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PAGES CHOISIES DES GRANDS ÉCRIVAINS
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PAGES CHOISIES DES GRANDS ÉCRIVAINS
Michelet
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LECTURES UTTÈBAIRES
PAGES CHOISIES
des ri'/s'-^
Grands Écrivains
Michelety-
PARIS Armand Colin & Cie, Editeurs
5, rue de Mézlèros, 5
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PREFACE
Les Pages choisies des œuvres de Micbelet, que nous offrons aujourd'hui au public sont tout autre chose que les Extraits historiques publiés en. octobre 1887. Ceux-ci répondent à un programme imposé, ils constituent un livre de classe spécialement à l'usage des élèves qui n'ont que peu de temps à donner à l'étude de l'histoire, et doivent cependant en recevoir la forte empreinte.
Les Extraits historiques remplissent admirable- ment ce but. Le relief de l'exposition des faits, la vigueur ou le charme familier du récit, le coloris puissantdu style, gravent à jamais daDs le souvenir la genèse de autre tradition nationale. L'enfant qui demain aéra un homme voue à la carrière indus- trielle ou scientifique, grâce à ce résumé plein de l'âme de la France, emportera pour toujours de l'école l'amour profond de la Patrie.
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2 PRÉFACE.
Ce titre même : Extraits historiques, dît claire- ment, sans qu'il y ait lieu d'insister, qu'on n'y trou- vera qu'une portion relativement minime de l'œuvre complète de Michelet. Cette œuvre est si vaste, si ins- tructive par la variété des sujets qu'elle embrasse, que l'on a senti la nécessité d'en publier un nouveau recueil, pour le profit non seulement de la jeunesse, mais encore des adultes qui n'ont pas les loisirs d'étudier les productions du maître dans toute leur étendue.
Les Pages choisies que nous offrons aujourd'hui au public se composent d'une série de morceaux recueillis, avec intelligence, dans chacun des ouvrages de l'illustre écrivain; cet ensemble, — en même temps qu'il précise la chaîne logique de l'œuvre entière, — forme un volume précieux pour la culture de l'esprit du lecteur ou sa récréation.
Nous avons disposé ces pages choisies dans un ordre qui répond au triple caractère de l'Œuvre de Michelet : Observation et glorification de la Nature; Études sur le développement de l'humanité et sur les questions sociales ; Travaux historiques,
La Nature ouvre le livre ; c'est son droit, elle est éternelle. — Pour la mieux voir et lamieux décrire dans ses manifestations multiples, Michelet, après avoir écrit l'Oiseau, entreprend son grand voyage à travers l'espace, sur ses ailes rapides. Son vol le porte de l'horreur des glaces polaires aux brûlantes féeries des tropiques ; de la région du ciel aux pro-
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fondes ténèbres des abîmes de la terre. Un court moment, pour leur repos, tous deux s'arrêtent au bord du nid, ce petit foyer aérien, chaud d*amour et d'amour maternel. — Là est le secret de la capti- vité volontaire que s'impose, aux plus beaux jours de l'année, l'être entre tous libre et mobile ; là, le secret de ses industries ingénieuses et variées pour construire, feutrer, protéger le cher petit berceau; là aussi sa chanson...
Mais les voilà repartis, et déjà bien loin, bien haut au-dessus des mers, du front sourcilleux des monts. Chemin faisant, ils ont rencontré celui que, dans son style imagé, Michelet appelle : < le fils de la nuit », Y Insecte, pâture de l'oiseau, et pourtant son supé- rieur par les instincts sociables qui vont jusqu'à lui faire trouver la cité (Fourmis, Abeilles, Termites). Chacune de ces rencontres ou de ces sublimes visions nous a valu un poème : l'Oiseau, l'Insecte, la Mer, la Montagne.
Le Ciel, dont Michelet rêva si souvent de nous ra- conter l'histoire; la Plante, devaient compléter la série de ces chefs-d'œuvre. 11 en commençait l'étude, quand retentit le cri d'alarme, 1870!
Blessé au plus profond des blessures de la France, il s'arracha, dit adieu à la consolante nature, et, l'âme en deuil, rentra pour toujours dans l'histoire. A vrai dire, sous des formes différentes, elle l'a occupé toute sa vie. L'étude de Y Humanité et de
4 PRÉFACE.
son évolution, dès le premier essor de sa pensée, le saisit tout entier.
Dans la largeur de son esprit philosophique, il la prit d'abord dans son ensemble et son universalité : Vico. — Introduction A V histoire universelle.
L'identité de cette méthode se retrouve encore dans son étude de la France. Avant de la raconter dans le détail, il marque d'un trait puissant son unité géographique et historique : Tableau de la France.
En 1835, dans les Origines du droit, Michelet passe, au contraire, de la synthèse à l'analyse. Il re- prend l'Humanité à son berceau, il la suit dans cette conscience primitive qui se cherche et dégage peu à peu sa personnalité dans une série de poétiques symboles répondant aux dates importantes de l'exis- tence individuelle, de la naissance à la mort.
Dix ans plus tard, 1844, Michelet fera l'inverse : il nous présentera cette même humanité, affranchie de son développement initial, ayant atteint en quelque sorte sa majorité et responsable désormais. Il la prend au milieu des fluctuations, des combats pour l'existence; il se fait son guide dans la lutte qu'elle doit soutenir, il l'enseigne, lui montre à côté du droit le devoir, et, par la plénitude du cœur, aussi bien que par l'exemple de sa propre vie, il l'élève à l'amour du sacrifice (le Peuple).
L'œuvre de Micheletestun continuel ricorso; c'est
Jigitizedb, GoOgle
PREFACE. G
à cela surtout qu'elle doit la fécondité de son ensei- gnement. De 1&44, où il nous décrit l'existence mé- ritante du peuple des villes et des campagnes, du paysan sur le sillon, de l'ouvrier dans la cité, jus- qu'en 1858, c'est-à-dire pendant quinze ans, il couve la même pensée : affermir la cité par ce qui en fait la base et la pierre angulaire, le foyer domestique.
Cette fois, il nous montre l'Humanité renaissante dans la famille et l'enfant au berceau, renouant éternellement, à travers les âges, la chaîne du pro- grès. — De là cette belle trilogie (V Amour, la Femme, nos Fils) qui est à la fois un poème de mu- tuelle tendresse, et un traité d'éducation.
Ce grand esprit qui ne pouvaitla comprendre sans la pensée religieuse et qui en eut tant besoin pour lui, s'attacha ensuite à démontrer que le sentiment religieux est né avec l'humanité elle-même. lien four- nit les preuves, en traçant ses manifestations succes- sives à travers les siècles (Bible de l'Humanité).
L'Histoire, celle de notre France surtout, vient fermer le livre. La destination des Extraits histo- riques nous avait imposé, comme on l'a vu plus haut, l'obligation d'ajourner les côtés spécialement litté- raires et artistiques. On les trouvera ici ; ils com- plètent les Extraits et leur communiquent, pour le lecteur, un nouvel attrait.
A. M. Vélizj, 3 octobre 1888.
ANTHOLOGIE
J. MICHELET
Michelet s'était établi, en 1353, dans une maison aux envi- rons de Santés : c'est là que sa femme, sa collaboratrice, pré- para le livre de l'Oiseau. Il le reprit et l'acheva l'automne suivant, au bord de la mer, près du Havre, dans une maison qui domine le cap de la Hève (1856). Michelet avait été très attristé de l'acharnement avec lequel les hommes détruisent
Son intention était de les faire aimer, en montrant tout ce qu'ils ont de beauté, de grandeur et d'utilité pour l'homme.
Le livre, précédé d'une longue introduction, où l'auteur explique comment il a été conduit à l'étude de la nature, est divisé en deux parties.
La première est consacrée i l'oiseau considéré comme des- tructeur. Michelet, après avoir décrit les caractères communs à tous les oiseaux, l'œuf et l'aile, passe en revue les oiseaux de mer, les oiseaux de marais, les oiseaux de proie, pour montrer les services qu'ils rendent en débarrassant la terre des animaux inférieurs et des cadavres.
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8 J. MICHELET.
Dans la deuxième partie, il parle des oiseaux chanteurs et des oiseaux constructeurs ; il décrit leurs voyages, leurs nids et l'éducation qu'ils donnent à leurs petits; il choisit les oiseaux tes plus connus : l'hirondelle, l'alouette, le pic, le rossignol.
LA LUKIÉRE. — LES TERBEOB8 DE LA NUIT
r montre combien la lumière c
Le monde des poissons est celui du silence. On dit : f Muet comme un poisson. »
Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils sont tous lucifuges. Ceux même, comme l'abeille, qui travaillent le jour, préfèrent pourtant l'obscurité.
Le monde des oiseaux est celui de la lumière, du chant.
Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en in- spirent. Ceux du Midi en mettent les reflets sur leurs ailes ; ceux de nos climats, dans leurs citants; beaucoup le suivent de contrées en contrées.
« Voyez, dit Saint-John1, comme au matin ils saluent le soleil levant, et le soir, fidèlement, s'assemblent pour voir son coucher de nos rivages d'Ecosse. Vers le soir, le coq de bruyères, pour le voir plus longtemps, se hausse et se balance sur la branche du plus haut sapin, s
Lumière, amour et chant sont pour eux même chose. Si l'on veut que le rossignol captif chante hors du temps
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ANTHOLOGIE. S
d'amour, on lui couvre sa cage, puis tout à coup on lui rend la lumière, et il retrouve la voix. L'infortuné pin- son, que des barbares rendent aveugle, chante avec une animation désespérée et maladive, se créant par la voix sa lumière d'harmonie, se faisant son soleil à lui par la flamme intérieure.
Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres.
C'est la garantie de la vie pour l'homme et l'animal; c'est comme le sourire rassurant, pacifique et serein, la franchise delà nature. Elle met fin aux terreurs sombres qui nous suivent dans les ténèbres, aux craintes trop fondées, et aussi au tourment des songes, non moins cruels, aux pensées troubles qui agitent et bouleversent l'àme.
Dans la sécurité de l'association civile qu'il s'est faite à la longue, l'homme comprend à peine les angoisses de la vie sauvage aux heures où la nature laisse si peu de défense, où sa terrible impartialité ouvre la carrière à la mort, légitime autant que la vie. En vain vous réclamez. Elle dit à l'oiseau que le hibou aussi a le droit de vivre. Elle répond à l'homme : « Je dois nourrir mes lions. »
Lisez dans les voyages l'effroi des malheureux égarés dans les solitudes d'Afrique, du misérable esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie humaine que pour rencontrer une nature barbare. Quelles angoisses, dès qu'au soleil couché commencent à rôder les sinistres éclaireurs du lion, les loups et les chacals, qui l'accompagnent à dis- tance, le précèdent en flairant, ou le suivent en croque- morts ! Ils vous miaulent lamentablement : « Demain, on cherchera tes os. » Mais quelle profonde horreur! Le voici à deux pas... il vous voit, vous regarde, rugit pro- fondément, du gouffre de son gosier d'airain, somme sa
10 J. MICHELET.
proie vivante, l'exige et la réclame !... Le cheval n'y tient pas; il frissonne, il sue froid, se cabre... L'homme, ac- croupi entre les feux, s'il pent en allumer, garde à peine la force d'alimenter ce rempart de lumière qui seul pro- tège sa vie.
La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau, même en nos climats qui sembleraient moins dangereux . Que de monstres elle cache, que de chances enrayantes pour lui dans son obscurité ! Ses ennemis nocturnes ont cela de commun, qu'ils arrivent sans taire aucun bruit. Le chat- huant vole d'une aile silencieuse, comme étoupée de ouate. La longue belette s'insinue au nid, sans frôler une feuille. Le fouine ardente, altérée de sang chaud, est si rapide, qu'en un moment elle saigne et parents et petits, égorge la famille entière.
11 semble que l'oiseau, quand il a des enfants, ait une seconde vue de cesdangers. lia à protéger une famille plus faible, plus dénuée encore que celle du quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais quelle protection ? il ne peut guère que rester et mourir; il ne s'envole pas : l'amour lui a cassé les ailes. Toute la nuit, l'étroite en- trée du nid est gardée par le père, qui ne dort ni ne veille, qui tombe de fatigue et présente au danger son faible bec et sa tête branlante. Que sera-ce s'il voit appa- raître la gueule énorme du serpent, l'œil horrible de l'oiseau de mort, démesurément agrandi ?
Grande pour tous les êtres est la tristesse du soir, et même pour les protégés. Les peintres hollandais ' l'ont bien naïvement saisie et exprimée pour les bestiaux lais- sés dans les prairies. Le cheval se rapproche volontiers de son compagnon, pose sur lui sa tête. La vache revient
ANTHOLOGIE. 11
à la barrière suivie de son petit, et veut retourner à l'étable. Car ceux-ci ont une étable, un logis, un abri contre les embûches nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a qu'une feuille !
Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs s'en- fuient, que l'ombre disparaît, que le moindre buisson s'éclaire et s'illumine! quel gazouillement au bord des nids, et quelles vives conversations ! C'est comme une fé- licitation mutuelle de se revoir, de vivre encore. Puis commencent les chants. Du sillon, l'alouette va montant et chantant, et elle porte jusqu'au ciel la joie de la terre.
L'ALOUETTE
L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du la- boureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue, qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour l'encou- rager, le soutenir, lui chanter l'espérance. Espoir, c'est la vieille devise de nos Gaulois', et c'est pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau national cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais si riche de cœur et de chant.
La nature semble avoir traité sévèrement l'alouette. La disposition de ses ongles la rend impropre à percher sur les arbres. Elle niche à terre, tout près du pauvre lièvre et sans abri que le sillon. Quelle vie précaire, aventurée, au moment où elle couve ! Que de soucis, que d'inquiétudes ! A peine une motte de gazon dérobe an
.m p taie ni l'alouette parmi leurs
i | comptais cil l'atout ! I emblème».
18 J. HICHELET.
chien, au milan, au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle couve à la hâte, elle élève à la hâte la tremblante couvée. Qui ne croirait que cette infortunée participera à la mélancolie de son triste voisin, le lièvre ?
Gel tnimal ait triste et la crainie te ronge. (La Kontaine.)
Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu de gaieté et d'oubli facile, de légèreté, si l'on veut, et d'in- souciance française : l'oiseau national, à peine hors de danger, retrouve toute sa sérénité, son chant, son indomp- table joie. Autre merveille : ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles n'endurcissent pas son cœur; elle reste bonne autant que gaie, sociable et confiante, offrant un modèle, assez rare parmi les oiseaux, d'amour fra- ternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au besoin, nour- rira ses sœurs.
Deux choses la soutiennent et l'animent : la lumière et l'amour. Elle aime la moitié de l'année. Deux fois, trois fois, elle s'impose le périlleux bonheur de la mater- nité, le travail incessant d'une éducation de hasards. Mais quand l'amour lui manque, la lumière lui reste et la ranime. Le moindre rayon de lumière suffit pour lui rendre son chant.
C'est la fille du jour. Dès qu'il commence, quand l'horizon s'empourpre et que le soleil va paraître, elle part du sillon comme une flèche, porte au ciel l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme l'aube, pure et gaie comme un cœur enfant ! Cette voix sonore, puissante, donne le signal aux moissonneurs. € Il faut partir, dit le père; n'entendez-vous pas l'alouette?» Elle les suit, leur dit d'avoir courage; aux chaudes heures, les invite au sommeil, écarte les insectes. Sur la tête penchée de la
ANTHOLOGIE. 13
jeune lille à demi éveillée elle verse des torrents d'har- monie.
Après l'alouette vient le tour de l'hirondelle, représentée par Michèle! comme l'oiseau par excellence.
L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de près, est un oiseau iaid et étrange, avouons-le ; mais cela tient précisément à ce qu'elle est Yoiseau par excellence, l'être entre tous né pour le vol. La nature a tout sacrifié à cette destination : elle s'est moquée de la forme, ne songeant qu'au mouvement; et elle a si bien réussi, que cet oiseau, laid au repos, au vol est le plus beau de tous.
Des ailes en faux, des yeux saillants, point de cou (pour tripler la force); de pied, peu ou point : tout est aile. Voilà les grands traits généraux. Ajoutez un très large bec, toujours ouvert, qui happe sans arrêter, au vol, se ferme et se rouvre encore.
Ainsi, elle mange en volant, elle boit, se baigne en volant, en volant nourrit ses petits.
Si elle n'égale pas en ligne droite levot foudroyant du faucon, en revanche elle est bien plus libre ; elle tourne, fait cent cercles, un dédale de figures incertaines, un labyrinthe de courbes variées, qu'elle croise, recroise à l'infini. L'ennemi s'y éblouit, s'y perd, s'y brouille, et ne sait plus que faire. Elle le lasse, l'épuisé; il renonce, et la laisse non fatiguée. C'est la vraie reine de l'air; tout l'espace lui appartient par l'incomparable agilité du mouvement. Qui peut changer ainsi à tout moment d'élan et tourner court? Personne. La chasse infiniment variée et capricieuse d'une proie toujours tremblotante, de la
M J. MICHELET.
mouche, du cousin, du scarabée, de mille insectes qui flottent et ne vont point en ligne droite, c'est sans nul doute la meilleure école du vol, et ce qui rend l'hiron- delle supérieure à tous les oiseaux.
La nature, pour arriver là, pour produire cette aile unique, a pris un parti extrême, celui de supprimer le pied. Dans la grande hirondelle d'église, qu'on appelle martinet, le pied est atrophié. L'aile y gagne : on croit que le martinet fait jusqu'à quatre-vingts lieues par heure. Cette épouvantable vitesse l'égale à la frégate1 même. Le pied, fort court chez la frégate, n'est chez le martinet qu'un tronçon; s'il pose, c'est sur le ventre : aussi, il ne pose guère. Au rebours de tout autre être, le mouvement seul est son repos. Qu'il se lance des tours1 se laisse aller en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte et le délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le peut de ses faibles petites griffes. Mais qu'il pose, il est in- firme et comme paralytique, il sent toute aspérité, la dure fatalité de la gravitation3 l'a repris ; le premier des oiseaux semble tomber au reptile.
Prendre l'essor d'un lieu, c'est pour lui le plus diffi- cile : aussi s'il niche si haut, c'est qu'au départ il doit se laisser choir dans son élément naturel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maitre ; mais jusque-là serf, dépendant de toute chose, à la discrétion de qui mettrait la main sur lui.
Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom grec Sans pied (A-pode). Le grand peuple des hirondelles, avec ses soixante espèces, qui remplit la terre, l'égayé
1. Oiseau de mer, y. pa^o 50. I ï. C'est-à-dire qu'en venu îles
S.Les martinets font souvent leurs lois de la gravitMion, Il est iotincl- nlds dans les Mura des grandes bfeiaeat attiré vers la Mrre.
ANTHOLOGIE. 15
et la charme de sa grâce, de son vol et de son gazouille- ment, doit toutes ses qualités aimables à cette difformité d'avoir peu, très peu de pied; elle se trouve à la fois la première de la gent ailée par le don, l'art complet du vol, d'autre part la plus sédentaire et la plus attachée au nid.
Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point l'aile, l'éducation des jeunes étant celle de l'aile seule et le long apprentissage du vol, les petits ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les soins, développé la prévoyance et la tendresse maternelles. Le plus mobile des oiseaux s'est trouvé lié par le cœur. Le nid n'a pas été le uid nuptial d'un moment, mais un foyer, une maison, l'inté- ressant théâtre d'une éducation difficile et des sacrifices mutuels. Il y a eu une mère tendre, une épouse fidèle; que dis-je? bien plus, déjeunes sœurs qui s'empressent d'aider la mère, petites mères elles-mêmes et nourrices d'enfants plus jeunes encore. Il y a eu tendresse mater- nelle, soins et enseignement mutuel des petits aux plus petits.
L'OISEAU TRAVAILLEUR. — LE PIC
Après avoir parlé des oiseaux de proie, Michelet décrit les oi- seaux qui travaillent et qui chantent. Le pic lui parait le type le plus complet de l'oiseau travailleur.
Le pic ne serait pas l'idéal du travailleur, s'il n'était calomnié et persécuté. Sa corporation modeste, répan- due dans les deux mondes, sert l'homme, l'enseigne et l'édifie. L'habit varie; le signe commun de reconnais- sance est le chaperon écarlate dont ce bon ouvrier cou- vre généralement sa tète, son crâne épais et solide. L'in-
16 J. MICHELET.
strument de son état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau et de doloire, c'esl son bec, carrément taillé. Ses jambes nerveuses, armées de forts onjrles noirs d'une prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur sa branche, où il reste des jours entiers dans une attiludc incommode, frappant toujours de bas en haut. Sauf le matin, où il s'agile, remue ses membres en tous sens, comme font les meilleurs travailleurs qui s'apprêtent quelques moments pour ne plus se déranger, il pioche toute une longue journée avec une application singu- lière. On l'entend tard encore, qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi quelques heures.
Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses muscles, toujours tendus, rendent sa chair dure et co- riace. La vésicule du fiel, très grande chez lui. semble accuser une grande disposition bilieuse, acharnée, vio- lente au travail, du reste aucunement colérique.
Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui des Indiens du Nord de l'Amérique. Ces héros' ont bien vu que le pic était un héros. Ils aiment à porter la tète de celui qu'on nomme Pie à bec d'ivoire, et croient que son ardeur, son courage passera en eux. Croyance très fondée, comme l'expérience le prouve. Le plus ferme cœur se sent affermi en voyant sans cesse sur lui ce parlant symbole ; il se dit : c Je serai tel pour la force et pour la constance. >
Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un héros, c'est le héros pacifique du travail. H ne réclame rien de plus. Son bec qui pourrait être redoutable, ses ergots très forts, sont préparés cependant pour toute autre chose que pour le combat. Le travail l'a pris tellement,
1. Il s'agit des Indiens guerriers et classeurs.
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ANTHOLOGIE. 17
qu'aucune rivalité ne le conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui tout l'effort de ses facultés.
Travail varié el compliqué. D'abord, l'excellent forestier, plein de tact et d'expérience, éprouve son arbre au mar- teau, je veux dire au bec. Il ausculte comment résonne cet arbre, ce qu'il dit, ce qu'il a en lui. Le procédé d'aus- cultation, si récent en médecine, était l'art principal du pic, depuis des milliers d'années. Il interrogeait, sondait, voyait par l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait le tissu de l'arbre. Tel, sain et fort en apparence, que, pour sa taille gigantesque, a désigné, marqué le marteau de la marine', le pic, bien autrement habile, le juge véreux, carié, susceptible de manquer de la manière la plus funeste, de plier en construction, ou de faire une voie d'eau et de causer un naufrage.
L'arbre éprouvé mûrement, le pic se l'adjuge, s'y établit; là il exercera son art. Ce bois est creux, donc gâté, donc peuplé; une tribu d'insectes y habite. Il faut frapper à laporte de lacité. Les citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts. Il y faudrait des sentinelles; au défaut, l'unique assiégeant veille, et de moment en moment regarde derrière pour happer les fugitifs au pas- sage, à quoi sert parfaitement une langue d'extrême lon- gueur qu'il darde comme un petit serpent. L'incertitude de cette chasse, le bon appétit qu'il y gagne, le passionnent; il voit à travers l'écorce et le bois; il assiste aux terreurs et aux conseils du peuple ennemi. Parfois, il descend très vite, pensant qu'une issue secrète pourrait sauver les assiégés.
Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au dedans,
18 J. H1CHELET.
c'est une terrible image pour le patriote qui rêve au destin des cités. Rome, aux temps où la république com- mençait a s'affaisser, se sentant semblable à cet arbre, frissonna un jour que le pic vint tomber en plein forum ' sur le tribunal, sous la main même du préteur *, Le peu- ple s'émut grandement, et roulait de tristes pensées. Mais les devins mandés arrivent : si l'oiseau part impuné- ment, la république mourra; s'il reste, il ne menace plus que celui qui l'a dans sa main, le préteur. Ce ma- gistrat, qui était jElius Tubero, tua l'oiseau à l'instant, mourut lui-même bientôt, et ta république dura deux siècles encore.
LE HOSSIGNOL. — LE CHANT Le rossignol est décrit comme le type de l'oiseau chanteur.
Le célèbre Pré-aux-Clers, aujourd'hui marché Saint- Germain, est, comme on sait, le dimanche, le marché aux oiseaux de Paris3. Lieu curieux à plus d'un lilre. C'est une vaste ménagerie, fréquemment renouvelée, musée mobile et curieux de l'ornithologie française.
D'autre part, un tel encan d'êtres vivants, après tout, de captifs dont un grand nombre sentent vivement la capti- vité, d'esclaves que le marchand montre, vend et fait va- loir plus ou moins adroitement, rappelle indirectement les marchés de l'Orient, les encans d'esclaves humains *. Les esclaves ailés, sans savoir nos langues, n'expriment
ANTHOLOGIE. 19
pas moins clairement la pensée de l'esclavage : les uns nés ainsi, résignés ; ceux-là, sombres et muets, rêvant toujours la liberté. Quelques-uns paraissent s'adressera vous, vouloir arrêter le passant, ne demander qu'un bon maître. Que de fois nous vîmes un chardonneret intelli- gent, un aimable rouge-gorge, nous regarder tristement, mais d'un regard non équivoque qui disait : f Achète- moi 1 »
Un dimanche de cet été, nous y fîmes une visite que nous n'oublierons jamais.
Ce jour, la reine du marché était une fauvette à tête noire, oiseau artiste de grand prix, mis à part dans l'éta- lage, au-dessus des autres cages, et comme un bijou sans pair. Elle voletait, svelte et charmante; en elle tout était grâce. Formée à la captivité dans une longue éducation, elle semblait ne regretter rien, et ne pouvait donner à l'âme que des impressions douces, heureuses. C'était vi- siblement un être tout suave, et si harmonique de chant et de mouvement, qu'en la voyant se mouvoir je croyais l'entendre chanter.
Plus bas, et dans une misérable cage for! petite, peu- plée pêle-méle d'une demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort différentes, on me montra un prisonnier que je n'au- rais pas distingué, un jeune rossignol pris le matin même. L'oiseleur, par un habile machiavélisme, avait mis le captif dans un monde de petits esclaves fort gais et déjà tout faits à la réclusion. C'étaient de jeunes troglodytes, nés en cage et récemment; il avait fort bien calculé que la vue des jeux de l'enfance innocente trompe parfois les grandes douleurs.
Grande évidemment, immense était celle-ci, plus frap- pante qu'aucune de celles que nous exprimons par les larmes. Douleur muette, enfermée en soi, qui ne voulait
SO 1. MICHELE!'.
que ténèbres. Il était au plus loin reculé dans l'ombre, au fond de la cage, caché à demi au fond d'une petite mangeoire, se faisant gros et gonflé de ses plumes un peu hérissées, fermant les yeux, sans les ouvrir même quand il était heurté dans les jeux folâtres, indiscrets, de ces petits turbulents qui se poussaient souvent sur lui. Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre, ni man- ger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires, je le sen- tais bien, étaient, dans sacruelle douleur, un effort pour ne pas être, un suicide intentionnel. D'esprit il embras- sait la mort, et mourait, autant qu'il pouvait, par la sus- pension des sens et de toute activité extérieure.
Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien de hai- neux, rien d'amer, rien de colérique, rien de ce qui eut rappelé son voisin, l'âpre pinson, dans son attitude d'effort si violente et si tourmentée. Même l'indiscrétion des oiseaux enfants qui, sans souci ni respect, se jetaient sur lui, ne lirait de lui aucune marque d'impatience. Il disait visiblement : «Qu'importe à celui qui n'est plus? » Quoique ses yeux fussent fermés, je n'en lisais pas moins en lui. Je sentais une âme d'artiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel et sans dureté contre la barba- rie du monde et la férocité du sort.
Comment ne pas l'appeler artiste? il en a le tempéra- ment au degré suprême où l'homme l'a lui-même rare- ment. Tout ce qui y tient, qualités, défauts, en lui sur- abonde. Il est sauvage et craintif, défiant, mais pas du tout rusé. Il ne consulte point sa sûreté et ne voyage que seul. Il est ardemment jaloux, en émulation égalau pinson. « Il se crèverait à chanter, » dit un de ses historiens. Il s'écoute, il s'établit surtout où il y a écho, pour entendre et répondre. Nerveux à l'excès, on le voit, en captivité, tantôt dormir longtemps le jour avec des rêves agités,
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parfois se débattre, veiller etse démêler. Il esl sujet aux attaques de nerfs, à l'épilepsie.
Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son cœur est tendre pour les faibles et les petits: donnez-lui des orphe- lins, il s'en charge, les prend à cœur; mâle et vieux, il les nourrit, les soigne attentivement comme ferait une femelle. D'aulre part il est extrêmement âpre à la proie, engloutissant et avide ; la flamme qui brûle en lui et le tient presque toujours maigre lui fait constamment sentir le besoin du renouvellement : et c'est aussi une des raisons qui font qu'on le prend si aisément. II suffit de tendre au matin, en avril et mai surtout, quand il s'épuise â chanter dans toute la longueur des nuits. A l'aurore, exténué, faible, avide, il se jette à l'aveugle sur l'appât. Il est d'ailleurs fort curieux; et, pour voir des objets nouveaux, il vient également se faire prendre.
Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses ailes, ou plutôt découvrir à l'intérieur et de matelasser le haut de sa cage, il se tuerait par sa violence effarée et ses mouvements.
Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux et docile : c'est là ce qui le met si haut et le fait vraiment artiste. Il est non seulement le plus inspiré, mais le plus éducable, le plus civilisable, le plus laborieux.
C'est un spectacle de voir les petits autour du père, écouter attentivement, profiter, se former la voix, corri- ger peu â peu leurs fautes, leur rudesse de novices, as- souplir leurs jeunes organes.
Mais combien plus curieux est-il de le voir se former lui-même, se juger, se perfectionner, s'écouter sur de nouveaux thèmes! Celte persévérance, ce sérieux, qui vient du respect de son art et d'une religion intérieure, c'est la moralité de l'artiste, son sacre divin, qui le met
n t. michblet.
à part, ne permettant pas de le confondre avec le vain improvisateur, dont le babil sans conscience est an sim- ple écho de la nature.
Ainsi l'amour et la lumière sont sans doute son point de départ ; mais l'art même, l'amour du beau, confusé- ment entrevus et très vivement sentis, sont un second aliment qui soutient son cœur et lui donne un souffle nouveau. Et cela est sans limites, un jour ouvert sur l'infini.
La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser son objet,et de faire plus qu'il ne veut, et tout autre chose, de passer par-dessus le but, de traverser le possible, et de voir encore au delà.
De là de grandes tristesses, une source intarissable de mélancolie ; de là le ridicule sublime de pleurer les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les autres oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois ce qu'il a, ce qu'il regrette. Heureux, libre en sa forêt, il ne leur répond pas moins par ce que, dans son silence, chantait mon captif :
l.iucia ck'io pianga'l
Michèle!, entré dans les études d'histoire naturelle avec l'Oiseau, les continua avec l'Insecte. C'était l'époque où il pré- parait son histoire du Wi* siècle; ayant eu besoin de repos, il se retira, au printemps de 1N56, à Montreux, sur la rive nord du lac de Genève, puis aux environs de Lucerne. En se promenant dans les bois de sapin avec sa jeune femme, il fut frappé du travail silencieux et continu des insectes et commença aies étudier de plus près. Il acheva cette étude pendant l'automne de 1857 dans la forêt de Fontainebleau.
L'Introduction raconte l'histoire du livre, qui est divisé en trois parties. La première, intitulée la Métamorphose, est la description des états par lesquels passe l'insecte avant de devenir un insecte parfait (l'oeuf, la larve, la nymphe). La deuxième, De la mission et des arts de l'insecte, est consa- crée aux insectes destructeurs et au ver à soie, à l'araignée. La troisième partie, Société des insectes, est un tableau de la vie des insectes qui vivent en société, les termites, les fourmis, les guêpes, les abeilles.
Comme dans l'Oiseau, Hichelet conclut par un appel à la pitié; l'insecte ne peut pas devenir un animal domestique, mais du moins il peut être l'ami et parfois l'auxiliaire de l'homme.
Le livre se termine par des Éclaircissements où Hichelet a réuni les indications sur les livres qu'il a consultés.
LA FORÊT SE FONTAINEBLEAU
34 J. M1CHELET.
tainebleuu, au sud-est de Paria, qui «'étend le long du cours de lu Seine dans une région parsemée de collines de grès.
Tout ce que dit Senancour1 de Fontainebleau est vrai pour l'homme de vague rêverie qui n'apporte pas là une pensée dominante. Oui, le paysage « est petit générale- ment, morne, bas, solitaire, sans être sauvage». Les ani- maux y sont rares : on sait, à un près, le nombre des daims. Les oiseaux n'y sont pas nombreux. Peu ou point de sources visibles. Cette absence apparente d'eau cen- triste surtout celui qui vient des Alpes, qui a encore la fraîcheur de leurs innombrables fontaines, et dans les yeux la lumière de leurs lacs, ces charmants et grandioses miroirs. Là, tout est clair, lumineux, par les eaux et les neiges. Ici, tout est obscur. Ce petit coin, fort à part dans la France, est uneénigme. Il vous montre ces grès morts sans trace de vie; il vous montre, aujourd'hui surtout, ces pins qu'on vient de planter, et qui ne souffrent pas que rien vive sous leur ombre. Pour trouver ce que tout cela cache en dessous, il faut avoir l'instrument qui fait découvrir les sources, la baguette de coudrier*. Tournez- la, et vous trouverez. Et quelle est cette baguette? Une étude ou un amour, une passion qui illumine ce monde intérieur.
La puissance de ce lieu n'est nullement dans ce qu'il contient d'art.
Le château9 y distrait de la foret par sa variété extrême de souvenirs et d'époques. Il n'en augmente pas l'im-
l.Écriuin français du IIK* «iècle; quand il approche d'une «dures
i préjugé très répandu
ANTHOLOGIE Î5
pression, au contraire. La vraie fée, c'esl la nature ; c'est cette étrange contrée, sombre, fantastique et stérile.
Notez que partout où la forêt prend de la grandeur, soit par l'étendue de la vue, soit par la hauteur des ar- bres, elle ressemble à toute forêt. Les hêtres très magni- fiques, élancés, duBas-Bréau, me semblent, malgré leur belle taille, leur écorce lisse, une chose qu'on voit ail- leurs. Ce lieu n'est original que là où il est bas, sombre, rocheux, où il montre le combat du grès, de l'arbre tordu, la persévérance de l'orme ou l'effort vertueux du chêne.
La forêt a je ne sais combien d'aspects. Elle a des froides plantes des Alpes, et elle peut, sous tel abri, cacher la plus frileuse flore. L'hiver, le printemps, aus- tère, elle vous effraye d'âpres rochers, qu'elle pare ou cache, à l'automne, d'un manteau empourpré de feuilles. Elle a à sa disposition, pour changer dans un même jour, le fin lissu de gaze errante que Lantarat ne manque guère de lui donner dans ses tableaux. De son cercle de forêts, elle arrête de tous côtés les brumes légères à la pointe des arbres, s'amuse à s'en faire des voiles, des écharpes et des ceintures, je ne sais quel déguisement. Ses grés en leurs lourdes masses; vous les croiriez inva- riables, et ils changent d'aspects, de couleurs, j'allais dire de forme, à toute heure. La petite chaîne, par exemple, qu'on appelle le Rocher d'Avon, nous avait sa- lués le matin, dans la senteur des bruyères, de la plus gaie lumière de l'aube, d'une ravissante aurore qui ro- sait le grès; tout semblait sourire et s'harmoniser aux études innocentes d'une âme poétique et pieuse. Le soir, nous retournons, mais la fée fantasque a changé. Ces pins
I. l'ointre de paysiiKB, né h Oncy ( Seine -el-Oi.e) an 1739, mort en 1778.
26 S. MICHELET.
qui nous accueillirent soua leur ombrelle légère, devenus tout à coup sauvages, ils routent des bruits étranges, des lamentations de mauvais augure. Ces arbustes qui, le matin, invitaient gracieusement la robe blanche à s'arrê- ter, à cueillir des baies ou des fleurs, ils ont l'air de re- celer maintenant dans leurs fourrés je ne sais quoi de sinistre, des voleurs, ou des sorcières. Mais le change- ment le plus fort est celui des rochers qui nous reçurent et nous firent asseoir. Est-ce le soir? est-ce l'orage im- minent qui les a changés? Je l'ignore; mais les voilà de- venus de sombres sphinx, des éléphants couchés à terre, des mammouths et autres monstres des mondes anciens qui ne sont plus... Ils sont assis, il est vrai; mais s'ils allaient se lever!... Quoi qu'il en soit, l'heure avance, marchons... L'on se presse à mon bras.
Cette forêt mérite-t-elle donc le nom de ta comédie : Comme il vous plait, « As you like il? »
Non; pour être juste avec elle, il faut dire que cet amu- sement des métamorphoses, tous ces changements à vue, sont choses extérieures. Mobile en ses feuilles et ses brumes, fuyant en ses sables mouvants, elle a une assise profonde qu'aucune forêt n'a peut-être, une puissance de fixité qui se communique à l'âme, qui l'invite à s'af- fermir, à creuser et chercher en soi ce qu'elle contient d'immuable. Ne vous arrêtez pas trop à ces accidents fantastiques. Le dehors dit : Comme il vous plait. Le dedans : Toujours et toujours.
C'est la véritable beauté, au cœur profond, fidèle et tendre, qui n'en varie pas moins sa grâce, et peut faire dire chaque jour le mot de Charles d'Orléans ' :
ANTHOLOGIE. 27
Qui d'elle pourrait se lasser V Toujours sa boauté renouvelle.
Ces idéesme vinrent un jour qu'assis sur le montUssy1, je regardais Fontainebleau. Je compris qu'en cet espace étroit, médiocre, en ce désordre apparent de grès, d'ar- bres, de rochers, il y avait une forme assez régulière qui devait cacher en elle un mystère que rien n'annonce au premier regard.
Au total, c'est presque un cercle de forêts cl de collines, tout cela sec à la surface ; mais ce grès est très perméable, mais ce sable est très infiltrable. Et des eaux inaperçues descendent de tous côtés à un grand réservoir qui en oc- cupe le fond.
Les orages sont fréquents ici, mais ils y éclatent peu. Presque toujours on les attend, et la forêt les relient, les arrête, garde pour elle ces richesses d'eaux suspendues, et ne les transmet au fond qu'en les tamisant par les feuilles, les bois, les sables inférieurs. Tout cela arrive en bas sans qu'on s'en soit aperçu. ,
Creusez. El vous trouverez.
Même aux heures de ses grands silences, la forât a par moments des voix, des bruits ou des murmures qui vous rappellent la vie. Parfois, le pic laborieux, dans son dur travail de creuser les chênes, s'encourage d'un étrange cri. Souvent, le pesant marteau du carrier, tombant, re- tombant sur le grès, fait de loin entendre un coup sourd. Enfin, si vous prêtez l'oreille, vous parvenez à saisir un bruissement significatif, et vous voyez, à vos pieds, courir dans les feuilles froissées des populations infinies, les vrais habitants de ce lieu, les légions de fourmis.
Autant d'images du travail persévérant qui mêlent au
1. Petite rulline dans la tarit de Fontainebleau.
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!8 J. MICHELET.
fantastique une sérieuse gravité. Ils creusent, chacun a leur manière. Toi aussi, suis ton travail, creuse et fouille ta pensée.
Lieu admirable pour guérir de la grande maladie du our, la mobilité, la vaine agitation. Ce temps ne connaît point sou mal ; ils se disent rassasiés, lorsqu'ils ont ef- fleuré à peine. Ils partent de l'idée très fausse qu'en toute chose le meilleur est la surface et le dessus, qu'il suffit d'y porter les lèvres. Le dessus est souvent l'écume. C'est plus bas, c'est au dedans qu'est le breuvage de vie. Il faut pénétrer plus avant, se mêler davantage aux choses parla volonté ni par l'habitude, pour y trouver l'harmonie, où est le bonheur et la force. Le malheur, la misère mo- rale, c'est la dispersion d'esprit.
J'aime les lieux qui concentrent, qui resserrent le champ de la pensée. Ici, dans ce cercle étroit de collines, les changements sont tout extérieurs et de pure optique. Avec tant d'abris, les vents sont naturellement peu variables. La fixité de l'atmosphère donne une assiette morale. Je ne sais si l'idée s'y réveille fort; mais qui l'apporte éveillée pourra la garder longtemps, y caresser sans distraction son rêve, en saisir, en goûter tous les accidents du dehors et tous les mystères du dedans. L'âme y poussera des racines et trouvera que le vrai sens, le sens exquis de la vie, n'est pas de courir les surfaces, mais d'étudier, de chercher, de jouir en profondeur.
Voilà les vrais habitants du désert et qui en sont l'âme; les fourmis travaillant lesable, les carriers travaillant le grès. Les uns et les autres de même génie, des hommes fourmis en dessus, des fourmis presque hommes en des- sous.
J'admirais la similitude de leur destinée, de leur pa- tience laborieuse, de leur admirable persévérance. Les
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grès, matière très réfractaire, rebelle, qui souvent se fend mal, crée à ces pauvres travailleurs de grands désappoin- tements. Ceux surtout qu'un hiver prolongé fait revenir à la carrière ayant la lin du mauvais temps trouvent ces blocs (si durs, et pourtant si perméables) pleins d'humi- dité et demi-gelés. De là, nombre de pavés mal réussis, de rebut, lis ne se découragent point, et sans murmure recommeucent leur âpre travail.
Même leçon de patience est donnée par les fourmis. Sans cesse les éleveurs d'oiseaux, les nourrisseurs de fai- sans, leur gâtent, bouleversent, emportent des œuvres immenses qui ont coûté une saison. Sans cesse elles re- commencent avec une ardeur héroïque.
UNE SAPINIERE DANS LES ALPES
Dans l'Introduction, où Michelet explique comment il a élé amené à écrire ce livre, il donne une description du pays qui entoure le lac de Lucarne.
Le beau lac que j'avais en face et de tous les côtés n'est pasencore là celui qui, serré, âpre et violent, s'ap- pellera le lac d'Uri '.Mais les sapins qui parlout dominent le paysage avertissent de ne pas trop se lier à la saison, vous disent que vous êtes dans un froid pays. Une certaine rudesse barbare se mêle aussi à bien des choses. C'est justement du Midi que vient le souffle d'hiver. Devant moi, pour me tenir une constante compagnie, se dressait sur l'autre rive le sombre Pilalc*, montagne sèche avives
f. On appelle ainsi la partie du I fonce au sud du cfllé d'Altoif, a; des Quitre-CmUonj qui l'en- I 2. Au sud-ouest du lac (Î.S0S m.).
30 J. MICHBLET.
arêtes taillées au rasoir, et par-dessus sa noire épaule, la blanche Vierge et Pic d'argent (Jungfrau et Silbcr- horn)' me regardaient de dix lieues.
Cela est très beau, très frais eu juillet, souvent déjà froid en septembre. Vous sentez sur vous, derrière vous, à une énorme hauteur, une mer d'eau suspendue. C'est le réservoir principal d'où sortent les grands fleuves de l'Europe, la masse du Saint-Gothard', plateau de dix lieues en tous sens, qui par un bout verse le Rhône, par l'autre le Rhin, par un troisième la Reuss, et vers le Midi le Tessiu. On ne voit pas ce réservoir, sinon un. peu de profil, mais on lèsent. Voulez-vous des eaux ? venez là. Buvez, c'est la plus grande coupe qui abreuve le genre humain.
Chaque chaîne filtre de son glacier, pour révélation de la zone inaccessible, un torrent qui, recueilli, calméi épuré, dans un vaste lac, traduit en eau pure, en eau bleue, sorlgrand fleuve et va, magnifique, porter partout l'âme des Alpes. De ces innombrables eaux remonteront aux montagnes les brumes qui renouvellent le trésor de leurs glaciers.
Tout est si bien harmonisé et les perspectives sont telles, que les lacs et leurs fleuves réfléchissent ou regar- dent encore en s'éloignant ta grave assemblée des mon- tagnes, des hautes neiges, des vierges sublimes dont ils sont une émanation.
Fixité et fluidité. Rapidité, éternité.
Les neiges par-dessus la verdure. L'hiver pressenti dès l'été.
On jouit, sans perdre de vue qu'on ne jouira pas long-
1. Cime» des Àlpei bernolaei. L« . aants Att Àlpe!, qui sépare l'Italie Juagireu a 4.181 mèlrei. de la Suisse; le sonnant le plu» élevé
î- Un des massifs lot plui puis- I • 3.3Ï6 mètres.
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temps; mais le cœur n'en est pas moins touché d'un monde si sérieux et si pur.
Ce sont des lieux pour tous les âges. L'âge avancé s'y affermit, s'y associe à la Nature, et salue sans s'attrister les grandes ombres qui tombent des monts. Et les âmes neuves encore, qui n'y sentent que l'aurore et l'aube, s'y ouvrent à des joies charmantes de tendresse religieuse : tendresse pour l'Ame du monde, tendre pour ses moin- dres enfants.
Le lieu favori de nos promenades et notre cabinet d'études était un petit bois de sapins assez élevé au-des- sus du lac, derrière le rocher de Seeburg. On y mon- tait par deux routes, doublement lumineuses de la ré- flexion immense du miroir splendide où se mirent les quatre cantons. Nul paysage plus aimable, en le re- gardant vers Lucerne; nul plus sérieux, plus solennel, du côté où la vue s'enfonce vers le Saint-Gothard et l'amphithéâtre des monts. Mais cet éclat, ces grandeurs, finissaient tout à coup au premier pas sous nos sapins. On se fût cru au bout du monde. La lumière baissait, les bruits semblaient diminués ; la vie même paraissait absente.
C'est l'effet ordinaire de ces bois au premier regard. Au second, tout change. L'étouftement ou du moins la subordination qu'impose le sapin aux autres végétaux qui voudraient grandir sous son ombre éclaircit l'inté- rieur ; et, quand les yeux se sont habitués à cette sorte de crépuscule, on voit bien mieux au loin, on observe bien mieux que dans le pêle-mêle inextricable des forêts ordi- naires, où tout vous fait obstacle.
Ce que celle-ci nous présentait d'abord sons ses nobles et funèbres colonnes, qu'on aurait dites d'un temple, c'était un spectacle de mort, mais d'une mort nullement
32 i. MtCHELET.
attristante, d'une mort parée, ornée et riche, comme la nature l'accorde souvent aux végétaux. A chaque pas, de vieux troncs d'arbres coupés, non déracinés, apparais- saient vêtus d'un incomparable velours vert, étoffe super- bement feutrée de fines mousses moelleuses au tact, qui charmaient l'œil par leurs aspects changeants, leurs reflets, leurs lueurs.
Mais la vie animale, où était-elle? Notre oreille s'habi- tua à le reconnaître, à le deviner. Je ne parle pas du sif- flet des mésanges, du rire étrange du pic, seigneur visi- ble de l'endroit. Je pense à un autre peuple, auquel les oiseaux font la guerre. Un grand bourdonnement, assez fort pour couvrir le murmure d'un ruisseau, nous avertit que les guêpes hantaient la forêt. Déjà nous avions vu leur fort, d'où plus d'une nous fit la conduite, suspec- tant nos démarches et paraissant peu bienveillante.
Aux endroits même moins fréquentés des guêpes, de légers bruissements, sourds, intérieurs, semblaient sor- tir des arbres. Étaient-ce leurs génies, leurs dryades i? Non, au contraire: leurs ennemis mystérieux, le grand peuple des ténèbres, qui, suivant les veines du tronc et dans toute sa longueur, se fait, par la morsure, des voies et des canaux, d'innombrables galeries. Les scolyles* (c'est leur nom) sont quelquefois dans un seul arbre près de cent mille. Le sapin malade arrive sous leurs dents, à la longue, à l'état d'une fine guipure. Cependant l'écorce est intacte, et il offre le fantôme de la vie.
Ce combat intérieur des deux vies, végétale, animale, s'entendait-il réellement'/ On n'en était pas sûr. On croyait parfois se tromper.
1. Us Grecs croyaient chique I î. Insncte dont la larve creuse
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Dans ce silence qui n'était pas silence, je ne sais qui nous disait pourtant que la morte forêt était vivante et comme prête à parler. Nous entrions pleins d'espérance, sûrs de trouver. A noire âme curieuse, nous sentions bien qu'une grande âme multiple allait répondre. Elle ' allait devant moi la baguette en main, dans ce crépuscule fan- tastique, interrogeant laforêt sombre et comme cherchant le rameau d'or.
Dans aucun pays les insectes ne sont aussi actifs et aussi bril- lants que dans les régions brûlantes et humides des tropiques.
Je les avais vus là, pourtant, sous des cadres et dansdes bolless,aussi morts que dans la nature ils furent ardents et fourmillants. Qu'eùl-ce donc été de les voir dans l'animation, vivants, surtout dans tes climats de feu où ils abondent et surabondent, où tout s'harmonise avec eux, où l'air, où l'eau, où la flore, imprégnés de flammes fécondes, rivalisent avec l'âpre ardeur des légions ani- males pour la fureur de l'amour, la production préci- pitée et renouvelée sans cesse par la mort impatiente ?
Les forêts américaines du Brésil et de la Guyane sont les redoutables officines où se brasse incessamment le grand échange des êtres. La féerie bizarre du règne végé- tal s'accorde à celle des forces animées. Des cris sau- vages, âpres, plaintifs, non des chants, en sont le concert. Des voix étranges d'oiseaux dans les bois, dans les sava- [ vibrantes, rauques, mais régulières et
Ï. Dans le* collection
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34 J. MICHELET.
comme pour indiquer les heures. Elles sont l'horloge du désert. Autres de jour, autres de nuit, parfaitement dis- tinctes aussi en ces trois moments, du matin, du midi et du soir. Elles inquiètent, en ce qu'elles reproduisent nos voix et nos bruits; elles semblent ironiques et moqueuses. Tel crie, tel siffle et tel soupire. Celui-ci sonne la cloche, celui-là frappe du marteau, et un autre fait entendre les sons de la cornemuse. L'immensité des campos' retentit de la grande voix du cariama*. Et celle du vainqueur des serpents, du courageux kamicM3, âpre et forte, sur les marécages, fait tressaillir le sauvage, qui a cru ouïr passer les Esprits.
Le soir, au chant de la cigale, au coassement des gre- nouilles, au cri des chouettes, aux lamentations des vampires*, s'unit le hurlement des singes. Mais un siffle- ment arraché comme d'une poitrine déchirée les fait taire, répand la terreur. Il indique la présence du rôdeur aux griffes aigués, du rapide jaguar.
Du reste, rien ne rassure ici. Ces eaux vertes, si paisi- bles, d'où s'entendent par moments quelques soupirs étouffés, si vous y mettiez le pied, vous verriez avec ter- reur que ce sont des eaux solides. Des caïmans, de leurs dos verdâtres, comme des mousses ou herbes aquatiques, en font la superficie. Qu'un être vivant paraisse, tout lève la tête, tout grouille; on voit dans toute sa terreur se dresser l'étrange assemblée. Est-ce tout?... Ces monstres eux-mêmes qui régnent à la surface, ils ont en dessous des tyrans. Le piranga', poisson rasoir, aussi rapide que le caïman est lourd, de la fine scie de ses dents, avant qu'il
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ait pu se tourner, lui coupe la qneue et l'emporte. Ce caïman, presque toujours ainsi mutilé, périrait, si sa cui- rasse n'empêchait son ennemi de le disséquer. Ce terri- ble anatomiste, d'un éclair de son scalpel, ampute au pas- sage, au vol les oiseaux qui rasent les flots. Nombre d'oi- seaux aquatiques qu'on prend sont ainsi mutilés. Qu'est-ce donc des quadrupèdes? Les plus puissants sont dévo- rés. Un horrible combat se passe sans cesse dans ces eaux profondes, eaux vivantes et combles de vie, mais combles de mort aussi, où se réalise à la lettre un rapide et furieux suicide de la nature, se dévorant pour se refaire.
Les insectes sont au niveau en furie et en beauté. L'exaltation de la vie, manifestée chez les taons, les moustiques, par la soif du sang, se révèle en d'autres espèces par de ravissantes couleurs, des bizarreries de dessin, des singularités de formes, qui étonnent ou qui effrayent. Le charançon impérial, fier dans sa verte cui- rasse pointillée de poudre d'or, semble avoir traversé les mines de cette terre des métaux, et s'être enrichi au passage. Les buprestes1, d'un vert plus jaune, semblent des pierreries toutes montées qui vont et qui marchent. L'arlequin de la Guyane, faucheur gigantesque, armé d'antennes démesurées et de prodigieuses jambes, pour courir par les obstacles innombrables d'herbes hautes, l'arlequin est marqueté sur fond jaune de virgules noires, d'inexplicables hiéroglyphes9, être doublement étrange, doublement énigmatique. Il rappelle singuliè- rement la combinaison des tissus indiens, où, pour
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36 J. H1CHELET-
accorder des couleurs qui n'iraient pas loujours ensemble, l'artiste fait des lignes brisées, ondulées, qui en adou- cissent, en achèvent l'harmonie.
Les papillons, doux insectes qui aiment la société, couvrant les rives de leurs tribus ailées, transforment toute la prairie en ravissants tapis de fleurs. Le papillon par excellence, le glorieux papillon du Brésil, d'un bleu riche à reflets ch angeants, plane mollement, aux heures brûlantes, sur les eaux que couvre le dôme impérial des forêts en fleurs. Être pacifique et splendide, qui semble le roi innocent de cette puissante nature. D'autres le suivent, non moins beaux, et toujours d'autres encore. La magnifique légion suit, de son azur flottant, le courant des eaux.
Une charmante femme allemande, mademoiselle Mérian1, transplantée sous ces zones de feu, nousa conté naïvement l'effroi qu'elle eut de leurs merveilles. Fille, petit-fille d'excellents et laborieux graveurs, elle-même artiste et très lettrée, elle nous a donné en latin, en hollandais et en français, un admirable ouvrage pitto- resque sur les insectes de Surinam9. Elle passa à la Guyane et y peignit plusieurs années. Consciencieuse comme elle était, elle cherchait et faisait poser ses redoutables modèles, dont pourtant elle avait peur. Une fois que les Indiens sauvages lui avaient apporté unpanierd'insecles, elle s'endort après le travail. Hais un rêve étrange lui trouble son chaste sommeil. Il lui semble entendre une lyre, une amoureuse mélodie Puis celte mélodie s'enflamme, ce n'est plus un chant, c'est un incendie. Tonte la chambre est pleine de feu...
ie col nui lue da 11 Guyane li ol Ion
ANTHOLOGIE. 37
Elle s'éveille, et tout était vrai. Le panier était la lyre, le panier était le volcan. Elle vit bien vite heureusement que ce volcan ne brûlait pas. Les captifs étaient des fulgores, et leur chant était celui des noces.
Dans ces contrées, on voyage beaucoup la nuit pour échapper à la chaleur. Mais on n'oserait s'engager dans les ténèbres peuplées des profondes forêts, si les insectes lumineux ne rassuraient le voyageur. Il les voit briller au loin, danser, voltiger. Il les voit de prés, posés sur les buissons à sa portée. Il les prend pour l'accompa- gner, les fixe sur sa chaussure pour lui montrer son chemin et pour faire fuir les serpents. Hais, quand l'aube se fait voir, reconnaissant et soigneux, il les pose sur un buisson, les rend à leur œuvre amoureuse. C'est un doux proverbe indien : « Emporte la mouche de feu; mais remets-la où tu l'as prise. »
Les termites, qui virent en société comme les fourmis, construisent dons les piivs dos tropiques des fourmilières gigantesques. Après avoir décrit les termites, Michèle! parle de leurs ravages.
M. de Préfontaine ' raconte que, voyageant en Guyane, il vit des nègres faire le siège de certains édifices bizarres qu'il appelle fourmilières. Ils n'osaient les attaquer que de loin et avec des armes à feu, ayant eu de plus la pré- caution de creuser un petit canal dont l'eau arrêtât l'ar- mée assiégée et noyât les bataillons qui voudraient faire des sorties.
Ces édifices ne sont point des habitations de fourmis,
1. Naturaliste français.
Uir.iiEi.iT. — Pages choisies. '
38 J. H1CHELET.
mais celles des termites, autre espèce d'insecles. On les trouve non seulement à la Guyane, mais dans l'Afrique, à la Nouvelle-Hollande' et dans les savanes* de l'Amé- rique du Nord.
Qu'on se figure une butte de terre de douze pieds (quelquefois on en a trouvé de vingt), que, de loin, on pourrait prendre pour une cabane de nègres. Mais de près, on voit fort bien que c'est le produit d'un art su- périeur. La forme, très singulière, est celle d'un dôme pointu, ou, si l'on veut, d'une aiguille obtuse qui domine tout. Mais l'aiguille a pour support quatre, cinq, six clochetons de cinq ou six pieds de haut. A ceux-ci sont adossés de bas clochers d'à peu près deux pieds de hauteur. L'ensemble pourrait passer pour une sorte de cathédrale orientale, dont l'aiguille principale aurait une double ceinture de minarets 3, décroissant de hauteur; le tout d'une solidité extrême, étant d'une ar- gile dure qui, au feu, fait la meilleure brique. Non seule- ment plusieurs hommes y montent sans rien ébranler, mais les taureaux sauvages eux-mêmes s'y établissent en vedette pour voir, par-dessus les hautes herbes qui couvrent ta plaine, si le lion ou la panthère ne surprend pas le troupeau.
Cependant ce dôme est creux, et le plancher inférieur qui le porte est lui-même soutenu par une construction demi-creuse que forme la rencontre de quatre arches de deux ou trois pieds, arches de forme très solide, étant pointues, ogivales et comme de style gothique. Plus bas encore s'étendent des passages ou corridors, des espaces
1. C'esl lo nom ancien de l'Aus- i 3. Toiirs haute» cl minces qui font
ANTHOLOGIE. 39
plafonnés qu'on pourrait nommer des salles, enfin des logements commodes, amples, salubres, qui peuvent re- cevoir un grand peuple; bref, toute une cité souter- raine.
Un large couloir en spirale tournoie et monte douce- ment dans l'épaisseur de l'édifice. Nulle ouverture, ni porte, ni fenêtre; les entrées et les sorties sont dissimu- lées, éloignées ; elles aboutissent loin dans la plaine.
C'est la construction la plus considérable, la plus im- portante qui témoigne du génie des insectes; travail d'infinie patience et d'un art audacieux. Il ne faut pas oublier que ces murs devenus si durs ont été d'abord friables et sujets à s'écrouler. Il a donc fallu pour monter si haut ce titanîque1 édifice une continuité d'efforts, de constructions provisoires, démolies successivement quand elles avaient servi à permettre de construire plus haut. Les maçons ont commencé par les pyramides extérieures d'un pied et demi ou de deux pieds, puis par celles du second rang. Mais celles-ci étant solides et durcies, on en a intrépidement miné la base pour taire les couloirs, les corridors et l'escalier en spirale. Même opération sous le dôme, qu'on a évidé au dedans, de façon que la grande' voûte creuse, avec son plancher inférieur, portât sur les voûtes étroites des quatre arches qui font le centre et la base de l'édifice.
Notez que le dôme porte sur lui-même, et que ses sub- structions lui suffiraient à la rigueur, les pyramides latérales n'étant que ses auxiliaires non indispensables. C'est là le principe de l'art véritable, franc, courageux, qui, comptant sur soi et sur son calcul, ne demande pas secours aux appuis extérieurs, n'a pas besoin d'arcs-bou-
1. Les Titans de 1b mythologie I ■•aient essayé d'escalader le ciel en
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11) J. MICHELET.
tanls ni de conlreforts. C'est le système même de Brunel-
leschî1.
