’étude, et dont les œuvres, souvent remarquables, toujours distinguées, font vivre les noms longtemps après que le souvenir de leurs ser- vices professionnels s’est effacé. Ernest FaLican. INPONUR SUR UNE LÉGENDE ATTRIBUANT UNE ORIGINE SATANIQUE _ AUX PLANTAGENETS On rencontre dans un certain nombre d’auteurs an- glais et écossais des xime et xiv° siècles une légende attribuant une origine satanique aux comtes d'Anjou, qui furent la tige de la race royale des Plantagenets d’An- gleterre. Cette légende offre des caractères particuliers qui nous paraissent la recommander spécialement à l'attention. Elle a été passée sous silence par tous les auteurs français, anciens et modernes, qui ont écrit sur l’Anjou. Elle présente les crimes et les malheurs des Plantagenets, et notamment les haines de famille et les querelles intestines des quatre fils d'Henri IT d’Angle- terre et d’Éléonore d'Aquitaine, comme la conséquence SOC. D’AG. 5 LL Dep fatale et le châtiment de l'alliance d’un de leurs an- cêtres avec un être de nature diabolique. Elle établit entre cette moderne famille d’Atrides et d’autres races ducales et royales, atteintes, pour la même faute, de déchéances semblables, disent les traditions populaires, des affinités étroites et des unions nombreuses. Elle apparaît comme l’une des formes les plus complètes et les plus curieuses de tout un cycle de légendes analo- gues. Nous proposant d’en faire l’objet d’une étude approfondie lorsque nous aurons rassemblé tous les documents qui se rattachent à ce vaste et intéressant sujet, et que nous l’aurons poursuivie jusque dans ses ramifications les plus lointaines, nous nous contente- rons aujourd'hui d’en indiquer les principaux carac- tères tels qu’ils ressortent des documents en notre possession, documents encore incomplets, mais suffi- sants toutefois pour en bien établir la nature et le sens. Cette légende est, croyons-nous, mentionnée pour la première fois sous la forme que nous allons étudier dans la chronique d’un moine anglais du xtne siècle, Johannes Bromton *. Nous l’avons ensuite rencontrée dans l’ouvrage d’un prêtre anglais du xrve siècle, Henri de Knighton?, puis dans deux autres auteurs de la même 1 Chronicon Johannis Bromton abbatis Jornalensis ab anno Domini 588 quo S. Augustinus venit in Angliam usque mortem regis Ricardi [, scilicet annum Domini 1198. Nurc primum editum ex M. SS. codicibus fideliter collatis, in Historiæ angli- canæ scriptores X... ex vetustis Manuscriptis nune primum in lucem editis. Londini, Typis Jacobi Flesher, Sumptibus Cor- nelii Bee, moczut, 2 vol. in-folio, t. I. ? Henrici Knighton Canonici Leycestrensis chronica de Even- ON ME époque, dont le premier, appartenant à la Grande-Bre- lagne et nommé Ranulph Higden ou Ranulph de Chester ‘, est l’auteur d’une sorte d’histoire universelle appelée Polycronicon, tandis que l’autre, appelé Jean de Fordun ?, est écossais. Jean de Fordun consacre à la légende tout le sixième chapitre du second volume de son Scotichronicon. C’est dans ce dernier ouvrage qu’on la trouve sous sa forme la plus nette et la plus précise, et c’est à lui que, pour ce motif, nous l’emprunterons. Il y a d’autant moins d’inconvénient à l’y prendre que, de Bromton à Fordun, elle n’a subi, pour ainsi dire, aucune altération, ni dans le fond, ni dans la forme. Chaque écrivain se contente de copier ses devanciers avec la plus stricte exactitude. Quelquefois, — et c’est le cas de Fordun, — il laisse de côté certains détails secondaires qui ne lui paraissent pas indispensables. Mais ce qu’il emprunte, il le reproduit avec une fidélité scrupuleuse, et l’on pourrait presque dire supersti- tieuse, comme sil y avait reconnu quelque marque fatidique lui défendant d’y rien changer et d’y rien tibus Angliæ tempore Regis Edgari usque mortem regis Ricardi Secundi. Nunc primum edita ex MSS. codicibus fideliter collatis, in Historiæ anglicanæ scriptores X, t. II. 1 Polycronicon (by Ranulph Higden) alias Ranulph of Chester — à la fin on lit : Imprinted in Southwerke by my Peter _ Treveris at ye expences of John Reynes... The yere... mccccc et XXVI, the xvi daye of maye, in-folio, caractères gothiques et figures sur bois, — Cet ouvrage a été traduit en anglais par John de Trevisæ et continué par Winkin de Worde. 2 Johannis de Fordun Scotichronicon cum supplementis et continuatione Walteri Boweri, insulæ Sancti Columbæ abbatis, è codicibus MSS. editum, Edinburgi, Typis et impensis Roberti Flamini mpccr, 2 vol in-folio. AEetE re ajouter de son propre fonds, fût-ce même un commen- taire explicatif. Voici le chapitre de Fordun : (CAP. VI, T. I) Comment les rois d'Angleterre, par un de leurs ancétres, étaient de l'espèce ou de la famille du diable. « La nouvelle de la pendaison du faux prophète Pierre 1 s'étant enfin répandue presque partout de bouche en bouche, quelques- uns se mirent à rechercher, géné- ration par génération, quelie avait été la famille dudit roi (Jean-sans-Terre). Et finalement ils arrivèrent à ce résultat qu'un auteur mit ensuite plus claire- ment en évidence dans le Poly- cronicon Anglorum, à savoir qu'un certain Geoffroi, comte d'Anjou, voulant contracter l'union du mariage, fit chercher par des messagers envoyés de sa cour une femme de la plus grande beauté, leur recomman- dant de n’avoir pas le moindre souci de sa famille et de ses parents, ni davantage de son extraction, si par ses attraits corporels elle devait satisfaire son aveugle passion sensuelle. Laquelle femme ayant été trou- vée après quelques recherches et s'étant présentée à lui avec le désir de lui plaire, il s’unit à elle par un mariage précipité. Un de leurs descendants, le comte d'Anjou Geoffroi, dit Plantgeneth, fut le père d'Henri 1 Ch. v. De la mise à mort du pro- phète Pierre et de la déroute des ba- Tons anglais. Quomodo reges Angliæ de ge- nere sive generatione Diaboli er uno latere processerunt. « Rumore denique vaticini Petri suspensi per ora quasi omnium divulgato, cœperunt nonnulli de progenie in pro- geniem dicti regis investigare. Et tandem ad hoc deventum est, quod postmodum auctor in Polychronicon -Anglorum clarius descripsit, quomodo viz. quidam Galfridus comes Andegaviæ vo- lens matrimonio copulari, fecit inquiri per nuncios, a latere missos, excellentioris pulchritu- dinis feminam, non habendo respectum qualemcunque ad progeniem vel parentes, sed nec de ortu ejus aliquatenus curare, dummodo ejus corpora- lis species cæco suo amori com- placeret : Qua post aliqualem indagationem reperta, et sibi cum placentia præsentata, eam concito conjugio vinculavit. Ex quorum sobole Galfridus comes ille Plantgeneth Andegaviæ ge- nuit ex imperatrice, filia bonæ Matildis reginæ Angliæ, Henri- cum secundum nomine ,, quæ post chitum imperatoris Henrici sexti sponsi sui, eidem Galfrido Plantseneth fuerat matrimonis- liter copulata. (Polycronicon.) 1 Cap. v. De interfectione Petri pro- phetæ et fuga baronum angliæ, DAT DE « Ut autem lector quisquam, tam regis hujus, quam filiorum suorum, infaustos exitus minus obstupescat, consideretur origo hujus regis ex parte utriusque parentis, nec non et uxoris suæ diabolicæ conditio, de qua fi- lios suscitavit. Comitissa quæ- dam Andegaviæ, de cujus semi- ne Galfridus Plantgeneth proces- sit, ob solam corporis speciem fuerat desponsata; raro tamen ad ecclesiam accessit; sed et tunc vix usque ad secreta missæ moram faciebat. Hoc dum a co- mite marito suo notaretur, die quadam detenta est in ecclesia a quatuor militibus. At illa, rejecto pallio, per quod tenebatur, re- lictisque ibi duobus filiis quos sub birro dextro pallii tune fove- bat, cum reliquis duobus natis, quos ad lævam tenebat, per fenestram ecclesiæ cunctis vi- dentibus, evolavit, nec usquam comparuit. Istud postmodum Richardus rex Angliæ, frater hujus Johannis regis, referre solebat, asserens non esse mi- randum si de tali genere pruce- dentes mutuo sese infestent, tanquam de diabolo provenien- tes, et ad diabolum ituri. Unde et clericus quidam famosus, a rege Henrico ad filium suum Galfridum comitem Britanniæ, fratrem dicti regis Richardi, pro pace refirmanda missus, hæc a filio audivit : Ut, quod me venisti exheredare de jure meo nativo? deuxième du nom et l’eut de l’impératrice, fille de la bonne reine Mathilde, laquelle impéra- trice, après la mort de l’empereur Henri VI son mari, avait été ma- riée à ce Geoffroi Plantgeneth. (Polycronicon.) à Mais afin qu'aucun lecteur ne soit trop stupéfait de la fin né- faste tant de ce roi (Henri II) que de ses fils, que l’on considère son origine du côté de son père comme de celui de sa mère, et que l'on ne tienne pas moins de compte de la nature de la diabolique épouse (Éléonore d'Aquitaine) dont ïl eut ces fils. Une certaine comtesse d'Anjou dont le sang coulait dans les veines de Geoffroi Plantgeneth, avait été épousée pour sa seule beauté corporelle; il était rare cependant qu'elle allât à l’église, et alors même c'était à grand'peine qu'elle y restait pendant la messe jusqu'à la consécration. La chose ayant à la fin été remarquée par son mari, un certain jour, il la fit retenir dans l'église par quatre soldats. Mais elle, ayant rejeté le manteau par lequel elle était tenue, et laissant dans l’église deux fils qu'elle tenait alors sous le pan droit de son man- teau pour les réchauffer, avec deux autres enfants qu'elle avait à sa gauche, elle s’envola par une fenêtre à la vue de tous les assistants, et ne repa- rut plus jamais. Plus tard Richard roi d'Angleterre et frère du sus- dit roi Jean avait coutume de raconter cette histoire ajoutant que ce n'était pas chose éton- nante si, provenant d'une telle souche, ses frères et lui se har- = 7 celaient et se tourmentaient les uns les autres comme des gens issus du diable et devant retour- ner à lui. De là vient aussi que certain clerc fameux, envoyé par le roi Henri à son fils Geoffroi, comte de Bretagne et frère dudit roi Richard, pour rétablir la paix, en reçut cette réponse : Pourquoi donc viens-tu me dépouiller du droitquejetiens de ma naissance? Ignores-tu que c’est une chose qui naturellement nous est pro- pre, et qui nous a été inoculée par nos ancêtres, qu'aucun de nous n'aime ses frères. Ne t'é- puise donc pas en vains efforts et n’essaie pas de nous dépouil- ler de notre propre nature. De plus la mère de ce roi Henri, du vivant de son premier mari, à savoir l’empereur Henri, qui voyageait en ermite dans les pays étrangers, pour expier la faute qu'il avait commise envers son propre père, avait indü- ment pris un autre époux, à sa- voir Geoffroi, surnommé Plant- geneth, et c'était d'eux qu'était né le roi Henri. » , Num ignoras hoc nobis natura- liter fore proprium, et ab atavis insertum, ut nullus nostrum al- terum diligat ? Noli igitur frus- tra laborare ut naturam à no- bis expellere præsumeés. Mater enim hujus regis Henrici, vi- vente priore marito, imperatore scilicet Henrico, eremitice pere- grinante ob culpam in proprium patrem, indebitè nupsit alteri, scilicet Galfrido Plantgeneth præmisso, de quibus iste rex Henricus processit !. » Plusieurs faits ou anecdotes secondaires, qui com- plètent la légende en l’aggravant, ont été racontés par Fordun, dans le chapitre suivant du Scotichronicon, et se retrouvent en termes presque identiques dans Bromton, Henri de Knighton et Ranulph de Higden ou de Chester. Dans Le texte de Bromton, le plus complet sur ce point, ils sont placés à la suite d’un récit litté- AT, il, p. 9-10. AN) 7e Nid ralement identique au dernier paragraphe de Fordun, que nous venons de reproduire. Voici comment ils y sont racontés : « … De ïisto quoque rege Henrico quondam infantulo et in curia regis Francorum nu- trito, beatus Bernardus abbas rege præsente sic prophetavit, de diabolo venit, et ad diabolum ibit : notans per hoc tam tyranni- dem patris sui Galfridi qui Sa- giensem episcopum eunuchave- rat, quam eciam istius Henrici futuram atrocitatem qua in bea- tum Thomam desœviret. Ad hoc Galfridus pater hujus regis illa Elianora abusus fuerat, quam iste Henricus filius suus postmodum duxerat. « Pater eciam hujus Elia- noræ comes Pictavensis uxorem vice -comitis sui vi rapuit et marito vivente in uxorem du- xit. Quem dum quidam vir sanctus pro hac re increpasset et minime profecisset, adjecit, dicens, Nusquam proles de vobis veniens fructum faciet felicem. Contigerat aliquando in camera hujus regis Henrici Wintoniæ multipliciter picturata, locum vacuum jussu regis relinqui, ubi rex postmodum aquilam cum quator pullis insidentibus depingi fecit, quorum tres un- guibus et rostris parentem lace- rabant, sed quartus paternis oculis eruendis acrius insiste- bat. Requisitus rex quid hoc portenderet, ait : Hii quatuor pulli mei sunt, qui me usque ad mortem persequi non cessa- … Ce fut aussi au sujet du roi Henri, alors petit enfant et élevé à la cour du roi de France, que le bienheureux abbé Bernard prononca, en pré- sence du roi, ces paroles pro- phétiques : 1! vient du diable et il y retournera, faisant allusion par là tant à la tyrannie de son père Geoffroi qui avait fait mu- tiler l’évêque de Séez, qu'aux atrodités que cet Henri devait plus tard commettre contre le bienheureux Thomas. En outre Geoffroi, père de ce roi, avait abusé de cette Éléonore d’A- quitaine que cet Henri, son fils, épousa plus tard. « Et même le comte de Poi- tou, père de cette Éléonore, avait enlevé à main armée la femme de son vicomte et l'avait épousée du vivant de son mari. Un saint homme l'ayant sévère- ment réprimandé pour ce rapt, et n'ayant pu rien en obtenir, avait ajouté ces paroles : Jamais race sortie de vous n’engendrera d’heureux enfants. I] se trouvait autrefois dans la chambre de ce roi Henri, à Winton, cham- bre ornée de nombreuses pein- tures, un endroit qu'on avait laissé nu par son ordre, et où il fit peindre ensuite un aigle ayant rangés autour de lui quatre aiglons dont trois dé- chiraient leur père à coups de griffes et de becs, tandis que le quatrième, plus acharné encore, s’efforçait de lui arracher les LE 7 SRE yeux. Ayant été interrogé sur la signification de cette peinture, bunt, sed potissime ille novissi . mus Johannes quem modo ca- le roi dit : les quatre aiglons sont mes fils qui ne cesseront pas de me persécuter jusqu'à la mort, et voici mon dernier-né, Jean, que maïntenant j'aime le mieux et qui travaillera avec le plus de fureur à me tuer. » rius amplector neci meæ acrius insudabit 1. » + La prédiction de saint Bernard sur Henri II existe dans Robert de Knighton, dans Ranulph Higden et dans Fordun, et ils l’ont reproduite en termes ou textuels, ou à peine modifiés. Ces trois auteurs se sont faits aussi l'écho du bruit de eour, d’après lequel Geoffroi d'Anjou, père du roi Henri d'Angleterre, avait abusé d’Eléonore d'Aquitaine avant qu’elle n’épousât son fils. Knighton et Ranulph Higden l’ont simplement répété ; mais Fordun semble, dans une certaine mesure, excuser la reine Éléonore, en disant que c'était après l’avoir enlevée que Geoffroi d’Anjou avait abusé d'elle (Hac Galfridus, pater hujus regis Henrici, Alienordem rapiens, ea abusus est *). Il passe sous silence les faits imputés au comte de Poitou, père d’'Éléonore, et l’anec- dote de l'aigle déchiré par ses petits, lesquels sont au contraire relatés dans Henri de Knighton et dans Ra- nuph Higden. Deux passages, l’un de Bromton, l’autre de Henri de Knighton, nous donnent aussi l’explicalion de la phrase suivante de Fordun, qui peut paraître obscure lorsqu'on ne connaît pas les rumeurs et les évènements auxquels elle fait allusion : 1 Loc. cit., t. I, col. 1044-1046. 3 Loc. cit., t. Il, cap. var. ARTAR AE « De plus, la mère de ce roi Henri, du vivant de son premier mari, à savoir l’empereur Henri, qui voyageait dans les pays étrangers pour expier la faute qu’il avait commise envers son propre père, avait * indûment pris un autre époux, à savoir Geoffroi sur- nommé Plantagenet, et c'était d’eux qu'était né le roi Henri. » Bromton dit : « Eodem anno (1125) Henri- « cus iiij imperator ! gener Henrici regis obiit, et secundum quosdam apud Spiram cum progenito- ribus suis tali epitaphio sepeli- tur : La même année (1125), l'empereur Henri IV, gendre du roi Henri, mourut, et, selon cer- tains auteurs, il fut enseveli à Spire avec ses ancêtres, et l'on avait mis cette épitaphe sur leurs tombes : Ici reposent le fils, le père, l’aïeul et le bisaïeul. « Filius hic, pater hic, avus hic, proavus jacet istic. » « Verius tamen videtur Giral- dus in ltinerario Walliæ sentire, «Mais Giraldus nous parait émettre une opinion plus véri- ubi dicit, quod Henricus iste postquam patrem suum spiri- tualem dominum Papam, cum Cardinalibus, incarceraverat et eciam patrem suum carnalem incarcerando dehonestaverat, taudem ad cor rediens, ultra- neus exul factus est, et Matilda filia dicti regis Henrici uxore clam dimissa, apud Cestriam per decennium heremiticam duxit vitam, ubi dum viveret - table dans son Itinéraire du pays de Galles, où il dit que cet Henri, après avoir jeté en prison son père spirituel et sei- gneur le Pape, avec les cardi- naux, comme il a été dit plus haut, et même après avoir désho- noré son père selon la chair en l'incarcérant, étant enfin rentré en lui-même, s'exila de son propre mouvement; et, qu'ayant renvoyé en secret son épouse 1 L'empereur d'Allemagne dont il est ici question n’est point Henri IV, mais son fils Henri V, qui se rendit en effet coupable de tous les faits qui lui sont imputés par Bromton et par Henri de Knighton. Il avait épousé en 4141, Mathilde, fille de Henïi Ier d’Angleterre, et il mourut à Utrecht, d’une maladie contagieuse qui régnait dans cette ville, le 22 mai 4125, quelque temps après s'être reconcilié avec l'Église et avoir rendu au Saint-Siège le-droit d’investiture dont il avait voulu le dépouiller. Ses crimes et ses impiétés expliquent la légende qui le fait survivre de dix années à la date de sa mort, afin de lui donner le temps d’aller faire en Angle- terre, non loin de sa femme remariée, une dure et mystérieuse pénitence. — C’est de lui qu'il est question dans le premier paragraphe de Fordun, où, par une erreur semblable à celle de Bromton, il est appelé Henri VI. Rens F9 EN EMER Mathilde, fille dudit roi Henri, il mena pendant dix ans la vie d’un ermite auprès de Chestre (Chester), où, pendant sa vie, afin de n’être connu de personne, il prit le nom de Godescallus, ce qui veut dire appelé par Dieu. L'empereur étant donc ainsi parti secrètement, l'impératrice Ma- thilde, qui n’avait jamais eu d’en- fants de lui, revint en Norman- die auprès de son père le roi Henri, qui vivait encore. » necuiquam innotesceret. Godes- callum se vocavit, quod sonat a Deo vocatum. Sic igitur impe- ratore latenter digresso, Matildis imperatrix sine prole aliqua ab eo concepta, ad patrem suum re- gem Henricum in Normannia ad- buc existentem rediiti. » Henri de Knighton, de son côté, raconte ce qui suit : « Cette année là, Henri IV, fils de Henri III, monta sur le trône impérial en Allemagne, et régna pendant neuf ans. Il avait jeté son propre père dans une prison où il l'avait laissé mourir. Il s'était emparé du Pape Paschal et des cardinaux, et les avait incarcérés comme il a été dit plus haut : ce fut pour ce motif, suppose-t-on, qu’il n’eut point d'enfants, quoi- qu'il eut épousé Matilde, fille du roi d'Angleterre, Henri. Enfin, rentrant en lui-même, il avait volontairement remis les droits de l'Église entre les mains du pape Kalixte, et s'étant ensuite, selon l'opinion la plus vraisem- blable, exilé de son propre mou- vement, et ayant renvoyé se- crètement son épouse, il était mort près de Chestre (Chester). » « Hoc anno Henricus IV, fi- lius Henrici III, cepit imperare apud Teutonicos, et regnavit pro IX annis. Hic patrem pro- prium conjecit in vinculis, qui- bus et obïit, Papam Paschalem cum cardinalibus cepit et incar- ceravit, prout supra dictum est, qua de causa, ut putatur, car- nali. progenie caruit, quamvis Matildam, filiam regis Angliæ Henrici IV, uxorem duxisset. Tandem ad cor rediens, jura ecclesiæ Kalixto papæ libere resignavit, sicque secundum ve- riorem opinionem exul sponte factus, clam uxore relicta, apud Cestriam obüit 1. » 1 Loc. cit., t. I, col. 4045. — 2 Loc. cit., t. IE, col. 2377. III Toutes ces fatalités, tous ces crimes ignorés ou vo- lontaires, accumulés comme à plaisir sur les têtes les plus hautes et les plus célèbres d’une même race, ne nous justifient-ils pas d’avoir dit en débutant que la légende avait fait des Plantagenets une moderne famille d’Atrides ? C’est bien ainsi du reste que les représen- tent les auteurs que nous venons de citer. Ils montrent en eux les victimes prédestinées d’une fatalité de nais- sance à laquelle il leur est impossible d'échapper. Bromton affirme que les dissensions intestines et la fin tragique des quatre fils d'Henri d'Angleterre avaient été prédites par Merlin, il donne même le passage de ces prophéties qui les concerne. Tous les auteurs que nous venons de citer sont, nous l'avons dit, anglais ou écossais. Aucun des auteurs angevins ou même normands, qui se sont occupés des Plantagenets, ne disent rien de leur origine satanique ; ils sont de plus extrêmement réservés sur le chapitre de la reine Éléonore, dont les désordres n’étaient cependant ignorés de personne, et lorsqu'ils ne les passent pas entièrement sous silence, ils les atténuent le plus possible. Le motif qui les arrête ou les retient n’est pas difficile à discerner. Les Angevins ont dédai- gné, comme une odieuse calomnie, les rumeurs dénuées de preuves assignant une origine infamante à cette famille violente et désordonnée, mais si brillante et si chevaleresque des Plantagenets, doni la fortune surpre- nante et les beaux faits d'armes sont une des plus Due grandes gloires de l’Anjou. Les Normands n'ont pas tenu compte davantage de ces récits populaires parce qu’ils entachaient l’honneur de princes unis par d’étroites alliances à leurs ducs, devenus rois d’Angle- terre, et que surtout ils y reconnaissaient une manifes- tation de la haine vouée par les populations de la Grande-Bretagne à tous les étrangers venus du conti- nent, qu'ils fussent Normands ou Angevins. Ces popu- lations avaient vu de très mauvais œil l’impératrice Mathilde porter la couronne d’Angleterre dans l’ambi- tieuse et entreprenante famille des comtes d'Anjou. Elles pressentaient que cette union, par le surcroît de force qu’elle apportait à ces souverains étrangers, allait rendre la conquête normande définitive, et qu’à la suite des Plantagenets il arriverait toute une armée de seigneurs et d'hommes d'armes, à l’existence ou à l'éta- blissement desquels elles seraient obligées de pourvoir. Les chroniqueurs du temps sont, sur ce point, unanimes. Cette haine instinctive que les Plantagenets trop sou- vent justifièrent par leurs violences et leurs exactions, loin de diminuer avec le temps, croissait de règne en règne. Elle atteignit à son paroxysme lorsque Jean- sans-Terre, par ses prétentions tyranniques, contrai- gnit les barons, ses alliés naturels, à faire cause com- mune avec la population de l’île. Elle était alors partagée par les Ecossais, les Plantagenets prétendant les contraindre à prêter hommage à la couronne d’An- gleterre et leur disputant plusieurs provinces. Or ce fut précisément vers cett: époque, après la pendaison du faux prophète Pierre, dont les prédications et les promesses avaient soulevé le peuple, et après une DST E défaite subie par les barons révoltés, que l’on se mit à rechercher génération par génération, nous dit Fordun, quelle avait été la famille dudit roi Jean-sans-Terre, et que la légende prit naissance, ou tout au moins fut mise en circulation. Elle apparaît donc bien évidemment comme une vengeance des barons et du peuple, et l’on a toutes raisons d’y voir une sorte de protestation et de revanche morale des vaincus. Les historiens ne man- quêrent pas dés lors, toutes les fois que l’occasion se présenta, d'introduire cette légende injurieuse dans leurs chroniques. Ce fut comme un mot d’ordre auquel ils restérent fidèles jusqu’au jour où les rancunes pas- sées disparurent devant des haines nouvelles. Il ne fallut pas moins que les luttes acharnées de la guerre de Cent Ans et les terribles agitations de la Réforme pour effacer ce souvenir des anciennes rivalités nationales, dont Fordun, dans son Scotichronicon, semble avoir recueilli le dernier écho. Jusqu'au xve siècle, les au- teurs anglais, lorsqu'ils traduisent ou imitent les poèmes normands écrits en l'honneur des Planta- genets, ne manquent jamais d'y glisser la légende leur attribuant une origine diabolique. Ainsi fit notamment, vers la fin du x1v° siècle, l’auteur d’un poème remar- quable sur Richard-Cœur-de-Lion, poème qui est, on en à la preuve, une imitation, peut-être même, dans ses parties principales, une simple traduction d’un poème antérieur de quelque trouvère normand. Il y faut noter celte différence, toutefois, qu’à la forme jus- qu’alors adoptée, le poète anglais en substitua une autre fort curieuse, et dont nous parlerons tout à l’heure, qui assigne une date beaucoup plus récente à PRG RACE Palliance satanique et l’impute au roi Henri IL. (Voir page 19 la note À.) Si les auteurs angevins, antérieurs au xvlie siécle, n’ont point parlé de cette légende, par respect ou par patriotisme, il nous paraît difficile qu’ils l’aient ignorée. Ils connaissaient les chroniques anglaises, et ils ont dû certainement l’y rencontrer. Il nous paraît improbable surtout que Jehan de Bourdigné n’en ait rien su. Il y a, dans ses origines fabuleuses des comtes d'Anjou, une histoire qui ressemble beaucoup à notre légende, c’est celle de la belle Ronixe, cette princesse païenne et Saxonre dont le roi Hengistus devint si éperdûment épris que, pour l’épouser, il répudia sa femme, qui était chrétienne et dont il avait eu plusieurs enfants‘. Cette histoire est-elle dérivée de la légende satanique de la comiesse d'Anjou, ou faut-il y voir une variante anté- rieure provenant d’une source commune? Nous incli- nerions plus volontiers vers cette dernière hypothèse ; et peut-être Jehan de Bourdigné, en recueillant cette tradition, n’a-t-il pas été fâché de montrer que de tout temps des histoires semblables avaient eu cours, et d’opposer aux auteurs anglais cette réfutation indirecte, la seule qu’il pût se permettre. IV Pour inventer cette légende, les auteurs qui la mirent en circulation n'avaient pas eu du reste grands frais d'imagination à faire. Elle existait depuis un temps 1 Chroniques d’Anjou et du Maine, par Jehan de Bourdigné, première partie, ch. onzième. Re Len Le immémorial dans la littérature populaire, et l’on n’avait eu d'autre peine, pour l'appliquer aux Planta- genets, que de lui faire subir quelques modifications de détail. Bien avant qu’on ne la leur attribuât, elle était répandue en Europe sous la forme même que nous avons rapportée. On l’y connaissait certainement avant le règne de Richard-Cœur-de-Lion, dit Georges Ellis dans ses Spécimens d'anciens Romans en vers ?, car on lit dans les Otia Imperiala, de Gervase of Tilbury, écrits de 1208 à 1218, que le seigneur d’un certain château appelé Espenel, ayant observé que sa femme, depuis plusieurs années, quittait toujours la chapelle avant la messe, ordonna un jour à ses gardes de l’y retenir de force. L'ordre fut exécuté et il eut cette conséquence fort inattendue, qu'incapable de sup- porter la présence de l’hostie, au moment de l’Éléva- tion, la prisonnière s’enfuit à travers les airs en empor- tant avec elle tout un côté de la chapelle *. 1 « Specimens of Early English metrical Romances, chiefly written during the early part of the fourteenth century, to which is prefixed an Historical introduction intended to illustrate the rise and progress of romantic composition in France and England, by George Ellis, Esq. 2° ed. in three volumes (in-8°). London, printed for Longman, etc., 1811. » 2 «… It is there said that the lord of a certain castle called Espenel, having observed that his wife, for several years, always left the chapel before mass was concluded, once ordered his guard to detain her by force. The consequence was, that, unable to support the elevation of the host, she retreated through the air, carrying with her one side of the chapel. The passage is in the edition of the Brunswick historian published by Leiïbnitz, Hanov., 1707, t. I, p. 978. Ellis, loc. cit., t. II, p. 183. » Gervase ou Gervais de Tilbury était un historien du xur° siècle, né daus le bourg de ce nom, sur les bords de la Tamise. Après avoir Ho 0e On attribuait aussi à certains ancêtres d'Éléonore d'Aquitaine des aventures, des alliances si semblables à celles reprochées aux comtes d'Anjou, que ces légendes, non seulement proviennent d’un fonds com- mun, mais encore ont été très probablement copiées les unes sur les autres. Îl nous serait impossible, avec les documents que nous possédons, de les classer dans un ordre chronologique, et nous ne croyons pas du reste que, dans un sujet de cette nature, la question de priorité puisse être tranchée d’une façon positive, car la légende, avant de prendre une forme littéraire dans l’ouvrage du premier auteur qui l’a recueillie, existait parmi le peuple à l’état de tradition orale; elle s’y transmettait de bouche en bouche depuis un temps plus ou moins long, et dont il est presque toujours impossible de déterminer la durée d’une façon même approximative. Tous les membres de la Société d’agriculture, sciences et arts, depuis qu’ils ont lu l’érudite et cu- rieuse étude de notre savant et respecté président, M. G. d’Espinay, sur la Fée Mélusine, savent comment, un jour, le bon roi Élinas fit à la chasse, au bord d’une fontaine, la rencontre d’une aimable et charmante fée parcouru une partie de l’Europe, il se rendit, en 1208, à la cour de l’empereur d'Allemagne, Othon IV. Ce prince, qui descendait, par sa mère, d'une famille illustre de la Grande-Bretagne, accueillit Gervase avec beaucoup d’empressement. Il en fit l’un de ses orateurs et le nomma plus tard chancelier, puismaréchal du royaume d'Arles. Gervase mourut en 1218. Ses Otia Imperialia sont des mélanges de physique, d'histoire et de géographie. Il leur donna ce titre parce qu’il les avait composés pendant son séjour en Allemagne, pour distraire l’empereur Othon. RL RO AL. qui lui plut fort et qu’il épousa sans s'inquiéter le moins du monde de sa provenance. Ils n’ont point oublié non plus comment Élinas perdit sa chère Pres- sine pour n'avoir point respecté la défense qui, dans certaines occasions, lui interdisait l’accès de l’apparte- ment de sa femme, et comment leur fille Mélusine fut ravie, par une faute semblable, à la tendresse de son mari, Raymondin, lequel était le neveu d’un comte de Poitou. Cette légende, dont le héros, dans la dernière partie, est un parent, sinon l’un des ancêtres d’Éléonore d'Aquitaine, un trouvère belge du xx siècle, Philippe Mouskes, dans sa Chronique rimée ‘, la rapporte à pro- pos d’un comte de Toulouse, ancêtre direct de la reine Éléonore, mais en lui juxtaposant, comme épilogue, la légende diabolique de la comtesse d’Anjou. Tout comme le roi Élinas, ce comte de Toulouse, en allant tendre ses rêts contre les bêtes fauves, est pris lui- même dans les filets d’une séduisante fée, qu’il ren- contre sur le bord d’un clair ruisseau. Il l'épouse; il en a plusieurs enfants ; puis s’étant aperçu, tout comme le comte d'Anjou, et aussi tardivement que lui, ce qui montre combien il était aveuglé par la passion, de l’hor- reur secrète de sa femme pour les églises, et surtout pour le saint sacrifice de la messe, il la soumet à la même épreuve; et de même que la comtesse d'Anjou, de même aussi que Mélusine, la fée s’envole par la 1 Chronique rimée de Philippe Mouskes, publiée et commentée par le baron de Reïffenberg, Bruxelles, M. Hayez, 1836, 2 vol. in-40, t. Il, p. 243-250, in Collection de chroniques belges iné- dites, publiées par ordre du gouvernement. SOC. D’AG. 6 RPC LS fenêtre et ne reparaît jamais. La juxtaposition de ces deux légendes, dans le récit de Philippe Mouskes, ten- -drait à faire croire que sa version leur est postérieure, les auteurs désireux de surenchérir sur leurs devan- ciers ayant l’habitude, pour donner plus de mouve- ment au récit et pour en augmenter la force drama- tique, de prendre deux ou trois de leurs épisodes et de les fondre en un seul. On pourrait presque laffirmer si l’on ne savait aussi que plus tard, lorsque les his- toires compliquées de la sorte passent la mesure et détruisent, par une accumulation trop grande d’inci- dents, l'intérêt qu’elles voulaient pousser à son pa- roxysme, des auteurs bien avisés les démembrent et se taillent dans leürs épisodes des histoires plus simples et plus naturelles, si bien qu’on voit successivement, et parfois à plusieurs reprises, un certain nombre de thèmes s’unir en un seul récit, puis se séparer, et sans qu’il soit possible, la plupart du temps, d’assigner une date certaine à ces métamorphoses successives. Une tradition populaire fort analogue prétendait, au moyen âge, que Godefroy de Bouillon avait pour bisaïeule une fée, que le roi Lothaire avait épousée, et qui était d’une fécondité extraordinaire, car de sa pre- mière grossesse il était né six garçons et une fille. Ces enfants étaient venus au monde chacun avec un collier d'or leur donnant le pouvoir de se métamorphoser en cygnes, puis de reprendre la figure humaine. L’his- toire n’est pas nouvelle. On la trouve dans le Dolopa- thos, l’une des formes de ce Roman des Sept Sages, dont les récits, originaires de l'Orient, se perdent dans la nuit des temps, et nous ont été transmis par les Rent ue conteurs juifs et arabes. C’est dans ce livre, certaine- ment, qu’elle nous apparaît sous sa forme la plus ancienne, et c’est de là qu’il faudra partir le jour où l’on essaiera d’en suivre les variations à travers les métamorphoses qu’elle a subies de siècle en siècle chez les différents peuples. Notons aussi ce fait curieux qu’entre toutes les familles auxquelles on assigne ces origines sataniques, il existe des alliances rapportées par l’histoire, et dont la réalité n’est pas douteuse. Il semble même, en cer- taines circonstances, qu’elles aient mis à se rapprocher et s'unir un empressement singulier. La petite fille de Godefroy de Bouillon, Mélisende, que l’on prétend être avec raison l’un des types historiques de la fabuleuse Mélusine, épousa Foulques, comte d'Anjou, l’un des descendants de la Fée à laquelle Geoffroy s'était um; et Beaudouin II, roi de Jérusalem et père de Mélisende, attachait tant de prix à cette alliance, qu’il envoya, de Palestine en Anjou, dit un historien, des ambassadeurs offrir solennellement au comte la main de sa fille. La petite-fille de Foulques et de Mélisende, Sybille, épousa Guy de Lusignan, l’un des descendants d'Élinas, de Pressine, de Raymondin et de la fabuleuse Mélu- sine. Enfin Éléonore d’Aquitaine qui, par son ancêtre, le comte de Toulouse, descendait directement d’une fée, et qui, par les comtes de Poitou, plus d’une fois alliés à sa famille, avait aussi du sang de Pressine et de Mélu- sine dans les veines, devint la femme d’un des descen- dants de la diabolique comtesse d'Anjou, et s’unit à lui dans des circonstances telles que le mariage n’eut cer- tainement pas eu lieu, si Henri IT n’eût cédé à l’entrai- noue nement de la passion autant au moins qu'aux calculs de l'intérêt. Cette légende satanique se retrouve encore, avec des variantes très nombreuses, mais sous une forme tou- jours très reconnaissable, dans un poëme breton sur le roi de Bretagne, Gradlon — Mur ou Veur (Graclon- le-Grand), qui date du vie siècle ‘, et dans un certain nombre de poèmes ou romans versifiés roulant tous sur le même thème, et d’une immoralité très dangereuse, en ce qu'ils présentent ces amours sataniques sous la forme la mieux faite pour séduire, et dissimulent la licence des peintures sous les fleurs d’une poésie sou- vent très attrayante. Leur thème n’est autre que la Fable de Psyché, avec cetie différence toutefois que les rôles y sont renversés, une fée, éprise d’un beau cavalier, y remplissant toujours celui de l’Amour dans la fable antique. Le Lai de Lanval, de Marie de France, est la forme la plus décente de cette légende, ce qui provient sans doute de ce qu’il fut écrit par une femme. On la retrouve, avec toutes ses séductions poétiques, mais avec toutes ses laideurs morales, dans le joli roman de Parthenopex, comte de Blois; et l’auteur anglais de ce roman en vers sur Richard-Cœur- de-Lion, dont nous avons parlé plus haut, l’a contée aussi, mais en l’attribuant au pére de son héros, c’esl- à-dire au roi Henri qui fut, on le sait, le mari d'Éléo- nore d'Aquitaine. 1 Pitre Chevalier. La Bretagne ancienne. Ce poème fut refait au vu siècle, dit M. de Fréminville. Un autre héros y prend la place de Gradlon, et la scène passe de la cour de Wital à celle d’Ar- thur. PP PRES « Le roi Henri, dit Ellis dans son analyse”, était à l’âge de trente ans un prince de grande valeur, mais ayant un tel dégoût du mariage qu'on ne pouvait le déter- miner à prendre femme en lui vantant la richesse ou la puissance des princesses qu’on lui proposait, et lors- qu'il se rendit aux instances de ses barons, ce fut à la condition qu’ils lui procureraient pour épouse la plus belle femme de l'univers. « Des ambassadeurs furent immédiatement dépêchés dans toutes les directions à la recherche de cette mer- veille. Un certain nombre d’entre eux furent poussés par un vent favorable jusqu’au milieu de l’Océan, où ils furent soudainement arrêtés par une accalmie qui menaçait de les empêcher de pousser plus loin leur voyage. Fort heureusement la brise, avant de tomber, les avait conduits tout près d’un autre vaisseau dont la magnificence étonnante captiva bientôt leur ‘atten- tion. Tous les clous paraissaient avoir des têtes d’or; le pont était peint en bleu d’azur et incrusté d'ivoire, le gouvernail semblait être en or, le mât en ivoire, les voiles en satin, les cordages en soie; un pavillon en drap d’or était tendu sur le pont, et sous ce pavillon étaient réunis plusieurs chevaliers et dames habillés avec une magnificence extrême et semblant former la cour d’une princesse dont la beauté avait l'éclat du soleil reflété par une glace *. » 1 Loc. cit., t. II, p. 188. ? Voici le texte d’Ellis : « King Henry, when twenty years of age, was a prince of great valour; but having a dislike to ma- trimony, could not be induced to take a wife in account of her wealth or power; and only acceded to the entreaties of his ARE Cette princesse, à peine est-il besoin de le dire, était l’éblouissante beauté que désirait Henri IL, et c'était de plus une fée. Nous pourrions poursuivre plus loin encore la re- cherche des formes de cette légende satanique, et montrer qu'il en existe dans presque tous les pays étrangers, particulièrement en Allemagne ét dans les pays slaves. Il nous serait facile aussi d'établir que toutes ces formes proviennent d’un type unique, origi- naire de l'Orient; que les différents peuples l’en ont emporté, lorsqu'ils ont quitté cette patrie premiére de l'humanité, pour le transformer chacun suivant la nature de son génie ou le caprice de son imagination, et que certains d’entre eux, ainsi les nations de l’Eu- rope à l’époque des croisades, sont venus l'y reprendre après des siècles, puis ont greffé ces formes nouvelles ou rajeunies sur les formes anciennes. Mais ce serait barons, on the condition of their providing for his consort the . most beautiful woman in the universe. « Ambassadors were immediately dispatched in every direc- tion to search for this paragon. One party of them was carried, by a fair wind, into tne midst of the ocean, where they were suddenly arrested by a calm wich threatened to prevent the further prosecution of their voyage. Fortunately, the breeze had already brought them nearly in contact with another vessel, which by its astonishing magnificence engrossed their whole attention. Every nail seemed to be headed with gold: the deck was painted with azure and inlaid with ivory ; the rudder appeared to be of pure gold; the mast was of ivory; the sails of satin ; the rope of silk; an awning of cloth of gold was spread above the deck; and under this awning were assembled divers Knights and ladies most superbly dressed, appearing to form the court of a princess whose beauty was « bright as the sun through the glass. » "1e dépasser les limites de notre travail. Ce n’est point une étude complète de cette légende que nous nous sommes proposé d'écrire, mais une simple note sur ses formes principales, et nous n’avons déjà que trop insisté sur certaines variantes. Un dernier mot cependant avant de terminer. Nous n’avons point essayé, à l'exemple de certains auteurs, de déterminer quel était le comte d'Anjou, du nom de Geoffroi, qui contracta cette alliance diabolique. Après ce que nous avons dit des conditions dans lesquelles s’est développée cette forme de la légende, une pareille recherche nous semble tout-à-fait inutile, et certaine- ment elle serait vaine. Ce n’est point tel ou tel comte d'Anjou en particulier que les auteurs anglais ou écos- sais, qui relatent cette histoire, se sont proposé de - flétrir, c’est la race des Plantagenets tout entière. Afin que l’imputation fût plus difficile à repousser, ils l'ont laissée dans le vague et l’ont entourée d’une obscurité volontaire. S'ils ont appelé le mari de la fée Geoffroi, c’est que, de tous les noms portés par des comtes d'Anjou; celui-là était le plus fréquent et sans doute aussi leur était le plus familier. Pousser l’investigation plus loin, ce serait se créer une préoccupation qui n’a pas même dû se présenter à leur esprit et se perdre dans la poursuite d’une chimère, en leur prêtant des intentions et des vues auxquelles ils n’ont jamais songé. Ernest FALIGAN == NOTE ADDITIONNELLE. Note À. — Des légendes et des faits historiques, successivement attribués à différents personnages. — Ces sortes de transposi- tions de faits historiques sont extrêmement communes dans les auteurs du moyen âge; et s’il en est quelques-unes qui peuvent être imputées à l'ignorance, d’autres, comme celle qui nous occupe, ne sauraient bénéficier de la même excuse, et sont, sans aucun doute, des falsifications préméditées de la vérité. On doit encore ranger dans cette dernière catégorie une transposition fort curieuse de la célèbre aventure d'Eginhard avec Imma, l’une des filles de Charlemagne, transposition que nous avons rencontrée dans Henri de Knighton, l’un des auteurs relatant la fabuleuse et satanique origine des Plantagenets. On connaît, et l'on nous permettra de rappeler brièvement cette aventure, rapportée dans la chronique des moines de Lauresheim ou de Lorch !, et traduite par M. Guizot, dans sa notice sur Eginhard ?. « Eginhard, archichapelain et secrétaire de l'empereur Charles (Charlemagne), s’acquittait très honorablement de son office à la cour du roi, dit le moine, auteur de ce récit, était bienvenu de tous, et surtout aimé de très vive ardeur par la fille de l’empereur lui-même, nommée Imma, et pro- mise au roi des Grecs. Un peu de temps s'était écoulé, et chaque jour croissait entre eux l'amour. La crainte les rete- nait, et de peur de la colère royale, ils n’osaient courir le grave péril de se voir. Mais l’infatigable amour triomphe de 1 Lauresheim ou Lorch, dans le diocèse de Worms, à quatre lieues de Heiïdel- berg. Cette chronique s’étend de l’an 703 ou 704 à l’an 4479. 2 Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France. T. II. D jeu tout. Enfin cet excellent homme (non pas l'amour, mais Eginhard), brûlant d'un feu sans remède et n’osant s'adresser par un messager, aux oreilles de la jeune fille, prit tout d'un coup confiance en lui-même, et, secrètement, au milieu de la nuit, se rendit là où elle habitait. » Il fut, dit la chronique, mieux accueilli qu'il n’aurait dû l'être. « Mais, poursuit le moine de Lauresheim, lorsque, à l'ap- proche de la lumière du jour, il voulut retourner, à travers les dernières ombres de la nuit, là d’où il était venu, il s'apercut que soudainement il était tombé beaucoup de neige, et n'osa sortir de peur que la trace des pieds d'un homme ne trahît son secret. Tous deux pleins d'angoisse de ce qu'ils avaient fait et saisis de crainte, ils demeuraient en dedans. Enfin, comme dans leur trouble ils délibéraient sur ce qu'il y avait à faire, la charmante jeune fille, que l'amour rendait audacieuse, donna un conseil et dit que, s’inclinant, elle le recevrait sur son dos, qu'elle le porterait avant le jour tout près de sa demeure, et que, l'ayant déposé là, elle reviendrait en suivant très soigneusement les mêmes pas. « Or l'empereur, par la volonté divine, à ce qu’on croit, avait passé cette nuit sans sommeil, et, se levant avant le jour, il regardait du haut de son palais. Il vit sa fille mar- chant lentement et d’un pas chancelant sous le fardeau qu'elle portait, et lorsqu'elle l’eut déposé au lieu convenu, reprenant bien vite la trace de ses pas. Après les avoir long- temps regardés, l’empereur, saisi à la fois d’admiration et de chagrin, mais pensant que cela n'arrivait pas ainsi sans une disposition d'en haut, se contint et garda le silence sur ce qu'il avait vu. » Eginhard, cependant, n'était pas tranquille, et, poussé par le remords autant que par la crainte, un jour il s’en alla trouver Charlemagne et lui demanda, en récompense de ses services et comme une grâce, d'être chargé d’une mission qui l'éloignât de la cour. Charlemagne, sans rien laisser paraître de ses sentiments, lui promit de songer à sa requête et d'y donner une prompte réponse. Puis, convoquant ses conseillers habituels et les seigneurs alors présents à sa cour, il leur dit que la majesté impériale avait été grande- ment offensée par le coupable amour de sa fille avec son RE r) 1e secrétaire ; et, après avoir raconté ce qu'il avait vu de ses propres yeux, il leur demanda quelle conduite il devait tenir. Les avis furent partagés et très divers, les uns opi- nant pour un châtiment exemplaire, tout au moins d’une grande sévérité; les autres priant le roi d'user d’indul- gence. Charlemagne était père, et père très tendre, nous apprend Eginhard lui-même. C’est dire qu'il se rangea du dernier avis. Il donna l’ordre d'introduire Eginhard, et se tournant vers lui : — Vous vous êtes plaint, lui dit-il, de ce que notre royale munificence n'avait pas encore dignement répondu à vos services; il en faut accuser votre propre négligence, càr, si lourd que soit le fardeau des affaires dont je suis accablé, si j'avais connu votre désir, je n'aurais pas manqué de vous rendre la justice qui vous est due. Quoiqu'il en soit, je veux aujourd’hui même, afin de mettre un terme à vos plaintes, vous accorder un don magnifique, et ne doutant pas que votre fidélité ne soit dans l'avenir ce qu’elle a été dans le passé, voulant aussi vous garder près de ma personne, je vous donne ma fille en mariage, celle qui naguère vous choisit elle-même, ajouta-t-il d'un ton significatif, en vous prenant et vous portant sur ses épaules. Puis ayant donné l’ordre qu'on allât chercher sa fille, il la remit de sa propre main dans les mains d’Eginhard, lors- qu'elle fut arrivée, et il la dota richement. Si l'histoire n’est pas très édifiante, au moins est-elle contée par le moine de Lauresheim avec une naïveté et une bonhomie qui, dans une certaine mesure, en atténuent les côtés scabreux. Dans Henri de Knighton qui, de la cour de Charlemagne, la transporte à celle de l’empereur Henri I, elle devient tout-à-fait scandaleuse, non par la forme ou les broderies du récit — elle est résumée en quelques lignes — mais par le caractère dont sont revêtus les deux principaux personnages. D'Eginhard, que son titre purement honori- fique d’archichapelain n’engageait point dans les ordres, le chroniqueur anglais a fait un prêtre, et de la fille de Char- lemagne, devenue la sœur de l'empereur, une religieuse. Le: style est d’ailleurs d’une crudité à faire pâmer d’aise un romancier naturaliste, et la conclusion révolte par sa sottise aussi bien que par son immoralité. = fie Cap. vi. Henricus secundus imperator ompes joculatores et mimos à terra sua amovit, et quod eis dari solebat pauperibus erogavit. Hic sororem habens sanctimonialem, tantum eam dilexit quod a latere suo vix unquam abesse permitteret; unde cum quadam nocte cleri- cus qüuidam de curia sua cum illa usque mane dormitasset, et nix terram cooperuisset, librato consilio clericus fecit eam se portare in dorso suo extra cu- riam. Quod rex dum minctum surgeret e fenestra conspexisset, subtacuit donec vacante uno episcopatu clerico sic diceret : « Accipe episcopatum et vide ne ultra equites super dorsum mulieris ; » et iterum vacante abbathia sanctimonialium dixit rex sorori suæ : « Accipe abba- thiam et vide ne unquam portes clericum equitantem !. » Chap. vi... L'empereur Henri Il chassa de ses domaines tous les baladins et les mimes, et fit distribuer aux pauvres ce qu’on avait coutume de leur donner. Cet empereur avait une sœur religieuse, et l’aimait tant qu'il ne lui permettait que très rare- ment de s'éloigner de la cour. Il en résulta qu’un certain clerc du palais qui était resté jusqu’au matin dans l'appartement de la princesse, trouvant alors la terre couverte de neige, ils tinrent conseil, et le clerc la décida à le porter sur son dos jusqu'à la sortie de la cour. Ce que le roi, qui s'était levé pour satisfaire un besoin naturel, ayant apercu par la fenêtre, il se tut jusqu’à ce qu'un évêché fût vacant, et alors il dit à son clerc : « Je te donne cet évêché, mais prends garde à l’avenir de ne plus te servir des épaules d’une femme pour traverser ma cour. » Et une abbaye de religieuses étant en- suite devenue vacante, le roi dit à sa sœur : « Je te donne cette abbaye, mais prends garde à l'avenir de ne plus transporter de clerc sur tes épaules. » Comme Henri de Knighton était chanoine de l’abbaye de Leicester, on ne saurait vraisemblablement l'accuser d’être l’auteur de cette transposition. Il reçut sans doute l'histoire de la bouche de quelque ennemi de l'Église qui trouva plai- sant de mettre au compte du clergé, en l’aggravant, cette anecdote scandaleuse de la cour de Charlemagne. Dès le xive siècle, l'Église d'Angleterre était l’objet de violentes attaques, et le savant chanoine n'eut d'autre tort, probable- ment, que de prêter une oreille trop confiante aux inventions d'un ennemi caché de la religion, et de reproduire trop fidè- lement la grossièreté de son langage. 1 Loc. cit., t. II, col. 2325-2326. SR AODNE Ces sortes de transpositions furent une des armes favo- rites, et l’une des plus perfides et des plus dangereuses, dont les ennemis de l'Église se servirent pour discréditer le clergé. Si l’on remontait à la source des faits scandaleux qui lui sont reprochés dans les satires et les fabliaux du moyen âge, on trouverait que bon nombre n’ont pas d'autre origine. Ce fut de tout temps la coutûme des débauchés et des liber- tins de prêter leurs vices et leurs excès aux gens de bien et surtout aux gens d'Église. Ils ne pouvaient inventer un plus sûr moyen de les déshonorer. On sait aussi que le récit du moine de Lauresheim est con- sidéré comme apocryphe par un grand nombre d’historiens, entre autres par M. Guizot. Peut-être en fouillant bien dans la littérature licencieuse du moyen âge, y trouverait-on l'histoire réelle qui lui donna naissance, et dont on se servit pour jeter le discrédit, d'abord sur la famille de Charle- magne, puis sur l'empereur et le clergé de la Germanie. Qui sait si elle n'eut pas pour auteur, sous sa dernière forme, un des baladins et des mimes que l’empereur Henri II avait chassés de ses domaines, afin de donner aux pauvres l'argent qui servait à les entretenir ? cPExLo— OBERAMMERGAU ET LE MYSTÈRE DE LA PASSION Autrefois, Messieurs, les cloches de la cathédrale Saint-Maurice et les couleuvrines du château d'Angers unissaient, à certains jours, leurs accents pour convier les Angevins à une grande fête, à la fois religieuse et populaire, à ce qu’on appelait « un Mystère ». La ville entière répondait à leur appel. Dès le matin, une foule nombreuse se pressait sur la place des Halles pour voir pieusement mises en action la Passion ou la Résurrec- tion de Notre-Seisneur , l’histoire de Madame sainte Barbe ou de Madame sainte Catherine. Les premiers personnages de la ville, gens d’église et officiers muni- cipaux, jouaient sur le théâtre les principaux rôles; et on pouvait souvent reconnaître, sous les vêtements des disciples et des apôtres, plusieurs échevins de la mairie; sous le costume de la Vierge ou de la Madeleine, les traits d’un chanoine de Saint-Maurice. Ces usages sont maintenant loin de nous : la foule ignore jusqu’au nom même de ces réjouissances dont nos pères saluaient le retour avec tant d'enthousiasme, et nos échevins actuels semblent peu soucieux de les remettre en honneur. L'INSNEeT Plus heureux que notre cité, un petit village de la Bavière a conservé la pieuse tradition de ces représen- tations. J’eus la bonne fortune d’en être le témoin, et j'espère que le récit n’en sera pas sans charme. Ce petit village se nomme Oberammergau — quel long mot et comme il sonne haut. — A la vérité, il donne à nos oreilles françaises une idée peu juste de ce qu’il représente. Oberammergau est un petit village de mille à douze cents habitants, construit d’une facon fort pittoresque sur les premières pentes des Alpes tyroliennes. La moitié de ses maisons s'appuient aux montagnes, les autres sont gentiment groupées sur les bords d’un ruisseau, qu’on nomme dans le pays l'Ammer et dont je ne sais rien, si ce n’est qu’il coule tranquille et peu profond entre deux rives bien vertes, éveillant sur son passage mille petits bruits confus. Entre la montagne et le ruisseau les maisons du village s'étendent en deux longues files parallèles, comme deux cordons de sentinelles, mais de sentinelles amies, car rien n’est moins terrible, rien n’est plus riant que leur aspect. Chacune d’elles a son petit jardin, bien cultivé, qui l'entoure; de tous les côtés les plantes grimpent le long des murs et mettent à toutes les fenêtres une bor- dure de fleurs et de feuillage. Au-dessus d’elles, les toits dressent coquettement leurs pignons de bois, dont le faîte supporte comme emblème protecteur une statue de la Vierge ou d’un saint aimé dans le pays. La vue seule de ces maisons montre au voyageur que ceux qui les habitent ne sont point de rudes laboureurs, ou de pauvres bücherons des montagnes. Leur travail ! AAG ES journalier consiste à sculpter en bois les saints person- nages de l'Ancien ou du Nouveau Testament, des élé- phants en miniature, des bœufs, des ânes qui se vendent au loin dans toute l'Allemagne. Nul village, en temps ordinaire, n’est plus tran- quille qu'Oberammergau, et l'étranger qui le traverse entend que le bruit de l’Ammer coulant sur ses cail- loux, ou les clochettes des vaches dans la montagne. Les hommes travaillent à l’intérieur de la maison; sur le seuil de la porte, les femmes et les enfants sont oc- cupés à peindre les saints que le mari a sculptés, tandis que sur la fenêtre des cortèges entiers de rois mages avec leurs chameaux chargés de présents achè- vent de sécher aux rayons du soleil. Comment un si petit village a-t-il conservé ses repré- sentations dramatiques du moyen âge? En l’année 1633, une épidémie ravageait la contrée, et les seigneurs souverains d’'Oberammergau promirent, si le village était épargné, de faire jouer tous les dix ans la Passion de Notre-Seigneur en témoignage de reconnaissance. Le village n’eut point à souffrir de l'épidémie; aussi, dès l’année 1634, les habitants représentérent-ils le Mystère de la Passion. ï Pendant tout le cours du xvire siécle les représen- _ tations se succédèreni de dix ans en dix ans sans inter- ruption. En 1806 elles avaient rendu les habitants d'Oberammergau si célèbres, qu’un corps de troupes françaises, cantonné dans le village, demanda et obtint la faveur d’un spectacle extraordinaire. Peu s’en fallut ‘que cette représentation ñe fût la dernière. Dans plu- sieurs villes de Bavière des plaisanteries, des scènes — pr grossières s'étaient glissées dans les représentations populaires qui, par suite, avaient été interdites dans tout le royaume. Lorsqu’en 1810 revint l’époque où les habitants d’Oberammergau devaient s'acquitter de leur vœu, ils demandèrent l'autorisation de jouer leur Mys- tère. On la leur refusa. Ce refus bouleversa le petit village. Le conseil s’assembla et l’on résolut d'envoyer une députation à l’autorité ecclésiastique pour faire lever l’interdiction. Le conseil ecclésiastique répondit aux envoyés qu'ils avaient qu’à retourner chez eux et à se faire prêcher par leur curé la Passion de Notre- Seigneur; que cela vaudrait bien mieux que de repré- senter sur les tréteaux de leur théâtre le Sauveur du monde. Gomme la députation insistait, on la menaça de la mettre à la porte de la ville. Les habitants d’Obe- rammergau ne se tinrent cependant pas pour battus. Ils s’adressèrent au roi lui-même et firent tant, qu’on finit par leùr accorder l'autorisation qu'ils sollicitaient, mais à la condition que leur mystère serait expurgé de tout ce qui pouvait froisser des consciences délicates. Un moine bénédictin de l’abbaye d’Ettal, que la sécula- risalion avait chassé de son couvent, Otman Weiss entreprit cetie œuvre; il supprima les grossiéretés, retrancha même tout ce qui était allégorique et symbo- lique et fit de la Passion de Notre-Seigneur un véri- table drame historique. Jusqu’alors le diable avait eu un grand rôle dans le mystère; on le voyait siégeant sur un trône superbe, entouré de toute sa cour de démons et délibérant sur les moyens à prendre pour perdre l’humanité et com- battre le Rédempteur. C’était lui qui séduisait Judas LE "> pre et l’entraînait au crime, et lorsque le mauvais disciple s'était pendu à la branche d’un arbre, une foule de petits diablotins se précipitaient sur le théâtre, arra- chant les entrailles du traître et les dévorant. Tout cela fut supprimé et le diable ne conserva aucun rôle appa- rent dans le nouveau drame. C’est dans cet état que le mystère s’est perpétué jus- qu’à l’époque où je le vis représenter. Au mois d'août 1880, je me trouvais à Munich; sur tous les murs des affiches annonçaient pour le dimanche une représentation à Oberammergau. Bien vite je fus décidé à m’y rendre. Des compagnies anglaises avaient organisé tout un système de billets; on pouvait, à Munich même, prendre billet de chemin de fer jusqu’à la station la plus proche d'Oberammergau, billet pour voiture jusqu’au village, billet pour logement, billet pour la représentation, etc., etc. Tout cela était fort commode, mais me semblait manquer un peu d’im- prévu. et je préférais, même avec plus d’embarras et de fatigue, plus de pittoresque. Je comptais sur les heureuses rencontres, ménagées par la Providence au voyageur solitaire, et j’espérais bien en route trouver quelque aimable compagnon : je ne me trompais pas. Avant même de quitter le chemin de fer pour prendre la route de voiture, j'avais déjà deux amis, deux habi- tants de la Bohême, un père et son fils, marchands de houblon, me dirent-ils plus tard, et tous les deux noirs comme deux vrais bohémiens. Il fallut passer la nuit en route. Je partageai avec l’un de mes compa- gnons un de ces petits lits étroiis comme en ont les Bavarois, sans draps ni couverture, et munis d’un seul SOC. D’AG. 7 SAT RQ es édredon. Par bonheur la nuit ne fut pas longue. Le lendemain, dès quatre heures, nous repartions dans la voiture d’un villageois qui nous avait bien promis de nous conduire jusqu’au village même, mais qui nous laissa à moitié chemin parce que, disait-il, ses che- vaux étaient fatigués. Il fallut alors aller à pied. — La route que nous suivions serpentait au milieu des montagnes; à droite des blocs de rochers s’élevaient en hautes murailles ; à gauche, le sol se creusait en précipices où des tor- rents bondissaient. De temps à autre, nous trouvions sur notre passage de petites croix de bois, et une inscription nous appre- nait qu’à l'endroit même où nous étions, de pauvres paysans ou des voyageurs comme nous avaient glissé et étaient tombés dans l’abime. L'inscription réclamait même pour eux un Pater et un Ave; que nous ne leur refusions pas. La route était loin d’être solitaire; devant et der- rière nous marchaient, de distance en distance, des groupes animés êt Joyeux : de longues charrettes atte- lées de deux ou trois chevaux à la file passaient au son d'innombrables clochettes suspendues à tous les harnais de l’attelage. De temps à autre on reconnaisçait à sa capote usée, à son vieux coursier aux longs poils, l’é- quipage d’un presbytère voisin, amenant à la fête le curé et quelque paroissien fidèle. Parfois aussi, la voix bien timbrée d’un étudiant allemand retentissait au loin et nous apportait les échos de quelques mélodies de Wagner, la romance de l'Étoile du Tannhæuser, ou le Chant du Cygne de Lohengrin. Au bout de deux heures de marche nous arrivions à Oberammergau. Dans les rues les types les plus variés se croisaient : des Anglaises et des Américaines, cou- vertes de leurs longs manteaux à capuchons, heur- laient les braves paysans de la Souabe, nu-pieds, leurs sabots à la main. Des montagnards bavarois, avec de grands manteaux bleus relevés sur l'épaule saluaient gaiement des Tyroliens, les jambes nues, les cuisses couvertes de tricots de laine verte, une plume d’oiseau à leur chapeau. Près d’eux passaient des Tyroliennes aux yeux noirs, ayant dans les cheveux des roses des Alpes, et ces petites fleurs blanches qui poussent sous les neiges, et qui, dit-on, portent bonheur. ; Au milieu de tout ce monde, qui encombrait depuis longtemps les deux modestes auberges et toutes les maisons du village, je crus que j'avais dédaigné à tort les billets de logement des compagnies anglaises. Il me restait pourtant quelque espoir. Mes deux compagnons de voyage avaient, disaient-ils, des lettres de recom- mandation pour des personnes importantes : l’une était pour la servante du curé, l’autre pour le boulanger du village. Nous allâmes d’abord frapper à la porte du presbytère. À la cure, toutes les chambres étaient prises ou promises, et la bonne du curé ne connaissait plus dans le village un seul lit à donner. Restait le bou- langer. Nous venions d'apprendre qu’il devait jouer le lendemain le rôle de saint Pierre sur le théâtre. Nous le trouvâmes à son comptoir; de grands cheveux gris bouclés flottaient sur ses épaules, une grande barbe grise descendait sur sa poitrine, et il vendait ses pains avec une majesié imposante. Îl nous fit bon accueil, — 100 — mais ne put rien pour nous. Je ne crois pas, nous dit-il, que vons puissiez trouver où passer la nuit. Ainsi, saint Pierre, lui-même, nous refusait asile! A qui recourir ? À quel saint nous vouer ? Pour comble de malheur, le temps s'était couvert et la pluie tombait sans discontinuer. Presque déses- pérés, nous entrons, mes deux amis les Bohémiens et moi, dans lPauberge la plus voisine, et nous essayons de nous réconforter un peu avec un pot de biére du pays. La bière ne valait rien... J'étais assis, fort mélan- colique, sur le banc de bois de l'auberge, quand je vis entrer un abbé alsacien avec qui j'avais déjà lié con- naissance sur la route de Munich. Je savais qu’il avait depuis quinze jours retenu une chambre à Oberam- mergau. J’allais le féliciter sur son heureuse pré- voyance, quand je vis que le pauvre abbé paraissait fort désappointé. Il avait bien une chambre pour la nuit, mais point de billet pour la représentation du lendemain. En vain avait-il sollicité Pilate, Caïphe, jus- qu’au traître Judas; personne n'avait pu lui procurer une place. À bout d’espoir.et peu content, il était résolu à quitter sur-le-champ Oberammergau,; il allait partir et retourner le soir même à Munich. La chambre qu’il avait louée allait donc être libre! Je dois avouer que je ne fis rien pour le retenir ; il partit, après m'avoir installé fort commodément dans une petite .