Qui a porté l'art jusque-là ? 11 faut le dire, c'est l'uti- lité même. Le dôme aigu, les clochetons ou aiguilles sont combinés à merveille pour résister aux pluies ter- ribles des tropiques. Ce dôme lient l'eau à distance e( la fait écouler vite. Fût-il crevé, le plancher sur lequel il porte la ferait encore déborder, comme d'un toit, sur l'enceinte extérieure, qui la verserait à terre. Le dôme, creux comme un four, se réchauffe vite et s'imprègne de la puissante chaleur qu'il communique aux souterrains pour l'éclosion des œufs et pour le bien-être d'un peuple fort nu, et d'autant plus ami d'une température élevée.
Quand les espèces de termites qui vivent et logent dans le bois s'approchent malheureusement de nous, il n'est guère de moyen d'arrêter leurs ravages, lis travail- lent avec une rapidité, une vigueur incroyables. On les a vus en une nuit percer en longueur tout un pied de table même dans son épaisseur, et, toujours perçant, descendre par le pied opposé.
On s'imagine aisément l'effet d'un pareil travail poussé à travers les solives et la charpente d'une maison. Le pis, c'est qu'on est longtemps avant de s'en apercevoir. On continue de se fier à des appuis minés, qui tout à coup croulent un matin : on dort paisible sous des toits qui de- main ne seront plus.
La ville de Valencia, dans la Nouvelle-Grenade', minée par les souterrains qu'ils ont faits dans la terre, est suspendue maintenant sur ces dangereuses cata- combes.
1. Architecte Italien qui coiutrai- i 3. République de l'Amérique du (Il la eithédrile de Florence in Sud, appelée aujourd'hui Eltls-Unis XV* lieele. I de Colombie.
ANTHOLOGIE. 41
Nous -même avons vu, à la Rochelle ', les commence- ments redoutables des travaux qu'ils exécutent dans les charpentes d'une partie de la ville où les vaisseaux les ont apportés. Des édifices entiers s'y trouvent ainsi main- tenant rongés, sans qu'il; paraisse, tous les bois creusés, évidés, jusqu'aux rampes des escaliers; n'appuyez pas trop; elles cèdent, s'affaissent sous votre main. Ces ter- ribles rongeurs semblent pourtant vouloir se tenir jus- qu'ici dans un quartier de la ville et ne pas entamer le reste. Autrement, cette cité historique, importante en- core par la marine et le commerce, se trouverait à l'état d'Herculanum et de Pompéi1.
LES FOURMIS. — LA GUERRE CIVILE Michelet raconte une bataille de fourmis à laquelle il a assisté.
Le 8 juin au soir, on m'apporta de la forêt1 un gros morceau de terre mêlé de petites bûchettes de bois et surtout de petits débris d'arbres du Nord, des aiguilles de sapins ou menues feuilles piquantes qui semblent des épines.
Au milieu, les habitants pêle-mêle, de toute taille et de tout élat, œufs, larves, nymphes, ouvrières fort petites, grandes fourmis qui semblaient être des guerrières et des protectrices, enfin, quelques femelles qui venaient de prendre leurs habits de noces, les ailes qu'elles portent pour le moment de l'amour. C'était ainsi un spécimen très complet de la cité, varié, mais bien marqué d'un
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4! J. MICHELET.
même signe, tout ce peuple brunâtre ayant au corselet une même tache d'un rouge obscur. Comme classe et profession de fourmis, elles étaient aisément caractérisées par leur logis même, quoique bouleversé : c'étaient des fourmis charpentiéres, de celles qui étayent leurs étages supérieurs avec des bûchettes de bois.
Ce peuple, dans ce grand changement de situation, n'était nullement abattu. Il continuait ses affaires. Le capital, c'était de soustraire les œufs et les nymphes à l'action d'un soleil trop fort. Le mouvement général les avait tirés de leurs souterrains et les avait mis au- dessus. Les petites fourmis s'en occupaient activement. Les grosses allaient, venaient, faisaient des rondes, et même extérieurement, autour d'un grand vase de terre qui contenait ce fragment démembré de la cité. Elles marchaient d'un pas ferme, ne reculaient devant rien. Nous-mème ne leur faisions pas peur. Quand nous pré- sentions devant elles quelque obstacle, une branchette ou notre doigt, elles s'asseyaient sur leurs reins, manœu- vraient à merveille leurs petits bras, et nous tapaient à la façon d'un jeune chat.
Dans leurs rondes autour du vase, elles rencontrèrent sur le sable des noir-cendrées qui ont pris possession de notre jardin et y ont fait en dessous de grands établis- sements. Celles-ci n'ont pas recours au bois, mais bâtissent en maçonnerie, ayant pour cimenter la terre leur salive, et, pour sécher et assainir, leur acide for- mique.
Ce qui leur rend le lieu fort agréable, c'est que les rosiers, les pommiers, les pêchers, leur présentent en abondance les troupeaux de pucerons dont elles tirent la miellée pour elles et leurs petits.
La rencontre fut peu amicale. Quoique les grosses
ASTROLOGIE. 43
eharpentières eussent parmi les leurs des fourmis de faille assez petite, elles différaient fort des noires par leurs hautes jambes el la tache rouge du corselet. Elles furent impitoyables. Peut-être sou pçonnaien t-elles que ces rôdeuses noires étaient des espions envoyés pour observer, pour préparer des embûches à la colonie émi- granle qui venait de débarquer. Bref, les grosses ehar- pentières tuèrent les petites maçonnes.
Cet acte eut des résultats terribles et incalculables. Le vase était malheureusement placé près d'un pommier couvert de ces pucerons lanigères' qui font la désolation des jardiniers et la joie des fourmis. Nos maçonnes venaient de prendre possession du précieux troupeau sucré et s'étaient campées dans les racines mêmes de l'arbre, à portée de cette grande exploitation. Elles y étaient, sous terre, en corps de peuple, dans un nombre infini.
Le meurtre eut lieu à onze heures. A onze heures un quart, au plus tard, tout le peuple noir était averti, soulevé, il était debout, monté de tous ses souterrains, sorti par toutes ses portes. Sous ces longues colonnes sombres, le sable avait disparu ; nos allées étaient noires, vivantes. Le soleil, qui tombait d'aplomb dans le petit jardin, piquait, brûlait la multitude qui n'en avançait que plus vite. Vivant toujours sous la terre, elles doivent avoir le cerveau très sensible. La furie de la chaleur, surtout la crainte que ces géants envahisseurs n'entre- prissent sur leurs familles, tout cela les poussait intré- pides au-devant de la mort.
D'une mort qui nous semblait certaine, car chacune des grosses eharpentières, pour la taille el l'épaisseur,
valait bien huit ou dix de ces petites maçonnes. Aux pre- mières rencontres, nous avions vu qu'une grosse sur une petite l'exterminait d'un coup.
Les maçonnes avaient le nombre. Mais quoi? si les premiers rangs étaient arrêtés, périssaient, puis les seconds, puis les troisièmes, si l'armée, avançant, ne faisait que fournir de nouvelles victimes? Telles étaient nos inquiétudes. Nous craignions tout pour les petites indigènes de notre jardin, troublées par celte intrusion d'un peuple étranger que nous avions amené, peuple mal-appris et brutal, qui, sans provocation aucune, avait débuté par des meurtres sur les habitants du pays.
Mous n'avions comparé, il faut l'avouer, que les forces matérielles, et non tenu compte des forces morales.
Nous vîmes, au premier choc, une adresse et une entente du côté des petites noires qui nous étonna. Six par six, elles s'emparaient d'une des grosses, chacune tenant, immobilisant une patte; et deux encore, lui montantsur le dos, sautaient aux antennes, ne les lâchaient plus: de sorte que ce géant, ainsi lié par tous les membres, deve- nait un corps inerte. Il semblait perdre l'esprit, s'hébé- ter, n'avoir plus conscience de son énorme supériorité de forces. D'autres alors venaient, qui, dessus, dessous, sans danger le perçaient.
La scène, regardée de près, était effroyable. Quelque intérêt que les petites méritassent par leur héroïsme, leur furie faisait horreur. Il était impossible de voir sans pitié ces pauvres géants garrottés, misérablement traînés, tiraillés à droite et à gauche, nageant comme en pleine mer dans ces flots de rage et d'acharnement, aveugles, impuissants et sans résistance, comme de faibles moutons à la boucherie.
ANTHOLOGIE. 45
Nous aurions voulu, pour beaucoup, les séparer. Mais comment faire? nous étions devant l'infini. Les forces de l'homme expirent en présence de pareilles multitudes. Nous pouvions, à la rigueur, faire un déluge universel, un petit moment de noyade. Mais cela n'eût pas suffi. Elles n'auraient pas lâché prise, et le torrent écoulé, le massacre eût continué. Le seul remède, mais atroce, et pire que le mal, eût été, à force de paille, de brûler les deux peuples, les vainqueurs et les vaincus. Ce qui nous frappa le plus, c'est qu'en réalité il n'y avait de garrottées, de prises, que bien peu de gross«s. Si celles qui restaient libres fussent tombées sur les assaillantes, elles en pouvaient faire aisément un épou- vantable carnage, leur action étant si rapide et donnant la mort d'un coup. Mais elles ne s'en avisaient point. Elles couraient éperdues, et justement fuyaient au fond du danger même, au plus épais des masses ennemies. Hélas ! elles n'étaient pas vaincues seulement, elles paraissaient devenues folles. Tandis que les petites, se sentant chez elles, sur leur sol, se montraient si fermes, les grosses étrangères, sans racine, fragment désespéré d'une cité anéantie, ne connaissant rien au pays où elles étaient transplantées, sentaient que tout leurétait hostile, tout embûche et rien abri... État lamentable d'un peuple où la patrie a péri, et qui a perdu ses dieux! Ah! je les excuse! Nous-mêmes, nous avions presque terreur a voir ces légions de la mort, cette terrible armée de petits squelettes noirs qui avaient tous esca- ladé le malheureux vase de terre, et dans ce Heu res- serré, étouffé, brûlant, n'ayant pas mémo de place, furieux, montaient les uns sur les autres. A mesure que la déroute des grosses devenait certaine, des appétits effroyables se révélaient chez les noires. Nous en vîmes
M J. MICHELET.
le moment... Ce fut un coup de théâtre. Dans leur pan- tomime muette, mais horriblement éloquente, nous entendîmes ce cri : « Leurs enfants sont gras! >
La gloutonne armée de maigres se jeta sur les enfants. Ceux-ci, d'une race supérieure, étaient assez lourds; de plus, leur enveloppe oblongue de nymphes, aux contours arrondis, offrait peu de prise. Deux, trois, quatre petites noires, réunissant leurs efforts, parvenaient difficilement à en faire remonter un seul du fond du vase de terre sur ces parois vernissées. Elles prirent alors brusquement une résolution terrible : ce fut d'arracher ces maillots, d'emporter les enfants nus. Arrachement difficile, car le petit adhère fortement, et ses membres repliés sont de plus soudés entre eux; de sorte que ce développement violent et subit ne se faisait que par bles- sures, écartèlement. Elles les emportaient tels quels, palpitants et déchirés.
Nous avions cru, au commencement de cette saisie d'enfants, voir simplement une scène d'enlèvement d'es- claves, comme ils ne sont que trop communs chez les hommes et chez les fourmis. Mais nous comprimes alors qu'il s'agissait de tout autre chose. En les tirant cruelle- ment de cette enveloppe qui est pour elles la condition de vie, on annonçait trop bien qu'on se souciait peu qu'ils vécussent. C'était de la chair, de la viande que l'on emportait, une proie tendre pour les jeunes restés au logis, les enfants gras livrés vivants à la furie des enfants maigres.
Cette immense exécution sur le peuple et sur les enfants fut tellement précipitée, qu'à trois heures de l'après-midi tout était fini à peu près : la cité, dans tous les sens dépeuplée et saccagée, et son avenir étaient sans résurrection.
ANTHOLOGIE. 47
Nous crûmes que quelque fugitive pouvait se cacher encore, que peut-être les vainqueurs abandonneraient ce désert, si nous les dépaysions en les transportant avec la cité détruite dans une remise pavée hors du jardin, et qu'alors se réveillerait en elles la pensée de leur famille, à qui d'ailleurs elles ne pouvaient plus porter rien à dévorer. Cela en effet se réalisa.
Le malin du 10 juin, on les voyait dispersées sur toutes les roules qui s'acheminaient vers leur demeure, a l'autre bout du jardin. Mais la destinée des vaincus semblait accomplie. La ville défunte et muette n'était qu'un cimetière où, avec quelques corps épars, on ne voyait que du bois mort, de vieux chatons d'arbres du Nord, et ses funèbres aiguilles (de pins et sapins jadis verts) aussi mortes que la cité.
J'avoue qu'une telle vengeance, si disproportionnée à l'acte qui en fut la cause ou le prétexte, m'avait forte- ment indigné, et mon cœur, changeant de parti, était tout aliéné de ces barbares petites noires.
Tout autant que j'en vis qui se promenaient encore implacables sur les ruines, je les fis rudement sauter par-dessus les murs (je veux dire les bords du vase). En vain l'on me remontrait avec douceur que ces noires avaient été provoquées, qu'elles avaient montré le plus grand courage, ayant bravé un tel périt qu'on les croyait perdues d'avance. C'étaient des tribus sauvages, cruelles, mais héroïques, comme les Iroquois, les Hurons>, les héros vindicatifs qui peuplaien tjadis les forêts du Missis- sipi et du Canada. Ces raisons si bonnes ne me calmaient pas. J'avais trop cette énormité sur lecœur. Sans vouloir les écraser, j'avoue que, si ces noires féroces se trou-
). Tribu» de guerriers indiens qui I de Jo paya au sud du Canada. occupaient au xvn" et au ïvin* aie- | Biles sont aujourd'hui éteintes.
4M J. MICHELET.
vaienl parfois sous mon pied, je ne le détournais pas.
Le malheureux vase vide me retenait, me rappelait toujours. Le soir du 11. nous jetions encore, assis par terre, le menton dans ta main et tout pensifs. Nos regards plongeaient au fond. Sur l'immobilité parfaite, nous nous obstinions à vouloir un signe de vie, quelque chose qui dit encore que tout n'était pas fini. Cette volonté fixe sembla avoir la force d'une évocation, et, comme si nos désirs avaient rappelé au jour quelque misérable esprit de la cité veuve, une des victimes échappées apparut, se précipita hors du champ de mort, courut... El nous aperçûmes qu'elle emportait un berceau.
La nuit venait, et elle était dans un lieu tout étranger, profondément hostile, pavé de ses ennemis. Quelques trous rares, qu'on pouvait croire des asiles, étaient juste- ment les bouches de l'enfer des noires. L'infortunée fugi- tive, avec le poids decet enfant dont elle surchargeait son malheur, courait éperdue et sans savoir où. Je la suivais des yeux, du cœur; mais l'obscurité me la déroba.
Ce livre, paru en 1861, fut préparé pendant les séjours que Michetet fit au bord de la mer à différentes époques, sur la Manche, ù Gntnville et à Étretat; sur l'Océan, à Saint- Georges, près de l'embouchure de la Gironde, et sur ta Médi- terranée, à Hvères et à Nervi près de Gènes.
L'ouvrage est divisé en quatre livres. Le livre 1": Un Regard sur les mers, est la description de la mer, vue de la côte, des courants et des tempêtes.— Le livre II - la Genèse de la mer, est une revue des principales espèces d'animaux marins, décrits en commençant par les animaux inférieurs (zoophytes, madré- pores, méduses), et ens'élevant par les mollusques, les crus- tacés, puis les poissons, jusqu'aux mammifères, la baleine et le phoque. — Le livre III : Conquête de la mer, est l'histoire de la découverte des mers par l'homme; découverte des trois océans, puis des mers polaires par les explorateurs euro- péens, découverte des lois des marées et des tempêtes, des- truction des animaux de la mer. — Le livre IV : Renaissance de ta mer, se compose d'une suite de conseils sur la façon la plus rationnelle de prendre les bains de mer. Il se termine par le voeu que les enfants des villes soient tous menés aux bains de mer pour s'y régénérer.
LA MER VUE DU RIVAGE. — QBANVILLE
Ce morceau, par lequel commence l'ouvrage, est la peinture dos impressions que la mer (ait éprouver à l'homme. Gran ville est sur la côte ouest de la Normandie, aux confins do la Bretagne.
Un brave marin hollandais, ferme et froid observateur,
M J. M1CHELET.
qui passa sa vie sur la mer, dil franchement que la pre- mière impression qu'on en reçoit, c'est la crainte. L'eau, pour être terrestre, est l'élément non respirable, l'élé- ment de l'asphyxie. Barrière fatale, éternelle, qui sépare irrémédiablement les deux mondes. Ne nous éton- nons pas si l'énorme masse d'eau qu'on appelle la mer, inconnue et ténébreuse dans sa profonde épais- seur, apparut toujours redoutable à l'imagination hu- maine.
Les Orientaux n'y voient que le gouffre amer, la nuit de i'abime. Dans toutes les anciennes langues, de l'Inde à l'Irlande, le nom de la mer a pour synonyme ou ana- logue le désert et la nuit.
Grande tristesse de voir tous les soirs le soleil, cette joie du monde et ce père de toute vie, sombrer, s'abîmer dans lus Unis. C'est le deuil quotidien du monde, et spé- cialement de l'Ouest. Nous avons beau voir chaque jour ce spectacle, il a sur nous même puissance, même effet de mélancolie.
Si l'on plonge dans la mer à une certaine profondeur, on perd bien tilt la lumière; on entre dans un crépuscule où persiste une seule couleur, un rouge sinistre; puis cela même disparaît et la nuit complète se fait, c'est l'obscurité absolue, sauf peut-être des accidents de phos- phorescence effrayante. La masse, immense d'étendue, énorme de profondeur, qui couvre la plus grande par- tie du globe, semble un monde de ténèbres. Voilà surtout ce qui saisit, intimida les premiers hommes. On suppo- sait que la vie cesse partout où manque la lumière, et qu'excepté les premières couches, toute l'épaisseur in- sondable, le fond (si l'abtme a un fond), était une noire solitude, rien que sable aride et cailloux, sauf des osse- ments et des débris, tant de biens perdus que l'élément
ANTHOLOGIE. 51
avare prend toujours et ne rend jamais, les cachant jalousement au trésor profond des naufrages.
L'eau do mer ne nous rassure aucunement par la trans- parence. Ce n'est point l'engageante nymphcdes sources, des limpides fontaines. Celle-ci est opaque et lourde; elle frappe fort. Qui s'; hasarde, se sent fortement sou- levé. Elle aide, il ttst vrai, le nageur, mais elle le maî- trise; il se sent comme un faible enfant, bercé d'une puissante main, qui peut aussi bien le briser.
La barque une fois déliée, qui saitoù un vent subit, un courant irrésistible, pourront la porter? Ainsi nos pé- cheurs du Nord, malgré eux, trouvèrent l'Amérique po- laire et rapportèrent la terreur du funèbre Groenland*. Toute nation a ses récits, ses contes sur la mer. Homère*, les Mille et une Nuits1, nous ont gardé un bon nombre de ces traditions effrayantes, les écueils et les tempêtes, les calmes non moins meurtriers où l'on meurt le soif au milieu des eaux, les mangeurs d'hommes, les nonslres, le léviathan, le kraken*, et le grand serpent de mer, etc. Le nom qu'on donne au désert, le pays de la peur, on aurait pu le donner au grand désert maritime. Les plus hardis navigateurs, Phéniciens et Carthaginois, les Arabes conquérants qui voulaient englober le monde, attirés par les récits du pays de l'or et des HespéridesE, dépassent la Méditerranée, se lancent sur la grande mer,
riqoe par Colomb, 1
ture. d'Uljue sur In mer.
3. Recueil de ton le s ar
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52 I. MICHELET.
mais s'y arrêtent bientôt. La ligne sombre, éternelle- ment couverte de nuages, qu'on rencontre avant l'équa- teur, leur impose. Ils s'arrêtent. Ils disent : « C'est la mer des Ténèbres. » Et ils retournent chez eux.
« 11 y aurait de l'impiété à violer ce sanctuaire. Malheur à celui qui suivrait sa curiosité sacrilège! Ou a vu, aux dernières lies, un colosse, une menaçante figure qui disait : « N'allez pas plus loin. »
Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde ne diffèrent en rien de ce qu'on peut voir toujours des émo- tions du novice, de la simple personne qui, venue de l'intérieur, tout à coup aperçoit la mer. On peut dire que tout être qui en a la surprise ressent cette impression. Les animaux, visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque, lasse et débonnaire, l'eau traîne mollement au rivage, le cheval n'est pas rassuré ; il frémit et souvent refuse de passer le flot languissant. Le chien recule et aboie, injurie à sa manière la lame dont il a peur. Jamais il ne fait la paix avec l'élément douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur nous raconte que les chiens de Kamtchatka ', habitués à ce spectacle, n'en sont pas moins effrayés, irrités. En grandes bandes, par mil- liers, dans les longues nuits, ils hurlent contre la vague hurlante, et font assaut de fureur avec l'océan du Nord.
L'introduction naturelle, le vestibule de l'Océan, qui prépare à le bien sentir, c'est le cours mélancolique des fleuves du Nord-Ouest, les vastes sables du Hidi, ou les landes de Bretagne. Toute personne qui va à la mer par ces voies est très frappée de la région intermédiaire qui l'annonce. Le long de ces fleuves, c'est un vague infini de joncs, d'oseraies, de plantes diverses, qui, par les degrés
nord-esl de la Sibérie.
ANTHOLOGIE. 53
des eaux mêlées et peu à peu saumàtres, deviennent enfin marines. Dans les landes, c'est, avant la mer, une mer préalable d'herbes rudes et basses, fougères et bruyères. Étant encore à une lieue, deux lieues, vous re- marquez les arbres cliélils, souffreteux, rechignes, qui annoncent à leur manière par des attitudes, j'allais dire par des gestes étranges, la proximité du grand tyran, et l'oppression de son souffle. S'ils n'étaient pris par les racines, ils fuiraient visiblement; ils regardent vers la terre, tournent le dos à l'ennemi, semblent tout près de partir, en déroule, échevelés. Ils ploient, se courbent jusqu'au sol, et ne pouvant mieux, fixés là, se tordant au vent des tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et étend ses branches indéfiniment dans le sens horizon- tal. Sur les plages où les coquilles, dissoutes, élèvent une fine poussière, l'arbre en est envahi, englouti. Ses paras se fermant, l'air lui manque; il est étouffé, mais conserve sa forme el reste là, arbre de pierre, spectre d'arbre, ombre lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la mort même.
Bien avant de voir la mer, on entend et on devine la redoutable personne. D'abord, c'est un bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu tous les bruits lui cè- dent et en sont couverts. On en remarque bientôt la so- lennelle alternative, le retour invariable de la même note, forte et basse, qui déplus, en plus roule, gronde. Moins régulière l'oscillation du pendule qui nous mesure l'heure ! Mais ici le balancier n'a pas la monotonie des choses mécaniques. On y sent, on croit y sentir la vibrante intonation de la vie. En effet, au moment du flux, quand la vague monte surlavague, immense, élec- trique, il se mêle au mouvement orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille êtres divers qu'elle ap-
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54 1. MICHELE!'.
porte avec elle. Le reflux vient-il, un bruissement fait comprendre qu'avec les sables elle remporte ce monde des tribus fidèles, et le recueille en son sein.
Que d'autres voix elle a encore ! Pour peu qu'elle soit émue, ses plaintes et ses profonds soupirs contrastent avec le silence du morne rivage. Il semble se recueillir pour écouter la menace de celle qui le flattait hier d'un flot caressant. Que va-t-elle bientôt lui dire ? Je ne veux pas le prévoir. Je ne veux point parler ici des épouvan- tables concerts qu'elle va donner peut-être, de ses duos avec les rocs, des basses et des tonnerres sourds, qu'elle fait au fond des cavernes, ni de ces cris surprenants où l'on croit entendre : « Au secours!... » Non, prenons-la dans ses jours graves, où elle est forte sans violence.
Granville est normand de race, breton d'aspect. Il oppose fièrement son rocher à l'assaut épouvantable des vagues, qui tantôt apportent du Nord les fureurs discor- dantes des courants de la Manche, tantôt roulent de l'Ouest un long flot toujours grossi dans sa course de mille lieues, qui frappe de toute la force accumulée de l'Atlantique.
J'aimais cette petite ville singulière et un peu triste, qui vit de la pèche lointaine la plus dangereuse1. La famille sait qu'elle est nourrie des hasards de celte lote- rie, de la vie, de la mort de l'homme. Cela met en tout un sérieux, harmonique au caractère sévère de cette cote. J'y ai bien souvent goûté la mélancolie du soir, soit que je me promenasse eu bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son énorme mappemonde, souvent rayée durement de raies
1. La pêcbsak morue »ur le banc de Terre -Neuve.
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ANTHOLOGIE. 5S
noires et de raies rouges, s'abîmait, sans s'arrêter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lumière, qui souvent ailleurs égayé nt la rue. En août, c'était déjà l'automne. 11 n'y avait guère de crépuscule. Le soleil à peine dis- paru, le vent fraîchissait, les vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres pâturages des glacis, qui surplombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, l'attristaient de bêlements plaintifs.
La haute ville, fort petite, a sa face nord bâtie à pic sur le bord de l'abîme, noire, froide, battue d'un vent éternel, faisant front à la grande mer. Il n'y a là que de pauvres logis. On m'y mena chez un bonhomme dont l'art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte d'échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l'étroite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que l'avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive surprise, celte du glacier du Grindelwald '. Le glacier me fit voir un monstre énorme de glaces pointues qui marchaient à moi. Et cette mer de Granville, une armée de flots enne- mis qui venaient d'ensemble à l'assaut.
Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fié- vreux, fl tenait, en ce mois d'août, sa fenêtre calfeutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événe- ment de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait garder contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, infatigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de
56 I. MICHELET.
vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans les longues nuils. L'été, elle lui montrait d'incommensurables orages, des éclairs d'un monde à l'autre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien plus haut encore, ou- trageusement venait lui frapper dans sa fenêtre. Il n'é- tait pas même sûr que la mer s'en tint toujours là. Elle pouvait, dans sa haine, lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas le moyen de chercher un meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel magnétisme. Il n'eût pas osé se brouiller toutà fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un cer- tain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la dési- gnait sans la nommer, comme l'Islandais en mer n'ose nommer l'Ourque', de peur qu'elle n'entende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle lorsqu'il regardait la g rêve, et disait : « Cela me fait peur. »
LE ROI DES MEBS. — LA FRÉGATE
Parmi les oiseaux qui planent au-dessus de la mer le plus puis- sant oat la frégate.
La frégate est un oiseau de proie maritime qui plane sur les flots sans se poser jamais à terre.
Les matelots sont fort émus lorsque, le jour baissant, une subite nuit se faisant sur les mers, ils voient autour du navire voler une sinistre petite figure, un funèbie oi- seau noir. Noir n'est pas le mot propre, le noir serait
i. Animal fabuleux. On le représente comme un monstre maria qui dévora
ANTHOLOGIE. 57
plus gai, la vraie nuance est celle d'un brun fumeux qu'on ne définît pas. Ombre d'enfer, ou mauvais songe, qui marche sur les eaux, se promène à travers la vague, foule aux pieds la tempête. Ce pétrel (ou saint Pierre) est l'horreur du marin, qui croit y voir une malédiction vi- vante. D'où vient-il ? d'où peut-il surgir, à des dislances énormes de toute terre î que veut-il ? que vient-il cher- cher, si ce n'est le naufrage 1 II voltige impatient, et déjà choisit les cadavres que lui va livrer sa complice, l'atroce et méchante mer1.
Voilà les fictions de la peur. Des esprits moins effrayés verraient dans le pauvre oiseau un autre navire en dé- tresse, un navigateur imprudent qui, lui aussi, a été sur- pris loin de la côte et sans abri. Ce vaisseau est pour lui une île, où il voudrait bien reposer. Le sillage seul du navire qui coupe et le flot et le vent ; c'est déjà un refuge, un secours contre la fatigue. Sans cesse, d'un vol agile, il met le rempart du vaisseau entre lui et la tempête. Timide et myope, on ne le voit guère que quand elle fait la nuit. 11 nous ressemble, il craint l'orage, il a peur, ne veut pas périr, etdit comme vous, marins : * Que devien- draient mes petits? »
Hais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je vois un petit point bleu au ciel. Heureuse et sereine région qui gardait la paix par-dessus l'orage. Dans ce point bleu, royalement, un petit oiseau d'aile immense nage à dix mille pieds de haut. Goéland? non, l'aile est noire. Aigle? non, l'oiseau est petit.
C'est le petit aigle de mer, le premier de la race ailée, l'audacieux navigateur qui ne ploie jamais la voile, le
1. BitHalel fait allusion à une I que ta fragile présago un nau- ■ upcmlition do marin», qui croient | frsge.
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58 J. MICHELET.
prince de la tempête, contempteur de tous les dangers : le guerrier ou la frégate.
Plus de corps : celui du coq à peine, avec des ailes prodigieuses qui vont jusqu'à quatorze pieds. Le grand problème du vol est résolu et dépassé, car le vol semble inutile. Un tel oiseau, naturellement soutenu par de tels appuis, n'a qu'à se laisser porter. L'orage vient? il monte à de telles hauteurs qu'il y trouve la sérénité. La métaphore poétique, fausse de tout autre oiseau, n'est point figure pour celui-ci : à la lettre il dort sur l'orage.
S'il veut ramer sérieusement, toute distance disparaît. Il déjeune au Sénégal1, dîne en Amérique.
Ou, s'il veut mettre plus de temps, s'amuser en route, il le peut ; il continuera dans la nuit indéfiniment, sûr de se reposer... sur quoi ? sur sa grande aile immobile, qu'il lui suffit de déployer sur l'air, qui se charge seul de la fatigue du voyage, sur le vent, son serviteur, qui s'empresse à le bercer.
Notez que cet être étrange a de plus cette royauté de ne rien craindre en ce monde. Petit, mais fort, intrépide, il brave tous les tyrans de l'air; il mépriserait au besoin le pygargue* et le condor3; ces énormes et lourdes bétes s'ébranleraient à grand'peine qu'il serait déjà à dix lieues.
Oh! c'est là que l'envie nous prend, lorsque dans l'azur ardent des tropiques nous voyons passer en triomphe, à des hauteurs incroyables, presque imperceptible par la distance, l'oiseau noir dans la solitude, unique dans le désert du ciel. Tout au plus, un peu plus bas, le croise dans sa grâce légère un blanc voilier, le paille-en-queue*.
I. Colonie frintuise de l'Afrique | 3. Grunrt y.ulour d'Amérique oecidenUlc. *. Oiaeuu de mer du iropique.
ï. Aifle pécheur- J
ANTHOLOGIE. 50
Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l'air, sans peur, sans fatigue, maître de l'espace, dont le vol si ra- pide supprime le temps ? Qui plus que toi est détaché des basses fatalités de l'être?
Une chose pourtant [n'étonnait : c'était qu'envisagé de près, ce premier du royaume ailé n'a rien de la sérénité que promet une vie libre. Son œil est cruellement dur, âpre, mobile, inquiet. Son attitude tourmentée est celle d'une vigie malheureuse qui doit, sous peine de mort, veiller sur l'infini des mers. Celui-ci, visiblement, fait effort pour voir au loin. Et si sa vue ne le sert, l'arrêt est sur son noir visage; la nature le condamne, il meurt.
En le regardant de près, on le voit, il n'a pas de pieds. Fort courts du moins et palmés, ils ne peuvent marcher, percher. Avec un bec formidable, il n'a pas les griffes du véritable aigle de mer. Faux aigle, et supérieur au vrai par l'audace comme par le vo!, il n'a pourtant passa force, il n'a pas ses prises invincibles. Il frappe et tue ; peut-il saisir?
De là sa vie tout incertaine de hasards, vie de corsaire, de pirate, plus que de marin, et la question permanente qu'on lit très bien sur son visage : « Dîneraî-je?... aurai- je ce soir de quoi donner à mes petits ? s
L'immense et superbe appareil de ses ailes devient à terre un danger, un embarras. Il lui faut, pour s'enlever, beaucoup de vent ou un lieu élevé, une pointe, un roc. Surprise sur un sable plat, sur les bancs, les bas écueils où elle s'arrête souvent, la frégate est sans défense; elle a beau menacer, frapper, elle est assommée a coups de bâton.
Sur mer, ces ailes immenses, admirables quand elles s'élèvent, sont peu propres à raser l'eau. Mouillées, elles peuvent s'alourdir, enfoncer. Et dès lors malheur à l'oi-
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60 J. MICHELE!.
seau ! il appartient aux poissons, il nourrit les basses tribus dont il comptait se nourrir : le gibier mange le chasseur, le preneur est pris.
Et cependant comment faire ? Sa nourriture est dans les eaux. Il faut toujours qu'il s'en rapproche, qu'il y re- tourne, qu'il rase sans cesse l'odieuse et féconde mer qui menace de l'engloutir.
Donc cet être si bien armé, ailé, supérieur à tous par la vue, le vol, l'audace, n'a qu'une vie tremblante et pré- caire. Il mourrait de faim s'il n'avait l'industrie de se créer un pourvoyeur auquel il escroque sa nourriture. Sa ressource, hélas ! ignoble, c'est d'attaquer un oiseau lourd et peureux, le fou1, excellent pécheur. La frégate, qui n'est pas plus grosse, le poursuit, le frappe du bec sur le cou, lui fait rendre gorge. Tout cela se passe dans l'air; avant que le poisson tombe, elle le happe an passage.
Si cette ressource manque, elle ne craint pas d'attaquer l'homme : « En débarquant à l'Ascension *, dit un voya- geur, nous fûmes assaillis des frégates. L'une voulait m'arracher un poisson de la main même. D'autres volti- geaient sur la chaudière où cuisait la viande pour l'enle- ver, sans tenir compte des matelots qui étaient autour. »
Dampier > en vit de malades, de vieilles ou estropiées, se tenant sur les écueils qui semblaient leurs Invalides, levant des contributions sur les jeunes fous, leurs vas- saux, et se nourrissant de leur pêche. Mais, dans leur état de force, elles ne posent guère à terre, vivant comme les nuages, flottant de leurs grandes ailes constamment d'un monde à l'autre, attendant leur aventure, et perçant l'infini du ciel, l'infini des eaux, d'un implacable regard.
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ANTHOLOGIE. 61
Le premier de la gent ailée est celui qui ne pose pas.
Le premier des navigateurs est celui qui n'arrive pas. La
terre, la mer, lui sont presque également interdites. Et
c'est l'éternel exilé.
N'envions rien. Nulle existence n'est vraiment libre ici-bas, nulle carrière n'est assez vaste, nul vol assez grand, nulle aile ne suffit. La plus puissante est un asser- vissement. 11 en faut d'autres que l'âme attend, demande et espère :
Dos ailes par-dessus la vie ! Des ailes par delà la mort!
Après les tempêtes qui engloutissent les marins, Miehelet décrit les phares qui leur permettent d'échapper au danger.
Qui peut dire combien d'hommes et de vi vent les phares?La lumière, vue dans ces nuits horribles de confusion, où les plus vaillants se troublent, non seu- lement montre la route, mais elle soutient le courage, empêche l'esprit de s'égarer. C'est un grand appui mo- ral de se dire dans le danger suprême : « Persiste 1 en- core un effort !... Si le vent, la mer, sont contre, tu n'es pas seul ; l'Humanité est là qui veille pour toi. »
Les anciens qui suivaient les côtes et les regardaient sans cesse, avaient, encore plus que nous, besoin de les éclairer. Les Étrusques *, dit-on, commencèrent à entre- tenir les feux de nuit sur les pierres sacrées. Le phare était un autel, un temple, une colonne, une tour. Les Celtes* en élevèrent aussi ;de très importants dolmens*
peuples qui ont habita la Coule avant l'arrivée des Romains; iolmtn signifie eu breton table do pierre.
M ». MICHELET.
existent précisément aux points favorables d'où l'on peut le mieux voir des feux. L'empire romain avait illuminé, de promontoire en promontoire, toute la Méditerranée.
La grande terreur des pirates du Nord, la vie trem- blante du sombre moyen âge, font éteindre tout cela. On n'a garde d'aider aux descentes. La mer est un objet de crainte. Tout vaisseau est un ennemi, et, s'il échoue, une proie. Le pillage du naufragé est un revenu du seigneur : c'est le noble droit de bris '. On sait ce comte de Léon1 enrichi par son écueil, « pierre précieuse, disait-il, plus que celles qu'on admire aux couronnes des rois. »
De nos jours, innocemment, les pécheurs ont souvent causé des naufrages en allumant au rivage des feux qu'on voyait de la mer. Les phares mêmes en ont causé, tant qu'on put les confondre entre eux. Un feu pris pour un feu voisin provoqua parfois d'horribles méprises.
C'est la France, après ses grandes guerres, qui prit l'initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur ap- plication au salut de la vie humaine. Armée du rayon de Fresnel 3 (une lampe forte comme quatre mille, et qu'on voit à douze lieues), elle se fit une ceinture de ces puis- santes flammes qui entre-croisent leurs lueurs, les pé- nètrent l'une par l'autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers.
Pour le marin qui se dirige d'après les constellations, ce fut comme un ciel de plus qu'elle fit descendre. Elle créa à la fois les planètes, étoiles fixes et satellites, mît dans ces astres inventés les nuances et les caractères différents de ceux de là-haut. Elle varia la couleur, la
i. Droit de s'approprier le charge- , 1. Le Léon est la pointe nord- page des navires naufragés. Ce I 3, Fresnel, physicien français, du
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ANTHOLOGIE. 63
durée, l'intensité de leur scintillation. Aux uns, elle donna la lumière tranquille, qui suffit aux nuits sereines ; aux autres, une lumière mobile, tournante, un regard de feu qui perce aux quatre coins de l'horizon. Ceux-ci, comme les mystérieux animaux qui illuminent la mer, ont la palpitation vivante d'une flamme qui flamboie et pâlit, qui jaillit et qui se meurt. Dans les sombres nuits de tempêtes, ils s'émeuvent, semblent prendre part aux convulsions de l'Océan, et, sans s'étonner, ils rendent feu pour feu aux éclairs du ciel.
Il faut songer qu'à celle époque (1826), et en 1830 en- core, toute la mer était ténébreuse. Très peu de phares en Europe. Nul en Afrique que celui du Cap. Nul en Asie que Bombay, Calcutta, Madras '. Pas un dans l'énorme étendue de l'Amérique du Sud. Depuis, toutes les na- tions ont suivi, imité la France. Peu à peu la lumière se fait.
Je voudrais pouvoir ici accomplir avec vous en une nuit la circumnavigation de notre Océan, entre Dunkerque1 et Biarritz ', et la revue des grands phares. Mais elle se- rait bien longue.
Calais, de ses quatre phares de feux de couleurs diffé- rentes, qu'on doit voir de Douvres * même, fait à l'Angle- terre, au monde qui passe par l'Angleterre, des signes hospitaliers. Le beau golfe de la Seine, entre la Hève et Barfleur, illuminé de phares amis, ouvre le Havre à l'Amérique 5 et la reçoit directement au foyer, au cœur, de la France.
Elle-même s'avance en mer pour recueillir les vais-
1. Villes do l'Hindou atan. ; 4. Port d'Angleterre en face de
î. Sur ta mer du Nord, > la fron- Calais. Hère de Belgique. 5. Les paquebots dci Bluta-Uni»
3. Au pied de» Pyrénées, a la trou- ! débarquent au Havre. Uére d'Éipagne.
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64 J. MICHELET.
seaux, éclairant d'un soin admirable toutes les pointes de la Bretagne. A l'avant-garde de Brest, à Saint-Matthieu, à Penmark, à l'Ile de Sen ', tout est couronné de feux, — tous différents, par éclairs de minutes ou de secondes, — qui disent au navigateur : « Gare ! Observe ce rocher... Fuis cet écueil... Tourne ici... Bon! te voilà dans le port. »
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1889.
Miclielct a vu cette tempête en octobre 1859; il était établi dans le village de Saint-Georges, près de l'endroit ou la Gironde débouche dans l'Océan.
Chaque fois que j'allais de Saint-Georges à Royan % je pouvais attendre qu'en ce petit voyage, qui n'est que de quelques heures, l'orage me surprendrait sur la route sans abri. Il pesait sur mot dans les vignes de Saint- Georges et la lande du promontoire que je gravissais d'abord. Il pesait, plus lourd encore, dans la grande plage circulaire de Royan que je suivais. La lande, quoiqu'en octobre, avait tous ses parfums sauvages, et ils me semblaient par moments plus pénétrants que jamais. Sur la plage, encore paisible, le vent me soufflait au visage, tiède et doux, et, non moins douce, de ses caresses suspectes, la mer venait lécher mes pieds. Je ne m'y laissais pas prendre, et je me doutais assez de ce que tous deux préparaient.
Pour prélude, après des soirées fort belles, éclataient dans la nuit d'effroyables coups de vent. Cela revint plusieurs fois, et spécialement le 26. Cette nuit-là, je ne doutai pas qu'il n'y eût de grands sinistres. Nos marins
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étaient sortis. Dans ces longues fluctuations de la crise équinoxiale, on attend d'abord un peu; puis, les choses se prolongeant, le devoir et le métier parlent; on passe outre et l'on se hasarde, au risque d'un coup subit. J'en eus l'impression très forte. Je me dis : « Quelqu'un péril. »
Cela n'était que trop vrai.
Sur une barque de pilote qui allait, malgré le gros temps, tirer un vaisseau du danger de la passe, un mal- heureux fut enlevé, et la barque, près de périr elle-même, ne put jamais le reprendre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte. Ce qui le rendait encore particu- lièrement regrettable, c'est que cet homme excellent, par un amour généreux qui n'est pas rare chez les marins, avait justement épousé une pauvre fille inca- pable de travail, qui par accident avait perdu plusieurs phalanges des doigts. Terrible situation : elle est infirme, enceinte et veuve.
On faisait une collecte, et j'allais porter à Royan ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai parla de l'événement avec une vraie douleur : c Tel est notre métier, monsieur; c'est surtout quand la mer est mau- vaise que nous devons sortir. » Le commissaire de la marine', qui a en main les registres des vivants et des morts, et connaît mieux que personne la destinée de ces familles, me parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que ceci n'était qu'un commencement.
Je me remis en route par la plage, et j'eus le loisir, dans ce trajet assez long, d'observer, d'étudier, dans une zone de nuages qui, je crois, pouvait s'étendre en tous sens à huit ou dis lieues. A ma gauche, la Saintonge'j
1. Fonctionnaire chargé de Fin- I t. Partie sud du département de la
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56 J. HIGHELET.
dont je suivais le rivage, attendait morne et passive. A ma droite, le Médoc1, dont le fleuve me séparait, était dans un calme sombre. Derrière moi, venant de l'ouest, de l'Océan, montait un monde de nuages noirs. Mais, devant moi, un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux). Ce vent descendait la Gironde, et l'on eût pu espérer que la puissante rivière, par ce grand courant protecteur, repousserait le rideau lugubre que l'Océan élevait.
Encore dans l'incertitude, je regardai derrière moi, et consultai Cordouan1. Il me parut, sur son écueil, d'une pâleur fantastique. Sa tour semblait un fantôme qui disait : « Malheur ! malheur ! >
Je calculai mieux la situation. Je vis très bien que le vent de terre non seulement serait vaincu, mais qu'il était l'auxiliaire de son ennemi. Ce vent de terre souillait très bas sur la Gironde, enfonçait, abattait tout obstacle inférieur, aplanissait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres qui partaient de l'Océan ; il leur faisait comme un rail glissant, sur lequel montés ils venaient d'autant plus vile. En peu de temps, tout fut fini du côté de la terre, tout souffle cessa, tout s'éteignit en teintes grises; sans obstacle régnèrent les vents supé- rieurs.
Quand j'arrivai dans les vignes de Vallière, près de Saint-Georges, beaucoup de gens étaient aux champs, achevant en hâte ce qu'ils avaient à faire, et pensant que de longtemps on ne pourrait travailler. Les premières gouttes de pluie tombaient, mais en un moment il fallut fuir à la maison.
1. Au auJ de la Gironde, pays de i phare bâti au temps d'Henri vignobles un Ilot en fiée de l'eniboucl
% La leur de Cordouan est un | la Gironde.
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ANTHOLOGIE. 67
J'avais bien vu des orages. J'avais lu mille descrip- tions de tempêtes, et je m'attendais à tout. Hais rien ne faisait prévoir l'effet que celle-ci eut par sa longue durée, sa violence soutenue, par son implacable unifor- mité. Dès qu'il y a du plus ou du moins, une halte, un crescendo même, enfin une variation, l'âme et les sens y trouvent quelque chose qui détend, distrait, qui répond à ses besoins impérieux de changement. Mais ici, cinq jours et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni diminution, ce fut la même fureur et rien ne changea dans l'horrible. Point de tonnerre, point de combats de nuages, point de déchirement de la mer. Du premier coup, une grande tente grise ferma l'horizon en tous sens; on se trouva enseveli dans ce linceul d'un morne gris de cendre, qui n'était pas toute lumière, et laissait découvrir une mer de plomb et de plaire, od cuse et désolante de monotonie furieuse. Elle ne savait qu'une note. C'était toujours le hurlement d'une grande chau- dière qui bout. Aucune poésie de terreur n'eût agi comme cette prose. Toujours, toujours le même son: Heul heu ! heu t ou l'A I uhl uh !
Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que spectateurs de celte scène ; nous y étions mêlés. La mer par moments venait à vingt pas. Elle ne frappait pas un coup que la maison ne tremblât. Nos fenêtres rece- vaient (heureusement un peu de coté) l'immense vent du sud-ouest qui apportait un torrent, non, mais un déluge, l'Océan soulevé en pluie. Du premier jour, en grande hâte, et non sans beaucoup de peine, il fallut fermer les volets, allumer les bougies, si l'on voulait voir en plein jour. Dana les pièces qui regardaient la campagne, le bruit, la commotion, étaient tout aussi sensibles. Je per- sistais a travailler, curieux de voir si celle force sauvage
68 J. MICHELET.
réussirait à opprimer, entraver un libre esprit. Je main- tins ma pensée active, maltresse d'elle-même. J'écrivais et je m'observais. A la longue seulement, la fatigue et la privation de sommeil blessaient en moi une puissance, la plus délicate de l'écrivain, je crois, le sens du rythme. Ma phrase venait inharmonique. Cette corde, dans mon instrument, la première se trouva cassée.
Le grand hurlement n'avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle; elle était pour lui un but qu'il assaillait de cent manières. C'était parfois le coup brusque d'un maître qui frappe à la porte; des secousses, comme d'une main forte, pour arracher le volet ; c'étaient des plaintes aiguës par la cheminée, des désolations de ne pas entrer, des menaces si l'on n'ouvrait pas, enfin ries emportements, d'effrayantes tentatives d'enlever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pourtant par le grand lieu ! heu ! Tant celui-ci était immense, puissant, épouvantable t Le vent nous semblait secondaire. Cepen- dant il réussissait à faire pénétrer la pluie. Notre maison (j'allais dire notre vaisseau) faisait eau. Le grenier, percé par places, versait des ondées.
Chose plus sérieuse ! la furie de l'ouragan, par-un effort désespéré, réussit à desceller le gond d'un volet, qui, dès lors, quoique fermé encore, frémit, branla, s'agita. Il fallut le consolider en le liant fortement par ses fer- rures à celui qui tenait mieux, et pour cela on dut hasar- der d'ouvrir la fenêtre. Au moment ou je l'ouvris, quoique abrité par les volets, je me sentis comme dans un tourbillon, demi-sourd par l'horrible force d'un bruit égal au canon, d'un coup de canon permanent qu'on m'eût, sans interruption, tiré sous l'oreille. J'apercevais, par les fentes, une chose qui donnait la mesure de ces
ANTHOLOGIE. «9
forces incalculables. C'est que tes vagues, croisées et brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient relomber. I.a rafale, par-dessous, les enlevait comme une plume, ces pesantes masses, les faisait fuir par la cam- pagne. Qu'eût-ce été. si, nos volets s'arrachant, la fenêtre s'enfoncant, lèvent eût embarqué chez nous ces grosses lames qu'il soutenait, poussait avec la roideur d'une trombe, qu'il portait à travers les champs, terribles et toutes brandies?...
Nous avions la chance bizarre de faire naufrage sur terre. Notre maison, si avancée, pouvait voir son toit emporté, ou tout un étage peut-être. C'était l'inquié- tude des gens du village, comme ils nous le dirent, leur pensée de chaque nuit. On nous conseillait de quitter. Hais nous supposions toujours que cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et nous disions toujours : < Demain. »
Les nouvelles qui venaient par terre ne nous appre- naient que naufrages. Tout près de nous, le 30 octobre, un navire qui venait de la mer du Sud avec une tren- taine d'hommes pérît à la passe même. Après avoir évité les rocs, les écueils, il était venu en face d'une petite plage de fin sable, où les femmes se baignent. Eh bien, sur cette douce plage, enlevé par le tourbillon et sans doute à grande hauteur, il retomba d'un poids épouvan- table, fut assommé, éreinté, disloqué. Il resta là comme un corps mort. Qu'étaient devenus les hommes ? on n'en trouva aucune trace. On supposa que peut-être tous avaient été balayés du pont.
Ce tragique événement en faisait supposer bien d'autres, et l'on ne rêvait que malheurs. Mais la mer n'avait pas l'air d'en avoir encore assez. Tout le monde était à bout; elle, non. Je voyais nos pilotes se hasarder
70 J. MICHELET.
derrière un mur qui les couvrait du sud-ouest, observer soucieusement, secouer la léte. Nul vaisseau, par bon- heur pour eux, n'osa entreprendre d'entrer et ne réclama leur secours. Autrement, il étaient là, prêts à donner leurs vies.
Moi aussi, je regardais insatiablemenl cette mer, je la regardais avec haine. N'étant pas en danger réel, je n'en avais que davantage l'ennui et la désolation. Elle était laide, d'affreuse mine. Rien ne rappelait les vains tableaux des poètes. Seulement, par un contraste étrange, moins je me sentais vivant, plus, elle, elle avait l'air de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si furieux mouvement avaient pris une animation et comme une âme fantastique. Dans la fureur générale, chacune avait sa fureur. Dans l'uniformité totale (chose vraie, quoique contradictoire), il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la faute de mes yeux et de mon cerveau fatigué, ou bien en était-il ainsi? Elles me faisaient l'effet d'un épouvantable nioS1, d'une horrible populace, non d'hommes, mais de chiens aboyants, un million, un mil- liard de dogues acharnés, ou plutôt fous... Mais que dis-je ? des chiens, des dogues? ce n'était pas cela encore. C'étaient des apparitions exécrables et innomées, des bêles sans yeux ni oreilles, n'ayant que des gueules écumanles. «Monstres, que voulez-vous donc? N'êtes-vous pas soûls des naufrages que j'apprends de tous côtés? Que deman- dez-vous?— Ta mort et la mort universelle, la sup- pression de la terre, et le retour au chaos. »
ANTHOLOGIE.
IJSS GOERH1EHS DE LA MER. — LES CHUSTA.CES
Michelet décrit ensuite les habitants de la mer. Les crustacés, surtout les crabes, lui paraissent une race de guerriers.
Les seuls ennemis redoutables des crustacés sont la tempête et le rocher. Peu voyagent en haute mer, peu au fond. Ils sont presque tous au rivage à guetter des proies. Souvent, pendant qu'ils sont là à attendre que l'huître bâille pour en faire leurdéjeuner, la mer grossit, Tes prend, les roule. Leur armure fait leur péril. Dure, sans •élasti- cité, elle reçoit tous les chocs à sec, rudement et de ma- nière cassante. Leurs pointes aux pointes du roc s'écachenl, éclatent, se brisent. Ils ne s'en tirent que mutilés. Heu- reusement, comme l'oursin, ils peuvent se réparer, sub- stituer au membre brisé un membre supplémentaire. Ils comptent tellement là-dessus, que, pris eux-mêmes, ils se cassent un membre pour se délivrer.
Il semble que la nature favorise spécialement des ser- viteurs si utiles. Contre son infini fécond, elle a dans les crustacés un infini d'absorption. Ils sont partout, sur toutes plages, aussi diversifiés que la mer. Ses vautours, goélands, mouettes, partagent avec les crustacés la fonction essentielle d'agents de la salubrité. Qu'un gros animal échoue, à l'instant l'oieeau dessus, le crabe dessous et dedans travaillent à le faire disparaître.
Le crabe minime et sauteur qu'on prendrait pour an insecte (le talitre) occupe les plages sablonneuses, habite dessous. Qu'un naufrage jette en quantité tes méduses1 ou autres corps, vous voyea le sable onduler, se mouvoir
1. Animal de mer. VojtbI ce qu'en dit Hiehelal, p. 78.
72 ». MICHELET.
puis se couvrir des nuées de ces croque-morts danseurs, qui fourmillants, sautillants, approprient gaiement la plage, s'efforcant de balayer tout entre deux marées.
Grands, robustes, pleins de ruse, les crabes ou cancres sont un peuple de combat. Ils ont si bien l'instinct de guerre, qu'ils savent employer jusqu'au bruit pour ef- frayer leurs ennemis. En attitude menaçante, ils vont au combat, les tenailles hautes et faisant claquer leurs pinces. Avec cela, circonspects devant une force su- périeure. Au moment de la basse mer, du haut d'un roc, je les voyais. Mais, quoique je fusse bien haut, dès qu'ils se sentaient regardés, l'assemblée battait en re- traite, les guerriers, courant de travers, comme ils font, en un moment rentraient chacun sous sa guérite. Ce ne sont pas des Achilles, mais plutôt des Annibals. Dès qu'ils se sentent forts, ils attaquent. Ils mangent les vivants et les morts. L'homme blessé a tout à craindre. On conte qu'en une lie déserte ils mangèrent plusieursdes marins de Drake *, assaillis, accablés de leurs grouillantes lé- gions.
J VICTIMES. — LA MÉDUSE
J'ai passé les premiers mois de 1858 dans l'agréable petite ville d'Hyères, * qui de loin regarde la mer, les lies et la presqu'île dont sa côte est abritée. La mer, à cette distance, attire plus puissamment peut-être que si
ANTHOLOGIE. 73
l'on élait au bord. Les sentiers qui y mènent invitent, soit qu'on suive, entre les jardins, les haies de jasmin et de myrte, soit qu'en montant quelque peu on traverse les oliviers el un petit bois mêlé de lauriers et de pins. Le bois n'empêche nullement qu'on n'ait de temps à au- tre quelques échappées de la mer. Ce lieu est, non sans raison, nommé Coste-Belle.
Entre les rochers assez âpres, les lagunes que laissait la mer gardaient de petits animaux trop lents qui n'avaient pu la suivre. Quelques coquilles étaient là toutes retirées en elles-mêmes et souffrant de rester à sec. Au milieu d'elles, sans coquille, sans abri, tout éployée gisait l'om- brelle vivante qu'on nomme assez mal méduse *. Pourquoi ce terrible nom pour un être si charmant? Jamais je n'avais arrêté mon attention sur ces naufragées qu'on voit si souvent au bord de la mer. Celle-ci était petite, de la grandeur de ma main, mais singulièrement jolie, de nuances douces et légères. Elle était d'un blanc d'opale où se perdait, comme dans un nuage, une couronne de tendre lilas. Le vent l'avait retournée. Sa couronne de cheveux lilas flottait en dessus, et la délicate ombrelle (c'est-à-dire son propre corps), se trouvant dessous, tou- chait le rocher. Très froissée en ce pauvre corps, elle était blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses organes pour respirer, absorber et même aimer. Tout cela, sens dessus dessous, recevait d'aplomb le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus âpre par l'ari- dité du mistral qui s'y mêlait par moments. Double Irait qui traversait la transparente créature.
Près de sa lagune séchée, d'autres lagunes étaient
74 1. MICHELE'!'.
pleines et communiquaient à la mer. Le salut était à un pas. Hais pour elle, qui ne se meut que par ses ondoyants cheveux, ce pas était infranchissable. Sous ce soleil, on pouvait croire qu'elle serait bientôt dissoute, absorbée, évanouie.
Rien de plus éphémère, de plus fugitif que ces filles de la mer. Il en est de plus fluides, comme la légère bande d'azur qu'on appelle teinture de Vénus, et qui, à peine sortie de l'eau, se dissipe et disparait. La méduse, un peu plus fixée, a plus de peine à mourir.
Était-elle morte ou mourante? Je ne crois pas aisément à la mort; je soutins qu'elle vivait. A tout hasard, il coûtait peu de l'6ter de là et de la jeter dans la lagune d'à côté. S'il faut tout dire, à la toucher j'avais un peu de répugnance. La délicieuse créature, avec son inno- cence visible et l'iris de ses douces couleurs, était comme une gelée tremblotante, glissait, échappait. Je passai ou- tre cependant. Je glissai la main dessous, soulevai avec précaution le corps immobile, d'où tous les cheveux re- tombèrent, revenant à la position naturelle où ils sont quand elle nage. Telle je la mis dans l'eau voisine. Elle enfonça, ne donnant aucun signe de vie.
Je me promenai sur le bord. Mais au bout de dix mi- nutes, j'allai revoir ma méduse. Elle ondulait sons le Vent. Réellement, elle remuait et se remettait à flot. Avec une grâce singulière, ses cheveux fuyant sous elle na- geaient, doucement l'éloignaient du rocher. Elle n'allait pas bien vite, mais enfin elle allait. Bientôt je la vis as- sez loin.
Elle n'aura peut-être pas tardé de chavirer encore. 11 est impossible de naviguer avec des moyens plus faibles et de façon plus dangereuse. Ellescraignent fort le rivage, où tant de choses dures les blessent, et, en pleine mer,
Jigitizedb, GoOgle
ANTHOLOGIE. 75
le vent à chaque instant les retourne. Alors leurs che- veux-nageoires étant par-dessus, elles flottent à l'aven- ture, la proie des poissons, la joie des oiseaux qui se font un jeu de les enlever.
Pendant toute une saison passée au bord de la Gironde, je les voyais fatalement poussées par la passe, jetées à la côte par centaines, sécher là misérablement. Celles-ci étaient grosses, blanches, fort belles à leur arrivée, comme de grands lustres de cristal avec de riches giran- doles, ou le soleil miroitant mettait des pierreries. Hé- las! quel état différent au bout de deux jours! le sable fort heureusement s'affaissait dessous, les cachait.
Elles sont l'aliment de tous, et elles-mêmes n'ont guère d'aliment que la vie peu organisée, vague encore, les atomes flottants de la mer. Elles n'ont ni dents, ni ar- mes. Elles les engourdissent, les éthérisent, pour ainsi parler, et les sucent sans les faire souffrir. Seulement quelques espèces peuvent, si on les attaque, sécréter une liqueur qui pique un peu, comme l'ortie.
l'école de lhéroisme, — le harpon
u harpon sont les plus hardis
Ce fut un homme, celui qui le premier, mal monté, mal armé, et la mer grondant sous ses pieds, dans tes ténèbres, dans les glaces, seul à seul, joignit le colosse.
Celui qui se fia tellement à sa force et à son courage, à la vigueur du bras, à la roideurdu coup, à la pesanteur du harpon. Celui qui crut qu'il percerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse.
76 J H1CHELET.
Celui qui crut qu'à son réveil terrible, dans la tempête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups de queue, il n'allait pas l'engouffrer avec lui. Comble d'audace! il ajoutait un câble à son harpon pour poursuivre sa proie, bravait l'effroyable secousse, sans songer que la béte ef- frayée pouvait descendre brusquement, s'enfuir en pro- fondeur, plonger la tête en bas.