- chambre d’auberge. L’espoir me revenait; j'avais un logement, J'aurais bien aussi un billet pour le lende- main. Malgré la pluie, je me remis en route, et cher- chai si bien que je finis par trouver un billet, même deux et trois pour mes amis de Ja Bohême. Dans ces — 101 — recherches, le jour s'était avancé, et la nuit était ar- rivée. Je dinai rapidement à la table commune de l'au- berge, où je me souviens avoir eu avec un habitant de Berlin une conversation animée au sujet de Monsei- gneur le prince de Bismarcksur le compte duquel nous différions tant soit peu. Je me retirai aussilôt que je le pus, laissant les Allemands vider à la ronde d'immenses cornes de taureau toutes remplies de bière, au milieu des lourdes plaisanteries familières à leur race. Le lendemain matin, jour de la représentation, je fus réveillé par les sons d’une fanfare qui parcourait les rues du village ; c’étaient les habitants d’Oberam- mergau qui souhaitaient ainsi la bienvenue à leurs hôtes. La grande journée commençait! On se rendit d’abord, acteurs et spectateurs, à l’église, où le curé disait la messe, et où beaucoup des acteurs du grand drame qu'on allait jouer communièrent pieusement, afin de représenter plus dignement les personnages sacrés. La représentation des Mystères n’est point un jeu frivole pour les habitants d’Oberammergau ; ils savent qu’ils remplissent le vœu fait par leurs pères en un jour de danger, et ils s’en acquittent comme d’un devoir sacré. Au sortir de l’église, on se dirigea vers le théâtre. Jusqu'en 1820, les représentations du Mystère avaient lieu sur la place de l’église; depuis lors, par suite du manque d'espace, elles se donnent à l'extrémité du village, dans une vaste prairie, au pied des montagnes. Là, on a construit une grande enceinte en bois, pouvant contenir 5 à 6,000 spectateurs; ni la scène, n1 les — 102 — places ne sont couvertes ; le vent, la pluie, la neige ou le soleil y arrivent librement, et comme le pays est très accidenté, la scène se détache sur le fond vert des collines, ce qui prête une sorte de majesté nouvelle au spectacle. Quand tout le monde a pris place, trois coups de canon retentissent, répétés vingt fois par les échos des montagnes. Un silence religieux, une sorte de recueillement semble, dès lors, planer sur l’audi- toire. On sait qu’on va voir se dérouler le drame le plus terrible et le plus grand dont le monde ait été le théâtre, et bien que ce ne doive être qu’une fiction, on se sent déjà, malgré soi, ému et saisi. Le Mystère se compose de quatre éléments diffé- renis : 1° L'action même, comprenant les divers évènements de la Passion de Notre-Seigneur , telle qu’elle nous a été décrite par les Évangélistes : En second lieu, des tableaux vivants, c’est-à-dire des personnages animés, groupés comme dans un tableau et représentant, par leur maintien et leur disposition seuls, sans agir ni parler, les scènes de l’Ancien Tesia- ment qui, dans les desseins divins, figuraient à l'avance les principaux évènements de la Passion. Le chœur, le troisième élément de la représentation, a Justement pour but d'interpréter ces tableaux. Com- posé de sept jeunes garçons et de sept jeunes filles, il apparaît sur le devant du théâtre après chacune des principales scènes, annonce le tableau vivant qui va se découvrir aux yeux des spectateurs et leur en explique la signification. Enfin, par intervalle, la musique fait entendre quel- — 103 — ques accords, soit seule, soit pour accompagner le chant des personnages du chœur. Seuls, les habitants d’Oberammergau ont le droit de concourir aux diverses parties de leur Mystère, car, sur eux seuls, pensent-ils, pèse l'obligation de tenir la promesse de leurs ancêtres. Dès leur bas-âge, les enfants prennent part à la représentation, soit qu’ils paraissent sur le théâtre mêlés à la foule qui accom- pagne Jésus, soit qu’ils figurent dans les tableaux vi- * vants; puis d'année en aunée, ils arrivent à occuper des rôles plus importants. De cette sorte, la tradition du jeu, cette fameuse tradition dont nos acteurs de la Comédie Française se montrent si fiers, se transmet de génération en génération sur la scène d’Oberammer- gau. Souvent même certains personnages se perpé- tuent dans les mêmes familles : le fils, arrivé à l’âge d'homme, reçoit de la commune, qui, seule, sous la direction du curé, choisit les acteurs, le soin de rempla- cer son père dans ‘un rôle désormais trop important, el, chose curieuse, il n’est pas rare de voir les types attribués par l’histoire à tel apôtre ou tel disciple, se transmettre, sans altération, de père en fils. La scène proprement dite est formée de plusieurs parties : l’avant-scène, large de 25 à 30 mètres, pro- fonde de 5 à 6 mètres, où se passe l’action, où se joue . le Mystère : c’est là que Notre-Seigneur, les Apôtres et les Juifs agissent et parlent; c’est là encore que: le chœur se réunit et vient expliquer les tabléaux Wi- vants. Ceux-ci sont disposés au fond du‘théâtre, dans une partie qu’on pourrait appeler arrière-scène, sépa- rée de la précédente par un rideau où est peinte une 4 — 104 — rue de Jérusalem. A droite et à gauche de cette arrière-scène sont deux maisons avec balcons donnant sur l’avant-scène : celle de gauche est la maison de Pilate, celle de droite, l'habitation du grand-prêtre Annas. Enfin à droite et à gauche de ces deux maisons deux portiques donnent accès dans les rues de Jéru- salem. Imaginez-vous, Messieurs, que vous êtes assis en : face de ce théâtre; les trois coups de canon ont re- tenti et leurs derniers échos se perdent au loin dans les montagnes. L’orchestre commence l’ouverture et fait entendre une musique douce qui, peut-être peu originale, dispose singulièrement l’âme aux émotions religieuses et solennelles. À peine a-t-il terminé que le chœur sort des coulisses à droite et à gauche, en tout quatorze personnages, sept de chaque côté. Ils marchent lentement à la file, les plus grands en tête; ils sont revêtus de tuniques blanches et de grands manteaux également blancs, mais bordés d’or. Ils portent des sandales, et ont sur la tête une sorte de diadème d’or. Hommes et femmes ont le même costume et ne se distinguent qu’à la voix. Ils se rangent sur le devant de la scène, croisent sur leur poitrine leurs mains cou- vertes de gants de laine blanche, s’inclinent tous à la fois et entonnent d’une voix claire et sûre un cantique annonçant la miséricorde de Dieu et le rachat de l’hu- manité. Aux derniers mots de ce cantique ils se séparent et découvrent l’arrière-scène dont le rideau se lève. On aperçoit un double tableau vivant représentant l’al- liance de Dieu avec les hommes dans l’Ancien Testa- — 105 — ment; à droite, Adam et Éve chassés du Paradis ; à gauche, le sacrifice d'Abraham. « Voyez, dit le chœur, comme Abraham était prêt sur le mont Moria à immoler son fils, ainsi Dieu nous im- mole lui-même son fils pour expier nos fautes. » Après quelques autres strophes, le chœur rentre dans la cou- lisse. | A peine l’avant-scène est-elle redevenue libre, que Von entend retentir derrière le théâtre les cris Hosanna ! Hosanna! Gloire au Messie! En même temps, on voit arriver sur la scène des enfants avec des ra- meaux d’olivier, puis des hommes, des femmes, des vieillards, tous portant des rameaux; enfin, Jésus. Il est assis sur un âne; son visage est noble, son front, ses cheveux, sa barbe, tout rappelle le type du Sauveur conservé par la tradition et par les artistes. Il s’avance sur le devant de la scène et instruit le peuple qui l’ac- compagne. Bientôt le rideau qui couvrait l’arrière- scène se lève; on aperçoit une salle du Temple; les marchands y vendent leurs produits, et, sans respecter la majesté du lieu, traitent leurs affaires en criant à haute voix. Jésus s’avance vers eux, sans colère, mais avec une fermeté extraordinaire; il renverse leurs tables couvertes d’argent et, saisissant une corde, il les chasse du Temple. Peu après, les marchands outragés se réunissent, ils se plaignent de Jésus et jurent de se venger en le faisant mourir. Un tableau vivant se découvre : Les frères de Joseph délibèrent sur les moyens de le perdre, symbole de ce que feront plus tard les Juifs contre Jésus. À ce tableau succède une scène animée. Le conseil des Juifs est — 106 — assemblé dans la Synagogue; les prêtres et les scribes, assis sur de petits escabeaux, sont rangés le long des murailles, au centre, sur des sièges plus élevés, se tiennent Annas et Caïphe ; le premier habillé de blanc, le second de rouge. L’assemblée est réunie pour s’occu- per de Jésus de Nazareth. La détermination est prise. sa perte est décidée, et Caïphe lève la séance en pro- nonçant ces mots : « Pères et amis, la joie réchauffe ma poitrine. Allons et faisons ce que nous avons résolu de faire. » Les différents épisodes de la Passion du Sauveur se succèdent ainsi comme vous les connaissez, Messieurs. Les acteurs d’Oberammergau suivent pas à pas le récit des Évangiles, dont ils reproduisent souvent le texte même. Le jeu de ces paysans, habitant un petit vil- lage perdu au milieu des montagnes, est surpre- nant. Leur maintien, leurs gestes, leurs mouvements rappellent exactement certains tableaux d’église que les artistes du moyen âge ont peints dans nos vieilles cathédrales. Il y a dans leur jeu tant de vérité, de convenance, une si parfaite intelligence de leur rôle, qu’on a peine à se rappeler, en les voyant sur la scène, revêtus de leurs costumes juifs, que peu d’instants au- paravant ils béchaient leurs jardins et soignaient leur bétail. Les évènements, même les plus connus, de ce grand drame sont représentés avec une si merveilleuse exactitude et tant de vrai sentiment, qu’on croirait par moment assister aux scènes mêmes de la Passion. Deux de ces scènes m'ont surtout profondément ému. Deux tableaux vivants s'étaient succédés, figurant l’un et l’autre la Pâque nouvelle. Le premier nous avait — 107 — montré les Israélites dans le désert recevant la manne céleste ; le second, les Hébreux voyant revenir de Cha- naan leurs envoyés chargés de la belle grappe de raisin müûri dans la Terre promise. Le chœur nous avait expliqué comment ces deux scènes de l'Ancien Testa- ment étaient le symbole de la Nouvelle Alliance et l’image de la nourriture céleste que le Ciel réservait aux Chrétiens. Avec les dernières strophes du chant le rideau qui couvre l’arrière-scène se lève et laisse aper- cevoir le Christ avec ses douze disciples. Ils sont assis autour d’une table, et l’on voit se reproduire tous les détails de la Sainte Cène : Jésus lave les pieds de ses disciples; Marie-Madeleine verse un vase de parfum sur les pieds du Sauveur et les essuie de ses longs cheveux. Lorsque Jésus a béni le pain et en a distribué une parcelle à chacun de ses Apôtres, ceux-ci s’age- nouillent et restent recueillis. Il n’y a alors aucune action sur le théâtre, mais la solennité de cette scène muette saisit tous les spectateurs; personne ne fait un mouvement ; on n’entend aucun bruit dans l’auditoire et l'acte s'achève, imposant et sublime, au milieu du silence de la nature qui semble recueillie comme les spectateurs. La représentation du Mystère continue, la Passion suit sa marche. Jésus est allé prier au mont des Oliviers. Judas, le traître, est arrivé avec une foule armée, l’a baisé sur la joue et l’a livré. Le Juste a été garrotté, traîné au Prétoire, battu de verges, puis conduit devant Pilate qui n’a pas osé le condamner, mais l’a abandonné à la rage du peuple. Je ne crois pas qu’il y ait dans un drame scènes plus émouvantes — 108 — que celles qui vont se succéder. Ces mêmes rues de Jérusalem, où naguère le peuple avec des rameaux d’olivier saluait l’arrivée du Messie, Jésus les traverse encore, mais cette fois courbé sous le poids d’une lourde croix. Le peuple.se presse sur son passage, mais c’est pour le montrer au doigt et le railler. Seules, les femmes sont émues et pleurent. Jésus voit leurs larmes : « Ne pleurez pas sur moi, filles de Jérusalem, leur dit-il, pleurez sur votre patrie, pleurez sur le sort de vos enfants. » .À peine ce cortège a-t-il quitté l’avant-scène qu’on voit apparaître, suivant de loin le divin Crucifié, Marie, sa mêre, avec Madeleine et saint Jean. La Vierge ne peut se soutenir et pleure sur son Fils; Madeleine et Jean partagent sa douleur. Le cortège est arrivé au mont des Oliviers; on en- tend retentir à l’arrière-scène des coups de marteau : c’est Jésus qu’on cloue à la Croix. Le rideau se lève ; deux croix sont plantées en terre et les deux larrons y sont attachés ; entre elles, une troisième croix plus grande est encore à terre; des bourreaux la hissent avec des cordes; elle se dresse et découvre Jésus cloué comme un criminel. Au pied de sa croix, les soldats tirent au sort ses vêtements, et le peuple juif insulte au mourant. À l'écart, se tiennent Marie et les saintes femmes ; Jésus jette uñ regard sur elles et incline la tête de leur côté. Il sonffre encore quelques instants, puis meurt, Un bruit semblable à un tremblement de terre retentit, et bientôt un homme de Jérusalem vient annoncer aux prêtres que le voile du Temple s’est dé- chiré de lui-même du haut en bas. Étonnés de ce pro- — 109 — dige mais fiers de leur victoire sur Jésus, les Juifs aban- donnent le lieu du supplice. Il ne reste au pied de la Croix que les trois Marie et saint Jean plongés dans la plus grande üouleur. Bientôt apparaissent Joseph d’Arimathie et Nicodème ; ils détachent doucement le corps du Grucifié et l’étendent dans un blanc linceul. Vous avez tous vu, Messieurs, au moins reproduit par la gravure, le célèbre tableau de Rubens, la Des- cente de Croix, qui orne un des autels de la cathédrale d'Anvers, et vous savez tous quel effet saisissant pro- duit sur l'âme ce chef-d'œuvre de la peinture fla- mande. Eh bien, les acteurs d'Oberammergau semblent avoir voulu reproduire aussi exactement que possible la disposition de ce tableau. La mise en scène du crucifiement, le groupement des personnages, leur attitude se retrouvent exactement les mêmes sur la toile de Rubens et sur le théâtre d’Oberammergau. Aussi, vous pouvez juger quelle impression produit sur le spectateur ce tableau formé par des personnages ani- més qu’il s’est habitué depuis cinq ou six heures à regar- der comme les disciples, comme le Christ lui-même. Je me souviens qu’à ce moment du crucifiement beau- coup de personnes versaient d’abondantes larmes. Pour ne point laisser nos âmes sous une si doulou- reuse impression, les habitants d’Oberammergau n’ont point terminé à ce moment leur drame sacré. À la mise au tombeau succède la Résurrection, et le chœur qui, tout à l'heure, couvert d’habits de deuil, pleurait la mort du Juste, crucifié pour les péchés du monde, revêt de nouveau ses vêtements blancs et célèbre dans un chant de triomphe la gloire du Dieu ressuscité. — 110 — Le Mystère était terminé et nous quittions le théâtre. Il était quatre heures du soir et la représentation du- rait depuis huit heures du matin. Les acteurs avaient bien fait un entr’acte d’une heure pour déjeuner etre- prendre des forces, mais dans la crainte de perdre nos places, nous, les spectateurs, n’avions point quitté le théâtre. Devant un tout autre spectacle, je ne sais si l’on pourrait endurer la fatigue de ces huit heures d’immo- bilité et rester ainsi sur des planches, et mal à son aise. Mais devant les scènes de la Passion, on s’oublie soi- même. Au milieu de la représentation, des nuages s'étaient amoncelés, et la pluie s’élait mise à tomber sur nos têtes. Personne ne se leva pour quitter le théâtre, personne n’ouvrit même un parapluie qui eût empêché ses voisins de voir. C’est que nul spectacle n’est plus émouvant pour nous autres hommes que la vue même du grand acte de notre rédemption. Ima- ginez-vous pour un moment que Jésus ne soit point le Fils de Dieu, Dieu lui-même, mais un homme, fils du charpentier Joseph. Enle voyant ainsi persécuté pour la sainte morale qu’il enseigne, frappé et injurié par les Juifs, trahi par les siens, traîné au supplice sans qu’il se plaigne, sans qu'il perde même un instant cette majesté sereine qui l'entoure comme d’une auréole, vous ne pourrez vous empêcher de suivre avec un intérêt profond et une sympathie extrême ce sublime héros. Quelle impression doit donc produire cette vue sur nous, chréliens et catholiques, qui reconnaissons dans ce grand perséculé notre Maître et notre Dieu, qui sa- vons que toutes ces douleurs, toutes ces humiiations — 111 — sont endurées de plein gré, par amour pour nous, pour expier nos propres fautes, et nous valoir une félicité suprême! Ce Mystère de la Passion est pour des catho- liques le plus beau drame qu’ils puissent voir. Li Quel abîme, Messieurs, entre ces représentations du moyen âge, et les spectacles où le public se presse de nos jours! Et quelle marche descendante de l’art dra- matique! Cet art naît, dans les premiers siècles du Christianisme, des belles cérémonies de la liturgie chrétienne, et ne se hasarde hors du sanctuaire que pour offrir à un plus grand nombre de spectateurs les scènes émouvantes de la Passion ou de la Nativité. Après la vie de Jésus-Christ, il prend successivement pour objet l’histoire des anciens patriarches ou les lé- gendes des saints. La Renaissance, par un contre-sens digne de son esprit païen, le ramène un instant aux dieux et aux héros du paganisme. Le xvrre siècle, plus chrétien, sinon plus français, choisit ses personnages dramatiques parmi les grands hommes de l’histoire et donne en spectacle l'enthousiasme patriotique ou reli- gieux. Au xvine siécle, Voltaire et Beaumarchais ap- prennent à la tragédie à débiter de fausses sentences philosophiques, attaquant à la fois la société et la re- ligion. De nos jours, enfin, plein de dédain pour la religion, l’héroïsme ou la philosophie, l'art dramatique ne célèbre plus, sous prétexte de naturalisme, que les — 112 — passions les moins nobles et les plus brutales. Quels sont ses héros? des joueurs, des voleurs ou des assas- sins! Quelles femmes nous représente-t-11? Des mères coupables, des épouses adultères, souvent même des courtisanes éhontées. Après Marion Delorme, nous avons Nana. Le peuple, pour qui l’on organise toutes ces repré- sentations prétendues populaires, a-t-il au moins gagné à cette transformation de l’art dramatique ? Sans doute, il suit avec un grand intérêt toutes les intrigues qui se déroulent sous ses yeux; des coups de théâtre plus rapides viennent l’émouvoir, des péripéties plus ef- frayantes surexciter son imagination. Mais cette jouis- sance calme qui repose l’esprit et lui donne de nou- velles forces pour le travail, quand donc la trouve-t-on dans nos théâtres modernes? Le moyen âge avait des spectacles vraiment faits pour Île peuple, capables de charmer et de distraire son imagination par les tableaux vivants des Saintes Écritures ; capables d’élever son esprit par les graves pensées qu'ils faisaient naître en lui; capables surtout d’exciter sa piété, cette suprême sauvegarde contre les passions mauvaises et les convoi- tises aveugles. Ces bienfaisantes représentations du moyen âge, le xix° siècle ne les connaît plus; et l’on ne sait qui l’on doit surtout plamdre : l’ouvrier, à qui la société ne ménage plus de semblables délassements, ou la société elle-même, que l’ouvrier, aigri par de mauvais spectacles, a pris en haine et veut détruire. Faut-il donc ramener sur nos scènes les Mystères du moyen àge? Nous n’irons pas jusqu’à le proposer. Mais ne serait-il pas possible, en s'inspirant des meilleurs — 113 — souvenirs du passé, d'organiser des représentations qui respecteraient à tout le moins la religion, et feraient vibrer dans l’âme les grands accents de la morale et du patriotisme. La société, à coup sûr, y gagnerait; et la littérature dramatique, en devenant plus morale, atteindrait plus sûrement la beauté littéraire. G. BRICARD. 2 soc. D'AG. | 10 :8 INPUT ES SUR QUELQUES PECTINIDÉES DU MIOCÈNE DM N JON La famille des Pectinidées se trouve représentée dans la molasse et les faluns de l’Anjou par de belles et cu- rieuses espèces. — Quelques-unes ont été nommées par Lamark, d’autres par Defrance; et, malgré le nom et l'autorité de ces savants, les unes ont donné lieu à de nombreuses discussions, qui n’ont peut-être pas produit toute la lumière désirable, les autres sont restées à peu près inconnues dans la science. On a beaucoup disserté sur le pecten (janira) solarium, pour savoir si le nom de Lamark devait s'appliquer au type autrichien de Loïbersdorf, si bien figuré par Hoernes, ou bien être réservé exclusivement au type français, recueilli d’abord à Doué (Anjou). Les mêmes difficultés ont été soulevées au sujet du pecten benedictus, cité par Lamark à Doué et Pergigran, les formes de ces deux localités n'étant pas identiques. — Defrance a décrit dans le Dictionnaire des sciences naturelles trois — 115 — Pecten * et deux Hinnites * : qui se trouvent dans nos faluns; mais les descriptions en sont trop courtes et trop peu précises pour carctériser et faire reconnaître ces espèces. — Aussi, M. Millet n’a pas reconnu, pour ce motif, le Pecten Beraudi, et en a fait une espèce nouvelle, décrite sous le nom de P. Recurvatus. Cest la même cause qui a empêché Sowerby et Searles Wood de reconnaître les Æinnites Dubuissont et Cortesyi. — Le premier a publié, dans le Mineral Conehology , sous le nom de Hinnites Dubuissoni, Defr., une espèce du Crag, qui n’est autre que l’Hinnites Cortesyi Defr .Le second, ayant eu de meilleurs exemplaires de la même espèce à sa disposition, nomme la coquille de Sowerby, Hinites Cortesyi; mais en exprimant le regret de ne pouvoir donner cette détermination comme absolument exacte et certaine, vu l'impossibilité où il a été de voir et d’étudier les types mêmes de Defrance. M. Eug. Deslongchamps, professeur de zoologie à la Faculté des sciences de Caen, a bien voulu nous com- muniquer les éypes de la collection Defrance; — cette bienveillante communication, en nous faisant connaître ces trois Pecten et ces deux Hinnites, nous met à même de les décrire plus complètement et d’en donner une bonne figure. Aux espèces déjà publiées par Lamark et Defrance, M. Millet en a ajouté quelques autres qui sont nou- velles pour la science : nos recherches nous permettent 1 Ce sont : les Pecten Bistriatus: P. Aldrovandi; et P. Be- raudi. 2 Hinnites Dubuissoni; Hinnites Cortesyr. — 116 — d'y joindre quelques espèces déjà connues, il est vrai. mais tout à fait nouvelles pour notre département. La note que nous publions aujourd’hui n’est qu’une partie de notre travail sur les Pectinidées tertiaires de l’Anjou. Elle a pour objet l'étude détaillée d’un petit groupe représenté aujourd’hui, dans les espèces vivantes, par le Pecten prs felis de Linné. Ce groupe renferme quatre formes bien distinctes et toutes assez rares dans nos faluns. Ce sont : 1. Pecten fasciculatus. — Millet. 2. Pecten Puymoriæ. — Ch. Mayer. 3. Pecten Aldrovandi. — Defrance. 4. Pecten Nolani. — Nobis. Pecten fasciculatus. Millet. 3. Pecten Puymoriæ.Ch.Mayer. Pect. \olani. Ba Lt. Pecten Aldrovandi. Defrance. 4 — 117 — PECTEN FASCICULATUS. Millet. (Fi. 1 *?, DE GRANDEUR NATURELLE.) 1854. Pecten fasciculatus. Millet, Paléontol. de M. et L., pag. 171, n° 306. (Sans descript.) 1865. Pecten fasciculatus. Millet, Indicateur de M. et L., tom. Il, pag. 606, no 222. 1866. Pecten fasciculatus. Millet, Paléontol. de M. e: L., p. 30, n° 222. 1867. Pecten Reussi. Hoernes, Die foss. Mollusk. des Tert.-Beck. Von Wien, pag. 407, tom Il, pl. 64, fig. 1. Goquille inéquivalve, inéquilatérale, plus longue que large, déprimée, légèrement convexe, mince et assez fragile : la valve gauche ou supérieure est ornée de neuf côtes assez saillantes et arrondies, chaque côte est couverte de 4-5 grosses stries longitudinales : les intervalles, sensiblement égaux, portent aussi de 4-6 stries longitudinales; ordinairement une des ces stries, plusgrosse et plus saillante que les autres, forme comme une légère costule intercalaire. — La valve droite ou inférieure est un peu moins convexe et plus plane; les côtes sont aplaties avec les stries plus saillantes, en sorte que ces côtes sont plus semblables . à des stries groupées en faisceaux, que séparent deux ou trois stries enfoncées. . Toutes les stries des deux valves, tant celles des côtes que celles des intervalles, sont munies de petites écailles papilleuses, un peu imbriquées, mais souvent — 113 — effacées par le frottement. Toute la superficie des valves, entre les siries, porte un réseau très fin, et vi- sible seulement à la loupe, de stries entrecroisées obliquement; ce qui fait paraître la coquille comme chagrinée. Les oreillettes sont inégales, striées ; les antérieures sont fortement dilatées, élancées et obliques, tandis que les postérieures paraissent comme tronquées. DIMENSIONS. Du bord cardinal au bord palléal., 60 millim.; — Du bord anal au bord buccal., 48 millim.; — Épaisseur 20 millim. RAPPORTS ET DIFFÉRENCES. Ce Pecten appartient au même groupe que le Pecten pes felis de Linné. — Dans nos faluns de l’Anjou, ce groupe comprend quatre espèces : À. Pecten fasciculatus, Millet. 2. Pecten Aldrovandi, Def. 3. Pecten Puymoriæ, Mayer. 4. Pecten Nolani, Bardin. Le Pecten fasciculatus se distingue aisément des autres et à première vue, par sa plus grande taille, par ses côtes moins nettement définies, quelquefois même difficiles à séparer les unes des autres, tandis qu’elles sont fortement accusées et parfaitement dis- tinctes dans les trois dernières espèces. — De plus, dans le Pecten fasciculatus, les intervalles des côtes sont peu profonds, se réunissent insensiblement et se con- fondent presque avec les côtes par le moyen des stries intercalaires, de même grosseur, ou à peu près, que — 119 — les stries costales; en sorte qu’il serait souvent diffi- cile de déterminer nettement où commence la côte et où finit l'intervalle ; dans les trois dernières espèces, au contraire, les côtes sont relativement très saillantes et très distinctes sur les deux valves; — le Pecten Aldrovandi porte trois stries écailleuses entre chaque côle sur les deux valves; et les Pecten Puymoriæ et Nolani ont les intervalles des deux valves sans aucune strie. Cette espèce est très rare. Loc. Tigné. Deux raisons nous engagent à conserver à cette es- pêce le nom de Pecten fasciculatus, imposé par M. Millet, et à rejeter en synonymie celui de Pecten Reussi, Hoernes. 1. M. Millet décrivait cette espèce sous le nom de P. fasciculatus, en 4865, dans son /ndicateur de M.-et-L., iandis que Hœrnes publiait son P. Reuss, deux ans plus tard, en 1867. Le droit de priorité est donc incontestable en faveur de M. Millet. 9. De plus, Hœrnes a fait un double emploi, en don- nant à cette espèce le nom de P. Reussi. D’Orbigny donnait déjà ce nom, en 1847, à un pec- ten de l’étage sénonien de Bohême. (Prodrom., tom. Il, pag. 252, n° 869.) CS = — 120 — PECTEN PUYMORIÆ. Mayer. (FiG. 3*?, DE GRANDEUR NATURELLE.) 1857. Pecten Puymoriæ. Mayer. Journal de Con- chyhol., vol VI, p. 377. « Coquille inéquivalve, plus longue que large, dé- primée, munie de 10 côtes fortes et élevées, ornées de lamelles serrées et assez fortes. Les côtes de la valve inférieure sont un peu aplaties et divisées en deux ou trois parties par des sillons longitudinaux superficiels. Celles de la valve supérieure sont arron- dies. Les interstices aplaties portent, comme les flancs des côtes, un tissu très fin et élégant de stries obliques et lamelleuses. Les oreillettes sont inégales., ornées de petites côtes squammuleuses. La grande oreillette de la valve inférieure est élancée et «oblique. (Extrait du Journal dé Conchyliologie.) DIMENSIONS. Du bord cardinal au bord palléal, 42 millim. ; — Du côté anal au côté buccal, 35 millim. ; — Épaisseur 20 millim. Ces dimensions sont prises sur de beaux échantillons de Pontlevoy, que nous avions reçus de M. le marquis de Vibraye, sous le nom de Pecten Reussi. C'est à une bienveillante communication de M. Tournouër que nous devons la connaissance du type du Pecten Puy- moriæ. Cette espèce est très rare jusqu'ici en Anjou. Nous — 121 — en possédons une seule valve, recueillie à Auverse, canton de Noyant-sous-le-Lude. RAPPORTS ET DIFFÉRENCES. Le Pecten Puymorie se distinguera toujours du P. fasciculatus par ses côtes plus nettement séparées, par ses intervalles non striés longitudinalement ; du Pecten Aldrovandi, par ses côtes non striées sur la valve supé- rieure, et à peine striées sur la valve supérieure, et aussi par les intervalles intercostaux nonstriés;, du Pecten No- lani, par sa taille beaucoup plus forte, ses valves plus inéquilatérales. Ce dernier différera encore du P. Puy- moriæ par ses côtes striées sur les deux valves et plus aplaties, ainsi que par sa forme plus cunéiforme. ° — 422 — PECTEN ALDROVANDI Defrance. (Fic. 4? D, DOUBLE DE GRANDEUR NATURELLE.) 1895. Pecten Aldrovandi. Defrance, Dictionn. des Sciences natur., tom. XXXVIIF, pag. 256. 4854. Pecten Aldrovand. Millet, Paléontol. de M.-et-L., pag. 171, n° 302. 1865. Pecten Aldrovandi. Millet, Indicat. de M.-et-L. tom. Il, pag. 605, n° 220. 1866. Pecten Aldrovandi. Millet, Paléontol. de M.-et-L., pag. 29, n° 220. Coquille inéquivalve, subéquilatérale, plus longue que large, déprimée, presque plane, munie de 9 côtes assez fortes et saillantes. Les côtes de la valve droite sont un peu aplaties, couvertes de 4-6 stries longitu- dinales, et assez sensiblement divisées en deux parties par la strie médiane plus profonde que les autres. Les côtes de la valve gauche ou supérieure sont arrondies, striées longitudinalement, les cinq médianes, au moins, munies de céng à six stries; les intervalles égaux et aplatis portent aussi, dans les échantillons bien conservés, trois stries longitudinales garnies de petites écailles, imbriquées comme dans la valve droite : souvent, les exemplaires sont assez mal conservés, et alors les stries n’apparaissent que confusément, et seu- lement près du bord palléal. Sur cette même valve, les côtes et les intervalles sont recouverts d’un tissu trés fin et élégant de stries obliques qui s’entrecroisent, surtout dans la région voisine du bord cardinal. — Sur la valve droite on ne peut apercevoir ce tissu de stries obliques; mais les stries longitudinales des côtes pa- raissent finement crénelées. Les oreillettes sont inégales et ornées de petites côtes squammuleuses. La grande oreillette de la valve inférieure est fortement dilatée, landis que la pos- térieure est comme tronquée. DIMENSIONS. Du bord cardinal au bord palléal, 30 mil, ; — Du côté buccal au côté anal, 25 millim. Nous devons la connaissance du type de Defrance aux bienveillantes communications de M. Eugène Deslong- champs; mais c’est sur nos types d’Aubigné, scrupu- leusement confrontés avec celui de Defrance, que nous avons fait notre description; ce sont aussi nos exem- plaires, en bien meilleur état de conservation, que nous avons fait figurer. Cette espèce est assez rare. Loc. M. Millet cite le Pecten Aldrovandi à Aubigné, Tigué, Doué et Saint-Georges. RAPPORTS ET DIFFÉRENCES Cette espèce se distinguera toujous très facile- ment du P. fasciculatus par sa taille plus petite, par ses valves subéquilatérales; par ses côtes trés nettement limitées et plus saillantes; par les inter- valles intercostaux profonds, munis de irois stries longitudinales écailleuses. Elle se distinguera plus faci- lement encore du P. Puymoriæ, par ses côtes munies 5 — 124 — au moins de quatre à cinq stries longitudinales sur les deux valves, de plus, les intervalles sont toujours dépourvus de stries longitudinales dans le Pecten Puy- moriæ. Enfin, il est impossible de confondre le Pecten Aldrovandi avec le Pecten Nolani, qui est inéquilatéral, bien plus petit, plus fragile, plus aplati; les côtes de ce dernier, excepté une des médianes qui en a quatre, n’ont jamais plus de #rois stries relativement espacées, et laissant voir entre elles le réseau de fines stries entrecroisées qui se montre dans les intervalles dé- pourvus de stries longitudinales. — 125 — PECTEN NOLANI. Bardin. (F1G. 2. A. GRANDEUR NATURELLE, B. PARTIE GROSSIE.) 1854. Pecten decemradiatus. Millet, Paléontol. de M. et L, p. 171, n° 305. 1865. Pecten decemradiatus. Millet, Indicat. de M. et L.,t. Il, p. 605, n° 220. 1866. Pecten decemradiatus. Millet, Paléontog. de M.et L, p. 29, no 220. 1882. Pecten Nolani. Bardin. Mém. Soc. agricult. sciences et arts d'Angers, t. 24. Coquille petite, fragile, subéquivalve, inéquilatérale, cunéiforme, plus longue que large, très déprimée, presque plane, munie de dix côtes rayonnantes, assez fortes et saillantes ; les côtes des deux valves sont ornées de stries, légèrement écailleuses dans les individus bien conservés; ces stries, relativement espacées, sont ordinairement au nombre de deux sur les côtes laté- rales, de trois sur les autres, quelquefois quatre sur une des médianes; les intervalles intercostaux sont égaux, de même largeur que les côtes et complètement dépourvus de stries. Sur les deux valves, les côtes et les intervalles sont recouverts d’un tissu très fin et très élégant de stries obliques et entrecroisées. Les oreillettes sont inégales, striées; la : oreillette de la valve inférieure est assez élancée et oblique; elle porte Aw stries rayonnantes, rapprochées ' — 126 — deux à deux, de mamère à les distribuer en quatre paires. DIMENSIONS. Du bord cardinal au bord palléal 17-18 millim. ; — Du côté anal au côté buccal., 15 millim.; — Épaisseur 6-7 millim. Loc. Sceaux. Très rare. Il était impossible de conserver le nom de Pecten decemradiatus imposé par M. Millet à cette charmante petite espèce, cette dénomination ayant déjà été employée pour une espèce vivante du même genre par Lister, Hist. Conchyl., pl. 188., fig. 26 (teste Defrance, in Dictionn, des sciences natur., tom. XXXVIII, pag. 250). — Nous sommes heureux de dédier ce Pecten à M. Nolan, officier au 77° de ligne, et de le remercier ainsi du concours qu’il nous a donné dans ce travail. — Sans son habile crayon, les espèces ne seraient pas figurées, et, par suite, cette étude aurait perdu tout l'intérêt qu’elle peut avoir aux yeux des paléontolo- gistes. M. Tournouër, après nous avoir aidé de ses conseils, a bien voulu donner tous ses soins à l'exécution de Ja planche qui accompagne cette note; qu’il nous per- mette de lui offrir ici le témoignage de toute notre re- connaissance. ; Abbé Bari. ——— 2 EL — FONTINALIS RAVANI (SP. NOV.) Le genre Fontinahs, auquel se rapporte l'espèce nouvelle que je viens vous présenter, forme une des séries les plus remarquables de l’ordre des mousses. Répandues dans toute la région atlantique de l’hémis- phère boréal, ces plantes, par leur grandes dimensions et leur mode de vie aquatique, ont attiré de bonne heure l'attention des botanistes. Aussi le nom de Fontinals, déjà employé par Bauhin, fut appliqué successivement par Dilleniws et Linné à des groupes de plus en plus naturels, jusqu’à ce qu’enfin Myrin fixât la délimita- tion actuelle du genre. Les feuilles énerves, disposées sur trois rangs réguliers, la coiffe conique et caduque qui recouvre le sommet du jeune fruit, le double pé- ristome qui couronne si élégamment la capsule à sa maturité, enfin la séparation des organes sexuels sur deux individus distincts, tels sont les principaux carac- tères qui le déterminent aujourd’hui de la façon la plus nette. Ainsi entendu, le genre Fontinalis ne comprenait — 128 — encore que deux espèces européennes, du reste très anciennement connues, lorsque Bruch et Schimper écrivirent leur première monographie : F. antipy- tica L., dont le nom rappelle l’usage qu’en font les habitants de la Laponie, lorsque redoutant l’incendie de leurs cabanes en bois, ils garnissent les parois de leur foyer de cette mousse incombustible; et F. squa- mosa L. beaucoup moins répandue, spéciale aux eaux froides et rapides, telles que les torrenis des monta- gnes. Bientôt deux nouvelles espèces trouvées en Scan- dinavie F. hypnoides Hartm., et F. dalecarlica Sch. portèrent ce nombre à quatre : enfin une cinquième se trouve décrite dans la récente édition du Synopsis de Schimper, F. Duriæi découverte d’abord en Algérie par Durieu de Maisonneuve, puis retrouvée au Portugal, à Minorque, et dans quelques localités de la France méridionale. La nouvelle espèce croît tout près d'Angers, aux bords de la Loire, dans des fossés que les eaux du fleuve tiennent d'ordinaire remplis une partie de l’année. Les caractères qu’elle présente en ses diverses parties ne peuvent laisser aucun doute sur sa distinc- . tion spécifique. Il n’a fallu rien moins que leur im- portance et leur multiplicité pour fixer les hésitations toujours naturelles quand il s’agit de proposer une nouvelle diagnose surtout parmi des plantes éminem- ment polymorphes, comme sont en général les espèces aquatiques. La comparaison minutieuse d’un trés grand nombre d'échantillons peut seule fixer la valeur relative des divers caractères. Je dois dire que j'ai été aidé dans cette — 129 — recherche par des communications importantes de bota- nistes que je ne saurais trop remercier de leur bienveil- lant intérêt. Le riche herbier de mousses donné par M. Trouillard à l’Université catholique m’a fourni un grand nombre d'échantillons précieux : M. Bescherelle m'a envoyé une série remarquable des Fontinales d'Europe et d'Amérique, enfin j'ai reçu de M. l’abbé Boulay des exemplaires très complets du rare F. Duriær recueillis par lui-même à Nimes. Malgré ces secours, je ne puis me flatter d’avoir éclairci la question autant que j'aurais désiré le faire, même en me limitant aux seules espèces européennes. La fréquente stérilité de ces plantes, conséquence naturelle de leur état dioïque, rend souvent incomplets les échantillons d'étude, ou bien si les herbiers ren- ferment les plantes fructifiées qui ont de préférence attiré l’attention des botanistes, ils présentent en trop petit nombre les individus mâles nécessaires cependant pour donner la description intégrale. Les organes végétatifs subissent dans la même espèce des variations qui empêchent de leur attribuer une confiance illimitée : toutefois, ces modifications portent principalement sur la grandeur des feuilles, plutôt que sur leur forme; l’angle du sommet reste de même compris entre des limites assez étroites. La nature du tissu n’y varie que très peu ; leur surface enfin tantôt plane, tantôt concave ou même pliée en carëène fournit un caractère de premier ordre pour ranger les espèces. Parfois, cependant, au polymorphisme produit par le milieu s'ajoutent les effets d’un polymorphisme sexuel : F. squamosa en offre un exemple frappant; la plante SOC. D’AG. 2 — 130 — mâle de cette espèce possède des feuilles si étroites comparées à celles de la plante fructifére qu’elle a pu en imposer et faire croire à une forme distincte. Une autre cause de confusion dans l’étude de ces organes végétatifs a encore été signalée par Schimper, et tient à la tendance qu'ont les feuilles à se diviser longitudi- nalement. Ainsi prise pour une feuille entière, alors qu’elle n’en représente qu’une moitié, chaque division a pu faire croire à une feuille plane dans le cas d’une feuille en carène, et donner l’apparence acuminée à une feuille qui pouvait être presque obtuse. Les organes reproducteurs, malheureusement trop rares, fournissent des caractères d’une abondance et d’une précision sans égale. Tels sont le nombre et la forme des folioles qui garnissent les courts ramuscules floraux, les dimensions du bourgeon anthéridien, tantôt court, tantôt allongé, enfin les nombreux détails fournis par les péristomes et les feuilles périchétiales. IL n’est pas inutile de faire remarquer cependant que, pour être comparables, ces organes doivent être con- sidérés au même point de leur développement. Ainsi, les dents du péristome externe ne sont complétement constituées avec leurs ciselures définitives, qu’à la chute spontanée de l’opercule. De même et surtout, les feuilles périchétiales, comme tous les organes accres- cents, doivent être examinées à la maturité parfaite, par la raison qu’elles continuent à grandir ou à se modifier jusqu’à la dissémination des spores. Ces spores enfin ne présentent que très tardivement les épaissis- sements qui font paraître leur surface verruqueuse ; pour leur dimension , elle est trop variable dans — 131 — le même fruit pour donner des indications utiles. Un premier examen superficiel des organes végéta- tifs permet de distinguer sûrement notre plante de F. antipyretica dont les feuilles sont toujours nettement pliées en carène, et de F. dalecarlica aux feuilles con- caves et convolutées. La comparaison avec les trois autres espèces comporte un examen plus attentif. Une d’elles surtout. F. Aypnoides de Suède, lui ressemble extérieurement d’une façon remarquable; mêmes feuilles étroites, aplanies et espacées, formées d’un tissu tendre et subitement contractées pour embrasser la moitié de la tige. Mais dans la plante du Nord les feuilles périchétiales recouvrent seulement la moitié de la capsule et sont d'ordinaire fortement déchirées, corrodées, tandis que ces mêmes feuilles sont dans la nôtre plus larges, très entières et s'élèvent ordinairement jusqu’à la base de l’opercule. La comparaison des fruits mûrs ajoute à ces différences : les dents du péristome externe plus longues et plus opaques ont de 830 à 32 cellules dans F. hypnoides, alors que la nôtre en compte seulement 24 à 97. Schimper ajoute que les spores de la première sont parfaitement lisses ; dans la nôtre elles se couvrent, bien que très tard, de petites saillies verruqueuses. Notre plante ne peut être non plus F. Duriæ, dont elle diffère par ses feuilles plus acuminées et toujours très entières, les folioles périchétiales indivises, moins nombreuses et plus larges, surtout, enfin, par les dents du péristome externe plus courtes d’un tiers, surchar- gées de papilles et munies d’articulations très saillantes à l’intérieur. — 132 — Reste F. squamosa, ou plutôt une variété tenella de cette espèce, car la plante type diffère absolument de la nôtre par ses feuilles concaves et rigides. Mais l’exis- tence même de cette variété est très problématique, et son histoire pourrait donner lieu à une intéressante re- cherche. Sans entrer ici dans de longs détails, en voici quelques traits saillants. Schimper, aprés avoir établi cette variélé dans le Bryologia Europæa sur des échan- tillons recueillis à Leipsick par Kunze, la conserve dans la première édition de son Synopsis en y rapportant une autre plante récoltée à Berlin par Al. Braun. Mais dans l’édition la plus récente, l’auteur, revenant impli- citement sur sa première détermination, efface défini- tivement cette variété tenella et rattache à F. hypnoides les plantes de Kunze et d’Al. Braun sur lesquelles elle avait été primitivement établie ‘. Désormais, toutes les formes à feuilles aplanies sont, pour lui, exclues de F. squamosa dont la diagnose nouvelle comparée à celle de F. hypnoides se trouve ainsi très simplifiée. Cependant, quelques naturalistes ont à maintes re- prises publié d’autres échantillons qu’ils ont cru pou- voir rapporter à cette variété tenella. Ainsi, une plante trouvée en Sardaigne par Marcucci figure sous ce nom (Un. itin. crypt. 1866). Mais autant qu’on en peut ju- ger à son état stérile, elle n’est autre que F. Duriæi. La publication de Rabenhorst Bryotheca Europæa ren- 1 Je n’ai pas vu d'échantillons de ces plantes : l’hésitation de Schimper à leur égard semble recommander de nouveau leur étude. Les botanistes Allemands peuvent nous fixer sur ce point, et nous apprendre si elles se rattachent bien à F. hypnoïdes ou à quelqu’une des espèces voisines. — 133 — ferme également un F. squamosa var. tenella, sous le n° 631. L’étiquette porte que les échantillons sont très intéressants parce que ni Bruch ni Gumbel n’ont pu en indiquer une localité. Cependant, il est facile d’y re- connaître tout simplement la plante mâle de F. squa- mosa, qui présente, comme on sait, des feuilles beau- coup plus étroites et presque planes. La certitude est pour moi d'autant plus complète qu’ils sont identiques avec d’autres recueillis en juillet 1879 dans la rivière d’Argenton-Château , et que j'avais, après une étude attentive, rapportés à F. squamosa, dont ils représentent le type de la plante mâle. Ils sont indiqués sous ce nom dans la première note que je vous ai présentée sur nos herborisations en 1880. Il ne reste donc plus guère aujourd’hui que le sou- venir de cette var. tenella; successivement appliquée à des plantes qui, définitivement, doivent être rattachées soit à F. hypnoides, soit à F. Duriær, soit, enfin, à la plante mâle du type, abandonnée par son auteur même dans son plus récènt ouvrage, elle ne peut s’appliquer davantage à la plante angevine qui diffère, au reste, de F. squamosa par ses bourgeons mâles beaucoup plus raccourcis, formés de 6 folioles au lieu de 9, et contenant de 5 à 9 anthéridies plus courtes. Il n’est pas enfin jusqu’à la station de notre Fonti- nale qui ne contribue à rendre plus évidente sa distinc- tion spécifique. Sans doute il aurait été rigoureusement admissible que F. Duriæi jusqu'ici confiné dans la région des oliviers ait étendu ses limites jusque dans la France centrale; plus difficilement peut-être que F. hypnoides ait pu quitter les lacs glacés de la Scandi- — 134 — navie pour les tièdes eaux de la Loire; mais outre que les caractères précédents s’opposent à ces rapproche- ments, 1l est bien plus naturel de reconnaître qu’une plante si fructifère et si largement répandue autour de nous s’y trouve réellement au centre de son aire de dispersion. Les bords de la Loire semblent bien sa patrie originelle; observée d’abord à Rochefort le 21 février dernier, elle a été suivie depuis sur une longueur de plusieurs kilomètres dans l’île de Saint- Jean-de-la-Croix, puis retrouvée à Saint-hermain-des- Prés; il n’est pas douteux qu’on ne la découvre encore en bien des localités semblables. Il y a donc lieu de l’ériger en espèce particulière ; je propose de la dédier au savant secrétaire général de notre Société, M. le chanoine Ravain, que nous sommes heureux de voir aujourd'hui à notre têle comme vice-doyen de la Faculté des sciences. Ces nouvelles dignités ne sauraient, du reste, effacer de plus anciens et aussi chers souvenirs : aucun de ceux qui ont été ses élèves à l’Institution de Combrée n’ont oublié de quels charmes il savait, dès lors, entourer les leçons les plus abstraites, ni avec quel zèle infati- gable il encourageait aux vraies méthodes des sciences naturelles. Initié par lui à l'étude des plantes et spé- cialement à celle des mousses, je suis heureux de remplir ici un devoir de gratitude. La place naturelle que doit tenir F. Ravani parmi ses congénères d'Europe est dans le groupe des espèces à feuilles planes, très près de F. kypnoides, comme le montrera le tableau suivant : — 135 — Conspectus Fontinalium europœarum SECTIO 14. — Folüs concavis, infrà attenuatis, caule rigido, nigricante, basin versus denudato, ramulis junioribus densè julaceo-foliosis. Species rivulorum torrentium incolæ. 1.— F. DALECARLICA. Br. et Sch. Bryol, Eur. 2, — F. squAMOsA. L. sp. 1571. SECTIO 24, — Folis carinato-plicatis, caule mins denudato, ramulis densè trigono-foliosis. 3. — F. ANTIPYRETICA. L. sp. 1571. SECTIO 8, — Fois planis, subito angqustatis, caule gracili, non aut vix denudato, ramulis laxè foliosis. Species fontium vel aquarum stagnantium incole. A. — Foliis lanceolatis, apice sæpiüs obscurè denticulatis. Peristomii dentibus minutè papillosis, aut ferè lævibus, tra- beculis intüs parüm prominulis. 4. — Fr. DURIÆI. Sch. Syn. Capsulâ brevi, obovatä, sub ore concolore vix constrictà, dentibus peristomii cire. 0,9mn Jongis. B. — Foliis acuminatis, apice integerrimis, capsulâ sub ore distinctiüs constrictâ. Peristomii dentibus valdè papil- losis, trabeculis intüs productis. 5. — F. HYPNOIDES. Hartm. F. Skand. Foliis peri- chætialibus laceratis, mediam capsulæ partem tegen- tibus, fructibus in eodem caule paucissimis, peristomii dentibus crassis, lineâ verticali vix conspicuâ sed regulari, articulis 30-32 compositis. Sporis omnino lævibus (sec. Schimp.) Interni peristomi cilüis et — 136 — trabeculis latioribus, magis papillosis et angusté cla- thratis. 6. — F. RAVANI. Sp. nov. Caule rufescente, molli, non denudato, pedali, nume- rosis fructibus onusto. Foliis planis, remotis, lanceolato-acuminatis, mol- libus, erecto-patentibus, basi subito constrictâ, semi amplexicaulibus, apice integerrimis. Ramulo masculo brevi, hexaphyllo, foliis ovatis, concavis, 5-8 antheridia foventibus. Ramulo perichætiali elongato. Foliis demüm latissi- mis, marcescentibus margine vix chlorophyllosis, sæ- plus integerrimis, et totam ferè capsulam tegentibus. Capsulâ obovatä, sub ore brunneo distincté cons- trictâ, exacté sessili, operculo conico obtuso. Peristomii dentibus tenuibus, angustis, rubellis, valdé papillosis, cire 0,6mm longis, lineâ verticali cons- picuâ sed nimis irregulari, 24-27 articulis, trabeculis intüs valde productis. Peristomii interni cono perfecto, irabeculis parciüs papillosis et laxè clathratis. Sporis primüum lævibus, tandem subtiliter verrucu- losis. Hab. in fossis aquâ stagnante repletis secüs fluvium Ligerim, in agro Andegavensi. Abbé Hy. rte — 137 — EXPLICATION DE LA PLANCHE l. — Feuilles caulinaires (gross. 4). 2. — Rameau anthéridien (a, gross. #). Feuille périgoniale et anthéridie (a’ et a”, gross. #). 3. — Feuilles internes du périchèse (gross. #). 4. — Dents du péristome externe (gross. ©). Les lettres ont une désignation uniforme : a. — F. Ravani. b. — F. Duriæi. c. — F. hypnoides. CHRONIQUE SAUNUROISE UN TRAIT D'UNION HISTORIQUE La montée du Château. — La rue de la Fidélité. En l’année 1696, lassée des dégâts que causaient pé- riodiquement au bourg de Trèves les inondations de la Loire, Catherine de Laval, en religion mère de Lezé et fondatrice de la Fidélité, remontait en bateau ce fleuve pour asseoir son prieuré à Saumur. Elle venait d'acquérir, aprés le décès de ses pére et mére, une maison et dépendances, sises dans une rue « dite de la montée du Château, à droite de cette rue. » De cette circonstance, il résulte qu’en prenant à la lettre les énonciations de M. Bodin, dans ses Recherches historiques sur Saumur, il y aurait eu, simultanément, dans cette ville deux couvents distincts de la Fidélité, l’un à la montée du Château, l’autre dans le faubourg des Bilanges. On commettrait une erreur en interprétant ainsi ces — 139 — énonciations ; il n’a jamais existé qu’un seul couvent de ce nom; mais le premier local, qui lui était affecté à la montée du Château, ne se prêtant pas à une orga- nisation convenable, il fut transféré, plus tard, dans le quartier Saint-Nicolas, par Madeleine Gautron, qui succéda à Catherine de Laval, en qualité de prieure. Malgré tous les soins apportés à la direction de cette maison, elle n’eut jamais qu’une existence précaire, comme l’ont constaté, dans leurs rapports à Louis XIV, les deux intendants de la généralité de Tours, MM. Col- bert de Croissy et Hue de Miroménil. Cette précarité tenait à l’origine du prieuré de la Fidélité. Il procédait d’un sentiment de famille, non d’une idée d’association religieuse; nous allons expliquer ces données intéressantes, que notre historien n’a qu’ef- fleurées : elles méritent de l’être, parce qu’elles se rat- tachent aux souvenirs de la maison de Laval. Cette maison est demeurée chère, par ses bienfaits, à la mémoire des populations des Rosiers, de Saint- * Clément-des-Levées, de Saint-Martin-de-la-Place, etc., voire même à la cité saumuroise, par l'alliance de René d'Anjou avec la comtesse Jeanne. Mlle Catherine de Laval ne fut pas, à proprement parler, la fondatrice du prieuré de la Fidélité de Trèves; elle ne fut que le sujet de cette fondation. Pour satisfaire à une vocation religieuse, invincible chez elle, ses père et mère, messire Pierre de Laval, baron de Lezé et marquis de Trèves, et dame Isabelle de Rochechouart de Mortemart, obtinrent du roi Louis XII des lettres-patentes aux fins de fonder dans — 140 — leur domaine de Trèves-sur-Loire, à trois lieues au- dessous de Saumur, un prieuré conventnel. Par le contrat de fondation, approuvé par Msr Fou- quet de la Varenne, évêque d'Angers, M. et Mme de Laval réservaient « pour eux et les aisnez de leur famille, le droit de présentation et de patronage au dit prieuré. » Leur fille Catherine était déjà novice à l’abbaye de Sainte-Croix de Poitiers; d’accord avec Mme l’abbesse, Flandrine de Nassau, ses vœux devaient être retardés jusqu’à l’obtention des lettres-patentes. Ces formalités préliminaires ayant été accomplies, Mie de Laval prononça ses vœux à Sainte-Croix et se rendit à Trèves, accompagnée de trois religieuses. Le 4er janvier 1619, en présence d’un grand nombre de personnes de qualité, elle prit possession de son prieuré domanial, et le baptisa du nom de la Fidélité. M. et Mme de Laval moururent entre 1619 et 1626; c’est alors que, n'étant plus retenue par le voisinage de ses père et mère, que ne pouvant supporter les ennuis fréquents occasionnés par les inondations de la Loire, la prieure quitta Trèves pour s'installer à la montée du Château. Une fois éloignée des souvenirs de sa famille, la prieure, mère de Lezé, revint aux sentiments de sa première jeunesse ; elle résolut de retourner à Sainte- Croix. La direetion d’une communauté à Saumur, les em- barras de son approvisionnement, la décidèrent, dès 1627, à quitter cet établissement. Elle permuta, d’abord, avec la prieure de Notre- — 141 — Dame de Boisselan, Marie Doüault, près Châteaudun; finalement, elle revint à l’abbaye de Sainte-Croix, où elle mourut en 1673. Son départ de Saumur avait créé quelques difficultés pour son remplacement en qualité de prieure, son frère Hilaire de Laval prétendant, par l’acte de fondation, au droit de présenter un titulaire. À la demande de M£' d'Angers, il renonça à son droit, et l'élection appela, en 1634, Madeleine Gautron comme prieure de la Fidélité de Saumur. Cette religieuse, dont l’esprit et la valeur égalaient la piété, lutta contre toutes les difficultés qui surgirent de la peste de Saumur, de la guerre de la Fronde, de lintrusion chez les novices des doctrines calvinistes, jointes à celles que lui créaient, chaque jour, les res- sources modiques de son établissement. De plus, les mauvaises dispositions des bâtiments de la montée du Château n’offraient aucune sécurité pour les personnes et les biens du monastère; ils étaient à la merci des gens du voisinage. L'auteur contemporain de la vie de Madeleine Gau- tron décrivait ainsi, en 4689, les inconvénients de cette habitation religieuse : « Le bâtiment du monastère étant situé sur la pente « de la montagne, le jardin d’un voisin se trouvait un « peu plus bas : il y avait dans ce jardin un gros müû- « rier, dont les racines pénétraient jusque dans les fon- « dations du bâtiment, et les branches montant au- « dessus des fenêtres des cellules, pouvaient servir aux « gens du dehors pour y monter, si l’on ne se füt pas « tenu sur ses gardes... » — 142 — Cet état de choses détermina la prieure à transférer le monastère dans le faubourg des Bilanges; dans ce but elle acheta, en 1644, les maisons et terrains envi- ronnant la rue qui porte le nom de la Fidélité, en sou- venir de l’œuvre de Madeleine Gautron. Le nom de Fidélité, dont aucun vestige monumental etapparent n’explique le sens dans le quartier, ce nom, disons-nous, pique la curiosité de plus d’un touriste et prête aux quolibets de quelques plaisants. Ceux qui ont lu les Recherches de notre historien, M. Bodin père, savent que le nom de Fidélité se rattache à l’existence à Saumur d’un ancien monastère de reli- gieuses bénédictines; mais beaucoup de ceux-là même ignorent pourquoi ce monastére était désigné sous le titre de la Fidélité; notre historien ne le dit pas. Nous allons combler cette lacune par le récit des faits qui en ont provoqué la signification. Anne d'Autriche séjournait à Saumur avec son fils, Louis XIV, en l’année 1652. Pour occuper leurs loisirs, la reine jugea à propos de rendre visite à la révérende Mère Madeleine Gautron, supérieure du monastère de la Fidélité; sa capacité, son mérite religieux la mel- talent en renom. Au cours de leur entretien, Anne d'Autriche lui fit cette demande : « Pourquoi votre monastère est-il qualifié du nom de la Fidélité? — Madame de Laval, notre fondatrice, lui répondit Ja supérieure, l’avait nommé ainsi, afin que ce mot la fit souvenir de la fidélité qu’elle devait à Dieu ‘! 1 Vie de Madeleine Gautron. Ernou, imprimeur à Saumur, 1689. — 143 — — Madame de Laval, répartit la reine, a choisi là un beau nom; que la fidélité est une belle chose! quelle esi rare en ce temps-ci! » Anne d'Autriche, en s'exprimant de la sorte et avec amertume, faisait allusion à la guerre de la Fronde qui la ramenait à Saumur une seconde fois. En 1650, elle était venue, appuyée sur la fidélité des habitants, disputer la possession du château aux partisans des frondeurs; elle revenait en 1652 chercher un asile dans cette cité pour disputer à la Fronde le château d'Angers et la ville elle-même. « Obligée de quitter Paris, la Cour, dit M. de Saint- « Aulaire dans son Histoire de la Fronde, s'était rendue « à Saumur où elle demeura sous la garde de Turenne, « pendant que le gros de l’armée, conduit par le ma- « réchal d'Hocquincourt, s’approchait d'Angers pour en « faire le siège. » Le duc de Rohan la défendait au soutien des fron- deurs. En reconnaissance de l’hospitalité qu’elle avait reçue des habitants de Saumur, la reine avait fait concéder par le roi, à l’'Hôtel-Dieu, certains privilèges que nous avons signalés dans nos Etudes historiques sur cet éta- blissement. | Voulant laisser à la supérieure de la Fidélité un témoignage de sa gratitude, Anne d'Autriche lui fit concéder le drait de tirer tous les ans deux mille fagots de la forêt de Chinon; des lettres de donation furent expédiées en bonne forme. À ceux qui voudraient trouver quelques traces du — 144 — monastère de la Fidélité, aux abords de la rue de ce nom, nous leur dirons : « Entrez, par la rue Saint-Nicolas, dans la cour com- mune aux maisons de Mme veuve Boutin, gantiére, et de M. Berge, menuisier ; vous reconnaîtrez, à la forme des croisées qui éclairent les ateliers de ce dernier, que là était la chapelle de la Fidélité. « Regardez ensuite, à la Bibliothèque de la ville, la vieille vue de Saumur de Mérian en 1660, vous y re- connaîtrez le campanile qui en couronnait la toiture. » Paul RATouIs. SUPPRESSION DE LA COUR D'APPEL D'ANGERS Le projet de loi sur la magistrature ne tend à rien moins qu’au renversement de l’une des institutions fondamentales de notre pays. Sans aborder la grande question de l’inamovibilité, sauvegarde des justiciables par l'indépendance de leurs juges, laissant la discus- sion de ce principe salutaire à de plus compétents, nous nous bornerons à exposer l'importance de notre Cour d'appel, au double point de vue des intérêts mo- raux et matériels de la cité. Nous nous attacherons à démontrer, d’une manière incontestable, les graves préjudices résultant de sa suppression pour toutes les classes de la population, sans qu'aucun avantage vienne aliénuer les conséquences d’une mesure vraiment dé- sastreuse. Aux premiers jours de celte glorieuse époque de ré- SOC. D’AG. 10 — 146 — paration nommée le Consulat, Bonaparte jugea, de son coup d'œil d’aigle, que la réorganisation judiciaire était un des besoins urgents de la société française. Il n’avait point fait d'étude des lois; mais il y suppléait par un génie ouvert à toutes les connaissances; ce qu’il ne savait pas, il le devinait, en profitant du savoir des hommes spéciaux qu’il choisissait avec un tact mer- veilleux. Entouré des grands jurisconsultes formés à l’école des parlements, Treilhard, Merlin, Cambacérès, Portalis, Tronchet..., il discutait avec eux les prin- cipes du Code Napoléon et recourait à leurs lumières pour reconstituer la magistrature détruite par la Révo- lution. Un tribunal de première instance est établi au chef-lieu de chaque arrondissement, d’après la loi du 97 ventôse an VIII, qui détermine le ressort de vingt- neuf tribunaux d’appel, comprenant chacun plusieurs départements. Puis la dénomination de tribunal d’appel fut changée en celle de Cour d’appel. Enfin, la loi du 90 avril 4810, sur l’administration de la justice, con- féra aux Cours le titre d’impériales et à leurs membres celui de conseillers. Sans changer leurs attributions, sous la monarchie, les qualifications impériales de- vinrent royales. Aujourd’hui on est revenu au titre primitif de Cours d'appel. Ce régime de juridictions superposées, satisfaisant les intérêts légitimes des justiciables, remplaça les créations successives de tribunaux de district, de tri- bunaux révolutionnaires, d’arbitres publics et de tri- bunaux mixtes, siégeant seulement au chef-lieu du département, composés de juges alternativement de première instance et d'appel. L'institution de ces — 147 — diverses magistratures péchaït par la base, puisqu’elles n'avaient qu'une courte durée, soit qu’elles tinssent leurs pouvoirs de l'autorité centrale ou qu’elles l’ob- tinssent de l'élection populaire. Tels furent les précédents de notre organisation judiciaire moderne. Le système établi par la constitu- tion de lan VIIT est si judicieux qu’il nous régit encore, en dépit des révolutions qui ont accumulé tant de ruines dans notre malheureux pays. Une seule fois, par un motif d'économie mal entendu, un ministre de la justice eut l’idée de réduire le nombre des Cours d’ap- pel : c’était sous la Restauration, au temps de M. de Villéle, je crois; mais, comme à celte époque, on con- sultait sérieusement le vœu des populations, avant de soumettre un projet de loi aux Chambres, on demanda l'avis des divers représentants naturels des localités menacées, Tous les corps constitués, tous les notables, pour mieux dire Lous les habitants éclairés, protestérent avec un ensemble si chaleureux el si cordial, que les hommes d'Etat, alors au pouvoir, ne crurent point s’humilier en cédant à une manifestation aussi évidem- ment populaire. Le projet néfaste rentra dans le porte- feuille ministériel pour y rester pendant cinquante- sept ans; il était réservé à notre époque de l’en voir sortir. L'existence de la Cour d'Angers a dépassé sa quatre- vingtième année. On peut affirmer sans crainte que cette longue période n’a cessé d’être parcourue avec honneur. Le renom de notre premier corps judiciaire a rejailli sur tout l’Anjou. Hautement considéré en dehors comme à l’intérieur de son ressort, ses arrêts — 148 — ont donné rarement ouverture à cassation, et beau- coup d’entre eux, en fixant les points incertains de la jurisprudence, sont invoqués comme des interpréta- tions incontestables. : La Cour d'Angers a toujours été fidèle aux traditions du Présidial et de notre célèbre Université qui, pen - dant des siècles, maintinrent notre ville au premier rang des centres d’éludes où florissait la science du droit appuyée sur le respect des devoirs. Les Dupineau, Pocquet de Livonnière, Jean Bodin, Pierre Ayraull, François Prévost, Brevet de Beaujour, eurent de dignes héritiers, pour citer seulement ceux qui ne vivent plus que dans nos souvenirs, dans les Mesnard de Lagroye, Portalis, d’Andigné, de la Malle, de Farcy, d’'Esmirail, Desmazières, de Beauregard, Bougler, Valleton, de Guer, Planchenault, Métivier, Duboys, Courtiller, Lar- din, Eugène Poitou, Gennevraye, Charles et Camille Bourcier. De son côté notre barreau moderne, inspiré par une généreuse émulalion, n’a rien à redouter, ni de comparaisons rétrospectives, ni de rivalités contempo- raines; c’est avec un véritable orgueil que l’on se plaît à réunir dans le tableau d’honneur du palais angevin, : MM. Duboys, Eugène Janvier, Bellanger, Freslon, Guitton aîné et Segris. N’est-il pas hors de doute que ces talents supérieurs ne se seraient pas développés avec autant d'éclat s'ils n'avaient trouvé un théâtre à leur hauteur dans l'enceinte de la Cour d’appel? Il suffit d’un instant de réflexion pour être convaincu que la suppression de la Cour produirait dans notre cilé un vide considérable, tant sous le rapport intel- a 4e es lectuel qu’au point de vue des intérêts matériels. Une compagnie de vingt-huit magistrats constitue un des principaux éléments d’une ville de province; elle com- plète cet ensemble de personnalités réunissant la cul- ture de l'esprit, la distinction des mœurs aux avantages de la fortune, milieu social dont l'influence bienfaisante se répand sur tous les groupes de la population. Ce ne serait pas seulement l'agrément de nos salons qui perdrait à la disparition de la Cour. Dans le plan d’études que d’Aguesseau a tracé pour son fils, 1l lui recommande de ne pas se contenter de la connaissance des lois; « il faut, ajoute l’illustre chancelier, y joindre le culte des lettres et le goût des beaux-arts, quand on aspire à l'honneur de rendre la justice. » Jusqu'ici la magistrature française a suivi respectueusement ces traditions. Si le projet qui inspire tant d’inquiétudes venait à s’accomplir, il est facile d'apprécier le tort qui en résulterait pour nos réunions littéraires, surtout pour nos œuvres de charité dont le nombre et les services ont porté au loin le renom de la générosité angevine. A part les institutions de bienfaisance, qui peut dire ce dont la charité privée serait déshéritéc? Pour en donner un aperçu, qu’on nous permette de rappeler la mémoire de deux magistrats qui voulurent bien nous honorer de leur amitié : l’un, M. Gougis, ne distribuait pas moins, annuellement, de dix mille francs en aumônes intelligentes, et il le faisait avec tant de dis- crétion qu’on ne put supposer ce chiffre qu'après sa mort; l’autre bienfaiteur des pauvres, M. Bougler, dépensait la moitié de ses revenus, principalement en — 150 — acquits de loyer et en paiements d'apprentissage. Que Von interroge les familles indigentes dans le voisinage du Tertre, et l’on verra combien elles tiennent au devoir de la reconnaissance. II Le départ des magistrats, des avocats, du monde judiciaire, porterait un coup funeste à nos Sociétés savantes, à ces académies, parure de notre ville, qui consacrent leur temps, leurs études, leurs travaux à ce but si intéressant, si patriotique, si digne de sym- pathie et d'encouragement : rechercher les souvenirs locaux, les gloires urbaines, restaurer la mémoire des grands hommes de la province, en un mot mettre en lumière les services rendus par la cité au pays, par la petite patrie à la grande. Le traitement de tous les membres de la Cour et du parquet forme un total de cent soixante-dix mille francs; cette somme est doublée, triplée peut-être, au profit de notre ville, par les dépenses que la fortune personnelle de chaque magistrat lui permet de faire. L'on doit ajouter à ce budget, qui se renouveiie chaque année, les frais de séjour des plaideurs qui restent à portée de leurs conseils. Un contingent plus productif encore est fourni par les auxiliaires de la Cour, c’est-à-dire les officiers ministériels de différents ordres, surtout les membres du barreau qui ne sont pas moins de soixante et un, tant stagiaires qu'inscrits au tableau. Assuré- — 151 — ment, tous les avocats plaidants ne seraient pas en- traînés par le départ de la Cour; il en resterait pour le service des tribunaux civil et commercial; mais le bar- reau angevin, en perdant son principal domaine, diminuerait fatalement de nombre comme de supério- rité. Les grands talents s’éloigneraient, car ils recher- chent toujours les théâtres ou les occasions qui leur permettent de briller avec le plus d’éclat. Il n’est que trop facile de prévoir les résultats désas- treux et immédiats de la suppression de la Cour et de la dispersion de sa nombreuse clientèle : pour com- mencer, abandon de cinquante maisons, au moins, el des principales; par suite, abaissement du prix des loyers, perte pour les entrepreneurs, ralentissement des travaux de construction; contre-coup préjudiciable à tous les ouvriers du bâtiment; puis, grave dommage à toutes les professions dites libérales, avocats, méde- cins, notaires, banquiers, imprimeurs, négociants; diminution de vente chez les marchands, les produc- teurs et fournisseurs de toute sorte. Les pertes qu’éprou- veront les représentants de chacune de ces conditions seront encore bien plus sensibles pour nos concitoyens qui, n'ayant point de réserve, ne possédant ni biens ni rentes, ne vivent que du salaire de chaque jour. En définitive, le montant du déficit dans le mouve- ment commercial de notre ville, déficit provenant du vide causé par le départ, au minimum, de cinquante familles aisées, ne peut être évalué à moins d’un million par an. La conséquence la plus évidente et la plus lourde de ce désastre, atteindra surtout les petits, les faibles, les nécessiteux, qui ne comprendront jamais — 152 — que l’on sacrifie leurs plus chers intérêts à de mes- quines jalousies ou d’injustes ressentiments. Grâce à l’ingénieuse combinaison de notre état social, la richesse bien employée renouvelle chaque jour la multiplication des pains de l'Évangile : pas- sant de main en main, elle se subdivise à l'infini. Comme une source qui alimente plusieurs ruisseaux, elle fertilise ses bords en communiquant la vie à tout ce qu’elle peut atteindre; mais si l’on larit la source, alors il n’y a plus de verdure, plus de fleurs ni de : fruit; tout languit, se dessèche et meurt. Si encore on alléguait des motifs sérieux pour ré- duire de 26 à 20 le nombre des Cours d'appel; mais on s'en garde bien. Nous mettons au défi tout homme sensé, et par conséquent dégagé d'esprit de parti, nous le défions de découvrir un prétexte plausible à une me- sure qui n'offre que des inconvénients €t des injustices, sans les atténuer par quelque avantage sérieux. La raison d'économie que l’on objecte est tout à fait illu- soire, el il est facile de le démontrer. D’abord il faudra indemniser les titulaires d’études d’avoué, donner des pensions aux magistrals mis à la retraite; ensuite aug- menter notablement le personnel des Cours de Rennes et de Poitiers entre lesquelles, a-t-on dit, serait parlagé le ressort de la Cour d’Angers. Or déjà ces deux chefs- lieux, encombrés d’affaires, ne peuvent réussir à les expédier en temps utile. On assure d’un autre côté que M. Wilson a promis à ses électeurs d’Indre-et-Loire d'obtenir la réunion, à Tours, des deux Cours d'Orléans et d'Angers. M. Wilson, président de la commission des finances, gendre de MU M. Grévy, est bien puissant; mais s’il parvenait au but de son ambition, ce serait un abus encore plus scanda- leux que le partage-de nos dépouilles entre Rennes et Poitiers. Tours est une charmante ville, trop.charmante peut- être, car sa passion pour le bien-être et le luxe est depuis longtemps proverbiale. Elle jouit de tous les avantages matériels par la beauté de son climat et de ses campagnes, par les richesses qu'y répandent sans cesse les étrangers. Comblée des prédilections du pou- voir, dernièrement encore on l’a choisie pour résidence de l'état-major du 9% corps d’armée, bien que dans l'ordre statistique de la France, Tours n'ait que le 97° rang, tandis qu’Angers et Orléans occupent le 17e et le 23e. Enfin elle ne possède aucun destitres à des tradi- liens universitaires qui appartiennent à ses deux voi- sines, si bien disposées par leur caractère sérieux à rester les centres de professions graves et de calmes études. De tout temps, l’intérêt des justiciables a dû compter pour quelque chose. Pourquoi donc aujourd’hui le mé- connaître absolument? Croit-on que le dérangement d’habitudes, les voyages que devront effectuer les habi- tants de Maine-et-Loire — en ne parlant que de la question locale — pour se rendre et séjourner aux nouveaux centres judiciaires, croit-on que ces exigences n’élèveront pas les frais, déjà si onéreux, de procès souvent inévitables ? Par ce simple aperçu, on peut estimer que des cent soixante-dix mille francs composant le traitement des membres de notre premier corps judiciaire, il en tom- — 154 — bera bien peu dans les caisses de l’État. Parviendrait-on même à y verser intégralement, au prix de sacrifices douloureux, les allocations des six Cours menacées, le bénéfice compensateur serait bien mince pour un budget qui consacre quatre cents millions à l’ouverture de voies ferrées dont le besoin ne se fait que médiocre- ment sentir. Le projet de réforme des Cours et Tribunaux n’est donc, au vrai, qu’un plan de destruction, nullement réclamé par le vœu et l’intérêt des populations urbaines et rurales; il est encore plus nuisible aux petites villes qu'aux grandes. Si la suppression de la Cour porte un coup funeste à notre ville, arrête brusquement et peut- être pour longtemps le développement de sa prospérité, la fermeture des Tribunaux de Baugé et Segré, sans exagéralion, décapitera ces localités si dignes d’intérêt. Et pourquoi cette rigueur? sous le prétexte que ces Tribunaux ne jugent pas assez de procès. Ainsi l’on punit une contrée de ce qu’elle n'aime pas les débats judiciaires; on devrait, au contraire, lui savoir gré de son amour pour la paix et la concorde. À propos du nombre des affaires, puisque c’est un ütre à la-bienveillance du pouvoir, nous pouvons invo- quer un argument décisif en faveur de notre cause. Si nous sommes bien informé, la Cour d'Angers est une de celles qui ont vu s’accroître notablement le chiffre de leurs arrêts. L'année dernière, cent quatre-vingt- huit affaires terminées disparurent du rôle; et ce serait pour douze numéros de moins, puisque le minimum de deux cents paraît exigé par le projet de loi, ce serait pour celte différence, aussi légère qu’arbitraire, — 155 — que l’on méconnaîtrait les intérêts les plus sérieux, les traditions les plus respectables! : III La Cour d'Angers, dit-on, esi moins occupée que cer- taines autres. Cela ne prouve pas qu’elle ne le soit suffi- samment. Les trois Chambres dont elle se compose, Chambres civile, des appels de police correctionnelle et des mises en accusation, tiennent au moins sept au- diences par semaine; ces audiences, avec tous les tra- vaux préparatoires et ceux qui en sont la conséquence, constituent un mouvement d'activité en rapport avec la bonne administration de la justice. Une Cour d'appel n’est pas une succursale de maison de.commerce qu’on supprime si elle ne fait pas ses frais. La Cour est, comme l’École, la réalisation d’un devoir gouvernemental, d’un service public. L'État doit mettre à la portée de tous : justice et instruction. On ne s'inquiète pas, lorsqu'on crée une école, si la commune est plus ou moins peuplée. On ne doit pas s'inquiéter, quand une Cour existe, si elle juge plus ou moins d’affaires; sa raison d’être est l'obligation sociale de rendre la justice accessible aux plaideurs. Bien plus! si la Cour n’est pas surchargée, si elle ne succomhe pas sous le nombre des procès, c’est tout avantage pour le justiciable. Les avocats sont mieux écoutés, les répliques permises, le ministère public conclut dans la plupart des affaires, les dossiers sont mieux étudiés, les arrêts plus réfléchis et moins réfor- — 156 — mables en cassation. Voyez ce qui se passe à Paris : la justice accablée ne marche pas, n’aboutit pas, étudie à la hâte, met deux ans à juger un appel et ruine le plai- deur. Si Angers n’a plus sa Cour, voilà le sort qui attend le justiciable angevin. Rennes et Poitiers auront six ou sept départements et feront comme Paris. Après le dernier recensement, le Journal officiel publiait la liste des villes de France les plus peuplées. Angers, avec ses 68,049 habitants, arrive dix-septième, en gagnant plusieurs points sur le dénombrement anté- rieur. Parmi les chefs-lieux des vingt-six Cours exis- tantes, sept seulement nous dépassent en importance : Paris, Lvon, Bordeaux, Toulouse, Rouen, Amiens et Nancy. Nous précédons les villes menacées, comme nous, d’un châtiment immérité : Limoges. Orléans, Grenoble, Agen et Bastia. Toutes ces considérations qui témoignent des progrès de notre cité, des intérêts mul- tiples qu’elle contient, sont autant de titres sinon aux faveurs du gouvernement, du moins à l’absence de per- sécution. Angers est assurément une des villes de France dont la population a le plus augmenté dans les dernières années. Ce progrès est dû principalement, pour les familles riches de cette immigration, à l'attrait que présentent la facilité et l’aménité des relations sociales. Un grand nombre des fonctionnaires qui ont passé quelque temps dans notre ville y reviennent jouir du charme de leur retraite. Par l'étendue de leur influence, les membres de la Cour contribuent notablement à la conquête de nos nouveaux concitoyens. Îl est difficile de préciser leur part dans cette action indirecte et cepen- — 157 — dant certaine; ce qui est hors de doute, c’est qu’en par- tant pour l'exil, ils seront suivis d’une partie des familles amies qui ne sont venues à Angers qu’à leur occasion. Il est non moins posilif que nous perdrions ainsi, pour l'avenir comme pour le présent, une des principales causes du développement de notre ville. On sait combien il est difficile aujourd’hui de trouver de l'emploi à notre jeunesse instruite dont les rangs se serrent de plus en plus depuis la diffusion de l’en- seignement supérieur. Sans profit pour personne, en abolissant les Cours et en réduisant les Barreaux, vous fermez à peu prés la porte aux ambitions légitimes, aux vocations réelles pour une carrière des plus hono- rables et des plus désirées, excitant l’émulation parmi les plus dignes. Si l’on nous objecte qu’il ne sera pas défendu aux jeunes Angevins d’aspirer à la magistrature, parce que ses chefs, le premier président, le procureur général, ne seront plus à Angers, nous répondrons, en prenant pour comparaison le champ du père de famille, qui est toujours plus fertile, du côté engraissé par la fumée du logis. De même, les préférences se dirigent plus naturellement vers les candidats du voisinage que vers les compétiteurs éloignés. La réduction des em- plois judiciaires est donc aussi préjudiciable à l'avenir de nos jeunes et méritants compatriotes qu’elle est opposée à l'esprit libéral du temps. Ne voit-on pas qu’il y aurait une inconséquence inexcusable à priver la magistrature de sièges essentiels, tandis que dans les autres services de l’État, on multiplie les fonction- naires, parfois sans nécessité bien reconnue ? Le projet de loi sur la réforme judiciaire contient — 158 — . deux paragraphes qui, sous prétexte d'amélioration, portent atteinte à l’examen approfondi des affaires ainsi qu’au respect dont jouit encore la magistrature. « Les Chambres, avance-t-on, sont trop nombreuses; on pourrait en diminuer le personnel sans inconvé- nient. Le juge de paix décide, seul, les questions qui lui sont soumises. Le Tribunal civil ou correctionnel n'étant composé que de trois membres, ce nombre suffit, puisque jusqu'ici personne n’en a réclamé l'extension. » Malgré notre incompétence, nous oserons dire à ceux qui émettent ces propos: Vous ne réflé- chissez pas aux différences entre. les Cours d'appel et les Tribunaux inférieurs. Les premières prononcent presque toujours en dernier ressort, et leurs arrêts sont bien plus importants que les jugements des autres juridictions, jugements souvent frappés d’appel, et tou- jours exposés à être réformés. D'ailleurs n’est-il pas évident qu’une assemblée de dix à douze hommes d’ex- périence présente plus de garanties impartiales aux plaideurs qu’un nombre restreint? L’apparence en public est plus solennelle, les délibérations dans la chambre du Conseil plus approfondies, et naturelle- ment du choc des opinions la lumière jaillit avec plus d'éclat. Les Cours d’assises sont composées de trois con- seillers et de douze jurés, et jamais, que nous sachions, les partisans de la réduction des magistrats n’ont pro- testé contre cette juste mesure. Cependant l’apprécia- tion des faits criminels, n’exigeant point d’études spéciales, est ordinairement plus facile que la déci- sion à propos des causes civiles. On ne peut objecter — 159 — que les magistrats possèdent en général plus d’ins- truction que les membres du jury, car nos contradic- teurs adopteraient ainsi notre ordre d’idées. D’ailleurs la liste des jurés étant choisie parmi les citoyens de tout rang, c’est un devoir pour ceux qui la composent de n’arrêler leurs préférences que sur des hommes éclairés. On croit compenser la déchéance dont serait frappée la magistrature, si l’on diminuait son personnel, en accroissant les avantages pécuniaires des survivants aux retraits d'emploi. C’est encore une erreur et des plus graves; c’est méconnaître l’un des principes de la civilisation française : la magistrature, comme l’armée, est une noble carrière qui a l’honneur pour élément; si vous en faites une profession lucrative, elle sera briguée par la cupidité et dédaignée par les hommes qui mettent l'estime au-dessus des intérêts. Montesquieu a dit : « Les richesses sont le lot de ceux qui recherchent la fortune; ceux qui préfèrent l’honneur ont la consi- dération pour récompense » On nous répondra peut- être : « Alors la magistrature est interdite aux aspi- rants sans patrimoine; cependant la République proclame plus haut que les autres régimes : « Tous les emplois sont accessibles à tous les citoyens qui jouissent des droits civils. » D'accord, mais à la condi- tion qu’ils les méritent par la conduite, l’intelligence et de fortes études. Celui qui possède ces trois titres est à peu près certain de parvenir, aujourd’hui comme au- trefois. Si modeste que soit son origine, il trouvera toujours des protecteurs qui l’aideront à conquérir le poste dont il se sera rendu digne. — 160 — On annonce que pendant la discussion de cette pré- tendue réforme, certains députés, d'opinions absolues, proposeront d’abolir le costume. S'ils voulaient se donner la peine de consulter les usages de denx grands pays où dominent les idées libérales, ils pourraient apprécier le degré d'influence que le costume apporte à l'administration de la justice. Aux États-Unis, les magistrats siègent en habit de ville, et les prétoires sont des foyers d’intrigues et de vénalité. En Angle- terre, les représentants de la loi portent le costume du xvue siècle, antérieur même à l'avènement de la maison de Nassau, et nulle part en Europe leurs fonc- tions ne sont plus respectées. Loin de nous de pré- tendre que l’habit est le principal motif de ce respect, mais assurément il y contribue pour une bonne part. Si les départements de la Sarthe et de la Mayenne ne sont pas atteints aussi gravement que le nôtre par la suppression de la Cour d'Angers, néanmoins ils ont un grand intérêt à sa conservation. « Formé intégralement de l’ancien Anjou et de la « presque totalité de l’ancien Maine, notre ressort pré- « sente un caractère d’homogénéité que fort peu pos- « sèdent au même degré, et qu’explique d’ailleurs sa « position géographique. « Les trois département qui le composent, remarque «M. Bellanger, dans son judicieux et irréfutable mé- « moire', appartiennent en entier à la vaste région au « nord de la Loire, qui comprend les vallées des trois : 1 Observations présentées au nom de l'Ordre des avocats à la Cour d'appel d'Angers, sur l’article 6 du projet de loi relatif à la réorganisation judiciaire. — 161 — « grands affluents de la rive droite : Loir, Sarthe et « Mayenne. Placée au confluent de ces rivières et à « quelques kilomètres du point où, réunies sous le « nom commun de la Maine, elles se jettent dans la « Loire, la ville d'Angers était tout indiquée, et a été, « à bon droit, choisie comme siège de la Cour d’appel. « Elle offrait d’ailleurs cet avantage — qui n’existe pas « pour plusieurs autres Cours, notamment les Cours de « Rennes et de Poiliers — que le département de « Maine-et-Loire, dont elle est le chef-lieu, se trouve « imitrophe des deux autres départements de la Sarthe «et de la Mayenne, qui forment avec lui l’ensemble du ressort. A « Aussi les rapports de toute nature qui, grâce à « celte situation géographique exceplionnellement favo- « rable, à la facilité relative des communications qui en « résulle, existaient de tout temps entre l’Anjou et «le Maine, n’ont-ils fait que se développer depuis la « réunion dans un même ressort judiciaire des trois « départements formés par ces deux anciennes pro- « vinces. «On ne saurait s’en étonner quand on se rappelle « que quatre des six cantons de l’arrondissement de « Châteaugontier, dans la Mayenne, — ceux de Chä- teaugontier, Bierné, Grez-en-Bouëre et Craon, — « deux des cantons de l'arrondissement de La Flèche, dans la Sarthe, ceux de La Fléche et du Lude — fai- « saient autrefois partie intégrante de l’Anjou. » Pour mémoire seulement, mentionnons ici le nou- veau Palais de justice, à l’érection duquel le départe- ment et la ville n’ont pas consacré moins de 1,200,000 fr. SOC. D’AG. 11 2 2 2 — 162 — Sur le point d’être inauguré, il ne servirait plus qu’à nos tribunaux subalternes : ce serait une déception bien amére. Nous avons été devancés dans les démarches défen- sives près du ministère par les protestations de Limoges, Agen et Grenoble. Dans la première de ces villes, c’est le conseil municipal, d'opinion très avancée et composé en partie d'ouvriers, qui a pris unanimement l’initia- tive. Une délégation de ses membres, accompagnée des sénateurs et députés, presque tous républicains, en un mot des représentants de tous les corps constitués de la Haute-Vienne, s’est rendue à Paris où elle n’a rien né- gligé pour faire valoir ses droits et respecter les tradi- tions de son pays. Pendant qu’il est encore temps, espérons que cet exemple sera suivi par les autorités protectrices natu- relles de nos institutions, surtout de celles qui touchent aux sentiments les plus élevés comme aux intérêts les plus considérables. Si quelque défaillance se produisait dans l’accomplissement de ce devoir, ne craignons pas de le dire, la responsabilité encourue deviendrait bien grave, car la faute serait, peut-être, irrémédiable, et, à coup sûr, impardonnable. Supprimer la Cour d’appel d'Angers! Y a-t-on bien pensé; sait-on bien tout ce que renferme cette” simple phrase? Quelle menace, quel amoindrissement, quelle déchéance! Quel faisceau d'intérêts elle lèse, quels titres séculaires elle méconnaît, quel tort irrépa- rable elle fait à notre ville! A-t-on bien mesuré toute l'étendue du désastre? Mais ne nous abandonnons point à d'aussi tristes — 163 — inquiétudes. Angers est en présence d’un péril immi- nent qui, à beaucoup d’égards, prendrait les propor- tions d’une véritable calamité. Comptons sur le bon vouloir de chacun pour nous en préserver. Il s’agit d’une question éminemment patriotique, comprise par tous les hommes de cœur, à propos de laquelle tous, quels que soient les dissentiments politiques, ayant la même pensée, peuvent se serrer la main. Nul ne manquera à ce devoir pour le salut de notre chère cité. Du reste, rien n’est plus simple que le moyen d’écarter ce grand sujet d’appréhension : réunis par un danger commun, que tous les députés des départements, dans lesquels Cours et Tribunaux sont menacés, s'entendent. Le concours de tous leurs collègues qui aiment la jus- hce el haïssent l’iniquité ne fait pas de doute. Le succès serail donc certain pour cette véritable Zque du bien public. En écrivant cet insuffisant plaidoyer, loin de nous les pensées d’égoïsme. Notre cause est celle de toutes les villes qui, victimes innocentes, vont être frappées si elles ne concertent pas leur défense. Plusieurs n’ont pas moins de droits qu’Angers pour protester contre une injustifiable dépossession. Au premier rang se trouve une cité célèbre, liée à la nôtre par d’anciennes relations de commerce et d'amitié, voisine comme elle des rives de la Loire. Nous ne saurions mieux terminer qu’en reproduisant les paroles d’un de ses avocats, qui voudra bien nous pardonner cet emprunt à son élo- quente protestation‘ : 1 Moniteur Orléanais, numéros des 12, 14 et 15 mars 1882. — 164 — « …. On veut atteindre la magistrature, suspendre « l’inamovibilité, jeter à la mer certains magistrats; on « les frappe à travers l’intérêt des villes, des ressorts, | « des citoyens. On proclame trés haut les grands mots «de réforme et de réorganisation, espérant qu'au « milieu de la surprise, du désarroi général, le triste «et presqu’inavouable mobile de tant de déceptions et . «de ruines passera plus inaperçu. On n’a pas la fran- « chise du mal que l’on fait. « Voilà pourquoi on découronne un chef-lieu, un « grand centre judiciaire, on diminue une ville impor- «tante, on abaisse au rang de simple tribunal de pre- « mière instance cette noble ville d'Orléans, illustrée « par tant de services et de souvenirs, consacrée par € Pothier, cœur de la France, qui donna son nom à « Jeanne d’Arc en échange de sa gloire, et qui, au jour « des détresses nalionales, a été deux fois le rempart du « pays, le boulevard à l’abri duquel la patrie expirante « eut le temps de se reprendre à la vie. Hélas! peu S’en «est fallu qu’elle ne la sauvât une troisième fois! Coul- « miers est tout près! « Est-ce donc la récompense que réservait à Orléans « la France reconnaissante? ..…. » L. CoSNIEr. — 165 — Après cette lecture, la Société approuve la lettre qui ‘suit, et décide qu’elle sera adressée immédiatement à M. le Ministre de la Justice : « Monsieur le Ministre, « La Société d'Agriculture, Sciences et Arts, à l’œuvre de laquelle les membres de la Cour d’appel d'Angers ont de tout temps et si largement concouru, ne saurait rester étrangère à l'émotion causée sur tous les points du ressort par le projet de réforme judiciaire. « C’est en grande partie à l’un d’eux, M. de Beaure- gard, son président pendant plus de vingt ans, qu’elle doit sa fondation ; c’est à l’un de ses collègues après lui que la direction de la société fut confiée (M. Cour- tiller). Aujourd’hui encore, c'est à l’exemple autant qu’à l’active impulsion d’un membre de ce corps que répondent sa croissante sollicitude pour les documents historiques et son zèle pour les explorations locales. « Dans la composition de ses comités et de ses bureaux, dans l’organisation de ses solennités littéraires, de ses concours agricoles et de ses exhibitions artisti- ques, dans la défense de nos monuments menacés, dans le classement de nos richesses archéologiques, elle s’est efficacement appuyée sur ces hommes d'élite qui rencontrent prés d’elle des diversions et des loisirs à la hauteur de leur profession. Si, dans le cours d’un demi-siècle, elle n’a démérité ni des faveurs du Conseil général, ni de la protection de l'État, c’est grâce au — 166 — caractère d’élévation et de dignité que cette incessante fréquentalion lui confére. € Il ya, Monsieur le Ministre, entre la Cour d’appel et la Société d’Agriculture, Sciences et Arts d'Angers, des relalions d’études; des affinités intellectuelles dont celle-ci s’honore, et qui motivent ses vœux les plus ardents pour le maintien de l’état actuel. « Pleins de confiance dans vos appréciations à cet égard, « Nous avons l'honneur d’être, Monsieur le Minis- tre, vos très respectueux et très dévoués serviteurs. « Les membres de la Société d'Agriculture, Sciences et Arts d'Aogers. » . a —— —— RIEN DE TROP MESSIEURS, Le temps n’est plus, croyons-nous, où, dans le monde comme au théâtre, tout ce qui n’était pas Paris semblait voué aux dédains et à la satire. On eût dit que chaque ville de province fût située en Béotie ; selon un poête comique du siècle dernier, On ne vit qu’à Paris et l’on végète ailleurs. On allait même jusqu’à prétendre que dans la capitale seule se trouvaient, en France, la grâce et la beauté, car, en parlant d’une jeune fille, on écrivait : Elle a d'assez beaux yeux pour des yeux de province ! Sur tous les autres points, il semblait entendu que les provinciaux étaient faits pour la caricature. Lesage prenait un type à Valognes ; Molière en avait choisi un autre à Limoges. En faisant tous ces récits moqueurs, les Parisiens, ces habitants d’une cité dont on peut, à l’exemple des langues d'Esope, dire, sans manquer à la vérité, autant de bien ou autant de mal que l’on — 168 — voudra, oubliaient toujours les gaucheries qu’ils com- mettent trop souvent quand ils quittent leur asphalle, leurs jugements vicieux ou dangereux en matière d’art ou d'intérêt public; tout ce qui pourrait, en un mot, nous autoriser à leur dire, un peu comme le lion de La Fontaine : Si les provinciaux voulaient peindre ! En ce qui touche l’art, l’art musical surtout, les théâtres des départements, sauf ceux de deux ou trois grandes villes, n'étaient pas même nommés, ou bien se trouvaient comparés à celui de Pézénas, aont l’inimita- ble Potier vantait si spirituellement les frises. Les artistes qui, ne venant ni de Vienne, ni de Londres, ni de Saint-Pétersbourg, arrivaient de Ja province, n’obtenaient leur diplôme de gens de talent qu’après avoir reçu le baptême parisien. = Depuis un demi-siècle environ, des changements incontestables sont survenus. Notre ville possède pen- dant chaque hiver un orchestre que ne dédaigneraient pas de commander Pasdeloup ou Colonne. Un composi- teur placé au premier rang, Jules Massenet, vient de diriger sur un théâtre voisin, le Roë de Lahore, et doit, dit-on, faire exécuter sur la même scène, son opéra d’Hérodiade, qui a vu à Bruxelles et non, comme on s’y attendait, à Paris, sa naissance saluée par des bravos unanimes. { Sur un autre point, enfin, la province a conquis une position plus favorable. Ses travaux, accueillis par quelques artisies consciencieux de la capitale, ont parfois, grâce, ou non, à ce patronage, exercé une — 169 — réelle influence sur des modifications heureuses, et nous croyons savoir que les protestations répétées de plusieurs sociétés semblables à la nôtre, ont hâté l'abandon de l'effort et du déplorable tremblement des voix, que les Parisiens, à la fois novateurs et routiniers, supportaient depuis {trop longtemps sur leurs théâtres. Ce long, trop long préambule fait comprendre pour- quoi nous nous permettons de signaler devant vous un abus que plus d’un compositeur pourrait se voir re- procher aujourd’hui : le développement démesuré de certaines œuvres. Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire, nous dit Boileau. Ce qui est vrai pour les écrits et les discours est, croyons-nous, également vrai pour la musique, la musique théâtrale surtout, car le chant est lui-même un discours, avec cette seule différence, que les syllabes y ont une durée, au lieu d’expirer dès qu’on les prononce. On a une ressource à l’égard de l’auteur qui « jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet; » c’est, comme dit encore Boileau, de sauter vingt feuillets pour trouver la fin de son œuvre. Mais, au théâtre, il n’en est pas ainsi et, bon gré mal gré, on n’obliendra pas grâce d’un accord. Or, quelque plaisir que l’on éprouve, l’attention, comme tous les actes de notre volonté, a ses bornes, au delà desquelles se trouve la fatigue. Un auditeur, füt-il Allemand, après avoir trop longtemps écouté et admiré même, n’écoute plus avec suite. En outre, ces développements exagérés nuisent à l’action. Les plus grands talents ont dû, parfois, — 170 — céder à cette nécessité créée par notre nature. Rossini a vu retrancher une partie de son admirable Guzllaume Tell, et, comme chacun le sait, Françoise de Rimini, cette œuvre magistrale d’Ambroise Thomas, née d’hier après une si longue attente, a subi plus d’une réduc- tion avant de se faire entendre. On a compris et puisse- t-on comprendre toujours, même en présence de chefs-d’œuvre, qu’une personne sortant du théâtre ne doit pas être amenée à dire, comme Mn Girot, du Pré aux Clercs, Ah ! que je suis lasse De tant de plaisir ! Voici pour les auditeurs : mais que dirons-nous des interprètes? Les compositeurs se demandent-ils bien, en suivant avec enthousiasme leur pensée mélodique, ce que sera, pendant près de quatre heures, la tâche d’un artiste obligé de joindre à la fatigue de la voix soute- nue et parfois combattue par l’orchestre, celle du jeu scénique ? On a, il est vrai, depuis quelques années, mis en usage ces titres de forts ténors et de fortes chanteuses: mais, après peu de temps, la plupart succombent à la peine. Un original humoristique a dit qu’il faudrait établir désormais des relais de soprani et de ténors, costumés et grimés de manière à se ressembler le plus possible, afin que l’on püût atteindre victorieusement la fin de certaines œuvres lyriques. Il y a du vrai dans cette idée bizarre. Sans le Prophète, de Meyerbeer, Roger aurait peut-être chanté dix ans de plus, et l’on peut conslater qu'avant la création des partitions mo- — 171 — dernes, les acteurs de l'Opéra gardaient la scène plus longtemps qu'aujourd'hui. Il faut donc ne pas dépasser une mesure raisonnable ; non-seulement pour mieux assurer le succès, mais, aussi, par un juste égard pour les artistes habiles sans le concours desquels toute œuvre resterait dans l'ombre. Ce vœu exprimé, nous permettra-t-on d'en former un second? Il ne s’agit là que d’un détail. Nous voudrions que les compositeurs, en écrivant leurs par- ties d'orchestre, voulussent bien se demander si les effets sur lesquels ils comptent sont bien sûrs de rece- voir leur réalisation. Les instruments à cordes donnent à peu près tout ce qu’on leur demande, mais les ins- truments à vent ont quelques notes sourdes, certaines difficultés de doigté, qui doivent être évilées. Dans les ouvertures du Chalet et de la Gazza Ladra, Adam et Rossini ont écrit quelques passages, qui risquent d’être souvent mal rendus, à moins de trouver pour les dire, Gillet et Jancourt. Plus prudent, Grétry, avant d’arré- ter le grand solo dehautbois placé dans l’ouverture de la Caravane, l'avait, assure-t-on, communiqué à Sallentin. Nous savons, de science certaine, que Rossini fit exécu- ter par Vogt un solo du Siège de Corinthe. Enchanté de l’effet, il renonça à placer sur ce passage une bro- derie de flûte, que devait exécuter Tulou, comme il l’a fait plus tard dans le Ranz qui précède l’allégro de l’ouverture de Guillaume Tell. Dans notre ville même, il n'y a pas trois mois, Massenet, avant d'écrire un solo pour un instrument à vent, a voulu savoir d’un très modeste musicien, quel effet produirait sur cet instru- — 172 — ment une note élevée qu’il indiquait. Ces soins ne sont nullement indignes d’un grand artiste. Si petite que doive être une déception, pourquoi ne pas l’éviter ? — Vous ne vous méprendrez pas, Messieurs, sur le sentiment qui nous.dicte ce langage. Tout entiers à leur inspiration, les compositeurs, bien souvent, n’aperçoivent pas, des hauteurs où plane leur pensée, certains obstacles que la réalité leur ménage. Nous n'avons pas, certes, l’outrecuidance d'adresser un conseil à ces maîtres de l’art français. Seulement, nous émettons des vœux, chose permise à tous, et essayons de leur signaler quelques menus graviers sur cette route brillante où les engagent et les guident à la fois leur science et leur génie. E. LACHÈSE. Ve cn nat ue 5 - ONE SUR UN TRAVAIL DE M. CH. VÉLAIN ÉTABLISSANT Une limite précise entre le Lias supérieur et l'Oolithe, inférieure, d'après des documents laissés par feu M. H. HERMITE, professeur à la Faculté des seiences d'Angers. Dés l’année 1857, les travaux de M. Hébert avaient établi, dans toute la ceinture du bassin anglo-parisien, l'existence d’une ligne d’érosion marquant au-dessus des couches à Amumonites opalinus la limile du Lras supérieur. Mais, malgré ces observations, une certaine indéci- sion régnait dans la délimitation du ZLias supérieur et de l’Oolithe inférieure. Deux zones paraissent à la limite commune de ces formations, caractérisées spécialement par deux espèces d’Ammonites. l'Amm. opalinus el l'Amm. Murchisone. Ces deux zones sont-elles réellement distinctes, ou bien, appartenant à la même formation, doivent-elles être rattachées simultanément, soit au Lias supérieur, soit à l’'Oolithe inférieure? — 174 — En Allemagne où cette zone est bien développée, en Souabe principalement, l'Ammonites Murchisonæ se rencontrant parfois dans les bancs à Amm. opalinus, ces deux bancs ont été réunis en un seul dans les clas- sifications généralement adoptées et on en a fait la limite du Lias supérieur. En Normandie, M. Deslongchamp, réunissant égale- ment ces deux zones, en a fait le terme inférieur de POoûthe. Notre laborieux et regretté collègue, M. Hermite, * avait dirigé de ce côté quelques-unes de ses recherches et il a eu la bonne fortune de rencontrer et de mettre en évidence des documents qui permettent d’élucider la question. Ces matériaux recueillis par lui en Lorraine, à Mar- bache, son pays natal, ont été communiqués par M. Ch. Vélain à l’Académie des sciences dans la séance du 3 avril dernier et c’est à la note de ce savant que nous en empruntons l’énumération. A Marbache, les deux zones en question sont parfai- tement distinctes, soit au point de vue stratigraphique, soit au point de vue paléontologique. Au point de vue stratigraphique, M. Hermite a cons- taté, à la limite de séparation des deux bancs, des traces d’érosion manifestes indiquant une interruption entre leurs dépôts; la couche ferrugineuse à Ammonites opalinus se termine en effet par un banc de calcaire durci, perforé par des mollusques lithophages et sou- vent raviné et couvert d’huîtres. Au point de vue paléontologique la distinction n’est pas moins nette. Le minerai de fer oolithique, qui forme la couche à Amm. opalinus, renferme les espèces suivantes : Amm. opalinus, Schloth ; — aalensis, Liet.; — Costula, Rein; — fluitans, Dam.; — jadiosus, Schlem; Belemnates, Sp. ; Pholadomya fidicula, Sow.; — Hausmanni ; Gervilia ; Hinnites. Cette faune offre un caractère liasique très prononcé et se rattache intimement aux couches à Am, bifrons qui se voient au-dessous. Le calcaire ferrugineux qui forme au-dessus la couche à Amm. Murchsonæ est caractérisé par les espèces suivantes : Ammonites Murchisone ; Ditremaria bicarenata, d'Orb. ; Alaria Lorieri, Schl. ; Pleurotomaria armata, N. Goldfussi ; — actinocephala ; — Roubaleti, Des. ; — punctata, Sow. ; Turbo lamellosus, d'Orb. ; — Schlumbergi, Desl.; Pholadomya glabra, Agass. ; Ceromya glabra, Agass. ; — Sp.; Astarte excavata, SOW. ; — 176 — Macrodon, Sp. ; Hippopodium isoarca ; Unicardium incertum, Phil. ; Trigonia striata ; Lima proboscidea ; Ostrea Marshai ; — articulata, Sch] ; Terebra perovalis, Sow.; Monthvaltia deciprens. Cette faune appartient entièrement à l’Oolithe infé- rieure el se relie avec celle des calcaires marneux à Amm. Sowerbyi. De ces observations il résulte donc nettement que les bancs à Amm. opalinus sont à la limite supérieure du Lias et que ceux qui renferment l’Amm. Murchi- sonæ constituent la limite inférieure de l’'Oolthe. Ces recherches ont été faites, à la Sorbonne, par M. Hermite, professeur à la Faculté des sciences d’An - gers, et les matériaux sur lesquels elles sont appuyées sont déposés au laboratoire de géologie, cependant nous avons cru pouvoir en donner une rapide analyse dans cette Sociélé, à laquelle appartenait notre savant col- lègue et qu’il se proposait d'enrichir de ses travaux et d’honorer de son remarquable talent . Abbé J.-R. RavaIn. 1 Des exemplaires de la plupart des espèces ci-dessus indiquées ont été laissés par M. Hermite au laboratoire de notre Faculté des sciences. UN POINT D'ANTHROPOLOGIE LA CIRCONFÉRENCE HORIZONTALE MAXIMUM + i L'anthropologie méthodique s’appuie surtout aujour- d’hui sur des mensurations exactes et autant que pos- sible sur des séries nombreuses. Les mesures cépha- liques et crâniennes tiennent le premier rang, et parmi elles, il en est une qu'aucune feuille d'observation ne néglige; c’est la circonférence céphalique horizontale maximum. Ce contour de la tête au niveau le plus approximatif de la base du cerveau ‘ entoure exactement ce qu’on peut voir perpendiculairement au-dessus de l’homme et que Blumenboch appelait la norma verticalis. Il ne donne point, comme cet aspect, l’idée de la forme, mais seulement celle des dimensions de la boîte osseuse, et mesure l’ensemble de son développement. C’est à propos de ce développement que je me permets de vous arrêter un instant sur quelques résultals de ce point de céphalométrie. ! La circonférence H. max. partant de la glabelle et passant par l'ion, laisse au-dessous d’elle les sinus frontaux et tout l’espace occupé par le cervelet. SOC. D’AG. 19 — 178 — En recueillant les notes personnelles d’une série d'étudiants, presque tous bacheliers ès lettres et ès sciences, je m’aperçus que la moyenne de leur circon- férence horizontale maximum était notablement supé- rieure à celle de mes centuries recueillies à l'hôpital. Voici, à l’état brut, ce premier résultat : Sur 50 étudiants, La circonf. H. max. moy.. . . . . — 567m4 Sur 60 ouvriers carriers ou fileurs illettrés, Circonf. H, max. moy.. . . . . . — 51m Ma première comparaison portait sur des lettrés et des illettrés de même âge moyen; mais le volume de la tête croissant très notablement avec la taille, la comparaison pouvait être faussée par l’omission de cette donnée, car une première rectification me don- nait, pour la taille moyenne des éludiants, 4,69, et pour celle des ouvriers, 1,64. Je décomposai donc mes séries qui s'étaient accrues de nombre et trouvai le ré- sultat suivant : sur 46 étudiants au-dessus de 1,67 26 ouvriers au-dessus de 1,67 Etudiants 46 + de 1,67 moy. 1,70 C.H.M. 567,5 Ouvriers 26 + de 1,67 moy. 1,71 C.H.M. 557,2 Les étudiants avaient gardé presque absolument la même moyenne; les illettrés s'étaient élevés avec la taille, mais malgré une légère supériorité de ce côté, ils étaient encore très distancés dans leur pourtour cé- * phalique. La question me semblait mériter une étude plus complète et surtout des bases plus étendues, et ré agua an ex: ssasufes s — 180 — 08‘#e at: Go‘ 6L'GE SY'ee OY‘YE 18. gg'cg «C ‘801pUT _ 06790 |06 € S9a7 0/0 0098 |0g 98 700 F8 7 | 80% c0‘0Zg |6 LL r|08 9Lr| 0707 60‘9og [98 cz FISL TL F| 080€ 08'698 |96 89 7 |0L 99 F 0-95 ag'cog |#8 €9 Tr |S9 79 | 9997 00‘09c |68 8 r|09 96 T| o0g'cr Go‘gcg |C0 8 FGuF [GG OGu | 80/8 « « « 9/0 « ‘ouuofour *arr1e *XeUL ‘IOU “ouu9 fou ‘007 mod op *IQuON ERA aIleL uoriodorq -97U0911") sar1039727) ‘SHULLAT 8086 0g'£e L'08 LOTE 50e 9G'6€ 96'68 0978 0028 LV'LE *20IpUT 06790 #7 LOG Gr‘89G 8% 69Q G%° 866 OX‘ TGS 08°8%ç 00‘87g GG'G6G ‘ouua Aou ‘XEUU ‘IOU 9oU91 -2yu09119 09 8 GO 0/0 008 00 9 r|L8 08 r| 92% 87 cy LLT|08 9Lv| 006 07 96 8LVISL IL Y| SLLY 0ŸF LS L9 F|0L 99 F| 00'LG TG 6 co 1199 197| SL'0G 997 08 89 7109 96 F| 0067 ag} 00 79 LISSROGF| SL 09 00 € YFaÿ | OGaP —| or 8 ‘ayrre? ‘auua{our ‘007 mod ap “OIQUON ITeL uorjiodorq So1103978") TT, ‘SAULLHTTI — 181 — pendant que je cherchais à recueillir des décades de lettrés, je repris, au point de vue général de la taille comparée à la circonférence de la tête, le résumé des 800 notices individuelles que je possédais alors, et j'obtins le tableau ci-joint qui me permit d’opposer taille à taille et, partant, avec une complète parité, la ‘eirconférence céphalique des lettrés et des illettrés. Le nombre des notes recueillies sur les premiers s’étant d’ailleurs notablement accru, les résultats obtenus ne pouvaient être que plus certains. L'étude de ce tableau confirme d’abord, dans sa première partie, colonnes quatre el cinq, le fait connu de l’accroissement pro- gressif de la tête avec celui de la taille. Ainsi, pour ne citer que des chiffres ronds : tandis que la taille s’élève de 1,50 à 1,75, la circonférence céphalique monte de 543mm à 559mm, Cette augmentation, toutefois, n’est pas absolument proportionnelle, car si nous considé- rons l'indice, c’est-à-dire le rapport de la circonférence à la taille (colonne six), nous voyons qu’étant de 36 c/o dans les petits hommes, il n’atteint plus que 30-31 o,, chez les plus grands, et cette diminution progressive est régulière et constante; donc, si l'accroissement de la tête avec la taille est absolu, sa proportion est inverse et l’on peut prévoir une limite où la taille devenant gigantesque, la tête serait relativement petite. On comprend facilement que si le corps vient à dé- passer les dimensions normales du type ou de la race, l'équilibre se trouble et que le dernier organe qui s'accroît puisse être influencé par la trop large part faite aux autres parties. Cette anomalie apparente dans la loi d’accroissement — 182 — proportionnel, nous est non seulement démontrée par les mesures métriques, mais elle est une vérité tradi- tionnelle. La rupture de l'équilibre entre les organes dominateurs et ceux des forces brutales est la régle, au delà d’un certain niveau; et depuis les récits bi- bliques ou homériques jusqu’à ceux du moyen âge, de David et Goliath, d'Ulysse et Polyphème, jusqu'aux Nie- belungen, des fabliaux ou des légendes de tous pays, jusqu’au tambour-major qui a failli n’être plus qu’une légende, le géant a toujours été un faible d'esprit, vaincu par la ruse ou l’adresse d’un homme de moyenne ou de petite taille. Je ne connais, pour ma part, qu’une exception historique à cette tradition, et sa rareté semble confirmer la règle; le génie de Charlemagne était servi par des organes de géant, et nous devons ajouter que si son crâne est réellement celui qu’on montre enchässé d’or à Aïx-la-Chapelle, la nature n’en avait pas épar- gné les dimensions. ; Ainsi, dans une même race, le volume de la tête croît avec la hauteur du corps, mais non en proportion continue, et le rapport de la circonférence céphalique . à la taille décroît à mesure qu’on l’étudie sur des hommes plus grands. Ayant fait ainsi la part de l’accroissement dû à la taille, j'ai divisé mes 800 hommes de bras, et mes 192 lettrés en séries parallèles de taille égale, s’élevant de 5 en 5 centimètres : Depuis — de 1m,50 jusqu’à + de 1m,85. Nous voyons d’abord pour l’ensemble, la circonfé- rence moyenne des 800 illettrés n’alteindre que 554,50, — 183 — landis que la même mesure, chez les 192 lettrés, s'élève à 564,50, et ce qui est plus complet, l'indice, c’est-à-dire le rapport de la circonférence céphalique à la hauteur de la taille, est de 33,50, et même de 33,08 seulement si l’on néglige la première catégorie qui n’a pas son équivalente dans le deuxième tableau; tandis que le même indice chez les lettrés est d’un centième de plus, 34,30. Mais cette moyenne générale comporte des éléments trop distants, la comparaison des caté- gories de taille semblable, offre des résultats plus sai- sissables et plus probants. Les huit colonnes du premier tableau, manouvriers, et les sept colonnes du deuxième tableau, lettrés, m’ont partout fourni des données concordantes; à quelques catégories qu’on s'adresse, toujours les seconds l’em- portent sur les premiers d’une façon sensible et absolue. Il y a donc réellement, dans cette condition, un élé- ment de développement crânien sur lequel j'aurai à revenir, mais je puis d’ores et déjà, ayant opéré sur de nombreuses séries et corrigé l’erreur que donnerait la négligence de la taille, affirmer que dans une même race et dans les mêmes conditions les hommes livrés aux travaux de l'esprit ont le crâne plus grand que les manouvriers 1llettrés. J’insiste sur cette formule : Pour une même race et dans les mêmes conditions. Ces réserves sont, en effet, indispensables pour la solution rigoureuse du problème complexe que nous étudions. Un nouveau coup d'œil sur le tablean comparatif va nous en montrer l’impor- tance : Tandis que la taille moyenne des illettrés atteint à — 184 — peine 1n,66 (1,65,5), celle des lettrés est de 1m,69; mais ce qui est encore plus caractéristique, c’est que les lettrés ne figurent pas parmi les très petites tailles et à peine dans les inférieures. Ils commencent à 4,55. Deux seulement ont 1,54. Leur maximum de nombre (30,20 °/.) est à la taille 1,73 et leur grande moyenne, | 94 °/,, de 1,66 à 1,75. Enfin à 1,77, ils comptent en- core 10 0. Les illettrés, au contraire, renferment les plus petites tailles. Au-dessous de 1,55, ils comptent déjà 7,5 °/,, leur maximum (27 c°/,) est à la taille de 1,67 et leur grande moyenne (47,15 °/) de 1,61 à 1,70. Enfin, au delà de 1,76, ils ne comptent plus que 5 °/.. Ils sont donc, à tout point de vue, moins développés que les leitrés. ; Ceux-ci seraient-ils donc d’une autre race et d’une origine éthnique différente des manouvriers, formant comme une aristocratie de posilion et de force phy- sique? Seralent-ils des descendants plus directs des conquérants germains de haute taille qui ont soumis les Celtes plus petits et trapus? Cette thèse ne peut être soutenable que pour certains romanciers; l’histoire et plus encore l’anthropologie locale lui sont absolument opposées. Ainsi, sans sortir de la crâniométrie, les têtes courtes ou rondes l’emportent chez nos lettrés à peu près dans les mêmes proportions (80 0) de brachy ou sous-bra- chycéphales. Malgré les mélanges, le Celte domine dans les deux catégories, et ce serait pour une bien petite part qu’on pourrail invoquer le sang germain ou le métissage dans l'aptitude au développement. — 185 — Nos illettrés sont puisés, pour plus des trois quarts, dans la population qui fréquente l'hôpital; faiblesse héréditaire, privations, souffrances physiques, rien n’a manqué au plus grand nombre, sinon pour produire un arrêt de développement, du moins pour n’en pas favoriser l’essor. Pour l’ensemble des hommes livrés aux travaux de l'esprit, les conditions sont tout autres; les familles qui s'élèvent ont le plus souvent l’ordre et la santé, elles arrivent au bien-être par une suite de générations qui s’améliorent et se développent successivement. Loge- ment, vêtement, nourriture, tout y est meilleur, et quelque rancune que nous puissions garder au régime du collège, il est assurément plus favorable à la nutri- tion que celui des enfants de nos ouvriers des filatures, des carrières ou d’autres ateliers. Il n’en est plus de même si, au lieu des causes éthniques, nous considérons les conditions physiques, le milieu et l'éducation matérielle, ici l'opposition se manifeste avec une grande évidence. Il est donc juste de faire une part à la supériorité des conditions physiques générales et de l’hérédité. La mi- sère ou l’aisance physiologiques accumulées pendant plusieurs générations fournissent aux organes le sub- stratum nécessaire à leur développement; mais dans ce milieu plus ou moins riche, chaque organe puise en proportion de son activité, et puisqu’à taille égale les têtes des lettrés sont encore plus grosses, c’est que lexercice spécial qui leur est imposé est une gymnas- tique, une sorte d’entrainement, qui favorise leur nu- trition. Réduite à ce rôle, l'influence de l’activité intel- — 186 — lectuelle devient presque une banalité, et je m'étonne de la voir combattue par des arguments qui ressemblent à des fins de non recevoir ‘. Quant aux conclusions doctrinales qu’on pourrait lirer de cette étude positive, il suffit de faire remarquer qu'ici le travail de la pensée se présente comme cause et le développement matériel comme effet, pour en montrer le véritable sens. Je.ne voudrais pas pourtant qu’on se hâtât de le faire rentrer dans cette formule trop légèrement acceptée par quelques spiritualistes : La fonction fait l'organe. 1 Dans la note d’un savant article de la Revue des questions historiques, M. Rioult de Neuville s'inscrit en faux contre la cause que nous reconnaissons à cet accroissement cérébral des classes lettrées. Voici cette note : « Beaucoup.d'anthropologistes, «temarquant un plus grand développement cérébral dans les « classes vouées par profession aux travaux intellectuels, attri- « buent à cette circonstance un accroissement de l’organe. Des « observations mieux dirigées leur feraient constater qu'un « genre de vie trop sédentaire est la vraie cause d’une particu- « Jarité qui se retrouve chez les hommes appliqués aux travaux « les plus abrutissants, quand ils sont également privés d’air et « d'exercice. » (Revue des questions historiques, janvier 1882, folio 52.) Cette note contient deux assertions distinctes auxquelles ré- pondent nettement les faits que nous analysons dans notre tra- vail : 41° Si l’on devait faire une part aux habitudes sédentaires des hommes livrés aux travaux de l'esprit, ce serait en s’appuyant sur l'immobilité, l’inactivité des membres, cette condition lais- sant précisément un surcroi d'activité circulatoire disponible au profit de la tête et du cerveau. Mais les membres sont aussi développés chez nos lettrés puisqu'ils sont plus grands, et la fdiminution de l'indice avec la taille, le seul résultat de cette pondération physiologique, se rencontre dans les deux caté- gories. Est-il bien certain, d’ailleurs, que cette inactivité soi — 187 — Cette prétendue loi n’a pas seulement l'inconvénient de confondre l’idée formatrice, nom aecepté par quel- ques physiologistes, avec la fonction, mais elle contient d’abord une erreur trop facile à réfuter par la plus simple observation des faits, et la pétition de principes qu’invoque fatalement à son point de départ le trans- formisme le plus absolu. Il suffit en effet de se rappeler que le poumon existe et s'accroît pendant huit mois avant d’avoir jamais res- piré, que l'œil se forme et grandit pendant six mois avant d’avoir subi la lumière, et de même dans tous les aussi prépondérante chez les jeunes gens qui font des armes, jouent aux barres, chassent ou voyagent pendant les vacances que chez les apprentis qui ne bougent pas de l'atelier du matin au soir, mais en revanche y exercent peu leur cerveau? On peut opposer bien mieux que des raisonnements à cette théorie du dé- veloppement du cerveau par privation d’air et d'exercice. 