Il y a un bien autre danger. C'est qu'au lieu de la ba- leine, on ne trouve à sa place l'ennemi de la baleine, la terreur de la mer, le Cachalot, il n'est pas grand, n'a guère que soixante ou quatre-vingts pieds. Sa tète, à elle seule, fait le tiers, vingt ou vingt-cinq. Dans ce cas, mal- heur au pêcheur ! c'est lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre. Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d'horribles mâchoires, à tout dévorer, homme et barque. Il semble ivre de sang. Sa rage aveugle épou- vante tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s'échouent même au rivage, se cachent dans le sable ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n'osent approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce du Cachalot est l'Ourque, ou le Physélère des anciens, tellement craint des Islan- dais qu'ils n'osaient le nommer en mer, de peur qu'il n'entendit et n'arrivât. Ils croyaient, au contraire, qu'une espèce de baleine (la Jubarle) les aimait et les protégeait, et provoquait le monstre afin de les sauver.
Plusieurs disent que les premiers qui affrontèrent une si effrayante aventure avaient besoin d'être exaltés, •.xcentriques et cerveaux brûlés. La chose, selon eux, n'aurait pas commencé par les sages hommes du Nord, mais par nos Basques ', les héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du Mont Perdu *, et pêcheurs effré-
ANTHOLOGIE. 77
nés, ils couraient en batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de Gascogne. Ils y péchaient le thon. Ils virent jouer des baleines et se mirent à courir après, comme ils s'acharnent après l'isard* dans les fondrières, les abîmes, et les plus affreux casse-cou. Cet énorme gi- . bier énormément tentant pour sa grosseur, pour la chance et pour le péril, ils le chassèrent à mort et n'importe où, quelque part qu'il les conduisit. Sans s'en apercevoir ils poussaient jusqu'au pôle.
Là, le pauvre colosse * croyait en être quitte, et, ne supposant pas, sans doute, qu'on pût être si fou, il dormait tranquillement, quand nos étourdis héroïques approchaient sans souffler.
Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus leste, s'élançait de la barque, et, sur ce dos immense, sans souci de sa vie, d'un han! enfonçait le harpon.
J POLE SUD. - MAGELLAN
Hîchclcl, racontant comment l'homme a pris possession des mers, décrit les grandes découvertes du jvi* siècle. De tous les explora- teurs, le plus énergique fut le Portugais Magellan, qui le premier entreprît de taire le tour du monde.
Il n'y a pas de vie plus terrible que celle de Magellan. Tout est combat, navigations lointaines, fuites et procès, naufrages, assassinat manqué, enfin la mort chez les barbares. Il se bat en Afrique. 11 se bat dans les Indes. Il se marie chez les Malais3, si braves el si féroces. Lui-
même semble avoir été tel.
'9 Pyrénées. i d'hommes originaires de la y
oyib de MtlKca et des îles d Malais une race | Sondo.
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78 J. MICHELET.
Dans son long séjour en Asie, il recueille toutes les lumières, prépare sa grande expédition, sa tentative d'aller par l'Amérique aux lies mêmes des épices, aux Moluques *. Les prenant à la source, on était sûr de les avoir à meilleur prix qu'on n'avait pu encore, en les ti- rant de l'occident de l'Inde. L'entreprise, dans son idée originaire, fut ainsi toute commerciale. Un rabais sur le poivre fut l'inspiration primitive du voyage le plus hé- roïque qu'on ait fait sur cette planète.
L'esprit de cour, l'intrigue, dominait tout alors ea Portugal. Magellan, maltraité, passa en Espagne, et ma- gnifiquement Charles-Quint* lui donna cinq vaisseaux. Hais il n'osa se fier tout à fait au transfuge portugais; il lui imposa un associé castillan. Magellan partit entre deux dangers, la malveillance castillane et la vengeance portugaise, qui le cherchait pour l'assassiner. 11 eut bien- tôt révolte sur la flotte, et déploya un terrible héroïsme, indomptable et barbare. 11 mit aux fers l'associé, se fit seul chef. Il fit poignarder, égorger, écorcher les récalci- trants. — A travers tout cela, naufrage ! et des vaisseaux perdus. — Personne ne voulait plus le suivre, quand on vit l'effrayant aspect de la pointe de l'Amérique, la dé- solée Terre de Feu, et le funèbre cap Forward. Cette contrée arrachée du continent par de violentes convul- sions, par la furieuse ébullilion de mille volcans, semble une tourmente de granit. Boursouflée, crevassée par un refroidissement subit, elle fait horreur. Ce sontdes pics aigus, des clochers excentriques, d'alfreuses et noires mamelles, des dents atroces à trois pointes, et toute cette
de l'Australie. Les ur- î. Charles Quinl (1500-IS58) était
s (poivre, gingembre, I à la fois empereur d'Allemagne et cade} sont In principale [ roi d'Espagne.
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ANTHOLOGIE. 79
masse de lave, de basalte, de fontes de feu, est coiffée de lugubre neige.
Tous en avaient assez. Il dit : c Plus loin ! » Il chercha, il tourna, il se démêla de cent lies, entra dans une mer sans bornes, ce jour-là pacifique, et qui en a gardé le nom.
Il péril dans les Philippines '. Quatre vaisseaux péri- rent. Le seul qui resta, la Victoire, à la fin n'eut plus que treize hommes, mais il avait son grand pilote, l'in- trépide et l'indestructible, le Basque Sébastien, qui re- vint seul ainsi (1521), ayant le premier des mortels fait le tour du monde.
Rien de plus grand. Le globe était sûr désormais de sa sphéricité. Celle merveille physique de l'eau uniformé- ment étendue sur une boule où elle adhère sans s'écar- ter, ce miracle était démontré. Le Pacifique enfin était connu, le grand et mystérieux laboratoire où, loin de nos yeux, la nature travaille profondément la vie, nous éla- bore des mondes, des continents nouveaux1.
Révélation d'immense portée, non matérielle seule- ment, mais morale, qui centuplait l'audace de l'homme et le lançait dans un autre voyage sur le libre océan des sciences, dans l'effort (téméraire, fécond) de faire le tour de l'infini.
DM HIVERNAGE DANS LEB OLAGEB
Michelct énumère les explorateurs qui ont essayé de parvenir au pfllc Nord el décrit les misères et les dangers de ces longs biver-
t. Grande] îles do l'Oiéinie, au I de corail qui émergent peu à peu nord-est deaîlos de la Sonde. I do l'océan Pacifique au nord de
S. Michèle t fait, allusion au* lies | l'Australie.
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BO I. MICHELE l'.
Le plus tentant pour l'homme, c'est l'inutile et l'im- possible. De toutes les entreprises maritimes, celle où il a mis le plus de persévérance, c'est la découverte d'un passage au nord de l'Amérique pour aller tout droit d'Europe en Asie. Le plus simple bon sens eût fait juger d'avance que, si ce passage existait, dans une latitude si froide, dans la zone hérissée des glaces, il ne servirait point, que personne n'y voudrait passer.
Notez que cette région n'a pas la platitude des côtes aibériques, où l'on glisse en traîneau. C'est une monta- gne de mille lieues horriblement accidentée, avec de pro- fondes coupures, des mers qui dégèlent un moment pour regeler, des corridors de glaces qui changent tous les ans, s'ouvrent et se referment sur vous. Il vient d'être trouvé, ce passage, par un homme qui, engagé très loin, et ne pouvant plus reculer, s'est jeté en avant et a passé (1853)'. On sait maintenant ce que c'est. Voilà les ima- ginations calmées, et personne n'en a plus envie.
Quand j'ai dit l'inutile, je l'ai dit pour le but qu'on s'était proposé, de créer une voie commerciale. — Mais, en suivant cette folie, on a trouvé maintes choses nulle- ment folles, très utiles pour la science, pour la géogra- phie, la météorologie, l'étude du magnétisme de la terre.
Ce qu'on trouva, ce fut la mort, la faim, des murs de glaces.
Cet échec n'y fit rien. Pendant plus de trois siècles, avec une persévérance étonnante, les explorateurs s'y acharnent. C'est une succession de martyrs. Cabot9, le premier, n'est sauvé que par la révolte de son équipage
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ANTHOLOGIE. 81
qui l'empêcha d'aller plus loin. Brentz meurt de froid, et Willoughbyde faim. Cortereal1 périt, corps et biens. Hud- sun- est jeté par les siens, sans vivres, sans voiles, dans une chaloupe, et Tonne sait ce qu'il devient. Behring3, en trouvant le détroit qui sépare l'Amérique de l'Asie, périt de fatigue, de froid, de misère, dans une île déserte. De nos jours, Franklin* est perdu dans les glaces; on ne le retrouve que mort, ayant eu, lui et les siens, la nécessité terrible d'en venir à la dernière ressource (de se man- ger les uns les autres) !
Tout ce qui peut décourager les hommes se trouve réuni dès l'entrée de ces navigations du Nord. Bien avant le cercle polaire, un froid brouillard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre de givre. Les cordages se roi- dissent ; les voiles s'immobilisent ; le pont est glissant de verglas; la manceuvre difficile. Les écueils mouvants qu'on a à craindre se distinguent à peine. Au haut du mat, dans sa logelto chargée de frimas, le veilleur (vraie sta- lactite vivante) signale, de moment en moment, l'ap- proche d'un nouvel ennemi, d'un blanc fantôme gigan- tesque, qui souvent a deux cents, trois cents pieds au-dessus de l'eau".
Hais cette procession lugubre qui annonce le monde des glaces, ce combat pour les éviter, donnent plutôt en- vie d'aller plus loin. Il y a dans l'inconnu du pôle je ne sais quel attrait d'horreur sublime, de souffrance hé- roïque. Ceux qui, sans tenter le passage, ont seulement été au Nord et contemplé le Spitzbcrg B, en gardent
1. Explorateur* du W uècle. trait de Behring en 1711.
B2 J. MICHELET.
l'esprit frappé. Cette masse de pics, de chaînes, de pré- cipices, qui porte à quatre mille cinq cents pieds son front de cristaux, est comme une apparition dans la sombre mer. Ses glaciers, sur les neiges mates, se déta- chent en vives lueurs, vertes, bleues, pourpres, en étin- celles, en pierreries, qui lui font un éblouissant diadème.
Pendant la nuit de plusieurs mois, l'aurore boréale éclate à chaque instant dans les splendeurs bizarres d'une illumination sinistre. Vastes et effrayants incendies qui remplissent tout l'horizon, éruption de jets magnifiques; un fantastique Etna1, inondant de lave illusoire la scène de l'éternel hiver.
Tout est prisme dans une atmosphère de particules glacées où l'air n'est que miroirs et petits cristaux. De là de surprenants mirages.
C'est le monde de l'illusion. Si vous aimez les songes, si, rêvant éveillé, vous vous plaisez à suivre la mobile improvisation et le jeu des nuages, allez au Nord, tout cela se retrouve réel, et non moins fugitif, dans la flotte des glaces mouvantes. Sur le chemin, elles donnent ce spectacle. Elles singent toutes les architectures. Voici du grec classique, des portiques et des colonnades. Des obé- lisques égyptiens apparaissent, des aiguilles qui pointent au ciel, appuyées d'aiguilles tombées. Puis voici venir des montagnes, Ossa sur Pélion3, la cité des Géants, qui, régularisée, vous donne des murs cyclopéens 3, des tables et dolmens druidiques. Dessous s'enfoncent des grottes sombres. Mais tout cela caduc ; tout, aux frissons du vent, ondule et croule. On n'y prend pas plaisir, parce que rien ne s'asseoit.
Grâce (Thessalie).
ANTHOLOGIE. 83
Il arrive parfois un incident terrible. A travers la grande flotte, qui majestueusement, lentement, descend du nord, vient brusquement du sud un géant de base profonde, qui, enfonçant de six, de sept cents pieds sous la mer, est violemment poussé par les courants d'en bas. Il écarte ou renverse tout ; il aborde, il arrive à la plaine de glaces; mais il n'est pas embarrassé. « La banquise fut brisée en une minute sur un espace de plusieurs milles. Elle craqua, tonna comme cent pièces de canon, ce fut comme un tremblement de terre. La montagne courut près de nous ; tout fut comble, entre elle et nous, de blocs brisés. Nous périssons; mais elle fila, rapide- ment emportée au nord-est. »
KANE AU POLE NORD
En mai 1853, un jeune marin, Elischa Kent Kane, qui n'avait pas trente ans, et qui déjà avait couru toute la terre, venait de lancer une idée, hasardée, mais très belle, qui piquait vivement l'ambition américaine. De même que Wilkes avait promis de découvrir un monde, Kane s'engageait à trouver une mer, une mer libre sous le pôle. Tandis que les Anglais, dans leur routine, cher- chaient d'est en ouest, Kane allait monter droit au nord, et prendre possession de ce bassin inexploré. Les ima- ginations furent saisies. Un armateur de New-Yorki M. Grinnell, donna généreusement deux vaisseaux. Les sociétés savantes aidèrent et tout le public.
Peu de voyages sont plus intéressants. On s'explique à merveille l'ascendant que le jeune Kane avait exercé.
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84 I. MICHELET.
Chaque ligne est marquée de sa force, de sa vivacité brillante, et d'un merveilleux en avant! Il sait tout, il est sûr de tout, ardent, mais positif. Il ne mollira pas, on le sent, devant les obstacles. Il ira loin, et aussi loin qu'on peut aller. Le combat est curieux entre un tel ca- ractère et l'impitoyable lenteur de la nature du Nord, remparts d'obstacles terribles. A peine est-il parti, qu'il est déjà pris de l'hiver, forcé d'hiverner six mois sous les glaces. Au printemps même, un froid de soixante- dix degrés! A l'approche du second hiver, au 28 août, il est abandonné; il ne lui reste que huit hommes sur dix-sept. Moins il a d'hommes et de ressources, plus il est âpre et dur, voulant, dit-il, se faire mieux res- pecter.
La fin est bien lugubre. Si cruelles sont les misères, que les uns meurent, les autres veulent retourner. Kane ne lâche pas prise : il a promis une mer, il faut qu'il en trouve une. Complots, désertions, trahisons, tout ajoute à l'horreur de la situation. Au troisième hivernage, sans vivres, sans chauffage, U serait mort si des Esquimaux1 ne l'eussent nourri de leur pèche : lui, il chassait pour eux. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, en- voyés en expédition, ont la bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin. Ils rapportent du moins qu'ils ont aperçu une grande étendue d'eau libre et non gelée, et autour, des oiseaux qui semblaient s'abriter dans ce cli- mat moins rude.
C'est tout ce qu'il fallait pour revenir. Kane, sauvé par les Esquimaux, qui n'abusèrent pas de leur nombre, ni de son extrême misère, leur laisse sou vaisseau dans les glaces.
1. Siuvigai qui hibitent les déserts du nord do l'Amérique (Groenland,
ANTHOLOGIE. 85
Faible, épuisé, il réussit encore, par un voyage de qua- tre-vingt-deux jours, à revenir au sud ; mais c'est pour y mourir. Ce jeune homme intrépide, qui approcha du pôle plus près qu'aucun mortel, mourant, emporta la couronne que les sociétés savantes de la France ont mise à son tombeau, le grand prix de géographie.
Dans ce récit, où il y a tant de choses terribles, il y en a une touchante. Elle donne la mesure des souffrances excessives d'un tel voyage : c'est la mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve, admirables; il avait des chiens esquimaux1; c'étaient ses compagnons plus qu'aucun homme. Dans ses longs hivernages, des nuits de tant de mois, ils veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les ténèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de ces bonnes bétes, qui venaient réchauffer ses mains. Les Terre-Neuve d'abord furent malades : il l'attribue à la privation de lumière; quand on leur montrait des lan- ternes, ils allaient mieux. Hais, peu à peu une mélancolie étrange les gagna, ils devinrent fous. Les chiens esqui- maux les suivirent : il n'y eut pas jusqu'à sa chienne Flora, la plus sage, la plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres et qui ne succombât. C'est le seul point, je crois, dans son âpre récit, où ce ferme cœur semble ému.
LA MONTAGNE
La Montagne est le dernier ouvrage d'histoire naturelle écrit par Micbelet (1869). II l'a préparé dans ses divers sé- jours en Suisse. Au printemps de 1867, il avait traversé la vallée du Rhône et la haute vallée du Rhin pour aller faire un séjour aux sources de l'Inn, dans l'Engadine. Dans ce livre, les Alpes tiennent la place la plus large ; mais on y re- trouve aussi le souvenir des Pyrénées et des Apennins.
La Montagne est divisée en deux parties. La première est consacrée à décrire les divers aspects de la montagne, les glaciers, les fleuves et les lacs; — les cols, les sources ther- nales, les soulèvements; les montagnes de glace des pôles, les volcans. — La deuxième est une revue de la nature animée qui vit dans la montagne, les prairies, les forêts, les plantes alpestres, les montagnards. La montagne, comme la mer, paraît à Hichelet la grande régénératrice où l'on devrait mener les enfants pour leur donner la vigueur du caractère et la hauteur des sentiments.
ATTRAIT ET PERIL, DE LA MONTAGNE
i admirons la beauté grandio
Le montagnard ne voit pas sa montagne comme nous. Il lui est fort attaché et il y revient toujours, mais l'appelle « le mauvais pays ». Les eaux blanchâtres et vitreuses de rapidité farouche qui s'échappent en bon- dissant, il les nomme * les eaux sauvages ». La noire
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forât de sapins, suspendue aux précipices, qui semble l'éternelle paix, elle est sa guerre, sa bataillé. Aux plus rudes mois de l'année, quand tout autre travail cesse, il attaque la forêt. Guerre dure, pleine de dangers. Ce n'est pas tout de couper ces arbres et de les précipiter, il faut diriger leur chute; il faut les reprendre en route, régler les terribles bonds qu'ils font au lit des torrents. Le vaincu est souvent fatal au vainqueur, l'arbre au bûcheron. La forêt a ses histoires lugubres d'orphelins, de veuves. Pour la femme et la famille, une terreur pleine de deuil repose sur ces hauteurs, dont les bois mêlés de neige se marquent au loin funèbrement par des taches de blanc et de noir.
Les glaciers étaient jadis un objet d'aversion ; on les regardait de travers. Ceux du mont Blanc s'appelaient en Savoie t les monts maudits ». La Suisse allemande, en ses vieilles légendes de paysans, met les damnés aux glaciers. C'est une espèce d'enfer. Malheur à la femme avare, au cœur dur pour son vieux père, qui, l'hiver, l'éloigné du feu! En punition, elle doit, avec un vilain chien noir, errer sans repos dans les glaces. Aux plus cruelles nuits d'hiver où chacun se serre au poêle, on voit là-haut la femme blanche, qui grelotte, qui tré- buche aux pointes aiguës des cristaux.
Dans la vallée diabolique, où, de minute en minute, tonne et brise l'avalanche du haut de la Jungfrau1, ce sont de damnés barons, de féroces chevaliers, qui doivent toujours, chaque nuit, l'un contre l'autre, fracasser leurs fronts de fer.-
La légende Scandinave9, de génie haut et terrible, a fantasquement exprimé les effrois de la montagne. Elle
1. Un de> «lus h»ul» sommet» des [ S. Des peuples de Norvège et da
Alpes bernoises (4,181 m.). \ Suide.
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88 J. MICHELET.
est pleine de Irésors, gardés par des gnomes affreux*, par un nain de force énorme. Au château des monts glacés trône une impitoyable vierge, qui, le front ceint de dia- mants, provoque tous les héros, en rit d'un rire plus cruel que les traits aigus de l'hiver. Ils montent, les im- prudents, ils arrivent au lit mortel, et restent là en- chaînés, faisant avec une épouse de cristal la noce éter- nelle.
De toutes les loteries furieuses qui troublent le cœur de l'homme, la plus noble, certainement, était ta chasse aux chamois. Le péril en était l'attrait; c'était la chasse à la montagne plus qu'à l'animai timide. On la prenait corps à corps en ses plus scabreuses horreurs, où elle a pour se défendre le réel et l'illusion, glaces, brumes, abîmes, crevasses, les tromperies de la distance, les mensonges de la perspective, la ronde effrénée du ver- tige. D'autant plus on s'y acharnait. Ces hommes, dans tout le reste avisés, prudents, déliraient. L'amour, en ses ravissements, n'avait rien qui approchât de l'épou- vantable plaisir de suivre la hêle aux abîmes, aux bords étroits, impossibles, où le malin petit cornu s'amuse à attirer le fou. Le gouffre, sous son œil hagard, tournoie. Tourne sur sa tête le vautour plein d'appétit. Voilà une jouissance!... Le père, l'autre année, fit le saut. C'est le tour du fils. Un d'eux, à peine marié à une fille qu'il aimait fort, n'en disait pas moins à Saussure a : < Mon- sieur, cela ne fait rien. Comme mon père y a péri, moi, il faut que j'y périsse, s En trois mois il tint parole.
Quelle attention l'hiver, lorsqu'au coin du feu le chasseur, l'autorité de la contrée, disait ce qu'il avait
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vu en rôdant autour des glaciers ! Quel frissonnement à l'entendre conter ce qu'il avait senti en regardant dans l'azur sinistre de la crevasse ! < Moi aussi, disait-il encore, j'ai vu de mes yeux, j'ai vu, sous des voûtes de 20, 30 pieds, parfois de 100 pieds de haut, des grolles tout é lin celantes de cristaux qui vont presque à (erre. Des cristaux ou des diamants. » Qui n'eut rêvé de ces récits ? combien palpitait le cœur du crédule Savoyard I f Oh ! qui eût pu monter là! c'était une fortune faite. Soixante années de misères, à porter ou ramonen, feraient moins. Un jour d'audace, un tour hardi suffisait... Quel mal de voler le diable ? C'est lui, ou ce sont ses fées qui gardent là leurs diamants, i
Pour qu'il eût la témérité de monter, de dépasser la limite où va le chamois, il fallait ces bruits de trésors, l'imagination ignorante qui confondait les stalactites avec le cristal de roche, cristal et diamant, que sais-je? On ne trouva pas tout cela, mais on trouva le mont Blanc.
L'AMPHITHÉÂTRE DES FORETS
Michèle! décrit successivement les arbres qui couvrent les pentes des hautes montagnes, en commentant par le bas.
L'amphithéâtre des montagnes, à son premier gradin, a les grands châtaigniers. Ils font à la foret une entrée vénérable.
Ce sont des patriarches, dans un esprit grand de famille. Moins ambitieux que fécond, s'il ne porte pas haut la tête, l'arbre central, fort large, rejette de toutes parts cinq ou six châtaigniers. Postérité heureuse qui le rassure sur les blessures, les perles qu'il subit. Toute
1. Les montagnards de Savoie vonl «ouvenl (agner leur ïie connus porte-
90 J. MICHELET.
creuse qu'elle peut être, cette tige originaire verdoie, joyeuse de se voir ces enfants. Ceux-ci lui tiennent fort, si fort que souvent ils se soudent, restent mêlés avec elle et entre eux. Il en résulte un être étrange, parfois prodigieux, que vous trouverez un monstre. Et point du tout, c'est excès de nature, de mutuel attachement. Les jeunes n'ont pas pu s'arracher de la bonne mère qui longtemps s'épuisa pour eux.
Le châtaignier veut de l'air, de l'espace. Il se plaît dans les éclaircies. Ses feuilles, si vertes de vie, étendues comme une main, sont de forme (ce semble) parlante. Ces belles mains, autant qu'elles peuvent, cherchent la lumière, s'y étalent, s'en imbibent avidement. Mais, quoi- que superposées dans l'abondant feuillage, elles s'ar- rangent pour ne pas trop se nuire entre elles, ne pas se faire ombreuse voler le soleil. Il chérit le granit, le sable desgrès dont il sent aux racines le chaud rayonnement. Il ne craint pas la lave. Il la prend tiède encore, plonge en ses noires entrailles. De ses scories luisantes, il se fait autour un foyer qui lui réverbère la chaleur. Sur nos volcans éteints d'Auvergne1, il se loge au cratère et jus- qu'en leur bouche béante, la pare de sa verte jeunesse.
Il aime les volcans, il aime les ruines. Près de Chia- venna *, au fond de sa chaude vallée, un bois de châtai- gniers s'est emparé de l'effroyable éboulement du Monte Conto. Sur les 60 pieds de débris qui couvrent aujour- d'hui le village de Pleurs3, ils se sont établis, verdoient.
La vraie forêt touffue ne commence vraiment que plus haut par le hêtre. Si son feuillage épais fait de trop
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fortes ombres, en revanche, il est gai, riant, dit qu'on peut se fier, pénétrer sous ses voûtes, monter avec lui les grands monts. On le trouve partout, de l'Apennin à la Norwège. Ce fagus de Virgile, qui ombragea Tityre1, vous le retrouverez dans le Nord; il n'est nulle part plus grand, plus gai, qu'aux brumeuses lies du Danemark, au pays d'Hamlet*. C'est l'enfant de l'Europe, le mieux équilibré des arbres. Il accepte tous nos climats.
Fournissant tant de feuilles, il est bien forcé d'être avide. De tous côtés il cherche, étendant ses racines en quête de nourriture. Et pourtant il n'est pas trop tyran pour les autres arbres. Il souffre le frêne aux torrents, dont la vapeur nourrit aussi son autre frère, le beau tilleul. Dans le sable, c'est le bouleau, le tremble, tou- jours en mouvement, dont le pâle feuillage nuance de sa mélancolie l'uniforme gaieté du hêtre.
Il sourit aux forêts. 11 sourit au foyer; il y flambe et pétille, il y fait la braise cerise. C'est du hêtre que vient l'orgueil du paysan, sa rustique chaussure, ses sabots magnifiques, sujet inspirateur d'un des plus beaux chants du Midi.
Le hêtre a contre lui sa richesse de feuilles. Si ombreux, il exclut le jour el ne pare point la terre. Sous lui, peu de plantes, de fleurs. La fougère, la blanche spirée, presque seules, se résignent à cette humidité. Il en souffre lui-même. Son ombre se fait ombre, dense, multipliée, obscurcie, cherchant incessamment le jour. Au contournement de ses branches, on voit bien leur effort vers l'air et la lumière. On voit qu'il veut, aspire. Son allure semblerait celle d'une personne en mouvement.
l,Vir«;ile,dansunede sesÉglogiiea, ■ S. Bualel, fils d'un roi do Daoe- ■epréiente lo berger Titvro couché mark, célèbre par II tragédie de mus un hêtre [eu latin fagai). I Shakespeare.
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M J. M1CHELET.
C'est ce qui fait sans doute que, sensible et prenable au froid, il se hasarde cependant, monte, afin de respirer mieux. De là mainte et mainte aventure. L'austère et fière montagne, en ses caprices de rigueur, réprime les audaces du hêtre qui se permet d'aller trop haut. Quoi- qu'il attende en mai pour hasarder sa feuille, il a souvent de rudes coups.
Plus bas le châtaignier, plus haut les résineux ont des chances meilleures, une espèce d'immortalité. Le châ- taignier qui se refait sans cesse et tout autour par ses enfants, qui subsiste mêlé avec eux dans leur jeune vie, n'a aucune raison de mourir. Les sapins et les pins, contre le froid, le vent et ses insultes, ont la garantie de leur résine qui les garde, les tient fermés. Leur vie éco- nomique dure indéfiniment, s'épanchant peu, ne donnant guère en feuilles (le sapin les garde dix ans). Le hêtre est très prodigue. Jetant chaque printemps un océan de feuilles, il verse la vie sans compter. Aux malheurs, aux blessures, il n'oppose que cette vie, forte dans son écorce, qui guérit aisément; jeune toujours et gaie contre le sort.
La forte vie de la montagne, sa robuste existence en ses larges ceintures, tient à l'amitié de deux arbres fort différents, mais sociables, le hêtre vert, le noir sapin. Le hêtre rit, le sapin pleure, n'importe. Ils vont ensemble dans les mêmes hauteurs. Parfois on les trouve mêlés, mais plus souvent voisins. Ils se partagent le domaine. Le hêtre est au flanc du midi, le sapin vers le nord, aux pentes sans soleil, plongeant jusqu'en la vallée basse, humide, lugubre de brouillards.
C'est le grand sapin blanc géant de double deuil, blanc en dedans, noir en dehors. Ses longues et fortes branches sur leurs longs peignes sombres, portent la neige, et si
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ANTHOLOGIE. 93
le poids les plie, les fait gémir dans sa noble douleur, H n'en est que plus solennel.
Est-ce un fantôme immense?, on le croirait à certaine heure. Parfois hérissé de cristaux, il semble un oiseau redoutable qui ouvre de menaçantes ailes. Aui contrées du Midi, on le trouve funèbre. Mais dans le Nord, on l'aime. Des bords de la Baltique, des sables de la Prusse aux déserts sibériques, il est l'abri puissant et la conso- lation. Baissant ses branches jusqu'à terre, mystérieux dans sa nuit protectrice, il est réellement la maison vénérable de bien des existences, qui ne dureraient pas sous le ciel. En ces climats sévères, combien mourraient sans lui ! Muet comme la tombe, uniforme, infini, se res- semblant toujours, îl cache d'autant mieux le misérable errant. Sûr entre ses bras noirs, ainsi que l'écu- reuil, l'homme ira 700 lieues de sapin en sapin. Celui-ci, qui regarde au Sud et y tourne ses branches, guide le fugitif et lui sert de boussole. Que de fois il couvrit, conduisit, sauva l'exilé!
i/BNMinms
u qui suit est la description d'une des plus hautes val- lées des Alpes. L'Engadine, qui dépend du canton des Grisons à l'est de la Suisse, est a une altitude de 1,500 à 3,000 mètres ; elle est arrosée par l'Ion, qui enlre ensuite en Tyrol.
L'Engadîne est le lieu le plus haut de l'Europe, si haut qu'il voit sous lui, non seulement l'Italie (Cbîavenna, Como<), mais le Tyrol» lui-même, déjà si élevé. Décent lacs et trois cents glaciers, il donne des eaux de tous co-
l.Nom Italien de CAm-, ville de I S. Province de l'empire d'Autriche,
U 1. MICHELET.
tés, grossit le Rhin, l'Adda', mais surtout verse l'Inn, qui, baptisé bientôt du grand nom de Danube *, par sept cents lieues de cours, va se jeter dans la mer Noire. L'Engadine, traversée par les vents du nord et du midi, subit leurs violents caprices. Le vent d'est, qui vaut bien le nord, lui siffle du côté des glaciers de la Bernina3. Elle n'est, ce me semble, gardée que vers l'ouest.
Pour bien mesurer sa hauteur, il faut venir par l'Ita- lie, remonter les cours d'eau de Como à Chiavenna *, entre leschàtaigniers,lesvignes,etdeChiavennaàVico-Soprano. Là on se trouve au pied de l'énorme escalier si rapide de la Maloya6, tournoyant sur lui-même à travers les sa- pins. Et, quand ceux-ci finissent, il faut monter encore Enfin on atteint le sommet sinistre, désolé et battu d'un vent éternel. On regarde en arrière, et l'on voitd'uncoup d'œil toute cette échelle de Jacob *.
En venant au contraire par le col de Julier ', comme on descend un peu, on ne soupçonne pas que la descente est elle-même une haute montagne. Sylva-Plana*, agréable village, de propreté extrême, de maisons blanches et riches d'apparence, vous reçoit et vous ouvre le pays fa- vorablement. Trois petits lacs très verts, encadrés de mé- lèzes et réfléchissant leur image, semblaient gais au so- leil, malgré le sérieux des sommets qui dominent. Ces lacs, traversés d'eaux courantes, sont fort nets et pro- mettent de la salubrité. L'ensemble n'est pas grand pour un paysage des Alpes, mais d'une heureuse proportion.
1. Affluent du Po. t. Massif de montagne que tra*erae
t. L'Inn apporte plus d'eau que le une route en lacet». Danube. 6. La Genèse raconte que Jacob
(*,03i ni.). 7. Du t6té du nurd-miesl.
i. Sur ta Héra. au nord du lac de 8. Dn des plua gros ïillajoi de
Corne. l'BnfadiiM.
ANTHOLOGIE. 95
Au premier point de vue central, les bains de Saint-Mo- ritz', spacieux et bien soleillés, nous souriaient. Lui-même, Saint-Moritz, un bourg assez peuplé, quia quelques bou- tiques, quelques petits marchands, est à mi-côte vers le pied du Julier. Il domine et partage à peu près la vallée. Avant lui, après lui, on a les deux coups d'œil sur les lacs successifs, leurs prairies, leurs forêts.
Le mélèze est de ce vert clair dont on peint les jouets d'enfants. Il a une gaieté relative. On est toujours un peu surpris de trouver dans les lieux où le sapin, l'épi- céa3 robuste ne peuvent plus vivre, ce vert tendre, cet air de jeunesse d'un arbre qui change de feuilles tous les ans. Mais la grande surprise, ce fut de voir sous son ombre légère, les plus rares (leurs des hautes Alpes, communes ici, tout comme ailleurs est la pâquerette aux prairies. La superbe anémone jaune, tant poursuivie des botanistes, achetée à tout prix des ascensions les plus pé- nibles, abondait et surabondait sous la roue presque des voitures. Ces merveilleuses fleurs, sur une penle tournée au levant, étaient moins éclairées déjà à cette heure de l'après-midi (cinq ou six heures du soir). Elles ne de- vaient rien aux effets du soleil, n'étaient belles que de leur beauté. Mystérieuses sous cette ombre, inclinées vers la route, elles semblaient des yeux, de grands yeux qui nous regardaient.
Frappante apparition. Cette flore singulière, exquise, que nul or ne payerait, qui ne descend jamais de nos jardins, se trouvait toute seule en ces lieux très sévères où tant de plantes communes ne peuvent venir. Après Saint-Moritz, la vallée élargie et d'une certaine gran- deur, est étonnamment sérieuse. Le long des lacs, deux
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96 J. MICHELET.
ou (rois beaux villages se succèdent à l'horizon, et rien entre eux que la prairie déserte. Point de maisons sur le chemin. Nulle culture et nulle industrie. Un noble et grand silence, tel qu'on l'a sur les hauts sommets, au Ri- ghi ' par exemple. Maïs (différence capitale) au Righi on voit tous les géants des Alpes sur sa prairie déserte, on a à qui parler; on salue Silberhorn ou la Jungfrau. Ici, la vue est recueillie, quoique belle et spacieuse. Le grand groupe de la Bernina avec tant de glaciers, de sources, est assez près, mais on ne le voit guère qu'à de rares échappées. Généralement ce groupe est retiré der- rière certains rideaux de montagnes secondaires. Il est énorme, et on le cherche, on ne sait où le trouver.
Déjà Celerina, plus bas que Saint-Moritz et tout à fait en plaine, était dans l'ombre et dans l'humidité du soir qui s'élève de ces eaux nombreuses.
Samaden, un peu plus peuplé (de quatre cents mai- sons, je crois), a la poste centrale, les tribunaux et les écoles. C'est comme un chef-lieu pour la haute Enga- dine. Tout est très bien bâti. Nombre de maisons hono- rables ont au dehors de somptueux perrons avec de belles rampes en fer et en cuivre, de jolies grilles (souvent de l'autre siècle). On dirait des hôtels.
Vers quatre heures du matin, je me levai sans bruit et j'allai un moment, à travers mes vitres humides, re- garder la contrée. Entre des hauteurs modérées, boisées fort inégalement et diversement éclairées, la vallée, ses prairies et petits lacs étaient sous la basse vapeur qui se traîne, rampe à quelques pieds. Le tout, mélancolique. d'un sérieux mystère. C'était, ce n'était pas l'été. Peu à peu le soleil monta, et je vis bien la position de Samaden,
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au point central où se croisent les routes, la principale qui suit les lacs, de la Maloya an Tyrol, et l'autre trans- versale, que je voyais monter vers Pontrésina, s'appuyant a sa droite aux montagnes de la Bernina. Un petit com- merce s'y fait, grains allemands et vins d'Italie.
Etablis à Pontrésina, sur la route de Bernina, dans la vue du Roseg, admirable glacier qui est tout près, ayant sous nos pieds la rencontre des torrents qui s'unissent là, nous sortîmes avant le soir vers quatre heures de l'après- midi. Il Taisait un vent frais (non froid) d'ouest, et du haut du Jul ier un rayon du couchant le tempérait. Je fus frappé d'une chose. On travaillait à couvrir de petites planches les parapets du pont pour que la brusque al- ternative des gels et des dégels n'en fit éclater la ma- çonnerie. Cela me fit songer. Je sentis la terreur de ce profond hiver qui gèle à iO, fait un rocher des lacs. Cela est sibérien. Et ce qui'ne l'est pas, ce qui est encore pis, c'est que par moments le soleil se souvient tout à coup de l'Italie voisine. D'un rayon aigu et tranchant, coupant comme une hache, il fond sur cette terre glacée, l'end, fait tout craquer, rase et brûle.
Le haut pays a trois mille âmes. Mais, sans l'émigration et ses prolits, il n'aurait pu, je crois, être habité. On ne peut compter sur rien. Non seulement la neige dure sept mois, mais elle revient souvent l'été à l'imprévu. Le seigle est trop aventuré. On essaye un peu d'orge. Moi- même j'en ai vu dans un pli au midi, fort abrité, mais c'est chose rare et incertaine. Le foin est coupé à la main plus qu'à la faux. Il est très court, mais en revanchi exquis et d'une odeur sucrée (bien naturelle, se compo- sant de fleurs). De là un bon laitage, peu abondant. Le beurre et le fromage ne suffisent pas, on en achète ail- leurs.
98 J. HICHELET.
Un peu de travail dans le bois, et un peu de roulage, "■-'est tout ce qu'on peut faire. L'émigration y est la loi, la
atalité du pays.
UNE HERBORISATION SUR I-A HKRNINA
La passage suivant, écrit en entier par madame Michelet, est la description d'une promenade faite par elle sur une montagne de l'Engadinc et des fleurs qu'on rencontre près du sommet.
Le proverbe de l'Engadine : c Neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer, » étonne quelque peu l'étranger. La cha- leur, l'été même, à une telle hauteur, ne peut être acca- blante. Pour celte année, la saison était froide. On fai- sait du feu en juillet.
« Chaque matin pourtant, quelles que fussent les dou- ceurs du poêle et le froid du dehors, je m'arrachais et je partais. La tentation était trop grande de se trouver si près des trésors de la botanique. Déjà à 6,000 pieds ', il suffit d'en monter 2,000, et l'on se voit sans effort en pos- session de la plus haute flore Alpine.
« L'Engadinea encore des retraites ignorées, perdues, de sauvages vallées, dont les seuls visiteurs sont le vent, le soleil, et que l'on pourrait croire le royaume secret des esprits. C'est ce que je cherchais. Il m'eût fallu un lieu, un horizon où nul n'aurait posé le regard.
« Si quelqu'un connaît de tels lieux, c'est un seul homme, Colani, à coup sûr, fils du fameux chasseur, qui lui-même sur ses vieux jours s'est fait chasseur de plantes. Chaque fleur est à lui d'avance. Il la prend à heure juste. Il sait à son foyer le moment où telle herbe va fleurir sur telle pente inconnue de la Bernina.
1. Un peu moins de 2*000 mètre s.
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ANTHOLOGIE. S9
< Lui-même il avait hâte de revoir les hauts lieux qu'en cette année tardive la neige quittait à peine. Il était plus pressé que moi de se remettre en possession de la montagne. Le temps était sévère. Le vent change sans cesse dans ces régions élevées. Il tourne plusieurs fois par jour. Mous avions, en été, les bourrasques d'un froid printemps. Il gelait chaque nuit. Et la veille de notre dé- part, le soleil se coucha (très mauvais signe) derrière un noir chaos, mobile et fantastique. Colanî n'augurait rien de bon, mais il ne disait rien. Dans ses dents seule- ment, il murmurait des noms de plantes et de fleurs in- connues.
c Je me lève à quatre heures. Je suis prête avant six. Le ciel est sombre. Le vent âpre balaye la neige qui com- mence à tomber. N'importe, nous partons. Dans un petit char de montagne, tout ouvert par-devant, immobile, je reçois la bise, aiguisée et subtile, qui entre, s'insinue, comme en fines pointes d'acier.
c A ma droite, j'avais les massifs de la Bernina. A tra- vers les aroles1 frémissants, j'en voyais les blanches cii A gauche, plus tristes encore, se dressaient des montagnes nues, qui n'ont pas même de neige, et semblent inhospi- talières. Nous avancions peu, retardés par le vent qui nous venait d'en face. Les rares passants de la route, qui, ce jour de dimanche, allaient au prêche, s'étonnaient de voir * une dame pâle » s'en aller par un temps si dur.
« Nous arrivons à une auberge, qui, comme l'hôtel de Samaden, s'appelle l'hôtel de Bernina. C'est de là, et non de plus près qu'on a tout l'effet de celle imposante chaîne. Les glaciers se voient en dessus; ils vous montrent à nu, sur plusieurs points, leurs vives arêtes d'émeraude*. Ils
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100 I. MICHELET.
viennent sur tous; vous en sentez la lourdeur écrasante.
On est transi rien qu'à les regarder.
« Dans ce jour de morue tristesse, rien de plus gran- diose que de voir. un à un tous ces géants. Leur lugubre issemblée se détachait en blancs fantômes sur le ciel gris. Un seul point noir, le pic de Bernina, se projetait en cime aiguë. De chaque côté de la route, d'anciens glaciers avaient déposé leurs décombres. On passait au milieu des morts.
* Malgré juillet, l'hôtel ressemblait à ces lieux de re- fuge créés pour les tourmentes d'hiver. Personne pour nous recevoir, toutes les portes fermées, les grands poêles allumés dans l'intérieur, et je ne sais quelle sourdine mise à la vie. — L'hôtesse me prit en pitié, me plongea sous les couvertures. Nous entrâmes dans la vallée.
« La, comme frappés du doigt d'une méchante fée, les arbres cessent subitement. Le paysage perd tout hori- zon; il se resserre de plus en plus entre deux hautes mon- tagnes. La vallée est plutôt un étroit corridor qui monte au col de la Stretla. Le sentier, cahoteux, chemine péni- blement. Au-dessous, bien plus bas, coule un torrent grisâtre. Les chars ne s'aventurent pas plus loin. Nous avions pris, a Bernina, le chariot rustique des faneurs. Un champ de neige nous arrêta. Je le traversai avec une joie d'enfant craintive et hardie.
* Quel contraste entre la terre et le ciel ! Du ciel fa- rouche nous venait le grand hiver. Le grésil avait rem- placé la neige. Unvent violent sifflait, nous cinglait le vi- sage. Tout s'assombrissait sur nos têtes. — A nos pieds, au bord du champ de neige, l'image la plus aimable de la vie. L'incomparable anémone printanière se penchait dans son idéale toilette d'un lilas pâle. Son heure était déjà passée. Elle s'était comme endormie dans le rêve
ANTHOLOGIE. 101
d'un beau moment. De blondes et longues soies, douces, légères, électriques, retombaient sur elle, enveloppaient sa maternité. — Je saluai dans celte première apparition ieïalpe*, une âme douce et charmanle qui me faisait Dieu visible dans un lieu désolé.
i Le monde peu à peu se fermait derrière nous, le dé- sert commençait. Partout la solitude est imposante; mais combien plus au seuil de la nature morte, si près de ces glaces éternelles !
« Mon guide, de son jarret nerveux, me devançait; il avait trop pratiqué la montagne pour rien éprouver du trouble d'une âme neuve. Aussi ardent à la chasse aux plantes qu'à la chasse du chamois, on eût pu voir de fauves lueurs passer dans ses yeux. 11 avait des rires en lui-même et quelque chose du Faune* à chaque capture. Ces fleurs, c'était une proie.
« Malgré ce ciel si triste et ce froid noir, ennemi de la vie, elles embaumaient l'air. La daphné, avec une teinte analogue au lilas, en rappelle l'odeur, la suavité péné- trante. Près d'elle, l'orchis vanille détachait de l'herbe pâle la sombre pourpre de son épi. Nul parfum plus fidèle. Même au fond d'un herbier, couché et enterré, il donne un souvenir de son Sine odorante qui semble ai- mer encore.
c La grande gentiane bleue déjà défleurissait, avait fermé son urne. Sur la prairie régnait la gentiane de Ba- vière, brillante, éblouissante. Son étoile d'azur intense tremblait et scintillait. C'était toute la joie du désert en ce jour sombre. Elle me rendait le ciel absent, un ciel approfondi, doublé.
1. On appelle alpt Ici pllnragea I que ; on le représentait ■•ec une S-
10! J. HICHELET.
c Le lieu est fort sévère. Je n'y trouvai point la linnée qui cherche l'abri de Parole. Fille des bois, sous leur ombre, elle habille la roche de ses traînes ondoyantes, de ses clochettes rose pâle, légères, qui tremblent au moindre vent. Même des fleurs qu'on trouve au Julier, au Splugen' (myosotis et' pédiculaire rose), je ne les voyais pas ici. Les pentes y sont rapides et n'ont pas les tour- bières qui avivent ces fleurs de leurs eaux fermentées.
« Celles-ci font face à leur sort par divers moyens de prudence. Les gentianes s'ouvrent, se ferment à propos, mesurent leurs tiges au froid, à la tourmente et souvent les abrègent. La campanule en thyrse, au lieu d'égrainer ses clochettes au vent, les serre autour d'elle en épi, s'en fait un essaim d'alvéoles. Chez d'autres, les feuilles grou- pées à la naissance de la tige en collerette, restent près de la terre. Nourrices et pourvoyeuses, elles en ont lasagesse. Leur nourrisson, la fleur, seule, au beau jour, s'élance d'un jet vers la lumière, la boit avidement et en meurt.
c Cet âpre Heu est pourtant un refuge. Roulée par l'ava- lanche, souvent la petite émigrante des hauts sommets y tombe et croit y trouver plus d'abri. Elle s'arrange, elle s'oriente, selon qu'il lui faut l'eau, la chaleur, la lumière. Hais le froid n'y est guère moins rude. L'hiver l'y suit (même en juillet). Pauvre petite fridouline, qui n'a fait le voyage que pour manquer encore sa destinée!...
« Nombre de fleurs hâtives avaient déjà péri, frappées du vent cruel, plus aigu aux lieux étroits que sur les sommets même. La pâle soldanelle, qu'il fouettait sans relâche, livrait à ce génie sauvage sa flexibilité, sa dou- ceur résignée à ces rigueurs du sort.
« Cependant Colani m'avait tout à fait oubliée. 11 était
t. Soinmota des Alpes çrleei. La I gorje du Splujen est inversée à \
ANTHOLOGIE. 103
loin, perdu dans le labyrinthe des roches éboulées. J'étais seule, bien seule; j'avais ce que j'avais cherché, les tristesses de la montagne. Hais je n'en prévoyais pas le lugubre silence. Dans le clair obscur blafard du ciel neigeux rien ne bougeait. Pas un oiseau au ciel, pas un moucheron pour animer l'espace. Un sifflet me fit tres- saillir (c'était une marmotte surprise), et après, le désert n'en fut pas plus muet. Point de ruisseau, point d'eaux qui murmurassent. Le torrent coulait bas et loin. L'air seul, tourmenté, gémissait, ou par moment criait, écla- tait en sinistres plaintes.
« Je n'avais point d'effroi, mais la sensation d'une âme entière, qui, seule avec soi-même, traverse l'infini, en re- tournant à Dieu. »
LES VOLCANS DE JAVA
Après les montagnes de glace, Michèle! décrit les montagnes de feu, les volcans ; il prend pour types ceux de Java, une des plus grandes îles de la Sonde.
Java est à deux faces. Au midi, c'est l'Océanie déjà, un souffle pur, et les rochers vivants des polypes, des madré- pores». Au nord, c'est encore l'Inde en ce qu'elle a de plus malsain; une notre terre d'alluvion y fermente du mortel travail de la nature sur elle-même, composition et décomposition. Il a fallu abandonner la riche ville de Ban tara*. Ce n'est plus que ruines. La superbe Batavia 3
t. Une partie de> tlei de l'Oeéa- i 3. Sur ta côto nord de Java; t'en
Ole reposent sur des rochera de là que les Hollandais s'étaient ota-
corail formés des débris de petits blis d'abord,
animalcules marina accumulés pen- 3. Capitale des possessions bol-
Jigitizedb, GoOgk
104 J. MICHELET.
esl un triomphant cimetière. En trente années de l'autre siècle (1 730-1 752'), elle a mangé un million d'hommes, soixante mille en une année (1750). Moins terrible aujourd'hui, elle est un peu purifiée.
Des animaux de l'ancien monde oubliés là, ce semble, ont un aspect funèbre. Le soir, des chauves-souris, énormes et velues qu'on ne voit pas ailleurs. Le jour, à midi même, ne craint pas de paraître ce revenant des époques lointaines où le serpent avait des aile;, l'étrange Dragon volant. Nombre d'animaux noirs accordent leur couleur avec le noir basalte ' qui porte les montagnes. Noir est le tigreaussi, ce destructeur terribiequi, en 1830 encore, mangeait par année trois cents hommes.
Sur ces terreurs d'en bas plane et triomphe la sublime terreur des volcans. Ils ont l'air d'être des personnes. Les anciens habitants voulaient les apaiser. On leur faisait des temples. (On en voit quatre cents en ruine sur un seul rocher.) Ils avaient des autels, ils avaient des statues. La peur avait fait l'art. Les sculptures qui subsis- tent témoignent de l'effroi des Malais a, de leur adresse aussi et de leur ingénieuse main.
Ces géants de feu différent tous. Ils ont des noms à part. Tels sont des dieux indiens, des héros du Ramayana*. Tel se fait jour dans un désert étrange, incrusté par les sources, il en perce les durs cristaux. Tel bouillonne en eaux sulfureuses qui, même refroidies dans de petilsétangs, ont toujours la fièvre et frissonnent. L'un verse un lacde lait, de blancheur fantasmagorique. — Ailleurs, c'est toujours une contrée criblée de grosses sources salées, dont la plus grosse joue et danse, en grondant, tonnant, dessous. Elle joue à la balle avec des
1. Roche volcanique noire. I 3. Grand poème hindou écrit en
S. Voir page 77, noie 3. [ unacrit.
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ANTHOLOGIE. 105
pelotes de terre énormes, des boules de 20 pieds, qui crèvent, éclatent, lancent la terre de tous cotés. — L'Ar- jouna, le Rao, roulent avec la fumée des flots acres, bouillants. L'Idjen*, un beau matin, s'éveillant, verse une rivière.
Voilà de leurs caprices, et chacun a le sien. Mais en dessous, ils sont moins à part qu'il ne semble. Parfois quand l'un s'allume, un autre aussi prend feu, et non pas le plus proche, mais à grande distance. Qu'un tremble- ment de terre ait lieu ici, souvent là-bas un volean éloi- gné s'éteint comme ferait une bougie que l'on a soufflée.
Une de leurs singularités les plus originales, c'est que tous ils sont cannelés. Assis sur les basaltes antiques qui semblent la base de l'Ile, Us aiment la forme basaltique. Leurs rayons, leurs profonds sillons, imitent grossière- ment la noble architecture de ces noirs aînés de la terre, les cotonnades de Staffa, de Fingak
La double chaîne qui fait comme l'épine du dos de Java, offre des vallées intérieures, concentrées, abritées. Ses nombreuses vallées latérales, en sens inverse, varient l'exposition. La diversité des terrains fait celle de la végétation. En bas, un sol madréporique3, naguère vivant. Plus haut, la base granitique, et les fécondes ruines, les chauds décombres des volcans. Le tout dans une vaste échelle qui, de la mer aux monts, offre six climats diffé- rents, depuis la flore marine et la flore de marais jusqu'à la flore des Alpes. Superbe amphithéâtre, riche et plein à chaque degré, portant les plantes dominantes et les plantes de transition qui conduisent d'un degré à l'autre, si bien que, sans lacune, sans brusque saut, on monte,
1. Volcans de Java. I 3. Forma de débria de madrépore».
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10H J. .MICHELE1]'.
el l'on ne peut tracer entre les sis climats aucune limite rigoureuse.
Au bas, regardant l'Inde et la chaudière bouillante, le manglier1 concentre les vapeurs. Mais, vers l'Océanie et le monde aux cent lies, le cocotier s'élève, le pied dans le flot vert, légèrement se balance au vent frais.
Le palmier compte peu. Au-dessus du bambou el des arbres à gomme, Java a sa noble ceinture, sa forêt java- naise. C'est uniformément le teck, le premier bois du monde, chêne des chênes, l'indestructible teck. C'est un géant platane, le superbe liquidambar.
LA MORT DE LA MONTAGNE.
Michèle! décrit ici la destruction lente des montagnes par l'action des eaux.
Entre tous les chemins, je préfère les grandes voies historiques où l'humanité a passé. Pour entrer, par exemple, en Italie,' j'aime mieux les antiques passages, graduels, légitimes, le mont Cenis *, le Saint-Gothard 3, que le saut violent du Simplon *. De même, allant vers l'Engadine, je pris le chemin ordinaire, le Julier. J'a- journai l'autre route, la merveilleuse voie du Sphliigha*, voie italienne qui m'aurait ébloui, m'eût fait perdre de vue ce qui m'intéressait, l'opposition de la Suisse aux Grisons, l'originalité spéciale du pays où j'entrais.
Le chemin du Julier peut se traverser en tout temps;
1. Arbre des pays chauds qui |
sont aujourd'hui long deux |
pousse duos las terres marécageuses. |
|
2. Montagne dos Alpes eolre la |
*. Dans le Valais (3.518 m.) |
Savoie et le Piémont (3,493 m.). |
5. Le Julier barde l'Enfad |
3. Au sud de 11 Sois»» (3,4*6 m.). |
nord-ouest, le Splugen au s |
Le Mont Cenia et le Sainl-Golbard |
coté de l'Hall*. |
ANTHOLOGIE.
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de là la préférence qu'on eut toujours pour lui. Bien plus ancien que Jules César, il fut nommé ainsi, dit- on, du nom d'un dieu des Celtes* qui, an point le plus haut, ont posé deux menhirs9. Qu'on y trouve des monnaies ro- maines, cela dit seulement qu'après les Celtes les Ro- mains occupèrent ce Heu et y firent la voie régulière.
Pendant le moyen âge, croisés, marchands ou pèlerins, tous suivaient ce chemin, très désert pour les gens du Rhin, de la Souabe3, qui allaient à Venise, la grande porte de l'Orient1, vers la Grèce ou l'Egypte, Chypre, Jérusalem,
Peu après le célèbre lieu où les trois Ligues Grises (en 1471) jurèrent leur union", le paysage a pris de l'in- térêt, de la grandeur. On a toujours en bas, à gauche ou à droite, un beau torrent, fougueux et écnmeux, qui va par bonds, par brusques chutes, parfois vous donne le vertige des profonds abîmes où il plonge. 1) est visi- blement très pur, très finement teinté de vert d'eau. Grand contraste avec le Rhin sombre, presque ardoise qu'on a vu naguère, le Rhin gris de Baie on Strasbourg. Eh bien ! ce torrent pur, c'est cependant le Rhin, avant les noirs mélanges qu'il subira plus bas. Comment pour- tant est-il si clair, emportant, comme il fait, tant de dé- bris, perçant violemment son chemin entre les calcaires ruinés? j'ai peine à le comprendre. Je le voyais courir sous des pentes, demi-démolies, effroyables de dégrada- tion, qui ne tenaient à rien. Je frémis en voyant quatre petites chèvres, d'une étonnante adresse, qui, avec une
1. Les |
peuple! celtique |
Ica pa,» du |
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Italie du Nord. |
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2. Me |
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ord de la Suiaie.
e Venlae que partait ilrea pour l'Orient.
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108 S. MICHELET.
grâce hasardeuse et légère, se risquaient, descen- daient ces terres croulantes, arrivaient, par un saut parfois, sur un point verl. Un tel danger pour un brin d'herbe !
Le Rhin ici est italien. L'allemand a cessé. Le sonore italien, mêlé au vieux romanche1, s'entend seul ; la mon- tée sauvage, sans prairie désormais, sans arbres, s'égaye, s'éclaire, si j'ose dire, de cette belle langue de lumière. Elle allait bien aussi avec les fines fleurs, l'exquise et sobre flore alpine qui commençait. De très jolis enfants, aux noirs yeux italiens, nous jetaient ces mots et ces fleurs.
Mais peu à peu tout cesse, plus d'enfants, et plus d'herbes. Rien que pierres. Grand silence. Par le plus beau juillet, le plus brillant soleil, la route était lugubre. Le cirque de Julier, où elle passe, est un vaste théâtre de ruine et de démolition.
Déjà sur toute cette route, une idée me venait, me re- venait souvent : la mort de la montagne. Des forêts maladives soutenaient mal les terres. Des taillis clair- semés, faibles débris des forêts disparues, plus haut tâ- chaient en vain de retarder les chutes. De vastes lapiaz9 (Hs appellent ainsi ces lieux dévastés, ravinés) laissaient aller, pleuvaient la pierre, la terre. Si l'avalanche de neige n'est pas à craindre sur cette route, celle de terre et de poussière, de débris émietlés, menace. On passe des abris de poutres, qui reçoivent les démolitions, les écoulent par-dessous la route. C'est plus funèbre que les neiges.
Ces lapiaz, communs aux Alpes et au Jura, dans leur
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surface décharnée, ont souvent des figures bizarrement régulières. Les calcaires cristallins laissent en disparais- sant des alvéoles de pierres, comme une triste ruche de la stérilité.
Dans les hauteurs on voit les cimetières du diable, comme on les nomme en Suisse, ces chaos de débris qu'on dirait des ossements. Os secs, mobiles, qui man- quent du repos des tombeaux. Le soleil trop brillant, et l'inexorable lumière, les éclaire et les sèche encore, n'y peut rien faire venir. Le pâtre et le chasseur les fuient. On n'y peut pas marcher. Si la vache s'y jette effrayée par l'orage comment la retrouver dans ce dédale de pierre? L'eau y passe sans former des sources. Le roc fissuré lâche tout, fonte ou pluie, droit à quelque trou, quelque entonnoir étroit qui par eu bas s'engouffre aux crevasses profondes.
De quatre à cinq mille pieds, ce dessous dangereux se masque de rhododendrons, de sauvages genévriers. Par- fois il trompe, attire par un peu de gazon, de (leurs. Sous ces fleurs l'érosion ne se fait que mieux en silence pour paraître un matin, dans le dépouillement, la nudité hideuse, où rien ne reviendra jamais.
Le cirque de Julier, plus grand que grandiose, avec ses sommets d'un gris sombre, ses neiges, en partie fondues, n'expliquait que très lugubrement l'écroule- ment futur de ce grand mur des Alpes. Les neiges, ce me semble, n'y sont point des glaciers. Très peu sont d'un blanc pur; quoique cette année fut tardive, beau- coup étaient déjà altérées fortement, soulevées ici, là, au contraire, mollissant, enfonçant et devenant jaunâtres, bientôt près d'arriver à la fonte grise qui va les emporter avec beaucoup déterre. Qui accuser de ces ruines? La neige seule? Celle-ci, à son tour, accusera le veut du Midi,
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110 J. M1CHELET.
le Fœhn, le Sirocco1. Le Sirocco dira : « Accuse le désert. Le Sahara m'envoie. Qu'y puis-je? »
Pour moi, neige et vent, et désert, je les absous. Je n'accuse que l'homme.
€ Moi ? dit-il. Et que puis-je à ces sommets si hauts où je ne vais jamais? »
Au sommet? rien. Beaucoup aux pentes, aux gradins inférieurs où s'appuient les sommets.
La neige chaque année les chargerait sans doute. Sans doute elle fondrait en juillet; mais sa masse rompue, di- visée en ruisseaux, ne ferait pas torrent si l'antique forêt qui était là eût été respectée, si la hache avait craint de détruire la barrière vivante qu'ont longtemps respectée, honorée nos aïeux.