20 Si, en effet, nous regardons les faits, nous trouvons dans nos centuries d'illettrés quelques cultivateurs, journaliers, etc., mais une majorité considérable de carriers, fileurs, cordonniers, ouvriers en parapluies, qui représentent les principales indus- tries du pays et alimentent plus spécialement l'hôpital. Or, si les carriers font un travail manuel énergique, cette besogne s’accomplit dans des galeries profondes où la lumière est uni- quement celle du gaz et des lampes électriques, et où l'air chaud, humide et peu mobile est constamment vicié par le mode d'éclairage, l'explosion des mines, etc., etc. Les ouvriers fen- deurs qui travaillent au grand air sont presque tous irès aisés et ne viennent pas à l'hôpital. Quant aux fileurs de chanvre, ils entrent avant le jour à l'atelier pour n’en sortir que le soir, et si la lumière du jour y est assez abondamment répartie, l'air y est constamment vicié par des poussières dont l’eflet produit à la longue l’emphysème ou la phtisie appelée pneumoconiose. Voilà ce que des observations mieux dirigées font constater : la privation d'air et d'exercice amène non pas l'accroissement mais l'arrêt de développement du cerveau. — 188 — tissus ou appareils, pour montrer la contradiction des faits et du sens litléral de cette proposition. Et pour peu qu’on l’accepte dans la rigueur de son énoncé, on se voit entraîné à reconnaître la production indéfinie d'organes nouveaux sous l’influence même inconsciente d’une fonction virtuelle. Ce qui reste vrai, c’est que l'exercice ou l’usage de l’organe le développe constam- ment dans les limites qui lui sont assignées par son type ou son idée formatrice. Or le cerveau et la boîte osseuse qui en suit ou en limite le volume ne saurait déroger à cette loi et, parmi les travaux qui consti- tuent son exercice, le travail de la pensée joue un rôle important et palpable dans le développement total!. Quittons ces spéculations que je n’ai touchées que pour montrer les limites rigoureuses où j'entends me tenir. Je rencontre un autre aspect plus terre à terre mais non moins important de cette mensuralion cé- 1 Nul, je l'espère, ne me supposera l’idée de prendre la circon- férence horizontale maximum pour une mesure absolue du cer- veau, encore moins pour un moyen d'apprécier sa puissance intellectuelle. 11 serait d’ailleurs trop facile de relever pour nous les opposer parmi les maxima et les minima de nos deux ordres de sujets des lettrés intelligents à tête petite et des illettrés fort obtus à tête grosse. Le volume seul ne fait pas l’habileté de l'organe et le travail, même intellectuel, peut développer le volume sans perfectionner la fonction. ‘Celui qu'on appelle en style d'étude un bucheur où un fort en thème impose à son cerveau un travail plus énergique et plus continu, et par conséquent, ou plus nutritif ou plus épuisant, suivant ses limites, que celui d’un poète ou d’un orateur à la verve féconde et facile. La conséquence au point de vue physio- logique et mensurable est facile à concevoir; mais ces écarts se compensent dans l’ensemble et les moyennes seules sont pro- bantes quand elles concordent et s’appuient sur des nombres suffisants. — 189 — phalique. Toutes les études sur le développement du crâne et du cerveau ont démontré l'influence réci- proque du contenant et du contenu. Les synostoses pré- coces arrêteront ou dévieront le développement du cerveau, et les altérations cérébrales pourront arrêter celui de la boîte osseuse, ou retarder la réunion des sutures. Quelle est la part qui revient au crâne et celle qui revient au cerveau dans l’accroissement de volume que nous attribuons à la tête des lettrés? Cette question confine à la physiologie et à la patho- logie par trop de points pour être traitée ici d’une ma- nière accessoire et par de simples calculs statistiques. On peut cependant inférer des résultats obtenus que la nutrition cérébrale indépendante comme la circulation de la nutrition des os du crâne, joue le rôle principal et profite d’une synostose tardive à laquelle elle-même a puissamment contribué. Les autres mesures et la comparaison des formes crâniennes nous donneront peut-être l’occasion de re- venir sur celte question. Dr FARGE. A LA SOCIÉTÉ NATIONALE D'AGRICULTURE, NCIENCEN ET ARTS D'ANGERS En offrant à la Société d'agriculture, sciences et arts d'Angers le second volume de sa traduction en vers français des Comédies de Plaute, M. le Dr Grille y a joint la dédicace suivante au Président de la Société : MON CHER PRÉSIDENT D'ESPINAY, Mon second tome est terminé; Plaute sera bientôt quitte de son supplice ; Car il faut encor qu’il subisse Une dernière épreuve, hélas! l’infortuné! Cependant il a l'espérance D’avoir bientôt sa délivrance ; — 191 — Car sur mon âge il a compté. Je crois qu’il me voudrait au diable, en vérité. Il se plaint que je le tenaille, Ne lui laissant ni trève ni repos, Le frappant d’estoc et de taille, Que j’altère le sens aussi bien que les mots; Que ma muse par trop pudique, Dans un scrupule exagéré, A changé maint tableau scénique, Par lui savamment préparé; Que je me montre trop sans gêne - Avec la liberté romaine, Et qu’il faut tenir compte, en jugeant les acteurs, Du temps, de l'esprit et des mœurs. Mais c’est là mon excuse, Ô vénéré modèle, Et si parfois je vous suis infidèle, Ai-je besoin de vous dire pourquoi ? Puis-je laisser dans mon ouvrage La crudité de ce langage Qu’à Rome un spectateur trouvait de bon aloi? À chacun sa façon d’écrire. Votre luth a le son paien; Peut-il s’accorder à ma lyre Qu’anime le souffle chrétien? Mais que votre bonté pardonne Quelque dissonnance entre nous; Ma muse est honnête personne, — 192 — Et la différence des goûts N'ôte rien au respect qu’elle eut toujours pour vous. Faisons la paix, vivons en harmonie, Associons notre génie Pour le bien de l'humanité, Quand il s’agit de bienveillance, N’ayons qu’un cœur pour la souffrance, Un seul drapeau : la Charité! Dr R. GRILLE. PR Capse en Tuf renfermant le Cœur; avec son enveloppe” en plomb, de Claude-Maur- d’.A ubigne” Archevéque de Rouen, y decede,, le 22 Avril A ATEN , | Le dit Cœur-- inbume a Tigne, (Maine-et-Loire) l 23 Avril 1720. DE 4.6. 1867. Planche 1. 4 Elise de Baracé (.Maine.et- Loire) À Découverte du cœur présumé de G. le Maire, xiv siècle et de cinq frag- menls de fioles en verre. — 1.2.3. débris de fioles er verre. - 4. Pedoncule renversé d'une lampe en verre, - &. Je d'une fiole, tous objels ne. en 1879, dans l'ancienne église de Barace, Maine-«-Loire. Dess. demi- “grandeur d'aprés croquis de aime la Comtesse de . Manneville. D H.G. del. LITH .LACHÈSE & DOIBFAD. ANGSRS. es ES on ET = 7 re RS icone D + ere DETREE manu parer dinimes A Asa mere NEA MO Aer DANSE DE H.G. 1867 Croix gravee sur- pierre, TecCOUVTanE, dans l'ex eglise de Tigne, arrond! de Saumur. Maine - er. -Loire | 1 le Cœur de | Claude- Maur- d Aubigné «Archevéque de Rouen y décede Le xx Avril Mvxix DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUEN DÉCOUVERTES . En 1879, à Baracé, du cœur présumé de Guillaume le Maire, évêque d'Angers, xiif-xive siècles. En 1862, à Saint-Jean-des-Mauvrets, du cœur d’un membre de lillustre maison de Châteaubriant, xvi° siècle, En 1865, à Tigné, du cœur de Mer d’Aubigné, archevêque de Rouen, xviu® siècle. Et à cette occasion, OriGINe de la coutume d’inhumer le cœur isolément pour honorer la mémoire des personnages célèbres. L'origine de la coutume d’inhumer le cœur isolé- ment pour honorer la mémoire de personnages cé- lèbres, nous revient à l’occasion, notamment d’un cœur découvert, au mois de septembre 1879, en déblayant le sol de l’ancienne église de Baracé, arrondissement de Baugé. Quelques mots à ce sujet : Mer Lamoureux voulut bien nous informer que, près de l'autel, un cœur contenu dans une enveloppe de plomb de même forme, avait été trouvé revêtu d’une sorle d’étoffe. | Par sa situation voisine du sanctuaire, on augura SOC. D’AG. 13 — 194 — qu’il était celui d’un personnage ecclésiastique ém- nent, Guillaume le Maire peut-être? Il nous fut dit, en outre, que dans la même église, on avait rencontré des restes de vases, les uns en terre, les autres en verre, et Mar Lamoureux nous promit d’en écrire à Mme la comtesse de Manneville, pour obte- nir des détails plus circonstanciés. La réponse ne se fit pasattendre. « Le cœur, écrivait en octobre 1879, Mme de Man- neville, ne contenait aucune indication... Il n’était pas placé près des petites fioles; ces dernières, assez nombreuses, occupaient, avec quelques vases en terre un petit espace qui semblait avoir été ma- « çonné; il s’y trouvait une assez grande quantité de « charbons. « Les vases de terre et les fioles en verre ont été « tous brisés. Nous n’avons pu reconstituer aucun de « ces curieux objets. « En rapprochant les fragments des fioles, nous « supposons qu'elles devaient avoir, à peu prés, la « forme indiquée par mon dessin ‘..……. € Dans l’ouvrage de M. de Caumont, continue « Mme de Manneville, il est parlé de petites fioles em- « ployées à l’époque romane, pour renfermer de l’eau « Pénite. » Rien ne contrarie cette conjecture, mais on peut croire aussi que l’une ou l'autre de ces burettes con- tenait le vin souvent déposé au fond des sépultures 2 2R & A * Voir croquis fait à la plume d’après un crayon de Mme de Manneville, pl. 1. 190 == ecclésiastiques, par exemple dans celle de l’évêque d'Angers, Nicolas Gellant, décédé vers 1290". Pour ce qui est des vases en terre que le dessin n’a pas reproduits, la présence du charbon nous au- torise à y voir ces pots iroués, à l’intérieur desquels sur des charbons ardents, on faisait brüler, dans les sépulcres, des grains d’encens, prunæ cum thure. Mais, quant à ce débris en verre, n° 4 du dessin, il est facile d’y reconnaitre le pédoncule renversé de ces lampes que l’on remplissait d'huile et que l’on déposait allumées à l’intérieur des tombes ecclésias- tiques, particulièrement du xie au xive siècle”. La forme de ces lampes dura même jusqu’au xv° siècle, puisqu'on en voit l’image sur la tapisserie de l’Apoca- lypse de la cathédrale d'Angers, et notamment à la planche 4 de la publication de ces mêmes tapisseries, par M. Léon de Joannis, de regrettée mémoire. Les sept lampes y représentent les sept dons de l’Esprit- Saint qui se communiquent à nous par la voie des sacrements. Singulière persistance de certains types à travers les siècles! Ces lampes à pédoncules rappellent la forme de quelques a/abastra de l’époque romaine. Quoiqu'il en soit, en présence des restes de fioles et 1 Statuts du diocèse d'Angers; Appendix, p. 4. ? Des lampes en verre, en tout semblables, furent trouvées dans les sépultures de Girard, fondateur de Toussaint vers 1028 ; de Raoul de Beaumont et de Gellant, évèques d'Angers, xre et xrn1° siècles. Voir l'inventaire du Musée d’antiquités, p. 8; Mémoire de la Société d'agriculture, sciences et arts, année 1846, p. 118; le livre de Guillaume le Maire, Port, p. 24. — 196 — de lampes en verre, de pots de terre et de charbons épars qui viennent d’être énumérés, je penche à croire que leur gisement dut se rapporter à la capse en plomb, renfermant le cœur trouvé à Baracé. Ces préliminaires posés, il convient de se demander si ce cœur ne serait point celui du grand évêque d'Angers, Guillaume le Maire, dont M. Port a savam- ment édité les œuvres ? Si nous jetons un regard sur une carte de l’Anjou, nous voyons s’étageant, presqu’en ligne droite, du sud au nord, quatre paroisses : Bauné, Baracé, Daumeray, et Morannes, qui se réfèrent d’une facon spéciale à . > q Ç P l’histoire de ce prélat. C'est d’abord, vers sud, le bourg de Bauné, où il mourut, en mai 1317, au manoir qu’y possédait l’évé- ché; il trouvait là un frère chéri, curé de cette pa- roisse ‘ Praveréant, pour y revenir bientôt, les bourgs de Baracé et de Daumeray, nous atteignons Morannes où il fut inhumé *. On y voyait au cimetière, jusqu’en ces derniers temps, sculptée sur une tombe, la figure de l’évêque en habits sacerdotaux. Cette image que cinq siècles et demi respectèrent et que la Révolution ou- blia, fut troublée dans sa solitude par la création du chemin de fer de l'Ouest. Déposée d’abord près du clo- cher, elle y resta jusqu’au jour où elle fut mise en morceaux pour être employée au soutènement d’un 1 Livre de Guillaume le Maire, Port, p. 16. 2 Livre de Guillaume le Maire, p. 17; François Grille, Bouquet de Violettes, p. 80; statuts du diocèse d'Angers, p. 9. — 197 — calvaire élevé vers 1864, au carrefour nommé Vieille- Croix. Cherchons, maintenant, entre les deux points ex- trêmes : Bauné et Morannes ; si, sur le sentier que suivit le convoi du prélat et où se rencontre le bourg de Baracé, il n’y aurait pas laissé son cœur. « On croit, dit Bodin', que Guillaume le Maire « naquit dans la paroisse de Baracé, arrondissement « de Baugé. L'abbé Goujet, auteur de son article, « dans le supplément de Moréri, dit qu’on voit encore « dans cette paroisse, une maison avec ses armes. » A s’en tenir là, rien ne s'oppose à croire que son lieu de naissance, ce trésor des natures délicates, ait . été l'endroit du dépôt de son cœur ; il nous serait aisé d’en citer d’autres exemples : où est ton trésor, là est ton cœur, selon l’Écriture*. L’impartialité nous oblige cependant, à dire que le dictionnaire historique qui jouit, à bon droit, d’une grande autorité, penche du côté de Daumeray. « C’est au manoir de cette paroisse, qu'a dû naître l’évêque Guillaume le Maire » y lisons-nous au mot : Roche- Jacquelin. Quoiqu'il en puisse être, Daumeray et Baracé ont leurs territoires si rapprochés, qu’ils semblent se con- fondre. | Toutefois, le cœur trouvé dans l’église de Baracé et qui, vu les circonstances dont il est environné, ne, peut nu Bodin, Angers, t. ler, p. 350, 1° édition. 2 « Ubi enim est thesaurus tuus, ibt est et cor tuum. » Saint Mathieu, chap. vi, ÿ 21. — 198 — être que celui d’un haut personnage ecclésiastique, paraît, dans l’espèce, ne devoir convenir qu’à Guil- laume le Maire. Aussi peut-on, je crois, tenir le fait pour certain. $ Jer Avec l’histoire du cœur de le Maire, nous sommes au commencement du xIve siècle; mais il nous reste, afin d’être fidèle au titre de ce Mémoire, à chercher l’origine de la coutume qui fait l’objet de cette notice. À priori, j'oserai dire que la coutume d’inhumer le cœur isolément naquit au souffle d’une sainte affection qui ne fut pas étrangère à l’exquise sensibilité de la femme; et vous verrez que les faits suivants nous donnent raison. On lit quelque part‘ cette note intéressante : « M. le Dr Briau *, bibliothécaire de l’Académie de médecine de Paris, a publié, dans la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie * un article où il men- tionne un fait curieux relatif à l’un des personnages « les plus célèbres de l’Anjou. « Selon, dit-il, M. Félix Andry, auteur des re- « cherches sur le cœur et le fote considérés aux points « de vue litéraire, médico-historique, etc., etc...…, la coutume d’inhumer le cœur, isolément, pour honorer d’un culte particulier les saints et les héros, « ne remonte pas au delà du xue siècle; et ce fut le A À À A = A 1 Revue de l’Anjou, février 1858, p. 313. ? Angevin de naissance et de cœur. 3 Livraison du 22 janvier 1858. — 199 — « bienheureux Robert d’Arbrissel qui en a été le pre- « mier objet. » Or, tout le monde sait que l’unique abbaye où les dames eurent la prééminence sur les hommes, fut le monastère de Fontevrault, fondé par ledit Robert aux limites orientales de l’Anjou. Ce fait seul, joint à la proverbiale et séculaire reconnaissance des religieuses pour leur bien-aimé fondateur, parle assez éloquem- ment en faveur de notre thèse; je dis séculaire recon- naissance, puisque de pieuses fontevristes sont, encore aujourd’hui, a leur modeste couvent de Chemillé, les saintes gardiennes de ce même cœur *. Toutefois, sans vouloir contester l’affirmation de M. Félix Andry, je crois pouvoir avancer que les an- ciens, à l’époque romaine, ne furent pas absolument étrangers à la coutume de garder quelque chose de cette noble partie de leurs défunts. La preuve en découle d’une inscription extrêmement laconique, gravée à la pointe sur une urne en terre cuite, où se lit DE mot : COR. Il est vrai que ce cœur n’était qu’une pe poignée de cendres, suivant l’usage du paganisme *. Néanmoins, la plus haute et la plus complète mani- festation de cette coutume paraît appartenir au moyen âge et la meilleure part serait à l’Anjou; aussi cet usage semble s’y être développé d’une façon spéciale et particulièrement à Fontevrault, car du xx au 1 Répertoire archéologique de l’Anjou, année 1860, p. 206; id. 1863, p. 307. 2 Voir cette urne au musée Saint-Jean. — 200 — xine siècle, les cœurs de Henri II, de Richard-Cœur- de-Lion, de Jean-sans-Terre et d'Henri III, tous rois d'Angleterre, y eurent leur histoire. : Les cœurs de ces deux derniers princes restérent à destination dans la célèbre abbaye; que sont-ils de- venus ? D Quant à celui de Henri II, il y résidait à demeure, mais lors d’une course archéologique que nous fimes au mois de mai 1857, en Touraine, avec M. Charles Lenormant, de l’Institut, le général Jaquemin, l’abbé Bourassé, MM. Champoiseau et de Galembert, nous apprimes, mais d’une facon peu précise, que le cœur de ce souverain, retiré de Fontevrault, à une date ignorée, passé dans les mains d’une famille demeurant à Orléans, fut donné par elle à un évêque anglais‘. Pour ce qui est du cœur de Richard, on sait qu’il fut légué à sa chère cité de Rouen, où l’éminent ar- chéologue, M. Deville, le découvrit avec une statue qui a été reproduite dans le bel ouvrage d’Augustin Thierry. Vous le voyez, on peut croire, à bon droit, que l'élan de cette coutume est parti de Fontevrault, ce Saint-Denis des Plantagenets, rois d'Angleterre. Il nous serait aisé d’en suivre le développement par exemple : à la cathédrale d'Angers où, sous le premier arc-dou- bleau, à l’entrée du sanctuaire, gisait autrefois le cœur de Louis Ier, roi de Jérusalem et de Sicile, duc d’Anjou, de Touraine et comte du Maine, décédé lors de sa ma- “h Répertoire archéologique, année 1858-1859, p. 143. — 201 — lencontreuse expédition de Naples, l’an 1384, à Bise- glia, près de Bari. Ce cœur occupait une urne d'argent, close dans une boîte de cyprès, placée au fond d’un cercueil en plomb *. Le développement de cette coutume se manifeste au xve siècle, dans l’église des Cordeliers d'Angers, où le cœur de René et celui de sa seconde femme Jeanne de Laval, furent respectueusement déposés. Cet usage s’accentue à La Flèche, ville autrefois de Anjou et que Henri IV choisit par son édit de Rouen, 1603, afin d’être l’habitacle de son cœur et de celui de sa très chère épouse * dans l’église même du collège des Jésuites qu’il fonda pour l’éducation de la jeuxesse. SII Nous pourrions suivre, dans maintes autres villes, le développement de cette coutume qui se généralisa partout, mais nous préférons le signaler au fond des plus modestes campagnes. Arrêtons-nous, par exemple, à Saint-Jean-des-Mau- vrets, où dans l’église, aujourd’hui démolie, on trouva vers 1862, au fond d’une crypte du xvie siècle, sous le sancluaire, en avant de l’autel, parmi cinq cercueils de Grandet, voir Notre-Dame-Angevine, Revue d'Anjou, jan- vier 1878, p. 63; Chronologie historique des comtes d'Anjou, dans l'art de vérifier les dates, t. XIII, p. 72. 2 L’Amjou et ses monuments, t. IL, p. 454-455. — 202 — plomb, une boîte du même métal et cordiforme, de On,17 sur Om,90. Cette capse renfermait, au centre d’étoupes imbibées d’un liquide noirâtre et dégageant une odeur d’alcool, un viscère qui avait encore une certaine souplesse ; dans la même église, à l'endroit où était situé l’ancien banc seigneurial, on découvrit un blason de forme carrée, haut de Om,75, large de 0m,69, et semé de fleurs de lys. Il fut reconnu pour être celui de la célébre maison de Châteaubriand, qui, en effet, posséda la sei- gneurie de Saint-Jean-des-Mauvrets, aux xve, xvie et commencement du xviie siècles. Ce blason du xvie siècle a cela de particulier que son semis de fleurs de lys, est environné d’une cou- ronne de feuilles, avec nœuds de rubans, le tout trés bien sculpté et tel qu’il conviendrait parfaitement encore aux insignes d’un poëte. Ne dirait-on pas vrai- ment que cette couronne datant de l’époque de la Renaissance s'est trouvée entourant les armes d’une branche de cette famille, comme le futur emblême de la gloire littéraire qu’elle devait atteindre, un jour, dans la personne de Châteaubriand, car, pas de doute ‘possible, le grand écrivain se rattache aux Château- briant dont nous avons, en 1864, signalé les cercueils et le cœur découverts à Saint-Jean-des-Mauvrets . 1 Voir notre dissertation au Répertoire archéologique, année 1867, p. 293 à 306. — 203 — SIN En parcourant nos campagnes, l’archéologue, de même que l’herborisateur est souvent surpris des heu- reuses rencontres que l’on y peut faire. L'église ancienne de Tigné nous en fournit une nou- velle preuve. Tigné sera notre dernière étape ; je tâche- rai qu’elle soit courte; néanmoins, il faut, auparavant, nous transporter à Rouen. Le 22 avril 1719, y mourait l'archevêque, primat de Normandie, Msr Claude-Maur d’Aubigné, pair de France, après avoir occupé le siège onze années. Or, voici ce qui S'y passa : Dés le lundi 24, les dhisoinés de sa cathédrale l’inhumérent sans pompe dans le caveau des cardinaux d'Amboise. « Cet enterrement précipité avait eu lieu, nous écri- « vait le savant abbé Cochet, pour ne pas se sou- mettre à d’anciens usages, qui voulaient que le corps du prélat fut porté aux abbayes de Saint- « Ouen et de Saint-Amand.... Les moines de Saint-Ouen, blessés dans leurs droits, firent appel « au Parlement, qui ordonna que le corps du pontife « serait exhumé, afin que la cérémonie des funérailles « suivit son cours... € Fort heureusement, messire Louis d’Aubigné, sieur « de Tigny (nunc Tigné), frère du défunt, avait eu la « précaution d'extraire le cœur du pontife, le réser- « vant pour l’église de sa terre. Cette circonstance « dispensa des embarras de l’exhumation..... Car on transigea de part et d'autre en reportant sur le cœur Æ A = CS — 204 — « les hommages dus au corps et qui furent rendus « pompeusement, le 18 mai 1719, selon l'antique « usage. » Maintenant, il nous faut faîre retour en Anjou où le cœur de cet illustre parent de Mme de Maintenon ne fut à sa sortie de Rouen inhumé dans l’enclos du grand autel de l’église de Tigné qu’au lendemain du jour anniversaire du décès, c’est-à-dire le 23 avril 1720, ainsi qu’il est constaté sur les registres de l’état civil de cette paroisse. Il v demeura jusqu’en 1865, époque où, lors de la démolition de la principale nef, il fut exhumé * pour être déposé au fond de la chapelle laté- rale dite de Sainte-Anne, au milieu d’un concours de peuple que la cérémonie liturgique du 15 novembre 1867 avait attiré. Chose étrange! l’église de Rouen, d’après l'abbé Cochet, ignora, pendant près d’un siècle et demi, ce que cette intéressante relique était devenue ; et cet éminent archéologue avoue à l'honneur de notre . société, que c’est en lisant le Répertoire archéologique de l’Anjou, que fut connu le lieu où le cœur de Claude- Maur d’Aubigné reposait *. 1 Nous renvoyons en pièce justificative la série des objets qui dans leur ordre de superposition, receuvraient le cœur de l'ar- chevèque, côté de l'épitre. 2 Répertoire archéologique ............. An 1863, p. 148 — EC oh An 1864, p. 241 — EX + AUS) AEES .. An 1867, p. 345 Entre autres mérites de Ms d’Aubigné, il avait eu celui de visiter exactement son diocèse de Rouen et de faire dresser, à l’occasion de ses visites pastorales, des procès- verbaux d’un haut intérêt ; c’est ainsi que d’après eux, — 205 —- Et voici comment le Gallia Christiana pourra s’en- richir d’une nouvelle page, si modeste qu’elle soit, due au libre échange des Sociétés savantes. V. GopArD-FAULTRIER. M. albert Duruy, fils de l’ancien ministre, a pu établir dans son livre intitulé : L’'Instruction publique et la Révolution, ce fait que le seul diocèse de Rouen comptait en 1718 (pour ce que nous appelons l'instruction primaire), huit cent trente-cinq écoles de garcons et trois cent six écoles de filles. — Et nunc eru- dimini qui judicatis terram! — 206 — PIÈCES JUSTIFICATIVES Série des objets qui, dans leur ordre de superposi- tion, recouvraient le cœur de Msr d’Aubigné, lors de son exhumation en 1865, au côté de l’épître du maitre- autel de l’ex-église de Tigné. 1° Inscription, marbre noir, de 0m,63 sur Om,49, placée au niveau du dallage : CY GIT LE CŒUR D’ILLVSTRISSIME. ET REVERENDISSIME PERE EN DIEU MONSEIGNEVR CLAVDE MAVR D’AVBIGNÉ ARCHEVESQVE DE ROVEN PAIR DE FRANCE MORT À ROVEN LE 99 AvriL 1719 PRIEZ DIEY POUR LE REPOS DE SON AME 20 Amas de gros blocs de pierre enfouis à À mètre de profondeur, comme pour dérouter toute profana- tion. 3° Pierre plate en tuf blanc ornée d’une croix à double traverse. (V. aux dessins, planche 2.) 4 Capse en même pierre de forme carrée, grossiè- rement iaillée, profonde de Om 49, PR || > VIRE 5o Y inclus, coffret en plomb doré, cordiforme, avec ce texte irrégulièrement tracé à la pointe : CLAVDIVS MAVRVS D’AVBIGNÉ 1719 (V. aux dessins, planche 3.) 6° À l’intérieur, le viscère élait enveloppé d’une poussière grisâtre. V. G.-F. Nora. — Ce travail a été communiqué à l’une des séances de la Sorbonne, en avril 1882, par M. Eugène Lelong, avocat, archiviste paléographe, qui, le 18 avril écrivit à M. Godard en ces termes : « Paris, le 18 avril 1882. « Mon cher Monsieur Godard, « Une absence de quarante-huit heures... m’a em- « pêché de vous rendre compte plus tôt de la lecture « que vous m’aviez chargé de faire à la Sorbonne. « J'ai lu vendredi votre Mémoire à la Sorbonne. Les « séances de lecture sur des sujets libres ayant été « très restreintes, j'ai craint un moment de ne pouvoir « trouver place, mais tout a fini par s'arranger. « Le président, vu le peu de temps qui pouvait être « accordé à chaque communication, ayant invité à pré- « senter plutôt des communications orales qu’écrites, « je n’ai lu x extenso que ia première et la dernière € . € S BR BR À RP À A À Y — 208 — partie de votre travail (Guillaume le Maire et l’arche- vêque d’Aubigné) et j'ai résumé oralement la partie intermédiaire en insistant surtout sur les arguments qui établissent l’origine angevine et fontevriste de l'usage d’inhumer le cœur à part. M. Chabouillet, qui présidait, a pris la parole et a dit que ce point lui paraissait très intéressant et qu’il y aurait lieu : pour les membres de la réunion de faire des re- cherches dans leurs provinces sur la date exacte à laquelle le même usage y apparaît. M. Chabouillet a même bien voulu dire que cette communication moilié lue, moitié parlée, devait servir de modéle auxmembres de Ja réumon 2. « La communication que j'ai eu l’honneur de faire en voire nom a été accueillie aussi favorablement par la réunion que par son président, et de vifs applaudissements en ont salué la dernière phrase. « Veuillez, etc. Signé : E. LELONG. LA LÉGENDE DE FAUST Messieurs, On donne habituellement le nom de légendes, vous’ . le savez, soit aux débris des traditions primitives de l'humanité qui persistent dans la littératuré orale des différents peuples, soit aux faits surnaturels ou bizarres qui, par leur étrangeté, frappent vivement les imagi- nations, soit encore aux événements dont les incidents tragiques ont laissé dans la mémoire des contempo- rains une profonde impression, transmise d’âge en âge. Aussi n'est-il pas surprenant que le goût des légendes ait de tout temps été fort répandu. Offrant des élé- ments d'intérêt si curieux et si divers, ces naïfs récits devaient vivement solliciter l'attention. Notre époque érudite et ingénieuse y a de plus puisé des renseigne- ments d’un très grand prix sur des questions fort con- troversées. Elle a tiré notamment de l'étude des légendes où subsistent des vestiges de la tradition pri- mitive et de leur comparaison avec le texte de la Bible, la preuve manifeste de l’unité d’origine de l'espèce hu- maine. Conformes aux récits du livre divin, dont elles reproduisent les traits essentiels, malgré bien des mé- SOC. D’AG. 14 — 210 — langes et des altérations, ces légendes se retrouvent, identiques au fond, bien que variées à l’infini dans la forme, chez tous les peuples répandus à la surface du globe; et, par leur identité, elles témoignent que ces peuples proviennent tous d’une souche commune. Un autre fait non moins digne de remarque est la persistance avec laquelle ces légendes, pendant des siècles, se conservent chez tous les peuples. Au soin avec lequel les plus sauvages en gardent le dépôt, on dirait qu’ils comprennent l'importance de ce trésor transmis par les ancêtres, et sentent qu’il est le témoin précieux de leur divine origine, et que, s’ils brisaient ce fil, souvent bien tenu, qui les rattache encore à leur Créateur, ils s’en iraient à travers le monde comme un navire égaré sur la mer sans boussole et sans gouver- nail. Aussi la persistance des traditions et des légendes est-elle, chez un peuple, en rapport constant et direct avec l’attachement qu’il conserve pour la foi, les mœurs et les coutumes de ses pères. Tant qu’il y demeure fidèle, la transmission s’opère avec un soin religieux. Dès qu’il donne dans le goût des nouveautés et se laisse séduire par les idées révolutionnaires, ces pieux ou naïfs récits des ancêtres tombent dans l'oubli; ils sont dédaignés comme des vieilleries enfantines ou des fables ridicules. Les cent dernières années qui viennent de s’écouler en ont plus détruit en Europe que les trois siècles précédents, et l’on aurait déjà perdu le sou- venir de la plupart d’entre eux, si de nombreux au- teurs, mieux avisés que leurs contemporains, n’en avaient composé des recueils qui nous les conservent, sinon dans leur grâce champêtre, au moins sous leurs — 211 — principaux aspects. Ces volumes, en effet, ne sont presque toujours que de vastes herbiers où l’on retrouve desséchée, presque privée de parfum, la plante agreste dont la fleur ne s’épanouit plus, brillante et fraîche, sur sa tige printanière. Parmi ces légendes, témoins curieux et souvent vé- nérables de la foi de nos pères, une des plus répan- dues est celle de l’homme qui vend son âme au diable pour obtenir, en échange, soit un service, soit les biens périssables de ce monde et les jouissances de la chair. C’est la plus ancienne, sans contredit, car elle est vieille comme le monde. Elle remonte jusqu’au paradis terrestre où notre mère Eve, tentée par le diable et vaincue par ses séductions, lui livra son âme pour rece- voir en échange, avec le fruit défendu, la science amère du bien et du mal. Elle a revêtu des formes presque innombrables, et, à toutes les époques, même dans les temps d’incrédulité ou de scepticisme, elle a eu le don de passionner les esprits et d’émouvoir les cœurs. On ne saurait s’en étonner, car c’est le drame même de la destinée humaine qui s’agite en ces récits, Plaisants ou sérieux, ils nous font assister à la lutte sans trève el sans merci que l’homme est obligé de soutenir en ce monde contre Satan, aux tentations, aux embûches du- quel il a été livré par le péché originel. Ils nous en re- tracent les péripéties émouvantes et mêlées de tant d’alternatives de victoire et de défaite. La légende de Faust est la forme que cette légende Satanique revêtit à l’époque et sous l'influence de la Réforme. Pour en bien comprendre le sens et la portée, et pour rendre manifeste, en même temps que son — 212 — origine, sa signification protestante, il est nécessaire, non seulement de l’étudier en elle-même, mais de la comparer à la forme catholique de la même tradition. Cette forme catholique, antérieure d’un millier d'années, s'appelle la Légende de Théophile. Ce n’est point un conte inventé à plaisir, mais un fait historique appuyé sur des témoignages dignes de foi. Bien que l’Église n’eût pas émis de jugement sur son caractère surna- turel, et qu’on ne füt: pas obligé de l’admettre, il n’a jamais fait doute, ni pour les témoins oculaires, ni pour les pieuses générations de l’Europe catholique au moyen âge. [ls ne l’ont jamais appelé autrement que : Le Miracle de Théophile. LE MIRACLE DE THÉOPHILE. Théophile était vidame (vice-dominus; Paul Diacre dit : æconamus), c’est-à-dire administrateur du tem- porel de l’église d’Adana en Cilicie. Il s'était acquis, dans ces fonctions importantes qui lui donnaient le rang de vicaire général, une considération si grande qu’à la mort de l’évêque, les fidèles, d’une voix una- nime, le désignèrent pour lui succéder. Mais Théophile, soit défiance de lui-même, soit humilité, refusa ce dangereux honneur, et comme l'assemblée ne voulait point revenir sur son choix, il se mit à genoux et la supplia, en pleurant, d’avoir pitié de lui et de ne pas le charger d’un fardeau trop lourd pour ses forces. On + — 213 — n’osa passer outre et les voix se portérent sur une autre personne. Mais à peine le nouvel évêque fut-il installé, que Théophile fut desservi près de lui par des ennemis secrets, accusé de concussions et privé de sa charge de vidame. Son âme, si forte contre l’ambition, si bien armée contre l'attrait des honneurs, ne put résister à cette injuste disgrâce. Il se vit réduit à la misère, dés- honoré pour toujours, et tout son être se révoltait contre ce châtiment immérité. Son désespoir était si grand qu’un soir, perdant la tête, il s’enveloppa d’un manteau et s’en alla, par des chemins détournés, frap- per à la porte d’une maison cachée dans une. ruelle | obscure. C'était la maison d’un Juif, magicien renommé, qui passait dans la ville pour être en relation avec Satan. Théophile, éperdu, lui apprit sa disgrâce, sa situation désespérée, se déclarant prêt à tout, même à vendre son âme, si Satan voulait lui venir en aide. Le Juif écoutait, silencieux. Il le remit au lendemain, ne voulant rien promettre avant d’avoir consulté son maître, désireux aussi, peut-être, d’éprouver par ce délai la résolution du vidame. Mais Théophile étant revenu le lendemain, Satan, cette fois, fut évoqué, et il conclut avec lui un pacte dans les formes. Par ce pacte, Théophile s’engageait, si Satan le rétablissait dans ses fonctions, à lui livrer son âme à l'heure de la mort. Satan s’empressa de tenir une promesse pour lui si facile à remplir et qui lui livrait sa proie la plus chère, une âme humaine ra- chetée par le sang du Christ. Pour réintégrer Théophile dans ses fonctions, il se servit des calomniateurs qui l'avaient desservi près de l’évêque et qui vinrent eux- — 214 — mêmes avouer que de faux renseignements les avaient : induits en erreur. Rentré en grâce, le vidame exerça bientôt une action toute-puissante sur l'esprit de l’évêque. Il réussissait avec un bonheur singulier dans ses entreprises, et tout semblait lui sourire. Jamais, cependant, il n’avait été si malheureux. Le re- mords s'était emparé de son âme dès que sa raison, redevenue maîtresse d’elle-même, lui avait permis de mesurer la profondeur de l’abîme dans lequel il s’était précipité. Il avait horreur de lui-même, horreur de sa faute, dont l’énormité le remplissait d’épouvante et d'angoisse, horreur surtout des coupables complai- sances, des honteux services par lesquels Satan lui fai- sait acheter son apparente prospérité. Son âme, qui s'était livrée dans une heure d’égarement, n’était pas foncièrement mauvaise et corrompue, et elle ne se pliait qu’en frémissant au dur servage imposé par l'Enfer à ses victimes. Bientôt ce joug lui devint insupportable, et de même que, dans un moment de désespoir, il était allé se mettre à la discrétion d’un magicien juif, de même, dans une heure de repentir, il alla se jeter aux pieds de la sainte Vierge, et lui de- manda d’obtenir, par son intercession toute-puis- sante, le pardon du crime inexpiable qu’il avait com- mis. Pendant tout un jour et toute une -nuit, il demeura prosterné sur la pierre froide et nue, le front dans la poussière, ne cessant de sangloter, de se frapper la poitrine et de prier. La Mère des miséricordes lui apparut alors. « Ton crime est si grand, lui dit-elle, que pour l’expier tu verserais inutilement — 215 — toutes tes larmes et tout ton sang. Mais mon fils unira dans le Ciel sa prière à la tienne, si tu t'en montres digne. Prends donc courage, Théophile, et fais péni- tence. » L’âme pénétrée d’une espérance divine au mi- lieu de sa douleur, Théophile se remit à prier avec un redoublement de confiance. Il avait fait le vœu de ne pas se relever et de ne pas prendre de nourriture qu’il n’eût obtenu son pardon. À la fin du second jour, la sainte Vierge lui apparut encore pour l’encourager de nouveau et pénétrer son âme de la force surnaturelle de sa parole. Puis, Théo- phile ne s’étant pas rebuté et son repentir croissant avec sa prière, à la fin de la troisième journée, Marie revint encore. Elle tenait dans sa main droite une longue bande de parchemin, et son visage, cette fois, rayonnait d’une joie céleste. « Lève-toi, Théophile, dit- elle. Ton repentir a touché mon fils et il accorde ton pardon. Voici, reprit-elle en lui remettant le parche- min, le pacte que t’avaient arraché les ruses de Satan. Ton âme est libre maintenant, garde-la pour le Ciel! » Et elle disparut, laissant le pacte entre les mains de Théophile, dont le cœur était pénétré d’une joie si vive _et d’une émotion si profonde qu’il n'avait pu trouver une parole de remerciement. À peine osait-il croire au témoignage de ses yeux. « Le lendemain, quand l’assemblée des fidèles fut réunie, il alla, devant tout le peuple, se jeter aux pieds de l’évêque. Puis, après avoir fait une confession pu- blique de ses fautes, il lui remit le pacte, en témoi- gnage de la véracité de ses paroles ; et, tandis que les “fidèles, saisis d’admiration, louaient à haute voix Notre- — 216 — Seigneur et sa Mère et que l’évêque faisait brûler le parchemin, il se rendit devant l’autel où la sainte Vierge lui était par trois fois apparue; il y répandit son cœur en effusions d'amour et de recannaissance, lui demandant, entre autres choses, la grâce d’une bonne mort. Cette prière fut, comme l’autre, exaucée, car Théophile, peu de temps après, ayant ête pris d’une maladie mortelle, fut enlevé de ce monde en quelques jours. » C’est ainsi que le miracle est raconté d’après le témoi- gnage écrit d’un contemporain, par tous les auteurs du moyen âge, et l’on doit comprendre quelle action puissante 1l exerçait sur l’âme croyante de nos pères. Cetie tragique histoire de Théophile n’est-elle pas plus ou moins l’histoire de tous les hommes, et n’avions- nous pas raison de dire qu’elle résume, en traits d’une noblesse magistrale, le drame de la destinée hu- maine, telle que la conçoit le christianisme ? L'adresse infernale avec laquelle Satan tire maintes fois l’occasion de la chute des hommes, de leurs inten- tions les meilleures, ne pouvait être indiquée d’un trait plus juste, ni avec une connaissance plus pro- fonde du cœur humain. Lorsque Théophile, après avoir obtenu des fidèles que la charge de lépis- copat ne lui soit point imposée, se relève, joyeux de la victoire qu’il vient de remporter sur lui-même et sur les autres, il se croit, sans nul doute, échappé au plus grand danger qu’il ait couru de sa vie, et cependant c'est de cette victoire même que Satan fait sortie la défaite. Il a su reconnaître, dans l’âme de Théophile, ce que Théophile lui-même n’y discerne point : l’or- — 217 — gueil secret qui se mêle à sa sincère humilité; et cette découverte, jointe à la connaissance qu’il a du caractère du vidame, lui inspire de lui tendre le piège auquel il va venir se prendre, invinciblement poussé par la ré- volte de son âme ombrageuse et fière contre l’injus- tice et la honte. Le rôle du juif qui sert d’intermédiaire entre Théo- phile et Satan, et celui des Juifs en général depuis la mort de Notre-Seigneur, n’est pas dessiné d’une façon moins ferme, et il est de tous points conforme à la tra- dition, comme à la vérité. La déchéance morale du peuple juif, qui fut si grande pendant le moyen âge, et dont il n’a pu se relever encore, malgré toutes les fa- cilités que lui donne la tolérance moderne, cette dé- chéance était dès lors un fait accompli. Elle s’est pro- duite dès le lendemain de la mort du Christ, et elle avait été l’accomplissement visible de la malédiction que ce peuple coupable avait lui-même appelée sur sa tête lorsque, réclamant à grands cris la mort du juste, il s'était écrié dans un moment de fureur insensée : « — Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants! » Ce sang retombé sur la tête des Juifs les rendit aussitôt un objet d'horreur pour toutes les nations, et bien avant que les Chrétiens ne fussent assez nombreux pour les signaler à la réprobation générale, ils étaient détestés, honnis par toutes les nations païennes. Après surtout que Vespasien les eût dispersés dans tout l’em- pire, ils y formérent une véritable association, et comme une société distincte dont les membres, étran- gers au reste de l'humanité, étaient voués presque par- tout aux métiers les plus abjects ou les plus dégradants. — 218 — Magiciens, sorciers, entremetteurs, ils se transmet- taient, sous le sceau d’un secret qui ne fut jamais violé, toutes sortes de pratiques occultes et de secrets criminels, à l’aide desquels ils exploitaient les croyances superstitieuses, les passions et les terreurs souvent trop justifiées des populations païennes et chrétiennes. Ils n’ont pas cessé depuis lors d’être les plus ardents propagaleurs et les chefs de toutes les secles ou sociétés engendrées par l'esprit du mal. La légende de Théophile nous les montre remplissant, dès le vi° siècle, le rôle qu'ils ont joué pendant tout le moyen âge, et cet épisode du magicien juif fût certai- nement un de ceux qui contribuërent le plus à rendre l’histoire populaire pendant ces âges de foi. 1l expliquait la haine des chrétiens contre les fils corrompus et dégénérés d'Israël, et la justifiait en quelque sorte. Il semble aussi que, sur ce sombre fonds de la ten- tation et de la chute, la pure et miséricordieuse figure de la sainte Vierge se détache plus douce encore, s’ilest possible, et plus touchante. Avec quel empressement elle accourt à l’appel du coupable, dès que la sincérité du repentir et le ferme propos de l’expiation lui per- mettent d'y répondre! Avec quelle bonté maternelle elle vient par deux fois le réconforter et l’encourager, et comme, à la troisième, quand elle apporte le pardon, la joie, le triomphe éclatent dans son attitude et dans ses paroles? Comme on sent qu’elle est heureuse de cette victoire remportée sur l’immonde serpent parses prières bien plus que par celles de Théophile. Enfin, dernier trait qui devait singulièrement dérider nos pères et leur épanouir le cœur, la légende, comme s — 219 — la plupart de ces pieuses histoires du moyen âge, se termine par la défaite, et la défaite honteuse de Satan. Ni ses mensonges, ni ses ruses n’ont pu préva- loir contre la puissante action de la grâce, et il n’est pas seulement vaincu; il est mystifié, bafoué, tourné en dérision ; il fait la sotte figure d’un coquin pris à son propre piège. Îl est, de plus, tancé, fouaillé d'importance. Pour être présentée sous cette forme plai- sante, la moralité n’est pas moins haute et ne cesse pas de porter coup. Elle ne pouvait plus complètement dépouiller Satan de son prestige ni mieux montrer qu’il n’a sur nous d’autre empire que celui dont l’arment nos faiblesses et nos fautes. Tout, dans cette légende, est grand et noble. Tout y est pur, comme il convient dans un récit célébrant la puissance et les vertus de la Mère de toute pureté et de toute chasteté. Le coupable n’est pas un homme ordinaire; c’est un prêtre de la plus haute vertu, presque un saint. Sa faute n’est point vulgaire, ni sa chute ignoble. Il y est entraîné par le péché des anges : le péché d’orgueil. Il succombe à la plus violente et la plus excusable des tentations ; à ce sentiment d’indignation et de révolte que l’injustice soulève dans le cœur de ’homme, sur- tout lorsqu'elle l’atteint dans sa réputation et sa di- onité, c’est-à-dire dans ce qu'il a de plus précieux. Circonstance qui accroît encore l’odieux de l’iniquité dont il souffre, elle a pour auteur son chef spirituel, celui-là même qui lui devait justice et protection. Théophile recourt, d’ailleurs, au diable et signe le pacte uniquement pour échapper au déshonneur. On ne voit — 220 — pas, une fois qu’il est réintégré dans ses fonctions, qu’il abuse de son pouvoir reconquis et du secours de Satan pour se venger de ses ennemis ou pour com- mettre des excès de pouvoir et des prévarications. Sa vie ne cesse pas d’être digne et chaste. Il demeure en tout le reste l’homme vertueux qu’il était naguère, et c’est précisément parce qu’il demeure tel que sa cons- cience est révoltée des honteuses complaisances , des dénis de justice ou des mensonges exigés par Satan comme son légitime salaire. 1] en éprouve un profond dégoût, et le remords ouvre dans son âme un accés à la grâce qui bientôt l’incline au repentir. Ce repentir n’est pas seulement sincère et durable. Il égale, par son énergie, la grandeur de la faute. Théo- phile est, pour lui-même, plus sévère que le ciel. Alors qu’il a obtenu son pardon par l’intercession de la sainte Vierge et qu’il est rentré en possession du pacte, il ne trouve pas l’expiation suffisante. Il la complète par l’aveu public de sa faute, qu’il aurait pu tenir ignorée. Aussi son héroïsme est-il récompensé par la plus grande faveur que Dieu puisse faire à l’homme ici-bas, par une prompte et sainte mort. Ayant achevé de tresser sa couronne, n’ayant plus de mission à remplir en ce monde après avoir apporté, par sa confession publique, cette preuve éclatante de la fragilité de l’homme et de la miséricorde de Dieu, il est ravi de cette terre, et s’en va recevoir sa récom- pense au ciel. \ On doit le comprendre à présent, tout, dans ce mi- racle, concourait à toucher le cœur des spectateurs du moyen âge, et à les intéresser. Les faits qui s’y dé- — 221 — roulent nous font assister aux péripéties, sans cesse renaissantes sur la terre depuis Adam, du grand drame de la chute de l’homme et de son rachat par un Rédempteur auprés duquel il a pour avocats la mère elle-même de ce Rédempteur et tous les saints du ciel. Il nous montre comment Marie à fait, du repentir et de la pénitence du pécheur, des armes toutes puissantes pour obtenir son pardon. Tout y parle à l’âme du chrétien, tout y respire la foi la plus vive, et nos pères, qui avaient une dévotion si grande à la sainte Vierge, devaient être profondément émus et charmés de la mission toute de miséricorde et de bonté qu’elle y vient remplir. Aussi rencontre-t-on cette légende de tous côtés. Les écrivains, les artistes l’ont, à l’envi, reproduite sous toutes les formes. Dans les recueils de miracles attribués à la sainte Vierge, elle occupe une place d'honneur. Les sculpteurs, les peintres, et surtout les peïntres-verriers l’ont reproduite avec un visible amour dans un grand nombre de cathédrales. On la trouve sculptée à Paris, à Lyon, à Auxerre; peinte à Nancy; reproduite sur les vitraux de Laon, du Urand-Andely (Normandie), du Mans, de Troyes, de Beauvais, d'Auxerre, elc. L'art naïf des peintres et des sculpteurs du moyen âge s’est donné carrière dans ce sujet, et souvent d’une façon très curieuse et très pittoresque. On. y voit les diables combler Théophile de richesses après la signature du pacte et lui bâtir un superbe palais; puis le démolir avec une rage furibonde lors- qu'il fait pénitence. Sur les vitraux de la cathédrale d’Auxerre, cette scène de démolition, bien plus dans le — 222 — caractère des esprits infernaux que la précédente, est figurée de la manière la plus comique. Fait digne de remarque, sur cette même verrière, datant du xive siècle, le fronton inachevé du palais construit par les diables est surmonté d’un niveau d’une signification évidemment allégorique par ses proportions considé- rables, et qui ressemble à s’y méprendre au triangle des francs-maçons. La sculpture très remarquable qui orne l’un des portails de Notre-Dame de Paris, présente, dans une de ses parties, un détail d’un sens profond. Tandis que Théophile, réintégré dans ses fonctions, mais devenu la proie de Satan, siège à son tribunal et juge les affaires soumises à sa juridiction, un diablotin, visible pour lui seul, se tient près de son oreille afin de lui rappeler, s’il était tenté de l’oublier, qu’il est désor- mais l’esclave de l’enfer et doit décider, non selon la justice, mais selon les désirs de son maître. Combien de gens sont, comme le vidame d’Adana, liés par de secrètes chaînes connues d’eux seuls et empêchés par là d’agir selon leur conscience, bien qu’ils soient ani- més d’intentions droites et honnêtes, — obligés souvent de commettre les actes les plus condamnables et les plus odieux! Ayant eu l’imprudence ou la faiblesse de se faire les hommes liges de Satan, ils sont comme un jouet dans sa main de fer, et réduits, s'ils ne veulent être brisés, à courber le front sous tous ses caprices. Sur le portail de la cathédrale de Lyon, la sainte Vierge est représentée le pied posé sur la poitrine de Satan, et lui faisant rendre gorge, non seulement dans le sens figuré, mais dans le sens propre du mot, car — 223 — d’une main elle lui retire de la gueule une longue bande de parchemin sur laquelle le pacte est écrit, tandis que de l’autre elle le fustige avec des verges, sans doute afin d’activer l’opération. On ne saurait imaginer rien de plus piteux que la posture, rien de plus ridicule que la mine du Diable ainsi fouaillé par la main d’une femme. Évidemment l’artiste, dans cette sculpture, prête à la sainte Vierge le caractère éner- gique et résolu des matrones de son pays. Bien que la tradition représente la sainte Vierge écrasant du pied la tête du serpent, nous préférons, nous l’avouons, comme étant plus conforme au caractère de douceur et de bonté &e la Mère de Jésus, la conception de certains poètes du nord, qui lui donnent les archanges saint Michel et saint Gabriel pour gardes-du-corps en même temps que pour exécuteurs de ses volontés, et les chargent de terrasser Satan et de le dépouiller de son bien mal acquis. Quant aux écrivains, il n’est pas de forme, pour ainsi dire, dont ils n’aient revêtu cette légende. Poèmes, mystères, ballades, sermons, etc., racontent le miraclé ou le commentent en l’ornant presque toujours de cir- constances étranges ou merveilleuses, en le transfor- mant parfois au point de le rendre méconuaissable. Ces transformations sont presque toujours fort intéres- santes à étudier. On y retrouve, très accusée, la ten- dance des poëtes du moyen âge à prêter à leurs person- nages, quels que fussent l’époque et le lieu du drame, les sentiments de leurs contemporains, à revêtir l’action de la couleur locale du temps où ils vivaient, au lieu — 224 — de chercher à reproduire la physionomie du milieu dans lequel l’action s’est déroulée. Nous ne pouvons suivre le miracle de Théophile dans toutes ses métamorphoses. Cette poursuite serait trop longue et nous entraînerait trop loin de notre sujet. Il nous paraît cependant utile de rappeler brièvement deux de ces variantes, parce qu’elles peignent d’une façon très heureuse, les mœurs du moyen âge, et en particulier la tendre dévotion de nos péres pour la sainte Vierge, leur confiance naïve et presque enfantine, mais si poétique et si touchante en la toute-puissance, de son intercession. La première de ces variantes, la légende dite de Mihtarius, est un poème du moyen âge en trois cent trente vers hexamètres, publié sous ce titre, pour la première fois, par Mone et Massmann ‘: D’une latinité très défectueuse et rempli de fautes de quantité, ce poème est animé cependant d’un véritable sentiment poétique. Sous les gaucheries et les imperfections de la forme , on sent une vive et naïve piété qui, sans effort, rencontre les inventions et les accents les plus capables de toucher l’âme et d’émouvoir le cœur. La trame en est simple. Théophile, le vidame d’Adana, s’est transformé en un jeune et brillant cavalier dont le nom n’est même pas donné. C’est un soldat (Milita- rius). IL est brave; il a mené joyeuse vie sans s’in- quiéter de l'avenir, si bien qu'un jour il se trouve dénué de toutes ressources, abandonné de ses compa- 1 Anzeiger für Kunder der deutschen Mittelalters, 1834. S. 266 fT. ’ — 225 — gnons de débauche et réduit au désespoir. C’est le moment guetté par le Diable. Comme Théophile, Militarius cède à la tentation. Il s’en va trouver le ma- gicien juif qui, dans chaque ville, au moyen âge, re- présentait les puissances infernales, et traitait ces sortes d’affaires en leur nom. Le magicien le conduit dans une forêt, au carrefour classique où se font les évocations du diable. Il conjure Satan, qui répond à son appel, non sans se faire beaucoup prier. Quand il se croit assuré de sa proie, Satan fait volontiers de ces façons pour entamer l’affaire qu’il brûle de conclure. Militarius, dès que le Diable s’est montré, comparaît devant lui. C’est, nous l’avons dit, un brave qui ne craint rien, pas même l'enfer. La présentation 5e fait dans les règles, comme il convient entre gens bien élevés, et Satan, pour allécher Militarius, lui promet monts et merveilles, s’il accepte ses conditions. Mili- tarius, d’un ton sec et bref, répond qu'il les subira. Pendant tout le débat, une irritalion mal contenue perce dans ses paroles. Il a conscience du crime qu’il commet. Il est humilié surtout de subir le contact im- monde du magicien et de Satan, et visiblement il a hâte d’en finir. — Je suis prêt à signer, dit-il. — Ainsi, reprend Satan, tu renies le Christ. — Je le renie. — Tu m’abandonnes ton âme? — Je te l’abandonne. — C’est bien, dit Satan joyeux et croyant déjà tenir sa proie. Pour que nous soyons tout à fait d'accord, il ne me reste plus qu’une demande à l'adresser, et tu ne saurais me la refuser. Puisque tu as renié le Christ, tu renieras bien aussi sa mère? — À ces paroles, Militarius pâlit et se trouble. Son âme SOC. D’AG. | 15 — 296 — de chrétien, son honneur de soldat, tout en lui se ré- volte à cette pensée. Il a pu s’abaisser devant Satan, Tui livrer son âme et tout son bonheur à venir pour obte- nir les jouissances de ce monde. Il a pu même renier le Christ; si c’est l’'Homme-Dieu, c’est un homme après tout. Mais renier la sainte Vierge, la Mère du Sauveur, aux pieds de laquelle il a dit, enfant, ses premières prières, et dont le visage se penchaïit, si doux et si bon, sur le sien, pendant qu'il l'implorait, les mains jointes dans celles de sa mère! A cette pensée, son honneur de chevalier s’indigne; sa fierté; un instant oubliée, rentre dans son âme. — Renier la sainte Vierge! s’écrie- t-il. Jamais je n’y consentirai. C’est bien assez déjà d’avoir fait la folie de renier son fils! — Perds-tu l’es- prit? réplique Satan stupéfait. Que tu consentes ou non, lu n’en es pas moins damné maintenant, et c’est, d’ail- leurs un péché bien autrement grave de renier Jésus que de renier Marie. — Tais-toi, maudit! s’écrie Mili- larius, j'aimerais mieux mourir sur l’heure et devenir à jamais ta proie, que de consentir à pareille vilenie! — Mais, dit le Diable en ricanant, tu es, je te le répète, damné maintenant, damné pour toujours! Tout ce que lu gagneras, si tu t’entêtes, ce sera de n’avoir point en ce monde les biens pour lesquels tu m’as vendu ton âme, et d’y vivre plus pauvre que le dernier des men- diants. — Il en sera ce qu’il plaira à Dieu, repartit Mililarius, et tu m’offrirais tous les biens de cette terre que ce serait en vain. Jamais je ne renierai la mère: du Sauveur des hommes. Satan, à bout d'arguments, ap- pelle à son aide le magicien juif, et ce dernier se met à railler Militarius et à l’injurier. — Lâche, lui dit-il, No qu’est devenu ton courage? Tu trembles, et devant une femme! Mais Militarius ne le laisse pas achever. — Arrière, chien maudit! lui crie-t-il. Je te défends d’insulter la Reine des cieux, la sainte et noble Mére de Jésus! N’ajoutes pas une parole, si tu tiens à la vie. Et le Juif ayant voulu répliquer, il lui assène sur la tête un coup terrible, l’étend à ses pieds, puis s’élance au plus épais du taillis et disparaît. Cette scène n'est-elle pas vraiment belle, et ne reflête-t-elle pas, avec un singulier bonheur, tous les nobles et généreux sentiments qu'avait fait naître dans l’âme des barbares convertis ce culte tendre et pur de la sainte Vierge d’où sont sortis, comme son épanouis- sement naturel, et la chevalerie et ce respect profond de la femme chrétienne qui survivait, dans les cœurs, à tous les entraînements comme à toutes les chutes? Militarius erra toute la nuit dans la forêt, la tête en feu, l’âme remplie d'horreur pour sa faute et pour lui- même. Au milieu de son désespoir, il ressentait ce- | pendant une joie secrête du refus courageux qu’il avait opposé à la dernière exigence de Satan. Dans le téné- breux abime où il s'était précipité, il voyait luire par- fois comme un rayon d'espérance. Au lever du soleil, il s’aperçut que sa course vaga- bonde l'avait conduit sur la lisière de la forêt. À quelque distance s'élevait une chapelle. Il y entra, non pour prier, mais pour s’y reposer. Il s’était jeté sur un banc. Un instant il y, demeura comme accablé, puis, ayant levé la tête, il fit un geste de surprise. Devant lui, sur un autel, il avait aperçu une statue de la sainte Vierge assise sur un trône, et tenant son fils sur ses genoux. { — 228 — La Mère de Jésus semblait le contempler avec un sou- rire ému et plein de bonté. Un trouble étrange s'était emparé de l’âme de Militarius. Hésitant, il se deman- dait s’il devait fuir la Mère du Dieu qu’il avait renié, ou bien aller se jeter à ses pieds. Soudain, il se lève éperdu, puis, se précipitant vers l'autel, il tombe à genoux, et, comme Théophile, il verse des larmes brû- lantes; il exhale sa douleur en paroles entrecoupées de sanglots;, il supplie Marie d’avoir pitié de son re- pentir et de ses remords, et d’inlercéder près de son fils pour qu’il lui pardonne sa faute. Tout en priant, il avait levé les yeux vers la statue de la sainte Vierge; il fixait sur son visage un regard suppliant. Tout à coup il tressaille, et un frisson, dont il n’est pas maitre, parcourt tout son corps. Il lui sembie que la statue vient de s’agiter et de faire un mouvemeni. Il ne s’élait pas trompé. Ce n’était plus une froide image de pierre qui se trouvait maintenant sur l'autel, c'était la sainte Vierge elle-même, tenant son fils sur ses genoux. D'un mouvement doux et tendre, elle venait de le serrer contre son sein ; elle avait approché son visage du sien et le couvrait de baisers. « Mon fils bien- aimé, disait-elle, mon doux enfant, vous entendez cet homme qui pleure et prie à vos pieds. Il a commis, en vous reniant, un crime épouvantable, que rien au monde ne saurait effacer, sinon votre sang, versé pour lui sur la croix, et ce sang précieux, vous ne le lui re- fuserez pas, si votre mère vous le demande. » Mais Jésus, d’un air attristé, fait un signe de refus. « — Je ne le puis, dit-il. Il a vendu à Satan son âme rachetée par ce sang que vous demandez pour lui, — Mais ce sang MR DT DES den on À précieux peut, mon Fils, effacer toutes les fautes, même celle-là. — Il m'a renié! — Oui, sans doute, dans un moment d’égarement et de folie. Mais il a refusé, mon doux enfant, de renier votre Mère. » Jésus baisse la tête et se tait. Il demeure inexorable à toutes les prières, à toutes les caresses. Alors la sainte Vierge se lève, prend son Fils, l’assied sur le trône qu’elle vient . de quitter, et se prosternant elle-même à ses pieds : « — Si vous ne le faites pas pour lui, s’écrie-t-elle, faites-le pour moi, mon Fils bien-aimé, ma douce lu- miére et mon Dieu! Ce pardon que je vous demande, je ne me relèverai pas que vous ne me l’ayez accordé. » Jésus finit toujours par exaucer les prières de sa Mère. Comment aurait-il pu lui résister, la voyant à genoux devant lui? Il se jette dans ses bras : «à — 0 ma Mére chérie, dit-il, relevez-vous, je vous en conjure. Ce que vous m’aviez demandé, avant même que vous ne vous mettiez à mes pieds, mon cœur vous l’avait accordé. » La sainte Vierge se releva joyeuse, et se tournant vers Militarius : « — Votre faute vous est remise, lui dit- elle. Mon Fils vous pardonne pour l'amour de moi. Allez en paix et ne péchez plus! » À peine avait-elle achevé de parler qu’elle disparüt, et il ne resta plus sur l’autel que la statue de pierre tenant l'Enfant Jésus sur ses genoux. Militarius était demeuré comme pétrifié, se demandant s’il n’avait pas été le jouet d’une vaine illusion. Mais la joie divine qui remplissail son cœur en eût bientôt chassé le doute. I] n’avait pas, d’ailleurs, été le seul témoin du miracle. Pen- dant qu’il était prosterné aux pieds de Marie, un gentil- homme du voisinage était entré dans la chapelle pour — 9230 — y faire sa prière, et il avait vu, lui aussi, l'apparition miraculeuse. Il s’apprcha de Militarius, lui demanda l'explication des paroles et de l'action de la sainte Vierge. Militarius lui ayant confessé sa faute sans en rien dissimuler, il fut si touché de son repentir qu’il l'emmena dans son château. Or, ce gentilhomme, dit la légende, avait une fille unique, aussi vertueuse que belle, et il n’hésita pas à la donner en mariage au pécheur dont la sainte Vierge avait accueilli le repentir et qu’elle avait si visiblement couvert de sa protection. Militarius, passé soudain du plus profond désespoir au comble du bonheur, vécut de longues années dans sa nouvelle famille, et, comme la sainte Vierge ne fait jamais les choses à demi, il y fut le plus heureux des hommes... et des maris. La scène de l'apparition n’est-elle pas de tous points ravissante ? Nous ne croyons pas que, dans toute la littérature du moyen âge, il en existe une autre qui lui soit supérieure pour le charme et la naïveté de l'invention. La seconde variante dont il nous reste à parler n’est pas d’une conception moins heureuse. C’est un mystère écrit avec une délicatesse bien rare chez les auteurs du moyen âge, el rempli de scènes touchantes et de senli- ments exquis. Bien qu'il procède évidemment de la légende de Théophile, le sujet en diffère assez notable- ment. Il s’agit d’un chevalier qui, au lieu de vendre son âme au Diable, trouve plus simple de lui vendre sa femme. Il a pour titre : Le Mystère du chevalier qui donna sa femme au Diable. Le titre prête à rire, sans doute, et les écrivains — 231 — libertins du xvie et du xvine siècle n’auraient pas manqué de le traiter d’une manière plaisante. Ils au- raient rajeuni, en l’assaisonnant de quelques traits malins, le vieux thème inépuisable des plaisanteries contre le mariage. Ils auraient dit, par exemple, que, dans ce marché, le Diable était volé, tout étant béné- fice pour le chevalier, puisqu'il gardait son âme et se débarrassait de sa femme, et la littérature licencieuse, déjà beaucoup trop riche, aurait été accrue d’un drame ou d’un récit salirique. L’auteur de ce mystère, en traitant-le sujet du point de vue moral et chrétien, en a fait une délicieuse his- toire pleine de grâce et de décence. Il y a peint de la facon la plus heureuse la femme chrétienne, telle que le catholicisme l’avait formée au moyen âge. Il y montre comment, par l’élévation de ses sentiments, sa patience, sa douceur et sa vertu, elle aida l’Église à dompter, puis à discipliner les fougueuses natures des barbares conquérants des Gaules, devenus des seigneurs féodaux, mais mal dégagés encore de leur sauvagerie originelle, et quel merveilleux instrument de civilisa- tion elle fut entre ses mains. Il y fait voir quel ascen- dant moral elle exerçait sur ceux-là même qui la méconnaissaient, et son témoignage est précieux, car il apporte, sur ce sujet encore incomplètement connu du rôle et de l'influence de la femme au moyen âge, . des indications d’un grand prix. Il établit que ce rôle et cette influence furent bien plus considérables qu’on ne l’a supposé, et il réduit à sa juste valeur toute cette littérature de fabliaux satiriques et de contes licencieux qui, trop souvent, donne le change et fait — 232 — 7 considérer comme un mal général des corruptions et des déchéances individuelles. En ces temps, si pro- fondément imbus de l’esprit du catholicisme, la femme n’a jamais cessé d’être chrétienne, et aussi sou- vent que de nos jours, sinon davantage, elle a réalisé l'idéal de grâce et de vertu don! la sainte Vierge fût en ce monde le modéle le plus accompli. Il y a, sous ce rapport, ainsi que dans certains délails, une analogie frappante entre ce Mystère et la Légende de Milita- rius. Ils débutent tous les deux d’une manière analogue. Le chevalier se laisse entraîner à faire des dépenses exagérées par ce désir de paraître qui fût, de tout temps, un vice essentiellement français. Il a près de lui deux écuyers, gens perdus de dettes et de mœurs qui, par leurs flatteries et leurs conseils, le poussent dans cette voie funeste, le grugentet le volent. Bientôt ses ressources diminuent; la gêne entre dans cette maison trop gran- dement tenue. Pour en soutenir le luxe princier, le chevalier est obligé de recourir aux expédients. Sa femme, plus clairvoyante et plus avisée, essaie de l’ar - rêter sur cette pente funeste et de lui ouvrir les yeux. Mais le chevalier se rit de ses conseils ou la rebute, s’estimant beaucoup plus sage, ne voulant surtout à aucun prix renoncer à sa vie de dissipation et de plai- : sirs. [l y a, dans ces premières scènes, des tableaux d'intérieur d’une vérité prise sur le fait et de délicates analyses de sentiments que l’on rencontre très rare- ment dans les auteurs inexpérimentés des mystères. On y Suit pas à pas, pour ainsi dire, le travail de démora- lisation qui s’accomplit dans l’âme du chevalier, et rien — 233 — n’est touchant comme les efforts que fait la douce dame, sa femme, pour en enrayer la marche et . le ramener à des pensées plus sages, à une conduite plus virile. Ses observations sont présentées avec des ménagements si délicats, en un langage si tendre et si persuasif, qu’il faut vraiment que le chevalier soit enivré comme il l’est de ses fausses voluptés et de ses folles visées de grandeur pour n’en être pas ému. Mais le démon du plaisir et de la vanité l’obsède à ce point que les représentations les plus pressantes de sa femme. frappent ses oreilles comme un vain bruit et glissent sur son cœur sans y pénétrer. La douce dame semble elle-même le comprendre, tant elle supporte avec résignalion ses impatiences et ses duretés. Elle en est visiblement plus attristée qu’irritée, et elle obéit à ses ordres les plus extravagants sans opposer la moindre résistance, le considérant comme une âme égarée bien plus que comme un coupable. Enfin le moment arrive où la folle conduite du che- valier va recevoir son châtiment. Sa ruine est complète. Perdu de dettes, abandonné de tous ses faux amis, que va-t-il devenir? C’est le moment attendu par sa femme, non pour lui faire des reproches, mais pour le ramener à une vie plus sage. Quand il lui fait l’aveu de sa situa- tion, pas un mot de blâme ne sort de sa bouche. Elle le console et le réconforte avec une douceur presque maternelle. Elle lui conseille de s'adresser à la sainte Vierge et de mettre en elle toute sa confiance. Peut- être eüût-elle réussi à le persuader. Mais les perfides amis qui ont ruiné le chevalier n’ont pas travaillé seulement pour leur compte. Ils étaient aussi des — 234 — émissaires du Diable, et Satan ne lâche pas si faci- lement sa proie. Il arrive tout à coup, s’autorisant pour paraître d’un mot imprudent que le chevalier laisse échapper dans un moment de désespoir. Il n’a pas de peine à reprendre sur cette faible et ardente nature, avide de toutes les jouissances, l'empire que les sages conseils de la douce dame lui avaient fait perdre. Il lui suffit de faire briller un peu d’or devant les yeux de la victime. Pour l'obtenir, le cheva- lier renie Dieu, renie même sa dernière sauvegarde, l'amour que, malgré toutes ses fautes, il gardait pour sa femme au fond de son cœur. Satan veut se venger de l'opposition que la douce dame a faite à ses projets. Il la hait, d’ailleurs, pour sa dévotion toute particulière envers la sainte Vierge. Il dit au chevalier qu’elle le trompe, et le chevalier se laisse persuader. Il feint de le croire tout au moins, et signe un pacte par lequel il s'engage à se rendre la nuit suivante avec sa femme au carrefour d’une forêt voisine, et à la livrer à Satan en échange des richesses et des plaisirs de ce monde. Le moment venu de tenir sa parole, le chevalier éprouve des remords. Mais il les étouffe, et du ton brusque d’un homme qui se sent coupable et veut, par la sévérité de sa parole, échapper à toute explication, il enjoint à sa femme de le suivre. La douce dame n’a pas même la pensée de s’y refuser. Elle sait que l’obéis- sance est le premier devoir d’une épouse chrétienne. Mais ce brusque départ, au milieu de la nuit, l’étonne. De vagues appréhensions s’emparent de son âme. Il semble qu’elle ait le pressentiment du danger qui la menace. Elle supplie la sainte Vierge de la garder sous — 235 — sa protection et de ne pas permettre que sa pudeur ni son âme soient mises en péril; puis elle suit son mari. Comme ils allaient entrer dans la forêt où le Diable les attend, la dame, dont l'angoisse redouble, aperçoit une chapelle. Elle supplie son mari de lui permettre d'y entrer un instant pour s’y reposer. Le chevalier n’ose lui refuser cette grâce dernière. Il lui recom- ,mande seulement de ne pas le faire trop longtemps attendre, et demeure à la porte, sur son cheval. Sa femme est allée s’agenouiller devant une statue de la sainte Vierge; elle épanche à ses pieds, dans une fer- vente prière, toutes les douleurs et les épouvantes de son âme. Tandis qu’elle prie, la sainte Vierge est au ciel, plaidant non seulement la cause, gagnée d’a- vance, de cette malheureuse femme, mais celle de son indigne mari. Cette dernière grâce, plus difficile à obtenir, Dieu finit cependant par l’accorder. Il com- mande à la sainte Vierge de revêtir un instant les traits de la dame qui doit être livrée au Diable et de s’en aller prendre sa place. Pour gardes du corps, il lui donne les archanges Gabriel et Raphaël. La sainte Vierge, aussitôt, sort de la chapelle et s’assied en croupe derrière le chevalier, qui repart. Dans cette scène au ciel, on trouve indiquée d’une manière sommaire, mais trés nelte, l’idée de ce qu’on appelait au moyen âge l’Advocacie de Notre-Dame. Maintes fois traitée par les poëles, cette Advocacie représentait la sainte Vierge plaidant au tribunal de Dieu la cause du genre humain dégradé par la chute, et finissant par la gagner contre Satan, grâce à l'in- — 236 — tervention du divin Médiateur, son Fils, qui jetle dans la balance le poids victorieux de ses souffrances et de sa mort. À mesure qu’il approche du carrefour où il doit ren- contrer Satan, le chevalier sent redoubler son angoisse. Son trouble devient si fort que bientôt il ne peut plus le cacher et le laisse voir à celle qu’il croit sa femme. Mais Notre-Dame le rassure. « Sire, dit-elle, ne soyez en souci, Allez hardiment, n’ayez peur, Car la Mère du Créateur Vous aydera, soyez certain. » Enfin, ils arrivent au carrefour. Satan n’a eu garde de manquer au rendez-vous. Mais à la vue de la vic- time que le chevalier lui amèëne, il jose un cri de colère et de terreur. « Faulx traître, dit-il, tu m’as bien trahi! Que m'’as-tu amené ici ? » « — Ma femme, ainsi, que je l’avais promis, répond ‘le chevalier stupéfait de cet accueil. — Non! ce n’est pas elle! s’écrie Satan dans une agonie d’épouvante et de désespoir. C’est cette Marie qui m’a tant fait de mal et qui dérobe tant de proies à l'enfer! — Oui, c’est moi, traître! réplique Notre-Dame indignée, et la proie sur laquelle tu comptais aujourd’hui, tu ne l’auras pas encore ! Ces deux âmes, que lu croyais conquises par tes ruses, le sang de mon Fils les a rachetées! » En même temps, sur un signe de la sainte Vierge, les archanges Gabriel et Raphaël se précipitent sur Satan, le terrassent, et, malgré sa résistance désespérée, a 0 ms car il se débat, le pauvre homme, comme si des larrons le dépouillaient et crie qu'on lui prend son bien, ils lui arrachent le pacte. Le chevalier, cependant, était tombé à genoux devant la sainte Vierge; il implorait son pardon. — Le mien, je te l’ai déjà accordé, lui répond Notre-Dame; mais il en est un autre qu'il te faut obtenir : c’est celui de ta bonne femme, Laquelle à genoux me réclame En ma chapelle dévotement. Bien que tu l’aies gravement offensée, je ne crois pas qu’elle te le refuse. Viens le lui demander. Et elle le ramène à la chapelle où la dame était tou- jours en prières. Son mari se jette à ses pieds, et lui fait en pleurant l’aveu de sa faute. Mais elle n’a pas, même alors, un seul mouvement d’indignation et de colère. Pas un mot de reproche ne s'échappe de sa bouche, et elle reste jusqu’à la fin la femme tendre et soumise, l'épouse chrétienne qu’elle n’a pas cessé d’être depuis le commencement de la pièce. « Mon cher Seigneur, dit-elle, qui s’abandonne A Dieu servir, ne peut périr, Levez-vous; de parfait désir * Vous le pardonne doulcement, . Et pourtant, mon loyal mary, Vivons mesouen (désormais) chastement, Sans désirer aucunement Habitz curieulx ne mondains. Vous povez veoir les cas souldains Qui pevent (peuvent) venir de jour en jour A ceulx qui ont: mis leur amour Et leur cueur en mondanité, Car ce n’est fors que vanité. » Et le poème se termine par quelques vers adressés — 238 — aux spectateurs, et dans lesquels la femme du cheva- lier leur recommande de garder toujours une tendre dévotion à la sainte Vierge et à son Immaculée-Concep- tion, afin qu’elle les assiste au dur pas de la mort. Il LA LÉGENDE DE FAUST La légende de Faust est, pour l'Allemagne, et sur- tout pour l’Allemagne protestante, une légende natio- nale. Elle est, sans contredit, la plus répandue de ses fictions populaires. Elle a revêtu chez les populations de race germanique, elle y revêt encore toutes les formes imaginables : poèmes, drames, récits légen- daires, ballades, etc. Le théâtre et la gravure popu- laires ne cessent de l’exploiter, et le nombre de ses métamorphoses est presque innombrable. Cest que la légende de Faust n’est pas seulement une légende protestante; elle est la légende même du protestantisme. Faust. n’est point un personnage imaginaire; il a véritablement existé. C'était un des fauteurs du protes- tantisme, un de ces hommes perdus de dettes et de mœurs, qui se rangèrent à la suite de Luther parce qu’ils avaient reconnu , entre ses doctrines et les habi- tudes de leur vie, une conformité parfaite, et qui se firent, dans les bas-fonds de la société, les propaga- teurs les plus ardents de sa prétendue réforme. Le protestantisme, en effet, n’est point né, comme — 239 — on l’a prétendu, d’un besoin d’émancipation de l'esprit et de la pensée. Le catholicisme laissait aux intelli- gences toute la liberté légitime qui leur était néces- saire. Il n’a jamais réprimé que le mauvais usage de cette liberté, ne voulant pas laisser des hommes am- bitieux et dépravés comme Luther et Faust s’en servir pour des fins dangereuses et funestes. Le protestantisme n’est point sorti non plus du désir de réformer les abus qui s'étaient introduits dans la discipline de l’Église. Ces abus pouvaient très bien être détruits sans que l’on touchât aux dogmes, comme l’a fait Luther. C'était, dans tous les cas, une étrange manière de les réformer que de les remplacer par des abus mille fois plus criants et plus pernicieux, et de charger de cette réforme des gens indignes qui souvent les avaient introduits ou avaient été les premiers à en profiter. Cette soi-disant réforme fût, en réalité, une révolte de la chair contre l’esprit, des passions contre le frein salutaire de la discipline de l'Église. Elle le prouva jusqu’à l'évidence, en effaçant de ses dogmes, et encore plus des pratiques de la vie sociale, toutes les vertus surnaturelles de chasteté, de continence et de sacri- fice qui sont l'essence et la raison d’être du christia- nisme. Ces vertus, elle les condamna comme des actes contre nature, comme des attentats coupables à la satisfaction des besoins légitimes de notre espèce. Elle donna toute liberté de s’assouvir aux appétits maté- riels, dont elle fit désormais la fin principale, sinon unique, de l’homme ici-bas. Aussi ne parvint-elle à s'implanter qu’en Allemagne, en Angleterre et dans les — 240 — pays scandinaves, c’est-à-dire chez les nations du Nord où, par suite de l'action du climat et. de la ru- desse native, de la barbarie de la race, les instincts sen- suels s'étaient développés outre mesure, et avaient le pas sur les aspirations de l'intelligence. Chez les na- tions latines, plus sobres, plus civilisées, plus affinées, et donnant, dans leur existence, une part plus large aux tendances spirituelles, aux besoins élevés de la nature humaine, il ne put prendre racine. Il répugnait à ces peuples, même aux plus dégénérés, comme étant une forme de corruption trop brutale et trop gros- sière. La légende de Faust est, sous un voile allégorique, l’histoire de cette révolte du peuple allemand, qui, renonçant à Dieu, se vend au Diable afin d’en obtenir les jouissances et les plaisirs de ce monde. Elle lui montre, d'une manière saisissante, quel marché de dupe il a fait, combien il se cache d’amertumes, de déboires et de souffrances sous ce bonheur apparent, et quels châtiments terribles sont réservés, même en ce monde, aux imprudents qui font la soltise de conclure ces pactes criminels. Le peuple, quand il est de sang- froid, discerne en général avec une singulière clair- voyance, les mobiles secrets des actions de ses gouver- nants, et le peuple allemand ne s'était point mépris sur les motifs réels de la conduite des prétendus réfor- mateurs. Il avait très nettement distingué, sous leurs phrases emphatiques et leurs raisons spécieuses, la bassesse des penchants et la grossièreté des appétits qui les entraînaient à cette révolle; et, tout en partageant ces goûls sensuels, tout en cédant lui-même à ces sol- — 241 — licitations de la chair, il avait pris une sorte de plaisir à démasquer, dans cette terrible histoire, ceux qui l'avaient perdu, et à les y montrer sous leur véritable jour. Si Faust n’est point un personnage imaginaire, sa vie, en revanche, est fort obscure, et, en fait de docu- ments certains, l’on ne possède, pour la reconstituer, qu’un petit nombre de passages épars dans les auteurs du temps. Sa vie n’ayant pas été des plus recomman- dables, on ne saurait s’en étonner. Il ne méritait même pas ces mentions succinctes et souvent faites incidem- ment, à propos d’autre chose. C'était un de ces aven- turiers de bas étage, que la débauche et la fainéantise réduisaient à vivre des pires expédients. Sans cesse obligés de fuir la colère de leurs dupes ou les pour- suites de la justice, ils vagabondaient de ville en ville, et leur existence obscure, plus d’une fois entourée de mystère et de mensonge, se dérobe, la plupart du temps, aux investigations les plus patientes. Malgré la recherche des érudits, nous ne savons guëre, sur le compte de Faust, que ce que nous en apprend la légende. Il fut fait de cette légende, dans les dernières années du xvr siècle, plusieurs versions que le protestant Palma Cayet a résumées d’une manière assez fidèle dans sa traduction, la seule qui existe en langue française. « Le Dr Fauste, dit Palma Cayet, fut fils d’un paysan, natif de Veinmar, sur le Rhod, qui a eu une grande parenté à Wittenberg, comme il y a eu de ses ancêtres gens de bien et bons chrétiens ; même son oncle qui demeura dans Wittenberg, et en fut bourgeois fort soc. D’ÂG. \! 16 — 242 — puissant en biens qui éleva le D' Fauste, et le tint comme son fils ; car, parce qu’il était sans héritiers, il print ce Fauste pour son fils et héritier, et le fit aller à l’école pour étudier en la théologie. Mais il fut débau- ché d’avec les gens de bien, et abusa de la parole de Dieu... Quand ses parents eurent vû sa maligne tête et inclination, et qu’il ne prenoiït pas plaisir à la théologie, et que de là il fut encore approuvé manifes- lement, même il y eût clameur et propos commun, qu’il alloit après les enchantemens, ils le devoient à tems admonester, et le retirer de là : comme ce n'étoient que songes et folies, et ne devoient pas amoindrir ces fautes-là afin qu’il n’en demeurât cou- pable. « Mais venons au propos. Comme done le D' Fauste eut parachevé tout le cours de ses études, en tous les chefs plus subtils de sciences; pour être qualifié et approuvé, il passa outre de là en avant, pour être examiné par les recteurs, afin qu’il fût examiné pour être maître, et autour de lui y eut seize maîtres, par qui il fut ouï et enquis, et avec dextérité il emporta le prix de la Dispute. « Et ainsi, pource qu'il fut trouvé avoir suffisam- ment étudié sa partie, il fut fait docteur en théologie. Puis, après, il eut encore en lui sa tête folle et orgueil- leuse, comme on appelle des curieux spéculateurs, et s’'abandonna aux mauvaises compagnies, mettant la Sainte Écriture derrière la porte, et la jettant sous le banc, et mena une vie d'homme débauché et impie, comme cette histoire donne suffisamment à entendre ci-après. » M Ayant appris qu’il y avait en Cracovie, au royaume de Pologne, une grande École de magie, fort renom- mée, il s’y rendit, et, ajoute Palma Cayet, il « y spé- cula et étudia jour et nuil : en sorte qu’il ne voulut plus être appellé théologien, ains fut homme mondain, et s’appela docteur de médecine, fut astrologue et mathématicien. Et en un instant il devint droguiste. » Mais tous ces beaux talents, ne suffisaient pas, paraît-il, pour le faire vivre, ou du moins ne pouvaient subvenir à ses goûts insatiables de débauche, car il résolut, pour se procurer des ressources plus abon- dantes, de se vendre au Diable, et il s’en alla le con- jurer dans « une forêt épaisse et obscure, qui est située près de Wittenberg et s'appelle la forêt de Mangealle. En cette forêt, vers le soir, en une croisée de quatre chemins, il fit avec un bâton un cercle rond et empres, et deux autres qui entroient dedans le grand cercle. » Le Diable se fit beaucoup prier pour venir. Quand il voit qu'on l'appelle avec instance, il se laisse longtemps désirer, afin d'accroître l’impatience des gens et de les avoir ensuite plus facilement à ‘sa discrélion. Qu’on hésite, au contraire, ou qu’on le fuie, il accourt sans être appelé, et se met en frais pour séduire les gens, ainsi que nous l’avons vu dans le Mystère du Chevalier qui donna sa femme au Diable. Après s’être entouré de tout l’appareil épouvantable qu’il déploie dans ces cir- constances et avoir fort effrayé Faust, en déchainant le vent, l’orage et tous les démons de l’enfer, voyant que son désir de signer un pacte était plus fort que sa frayeur, il redevint bon prince, prit soudain la forme — 244 — d’un moine gris, et convint avec Faust d'aller, le Le demain, le trouver chez lui. Il fut exact au rendez-vous, et, après un long débat, le marché fut conclu. Dans le pe que Faust écrivit el signa de son sang, il était dit qu’un diable, appelé Méphistophélès, serait pendant vingt-quatre ans au service du Dr Faust, et qu’il exécuterait toutes ses volontés et remplirait tous ses désirs. Faust, en re- tour, s’engagea follement à lui livrer son âme au terme de ce délai, et il promit de plus d’être l’en- nemi de tous les chrétiens, et de ne point se laisser attirer à ceux qui enr le convertir. Sur un seul point, ils ne purent s’entendre. Faust ayant demandé à son Diable de s'engager à ne lui répondre rien qui ne fût véridique, celui-ci ne voulût jamais y consentir, s’excusant sur ce que son Maître et Seigneur le Roi des Enfers et le Prince du Mensonge ne consentirait jamais à lui laisser prendre une si fâcheuse habitude. En quoi, certes, il se montra plus honnêle que cer- tains sectateurs de Satan, lesquels n’ont point de pareils scrupules, et pour faire de telles promesses, n’atiendent même pas qu’on les leur demande, n’y voyant qu’une facilité de plus de tromper les gens. Faust, en outre, avait commandé à Méphistophélès, toutes les fois qu’il serait appelé, de venir en la forme et habit d’un cordelier, avec une agréable représen- tation. C’est un premier trait qui décèle le caractère protestant de la légende, ou, pour être plus exact, la haine de l’auteur qui l’a recueillie envers les. ordres religieux, et particulièrement envers les ordres men- — 245 — diants. Nous aurons bientôt occasion d’en constater de nouveaux, plus manifestes encore. Dès qu’il a le Diable à sa disposition, Faust s’em- presse de mettre sa puissance à l’épreuve, et il le fait d’une manière bien significative, en ce qu’elle ouvre un jour lumineux sur la pente vers laquelle incline toujours la sensualité allemande. Libre de faire la débauche, le Français, né galant, s’entoure de courtisanes. Ge gros allemand libertin, tout enfoncé dans la matière, ne songe, lui, qu’à faire ripaille. Il s'empiffre de viandes; il s’enivre avec les vins les plus renommés de l’Europe. Ge pauvre diable de Méphistophélès est occupé jour et nuit à parcourir la surface de la terre, pour y faire provisions des mets les plus exquis, à piller les celliers les plus renommés de l'Allemagne, afin d’assouvir la soif de son maitre. Sa charge de pourvoyeur n’est certes pas une sinécure. Quand enfin il est bien repu, Faust, un beau jour, se met en tête de se marier. L’allemand a livresse sentimentale, et, pendant qu’il cuve son vin, il rumine volontiers des projets matrimoniaux. Maïs Méphisto- phélés, à la première ouverture que Faust lui fait de ce louable dessein, entre dans une colère épouvantable et lui débite toutes sortes de blasphèmes contre le ma- riage. Sa colère, jusqu’à un certain point, s’explique. Il sait que si la femme a souvent perdu l’homme, non moins souvent elle le sauve, et qu’une femme chré- tienne est, comme la sainte Vierge, son modèle et sa patronne, le pire ennemi qu’il puisse rencontrer dans le cœur de ceux qu’il veut perdre, témoin cette douce dame qu’il croyait recevoir, comme une victime, des — 246 — mains du chevalier son mari, et qui lui ravit sa proie. Si par hasard Faust allait épouser une femme de cette dangereuse espèce, que deviendrait le pacte? À cette seule pensée, Méphistophélès écume de rage, et il en- joint à Faust de renoncer à cette ridicule idée. Mais le docteur est têtu et n’en veut pas démordre. Alors Mé- phistophélès a recours à un moyen héroïque. Il appelle à son secours les flammes de l’enfer qui soudain rem- plissent la chambre, étreignent Faust de leurs brûlantes caresses et le flambent comme un poulet jusqu’à ce que, vaincu par la douleur, il abjure solennellement son malencontreux projet. . Pour achever d’en dégoüûter Faust, Méphistophélés, en. diable prudent, lui offre de lui livrer toutes les femmes dont il désirera l’amour, pourvu qu’il prenne l'engagement de ne point les épouser. Faust y consent; mais comme Méphistophélés n’a point sur les honnêtes femmes l'empire dont il se vante, tout ce qu'il peut faire, c’est de lui donner pour concubines de laides et immondes diablesses qui, par un prestige diabolique, revêtent l’apparence extérieure des femmes dont la beauté séduit Faust, de sorte que le malheureux doc- teur n’a pas même la réalité des biens périssables en échange desquels il:a vendu son âme. Il est obligé de se contenter d’une vaine apparence. Il en est de même de toutes choses, et cela devait être. Notre terre, avec les biens qui la couvrent ou qu’elle recèle en son sein, l'univers entier sont l’exclusive propriété de Dieu, qui les a tirés du néant et animés de son souffle. Le diable n’y possède pas un atome, et comme il est incapable de rien créer, que toute sa puissance se borne à dé- — 247 — truire, quand Dieu veut bien le lui permettre, il est obligé, lorsqu'il veut faire don d’une chose, ou de la dérober, comme le fait Méphistophélès pour les mets et les vins avec lesquels il assouvit la goinfrerie de Faust, ou de la simuler par de vaines apparences. (est à ce dernier parti qu’il s’arrète d'habitude, parce qu’il le trouve d'exécution plus facile. De même qu'il a transformé les laides guenons de son enfer en beautés parées de toutes les séductions, de même, lorsque Faust lui demande de l’or pour subvenir à ses besoins ou à ses plaisirs, ce n’est presque jamais de la monnaie véritable qu’il lui donne, mais des feuilles sèches, des morceaux de charbon qu’il a revêtus de cette appa- rence. Alors même il en est très avare, soit qu’il veuille tenir Faut dans une plus étroite dépendance, en les lui faisant désirer davantage, soit qu’il craigne, en les répandant avec trop d'abondance, de soulever des plaintes qui fassent découvrir la supercherie. De plus, presque toujours il contraint Faust à aller chercher cet or simulé au fond de souterrains gardés par des dra- gons ou d’autres bêtes malfaisantes, qui lui font des peurs épouvantables, ou qui, pour le mettre en fuite, exhalent d’horribles puanteurs ; si bien que la plupart du temps le malheureux aurait eu beaucoup moins de peine à gagner cet or par .un travail honnête. En cela, comme en tout le reste, il a fait en se vendant au diable, un marché de dupe. Ce n’est pas tout, Faust qui s'attendait à mener la vie la plus heureuse au milieu de ces grossiers plaisirs et de ces sales débauches, s'aperçoit bientôt, à sa grande surprise, qu'au milieu des festins, des fêtes — 248 — qui l’étourdissent un instant, il ne goûte point de vrai bonheur. Il n’en rapporte le plus souvent que du dégoût, de l'ennui, parfois même une profonde et in- curable tristesse. Il est atteint de cette mélancolie qui est le mal habituel des libertins ayant abusé des plaisirs des sens, véritable nostalgie de l’âme regrettant au milieu du bourbier où elle est vautrée, les sphères célestes qui sont sa véritable patrie, et vers lesquelles elle tend d’un invincible effort, malgré les basses solli- citations de la matière. Au sortir de ses orgies, Faust éprouve de tels accès de tristesse qu’il ne peut s’empêcher de faire des retours sur lui-même. Alors il a horreur de son crime: il voudrait se repentir. Il se lamente et pleure en son- geant à ses fautes, au châtiment terrible et inévitable qui les attend en l’autre monde. Ce sont les lendemains d’orgie qui font les anachorètes, a dit un homme d’es- prit. Il y a de la vérité dans cette parole, moins cepen- - dant qu’on ne serait tenté de le croire. Il est arrivé quelquefois à des libertins de prendre en dégoût les vains plaisirs dont ils ont abusé, d’y renoncer pour toujours, et de s’en aller chercher dans les austérités de la vie monastique les plus hautes satisfactions de l’âme et le. vrai bonheur. Mais c’est l'exception. Bien plus souvent ces accès de repentir ne sont ni sérieux ni durables. Ils disparaissent avec le malaise physique qui les détermine, et le débauché, comme le chien dont _ parle l'Écriture, retourne à son vomissement. C’est pré- cisément ce qui arrive à Faust. Il aime ses grossiers plaisirs, malgré les nausées qu’ils lui donnent, et il n’a pas le courage d'y renoncer. Il n’a pas surtout la — 249 — force de résister au diable, qui tantôt lui présente des séductions nouvelles, pour le distraire de ses réflexions, et tantôt le torture cruellement, et l’oblige par la souffrance à revenir au plaisir. . Pendant ses accès de mélancolie, Faust s'inquiète du sort qui l'attend dans l’autre monde. Il voudrait savoir aussi comment sont faites ces régions invisibles et ce qui sy passe. Il faut voir alors comme ce bon Mé- phistophélés le raille, avec quelle impitoyable cruauté il lui démontre qu’en vendant son âme à Satan il a été un parfait imbécile. — Mais tout ce que tu me demandes, lui dit-il, tu le sais déjà. Ton catéchisme l'en a appris tout ce que tu peux en comprendre, et je n’ai rien à ajouter à ces explications si claires et si simples. Si tu es damné, tu ne saurais donc t’en prendre qu’à toi, mon pauvre ami, el tu ne peux même pas invoquer l’excuse de l'ignorance. Méphistophélès lui fit même un jour à ce sujet une belle et franche réponse. Une fois n’est pas coutume. Faust l’ayant évoqué : « Que désirez-vous de moi, dit-il à Faust? Je veux, dit Faust, entendre une réponse de vous sur une certaine demande, c’est à sçavoir, quand tu serois à ma place, étant créé de Dieu en figure d'homme, que ferois-tu, afin que Dieu eut pitié de vous et des autres hommes? Là-dessus l'Esprit se mit à rire, et dit : Mon maître Faust, quand je serois créé de Dieu homme, comme toi, je me voudrais humi- lier devant Dieu, tant que j’aurois respiration humaine, je me voudrois étudier à ce que Dieu ne se mit point en indignation contre moi, je voudrois garder son ins- truction, son ordonnance, son commandement, tou- — 250 — jours l’invoquer à mon aide, le louer, honorer et ma- gnifier : tellement qu’il me fût propice et favorable pour m’accepter, et débonnaire à ce qu'après ma mort j'obtinsse l’éternelle joye, gloire et splendeur céleste du règne de Dieu. Le docteur Faust lui dit là-dessus : Mais je n’ai pas fait ainsi. Vraiment, dit l'Esprit, tu n’as garde d’avoir fait ainsi, mais ton Créateur, qui l’a créé, vous à donné la parole, la vue, l’ouïe, pour entendre sa volonté, et pour vous employer à acquérir la béali- tude éternelle. Tu l’as reniée, tu as abusé du don divin, et de ton intelligence, tu te déments de Dieu et de tous les hommes : pourtant tu ne puis pas imputer la cause à personne, mais seulement à ta folie, à ta vaine curiosité, à ta libre volonté, par le moïen dont tu as ainsi perdu la plus favorable occasion et faveur, d’avoir ton refuge à Dieu. Hélas! c’esthien mon grand malheur, dit le doctenr Faust : Mais voudrois-tu, mon ami Mephistopholes, qu’un autre homme fût en ma place? Oui, dit l'Esprit en soupi- rant, et que je n’eusse point tantde disputes avec toy; car étant grandement obligé en péché contre Dieu, je vou- drois bien me recouvrer de rechef en sa grâce. À cela répond le docteur Faust : Mais ne pourrois-je pas encore faire assez, si je m’amendois? Oui, dit l'Esprit, quand tu pourrois revenir de tes péchez si abominables, en la grâce de Dieu; mais il n’y a point de terme, ni d’espace de temps, de la fureur de Dieu contre nous. Laissez- moi en paix, dit le docteur Faust alors à l'Esprit. L'Esprit lui répondit : Laisse-moi aussi en paix avec tes demandes ennuyeuses. » Cette franchise de Méphisto- phélés, il est vrai, n’est pas bien dangereuse. Il connaît son homme, et sait, pour l’avoir maintes fois éprouvé, — 251 — qu’il n’a pas assez de ressort dans l’âme pour être capable d’une énergique résolution et d’un repentir durable. Le diable cependant ne serait pas le diable, c’est-à- dire le père du mensonge, s’il ne mentait pas d’habi- tude à Faust et ne le trompait de toutes manières. C’est ce qu’il fait sans le moindre scrupule toutes les fois que Faust l’interroge sur des choses qu’il ignoré, comme la nature et les attributs de Dieu, ou qu’il a intérêt à lui cacher, ou à lui présenter sous de fausses couleurs. Ainsi Faust ayant un jour manifesté le désir de visiter l'enfer, afin d'en prendre un avant-goût, et d'y voir infliger à d’autres patients les supplices qui lui sont ré- servés, Méphistophélès se garde bien de l'y conduire. Il sait trop bien que l’horreur dont Faust serait saisi à la vue d’un si épouvantable spectacle serait capable de le faire rentrer en lui-même et de lui inspirer de du- rables sentiments de crainte et de repentir. Il lendort, et lui fait exécuter en songe, à travers un enfer de fan- taisie, un voyage qui est tout simplement un cfuchemar. Ces demandes de Faust, qui est un infatigable et insa- tiable questionneur, agacent souvent et troublent Mé- phistophélès, en l'obligeant à se souvenir qu'avant d’être un espit de ténèbres, il était un ange de lumière, auquel les mystères de la création étaient révélés. Il s’en plaint lui-même dans la conversation que nous avons rapportée. Alors, pour se délivrer des importu- nités et des exigences du docteur, il lui joue de mé- chants tours. Ainsi, un jour que Faust avait exprimé le désir de recevoir la visite des princes de l'Enfer, ces | — 252 — hauts dignitaires de l’abîme se rendirent à son désir et vinrent au nombre de sept, et sous la forme de bêtes monstrueuses et immondes, hideuses à l’envi les unes des autres. Mais Faust ayant eu l’idée saugrenue, au moment où ils allaient prendre congé, de leur de- mander qui avait fait les insectes, ils dirent : « Après la faute des hommes ont été créés les insectes, afin que ce fut pour la punition et honte des hommes. Et nous autres ne pouvons tant, que de faire venir force insectes comme d’autres bêtes : lors tout incontinent apparurent au docteur Faust dans son poisle ou étuves, toutes sortes de telles insectes, comme des Fourmis, des Lézards, Mouches, Bovines, des Grillons, des Saute- relles et autres. Alors toute la maison se trouva pleine de cette vermine. Toutefois il était fort en colère contre tout cela, transporté, et hors de son sens : car entre autres, de tels reptiles et insectes, il y en avoit qui le piquoient comme Fourmis, le mordoient; les Bergails le piquoient, les Mouches lui couroient sur le visage, les Puces le mordoient, les Talons ou Bourdons lui vo- loient autour, tant qu’il en étoit tout étonné, les Poux le tourmentoient en la tête et au col, les Araignes lui filoient de haut en bas, les Chenilles le rongeoient, les Guespes l’attaquoient. Enfin il fut tout partout blessé de toute cette vermine, tellement qu’on pourrait bien dire, qu’il n’étoit encore qu’un jeune Diable, de ne se pouvoir pas défendre de ces bestions. Au reste, le doc- teur Faust ne pouvoit pas demeurer dans lesdites étuves ou poisle; mais d’abord qu’il fut sorti du poisle, il n’eut plus aucune plaie, et n’y eut plus de tels fan- — 253 — tômes autour de lui, et tous disparurent, s'étant dévo- rez l’un l’autre vivement, el avec promptitude. » C'était en effet ce qu’ils avaient de mieux à faire. Afin de distraire Faust de ses accès de mélancolie et de le guérir de son agitation d’esprit, Méphistophélès imagina de lui inspirer le goût des voyages, et de lui faire parcourir tous les pays de l’Europe. Le récit de ces voyages occupe une large place dans les versions imprimées de la légende. À une époque où les moyens de communication étaient lents et diffi- ciles, et les voyages coûteux et rares, où par conséquent l'on ne savait presque rien des pays étrangers, cette partie de l’histoire n’était pas celle qu’on devait accueillir avec le moins de plaisir. Elle était certaine- ment lue avec avidité, et les auteurs, n’ignorant pas l'intérêt qu’elle exciterait, ont eu soin de donner un véritable itinéraire des pérégrinations du vagabond docteur, itinéraire dans lequel chaque: pays, chaque. ville ‘sont décrits sommairement avec les curio- sités qu'ils renferment. En insistant de la sorte sur ces courses purement imaginaires, ces auteurs se con- formaient en outre à l’une des tendances les plus mar- quées de l'esprit protestant, qui volontiers envisage les choses au point de vue pratique, et ne laisse échapper aucune occasion de tirer un avantage immédiat, un profit matériel même des choses écrites simplement en vue de distraire. Aussi encadrent-ils à chaque instant dans leur récit soit une indication utile, soit une leçon morale, ce qui fait ressembler certaines versions de la légende, surtout les versions allemandes, à un recueil de connaissances utiles et d'instructions pieuses, Ces — 254 — instructions quelquefois, dégénérent même en véri- tables sermons, fort ennuyeux d’ailleurs, comme tous les sermons protestants, parce que la lumière de la vé- rité n’y brille point, et qu’ils ne sont pas réchauffés davantage par la flamme du pur amour et de la charité. Dans le cours de ces voyages, Faust s’abandonne d’ailleurs à tous les caprices de son humeur, à tous les libertinages d'esprit ou de conduite que lui soufle Méphistophélès. IL y commet aussi toutes sortes de méfaits et de méchants tours. On note dans la légende comme un fait digne de remarque et d’éloge que, dans une ville où d’ailleurs il ne fit que passer, Faust se con- duisit presque en honnête homme, n’ayant commis, ajoute-t-on, qu’un petit larcin. Ce serait aussi durant ces pérégrinations qu'il au- rait eu la plupart des aventures qu’on lui prête et dont le nombre, successivement accru, a si bien grossi, chaque nouvel auteur enchérissant sur ses devanciers, que l’on a fini par faire bénéficier Faust de presque toutes les anecdotes attribuées aux sorciers, magiciens et enchanteurs de la fable antique et moderne. Cette légende, la dernière venue, qui clôt les inventions merveilleuses du moyen âge, hérite en quelque sorte de toutes les précédentes. C’est une légende d’érudits. Ses auteurs tiennent à montrer qu'ils n’igorent rien des inventions antérieures susceptibles de trouver place dans leur propre récit, et d’y devenir le thême d’ampli- fications plus ou moins heureuses. Ces auteurs ne manquent jamais non plus de prouver qu’ils connaissent à fond l'Écriture Sainte et sent versés dans la littéra- ture sacrée, en déployant, à tout bout de champ, un — 259 — grand luxe de réflexions pieuses et de citations. Par ce caractère encore, l’histoire de Faust porte bien la marque du temps où elle naquit, car cette érudition lourde et pédantesque fut, on le sait, le caractère de toutes les littératures européennes au xvi° siècle, et spécialement de la littérature allemande. Parmi ces aventures, empruntées les unes aux Grecs et aux Romains, les autres aux écrivains du moyen âge, il en est un certain nombre où l’on rencontre des détails trop grossiers et trop obscènes pour qu'il soit possible même de les indiquer. On n’en saurait être surpris, non plus que des mensonges éhontés, des calomnies de toute nature, et particulièrement des attaques impudentes contre le catholicisme qui salissent certaines pages. L’obscénité et le mensonge sont les deux signes distincüfs auxquels on reconnait tout ce qui sort de l’enfer, et cette histoire, où Satan tient une si large place, dont il est même le véritable héros, n’en pouvait être exempte. Quant aux attaques contre le catholicisme, elles sont l’assaisonnement obligé de toutes les publications du protestantisme, particulière- ment au xvie siècle; elles se rencontrent aussi dans tout ce qui porte la griffe de Satan. Elles ne pouvaient donc manquer dans cette légende. Elles y pullulent aussi et elles y revêtent quelquefois la forme la plus insolente et la plus malpropre. Grâce aux prestiges mensongers que Méphistophélés met à son service, Faust, pendant quelque temps, trouve accès à la cour de certains princes et seigneurs. Il les amuse par des tours de passe-passe et de magie. À la cour de Charles-Quint, il fit apparaître devant — 256 — l'empereur, selon la légende, Alexandre-le-Grand et la reine son épouse. Il lui arriva même une fois de se montrer galant, et pour satisfaire aux désirs de la prin- cesse d’Anhalt, qui était grosse, et dont le mari lui avait fait bon accueil, il envoya Méphistophélès, en plein hiver, lui chercher, dans les pays méridionaux, les fruits qu’elle avait souhaités. Pour remercier ses hôtes de leur réception, il leur donna une fête magnifique dans un château qu'il avait bâti sur un rocher, devant le palais, et qui disparût ensuite dans un embrasement factice, sans doute dans les flammes de l’enfer dont il était sorti, Même lorsqu'il était admis en ces compa- gnies princières, Faust ne laissait pas de donner parfois libre cours à son humeur fantasque, et plusieurs fois il se permit des plaisanteries d’assez mauvais goût en- vers certains seigneurs dont la figure lui avait déplu, ou qui ne l’avaient pas traité, croyait-il, avec une suffi- sante politesse. Il changeait le chef des uns en têtes de cerf; à d’autres, il plantait des cornes de bouc sur le front. Faust n’eut d’ailleurs que très rarement la bonne fortune d’être pris au sérieux par les souverains dont il visitait le pays ou par les seigneurs dont il traversait les terres. Pour un prince qui se laisse séduire par ses hâbleries et ses prestiges d’enchanteur, il en rencontre dix qui trouvent, avec raison, sa magie fort suspecte, et qui, ne se méprenant point sur son origine diabo- lique, l’expulsent de leurs états ou l’obligent à en sortir en le faisant poursuivre par leur justice. Faust, en somme, mêne une viefort misérable. Toujours en crainte d’étre mandé devant les magistrats ou appré- — 257 — hendé au corps pour ses méfaits, obligé de fuir de ville en ville, ne pouvant se fixer dans aucune, ni employer à un usage honorable et utile les richesses que le diable lui accorde d’une main assez parcimonieuse, il est ré- duit à faire sa société habituelle d'étudiants débauchés ou de truands de la pire espèce. Pour un homme de son intelligence et de son savoir, c’est une déchéance terrible, et ce grossier. contact doit lui causer une souffrance continuelle. Cependant il ne saurait s’en passer, car il ne peut demeurer daus sa maison, en face de lui-même, sans être pris de terreurs ou de remords qui le torturent. Pour s’étourdir, il est obligé sans cesse de se plonger dans les plaisirs. Sa vie n’est plus à la fin qu’une orgie toujours renaissante. Ces débauches, Faust les entremêle, pour les égayer, de méchances farces ou d’escroqueries qui peignent l’homme et la société dans laquelle 1l vivait. Un jour de carnaval qu’il faisait ripaille avec des étu- _diants, les provisions apportées par Méphistophélès ayant pas suffi, Faust imagine de transporter ses hôtes dans les caves de l’évêque de Salzbourg, qui, parmi ses propriétés seigneuriales, comptait les crus les plus renommés de l’Allemagne. Boire du vin volé qui, de plus, est du vin d’évêque, c'était, en effet, un raffinement de débauche bien fait pour le séduire. Cependant la joyeuse partie ne se passa pas sans alerte. Entendant du bruit dans la cave, le cellerier vint voir ce qui s’y passait, et il surprit Faust et ses hôtes buvant à même les tonnes au moyen de chalu- meaux. Mais Faust, sans s’émouvoir, prit le trouble- fête par les cheveux, et s’en alla, dans le pare, le jucher SOC. D'AG. 17 — 258 — en haut d’un sapin, sur lequel le malheureux demeura jusqu’au jour en grand danger de cheoir et de se rompre le cou; puis il vint retrouver les étudiants, et, jusqu’à l’aube, ils demeurèrent dans la cave, à se gor- ger des meilleurs crus. | Une autre fois, comme Faust cheminait sur une route, très fatigué, sans doute après une de ces fuites précipitées auxquelles. le contraignait parfois l’indis- crête curiosité de la justice, un paysan refusa de le prendre sur son chariot. Faust le suivit en l’injuriant, puis, quand ils furent arrivés près de la ville, il déta- cha par un enchantement les quatre roues du chariot et les fit voler à travers les airs aux quatre points car- dinaux de la ville, de sorte que le paysan fut obligé pour les rassembler et les remettre en place, de courir pendant toute la journée à travers la ville. Un jour qu'il était gris, Faust punit d’une autre manière un charre- tier qui conduisait une charretée de foin et refusait de lui céder le haut du pavé. Il se donna par un enchan- . tement l'apparence d’un ogre ayant une gueule aussi grande et aussi profonde qu’un tonneau, et après avoir fait mine de manger tout le foin du chariot avec le cha. riot lui-même et son attelage, il allait passer au char- retier et l’eût avalé comme le reste, si ce dernier, saisi de terreur, ne fût tombé à genoux en demandant grâce et en se confondant en excuses. Le châtiment auquel ce paysan échappa, Faust le fit subir, dans une auberge, à un valet malappris, et l’aubergiste, après avoir cherché de tous côtés son serviteur, finit par le découvrir sons un escalier où il s’était blotti tout hon- teux et tout penaud, ce qui se comprend, du reste, s’il — 259 — avait vraiment accompli la traversée. Dans un autre cabaret où des paysans en goguette faisaient un vacarme épouvantable et létourdissaient par leurs chants et leurs cris, Faust leur jeta un sort qui les obligea tous à demeurer dans l’attitude où il les avait surpris ; et ils y restèrent la bouche grande ouverte, incapables de faire un geste ou de proférer une parole, ayant la mine la plus grotesque qu’on puisse imaginer, jusqu’au moment où Faust, après s’être bien amusé d’eux avec les autres buveurs, leur renuit la liberté de leurs mouvements. Il arriva une fois à Faust, et ce n’est pas son moindre exploit, de tromper un Juif dont le diable n’était sans doute ni si avisé ni si puissant que Méphistophélés. Un jour qu’il avait besoin d’argent, il fit venir chez lui ce fils d'Israël, et offrit de lui donner une de ses jambes en gage s’il voulait lui prêter une somme assez ronde. Le juif, qui détestait les chrétiens, ne résista pas à l’al- léchante perspective de tailler en pleine chair d’in- fidèle, et il accepta le marché. Il coupa lui-même avec une scie la jambe mise en gage, laquelle n’était point une des vraies jambes de Faust, mais un vain simulacre formé par ses opérations magiques. Mais, sa haine satisfaite, le juif se prit bientôt à réfléchir. Tandis qu’il emportait, caché sous son manteau, le membre du chré- tien, son débiteur, il se demandait ce qu’il en ferait, où il le cacherait pour le dérober aux recherches; il son- geait avec épouvante aux effroyables supplices qui lui seraient infligés, si l’on venait à découvrir sa barbarie, et la peur le talonna si bien qu'il finit, en passant sur un pont, par jeter la jambe accusatrice dans la rivière. — 260 — Mais Faust, qui le suivait de loin, l’aperçüt, et dés le lendemain il lui fit redemander son gage, prétendant qu’une bonne aubaine inattendue lui permettait de rembourser la somme empruntée, le menaçant, s’il refu- sail, de le citer devant les tribunaux. Le malheureux juif, d’une terreur tomba dans un autre, et il fût réduit à la fin à payer une indemnité considérable à Faust. Il dût même s’estimer trop heureux d’être, à ce prix, déli- vré de ses obsessions. De ce conte, qui eût bien des variantes au moyen âge, Shakespeare, on le sait, a tiré le Marchand de Venise. Quand il peut jouer de méchants tours à des prêtres, Faust n’y manque jamais. Un jour, en se promenant avec ses compagnons de débauche, il rencontre un ecclésiastique d’âge et d’air respectable qui lisait son bréviaire. Il s’approche de lui, et le saluant avec un feint respect : « Bon père, lui dit-il, que tenez-vous donc à la main? » Le prêtre regarde son bréviaire et ne peut retenir une exclamation. Le livre sacré, par un . prestige diabolique, s’était changé en un jeu de cartes, et il fût obligé de retourner à la ville, au milieu des éclats de rire et des quolibets de cette bande de vau- riens, pour y prendre un autre bréviaire. Souvent aussi Faust se sert de ses enchantements pour distraire ses compagnons de débauche. Un soir, après boire, il fit pousser sur la table une vigne chargée de raisins, et il invita les convives à couper les grappes avec leurs cou- teaux. Mais comme ils allaient les séparer de la branche, lenchantement se dissipa, fort heureusement pour eux, car ils s’aperçurent que chacun tenait, au lieu d’une grappe de raisins, le nez de son voisin le plus proche. Nan Cette aventure, Gœthe l’a transportée dans sa pièce, ainsi qu’un grand nombre de traits empruntés, soit à celte légende, soit à d’autres récits de même nature. Il n’a, pour ainsi dire, rien tiré de son propre fonds; il a fait mieux. Il a tout marqué de l'empreinte de son génie, et il en a fait, par là, sa propriété légitime. Ajoutons, pour en finir avec cette partie peu recom- mandable de la vie de Faust, qu’il faisait à l’occasion les plus sales métiers, et ne reculait pas devant les pra- tiques les plus honteuses. Sa science de droguiste lui sert, non pas à guérir les malades, mais à composer des philtres d'amour, qu’il vend à beaux deniers comp- tants, ou dont il fait l’usage qu’on devine. Cependant, ni ses courses vagabondes, ni cette vie de continuelles débauches, ne parviennent à préserver Faust des reproches de sa conscience. Au plus fort de ses orgies, il ne peut s'empêcher de faire des retours sur Jui-même, et alors, il est pris de terribles accès de remords. Ges accès deviennent si affreux que Méphis- tophélès redoute qu’ils ne finissent par l’amener à un durable repentir. Pour détourner le péril, il le marie, dans le cours de la dix-neuvième année du pacte, à une diablesse qu’il a revêtue des traits et de la forme de la belle Hélène, la beauté la plus célèbre de l’anti- quité. De ce mariage, il naquit même un fils qui s’éva- nouit avec sa mère le jour où Faust füt emporté par le diable. Il y eut encore, vers ce temps, de bonnes âmes qui ne désespérèrent pas du salut de Faust, et firent de louables efforts pour le convertir. « Un bon vieil per- sonnage », dit la légende, l'ayant invité un jour à venir 460 — diner à sa table, lui fit au dessert un long et charitable sermon, pour l’engager à rompre son pacte ou à faire pénitence. Faust se trouvait alors dans un de ses bons moments. Il fut très touché de ce discours, et promit même de se convertir. Mais à peine fût-il rentré chez lui que son diable se mit à le maltraiter, et d’une si rude façon, qu’il abjura bientôt toute idée de retour à Dieu. En cette circonstance, comme en toutes les autres, il n’eût pas l’énergie de persévérer. Ce n’est pas, en effet, le désir d'abandonner sa vie misérable qui manque à Faust, c’est le courage de réaliser ce désir. Il est sans force et contre les tortures que Méphistophélès lui inflige quand il revient à de meilleurs sentiments, et contre les tentations charnelles auxquelles il le soumet alors. Ce fut dans une de ces crises que, le voyant plus ferme que de coutume, le diable lui présenta, pour le séduire, le fantôme de la belle Héléne, et l’en rendit amoureux. Satan n’aime pas, et pour cause, qu’on se mêle de ses affaires, et toutes les fois qu’on s’y risque, et surtout qu’on ne le fait pas avec succès, il en tire vengeance. Le « bon vieil personnage » ne tarda pas à s’en aper- cevoir. Une nuit, que l’insomnie le tourmentait et qu’il lisait la Bible dans son lit à la lueur d’une lampe, il -aperçut tout à coup un énorme. pourceau qui courait tout autour de la chambre en grognant d’un ton rauque et menaçant et en exhalant des senteurs qui n'étaient pas précisément des parfums. (était Satan qui venait lui rendre visile sous cette forme gracieuse, afin de le iourmenter. Mais le « bon vieil personnage » ne s’en émut pas. Il savait comment l’on doit se comporter en \ — 263 — pareille circonstance. Il contempla pendant un instant les ébats du pourceau, puis, l’apostrophant tout à coup : — Eh quoi! Lucifer, est-ce toi? lui dit-il d’un ton de douce ironie. Quel crime as-tu donc commis pour être enfermé dans cette forme immonde, toi qui jadis étais le plus resplendissant des anges de lumière ? Sais- tu que tu n’es pas beau, mon pauvre ami, et que tu ne sens pas bon? » Et il continua de la sorte à le railler et à le tourner en ridicule, si bien que Satan, vexé, finit par déguerpir. Contre le Diable, comme aussi contre tout ce qui procède de l'enfer, ou s'inspire de son esprit, la raillerie est souvent l’arme la plus sûre, celle qui porte les coups les plus cuisants et les plus redou- tés. . Cependant, le terme du pacte approche, et chaque jour la figure de Faust s’attriste et s’allonge davantage. Pendant le dernier mois il ne cesse de pleurer et de se lamenter. S'il était catholique il pourrait chercher un refuge aux pieds de la sainte Vierge et des Saints, en obtenir l’intercession par son repentir et sa péni- tence. Mais il est protestant. Il a renoncé lui-même à tous ces protecteurs qui l’eussent aidé, par leurs prières, à obtenir le secours du divin Médiateur. Il n’a * point, pour le consoler dans son angoisse ou pour le soutenir dans ses bonnes résolutions, les grâces qu’on puise dans les sacrements. Il demeure sans force et sans appui dans l’abîme de sa misère et de son désespoir. En vain consulte-t-il ses compagnons de débauche, et même de savants docteurs. Les uns comme les autres ils ne peuvent trouver de remède à sa situation, et, après avoir longuement disserté, ils ne savent lui dire — 264 — autre chose, sinon qu’il doit se résigner, car il est damné sans rémission. Quant à ce digne Méphistophélés, sûr désormais de tenir sa proie, il est impitoyable. Plus les terreurs de Faust augmentent, plus il devient féroce. Il s’ amuse de sa victime, il joue avec elle:comme un chat avec une souris. Î[l se moque de sa sottise ; il lui peint avec une complaisance barbare tous les supplices qui l’attendent dans l’enfer, lui promettant d'avance de ne point les lui épargner, et de lui faire payer avec usure ses caprices et ses exigences, et les courses sans fin qu’il lui a fait faire à travers le monde. Il exulte de joie et torture Faust avec des raffinements de Peau-Rouge. Il boit ses larmes, en attendant qu'il puisse se repaître de son sang. Enfin, le jour fatal arrive, Mis en demeure de tenir sa promesse, Faust se lamente et pleure ; puis, sentant que le meilleur est encore de faire bon visage à la mauvaise fortune, il réunit ses compagnons de dé- bauche et les emmène déjeuner dans une auberge située à une demi-lieue de Wittenberg. Il leur tient tête assez Joyeusement, au moins en apparence, puis, le soir venu, quand le souper touche à sa fin, il leur apprend que lheure arrive où il devra tenir son engagement envers le Diable, et il les prie de se coucher et de ne pas paraître s’apercevoir du bruit qu’ils entendront dans la maison s'ils ne'veulent mettre leur existence en péril. « .