Aux lieux les plus sévères où l'on dit : « La nature ex- pire, x elle avait mis la vie. Rien ne la découragera. Elle avait fait exprès des créatures robustes, puissantes et in- domptables qui bravaient le climat, que dis-je? qui pui- saient justement leur force en son austérité. Au cirque de Julier, désert et misérable, où tout cronle, où trois huttes à peine restent encore au milieu, fuyant les pluies de pierres, là, dis-je, étaient des arbres qui soutenaient les pentes, et peut-être une belle forêt. Nous en vîmes la trace, la preuve irrécusable que les plus beaux arbres y vivaient. J'y vis avec admiration deux pins, deux su- perbes aroles, se touchant presque serrés fraternelle- ment, sans doute mêlés par les racines, se soutenant d'une même vie. Ils occupaient le centre d'un assez grand enclos palissade. Serait-ce le cimetière des cinq ou six malheureux qui vivent là ? Du moins, ces nobles ar- bres sont leur consolation, sans doute leur clocher, leur
n lions les Alnea «lie m m de s, lirocco d*ni
ANTHOLOGIE. iil
église. On comprend à merveille qu'un temple ici puisse être un arbre. Ils dressaient vers le ciel leurs bras puis- sants, qui semblent des candélabres à sept branches.
Ceux-ci demeuraient là, comme une protestation lu- gubre qui disait : « Éteints pour jamais. >
Michelet, qui pendant la première partie de sa carrière s'était enfermé dans l'étude de l'histoire, fut amené par son enseignement au Collège de France à s'intéresser aux ques- tions politiques. Il lui sembla que le peuple français était méconnu et calomnié; il écrivit un livre pour faire com- prendre les sentiments, les misères et les vertus des diffé- rentes classes de ta population française (1845).
Le Peuple se divise en trois parties. La première, intitulée : Dm servage et de la haine, passe en revue les servitudes et la dure condition du paysan, de l'ouvrier, du fabricant, du marchand, du fonctionnaire, du bourgeois ; Michelet explique comment ta situation des différentes classes met entre elles des défiances et des haines.
La deuxième partie, Affranchissement par Vamour, la Nature, montre ce qui reste encore de force poétique chez les gens du peuple, les enfants, les hommes simples, et com- ment ils peuvent produire des œuvres de génie.
La dernière partie, A/franchissement par l'amour, la Patrie, passe en revue les différentes formes d'attachement qui unissent les hommes, l'amitié, le mariage, l'association, la patrie. Michelet cherche à montrer ce qui fait la valeur particulière dans le monde de la France et de la Révolution française; il indique comment doit se former la foi dans la patrie.
Ce livre, un des plus originaux de toute l'oeuvre de Michelet, i été composé surtout d'après ses souvenirs personnels et son expérience.
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ANTHOLOGIE.
LE PAYSAN DE FRANCE
Le paysan français aime sa terre et il a le droit de l'aimer ; il l'a faite en l'arrachant au rocher de la montagne ou, du moins,' il l'a achetée avec ses économies péniblement amassées. Mais souvent il a eu l'imprudence de se faire prêter de l'argent par l'usurier et son travail ne suffit pas à payer les intérêts de l'argent qu'il a emprunté .
Si nous voulons connaître la pensée intime, la passion du paysan de France, cela est fort aisé. Promenons-nous le dimanche, dans la campagne, suivons-le. Le voilà qui s'en va là-bas devant nous. Il est deux heures; sa femme est à vêpres ; il est endimanché ; je réponds qu'il va voir sa maîtresse.
Quelle maîtresse ? sa terre.
Je ne dis pas qu'il y aille tout droit. Non, il est libre ce jour-là, il est maître d'y aller ou de n'y pas aller. N'y va-t-il pas assez tous les jours de la semaine?... Aussi, il se détourne, il va ailleurs, il a affaire ailleurs... Et pourtant, il y va.
Il est vrai qu'il passait bien près ; c'était une occasion. 11 la regarde, mais auparavant il n'y entrera pas; qu'y ferait-il ?... Et pourtant il y entre.
Du moins, il est probable qu'il n'y travaillera pas; il est endimanché ; il a blouse et chemise blanches. — Rien n'empêche cependant d'ôter quelque mauvaise herbe, de rejeter celte pierre. Il y a bien encore cette souche qui gêne; mais il n'a pas sa pioche, ce sera pour de- main.
Alors, il croise ses bras et s'arrête, regarde sérieux, soucieux. Il regarde longtemps, très longtemps, et sem- ble s'oublier. A la fin, s'il se croit observé, s'il aperçoit
1U I. MICHELET.
un passant, il s'éloigne à pas lents. A trente pas encore, il s'arrête, se retourne et jette sur sa terre un dernier regard, regard profond et sombre; mais pour qui sait bien voir, il est tout passionné, ce regard, tout de cœur, plein de dévotion.
Si ce n'est là l'amour, à quel signe donc le reconnat- trez-vous en ce monde! C'est lui, n'en riez point... La terre le veut ainsi, pour produire; autrement, elle ne donnerait rien, cette pauvre terre de France, sans bes- tiaux presque et sans engrais. Elle rapporte parce qu'elle est aimée.
Il est plus d'un pays en France où le cultivateur a sur la terre un droit qui certes est le premier de tous, celui de l'avoir faite. Je parle sans figure. Voyez ces rocs brû- lés, ces arides sommets du Midi ; là, je vous prie, où se- rait la terre sans l'homme? La propriété y est toute dans le propriétaire. Elle est dans le bras infatigable qui brise le caillou tout le jour, et mêle cette poussière d'un peu d'humus. Elle est dans la forte échine du vigneron qui du bas de la cote remonte toujours son champ qui s'écoule toujours. Elle est dans la docilité, dans l'ardeur patiente de la femme et de l'enfant qui tirent à la charrue avec un une... Chose pénible à voir... Et la nature y compatit elle-même. Entre le roc et le roc, s'accroche la petite vigne. Le châtaignier, sans terre, se tient en serrant le pur caillou de ses racines, sobre et courageux végétal; il semble vivre de l'air et, comme son maître, produire tout en jeûnant.
Je sentis tout cela, lorsqu'au mois de mai 1844, allant de Nîmes an Puy, je traversais l'Ardèche1, cette contrée si âpre, où l'homme a créé tout. La nature l'avait fait af-
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ANTHOLOGIE. 115
Creuse; grâce à lui, la voilà charmante; charmante en mai, et même alors toujours un peu sévère, mais d'un charme moral d'autant plus touchant. Là, on ne dira pas que le seigneur a donné la terreau vilain; il n'y avait pas de terre. Aussi, combien mon cœur était blessé de voir encore, sur los hauteurs, ces affreux donjons noirs qui ont levé tribut si longtemps sur un peuple si pauvre, si méritant, qui ne doit rien qu'à lui. Mes monuments à moi, ceux qui me reposaient tes yeux, c'étaient dans la vallée les humbles maisons de pierre sèche, de cailloux entassés, où vit le paysan. Ces maisons sont Tort sérieu- ses, tristes même avec le petit jardin mal arrosé, indi- gent et maigret; mais les arcades qui les portent, l'esca- lier à grandes marches, le perron spacieux sous les ar- cades, leur donnent beaucoup de style. Justement, c'était la grande récolte ; à ce beau moment de l'année, on travaillait la soie : le pauvre pays semblait riche ; chaque maison, sous la sombre arcade, montrait une jeune dévideuse, qui, tout en piétinant sur la pédale du dévidoir1, souriait de ses jolies dents blanches et filait de l'or.
Oui, l'homme fait la terre; on peut le dire, même des pays moins pauvres. Ne l'oublions jamais, si nous vou- lons comprendre combien il l'aime et de quelle passion. Songeons que, des siècles durant, les générations ont mis là la sueur des vivants, les os des morts, leur épar- gne, leur nourriture... Celle terre, où l'homme a si long- temps déposé le meilleur de l'homme, son suc et sa sub- stance, son effort, sa vertu.il sent bien que c'est une terre humaine, et il l'aime comme une personne.
116 J. M1CHKLET.
Il l'aime ; pour l'acquérir, il consent à tout, même à ne plus la voir; il émigré, il s'éloigne, s'il le faut, soutenu de cette pensée el de ce souvenir. A quoi supposez-vous que rêve, à votre porte, assis sur une borne, le commis- sionnaire savoyard ? Il rêve au petit champ de seigle, au maigre pâturage qu'au retour il achètera dans sa mon- tagne. 11 faut dix ans! n'importe... L'Alsacien, pour avoir de la terre dans sept ans, vend sa vie, va mourir en Afri- que*. Pour avoir quelques pieds de vigne, la femme de Bourgogne Ôte son sein de la bouche de son enfant, met à la place un enfant étranger', sèvre le sien, trop jeune: «Tu vivras, dit le père, ou tu mourras, mon fils; mais si lu vis, tu auras delà terre ! >
N'esl-ce pas là une chose bien dure à dire, et presque impie ?... Songeons-y bien avant de décider, c Tu auras de la terre, » cela veut dire : « Tu ne seras point un mer- cenaire qu'on prend et qu'on renvoie demain ; tu ne seras point serf pour ta nourriture quotidienne, tu seras libre! s Libre! grande parole, qui contient en effet toute dignité humaine; nulle vertu sans la liberté.
Les poètes ont parlé souvent des attractions de l'eau, de ces dangereuses fascinations qui attiraient le pêcheur imprudent. Plus dangereuse, s'il se peut, est l'attraction de la terre. Grande ou petite, elle a cela d'étrange, et qui attire, qu'elle est toujours incomplète; elle demande tou- jours qu'on l'arrondisse. Il y manque 1res peu, ce quar- tier seulement, ou moins encore, ce coin... Voilà la ten- tation : s'arrondir, acheter, emprunter.* Amasse si tu
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peux, n'emprunte pas, » dit la raison. Mais cela es( trop Ion?, la passion dit : « Emprunte !» — Le propriétaire, homme timide, ne se soucie pas de prêter; quoique le paysan lui montre une (erre bien -nette et qui jusque-la ne doit rien, il a peur que du sol ne surgissent (car nos lois sont telles) une femme, un pupille, dont les droits supérieurs emportent toute la valeur du gage. Donc, il n'ose prêter. — Qui prêtera? L'usurier du lieu, ou l'homme de loi qui a tous les papiers du paysan, qui connaît ses alTaircs mieux que lui, qui sait ne rien risquer, et qui voudra bien, d'amitié, lui prêter? non, lui faire prêter, à sept, à huit, à dix I
Prendra-I-il cet argent funeste? Rarement sa femme en est d'avis. Son grand-père, s'il le consultait, ne le lui conseillerait pas. Ses aïeux, nos vieux paysans de France, à coup sûr ne l'auraient pas fait. Race humble et pa- tiente, Us ne comptaient jamais que sur leur épargne personnelle, sur un sou qu'ils 6 [aient à leur nourriture, sur la petite pièce que parfois ils sauvaient, au retour du marché, et qui la même nuit allait (comme on en trouve encore) dormir avec ses sœurs au fond d'un pot, enterré dans la cave.
Celui d'aujourd'hui n'est plus cet homme-là; il a le cœur plus haut, il a été soldat. Les grandes choses qu'il a faites en ce siècle l'ont habitué à croire sans diffi- culté l'impossible. Celte acquisition de terre, pour lui, c'est un combat; il y va comme à la charge, il ne recu- lera pas. C'est sa bataille d'Austerlilz; il la gagnera, il y aura du mal, il le sait, il en a vu d'autres sous l'Ancien1. S'il a combattu d'un grand cœur, quand il n'y avait à
Jigitizedb, GoOgle
118 J. M1CHELET.
gagner que des balles, croyez-vous qu'il y aille molle- ment ici, dans ce combat contre la terre ? Suivez-le avant le jour, vous trouverez votre homme au travail, lui, les siens, sa femme qui vient d'accoucher, qui se traîne sur la terre humide. A midi, lorsque les rocs se rendent, lorsque le planteur fait reposer son nègre, le nègre vo- lontaire ne se repose pas... Voyez sa nourriture, et com- parez-la à celle de l'ouvrier; celui-ci a mieux tous les jours que le paysan le dimanche.
Cet homme héroïque a cru, par la grandeur de sa vo- lonté, pouvoir tout, jusqu'à supprimer le temps. Mais ici ce n'est pas comme en guerre ; le temps ne se supprime pas ; H pèse, la lutte dure et se prolonge entre l'usure que le temps accumule, et la force de l'homme qui baisse. La terre lui rapporte deux, l'usure demande huit, c'est-à-dire que l'usure combat contre lui comme quatre hommes contre un. Chaque année d'intérêt enlève quatre années de travail.
Étonnez-vous maintenant si le Français, ce rieur, ce chanteur d'autrefois, ne rit plus aujourd'hui! Étonnez- vous, si, le rencontrant sur cette terre qui le dévore, vous le trouvez si sombre... Vous passez, vous le saluez cor. dialement ; il ne veut pas voir, il enfonce son chapeau. Ne lui demandez pas le chemin; il pourrait bien, s'il vous répond, vous faire tourner le dos au lieu où vous allez.
Ainsi le paysan s'isole, s'aigrit de plus en plus. 11 a le cœur trop serré pour l'ouvrir à aucun sentiment de bien- veillance. Il hait le riche, il hait son voisin, et le monde. Seul, dans cette misérable propriété, comme dans une tle déserte, il devient un sauvage. Son insociabilité, née du sentiment de sa misère, la rend irrémédiable; elle l'empêche de s'entendre avec ceux qui devraient être ses
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aides et amis naturels, les autres paysans; il mourrait plutôt que de Taire un pas vers eux. D'autre part, l'ha- bitant des villes n'a garde d'approcher de cet homme fa- rouche ; il en a presque peur : € Le paysan est méchant, il est capable de tout... Il n'y a pas de sûreté à être son voisin.» Ainsi, de plus en plus les gens aisés s'éloignent, ils passent quelque temps a la campagne, mais ils n'y ha- bitent pas d'une manière fixe ; leur domicile est à la ville. Ils laissent le champ libre au banquier de village, à l'homme de loi, confesseur occulte de tous et qui gagne sur tous. « Je ne veux plus avoir affaire à ces gens-là, dit le propriétaire; le notaire arrangera tout, je m'en rapporte à lui ; il comptera avec moi, et donnera, divisera, comme il le voudra, le fermage. » Le notaire, dans plu- sieurs endroits, devient ainsi le seul fermier, l'unique intermédiaire entre le propriétaire riche elle laboureur. Grand malheur pour le paysan. Pour échapper au ser- vage du propriétaire, qui, généralement, savait attendre et se laissait payer très longtemps de paroles, il a pour maître l'homme de loi, l'homme d'argent, qui ne con- naît que l'échéance.
I/OUV1UER DES MANUFACTURES. - t
L'ouvrier qui travaille dans un grand atelier a une vie non seule- ment pénible, mais monotone et attristante.
Le vide de l'esprit, l'absence de tout intérêt intellectuel est une des causes principales de l'abaissement de l'ou- vrier des manufactures. Un travail qui ne demande ni force, ni adresse, qui ne sollicite jamais la pensée 1 Kien, rien, et toujours rien!... Nulle force morale ne
130 J. MICHELET.
tiendrait à cela! L'école doit donner au jeune esprit qu'un tel travail ne relèvera pas quelque idée haute et généreuse qui lui revienne dans ces grandes jour- nées vides, le soutienne dans l'ennui des longues heures.
Dans le présent état des choses, les écoles, organisées pour l'ennui, ne font guère qu'ajouter la fatigue à la fatigue. Celles du soir sont, pour la plupart, une dérision. Imaginez ces pauvres petits qui, partis avant le jour, re- viennent las et mouillés, à une lieue, deux lieues de Mulhouse, qui, la lanterne à la main, glissent, tré- buchent le soir par les sentiers boueux de Déville ' : appelez-les alors pour commencer l'élude et entrer à l'école 1
Quelles que soient les misères du paysan, il y a, en les comparant à celles dont nous nous occupons ici, une terrible différence, qui n'influe pas accidentellement sur l'individu, mais, profondément, généralement, sur la race même. On peut le dire d'un mot : à la campagne, l'enfant est heureux.
Presque nu, sans sabots, avec un morceau de pain noir, il garde une vache ou des oies, il vit à l'air, il joue. Les travaux agricoles auxquels on l'associe peu à peu ne font que le fortifier. Les précieuses années pendant les- quelles l'homme fait son corps, sa force, pour toujours, se passent ainsi pour lui dans une grande liberté, dans la douceur de la famille. Va maintenant, te voilà fort, quoique tu souffres ou fasses, tu peux tenir tète à la vie.
Le paysan sera plus tard misérable, dépendant peut- être; mais il a, tout d'abord, gagné douze ans, quinze
1. Viltiee industriel »m environ) de Mulhouse, en Alsace.
ANTHOLOGIE. Ut
ans de liberté. Cela seul met pour lui une différence immense dans la balance du bonheur.
L'ouvrier des manufactures porte toule la vie un poids très lourd, le poids d'une enfance qui l'a affaibli tle bonne heure, bien souvent corrompu. Il est inférieur au paysan pour la force physique, inférieur pour la régula- rité des mœurs. Et avec tout cela, il a une chose qui réclame pour lui : il est plus sociable et plus doux. Les plus misérables d'entre eux, dans leurs plus extrêmes besoins, se sont abstenus de tout acte de violence; ils ont attendu, mourants de faim, et se sont résignés.
L'auteur de la meilleure enquête de ce temps1, ferme et froid observateur qu'on ne soupçonnera de nul entraî- nement, porte en faveur de cette classe d'hommes, dont il ne dissimule aucunement les vices, ce grave témoi- gnage : « Je n'ai trouvé chez nos ouvriers qu'une vertu qu'ils possédassent à un plus haut degré que les classes sociales plus heureuses : c'est une disposition naturelle à aider, à secourir les autres dans toute espèce de be- soins. »
Je ne sais s'ils n'ont que cette supériorité, mais com- bien elle est grande !... Qu'ils soient les moins heureux, et les plus charitables ! qu'ils se préservent de l'endur- cissement si naturel à la misère ! que dans cette servi- tude extérieure, ils gardent un cœur libre de haine, qu'ils aiment davantage!... Ah! c'est là une belle gloire, et qui sans doute met l'homme, qu'on croirait dégradé, bien haut au jugement de Dieu !
i. Villermé, Tableau te Vital I manufactura de coton, de laine et
J. MICHELET.
NOS FRÈRES INFERIEURS
Ce ne sont pas seulement les gens simples el les enfants qui ont
un instinct profond de la vie et que nous devons respecter. Mîchelet veut aussi qu'on ait des égards pour les animaux, nos frères infé- rieurs comme il les appelle.
L'animal! sombre mystère!... monde immense de rêves et de douleurs muettes... Mais des signes trop vi- sibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l'homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur; elle l'accuse devant Celui qui les créa tous les deux !
Regardez sans prévention leur air doux et rêveur, et l'attrait que les plus avancés d'entre eux éprouvent visi- blement pour l'homme ; ne diriez-vous pas des enfants dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui n'ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut- être des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère?... Triste enchantement, où l'être captif d'une forme imparfaite dépend de tous ceux qui t'entourent comme une personne endormie!... Mais, parce qu'il est comme endormi, il y a, en récompense, accès vers une sphère de rêves dont nous n'avons pas l'idée. Nous voyons la face lumineuse du monde, lui la face obscure ; et, qui sait si celle-ci n'est pas la plus vaste des deux ?
Faisons aujourd'hui, si nous voulons, les fiers, les rois de la création. Mais n'oublions pas notre éducation sous la discipline de la nature. Les plantes, les animaux, voilà nos premiers précepteurs. Tous ces êtres que nous dirigeons, ils nous conduisaient alors mieux que nous n'aurions fait nous-mêmes. Ils guidaient notre jeune
ANTHOLOGIE. 113
raison par un instinct plus sûr; ils nous conseillaient, ces petits, que nous méprisons maintenant. Nous profi- tions à contempler ces irréprochables enfants de Dieu. Calmes et purs, ifs avaient l'air, dans leur silencieuse existence, de garder le secret d'en haut. L'arbre qui a vu tous les temps, l'oiseau qui parcourt tous les lieux n'ont-ils rien à nous apprendre? L'aigle ne lit-il pas dans le soleil, et le hibou dans les ténèbres ? Ces grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'ont-ils aucune pensée dans leurs longues rêveries ?
L'Orient en est resté à cette croyance, que l'animal est une âme endormie ou enchantée ; le moyen âge y est re- venu. Les religions, les systèmes, n'ont pu rien pour étouffer cette voix de la nature.
L'Inde, plus voisine que nous de la création1, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l'a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Ramayan, lo Mahabharat9, gigantesques pyra- mides devant lesquelles toutes nos petites œuvres occi- dentales doivent se tenir humbles et respectueuses. Quand vous serez fatigué de cet Occident dîsputeur, don- nez-vous, je vous prie, la douceur de revenir à votre mère, à cette majestueuse antiquité, si noble et si tendre. Amour, humilité, grandeur, vous y trouverez tout réuni, et dans un sentiment si simple, si détaché de toute misère d'orgueil, qu'on n'a jamais besoin d'y parler d'humilité.
L'Inde fut bien payée de sa douceur pour la nature; chez elle, le génie fut un don de la pitié. Le premier poète indien voit voltiger deux colombes, et pendant
1. Michèle l veut dira que Isa peu- I aventures létfendulres des béros et
184 J. MtCHELET.
qu'il admire leur grâce, leur poursuite amoureuse, l'une d'elles tombe frappée d'une flèche... 11 pleure; ses gé- missements mesurés, sans qu'il y songe, aux battements de son cœur, prennent un mouvement rythmique, et la poésie est née... Depuis ce temps, deux à deux, les mélo- dieuses colombes, renées dans le chant de l'homme, ai- ment et volent par toute la terre (Ramayan).
Le monde de l'orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature; elle ne tint compte que de l'art, elle n'estima qu'elle-même. Celle fiére antiquité, qui ne voulait rien que de noble, ne réussit que trop bien à sup- primer tout le reste. Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux ; les animaux périrent, aussi bien que les esclaves. L'empire romain, débarrassé des uns et des autres, entra dans la majesté du désert. La terre dépen- sant toujours et ne se réparant plus, devint, parmi tant de monuments qui la couvraient, comme un jardin de marbre. 11 y avait encore des villes, mais plus de cam- pagnes; des cirques, des arcs de triomphe, plus de chaumières, plus de laboureurs. Des voies magnifiques attendaient toujours le voyageur qui ne passait plus; de somptueux aqueducs continuaient de porter des fleuves aux cités silencieuses, et n'y trouvaient plus personne à désaltérer.
Un seul homme, avant cette désolation, avait trouvé dans son cœur une réclamation, une plainte pour tout ce qui s'éteignait. Un seul, parmi les destructions des guerres civiles, où périssaient à la fois les hommes et les animaux, trouva dans sa vaste pitié des larmes pour le bœuf de labour qui avait fécondé l'antique Italie. 11 consacra un chant divin à ces races disparues.
Tendre et profond Virgile !... moi, qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que
ANTHOLOGIE. 135
cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pilié et de l'excellence du cœur... Ce paysan de Mantoue1, avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c'est pourtant, sans qu'il l'ait su, le vrai pontife, et l'au- gure, entre deux mondes, entre deux âges, à moitié che- min de l'histoire. Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien par son amour de l'homme, il reconstitue, cet homme simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont n'est exclu rien qui ait vie, tandis que chacun n'y veut faire entrer que les siens.
Le christianisme, malgré son esprit de douceur, ne renoua pas l'ancienne union. Les animaux symboliques qui accompagnent les évangélistes, le froid allégorisme de l'agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête. La bénédiction nouvelle ne l'atteignit pas; le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l'homme, et non pas pour eux. N'ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs, et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le Christ, dans l'Évangile, n'a-t-il pas permis aux démons de s'emparer des pourceaux ?
Le pauvre serf des campagnes qui le voit sous figure de bête, sculpté au porche des églises, a peur en reve- nant chez lui de le retrouver dans ses bêles. Celles-ci prennent le soir, aux mobiles reflets du foyer, un aspect tout fantastique; le taureau a un masque étrange, la chèvre une mine équivoque, et que penser de ce chat dont le poil, dès qu'on le touche, jette du feu dans la nuit?
C'est l'enfant qui rassure l'homme. 11 craint si peu ces
1. Vifçilc élail n<S à Andes, pris de ilanloue, dans U haute Ilalie.
1Ï6 I. MtCHELET.
animaux qu'il en Tait ses camarades. Il donne des feuilles au bœuf, il monlesur la chèvre, manie hardiment le chat noir. H fait mieux, il les imite, contrefait leurs voix... et lafamillesourit: c Pourquoi craindre aussi? j'avais tort. C'est ici une maison chrétienne, eau bénite et buis bénit; i! n'oserait approcher... Mes bêles sont des bêtes de Dieu, des innocents, des enfants... El même les ani- maux des champs ont bien l'air de connaître Dieu; ils vivent comme des ermites. Ce beau cerf, par exemple, qui a la croix sur la tête, qui va, comme un bois vivant, à travers les bois, il semble lui-même un miracle. La biche est douce comme ma vache, et elle a les cornes de moins ; la biehe au défaut de mère, aurait nourri mon enfant... » Ce dernier mot exprimé, comme (out l'est alors, sous forme historique, finit, en se développant, par produire la plus belle des légendes du moyen âge, celle de Geneviève de Brabanl ' : la famille opprimée par l'homme, recueillie par l'animal, la femme innocente, sauvée par l'innocente bête des bois, le salut venant ainsi du plus petit, du plus humble.
Les animaux, réhabilités, prennent place dans la fa- mille rustique après l'enfant qui les aime, comme les petits parents figurent au bas bout de la table dans une noble maison. Us sont traités comme tels aux grands jours, prennent part aux joies, aux tristesses, portent habits de deuil ou de noces (naguère encore en Bretagne). Ils ne disent rien, il est vrai, mais ils sont dociles, ils écoulent patiemment; l'homme, comme prêtre en sa maison, les prêche au nom du Seigneur.
ANTHOLOGIE.
L'OUVRIER POÈTE
L'ouvrier, qui lit peu, est quelquefois plus capable que le bour- geois de comprendre: et de sentir la poésie.
L'ouvrier aime les livres, parce qu'il a peu de livres; il n'en a qu'un parfois, et s'il est bon, il n'en apprend que mieux. Un livre unique qu'on lit et qu'on relit, qu'on rumine et digère, développe souvent mieux qu'une vaste lecture indigeste. J'ai vécu des années d'un Virgile, et m'en suis bien trouvé. Un volume dépareillé de Racine, acheté sur le quai par hasard, a fait le poète de Toulon1.
Ceux qui sont riches à l'intérieur ont toujours assez de ressources. Ce qu'ils ont, ils retendent, le fécondent par la pensée, le poussent jusque dans l'infini. Au lieu d'envier ce monde de boue, ils s'en font un â eux, tout d'or et de lumière. Ils disent à celui-ci : « Garde ta pau- vreté que tu appelles richesse, je suis plus riche en moi. »
La plupart des poésies que les ouvriers ont écrites dans les derniers temps, offrent un caractère particulier de tristesse et de douceur qui me rappellent souvent leurs prédécesseurs, les ouvriers du moyen âge. S'il y en a d'âpres et violentes, c'est le petit nombre. Cette inspi- ration élevée eût porté plus haut encore ces vrais poètes, s'ils n'eussent suivi dans la forme avec trop de déférence les modèles aristocratiques.
Qu'il réussisse, ou non, il ira son chemin, le chemin de la pensée et de la souffrance. « Il chercha la lumière (dit mon Virgile), il l'entrevit, gémit !... » Et, tout en gémissant, il la cherchera toujours. Qui peut l'avoir en- trevue, et y renoncer jamais?
138 J. M1CHELET.
Le tort du peuple, quand il écrit, c'est toujours de sortir de son cœur, où est sa force, pour aller emprunter aux classes supérieures des abstractions, des généralités. Il a un grand avantage, mais qu'il n'apprécie nullement, celui de ne pas savoir la langue convenue, de n'être pas, comme nous le sommes, obsédé, poursuivi de phrases toutes faites, de formules, qui viennent d'elles-mêmes, lorsque nous écrivons, se poser sur notre papier. Voilà justement ce que nous envient, ce que nous empruntent, autant qu'ils peuvent, les littérateurs ouvriers. Ils s'ha- billent, ils mettent des gants pour écrire, et perdent ainsi la supériorité que donnent au peuple, quand il sait s'en servir, sa main forte et son bras puissant.
Qu'importe? Pourquoi demander à des hommes d'ac- tion quels sont leurs écrits? Les vrais produits du génie populaire, ce ne sont pas des livres, ce sont des actes courageux, des mots spirituels, des paroles chaleureuses inspirées, comme je les recueille tous les jours dans la rue, sortant d'une bouche vulgaire, de celle qui semblait le inoins faite pour l'inspiration. Cet homme, au reste, qui vous repousse par la vulgarité, ôtez-lui son vieux vê- lement, mettez-lui l'uniforme, le sabre, le fusil, un tam- bour, un drapeau, en avant... On ne le reconnaît plus; c'est un autre homme. Le premier, où est-il? impossible de le retrouver.
La dépression, la dégénération, n'est qu'extérieure. Le fonds subsiste. Celte race a toujours du vin dans le sang; en ceux même qui semblent le plus éteints, vous retrou- verez une étincelle. Toujours l'énergie militaire, toujours l'insouciance courageuse, grande parade d'esprit indé- pendant. Cette indépendance qu'ils ne savent où placer (entravés, comme ils sont, de toutes parts), ils la mettent trop souvent dans les vices, et se vantent d'être pires
Cookie
ANTHOLOGIE. 12S
qu'ils ne sont. Exactement le contraire des Anglais. Entraves extérieures, vie forte qui réclame au dedans, ce constraste produit beaucoup de faux mouvements, une discordance dans les actes, les paroles, qui choque au premier regard. Elle fait aussi que l'Europe aristocra- tique se plaît à confondre le peuple de France avec les peuples imaginât ifs et gesticulateurs, comme les Italiens, les Irlandais, Gallois', etc. Ce qui l'en distingue d'une manière très forte et très tranchée, c'est que dans ses plus grands écarts, dans ses saillies d'imagination, dans ce qu'on aime à appeler ses accès de Don Quichotisme, il garde le bon sens. Aux moments les plus exaltés, une parole ferme et froide indique que l'homme n'a pas perdu terre, qu'il n'est pas dupe lui-même de son exaltation.
Les classes que nous appelons inférieures, et qui sui- vent de plus près l'instinct, sont par cela mémo éminem- ment capables d'action, toujours prêtes à agir. Nous au- tres, gens cultivés, nous jasons, nous disputons, nous ré- pandons en paroles ce que nous avons d'énergie. Nous nous énervons par la dispersion de l'esprit, par le vain amusement de courir de livre en livre, ou de les faire battre entre eux. Nous avons de grandes colères sur de petits sujets; nous trouvons de fortes injures, de grandes menaces d'action... Cela dit, nous ne faisons rien, nous n'agissons pas... Nous passons à d'autres disputes.
Eux, ils ne parlent pas tant, ils ne s'enrouent pas à crier, comme font les savants et les vieilles. Mais qu'il vienne une occasion, sans faire bruit, ils en profitent, ils agissent avec vigueur. L'économie des paroles profite à l'énergie des actes.
1. Habitants du paya de Galles, à l'O. de l'Angleterre.
LES ENTANTS ET LES MOURANTS. — L'INFINI DIVIN
Les mourants ont, comme les enfants, un sentiment profond de
Corrège* passait les jours à voir jouer les petits en- fants. Apelles*,(lit un ancien, n'aimaît à peindre que des personnes mourantes.
En ces jours d'arrivée, de départ, de passage entre deux mondes, l'homme semble les contenir tous en- semble. La vie instinctive où il est alors plongé est comme l'aube et le crépuscule de la pensée, plus vague que la pensée sans doute, mais combien plus vaste ! Tout travail intermédiaire de la vie raisonneuse et réfléchie est comme une ligne étroite qui part de l'immensité ob- scure et qui y retourne. Si vous voulez le bien sentir, éludiez de près l'enfant, le mourant. Placez-vous à leur chevet, observez, faites silence.
J'ai malheureusement eu trop d'occasions de contem- pler les approches de la mort, et sur des personnes chères. Je me rappelle spécialement une longue journée d'hiver que je passai entre le Ht d'une mourante et la lecture d'Isaïe3. Ce spectacle, très pénible, était celui d'un combat entre la veille et le sommeil, un songe la- borieux de l'âme qui se soulevait, retombait... Les yeux qui nageaient dans le vide exprimaient, avec une vérité douloureuse, l'incertitude entredeux mondes. La pensée obscure et vaste, roulait toute la vie écoulée, et elle s'a- grandissait de pressentiments immenses... Le témoin de cette grande lutte qui en partageait le (lux, le reflux, toutes
1. Peintre italien du xvi' siècle. I «iq d'Alexandre (330 avant J.-C.). S. Célèbre peintre jrec contempo- I 3. Prophète hébreu.
ANTHOLOGIE. 131
les anxiétés, se serrait, comme en un naufrage, à cette ferme croyance, qu'une âme qui, tout en revenant à nos instinctsprimitifs, anticipait déjà dans celui du monde in- connu, ne pouvait s'acheminer par là à l'anéantissement.
Tout faisait supposer plutôt qu'elle allait, de ce double instinct, douer quelque jeune existence, qui reprendrait plus heureusement l'œuvre de la vie et donnerait aux rêves de cette âme, à ses pensées commencées, à ses vo- lontés muettes, les voix qui leur avaient manqué.
Une chose frappe toujours en observant les enfants et les mourants, c'est la noblesse parfaite dont la nature les empreint. L'homme naît noble, et il meurt noble ; il faut tout le travail de la vie pour devenir grossier, ignoble, pour créer l'inégalité.
Quand nous regrettons notre enfance, ce n'est pas tant la vie, les années qui alors étaient devant nous, c'est notre noblesse que nous regrettons. Nous avions alors en effet cette naïve dignité de l'être qui n'a pas ployé encore, l'égalité avec tous ; tous jeunes alors, tous beaux, tous libres... Palientons, cela doit revenir; l'inégalité n'est que pour la vie; égalité, liberté, noblesse, tout nous re- vient par la mort.
Hélas! ce moment ne revient que trop vite pour le grand nombre des enfants. On ne veut voir dans l'enfance qu'un apprentissage de la vie, une préparation à vivre, et la plupart ne vivent point. On veut qu'ils soient heureux t plus lard », et pour assurer le bonheur de ces années incertaines, on accable d'ennui et de douleur le petit moment qu'ils onl d'assuré.
L'enfant qui joue, hélas ! un jour, au triste jeu de la vie, sourit, pleure et disparaît... malheureuses petites ombres qui viennent par millions, par milliards, et ne durent que dans la mémoire d'une mère...
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LE PRÊTRE
A l'occasion de son enseignement an Collège de France Michelei, étudiant la société française de son temps, fut amené à examiner l'influence du prêtre sur la famille. Il vou- lut rechercher les origines de la direction de conscience et remonta ainsi jusqu'aux directeurs célèbres du xvii' siècle. Celle question, qu'il avait traitée rapidement à son cours, de- vint la matière d'un ouvrage (1845).
Le livre est intitulé : DuPrêtre.de la Femme, de la Famille. Il se divise en trois parties.
La première, De la direction du xvil* siècle, est consacrée aux grands directeurs, saint François de Sales, Bossuet, Fénelon.
La deuxième, De la direction en général, étudie la con- fession et la direction de notre siècle.
Dans le troisième, De la famille, Michelet expose ses idées personnelles sur l'éducation des femmes, l'homme elle mariage.
SAINT FRANÇOIS DE SALES ET MADAME DE CHANTAI.
Le premier organisateur de la direction di saint évêque du ivh* siècle, François de Sales, d'une noble famille de Savoie (1567-1635). I! se rendit célèbre par son zèle et ta dou- ceur, et écrivit un grand nombre d'ouvrages de piété.
Saint François de Sales était d'une de ces familles de Savoie, très militaires, très dévoles, qui pendant si long-
ANTHOLOGIE. 133
temps ont fait la guerre à Genève1. Pour la guerre de séduction qu'on voulait commencer alors, il avait toutes les armes : dévotion tendre et sincère, parole vive et chaude, charme singulier de bonté, de beauté, de gentil- lesse. Ce charme, qui ne l'a senti dans le sourire des enfants de Savoie, naïfs, mais si avisés?
Toute la grâce du ciel avait plu sur celui-ci, il faut bien le croire, puisque, avec ce mauvais temps, ce mau- vais goût, ce mauvais parti, parmi le monde fin et faux qui l'exploita, il resta pourtant saint François de Sales. Tout ce qu'il a dit ou écrit, sans être irréprochable, est charmant, plein de cœur, d'une gentillesse originale d'enfant de génie, qui, tout en faisant sourire, n'attendrit pas moins. Partout ce sont de vives sources qui jaillissent, des fleurs et des fleurs, de petits ruisseaux qui courent, comme par un joli printemps après la pluie. Il y a peut- être à dire qu'il s'amuse tant aux fleurettefi, que souvent ce n'est plus bouquet de bergère, mais bouquet de bou- quetière, comme dirait sa Philothée!; il les prend toutes, il en prend trop ; il y en a, dans le nombre, de couleurs mal assorties et baroques.
Mais, quand même il n'eût pas été un si charmant écrivain, l'attrait singulier qui était en sa personue n'eût pas moins agi. Sa blonde et douce ligure, qui fut toujours un peu enfantine, ravissait au premier regard; les petits enfants, sur les bras de leurs nourrices, ne pouvaient, dés qu'ils l'avaient vu, en ôter leurs yeux. Lui, il les aimait fort aussi; il leur passait volontiers la main sur leur petite tête. «Voilà mon petit ménage, disait-il, voilà
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131 J. HICBBLET.
mon petit ménage. > Les enfants allaient après lui. les mères suivaient les enfants.
Saint François de Sales était fort populaire en France et surtout dans les Bourgognes \ qui gardaient, depnis la Ligne *, an paissant levain de passions religieuses. Le parlement de Dijon le pria d'j venir prêcher. Il Tut reçu par son ami André Frémiot, qui , d'abord conseiller an Parlement, était devenu archevêque de Bourges. Fils d'un président Tort estimé à Dijon, il était frère de ma- dame de Chantai, et par conséquent grand-oncle de madame de Sévigné*, pelite-fille de celle-ci.
Les biographes de saint François et de madame de Chanta), pour rendre la rencontre romanesque et mer- veilleuse, supposent, avec peu de vraisemblance, qu'ils ne se connaissaient point, qu'ils avaient à peine entendu parler l'un de l'autre; ils s'étaient vus seulement dans leurs songes ou leurs visions. Au carême que le saint prêcha à Dijon, il la remarqua entre toutes les dames, et, descendant de la chaire : «Quelle est donc, dit-il, cette jeune veuve qui écoutoit si attentivement la parole de Dieu ? — C'est ma sœur, dit l'archevêque, la baronne de Chantai. »
Elle avait alors (en 1604) trente-deux ans; saint François en avait trente-sept. Elle était née par consé- quent en 1572, l'année de la Saint-Barthélemi *. Elle apporta en naissant quelque chose d'austère, mais de passionné, de violent. Elle n'avait que six ans, un gen- tilhomme huguenot lui donne des bonbons, et elle les jette au feu. « Monsieur, voilà comme les hérétiques
1. Le duché de Bourgogne et le I commencée en 15TO. conilo de Bourgogne qu'un appelait 3. Illustre femme auteur du
■util FiiiiLcliB-Comté. Xïil" siècle, eélèbre par setletirei.
ANTHOLOGIE. 135
brûleront en enfer, parce qu'ils ne croient pas ce que Notre-Seigneur a dit. Si vous donniez un démenti au roi, mon papa vous feroit pendre; qu'est-ce donc de donner tant de démentis à Notre-Seigneur ? »
Avec toute sa dévotion et sa passion, c'était un esprit positif. Elle avait très bien gouverné la maison et la for- tune de son mari. Elle administra sagement celles de son père et de son beau-père. Elle demeurait chez ce dernier, qui autrement n'eût pas laissé son bien aux jeunes enfants de madame de Chantai.
C'était une nature forte, un cœur profond. Le peuple, la bourgeoisie, les sérieuses familles de robe ' dont elle sortait apportaient au monde un esprit plus âpre, mais plus sincère et plus vrai que les races élégantes et nobles, usées au xvi* siècle. Les derniers venus étaient neufs: vous les trouvez partout, ardents, sérieux, dans les lettres, dans la guerre, dans la religion; ils donnent au xvn* siècle tout ce qu'il eut de grave et de saint. Celle-ci, pour être une sainte, n'en avait pas moins des abîmes de passion inconnue.
C'est un enchantement de lire les vives et charmantes lettres par lesquelles s'ouvre la correspondance de saint François de Sales avec* sa chère sœur et sa chère fille». Rien de plus pur, de plus chaste, mais aussi, pourquoi ne le dirions-nous pas ? rien de plus ardent. Il est curieux d'observer l'art innocent, les caresses, les tendres et ingénieuses flatteries dont il enveloppe les deux familles de Frémiot et de Chantai ; le père d'abord, le bon prési- dent Frémîot, qui, dans sa bibliothèque, commence à faire de pieuses lectures et songe au salut; le frère ensuite, l' ex-conseil 1er, archevêque de Bourges; il écrit tout
1. On appelait gens àe robe
3,f.i-Mt, Google
136 J. MICHELE'!'.
exprés pour lui un petit traité sur la manière de prêcher. Il ne néglige nullement le beau-père, le rude baron de Chantai, vieux débris des guerres de la Ligue, qui est la croix de sa belle-fille. Mais de tous, les petits enfants sont ceux auxquels il Tait le mieux sa cour; il a pour eux mille tendresses, mille caresses pieuses, telles qu'un cœur de femme, de mère, les eut à peine trouvées. 11 prie pour eux, et il veut que ces petits le mettent dans leurs prières.
Un grand mouvement religieux se faisait alors en Franee, mouvement peu spontané, 1res prémédité, très artificiel, mais pourtant immense dans les résultats. Les riches et puissantes familles de robe cl de linance, par zèle, par vanité, y donnaient l'impulsion. A coté de l'Oratoire1, fondé parle cardinal de Bérulle*, une femme singulièrement aetive et ardente, une sainte engagée dans toute l'intrigue dévole, madame Acarie (la bienheu- reuse Marie de l'Incarnation), établissait les Carmélites3 en France, les Ursulines à Paris. L'austérité passionnée de madame de Chantai la poussait aux Carmélites; elle consultait parfois un de leurs supérieurs, docteur de Sorbonne*. Saint François de Sales sentit le péril, et il n'essaya plus de lutter. Il accepta dès lors madame de Chantai. Dans une lettre charmante, il lui donne, au nom de sa mère, sa jeune sœur à élever.
Il semble que tant qu'elle eut ce cher gage elle fut un peu plus tranquille; mais elle le perdit bientôt. Cette enfant tant aimée et tant soignée mourut chez elle dans
Philippe de Nsri,or(UiaJa ont par le cardinal de Bertille en ï. Pierre de Bérullo <15T5-1ÛÎ
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ilié de théologie de Par ans un bâtiment fondé le par Robert do Sorbon.
ANTHOLOGIE. 137
ses bras. Elle ne peut cacher au saint, dans l'excès de sa douleur, qu'elle a demandé à Dieu de mourir plutôt; elle a été jusqu'à le prier de prendre à la place un de ses enfants !
Ceei eut Heu en novembre (1607). C'est trois mois après que nous trouvons dans les lettres du saint la pre- mière idée de rapprocher enfin de lui une personne si éprouvée, et qui lui semblait d'ailleurs un instrument des desseins de Dieu.
La vivacité extrême avec laquelle madame de Chantai rompit tout pour suivre une impulsion donnée avec tant de réserve n'indique que trop tout ce qu'il y avait de passion dans ce cœur ardent. C'était une grande difficulté de laisser là ces deux vieillards, son père, son beau-père, son fils même, qui, dit-on, se coucha sur le seuil de la porte pour l'empêcher de passer. Le bon vieux M. Fré- miot fut gagné moins par sa fille que par les lettres du saint qu'elle fit intervenir. Nous avons encore la lettre résignée, mais toute trempée de larmes, où il donne son consentement; cette résignation, au reste, ne semble avoir guère duré. Il mourut un an après.
Voilà donc qu'elle a passé sur son fils et sur son père; elle arrive à Annecy... Que serait-il advenu si le saint n'eût trouvé un aliment à cette puissante flamme qu'il avait trop allumée, plus qu'il ne voulait lui- même?
Le lendemain de la Pentecôte, il l'appelle après la messe : « Eh bien, ma fille, je suis résolu de ce que je vais faire de vous. — Et moi résolue de vous obéir. » Et elle se jeta à genoux. « Il faut entrer dans Sainte-Claire1. — Me voici toute prêle, dit-elle. — Non, vous n'êtes pas
1. L ordre dea Cliriaaaa, foiidô pir tainte Claire »u jiii" siiicle.
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138 J. MICHELET.
assez robuste; il faut <":tre sœur dans l'hôpital deBeatwe1. — Toul ce qu'il vous plaira. — Ce n'est pas encore ce que je veux; soyez Carmélite. » Il l'éprouva ainsi de plu- sieurs manières, et il la trouvait toujours obéissante : < Eb bien, dit-il, rien de tout cela... Dien vous appelle à la Visitation. »
GTJYOM. - LES TORBENTS
Le quiêtùme, qui fiil soutenu par Fénelon et combattu par Bos- suet eut, pour principal représentant, à la fin du xvu* siècle, une femme, madame Cuvon (1648-1717). Elle écrivit plusieurs livres de dévotion ; le plus important était intitulé : Ut Torrentt spirituel*. Ses doctrines furent condamnées en 1695 et Louis XIV la lit enfer- mer à la Bastille, où elle resta plusieurs années.
Déjà, depuis quelque temps un vent tiède et fiévreux soufflait du midi, de l'Italie, de l'Espagne ; l'Italie était trop morte, trop avant dans le sépulcre, pour pouvoir même produire une doctrine de mort. Ce Tut un Espa- gnol établi à Rome, dans la langueur italienne, qui donna cette théorie et qui en tira la méthode pratique. Encore fallut-il que ses disciples l'obligeassent d'écrire et de publier. Pendant vingt ans, Holinos9 s'était contenté de semer à petit bruit sa doctrine dans Rome ; il la portait tout doucement de palais eu palais; la théologie du repos allait merveilleusement à la ville des catacombes, à celle ville de silence, où dès lors on n'entendait guère qu'un petit bruissement de vers au sépulcre.
C'est à ces Romains assoupis, à cette noblesse oisive,
S. Théologien espa doctrine du repos ci
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à ces belles paresseuses qui vivent couchées et l'œil demi- clos, que vient vers le soir parler Molinos... Faut-il dire parler ? Cette voix basse, muette, pour ainsi dire, se con- fond pour eux, dans ce demi-sommeil, avec leur rêve intérieur.
Le quiétisme eut un tout autre caractère en France. Dans un pays vivant la théorie de mort montra de la vie. On employa infiniment d'activité à prouver qu'il ne fallait plus agir. Cela fit tort a la doctrine. Le bruit, la lumière lui nuisirent. Amie des ténèbres, la plante délicate vou- lait croître à l'ombre. Sans parler du chimérique Desma- rets1, qui ne pouvait que rendre une opinion ridicule. Malaval parut entrevoir que, par la nouvelle doctrine, le christianisme était dépassé. Au sujet du mot de Jésus : Je suis la voie, il lui échappe une parole étonnante en ce siècle : c Puisqu'il est la voie, passons par lui; mais celui qui passe toujours n'arrive jamais. »
Nos quiétisles français, dans leurs lucides analyses, dans leurs riches et féconds développements, firent con- naître pour la première fois ce qu'on devinait à peine sous la forme obscure que le quiétisme avait prudem- ment conservée dans les autres pays. Bien des choses qui semblaient en germe, à peine ébauchées, apparurent chez madame Guyon dans leur épanouissement; ce fut une lumière complète, un soleil en plein midi. Cent choses très peu neuves, qu'on voit dans les anciens mystiques, sont cependant chez elle originales, étant sorties de sa situation.
Elle avait eu une enfance d'élue, accomplie de mal- heur. Maltraitée de sa mère qui n'aimait que son frère,
l.De»mireUdeSnint-Sorlin|15Be- I ta France chrétienne ; il écrivit un 1076), auteur de tragédies, de coati- |>implilel liaient contre les Jansé- dici cl d'un poème épique, Clovil DU I nislos.On le regardait comme un fou,
110 J. MICHELET.
battue par une de ses sœurs, elle passe au couvent. Mal soignée, laissée seule dans ses fréquentes maladies, elle se met à lire la Bible et des romans. On In donne à quinze ans a un ancien entrepreneur anobli, un M. Guyon, malade, maussade et brutal. Une aigre belle-mère la garde a vue, et si durement qu'elle n'osait lever les yeux. Loin de la soutenir, sa propre mère aggrave, encourage ces duretés. Une servante maîtresse, ancienne dans la maison et qu'on croyait une sainte, l'insulte impunément, jusqu'à lui tirer les cheveux. Le comble, c'est que ses enfants, dès qu'elle en a, sont élevés contre elle, dressés â l'espionner et à se moquer de leur mère. Nul refuge pour elle dans sa propre maison, nul que la prière et le rêve.
Elle eut des maladies terribles, où sa belle-mère fail- lit la faire mourir.
Sa douceur d'ange était sur son visage, et le cœur fon- dait à la regarder. Dans un petit séjour qu'elle lit aux carmélites de Paris, madame de Longueviïle', qui y de- meurait, la rencontra au jardin; elle qui avait vu tant de choses, vieille et blasée, séchée de jansénisme*, elle n'en fut pas moins saisie; elle ne se lassait pas de contempler cette personne attendrissante, n'en pouvait détacher les yeux.
Pauvre souffre-douleur, moquée de sa famille, traitée comme une enfant, elle vivait, dit-elle, comme ne vivant pas, et dans une sorte d'enfance qui lui resta toute sa vie. Elle en sortait par des réveils lucides; elle montra une grande capacité d'affaires dans un moment où l'in- térêt de son mari le commandait; elle déploya plus tard
1. Sosur du prince de Condc,prit I î. Doctrine de Jansénius, évâque part lui intrigues et am guerres de belge, adoptée par une partie de la le fronde. I haute bourgeoisie française.
ANTHOLOGIE. 1«
une vive éloquence, une vraie force théologique. Avec cela, toujours enfant.
Un jour qu'elle alla consulter un vieux franciscain très austère, qui vivait enfermé, et, disait-on, n'avait pas vu de femmes depuis longues années, il lui dit ce mot seul : « Vous cherchez au dehors ce que vous avez au dedans. Cherchez Dieu en vous; il y est. » Puis lui tourna le dos. c Ce fut un coup de flèche, dit-elle ; je mesenlis une plaie d'amour délicieuse, avec le vœu de n'en jamais guérir. »
Lorsqu'elle écrivit ce livre bizarre, charmant et ter- rible, elle se trouvait à Annecy, an couvent des Nouvelles Converties. Elle avait laissé son bien à sa famille, et le petit revenu qu'elle se réservait, elle le donnait aussi à cette maison religieuse, où on la traitait fort mal. Celte femme délicate, qui avait passé sa vie dans le lune, était obligée de travailler des mains au delà de ses forces, de blanchir et de balayer. Le P. Lacombe, alors à Home, lui avait recommandé d'écrire ce qui lui vien- drait à l'esprit : « C'est pour obéir, dit-elle, que je vais commencer à écrire ce que je ne sais pas moi-même. > Elle prend une rame de papier, et en léte elle écrit ce mot : les Torrents.
Ainsi que les torrents des Alpes, les ruisseaux, les fleuves, les rivières et toutes les eaux qui en descendent, courent de toute leur force à la mer, de même nos âmes, par un effet de leur pente spirituelle, ont hâte de retour- ner et de se perdre en Dieu. Cette comparaison des eaux vives n'est pas pour elle un simple texte qui serve de point de départ; elle la suit, dans presque tout le volume, avec une grâce renaissante. Il semble que cet aimable bavardage doit pourtant lasser, à la longue; mais point, ou sent trop qu'une telle facilité n'est pas celle de la
142 J. MICHELE!'.
langue, qu'elle a sa source dans le cœur. C'esl évidem- ment une femme ignorante; elle n'a lu que l'Imitation*, la Pkilothée de saint François*, quelques contes et Don Quichotte3. Elle ne sait rien du tout, elle n'a pas vu grand'chose. Ces Torrents même qu'elle décrit, elle ne les observe pas dans les Alpes, où elle est alors; elle les voit en elle-même ; elle regarde la nature dans le miroir de son cœur.
On lit ce livre absolument comme au bord de la cas- cade on entendrait, rêveur, le gazouillement des eaux. Elles tombent toujours et toujours, avec douceur, avec charme, variant leur uniformité de mille accidents de bruit, de lumière... De là vous voyez venir des eaux de toute sorte (images des âmes humaines), des rivières qui se contentent de gagner d'autres rivières, des fleuves qui se rendent à la mer, mais lentement, de grands fleuves majestueux, tout chargés de voyageurs, de bateaux, de marchandises, et qui sont admirés, bénis pour tes ser- vices qu'ils rendent (ces fleuves sont les âmes des saints et des grands docteurs). Il y a aussi des eaui plus pres- sées, plus rapides, qui ne sont bonnes à rien, où l'on n'ose naviguer, qui courent et se précipitent, tant elles ont impatience de se rendre à la grande mer... Ces eaux- la ont de terribles chutes, et elles se salissent parfois. Parfois elles disparaissent... Ah! pauvre torrent, qu'es- tu devenu?... Il n'est pas perdu encore; il revient à la surface, mais pour se perdre de nouveau; il est bien loin d'arriver; il faut qu'auparavant il soit brisé sur les ro- chers, dispersé, comme anéanti...
i. L'Imitation de Uuu-Cluilt, ; morceau précédent, p. 132). composée nu tommtiicpmQut du 3. Roman comiriuedii célèbre *eri-
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ANTHOLOGIE. 143
Quand elle a mené son torrent à cette suprême chute, la comparaison des eaux vives lui fait défaut, elle la quitte; le torrent redevient une âme. Nulle image de la nature ne pouvait exprimer ce que cette âme va souffrir... Là commence un drame étrange, où il semble que per- sonne n'ait osé s'aventurer jusque-là, celui de la mort mystique. On trouve bien dans les livres antérieurs un mot ici et là sur ce ténébreux sujet ; mais personne en- core n'avait creusé à ce point le tombeau, la fosse pro- fonde où l'âme va s'ensevelir. Madame Gnyon met une sorte de complaisance, de persévérance, j'allais dire d'acharnement, à fouiller toujours plus bas, à trouver, par delà toutes les idées funèbres, un trépas plus défini- tif, une mort plus morte encore.
Ce qui fut l'âme, si cela songe encore, doit songer ap- paremment qu'il ne lui reste qu'à se tenir immobile au sein de la terre. Mais voici pourtant qu'elle a senti quelque chose de surprenant !... Serait-ce que le soleil, par une fente du tombeau, aurait dardé quelque rayon ?... Pour un petit moment peut-être?... Non, l'effet dtire, la mort se réchauffe ; elle reprend quelque vigueur, une sorte, de vie... — Mais celle-ci n'est plus sa vie propre, c'est lat'ie en Dieu. Elle n'a plus rien à elle, ni volonté, ni désir. Une douce connaissance, sans vision ni extase, une vue divinement nette et sereine devient le partage de l'âme qui aura traversé tons les degrés de la mort. Ainsi finit le livre. La vie qu'elle nous promet, après ce trépas, ce n'est pas la nôtre; à notre personnalité éteinte, effacée, anéantie, une autre succédera, infinie, parfaite, je le veux bien, mais enfin qui n'est pas nous.
Je n'avais pas lu les Torrents, quand tout cela me fut pour la, première fois représenté à l'esprit. Je montais le
144 I. M1CHELET.
Saint-Gothard^et j'avançais à la rencontre de cette vio- lente Reuss1, qui descend la montagne d'une course si fu- rieuse. Je m'associais malgré moi d'imagination au tra- vail terrible par lequel elle perce sa route à travers les rocs qui la serrent, lui barrent le passage. J'étais effrayé de ses chutes, des efforts qu'elle semble faire, comme une pauvre âme en peine, pour se fuir, se cacher, ne plus se voir. Elle se tord, au Ponl-du-Diable3; et justement au point où elle tourne en se tordant, lancée d'une hauteur immense au fond de l'abîme, elle cesse un moment d'être rivière; ce n'est qu'une tempête entre ciel et terre, une glaciale vapeur, un affreux vent de frimas, qui brouille la noire vallée... Montez plus haut, montez encore. Vous traversez une caverne ', vous passez un roc creusé. Et voilà que le bruit cesse ; c'en est fait de ce grand combat. Il y a paix, il y a silence... El la vie?recommence-t-elle? Après cette lutte de mort, trouvez-vous la renaissance?... Pâle est la prairie, plus de fleurs, l'herbe est rare et pauvre. Rien d'animé qui remue, pas un oiseau au ciel, pas un insecte à terre. Yous revoyez le soleil, il est vrai, mais sans rayon, sans chaleur.
1. Massif des Alpes qui sépare i 3. Vieux pont sur la Reuss danl
2. La Reuss descend du Sainl-Go- ». Un ancien tunnel appelé JVou lUard, traverse le lac des Quaire- i'Vri.
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UN HIVER EN ITALIE
Ce livre écrit en 1 854, connu aussi sous ce titre : Le Banquet, n'a été publié qu'après la mort de Michelet, précédé d'une in- troduction écrite par sa veuve. 11 se divise en deux parties. La première, intitulée : Le pays de la faim, est le récit d'un séjour Tait par Michelet dans le bourg de Nervi, près de Gênes; c'est un récit de son voyage, un tableau du pays, des mœurs des habitants et de la misère de ces populations italiennes. La deuxième partie a pour titre : Le Banquet; c'est une étude de philosophie sociale; la vue des pauvres gens de Nervi adonné à Michelet le désir de travailler au bonheur des déshérités. Il recherche ce qu'il faudrait faire pour em- bellir la vie des pauvres, ou, comme il dit, pour c fonder' le banquet >. Il examine les procédés par lesquels l'Église a résolu la question, puis les propositions faites par les socia- listes, enfin l'oeuvre de la Révolution; il conclut en deman- dant pour le peuple de bons livres et des fêtes nationales qui préparent la grande harmonie universelle de tous les
LE PEUPLE DE GÊNES
Pour arriver a Nervi, où il allait se reposer, Michelet traversa Gènes. Il en donne une description.
Toute la côte est fort rude. Le vent y change selon les jours, soit qu'il tombe, raide, de l'Apennin déchiré, soit que l'aigre vent grec, qui vaut au moins la bise, siffle de la mer. A Gênes même, le mistral', qu'attirent deux tor-
116 J. MICHELET.
rents arides, le Poudreux et l'Affamé, il Potsecere, il Bisognano, passe à chaque instant ta ville comme au tranchant de l'épée.
Il est vrai qu'un tel climat, redoutable pour le malade est admirable pour tremper les forts. Gènes est bien la patrie des âpres génies nés pour dompter l'océan et do- miner les tempêtes.
Sur mer, sur terre, que d'hommes aventureux, et de sage audace ! Mazzini ' est un Génois ; et cette côte ligu- rienne, qui donna à la République française son grand général M asséna', a donné à l'Italie son général populaire, le marin guerrier, Garibaldi *. Le premier écrivain polé- mique de l'Italie, Bonavino, est de Gènes.