… Le docteur Fauste demeura au poisle (salle com- mune de l’auberge), et comme les étudiants s’en alloient mettre au lit, pas un ne püt bien dormir; car ils vou- — 265 — loient entendre lissuë. Mais comme il advint entre douze et une heure de nuit, que dans la maison il vint un grand vent lempestueux qui ébranla toute la maison, de tous côtez, comme s’il eût voulu la faire sauter en l'air, la renverser et la détruire entièrement : c’est pourquoi les étudians pensèrent être perdus, sauterent hors de leurs lits, et se consoloient l’un l’autre, et qu’ils ne sortissent point de la chambre. L’hôte s’en- courut avec tous ses domestiques en une autre mai- son : les étudians qui se reposoient auprès du poisle, là où étoit le docteur Fauste, y entendirent des siffle- ments horribles et des hurlements épouvantables, comme si la maison eût été toute pleine de serpens, de couleuvres et autres bêtes vilaines et sales : tout cela étoit entré par la porte du docteur Fauste dans le poisle, qui se leva pour crier à l’aide et au meurtre; mais avec bien de la peine et à demie-voix, etun moment aprés on ne l’entendit plus. Comme donc il fut jour, et que les Etudians, qui n’avoient point dormi toute la nuit, furent entrez dans le poisle, dans lequel étoit le docteur Fauste, nonobstant ils ne le trouvèrent plus, et ne virent rien, sinon le poisle tout plein de sang répandu : le cerveau s’étoit attaché aux murailles, d’au- tant que le diable l’avoit jetté de l’une à l’autre. Il y avoit là aussi ses yeux, et quelques dents qui étoit un spectacle abominable et effroiable. Lors les éludians commencerent à se lamenter et à pleurer, et le cherchérent d’un côté et d’autre : mais à la fin ils troverent son corps gisant hors du poisle, parmi de la fiente, ce qui étoit triste à voir, car ils lui avoient écrasé la têle et cassé tous les os. » — 266 — Telle est la légende de Faust, au moins dans ses traits essentiels. Nous ne pouvons, on le comprend, la suivre maintenant dans les transformaticns innom- brables qu’elle a subies en Allemagne ; ni dans les méta- morphoses (parfois très curieuses) qu’elle a revêtues en passant dans les pays étrangers, où, sans nul doute, elle existait déjà sous des formes différentes, ni dans ses analogies avec les autres légendes sataniques, par exemple avec les légendes de Virgile enchanteur, de Merlin, de Robert le Diable et de Don Juan. Cette étude, trop considérable pour trouver place dans ce cadre restreint, nous la préparons d’ailleurs depuis longtemps, et nous nous proposons de l'écrire prochai- nement. Nous ferons une seule exception en faveur d’une forme étrangère, de la forme polonaise, qui pourrait bien être antérieure à la forme allemande, car, nous l'avons vu, les pays Sarmates, alors à demi-barbares, étaient réputés pour leurs connaissances profondes en magie, et ce füt à Cracovie que Faust alla se perfection- ner dans cet art ténébreux. | | À Le Faust polonais s'appelle Twardowski. Il a, lui aussi, vendu son âme au Diable. Mais ce n’est pas un poltron ni un pleurard comme le docteur allemand. Ï a pris la chose en brave, et ne songe tout le temps du pacte qu’à tirer le meilleur parti possible de la situa- tion, et à mener joyeuse vie. Il est lancé dans un tel : tourbillon de plaisirs que l’heure fatale sonne sans qu’il y fasse attention. Satan est obligé, pour lui rafrai- chir la mémoire, de venir le relancer au milieu d’une contredanse. — Et votre foi de gentilhomme, lui dit-il, — 267 — en lui posant la main sur l'épaule, qu’en faites-vous donc ? Avez-vous oublié que l'heure est venue de me suivre, ou n’y voulez-vous plus consentir ? Twardowski n'hésite ni ne recule. En homme prudent, il a eu soin de stipuler qu'avant de l'emporter, Satan serait tenu d'exécuter trois de ses souhaits. Il le lui rappelle. — Je suis prêt, dit Satan; commande, j'obéirai. Ils s’étaient retirés pour causer dans l’embrasure d’une fenêtre. — Vois-tu, dit Twardowski, ce cheval peint sur l'enseigne de la taverne ? Anime-le, je veux sauter en selle et faire un temps de galop. Le cheval aussitôt s’élance de l’en- seigne. Il piaffe et bat le pavé d’un pied impatient, — À présent, poursuit Twardowski, avec ce sable tu vas me tordre une cravache. — La voilà, dit Satan en lalui présentant. Twardowski baisse la tête d’un air per- plexe. — À quoi bon chercher? lui dit Satan. Tu sais bien que tout, sur cette terre, est soumis à ma puis- . sance. Tu ferais mieux de me suivre sans tant de facons. — Un instant, cher ami, dit Twardowski, tu ne me tiens pas encore. Tu connais Mme Twardowska, ma femme? — Oui. — Eh bien! tu vas vivre vingt-quatre heures avec elle comme si tu étais son mari. — Moi! s’écrie Satan, tu veux donc me rendre fou. Et là-dessus il s'enfuit et court encore. Mme Twardowska devait être, nous le supposons du moins, une de ces diablesses revêtues de la forme humaine, dont l’enfer se sert pour tenter les hommes et les retenir dans ses chaînes, car jusqu’à preuve du contraire, nous nous refusons à admettre qu’il existe des femmes assez méchantes pour inspirer de telles frayeurs au diable. Ce que nous avons dit de la légende de Faust permet — 268 — du reste d’en dégager très nettement le véritable sens. On a dû voir que si certaines scènes, par leur licence ou leur impiété, sont loin d’être édifiantes, cependant il ressort de l’ensemble une moralité profonde. Cette légende est bien, comme nous le disions au début de celte étude, la légende même du protestantisme. L’his- toire de Faust n’est pas autre, en réalité, que celle de Luther, de Mélanchton et de tous les docteurs, seigneurs, princes et grands personnages, qui, comme lui, re- miérent leur foi, parce qu’ils la trouvèrent gênante pour leur orgueil ou leurs passions, et se donnérent au diable, c’est-à-dire à l’hérésie, pour satisfaire librement leurs convoitises charnelles et leurs cupidités. Le peuple, si perspicace, surtout quand il s’agit de découvrir les fautes des grands qui le gouvernent, ou de pénétrer les secrets mobiles de leur conduite, ne s’est pas trompé sur les véritables motifs qui les faisaient agir. Il les a démêlé sans peine derrière les beaux prétextes de _réformes sous lesquels ils essayaient de les dissimuler, et il les a peints au vif dans cette légende de Faust. L'histoire, après s'être propagée de bouche en bouche pendant quelques années, a été recueillie, puis écrite par des auteurs appartenant à la classe instruite de l’époque. Ces auteurs, tout en respectant le fond, l’ont altéré de deux maniëéres. Ils y ont introduit des injures et des calomnies contre le catholicisme, qui ne s’y trouvaient point tout d’abord, et dont le nombre et la violence croissaient à chaque édition nouvelle, ce qui était en contradiction formelle avec son véritable sens, puisque, bien loin d’être la justification du protestan- tisme, elle en est la condamnation. Puis ils l’ont revê- — 269 — tue de la forme érudite, pédante et pédagogique propre à leur temps, en y mêlant des leçons morales et des sermons, en y prêtant à Faust toutes les aventures de sorciers et de magiciens racontées dans les auteurs anciens et modernes. Ces falsifications sont manifestes ; on en saisit la pro- gression toujours croissante, et de plus en plus auda- cieuse, lorsqu'on suit la légende depuis le théâtre des Marionnettes, qui nous l’a conservée sous sa forme la plus primitive et la plus pure, jusqu’au récit de Wid- man, le plus amplifié de tous, et le plus infidèle à son véritable esprit, en passant par toutes les versions intermédiaires. On doit comprendre aussi pourquoi nous avons rap- proché cette légende protestante de la forme catholique. Même dans ces récits populaires, les différences dis- ünctives de la vraie et des fausses religions, apparaissent d’une manière très visible ; elles y éclatent souvent avec une évidence singulière. Autant la légende catholique est noble et pure, autant la légende protestante est grossière et obscène. La première respecte l’homme jusque dans ses éga- rements et ses chutes ; la seconde le ravale au-dessous de la brute. Théophile commet le péché des anges ; le péché d’orgueil. Faust cède à l'attrait des plaisirs sensuels, à de basses et vulgaires tentations. Théophile commet sa faute dans un moment d’en- traînement et de colère, expliqué par la révoltante ini- quité dont il est victime. — 270 — Faust signe son pacte de sang-froid, afin dé se pro- curer les moyens de satisfaire ses goûts crapuleux et de se plonger dans la débauche. Théophile, sa faute commise, en a horreur. Faust se complaît dans la sienne. Il se vautre avec volupté, comme un pourceau, dans la fange de ses honteux plaisirs. ù Théophile, une fois qu’il s’est repenti, persévère. Rien ne peut ébranler sa résolution. Il a le courage de l'expiation et dela pénitence. Faust n’a, lui, que des velléités de repentir. Encore ces velléités sont-elles inspirées, non par une contri- tion sincère et par l'horreur de son crime, mais par la crainte des supplices de l'enfer. Trop lâche, d’ailleurs, pour dompter ses appétits sensuels, et pour accepter la souffrance , ou bien il recule devant les châtiments de l’expiation, dès qu’ils se font sentir, ou bien il retombe dans son bourbier, à la première tentation que Méphis- tophélés lui suscite. Enfin, le caractère si différent des deux religions apparaît d’une manière non moins manifeste dans le dénouement. Théophile, coupable et repentant, pleure sa faute, sans doute, et l’expie ; mais il n’est point désespéré. Il sait qu'un moyen de salut lui reste, qu’entre Dieu et lui, il existe un Médiateur ayant donné son sang pour le racheter, l’offrant tous les jours sur l’autel pour effa- cer ses fautes; et qu’auprés de ce Médiateur, il a dans les Saints, surtout dans la sainte Vierge, des interces- seurs tout-puissants qui sauront le fléchir en sa faveur, et lui obtenir sa toute-puissante protection. Aussi, dès aies que le repentir s’est fait jour dans son âme, n’éprouve- L-il ni hésitation, ni embarras. Il court se jeter aux pieds de la sainte Vierge comme aux pieds d’une mère; il lui confesse sa faute, il la touche par son repentir, et. il est sauvé par son intervention miraculeuse. Faust, au contraire, ne peut, lorsqu'il a conclu son pacte, découvrir un seul rayon d’espérance dans la nuit pleine d'horreur où il s’est plongé pour toujours. Pro- testant, il a renié la sainte Vierge et les Saints, il a renoncé aux Sacrements qui l’auraient mis en commu- nion intime avec le Christ, Sauveur des hommes, en un mot, à tous les intermédiaires qui pouvaient le rap- procher de la Divinité, et qui formaient, entre son Créateur et lui, comme les degrés d’une voie miséri- cordieuse. Lorsqu'il lève les yeux vers le Ciel pour im- plorer son aide et son pardon, il est épouvanté de l’im- mensité de l’abime, désormais infranchissable, qui l’en sépare. Il sait que, réduit à ses propres forces, el n'ayant plus pour le soutenir, ni les grâces des Sacre- ments, ni l’intercession des Saints, jamais il ne trouvera l'énergie nécessaire pour se relever de sa chute. Il retombe découragé dans son bourbier; il s’y enfonce avec une frénésie de désespéré; il y vit dans toutes les agonies de la terreur et de la souffrance, en misé- rable et en lâche; il y meurt en damné. Ernest FALIGAN. RS CLEA jar PORN LAS HUF HN dant . bu " LE LE SALON DE 1882 PEINTURE Le romantisme, en proclamant l'indépendance de l’art et les droits de l'artiste à l'originalité, a fait dis- paraître les traditions de l’école française. Formée par l'académie royale, notre école natio- nale avait traversé le xvire et le xvirie siècle en restant philosophique et historique. Aborde-1-elle l’histoire et les mœurs, elle demeure attachée aux choses du monde qu’elle traverse et garde l'impression la plus vive des questions philosophiques, politiques et sociales du mo- ment. Veut-elle rendre le paysage, ce n’est pas pour interpréter le charme des champs, mais bien pour le plier à un système préconçu et y introduire une pensée philosophique, comme dans l’Arcadie du Poussin, scène sublime et admirable où le paysage ne joue que le rôle secondaire. L'école de David qui ferme cette période en faisant triompher la raison ne laisse au- SOC. D’AG. 18 — 274 — cune place à la poésie et au sentiment. Les tableaux sont des dessins froids et rehaussés de couleurs aux- quels il manque l’impression de la nature. Soutenue par les événements qui se succédaient à cette époque, l’école impériale avait pu conserver une certaine grandeur dans ses œuvres. Mais elle eût été infailliblement atteinte de stérilité pendant la période calme et tranquille de la Restauration, si une jeunesse enthousiaste n’avait préparé une réforme sur les dé- bris de cette génération qui, sacrifiant tout à l’idée et méprisant le procédé, avait fini par oublier de peindre. Aux accents de Châteaubriant, envisageant le côté sentimental de la vie et de la nature, ces jeunes imagi- nations s’exallent et rejettent bien loin les casques ro- mains, pour présenter avec la magie d’un procédé dif- férent des objets plus vivants et plus réels. On veut désormais rendre la nature. avec une impression qui la fait aimer pour elle-même. Il serait trop long de vous faire assister aux luttes soutenues par cetie génération animée de la même foi et de la même ardeur, et cou- ronnée de son premier succès dans le salon de 1824. Quel feu, quelle originalité dans les composilions de ces artistes qui ont interprété d’une brosse si émue la littérature de leur époque! La discipline qui‘a fait la force du romantisme, a dis- paru, et notre école n’est plus qu’une immense collec- tion d’individualités diverses. Ainsi que nous allons le voir en parcourant le salon de 1882, nos expositions admettent, sans idée préconçue, des œuvres exécutées sous des influences essentiellement différentes. Selon leur éducation ou leur tempérament, nos artistes con- — 275 — temporains se trouvent portés en sens divers ; néan- moins on peut.les grouper en trois catégories. D'une part nous trouvons les exécutants qui sacrifient la pensée au travail matériel; la forme chez eux remplace l’idée et les fait souvent tomber dans une exagération photo- graphique. D'autre part, nous voyonsles penseurs s’égarer dans un extrême opposé où, soit par impuissance, soit par erreur de vue, ils arrivent à une formule insuffi- sante. En présence de ces deux partis, les éclectiques, dirigés dans de justes mesures par la tradition et par la connaissance des maîtres, mettent l’étude de la nature au service de la pensée et cherchent à conserver la personnalité dans l’exécution et dans l'interprétation. C'est en ne s’écartant pas de ces principes que l’on arrive à produire une œuvre d'art. Une composition, en effet, n’est réellement artistique qu’en étant la trans- formation d’un objet par l’intelligence de l'artiste, qui doit beaucoup plus se préoccuper de rendre la na- ture avec son originalité personnelle, que de la copier servilement. Par ce moyen seulement, il donnera à son travail une note personnelle qui n’est autre que le style quand elle correspond à une grande force de vo- lonté, et simplement la manière quand elle se distingue des autres œuvres par une facture particulière pouvant être assimilée à un talent d’ouvrier habile. En art comme en littérature, le séyle est donc l'homme. Bacon a résumé cette théorie en disant que l’art est « homo additus naturæ. » Si l'artiste cherche dans son imagi- nation une expression supérieure à la nature, il est idéaliste ; si au contraire il se contente de l’interpréter, il est simplement réaliste. ST — C’est dans ce dernier sens que l'élite de notre jeune école comprend l’art. Ainsi entendu, rien n’est plus lé- gitime que le réalisme. Il reste noble et élevé; il bannit seulement la convention et fait une part égale à la pensée, à la vérité et à la poésie. Les œuvres exécutées sous cette impulsion sont nom- breuses dans le Salon de 1882. Malgré ces efforts, nous n'en rencontrons aucune assurée d’un succès durable. La peinture religieuse comple peu de tableaux à si- gnaler. Avec la virtuosité de Velasquez, M. CAroLuS Duran l’aborde pour la première fois. Malheureusement, aucun sentiment religieux ne se dégage de sa Mise au tombeau, qui n’a été pour lui qu’une occasion de traiter le nu avec un immense talent de coloriste et de met- teur en scène. Le modelé du corps du Christ est un morceau très soigné ; l’éclat de cet épiderme établit un heureux contraste avec la couleur chaude et brillante des draperies environnées de figures secondaires tenues dans la demi-teinte. Ces oppositions aboutissent à la plus riche harmonie, parce que, loin de se neutraliser, elles se font valoir et s’exaltent mutuellement avec un art infini. Saint Joseph d’Arimathie, assisté de sainte Marthe, lave le corps du Christ que tiennent embrassé sainte Marie et sainte Madeleine. Je ne partage pas sur cette œuvre l’opinion des praticiens d’amphithéâtre, qui auraient voulu un Christ plus fatigué par la souffrance et tel qu'il doit être après un supplice aussi terrible que celui de la croix; M. Carolus Duran a compris, à la suite des maîtres de la Renaissance, que le corps de l’'Homme-Dieu conservait même après la mort une majesté divine et surnaturelle. L'artiste a été tellement — 2717 — entraîné par le charme de la couleur qu’il a négligé l'expression des figures qui, à mon avis, sont plutôt grimaçantes qu’affligées et désolées en présence de cette scène pathétique. Enfin, sacrifiant l’ordonnance de cer- taines parties du tableau, il n’a pas assez rendu le raccourci de la tête de la Madeleine, qui fait naître une fâcheuse confusion sur ce point. Un autre peintre de talent, M. BENJAMIN CONSTANT, réédite la Mise au tombeau d’Albert Durer, qu’il main- tient dans une gamme trop uniformément sourde. Là nous espérions trouver une note émue et nous n’avons qu’une scène morle et dépourvue d’éloquence. On ne s'explique pas une telle défaillance chez le puissant coloriste, auteur de l’Entrée de Mahomet II à Constan- hinople, qui a conservé sur sa palette un rayon du soleil d'Orient. Dans le resplendissant atelier de la rue André del Sarte, cette Mise au tombeau devait faire tache à côté du Lendemain d’une victoire, accompagnée d’un si légitime succés au Salon. Pas plus que ces deux maîtres de la couleur, M. G. FERRIER n’a su exprimer un sentiment religieux dans sa Flagellation, qui reste néanmoins une aclion bien composée et éclairée avec science. Mais l'artiste aurait dû nous montrer, à la place d’un malheureux supplicié à demi-mort et affaissé prés d’une colonne dans la position la plus misérable, un Christ conser- vant quelque chose de sa divinité, même sous les ou- trages et les railleries des Juifs. Cette scène qui se passe dans un souterrain ténébreux possède de très heureux contrastes provoqués par les étoffes brillantes des deux figures placées au premier plan. — 278 — Décidément l’art religieux ne rencontre pas cette année d'interprète inspiré, puisque je vois encore un homme de valeur qui vient échouer devant la Lé- gende chrétienne. M. Yvon, le peintre de bataille bien connu, résume en une page l’histoire du christianisme. Comme il reste loin d’'Hippolyte Flandrin, traitant un sujet analogue pour l’église de Saint-Vincent-de-Paul à Paris! Ici ce n’est pas une frise, mais une apothéose. Autour de Jésus-Christ, il a groupé les principales figures de l’Ancien Testament et de l’Église, légion sacrée ayant concouru soit à son établissement, soit à sa défense. Cette œuvre très complète demanderait à être exécutée avec une vue d'ensemble plus marquée. Chaque groupe est compris un peu trop comme un épisode, lorsqu'il devrait participer à l’idée générale et révéler chez l'artiste la préoccupation d’une pensée unique. Je ne désapprouve pas, pour un sujet biblique, la forme que M. BuLanp donne à son tableau de Jésus chez Marthe et Marie : « Marthe, Marthe, lui dit Jésus, tu te souviens de beaucoup de choses; or une seule est né- cessaire. Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas enlevée. » Désespérant sans doute d’impres- sionner par cette scène sublime qui comporte peu de mouvement, l'artiste emprunte à l’art du xve siècle un moyen d'expression, Les personnages sont empreints d’un sentiment mystique très élevé qui parle à l’âme religieuse. Assurément cette interprétation naïve et pâle ne convient qu’à un sujet de cette nature, destiné à un monument religieux. La légende est traitée avec finesse et distinction — 279 — par M. ALBERT MAIGNAN, dans une composition d’une coloration douce et brillante. Pendant que Fra Angelico sommeille paisiblement devant une fresque inachevée, l’ange de la peinture, qui chaque jour diri- geait sa main et inspirait son cœur, continue la tâche commencée. Cet ange aux belles ailes blanches, vêtu d’une tunique bleu azuré, manie le pinceau avec une grâce divine, assisté par un chérubin presque nu qui tient la palette. Il est regrettable que M. Albert Mai- gnan, très scrupuleux dans la recherche de ses types, n’ait pas donné à celte scène un caractère moins mo- derne et plus en rapport avec l’époque qu’il représente, comme il a su le faire dans le saint Louis du Musée d'Angers. Je ne puis terminer la série des tableaux religieux sans mentionner l’Annoncialion, de M. MoNCHABLON, une Madeleine, de M. C. Muzzer et l’Apparition aux bergers, de LAGARDE. Quand la peinture d’histoire est destinée à compléter un monument, elle peut revêtir avec avantage une forme archaïque et même se rapprocher de la fresque ou de la tapisserie. La peinture en manière noire, en effet, tranche mal sur une vaste et froide muraille. … C'est ce qu'a compris M. Puvis DE CHAVANNES, l’un des maîtres de la décoration monumentale de notre époque, qui vient d’obtenir la médaille d'honneur. Son important panneau décoratif, destiné à l'escalier du Musée d'Amiens, est incontestablement une des plus idéales productions du Salon. Cette composition, dont nous avons vu le carton en 1879, a été, par une déli- cate attention du jury, placée dans le péristyle de l’es- — 280 — calier principal, milieu d'architecture analogue à celui _pour lequel elle est faite. | Avec la vie de sainte Geneviève, le Pro patria ludus est l’œuvre la meilleure qu’ait jamais produite M. Puvis de Chavannes. Au milieu d’un paysage lumineux, calme et tranquille, composé de lignes sévères et d’ho- rizons bleus se prolongeant à l'infini, de jeunes picards nus s’exercent à manier le javelot. À droite, un vieil- lard juge les résultats ; derrière lui, une scène char- mante de famille; à gauche des femmes, groupées prés de huttes sont occupées aux soins du ménage. Couleur, harmonie, simplicité de mouvement, tout concourt dans cette composition à impressionner le spectateur. Les jeunes hommes ont une forme sculpturale ; les femmes sont dans des attitudes pleines de noblesse et d'élégance qui ajoutent à leur beauté. M. RooL nous entraine, loin de cet âge d’or, devant la vaste composition au milieu de laquelle l’auteur de Pot-bouille trouverait des motifs d'étude. C’est la partie civile de la Fête du 14 juillet 1880, dont M. Detaille nous a montré, l’année dernière, la partie militaire. Un régiment qui vient de recevoir son drapeau, passe sur la place du Château-d'Eau, entouré d’une foule tapageuse dont les allures dévergondées font com- prendre qu’elle ne peut chanter que la Marseillaise. Un orchestre en plein air, entouré de verres de couleur et de banderolles, ajoute ses efforts à ceux de la foule pour donner à cette œuvre officielle plus de pittoresque que de grandeur. Comme complément, des bacchantes modernes assez décolletées font, au premier plan, une note discordante. Il y a dans cette page du brio, du — 281 — mouvement et une jolie couleur, ainsi qu’une facture facile et large qui s'explique sur une loile de deux cents pieds carrés. Mais je laisse à mes contemporains le soin de juger l'impression que fera naître chez nos descendants la vue de ce tableau d’une Fête nationale en 1880. M. François FLAMENG, auteur de La Prise de la Bas- aille, du Salon de 1881, traite avec une mise en scène très dramatique les Derniers instants de Camille Des- moulins. À la fin d’un déjeuner où se trouve le général Brune, venu prévenir Camille Desmoulins des dangers qui le menacent, ce dernier refuse de fuir et, élevant son petit enfant dans ses bras, il répond avec un stoi- cisme qu’il n’a pas conservé sur l’échafaud : « Edamus et bibemus, cras enim moriemur.» L'artiste à traité ce sujet avec l’ampleur qu’il méritait, ne s’arrêtant pas dans une exécution minutieuse ou mesquine et concen- trant l'attention sur la figure des personnages qui est la partie intéressante. MM. GErvex et BLANCHON ont dédaigné les sphères élevées où l’art vivait autrefois pour chercher dans des sujets familiers des motifs de décoration destinés à la mairie de la Villette. M. GERvEx a deux grandes toiles dont un plafond. Les industries de l'arrondissement font les frais de ces compositions. Le plafond représente, avec une couleur harmonieuse et un habile arrangement, des bouchers de l’abattoir, des forgerons, des marins, des conscrits enrubannés groupés autour d’un moderne sacrificateur qui, la massue à la main, se dispose à exercer son modeste ministère. Le panneau est une vue du canal Saint-Martin, couvert de porteurs de char- — 282 — bon. M. BLANCHON traite la Déclaration de naissance, pour faire pendant au mariage civil, de Gervex, exposé en 1881. Dans l’intérieur d’une salle de mairie, une dame élégante, portant un enfant, fait sa déclaration au milieu de gens du peuple, attendant leur rang. L’en- semble de ces œuvres est vivant et d’une exécution forte, mais nous aurons de la difficulté à nous habi- tuer à la vulgarité de ces détails techniques. Avec beaucoup moins de modernité, M. Moreau, de Tours, symbolise la famille pour la mairie du deuxième arrondissement de Paris. Ces sortes de compositions ont l’avantage de conserver leurs qualités à toutes les époques. Un père, dans les plus belles années de la vie, rentre de la campagne avec un chariot chargé de foin. L’un de ses enfants s'est jeté dans ses bras pendant que l’autre se serre près de lui. La mère de famille, entourée d’un troisième enfant et de grands parents, tient un nouveau-né sur ses genoux. Cette idylle, rendue sans indi- cation d'époque et de pays, est peinte avec largeur et allie une grande simplicité à une vigoureuse exécution. Elle trahit la présence d’un sens esthétique développé et un profond amour du beau qui respecte l’art et ne force pas l'œil par le tapage. La passion vibre au- trement ici que dans l’immense allégorie où M. Dusure fils oppose aux danses lascives de la musique antique les extases d’une sainte musicienne accompagnant une cérémonie religieuse, aperçue au fond d’une colonnade renaissance. En s'appliquant à avoir du style, l’artiste a plutôt fait une œuvre de métier qu’une œuvre d'art. La France glorieuse de M. JACQUET est douce et ai- — 283 — mable. Coiffée du casque à panache blanc, serrée dans une cuirasse étincelante et couverte de brocart, cette France, assise sur son nuage, personnifie bien l’époque où l’on savait rester gentilhomme même avec son ennemi. On portait l’étiquette jusque sur le champ de bataille et l’on faisait à Messieurs les Anglais l'honneur de tirer les premuers. Notre compatriote, M. HippozyTE FOURNIER, nous conduit en plein xv° siécle, au milieu des conspirations bourguignonnes. Pendant la nuit du 28 mai 1418, Tanneguy Duchatel enlève de l’hôtel du Petit-Musc le dauphin Charles qui est sur le point de tomber aux mains de la faction bourguignonne. Ce tableau est peint d’une brosse hardie et puissante. M. VENCKER envoie la Prédication de saint Jean Chrysostôme devant lPimpératrice Eudoxte. L'auteur des Homélies souligne son allusion d’un geste ferme et énergique, désignant incontestablement l’impératrice qui soutient, non sans une contrainte marquée, le regard du prédicateur. L'intérêt est ménagé au centre de cette composition, très sagement pondérée et d’un harmo- nieux ensemble. Si nous n’avions vu la signature de M. J.-PAuL LAURENS sous les Derniers moments de Maximilien, empereur du Mexique, nous n’aurions pas eu l’idée de lui attri- buer cette composition froide et traitée avec la légè - reté d’une page d'illustration. Le geôlier vient appeler l'empereur dans sa prison pour le livrer au peloton d'exécution ; un prêtre en larmes et un ami à genoux forment avec lui un groupe inanimé et dépourvu de cohésion et de pensée. De plus, abandonnant cette Eu pen fois son respect de la vérité historique, l'artisie a donné à Maximilien des traits vulgaires qui ne tra- duisent pas la physionomie noble et distinguée carac- térisant ce prince. Par l'élévation de sa vue, par sa parfaite connaissance du côté technique de son art, J.-PaAuL LAURENS nous avait cependant habitués à des œuvres d’une valeur moins contestable. Scrutateur perspicace du cœur humain, penseur profond, il a montré dans ses récits d'histoire de France qu’il possède la faculté d’émouvoir. Sous son inspiration, nous avons plus d’une fois vu les événements revêtir une forme dramatique et se présenter comme une vision Saisis- sante du passé. Mie Ne ROUGIER sait granit une scène de genre et l’élever à la hauteur du tableau d'histoire dans Louis XIIT et Richelieu. Le cardinal vient d’arracher au roi l’Arrét de mort de Cing-Mars et suit d’un œil in- quisiteur le résultat de cette exécution qui a jeté son souverain dans un profond abattement moral. Mie Rou- _gier conçoit celte page d'histoire avec intelligence et lui donne une exécution exempte des miëvreries féminines. M. BrunczaiR est le dessinateur fidèle aux préceptes d’Ingres. Un jeune homme et une jeune femme, drapés à l’antique et heureusement groupés devant un tableau d'échecs, composent son panneau décoratif, contenu dans une blonde harmonie et accusant une très grande recherche d’idéal. Non loin de là, nous découvrons ie un coin de salle, où elle se cache comme la modeste violette, une adorable petite Vérité, de M. Baupry, d'un dessin souple et élégant et d’une note lumineuse. — 285 — Les œuvres de BouGuEREAU et celles de CABANEL ont le don de soulever les anathèmes des partisans de l’école du plein air. Je concède que M. BoucuereaAu donne sou- vent des chairs exsanguës et marmoréennes à ses figures. Je concède encore que sa peinture vise plutôt à être jolie et nette qu’à se rapprocher de la nature et à parler au cœur. Mais, si cette habileté nuit quelque- fois à la sincérité, elle ne messied pas à une figure allé- gorique comme le Crépuscule, du Salon de cette année, planant sur les eaux, drapé d’une gaze légère. Com- ment rester insensible devant la correction de la ligne et les formes gracieusement modelées qui révélent une tendance aussi élevée? M. GIRARDET expose un sujet d'intérêt local qui, également, ne manque pas de qualités. C’est le Pas- sage de la Loire à Saint-Florent par le général Lescure, blessé. Le général, couché dans un bateau, gagne la rive droite, suivi par son armée que nous voyons descendre comme un flot fuyant devant l'incendie qui consume le village vendéen. Avec les grâces légères de son pinceau, M. Cor nous communique l'émotion qu'il a ressentie à la vue d’une jeune Arlésienne dont la beauté sereine et tranquille a évoqué en lui la poésie sentimentale que Mistral a per- sonnifiée dans Mireille. Pénétré du charme de son modéle, l'artiste l’a enrichi de son admiration et a produit une œuvre qui nous laisse une impression pro- fonde. Pour peindre son portrait de Léon XIII, M. GaïLLann, auquel nous sommes redevables des belles gravures de Dom Guéranger et de Pie IX, a compris qu’il devait — 286 — scruter l’intérieur de son modèle et s'inspirer de son caractère et de son esprit afin d’en apporter l'empreinte sur cetle imposante physionomie. Le Saint Père est debout dans les loges de Raphaël d’où l’on aperçoit la coupole de Saint-Pierre. La draperie rouge sombre qui couvre une partie du fond exalte la note claire de la figure. « Le front est éclairé, les tempes larges et saillantes, ombragées de chaque côté d’une légère touffe de cheveux blancs. Le regard est pénétrant et ferme. On devine la volonté réfléchie et persévérante. La bouche a un paternel sourire... La main gauche est appuyée sur une table richement ornée, où le cru- cifix et deux volumes de saint Thomas d'Aquin, symbo- lisant l'alliance de la raison et de la foi, indiquent la double source à laquelle le pontife sait puiser la force et l'espérance *. » Si ce portrait ne produit pas l'effet qu’on en attendait, la faute en est aux organisateurs du Salon. Placé à son point de vue il présenterait un relief qui manque, quand on dirige, comme on l’a fait, la lumière sur la partie inférieure, laissant dans l’ombre la figure du personnage. M. Auprray doit être aussi rangé au nombre des artistes qui étudient leur modèle avec les yeux de l’âme, cher- chant à rendre non seulement la ressemblance physique et matérielle, mais encore la personne morale. Son portrait de Mgr Freppel revêtu de la cappa magna est maintenu dans une gamme volontairement assombrie et rempli de majesté et de vie. La figure de l’éminent prélat respire l'intelligence, l'énergie et la décision cou- 1 Albert Wolf. — 287 — rageuse. Un portrait de femme absolument remar - quable est celui de M. SARGENT. On en peut dire autant du portrait distingué signé par M. CABANEL, qui affronte victorieusement la coalition formée contre son auteur. Citons en passant des portraits de femmes solidement peints par MM. CaroLuS DurAN, JULES LEFEBVRE, PAUL Dugois et FERRIER. Louons aussi M. PomEy pour la grâce et la distinction qu’il met dans sa figure de jeune fille et M. C. BRuNEAU pour ses deux portraits enlevés avec élégance. Enfin n'oublions pas M. CHAPLIN qui peint une exquise tête de femme avec sa palette rose et spi- rituelle. * ETS La peinture de genre est le succès du jour. Pour donner un aperçu du prix auquel peut monter un petit chef-d'œuvre il suffit de citer 4807 de Missonnier, qui a atteint le chiffre de 300,000 fr., et le Quai aux Fleurs de Firmin-Girard, qui s’est té 80,000 fr. Aussi, certains artistes arrivés à la renommée et voyant leurs œuvres cotées comme des valeurs de Bourse, ne travaillent-ils plus qu’en vue de la clientèle qui achète leurs œuvres. Sauf de rares Lane le tableau de genre solli- cite l'attention beaucoup plus par le choix du sujet et les détails familiers que par la pensée élevée qui sy _ trouve. Un artiste a pendant longtemps retenu le succès autour de ses tableaux de genre, je veux dire M. Vi- bert, que nous n’admirons plus qu’à. l'exposition des aquarellistes. Il touchait avec finesse et esprit des scènes familières où le caractère des personnages était — 288 — nettement indiqué, quoique quelquefois un peu chargé. Nous nous rappelons le Nouveau Commis, véritable vaudeville renfermant un avenir de scènes plaisantes et originales. Ceux qui cherchent avant tout dans un tableau le côté spirituel se groupent devant les toiles de M. Ru- DAUX, très connu du public du Dimanche. Chaque année, il nous apporte des scènes plus amusantes qu’arlis- tiques. Le Renard et les Raïsins, ainsi que les Marau- deurs, ne sont que la continuation de gamineries com- mencées il y a quelques années avec le Péage. C’est toujours le même amateur costumé ici en chasseur, là en artiste et en quête d’une bonne fortune. Je crois que la bonne fortune sera pour le marchand de chro- molithographies qui éditera ces deux tableaux. M. RiBor, continuant à être personnel dans son talent, peint une tête de vieillard émergeant d’un fond noir à la Ribera. Gêtte étude, touchée avec puissance, est d’un travail martelé qui convient pour rendre les rides d’une figure âgée. Avec un procédé absolument différent, M. COMÈRRE peint une des meilleurs œuvres du salon. Sa blanche symphonie intitulée l'Étoile; est un tour de force, car l'artiste a su établir un contraste frappant et faire res- plendir les chairs sur le ton blanc des vêtements et des draperies du fond, Il y a là un art que posséde seul un grand coloriste. Nous avons été heureux de voir traiter, avec la cou- leur émaillée et croustillante de M. SERvIN, le costume du bourg de Batz que nous ne retrouvons malheureuse- ment plus que dans le plein air des tableaux. — 289 — M. PauL SoyERr nous présente une scène émouvante inspirée par la Grève des forgerons, au moment où le vieillard, ayant brisé le crâne de son adversaire, dit à ses compagnons : « Laissez-moi ; je me condamne à mort. » Le Drame de la mer a fourni à M. TATTEGRAIN une note plus terrible encore. Pendant une violente tem- pête, des femmes de marins sont serrées autour d’une barque échouée sur la grève et observant le large. « Nos hommes sont perdus! » tel est le cri que poussent ces infortunées en voyant un coup de mer engloutir les embarcations où sont leurs maris. M. Tattegrain a bien rendu l'accent de désespoir de ces malheureuses qui, affolées, se jettent à terre, se roulent contre le sable ou se cachent le visage, pendant que quelques marins courageux, saisissant ce qui leur tombe sous la main, volent au secours des naufragés. M. LumiNaIs reste en art un Augustin Thierry. Il évoque les souvenirs de l’ancienne Gaule dans une scène remplie d’une émotion vive et sincère. Pendant que les hommes sont à la guerre, trois plantureuses gauloises, aidées d’une vieille femme, tirent la houe que conduit un vieillard. L'atelier de ce maître a donné le jour à une foule d'artistes au milieu desquels je distingue M. LEME- NOREL qui a peint, avec des accents printaniers et un sentiment bien compris, une Peau d'âne gardant ses dindons, et M. ALBERT MAIGNAN, dont j'ai déjà parlé. Ce dernier excelle à nous rendre les temps mérovingiens dans les détails de la vie privée. La reine Audovère répudiée que nous voyons errer dans la cam- SOG. D’AG. 19 — 290 — page avec sa suivante, a un profil résigné, empreint de délicatesse et de distinction. Le paysage triste qui l’en- toure, est en harmonie intime avec ce prélude des cruautés de Frédégonde. Un tableau qui produit une sensation toute particu- tière par la mélancolie qui s’en dégage et le parfait équilibre régnant dans la couleur, est le Soër d’au- tomne de M. Apam : une châtelaine coiffée d’un capulet des Pyrénées, vêtue d’une robe sombre, est appuyée sur le parapet d’une terrasse de parc jonchée de feuilles mortes. Malgré la beauté du paysage qui s’offre devant elle, sa pensée est ailleurs, et la tristesse de son regard indique assez qu’elle songe à un absent. M. LoBriCHON traite toujours avec esprit les scènes d'enfants. Sa réputation a été faite le jour où l’on a vu la Hotte de Croquemitaine, qui a été suivie du Volon- taire d'un an puis du Dernier jour d'un condamné (on remarquera que le condamné est ici un bonhomme en pain d'épice). — Le Philosophe du Salon de cette année est un joli bébé rose jouant avec son pied. « Sans soins du lendemain, sans regret de la veille, « L'enfant joue et s'endort; pour jouer se réveille. » (DELILLE.) Que M. Juces BRETON manie le pinceau ou la plume, il sait toujours écouter la Muse qui l’inspire. Il a vu et traduit la poésie de ses hameaux du Finistère : * Quand le soir met son bronze aux pignons de la rue, Quand l'étoile du pâtre éclot au ciel tremblant, Noires comme la nuit sous leur grand bonnet blanc, Errent des femmes, l’une après l’autre apparue Le tricot à la main et la quenouille au flanc. (JuLEs BRETON.) — 291 — M. Henner ne peut détourner ses yeux de Giorgione et du Titien ses maîtres préférés ; c’est en les étudiant qu’il a appris à donner à ses sujets la triple séduction du coloris, de la forme et du sentiment. Son Bara étendu mort sur le sol une baguette de tambour à la main, est une belle étude de nu noyée dans un clair obscur qui fait vibrer la couleur et suivre les cares- santes ondulations d’une ligne indécise. Cette œuvre serait irréprochable si elle présentait plus de vraisem- blance. On voit trop, en effet, que M. Henner a plutôt cherché à faire une étude de nu qu’à représenter le jeune tambour tombé sur le champ de bataille. Une autre page pleine de sentiment et bien digne d’attention, est la Bénédiction des jeunes époux en Franche-Comté, touchante cérémonie due au talent de M. DAGNAN, qui a rappelé de vieux usages tendant trop à disparaître. Avant de se rendre à l’église et en pré- sence de la famille, les jeunes époux, agenouillés sur un sol jonché de fleurs, reçoivent la bénédiction de leurs parents. M. BASTIEN-LEPAGE appartient à un groupe d’artistes qui éliminent les ombres opaques de l’école classique. Le plein air où il place ses modèles, la lumière sous laquelle il les éclaire, supprime tous les noirs. C’est ce qui explique l’indécision que nous remarquons dans certaines parties du tableau de Père Jacques, éclairé avec une lumière diffuse et cependant d’un effet très juste. Le bücheron rentre courbé sous son fagot accompagné d’une jeune enfant au profil charmant, qui voltige autour de lui à la recherche de fleurs. La colo- ration est très fine et très cherchée et l’on voit aisé- — 292 — ment que M. Bastien-Lepage a voulu concentrer tout l'intérêt sur la tête du vieillard qui est le morceau principal de la composition. Mais les autres parties de l’œuvre sont-elles bien à leur place? Ne voudrions- nous pas voir le corps du vieillard et celui de l'enfant plus fermement accusés? En considérant les œuvres de Bastien-Lepage, une autre préoccupation envahit l’es- prit. On se demande si celte interprétation de la nature conduit l’art dans une voie de progrès. Ne serait-elle pas plutôt un retour vers l'exécution naïve des Cima- buë et des Giotto? Ces figures dont certaines parties semblent rentrer dans les fonds, ne rappellent-elles pas trop exclusivement les préraphaëlistes? Qui de vous n’a songé à un art rétrospectif en considérant le por- trait du prince de Galles qu’exposait naguëre Bastien- Lepage; l'effet et la perspective aérienne, si nécessaires dans une composition, manquaient complètement dans cette œuvre. Ce n’est pas en vain que les maîtres ont appelé à leur aide le jour d'atelier qui distribue la lumière à la volonté de l'artiste. Avec ce jour, l’imagi- nation à un domaine plus étendu, le peintre peut faire jouer la couleur, donner aux corps du relief et créer autour d’eux les mystérieuses profondeurs du clair- obscur. Je me garderais bien cependant de vouloir rabaisser à un rang vulgaire cet observateur passionné qui exprime sa pensée dans un langage si personnel. Les portraits de ses parents et le tableau des Foins d’où s’échappait un parfum tout agreste, sont des œuvres que l’on n'oublie pas. M. Maurice LELoIR est loin de manifester une sem- blable nature, quandl vous conduit devant le théâtre — 293 — où se meuvent ses personnages. Ici c’est une coquette campagne rose et bleue, quelquefois émaillée de jaune et peuplée des paysans de Florian. Sa Dernière gerbe révêle une main habile et dirigée par un goût exquis, mais n'ayant en aucune façon la prétention de rappeler les champs tels que nous les connaissons. Avec M. FirmN Girarn nous sommes au fond de l’abîme photographique. Ceux qui ont suivi nos expo— sitions annuelles se souviennent du Jardin de marraine et du Quai aux fleurs de cet artiste. La Visite à la ferme, exposée aux Champs-Élysées, montre le même parti pris. Rien n’est oublié, rien n’est sacrifié, rien n'est laissé à l’investigation du spectateur qui aime cependant à compléter ce qu’il entrevoit seulement. Comme ce n’est pas une interprétation, mais bien une copie rigoureuse de la nature, vous ne savez où reposer le regard sur cette toile de trois pieds où l’on trouve- rait trente tableaux bien composés. Dans la même voie M. Paux RoBiNET cherche à imiter Gérard Dow. Le soin extrême prodigué dans les accessoires ne relève pas l’infériorité de personnages trop raides dans leur attitude et n’exprimant aucun sentiment dans leur physionomie. Je passe M. Van BEers, qui s’efforce bien à tort de pasticher la photographie. Parmi les peintres militaires, voici M. ProrTais, plus inspiré quand son impulsion le conduit que lorsqu'il subit, comme l’an dernier, les entraves d’une com- mande officielle. À l’Aube, des officiers de chasseurs à pied, la jumelle à l'œil, interrogent l'horizon et son ques cherchent à découvrir les mouvements de l'ennemi pen- dant que les clairons sonnent la diane. Voilà plus loin une manœuvre d'embarquement de cavalerie de BERNE- BeLLECOUR et un combat plein d’action de GRALLERON. À la suite de Courbet, beaucoup de fruits secs de l’art ont tenté de cacher leur nullité derrière les théories réalistes; mais ne possédant pas le talent d’interpréta- tion du maître d'Ornans, ils n’ont pu s’élever au-dessus du frivialisme. Un seul a su se maintenir devant les atta- ques, c’est M. Man£rT. Avant de parler de lui, j’ai, dégagé de toute idée préconçue, considéré longtemps ses deux tableaux qui peuvent être rangés au nombre des meil- leurs qu’ait produits ce peintre. Après un moment de sur- prise il m’a fallu reconnaître que son Portrait de femme et même son Bar aux Folies-Bergère révélaient un colo- riste très observateur. Quand le regard les quitte pour se porter sur les œuvres environnantes, celles-ci semblent lourdes et noires. Malheureusement cette souplesse et cette fraicheur dans l'exécution ne sau- raient racheter les défauts qui ne permettront jamais aux œuvres de Manet d'affronter une critique un peu judicieuse. La trivialité du sujet et celle des modèles, jointe à une exécution trop négligée sur quelques points, rendront toujours ces œuvres insupportables à un observateur étranger aux procédés techniques. Ces deux tableaux prouvent surabondamment que sous l'apparence d’un réalisme intransigeant, M. Manet ne rend pas toujours respectueusement les données de la nature. Les nécessités de la composition le forcent aussi à chercher des interprétations. C’est pourquoi 1l — 295 — peint le Bar comme du plein air, alors qu’il devrait rendre les fortes oppositions que présente ce milieu éclairé par la lumière du gaz, Li * + Le paysage est le genre qui a été le plus profondé- ment modifié par l’école contemporaine. Au paysage classique construit dans des données obligatoires, le réduisant à devenir le cadre d’une action, l’école des paysagistes du commencement de ce siècle avait substi- tué une nature étudiée beaucoup plus au point de vue dela forme et du procédé qu’à celui de la couleur. Ce genre, fidèle aux traditions de l’Académie, n'est plus représenté que par M. Pauz FLANDRIN, qui cherche la pureté du style dans le Chemin de Montmorency aussi bien que dans la vue des Hauteurs des Sèvres et par M. CurzoN, qui, quoique beaucoup plus sincère dans ses aspects, garde cependant la forme officielle. Son paysage au Bord de la mer de Naples place le specta- teur sur les hauteurs de Pausilippe et déroule devant lui le magnifique panorama de la baie de Baia fermée à l'horizon par les îles d’Ischia et de Capri aux contours adoucis par la brume du matin. Mais pourquoi arranger la nature? Ne fournit-elle pas des dispositions plus heureuses que nos préten- tieuses recherches? L’Étang de M. BERNIER, d’une composition si parfaite, et si décoratif, n’est-il pas supé- rieur au meilleur paysage sorti del’esprit de l’homme ? Ce coin ombreux et verdoyant ne respire-t-il pas une mystérieuse poésie? Croyez-vous que la Bate de Douar- — 296 — nenez de M. LANSYER, ne présente pas, avec l’accent de vérité que l'artiste a su lui imprimer, une page préfé- rable à celles que rêvait l’Académie? L’impulsion donnée au paysage par les Huet, les Diaz, les Rousseau, les Corot et les Daubigny, a créé en France une école inspirée seulement par l’amour de la nature et de la vérité. La diversité des talents rend le classement des pay- sagistes d'autant plus difficile que le Salon compte un grand nombre d'excellentes œuvres : M. LaAVIEILLE donne une majesté mélancolique à l'entrée de la forêt de Voré au Libero. Son eflet de nuit est une note nouvelle très ferme et très poétique. La Maison du pêcheur de M. Bussox est un paysage du matin bien envelappé de rosée et de brouillard. M. TANCRÈDE ABRAHAM, loin d’escamoter les détails dans un effet général, les étudie soigneusement, pro- filant avec souplesse la ramure de ses arbres sur le ciel, sans perdre de vue l’unité de composition. La Chapelle Saint-Philbert, encadrée d’arbres, découpe ses ruines sombres sur un ciel lumineux. Dans son second tableau, nous sommes à l’abri de grands chênes, au bord d’un ruisseau d’où nous apercevons un Village angevin. M. LerorTIER peint, comme son maître Corot, avec des tons blonds et dépense des trésors d'harmonie dans son Lavoir & Orsay et dans sa Lisière de bois. MM. Rouzzer, MAURICE CouRANT et OLIVE, restent de bons peintres de marine qui ont étudié la mer dans le temps calme et dans la tempête. M. Forestier, peintre de marines aussi, prouve par ses Bateaux échoués sur — 297 — la plage de Berck, qu’il possède, comme un vieux ma- rin, les détails de la mâture et du gréement. Avec une note bien personnelle, M. ZuBER entoure son gué d’une brume légère que vaporisent les premiers rayons du soleil levant. M. SAINTIN aime également à rendre la poésie du matin. La vallée où il s’est arrêté, est enveloppée d’une Rosée d'automne qui tamise les chaudes colorations de la nature, estompe les contours du lointain et scintille sur l’herbe. M. EymiEu comprend l'aspect sauvage du Dauphiné avec une naïveté préférable à l’habileté de M. GusrTAvE Doré. Ce dernier affirme trop souvent ses préférences pour une nature fantastique. À ces sortes de tableaux, je préfère une œuvre sincère comme le paysage peint par M. FERNAND LUTSCHER au Bord du Ru. L'air qui le remplit, la profondeur et les heureux contrastes qu’on yremarque en font une œuvre d’une valeur indiscutable. M. Luici-LoiR nous amène sur la place d’Austerlitz. L'air est saturé d'humidité, le ciel chargé de nuages blancs se réflétant dans les flaques d’eau qui sil- lonnent le terrain. De petits personnages posés par taches avec une spirituelle précision, fourmillent dans ce coin de Paris dont les tons gris se trouvent égayés par la couleur vive des baraques et des kiosques. Rien n’est plus obtinément vrai que ce coin de paysage. — Comme Luigi-Loir, M. GuILLEMET voit la nature sous ses grands aspects. La plage de Morsalines resplendit d’un éclat que ce maître seul a la faculté de rendre. M. Mouizcon excelle à peindre les blés dont la colo- — 298 — ration dorée se détache harmonieusement sur la mer. Nous sommes loin du triomphe du procédé, mais nous touchons à la vérité et à l'étude consciencieuse de la nature, ce qui est préférable. Pour consoler ceux qui aiment une facture habile et l'exécution des détails poussée avec un fini digne de Breughel, je les conduirai devant le petit paysage de M. SANCHEZ-PERRIER. Là, ils pourront compter les feuilles de ronces du premier plan et presque saisir les cail- loux qui sont à leurs pieds. À côté, M. HANOTEAU s'attache à rendre le charme de la nature sous une couleur aimable et M. Pelouse à poudrer avec les vapeurs roses du matin son étang breton, pendant qu’un réaliste, M. HARPIGNIES, trouve dans son âme d’artiste le moyen de voir la nature sous ses aspects élevés. C’est ce qui explique comment ses œuvres renferment tant de grandeur et de style. Troyon a créé une école de peintres d'animaux dont le maître, M. Van MARKE, n’expose que deux études. Si nous voulons les meilleyrs tableaux dans ce genre, il faut nous arrêter devant le Marché aux bœufs de Vuiz- LEFROY, d’une couleur solide et d’un caractère bien compris, le Péturage de JuLien Dupré et le Marché de Quettehou de M. BARILLOT, très paysan et très pitto- resque. M. MeuN peint les chiens comme Lambert les chats. Il évoque l'intelligence renfermée dans ces animaux et l’exprime avec esprit. Ses modèles sont toujours bien groupés et ses types parfaitement caractérisés. L’Hallali sur pied est rempli de vie et de mouvement. Fe TT — 299 — M. VeyrassaT prodigue sa science habituelle du cheval de trait dans les Premiers blés et dans le Maré- chal-Ferrant. Citons, en terminant, notre Chardin moderne, M. Pæizippe RoussEAU, qui sait donner de la grâce à tout ce qu’il touche avec son pinceau. L'objet le plus vulgaire, fromage ou bocal de cornichons, passe-t-il par son imagination qu’aussitôt il se transfigure el devient objet d'art. Des fromages dorés et succulents, une branche de céleri et un vieux fallot disposés avec un goût exquis, lui donnent cette année un appélissant motif de décoration pour une salle à manger. M. JEannnn traite les fleurs avec maëstria. Dans sa main, elle sont toujours des merveilles de fraîcheur. Sur l’un de ses tableaux du Salon, il éprouve le besoin de noyer le buste de la République sous un flot de fleurs éclatantes. Nous sommes heureux de retrouver M. BERGERET avec ses crevettes où la lumière se joue dans des colo- rations roses et humides. En terminant, faisons une place à M. AcxiLze CESBRON, un Angevin, qui à si vail- lamment gagné sa médaille avec une avalanche de fleurs bien transparentes jetée avec art sur le Cercueil de la fille du jardinier, et à M. DESGOFFE qui montre à nos yeux troublés ses cristaux enrichis d’émaux et de pierres précieuses dont il ne nous laisse perdre aucune finesse. — 300 — DESSINS La participation de nos voisins d'Outre-Manche à l'exposition universelle de 1878 a fait connaître dans son ensemble l’école des aquarellistes anglais. En montrant leur manière de traiter les water-colours avec un procédé qui ne se distingue guëre de celui de la peinture à l’huile, ils ont révolutionné les traditions françaises, qui jusque-là limitaient leurs moyens en n’admettant pas comme les Anglais l'emploi de la cou- leur épaisse dans l’aquarelle. Depuis cette époque, nos premiers artistes de genre ont abordé l’aquarelle avec un succès toujours croissant, usant de tous les pro- cédés propres à faire sortir un chef-d'œuvre de leur verre d’eau. Notre salon annuel n’y gagne rien; car la réunion des aquarellistes français en société, ayant ses exposi- tions particulières, nous enlève une grandé partie des œuvres qui donneraient de l'intérêt à la section des dessins. C’est à regret que je me prive du plaisir de parler des magistrales aquarelles des frères Leloir, de Français, de Vibert, de Madeleine Lemaire, d’Heilbuth et de quelques autres qui formaient l’exposition de la rue de Sèze. Malgré ces fâcheuses abstentions, nous pouvons remarquer au Salon d’excellentes aquarelles signées JEANNIN, TH. FRÈRE, PoInTELIN, Yon, C. Bru- NEAU. Nous pouvons aussi nous arrêter devant un char- mant évantail Watleau sorti des mains de MI° ALIcE MARINIER. Au milieu d’un nombre considérable de bons fusains de TR rt — 301 — MM, SAUVAGEOT, LALANNE, ALLONGÉ, LERMITTE et KARLE- ROBERT, colorés comme des tableaux, je remarque sous la signature de M. L’ABBÉ CESBRON, un portrait de femme enlevé d’un crayon fin et lumineux comme un Rembrandt. Par une dégradation habile et souple des tons, le dessinateur amène la lumière sur la figure de son modèle et enveloppe les détails avec les scrupules d’un graveur. Avant de quitter les dessins, je ne puis laisser passer sans au moins les nommer, deux portraits hardiment crayonnés par M. GILBERT et un séduisant pastel de M. Levy. J'éprouve anssi le besoin de donner un salut d’adieu à un genre charmant qui disparait, écrasé par la pho- tographie, c’est la miniature : Mmes [SBERT, DE LAUDERSET et THeo RouvEAU ont signé des portraits touchés avec une grâce et une adresse charmante. SCULPTURE La sculpture est l’art qui sacrifie le moins aux goûts du jour et aux caprices de la mode. En dépit des exagérations modernes, elle conserve les lois suprêmes du beau qu’elle puise dans l’étude des maîtres et dans ses propres inspirations. Jusqu’à ces dernières années, la sculpture avait tourné ses regards avec une pré- férence marquée vers la statuaire du siècle de Périclés, dont elle cherchait à conserver la beauté sereine et immortelle. | Aujourd’hui l’école est divisée entre les partisans de 2 an l'antiquité grecque et les fervents adeptes de la Renais- sance. Ceux-ci, tout en restant fidèles à la tradition, arrivent à un art plus humain et plus en rapport avec notre époque. Le chef de cette école est M. Pauz Dugois, auteur du tombeau du général de Lamoricière que nous connaissons. Il expose cette année les bustes pleins de vie et de caractère des peintres Baudry et Cabanel. La lutte Quand même de l'Alsace, malgré la mort qui décime ses soldats, a inspiré une création puissante au ciseau de M. AnroniN MERGIÉ. Une femme, symbole de l'Alsace, respirant le courage et l'espérance pa- triotique, relève le fusil d’un jeune combattant expi- rant à ses pieds. Le visage de l’adolescent enveloppé des ombres de la mort produit une profonde impres- sion. L’heureux agencement des figures largement drapées et s’ordonnant harmonieusement donne à ce groupe une tournure monumentale: L'Age de fer a révélé en M. LANÇON un artiste de race. Deux hommes du temps primitif viennent de com- battre avec la lance. Le vainqueur étend la main sur son adversaire, gisant à terre près de son arme brisée. Quand on veut en pénétrer toute la portée et se rappeler qu’à cet âge les combattants avaient la devise væ vicüs, on trouve au geste du triomphateur une expression sublime. L'Immortalité destinée par M. Capu au tombeau de Jean Raynaud, se soutient les bras tendus au-dessus de la terre, planant dans des sphères célestes. Cest une œuvre de grande école empreinte d’un sentiment élevé. On sent qu’en fixant sur le marbre la fiction — 303 — qui l’obsédait, le maître a simplement suivi ses instincts personnels et obéi à son amour du beau. M. DE VAsSELOT a reconstitué dans un buste très habile les traits du paysagiste Corot. L’OEdipe à Colone de M. Hucuss est, malgré l’exacti- tude matérielle, un vulgaire mendiant et non un homme anéanti par le destin. Nous ne reconnaissons pas ici le héros de Sophocle, grand par l’énormité de son malheur. Ce groupe se rachète heureusement par l’idéale figure d’Antigone, portant avec sollicitude son regard sur les yeux éteints de son père. M. FaLGuIÉRE ne se demande pas ce qui plait au publie, il cherche avant tout à se conformer aux lois éternelles du beau. Sa Diane est un reflet de l’antique. Le mouvement fin du corps est en rapport avec la pose de la tête occupée à suivre la flèche qui vient de s'échapper deson arc, Comment laisser passer le nom de cet artiste, sans parler de la maquette en cire qu’il expose au Salon des arts décoratifs ? C’est le projet exécuté sur la demande de M. Antonin Proust pendant son ministère éphémère. Ce groupe appelé, paraît-il, le Triomphe de la Révolution est destiné à couronner l’arc de triomphe de l'Étoile. La République, soutenant d’une main le drapeau national et de l’autre les tables de la loi, se dresse sur un quadrige. Les quatre coursiers échappent aux efforts que font pour les arrêter dans leur élan impétueux, deux figures, symboles de la Liberté et de la Justice. La République est calme et altière au milieu de cette course échevelée qui renverse ou fait fuir tout sur son passage. Comme avant de réaliser définitivement son œuvre, M. Falguière doit en faire une imitation provi- — 304 — soire, nous jugerons de l'effet de cette décoration dont le besoin ne se faisait pas sentir. Ce qui ne laissait de doute à personne, c’est l’inutilité de consacrer par un monument l’histoire de nos discordes civiles. GRAVURE Si la gravure au burin continue à viser seulement la forme, il est facile de voir que bientôt elle aura cédé sa place à la gravure à l’eau-forte qui cherche les effets de couleur. Tant que l’Académie maintiendra son enseignement officiel, nous conserverons notre école de gravure, qui n’a pas de rivale pour l’habileté et l'originalité dans la traduction. MM. Paul ALLAIS, GIRARDET et LAMOTTE expo- sent dans cette section d’excellents burins qui cependant pâlissent à côté de l’eau-forte moderne. Là, en effet, est le succès du jour. Toute édition soignée l’appelle à son aide, et telle œuvre n’a été écrite que pour donner motif à des eaux-fortes. Pendant que le graveur au burin enfonce les tailles avec un travail pénible et per- sévérant, l’aquafortiste, plus libre dans son action, im- provise sur le cuivre avec la rapidité de la pensée. Aprés avoir été au xviie et au xvine siècle l’ex- pression d’un art grand et majestueux, la gravure à l’eau-forte fut abandonnée à l’art industriel et déco- ratif sous Louis XVI, et complètement méconnue par l’école impériale anssi bien que par les coloristes de 1830. Que d'œuvres intéressantes nous aurions, si- — 305 — les romantiques avaient fixé sur le cuivre les milliers d’impressions qu’ils ont éparpillées sur le papier. Delacroix dont nous possédons à peine une douzaine de pièces, nons aurait donné une œuvre qui marcherait de pair avec celle de Rembrand. Mais, à cette époque, on ne comprenait pas tout le charme d’une eau-forte et l'esprit qui peut s’en dégager. Bescherelle écrivait dans son dictionnaire que « les eaux-fortes sont dans les col- lections d’estampes ce que sont les ébauches pour les collections de tableaux. »'Il est vrai que la simplicité et la rapidité que comporte ce procédé, obligent l'artiste à sythétiser la nature en grands aspects et à sacrifier ce qui n’est pas l’essence même du sujet. Presque toutes les planches de Rembrand sont comprises ainsi. Sous l'apparence du désordre, le travail ilibre et facile fait ressortir l'expression de chaque trait. La pointe se joue en jetant de l’air et de la profondeur dans des pé- nombres transparentes. C’est en puisant de la hardiesse dans les œuvres de ce maître que nos aquafortistes contemporains sont arrivés à exprimer leur pensée avec une forme originale et à ressusciter les vraies tra- ditions tombées en désuétude. Les résultats obtenus par Jacquemart, Flameng, Braquemont et Meyrion prou- vent assez que la tentative n’était pas hasardée. Dans le salon de cette année, nous voyons marcher à la suite de ces maîtres, M. WALTNER qui éclaire puis- samment un portrait de Rembrandt, où il distribue avec sûreté l’ombre et la lumiëre. La figure se perd dans un magique clair-obscur qui rend bien les fonds chauds et transparents dont le maître hollandais entou- rait ses modèles. SOC. D’AG. 20 — 306 — D'un trait précis, KoEPPING traduit avec habileté le tableau que Munkacsy a peint d’après son Atelier. M. Henri ToussarnT expose, d’après R. Collin, une tête de femme d’un modelé fin et soutenu, et d’après Turner, un paysage anglais ; M. BRUNET-DEBAISNES, les funérailles de Vilkie d’après Turner également ; enfin, M. TANCRÈDE ABRAHAM, deux eaux-fortes aussi justes d’accent que les tableaux de la section de peinture, dont elles sont la reproduction. Maniant la pointe comme le pinceau, M. CHAUVEL rend la chaude et douce harmonie de Corot et les fortes oppositions de C. Daubigny, tandis que M. Buxor, avec une exécution plus indépendante, serre d’aussi près la réalité dans ses Chaurmières normandes fièrement enlevées. | Ce court exposé sur l’artcontemporain suffit à montrer la révolution qui s’est opérée depuis trente ans dans la peinture moderne. Les œuvres souvent inexpressives des néo-grecs, si appréciées en 1850, et le style affadi par un idéal de convention des derniers imitateurs d’Ingres devaient provoquer un retour vers l'étude de la nature. Aussi ardente à la lutte que celle de 1824, la jeune école qui comptait parmi ses mem- bres MM. Bonnat, Carolus Duran, J.