Race forte, petite et dure, âpre ment douée d'un génie d'acier, de je ne sais quelle pointe à percer le fer. Ils ont beau être ignorants, ils trouvent, ils inventent, au moins des expédients. Il y a ici dans la montagne un homme étranger à l'horlogerie qui refait les montres les plus compliquées. Vous les voyez à Savone*, sans savoir ni mathématiques ni charpente, construire de fort beaux navires, qu'ils vont vendre dans l'Amérique du Sud.
Gênes n'a guère songé au climat, quand elle s'est fon- dée là, au centre du golfe. Le commerce armé, la rapine, la tyrannie de la mer, c'était toute sa pensée.
Sans souci de la terre qu'elle ignorait et méprisait, elle a, sur l'étroite lisière, entre la mer et la montagne, entassé, d'étage en étage, comme une échelle titanique de palais de marbre, qui de loin apparaissent les uns sur
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ANTHOLOGIE. 1*7
les autres. Ces étages magnifiques, coupés d'orangers, de terrasses, saisissent et surprennent, plus encore qu'ils ne charment. Pourquoi? On participe à la fatigue d'un si grand effort ; on sent trop bien qu'un tel peuple, peu amoureux de la nature, n'a pas fait tout cela par simple amusement. Ces palais sont des forteresses, grillées au bas, fermées de portes'defer massives comme des portes de ville, qui défendent le coffre-fort. Ces terrasses aériennes, qui s'efforcent de monter toujours plus haut, de voir par-dessus leurs voisines, sont des observatoires d'où le capitaliste regardait ses navires en mer, d'où l'armateur suivait de l'œil ses corsaires.
Gènes a été une banque avant d'être une ville; elle a été de bonne heure une compagnie de préteurs à la grosse aventure1, une association de marins armés. Le goût de la loterie y est furieux ; et elle eut bien long- temps celui de la grande loterie, la guerre.
Deux coups de dés ont décidé de son sort, changé sa destinée, et donné à ce peuple, toujours le plus hardi sur mer, la prudence excessive en affaires qu'on lui voit aujourd'hui.
Ces deux coups furent ceux-ci ;
De la fameuse Lanterne !, œil toujours ouvert sur la mer, Gênes avait, deux siècles durant, lorgné oblique- ment la Corse, et la Toscane, sa rivale, la ville de Pisea. L'occasion, guettée nuit et jour, lui vint enfin. Elle eut par embuscade ce succès incroyable de prendre en une fois tout un peuple, d'enlever Pise, de l'amener à Gènes, vouée à un bagne éternel \ Pise resta comme on la voit,
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1« j. M1CHELET.
déserte ; toute femme y fut veuve, tout enfant orphelin. Et Gênes fut au moment d'en faire autant de Venise. Elle serait restée la maitresse des mers. Son avarice la perdit. Elle tenait Venise assiégée1 ; dans les longueurs du siège, les héros s'oublièrent, redevinrent brocanteurs, marchands et rcgrattiers ; sur leur flotte ils ouvrirent boutique, se mirent à vendre du sel. Les vaisseaux des Vénitiens les bloquèrent à leur tour, les prirent. Gênes était la, au moins pour la moitié de sa population ; elle eut le sort de Pise, et ne se releva jamais.
PAUVRETÉ OU FATS DE L'APENNIN
A Servi, où Michelct s'Était établi, il a vu de près la misère du peuple des montagnes; voici comment il la décrit.
Un légume à Nervi, c'est quelque chose de si singulier, de si rare, que son propriétaire l'admire, l'honore, le réserve, le salue chaque matin.
Les moutons y sont si maigres qu'on n'ose les tondre, de peur de les montrer à nu. A chaque veille de di- manche, religieusement, deux ou trois bœufs, nains de taille, noirs de robe, au regard vif, viennent aux deux boucheries du village témoigner de la sobre et spiritua- liste nourriture qu'ils ont eue dans la montagne. Ces intelligents animaux, élevés aux déserts des Doria, des Spinola * (les nobles seuls ont des troupeaux), n'ont ja- mais alourdi leur existence d'un rassasiement complet; ils vivent et meurent ayant faim.
Peu de chevaux ; ni chiens, ni chats, ou très peu. Les
S. Les deux plus pu»
ANTHOLOGIE. MB
Liguriens1 se gardent des bouches inutiles. Point d'oi- seaux ; où nicheraient-ils? L'olivier, l'oranger sont des arbres assez secs et sans mystère. La campagne, toute en ravines, ou en précipices où pendent de petites maisons, est silencieuse autant que sèche. Elle sonne le désert, le caillou. Le seul animal qui résiste ici, c'est l'infortuné quadrupède de la Ligurie, le laborieux, le courageux, l'indestructible4. L'ànc dure à d'incroyables maux, mais non pas sans réclamation, non pas sans lamentable plainte. Il est très intelligent, et sa voix, seul bruit ani- mal qu'on entende ici, semble noter et sa tristesse et ses méritants efforts, et sa douce résignation.
L'homme, l'étranger surtout, se résigne* moins aisé- ment." Ce séjour me paraissait équivaloir à l'interdiction du feu et de l'eau. L'eau, dispensée rarement par les filets pauvres des torrents de la montagne, s'allonge des eaux pluviales, quand il pleut (cinq mois durant nous fumes sans pluie). Le feu, personne n'en fait ; le bois vient de cinquante lieues, des monts de Toscane. J'avais fait apporter de Gènes une cheminée de fer ; la question était de l'alimenter. Il fallut hacher du bois, car la scie n'est pas encore inventée à Nervi. Les charpentiers des vaisseaux en ont du moins le monopole.
Ici les contrastes sont irritants, pour qui n'y est pas fait dès l'enfance. Une nature qui semble avoir l'ostenta- tion du superflu (les orangers et fleurs d'oranger), mais qui n'a point le nécessaire; qui do nue le dessert, mais non point le dîner. Une société théâtrale, ornée et parée (les plus pauvres chaumières sont peintes), eten rnéme temps indigente et profondément dénuée. Des collines entières sont couvertes d'oliviers, et il est impossible d'avoir de
4. Le pays de Gènes s'uppeliil dans l'uHiquilû Ligurie.
150 J. HICHELET.
l'huile vraie dans le pays ; on la fait venir de Provence. Le poisson est rare et cher, sauf le hideux poisson sec, le stockfish', aliment habituel des pauvres marins de Gènes. Le premier marchand de l'endroit, n'ayant ni ha- ricots ni beurre (au temps du carême), disait qu'il avait cesse de tenir ces denrées de luxe dont peu de gens ache- taient. Celui même qui ne mange pas, n'en a pas moins un sentiment de pauvreté et de famine.
I -E HEP AS DO LEZARD
Mirhelcl avait été 1res trappe de la sobriété des lézards, 11 y avail vu un symbole de la pauvreté des montagnards italiens.
La mouvante rivière* du Levant parle toujours, remue toujours, montre toujours un va-et-vient amusant de barques et de vaisseaux de commerce; elle offre sans cesse aux regards des objets nouveaux.
Seulement mon horizon, au levant, ne s'étendait guère qu'à trois lieues. Mais au couchant, de mon quai, j'em- brassais le cercle du golfe, jusqu'à cinquante lieues, peut-être. Longue et vaporeuse chaîne dont les princi- paux accidents me charmaient toujours l'esprit : le pro- fond pli de Savone *, ta percée vers Albengha, où l'Apennin s'abaissa devant noire armée d'Italie*, Nice enfin, le Var,
la porte de la terre adorée* Tout cela, dans les beaux
temps, apparat! sous le virginal diadème des neiges du Nord...
Je contemplais ce grand spectacle du pied de la petite
lldiliiiulc. frsnçaise.r.oniniâiideepir Bonaparte,
ANTHOLOGIE. 151
lour qui reste des anciennes défenses bâties contre les Rarbaresqnes musulmans1. Mais souvent, bien plus sou- vent, ma pensée, moins dispersée, s'harmonisait aux montagnes que j'avais sous mes yeux mêmes.
La chauve et poudreuse montagne de Quarto-Quinto qui suit Gênes, et l'autre, presque aussi chauve, qu'on retrouve un peu plus loin, celle de Capolongo avec son cou nu de vautour, tiennent devant elles, comme pour cacher une partie de leur nudité, le mont cultivé de Nervi. Vous diriez deux grandes filles maigres et mal vêtues qui, derrière, enchaînant leurs mains, exposent, montrent avec complaisance le jeune frère de prédilec- tion, le florissant bambino*.
Ces pauvres montagnes nues, que disent-elles? t Nous sommes des fiefs, ou misérable pâture communale, bien de tous mangé par les riches (les plus pauvres n'ont pas de troupeaux)... Mais voyez au contraire Nervi, ce que le travail en a fait ! quel triomphant amphithéâtre ! >
Ce petit mot de mes montagnes, c'est toute l'histoire des Apennins, l'histoire de la pauvre Italie, le rêve inté- rieur de celte lerre pensive, le souci qui rend si sérieux là-bas mon voisin le philosophe, le promontoire de Por- tofino.
Jamais celui de Sunimn'nesut et ne dit tant de choses que j'en apprenais, à l'heure solitaire, le long desécueils de Nervi. Ce quai large de trois doigts, cette corniche de caillou stérile qui ne produit pas une herbe, elle me donnait souvent ainsi, pour rapporter à la maison, plus d'une mélancolique fleur. Et qui donne, si ce n'est le pauvre?
1. Le» pirates musulmans de la I 3. En italien, [io lit en font, côte nord d'Afrique (Algérie et Tunl- 3. Aujourd'hui cjpColonna.nromou-
153 J. MICHKLLT.
Dans ces souvenirs attendris de mes amil tés, je dois ne pas oublier les humbles, les intelligents petits lézards qui, vers midi, sur ce quai, cherchant avec moi le soleil, dans leurs rapides mouvements, me suscitèrent tant de pensées.
Leur faculté d'observation me frappait infiniment. Us choisissaient, comme moi, l'heure du dîner, l'heure so- litaire. Ils fuyaient, mats non indifféremment devant toute sorte de personnes. J'eus bientôt cet avantage d'être considéré par eux comme uu promeneur inoffensif, à l'approche duquel on ne s'éloignait que peu, lentement, visiblement, sans crainte. Les vieux me traitaient ainsi, me regardant bien toutefois, ne me perdant pas de vue, prudents, mais n'étant pas fâchés de voir à leur aise un homme, un de ces géants qui font leur effroi ordinaire. Pour les jeunes et les tout petits sans expérience, ils ne faisaient pas ces distinctions, ils fuyaient éperdus,, ahuris, tellement peureux que pour échapper au danger ils s'y jetaient, venant parfois à l'étourdie jusque dans mes jambes.
Frileux tout autant que moi, ils s'ingéniaient habile- ment à éviter le vent grec, vent d'est1 insupportable ici. Les vieux murs, mal réparés, leur fournissent en abon- dance de commodes logis d'hiver, bien exposés, an midi. Une chose m'élonnait seulement et m'embarrassait : de quoi vivaient-ils? On me dit qu'à certains temps ils grapillent dans les jardins, réchauffant leur pauvre sang froid du jus de la vigne, comme Feraient des vieillards '"-"-- Mais généralement ils servent la culture plus
i lui nuisent. C'est à eux surtout, je crois, qu'on
,'uir si pu d'insectes.
1 d'Esl qui vient de Gréée,
ANTHOLOGIE. 153
Ils semblent gais et sociables. Presque toujours je les voyais se promener deux à deux, souvent se poursuivre alternativement, mais cela sans acharnement, sans fu- reur de guerre ni d'amour. Us se suivaient, puis se quit- taient pour penser à autre chose. J'en ai vu qui se dispu- taient des propriétés, une feuille sèche par exemple, apparemment pour faire leur nid ; parfois, autre chose difiicile à avoir, la propriété d'une mouche !
Ne riez pas. En ce pays où la vie manque tellement, une bonne et savoureuse mouche est, pour gens de cette espèce, un assez riche bétail.
Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes lé- zards, pour qui une mouche est un ample festin, ne différait en rien de celle de la pavera gente'Ae la c6te. Plusieurs faisaienteuire de l'herbe ! mais l'herbe non plus n'est pas commune dans la montagne aride et décharnée.
Je me rappelle la surprise contenue, l'étonnemenl béa- tifique d'une petite marchande à qui, dans un compte inextricable de mauvaises monnaies locales, je donnai et je laissai, par delà son du, un centime!
Ce centime et cette mouche en disent beaucoup sur ce pays.
La mouche, pour ceux d'en haut, misérables récol tours de feuilles sèches envolées aux sommets arides, ce sont les quinze ou vingt centimes qu'ils gagnent à ce triste métier.
La mouche, pour ceux du milieu, piocheurs d'une terre sèche et grise qui produit surtout le caillou, ce sont les piètres oranges et les citrons aigres qu'ils vendent presque pour rien à Gènes.
La mouche, pour ceux d'en bas, c'est le profil incer-
154 J. MICHELET.
lain, lointain, périlleux, qu'ils cherchent toute leur vie
sur mer, la terre leur refusant tout.
VXRGUXE, SIBTLLE ET PROPHETE
Michelet explique le charme particulier de Virgile et la profonde tristesse de ses poésies par le malheur des temps où il vécut.
Je n'ai jamais pu en classe apprendre une leçon, mais j'ai su tout Virgile. Je ne l'ai pas lu une fois depuis trente ans, et n'en ai nul besoin, l'ayant toujours en moi et le sachant par cœur. Il me revient souvent invinciblement, comme chose qui m'est propre et originale, comme une partie de ma pensée. L'âge ni le lieu n'y font rien. En Ecosse comme en Italie, aux moments inattendus, le vieil ami revient à son heure, quand il veut, et chante en moi. L'autre jour, courant le Piémont, je le trouvai réveillé par le paysage italien; maïs en 1834, dans le border' désolé, entre Edimbourg1 et Newcastle3, il m'était revenu avec la même puissance, et je m'en étais récité je ne sais combien de vers, autant que dure un jour d'été.
Pourquoi cette préférence? Ne sais-je pas que ce n'est pas la pure, l'antique antiquité d'Homère, d'Eschyle et d'Hérodote*? L'austère romanité des inscriptions, des lois, d'Ennius,de Plaute, de Lucrèce5, a déjà molli dans Virgile, qui est moins romain qu'italien.
Oui, mais Virgile est justement à moitié chemin entre les deux mondes, entre cette pure antiquité, et la basse
1. Frontière entre l'Ecosse et L'An- i t. Homère esl te type le pi m pur olelerre. de la poésie épique, Eschyle de la
ï. Capitale de l'Ecoxe. tragédie, Hérodote dal'hiatoire.
ANTHOLOGIE. ISS
antiquité romanesque ou sophistique du temps de Plu- tarque1. Dante l'a pris pour médiateur9, non sans cause. Lui seul a eu, dans l'élasticité du sentiment, le génie commun aux deux âges, le rameau d'or qui conduit dans l'un et dans l'autre. Souvenir et pressentiment, tout se mêle en ce clair-obscur.
Ce qui lui donne un effet immense, c'est qu'en lui tout est contenu. Il y a déjà à ce moment une infinité de choses qu'on ne peut plus dire, de morts qu'on ne peut pleurer. On ne les voit plus, on les sent, on les entend partout chez lui, ces absents et ces invisibles, les Dieux éteints, les nations disparues, les cités anéanties.
La mort des Dieux, la mort des peuples dont il ne parle jamais, est partout dans sa mélodie. C'est Jérémie3, c'est Pergolèse*. Il chante à voix basse sur des urnes pleines; voix contenue, souffrante, la voix des laboureurs chassés de l'Italie par les colonies des soldats césariens5; bien plus, la voix des morts, l'écho faible et dernier des anciennes tribus italiques effacées du sol par Sylla8 ; que dis-je? la voix des morts futurs, de ceux qui a leur tour cultivèrent le sol dévorant de l'Empire et, générations par générations, y déposèrent leurs os.
Tous ils ont en lui leur histoire et leur prophète, la voix de leur douleur.
Cet oracle plaintif, ce pontife des urnes, qui les porte dans ses mains tremblantes sous les yeux des vainqueurs, est enveloppé de mystère. Nulle poésie n'a plus besoin
150 I. MICHELET.
d'un interprète. Le temps s'en est chargé. De proscription îii proscription, de douleur en douleur, on comprend mieux Virgile.
L'auteur avait alors ses grands et illustres protecteurs, qu'il a immortalisés. Hais il était né pour ne s'attacher qu'au malheur. L'un, Varus1, est resté un nom lamen- table dans l'histoire, comme première défaite du inonde civilisé, comme première victoire des barbares de la Germanie; on sait sa (in tragique au fond des bois. L'autre, le consul poète, l'infortuné Cornélius Gallus'> Gallus, tant aimé de Virgile, brisé par ses chagrins de cœur, brisé par les haines de cour, alla mourir dans je ne sais quel désert, du supplice d'un cruel exil.
Le nouveau protecteur, le politique Mécène3, femme- lette subtile qui gouvernait le mailre et fit d'Octave Auguste, était l'homme de réserve, de discrétion et de silence, qui pouvait le mieux, par douceur et caresse, étouffer, asphyxier le génie. C'est de quoi Virgile mourut avant l'âge, recommandant bien de brûler ce qu'il avait écrit sous l'influence de cette pesante amitié!
Mais quelque soin que ce doux Mécène eût pris de mettre la sourdine à la Ivre du pauvre exilé de Mantoue*, des voix en sont restées, des soupirs significatifs, des larmes vraies, tombées de moment en moment sur le chant officiel. Ces larmes, fixées, cristallisées en mots incomparables, pleins de passé et d'avenir, sont, comme celles de Jérémie, des formules sacrées qu'ont chantées, pleurées tous les âges.
C'était l'époque où les vainqueurs, après avoir dis-
3. Corneiller d'Aug
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Iribué l'Italie aux soldats, virent qu'ils avaient fait le désert; ces soldats ne surent cultiver; ils vendirent, partirent, ou moururent.
La désolation s'étendant, commençant d'effrayer les maîtres, Virgile leur dit timidement, indirectement : s C'est votre œuvre... Les transplantés, hommes ou animaux, ne vivent point; ils meurent. » N'osant parler des hommes, il a pleuré les animaux.
Tout cela était infiniment senti, compris. Quand on raconte que Virgile entrant au théâtre, avec ses longs cheveux agrestes et sa rougeur de vierge, Rome entière se leva et salua debout l'exilé de Mantoue, l'homme des champs, l'ancien paysan italique, ce n'était pas seulement le grand poète, c'était la voix plaintive, la profonde pitié et la timide intercession, c'était la der- nière ombre gémissante des races agricoles éteintes et disparues
Ce grand poète par ce côté féminin, sans espoir, est à bon droit apparu chrétien, ultra-chrétien. Ce n'est pas non plus sans raison, qu'aux très antiques fêtes du moyen âge, il avait place avec les prophètes, guides des pompes solennelles. — Le roi David, aïeul du Christ, entrait dans le lieu saint entre la Sibylle1 et Virgile.
Dante, grand antiquaire autant que grand poète, a suivi religieusement ces fêtes, et pris Virgile pour guide en sa sublime cathédrale.
Et c'est avec un profond sens de poésie qu'il l'a choisi. Non seulement il est à moitié chemin de l'his- toire et siège comme un médiateur naturel entre deux inondes, mais il a, plus que les prophètes, plus que son
1. LuLbjLIideCumsi était, d'après la légende italienne, nue prophète! se.
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158 J. MICHELET.
frère juif, Jérémie, un caractère universel, plus que national, l'auguste généralité de l'empire romain. Nall paysan italien, il est pourtant l'empire, il est Rome et il est le monde.
Le titre complet de cet oinrage écrit en 1858 sérail, dit Michelet, » l'affranchissement moral par lu véritable amour ». Michelet croyaitquela société muuerne très fatiguée etàdemi désorganisée ne peut être sauvée que par la réorganisation de la famille et que la famille doit reposer sur l'amour. La réforme de l'amour et de la famille doit précéder les autres. Il voulut montrer « ce que l'amour pourrait être », et comment il crée le foyer.
Michelet décrit le deuil de la veuve laissée seule dans la vie.
C'est à l'homme de mourir, a la femme de pleurer.
Nous le voyons généralement. La femme, si maladive, de deuil en deuil, de larmes en larmes, vit cependant et reste veuve.
C'est une beauté pour l'homme de mourir debout, de mourir jeune, du moins en pleine action. Il en est bien plus regretté! Ne le plaignons pas; mais elle!...
L'homme qui survivrait, occupé, entraîné par le tra- vail, sentirait peut-être moins, ou moins longtemps, ce grand deuil. Mais elle, hélas 1 combien loin le coup va porter en elle ! A peine on ose y penser.
Je me rappelle, comme d'hier, que, le lendemain du jour où l'on enterra mon grand-père, comme il avait plu la nuit, ma grand'mère, avec un accent qui m'arrache encore des larmes au bout de quarante années, dit : i Mon Dieu t il pleut sur lui ! »
160 J. SMCHELET.
Vous ne changerez point cela; c'est le mol de la nature. Cela sera dît, redit par tous et par tontes; dn moins, dit tout bas, étouffé peut-être, mais pensé certainement.
A froid, et quand nous aimons pen, nous sommes plus noblesel plus fiers. Nous ne laissons pas notre cœur s'en- fermer dans une bière. Nous lui gardons de belles ailes. Mais, au serrement de la douleur, quand elle nous tient vraiment, nous prend à la gorge, cela revient invincible. Nous disons : « 11 pleul sur lui! >
Esl-ce là une simple enveloppe, un habit, comme on le dit? Et ee corps qui jour par jour reçut l'alluvion de la vie, qui, dans l'os indestructible, a la trace de toute passion et de toute activité, qui dans mille ans garde encore ces dents délicates, admirées, ces beaux cheveux, soie vivante, que vous avez caressés, tout cela est si fort mêlé de la personne, que le cœur est bien excusable de s'y heurter, d'y voir même la personne qui n'y est plus, el de dire : « Il pleut sur elle. »
C'est décembre. Un froid soleil éclaire le givre dont la campagne est blanchie. La maison, naguère bruyante, aujourd'hui silencieuse, frissonne au souille de l'hiver. La cheminée, qui rayonna du cercle complet de famille, veuve elle-même, échauffe mal la veuve qui se serre au foyer. Dans un des coins de la chambre, deux sièges attendent et attendront à jamais : le fauteuil qu'en ren- trant il approchait d'elle, où il contait les affaires de la journée, les projets du lendemain; —et toul près la petite chaise où l'enfant venait se glisser entre son père et sa mère, jouait, les interrompait et les forçait de sourire...
D'elle que reste— l— il ? une ombre. Ses beaux cheveux, désormais en bandeaux blancs, couvrent à demi sa tempe amaigrie. Elle est toujours élégante, et semble même
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ANTHOLOGIE. 101
plus grande, svelte et jeune encore de taille, quand elle passe les yeux baissés dans ses appartements déserts. Du visage charmant, des yeux qui troublaient les cœurs, et qui, pour un cœur fidèle, furent toute la destinée, il lui souvient peu; elle cache tout ce qu'elle peut en cacher. Mais pourtant deux choses en restent qui feraient l'envie des jeunes. L'une, c'est l'ai Iribut admirable de pureté que Dieu accorde pour consolation à la femme innocente qui a passé sur la vie sans la toucher. L'autre attribut qui pare encore notre veuve, malgré elle, qui même lui donnerait peut-être sous son deuil et ses voiles noirs un éclat mys- térieux qu'elle n'eût point dans ses triomphes, c'est son doux, son puissant regard. Ohtquel'Œilestlavraiebeauté, beauté fidèle, que le temps est forcé de respecter ! Hais que dis-je ? il y ajoute. Les épreuves et les souffrances ont pu faner tout le reste. Hais, au regard, c'est comme au cœur, on s'embellit d'avoir souffert.
Elle quitte le feu demi-éleint, et, s'approchant de la fenêtre, heureuse de voir finir le jour, elle regarde le deuil de l'hiver, les mains jointes sur son cœur, dont elle écoute les voix. Le pèle ne tarde pas beaucoup à briller de vives étoiles. La mort, la viellesse, l'hiver, qui, dans ces nuits lumineuses, aiguise ses flèches piquantes, toutes ces sévérités concentrent au pauvre cœur frissonnant la flamme à jamais vivante.
« Le monde, la jeunesse et le bruit, dit-elle, c'était un demi-sommeil, un rêve trouble, où mon amour n'eut jamais sa lucidité... Aujourd'hui, toute à toi, je veille! »
Michelet était convaincu que la famille moderne n'est pas encore ce qu'elle devrait être, que la femme ne tient pas dans la vie de l'homme une assez grande place. Il a écrit un ouvrage spécial où il expose sa façon de comprendre l'éducation des filles et le mariage (1859). Apres avoir, dans l'Introduction, montré la malheureuse condition de la femme qui ne peut vivre sans l'homme, il veut ramener au mariage les hommes qui s'en écartent en leur traçant le portrait de la femme idéale.
Le livre est divisé en trois parties : 1' De l'éducation, c'est l'étude des conditions où doit être placée l'enfant, puis la jeune fille, des occupations auxquelles il faut l'habituer, de l'instruction qu'il faut lui donner. 2° La femme dans le mariage ; Michelet examine comment l'homme doit lui-même élever sa femme. 3' La femme dans la société, est consacrée à montrer la part que la femme peut prendre à l'œuvre de la civilisation en soignant les abandonnés et les malades.
L'ENFANT ET LES FLEURS
Michelet montre ici comment la petite fille se forme A (s patience par le jardinage et comment elle apprend à respecter las plantes
Un superbe haricot rouge, admiration de l'enfance, avait été mis en terre, non sans quelque solennité. Mais, attendre 1 c'est l'impossible à cinq ans. Comment attendre
ANTHOLOGIE. 163
inactif ce que Nature fait d'elle-même? Dès le lendemain, on alla le visiter, ce haricot. Remis soigneusement en terre, il ne s'en porta pas mieux. Les tendres inquiétudes de sa jeune nourrice ne le laissèrent pas reposer; elle remuait au moins la superficie du sol; d'un arrosoir infatigable elle sollicitait la paresse du nonchalant végétal. La terre buvait à merveille, semblait tou- jours avoir soif. Si bien soigné, abreuvé, le haricot suc- comba.
C'est une œuvre de vertu, de patience que de jardiner. Cela prépare le caractère de l'enfant. Mais à quel âge peut-on commencer réellement? Je crois que nos petites filles peuvent (bien plus que les garçons), par bon cœur et par tendresse pour la plante favorite, prendre sur elles d'attendre, de la ménager, de l'épargner. Dès qu'un essai a réussi, dès qu'elles ont vu, admiré, touché, baisé le petit être, tout est fait. Elles désirent tant renouveler le miracle, qu'elles deviennent pa- tientes.
La vraie vie de l'enfant est celle des champs. Même à la ville, il faut, tant qu'on peut, l'associer au monde végétal.
Et, pour cela, un grand jardin , un parc, n'est pas néces- saire. Celle qui a peu, aime plus. Elle n'a sur son bal- con, sur un prolongement de toit, qu'une giroflée de mu- raille. Eh bien, elle profitera par son unique giroflée plus que l'enfant gâtée des riches, lancée dans de grands par- terres qu'ellesne sait que dévaster. Le soin, la contempla- tion assidue de cette fleur, les rapports qu'on lui montrera entre sa plante et telle influence d'atmosphère on de saison, avec cela seul on ferait une éducation tout entière. Observation, expérience, réflexion, raisonnement, tout peut y venir. Qui ne sait le parti admirable que Bernar-
161 J. MICHELET.
din de Saint-Pierre ' a tiré de ce fraisier né par hasard
sur une fenêtre dans un pot de terre? Il y a vu un infini,
et pris là le point de départ de ses harmonies végétales,
simples, populaires, enfantines, parfois non moins
scientifiques.
Dans une promenade d'hiver, en février, la petite, regardant aux arbres les bourgeons rougeâtres, soupirail el demandait -. « Serait-ce bientôt le printemps? » Tout à coup elle s'écrie... Elle l'avait à ses pieds... Une petite clochette d'argent, marquée d'un point vert au bord, le perce-neige, disait le réveil de l'année.
Le soleil reprend bientôt force. Dès mars, à ses première rayons, variables et capricieux, tout un petit monde éclôt, les jeunettes, les pressées, primevères et pâquerettes, fleurs enfants qui cependant, par leur petit disque d'or, se disent enfants du soleil. Elles n'ont pas grand parfum, sauf,je crois, la seule violette. La terre est trop mouillée encore. Narcisses, jacinthes et mu- guets apparaissent aux prés humides, dans l'ombre numide des bois.
Quelle joie! et que de surprises !... Cette végétation innocente semble faite pour celle-ci. Chaque jour, elle en fait la conquête, recueille, amasse, lie, rapporte des bottes de petites fleurs qu'il faudra jeter demain. Elle va saluer une à une toutes les nouvelles venues, leur donner le baiser de sœur. Gardons-nous de la troubler dans cette fête du printemps. Mais, lorsque, un mois, deux mois passés, elle se sera satisfaite, je lui dirai : « Pendant que tu jouais, enfant, le grand jeu de la nature, la superbe et splcndide transformation de la terre s'est accomplie. La voilà vêtue de sa robe verte aux plis im-
i. Érmain français dr la lin du j la nature II décrit otbï enthou- xim" siècle. Dans ses Harmonie» At I siasmc le* beautés de» planies.
ANTHOLOGIE. 16r.
qu'on appelle des montagnes et des coteaux. Crois-tu que ce soit seulement pour te donner des marguerites, qu'elle a versé de son sein cet océan d'herbe et de fleurs ? Non, amie ; la grande nourrice, la maman universelle, a d'abord servi ce banquet à nos humbles frères et sœurs par lesquels elle nous nourrit, La bonne vache, la douce brebis, la sobre chèvre qui vit de si peu et fait vivre le plus pauvre, c'est pour elles que sont préparées ces belles prairies... Du lait virginal de la terre elles vont combler leurs mamelles, te donner le lait, le beurre... Reçois-les, et remercie.
A ces aliments frais et doux va se joindre la fraîcheur des premières plantes potagères, des premiers fruits. Avec la chaleur apparaît à point nommé la groseille, la petite fraise des bois, qu'une autre petite gourmande découvre à son exquise odeur. L'aigrelet de la première, le fondant de la seconde, et la douceur de la cerise, ce sont les prévoyants remèdes qui vous viennent aux jours brûlants où l'idée s'exalte, s'enivre, ou commencent sous un soleil accablant les grands travaux de récolle.
Cette ivresse a apparu d'abord aux parfums de la rose, suaves mais trop pénétrants, dont la tète est alourdie. La coquette reine des fleurs amène triomphalement la légion plus sérieuse de ses sœurs, fleurs médi- cinales et plantes de pharmacie, utiles et salutaires poisons.
Maïs voici l'œuvre souveraine de la grande maternité. Elles arrivent celles qui doivent nourrir les populations entières, les vénérables tribus des légumineuses. Elles arrivent les graminées, les pauvres du règne végétal, qui en sont aussi, dit Linné1, la vaillance, la force
166 h MICHELET.
héroïque; qu'on les maltraite et qu'on les foule, elles multiplieront davantage!
Ma fille, n'imite pas l'enfant léger, étourdi, qui voyant flotter au vent cette mouvante mer d'or, que le coquelicot et le bluet égayent de leur éclat stérile, va au travers chercher ses fleurs. Que ton petit pied suive bien la ligne étroite du sentier. Respecte ton père nourricier, ce bon blé qui, de faible tige, soutient avec peine sa tête pesante où est notre pain de demain. Chaque épi que tu détruirais ôterait la vie aux pauvres, au méritant travailleur, qui, toute l'année, a pâti pour le faire venir. Le sort de ce blé lui-même mérite ton plus tendre respect. Tout l'hiver, enclos dans la terre, il a patienté sous la neige ; puis, aux froides pluies du printemps, sa petite tige verte a lutté, blessée parfois d'un retour de gelée, parfois de la dent du mouton ; il n'a grandi qu'en supportant les cuisants rayons du soleil. Demain, tranché de la faucille, battu, rabattu des fléaux, froissé, écrasé de la pierre, Grain d'orge ', le pauvre martyr, réduit en poudre impalpable, cuit comme pain, ira sous la dent, ou, distillé comme bière, sera bu. De toute façon sa mort fera vivre l'homme.
Toutes les nations ont chanté dans de joyeuses com- plaintes ce martyre et celui de la vigne sa sœur. Dans le blé déjà résidait avec la plus haute puissance nutritive de nos climats, quelque chose de la force sucrée, enivrante, que sa sœur va nous donner. C'est l'effort dernier de l'année. A mesure que l'homme fatigue, faiblit, se fond en sueur, la mère Nature lui a donné une plus vivante nourriture.
A l'âge printanier des prairies et du lait a succédé
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l'âge substantiel et Tort du froment, et celui-ci est à peine coupé et battu, que l'humble petite vigne (traînante et rampante ici, d'autant plus fine et plus exquise) prépare son breuvage divin. Que de travaux ici, ma fille! Que ce modeste végétal, ce mauvais petit bois tortu que tu méprisais au printemps, exerce les forces de l'homme! Dès mars, si lu parcourais l'immensité de la Champagne, de la Bourgogne et du Midi ', une si grande partie de la France, tu verrats des millions d'hommes replantant les échalas, relevant, liant, coupant la vigne, puis buttant la terre autour, et toute l'année sur pied pour mener à bien celte délicate personne. Pour la tuer, un brouillard suffit. C'est la sévère alternative de la vie et de la mort. Chaque plante meurt et nourrit les autres. N'as-tu pas vu, en automne, vers la fin, quand la saison avait pâli, comme tombaient doucement les feuilles, sans même attendre le vent? Chacune, en tournant un peu, des- cendait toute résignée, sans bruit, sans réclamation. La plante (si elle ne le sait) sent au moins qu'elle a charge de nourrir sa sœur, et qu'il faut mourir pour cela. Donc, elle meurt de bien bonne grâce, se pose, et de son débris alimentant l'air qui l'emporte ou la terre qui s'en pénètre, elle prépare la vie des amies qui viennent la renouveler. Elle s'en va consolée, et qui sait, peut-être joyeuse, de reposer, son devoir fait, et de suivre la loi de Dieu.
t. Micliclet ôoumérc ici les principaux vignobles do Frence.
168 I. MICHELET.
LA CLOCHE. — LES MÉLANCOLIES I Michclet dépeint la triste lui rappellent son enfance.
Au mariage heureux et le plus désiré de deux cœurs bien unis d'avance, quel que soit le ravissement, la jeune femme pourtant trouve un grand changement d'habitudes. Lui, il est occupé de devoirs journaliers, et souvent obligé de s'absenter longtemps. Le jour dure; elle attend, va, vient dans la maison, regarde à la fenêtre. Une autre maison lui revient qu'elle avait un peu oubliée, une famille souvent nombreuse, des frères et sœurs de son âge ou petits, tout ce nid gazouillant. Ce monde en mouvement, bruyant et parfois importun, c'était la vie pourtant, une jeune vie, une comédie perpétuelle. Et lorsque tout cela bien propre, habillé, soigné par elle avec sa mère, s'en allait un dimanche d'été à la messe, c'était une sorte de fêle. Toule lagrande assemblée de la paroisse en ses plus beaux habits qu'un œil curieux par- courait, les fleurs et les costumes, les chants (incompré- hensibles, qu'on est d'autant dispensé d'écouter), tout ce brouhaha amusait. Rien au fond , ou bien peu de choses ; mais enfin une foule, des hommes, des femmes et des enfants. Voir la figure humaine, c'est un besoin. Traver- sant le Tyrol *, j'observai des bergers, des chasseurs, qui, passant la semaine dans la montagne, descendaient le dimanche, non pas pour se parler, mais s'asseoir en face seulement sans mot dire, et se regarder.
Tout cela le dimanche revient, et dans les insomnies. Le matin vient enfin. Elle sort pour respirer ou pour les
i. Ptjs da montagnes, province de l'empire d'Aulricbe, eu S.-O.
ANTHOLOGIE. 163
besoins du ménage. Elle est heureuse de trouver la fraîcheur. La grande ville est gaie déjà, toute arrosée; les marchés pleins de fleurs, de toutes choses bonnes à la vie. C'est comme de riches corbeilles, combles des dons de la nature. A travers ces fleurs et ces fruits, elle marche rêveuse, pleine de douces émotions, de Dieu, du pur désir d'aller droit dans la vie. La nuit s'est envolée et tous tes mauvais songes.
Cependant au marché, l'église est ouverte déjà. Qu'elle est belle à cette heure, bien éclairée, auguste, dans sa solitude lumineuse ! Le banc de la famille où elle s'assit toute petite et tant d'années, elle le voit. Pour le regarder? non; cela lui ferait trop de peine... N'en parlons pas, sortons. Que l'air est pur et frais dehors !
Tout est fait de bonne heure, le ménage, le déjeuner. Il est parti. Elle reste dans sa chambretle solitaire. Elle coud à la fenêtre. Le quartier est paisible, écarté. Rien dans la rue. Elle coud, et sa pensée voltige ; un doux sou- venir d'hier soir, ce marché du malin, l'église, occupent tour à tour son esprit ? L'oreille par moments lui en tinte... Un bruit vague, léger, lointain, doux, est venu... Erreur peut-être ? Rien ? Le vent a pu changer, emporter l'onde sonore... mais non, le bruit revient. Oui, c'est bien une cloche, de son connu, toute semblable à celle de la paroisse où elle est née. Et, ma foi, je crois, c'est la même. Elle sonna si souvent pour nous, trop souvent! Tant de morts aimés reviennent, et tous les souvenirs. Puissante évocation !... La chambre en est remplie; aux murs et aux plafonds se tracent tous les événements domestiques. Elle est mêlée, la cloche, à tout eela. Et elle y a pris part, en a été émue, vibrant de joie, de deuil. Elle est de la famille... Ah ! que le cœur se glonfle ! De grosses larmes pèsent, et vont sortir des yeux. Elle veut
170 J. MICHELE!.
se contenir. Il s'en apercevra, cela lui fera de la peine. Hais elle a beau faire, tout échappe. El longtemps même après, quand il rentre, voyant les yeux baissés, humides, qu'on voudrait dérober, le voilà inquiet, attendri et pressant. Mais là, c'est un torrent. Elle est noyée de pleurs. Elle se cache enfin dans son sein, et s'excuse : « Je suis bien faible, ami ! que veux-tu ? La cloche me disait tant de chose !... Ah ! je n'ai pas pu résister ! >
LE LIVRE DES JEUNES MERES
Michelct recommande à l'homme de faire lui-même l'instruction de sa femme, il indique tes lecture» qui conviennent le mieux à
Quel bonheur de pouvoir lui expliquer Virgile ! C'est tout exprès pour elle qu'il chanta, ce grand Italien. Elle pleurera sur Didon', Eurydice-, sur la Lycoris de Gai lus3. Mais il est dans Virgile un bien autre mystère, sa douleur contenue, ses larmes étouffées sur le destin de l'Italie. On le sent en dessous. Elle n'y sera pas insen- sible. Elle y prendra un sens élevé, tout nouveau, que les femmes ont bien peu: la pitié pour les nations.
Le moyen âge avait reconnu dans Virgile le magicien qui ouvre les deux inondes*. Est-ce à dire qu'il est te plus fort ? point du tout. Mais il est au milieu des choses. Il a le rameau d'or, et comme la sibylle il vous conduit partout*. 11 tient de l'Évangile el du Ràm&yana 6. De lui
1. Reine de Cannage dent YÉaéidt *. Lee gens du moyeo âge croyaient
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ANTHOLOGIE. 171
on peut monter dans le lumineux Orient. De lui on peut descendre au clair-obscur des temps chrétiens. D'où viennent-ils, ces temps? sinon de la même origine, du soir du monde antique, du soupir résigné des nations, finissant dans l'Empire, qui saluaient la fin et le repos.
Mais ces mélancolies sont un peu maladives, éner- vantes souvent, comme les sons de l'harmonica. Elle veut être mère avant tout; elle veut s'affermir, donner force k son fils. Elle dit : « Assez de ces belles tristesses. Ces grands effets du soir, ces dernières heures du monde, m'affaibliraient aussi. Mon cœur, associé à l'essor d'un enfant, de la vie qui commence, voudrait plutôt des chants d'héroïsme et d'aurore. »
Un grand livre viendra de lecture populaire, qui nous ouvre à tous l'Orient ; qui rende à la femme, à l'enfant, au peuple (et qui n'est peuple?) les belles régions de la lumière. Comment nous retient-on toujours dans ce triste Occident, aux brouillards de l'Europe? Tout au plus on nous mène dans l'Arabie Pétrée1, au désert Sinalque*, au paysage lugubre de Judée. J'ai pitié de l'es- pèce humaine.
Donnez-lui bien plutôt le poème de la fidélité, la jeune, l'admirable Odyssée, Ulysse et Pénélope3. Lisez- lui le Rdmâyana. le délicieux poème, la Pénélope in- dienne, sa fidélité héroïque et l'amour de IUma\ sa guerre, et sa victoire où ce dieu de bonté associe toute la nature. Qu'elle ait en main surtout la Bible de la Perse *. Ici, tout est dans le grand jour de la vraie sain- teté . C'est le pays des purs. Le purificateur, le tout-puis-
ï. La presqn'He du Mont Sinnï *. Le héros du Ramajana.
enire l'Egypte el l'Arabie. 5. Co qui nous reale du livre roli-
3- Pénélope cal la femme du hé™, l gieui des anciens Parte».
17! J. MtCHELET.
sant soleil, illumine tout de son regard. Et que voil-il qui ne soit aussi pur? le labeur, le labour, le travail héroïque du Juste. Un parfum sain, salubre, s'élève de ces livres de labourage, « comme la bonne odeur de la terre, dit un ancien, quand, après la pluie, la charrue ouvre le sillon. »
Dix mille ans ne sont rien. Ni le soleil, ni l'homme, ni la terre, n'ont changé. L'idéal est le même. Cet an- tique génie se retrouve encore jeune. Les batailleurs passèrent, grecs et romains. L'humanité reprend sa vraie voie : le travail dans la lumière de la justice.
Que j'aurais volontiers brûlé mes livres pour écrire celui-là. Il est tard, et trop tard. Je ne sais point ces langues, ces hautes origines. Des grands fleuves de vie, qui ont tombé de là, je n'ai point vu la source, et n'ai mouillé mes lèvres qu'à leur dernier ruisseau. J'y venais altéré, des poudreux chemins de l'Histoire où chemina ma vie, àprement et aveuglément. L'Histoire, cette vio- lente fée, m'a traîné par cent choses de fâcheuse réalité : j'ai revécu trop de misères. Pèlerin attardé, j'y viens à temps pour boire, non pas pour rétablir le cours des grandes eaux. Un plus jeune, un plus digne le fera, et sera béni.
UN DIMANCHE D'HIVER EN FAMILLE
ant dépeint la vie d'une famille idéale pendant un dimanche d'hiver, elles discours que le père et lu mère tiennent a leurs enfants pour leur faire comprendre la beauté de ta nature et de la société.
Temps sombre, ténébreux. Il neige, grand vent. Les oiseaux du Nord, qui ont passé de bonne heure, nous
ANTHOLOGIE. 173
annoncent un grand hiver. Il n'y aura pas de visite. Triste dimanche? — Point du tout. Où elle est, qui serait triste? Ce n'est pas la flamme claire du foyer, le déjeuner chaud, qui réchauffe la maison. C'est elle, sa vivacité tendre, qui remplit tout, anime tout. Elle pense tellement aux siens, les aime, et les enveloppe, et les ouate si douce- ment qu'il n'y a que de la joie au nid.
La joie est doublée par l'hiver. Les enfants se félicitent du mauvais temps qui les enferme et de la belle journée qu'ils vont passer ensemble. Peu de bruit. Lui, il profite de ce jour pour faire quelque chose de son choix. Il est là, comme au petit tableau du Menuisier de Rembrandt*. S'il ne rabote pas comme lui, il lit et relit un livre. Mais en lisant, il les sait là qui, par moments, discrètement, disent un petit mol tout bas. Il sent derrière sans le voir, par la divination du cœur, ce qui ne fait aucun bruit, son mouvement onduleux et doux, à elle, et son petit pas. Elle ne fait que l'indispensable, et d'un doigt mis sur la bouche leur fait signe d'être bien sages et de ne pas le troubler.
Que font-ils là, ces enfants? je suis curieux de le sa- voir. Ils font une pieuse lecture. Ils lisent les grandes aventures, les audaces et les sacrifices des voyageurs d'autrefois qui nous ontouvert leglobeet ont tant souffert pour nous. « Ce café qu'a pris votre père, le sucre, enfants, que vous mettez dans le lait abondamment, trop peut-être, tout cela a été acheté par l'héroïsme et aussi par la douleur. Soyons donc reconnaissants. Nous devons à la Providence ces providences humaines des grandes âmes qui peu à peu parviennent à relier le globe, l'éclat-
174 1. MICHELET.
mit, le fécondent, l'amènent ou l'amèneront bien lot vers l'accord, vers l'unité qu'aurait une seule aine d'homme. » Peu à peu, elle leur dit la communion matérielle (qui en prépare une morale), la navigation, le commerce, et les voies, les canaux, les rails, le télégraphe électrique.
Les enseigner peu à peu, dans leur véritable sens, avec le temps, la lenteur, la précaution convenables, c'est donner aux enfants l'instruction religieuse, les élever à l'Esprit divin, esprit de bonté, de tendresse.
Qui ne le sentira au cœur, quand cette révélation nous vient de la houche adorée? Les enfants sont émer- veillés. Hais lui-même qui sait touteela, en le reprenant par elle avec ce charme attendrissant, se tait dans une heureuse extase et sent que tous nos arts nouveaux sont des puissances d'amour.
Père, enfants, ils sont nourris de son âme, de sa douce sagesse. Ils écoutent et elle a fini. Ils se réveillent comme d'un rêve... Un bruit, un petit tac-tac a retenti aux carreaux. Pétition d'un voisin ailé. Le moineau du loit leur dit dans sa franchise pétulante : « Quoi donc, petits égoïstes, dans nn aussi mauvais jour vous vous tien- drez enfermés! > Cette harangue a grand effet, on ouvre, et l'on jette du pain. Mais quelle est l'émotion, quand un hôte plus confiant, profitant de cette ouverture, entre et bravement sautille au fond de la chambre !
« Oh! merci, cousin Rouge-gorge, qui, sans façon, nous rappelle la grande parenté oubliée. Tu as raison; en effet, chez nous, n'est-ce pas chez toi ?» On n'ose plus respirer. La mère, avec discrétion, sans l'effrayer, jette des miettes. Et lui, nullement humilié, ayant picoté, et même approché un peu du foyer, s'envole, et laisse cet adieu : c Au revoir, mes bons petits frères ! »
Si l'heure du repas n'approchait, la mère aurait beau-
ANTHOLOGIE. 175
coup à dire. Mais il faut bien vous nourrir, vous aussi, petits rouges-gorges.
Au dessert, elle leur explique le banquet de la Nature, où Dieu fait asseoir tous les êtres, grands et petits, les plaçant selon l'esprit, l'industrie, la volonté et le tra- vail, mettant 1res haut la fourmi, très bas tel géant (rhi- nocéros, hippopotame). Si l'homme siège à la première place, c'est par une chose unique, te sens de la grande harmonie, et l'amour du divin Amour, la tendre solida- rité avec tout ce qui émane, le sublime don de Piété.
Ces discours pourraient glisser. Ce qui les fait entrer au cœur, ce qui pour les enfants émus grave cette heure dans le souvenir, c'est que devant eux les parents con- somment l'acte de fraternité que la prière de la mère a préparé le matin. Le travailleur, pour son frère, donnera de son travail, donc de sa vie et de son âme. Elle l'em- brasse, les yeux humides. Et la table est sanctifiée.
Assez pour un jour. Seulement, enfants, réjouissez le cœur de votre père d'un double chant : le chant de la patrie française en ses jours de grands sacrifices, qu'au besoin vous imiterez; et l'hymne de reconnaissance pour le Dieu bienfaiteur du monde, qui nous a donné ce jour, et peut-être son lendemain.
Donc, reposons. Votre père, bien fatigué, n'est pas loin de s'endormir. Il s'est couché si tard hier, pour achever son samedi! Dormez, amis, dormez, enfants. Dieu vous garde pendant le sommeil !
LA MORT EST UNE FLEUR Hichelet prépare ainsi la veuve au dépari et l'achemine nutom-
Les bons meurent sonuvet seuls et ceux qui consolèrent
a
176 J. M1CHELET.
ne sont pas toujours consolés. Leur douceur, leur rési- gnation, leur harmonie, les conservent, et plus qu'ils ne voudraient. Trop souvent la femme innocente qui n'a vécu que pour le bien, et qui devrait être entourée, sou- tenue dans l'âge de faiblesse, voit tout s'éteindre, amitiés, parentés, et se trouve avancer seule vers le terme solennel.
Elle n'a pas besoin d'être traînée ; elle va, elle marche d'elle-même. Elle ne veut qu'obéir à Dieu. Elle se sent en bonne main, elle espère, elle se fie. Tout ce qu'elle a encore d'aspirations tendres et saintes, ce qu'elle rêva, voulut en vain pour le bonheur des autres, ce qu'elle avait préparé et ne put, tout cela semble une promesse d'avenir et l'entrée d'un monde nouveau.
Celle-ci n'a pas peur de Dieu. Elle avance paisible vers lui, et ne voulant que ce qu'il veut, mais sûre de la vie à venir, et disant : « Seigneur, j'aime encore. »
Telle est la foi de son cœur. Cela n'empêche pas que la faiblesse de l'âge, du sexe, n'agisse parfois et qu'elle n'ait des heures de mélancolie. Alors elle va voir ses fleurs, leur parle et se confie a elles. Elle pacifie sa pensée dans cette société discrète, qui n'est pas impor- tune, qui sourit et se tait. Du moins, les (leurs parlent si bas qu'on a peine à entendre. On croirait voir en elles les enfants silencieux.
En les soignant, elle leur dit : Mes chères muettes ! A moi qui vous dit tant de choses, vous pourriez avoir confiance. Si vous couvez un mystère d'avenir, parlez, et je n'en dirai rien, s
A quoi l'une des plus sages, vieille sibylle des Gaules (verveine ou bruyère, n'importe): a Tu nous aimes!... Eh bien, nous t'aimons, nous l'attendons... Sache-le,
ANTHOLOGIE. 177
nous sommes ton avenir même, Ion immortalité d'ici- bas. Ta vie pure, ton souffle, ton corps nous reviendront. Et, quand ton génie supérieur, affranchi, dépliera ses ailes, ce don d'amie nous restera. Ta chère et sainte dépouille, veuve de toi, va fleurir en nous. »
Ce n'est pas une vaine poésie. C'est la vérité littérale. Notre mort physique n'est rien qu'un retour aux végé- taux. Peu, très peu est chose solide dans cette mobile envoloppe ; elle est fluide et s'évapore. Exhalés, en bien peu de temps, nous sommes avidement recueillis par l'aspiration puissante des herbes, des feuilles. Le monde si varié de verdure dont nous sommes environnés, c'est la bouche, le poumon absorbant de la nature, qui sans cesse a besoin de nous, qui trouve son renouvellement dans l'animal dissous. Elle attend, elle a hâte. Elle ne laisse pas ce qui lui est si nécessaire. Elle l'attire de son amour, le transforme et lui donne le bienfait de l'ai- mable métamorphose. Elle nous aspire en végétant, et nous respire en fleurissant. Pour le corps, ainsi que pour l'âme, mourir c'est vivre. Et il n'y a rien que de la vie en ce monde.
L'ignorance des temps barbares avait fait de la Mort un spectre. La Mort est une fleur.
Dès lors, elles disparaissent, ces répugnances, ces ter- reurs du sépulcre. C'est l'homme qui a fait le sépulcre, et ensuite il en a pris peur. La nature ne fit rien de tel. Que me parlez-vous d'ombre, de profondes ténèbres et du sein de la terre? Grâce à Dieu, j'en puis rire. Rien ne m'y retiendra. A peine y laisserai-je trace. Entassez donc encore pierre, marbre, bronze. Vous ne me tenez point. Pendant que vous pleurez et me cherchez en bas, déjà plante, arbre et fleur, enfant de la lumière, j'ai ressus- cité vers l'aurore.
178 J. MICHELET.
L'antiquilé si pénétrante, et vraiment éclairée d'avance d'une aimable lueur de Dieu, avait formulé ce simple mystère en images gracieuses. Daphné devient laurier- rose, et n'en est pas moins belle. Narcisse, en larmes distillé, reste le charme des fontaines.
J'ai ce spectacle sous les yeux. Au lieu même ou j'écris, à cette porte de la France eu l'Océan et la vaste Gironde* font leur combat d'amour et la lutte éternelle qui les marie sans cesse, les rochers déchirés donnent aux dots le vieux peuple de pierre, devenu sable. Cent plantes vigoureuses fixent de leur pied cette arène, se l'appro- prient, s'en font une vie forte, si odorante au loin que le voyageur sur la route, le marin dans sa barque, l'aspirent, sont étonnés. Et la mer s'en enivre. Quels sont ces puis- sants végétaux ?... Les plus petits et les plus humbles, nos vieux simples des Gaules, romarins, sauges, menthes, thym, serpolets en foule, et tant, tant d'immortelles qu'il semble indifférent de vivre ou de mourir.
La pauvre petite âme de toutes ces vies marines se fait fleur, s'exhale en parfums.
1. Michelet était alurn installé à Saim-Geoiypj 1 l'embouchure de la Gironde.
Ce livre, qui parut vers ta fin de la carrière de l'auteur (1869), ('tait prépare depuis longtemps; il était la suite natu- relle des livres de f Amour et de la Femme. Pour relever la famille il ne suffit pas de relever la femme, il faut donner à l'enfant une forte éducation. Les systèmes d'éducation que nous ont légués les siècles passés ne suffisent plus à notre temps. Notre but doit être de faire des hommes, notre prin- cipe doit être l'action. Ces idées sont exposées dans l'intro- duction.
L'ouvrage se compose de cinqlivres. Le livre 1", De Fëdu- cationavant la naissance, est consacré à poser le principe fondamental de l'éducation, qui doit être de développer la nature aulieude la réprimer. Le livre II: De l'éducation dans la famille, montre la place tenue par l'enfant dans la maison et comment le père et la mûre doivent se partager la lâche. Le livre III -.Histoire de l'éducation, est une revue des systèmes de pédagogie, dans les écoles du moyen âge, dans Rabelais et Montaigne, dans les philosophes du xvu* siècle et surtout dans les pédagogues du xix", Pestalozzi et Froebel. Le livre IV : Université, Écoles, examine les méthodes et l'esprit de l'enseignement dans les différentes écoles, dans les établis- sements universitaires, les écoles industrielles, les écoles de médecine et de droit. Le livre V : L'éducation continue toute la vie, montre comment l'homme continue à se développer par la lecture et par la vie publique. L'ouvrage se termine par des conseils et des propositions de réformes pour l'avenir.
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J. M1CHELET.
L'ÉDUCATION PAH LES FETES
Ce qui manque à noire vie moderne, ce sonl les grandes fêtes qu parlent aux yeux des enfants et leur font sentir la grandeur de I: patrie et de l'humanité.
La vie grecque, si terrible d'action, de lutte, de péril, de guerres, eut cela d'admirable et qui compensait tout : elle était une fête. Du berceau, par les fêtes, on allait au tombeau. Elles égayaient le mort même. Fêtes de la nature et de l'humanité. Fêtes de fictions drama- tiques et d'histoire nationale. Fêtes des exercices et de gymnastique, charmantes de force et de beauté, qui créaient l'homme même, faisaient les dieux vivants qu'imita Phidias1. Comment, avec une existence si ra- dieuse, n'être pas gai? Peut-être on mourait tôt? n'im- porte. La vie n'avait été qu'un sourire héroïque.
Cela reviendra-t-il ? Huile raison d'en douter. L'édu- cation de l'homme se fera par les fêtes encore. La sociabilité est un sens éternel qui se réveillera. Nous verrons reparaître celte heureuse initiation qui, dès le premier âge, offrait à l'œil charmé du jeune citoyen un grand peuple d'amis, aimables, joyeux, bienveillants. En eux il avait vu Athènes. Jusqu'à son dernier jour, il emportait l'image de cette belle Patrie vivante. Ce n'était pas un être de raison. C'était une Amitié née des fêtes d'enfance, continuée dans les gymnases, aux speclacles où les cœurs battaient des mêmes émotions, amitié très fidèle à qui si volontiers on immolait sa vie,
1. Phidias, sculpteur athénien du I sculpteurs grecs prenaient pour ino-
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ANTHOLOGIE. 181
dans ces combats qui furent des Têtes, Marathon, Sala- mine1, illuminées de la victoire.
« Comment fait-on des fêtes? » Quelle vaine question ! Mais on ne les fait pas. Cela naît de soi-même. Un matin, on s'éveille... Tout a jailli du cœur. C'est fait. Hier, qui s'en serait douté?-
Il faut peu pour faire une fête. On le voit bien en Suisse. Les jolis exercices des enfants, sous les yeux des parents attendris, cela, c'est une fête. Le théâtre civique qui plus tardjouera les héros, Tell* ou Garibaldi 3, donnera une foule de fêtes. Les hospitalités amicales des grands peuples entre eux seront les divines fêtes de la paix, le concert, par exemple, que mille exécutants français et allemands nous donneront sur le pont du Rhin.
L'âme humaine est la même, infiniment féconde, on le verra. En un demi-siécle s'est fait un progrès remar- quable de goûts délicats, élevés, qui tiennent de bien près (qu'on me passe ce mot) à une augmentation de l'àme. Le goût des fleurs, de certains aménagements, inconnu en 1815, dît combien a gagné l'amour de l'inté- rieur. Le soin (souvent extrême) qu'on met à habiller l'enfant, même dans les conditions pauvres, est fort at- tendrissant. Mais ce qui a gagné surtout, c'est le culte des morts. Au commencement de ce siècle, on n'y faisait nul sacrifice, nulle dépense, et, s'il faut le dire, les tombes étaient peu visitées. Elles le sont peu encore dans les campagnes. Le peuple de Paris, que les provin- ciaux croient à tort sec et égoïste, est de tous ceux que is, celui qui fait le plus pour ses morts. La foule,
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au 2 novembre1, est énorme aux cimetières. Chaque famille, il est vrai, va à part. Dés qu'on aura l'idée d'y aller avec ordre, d'ensemble, à certaines heures, et d'y communier ainsi dans le regret, ce sera une fêle réelle, au sens antique, d'excellente influence sur les générations nouvelles et puissamment éducative. Impressions graves et douces, et aussi très fécondes. Le cimetière est un organe essentiel de la cité, une puissance de moralité. Une ville sans cimetière est une ville barbare, aride, sauvage. Que de saintes et bonnes pensées, quelle poésie du cœur vous ôtez aux vivants en leur ôtant leurs morts. Il est des états douteux, intermédiaires, où, pour ainsi parler, on a un pied au temple et un pied hors du temple, où l'on flotte, où l'on rêve. Pour cela l'ancien temple s'entourait de portiques où l'on errait, songeait. Ce ves- tibule du temple est aujourd'hui pour nous le cimetière. Celui de l'Est', surtout, a cet effet puissant. Des tombes on aperçoit le volcan de la vie.
Sans que l'on institue des fêtes, elles se feront, sur- tout aux jours émus, et le lendemain des grands événe- ments. D'elle-même se lit celte fête des fêtes, la plus belle qui fut jamais, la Fédération de 90' (que j'ai eu le bonheur de conter tout au long)*, cette sublime agape6 où l'Europe assista, où tous (de près, de loin) communièrent avec la France.
4. Le jour de la fSle des Mort!. |
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Chamo-de-Mars, pour consacrer l'u- |
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ANTHOLOGIE.