-P. Laurens, Berne- Bellecour, exclue du salon officiel, appelle en 1863, dans le fameux salon des refusés, le public à juger la sincérité de ses théories. À partir de ce jour, — 307 — le mouvement artistique avait fait un pas de plus en avant, substituant à la convention, le naturalisme, la pensée et la couleur. Cette préoccupation de la réalité ne laisse pas toujours, il est vrai, une assez large place à l'idéal, et la beauté pure paraît trop souvent étrangère au rêve de l'artiste, mais, en échange, nous trouvons la passion qui parle à l’âme et la naïveté qui caplive ; car, L'âme a sa gamme intime et les sens ont la leur. L'artiste sait toucher ces deux claviers ensemble. Et par l’émoiion du nerf profond qui tremble, Exprime et fait vibrer la joie et la douleur. Heureux qui les surprend, ces chastes harmonies Où vivent la pensée et la forme à la fois. Heureux qui sait donner en les tenant unies Ces deux ailes de l’art aux œuvres de ses doigts. (Suzry-PRUDHOMME.) Angers, mai 1882, V. Huauzt-Dupuy. ÉTUDE STRATIGRAPHIQUE SUR LES FALUNS DE GENNETEIL ET LES FALUNS DE SAINT-CLÉMENT-DE-LA-PLACE Tous les dépôts tertiaires miocènes de l’Anjou sont- ils de même âge géologique ? Cest pour répondre à cette question que nous avons écrit cette note sur les faluns de Genneteil et de Saint- Clément-de-la-Place. HisTORIQUE. — Jusqu'à ces derniers temps, nous semble-t-il, tous les géologues, qui ont parlé des faluns de l’Anjou, les ont considérés comme étant du même âge géologique. La Statistique du département de Maine-et-Loire, de M. de Beauregard, suppose, dans l’édition de 1842, aussi bien que dans celle de 1850, que la molasse et les faluns de l’Anjou ont formé à l’origine un même dépôt : — 309 — « Il est probable, dit l’auteur page 187, que ce terrain a « recouvert en remblais une portion considérable du « département, et qu’en raison de son peu de consis: « tance, il a été presque entièrement détruit par les « révolutions qui ont suivi son dépôt. » En 1845 paraissait la Description géologique du département de Maine-et-Loire, publiée par M. Cacarrié. Dans cet ouvrage, l’auteur, cherchant à déterminer la place de notre molasse coquillière et de nos faluns, les met au niveau de ceux de la Touraine. « On peut, dit- «il, fixer exactement cette place, en observant que la « molasse se lie à la formation des faluns de Touraine, « dont l’âge est bien déterminé. » Du reste, ni l’un ni l'autre ne signale notre localité de Saint-Clément-de-la- Place. En 1849, dans son Histoire des Progrès de la géologie, d’Archiac écrit que « la ressemblance des caractères « pétrographiques et zoologiques des faluns de l’Anjou «et de la Bretagne permet de les regarder comme « contemporains des faluns du Blaisois et de la Tou- « raine. » M. Millet publia en 1854 la Paléontologie de Maine- et-Loire : dans cet ouvrage, le géologue angevin, adoptant la manière de voir de d'Orbigny, divise le miocène de Anjou en falunien inférieur ou tongrien, et falunien supérieur, ou falunien proprement dit, et classe tous nos dépôts de faluns dans le falunien supérieur, sans établir aucune distinction entre eux. : Les années 1864, 1865, virent paraitre l’Indicateur de Maine-et-Loire du même auteur. Cet ouvrage ren- ferme des listes de fossiles avec la description des 340) espèces que M. Millet croyait nouvelles : dans le supplé- ment de cet ouvrage, page 577, tous nos faluns indis- tinctement sont rangés dans le terrain tertiaire miocène supérieur. Nous ne ferons que signaler en passant la Paléon- tographie de Maine-et-Loire. C’est la reproduction, en tirage à part et sans aucune modification, du supplé- ment à l’Indicateur de Maine-et-Loire. En 1868, M. Charles Mayer, professeur à l’Université de Zurich, publia le troisième cahier de son Catalogue systématique et descriptif des fossiles tertiaires du musée de Zurich *. La molasse de Doué fait partie de son helvétien IT ; les faluns de Sceaux n’y sont rapportés qu’avec doute au même niveau. . MM. Paul Fischer et Tournouër firent paraître, en 1873, une importante étude sur les invertébrés fossiles du Mont-Lébéron : dans la discussion des espèces, ces savants eurent plusieurs fois l’occasion de parler des faluns de l’Anjou, mais sans distinguer aucune- ment entre eux. La note de M. Tournouër, publiée en 1874, el inti- tulée : Note stratigraphique et paléontologique sur les faluns de Sos et de Gabaret traite d’une manière plus explicite des faluns de l’Anjou; toutefois nous ne voyons nulle part ce savant établir une différence d’âge entre eux. En 1879, le même géologue a donné dans le Bulletin de la Société géologique une Note sur les rapports de la molasse de Cucuron avec les molasses de l’Anjou et 1 Deux localités miocènes seulement sont citées dans ce travail : Doué et Sceaux. — 311 — de l'Armagnac. Cette note n'indique non plus aucune division dans nos faluns ; et, dans le tableau comparatif des grands bassins miocènes français qui accompagne cette note, M. Tournouër met tout notre miocène au- dessus de celui de Manthelan et de Pont-Levoy, au niveau de la molasse marine de l’Armagnac. Le travail le plus complet et le plus remarquable sur les terrains tertiaires de la France occidentale a paru en 1881; malheureusement, l’auteur n'a pu encore étendre ses recherches à notre riche province . Cependant M. Vasseur, ayant à parler de nos faluns, les regarde comme appartenant à une même époque : nous lisons, en effet, page 340, que « l'étage bien « connu. des faluns de l’Anjou,.. paraît constituer la « partie supérieure du miocène moyen », et page #12, dans le Tableau comparatif des terrains tertiaires du Bassin de Paris et de la France occidentale, nous trouvons les faluns de l’Anjou placés au-dessus de ceux de Manthelan et de Pont-Levoy, dans la Touraine, au niveau de ceux de Saint-Eny, dans le Cotentin, de Rennes, en Bretagne, et de Salles, dans la Gironde. Enfin, cette année 18892, vient de voir publier une remarquable étude de M. Œhlert sur la géologie de la Mayenne. Deux gisements miocènes se rencontrent dans cette province : ceux de Saint-Laurent-des-Mortiers, et de Beaulieu. L'auteur les « regarde comme étant du « même âge que les faluns d'Anjou. Ceux-ci, ajoute-t- «il, page 119, occupent dans la classification de « M. Hébert et dans celle de M. Vasseur, le sommet du « miocène moyen. » Ici encore nos divers faluns sont regardés comme tout à fait synchroniques. — 312 — Cet historique, peut-être un peu étendu , nous amèêne jusqu’à ce jour, sans fournir la moindre indica- tion sur une différence d'âge et de niveau entre nos divers gisements miocènes. Or, le but de la présente note est de démon- trer par la différence des faunes, la différence d'âge entre les faluns de (enneteil et les faluns de Saint-Clément-de-la-Place, et d'établir, par le même moyen, que les faluns de Genneteil sont absolument synchroniques de ceux de Pont-Levoy et de Manthelan, ‘en Touraine, tandis que les faluns de Saint-Clément- de-la-Place sont au niveau de ceux de Rennes et de Salles, et par suite, supérieurs à ceux de Genneteil et plus récents qu'eux. I. Dans le travail que nous avons publié, l’année dernière, sur les faluns de Genneteal, nous faisions remarquer la frappante analogie qui existait entre ces faluns et ceux de Manthelan et de Pont-Levoy. La lecture de notre catalogue des fossiles de cette localité démontrait déjà l'identité des deux faunes, tandis que la position stratigraphique et la nature des sédiments indiquaient suffisamment le synchronisme des dépôts. Ces deux gisements tertiaires sont, en effet, reliés par une quantité d'espèces très communes de part et d’autre et très caractéristiques, comme : Corbula carinata. Dujardin. Ervilia pusilla. Philippi. — 313 — Tellina donacina. Linné. Fragilia fragils. L. Mactra triangula. Renieri. Venus Dujardini. Hœrnes. Venus casinoïdes. Lam. Venus cothurnix. Duj. Venus ovata. Penn. Cardita af finis. Duj. - Cardita trapezia. L. Duj. Crassatella concentrica. Duj. Crassatella moravica. Hœrnes. Lucina Dujardin. Desh. Lucina columbella. Lam. Cardium turonicum. Mayer. Cardium papillosum. Poli. Pectunculus stellatus. Gmelin. -- Mayer. Pectunculus textus. Duj. Arca turonica. Du]. Pecten subarcuatus. Tournouër. Pecten Puymoriæ. Mayer. Pecten substriatus. d’Orbigny. Ostrea crassissima. Lamk. Ostrea saccellus. Dujard. Calyptræa chinensis. L. Nerita Plutonis. Bast. Nerita funata. Duj. Vermetus arenarius. L. Vermetus intortus. Lamk. Cerithium lignitarum. ŒEichw. (Tournouër non Hœrnes.) Cerithium bidentatum. Gratel. (Tournouër.) — 314 — Cerithium papaveraceum. Bast. Natica Josephinia. Risso. Cypræa af finis. Duj. Conus mercati. Brocc. Conus Dujardini. Desh. Pleurotoma denticula. Bast. Pleurotoma asperulata. Lamk. Pleurotoma Dufouri. des Moulins. Pleurotoma incrassata. Duj, Pirella rusticula. Bast. Nassa spectabilis. Nyst. Nassa Dujardini. Desh. Nassa incrassata. Müll. Ficula cinqulata. Brongn. Ficula condita. Brongn. Myristica (Pirula) cornuta. Agass. Auricula oblonga. Desh. Stolidoma Deshayesi. Tourn. Leuconia Dujardini. Tourn. Alexia pisolina, Desh. Cassidula umbilicata. Desh. Nous n’avons compris dans cette liste que les espèces les plus communes et les plus caractéristiques des faluns de Pont-Levoy, en laissant de côté celles qui se sont montrées plus rares dans nos faluns. En somme, la seule inspection de cette liste d’espèces communes aux faluns de Touraine et à ceux de Gen- neteil (et on pourrait ajouter, avec le même degré dabondance), suffit amplement pour nous autoriser à les considérer comme appartenant à la même faune. — 315 — Il n’est pas jusqu'aux espèces d’embouchure et d’eaux saumâtres, comme Auricula, Stolidoma, Leuconia, Alexia, Cassidula, Tralia, etc... qui ne se retrouvent des deux côtés, et viennent ainsi attester, avec le synchronisme des faunes et des dépôts, la similitude et l'identité des conditions biologiques. Dans toutes les espèces que nous venons de citer, nous na trouvons de véritable et sérieuse exception dans le degré d’abondance que pour le Myristica cornuta qui, très commun à Genneteil, est très rare en Tou- raine ; du reste, la présence de ce fossile, caracté- ristique du miocène moyen, loin d’infirmer nos con- clusions, vient encore confirmer nos inductions, rap- prochant les faluns de Genneteil du niveau de ceux de Léognan et de Saucats. LL Quant aux faluns de Saint-Clément-de-la-Place, le plus ancien document qui les concerne se trouve con- signé dans les kerborisations de M. Merlet-de-la-Bou- laye, rédigées et publiées, en 1809, par plusieurs de ses élèves ‘. « À un quart de lieue de Saint-Jean-du- « Marais, sur la commune de Saint-Clément-de la- « Place, auprès d’une fontaine profonde, on a découvert « un petit dépôt de corps marins fossiles assez difficile à « exploiter, et d'autant plus intéressant sous le rapport « géologique qu’il est situé au milieu de rochers et de « débris de granit. 1 M. Millet était un des rédacteurs de ce travail, et c’est lui qui conduisit Ménard-la-Groïe à Saint-Clément-de-la-Place. — 316 — « M. Ménard-la-Groie, dont les connaissances et la « sagacité sont connues, a recueilli et examiné ces « fossiles avec soin ; il en a déjà distingué 80 espèces, « tant de polypiers et autres corps que coquillages. fl « présume qu’on peut en porter le nombre à cent. » Un certain nombre de ces espèces ont été décrites par Lamark, de 1816 à 1829, dans les Animaux sans vertèdres : depuis cette époque jusqu’à l’année 1854, nous ne connaissons aucune étude sur cette intéres- sante localité. En 1854, M. Millet cite dans sa Paléontologie les espèces qu'il a constatées à Saint-Clément. Le pre- mier volume de son /ndicateur, paru en 1864, con- tient, à l’article Saint-Clément, une liste détaillée de toutes ces espèces; mais l'étude critique avait besoin d’en être faite à nouveau, pour permettre d’en tirer de bonnes conclusions stratigraphiques, et de déterminer l'horizon géologique! de ce gisement. En 1879, notre regretté collègue, M. Hermite, avait dressé une coupe de cette localité, et rapporté plu- sieurs caisses du falun marneux dans lequel se trouvent les fossiles : nous y avons recueilli près de 150 espèces, et c’est leur étude qui nous permet d’affirmer aujour- d’hui que ce dépôt miocène est d’un niveau supérieur à celui des faluns de Genneteil et par suite, à celui des faluns de Manthelan et de Pont-Levoy :. Les espèces les plus communes et les plus caracté- ristiques des faluns de Genneteil et de Pont-Levoy 1 Nous publierons ultérieurement l’étude critique de tous ces fossiles avec la coupe de M. Hermite, et une carte au 1/10,000° des environs du dépôt tertiaire de Saint-Clément. — 317 — manquent complètement à Saint-Clément, surtout dans les genres murex, ficula, cerithium, terebra, arca, cardita, Venus, etc. D’autres qui se rencontrent particulièrement en Autriche, au niveau de Steinabrunn et de Gainfahren s'y montrent avec une certaine abondance, comme : Conus Dujardini, Desh. Oliva flammulata. Lam. Erato lœvis. Don. Marginella miliacea. Lamk. Mitra ebenus. Lamk. Nassa Rosthorni, Partsch. Nassa elegans. Duj. Pleurotoma Philberti. Mich. Pleurotoma incrassata. Duj. Cerithium scabrum. Oliv. Cerithium trilineatum. Phil. Cerithium perversum. L. Cerithium pygmæœum. Phil. Cerithium bilineatum. Hœrnes. Turritella subanqulata. Brocc. Monodonta araonis. Bast. Trochus miliaris. Brocc. Fossarus costatus. Brocc. Vermetus intortus. Lamk. Odostomia plicata. Mont. Turbonilla turricula. Eichw. Eulima polita. L. Rissoina burdigalensis. Desh. Chama austriaca. Hærnes. Cardita corbis. Philip. (muculina et exigua. Duj.) — 318 — Cardita Partschi. Goldf. Cardita trapezia. Brug. Woodia burdigalensis. Desh. Pectunculus pilosus. L. (textus Duj.) Arca umbonata. Lamk. Arca barbata. 1, Arca pulchella. In Mayer. Arca lactea. L. Phcatula mytilina. Phil. Enfin certaines formes paraissent spéciales ou nou- velles et montrent une véritable affinité avec les espèces du miocène supérieur. On pourrait citer comme spéciales à cette localité angevine et pouvant la caractériser : Cypræa pisolina. Lamk. Astarte scalaris. Desh. Astarte striatula. Desh. Limopsis recisus. Defr. sp. (pectunculus.) Thecidea (Lacazella. Mun.-Ch.) mediterranea. var. testudinaria. Micht. sp. (teste Davidson.) Crania. — Sp. Sphenotrochus Milletianus. Edw. et Haïme. Nous croyons donc pouvoir considérer le dépôt de Saint-Clément comme voisin du niveau de Salles, dans la Gironde, de Rennes, en Bretagne, de Beaulieu , 1 C’est par erreur typographique que le dépôt de Beaulieu est cité comme plus vieux que celui de Pont-Levoy dans la remar- quable publication que M. OEhlert vient de faire paraître sur la Géologie de la Mayenne ; c'est plus récent qu'il faut lire (page 120, dernier alinéa. Notes géologiques sur le département de la Mayenne.) Rectification communiquée par M. OEhlert. — 319 — dans la Mayenne (Tournouër), de Steinabrunn et de Gainfahren, en Autriche. Voici le tableau comparatif que nous donnerions des faluns de Genneteil et de Saint-Clément-de-la-Place avec d’autres dont le niveau est bien déterminé. GIRONDE. |BRETAGNE .| TOURAINE. | MAYENNE. | AUTRICHE. < St-Clément Beaulieu. | Steina- 5 de-la- Salles. Rennes. | Manque. |StLaurent-| brunn. © Place. du-Mortier |Gainfahre = Ë Genneteil Z ; Saucats. Manthelan. : £ 2|« es Léognan. Manque, Pontlevoy. Manque. Grund. = Abbé BARDIN. © CHRONIQUE SAUMUROISE La rue de l’Écu. — Une vieille auberge. L'enseigne de l’Écu-de-Bretagne. Auberge! ce vieux mot s’en va comme la chose qu’il caractérisait si bien autrefois; étre hébergé, cela dit tout. Or auberge vient du verbe héberger, venant lui- même du verbe allemand hebergen qui signifie : rece- voir chez soi. Le terme Adtel, qui a supplanté celui d'auberge, n’est pas jeune non plus; mais, à l’origine, il n’avait pas le sens complet qne l’usage lui donne aujourd’hui. Tandis que l'auberge offrait au voyageur une hospi- talité entière, à savoir : bon lit de duvet, grand feu de bûches, nourriture substantielle, sans ces apprêts culi- naires de notre époque, qui gâtent l'ordinaire, peut- être, l’hôtel ancien ne lui donnait que le logement garni. [l y avait aussi l’Aftellerie, sorte de cabaret où l’on buvait, en chemin, le coup de l’étrier. Les voyages se font aujourd’hui si vite et si commo- dément qu’on ne s’héberge plus : l'hôtellerie n’est plus — 321 — qu’un mot suranné, l’auberge tourne en cabaret ; l’hôtel, enfin, donne le repas à sa table à des hôtes qui y logent plus rarement. Mais avant que Saumur fût entouré de cette ceinture de routes qui la rendent accessibles à tous les voya- geurs, à tous les véhicules, ses abords ressemblaient au chemin mal-aisé du coche de La Fontaine. Pour le piéton qui, après avoir suivi le Zig-zag ro- cailleux du coteau, descendait, en rejetant le poids de son corps sur ses talons, la pente abrupte de la Grande- Gueule-du-Loup, ; Pour le cavalier qui gravissait sur son bidet la buste de Terrefort, portant le haut du corps en avant pour soulager sa monture, alors qu’il songeait d'avance à se remettre en selle, à se pencher en arrière, à serrer les wenoux, à rajuster les rênes dans la crainte de culbuter dans les ravins sablonneux de Bournan, Pour le voyageur enfin, à pied ou à cheval, qui se tirait à grand’peine des boues de la vallée par la Levée- Neuve ‘; pour ceux-là, l’ancienne auberge était une providence : et il y a moins de soixante ans qu’il en était ainsi. | Dans la ville, dans les faubourgs surtout, 1l y avait donc de nombreuses auberges, comme échelonnées pour le besoin de chacun. Elles avaient pour enseigne une nage flottante due au génie inventif du maître; au-dessous on lisait : /ci on loge à pied! Ici on loge à pied et à cheval! 1] n’était Dite de la Ronde, route du Mans. SOC. D’AG 91 —,322 — pas question de voitures, elles ne circulaient pas sur les chemins d'autrefois. Celui done qui entrait à Saumur par le faubourg de Nantilly trouvait, dans la rue Saint-Lazare, l'auberge du Dauphin, pompeusement nommée par des lettres majuscules; au-dessous nageait, sur un fond d’azur, le monstre marin, dont les écailles reflétaient un vert écrevisse. En suivant le faubourg de Nantilly jusqu’à l’extrémité de la rue de la Chouetterie, le voyageur rencontrait l'auberge de la Cloche (maison Rousseau). L’enseigne, ici, a survécu à la destination du lieu. Sur la face du pignon méridional de cette maison, le maître du logis fit tailler dans la pierre de tuffeau "image qu’il prenait pour devise; et, bien qu’elle soit noircie par le temps, le passant peut encore y remar- quer la Cloche. Franchissait-il l’Arche-Dorée pour avancer vers la ville, le voyageur entrait, par le Portail-Louis *, dans la rue de l'Écu. À sa droite, ouvrait l'auberge de /’Ote- - Rouge (maison Lefèvre). Qui ne se souvient du cwsinier Trouvé et de ses pâtes filées?..…… En remontant la voie, il apercevait sur la gauche, vis-à-vis la rue de la Porte-Neuve* (café de la Paix), l'enseigne de l’Écu-de-Bretagne, qui a laissé son nom à la rue faisant le sujet de cette chronique. 1 [ncorporé au nouvel Hôtel-Dieu. ? Démoli le 22 décembre 1741. — On a désigné aussi de ce nom la rue de l’Écu. Le dernier a prévalu. 5 Ouverte par du Plessis-Mornay, démolie le 2 octobre 1779. — 393 — Cette enseigne consistait en une plaque de fer-blanc, d'environ soixante centimêtres carrés, accrochée en forme de pavillon à une tige de fer scellée horizonta- lement dans la muraille. La surface de cette plaque était peinte de couleur notre : sur ce fond tranchait un disque au blanc de céruse. Si n’étaient ces mots : Écu de Bretagne, inscrits en lettres dorées à l'ocre, sur le disque, assurément il eût été permis de nommer l'auberge de /a Lune. Ajou- tons cependant que, pour éviter toute méprise, l’ar- tiste avait entouré la monnaie bretonne de deux ra- meaux verts, dont les branches se trouvaient réunies, au-dessous de l’Écu, par un ruban d’un rose coque- hcot. Ainsi fut jadis la décoration extérieure de l’auberge qui nous occupe. Pour le bâtiment, c'était un amas informe de matériaux divers; leur agencement ne ré- vélait ni le roman, ni le gothique. Rabelais a dit avec sagesse qu’il ne fallait pas toujours juger des choses par les apparences extérieures ; péné- trons donc à l’intérieur de notre auberge par la petite porte qui ouvrait, il y a environ vingt ans, à l’entrée de la rue de l’Écu. Dans une cuisine, tapissée de casseroles au cuivre rouge et étincelant, près d'un grand âtre flanqué d’une rôlissoire, semblable au mécanisme d’une horloge de village, était une nénagère, vêtue d’une camisole et d’une jupe d’une blancheur irréprochable. Elle écu- mail gravement un grand pot-au-feu en terre où cuisait du vrai bœuf. Non loin de cette ménagère, un cuisinier habillé d’un — 324 —- gilet et d’un tablier blancs, coiffé d’un bonnet de coton de même couleur, surveillait les fourneaux : c'était le mari de la ménagère, l’aubergiste en un mot. L'un et l’autre recevaient honnêtement, avec jovia- lité même, mais sans quilier leur poste, le voyageur qui entrait dans lauberge; ils l’invitaient de l’œil à flairer le menu du repas prochain. Puis survenait le garçon d’écurie, porteur de la valise; il détachait d’un râtelier, placé près de la porte d’entrée, la clef au nu- mérode la chambre destinée au voyageur, et il priait ce dernier de le suivre. Telles furent longtemps les mœurs de l'auberge de l'Écu-de-Bretagne, où régna M. Brossier, qui a fondé l'hôtel de Londres, lequel a engendré l’Adtel Budan. Revenons au bâtiment. Il faut dire qu’à l’origine, il n’était pas destiné à figurer au milieu d’une place, ni à séparer deux belles rues. Non! il était entouré au nord, au midi et au couchant, de chemins encore boueux et inhabités. . Ainsi, en 1899, la rue d'Orléans qui s'appelait tou- jours depuis 1814, rue d’Angoulème, n’était pas entié- rement bâtie ‘, en approchant de la place Bilange, surtout. Elle était coupée de cette place par la ligne des maisons de la grand’rue Saint-Nicolas, en prolon- gement de celle habitée aujourd’hui par M. Ciret. À l’extrémité de ces maisons était une petite ruelle par laquelle on accédait de la Bilange à la rue Saint- Jean, au grand chemin du Pont-Fouchard (rue de Bor- deaux), à la rue de l’Écu et à la rue Beaurepaire. 1 Sur les plans de M. l'ingénieur Normand. ce Nous avons conservé de ces lieux un souvenir frap- pant. En voici la cause. À l'angle de la petite rue que nous venons de dé- crire demeurait un coutelier. Il avait placé au-dessus de sa porte un singe empaillé, vêtu d’un habit rouge et coiffé d’un tricorne. Ce singe, dans l'attitude d’un rémouleur, tenait une lame de rasoir sur une petite meule qu’un écureuil faisait mouvoir. Ce singulier rémouleur attirait fort l’attention des écoliers de la ville qui, venant des quartiers les plus éloignés, passaient toujours par la Bilange pour se rendre à l'insutulion primaire, tenue par M. Gagnerie. Cette école avait son entrée par la rue Beaurepaire, vis-à-vis la vieille auberge de la Promenade, démolie, en 1879, pour achever la régularité de cette rue. Elle - était fort en renom, en ces temps, parce qu’un jeune maître, nommé Lecog, préludant au professorat, y en- seignail trois fois la semaine les éléments de la langue de Cicéron. Cornbien d’écoliers, atlardés par la vue du singe rémouleur, ont perdu de la leçon et gagné de la fé- rule!!! C’est encore au sortir de la ruelle du rémouleur que l’écolier pouvait contempler l’image de l’Écu de Bre- tagne qui flottait au gré du vent... | Le pavillon a disparu avec le vieux bâtiment qu’il désignait au voyageur. Hélas, nous l'avons dit, on ne s’héberge plus! Le voyageur moderne lira avec un peu moins d'intérêt, au fronton du charmant hôtel qui a déplacé l’auberge, — 326 — ces mots : « Service des Postes et du Télégraphe ‘, » qu’il ne lisait ceux-là : € Ici on loge à pied et à cheval. » C’est le résultat de la vapeur et de l'électricité. Pauz RarTouis ! Bâti en 1866 par M. Joly-Leterme, architecte. TROISIÈME NOTE SUR LES HERBORISATIONS DE LA Faculté des Sciences d’Augers En 1882 S'il est vrai que la diversité des climats entre comme l’un des principaux facteurs dans l’ensemble des causes qui déterminent la variété des flores terrestres, il est aussi incontestable que dans une même région l’inégalité des saisons exérce sur le développement annuel des végétaux une influence prédominante. Dans les obser- valions recueillies par le botaniste au cours de l’année, on peut donc retrouver avec une certaine exactitude l'indication des principales phases météorologiques, qui se sont succédé. Cette corrélation toujours exacte ressort d’une manière plus frappante encore lorsque certaines années, comme celle que nous venons de traverser, se font remarquer par une distribution — 9328 — insolite des diverses intempéries, et surtout par une répartition exceptionnelle des précipitations atmos- | phériques. Sous ce rapport il est un fait qui a dominé tous les autres, on peut-dire, pendant la durée de 1889, c’est la progression constante dans la quantité d’humidité de Pair, et par suite le volume toujours croissant des eaux de nos rivières. Il en est résulté pour la végétation des conditions anormales et peu favorables dans leur ensemble : le botaniste, pas plus que l’agriculteur, ne peut se louer en somme d’un printemps aride suivi d’un été froid puis d’un automne pluvieux à l'excès. Toutefois il est rare qu’un état atmosphérique quel- conque contrarie au même degré tout l’ensemble de la végétation ; s’il nuit au développement de certaines espèces, c’est que d'ordinaire, il favorise celui de leurs voisines envahissantes. Ainsi, tandis que la pluie inces- sante empêchait cet été la vigne de mûrir ses grappes, elle fournissait à son parasite l’oidium un élément de prospérité inouie. | Plus heureux que l’agriculteur qui n’v trouve pas toujours son compte, le botaniste peut donc espérer d'ordinaire des sujets de compensation, et se plaçant à un point de vue moins pratique il s’aperçoit seulement que les chances de la lutte pour la vie se trouvent momentanément déplacées, suivant que les conditions de milieu viennent prêter leur appui tantôt aux unes, tantôt aux autres des plantes rivales. Les prairies de la Maine au mois de mai dernier montraient le spectacle d’un de ces changements de fortune causés par la sécheresse : la plupart des espèces — 329 — plus ou moins marécageuses qui croissent sur ces rives submergées réguliérement tous les hivers souffraient évidemment d’une saison qui avait modifié leur régime et privé leurs racines de leur alimentation habituelle. L'occasion devenait excellente au contraire pour le développement des plantes moins hygrophiles. Une de ces dernières a spécialement réjoui les botanistes angevins, car son apparition chez nous semble rare et accidentelle. Cette année Stellaria glauca émaillait de ses fleurs blanches de larges surfaces depuis Ecouflant jusqu'aux marais de la Baumette, On sait par quelles variétés nombreuses cette espèce se rapproche parfois de sa congenère très vulgaire S. graminea. Ces diverses formes parallèles ont été récemment élucidées dans une savante analyse présentée par M. Bonnet à la Société Botanique. Or notre plante d'Angers réunit bien à la fois les caractères des variations distinguées dans cette étude sous les noms de glauca, longifolia, grandiflora, c'est-à-dire qu’elle représente parfaitement l'espèce type de Withering. Aux mêmes endroits une espèce voisine se trouvait encore plus largement répan- due ; mais Sé. viscida, M. B., bien que plus rare peut- être que la précédente pour la flore française, excite moins notre intérêt local, car dans les années même les plus humides, il est rare qu'un bon chercheur ne puisse, avec de la persévérance, en découvrir quelques iouffes dans les parties où ne séjournent pas les eaux de l'hiver. | | Aux bords de l’étang Saint-Nicolas les mousses du rocher prenaient une revanche analogue sur les plantes aquatiques. Dès le mois de juillet on pouvait notamment — 330 — y recueillir deux espèces des plus rares de notre flore, jadis observées aux mêmes lieux par Guépin. Les Hymenostomum rostellatum et squarrosum, cette der- nière surtout, n’y apparaissent qu’à de longs intervalles, et ne commencent qu’à l’automne leur premier dévelop- pement trop tôt interrompu d'ordinaire par l’invasion des grandes eaux. C’est à un état de maturité imparfaite que ces plantes se trouvent dans les herbiers, aussi leurs caractères distinctifs ont échappé à bien des bryologues, et ces espèces se sont vues maintes fois confondues l’une avec l’autre, faute d’avoir été observées dans des conditions favorables. La différence tirée de la longueur de la soie est trop variable pour être regardée comme spécifique , bien qu’elle soit commu- nément indiquée comme le seul indice à tirer des plantes dont le fruit est trop jeune. Il en est une autre cependant beaucoup plus sûre qui suffit dans les cas douteux à séparer les deux espèces. Les fleurs mâles forment dans AH. Rostellatum de petits bourgeons grêles à folioles presque conformes à celles de la tige : celles au contraire qui constituent l’épais bourgeon périgonial de A. Squarrosum en ‘diffèrent absolument par leur forme ovale élargie. C'est encore à l’aridité du premier printemps que nous avons dû la diffusion extraordinaire de deux espèces autrefois inconnues à Angers, Crepis setosa. Hall. et Tri- folium resupinatum. L. Ces plantes récemment intro- duites abondaient notamment sur'les voies nouvellement tracées à travers les anciennes cultures d’Epluchard. Les noms sonores de rue Klébler, rue Gutemberg, rue Condorcet affichés par la voirie n’ont aucunement — 331 — empêché les nouvelles venues de s’établir sans façon sur les trottoirs encore déserts ; et d’ici longtemps sans doute elles pourront y continuer leur développe- ment sans que le pied indiscret des passants vienne troubler leur prise de possession. Ranunculus ophioglossifolius. Vill. est encore une de ces plantes capricieuses dont les graines demeurent de longues années à l’état de vie latente sans trouver des conditions de milieu favorables à leur évolution. C'est ce qui permet d’espérer qu’un jour cette espèce refleurira de nouveau, malgré sa disparition prolongée, sur les bords de nos flaques d’eau notamment à Saint- Augustin et à Sainte-Gemmes où les botanistes angevins la recueillaient autrefois. Nous avons eu la bonne for- tune de la retrouver au mois de juin dernier dans une localité citée par Boreau sur le chemin qui conduit de Seiches aux landes de Boudré à peu de distance au delà du château au Verger. Non loin de cet endroit dans les alluvions du Loir, M. Baudoin, curé de Seiches, nous à signalé une variété intéressante de Sinapis cheiranthus. Koch. autrefois décrite par de Candolle comme espèce distincte sous le nom de Cheiranthiflora. Si ses caractères, comme celui de la tige à peine feuillée sont insuffisants à la séparer du type, il est nécessaire du moins pour y faire rentrer d'élargir la diagnose donnée par les auteurs, car le bec qui termine la silique y atteint le tiers de sa longueur au lieu d’être comme d'ordinaire 6 à 8 fois plus court. Nous avons été amené à étudier les Polygonwm de la section Persicaria par la lecture d’un mémoire publié dans le Bulletin de la Société française de botanique où — 332 — M. Gandoger résumant ses recherches de quatorze années en arrive à donner comme dernier résultat une liste de 53 espèces. On peut remarquer dans ce travail que sans nier absolument l’existence des Pol/ygonum hybrides l’auteur n’en décrit aucun, et déclare même que « tout ce qu’il a reçu ou examiné de France sous ce titre d’hybride ne saurait être regardé comme tel »'. Malgré que les recherches, commencées dans le but d’éclaircir et de vérifier ces divers points aient été prématurément interrompues par l’invasion des grandes eaux avant la fin de septembre et que pour cela plusieurs problèmes restent encore pendants, attendant de nou- velles observations, cependant comme on peut tirer de celles qui ont été faites quelques conclusions très sûres, en voici dès maintenant la substance. L’attention principale dans cette recherche devait se porter naturellement sur le fruit, puisqu'en dehors même de la valeur constante des caractères fournis par cet organe, sa présence ou son absence pouvaient four- nir un indice précieux pour établir la nature légitime ou adultérine des plantes étudiées. On sait en effet que communément les hybrides sont remarquables par leur fécondité amoindrie ou même complètement éteinte. Pour ce qui concerne spécialement les Polygonum le seul renseignement que je connaisse est déjà ancien et se trouve consièné dans la Physiologie végétale de de Candolle *, où tous les hybrides de ce genre sont, avec réserve indiqués comme stériles. 1 Rev. de Bot. page 52: ? Phys. végétale, tome IL, p. 713. — 333 — Si l’on examine attentivement l’infloréscence normale de l’une quelconque de nos espèces de Polygonum, on y remarque deux sortes de fleurs bien distinctes. Les unes promptement fermées, de couleur plus foncée, souvent vertes à la base, et solidement fixées sur leur pédoncule renferment chacune une akène, les autres de couleur pâle, rose tendre ou blanchâtre, restent longtemps épanouies, et finissent par se désarticuler sans avoir formé de graines. Ces dernières sont en proportion variable, mais toujours en minorité, même sur les espèces qui d'ordinaire en présentent le plus comme P. persicaria. L. et surtout P. mate. Schr. (P. dubium de divers auteurs.) Cette différence entre les fleurs est-elle congénitale et corrélative à leur aptitude diverse à la fécondation, ou bien plutôt est-elle consécutive, et provient-elle dans les fleurs fertiles d’un de ces phénomènes d’accrescence qui sont si fréquents dans la famille des Polygonées c’est ce que l’étude organogénique pourra seule établir ; malheureusement à l’époque où nous avons commencé nos recherches il n’était plus temps de l’entreprendre. Quoiqu'il en soit de leur nature, ces fleurs stériles son! les seules, ou à peu près, à garnir les inflorescences d’un pelit nombre d'individus épars au milieu des formes normales. L'aspect si tranché qu’elles leur communiquent est le premier indice révélateur de ces plantes dégradées qui, sans cela, resteraient confondues au milieu de la colonie. Mais avec un peu d'habitude l’œil du botaniste ne peut s’y tromper, et avant même d’avoir vérifié l’absence des akènes, il peut être sûr qu’il est en présence d’un hybride. Trés souvent il est — 334 — possible en outre de reconnaître son origine précise à sa co habitation avec les deux parents, il en a été ainsi par exemple pour quatre des formes que nous avons recueillies et dont voici l’énumération avec l'indication de leurs localités : 40 P. persicaria X P. mite. C’est la plus répandue autour d'Angers. Elle se trouve à la Chalouère, au bas de la Blancheraie, à l’entrée de la promenade de la Baumette, dans une boire de la Loire, aux Ponts-de- Ué, enfin sur divers points des prairies de la Maine, rive droite. Cette plante est très robuste dressée, à feuilles larges et souvent tachées comme celles de P. persicaria ; mais ses fleurs sont pâles, en épis lâches, et les fertiles atteignent à peine la proportion de de 1/150 : les akènes sont alors ceux de P. mite, mais de plus petite dimension ; 2 P. persicaria X P. minus. Nous n’avons observé cette forme qu’en un seul point des marais de la Bau- mette. Diffuse comme P. minus elle a les feuilles plus larges et les épis plus serrés à grandes fleurs pâles : les graines sont très rares, nous n’en avons trouvé que 3 sur 10 pieds. Boreau décrit dans sa Flore du Centre un P. minor persicaria qui semble une simple variété diffuse de P. mite : du moins la deseription ne fait pas mention de la rareté des graines, or ce caractère est trop saillant dans l’hybride pour qu’on suppose qu’il eût échappé à l’auteur s’il avait eu la vraie plante sous les yeux; 3 P. minus >< P. hydropiper. Rencontrée sur les bords de la Sarthe, non loin d’Ecouflant et sur le chemin bas de Pruniers, cette plante a la tige dressée et les — 335 — feuilles larges luisantes de P. hydropiper sans en posséder la saveur poivrée. Les épis sont lâches et -pendants et ne renferment aucune graine fertile, 49 P. minus X P. mite. Nous avons rapporté des bords du ruisseau du Pont-aux-Filles deux formes, l’une exactement intermédiaire entre les deux parentes et presque stérile, l’autre plus voisine de P. mite par ses feuilles larges et sa tige droite, mais remarquable surtout par sa fécondité relative, puisque trois pieds renfermaient environ 40 graines. Il est vraisemblable que la première forme représente le véritable hybride et que l’autre provient d’une seconde génération fécondée par le pollen de P. mite, ce qui explique à la fois comment ses caractères se rapprochaient de ceux de cette espèce, en même temps que sa fertilité redevenait plus accentuée. Outre ces quatre plantes dont l’origine ressort clai- rement des circonstances où elles se sont développées nous avons trouvé quelques formes dont il serait prématuré de vous entretenir, non que leur nature hybride soit plus douteuse, vu leur aspect et leur stérilité, mais parce qu’un de leurs parents au moins reste inconnu. Un point digne de remarque, c’est que l’hybride indiqué par Grenier comme le plus commun, P. hydropiperi-mite, n’ait pas été rencontré une seule fois dans nos.excursions, alors que les espèces qui peuvent lui donner naissance sont répandues si largement et croissent pêle-mêle dans la plupart de nos localités. En résumé l'étude des Polygonum des environs d'Angers nous a confirmé dans l'opinion que les espèces annuelles de la section Persicaria se rapportent très — 336 — nettement aux cinq types décrits dans les meilleures flores françaises. Les variations purement accidentelles telles que la pubescence des feuilles et des gaines, la couleur des fleurs se retrouvent dans chaque groupe sans en altérer les caractères essentiels, et dans les cas assez rares où la physionomie est modifiée par ces diverses adaptations des organes végétalifs, l'examen des graines suffit à résoudre la difficulté et caractériser l’espèce. On peut faire ressortir ces différences dans le lableau suivant : Akènes tous conformes, biconcaves. P. lapathifolium. Akènes ordinairement dimorphes, les uns triquètres, les autres plan-convexes. Akènes lisses (à la loupe faible.) — bruns, ternes ou peu luisants. P. persicaria. — noirs très luisants. — longs d'environ 3mm. P. muüte. — longs d’äpeine 2mm. P. minus. Akènes distinctement tuberculeux, ternes et gri- sâtres. P. hydropiper. L'absence de ces mêmes akènes ou leur extrême rareté fera toujours distinguer facilement des espèces précédentes les hybrides qui en proviennent et qui cohabitent avec elles. Je suis persuadé qu’on les retrouvera partout où on les cherchera dans des con- ditions favorables, averti de leur présence par leur aspect étrange et surtout par la teinte rose pâle de leurs inflorescences qui contrastent au premier coup d’œil avec celles des plantes normäles. “ — 337 — Les recherches précédentes sur les Po/ygonum nous ont donné l’occasion de constater en même temps la pré- sence dans nos environs des deux espèces d’Ustilaginées qui viventen parasites sur les plantes de ce genre : Ustilago utriculosa Tul. s'attaque de préférence à P. kydropiper près de Pruniers et aux bords de l’étang Saint-Nicolas, à P. persicaria dans une boire de la Loire aux Ponts- de-Cé. Quant à Ustilago Candollei Tul., nous l'avons trouvé en diverses localités mais toujours supporté par P. mite. On rencontre sur les sables des rives de la Loire quelques formés appauvries d’Equisetum, de la section des Prêles d’hiver, qu'il serait intéressant de suivre pour les caractères tout particuliers qu’elles présentent. Pour n’en citer qu’un exemple, une de ces plantes que nous avons rapportée des bords du Louet, non loin des rochers de Mrs et qui doit être rattachée indubitable- ment à l’espêce nommée E. variegatum, Schleich, se sépare assez nettement par quelques détails anatomiques de la description si précise donnée dans l'Histoire naturelle des Æquisetum de France. Les cellules à chlorophylle forment dans la tige un manchon continu dont l’épaisseur atteint son maximum sur le rayon passant par le milieu des sillons et les lacunes corticales au lieu d’être interrompues à cet endroit comme le montre la fig. 48 pl. VI du mémoire de M. Duval -Jouve. L’épaisseur la plus faible, dans notre plante, correspond aux côtes saillantes de la tige où l’hypoderme empiète sur le parenchyme vert en émettant des prolongements rayonnants vers les lacunes essentielles, exactement SOC. D’AG 22 : — 338 — comme chez le véritable Æ. hyemale, L. Dans une autre occasion déjà vous avez pu voir que les obser- vations de M. Duval-Jouve ne se rapportaient pas exactement à nos plantes d'Anjou; faut-il en induire que l’habile anatomiste de Montpellier ait fait erreur? Je suis loin de le penser. La certitude du contraire me fait tirer plutôt cette conclusion que les caractères de beaucoup de plantes réputées invariables présentent des écarts notables pour peu qu’on les observe en des régions suffisamment éloignées, ou dans des conditions différentes de milieu. C’est bien le cas des Equisetum qui nous occupent : l’Alsace où M. Duval-Jouve faisait ses recherches -est la véritable patrie de ces plantes, surtout de la Prêle d'hiver, qui prospère sous les forêts humides et profondes, au point qu'on peut l'y exploiter en grand pour les besoins de l’industrie. En Anjou nous n'avons que quelques représentants de ce groupe perdus, on peut dire, loin de leur centre de dispersion qui végétent amoindris dans leur stature générale et modifiés aussi sans doute dans leur structure interne en raison de. la diversité des stations qu’ils occupent. Cette constatation montrant encore combien peu sont tranchés les caractères qui distinguent les diverses formes des Prêles d'hiver, peut lever les derniers scrupules de ceux qui hésitent à y voir autre chose que des variétés d’une même espèce. On voit à la page 217 de son mémoire que la disposition des cellules à chloro- phylle entrait pour beaucoup dans les motifs qui empêchaient M. Duval-Jouve de se rallier. à l’opinion d’AI. Braun, partisan del’unité spécifique dansce groupe. — 339 — Lorsque cette dernière différence vient à disparaitre, avec elle achève de tomber aussi l’argument, bien faible du reste, qu’elle étayait encore. Je terminerai ce compte-rendu en indiquant les localités de quelques espèces nouvelles ou rares pour la flore des environs d'Angers. La rencontre d'Anti- trichia curtipendula., Brid. sur le bord de la route de Sainte-Gemmes a été presque la cause d’une mystifica- tion, tant nous étions loin de penser que cette mousse des bois püt s’accommoder de murailles dénudées. Le parc de Brissac nous a fourni la variété dentatus de Didymodon rubellus, Sch., dont l’habitation sur les racines fréquemment submergées contraste aussi de tout point avec celle du type qui se plaît sur les murs et les rochers. Atrichum angustatum entremêle ses touffes grêles à celles de l’undulatum sur les talus du champ de tir de Saint-Nicolas : Orthotrichum strami- neum, Horns, croît sur le tronc des hêtres dans la forêt de Chandelais , en compagnie des formes bien voisines d’Ulota Bruchü, Crispa et Crispula. Une hépa- tique curieuse Pellia calycina, Nees, tapisse les parois de la fontaine Crousilleuse, près de Saint-Clément-de- la-Place : Enfin sur quelques vieux arbres du côté de Saint-Barthélemy on rencontre la minuscule Lejeunia inconspicua de Not. bien nommée pour son extrême petitesse qui la fait presque échapper à l'œil nu. C’est encore dans cette même région de la banlieue d'Angers célébre par ses belles roses qu’ont été en partie dirigées nos excursions du printemps dans le but de [l — 340 — rechercher et de comparer les formes variées de ce genre difficile. À la liste nombreuse de celles déjà signalées, il faut joindre la véritable Rosa hybrida, Schleich, qui croît-à un carrefour de trois chemins non loin du Pressoir-Cornu. Nous avons recueilli en outre un grand nombre d’autres variétés dont plusieurs ne se rallachent à aucune diagnose connue, mais dans la crainte d'ajouter au chaos d’une région de la botanique encore si obscure, j'ai préféré m'’abstenir de vous en parler ce soir, réservant ces détails pour nne communi- cation ultérieure, lorsque de nouvelles recherches auront un peu élucidé le sujet. Abbé Hy. TE DL Ë Fe 5 & É à 30 Centimetres 25 20 15 10 Epoque Romaine. C® de Verr., .Arrond! de JSegre’. Vases decouvertls, en 188%, au fond d'un puits funéraire au lieu dif: La Chalumelaie’. À. Godard, del. d'après croquis de M! Th. Pavie. LIN-LACHESL $: DOLRSAG, ANCERSOE ULT2. DÉCOUVERTE D'UN PUITS FUNÉRAIRE COMMUNE DE VERN ARRONDISSEMENT DE SEGRÉ (MAINE-ET-LOIRE) Lettre de M. Théodore Pavie à ce sujet, suivie d’une note par M. GopARD-FAULTRIER Messieurs, Permettez-moi de vous communiquer une lettre, en date du 8 août 1882, que M. Théodore Pavie a bien voulu nous adresser. « La Chaufournaie, Chazé-sur-Argos, par Segré. « Mon cher ami, « Sur la commune de Vern, aux fours à chaux de la Chalumelaie, il a été trouvé à 2 mèétres au-dessous du sol dans un trou creusé en forme de puits, trois cruches, une coquille, deux branches de ramure de cerf et un tibia non travaillé — 342 — : . « . Les poteries sont bien conservées mais très fragiles et à moitié pourries . . . . . . @& . . . . . (Célestin Port à l'article Vern, mentionne la découverte en 1867, aux fours de Sainte- Marie, distants d’un kilomètre de ceux de la Chalumelaie, à la profondeur de 2 mètres également, d’une Venus en terre de pipe et d’un bas relief en terre cuite, repré- sentant un sanglier poursuivi par des chiens; ce der- nier objet fut brisé par les outils des ouvriers. . . . €. . . . |. Je crois cette trouvaille d’origine romaine. Les vases ont 30, 20 et 25 centimétres de hauteur à peu prés. « La coquille blanche mate ne ressemble point à nos huîtres ; elle est plus épaisse et non friable. « Le puits, très étroit après avoir suivi la ligne droite, déviait fortement. Les objets trouvés en garnissaient le fonds. FE NOR NE, RTS « Voilà mon bien cher ami, la petite nouvelle dont je tenais à vous faire part. « Tout à vous de cœur, _« Signé : Théodore PAVIE. » « P. S. — Il y avait encore dans ce puits une sorte de diamant à couper le verre et lé fer; et aussi des clous d’un fer si doux que quoique défigurés par la rouille, ils plient encore comme du plomb. Vous savez que dans ce quartier boisé nommé dans les papièrs anciens bois de Talva, on a constaté la trace de très anciennes mines de fer. Elles avaient pu être exploitées par les romains qui avaient au Louroux une impor- — 343 — tante station : Vous n’ignorez pas que selon le docteur Briaud, on a frappé au Louroux des monnaies d’or! Cest bien fort n’est-ce pas ? » Cette trouvaille que M. Théodore Pavie croit être, avec raison, d'origine romaine, ne manque pas d’un certain intérêt pour notre département où les puits funéraires sont rares; je devrais dire plutôt qu'ils y ont été rarement observés. Ges fosses sont qualifiées de puits à peu près partout et ce nom suffit bien à indiquer ici leur forme. Il est d’autres fosses cependant qui, creusées dans la pierre de tuf, sont ovoides et ressemblent à de grandes urnes ; trois de ce genre furent trouvées, savoir : deux au bourg de Chemellier et une sur la commune de Saint-Georges- le-Toureil, arrondissement de Saumur. Les ayant publiées avec dessins du docteur H. Godard, dans la Revue d'Anjou, octobre et novembre 1871, nous ne nous y arrêterons pas. A Tigné, sur la nouvelle route qui de ce bourg mène à Martigné-Briant, un puits funéraire fut également . trouvé, celui-là creusé dans la roche coquillière. Il serait téméraire toutefois, de trop généraliser et de ne voir que des puits ou urnes funéraires dans ces sortes de fosses ; si le scepticisme est permis quelque part, c’est assurément en archéologie ; par exemple, il est une espèce de trou, en forme d’entonnoir renversé que l’on a découvert dans l'enceinte de quelques châteaux (a Tigné notamment), et qui n’a servi que de dépôt à des vaisselles brisées. C'était en sens inverse de ce qui se pratiquait à Rome, où l’on n’enfouissait pas — J44 — les vieux têts, mais où on en formait une colline dite : Monte testaccio ; chaque pays, chaque usage. Le puits de la Chalumelaie n’appartient point à la catégorie des trous en forme d’entonnoir renversé, destinés, le plus souvent, à des déchets de cuisine; il est bien un puits funéraire à incinération. Les vases ont été trouvés en leur entier (voir le dessin), et tous les objets qui les accompagnaient : coquille, branches de ramure de cerf, clous, osse- ments, etc., etc., ont leurs analogues dans les puits funéraires à incinération de Troussepoil, commune du Bernard, en Vendée, commune très fertile en ce genre d’antiquités. Avant toute étude comparée, citons comme principal auteur de leurs découvertes, l’abbé Baudry, curé du Bernard. Voici comment en effet s'exprime le procès- verbal de la séance du 19 juin 1865, section d’archéolo - gie du comité impérial des travaux historiques : « M. l’abbé Baudry (correspondant du Ministère de l'instruction publique), y est-il dit, paraît avoir eu la bonne fortune de soulever le premier, en France, la question des puits-sépultures *. Or, c’est en consultant les comptes-rendus de ses recherches que par voie de rapprochement nous établirons l’origine sépulcrale du puits de La Cha- lumelaie. : Dans un rapport sur ses fouilles de Tronssepoil (vie puits), commune du Bernard (Vendée), il signale 1 Bulletin du ministérede l'instruction publique, An. 1865, 22 vol. page 96. BEN CT des vases en terre, des clous, une urne pleine de matières noirâtres et de petits os concassés ‘. En 1867 (vue et vire puits), il trouve des coquilles d’huitres, quelques os, deux cruches contenant des grains de raisins, preuve, dit-il, qu’on les avait remplies de moût (ou vin nouveau), trois andouillers de cerf, deux bois de cerf, dont l’un avait été scié pour s’en servir comme d’une arme, puis des débris d’os d'animaux et d’ossements humains *. En 1868 (x1. xII et xIII puits.) : Et 1869 (xiv, xv, XVI, XVII, XVI puits), l’abbé Baudry découvre du charbon de bois, des clous en fer, des vases en terre, des coquilles d’huîtres, un bois de cerf à deux andouillers, une figurine en terre blanche, des fragments d’os costaux incinérés, puis encore des bois de cerf *. Cette trop longue énumération suffit pour dûment établir que le puits de la Chalumelaie est de même famille que les fosses de Troussepoil reconnues pour être des puits de sépulture à incinération *. M. Théodore Pavie, dans sa lettre, cite un autre puits distant d’un kilomètre de La Chalumelaie, au lieu dit : Sainte-Marie, même commune de Vern, au fond duquel en 1867 on trouva, d’après M. Port, une Vénus en terre de pipe. à 1! Bulletin du Ministére de l'instruction publique, an. 1866, page 378-383. 2? Bulletin du Ministère de l'instruction publique, an. 1867, 2e vol. page 532. etc. 3 An. 1872, 1° vol. page 335, etc. * An. 1873. tome 1°", page 340. — 346 — Rapprochement curieux, l’abbé Baudry, à la séance de Sorbonne du 81 mars 1869 , nous déclara que dans le xie puits funéraire de Troussepoil, il avait rencontré une figurine de Vénus en terre cuite *. Elle n’était pas sans rapport avec celle de Lesvières d'Angers, classée sous le n° 9 du Musée Saint-Jeean et publiée dans la Revue des Sociétés savantes du Ministère de l’'Instruction publique, Ann. 1878, janvier-février, page 104, etc. Que peuvent donc vouloir signifier deux figurines de Vénus trouvées au fond de deux puits funéraires, l’un en Vendée et l’autre en Anjou ?: « La plupart des archéologues (écrit M. Charles Robert *), considèrent ces figurines, quels que soient les noms qui leur servent de marque ou les variétés de type, ou d’ornements accessoires qui les distinguent, comme des ex-voto ordinaires représentant Vénus, de même que des figurines assises et vêtues, sont des souvenirs du culie que les Gallo-Romains rendaient aux mêres. » | Il n’y a donc plus lieu de s'étonner de voir cette sorle d’ex-voto dans des sépullures païennes ; il ne faut pas non plus perdre de vue, toujours d’après M. Charles Robert, que l’indication exagérée du sexe passait pour chasser le mauvais œil et que cette donnée se retrouve dans un conte rajeuni par La Fontaine. A des repré- sentations analogues sculptées sur de très anciennes 1 Bulletin du Ministère de l'instruction publique; An, 1869, 4er vol. page 351. ‘ 2 Bulletin du Ministère de l'instruction publique, An. 1878, page 167. repré églises d'Irlande, on attribuait la même vertu. D'un autre côté, qui ne connaît chez les anciens la coutume de meubler l’intérieur des sépultures de petits objets chers aux défunts et notamment de déposer dans des vases de terre, les Boissons et aliments qu’ils préférèrent durant leur vie ? Les anciens avaient, en effet, l’idée d’un prolongement de l'existence non seulement au delà du tombeau ; mais dans le tombeau même, car de leurs croyances, il se dégage quelque chose, comme trois situations de l’âme: l'âme à l’état de larve quand on pensait qu’elle appa- raissait pour troubler les vivants; l’âme à l’état de Lar, lorsqu'elle prenait soin de ses descendants, enfin l'âme à l’état de Mane, lorsqu'on ignorait ce qu’elle était devenue, c’est-à-dire si elle avait été classée Larve ou Lar. Apulée ‘, dans son livre : de Deo Socratis est celui qui parle le plus clairement de la ténébreuse doctrine des Manes que l’on croyait devoir résider au fond ou autour des tombeaux : Manes pour Manentes sans doute ? On les invoquait comme de spéciales divinités sous la formule bien connue : D. M. (Dis manibus.) On concoit donc que les anciens, dans leur grossier réalisme aient eu la coutume de déposer au fond des sépultures cette sorte de viatique que l’on y retrouve à peu près partout. C’est ainsi que les trois pauvres cruches du puits de la Chalumelaie assurément, autrefois, pleines de vin, de lait, etc., viennent atiester par leur humble présence, ! Voir au mot Manes, l'encyclopédie de Diderot. — 348 — % ,° la foi des païens eux-mêmes à l’immortalité de l’âme- Reste la question de savoir à quelle époque on peut rattacher le puits funéraire de la Chalumelaie ? - Par voie de rapprochement, les découvertes de l’abbé Baudry vont encore nous guider dans ce dédale. « Le vire puits de Troussepoil, écrit-il, accuse autant el plus que les autres, les usages gallo-romains propre- ments dits. C’est de plus pour les funérailles l’accom- plissement des rites funébres usités chez les deux peuples, comme l’a si bien dit M. Quicherat :... Quant à l’époque des divers enfouissements däns les fosses sépulcrales de Troussepoil, ils appartiennent tous au n° siècle ou à la première moitié du 1e; je ne puis sortir delà, continue M. Baudry. ' » Eh bien, ni moi non plus, dirai-je en ce qui concerne le puits de la Chalu- melaie et même celui de Sainte-Marie, commune de Vera. M. Théodore Pavie, comme vous le voyez, Messieurs, était dans le vrai, en croyant à l’origine romaine de sa découverte. | On s’est demandé si l’usage des puits funéraires avait élé remarqué en d’autres pays qu’en France ? Certainement ! nous lisons en effet dans la Revue des deux Mondes, du 15 août 1882, page 800, un remar- quable travail de M. Gaston Boissier, intitulé : Tombes étrusques, contenant ce qui suit : « Les fouilles de Corneto ont mis au jour un grand nombre de tombes qui remontent à une époque fort reculée. Elles se com- posent toutes d’un trou rond d’un mêtre 1/2 de large et de 2 ou 3 mètres de profondeur. 1 Bulletin du Ministère de l'instruction publique, An. 1867, tome 2°, page 532-534. — 349 — » Au fond de cette sorte de puits est déposée l’urne qui contient les cendres du défunt. » Parailleurs, dans l’histoire monumentale de Batissier, on voit à la note de la page 319, ce passage : «A Rome, les esclaves et les gens de la plèbe étaient jetés, pêle- mêle, dans des pourrissoirs publics appelés puticoles (puticula). Ces puticoles furent fermés par les crdres d'Auguste. On ignore si alors d’autres puits furent ouverts ou si les corps furent brülés. » Cette coutume d’inhumer existe même de nos jours, en Italie. Voici comment s’en exprime M. A. de Rocham- beau, dans un mémoire sur les sépultures de ce genre (An. 1866, page 78, Sorbonne, Revue des Sociétés savantes.) « De nouveaux renseignements, assure-t-il, nous ont appris que cet usage est encore en vigueur à Naples et dans les montagnes des États Romains. C’est le soir en général que se font ces enterrements sommaires : les pauvres, les gens trouvés morts dans les rues, les Lazzaroni, sont lancés de la sorte, sans chemise et sans linceul, dans de vastes excavations communes, en forme de citernes. » Les pauvres ne sont pas seuls à être enterrés ainsi : « Dans la magnifique cathédrale de Florence, continue M. de Rochambeau, on ensevelit à peu près de même, les chanoines du chœur et les hauts dignitaires de l'église. Quand l’un d’eux vient à mourir on lève une dalle ronde qui se trouve dans la nef et l’on descend la bière au fond de ce précipice circulaire qui se referme aussitôL. » — 350 — Enfin, affirme le même auteur : « l'usage antique des sépultures en forme de puits, a été constaté dans le nouveau, comme dans l’ancien monde. » Ajoutons encore ici, le témoignage d’un angevin. célèbre voyageur au xvire siècle, François de la Boullay Legouz, sur le compte duquel aujourd’hui même M. Castonnet doit nous faire connaître divers documents inédits. Or, La Boullay nous apprend qu’à son retour de l'Indoustan, traversant l'Égypte, il pénétra dans l’in- térieur de l’une des pyramides et qu’il y rencontra un puits où l’on descendait les Mumies (sic). Voir notre notice sur cet angevin dans les Mémoires de la Société, année 1858. Que nous voici loin de l’Anjou! M. Théodore Pavie ne s’en plaindra pas, je l'espère, lui qui a si longtemps et si savamment voyagé. Après ces longs détours, revenons à la teneur de sa lettre, laquelle à l’occasion des clous en fer trouvés à la Chalumelaie, nous rappelle, en bons termes : « Qu’au quartier boisé nommé dans les papiers anciens, bois de Talva, on a constaté la trace de trés anciennes mines de fer; elles auraient, dit-il, pû être exploitées par les Romains qui avaient au Louroux une importante station. » Là, encore, nous croyons que notre très lettré voyageur a rencontré fort juste et nous nous associons d'autant plus volontiers à cette conjecture que les magneæ ferrariæ étaient parfaitement connues en Gaule à l’époque romaine. | Puis il termine sa lettre ainsi : « Vous n’ignorez pas que selon le docteur Briaud on a frappé au Louroux des PRE monnaies d’or ‘. » Et M. Théodore Pavie ajoute : « C’est bien fort n’est-ce pas? » En effet, avec nos usages de battre monnaie, seule- ment dans de grands centres spéciaux, on ne s'explique guère que de simples bourgades — vici — aient eu le même avantage; et pourtant il en fut de la sorte, à l’époque Mérovingienne; voici l’explication que les numismates les plus autorisés donnent de cette cou- tume : « La fabricafion des monnaies Mérovingiennes, écrit notamment M. A. Barthelemy ?, se faisait ainsi : Lorsqu'il y avait un impôt à lever, le domestique du Palais accom- pagné d’un monnayer parcourait les pays auxquels le tribut était imposé ; ils percevaient en métal la valeur demandée, puis s’arrêtant lorsque leur collecte était considérable, le monnayer frappait des tiers de sou d’or dans la localité où ils se trouvaient, gravant sur le coin son nom el celui de la ville ou du village, lieu de sa résidence momentanée. » C'était comme une signa- ture de notaire sur un acte passé en tel endroit. On doit se demander, toutefois, comment de simples vicr s'étaient procuré le précieux métal perçu ? Ceci, à men sens, serait de difficile explication pour les pays qui comme l’Anjou, ne sont pas aurifères, si l’on n’admet- tait point qu'après la chute de l'empire romain, il dût rester une assez grande quantité de pièces d’or aux mains des habitants. Les rois Mérovingiens en refondant 1 Tiers de sou d’or à la croix ancrée, cantonnée de deux globules avec la légende Lorovio vico et le nom du monétaire : MELLOBODVS M. ? Voir Manuels Roret, page 2. — 352 — cette monnaie, puis en Paffaiblissant y trouvaient un certain avantage sans compter celui d’attester leur pouvoir aux yeux du peuple. Cette réflexion me fut suggérée par la fin de la lettre de mon honorable correspondant qui voudra bien en agréer ma reconnaissance. De son côté, dans une causerie récente, il a bien voulu nous dire que par certaine explication à lui donnée de l’incinération chez les anciens (incinération le plus ordinairement incomplète puisqu'il restait tou- jours des esquilles dans les cendres) il avait compris comment les indiens pouvaient prétendre qu’ils con- servaient des ossements d’un Bouddha quelconque incinéré. En tout cela, Messieurs, vous voyez qu’échange d’af- fectueux procédés, c’est échange, aussi, d’agréables études. V. GODARD-FAULTRIER. UNE LETTRE INÉDITE DE LA BOULLAYE LE GOUZ La Compagnie des Indes avait été fondée en 1664 et, en France, grâce à l’initiative de Colbert, l’on redou- blait d'activité. Tout en s’occupant de Madagascar dont on voulait faire un entrepôt et une station, l’on pensait qu’il ne fallait pas négliger l’ancienne route des cara- vanes, c’est-à-dire la Perse. Cette opinion avait été celle du Père Joseph qui se proposait d’arracher l'Orient à la barbarie, et réservait ce beau rôle à la France. Pour bien des gens, la véritable route du pays des épices était la Perse. La Compagnie n’avait pas oublié le chemin que les caravanes avaient suivi au moyen âge, et dans ce but elle chargea plusieurs députés de se rendre à Ispahan afin d'y négocier un traité favo- rable à notre établissement dans l’Inde. Ces députés étaient de Lalin, de la Boullaye le Gouz, Beber, soc. D’AG. LEA — 394 — Mariage et Dupont. De la Boullaye le Gouz était venu offrir ses services et on les avait acceptés avec empres - sement. Notre compatriote était familier avec les hommes et les choses de l’Orient. En 1643, il avait quitté la France dans le désir de voir « les hommes les plus adroits et les plus habiles, » après avoir visité la Hollande et les côtes de la Baltique, il se rendait à Venise et de là à Constantinople, s’arrêtait ensuite dans les principales îles de l’Archipel, à Smyrne, tra- versait l’Asie-Mineure, entrait en Perse et gagnait Ispaban. L'accueil qu’il y avait reçu avait été des plus sympathiques. Aussi La Boullaye le Gouz compare-t-il les Persans aux Français. Le voyageur angevin prit ensuite la route de l'Inde en passant par Chiraz, Bender-Abassy, Ormutz et arriva à Surate où il rencontra un compatriote, le P. Zenon, de Baugé, de l’ordre des Capucins, avec lequel il entreprit plusieurs voyages. La Boullaye se rend à Goa, à Bombay, pénètre dans l’intérieur du pays et explore le Radjépoutanah. En 1649, il s’embarquait pour Bender-Abassy et revenait en Europe en visitant successivement Bassorah, Bagdad, Mossoul, Diabekir, Alep, le Liban et Alexandrie. De retour en France, La Boullaye le Gouz publia ses voyages en 1699, et son récit, malheureusement peu connu, est l’un des plus attrayants que l’on puisse ima- giner. Son originalité, sa curiosité, sa facilité à se plier aux mœurs des pays qu'il a parcourus en font le pre- mier touriste des temps modernes. Il nous dit qu’à son arrivée à Livourne, il apprit la mort de son ancien compagnon, le P. Zenon, de Baugé, et jusqu'ici l’on a — 355 — accepté cette donnée comme véridique. La Boullaye le Gouz était mal renseigné, et le P. Zenon de Baugé lui survécut de longues années ainsi que le prouve l’acte de décès que nous avons été assez heureux pour dé- couvrir aux archives de la marine et des colomies et que nous reproduisons : « Le 24 janvier. 1687, nous avons reçu la nouvelle de la mort du P. Zenon de Baugé, prêtre, capucin et missionnaire apostolique, décédé à Madras le 21 à 7 heures du soir. C’est lui qui a établi la mission de Levant où il a demeuré deux ans et demi, est venu à Madras où il est décédé âgé de 84 ans, et de religion 62 ans. Il avait demeuré 5 ou 6 ans en la Palestine avant que de venir aux Indes. — Signé : JACQUES , VAMONTE L’idée de retourner aux Indes souriait à La Boullaye le Gouz. Le départ ne se fit pas attendre et au mois de juillet 1665 les cinq voyageurs arrivèrent à Ispahan, porteurs de lettres que de Lionne écrivait à un Fran- çais nommé de l'Etoile, alors au service du roi de Perse. Les députés furent fort bien reçus par de l'Etoile. La zizanie ne tarda pas à se mettre parmi eux : chacun prétendait jouer le premier rôle. De la Boullaye le Gouz faisait valoir entre autres titres la connaissance qu’il avait de la langue turque. Ces discussions et ces riva- lités furent sur le point de compromettre le résultat de la mission. Heureusement pour nous, les capucins avaient un couvent à Ispahan et leur supérieur, le P. Raphaël, du Mans, parvint à obtenir une audience du roi, à nous ménager la faveur d’un vizir. Grâce à — 356 — lui, le roi de Perse, par une lettre du 17 octobre 1665, nous autorisait à trafiquer dans ses États et à y établir des comptoirs. Les députés français ne tardérent pas à se séparer. De Lalin mourut d’un accés de fièvre chaude aux en- virous de Chiraz ; Mariage resta à Ispahan. Quant à La Boullaye, il partit avec Beber pour Surate où il ar- riva au mois de mars 1666. A peine débarqué, il se mettait en rapport avec le P. Ambroise de Preuilly, supérieur des.capucins de la Mission et obtenait une audience du gouverneur de la ville. Plusieurs Français se trouvaient alors à Surate; nous citerons les plus connus : Tavernier, Thevenot et Ms Pallu, évêque d’Héliopolis. De la Boullaye le Gouz n’oubliait pas qu’il était chargé d’une mission politique. Aussi, au bout de quelques jours, il écrivait à Colbert la lettre suivante‘ qui est un véritable programme, et que nous reproduisons. . Cette lettre porte l'adresse suivante : « À Monseigneur de Colbert, conseiller au Conseil Royal, intendant des finances. — En cour. « 4er avril 4666. De Sourat aux Indes-Orientales du Grand Mogol. « Nous sommes partis de Bandar sur le golfe Per- sique, le 9 mars dernier, sur un vaisseau arménien appelé le Moïse, commandé par un capitaine danois. 1 L’original de cette lettre se trouve aux archives de la ma- rine et des colonies: — 397 — Le 19, nous sommes venus à l'embouchure du golfe de Congo, à la vue des îles Kismiche ‘et où commence celui d'Ormoutz. Deux jours ensuite nous doublâmes le cap de Basques et cinglâmes vers la côte de Guadel, qui appartient au roi de Maskate, lequel n’est ni tribu- taire ni du roi de Perse, ni du grand Mogol. Son pays s'étend depuis la baie de las Mesas jusqu'auprès du fleuve Indus. Ses sujets sont d’une race appelée Bello- chis, voleurs, cruels et grands pillards. — Le 29, nous jetâmes les ancres à la barre de Sourat où étaient deux vaisseaux hollandais pour empêcher la sortie de celui des Anglais qui est dans la rivière. Nous fimes avertir -le gouverneur de Sourat de notre arrivée, lequel en usa fort civilement, nous envoyant une grande barque pour notre équipage et une aufre pour nous, sur laquelle nous montâmes. Et étant proches de la ville, vint au-devant de nous le capitaine du port ou de la douane lequel ne voulut point qu’on fouillâtnos hardes. Et étant sur la rive, nous trouvâmes le carrosse du président des Anglais avec ses chevaux de selle qu’il nous avait envoyés pour nous mener à notre maison où, étant descendus, messieurs du Conseil d’Angle- terre vinrent en corps nous visiter et nous offrir tout leur pouvoir en ce pays. « Pour les Hollandais, nous n’en avons point oui par- ler et je crois qu'ayant publié que nous n’oserions point venir ici et que nous n’étions que des pirates, ils n’ont osé paraître ni nous faire aucune civilité de peur de se faire moquer d’eux. Nous avons eu un si grand con- cours de peuple à notre descente, curieux de nous voir, que cela ne se peut figurer que par l'entrée que — 358 — faisait la reine de Suède dans les villes de France. Le président d'Angleterre est un gentilhomme anglais nommé Oxender, mon particulier ami, et qui en a fort bien usé en ma personne en cette rencontre. J’ai aussi trouvé le sieur Coja Minas avec lequel j'avais fait voyage autrefois de Constantinople. Ce qui nous a servi, parce qu’il a publié que j'étais un gentilhomme de naissance que Sa Majesté avait choisi pour remettre ses lettres à Ouransif, empereur de ce pays, et que notre nation était la plus considérable de toute l’Eu- rope. Nous avons aussi fait rencontre de monsieur l’Évêque d'Héliopolis, qui était parti de France pour la Cochinchine, lequel vient du royaume de Siam et Tenasserim et part aujourd’hui pour Bassora, et vous remettra les présentes en mains propres et vous aurez . de la satisfaction à l’entretenir parce qu’il est homme d'esprit et fort éclairé. Il a en sa compagnie un reli- gieux Observantin qui a passé toute sa vie en Chine et qui en sait la langue. Il est Castillan de nation et nous assure que le chemin par terre à la Chine est ouvert et qu'il va en Espagne quérir des religieux pour y mener par terre, par la province de Tchiêncy où il entrera par le royaume de Thibet, tous les gens de boutique, de Nanquin et autres lieux, sont tous mahométans. Il nous dit que les Pères Jésuites ont toujours celé ce chemin. Je pourrais bien tenter cette voie d’Agrah où est le roi des Indes, à cause de la mort de Shah gilan, son père, ct informer Sa Majesté de cette visite. « Touchant ce négoce des Indes et l'établissement de Ja Compagnie, il y a beaucoup de choses à considérer. Je m'applique particulièrement à prendre le plus de — 399 — connaissances que je puis pour contribuer à la gran- deur de notre nation et voici ce que je croirais fort nécessaire, Savoir : « D’envoyer vers tous les princes dont les États sont sur l'Océan et d’où l’on peut tirer des marchandises et y en porter, personnes fidèles, les unes chargées de lettres de notre monarque, les autres avec quelques marchandises pour en découvrir le négoce. Il faut aussi que ces envoyés aient les qualités nécessaires aux YOYageurs ; « Établir une correspondance à Suez, sur la mer Rouge, si l’on peut par la voie du Kaire et y mettre une espèce de consul pour faire filer promptement les épi- ceries et autres marchandises de lInde ; « Enlever les soieries de Perse par le Bandar-Abassi soit en traitant avec les Arméniens pour les apporter de Ghilan, soit en les prenant directement de la main du roi de Perse. Par ce moyen l’on évitera les douanes d'Erivan, de Smyrne et l’on aura les soies pures sans être mélangées ni mouillées. Dans ce cas, il faudra avoir à Madagascar des ouvriers pour les travailler ; « Défendre l'apport des marchandises des Indes à tous autres qu’à ceux de la Compagnie. Lorsque les vais- seaux arriveront à Madagascar de l’Europe, y laisser vaisseaux et mariniers et soldats soit pour s’y reposer un peu, soit pour s’accoutumer au climat, et cela con- servera bien des hommees à la Compagnie ; « Etablir le négoce sur les terres du roi d'Ethiopie directement par la mer Rouge et sur les côtes d'Afrique vers le Monomotapa et autres grands empires qui sont — 360 — peu connus en Europe. À cet effet y envoyer des gens par différents endroits ; « Nepermettre aucun commerce aux vaisseaux maho- métans, arméniens, banians ou autres, sans la permis- sion de la Compagnie délivrée chaque voyage sous son sceau, et comme ces vaisseaux sont commandés et conduits pour la plupart par des Européens libres, employer et attirer ces hommes libres par bon traite- ment et bons gages, afin que les ayant ôté de leur ser- vice, ces vaisseaux demeurent inutiles. Autrement ces particuliers feront grand tort à la Compagnie, parce que ces vaisseaux sont de grand port et que les mar- chands qui s’en servent enlèvent les meilleures mar- chandises comme étant les plus experts; « Défendre la trop grande dépense aux facteurs, car les hommes s’adonnant trop au luxe sont moins propres au travail.-Mais leur régler leurs équipages fort hon- nêtes ni trop, ni trop peu et surtout ne leur permettre point d'amener leurs femmes dans les bureaux ou comptoirs, ni de s’y marier, ni établir, après même leur temps fait parce qu’ils enseigneraient aux naturels nos arts principaux, lesquels se passeraient de nous peu après. Et il serait bien de leur faire donner par écrit et par serment qu’ils ne prendront jamais du ser- vice chez des princes autres que le roi, ct par après, si ils sont réfractaires, la Compagnie sera en droit de s’en emparer et de ne pas les souffrir ; « Donner de beaux noms aux principaux facteurs, comme directeurs ou députés généraux, afin du moins qu'ils puissent égaler celui de Président ou de Com- — 361 — mandeur, titres dont se qualifient les Anglais et les Hollandais ; « Traiter humainement nos amis, mais sévèrement nos ennemis et faire dans la suite observer par force les capitulalions, sans faiblir ; « Changer les religieux ou aumôniers de place de _ trois ans en trois ans, et s’ils ne font pas ce qu’ils doi- vent ou qu'ils soient incorrigibles par cabales, les ramener en France à leurs supérieurs pour les mettre en place; « Que les plus grands vaisseaux du roi se fassent voir sur toutes les côtes et n’épargnent ni poudre, ni bou- lets. Cela est de grande conséquence pour abaisser l’orgueil des Hollandais ; « Que les chefs de comptoirs soient absolus, qu'ils soient affables, de bonne famille, de villes et provinces affectionnées au roi, et n’en mettre jamais deux d’une même ville ensemble, de crainte de cabales les uns. contre les autres ; « Que l’on ne permette jamais aux facteurs de faire individuellement aucun négoce, car cette liberté a ruiné les Anglais ; « Que l’on établisse les maisons des comptoirs éloi- gnées de celles des Anglais et Hollandais, pour éviter l'inconvénient des domestiques et d'autant plus grand en temps de guerre ; « Faire la guerre aux Malabarres el autres corsaires et mettre à feu et à sang les lieux où l’on ne voudra pas recevoir la Compagnie ; « Fomenter la guerre entre les Anglais et les Hol- landaiïs et secourir toujours le plus faible; — 362 — « La Compagnie étant établie une fois, il ne tiendra qu’au roi d’être le maître des Indes, tous ces monar- ques n'ayant aucunes forces maritimes, et il est pro- bable de se saisir de quelque île où il y ait un bon port et bon air. L’on peut accepter Chaoul des Portugais ou Bombay des Anglais, pour tenir le golfe de Cambaye et le golfe d'Ormoutz en bride. Il y a encore Krankibar , qui appartient aux Danois, qui dominent le golfe du Bengale. Diu ne vaut rien et les vaisseaux n’y peuvent y arriver; « Payer les soldats exactement et les punir sévère- ment en cas de révolte. Tâcher à avoir tous ceux des Hollandais en les traitant bien. Les Hollandais ont été assez insolents pour se vanter qu'ils entretenaient les Hollandais qui servaient sur nos bords. Il serait bien que le roi employât surtout ses sujets ; « Envoyer souvent des gens visiter les bureaux afin de surprendre les facteurs s’ils manquent à leurs de- VOIrS ; « Avoir quelques divers galères pour aller dans les lieux où il y a peu de monde. On les mettra à la chaîne les corsaires que l’on peut prendre ; « Ne vendre aucune arme aux Mahométans, ni per- mettre aux Arméniens français de s'établir parmi EUX ; | « Envoyer de petits enfants dans les bureaux pour apprendre les langues savoir, les quatre principales qui sont pour savoir : la turque, la persienne, l’arabe et la Malaise. Et si le roi, du collège des quatre nations, 1 Tranquebar. — 363 — ’ en faisait le collège des quatre langues, l’on aurait par ce moyen des interprètes en France, et ce serait un grand avantage même pour les missionnaires ; « À l'égard des gentilshommes français qui auraient bien servi dans cette Compagnie dans cette côte des Indes-Orientales, le roi leur pourrait donner l’ordre de Saint-Michel et le fixer à 2 ou 300. Avoir des pensions de 4,000 livres bien payées. Cela a un grand effet. Leur donner le pas au dessus des autres gentils- hommes en leur ordonnant de porter la croix actuelle ment. Si 1l y a quelque chose des avis en dessus de ce que vous imaginez nécessaire, la Compagnie saura bien s’en servir. Si non, vous excuserez mon zèlé qui me nécessite de vous déclarer mes projets et propo- sitions. « Ce matin nous avons été voir le gouverneur de Sourat pour lui demander la permission d’aller trou- ver le Roi, sur ce que l’on nous avait averti que nos ennemis essayaient à nous faire rester jusqu’à l’arrivée de nos vaisseaux. Il nous à parfaitement bien reçus, nous a accordé tout ce que nous lui demandions et nous a promis d'écrire à l’empereur son maître en notre faveur, et nous adresser à son frère qui est fort bien auprès du roi et nous donner un homme pour nous conduire, afin que nous soyions dépêchés promp- tement. Ensuite, il nous a fait présent de six belles pièces d’étoffes et nous a montré tous les témoignages imaginables. Nous avons trouvé ici un pêre capucin appelé le P. Ambroise qui, jusqu'ici, nous a bien servis et me semble bien différent de celui qui nous avait s — 364 — trahis en Perse‘. J'ai eu aussi grand avantage avec le gouverneur parce qu'il sait la langue turque et que je lui ai fait entendre la grandeur de notre nation. Nous nous préparons à partir dans cinq ou six jours, et ce- pendant je demeurerai, « Monseigneur, « Votre très humble, très fidèle et trés obligeant serviteur, | « DE LA BOULLAYE LE GOUZ. « Depuis ma lettre, les Hollandais sachant toutes les civilités du gouverneur, nous ont envoyé complimenter par leur ministre qui est fils d’un Français. Présente- ment ils nous demandent une audience. Je vous sup- plie d’en avertir Sa Majesté parce que ces lettres sont acceptées. « Je crois qu’il serait bien nécessaire de m’envoyer quelques lettres de Sa Majesté pour m'en servir dans l’occasion et avancer les affaires de la Compagnie. J'ai mis entre les mains de monsieur l’évêque d'Héliopolis, mon parent, un duplicata des lettres pour le roi. Je vous supplie, après l'avoir oui, de lui vouloir faire sa- luer Sa Majesté. Elle aura satisfaction de l'entendre. C’est un fort homme de bien et bon français. » Cette lettre était, ainsi qu'on peut le voir, un véri- table programme. En même temps elle nous montre { La Boullaye le Gouz désigne ici le P. Raphaël du Mans qui, loin de trahir les députés Français, les servit utilement et par- vint à leur aplanir de nombreuses difficultés. — 369 — l'originalité du caractère de La Boullaye le Gouz qui, après avoir signé en français, écrivait son nom en Carac- tères turcs. Voulait-il montrer son savoir à Colbert, ou désirait-il être l’objet des conversations de la cour et de la ville? Nous ne pouvons le dire, mais en tout cas nous croyons pouvoir affirmer que dans cette circons- tance, il ne dérogeait pas à ses habitudes qui étaient tant soit peu excentriques. Les députés français ne restèrent pas inactifs à Su- rate. Dans le but de se donner du crédit, ils firent cou- rir le bruit que sept ou huit vaisseaux de la Compagnie de France étaient sur le point d’arriver. Malheureuse- ment, leur esprit d'économie qui sentait fort l’avarice, n’était pas de nature à assurer leur prestige. Leur par- cimonie alla même jusqu’à se: faire héberger par un marchand maronite qui était le protégé des Capu- cins. De la Boulaye le Gouz et Beber étaient décidés à aller à Agrah. Au lieu de voyager avec faste, comme il convenait aux représentants du roi de France, ils se contentèrent de prendre deux carrosses attelés de bœufs et une escorte de vingt-cinq soldats. Aussileur modeste équipage les faisait plutôt ressembler à des marchands qu’à des ambassadeurs d’une grande puissance. Leur voyage s’effectua sans difficultés et le seul inci- dent fut une querelle qui surgit entre Beber et La Boullaye le Gouz. Arrivés à Agrah, nos compatriotes trouvèrent un médecin français, nommé Jacques, qui les présenta au nabab de la ville. Ce personnage nous était favorable, et l'accueil qu'il fit aux députés était empreint d'une grande sympathie. — 366 — De La Boullaye le Gouz et Beber étaient porteurs d’une lettre du roi de France adressée au grand Mogol. Contrairement à l’usage des cours orientales, ils voulaient la présenter eux-mêmes. Le nabab était peu disposé à déroger à la coutume, d’autant plus que les députés n'avaient apporté aucun présent et ne s'étaient fait remarquer que par leur jactance et leur vanité. Aussi leur. mission fut-elle sans résultats, et après deux mois de pourparlers inutiles, les deux Français sortirent de la ville. De la Boullaye le Gouz et son compagnon s’en furent camper près d’un village à deux lieues d’Agrah. Un détachement de cavaliers, qui faisait la police, vint à passer ; l'officier qui le commandait était un grand personnage, il demanda quelles étaient ces tentes. Quand on lui eut répondu que c’était celles des dépu- tés Français, il leur fit proposer de leur laisser une escorte pour les protéger ; la campagne était alors in- festée de brigands. La Boullaye le Gouz et Beber reçu- rent fort mal cette offre et répondirent qu’ils étaient assez forts pour se garder eux-mêmes et que le pre- mier qui approcherait verrait si leurs armes étaient en étal. Le lendemain, l'officier qui les voyait exposés à de sérieux dangers, renounvela sa proposition. De la Boul- laye était cette fois d’avis de l’accepter; quant à Beber, il se mit à injurier les cavaliers qui venaient offrir la protection de leur maître. Ce dernier résolut d’en tirer vengeance. Dès que la nuit fut venue, plusieurs de ses gens pénétrérent, sur son ordre, dans le camp des Français et décochèrent quelques flèches qui blessè- — 367 — rent Beber. Quant à de la Boullaye, il eut le temps de prendre la fuite et de se réfugier sous un arbre. Les Français rentrèrent dans Agrah; les Jésuites leur donnèrent l'hospitalité. Beber se rétablit promp- tement. Quant à de la Boullaye, il essaya de profiter de linaction forcée de son compagnon pour voir le nabab. S'il n’y parvint pas, il réussit néanmoins à lui faire parvenir la lettre que le roi de France adressait au grand Mogol. Le nabab la remit à son maître. Le rôle politique que jouait de la Boullaye le Gouz ne lui fai- sait pas renoncer à ses habitudes. De tout temps il avait eu un faible pour l’eau-de-vie et un jour qu'il en avait bu plus que de coutume, il s’endormit dans la rue. Tavernier, qui se trouvait en ce moment à Agrah, nous parle aussi de sa mesquinerie, principalement en ce qui concerne la cuisine. De son côté, Beber aimait à se faire traiter par les Européens qu’il pouvait rencon- trer. La bonne chère lui plaisait fort quand il n’y con- tribuait pour rien. Avec de tels ambassadeurs l’on ne pouvait réussir. La cour du grand Mogol répondit qu’elle attendait, avant de traiter, l’arrivée des vaisseaux français dont on lui avait parlé. Beber retourna à Surate et à peine arrivé dans cette ville, il se prit de querelle avec The- venot et un religieux capucin. Il n’avait pas réussi et son caractère était devenu plus acariate que jamais. De la Boullaye le Gouz était resté à Agrah, mais il ne devait pas tarder à en partir pour mettre à exécu— tion un projet qu'il nourrissait depuis longtemps. Il voulait se rendre en Chine en passant par le Bengale. Avant de se mettre en route, il vint prendre congé de — 368 — Tavernier et eut l’habileté de se faire céder, par ce dernier, une douzaine de bouteilles de vin vieux. Notre compatriote se rappelait probablement les vignobles de l’'Anjou, et aussi devons-nous avoir quelque indulgence pour ses habitudes qui ne sont pas toujours conformes aux règles de l'extrême sobriété. Le voyage que de la Boullaye le Gouz entreprenait était dangereux; aussi lui fût-il fatal. Il se rendit à Patna où il sembarqua pour Dacca en compagnie de quelques soldats Persans. Deux coffres qu’il avait avec lui excitérent la cupidité de ses compagnons et, pour- tant, ils ne contenaient que des livres. Ayant jugé qu’il y avait là quelque butin à faire, ils prirent leur temps et choisirent le moment où de la Boullaye s'était endormi, pour l’assassiner, à environ une demi-lieue de Dacca. Telle fut la fin de notre malheureux com- patriote qui, malgré ses défauts, est l’une des gloires de notre province et l’un des caractères du xviie siécle, les plus curieux à connaître et à étudier. H. CASTONNET-DESFOSSES. Extrait des Mémoires de la Société Nationale d'Agriculture, Sciences et Arts d'Angers. — 1882. ANGERS. IMPRIMERIE LACHÈSE ET DOLBEAU. LE RACHAT DEN CHEMINS DE FER ET LE SOCIALISME D'ÉTAT L Quand la Société est menacée par la propagation d'idées fausses, promettant au peuple un bonheur chimérique ou impossible, le moyen le plus efficace pour anéantir ces idées, est la répression philosophique. Il y aura toujours contre les idées saines, raisonnées, scientifiques de l'Économie politique de sourdes pro- testations équivoques, et des fermentalions de révolte qui chercheront en tous temps une issue pour éclater et pour bouleverser la Société et les errements de l'industrie. Ces agitations toujours infécondes, et ces idées fausses, sans cesse répandues par des esprits super” ficiels, peuvent devenir une cause infaillible de ruine sociale. L'esprit humain embrasse difficilement la vérité tout éntière. Toujours en travail de conclure et de se SOC. D’AG. 24 — 370 — satisfaire par la possession de quelques axiomes, il n'attend pas que ces observalions soient complètes. C’est ainsi que naissent les faux systèmes; et l’on. s’expliquerait mal l’engouement dont ils deviennent l’objet si on leur déniait ce petit coin de vérité sur lequel ils reposent et qui fait tout leur charme. C’est à la science de rompre ce charme ; et cette science se forme un jour de toutes les petites parcelles de vérités qu’on peut ainsi recueillir à la base des différentes erreurs, elle se nomme l’économie politique ou la philo- sophie sociale. CHAPITRE PREMIER La question du rachat des chemins préoccupe vive- ment le monde industriel ; les meilleurs esprits ne con- sultant sans doute que leurs propres intérêts, souhai- tent que l'État s'empare de l’exploitation des chemins de fer. Nous ne leur faisons pas l’injure de supposer qu’ils veullent aller plus loin dans cet ordre d'idées et qu’ils désirent voir entre les mains des pouvoirs publics. les Compagnies d’assurances, les banques, et toutes les grandes fabrications. Le remarquable travail de notre ministre des finances, M. Léon Say, a dû leur enlever tout espoir d’une amélioration problématique et du bénéfice incertain, qu’ils avaient rêvé, sans trop se préoccuper des moyens pratiques de le réaliser. — 371 — Si les partisans du rachat des chemins de fer sont de bonne foi, toutes leurs illusions ont donc dù disparaître à la lecture de ce remarquable travail, car les hommes de finances leur ont assez répété que tout abaissement de quelque importance, dans les tarifs actuels des transports, faits par l’État exploitant, se chiffrera par une perte que le budget ne pourra aligner qu’en trou- vant une compensation dans d’autres impôts, lesquels, comme tous les impôts, frapperont d’abord la grande industrie. Mais leur conviction n’est pas faite malgré la vigueur de la démonstration * leurs espérances sont toujours aussi vivaces, et ils cherchent un autre champ de bataille pour recommencer les hostilités. Devant cetie insistance et ce parti pris de nier l'évidence des faits, et celle encore plus éloquente des chiffres, il nous a semblé qu’il y avait sous cette idée du rachat des chemins de fer, plus qu’une question finan- cière et qu’une espérance d'économie ; qu’il y avait une question sociale soulevée par des utopistes qui veulent faire de l’État l'entrepreneur unique, et voir tous les industriels devenir fonctionnaires de l’État omnipotent. IL s’agit donc de savoir si nous voulons que nos arrière- neveux, élevés en quelque sorte sous la main de l’État, le trouvent un jour partout, et si, à peine sortis du sentier sanglant de nos révolutions, nous voulons tomber d'un absolutisme dans un autre. C’est à ce point de vue que nous allons traiter du rachat des chemins de fer. — 372 — Il Nous mettons à l'écart dans notre discussion les prin- cipes trop absolus, les opinions trop exclusives ; notre doctrine sera, si vous le voulez, celle du juste milieu ; c’est, en pareille matière, la seule sensée parce qu’elle participe de toutes les autres. La liberté à laquelle ont la prétention de conduire, les systèmes démocratiques est le cachet essentiel de l’individualisme. Or n’est-ce pas la négation absolue de l’individualité humaine, que ce communisme légal qui sous prétexte d’affranchir le commerce de frais de transport qui paraissent trop onéreux, attaque de prétendus privilèges capitalistes, anéantissant l’activité économique particulière, élément sans lequel l’industrie et le progrès ne nous semblent pas possibles. Nous disons avec intention prétendus privilèges capi- talistes, parce qu'aujourd'hui, le diffusion des valeurs mobilières a répandu dans la masse les actions et les obligations des chemins de fer; le monopole n'existe plus, puisque ses produits sont entre les mains non de quelques-uns privilégiés, mais de la masse des citoyens qui tous peuvent prétendre à une part de leurs avan- tages. C’est un rêve des socialistes de prétendre qu’en substituant l'intérêt général à l'intérêt particulier comme stimulant du travail, on augmente le revenu général en réalisant des économies fantastiques et illusoires. Nous verrons, plus loin, qu'il n’est pire et plus mauvais administrateur que l’État. Mettre en ses mains — 373 — des exploitations industrielles, c’est tuer l'esprit d’ini- tialive individuelle et privée, la coopération volontaire et par contrat, arrêter les combinaisons privées, sup- primer les merveilles que produit l’association libre, décourager le progrès industriel en lui donnant comme exemple de la conduite des affaires, celui de la routine dans laquelle se traînent si péniblement toutes les administrations que patronne l’État. « Il faut donc prévenir cet engourdissement de l’esprit, cette nullité d’action qu’entraîne à sa suite cetle tutelle et ne pas laisser la volonté de l'individu se subordonner en toutes choses à la volonté publique, ce serait un obstacle posé au progrès des sciences et retarder l'expansion des lois naturelles *. » En donnant un corps nouveau, une expression plus étendue à ces idées de coopération obligatoire dont le fonctionnarisme est une des formules et le militarisme le modèle suprême, nous nous condamnons à devenir, finalement, la propriété de l’État, et à voir nos actions et nos volontés toujours se conformer à la volonté publique souvent inconsciente et presque toujours aveugle ! N’est-il pas contraire aux idées de liberté que la démocratie moderne inscrit sur son drapeau, de nous ramener à un élat mental représenté par l’acceptation passive et l’expectative cruelle, deux douleurs morales bien aiguës et dont les effets sont dangereux au milieu des bouleversements continuels qui, à date fixe, semblent remettre en question toutes les positions, toutes les fortunes, el remuer sur ses bases la société tout 1 Herbert Spencer. = y ee entière qui depuis 4789 n’a pas encore su trouver ni une voie ni un guide. La dépendance morale et politique à laquelle conduit un pareil système est-elle digne d’un peuple intelligent qui à tant fait pour la liberté! Attaché ! dit le loup ? Vous ne courez donc pas Où vous voulez? Pas toujours, mais qu'importe ? Il importe si bien. . . . . Il est facile de vous montrer à vous qui êtes partisans de ces idées socialistes quelles sont les erreurs et les défauts de vos systèmes. « En substituant l’action d’un seul qui sera l’État, à l’action si féconde de tous, vous marchez à l’encontre de vos doctrines ; vous nous montrez forcément l’histoire comme la suite des actes d'hommes remarquables au lieu de nous prouver, comme vous l’enseignez, que tous les grands évenements que les âges signalent sont produits par le cours de l’évolution sociale. En deman- dant ainsi que la volonté de l'individu soit dépendante de la volonté de tous, vous oubliez que cette volonté de tous est représentée en définitive par les autorités établies et toutes puissantes; vous nous ramenez ainsi à un passé que vous vous enorguellissez d’avoir détruit, et à l’époque de l’obéissance absolue qui n’est plus possible avec nos mœurs, parce qu’elle suppose non pas en haut, mais en bas, une loyauté qui n’existe plus dans une société aussi troublée que la nôtre, par les revirements politiques, et les élasticités de notre conscience, émoussée et deflorée‘. » 1 Herbert Spencer. — 375 — Jusqu'où irez vous dans cette réglementation de notre vie ? Réprimerez-vous les associations, les combinaisons qui, autres et meilleures à coup sûr que celles de l'État, pourraient lui nuire et diminuer d’autant les pouvoirs de son administration centralisée. Apporterez-vous par votre enrégimentation de la majorité des citoyens des obstacles continuels à leurs déplacements, et cela pour assurer vos services. Votre puissance devenue sans bornes, et exercée sans contrôle, réclamera-t-elle un jour nos propriétés pour le service public, sommes - nous condamnés à devenir la propriété de l’État ? Abandonnons donc l’idée de voir tout reglé officiel- lement, ne croyons donc pas que l’action du gouver- nement est partout nécessaire ; 1l y va de notre liberté Cessons de vouloir devenir des unités d’un mécanisme aussi savamment centralisé que celui d’un régiment, nous faisant perdre notre volonté et notre individualité dans la masse. | Autrefois les Hollandais, aujourd’hui les Américains et les Anglais ont toujours eu une plus haute idée de leur puissance et de la valeur de leurs efforts personnels ; ils n’ont jamais eu recours aux fonds du budget et aux _ sollicitations envers l’État, quand des idées fécondes et utiles sont venues leur montrer un grand but à atteindre soit pour la gloire de leur pays, soit pour la satisfaction de leurs intérêts personnels. Confiants en eux-mêmes et fiers de leur liberté, ces grands peuples ont marché et marchent encore à la tête du commerce et de l’industrie. Ils avaient pressenti il y a un siècle, ce que peut l’énergie individuelle et sont encore convaincus que dans le système de l’enré- — 376 — gimentation et de‘la centralisation à l'excès, il n’y a aucun élément qui puisse entrer dans la vie industrielle intelligemment menée et spontanément gouvernée. Nous ne voulons certes pas voir disparaitre de partout cette tutelle de l'État, Il est évident que chaque individu obéissant à ses aptitudes spéciales, en remplis- sant une fonction particulière, en travaillant à son intérêt propre, se trouve naturellement en opposition directe avec ses semblables. Aussi l’État, en se portant garant des droits individuels doit avoir dans de certaines limites, le pouvoir de sacrifier les droits de chacun à son profit et au profit de tous, tout en faisant respecter chaque individu dans sa personne, son droit et sa liberté. L'intervention de l’État ainsi formulée, ainsi réglée donne à tout gouvernement qui en fera son programme, une base solide, une durée qui ne peut être problé- matique, ni soumise aux colères. des passions, aux revendications plus ou moins légitimes, aux agitations des ambitieux. Car, de même que tous les citoyens d'un même pays doivent se liguer pour empêcher tout empiètement sur leur individualité au delà de tout ce qui est nécessaire pour la protéger, de même ce sen- timent doit porter les mêmes citoyens à s'unir pour soutenir une autorité publique protectrice de celte individualité. On comprend que l’adoption d’un pareil système, puisse assurer la stabilité de la démocratie qui n’a vraiment pas d’autre raison d’être ; car en son règne l’autorité ne saurait être exercée que par une organisation instituée pour constater et exécuter la volonté moyenne. Un organe représentatif est le plus — 3717 — enclin, s’il est loyal et s’il n’est pas le produit du suf- frage universel, cette honte, cette plaie des sociétés modernes, à donner à tous cette satisfaction, et le plus propre à jouer ce rôle de conciliation parmi tant d’inté- rêts divers, opposés et tous respectables. Tel est si nous ne nous trompons pas, le programme que vous voulez substituer au principe de l'autorité absolue. « En laissant donc libre dans ses allures, ses tendances, ses inspirations, l’individualisme c’est-à-dire le sen- timent de liberté, de responsabilité, qui fait l’homme vraiment grand, le législateur accomplit avant tout un acte de justice : l’homme supérieur aura le profit de sa supériorité, et l’inférieur subira le dommage de son infériorité. Mais si vous groupez sous les mêmes obligations, et les mêmes travaux, des aptitudes di- verses, des unités parfois dissemblables, des capacités différentes, vous exercez — injustement — une action publique qui retranche en somme à un individu une part de ce qu’il a gagné et vous octroyez à un autre des avantages qui ne lui sont pas dus‘. » Un sentiment intime, qui ne s'appuie sur d’autre raison que sur celle du bon sens nous dicte la réponse : il y a là une iniquité. Eh bien! le rachat des chemins de fer est une étape parmi tant d’autres qui nous con- duit dans cette voie qui, faisant de l’État le centralisa- teur de la fortune des citoyens, en fera le maître de la liberté et de la vie de chacun d’eux. Herbert Spencer. — 378 — III Nous allons mettre, si le rachat des chemins de fer s’accomplit, entre les mains de l'État la jouissance et la puissance morales qui résultent du maniement et de la distribution d’une fortune qui se chiffre par plusieurs milliards, et dont voici un aperçu rapide. Il y a, aujourd’hui en 1882, 28,312 kilomètres de chemins de fer concédés comme lignes d’intérêt général; au 31 décembre 1881, 22,188 étaient en exploitation el il ne reste par suite à exécuter que 6,154 kilomètres. La dépense de construction de ce magnifique réseau s’est élevée à 9 milliards 652 millions, ce qui représente un prix de revient de 43,500 fr. par kilomètre. : Pour l’année 1881 les recettes brutes des Compagnies ont été : Voyageurs et messageries. . . . 300,000,000 Marchandises de petite vitesse . . 670,000,000 1,030.000,000 Or, nous trouvons dans un travail des plus sérieux : Projet d’un chemin de fer de Calais à Marseille, les documents suivants : le Nord et le Lyon ont consacré de 1873 à 1877 près de 10,000 fr. par kilomètre et par année pour répondre aux nécessités du trafic, c’est-à- dire maintenir l'effectif du matériel roulant, l'outillage et l'ampleur des gares, et c’est avec 1,030,000,000 de recettes brutes que toutes les compagnies doivent suf- fire à ces travaux : remplacer les rails, les ‘traverses, les locomotives, les machines, les wagons et bientôt — 379 — nous donner des freins automatiques instantanés. Un capital de 8 milliards représente les obligations des chemins de fer, presque toutes garanties par l’État. L'entretien du réseau actuel des chemins de fer français étant donc de 40,000 fr. par kilomètre, il s’agit chaque année du maniement par l’État d’une somme de 221,880,000 fr. Pour mettre en exploitation et en construction toutes les lignes concédées et cela ne tardera pas, puisque l’exécution du programme de M. de Freycinet est à l’étude, il y aura à distribuer à des entrepreneurs choisis peut-être arbitrairement par l'État, pour exécuter ces grands travaux une somme de 4,478,990,000 fr. Alors, quand ce second réseau de 6,154 kilomètres sera terminé, la somme des travaux _ d’entretien, des achats à faire représentera 283, 120,000 francs, à prendre, chaque année,sur le budget, c’est-à- dire sur la fortune publique et à distribuer par les mains de l’État omnipotent, avec ou sans contrôle, avec ou sans arbitraire, suivant ses fantaisies et peut-être par des faveurs à accorder dans un but politique! L'État disposera donc ainsi d’une part énorme de la fortune publique, des fournitures importantes, des adjudications journalières, des créations considérables qui sont la conséquence fatale de l’extension des voies ferrées : construction de gares, des wagons, des loco- motives, expropriations, achats et ventes des terrains, et dans un but électoral décidera à sa guise de l’éta- blissement de nouveaux réseaux. | Comme une pieuvre aux tentacules puissants, toujours inconscients et sans cesse menaçants, l’État saisira les transports, la batellerie, le roulage, concurrencera la — 380 — navigation, le cabotage et les broiera suivant ses caprices et ses colères ! Dans les conflits qui résulteront de ces différents, de ces luttes arbitraires et imprévues contre la propriété particulière, el contre des situations péniblement et onéreusement acquises, peut-être des tribunaux spéciaux viendront-ils étouffer des revendi- cations faites au nom du droit et de la justice, contfe les fantaisies du bon plaisir. L’Élat aura ainsi concentré dans ses mains, déjà trop puissantes et trop chargées de besogne, les positions des employés innombrables qui vivent de l'exploitation des chemins de fer, et prendra la direction, de la for- tune, de l'avenir, de l’existence en un mot, de nom- breux citoyens qui deviendront immédiatement dépen- dants, de sa bonne ou de sa mauvaise étoile. Du reste, en éludiant plus à fond encore cette question du rachat des chemins de fer, en en discutant l’urgence on se demande : Quelle nécessité sociale nous oblige à devan- cer l'avenir, puisque la nue propriété des lignes cons- truites avec les 8 milliards que les citoyens ent fournis, appartient à l’État, et que en 1950 expire la concession du chemin de fer du Nord, en 1960 celle de la com- pagnie du Midi. Les concessions des autres compagnies étant de date intermédiaire, c’est donc d'ici à 69 ou 79 ans que l’État aura la pleine propriété de toutes les lignes de chemins de fer. Pourquoi ne pas attendre cette solution naturelle et prévue ! re — 381 — IV DES DANGERS DE CETTE CENTRALISATION Le rachat des chemins de fer, de quelque façon financière qu’ils’opère, est en dernière analyse, l’exploi- tation par l'État ; devant réaliser la diminution promise des frais de transport, il représente un abaissement des tarifs conçu comme dégrévement d'impôts, mais dont le budget fera les frais, sous une autre forme à créer. Ce sera donc le contribuable dont l'argent en dernier ressort viendra aligner les dépenses et les recettes de ce budget. Or chaque année d’autres dégrèvements sont demandés sous toutes les formes et avec insistance, comment V'État pourra-t-il rétablir l'équilibre que déjà il ne peut maintenir et qu’il sera d'autant plus impuissant à sou- tenir que l'exploitation par l'État, comme en Belgique, comme en Prusse, occasionne une perte considérable ? L'État est-il donc cette intelligence merveilleuse dont les vues larges et dégagées de tout intérêt propre et de tout préjugé négligeront les droits, publics,en aveur des droits privés. Nous a-t-il donné depuis de nombreux siècles une confiance assez grande par ses aspirations, ses tendances, son honnêteté pour que nous puissions lui conférer le droit de tout diriger, lui accorder l'intelligence de tout comprendre sans erreur, et la loyauté de distribuer la tâche et le salaire sans injustice, sans préférences aucunes. « La fortune de chaque citoyen peut-elle demeurer — 382 — sujètte des besoins du groupe et sans se soucier de nos aptitudes, de nos aspirations, sans nous connaître, l’État pourra-t-il à sa guise être le dispensateur des fortunes particulières sans encourir de grands dangers ‘ ? » Par la centralisation, où nous conduisent les systèmes socialistes dont le rachat des chemins de fer n’est qu’une’ des manifestations, le gouvernement se trouvera en lutte perpétuelle avec la société. Et cette centrali- sation, comprise et jugée industriellement, loin de présenter l’accord des divers besoins, des nombreuses expressions de la vie politique et sociale ne sera qu’un despotisme intolérable ou un affreux chaos d'éléments hétérogènes se brisant et s’annihilant les uns par les autres. Une autorité, qui sera le centre d’un système qui va régir minutieusement toute la vie des citoyens, ne peul avoir sous ses ordres que des administrés ne poursui- vant pas un but prochain et entrevu de fortune, c’est-à- dire des citoyens sans initialive; car la récompense ne suivant pas immédiatement le iravail, comme sous le régime de l’individualisme, les efforts se briseront, les caractères se déformeront. La fortune publique sera ainsicompromise par sa base, car si dans le système indus- triel — l’égoïsme (et ce sentiment a des côtés recom- mandables), — consiste à ne travailler que pour soi, il consistera dans cette communauté à ne pas travailler du tout, Au lieu du peuple industrieux, intelligent qui a porté si haut la renommée artistique et industrielle de la France 1 Herbert Spencer. — 383 — nous n’aurons plus qu’une population de soldats à l’obéis- sance passive, de salariés et de travailleurs indifférents, de fonctionnaires sans aucune initiative, et sans un seul citoyen digne de ce nom. Ge système nous conduira à un despotisme égalitaire qui est la conséquence fatale de cette centralisation à outrance que nous présage le rachat des chemins de fer si accepté et toléré par nos mœurs publiques, il forme le premier anneau d’une chaîne qui liera nos volontés et nos caractères jusqu’à les briser. L'avenir ne peut nous ménager une telle surprise, que de voir tous les sujets réduits au même état légal politique, condition de décadence plutôt que de pro- grès ! | Au lieu de ces associations si fécondes qui enrichis- sent chaque citoyen suivant ses mérites, et contribuent à développer dans la grande mesure que l’on sait la fortune publique nous n’aurons que des associations copiées sur le type militaire, sur le type enrégimenté que le socialisme rêve pour des citoyens libres, associa- tions militaires pour l’attaque et la défense, et dans la vie civile associalions pour les grèves, et les sociétés secrètes. L'avenir serait sombre si cette solution pouvait être ! Mais les partisans de cette centralisation à outrance qui mettrait aujourd’hui entre leurs mains des pouvoirs redoutables, oublient trop que l'avenir seul est à Dieu. « Les gouvernements, écrivait Jules Simon, tirent « parti l’un après l’autre de cette vaste administration ; « ils trouvent à leur avénement cette force toute prête, — 384 — « toute disponible. Il n’est pas dans la nature humaine « qu’ils la laissent se rouiller dans l’inaction, qu’ils « relâchent le frein au risque de voir ce savant méca- « nisme fonctionner d’abord sans eux, par la force de « la routine, et très promptement se retourner contre € EUX. » Faut-il donc aujourd’hui que nous souffrons tous de cet excès d'administration, qui est un obstacle sérieux au progrès, à la rapidité des solutions, et étiole les conceptions les plus hardies, chercher à aggraver le mal, en mettant davantage la fortune publique entre les mains de l’État. Peut-être y consentirions nous de bonne grâce si l'intervention de l’État avait porté des fruits, produit des résultats inespérés, constatés par la pratique, adoptés par la majorité et réclamés par l’industrie et le com- merce. Etudions donc dans ses effets cette intervention de l’État. Cette intervention est-elle utile ? V L'INTERVENTION DE L'ÉTAT EST-ELLE UTILE ? Proudhon, il y a longtemps, avait déjà constaté l’im- puissance de l’État -à prendre l'initiative d’aucune réforme, ni d'aucun grand mouvement industriel, im- puissance qui provient de la pauvreté des ressources publiques, quand elles n’exagèrent pas la quotité et la quantité des impôts et qu’elles n’abusent pas des emprunts. Cette impuissance provient aussi et surtout de : LR ds ed 2e — 385 — l’opposition qui se rencontre entre l'intérêt individuel et l'intérêt social. Les socialistes ont pensé au contraire que le rôle de l'État, se mesurant à la grandeur des résultats à obtenir dans certaines circonstances, devait faire dans l'intérêt de tous ce que chacun ne voudrait ou ne pourrait pas faire. La science économique a victorieusement prouvé que par l'Association des capitaux et des énergies indivi- duelles tout problème de cette généralité pouvait se résoudre, et que toute doctrine qui réclame l'intervention absolue de l'État, pour réaliser économiquement ce qu’elle promel est par cela même un mensonge. Les mer- veilles produites par l’Associalion ont prouvé que sans l'intervention de l’État la Société sait penser au len- demain, prescrire de grands travaux el les exécuter, fer- tiliser les sols incultes, et faire des réserves pour l'avenir. Le gouvernement se charge donc, à tort, d’une foule de besognes qui ne le regardent pas et qu’il doit laisser à l’industrie privée. L'État ne peut pas plus faire tra- vailler les ouvriers qui réclament le droit au travail, sans faire une concurrence ruineuse à l’industrie privée, qu’il ne peut s'emparer de tous les travaux et notam- ment de ceux des transports sans établir la communauté, celte servitude universelle. L'intervention de l’État semble indiquer qu’il verra inieux l'intérêt général que n’auraient pu le faire des propriétaires isolés, aveuglés, dit-on, par l'esprit de conservalion, d’usurpation et de monopole. C’est une erreur ; ce serait une vérité si la concurrence n’était pas là comme une barrière opposée à ces tendances. SOC. D’AG. 25 — 386 — Il importe de ne pas laisser s’établir cette erreur car de nombreux exemples ont prouvé que par l’industrie privée lès travaux sont mieux conçus, mieux dirigés. Si l’État, en général, n’est pas pressé d’en finir, parce qu’il se sait éternel, l’industrie privée a hâte de jouir, d’aller vite, de faire bien, et par la libre concurrence elle provoque le bon marché. Responsable à son tour, tout autant que peut l'être l’État, la société industrielle n'a personne à tromper puisqu'elle fera le travail, le recevra et en jouira à ses risques et périls. : Passons maintenant à l’examen des résultats obtenus par les fabricalions monopolisées par l’État. À choisir entre les deux systèmes d'exploitation par l'État, exploitation directe ou exploitation par des com- pagnies intermédiaires, ce dernier mode est certaine- ment le préférable. Aussi, quoique les monopoles que l'État s’est réservé ne soient vraiment pas nécessaires pour toutes les fabrications qu’il exploite en vue de créer des ressources nouvelles pour le budget, on ne peut les excuser que si l’État concède ce monopole à des compagnies fermières qui n’accroitront pas l’action publique au préjudice de l'initiative privée. Le monopole de la fabrication de la poudre et des armes de guerre s'explique par des nécessités de défense nationale et de sécurité publique, mais il n’en résulte pas que l'État fabrique mieux et à meilleur compte ; bien au contraire. Chacun se souvient des merveilles que l’industrie privée a faites en 1870, dans une guerre que personne n'oubliera, et pendant laquelle, aussi bien à Paris qu’en province, des canons, des fusils, des mi- trailleuses ont été fabriqués avec une rapidité mer- — 387 — veilleuse, et une correction remarquable dans des ateliers crées tout d’une pièce, par des constructeurs et des ingénieurs dont le génie s’est montré à la hauteur de nos désastres. Quant à la sécurité publique, nous ne la voyons pas autrement compromise si l’industrie privée fournissait à l’armée ses armes, sa poudre, ses canons. La fabri- cation de la nitro-glycérine aujourd’hui entre les mains de l’industrie privée, et produit si dangereux à manier, n’a pas encore occasionné de bien graves malheurs. Les annales de Brest, de Toulon, de Rochefort et de Lorient pourraient nous révéler la somme des milliards qui ont été dépensés, sans résultats à la hauteur de pareils sacrifices, dans la construction de nos flottes, par les mains de l’État. Etablis sur des plans qui sou- vent sont en arrière des progrès de la mécanique et de la science navale, ces navires offrent dans leur cons- iruction, un bizarre assemblage des combinaisons appli- quées par les nombreux ingénieurs qui successivement ont pris la direction des travaux. Les changements continuels que l’État apporte dans l'administration des ports, et dans leur personnel, et sa destination, empêchent la continuité d'action, de vues, de direction qui seule permet la construction régulière de ces grands bâtiments qui ne sortent des chantiers qu’a- près plusieurs années d’études préliminaires et de tra- vaux qui devraient être conduits par le même ingénieur ! Au lieu de l'unité du plan, c’est la variété des plans avec ses nombreux inconvénients quand.il s’agit de les coordonner. Aussi les grands navires de l’État, par suite de l’ins- — 388 — tabilité de ses ingénieurs et de l'administration de la marine ressemblent à ces grands monuments restaurés à diverses époques, et qui, dans leur ensemble présen- tent une choquante réunion du style de chacune d’elles ou des idées artistiques contraires des architectes qui les ont restaurés. Au contraire, les navires de la flotte des Transatlan- tiques, sortent chaque jour des chantiers de l'industrie privée, armés de tous les perfeclionnements de la science, et s’en vont de par le monde, magnifiques et vivants, donner à tous la preuve du pouvoir d’action et de la science de nos constructeurs civils. Les manufactures de tabacs fabriquent, dit-on, des cigares qui, dans un jour de triste mémoire, ont élé trouvés exquis; puissions-nous les payer moins cher. Que seraient devenues l’exploitation des mines de charbon et celle des minerais divers, si elles étaient restées entre les mains de l’État; auraient-elles pu développer, comme elles l’ont fait, leurs ressources infinies devant la concurrence des nations voisines. Nous sommes persuadés que non! : La construction de nos canaux n’est pas la page la plus brillante de Phistuire du corps des Ponts-et- Chaussées. Que dirons nous de la construction de nos routes, de nos arsenaux, des manufactures de He et de tous les bâtiments appropriés à son service : Nous n’osons dire à quel prix revient la fabrication, faite ‘par l’État, des fils de caret et des cordages, desti- nés au gréement des navires ! | Il ne s’agit pas ici de question de roi mais de — 389 — Pappropriation plus ou moins sérieuse de la capacité générale et universelle des ingénieurs de l’État, pour tous ses services. La supériorité des ingénieurs de l'État sur ceux des compagnies de chemins de fer, sur ceux de l’industrie privée ést tout au moins illusoire ; leur origine est la même, leurs connaissances leur sont communes ; les foyers où ils ont puisé la lumière et la science proviennent de la même source. Mais les ingé- nieurs des Compagnies et des Sociétés industrielles, libres dans leurs allures et dégagés des règles absolues composées par l'administration toujours tracassière, tou- jours routinière, toujours paperassière, peuvent donner cours à leur génie, à leurs idées, sans déplaire à leurs chefs directs et aux administrateurs, si puissants, si peu au courant de la besogne, favoris du moment, qui de Paris ont la prétention de tout diriger, de tout voir avec sagesse et sans passion | Nos observations froisseront peut-être quelques amours-propres, mais dans une question aussi grave, la vérité — dite avec mesure — doit préciser, établir et peser les responsabilités ! Après avoir critiqué, avec le moins de sévérité pos- sible la façon dont sont compris, exécutés et menés les divers services de l’État, nous voulons bien reconnaître que quand il s’agit du monopole des armes de guerre et de la poudre, il y a là, avant toute considération, une question politique et une question de défense nationale. S'il s’agit du monopole des tabacs et de celui des cartes à jouer, il y a là un intérêt fiscal contre lequel nous ne pro- testons pas. Mais le monopole du transport des lettres et de la transmission des dépêches est-il bien nécessaire ? = — 390 — En Angleterre, les postes et les télégraphes sont aban- donnés à l’industrie privée, et les lettres et les dépêches sont transportées aussi sûrement et aussi promptement que chez nous. Dans notre discussion nous n’allons pas jusqu’à pré- tendre qu’il faut que celui qui a intérêt à recevoir un service quelconque, à profiter des ressources que peut lui donner une ligne de chemin de fer, par exemple, doive le construire là où il le veut, et qu'il faille faire payer le service rendu par celui qui en jouit. Il existe en effet des considérations d’ordre supérieur qui nécessitent et nécessiteront toujours l’association indispensable de capitaux, mis entre les mains de Compagnies puissantes ; dans quelques cas particu- liers l’État, c’est-à-dire l'impôt, c’est-à-dire encore la généralité des citoyens doit intervenir. Il semble, en effet, qu’à la hauteur du travail à exécuter doit se mesurer l’eflort.. Mais encore, en Angleterre, les che- mins de fer, les ports, les docks, les bassins à flots, n’ont rien coûté au gouvernement : des Compagnies les ont établis, creusés, construits, et ceux qui devaient les exploiter les ont payés : ceux qui en jouissent paient de justes redevances. Nous sommes loin en vérité de comprendre, comme nos voisins, la vie sociale et industrielle. Acceptons-la néanmoins teile que les siècles l’ont imprimée dans nos mœurs et nos coutumes, mais n’aggravons pas cette situation qui pèse tant sur la conduite des affaires et la prospérité publique. Tout en nous élevant contre les monopoles en géné- ral, nous reconnaissons volontiers que ces monopoles, — 391 — tels qu’ils sont compris en France. (pour celui des che- mins de fer notamment) touchent bien moins à la for- tune publique, que si l'État les exploitait lui-même. Or, c’est ce qu’il demande aujourd’hui voulant ainsi modifier son action actuelle dans les affaires des Com- pagnies où il intervient d’une façon déjà trop largement étendue. C’est ce que nous allons examiner. VI DE LA PRESSION ACTUELLE DE L’ÉTAT SUR LES COMPAGNIES DE CHEMINS DE FER. L'État a laissé aux Compagnies la liberté de leurs allures et de leur direction dans les premiers temps de leur exploitation; mais obéissant ensuite à des consi- dérations de divers ordres il leur a imposé des règles absolues pour l'exécution de la voie, la construction du matériel de traction et, aujourd’hui, les tarifs des * chemins de fer sont tous soumis à l’homologation du gouvernement. Cette intervention de l'État a diminué dans une certaine mesure les résultats financiers que les anciens capitaux employés à l’industrie des chemins de fer avaient droit d'espérer et d’attendre. Aussi la situation naguëre si prospère des Compagnies, a cessé d’être assez brillante pour attirer à l'industrie des transports par voie ferrée des capitaux aussi nombreux qu’autrefois. L'État s’est vu et se voit encore dans la nécessité de garantir un minimum d'intérêt aux capitaux engagés dans ces entreprises. Cela veut dire, en termes pra- — 392 — tiques et non couverts, qne l'État a pris à sa charge les conséquences ruineuses, et celles-là seules, du sys- tème qu’il a imposé aux Compagnies. C’est reconnaître, ou du moins admettre en fait, que l'État doit prendre à sa charge la responsabilité morale et financière de tous les désastres qui peuvent résulter de l’entreprise des transports mal entendue, mal con- duite par d’autres que lui-même. Or, comme les impôts si lourds qui existent écrasent principalement la grande industrie en général, c’est donc cette dernière qui verra les ressources importantes qu’elle fournit. au budget employées à guérir les misères des Compagnies. L'État ne s’est imposé cette lourde charge, cette lourde responsabilité, sans compensation aucune bien évidente, que parce que les capitaux, qui ne sont crain- tifs qu'avec raison, n’ont pas voulu courir un risque qui leur paraissait disproportionné. On peut en con- clure à première vue que la prétendue économie de trans- port que le commerce doit trouver dans le rachat des chemins de fer, est des plus aléatoires et ne peut se retrouver que sous une autre forme d'impôts. Il nous est facile à priori de voir de quelle nature sera l’action de l’État administrant et dirigeant l’ex- ploitation des chemins de fer. Dernièrement, il a été soumis au Parlement un projet de loi parlant de l’uni- fication, par kilomètre, du tarif des marchandises, sans s'inquiéter de mettre avant tout en relations la produc- tion et la consommalion dans des conditions de bon marché. Les chambres de commerce ont protesté (comme elles viennent également de le faire contre le rachat des chemins de fer) contre ces destructions des — 393 — tarifs spéciaux qui permettent, par de plus grandes facilités accordées à leur transport, à certains de nos produits de concurrencer des produits étrangers simi- laires, tarifs qui rapprochent le producteur et le con- sommateur, nivellent les situations géographiques au plus grand profit des contrées les plus pauvres, en les mettant dans des conditions d’égalité et de progrès. On ne s’était pas rendu un compte bien exact des conséquences de cette tarification unique. Dans une autre enceinte que celle-ci, M. Blavier, notre honorable concitoyen, président de la Société agricole et mdus- trielle de Maine-et-Loire, a publié un rapport remar- quable dont les conclusions nettes et précises forment une démonstratration irréfutable, détruisant les pré- tendus avantages qu’on attendait de cette mesure. M. Ludovic Louvard, membre de la chambre de commerce de Laval, a fait remarquer, non sans raison, que la recette totale des transports en petite vitesse s'étant élevée en 1879 (pour les grandes Compagnies) à 520 millions de francs, le taux moyen perçu a été de 0 fr. 058 millièmes par tonne et par kilomètre; et que si ce système de l'unification étant appliqué, il prenait fantaisie à l’État de provoquer une diminution moyenne de 2 centimes par tonne et par kilomètre, celte réduc- tion ferait baisser les recettes de 178 millions. Quelle est la Compagnie fermière qui pourrait accep- ter de pareils risques? Et à quelles conséquences rui- neuses le budget serait-il amené, si l’État, exploitant les chemins de fer, opérait de pareilles réductions dans un but électoral ? — 394 — Ce projet — un ballon d'essai. peut-être? — que l'État vient de soumettre au pays, a été une tentative malheureuse qui a dévoilé la nature de ses projets futurs et de son mode d’action probable dans l’exploi- tation des chemins de fer. Il est permis d’en dé- duire quelles seraient les tendances de son système de direction qui, s’occupant avant tout de la forme, viserait une régularité, une uniformité semblable à celle que l'administration porte dans