. MON LIVRE »
Michèle! indique quelle place le livre lient dans la vie de ceux qui ont peu de livres A lire. 11 se demande quelles qualités devra avoir le livre qui conviendra aux hommes du peuple de notre temps.
Dans ma jeunesse tin mot me frappai! quelquefois, un mot que l'ouvrier, le pauvre, répétaient volontiers : c Mon livre. »
On n'était pas, comme aujourd'hui, inondé de jour- naux, de romans, d'un déluge de papiers. On n'avait guère qu'un livre (ou deux), et on j tenait fort, comme le paysan tient à son almanacb. Ce livre unique inspirait confiance. C'était comme un ami. A tel moment de vide, où un ami vous eût mené au café, on restait près des siens, et on prenait « son livre. »
On lisait beaucoup moins, avec un esprit neuf, on y mettait du sérieux, et la disposition qu'on avait ce jour- là. Selon qu'il faisait beau ou laid, selon qu'on était gai ou triste, heureux ou non, plus ou moins pauvre, ce livre complaisant se colorait diversement. Nul ami plus docile. Le camarade souvent qui vient vous voir, esl dis- cordant ; il vous vient gai quand on est triste. L'ami imprimé? non. Je ne sais comment il se faisait qu'il se mettait toujours à l'unisson.
On l'avait lu vingt fois. Il ne dominait point par l'at- trait de la nouveauté, comme tant de livres d'aujourd'hui qui prétendent être neufs et s'imposent à ce titre. Ce livre aimé était réellement un texte élastique, qui laissait le lecteur broder dessus. Il ne pouvait donner l'information diverse des livres d'aujourd'hui. Mais en revanche il sti- mulait, éveillait l'initiative. La pensée solitaire, se li--
184 I. M1CHELET.
saut à travers, souvent entre les lignes, voyait, trouvait, créait.
Pour bien des jeunes cœurs qui ont besoin du rhythme, le livreunique, su par cœur, est un récitatif qui soutient, qui anime, qui fait comme la chaîne du tissu des pen- sées, sur laquelle l 'ingegno ' surajoute sa trame féconde. Pour beaucoup d'Italiens suffit le Tasse * . Pour moi, c'était Virgile ; son demi-chant, très bas, me roulant dans l'es- prit, n'interrompait jamais, harmonisait plutôt, soute- nait l'incessant effort du travailleur.
Les réimpressions de Voltaire furent avidement ache- tées sous la Restauration. Lecture assez confuse. Pour dégager l'esprit et le résultat net de ces grandes bibles polémiques du siècle précédent, il faut un degré rare de jugement, de lucidité.
Juillet3 et les années suivantes furent un volcan de livres, une éruption trouble d'utopies, de romans socia- listes, Bibles nouvelles bien plus confuses encore, mê- lées d'idées ingénieuses et de chimères, souvent tou- chantes par un sentiment vrai. Les hommes valaient mieux que les livres. Depuis le 2 décembre *, le grand flot des romans qui nous ont envahis, bien autrement fangeux, est dominé surtout par l'idée d'aventures, de bonheur improbable, de loterie grossière, l'idée califor- nienne9, de gros lot et de lingots d'or. Toujours la foi aveugle au miracle, au hasard, au coup d'Étal du sort, qui dispense d'effort, de travail, de persévérance.
Les livres qu'il nous faut, ce sont précisément les plus
oiCa l'esprit
par lequel Napoléon III, a
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ANTHOLOGIE. 185
contraires à l'idée de miracle. Ce sont les livres d'action.
J'entends par lficeux qui apprennent a agir, à compter sur soi, la foi aux seuls effets du travail, de la volonté.
Des livres vrais d'abord. La vie est courte. Nous n'avons pas le temps de nous farcir l'esprit d'un tas de vains mensonges qu'il faudra oublier demain. Les en- fants ont ici l'instinct droit de nature. Quand vous leur racontez quelque chose : « Est-ce vrai ? » C'est le mot qu'ils disent d'abord.
Les voyages sont bons, sauf pourtant les mirages, les espérances vaines. Ils sont bons quand ils donnent la réalité crue, non l'idée romanesque des fortunes gagnées sans effort. Le héros du travail, lutteur infatigable, vain- queur de la nature, le Robinson1 est une histoire très vraie, et compilée de faits réels.
Les Robinsons de l'industrie, qui,. sans bouger, ont fait des voyages si durs à travers tout obstacle, ce sont nos saints. J'adore ces sublimes voyages de nos grands travailleurs, ces montées admirables des Jac quart* et des Slephenson3.
Comment du lourd abîme où sur nous pèse un monde, on monte en soulevant la terre avec son front, leur vie le fait connaître. Hais avec ces légendes, ces bibles du tra- vail, je voudrais avant tout la Bible de la France, l'his- toire du long effort par lequel ce grand ouvrier, le peuple, d'âge en âge, a pu se faire lui-même. Nul pauvre travailleur, s'il refait en esprit le chemin de nos pères et les suit, ne succombera. Il sera soutenu et agrandi de la grande Ame, la voyant dans ses luttes, heurtant, tombant
i. Roman anelils de Dsniel de Foé I del* Révolution, Invenletirdumolicr
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186 1. HIGHBLET.
souvent, souvent se relevant, et toujours inspirée d'in<
domptable courage et de jeune espérance.
Si l'on ouvre mon cœur à ma mort, on lira l'idée qui m'a suivie : c Comment viendront les livres populaires ? >
Qui en fera? Difficulté énorme. Trois choses y sont requises qui vont bien peu ensemble. Le génie et le charme (ne croyez pas qu'on puisse faire avaler au peuple rien de faible, de fade). Un tact d'expérience, très fin, très sur. Et enfin (quelle contradiction 1) il y faudrait la divine innocence, l'enfantine sublimité, qu'on entrevoit parfois dans certaines jeunes créatures, mais pour un court moment, comme un éclair du ciel.
0 problème! être vieux et jeune, tout a la fois, être un sage, un enfant !
J'ai roulé ces pensées toute ma vie. Elles se représen- taient toujours et. m'accablaient. Là, j'ai senti notre mi- sère, l'impuissance des hommes de lettres, des subtils. Je me méprisais.
Je suis né peuple, j'avais le peuple dans le cœur. Les monuments de ses vieux âges ont été mon ravissement. J'ai pu, en 44, poser le droit du peuple plus qu'on ne fi jamais' ; en 64, sa longue tradition religieuse1. Mais sa langue, sa langue, elle m'était inaccessible. Je n'ai pas pu le faire parler.
Après l'horrible et ténébreuse affaire du 24 juin 48', courbé, accablé de douleurs, je dis à Béranger * : « Oh l qui saura parler au peuple ? lui faire les nouveaux évan- giles ? Sans cela nous mourons. » Cet esprit ferme et froid répondit: «Patience! ce sont eux qui feront leurs livres.» Dix-huit ans sont passés. Et ces livres, où sont-ilB?
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BIBLE DE L'HUMANITÉ
Sous ce titre Michelet a voulu présenter un tableau des principaux progrès de l'humanité depuis les peuples encore barbares sortis de l'Asie jusqu'à la fin du moyen âge. La Bible de l'humanité (1861) est une œuvre très originale, à la fois une histoire et une sorte de poème en prose, semblable aux autres ouvrages que Michelet a composés dans cette période de sa vie.
Tous les peuples de l'antiquité sont examinés un à un. Michelet recherche en quoi chacun a contribué à préparer l'avènement de la justice. Il les a divisés en deux groupes : les peuples de la lumière (Inde, Perse, Grèce), et les peuples du crépuscule et de la nuit {Egypte, Syrie, Fhénicie, Judée, Empire romain). Voici comment lui-même explique ce livre r
f L'humanité dépose incessamment son Ame en une Bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset. Ces versets sont fort clairs, mais de forme diverse, d'une écri- ture très libre, — ici en grands poèmes, — ici en récits historiques, — là en pyramides, en statues.
t Ce n'est pas seulement l'histoire des religions, c'est encore l'histoire de toute l'activité morale : le droit, l'art, l'in- dustrie, tout ce qui a été sentiment et action. >
LE CULTE DU ÏXU
Los races aryennes qui, sorties de l'Asie centrale, ont peuplé l'Inde, la Perse et l'Europe el dont nous sommes les descendants, ont de tout temps rendu un culte au feu. La religion du foyer semble être o que l'arrivée des ÀryAs en Europe. Dans le passage
Jusle reconnaissance. Si l'on n'eût eu le feu, dans ces temps, qu'eut été la rie? Combien misérable, dénuée, incertaine! Sans le feu, rien; avec lui, tout. Le feu. la naît, fait fuir les bêles, les codeurs des ténèbres. L'hyène et le chacal n'aiment pas les lueurs du foyer; le lion même s'éloigne en grondant. Mais les feux du matin, la flamboyante aurore mettent décidément en déroute ces sinistres myopes; ils ont en horreur le soleil.
Dans nos villes bien éclairées, dans nos maisons fer- mées et garanties, nous n'avons plus le sens de celte situation. Qui n'a eu pourtant, en voyage, quelque nuit à passer en lieu suspect, dans quelque villa solitaire de pays mal famé? Le plus brave, s'il parle franchement, dira qu'il ne fut pas fâché de voir le jour. C'était bien autre chose alors; l'homme n'avait guère d'arme que la massue, ou tout au plus la grosse et courte épée qu'on voit aux monuments assyriens. C'est de tout près, et nez à nez, qu'il fallait poignarder le lion. 11 abondait alors, et même aux pays de froid hiver, comme la Grèce; à plus forte raison en Bactriane et Sogdiane ', où vivaient nos Aryàs. Rare aujourd'hui en ces contrées, le chat mon- strueux (lion ou tigre) a baissé de taille comme le chien son ennemi.
Sous la garde d'un chien terrible, dans la maison bien ou mal close, la famille — homme et animaux — écou- tait plus d'une fois la nuit les redoutables miaulements. La vache émue ne tenait pas en place; l'Ane si fin d'Orient dressait son oreille mobile et aspirait les bruits.
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ANTHOLOGIE. 189
C'est lui qu'on regardait, qu'on consultait surtout. C'est lui qui le premier (nous dit le Rig-Véda'), sentant le lion parti, flairait le malin, disait l'aube. On se hasardait a sortir; en tête le gigantesque chien, aimé et caressé, l'homme ensuite avec les bestiaux, la femme et les petits enfants. Tous heureux, gens et bêtes, et les plantes aussi, rajeunies. L'oiseau, ayant tiré sa télé de dessous l'aile, préludait sur la branche, semblait charmé de vivre. On s'unissait à lui pour bénir la lumière; on chantait attendri : c Merci ! Encore un jour ! »
La religion du foyer ne serait jamais née dans le Midi ; elle naquit au Nord. On n'en peut guère douler quand on voit l'homme, dans ses vœux pour une longue vie, désirer < cent hivers » . On sent bien le climat sévère des hauts plateaux d'Asie dans les tendresses, les caresses qu'on fait au Feu, au bon ami, Agni'.On parle aussi d'une manière sentie de la fine brebis du Candahar3 aux laines chaudes et délicates. Dans les hymnes du mariage, où la femme choisit son époux, on lui fait dire avec une grâce innocente : « Je suis faible, et je vais à toi. Sois bon pour ma faiblesse. Je serai toujours Roma Sd, la douce brebis des Gandaras, la soyeuse brebis qui vient chez toi te réchauffer. »
LES PEUPLES LABOUREURS ET LES PEUPLES BERGERS
Las peuplas Aryas qui ont peuple autrefois l'Inde et la Perse étalent formés de tribus de bergers, qui allaient de place en place
été composé dans l'Inda, * i époque qu'il esl difficile de < terminer (probable aient du X'
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190 J. MICHELET.
avec leurs troupeaux et leurs chariots. Hais quand ils so lurent éta- blis a demeure, ils se mirent à cultiver la terre et devinrent des peuples laboureurs. Michelet montre ici l'opposition entre ces deux genres de vie.
L'agriculteur est homme inquiet, esprit sans repos, âme en peine. Le pasteur a le temps de chanter aux nuages les fantasques victoires d'Indra'. Il a le temps de suivre, au ciel de la Chaldée*, les longs voyages des étoiles. Mais la nuit, mais le jour, le Perse, agriculteur, doit veiller, travailler, combattre.
Combat contre la terre. Elle est dure, obstinée, ne se rend pas d'un coup; elle vend au travail ce qu'on croit qu'elle donne.
Combat contre les eaux. Les douces eaux, tant dési- rées, elles descendent souvent furieuses, pour ravager, emporter tout. Parfois elles tarissent tout à coup, bues par le soleil. Ces filles de la nuit évoquées de la terre, il faut, dans ce climat, leur conserver la nuit, les garder abritées par des canaux secrets, une circulation souter- raine de travail infini qui fait du laboureur un mineur et un constructeur.
Et tout cela fait, rien n'est fait. Il surgit l'enfant déli- cat, le blé faible, d'un vert si tendre. Il échappe du sein protecteur, se trahit, et se voit environné d'ennemis. Cent plantes robustes et mauvaises sont là pour l'étouf- fer, si la main paternelle ne vient leur faire la guerre. Cent bétes dévorantes arrivent, des monstres qu'on ne peut repousser. Quels? non des lions, des tigres, — de paisibles troupeaux.
C'est le pasteur surtout qui, pour le laboureur, est le maudit. C'est contre lui que le champ est gardé. Le
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ANTHOLOGIE. 191
sombre travailleur, du poignard, trace autour la limite protectrice. Il la creuse, et c'est un fossé. Il la plante, et c'est une haie. Il la borne, y enfonce le pieu, la pierre; que dis-je? sa parole et sa malédiction. Malheur à qui la passera !
Guerre étemelle qu'on retrouve partout. C'est elle qui fit le divorce de l'Hindou védique et du Perse, de l'Arya pasteur, de l'Aryà cultivateur. Le pasteur trouve odieuse, injuste l'appropriation. Il rit des bornes, des fossés. Ses bétes, malicieusement, se font un jeu de les franchir. La chèvre blesse la haie, La vache y passe à l'étourdie. La douce brebis, en cherchant sa petite vie innocemment, rase le blé qui pointait, ce blé sacré, cette chère espé- rance où l'agriculteur a son âme. Il faut qu'il le garde, son blé. De plus en plus rêveur et sombre, dans ces bêtes malfaisantes qui mangent moins qu'elles ne détruisent, il croit voir, il maudit les agents des mauvais esprits, l'armée de la méchanceté, « du caprice hors de sens », les jeux pervers de la magie.
HicheleL essaye de caractériser le génie d'Eschyle, qui lui parait représenter l'art grec dans sa plus grande force.
Entre les poètes, un seul, Eschyle, eut le bonheur d'être à la fois le chantre et le héros, d'avoir les actes et les œuvres, la grandeur de l'homme au complet. Seul, il gagna cinquante fois la couronne de la tragédie*. Seul, il eut, comme Homère, des rhapsodes qui le chantaient
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19B
J. MICHEL LT.
sur les chemins'. Seul, il ne mourut pas, subsisla tou- jours au théâtre (qui ne jouait que les vivants). Il resta en statue de bronze sur la place d'Athènes, comme censeur, pontife et prophète, pour surveiller le peuple et l'avertir toujours. Le grand moqueur des dieux, Aristophane*, ne respecte qu'Eschyle . Il l'a vu aux enfers siéger sur un trône d'airain.
Dans la noble épitaphe qu'il s'est faite à lui-même, il rappelle seulement qu'il combattit à Marathon3, il oublie ses cent tragédies. Il n'y eut jamais plus vaillante race. A Marathon, il est blessé, et il est le frère des sol- dats les plus glorieux de Salami ne '. L'un, Amyntas, est le hardi pilote qui le premier heurta la flotte de Xercès, et y gagna le prix de la valeur. L'autre, l'obstiné Cynégyre*, se fit tailler en pièces, ayant retenu son vais- seau par les mains, coupées une à une, puis retenu encore par les dents.
Les magistrats d'Athènes gardaient soigneusement un exemplaire correct et complet des œuvres d'Eschyle, de peur qu'un téméraire acteur ne changeât rien aux paroles sacrées. Et cependant, malgré ces soins, sept drames en tout nous restent, dont une seule trilogie6 complète, l' Ores fie. Des trois parties du Prométhée *, une subsiste. Débris énorme et colossal. Comme le voyageur qui trouve dans le sable d'Égype le pied d'un sphinx ou son
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ANTB0LOG1E. 183
doigt de granit, etqui, d'après, calcule de quelle hauteur était le monstre, nous aussi nous cherchons sur celte ruine à deviner ce que fut le géant Eschyle.
Aristophane dit admirablement que les vers d'Eschyle sont forts <c comme les ais serrés d'un vaisseau », comme l'indestructible charpente de ces navires vainqueurs qui brisèrent la flotte d'Asie. Il le met au-dessus de Sophocle. loin, bien loin du faible Euripide'. Mais sa vraie place n'est pas là. Elle serait bien plutôt entre Isale' et Michel- Ange3.
Dans son œuvre si sombre il y a bien autre chose que l'art. Il y a le vrai génie de la douleur. Rien qui adoucisse ou console, comme dans Sophocle. Ces tragiques accents des héros du passé semblent pour le présent des avertissements redoutables, de lugubres pressentiments. Il rappelle surtout Michel-Ange. Le prophète italien, au milieu des splendeurs et des conquêtes de Jules II4, n'a peint que l'épouvante dans les plafonds de la Sixtine. Et le prophète Eschyle appa- raît plein de deuil dans les prospérités d'Athènes.
Tous deux ont vu d'avance des épreuves terribles, de cruels coups du sort, et au bout le jugement, la haute vic- toire de la justice. C'est la grandeur d'Eschyle que ne pouvait encore sentir Aristophane.
Avenir inconnu, voilé. L'àpreté du prophète, son deuil, remplit d'étonnement. Eschyle, à quarante ans, com- mence la série menaçante de ses tragédies, au moment souriant où la cité libératrice poursuit, couronne sa vic- toire, apparait reine de la Grèce. Elle est brillante, elle est féconde. En tous les sens, elle rayonne. Elle est
jwr Siile iV, pape du xv* tiède.
194 J. MICHELET.
jeune et elle a vingt ans en ses deux génies admirables, deux adolescents qui éclatent, le beau Sophocle, le puis- sant Phidias'. Celui-ci, d'abord peînlre, pour coup d'essai de son ciseau, sculpte l'àine d'Athènes, sa Minerve Po- liade*, Qère, souveraine et colossale, qui, de son casque étincelant, domine l'acropole 3 et les temples, commande au loin la mer, les tles.
Moment d'espoir immense. Entre Thémistocle, Aristide, entre le généreux Cimon*, l'habile et profond Périclèss, la lulle semble faire l'équilibre, et, par leur combat même, l'harmonie de la liberté.
Eschyle ne voit rien de cela. Son àme semble être encore au siècle précédent, aux désastres, aux dangers. Il a, comme Hérodote0, la préoccupation de cette Né- mésis7 qui plane sur nos têtes, qui épie nos prospérités. La prodigieuse Babylone est bien tombée. La massive et solide Egypte, si fortement assise, n'en a pas moins sa chute8. Le bonCrésus*. le rusé Polycrale "*, et cette déli- cieuse Ionie", tout cela a péri! Athènes reste la digue qui arrête le torrent barbare. Mais dans Athènes même que de rapides changements ! Eschyle enfant vit les Pisistra- tides, la revanche de la liberté, le vaillant coup d'Har-- modius". Homme fait, 11 a eu ce bonheur, sa belle
la des disui.
1. Sculpteur d'Ath en es au ï" siècle. |
bonheur eicile la jalousie |
ï. Déesse protectrice de la tille |
8. L'Empire de Babylo |
(jtt'tl) d'Athènes. |
royaume d'Egypte avaient |
3. La Tille haute d'Athènes, bîllLe |
|
Perse. |
|
». Trois générant athénien! qui |
0. Roi de Lydie. 10. Tyran de Sames. 11. Pays de l'Asie Mineur? |
les Perses [iSO-450). |
|
E, Orateur et homme d'Etat qui |
par des Grecs ioniens ; il fi |
dirigea les affairea pendant trente |
par le roi de Perse. |
ans (361-331). |
lî. Pisistrata, tyran d |
6. Historien grec du f siècle. |
laissa le pouvoir a ses 81s; |
7. Déesse chargée de frapper les |
fut tué par l'Athénien Harn |
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ANTHOLOGIE. 195
blessure de Marathon. La Grèce s'est trouvée un moment portée jusqu'au ciel par le grand flot de Salamine. Il faut bien redescendre. Voici un nouvel âge. Celui de l'héroïsme est fini. Celui de l'harmonie commence, le régne de l'art et du beau, un immense rayonnement du génie inventif et de la raison féconde, un monde de grâce et de lumière pour étonner tous les temps à venir. En un seul siècle l'œuvre de deux mille ans!... Est-ce là comme on vit? Comment ne pas prévoir des jours d'épuisement? Quel beau jeu auraHémésis pour revenir, ramener les barbares, non d'Asie, mais de Macédoine, au sombre jour de Chéronée1!
LE TEMPLE DE DELPHES
Le tample de Delphes, dans les montagnes du Parnasse, au contre de la Grèce, était un sanctuaire vénéré par la plus grande partie de la Grèce. Douze peuples grecs envoyaient des délégués chargés de protéger le temple et de diriger les cérémonies.
Le plus beau jour du Grec, à l'âge où la mémoire s'em- preint si fortement des grandes choses, c'était celui où il pouvait se joindre aux théories* sacrëesqu'on envoyait à Delphes, se mêler à la foule. Celte foule même était le plus grand spectacle du monde. Douze peuples à la fois, de toutes les parties de la Grèce, des villes, même enne- mies,marchaientpacifiés,couronnés du laurier d'Apollon3, et chantant des hymnes, montaient vers la montagne sainte du dieu de l'harmonie, de la lumière et de la paix.
G H.cédoioe Ptil-
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196 1. MICHELET.
Delphes, on le sait, est le centre du monde, le point milieu1. Jupiter, pour s'en assurer, des pôles un jour lança deux aigles qui, justement, se rencontrèrent aux cimes du Parnasse. Tout ce pays d'âpres rochers, de précipices, de grottes obscures habitées des génies incon- nus de la terre, est, — entre les contrées humaines de Thessalies,deBéolie3, — un monde à part, un sanctuaire sauvage que se sont réservé les dieux. A l'entrée, dans le défilé desThermopyles', est le temple redouté de l'antique Gérés et de sa sombre fille 6, qui gardent la porte de la Grèce. Sur les vallées étroites, souvent noires et profondes, des rochers qui s'avancent de la grande chaîne en promontoires montrent dans la lumière leurs nids d'aigles, qui sont des villes, des temples étincelants cou- ronnés de statues.
Ces combats du jour et de l'aube rappellent au passant qu'il est dans les lieux mémorables où le beau dieu du jour, à l'arc d'argent u, vainquit le dragon des ténèbres, Python, dont l'infernale haleine répandait la nuit et la mort. Apollon siège encore au lieu de sa victoire sur les rochers qui en furent les témoins, lieu fatidique, aus- tère, dont l'aspect seul élève, illumine, purifie l'esprit.
Un lieu moins grand que grandiose. Tout est modéré dans la Grèce, à la mesure humaine. Le Parnasse, imposant sans être gigantesque, domine de son double sommet la belle plaine qui s'en va à la mer. D'en haut, il verse Castalie, pure et froide fontaine, d'eau virginale et transparente, digne de servir un tel temple, chasle comme les Muses et leur dieu. Phœbus' est un dieu solî-
i. Ut Grecs croyaient que DelpheB I 5. Prose rpine, déesse des enfers, «lui! un milieu de ta terre. 6. C'est le surnom d'Apollon, le
3. A l'esl. contre lo serpent Python.
4. Entre les niontsgn» et In nier. [ 7. Autro nom du dieu Apollon.
ANTHOLOGIE.
197
(aire. S'il aima Daphné* (le laurier), ce fut en vain. Dès lors il n'eut que deux amours, la Mélodie et la Lumière.
A mi-côte, au-dessus de la ville de Delphes, pose dans sa majesté le temple. Autour, une enceinte peuplée de monuments que tous les peuples grecs, étrangers, dans leur piété reconnaissante, ont bâtis là sans ordre. Cent petits temples y sont, trésors où les cités ont mis leur or sous la garde du dieu. En groupes irréguliers, tout un peuple de marbre, d'or, d'argent, de cuivre, d'airain3 (de vingt airains divers et de toute teinte), des milliers de morts glorieux, assis, debout, rayonnent. Véritables sujets du Dieu de la lumière. Le jour, c'est un volcan d'éblouissants reflets que l'œil ne soutient pas. La nuit, spectres sublimes, ils rêvent.
L'immortalité est sensible ici, et palpable la gloire. Il faudrait qu'un jeune cœur fût déshérité à jamais du sens du beau pour ne pas être ému. Le premier sentiment est la bonté des dieux. Ils sont là, ces dieux grecs, de plain- pied avec les héros historiques ou mythiques, sans orgueil, en bonne amitié. Tous ont entre eux un air touchant de parenté. Ulysse jase avec Thémistocle, et Hiltiade avec Hercule3.L'aveugleHomère, royalement, s'asseoit devant ses dieux debout. Pindare*, avec la lyre sacrée, la robe triomphale, pontiflcalement, chante encore. Autour de lui, ceux qu'il a célébrés, les vainqueurs d'Olympie, de Delphes3. La Grèce leur est reconnaissante de la beauté qu'ils montrèrent ici-bas ; elle les remercie d'avoir, par
(u'Apullon
1. Poêle lyrique du ïi» siècle, rnS en
1B8 I. MICHELET.
le constant travail de la sculpture vivante, par la forme admirable, réalisé Hermès, Apollon ou Hercule, et qui sait? Pallas, Jupiter*. La statuaire perpétuait cela, le transmettait en images immortelles pour gardera jamais le trop rapide éclair où l'on vit un moment les dieux.
Lorsque les yeux s'accoutumaient un peu à cette splendeur, regardaient une à une ces têtes divines, iière ment dessinées sur l'azur profond d'un ciel pur, quelle devait être l'impression de la via sacra*, de la montée de Delphes ! Et que de grandes paroles le cœur devait ouïr de ces bouches muettes ! Quelles leçons douces et fortes, et quels encouragements! Des vainqueurs d'Olympie à leur chantre Pindare, du grand soldat de Marathon, Es- chyle, aux Aristide3, aux Épaminondas1, des vaillants de Platée6 à la prudence des sept Sages ! Forte et sublime chaîne où grandissait le cœur. Il entendait très bien : c Approche et ne crains rien. Vois ce que nous étions, d'où nous partîmes et où nous sommes... Fais comme nous. Sois grand d'actes et de volonté. Sois beau, embellis-toi de formes héroïques et d'œuvres généreuses qui remplissent le monde de joie... Travaille, ose, entre, prends ! Par la lutte ou la lyre, chantre, athlète ou guer- rier, commence ! Des jeux aux combats, monte, enfant ! »
LA MORT DANS LA RELIGION DES PERSES
Hichclct cherche comment la mort a été comprise dansla vieille religion persane ; il décrit les funérailles dans la Perse antique et les croyances sur le sort qui attendait les âmes des morts.
Dès que la personnalité apparaît fortement, arrive
1. Divinités de ]■ inylholope I nien du V siècle.
grecque. *. General thébain du IV" siècle.
2. Voie sacrée. 5. Victoire remportée perlesGreci
3. Général et homme d'Etat allié- | sur les Parscsen «9.
ANTHOLOGIE. 199
l'orage sombre des questions qui troublent le cœur. La morl? qu'est-ce? et que signifie ce dépari qu'on lait malgré soi ? Est-ce un voyage ? est-ce une faute, un péché, une punition?...
Et quelle? Que souffre-l-on ? La pauvre aine là-lias trou vcra-t-e lie ce qu'elle avail ici, de quoi se nourrir, se vêtir? Le froid surtout, le froid inquiète. Sur les hauts plateaux de la Perse, il gèle (et 1res fort) au mois d'août. Profonde est l'inquiétude, profonde la pitié, l'affliction. Dans les Fêtes des morts qui viennent à la fin de l'année, pendant dix nuits on les entend qui se parlent entre eux, qui demandent l'habit, l'aliment, surtout le souvenir. L'Inde védique1 fut moins embarrassée. Ce mort, qui des loisirs de la vie pastorale a passé aux loisirs de la vie éternelle, qu'a-t-il voulu? Faire un voyage libre, sans embarras, immense, dans le ciel, sur la terre; il a voulu connaître les montagnes « et la variété des plantes » ; il a voulu connaître la profondeur des grandes ondes, me- surer les nuages et faire un tour dans le Soleil. C'est le Soleil même (Sùrya), père de la vie, qui engendra aussi la mesure delà vie, Yàma, ou la mort. — A vrai dire, point de mort. — Yàma, c'est : ta loi des êtres. Rien de sombre en ceci. Le voyageur, de temps à autre, peut, du grand empire d'Yàma, évoqué par les siens, venir voir sa maison.
Dans la Perse, c'est tout le contraire. La mort est un mal positif. Ce n'est nullement un voyage. C'est une défaite, une déroute, la cruelle victoire d'Ahrimane*. Le mort est un vaincu que le traître a frappé, qu'il voudrait
300 I, MICHELET.
adjuger à la nuit, aux ténèbres, hors du règne de la
lumière.
Mais on ne lui cédera pas. On ne se tient pas pour battu. L'âme humaine, au contraire, sous la morsure de la douleur, va grandir, créer et s'étendre dans un second royaume de lumière outre-tombe, doubler l'empire d'Ormuzd... Voilà ta victoire, ô Maudit!
Quel mot le plus souvent dit le mourant, près d'ex- pirer? < De la lumière ! Encore plus de lumière ! »
Ce vœu est rempli, obéi. Qu'il serait dur, cruel, déna- turé, pour réponse à ce mot, de lui donner le cachot du sépulcre et l'horreur de la nuit! C'est tout ce qu'il craignait. La mort, pour la plupart, est moins dure en elle- même que l'exclusion de la lumière.
Il ne faut pas que les vivants disent ici hypocritement : c Mais c'est par honneur qu'on l'enfouit, qu'on le cache dans les ténèbres... » Oh ! non, non, ceux qui vraiment aiment n'ont pas l'impatience d'un si cruel arrachement. L'amour ne peut croire à la mort. Longtemps, longtemps après, il a toujours des doutes. Il dit toujours : a Si c'était faux? »
La Perse ne cacbe point l'être aimé et ne le bannit point du jour. Ce ne sont point les vivants qui le quittent, c'est lui qui les quittera. Que la forme s'altère et change, la famille, intrépidement, accepte la néces- sité dure, tout ce qui viendra de cruel, tout, pourvu qu'on le voie encore.
On le place, ce mort, par-devant le soleil, sur la pierre élevée où les bètes ne monteront pas. Sans doute aussi son chien1, son inséparable gardien, qui, vivant, le suivit toujours, reste encore près de lui et veille. Donc.
i. Animal ancré, la »eul qui, il M mort,iil les funérailles de l'homme.
ANTHOLOCIE. Ml
il peut ce vaillant d'Ormuzd, cet homme de lumière qui toujours vécut d'elle, rester devant elle à son poste, la face découverte, assuré, confiant.
Deux jours, trois jours, les siens en larmes sont autour et observent, épient. Tout va conformément au rituel de la nature. Le soleil adopte le mort. De ses puissants rayons doublés dans le miroir du marbre, il l'aspire, il l'attire, le fait montera lui. A peine en laisse— t-il une vaine enveloppe, une ombre, si légère, que ses enfants, sa veuve, les cœurs les plus blessés, sont sûrs, bien sûrs, qu'il n'est plus là...
Où donc est-il ? Là-haut. Le soleil but le corps. L'oi- seau du ciel a cueilli l'àme.
L'oiseau fut son ami. Toujours au labourage, il allait derrière lui en purgeant le sillon. Il suivait son trou- peau, l'avertissait du temps, lui prédisait l'orage. C'est l'augure, le prophète, le conseiller de l'homme. Dans le travail long, monotone, il l'occupe de sa mobilité. Autour du travailleur fixé sur son labour, il est comme un esprit léger, un autre moi plus libre qui va, vient, vole et cause. Rien d'étonnant s'il revenait le jour de deuil auprès du mort. Qu'à ce moment un rayon lu- mineux dorât l'oiseau qui reprenait son vol, le trans- figurât dans le ciel, on s'écriait : c l'àme a passé 1 »
Savez-vous bien ce que c'est que la mort? Aux sur- vivants, c'est une éducation, une initiation forte et défi- nitive. On reçoit là la souveraine épreuve, la solennelle empreinte que gardera la vie. A ce moment le cœur est là navré, sans force, sans nerfs ni consistance, comme un métal passif, amolli par le feu, qu'on va graver d'un signe. Un pesant balancier tombe et frappe... La mort. Ce misérable cœur est marqué pour toujours.
Grande et terrible différence, si c'est la mort vaillante
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303 i. MICHELE!.
qui s'est empreinte en loi, lui a donné sa noble image — ou la mort des terreurs, la mort des peurs servi les. peur de La nuit et peur du diable, peur d'être enfoui vivant.
L'àme voyageuse de l'Indien partait légère et sans terreur, n'en laissait pas aux siens. Et plus d'un, curieux, eût voulu partir avec elle. L'àme courageuse du Perse qui ne reculait pas, qui bravait encore Ahrimane, qui, paisible devant le soleil, se confiait à la lumière (ayant toujours vécu pour elle), elle ne laissait pas, en s'en allant, aux siens ce pitoyable legs de peur et de servilité.
Que lui arrivait-il après, on le savait. Pendant trois jours, gardée des bons esprits, sauvée de l'assaut des mauvais, l'àme incertaine vole autour du corps. Après la troisième nuit, elle fait son pèlerinage. Encouragée par le soleil brillant, menée par les génies au sommet du mont Albordj, elle voit devant elle te grand passage, le pont aigu de Tchinevad. Mais le chien redoutable qui garde les troupeaux du ciel ne s'oppose point à son pas- sage. Une figure charmante, souriante, se tient au pont, une belle fille de lumière, « forte comme un corps de quinze ans, haute, excellente, ailée, pure, comme ce qu'il y a de plus pur au monde, »
« Qui es-tu? ô beauté !... Jamais je n'ai vu rien de tel. » — « Mais, ami, je suis ta vie même, ta pure pensée, ton pur parler, ton activité pure et sainte. »
Elle et lui, désormais, c'est un. Il s'est réuni à lui- même, il a retrouvé son vrai mot, son âme, — non pas- sagère, de misère et d'illusion, — une belle âme immuable et vraie, — libre surtout, ailée et qui nage au rayon, qui plane d'un vol d'aigle ou perce les trois mondes d'un vol foudroyant d'épervier.
LA SORCIÈRE
Ce livre, intermédiaire entre l'histoire et la poésie, a été composé en 1862 pendant que Michel et préparait l'Histoire du xvii" siècle. En étudiant les procès de sorcellerie du règne de Louis XIII, il fut amené à remonter aux origines de la sorcellerie. Alors lui vint l'idée de consacrer un ouvrage a l'étude de la sorcière.
L'ouvrage se compose de 2 livres et s'ouvre par une Intro- duction, ou Michelet s'attache à démontrer que la sorcellerie doit être un reste de la religion païenne. Le livre I expose les pratiques de la sorcellerie pendant le moyen âge ; le livre H raconte les procès de sorcellerie des x.vr«, xviret xvm* siècles. (Cette seconde partie est le développement de quelques cha- pitres de l'Histoire de France.)
LE PETIT DÉMON DU FOYER, LE FOLLET
Michelet marque le moment où les serfs sortirent de l'indistinc- tion de la vie en commun, où l'homme prît assez do courage pour vivre à part en hameau ou bâtir des huttes dans les clairiÈros des forets.
Le foyer isolé lit la vraie famille. Le nid fit l'oiseau. Dès lors, ce n'étaient plus des choses, mais des âmes... La femme était née. Moment fort attendrissant. La voilà chez elle. Elle peut donc être pure et sainte, enfin, la pauvre créature. Elle peut couver une pensée, et, seule, en filant, rêver, pendant qu'il est à la forêt. Cette misé-
204 J. M1CHEI.ET.
rallie cabane, humide, mal close, où siffle le vent d'hiver, en revanche, est silencieuse. Elle a certains coins obscurs où la femme va loger ses rêves.
Maintenant, elle possède. Elle a quelque chose à elle. — La quenouille, le lit, le coffre, c'est tout, dit la vieille chanson1. — La table s'y ajoutera, le banc, ou deux escabeaux... Pauvre maison bien dénuée ! mais elle est meublée d'une âme. Le feu l'égayé ; le buis bénit pro- tège le lit, et l'on y ajoute parfois un joli bouquet de ver- veine. La dame de ce palais nie, assise sur sa porte, en surveillant quelques brebis. On n'est pas encore assez riche pour avoir une vache, mais cela viendra à la longue, si Dieu bénit la maison. La forêt, un peu de pâture, des abeilles sur la lande, voilà la vie. On cultive peu de blé encore, n'ayant nulle sécurité pour une récolte éloignée. Cette vie, très indigente, est moins dure pourtant pour la femme; elle n'est pas brisée, enlaidie, comme elle le sera aux temps de la grande agriculture. Elle a plus de loisir aussi. — Elle est seule. Point de voisine. La mauvaise et malsaine vie des noires petites villes fermées, l'espion- nage mutuel, le commérage misérable, dangereux, n'a pas commencé.
Celle-ci n'a d'ami que ses songes, ne cause qu'avec ses bêles ou l'arbre de la forêt.
Ils lui parlent; nous savons de quoi. Ils réveillent en elle les choses que lui disait sa mère, sa grand'mère, choses antiques, qui, pendant des siècles, ont passé de femme en femme. C'est l'innocent souvenir des vieux es-
1. Trois pie du (Até du banc,
ANTHOLOGIE. 305
prits de la contrée, touchante religion de famille, qui, dans l'habitation commune et son bruyant pêle-mêle, eut peu de force sans doute, mais qui revient et qui hante la cabane solitaire.
Monde singulier, délicat, des fées, des lutins1, fait pour une àme de femme. Dès que la grande création de la Lé. gendedes saints* s'arrête et tarit, cette légende plus an- cienne et bien autrement poétique vient partager avec eux, règne secrètement, doucement. Elle est le trésor de la femme, qui la choie et la caresse. La fée est une femme aussi, le fantastique miroir où elle se regarde em- bellie.
Que furent les fées? Ce qu'on en dit, c'est que, jadis, reines des Gaules, fières et fantasques à l'arrivée du Christ et de ses apôtres, elles se montrèrent imperti- nentes, tournèrent le dos. En Bretagne, elles dansaient à ce moment, et ne cessèrent pas de danser. De là leur cruelle sentence. Elles sont condamnées à vivre jusqu'au jour du Jugement3. — Plusieurs sont réduites à la taille du lapin, de la souris. Exemple, les Kowrig-gwans (les fées naines), qui, la nuit, autour des vieilles pierres druidiques, vous enlacent de leurs danses. Exemple, la jolie reine Mab', qui s'est fait un char royal dans une co- quille de noix. — Elles sont un peu capricieuses, et par- fois de mauvaise humeur. Hais comment s'en étonner, dans cette triste destinée? — Toutes petites et bizarres qu'elles puissent être, elles ont un cœur, elles ont besoin
i. Croyance qui remonte au* peu- 3. Les textes do toute époque ont
pies de la Gaule; les fées sont des été recueillis dana les deui savants
femmes douées dune puissance mi- outrages de H. Alfred Maury (les
raculcusc; les lutins, des nains qui Fia, 18*3: Il Magit, îBtiO). Voir
prennent plaisir a tracasser les hom- aussi, pour le Nord, ta Mutholegie
mes, de Grinim. (Note do Michèle!.)
Jigitizedb, G00gle
!06 J. MICHEI.ET.
d'être aimées. Elles sont bonnes, elles sont mauvaises et pleines de fantaisies. A la naissance d'un enfant, elles descendent par la cheminée, le douent et font son destin. Elles aiment les bonnes fileuses, filent elles-mêmes di- vinement. On dit : filer comme une fée.
Les Contes de fées, dégagés des ornements ridicules dont les derniers rédacteurs* les ont affublés, sont lecœur du peuple même.
Ces contes ont une partie historique, rappellent les grandes famines(dans les ogres*, etc.). Mais généralement ils planent bien plus haut que toute histoire, sur l'aile de l'Oi$eaU bleu*, dans une éternelle poésie, disent nos vœux, toujours les mêmes, l'immuable histoire du cœur.
Le désir du pauvre serf de respirer, de reposer, de trouver un trésor qui finira ses misères, y revient sou- vent. Plus souvent, par une noble aspiration, ce trésor est aussi une âme, un trésor d'amour qui sommeille (dans la Belle au bois dormant); mais souvent la charmante personne se trouve cachée sous un masque par un fatal enchantement. De là la trilogie touchante, le crescendo admirable de Itiquet à la houppe, de Peau d'Ane, et do la Belle et la Bête. L'amour ne se rebute pas. Sous ces laideurs, il poursuit, il atteint la beauté cachée. Dans le dernierde ces contes, cela va jusqu'au sublime, et je crois que jamais personne n'a pu le lire sans pleurer.
Une tendresse inlinie est dans tout cela. — Cette aine enchantée ne pense pas à elle seule. Elle s'occupe aussi à sauver toute la nature et toute la société. Toutes les vic- times d'alors, l'enfant battu par sa marâtre, la cadette
4. Ils ont élé rédiges en Franco à i Ongra), qui o;
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qu'il» mangeaient conta rédigû pu b, Google |
ANTHOLOGIE. *07
méprisée, maltraitée de ses aînées, sont ses favorites. Elle étend sa compassion sur la dame même du château, la plaint d'être dans les mains de ce féroce baron (Barbe- Bleue). Elle s'attendrit sur les bêtes, les console d'être en- core sous des figures d'animaux. Cela passera, qu'elles pa- tientent. Leurs âmes captives un jour reprendront des ailes, seront libres, aimables, aimées. — C'est l'autre face de Peau (TAne et autres contes semblables. Là surtout on est bien sûr qu'il y a un cœur de femme. Le rude tra- vailleur des champs est assez dur pour ses bêtes. Hais la femme n'y voit point de bêtes. Elle en juge comme l'en- fant. Tout est humain, tout est esprit. Le monde entier est ennobli. Oh! l'aimable enchantement! Si humble, et se croyant laide, elle a donné sa beauté, son charme â toute la nature.
Est-ce qu'elle est donc si laide, cette petite femme de serf, dont l'imagination rêveuse se nourrit de tout cela?Jo l'ai dit, elle fait le ménage, elle file en gardant ses bêtes, elle va à la forêt et ramasse un peu de bois. Elle n'a pas encore les rudes travaux, elle n'est point la laide paysanne que fera plus tard la grande culture du blé. Elle n'est pas non plus la grasse bourgeoise, lourde et oisive, des villes. Celle-ci n'a nulle sécurité, élis est timide, elle est douce, elle se sent sous la main de Dieu. Elle voit sur la montagne le noir et menaçant château d'où mille maux peuvent descendre. Elle craint, honore son mari. Serf ailleurs, près d'elle il est roi. Elle lui réserve le meil- leur, vit de rien. Elle est svelle et mince, comme les saintes des églises. La très pauvre nourriture de ces temps doit faire des créatures fines, mais chez qui la vie est faible. —Immenses mortalités d'enfants. — Ces pâles roses n'ont que des nerfs. De là éclatera plus tard la danse épileptique du quatorzième siècle. Maintenant, vers le
!08 1. MICHELET.
douzième, deux faiblesses sont attachées à cet état de demi-jeune : la nuit, le somnambulisme, et, le jour, l'illusion, la rêverie et le don des larmes.
Cette femme, tout innocente, elle a pourtant, nous l'avons dit, un secret qu'elle enferme dans son cœur : le souvenir, la compassion des pauvres anciens dieux, tom- bés à l'état d'Esprits. Pour être Esprits, ne croyez pas qu'ils soient exempts de souffrances. Logés aux pierres, au cœur des chênes, ils sont bien malheureux l'hiver. Ils aiment fort la chaleur. Ils rôdent autour des maisons. Ou en a vu dans les étables se réchauffer près des bestiaux. N'ayant plus d'encens, de victimes, ils prennent parfois du lait. La ménagère, économe, ne prive pas son mari, mais elle diminue sa part, et, le soir, laisse un peu de crème.
Ces esprits qui ne paraissent plus que de nuit, exilés du jour, le regrettent et sont avides de lumière. La nuit, elle se hasarde, et. timidement, va porter un humble petit fanal au grand chêne où ils habitent, à la mystérieuse fontaine dont le miroir, doublant la flamme, égayera les tristes proscrits.
Les esprits ne sont pas ingrats. Un matin, elle s'éveille, et, sans mettre la main à rien, elle trouve le ménage fait. Elle est interdite et se signe, ne dit rien. Quand l'bomme part, elle s'interroge, mais en vain. Il faut que ce soit un esprit. «Quel est-il? et comment est-il?... Oh! que je voudrais le voir !... Mais j'ai peur... fle dit-on pas qu'on meurt à voir un esprit? » — Cependant le berceau re- mue, et il ondule tout seul... Elle est saisie, et entend une petite voix très douce, si basse, qu'elle la croirait en elle : « Ma chère et très chère maltresse, si j'aime à bercer votre enfant, c'est que je suis moi-même enfant. » Son cœur bat, et cependant elle se rassure un peu.
ANTHOLOGIE. 909
L'innocence du berceau innocente aussi cet esprit, fait croire qu'il doit être bon, doux, au moins toléré de Dieu.
Dès ce jour, elle n'est plus seule. Elle sent très bien sa présence, et il n'est pas bien loin d'elle. Il vient de raser sa robe; elle l'entend au frôlement. A tout instant, il rôde autour et visiblement ne peut la quitter. V.-i-t-el le à l'elable, il y est. Et elle croit que, l'autre jour, il était dans le pot à beurre.
Quel dommage qu'elle ne puisse le saisir et le regarder! Une fois, à l 'improviste, ayant touché les tisons, elle t'a cru voir qui se roulait, l'espiègle, dans les étincelles. Une autre fois, elle a failli le prendre dans une rose. Tout petit qu'il est, il travaille, balaye, approprie, il lui épargne mille soins.
Il glisse au cœur du mari même, lui fait sa cour, gagne ses bonnes grâces. Il lui soigne ses outils, lui travaille le jardin, et le soir, pour récompense, derrière l'enfant et le chat, se tapit dans (acheminée. On entend sa petite voix tout comme celle du grillon, mais on ne le voit pas beaucoup, à moins qu'une faible lueur n'éclaire une cer- taine fente où il aime à se tenir. Alors on voit, on croit voir, un minois subtil. On lui dit : « Oh 1 petit, nous t'avons vul •
ï £8 SORCIÈRES DU PATS BASQUE
Michelet raconte les assemblée» des sorcières du pays basque, d'après les descriptions qu'en a donné de Lancre, conseiller au parlement de Toulouse, chargé, à la fin du règne de Henri IV, de rechercher les femmes coupables de sorcellerie. U est à peu près certain que ces assemblées n'ont jamais existé.
Jamais les Basques ne furent mieux caractérisés que
210 I. HICHELET.
dans le livre de H. de Lancre, l'inconstance. Chez nous comme en Espagne, leurs privilèges les mettaient quasi en république'. Les nôtres ne devaient au roi que de le servir en armes; au premier coup de tambour, ils de- vaient armer deux mille hommes, sous leurs capitaines basques.
Les Basques de Bayonne et de Saint-Jean de Luz', têtes hasardeuses et excentriques d'une fabuleuse audace, qui .. s'en allaient en barque aux mers les plus sauvages har- ponner la baleine, faisaient nombre de veuves. Ils se jetèrent en masse dans les colonies d'Henri IV, l'empire du Canada ', laissant leurs femmes à Dieu ou au Diable. Les femmes, très jolies, très hardies, Imaginatives, passaient le jour, assises aux cimetières sur les tombes, à jaser du sabbat, en attendant qu'elles y allassent le soir. C'était leur rage et leur furie.
Nature les fait sorcières : ce sont les filles de la mer et de l'illusion. Elles nagent comme des poissons, jouent dans les flots. Leur maître naturel est le Prince de l'air, roi des vents et des rêves.
Leur juge qui les brûle* est pourtant charmé d'elles : t Quand on les voit, dit-il, passer les cheveux au vent et sur les épaules, elles vont, dans celte belle chevelure, si parées et si bien armées, que, le soleil y passant comme à travers une nuée, l'éclat en est violent et forme d'ardents éclairs... De là, la fascination de leurs yeux, dangereux en amour, autant qu'en sortilège. > Ce Bordelais, aimable magistrat, le premier type de
(. Le peupla basque, un des plus 3. Le Canada, dans l'Amérique du
■ qciens de l'Europe, habite des deux Nord, fui occupé au nom du roi de
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provinces boiqaei. t. De Lanere.qui a condamné heau-
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ANTHOLOGIE. 211
ces juges mondains qui ont égayé la robe au xvii' siècle, joue du luth dans les entr'actes, et fait même danser les sorcières avant de les faire brûler. Il écrit bien, il est beaucoup plus clair que tous les autres. Et cependant on démêle chez lui une cause nouvelle d'obscurité, inhé- rente à l'époque. C'est que, dans un si grand nombre de sorcières, que le juge ne peut brûler toutes, la plupart sentent finement qu'il sera indulgent pour celles qui entreront le mieux dans sa pensée et dans sa passion. Quelle passion ? Une passion populaire, l'amour du mer- veilleux horrible, le plaisir d'avoir peur. Ajoutez une affaire de vanité : plus ces femmes habites montrent le Diable terrible et furieux, plus le juge est flatté de dompter un tel adversaire. Il se drape dans sa victoire, trône dans sa sottise, triomphe de ce fou bavardage.
La plus belle pièce, en ce genre, est le procès-verbal espagnol de l'autodafé' de Logroflo' (9 novembre 1610), qu'on lit dans Lorente3. Lancre, qui le cite avec jalousie et voudrait le déprécier, avoue le charme infini de la fêle, la splendeur du spectacle, l'effet profond de la musique. Sur un échafaud étaient les brûlées, en petit nombre, et sur un autre, la foule des relâchées.
La sorcellerie, chez nos Basques, avait l'aspect moins fantastique. Il semble que le sabbat n'y fût alors qu'une grande fête où tous, les nobles même, allaient pour l'amusement*. Au premier rang y figuraient des personnes voilées, masquées, que quelques-uns croyaient des princes, a On n'y voyait autrefois, dît Lancre, que des idiots
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212 J. MICHELET.
des Landes. Aujourd'hui, on y voit des gens de qualité. » Satan, pour fêter ces notabilités locales, créait parfois en ce cas un êcèque du sabbat. C'est le titre que reçut de lui le jeune seigneur La ne mena, avec qui le Diable en personne voulut bien ouvrir la danse.
Si bien appuyées, les sorcières régnaient. Elles exer- çaient sur le pays une terreur d'imagination incroyable- Nombre de personnes se croyaient leurs victimes, et réel- lement devenaient gravement malades. Beaucoup étaient frappées d'épilepsie et aboyaient comme des chiens1. La seule petite ville d'Acqs comptait jusqu'à quarante de ces malheureux aboyeurs. Une dépendance effrayante les liait à la sorcière, si bien qu'une dame appelée comme té- moin, aux approches de la sorcière qu'elle ne voyait même pas, se mita aboyer furieusement, et sans pouvoir s'arrêter.
Ceux à qui l'on attribuait une si terrible puissance étaient maîtres. Personne n'eut osé lenr fermer sa porte. Un magistrat même, l'assesseur criminel de Bayonne, laissa faire le sabbat chez lui. Le seigneur de Saint-Pé, Urlubi, fut obligé de faire la fête dans son château.
LA FÊTE DIS MORTS
Mîchelet décrit les sentiments qui saisissent l'Sme des hommes & la pensée de la mort et la fête des morts chez les anciens et chez les chrétiens.
Nous serons bientôt de la terra incognito1 où déjà nos amis, nos amours ont descendu. Mais les reverrons-nous? Serons-nous avec eux? Où sont-ils? Que font-ils? — Il
■ I 3. Ter» Inconnue; Hichelel vei
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ANTHOLOGIE. 113
faut qu'ils soient, mes morts, bien captifs pour ne me donner aucun signe ! Et moi, comment ferais-je pour être entendu d'eux? Comment mon père, pour qui je fus unique et qui m'aima si violemment, comment ne vient-il pas à moi ?... Oh! des deux eûtes, servitude! captivité ! mutuelle ignorance ! Nuit sombre où l'on cherche un rayon.
Ces pensées éternelles de nature, qui, dans l'antiquité, n'ont été que mélancoliques, au moyen âge, elles sont devenues cruelles, amères, débilitantes, et les cœurs en sont amoindris. -Il semble que l'on ait calculé d'apla- tir l'âme et la faire étroite et serrée à la mesure d'une bière. La sépulture servile entre les quatre aïs de sapin est très propre à cela. Elle trouble d'une idée d'étouffe- ment. Celui qu'on a mis là dedans, s'il revient dans les songes, ce n'est plus comme une ombre lumineuse et légère, dans l'auréole élyséenne»; c'est un esclave tor- turé, misérable gibier d'un chat griffu d'enfer1. Vous riez aujourd'hui. Pendant mille ans, on n'a pas ri. On a amèrement pleuré.
C'est aussi véritablement une cruelle invention d'avoir tiré la fête des Morts du printemps, où l'antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre3. En mai, où elle fut d'abord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, elle était, avec le labour, l'éveil de l'a- louette; le mort et le grain, dans la terre, entraient ensemble avec le même espoir. Mais, hélas ! en novem- bre, quand tous les travaux sont finis, la saison close et
214 I. MICHELET.
sombre pour longtemps, quand on revient à la maison, quand l'homme se rasseoit au foyer et voit en face la place à jamais vide. ..oh! quel accroissement de deuil!... Évidemment, en prenant ce moment, déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on craignait qu'en lui- même l'homme n'eût pas assez de douleur...
Les plus calmes, les plus occupés, quelque distraits qn'ils soient par les tiraillements de la vie, ont des mo- ments étranges. Au noir matin brumeux, au soir qui vient si vite nous engloutir dans l'ombre, dix ans, vingt ans après, je ne sais quelles faibles voix vous montent au cœur : c Bonjour, ami; c'est nous... Tu vis donc, tu travailles, comme toujours... Tant mieux! Tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous... Mais nous, non pas de toi, jamais... Les rangs se sont serrés et le vide ne parait guère. La maison qui fut notre est pleine, et nous la bénissons. Tout est bien, tout est mieux qu'au temps où ton père te portait, an temps où ta petite fille te disait à son tour : c Mon papa, porte- moi... > Mais voilà que tu pleures... Assez, et au revoir. »
Hélas ! ils sont partis ! Douce et navrante plainte. Juste ? Non. Que je m'oublie mille fois plutôt que de les oublier! Et, cependant, quoi qu'il en coûte, on est obligé de le dire, certaines traces échappent, sont déjà moins sensibles; certains traits du visage sont, non pas effacés, mais obscurcis, pâlis. Chose dure, amère, humiliante, de se sentir si fuyant et si faible, onduleux comme l'eau sans mémoire; de sentir qu'à la longue on perd du trésor de douleur qu'on espérait garder toujours!.,. Rendez-la- moi, je vous prie; j'y tiens trop à cette riche source de larmes... Retracez-moi, je vous supplie, ces effigies si chères... Si vous pouviez du moins m'en faire rêver la nuit!
LEGENDES DU HORD
A la suite de la Révolution de 1848 qui, après avoir com- mencé à Paris, s'étendit à la plupart des pays d'Europe, Michel et voulut rappeler aux Français les malheurs et l'héroïsme des peuples de l'Europe orientale qui avaient lutté en vain pour s'affranchir de la domination de l'étranger. Le titre primitif de l'ouvrage était : Légendes démocratiques du Nord; c'était à la démocratie que l'auteur s'adressait(1850).
Le livre est divisé en deux parties consacrées aux deux peuples opprimés de l'Europe orientale : les Polonais soumis à la domination de l'empereur de Russie, les Roumains à cette époque sujets du sultan des Turcs. Michelet décrit l'état de chacun des deux peuples et leurs luttes contre l'oppres- sion : il raconte la vie du héros polonais Kosciusbo et des champions obscurs de la Roumanie en 1848.
La Roumanie, qui depuis 1878 forme un royaume indu pondant, n'était, à l'époque où ce livre fut écrit, qu'un simple nom géogra- phique. 11 y avait alors dem principautés : la Valachie (cap. Bukha- rest) et la Moldavie (cap. Jassy), chacune avec un prince (hospodar). Ces deux pays étaient depuis le xv siècle tributaires du sultan, qui traitait tes princes roumains comme ses sujets.
Dans les montagnes des Karpathes ' et dans les grandes plaines qui s'étendent au sud de ces montagnes el au
316
J. MICHELET.
nord du Danube habite un peuple qui ne ressemble pas aux peuples voisins. Entouré de nations slaves1, il parle une langue née du latin comme le français ou l'italien ; il s'appelle lui-même roumain et prétend descendre des colons établis dans le pays au temps de l'Empire romain. Peuples de l'Occident, qui depuis si longtemps, loin de la barbarie, cultivez les arts de la paix, gardez tou- jours un reconnaissant souvenir pour les nations orien- tales qui, placées aux frontières de l'Europe, vous ont couverts et préservés du déluge tartare', des armées des Turcs s et des Russes ; n'oublie* pas tout ce que vous devez à la Hongrie, à la Pologne, à l'infortunée Rou-
Ces peuples ont souvent arrêté les barbares, souvent les ont lassés. Même vaincus, ils vous servaient encore, usant la rage des ennemis de Dieu à force de souffrir.
Comment appellerai-je la Roumanie, les Valaques et Moldaves*? La nation sacrifiée. La Hongrie, la Pologne, ont eu du moins la gloire de leurs souffrances, leur nom a retenti par toute la terre. Les peuples du bas Danube ont à peine obtenu l'intérêt de l'Europe.
Huit millions d'hommes de même langue, de même race, une des grandes nations du monde, passaient ina- perçus ! Pourquoi? C'est le fond même de leur misère; battus d'une mer orageuse de cent peuples divers, chan- geant toujours de maîtres, ils lassaient l'attention, ils
3. Les Turci sont un peuple i des steppes de l'Asie (Turkest
ANTHOLOGIE. 217
troublaient le regard de leur apparente mobilité. Le ver- tige venait à considérer leur histoire, comme le voyageur qui, assis au bord du Danube, contemplant son cours ora- geux, voudrait fixer des veux, saisir, compter la vague qui toujours va montant sur la vague ; puis, las, découragé, détournerait les yeux, plaignant son travail inutile.
Le flot varie sans cesse, le fond ne varie pas. La Rou- manie, de Trajan ' jusqu'à nous, se reste fidèle à elle- même, fixe en son génie primitif. Peuple né pour souffrir, la nature l'a doué de deux choses qui font durer : la pa- tience, l'élasticité, qui font que, toujours courbée, tou- jours elle se relève. Ne la comparez pas aux monuments romains, aux voies éternelles qui sillonnent son territoire. C'est plutôt la résistance, la forte et souple résistance des digues de fascines où l'Océan se brise*; il aurait emporté des digues de granit.
Le fond de cette résistance n'est point la sombre accep- tation du mal, le triste fanatisme de l'autre rive du Danube, cette mort du cœur qui a stérilisé le musulman3: non, c'est un principe vivant, l'amour obstiné du passé, le tendre attachement à cette infortunée patrie qu'on aime plus, plus elle est malheureuse. Le Roumain ne la quitte jamais que pour y revenir. Il garde, invariable, tout ce qui lui vient de ses pères, l'habit, les mœurs, la langue, et son grand nom surtout : Romains t Noblesse bien prouvée. Leur langue est toute latine. Le laborieux génie des patientes légions qui ont couvert le monde de leurs travaux revit dans cette grande colonie de l'Empire. Le colon italien a épousé la fille et la sœur du Danube;
IIS J. MICHELET.
mais c'est le premier élément qui domine dans ce mé- lange. Si le Valaque n'a pas l'élan, la furia hongroise, il a la fixité, l'opiniâtreté des légions antiques. C'est un proverbe roumain (digne de Rome) : < Donnez, jusqu'à la mort ï »
Les souffrances inouïes de ce peuple, les durs et brus- ques changements surtout qui ont troublé sa destinée, n'ont guère permis à sa poésie de prendre l'essor. Pour art, il a eu ses soupirs, des mélodies touchantes et d'un charme mélancolique. Comme tout peuple d'origine ita- lienne, il est sensible à la couleur. Les églises, surtout chez les Valaques transylvains1, sont toutes peintes du la main des peintres paysans. Leurs lits sont peints ; leurs selles et le joug de leurs buffles* le sont également. Le coffre que la femme apporte au mariage, l'élégante tu- nique qu'elle brode elle-même, offrent dans leurs orne- ments peints la plus frappante ressemblance avec les plus anciennes mosaïques romaines.
Leurs danses sont romaines aussi, et leurs jeux ceux de l'antiquité. C'est un peuple élégant, d'élocution facile, et qui parle à merveille. Nulle différence d'idiome du paysan au lettré ; à vrai dire, c'est comme en Italie : il n'y a pas de peuple, ou si l'on veut qu'il y en ait, l'élégance et la distinction se trouvent surtout dans les campagnes. Un de mes amis, né Français, Hongrois de cœur, nulle- ment suspect de partialité pour les Valaques3, trouvait chez eux (dans la Transylvanie) je ne sais quoi des bergers de Virgile.
Leurs mœurs sont très faciles et trop peut-être. Cela
1. La TransjlT.nia (pajs des Kar- I 1. Les dl
p.lhc>] est une province du royaume 3. Mkh.
de Hongrie, mail elle eit peuplée mitié entr
de Roumain*. ] mains.
ANTHOLOGIE. 519
est vrai, du moins, des villes, spécialement des capitales, mélange d'étrangers corrompus. Il n'y a pas de meilleur peuple, à cela près, ni plus aimable, ne se plaignant jamais, remerciant toujours, quoi qu'on fasse pour eux. La douceur, la tendresse du cœur valaque, se révèlen en leur langue, pleine de diminutifs gracieux, caressants. Elles sont plus sensibles encore dans leurs actes et leur vie habituelle. Il se commet infiniment peu de crimes en Roumanie, et la peine de mort a pu y être abolie depuis longtemps. Jamais, tant qu'elle fut appliquée, on ne pouvait trouver de bourreau dans le peuple ; on appelait des étrangers.
Leur aimable hospitalité accueille, cherche, prévient l'inconnu. Dans plusieurs des contrées valaques, ils ont la touchante coutume de déposer au bord des routes des vases remplis d'eau pour le voyageur qui pourrait passer. Entrez dans cette cabane. Une belle femme qui filait vient au-devant de vous, elle vous salue gracieusement dans son charmant langage antique. Elle quitte tout, s'empresse, vous reçoit comme aurait fait une fille, une sœur au frère bien-aimé de retour. Elle court à la fon- taine, et, selon les anciens usages, vous offre apa n'in- ceputa, l'eau pure à laquelle nulle main n'a touché. Vos mains lavées, elle jette dessus cette toile brillante de paillettes d'or qu'elle fit pour son mariage, pour en parer le cou de celui qu'elle aimait. Elle offre tout ce qu'elle a, sa meilleure crème, ses fruits réservés pour un fils absent; l'étranger est bien plus : c'est l'envoyé de Dieu.
« Ah ! si mon mari était là, il vous mettrait dans votre route; il serait votre guide. Il est bien loin dans la montagne. — Pourquoi si loin ? — Hélas ! je ne l'aurais pas dit... Le propriétaire est bien dur; nous ne pouvons payer, si nous ne menons nos bestiaux paître au loin,
ÏW J. XICHELET.
parmi les rochers, dans les terrains sans maîtres...
Trop douloureuse histoire, tant de fois renouvelée I fatalité pesante !... Le maître a pu changer, mais la misère jamais. Jadis d'innombrables troupeaux, des millions de moutons, de bœufs, passaient en tribut' le Danube. Ils restent aujourd'hui dans le pays, mais pour le maître seul. Qu'y a gagné le paysan ? L'ordre estentré dans l'administration, le fisc a mieux compté... mieux pressuré le laboureur.
Ce peuple, si cruellement traité par l'homme, a réfu- gié son cœur dans la nature. Il l'aime toute, el sans choisir. Tout ce qui vit autour de lui lui est cher et sacré. Et ce n'est pas seulement l'hirondelle du toit, la cigogne fidèle ; le serpent même est bien reçu ; il devient aisément un hôte de la maison ; on ne lui refuse pas le lait des vaches; il partage avec les enfants. En revanche, il aime ses hôtes, les flatte, les remercie à sa ma- nière.
Un de nos amis, s'arrêlant chez une paysanne de Tran- sylvanie, la trouva tout en larmes. Elle venait de perdre son fils, âgé de trois ans. < Nous avions remarqué, dit- elle, que tous les jours l'enfant prenait le pain de son déjeuner et s'absentait une bonne heure. Un jour, je le suivis et je vis, dans un buisson à coté de l'enfant, un grand serpent qui prenait sur ses genoux le pain qu'il avait apporté. Le lendemain, j'y conduis mon mari, qui, s' effrayant de voir ce serpent étranger, non domestique, et malfaisant peut-être, le tue d'un coup de hache. L'en- fant arrive, et voit son ami mort. Désespéré, il retourne au logis en pleurant, et criant . Poutu I (c'est un mot de
1. Les princei de Vataehls el de I Turcs et lui devaient uu tribut eu MoltUTte étaient .ajeu du lultan dei [ bétail.
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AHTHOLOGÏIS. 531
tendresse qu'on donne à tout ce qu'on aime, mot à mol, cher petit oiseau). Pouiut répétait-il sans cesse. Et rien ne put le consoler. Après cinq jours de larmes: il est mort en criant : Pouiu ! *
Cette sensibilité facile, étendue à toute la nature, avec laquelle naît le Valaque, a donné à sa langue un charme tout particulier. Je ne crois pas qu'elle ait la splendeur et le retentissant de l'italienne. C'est bien sa sœur, mais une sœur attendrie par le malheur et la souffrance. Tout comme elle, peut-être encore plus, elle a une fuiile de jolis diminutifs, affectueux et caressants, amoureux, en- fantins. Maïs ce qu'elle a de plus, ce semble, c'est qu'une larme lui tremble dans la voix, et sa parole est un soupir.
La Heur charmante que nous nommons très prosaï- quement le muguet, c'est lacrimiore* en valaque, nom touchant et délicieux.
MA JEUNESSE
Dans cet ouvrage paru après la mort de Michelet, n dame Michelet a réuni les récits que son mari a laisses sur vingt premières années de sa vie.
1,4 CA.VE DO BOULEVARD S ATNT-M ARTM
Michelet décrit ses impressions d'enfance, au temps où il travail- lait dans l'imprimerie de son père.
Le lieu ou fût établie notre imprimerie, fort triste et fort humide, était de plain-pied sur la rue de Bondy, mais faisait cave du côté du boulevard. N'allant pas encore à l'école, c'esl là que je passais la plus grande partie de mes journées.
De temps en temps, quand l'hiver s'adoucissait, le so- leil venait à midi, par un large soupirail, égayer d'un rayon oblique la casse où j'assemblais mes petites lettres de plomb. Je n'étais pas seul à m'en réjouir. Alors, ù l'angle du mur, j'apercevais distinctement une prudente araignée qui, supposant que le rayon amènerait pour son déjeuner quelque étourdi moucheron, se rapprochait de ma casse. Ce rayon, qui ne tombait point dans son angle, mais plus près de moi, était pour elle une tenta- lion naturelle de m'approcher. J'avoue que je ne goûtais guère une société si intime; la ligure d'une telle amie me revenait peu. Mais j'admirais dans quelle progression de timide, lente et sage expérimentation elle s'assurait
ÀNTHOXOCIE. M3
du caractère de celui auquel il fallait qu'elle confiât sa rie.
Sans analyser sa figure ni bien distinguer ses yeux, je me sentais regardé, observé; et apparemment, à la longue, l'observation me fui tout à fait favorable. Par l'instinct du travail peut-être (qui est si grand dans son espèce), elle sentit que je devais être un travailleur et que j'étais là occupé comme elle à tisser ma toile. Quoi qu'il en soit, elle quitta sans ambages les précautions; avec une vive décision elle descendit de son fil et se posa ré- solument sur notre frontière respective, le bord de ma casse, favorisée en ce moment d'un blond rayon de soleil pâle. Si différents, nous arrivions ensemble du travail nécessiteux et de la froide obscurité à ce doux banquet de la lumière.
Pendant que je composais, mon imagination prenait l'essor. Plus elle voyageait, plus ma main était rapide, plus la lettre se levait vite. Mais ce n'étaient plus mes châteaux en Espagne, ni Robinson et son île ', qui passion- naient mon esprit. Il était plein alors d'une vision bien autrement saisissante.
Je n'ai encore rien dit de celte impression d'enfant, la plus forte après celle de l'Imitation* ; je veux parler de l'impression que fil sur moi le musée des monuments français3, si malheureusement détruit en 1815. C'est la, et nulle autre part, que j'ai ressenti la vive intuition de l'histoire.
Pendant que mon père était en prison, ma mère m'y conduisait pour me distraire, et nous n'y étions jamais seuls. Que d'àmes y ont pris l'étincelle historique, Fin-
it Jtiui-ChriH, Ies i
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tii 1. MICHELE!'.
térét des grands souvenirs, le vague désir de remonter les âges !
Le soir,, lorsque, dans un silence profond jecotti posais encore à la lueur indécise et tremblante de nia petite lampe, et que je voyais de longues ombres se glisser ou s'agiter le long des murs humides, muets fantômes ', alors se réveillait l'émotion, toujours la même et toujours vive, qui me faisait battre le cœur quand j'entrais sous ces voûtes sombres et contemplais ces visages pâles, quand j'allais, cherchais, ardent, curieux, craintif, de salle en salle et d'âge en âge. Je cherchais, quoi ? Je ne sais; la vie d'alors, sans doute, et le génie des temps. Je n'étais pas bien sûr qu'ils ne vécussent pas, tous ces dormeurs de marbre étendus sur leurs tombes; et quand dessomp- tueux monuments du xvr siècle, éblouissants d'albâtre, je passais à la salle des Mérovingiens où se trouvait la croix de Dagobert, je ne savais trop si je ne verrais point se mettre sur leur séant Cliilpéricet Frédégonde*.
Micliclet raconte les impressions de douleur produites sur lui pur les morts auxquelles il n assisté dans son enfance.
La première vision que j'ai eue de la mort a été bru- talc, et cela m'est resté.
J'étais assis dans l'embrasure de la fenêtre où je me tenais d'habitude pour faire mes devoirs, et très occupé d'un thème latin. Le bruit d'un marteau qui dérangeait
«tre celles des pussent! qui chenil- Madame J. Michclet.)
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ANTHOLOGIE «5
ma mère me fil lever les jeux et regarder dans ia cour. Celait le marchand de planches qui clouait un cercueil. Mon père, en rentrant, me dit tout bas : c Son fils est mort. » Le malheureux s'arrêlail à chaque instant pour essuyer du revers de sa manche les larmes qui l'aveu- glaient.
Je n'avais jamais vu la bière dans sa nudité. La pensée qu'on était enfermé, serré, immobilisé dans cette boite étroite, sans pouvoir bouger ni échapper si réellement on n'était pas mort, me sembla horrible ! Et quelle chose cruelle, contre nature, qu'un père lit de ses propres mains pour son enfant cette dure et sombre prison, qu'il la re- fermât lui-mémesurcepauvrecorpshierencore si vivant!
Aux derniers coups de marteau qui unissaient tout, il m'avait semblé entendre la chère petite voix qui remplis- sait la cour de sa gaieté, de ses rires heureux, pleurer, maintenant, et demander grâce à son père, grâce à la " mort : « Non, non, pas encore 1 »
Bientôt après, je fis une grande perte, celle de mon grand-père, qui m'aimait tant, et qui s'était donné tant de peines inutiles pour m'apprendre la musique. Je vois encore le banc sur lequel je le trouvai assis, place Royale1, an moment où il venait d'entendre de la bouche du chi- rurgien cette terrible sentence : * Il est trop tard. » Le mal, en effet, — un cancer, — empira rapidement avec les chaleurs de juillet, et bientôt l'emporta. Ce fut pour moi un deuil profond ; mais ce qui m'arracha des larmes plus encore que sa mort, ce fut d'entendre dire à ma grand'mère, le lendemain de son enterrement, comme il avait fait la nuit un grand orage : < Mon Dieu, il pleut sur lui! i
i. A l'ait de Pariai elle s'appelle lujourdliiii place des Voigei.
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226 J. MICHELET.
Maintenant, c'était le tour de ma pauvre maman. L'hydropisîe remontait et gagnait le cœur. Elle était in- capable d'aucun mouvement. Cette impossibilité de re- muer exigeait des soins continuels. Il fallait à chaque instant la soulever pour la faire respirer. Mon père l'y aidait et faisait notre petit ménage avec la dernière com- plaisance. Obligé de s'absenter dans le milieu du jour pour gagner le pain qui nous faisait vivre, le reste du temps, il le passait avec elle, tâchant, par tous les moyens possibles, de la soulager et de la distraire.
Elle était à admirer dans son héroïque résignation; elle connaissait très bien son état, et sentait que c'était la fin. Elle s'étonnait plutôt d'avoir pu si longtemps résister. La mort ne lui inspirait aucune crainte, elle en parlait parfois avec une singulière indifférence.
Un jour qu'on arrangeait des draps, elle dit ; c Mettez de côté celui-là. pour mon linceul. »
Le mercredi des Cendres (8 février 1815), la veille de la rentrée en classe, — après les congés des jours gras, — j'étais allé au passage des Jacobins acheter quelques vieux livres et voir M. Mélot qui y demeurait alors. Le temps était très chargé et très triste.
A mon retour, je trouvai ma mère plus mal qu'à l'or- dinaire; elle avait beaucoup de peine à respirer, et de- mandait sans cesse qu'on la relevât sur ses oreillers. L'enflure semblait l'étouffer.
Je passai ma soirée près d'elle, à faire mon devoir du lendemain qui avait pour sujet : « Le dédain de la mort. » Je l'ai gardé comme un souvenir religieux de cette nuit funèbre. A chaque instant je m'interrompais pour lare- lever.
Ce spectacle, très pénible, était celui d'un combat entre la veille et le sommeil, un songe laborieux de l'àme
ANTHOLOGIE. 2!7
qui se soulevait, retombait... Les yeux qui nageaient dans le vide exprimaient, avec une vérité douloureuse, l'incertitude entre deux mondes. La pensée, obscure et vaste, roulait toute la vie écoulée, et s'agrandissait de pressentiments immenses... Le témoin de cette grande lutte, qui en partageait le flux et le reflux, toutes les anxiétés, se serrait comme en un naufrage à celte ferme croyance qu'une âme qui, tout en revenant à nos in- stincts primitifs, anticipait déjà dans celui du monde in- connu, ne pouvait s'acheminer par là à l'anéantissement.
Tout faisait supposer, plutôt, qu'elle allait, de ce double instinct, douer quelque jeune existence, qui reprendrait heureusement l'œuvre de ta vie, et donnerait aux rêves de cette àme, à ses pensées commencées, à ses volontés muettes, les voix qui lui avaient manqué.
Vers minuit, elle reprit un peu sa connaissance, et me dit d'aller me coucher. Elle paraissait touchée de mes
Le matin, en me réveillant, je vis mon père tout en pleurs ; il me dit : < Ta mère est morte *. »
Morte ! cela me semblait incompréhensible, et c'est une chose singulière que je ne puisse craindre la mort de ceux qui me sont chers, ni la concevoir quand elle ar- rive ; il me semble que ceux que j'aime sont immortels
Je restai tout le jour les yeux fixés sur ma mère, lisant de temps en temps les prières des morts à la même table où j'écris maintenant. La mort ne l'avait point changée; une si longue maladie avait tellement amaigri son visage, altéré ses traits, qu'on l'eût plutôt crue morte longtemps d'avance...
148 J. HICHELET.
Ce fut au retour du convoi que j'éprouvai le plus vio- lent accès de désespoir. Celte grande chambre nue, celit vide, cette solitude me déchira l'àme. Pendant tout le mois que nous restâmes encore dans ce triste apparte- ment, je ne marchais que sur la pointe des pieds, je craignais toujours de faire du bruit. Rien ne peut rendre ma douleur, quand je revenais à moi et que je m'aperce- vais que mes précautions étaient inutiles.
En la perdant, j'avais perdu plus qu'une mère, j'avais perdu une amie, un exemple, un encouragement au de- voir. Toutes mes habitudes assidues de travail, près d'elle, furent dérangées. Ne voyant plus tomber sur moi son regard maternel, n'entendant plus sa voix pour in 'ac- cueillir au retour, je préférais ne pas rentrer tant que mon père élait en course. J'errais seul; j'allais revoiries lieux où elle m'avait promené enfant; je choisissais de préférence ceux qui entretenaient l'amertume de mes re- grets.
LE REVEIL DE HA VOCATION
Michelol raconte comment s'est éveillée sa location d'historien. I) avait été passer ses vacances chez un oncle administrateur de la forêt des Ariennes.
Le titre d'administrateur de la forêt d'Ardennes' n'était pas pour mon oncle une sinécure: il avait à faire de longues et fréquentes courses à travers les bois. Celle obligation en avait fait un marcheur infatigable. Quand ses tournées ne l'éloignaient pas pour tout le jour du village, il me prenait avec lui. C'était une manière fort agréable de faire connaissance avec un pays fécond en histoires et légendes de toutes sortes.
ANTHOLOGIE. 3»
Le village de Renwez*, lui-même, était un lieu parlant. Placé au bord de la frontière, il a connu tous les fléaux : la guerre, le feu, la peste- Une prairie s'appelait encore, en 1832, la Rue-des-Malades. On y avait logé les pesti- férés. Partout où vous creusiez, vous trouviez des débris d'incendie, des ossements. On comprend que, chez l'habitant, le sérieux aille, parfois, jusqu'à la dureté : on a souffert, el l'ennemi est toujours à deux pas.
Tout ce qu'on voit au delà de Renwez n'est pas fait, non plus, pour égayer; soit qu'on pénètre sous les ruines du château de Montcornet', vrai cotisée-* féodal, plein d'effrayantes légendes ; — soit qu'on s'enfonce plus loin, dans les solitudes de Layfour, profondes à vous rendre fol, ou un homme, ensauvagé et mourant de faim, mangea un enfant égaré, et où les loups, par représailles, l'hiver, quand la neige couvre tout, attaquent l'homme même à cheval ; — soit qu'on visite la montagne appelée la Dame de Meuse1, lieu d'apparitions qui ont toutes un sens funèbre, — où encore les noirs rochers d'où s'élança le cheval fougueux du bon Renaud *, laissant l'ineffaçable empreinte de son pied sur le roc. Partout, ici, l'histoire s'éveille sous vos pas.
Étant moi-même bon piéton, mon oncle, un matin, m'emmena voir la grande curiosité du pays, la Lesse, petite rivière aux allures des plus bizarres. A l'endroit où on la visite, elle s'engouffre dans une caverne si basse à l'entrée, qu'on n'y peut avoir accès qu'en rampant, et,
i. A 13 kilomètres nord-ouest do dus; c'est là que se donnaient lei
i. A il kilomètre» norn-ouait de i. C'est un rocher le long de lu
Ueilerai. Meuse.
Renaud de UoDtaubtn, célèbre
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130 J. MIGHELET.
plus loin, si élevée, qu'elle monte à plus de cent pieds de haut. De la voûte et du sol, d'énormes stalactites à facettes de diamants, quand la lumière les frappe, cher- chent de tous côtés à se rejoindre, comme si elles vou- laient assurer la solidité du temple, lui bâtir ses piliers. Ce n'est que depuis peu qu'on ose pénétrer dans cet antre obscur (1832). Longtemps il a été, pour toute la contrée, un lieu d'eiïroi.
Tout objet qu'on jette dans la rivière, à l'entrée de cette caverne, ne reparaît plus jamais, attiré, sans doute, par le trou du Han, sorte d'étang noir, immobile, qu'il faut côtoyer, non sans péril, dans les demi-ténèbres et qui garde loul ce qu'il engloutit. Ce n'est pas sans rai- son que les paysans, presque toujours heureux dans les surnoms qu'ils donnent aux objets et aux lieux qui les inquiètent ou les effraient, ont appelé la Lesse la rivière magique.
Toutes ces découvertes, si nouvelles pour moi, Nature et Histoire, me passionnaient. H y avait des jours où j'aurais pu écrire un volume sur mes impressions. Hais je préférais ne faire que cheminer seul et rêveur sous la forêt des petits chênes tout chargés, en tous temps et en tous sens, des rameaux chevelus d'un beau gui glacé d'or.
Vous avez beau marcher des heures et croire en voir la fin, ce n'est qu'une clairière. Le bois se referme et s'étend toujours devant vous comme une mer montante de verdure. Tout aide à l'illusion. Dans le silence de l'automne, quand ta pluie tombe murmurante sur les feuilles vernissées des chênes, elle imite, à s'y mépren- dre, le bruit de l'Océan dans ses jours de paix profonde, lorsque la vague va, vient, mollement, sur le sable fin de la plage, dans un demi-sommeil.
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ANTHOLOGIE. S3i
C'était lorsque mon oncle avait à s'arrêter dans la maison des gardes que je profitais de ma liberté pour m'en foncer avec délices dans ces solitudes infinies. Muni d'un plan qui servait à m'orienter, je ne concevais rien de plus doux que ces longues heures d'isolement, et de mieux en rapport avec la mélancolie de mes regrets. A la lisière des bois, la nuit vient rite et s'en va tard. Dès les premiers jours de l'automne, et souvent même dans la saison d'été, si elle est froide, on allume, le soir, un grand feu clair pour tenir à distance V haleine humide des arbres dont on se défie. Après le souper que nous prenions, pour me faire fête, dans des assiettes en vieille faïence où tout me semblait bien meilleur, la famille se réunissait autour de ce beau feu gai, pétillant au début, un vrai feu d'artifice tout en étincelles.
Ha tante Alexis était le chroniqueur en titre de la famille. Elle narrait les légendes du border1 aussi bien que Froissait1 et Walter Scott3. On ne se lassait pas de l'entendre. Ses récits animés, faits avec une rare intelli- gence, d'une voix ferme, nette et précise, ont réveillé fortement en moi le goût très vif que j'avais déjà res- senti, tout enfant, pour l'histoire. Ha mère, en cela, tenait de ma tante Alexis. Je savais à peine déchiffrer mes lettres que, pour m 'encourager à apprendre plus vite à lire, elle me lisait elle-même nos vieux chroni- queurs, ceux surtout qui se sont occupés de notre vieux royaume d'Anstrasîe *. Ces lectures enflammaient mon imagination. Pour me faire rester des heures entières
1. Pays frontière. < historiques.
■S. Célèbre chroniqueur flamand du *. Nom donné entre le Vl< el le
XIV* siècle qui > raconté la première un' siècle eu piji entre le Meuse (!
pirtie de la guerre de Cent ans. le Rhin, habité par les Franc* do
(mi-1833). célèbre par se» romani
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■ï.l-1
1. MIOHELET.
tranquille à ses côtés, elle n'avait qu'à ouvrir le volume de la bibliothèque bleue1, le livre héréditaire, usé, noirci pour avoir été lu, relu tant de fois, en famille, à la lueur tremblante de la petite lampe suspendue sous le manteau de la haute cheminée, dans les longues nuits d'hiver3, f Là, toutes les histoires étaient racontées, depuis celle des mystères des druides3, jusqu'aux guerres du sanglier des Ardennes au xv* siècle ' ; depuis le cerf miraculeux dont l'apparition convertit saint Hubert *, jusqu'à la blonde Iseult et son amant8. Ils dormaient tous deux sur la mousse quand l'époux d'Iseult les surprit. Mais il les vit si beaux, si sages avec la large épée qui les séparait, qu'il se relira discrètement. »
Ces légendes, toujours répétées, ne me lassaient jamais. Elles me semblaient toujours nouvelles. H en était de même avec ma tante Alexis. Elle m'eût redit cent fois la même histoire que je l'eusse priée, comme font les enfants pour qu'on leur raconte encore une fois, le lendemain, ce qu'ils ont entendu la veille. Pour mieux savourer ces récits, j'avais bien soin, lorsque, après le souper, chacun prenait sa place autour du feu, de porter ma chaise tout auprès de la sienne.
précoce de Mïchelel pour lTii»U Ce «ont les Aline» et Régenta de
*. C'est le iiirnom donné s de Li Hirk, teigne ur Laiai temps de Louis XI.
Le légende dïtqu'ijant pour:
MON JOURNAL
Sous ce titre M"* Michelet a réuni quelques fragments du journal duns lequel Michelet Dotait ses impressions- ses sentiments, ses pensées religieuses. Ce volume fait suile à Ma Jeunesse (1820-1823).
DEUX ORAGES AUTOUR OU PANTHEON
ri effet de lumière que Michelet observe et qui moire deux orages auxquels il a assisté pris du
Sam«dt 31. — Dans la disposition morale où je me trouve, rien de la nature ne m'est indifférent. Je la hais ou je l'adore, comme on ferait d'une femme. Ce matin j'ai eu un plaisir extrême à observer de ma fenêtre un admirable effet de lumière, à la fois doux et voluptueux à l'œil. Les premières heures du jour avaient continué la nuit. Un noir brouillard descendant jusqu'à terre con- fondait tout dans son obscurité. Par instant, une lueur grise passait devant mes yeux, occasionnée par le dépla- cement qui se faisait dans la masse confuse des vapeurs; mais presque aussitôt la nuit se refermait plus obscure.
A midi, au moment où je rentrais de mes leçons, la scène doucement a changé; la lumière, peu à peu, a fil- tré à travers le brouillard, et j'ai commencé à entrevoir au bout de mon jardin mes arbres dans leur triste nu- dité d'hiver, non pas enracinés au sol, mais flottant sur une mer de vapeurs. Insensiblement, la lumière aug-
Jigitizedb, GoOgle
Ï34 J. MICHELET.
m en lait, sans éclat. La brume était encore trop épaisse pour permettre au soleil d'envoyer directement ses rayons. Ce n'étaient que mouvantes ondes lumineuses; elles coloraient les objets d'un or pâle ; elles en émous- saient les angles, comme il arrive lorsqu'on s'endort et que les yeux, sous les paupières deini-eloses, ne voient plus rien que dans le vague et confusément.
Ces jeux lents et discrets de la lumière, dans une tranquille et pesante atmosphère d'hiver, deviennent vive fantasmagorie l'été, dans le chaos d'un ciel d'orage. Je me souviendrai toujours de deux effets que j'ai vus en ce genre pendant que j'habitais la rue de Buffon'. La première fois, c'était eu juillet; j'étais assis sous le cèdre du labyrinthe*. La journée s'achevait trouble et tempétueuse, l'horizon était fort sombre au couchant.
Tout à coup, brusquement, de l'amas des noirs nuages, sortit le soleil sans transition, comme l'éclair, d'un seul jet. Au même instant, toutes à la fois, les grandes fenêtres du Panthéon3 s'illuminèrent, pendant que le sommet de la coupole du temple se couronnait d'une auréole de gloire.
Devant moi, dans l'espace, l'effet était tout autre, mais aussi grandiose que saisissant. J'assistais au triomphe de la lumière jaillissant victorieuse du nuage même qui lui faisait obstacle. Au delà de ces menaces d'orage, un ciel bleu, dans la sérénité de la paix, conversait avec la terre de pensées divines. Et c'était aussi, à travers l'embrase- ment des nuées, percées, trouées, déchirées de sillages lumineux, comme une mêlée d'ames bienheureuses. Elles semblaient sortir des ténèbres de celte vie mor-
1. Près du Jiivdin des Plantes. I atailrapporléduLibnnnu;mi["SH>clo. 3. Lu labjrinlho cal un mouiiculo 3. Le Panthéon est unu fraude
ANTHOLOGIE.
telle et s'élancer, transfigurées par les clartés éternelles, aux sources mêmes de la vérité. Je Tus près de tomber à
La seconde fois, e'était à la (in d'août et le matin, vers cinq heures. Au milieu de la nuit un grand orage avait éclaté. Il finissait. De lourdes vapeurs cuivrées traînaient à l'horizon. J'étais au niveau du quai sur les terrains vagues qui s'étendent à la droite de la maison du docteur Duchemin. De ce lieu bas, je voyais le Panthéon trôner fièrement sur sa montagne. Autour de lui, nulle fan- tasmagorie. Rien des ors chauds, ruisselants, et de la pourpre du soir; rien non plus du rayonnement divin qui m'avait saisi d'un religieux transport.
Les orages du matin ont cela de particulier, qu'ils semblent plutôt faire éclater sur la terre les mauvais songes conçus par la Nature dans les ténèbres de la nuit.
Cette fois, la scène était concentrée tout entière sous la coupole du temple. On la voyait s'éclairer de moment en moment de froides lueurs auxquelles le soleil sem- blait rester étranger. On eût dit que l'illumination venait du dedans; et, sous ces reflets magiques, ce n'était plus le Panthéon; c'était plutôt un temple antique où se serait passée une grande fête mystérieuse, peut-être les terri- bles mystères de Cérès1 que les dieux présents auraient éclairés de leur propre lumière.
LE JOUR DE PAQUES
Réflexions sur le caractère des fêles do Piques ; leur rapport har- monique avec le printemps.
Dimanche, jour de Pâques. — L'Église s'est montrée
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tX J. M1CHELET.
intelligente lorsqu'elle a mis celte Tête, qui est un sym- bole de résurrection, au moment du réveil universel de la nature. Sans doute, le blé courageux n'a pas attendu le printemps pour percer la dure écorce de la terre. Il a pointé dès la fin d'octobre. Mais bientôt, saisi par les brouillards morfondants de l'hiver, comme l'alouette, il a vécu blotti au sillon. Sous le soleil de mars déjà fort, il est reparti, et je le vois, faisant bientôt onduler sur la plaine la verte mer de ses épis.
C'est avril ! Dans mon jardin bas et humide, tout éclate à la fois, les feuilles et les (leurs: resurrexit! Oui, c'est bien, en effet, la fêle de la vie et la joyeuse envolée des pensées d'amour avec l'envolée des cloches !.. . Mon esprit, des le matin, était comme tiré hors de moi. Pour- tant, j'ai voulu, avant de partir, faire aussi mes Piques à ma manière. Travailler, n'est-ce pas prier ?... Je me suis donc mis vertueusement à traduire l'éloge que Thucydide fait de Périclès». Ha vertu n'a pas été récom- pensée. Je n'ai rien fait de bon. C'était pourtant quelque chose, de m'êlre essayé à remplir le devoir. Tout en me disant cela, je prenais pour la première fois mes habits d'été, et je courais chez mon ours le dénicher de sa ta- nière. Désappointement ! II ne pouvait pas sortir de suite. Quand il l'a pu, j'ai suivi, mais l'enchantement était passé.
Qui de nous n'a éprouvé que les plaisirs réels sont presque toujours au-dessous des promesses que nous fait l'imagination?
Samedi 27. — Dans tous ces jours de congé (Pâques et la distribution des prix du semestre), je suis monté plusieurs fois là-haut, et, devant cette tombe que le
1. Thucydide, historien athénien du v« siècle uvn.it Jésus-Christ, «écrit l'blf loire de la guerre du Pélopone«e.
ANTHOLOGIE. 837
saule nouvellement planté commence à égayer de sa jeune verdure, je me suis demandé pourquoi l'Église n'a pas mis aussi la fête des morts le lendemain de la fête de Pâques ? Si, d'après la foi catholique, Christ est mort pour sauver le monde, s'il est ressuscité pour remonter au ciel amenant avec lui les âmes bienheureuses qu'il venait de racheter, la fête des morts ne peut être qu'une fête de résurrection. Elle devrait donc venir logique- ment, non pas en novembre, quand la saison s'achève dans la mélancolie attristée d'une destinée qui linit, mais bien mieux, ait moment de l'année où tout veut repartir, revivre, s'élancer vers la lumière. C'est-à-dire au prin- temps, à Pâques fleuries. Si l'Église eût fait cela, notre imagination, au lieu de s'enténébrer de pensées de deuil et de chercher les morts où ils ne sont plus, n'aurait recueilli de son culte touchant que les pensées conso- lantes et fécondes. Elle n'aurait vu de tous côtés, au- dessus des tombes, que des âmes en route pour le ciel. Heureuses, celles de ces fiines qui se seraient fait, par toutes sortes de bonnes actions, de belles ailes rapides et légères pour monter plus vite à Dieu. Je vois que le peuple de Paris, si exact à visiter les cimetières, le jour de la Toussaint, y revient de lui-même à Pâques, comme s'il voulait associer ses morts à la joie qu'il a de sortir des tristesses de l'hiver et de se sentir revivre. Il faudrait tenir compte de l'instinct des foules.
LE DIALOGUE DES MORTS
livre n'a jamais êU écrit; maison trouve ce sujet trnile' ri plusieurs
rqu'isi's (Luis les usuvres de Hic lie le L
i novembre. — Jour des morts. — Porté des (leurs sur lu lombe de mon ami. 11 y avait dans ce bouquet, où dominaient les couleurs funèbres, une élégie tout entière.
En rentrant, je jette sur le papier le litre d'un beau livre: Dialogues des morts. Ce lieu m'est devenu si fami- lier qu'il me semble èlre déjà des leurs. Les étrangers pourraient me prendre pour leur guide. Je sais la demeure de tous les morts illustres. Depuis que je viens ici, pour ainsi dire journellement, à combien d'inhuma- tions n'aî-je pas assisté ? Combien de sépultures me sont devenues chères! Je puis dire que j'ai fait amitié avec la mort. En retour, elle m'a livré les mystères delà tombe. 11 a suffi de l'interroger d'un cœur compatissant. Je pourrais donc, réellement, faire ce livre, non comme témoin et narrateur, mais, nouveau Lazare1, en ressus- cité du tombeau. Je suis tant de fois mort par la dou- leur !
Donc, comme mon pauvre Poinsot, on m'aurait enterré en février, et je serais dans la période intermé- diaire où l'âme, ayant de la peine à quitter ce monde, erre autour de sa sépulture. Point de pierre sur ma tombe, rien que la terre, ce qui faciliterait les commu- nications avec les morts de mon voisinage.
La première fois que je serais tiré de mon sommeil, mon premier soin serait de chercher à reconnaître mon nouveau gîte, non sans effroi. Obligé d'y rester pendant le jour, chaque soir à l'heure où le cimetière est rede- venu désert, où les vivants s'endorment, moi, je m'échap- perais de mon funèbre domicile, pour revenir sur la
1. Sorti du lambeau u la mut du Chriit.
ANTHOLOGIE. 239
.erre respirer un peu plus à l'aise et regarder autour de moi. Celte première fois, je n'entendrais que des bruits égers, aucune parole. L'aube viendrait me surprendre, e me coucherais comme tout bon mort doit faire, — mais ton sans mélancolie, — dans ma noire elgènante prison.
Les nuits suivantes, pluie ou brouillard : rien que la solitude, un grand silence. Mais une nuit, doucement éloilée, où je suis assis tristement sur la balustrade de mon tombeau, une voix me parle, mais si basse, si douce, rien qu'un souffle qu'une ombre seule peut ouïr: c Aini, tu n'es pas seul ! » Ce serait là le point de départ. Bientôt viendraient le printemps et te réveil dans l'amour de ceux que la mort a séparés en pleine jeunesse, en pleine vie. Rien de plus poétique que la description de ce moment idéal où le cimetière est englouti sous les (leurs. On les verrait, ces âmes éprises, monter deux à deux et fuirdans l'espace, non pas comme nous les peint Dante *, emportées dans la tourmente, mais heureuses. Ict, point d'enfer, rien que le paradis. N'est-il pas dans le cœur de ceux qui aiment ?...
Après les ardentes amours de l'été viendraient les mélancolies de l'automne, la chute des feuilles et les pensées de séparation. Tout cela ennobli par les grandes assemblées des morts dans l'attente du jugement.
Que de choses à dire ici sur les pressentiments de la vie future ! Mon cœur autant que mon esprit ; fournirait. Je sens Dieu une mère pour toutes ces âmes qui vont à lui, comme les petits enfants, en tendant les bras... Ce livre plein d'émotion ferait aimer la mort.
1. Didi 1b poème Je l'Enfer Dente I inerte d'amour valant de» à deux dépeint les âmes de ceux qui sont | en louibiltone.
HISTOIRE ROMAINE
Hichelet avait commencé cette Histoire en 1 828. En 1831 paraissait la première partie, l'Histoire de Rome sous la République. La seconde partie, l'Histoire de l'Empire, n'a jamais été écrite. Cette histoire de Rome est comme une introduction à l'histoire de la France, que, dès ce temps-là, Michelet songeait à écrire. Pour la première période, Michelet s'est inspiré de l'historien allemand Niebuhr qui, dans son Histoire romaine parue en 1811, avait exposé une façon toute nouvelle de comprendre les premiers siècles du peuple romain ; mais, loin de le suivre servilement, il a souvent fait bon marché de < ses audacieuses hypothèses ». Pour tout le reste de l'ouvrage, Michelet n'a eu d'autre guide que les textes anciens ; toutes les grandes histoires romaines que nous consultons aujourd'hui (les histoires de Hommsen et de Duruy, le grand manuel des Antiquités romaines de Marquardt et Mommsen, les histoires de la religion romaine) ont été écrites après le livre de Michelet. Pour voir de ses yeux le théâtre des événements qu'il devait raconter, Michelet avait fait un voyage et un séjour de deux mois en Italie (1830). C'est ce qui lui a permis de donner des descriptions d'une vérité si profonde et où l'on sent le souvenir encore vivant d'une impression personnelle.
L'Histoire romaine se divise en trois livres précédés d'une Introduction. L'Introduction intitulée : I'Italie, est une des- cription du pays et des peuples qui l'habitaient autrefois, Pélasges, Sabins, Latins, Étrusques.
Le livre I" : Origine et Organisation de la cité, raconte la formation de la République romaine, les luttes des patriciens et des plébéiens et la création du droit romain.
,oo8lc
ANTHOLOGIE. 2il
Le livre II : Conquête du monde, est consacré a l'histoire
des conquêtes de Rome.
Le livre III : Distolution de la cité, montre la destruction
du peuple romain, les luttes entre les riches et les pauvres
et les guerres civiles qui aboutissent à l'établissement de
l'Empire.
L'ouvrage est suivi d'un grand nombre de citations des
ailleurs latins.
TABLEAU DE L'ITALIE
e description du pays où
La belle Italie, entre les glaciers des Alpes et les feux du Vésuve' et de l'Etna1, semble jetée au milieu de la Méditerranée comme une proie aux éléments et à toutes les races d'hommes. Tandis que les neiges des Alpes et des Apennins menacent toujours de noyer la partie septen- trionale,les terres du midi sont inondées par les laves des volcans, ou bouleversées pardes convulsions intérieures.
C'est surtout la Lombardie qui se trouve menacée par les eaux. Le Pô est plus haut que les toits de Ferrare 3. Dès que les eaux montent au-dessus du niveau ordinaire, la population tout entière court aux digues : les habi- tants de ces contrées sont ingénieurs sous peine de mort.
Dans toute la Lombardie, les villes sont situées dans
1.Volcanpre)deNlplea(l.l98ni.). I C'ait on endiguant le Heu»a qu'on l'a
2. Volcan da Sicile (3,i37 m.). pou à peu fait s'élever aa-deiaue da
3. Ferrure est >ur la rire droite le plaine. du PS, non loin de son embouchure. I
Ul J. HICHELET.
les plaines, comme les villages des Celtes * quilesont fon- dées. Les végétaux du Nord et l'accent celtique vous avertissent, jusqu'à Bologne *, et au delà, que vous êtes au milieu de populations d'origine septentrionale. Le soleil est brûlant, la vigne s'essaye à monter aux arbres3, mais l'horizon est toujours cerné au loin par les neiges.
L'aspect des deui rivages de l'Italie n'est pas moins différent que leur nature géologique. Vers l'Adriatique, ce sont des prairies, des forêts, des torrents dont le cours est toujours en ligne droite, qui vont d'un bond des monts à la mer, et qui coupent souvent toute communi- cation. Ces torrents durent isoler et retenir dans l'état barbare les pasteurs qui, dans les temps anciens- habi- taient seuls leurs âpres vallées. Si vous exceptez la Fouille', la température de ce côté de l'Italie est plus froide. Il fait plus froid à Bologne qu'à Florence ', à peu près sous la même latitude.
Sur le rivage de la Toscane, du Latium t et de la Cam- pante1 , les fleuves principaux circulent à loisir dans l'in- térieur des terres; ce sont des routes naturelles.
Dans une région plus haute, où l'olivier n'atteint pas, s'élèvent le châtaignier, le chêne robuste, le pin même. Le sapin ne sort guère des Alpes. D'octobre en mai des- cendent de robustes montagnards qui conduisent leurs troupeaux dans la Maremme' ou dans la campagne de Rome9, pourle sramenerrétésurleshauteurs,oùl'herbe
4. Peuples qui, depuis le vi' tiédi
fois la Gaule el tout le nord de l'IUlle.
î. Ville du nord de la Romagne.
3. En Italie la vigne grimpe le "ong det arbres.
* Prc
5. Capitale de la Toi.
ti un marais inhabitable.
ANTHOLOGIE.
243
se conserve courte, mais fraîche, à l'ombre des châtai- gniers. De même, les troupeaux des plaines poudreuses de la rouille remontent chaque été dans les Abruzzes1. Le droit qu'ils payent à l'entrée des montagnes était le revenu le plus net du royaume de Naples.
Jusqu'à l'entrée du royaume de Naples, sauf la vigne et l'olivier, nous ne rencontrons guère la végétation méridionale; mais arrivé une fois dans l'heureuse Campanië, on trouve des bois entiers d'orangers. Là, commencent à paraître les plantes de l'Afrique, qui effrayent presque dans noire Europe : le palmier, le cactus, l'aloés armé de piquants. Les anciens avaient placé sur ces rivages le palais de Circé. La véritable Circé* avec ses terreurs et ses séductions, c'est la nature du Midi. Rien ne peut donner l'idée de la fécondité de cette plaine ; elle nourrit cinq mille habitants par lieue carrée. Mais c'est surtout vers la pointe de l'Italie, en sortant de cette forêt de châtaigniers gigantesques qui couronnent Scylla, lorsqu'on embrasse d'un coup d'œil et l'Italie et la Sicile, et l'amphithéâtre colossal de l'Etna, qui, tout chargé qu'il est de neige, fume comme uu anlel éternel au centre de la Méditerranée; c'est alors que le voyageur pousse un cri d'admiration en rencontrant cette borne sublime de la carrière qu'il a parcourue depuis les Alpes. Cette vallée de Reggio3 réunit tous les souvenirs, d'Ulysse* aux guerres puniques, d'Hannibal9 aux Arabes
t. Héroa jrec qui d'iprfc
J. MICHELET.
et aux Normands* leurs vainqueurs; mais elle charme encore plus par ces fraîches brises, par ces arbres char- gés d'oranges et de soie.
TRIBUS PASTORALES DE L'ANTKTOli ITALIE
Michelet décrit le genre de vie des peuples qui habitaient les
montagnes do l'Italie centrale.
Pline * et Columelle * rapportent une prière des vieux laboureurs de l'Italie, qui ferait supposer dans ces tri- bus une grande douceur de mœurs. En semant le grain, ils priaient les dieux de le faire venir pour eux et pour leurs voisins. Tout ce que nous savons de la dureté de ces anciens âges s'accorde peu avec celte phi- lanthropie. Une vieille maxime disait dans un esprit con- traire : Trois maux également nuisibles : la stérilité, la contagion, le voisin. Nous ferons mieux connaître, plus tard, en parlant du livre de Catou * sur l'agriculture, toute la rudesse du vieux génie latin. C'était un peuple patient et tenace, rangé et régulier, avare et avide. Sup- posé qu'un tel peuple devienne belliqueux, ces habi- tudes d'avarice et d'avidité se changeront en esprit de conquête. Tel a été au moyen âge le caractère des Nor- mands, de ce peuple agriculteur, chicaneur et conqué- rant, qui, comme ils l'avouent dans leurs chroniques,
1. Lei Arabes avaient conquis lu I grande HiiUire naturelle.
Sicile un lx* cl X'aiècidi du Ivan- , 3. Écrivain lalin du I" siècle,
turiors normand! les en chassèrent auteur d'un Traité d'agriculturt.
au xi* cl xlf. 4- Cnlon l'Ancien, qui rivait an
S. Pline l'Ancien, qui vivait au n* aiècle avant Jciu.-Christ.
I"aiàcle de notre ère, autour d'une I
ANTHOLOGIE. 215
voulaient toujours gaaigner, et qui ont gagné, en effet, l'Angleterre elles Deux-Siciles1. Rien n'est plus sem- blable an génie romain.
Celui dus pasteurs sabelliens1, plus rude et plus bar- bare encore, leur vie errante pendant la plus grande partie de l'année, les conduisaient, plus immédiatement que les habitudes des tribus agricoles, au brigandage et à la conquête. Obligés de mener leurs troupeaux et de suivre l'herbe, à chaque saison, des forêts aux plaines et des vallées aux montagnes, ils laissaient les vieillards et les enfants, incapables de ces longs voyages, sur les sommets inaccessibles de l'Apennin. Leurs bourgades, comme celle des Kpirotes3, étaient toutes sur des hau- teurs. Caton place le berceau de leur race vers Amiter- num, au plus haut des Abruzzes '. où la neige ne dispa- raît jamais du Majella. Mais ils s'étendaient de là sur toutes les chaînes centrales du midi de l'Italie. La rareté de l'herbe sous un ciel brûlant, l'immense étendue que demande cette vie errante, obligea toujours les pasteurs du Midi à se séparer bon gré mal gré, et à former un grand nombre de petites sociétés. Ainsi, dans la Genèse, Abraham et Lolh" s'accordent pour s'éloigner l'un de l'autre, et s'en aller l'un à l'orient, et l'autre à l'occi- dent.
Dans les mauvaises années, les Sabelliens vouaient à Mamers, au dieu de la vie et de la mort, le dixième de
1. Le duc de Normandie Guillaume |
Ce sont les ancêtres des A |
■ conquit l'Aiiglelerro(106e);dei dé- |
4. Montagnes qui prelo |
cile el le para de Naples au XI* siècle. |
|
et son neveu Le tli, tous deu |
|
tribu, furent obligea de a |
|
Ile centrale. |
parce que leurs pâluragea |
3. Peuple qui habile an oord de la |
valent plua lufllre à non |
çrèce le long de la mer Adriatique. |
troupeaux. |
Jigitizedb, GoOgk
846 1. M1CHELET.
tout ce qui naîtrait dans un printemps; c'est ce qu'où appelait ver sacrum '. I) est probable que, dans l'origine j on n'adoucissait pas même en faveur des enfants l'ac- complissement de ce vœu cruel '. A mesure que les Sabel- liens formèrent un peuple nombreux, on se contenta d'abandonner les enfants. Repoussés pas leur père, et devenus fils de Mamers, Mamertini ou Sacrant3, ils partaient, dès qu'ils avaient vingt ans, pour quelque contrée lointaine. Quelques-unes de ces colonies, con- duites par les trois animaux sacrés de l'Italie, le pivert (picus), le loup et le bœuf descendirent, l'une dans le bays des Hirpins (Jiirpus, loup, en langue osque), une troisième dans la contrée qui ne portait encore que le nom générique de Opici, et qui fut le Samnium*. Cette dernière colonie devint à son tour métropole de grands établissements dans la Lucanie5 et la Cainpanie', où les Samnites asservirent les Opiques. De la Lucarne, ils infestaient par leurs courses les terres des colonies grecques qui, environ trois siècles et demi après la fon- dation de Rome, formèrent une première ligue contre ces barbares et contre Denys l 'Ancien, tyran de Syra- cuse7, deux puissances qui les menaçaient également et entre lesquelles elles ne lardèrent pas d'être écrasées. Cette vaste domination, dans laquelle étaient enfermées toutes les positions fortes du midi de l'Italie, semblait destiner les Samnites à réunir la péninsule sous un même joug. Mais l'amour d'une indépendance illimitée, que toutes les tribus sabelliennes avaient retenu de leur vie pastorale, les empêcha toujours de former un
ANTHOLOGIE. 147
corps. Rien n'était pins divers que le génie de ces tribus. Les Sabins ', voisins de Rome, passaient pour aussi équi- tables et modérés que les Samnites étaient ambitieux. LesPicenlins* étaientlents et timides; les Marsea3, belli- queux et indomptables. Qui pourrait, disaient les Ro- mains, triompher des Marses ou sans les Marses? Les Lucaniens étaient d'intraitables pillards, qui n'ai- maient que vol el ravage. Les Samnites campaniens étaient devenus de brillants cavaliers, prompts à l'at- taque, prompts â la fuite. Chaque tribu avait pris le ca- ractère et la culture des contrées envahies. Les monnaies samnites portent des caractères étrusques4; celles des Lucaniens, des lettres grecques; les autres tribus sui- vaient l'alphabet osque5 et latin. Toutes les tribus se fai- saient la guerre entre elles.
MANNIBAL. — SES PREMIERS EXPLOITS
La deuxième guerre punique »c pagne que le général carthagini faillit périr (318-303).
Ce jeune barbare, l'un des Bonapartes de l'antiquité, sorti de Cartilage à treize ans, étranger à cette ville, nourri, élevé dans le camp, formé à cette rude guerre d'Espagne au milieu des soldais d'Hamilcar6, avait com- mencé par être le meilleur fantassin, le meilleur cava-
Campaoio «I la Li
golfe de Pcestuin.
3. Qui habitaient paçue romaine.
'.ooglc
248
I. MICHELET.
lier de l'armée. Tout ce qu'on savait alors de stratégie, de tactique, de secret de vaincre par la force ou la perfi- die, il le savait dès son enfance. Le fils d'Hamilcar était né, pour ainsi dire, tout armé; il avait grandi dans la guerre et pour la guerre.
Hannibal, déjà vieux, contait au roi An tiochus ' qu'étant encore petit enfant et sur les genoux de son père, il le caressait et le flattait un jour pour obtenir d'être mené en Espagne et de voir la guerre. Hamilcar le lui promit, mais ce fut à condition que mettant la main sur l'autel, il jurerait une haine implacable aux Romains. Dès que la mort du pacifique Hasdrubal * mit le jeune homme à la tête de l'armée, il songea à exécuter les grands projets d'Hamilcar. Hais avant d'attaquer Rome, il fallait être .sûr des barbares de l'intérieur de l'Espagne, comme il l'était de presque tous ceux des côtes. Trois peuples des deux Cas tilles3 furent forcés par lui dans leurs meilleures places et vaincus sur les bords du Tage, au nombre do cent mille hommes. Alors seulement, il osa attaquer Sa- gunte1, riche ville alliée des Romains, qui rapportait sa fondation àdes Grecs de Zacyntbe5 et des Italiens d'Ardée*. Celte origine n'est pas improbable; nous retrouvons sur les deux rivages les constructions pélagiques et la redou- table falarique, ce javelot qu'on lançait enflammé.
Polybe 7 ne parle point do l'héroïque résistance des Sa-
i. Anliochu», roi As Syrie, auprès |
4. Ville fondée pirdaaeolonigreci |
duquel Hannibal ac réfugia pour |
prèe de la c&le de la Méditerranée. |
échapper mi Romain i. |
5. Aujourd'hui Zante. une dei tlei |
î. Général carthaginois qui avait |
lonlennea a l'oueit delà Grèce. |
3. Hlchelel emplois ici une eiprea- |
|
■len géographique du mojna iga. |
T. Historien crée du il' aiècle avant |
Lai Outille ■{Vieille et Nouvelle), cap. |
Jéiul-Christ, (raconté lea deux p»~ |
Bvrgot, Madrid, occupent le pli- |
|
loaoqnlotau centre do l'Eipignc. |
ANTHOLOGIE. Î19
guntins, qui combattirent longtemps sur les décombres de leur ville et cherchèrent la mort dans les flammes ou dans les bataillons ennemis. Celte ville semble avoir eu contre elle la haine de tous les Espagnols, amis d'Hanni- bal. Il avait réuni pour ce siège jusqu'à cent cinquante mille hommes, tandis qu'il n'en arma contre Rome que quatre- vingt mille.
Pendant la longue résistance de Sagunte (219), des députés de Rome débarquèrent en Espagne pour récla- mer auprès d'Hannibal. L'Africain leur envoya dire qu'il ne leur conseillait pas de se risquer au milieu de tant de barbares en armes pour arriver jusqu'à son camp, et que, pour lui, il avait autre chose à faire que d*éc<uter des ha- rangues d'ambassadeurs Les députés passèrent à Car- thage et demandèrent qu'on leur livrât Hannibal, comme s'il eût été au pouvoir de la république de le faire quand même elle l'eût voulu. Cependant Sagunte avait suc- combé. Une nouvelle députât ion vint demander aux Car- thaginois si c'était de leur aveu qu'Hannibal avait ruiné cette ville. Ceux-ci, honteux d'avouer qu'Hannibal les vengeait malgré eux, répondirent : « Cette question n'in- téresse que nous; le seul point sur lequel vous puissiez demander des explications, c'est sur le respect des trai- tés ; celui qu'Hasdrubal a fait avec vous, il l'a fait sans y être autorisé. » — Alors Quintus Fabius relevant un peu sa loge : « Je vous apporte ici, dit-il, la guerre et la paix; choisissez. > Les Carthaginois, partagés entre la crainte et la haine, lui crièrent : « Choisissez vous- même. > Il laissa retomber sa toge, et répliqua : « Je vous donne la guerre. — Nous l'acceptons, dirent-ils, et nous saurons la soutenir. »
Cependant Hannibal s'était mis en marche pour l'Ita- lie. Des riches dépouilles de Sagunte, il avait envoyé les
250 1. MICHELET.
meubles à Cartilage, donné les prisonniers aux soldats1, gardé l'argent pour l'expédition. Il s'était attaché son armée en la gorgeant de richesses. Il était sûr qu'aucun de ses Espagnols n'abandonnerait un service aussi lucra- tif, au point qu'il ne craignit pas de leur permettre de re- tourner quelque temps chez eux pour y déposer leur butin.
C'était pourtant une audace extraordinaire que d'entre- prendre de pénétrer en Italie, à travers tant de nations barbares, tant de fleuves rapides, et ces Pyrénées, et ces Alpes, dont aucune armée régulière n'avait encore fran- chi les neiges éternelles. Depuis un siècle qu'Alexandre avait suivi dans l'Inde les pas d'Hercule et de Bacchus', aucune entreprise n'avait été plus capable d'exalter et d'effrayer l'imagination des hommes. Et c'étaient aussi les traces d'Hercule qtt'Hannibal allait trouver dans les Alpes. Hais quels que fussent ces dangers et les difficul- tés de la route de terre qui conduisait en Italie, il ne voulut point solliciter les flottes de Carthage ni se mettre dans sa dépendance. Il lui convenait d'ailleurs de traver- ser ces peuples barbares, tout pleins de la défiance qu'in- spirait lagrande ville italienne et du bruit de ses richesses.
Il espérait entraîner contre elle les Gaulois des deux cotés des Alpes3, comme il avait fait des Espagnols, et donner à cette guerre l'impétuosité et la grandeur d'une invasion universelle des barbares de l'Occident, comme plus tard Mithridate' entreprit de pousser sur Rome ceux de l'Orient.
comme eiclavi S. Aleuodr «ail .Privé jui 343). La le pi n ditions dans 11 cul? et de Be
3. 1/lt.ili lés par dei
4. Roi d
i du dorai-dieu Hit
ANTHOLOGIE.
L CITÉ HOKAINE
conté les conquêtes du peuple romain, Michalel le pcuplo s'était épuisé et était devenu incapable la forme de son gouvernement.
Au moment où tous les rois de la terre venaient rendre hommage au peuple romain, représenté par le sénat, ce peuple s'éteignait rapidement. Consumé par la double action d'une guerre éternelle et d'un système de législa- tion dévorante, il disparaissait de l'Italie. Le Romain, passant sa vie dans les camps, au delà des mers, ne reve- nait guère visiter son petit champ*. La plupart n'avaient plus même ni (erre, ni abri, plus d'autres dieux domes- tiques que les aigles des légions*. Un échange s'établis- sait entre l'Italie et les provinces. L'Italie envoyait ses enfants mourir dans les pays lointains et recevait, en compensation, des raillions d'esclaves. De ceux-ci, les uns, attachés aux terres, les cultivaient et les engrais- saient bientôt de leurs restes; les autres, entassés dans la ville, dévoués aux vices d'un maître, étaient souvent affranchis par lui et devenaient citoyens. Peu à peu, les fils des affranchis fuient seuls en possession de la cité, composèrent le peuple romain et, sous ce nom, donnèrent des lois au monde. Dès le temps des Gracches*, ils rem- plissaient presque seuls le Forum *. Un jour qu'ils inter- rompaient par leurs clameurs Scipion Émilien6, il ne
forent manierai (133-1SI).
1. La place publique de Rome où se ré uni mit l'assemblée du peuple.
S. Vainqueur de Cartilage dans la deraièreguerrepunKme (148 av . J.-Cj.
t. Tool citoyen romain deïiil le
erviee militaire de >injl ■ jioiianto
i. L'aigle était l'iniigne de> lé- ions. 3. Tiberlui et Caius Graeehut
put endurer leur insolence, et il osa leur dire : Silence, faux fils de l'Italie! Les affranchis craignirent qu'en descendant de la tribune, le vainqueur de Carlhage et de Numance' ne reconnût ses captifs africains ou espa- gnols et ne découvrit sous la loge les marques du fouet.
Ainsi un nouveau peuple succède au peuple romain absent ou détruit. Les esclaves prennent la place des maîtres, occupent fièrement le Forum, et, dans ces bizarres saturnales*, gouvernent par leurs décrets les Latins, les Italiens qui remplissent les légions. Bientôt il ne faudra plus demander où sont les plébéiens de Rome. Ils auront laissé leurs os sur tous les rivages. Des camps, des urnes1, des voies éternelles*, voilà tout ce qui doit rester d'eux.
Vers l'époque de la guerre de Pende*, les nobles, voyant le monde à leurs pieds, ne se soucient plus du peuple. Qu'il vive ou meure, peu leur importe. Ils ne manqueront pas d'esclaves pour cultiver leurs terres. D'ailleurs Caton lui-même, le grand agriculteur, n'a-l-il pas reconnu à la On de sa vie que les meilleures posses- sions étaient les pâturages? Pour conduire des troupeaux, on n'a que faire de la main intelligente d'un homme libre : un esclave suffit. Le laboureur expulsé de sa terre n'y peut donc rester, même comme fermier. Il se ré- fugie à la ville et vient demander sa nourriture à ceux- qui l'ont exproprié. Là, peut-être, il subsistera des grati- fications du sénat, des dons des riches. Il attendra la
1. Ville du nord de l'Espagne qui I corps el mettaient lei tendre» dana
■Tiil réllslé longtemps nui armées dei urnes.
romaines; elle fut prit* et détruite *. Les toiet romain» construite!
pur Seiplon Émilien en 133. en ciment lubalatent encore en
!. NUI qui se célébraient ■ Rome grande partie.
du B in 40 décembre. 5. Panée, roi de Macédoine.
. 8. Le, twltii faisaient brûler les ' «aincu par Paul Emile à Pïdna(iBB).
ANTHOLOGIE. 253
chance d'une nouvelle colonie. Mais le sénat n'accorde plus ni blé, ni terres. Pas une seule colonie, pendant un demi-siècle. Que resle-t-il aux pauvres? leur vote. Ils le vendront aux candidats. Ceux-ci peuvent bien payer ces consulats, ces prétures, qui leur livrent les richesses des rois. Mais les censeurs ne laisseront pas cette ressource aux pauvres. Ils entasseront dans la tribu esquiline1, avec les affranchis, tous les citoyens qui n'ont pas en terre trente mille sesterces1. Relégués dans une des dernières tribus, leur vote est rarement néces- saire. D'ailleurs, le sénat ne daigne plus guère consulter .le peuple; depuis la victoire de Panl-Émile3, il décide seul de la guerre et de la paix. Il a substitué aux juge- ments populaires quatre tribunaux permanents (qaœs- tionesperpetuœ), composésdesénateurs,qui connaissent des causes criminelles, et particulièrement des crimes dont les sénateurs peuvent se rendre coupables, de la brigue, de la concussion, du péculat. Le jugement des crimes est remis aux criminels. Ainsi le sénat s'est affranchi du peuple. Le pauvre citoyen n'avait plus que son vote pour gagner sa vie : on le lui 6te. Il faut qu'il meure, qu'il fasse place aux affranchis dont Rome est inondée. Tel était le sort du citoyen romain, et le Latin, l'Italien lui portaient encore envie. L'Italien, le Latin, le colon, le municipe sans suffrage*,
î 1.8 sesterw a varié de valeur! . ■ - . : ■ i dont parle llichslet 11 valait environ Oir.M.
S. Sur Persée. roi de Macédoine 1168).
4. La mol municipe désigne à ]■
.-..,... uffftujes avaient les roem e s droits civils que les Romains, mais pas de droits politique s.
3iginz«l by GoOglc
154 J. MICHELE'f.
dont les droits, plus on moins brillants, se réduisaient dans la réalité à recruter jusqu'à extinction de leur population les armées romaines, tous voulaient devenir Romains. Chaque jour ce litre devenait plus honorable; chaque jour aussi, tous les autres changeaient en sens inverse et devenaient plus humiliants. Dans cette fatale année de la défaite de Persée, un consul ordonne, pour la première fois, aux alliés de Frénésie ' de venir au-devant de lui et de lui préparer un logement et des chevaux. Bientôt un autre fait battre de verges les magis- trats d'une ville alliée qui ne lui avait pas fourni des vivres.
Pour échapper à une pareille tyrannie, chacun tâchait de se rapprocher de Rome et de s'y établir, s'il était pos- sible. Rome exerçait ainsi sur l'Italie une sorte d'ab- sorption qui devait en peu de temps faire du pays un désert et la surcharger elle-même d'une énorme popu- lation. L'Italie, n'ayant pu détruire Rome, ne songeait plus qu'à s'unir à elle et l 'étouffait en l'embrassant. Les Latins pouvant seuls devenir citoyens romains, l'Italie affluait dans le Latium, et le Latium dans Rome.
Telle était la situation de l'Italie. Les extrémités du corps devenaient froides. Tout se portait au cœur, qui se trouvait oppressé. Le sénateur repoussait du sénat et des charges Y homme nouveau*, le chevalier, le riche, et lui abandonnait en récompense l'envahissement des terres du pauvre. Le Romain repoussait le colon 9 du suffrage, le Latin de la cité ; celui-ci à son tour repoussait l'Ita- lien du Latium et des droits des Latins. Rome avait
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ANTHOLOGIE. 256
ruiné l'Italie indépendante par ses colonies, où elle reje- tait ses pauvres ; désormais elle ruinait l'Italie colonisée, par l'envahissement des riches qui partout achetaient, affermaient, usurpaient les terres et les faisaient culti- ver par des esclaves.
CÉSAR. _ LES FÊTES DE LA VICTOIRE. - LA CONJURATION
La vieille constitution romaine ne pouvait plus assurer l'ordre. Pendant un siècle, la République romaine fut troublée par des guerres civiles, d'abord entre le» chefs do parti, puis entre les géné- raux. Un d'eux, César, parvint à devenir maître de Rome et la gou- verna pendant quatre ans (48-44).
La vieille république sembla tuée avec Caton'. Le retour de César dans Rome fut la véritable fondation de l'empire. Nous réunirons ici tous les traits de ce grand tableau; quoique dans une chronologie rigoureuse, plu- sieurs de ces faits doivent se placer plus tôt ou plus tard.
La victoire de César eut tous les caractères d'une inva- sion de Barbares1 dans Rome et dans le sénat. Dès le commencement de la guerre civile, il avait donné le droit de cité à tous les Gaulois, entre les Alpes et le Pô ». Il mit au nombre des sénateurs une foule de centurions* gaulois de son armée; il y mit des soldats, des affranchis. Lesvainqueurs de Pharsale'vinrent bégayer lelatin àcôté deCicéron*. On afficha dans Rome un mot piquant contre
i. Citon, surnommé d'Dtique, |
du Nord était p |
upLMlr. C; |
avait défendu la vieille «institution. |
4. Le cenluri |
n était l'o |
Après la victoire de César U >e tua à |
comparai |
|
Otiaue (46 aT. J.-C.) |
hommes. |
|
S. On appelait Barbares Mua les |
6. En Thessa |
|
peuple! qui ne parlaient ni grec ni |
avait vaincu son |
ri»] Pom |
6. Cicéron, le |
plus grau |
|
3. Tout ce pay» qui forme l'Italie |
romain, faisait p |
artie du Se |
256 J. MICHKLET.
les nouveaux Pères conscrits' : c Le public est prié de ne point indiquer aui sénateurs le chemin du sénat. » On chantait aussi : c César conduit les Gaulois derrière son char, mais c'est pour les mener au sénat; ils ont laissé l'habillement celtique pour prendre le laliclave1. »
Rien d'étonnant si ce sénat demi-barbare accumula sur César tous les pouvoirs et tous les titres : pouvoir de juger les Pompéiens, droit de paix et de guerre, droit de distribuer les provinces entre les préteurs (sauf les provinces consulaires), tribunal et dictature à vie, c'est- à-dire la domination absolue et la protection du peuple. La multiplicité et l'avilissement des magistratures aug- mentent encore sa puissance ; désormais seize préteurs3, quaranle questeurs'. 11 est proclamé père de la pairie, comme si de tels hommes en avaient une autre que le monde; libérateur, non pas de Rome, sans doute, mais plutôt du monde barbare, égyptien ou gaulois. Ses fils (il n'en avait pas et ne pouvait plus guère en avoir) sont déclarés imperatores" . Pourlui, dès Pharsale, on l'avait appelé demi-dieu; après sa victoire d'Afrique, il devint dieu tout à fait et son image fut placée dans le temple de Mars8. Qu'on le fit dieu, à la bonne heure, personne n'en fut scandalisé; la chose n'était pas inouie. Mais on fut un peu surpris de le voir nommer préfet ' et réforma- teur des mœurs.
Ce fut un spectacle merveilleux et terrible à la fois que le triomphe de César". Il triompha pour les Gaules, pour
1. Titre officiel des sénateur». |
*. Magistrats charféi de l'admi- |
S. Robe à bande de pourpre que las |
|
magistrat! et les sénateur* seuls |
5. C'est-à-dire investis du pouroî. |
absolu (impmum). |
|
6. Dieu de la guerre. |
|
7. Prje/eclai (préfet) Teot direprrf- |
|
mander une armée el de rendre la |
|
jnattM. |
8. Le triomphe était «ne cérémonie |
ANTHOLOGIE. 857
l'Egypte, pour le Pont et pour l'Afrique1; on ne parla pas de Pharsale. Derrière le char marchaient en même temps les déplorables représentants de l'Orient et de l'Occi- dent : le Vercingétorix* gaulois, la sœur de Cléopâtre 3, Arsinoé, et le fils du roi Juba*. Autour, selon l'usage, les soldats, hardis compagnons du triomphateur, lui chan- taient de tout leur cœur des vers outrageants pour lui.
: galant chauve.
Sauf un couplet sanglant sur l'amitié de Nieomède, César ne haïssait pas ces grossières dérisions de la vic- toire. Elles rompaient l'ennuyeuse uniformité de l'adu- lation, et le délassaient de sa divinité.
D'abord, il distribua aux citoyens du blé et trois cents sesterces * par tète; vingt mille sesterces à chaque soldat. Ensuite il les traita tous, soldats et peuples, sur vingt- trois mille tables de trois lits* chacune : on sait que cha- que lit recevait plusieurs convives.
Et quand la multitude fut rassasiée de vin et de viande, on la soûla de spectacles et de combats. Combats de gla- diateurs et de captifs, combats à pied et à cheval, com- bats d'éléphants, combat naval dans le Champ-de-Mars ' transformé en lac. Celte fête de la guerre fut sanglante
gieuiejlo général vainqueur allait |
bre par |
a beauté. |
i. Jul |
, roi de Mauritanie {auj. |
|
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e Maroc et partie de l'Al- |
|
Céaar mit loi. mis Us Gauloie |
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|
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||
ire contra Pompée 11 «ait vaincu |
Ofr. ÎO. |
|
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ait un usage tenu d'Orient |
|
qui avaienl pris parti pour Pom- |
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Cher de I. ligue des peuplée |
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Home o |
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|
Cléopâtre, reine d 'Egypte, célè- |
militaire |
Jigitizedb, GoOgk
Î58 J. MICHKLET.
comme une guerre. On dédommagea Rome de n'avoir pas vu les massacres de Thapsus1 et de Pharsale. Une joie frénétique saisit le peuple. Les chevaliers* descen- dirent dans l'arène et combattirent en gladiateurs3; le fils d'un préteur se fit mirmillon*. Un sénateur voulait com- battre, si César le lui eut permis. Il fallait laisser quel- que chose à faire aux temps de Domitîen et de Commode''.
Par-dessus les massacres de l'amphithéâtre * flottait pour la première fois l'immense velarium'1 aux mille couleurs, vaste et ondoyant comme le peuple qu'il défen- dait du soleil . Ce velarium était de soie , de ce précieux tissu dont une livre se donnait pour une livre pesant d'or.
Le soir, César traversa Rome entre quarante éléphants qui portaient des lustres étincelants de cristal de roche. Il assista aux fêtes, aux farces du théâtre. Il força le vieux Laberius, chevalier romain, de se faire mime8 et de jouer lui-même ses pièces : « Hélas! s'écriait dans le prologue le pauvre vieillard obligé d'amuser le peuple, où la nécessité m'a-t-elle poussé, presque à mon der- nier jour? Après soixante ans d'une vie honorable, sorti chevalier de ma maison, j'y rentrerai mime. Oh ! j'ai vécu trop d'un jour!... » César n'avait voulu que l'avilir; il lui refusa le prix; Laberius ne fut pas même le premier des mimes.
Pompée en Afrique.
3. On appel*!! chevaliers les toyens qui possédaient une fort supérieore à UH) 000 sesterces.
3. Les gladiateurs combattu
pria™ ni ers barbares.
4. Gladiateur dont le cawrne i
H H; le
ANTHOLOGIE. Ï58
Au milieu de ce triomphe César n'ignorait pas que la guerre n'était pas finie. L'Espagne était pompéienne. Pompée avait essayé pour elle ce que César accomplit pour la Gaule. Il avait fait donner le droit de cité à une foule d'Espagnols. Mais le génie moins disciplinante de l'Espagne faisait de ce peuple si belliqueux un instru- ment de guerre incertain et peu sur. Toutefois les fils de Pompée y trouvèrent faveur. Les Espagnols étaient vrai- semblablement jaloux des Gaulois, qui sous César avaient gagné tant de gloire et d'argent dans la guerre civile. Peut-être de vieilles haines de tribus et de villes les ani- maient contre les Espagnols qu'ils voyaient dans les rangs de César, contre ceux qui composaient sa garde, contre ce Cornélius Balbus, Espagnol-Africain de Cadix1, qui avait reçu de Pompée le droit de cité, et qui était devenu le principal conseiller de son rival.
César alla en vingt-sept jours de Rome en Espagne (45). Il y trouva tout le pays contre lui. Comme en Grèce, comme en Afrique, il lui fallait une bataille, ou il mou- rait de faim. Les Espagnols n'étaient pas moins impa- tients de battre ce César, cet ami des Gaulois, qui croyait avoir déjà soumis l'Espagne en un hiver. Les armées se rencontrèrent à Muuda (près de Cordoue)*. Mais cette fois César ne reconnut plus ses vétérans. Les uns étaient de vieux soldats qui depuis quinze ans le suivaient dans la meurtrière célérité de ses marches, des Alpes à la Grande- Bretagne3, du Rhin à l'Ebre, puis de Pharsale au Pont*, puis de Rome en Afrique, tout cela pour vingt mille ses- terces; l'ascendant de cet homme invincible les avait
1. Cadis (Gidès) «luit une coin- I 3. César avait fait une descente nie grecque, mais j] y BIai, bo>u. „„ Angleterre, coup d'Africains. t. Ancien Etat de l'Asie Mineure,
260 J. MICHELET.
pourtant décidés encore à porter leurs os aux derniers rivages de l'Occident. Les autres, qui jadis, sous le signe de l'alouette1, avaient gaiement passé les Alpes, avides des belles guerres du Midi, et comptant tôt ou tard piller Rome, ceux-là aussi, quoique plus jeunes, commençaient à en avoir assez. Et voilà qu'on les ramenait devant ces tigres d'Afrique, si altérés de sang gaulois... Les ordres et les prières de César échouaient contre tout cela; ils restaient mornes et immobiles; il avait beau lever les mains au ciel. Il eut un moment l'idée de se poignarder sous leurs yeux; mais enfin, saisissant un bouclier, il dit aux tribuns des légions' : Je veux mourir ici, et il court jusqu'à dix pas des rangs espagnols. Deux cents flèches tombent sur lui. Alors il n'y eut plus moyen de différer le combat. Tribuns et soldats le suivirent. Mais la bataille dura tout le jour. Ce ne fut qu'au soir que les Espagnols se lassèrent. On apporta à César la tête de Labiénus* et celle d'un des fils de Pompée. Les vainqueurs épuisés campèrent derrière un retranchement de cadavres.
Le retour à Rome fut triste et sombre. Les vaincus voyaient commencer une servitude sans espoir. Les vain- queurs eux-mêmes étaient désenchantés de la guerre civile. César se sentait haï, et se roidissait d'autant plus. Pour la première fois, il ne craignit pas de triompher sur des citoyens, sur les fils, de Pompée. U méprisait Rome et voulait briser son orgueil. Il n'hésita point d'accepter les honneurs odieux qu'entassait sur lui la lâche et perfide politique du sénat, le siège d'or, la cou- ronne d'or, une statue à côté de celles des rois, entre Tar-
1. Emblème de la légion formée I ils commandaient à four de ro!o
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ANTHOLOGIE. 281
quin le Superbe et l'ancien Brutus1, le droit sinistre d'être enterré dans l'enceinte sacrée du pomœriums,oii l'on ne plaçait aucun tombeau. Un tel homme ne pouvait se méprendre sur l'intention meurtrière de ces décrets. Mais que lui importait après tout ? Malheur aux meur- triers ! La paix du monde tenait à la vie de César. Et qui aurait le cœur de tuer celui qui a tant pardonné ? 11 renvoya sa garde; sa garde était la clémence à laquelle on venait d'élever utl temple; et sans armes, sans cui- rasse, il se promenait dans Rome, au milieu de ses enne- mis mortels.
Cette à me immense roulait bien d'autres pensées que celle du soin de sa vie. 11 voulait commencer le grand ouvrage de Rome, unir ses lois dans un code, et les im- poser à toutes les nations. Il projetait au milieu du Champ-de-Mars un temple, au pied de la roche Tar- péienne3 un amphithéâtre, àOslie'un port, monuments gigantesques, capables de recevoir les états généraux du monde. Une bibliothèque immense devait concentrer tous les fruits de la pensée humaine. La vieille injustice de Rome était expiée : Capoue6, Corinlhe* et Carthage1 furent relevées par ordre de César. Il voulait percer l'is- thme de Corinthe et joindre les deux mers. Dès la guerre d'Afrique, il avait vu en songe une grande armée qui pleurait et criait à lui, et à sou réveil, il avait écrit sur ses tablettes : Corinthe et Carthage.
3. Prêt du Capitale. C'est du haut |
7. Uétrei |
» la fin d |
de ce rocher escarpé que l'on préci- |
ne (1«|. |
|
pitait lus condamnes à mort. |
!62 J. MICHELE'!'.
Mais l'Occident était trop étroit. Notre César à nous1 disait naguère : On ne peut travailler en grand que dans l'Orient. César voulait pénétrer dans ce muet et mystérieux monde de la haute Asie, dompter les Parthes*, et renouveler la conquête d'Alexandre1. Puis, recom- mençant les vieilles migrations du genre humain, il serait revenu par le Caucase, les Scythes *, les Daces5 et les Germains6, qu'il aurait domptés sur sa route. Ainsi l'empire romain, fermé par l'Océan, embrassant dans son sein toute nation policée ou barbare, n'eût rien craint du dehors et n'eût plus été appelé vainement l'empire uni- versel, éternel.
C'est au milieu de ces pensées qu'il fat arrêté par la mort.
guerrier qui tint)
Karpitlics (aujourd'hui
HISTOIRE DE FRANCE
L'Histoire de France est l'œuvre capitale de Michelet, elle a occupé presque toute sa vie. H l'avait commencée en 1831, elle n'a été terminée qu'en 1867. Mais il n'y a pas travaillé sans interruption. Il n'avait voulu d'abord faire qu'une his- toire de la France au moyen âge et s'était arrêté à la fin du règne de Louis XI. Dix ans plus tard, il reprit le récit au point où il l'avait laissé et le conduisit jusqu'en 1789. Dans l'intervalle, il avait écrit I' Histoire de la Révolution.
L'Histoire de France se divise donc en deux séries. La première, parue de 1833 à 1844, comprend les tomes I à VI ; elle était intitulée l'Histoire de France jusqu'au xvi* siècle.
— La deuxième, parue de 1855 a 1867, comprend les tomes VII à XVII. Chaque volume de cette série a paru avec un titre spécial : VIL Renaissance; — VIII. Réforme; — IX. Guerres de religion ; — X. La Ligue et Henri IV; — XL Henri IV et Richelieu; — XII. Richelieu et la Fronde;
— XIII. Louis XIV et ta Révocation de CÉdit de Nantes;
— XIV. Louis XIV et le duc de Bourgogne, etc.
Ces deux séries, composées à deux périodes différentes de la vie de l'auteur, diffèrent un peu par la méthode et le sen- timent. Dans la première, Michelet avait cherché seulement à représenter ou, comme il disait, i i ressusciter » le passé de la France. Dans la seconde, il attaque les idées qu'il croit dangereuses, il est préoccupé de juger les événements au- tant que de les raconter. Mais tous les volumes, les derniers aussi bien que les premiers, reposent sur une longue étnde des documents contemporains.
Michelet, dans la préface qu'il a mise en tête de l'édition de 1869, a expliqué lui-même ce qu'il avait voulu faire : c La France avait des annales et non point une histoire. Des
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hommes éminents l'avaient étudiée surtout au point de vue politique... Le premier, je la vis comme une âme et une per- sonne. i Les historiens de ce temps n'avaient pas songé à se servir des documents manuscrits. Michelet a profité de son séjour aux Archives pour travailler directement sur les pièces inédites ; il indiquait dans les notes de son livre plusieurs manuscrits qu'on a publiés plus tard : < Dans mes préfaces successives et dans mes éclaircissements, on pourra voir, de volume en volume, les fondements qui sont dessous, l'énorme base d'actes et de manuscrits, d'imprimés rares, etc., sur la- quelle elle porte... Je croyais faire un abrégé de quelques volumes peut-être en quatre ans, en sis ans. Hais on n'abrège que ce qui est bien connu. Et ni moi ni personne alors ne savions cette histoire. •
it de l'Histoire de France Michèle! décrit les peuples celtiques qui habitaient notre sol avant la conquête romaine. Il j a dans cette description quelques opinions hasardées que n'ont pas confirmées les travaux plus récents.
Le destin des races restées pures est de périr.
Le génie de nos Celtes, je parle surtout des Gaëls ', est fort et fécond, et aussi fortement incliné à la matière, à la nature, au plaisir ; la France en tient beaucoup : le Vert galant1 est le roi national.
Ce génie matérialiste n'a pas permis aux Celtes de cé- der aisément aux droits qui ne se fondent que sur une idée. Le droit d'ainesse leur est odieux. Ce droit n'est autre originairement que l'indivisibilité du foyer sacré, la perpétuité du dieu paterne). Chez nos Celtes, les
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parts sont égales entre les frères, comme également longues sont leurs épées1. Vous ne leur feriez pas en- tendre aisément qu'un seul doive posséder. Gela est plus aisé chez la race germanique, l'alné pourra nourrir ses frères, et ils se tiendront contents de garder leur petite place à la table et au foyer fraternels.
Cette loi de succession égale impose à chaque généra- tion une nécessité de partage, et change à chaque in- stant l'aspect de la propriété. Lorsque le possesseur com- mençait à bâtir, cultiver, améliorer, la mort l'emporte, divise, bouleverse, et c'est encore à recommencer. Le partage est aussi l'occasion d'une infinité de haines el de disputes. Ainsi cette loi de succession égale, qui, dans une société mûre et assise, fait aujourd'hui la beauté et la force de la France, c'était chez les populations bar- bares une cause continuelle de trouble, un obstacle in- vincible au progrès, une révolution éternelle. Les terres qui y étaient soumises sont restées longtemps à demi incultes et en pâturages.
De toutes les populations celtiques, la Bretagne' est la moins à plaindre, elle a été associée depuis longtemps à l'égalité. La France est un pays humain et généreux. — Les Kymrys de Galles3 ont été, sous leurs Tudors* (depuis Henri VIH), admis à partager les droits de l'Angleterre. Toutefois, c'est dans des torrents de sang, c'est par le massacre des Bardes6 que l'Angleterre préluda à cetle heureuse fraternité. Elle est peut-être plus apparente que réelle.
1. Elles l'éwient également thei i. Dynastie des rois J v,,-../n
les peuple* germaniques. de liBG ■ 1603.
î. La Bretagne a élé peuplée aux S. Les bardes, poètes et chanteurs,
V* el vi> siècles par des peuple» col- «citaient les Gallois a la remit*;
Uques tenus d'Angle terro. beaucoup furent massacres pei i.:
3. Le pays de Galles, à l'ouest de la eonquéte à la fin du x;i.* siècle, l'Angleterre.
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B» J. MICHELET.
Bizarre destinée du monde celtique! De ses deux moitiés, l'une, quoiqu'elle soit la inoins malheureuse, périt, s'efface on du moins perd sa langue, son costume et son caractère. Je parle des highlanders1 de l'Ecosse et des populations de Galles, Cornouailles * et Bretagne. C'est l'élément sérieux et moral de la race. Il semble mourant de tristesse, et bientôt éteint. L'autre, plein d'une vie, d'une sève indomptable, multiplie et croit en dépit de tout. On entend bien que je parle de l'Irlande.
L'Irlande ! pauvre vieille aînée de la race celtique, si loin de la France, sa sœur, qui ne peut la défendre à Ira- vers les flots ! L'île des Saints, l' emerav.de des mers3, la toute féconde Irlande, où les hommes poussent comme l'herbe, pour l'effroi de l'Angleterre, àquichaquejouron vient dire : Us sont encore un million de plus* ! la patrie des poètes, des penseurs hardis, peuple de parole écla- tante et d'épée rapide, qui conserve encore dans cette vieillesse du monde la puissance poétique. Les Anglais peuvent rire quand ils entendent, dans quelque obscure maison de leurs villes, la veuve irlandaise improviser le coronach 5 sur le corps de son époux. Pleurez, pauvre Irlande, et que la France pleure aussi, en voyant à Paris, sur la porte de la maison qui reçoit vos enfants, cette harpe* qui demande secours. Pleurons de ne pouvoir leur rendre le sang qu'ils ont versé pour nous; quatre cent mille Irlandais ont combattu en moins de deux siècles
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dans nos armées '. Les montagnards d'Ecosse auront tout à l'heure disparu du monde. Les hautes terres se dé- peuplent tous les jours*. Les grandes propriétés qui per- dirent Rome ont aussi dévoré l'Ecosse. Telle terre a quatre-vingt-seize milles 3 carrés, une autre vingt milles de long sur trois de large. Les Highlanders ne seront bientôt plus que dans l'histoire et dans Walter Scott *. On se met sur les portes à Edinburgh quand on voit passer le tartan B et la claymore a. Ils disparaissent, ils émigrent ; la cornemuse ne fait plus entendre qu'un air dans les montagnes :
Le tome II de l'Histoire do France commence par une longue description des province» qui ont constitué le royaume de France. Cette revue géographique a été publiée à part sous le titre iVofre France. On en trouvera de longs fragments dans les Extraits hît- torique».
D'Anduze ', métropole des premières guerres cévenoles sous Louis XIII, ou bien encore d'Alais8,des hauts four- neaux rougissants de la Grand'Combe8, vous pouvez re- monter au nord. Mais, soit que vous vous engagiez dans les déûlés de la montagne par la rude route de la Lozère
anglaises; beaucoup s'engagea» dans l'armée française.
S. Depuis que le pays a été mis pâturage.
3. Il faut S milles pour faire 5 Idl
6. Épée des higli
highlanders. "inders. Gard.
. Ville du Gard, dan s au nord-oueat de : mines de fer el de
ISS J. MICHELET.
qui met deux jours et une nuit pour vous descendre dans la sombre Mende1 (un puits dans la montagne) ; soit que tous préfériez la montée plus facile d'Aubenas' qui mène en Vivarais3, tous cheminez toujours sur la vieille terre de Languedoc*. La tragique histoire de la montagne et celle de la plaine restent pour toujours indissolublement liées l'une à l'autre.
Les Cévennes, qui suivent l'axe de la terre en s'incli- nant de l'est à l'ouest, ne sont pas, comme les Pyrénées ou le Jura, une haute muraille dressée, il semble, pour garder la France, la bien fermer, chez elle, au midi el à l'est. Les Cévennes ne sont pour le pays ni un abri, ni une protection politique; elles sont pour la France, chose plus précieuse peut-être, ce que les Alpes sont pour l'Eu- rope, une sorte de château d'eau qui verse aux vallées et aux plaines de l'Orient, de l'Occident et du Midi, la fraî- cheur, la vie, la fertilité.
Cet immense théâtre, cette longue chaîne qui pousse ses racines au sud jusqu'aux Pyrénées, au nord jusqu'à la Bourgogne', verse de ses vieux cratères4, aujourd'hui verdoyants, je ne sais combien de fleuves, la bénédiction de la France.
Des basses Cévennes, de i'Aïgoual ' (le Ruisselant), des- cendent pour le Midi altéré une multitude de sources, de gardons', de rivières, de petits fleuves; ils s'en
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. ici, lui ni-
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vont tous en bas, séparés ou réunis, donner à boire à ta plaine brûlante, adoucir l'amertume de ses étangs salés1, remettre en mouvement ces eaux lourdes, tristes et mortes. Le Gard abreuve le vieux Languedoc en courant au Rhône; l'Hérault, le Vidourle.1, en allant se jeter à la mer. Ils traversent ces paysages bibliques, aussi âpres, plus purs que le Jourdain et le Cédron M
A l'est, des montagnes brûlées* du Vivarais, entre ses villes qui semblent de fer ou de cuivre, tombent au Rhône : l'Ardèche, l'Erieu, l'Ouvèze.
A l'ouest, partent, pour arroser le midi et la centre de la France, le Tarn, mineur infatigable5, le Lot et les deux grands voyageurs, la Loire et l'Allier, qui Tant faire deux cents lieues ensemble pour porter leurs eaux à l'Océan. Quoi de plus grand ! un sentiment de religion saisit i'âme.
Les romanciers de la vie bucolique, les Urfé6, les Flo-
s de la Judée. Le p*ï rd et do l'Ardèche es .le à celui do tu Judée.
n de plue beau ta des Cevennes
je. Le poniHon, prérojrmt, ■ ) lier fortement o son siège n'être point précipité aui
270 J. MICHELET.
rian* ont choisi pour théâtre de leurs bergeries amou- reuses les versants de ces montagnes. L'Astrée, c'est le Forez, la Haute-Loire, et Némorin', c'est le Gardon. De tels lieux, un tel peuple pouvait inspirer mieux que ces pâles fictions. Monuments imposants des vieilles révolu- tions du globe, ils ne le sont pas moins des malheurs qui les ont frappés.
Rien, ici, n'affaiblit l'histoire. Les Pyrénées à leur saison, deviennent mondaines*; c'est un rendez-vous de malades, mais aussi de plaisirs. Rien ne trouble la soli- tude des Cévennes, rien n'efface le tragique souvenir du passé.
La réalité y est fort sérieuse et la nature sévère. Ces monts, bienfaiteurs de l'humanité, gardent pour eus l'inclémence des éléments. L'été, brûlant dans les gorges profondes, au fond des vieux cratères, appelle les orages, la grêle, la foudre; l'hiver est dur, cruel même, quand les neiges épaisses couvrent les vallées, effacent entière- ment la trace des routes. Sur les plateaux soufflent les vents furieux. Le blé y fait un effort vertueux, mais inutile; il reste grêle et couché.
Cependant, sur ces hautes cimes balayées des ouragans, vivaient les populations du désert, séparées des mois entiers du reste du monde. Tribus de pasteurs et de tis- serands de mœurs très pures, d'un caractère fort doux dans leur sauvagerie.
Ce n'était pas la vie inoccupée, ruminante et somno- lente de l'homme d'Auvergne, qui passe ses journées
1. Florian ((755-17M), autour de I nmal do FlorUu.
3. Estelle et Nèmaria est la Illrn | aui station» des Pyrénéen, Uuterets, 'un roman pastoral qui sa passe ■ Barètes, Bagnéras.
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d'hiver, couché dans t'étable, en compagnie de ses bœufs.
Dans les rudes Cévennes, tout le monde est éveillé et tout le monde travaille. Avant la dispersion, vous auriez vu l'enfantbien sérieux filer, de ses pauvres petites mains engourdies parle froid, la laine que sa mère avait cardée, que son père allait prendre pour en tisser les bures, les serges grossières que la Lozère expédiait en Allemagne, en Italie, dans le Levant. Sous les neiges, la famille avait de longues veillées pour écouter la Bible1. L'idylle, s'il y en avait, était celle de l'Ancien Testament, dans la mélancolie de Ruthel la gravité de Tobie.
.... .m suivant esl la description de l'ancienne province de
Béam qui forme une partie du département des Basses-Pyrénées.
Ce n'est ni de Saint-Jean -de-Luz, ni de Bayonne *, assise au repos sur sa baie tranquille, que nous aurons la pre- mière vision des Pyrénées. On en est trop près. On les touche presque, mais on ne les voit pas.
De Pau3, qui s'en éloigne, nous découvrirons au contraire à l'horizon leur vaste panorama. Grandiose dans la lumière du jour, le malin, aux premières lueurs de l'aube dont s'éclairent les glaciers, il devient fantas- tique.
Au premier plan, en contraste avec les monts sublimes
1. Il «M resté dans les Cévennes I î. [.es de m ports de la cole des ud assez grand nombre de familles I Battes-Pyrénées.
57!
J. MICHELET.
des Pyrénées, les vignes du Jurançon, vin fin dont Henri IV connut le goût avant celui du lait de sa mère*. Si vous arrivez à Pau un dimanche, vous verrez toute la population sur les places. L'Espagnol s'y mêle, pieds nus ou chaussé de spartilles J, gravement drapé dans son manteau brun qui ne le quitte jamais. L'Espagnole, vêtue de rouge et de noir, suit, là-bas, la procession dans une dévotion à la sainte Thérèse*. — Vous reconnaîtrez bien vite le Béarnais à sa petite taille, à sa politesse excessive. Tous vous saluent, en Béarn. C'est toujours Henri IV pour la parole vive, tous les dehors de l'amitié sans réalité (et pourtant sans fausseté), nulle grossièreté
La femme est ici moins fine qu'à Bayonne, le pas est un peu plus lourd. Mais ce n'est pas à Pau qu'il faut chercher la vraie Béarnaise; vous la rencontrerez plutôt à l'entrée de la vallée d'Ossau*, suivant l'étroit sentier sur son che\al, assise à la Murtilo ', avec le morceau de drap plié surla tête pour coiffure. Celte figure sévère, af- finée par la maigreur, ce vieux costume noir, quasi mo- nastique, vous reculent de deux siècles. N'est-ce pas Jeanne d'Albret B chevauchant à travers son pauvre royaume de Navarre ?
La dynastie des vicomtes du Béarn a commencé au
père lotirait fait boire d t. 11 fut nourri par
>. Il l'appelait lui-méni(
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du Midi. 7. Peir
■apugnol du XVII" aiè-
■: Jeanne d'Albret, more d'Hon- IV. était l'héritière des rois do
id le Catholique, roi d'Aragon,
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ANTHOLOGIE. 273
x" siècle; ils se reconnaissaient vassaux immédiats des comtes de Gascogne, Gascons comme eux, mais avec plus de finesse. Le possesseur du Béarn au xv* siècle est Jean d'Àlbret; son fils, en épousant Marguerite d'Alençon1, grand'mère d'Henri IV, prépare la réunion de la Navarre à la couronne. Mais les villes, en se donnant au roi, enten- daient bien continuer à vivre de leur vie indépendante. Le Béarnais, en vrai Gascon, trouva, pour les rassurer, le mot heureux que l'on sait et qui sauva tout : < Je ne donne pas le Béarn à la France, mais la France au Béarn. »
Il n'y aurait à redire aux Gascons-Béarnais que leur petite taille. Mais ces petits hommes noirs et brûlés, à méchantes mines, ont été tes meilleurs marcheurs de l'Europe, pleins de feu, d'esprit, de ressources, d'une allure leste et vive qui tirait dix coups pour un seul, comme on le vit au xv' siècle quand la France les mena en Italie1.
Il fallait bien qu'ils fussent gens de ressources, ayant a courir le monde. Le droit d'aînesse régnait en Gascogne. L'alné restait fièrement au castel, sur sa roche, sans vas- sal que lui-même et se servant par simplicité. Les cadets s'en allaient gaiement devant eux, tant que la terre s'é- tendait, bons piétons, comme on sait, allant à pied par goût tant qu'ils ne trouvaient pas un cheval, riches d'une épée de famille, d'un nom sonore et d'une cape9 percée; du reste, nobles comme le roi, c'est-à-dire comme lui sans fiefs.
et de France. La Nst:
Dans les eipéditions i du XViiècle, 11110 subis du roi de Fra.
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371 J. HICBELET.
Ce portrait du Gascon du Midi, pour être vieux, n'est pas moins ressemblant. Il en reste quelque chose. Alors, aujourd'hui et toujours, ces gens ont exploité de préfé- rence nn Tonds excellent, la simplicité et la pesanteur des hommes du Nord. Aussi, émjgraienl-ils volontiers. Ce n'était pas pour bâtir comme les Limousins, ni pour vendre comme les gens d'Auvergne. Les Gascons ne ven- daient qu'eux-mêmes comme soldats, comme domes- tiques des princes ; ils servaient pour devenir maîtres. Ne leur parlez pas d'être ouvriers ou marchands; mi-, nistres ou rois, à la bonne heure. En hommes honnêtes et modérés, un petit royaume leur suffirait. Tout le monde ne peut pas, comme le meunier du moulin de Barbaste', gagner Paris pour une messe.
ARCHEVÊQUE DE KENTERBURT (1170)
Le roi d'Angleterre était, au xii* siècle, le plus absolu des souve- rains d'Europe ; le clergé même, qui dans les autres royaumes était indépendant du roi, en Angleterre lui obéissait docilement. L'ar- chevéque de Kentcrbury, primat de l'Eglise d'Angleterre, tut le pre- mier prélat qui osa résister au roi; Henri II irrité le lit a:
Thomas Becket était, dit-on, fils d'une femme Sarra- sine* qui avait suivi un Saxon3 revenu de la Terre sainte. Sa mère semblait lui fermer les dignités de l'Église, et son père celles de l'État. Il ne pouvait rien attendre que du roi. L'angevin Henri, nouveau conquérant de l'Angle-
i. Sobriquet donné à Henri IV. | venu d'Allemagne. Depuis lu eon- i. Musulmane. quéle par le duc de Normandie, les
3. L'Angleterre avait été occupée Saionj étalant prejque Mudea paj-
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AMHOLOGIE. 875
terre1, avait besoin de pareilles gens pour exécuter ses projets contre les barons. Il prit ce Thomas qui avait étudié le droit à Bologne9 et aussi à Auxerre et qui était alors au service de l'archevêque de Kenterbury3. Becket devint le précepteur du fils, le chancelier du père. Comme tel, il soutenait âprement les droits du roi contre les barons, contre les évêques normands.
Henri voulait avoir l'Église dans sa main. Il fallait d'abord s'assurer de la tête, je veux dire de l'archevêché de Kenterbury. C'était presque un patriarcal, une pa- pauté anglicane', une royauté ecclésiastique, indispensa- ble pour compléter l'autre. Henri résolut de la prendre pour lui, en la donnant à un second lui-même, à son bon ami Becket, bien qu'il eut reçu seulement les premiers ordres, et ne fut aussi ni prêtre ni laïque, pour cela même propre à tout et prêt à tout.
Les archevêques de Kenterbury n'étaient pas seule- ment primats d'Angleterre; ils se trouvaient avoir en quelque sorte un caractère politique. Nous les trouvons presque toujours à la tête des résistances nationales, mais ce fut un matin une grande surprise pour le roi d'Angleterre d'apprendre que Thomas Becket, sa créa- ture, son joyeux compagnon, prenait au sérieux sa nou- velle dignité. Le chancelier, le mondain, le courtisan, se ressouvint tout a coup qu'il était peuple. Le fils du Saxon redevint Saxon, et fit oublier sa mère sarrasine par sa sainteté. Il s'entoura des Saxons, des pauvres, des mendiants, revêtit leur habit grossier, mangea avec eux et comme eux. Désormais, il s'éloigna du roi, et rési-
1. Henri II était fils du comte I école de droit d'Europe. d'Anjou et héritier de l'Angleterre j 3. Au lud-cst de l'Anglet.
quérir.!
276 J. MICHELET.
gna le sceau'. Il y eut alors comme deux rois, et le roi des pauvres, qui siégeait à Kenterbury, ne fut pas le moins puissant. Henri en fut profondément blessé. Après avoir essayé vainement de la violence et de la séduction, il voulut la ruine et la mort de Thomas; il eut soif de son sang. Les gens zélés ne manquaient pas pour tâcher de satisfaire son envie. On essaya dès 1164. L'archevêque fut contraint, malade et faible encore, de se présenter devant la cour des barons et des évoques *. Le matin, il célébra l'office de saint Etienne, premier martyr 3, qui commence par ces mots : « Les princes se sont assis en conseil pour délibérer contre moi. s Puis il marcha cou- rageusement et se présenta revêtu de ses habits pontifi- caux et portant sa grande croix d'argent. Cela embarrassa ses ennemis. lis essayèrent en vain de lui arracher sa croix. Revenant aux formes juridiques, ils l'accusèrent d'avoir détourné les deniers publics, puis d'avoir célébré la messe sous l'invocation du diable : ils voulaient le déposer. On l'aurait alors tué en sûreté de conscience. Le roi atlendait impatiemment. Les voies de faits com- mençaient déjà; quelques-uns rompaient des pailles* et les lui jetaient.
La fête de Noël approchait : Thomas Becket, qui était en France, voulait à tout prix célébrer dans son église la naissance du Sauveur...
Quelques-uns des chevaliers de l'escorte du roi for- mèrent un complot pour tuer l'archevêque. Les conjurés partis à différentes heures et de ports dif-
le chancelier était chargé de 1
ANTHOLOGIE. 277
férents, arrivèrent tous en même temps à Saltwerde. Renouf de Broc leur amena un grand nombre de soldais. «Voilà donc que le cinquième jour après Noël, comme l'archevêque était ver-s onze heures dans sa chambre et que quelques clercs et moines y traitaient d'affaires avec lui, entrèrent les quatre satellites. Salués par ceux qui étaient assis près de la porte, ils leur rendent le salut, mais à voix basse, et parviennent jusqu'à l'archevêque ; ils s'assoient à terre devant ses pieds, sans le saluer ni en leur nom, ni au nom du roi. Ils se tenaient en silence; le Christ du Seigneur se taisait aussi. »
Enfin Renaud Fils-d'Ours prit la parole : « Nous t'apportons d'outre-mer des ordres du roi. Nous voulons savoir si tu aimes mieux les entendre en public ou en particulier. » Le saint fit sortir les siens; mais celui qui gardait la porte la laissa ouverte, pour que du dehors on pût tout voir. Quand Renaud lui eut communiqué les ordres, et qu'il vit bien qu'il n'avait rien de pacifique à attendre, il fit rentrer tout le monde et leur dit : « Sei- gneurs, vous pouvez parler devant ceux-ci. »
Les Normands prétendirent alors que le roi Henri lui envoyait l'ordre de faire serment au jeune roi, et lui reprochèrent d'être coupable de lèse-majesté. Us auraient voulu le prendre subtilement par ces paroles, et à chaque instant ils s'embarrassaient dans les leurs. » Ils se levè- rent en furieux, agitant leurs bras, et tordant leurs gants. Puis s'adressant aux assistants, ils leur dirent : « Au nom du roi, vous nous répondez de cet homme, pour le représenter en temps et lieu. — Eh quoi ! dit l'archevê- que, croiriez-vous que je veux m'échapper? je ne fuirais ni pour le roi, ni pour aucun homme vivant. — Tu as raison, dit l'un des Normands, Dieu aidant, tu n'échap- peras pas. »
S78 J. M1CHELET.
Ils partirent en lumulle avec de grandes menaces. La porte fut fermée aussitôt derrière les conjurés; Renaud s'arma devant l'avanl-cour, et prenant une hache des mains d'un charpentier qui travaillait, il frappa contre la porte pour l'ouvrir ou la briser. Les gens de la maison, entendant les coups de hache, supplièrent le primat de se réfugier dans l'église, qui communiquait à son appar- tement par un cloître ou une galerie; il ne voulut point, et on allait l'y entraîner de force, quand un des assistants fit remarquer que l'heure des vêpres avait sonné, e Puis- que c'est l'heure de mon devoir, j'irai à l'église, > dit l'archevêque ; et faisant porter sa croix devant lui, il traversa le cloître à pas lents, puis marcha vers le grand autel, séparé de la nef par une grille entr'ouverte.
Quand il entra dans l'église, il vit lesclercs* en rumeur qui fermaient les verrous des portes : « Au nom de votre vœu d'obéissance, s'écria-t-il, nous vous défendons de fermer la porte. Une convient pas de faire de l'église une bastille1, s Puis il fit entrer ceux des siens qui étaient restés dehors.
A peine il avait le pied sur les marches de l'autel, que Renaud Fils-d'Ours parut à l'autre bout de l'église revêtu de sa cotte de mailles3, tenant à sa main sa large épée à deux tranchants, et criant : c A moi, à moi, loyaux ser- vants du roi ! » Les autres conjurés le suivirent de près, armés comme lui de la tête aux pieds et brandissant leurs épées. Une voix cria : « Où est le traître ? > Becket ne répondît rien. « Où est l'archevêque? — Le voici, répondit Becket, mais il n'y a pas de traître ici; que venez-vous faire dans la maison de Dieu avec un pareil vêtement ? Quel est votre dessein ? — Que tu meures. —
ANTHOLOGIE. Î78
Je m'y résigne; vous ne me verrez point fuir devant vos épées; mais au nom de Dieu tout-puissanl, je vous dé- fends de toucher à aucun de mes compagnons, clerc on laïque, grand ou petit. > Dans ce moment il reçut par derrière un coup de plat d'épée entre les épaules, et celui qui le lui porta lui dit : « Fuis, ou tu es mort. » Il ne fit pas un mouvement ; les hommes d'armes entrepri- rent de le tirer hors de l'église, se faisant scrupule de l'y tuer. Il se débattit contre eux, et déclara ferme- ment qu'il ne sortirait point, et les contraindrait à exé- cuter sur la place même leurs intentions ou leurs ordres.
Renaud dit : «Tu es mort.» — Puisilleva son épée, et d'un même coup de revers trancha la main d'un moine Saxon appelé Edward Cryn, et blessa Becbet à la tête. Un second coup, porté par un autre Normand, le renversa la face contre terre, et fut asséné avec une telle violence que l'épée se brisa sur le pavé. Un homme d'armes, appelé Guillaume Mautrait, poussa dupied le cadavre immobile, en disant : c Qu'ainsi meure le traître qui a troublé le royaume et fait insurger les Anglais. »
Il disait en s'en allant : « Il a voulu être roi, et plus q.ne roi, eh bien! qu'il soit roi maintenant! » Et au milieu de ces bravades, ils n'étaient pas rassurés. L'un d'eux rentra dans l'église, pour voir s'il était bien mort; il lui plongea encore son épée dans la tête, et fit jaillir la cervelle. II ne pouvait le tuer assez à son gré.
DÉVOTION DE SAINT LOUIS. — 8E8 DERNIÈRES PAROLES
Saint Louis, le roi le plus pieux du moyen ige, a dit deux croi- sades, 1248-1270. Il fut fait prisonnier dans la première et mourut au commencement de la seconde.
Les revers de la croisade, les scandales dont le siècle
580 t. MICHELET.
abondait, les doutes qui s'élevaient de toutes parts, l'en- fonçaient d'autant plus dans la vie intérieure. Cette âme tendre et pieuse, blessée au dehors dans tous ses amours , se retirait au dedans et cherchaiten soi. Laleeture et la contemplation devinrent toute sa vie. Il se mit à lire l'Écriture et les Pères, surtout saint Augustin. 11 fit co- pier des manuscrits, se forma une bibliothèque : c'est de ce faible commencement que la Bibliothèque royale1 devait sortir. Il se faisait faire des lectures pieuses pen- dant le repas, et le soir au moment de s'endormir. Il ne pouvait rassasier son cœur d'oraisons et de prières. Il restait souvent si longtemps prosterné, qu'en se relevant, dit l'historien, il était saisi de vertige et disait tout bas aux chambellans : « Où suis-je? » Il craignait d'être en- tendu de ses chevaliers.
Ces pieuses larmes, ces mystiques extases, ces mys- tères de l'amour divin, tout cela est dans la merveilleuse petite église de saint Louis, dans la sainte Chapelle*. Église toute mystique, tout arabe d'architecture, qu'il fit bâtir au retour de la croisade par Eudes de Montreuil, qu'il y avait mené avec lui. Un monde de religion et de poésie, tout un Orient chrétien est en ces vitraux, dans cette fragile et précieuse peinture. Mais la chapelle n'était pas encore assez retirée, et pas même Vin- cennes3, dans ses bois alors si profonds. Il lui fallait la Thébaïde* de Fontainebleau B, ses déserts degrés et de si- lex, cette dure et pénitente nature, ces rocs retentissants, pleins d'apparitions et de légendes. Il y bâtit un ermitage
3. Le cMlenude '
ANTHOLOGIE. 281
dont les murs ont servi de base à ce bizarre labyrinthe, à ce sombre palais de volupté, de crime et de caprice, où triomphe encore la fantaisie italienne des Valois '.
Saint Louis avait élevé la sainte Chapelle pour rece- voir lasain te couronne d'épines* venue de Constant) no pie. Aux jours solennels, il la tirait lui-même de la châsse et la montrait au peuple. À son insu, il habituait le peuple à voir le roi se passer des prêtres. Ainsi David3 prenait lui-même sur la table lespains de proposition*. On montre encore, au midi de la petite église, une étroite cellule qu'on croit avoir été l'oratoire de saint Louis.
Dans cette dernière nuit, il voulut être tiré de son lit et étendu sur la cendre. Il y mourut, tenant toujours les bras en crois. « El le jour le lundi, li benoiezs rois tendi ses mains jointes au ciel, et dist : iBiau sire Diex, aies merci de ce peuple qui ici demeure, et le condui en son pais, que il ne chiéee en la main de ses anemis, et que il ne soit contreint renier ton saint nom. »
h En la nuit devant le jour que il trépassast, endemen- tières (tandis) que il se reposoit, il soupira et dit basse- ment : « 0 Jérusalem ! A Jérusalem I > T
LES CATHÉDRALES DO MOYEN AOE
Michelet a voulu faire comprendre la place que les grandes églises tenaient au moyen 3*0 dans la vie du peuple.
L'église était au moyen âge le domicile du peuple. La
>eun au xvi' siècle. la table d'or, nani le saint li. n.
î. La tournons qui avait été posée 5. Bénit,
sur la tête du Christ. 6. Tombe.
3.Boijuif,quiétabtUta oapitolcà 7. Citation de Joinville, ami de
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S82 J. MICHELET.
maison de l'homme, celle misérable masure où il reve- nait le soir, n'était qu'un abri momentané. Il n'y avait qu'une maison, à vrai dire, la maison de Dieu. Ce n'est pas en vain que l'église avait droit d'asile ' ; c'était alors l'asile universel, la vie sociale s'; était réfugiée tout entière. L'homme y priait, la commune y délibérait, la cloche était la voix de la cité. Elle appelait aux travaux des champs, aux affaires civiles, quelquefois aux ba- tailles de la liberté. En Italie, c'est dans les églises que le peuple souverain s'assemblait. C'est à Saint-Marc* que les députés de l'Europe vinrent demander une flotte pour la quatrième croisade3. Le commerce se faisait au- tour des églises : les pèlerinages étaient des foires. Les marchandises étaient bénies. Les animaux, comme au- jourd'hui encore à Naples, étaient amenés à la bénédic- tion; l'Église ne la refusait point; elle laissait approcher ces petits. Naguère, à Paris, les jambons de Pâques étaient verdus au parvis Notre-Dame1, et chacun, en les emportant, les faisait bénir. Autrefois, on faisait mieux; on mangeait dans l'église même, et après le repas venait la danse. L'Église se prêtait à ces joies en- fantines.
Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l'Église et le peuple, exprimant la même pensée. Elle et lui, sur un ton grave et passionné tour à tour, mêlaient la vieille langue sacrée et la langue du peuple. La solennité des prières était rompue, dramatisée de chants pathétiques, comme ce dialogue des vierges folles et des vierges sages qui nous a été conservé. Le peuple élevait la voix, non
a contre Couiunti-
ANTHOLOGIE. £83
pas le peuple fictif qui parle dans le chœur, mais le vrai peuple venu du dehors, lorsqu'il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le saint Christophe de la légende ', brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l'initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. Il entrait, amenant dans l'église le hideux dragon du péché1; il le traînait, soûlé de victuailles, aux pieds du Sauveur, sous le coup de la prière qui doit l'immoler. Quelquefois aussi, recon- naissant que la bestialité était en lui-même, il exposait dans des exlravagances symboliques sa misère, son infir- mité. Ces! ce qu'on appelait la fête des fous. Cette imitation de l'orgie païenne, tolérée par le christia- nisme, comme l'adieu de l'homme à la sensualité qu'il abjurait, se reproduisait aux fêtes de l'enfance du Christ, à la Circoncision, aux Rois, aux Saint-Innocents, et aussi aux jours où l'humanité, sauvée du démon, tombait dans l'ivresse de la joie, à Noël et à Pâques. Le clergé lui- même y prenait part. Ici les chanoines jouaient à la balle dans l'église, là on traînait outrageusement l'odieux hareng du carême3. La béte comme l'homme était réha- bilitée. L'humble témoin de la naissance du Sauveur, le fidèle animal qui de son haleine le réchauffa tout petit dans la crèche, qui le porta avec sa mère en Egypte, qui l'amena triomphant dans Jérusalem4, il avait sa part de la joie. Sobriété, patience, ferme résignation, le moyen âge distinguait en l'âne je ne sais combien de vertus chrétiennes. Pourquoi eût-on rougi de lui ? Le Sauveur
1. La légende représente uinL 1 était le symbole du mal. Christophe comme un faon géant qui 3. Pendant le carême il était dé-
a perlé Jéana-Cbrift entant inr ui fendu de manger de la viande, on se
4M 1. MICHELET.
n'en avait pas rougi. Quel mal en tout cela ? Tout n'est-il pas permis à l'enfant? Plus tard, l'Église imposa silence au peuple, l'éloigna, le tint à distance. Hais aux pre- miers siècles du moyen âge, l'Église s'effarouchait si peu de ces drames populaires, qu'elle en reproduisait sur ses murailles les traits les plus hardis.
Il y avait alors un merveilleux génie dramatique, plein de hardiesse et de bonhomie, souvent empreint d'une puérilité touchante.
A la Pentecôte, des pigeons blancs' étaient lâchés dans l'église parmi les langues de feu, les fleurs pleuvaient, les galeries intérieures étaient illuminées. A d'autres fêtes, l'illumination était au dehors. Qu'on se repré- sente l'effet des lumières sur ces prodigieux monuments, lorsque le clergé, circulant par les rampes aériennes, animait de ses processions fantastiques les masses ténébreuses, passant et repassant le long des balus- trades, ces ponts dentelés, avec les riches costumes, les cierges et les chants j lorsque la lumière et la voix tournaient de cercle en cercle, et qu'en bas, dans l'ombre, répondait l'océan du peuple. C'était là pour ce temps le vrai drame, le vrai mystère, la représentation du voyage de l'humanité à travers les trois mondes, cette intuition sublime que Dante reçut de la réalité passagère pour la fixer et l'éterniser dans la Divina Commedia '.
Ce colossal théâtre du drame sacré est rentré, après sa longue fête du moyen âge, dans le silence et dans l'ombre. La faible voix qu'on y entend, celle du prêtre, est impuissante à remplir des voûtes dont l'ampleur était
ANTHOLOGIE. 985
faite pour embrasser et contenir le tonnerre de la voix du peuple. Elle est veuve, elle est vide, l'église. Son pro- fond symbolisme, qui parlait alors si haut, il est devenu muet. C'est maintenant un objet de curiosité scienti- fique, d'explications philosophiques, d'interprétations alexandrines. L'église est un musée gothique que visitent les habiles ; ils tournent autour, regardent irrévéren- cieusement et louent au lieu de prier. Encore savent-ils bien ce qu'ils louent ? Ce qui trouve grâce devant eux, ce qui leur plaît dans l'église, ce n'est pas l'église elle-même, ce sera le travail délicat de ses ornements, la frange de son manteau, sa dentelle de pierre, quelque ouvrage laborieux et subtil du gothique en dé- cadence.
Il y a ici quelque chose de grand, quel que soit le sort de telle ou telle religion. L'avenir du christianisme n'y fait rien. Touchons ces pierres avec précaution, mar- chons légèrement sur ces dalles. Un grand mystères'est passé ici. Je n'y vois plus que la mort, et je suis tenté de pleurer. Le moyen âge, la France du moyen âge, ont exprimé dans l'architecture leur plus intime pensée. Les cathédrales de Paris, de Saint-Denis1, de Reims1, en disent plus que de longs récits. La pierre s'anime et se spiri- lualise sous l'ardente et sévère main de l'artiste. L'artiste en fait jaillir la vie. Il est fort bien nommé au moyen âge « le maître des pierres vives » magister de vivis lapidibus3.
1. Ad nord de Paris ; c'est la que I que Ludovic Sforia AI venir d'Alle-
2. En Champagne. cathédrale de Milan.
J. HICHELET.
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. — SAINT DOmNIQTJE
A. la fin du xti* siècle les hérétiques étaient devenu si nombreux, que le midi de la France et l'Italie commençaient à ne plus obéir au clergé catholique. Alors doux saints, un Espagnol, Dominique, un Italien, Franco», fondèrent deux nouveaux ordres religieux pour lutter contre l'hérésie.
Les ordres de Saint-Dominique et de Saint- François, sur lesquels le pape essaya de soutenir l'Église en ruine, eurent une mission commune, la prédication. Le pre- mier âge des monastères, l'âge du travail et de la culture, où les bénédictins1 avaient défriché la terre et l'esprit des barbares, cet âge était passé. Celui des prédicateurs de la croisade, des moines de Clteaux et de Clairvaux», avait fini avec la croisade. Au temps de Grégoire VII 3, l'Église avait déjà été sauvée par les moines auxiliaires de la papauté. Mais les moines sédentaires et reclus ne servaient plus guère, lorsque les hérétiques couraient le monde pour répandre leurs doctrines. Contre de tels prêcheurs, l'Église eut ses prêcheurs, c'est le nom même de l'ordre de Saint-Dominique. Le monde venait moins à elle, elle alla à lui. Le tiers ordre* de Saint-Dominique et de Saint-François reçut une foule d'hommes qui ne pouvaient quitter le siècle, et cherchaient à accorder les devoirs du monde et la perfection monastique. Saint Louis et sa mère appartenaient au tiers ordre de Saint- François.
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ANTHOLOGIE; 287
Telle fut [Influence commune des deux ordres. Tou- tefois, ils eurent, dans cette ressemblance, un caractère divers. Celui de Saint-Dominique, fondé par un esprit austère, par un gentilhomme espagnol né sous l'inspira- tion sanguinaire de Citeaux, au milieu de la croisade de Languedoc1, s'arrêta de bonne heure dans la carrière mys- tique et n'eut ni la fougue ni les écarts de l'ordre de Saint-François. II fut le principal auxiliaire des papes jusqu'à la fondation des jésuites9. Les dominicains furent chargés de régler et de réprimer. Ils eurent l'inquisition3 et l'enseignement de la théologie dans l'enceinte même du palais pontifical. Pendant que les franciscains cou- raient le monde, l'agitant des transports de l'amour mys- tique, le sombre esprit de Saint-Dominique s'enferma au sacré palais de Latrau *, aux voûtes granitiques de l'Escurial5.
L'ordre de Saint-François fut moins embarrassé; il se lança tête baissée dans l'amour de Dieu; il s'écria, comme plus tard Luther : «Périsse la loi, vive la grâce! » Le fondateur de cet ordre vagabond fut un marchand ou colporteur d'Assise8. On appelait cet Italien François, parce qu'en effet il ne parlait guère que français. « C'était dit son biographe, dans sa premièrejeunesse, un homme de vanité, un bouffon, un farceur, un chanteur; léger, prodigue, hardi... Tête ronde, front petit, yeux noirs et sans malice, sourcils droits, nez droit et fin, oreilles petites et comme dressées, langue aiguë et ardente, voix véhé-
4. Palais dea papes a Rome. Madrid, rondos par Philippe II s
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M8 J. H1CHELET.
mente el douce ; dénis serrées, blanches, égales ; lèvres minces, barbe rare, col grêle, bras courts, doigts longs, ongles longs, jambe maigre, pied petit, de chair peu ou point. > Il avait vingt-cinq ans, lorsqu'une vision le con- vertit. Il monte à cheval, va vendre ses étoffes à Foligno, en rapporte le prix à un vieux prêtre et, sur son refus, jette l'argent par la croisée. Il veut du moins rester avec le prêtre, mais son père le poursuit; il se sauve, vit un mois dans un trou ; son père le rattrape, le charge de coups; le peuple le poursuit à coups de pierres. Les siens l'obligent de renoncer juridiquement à tout son bien en présence de l'évèque. C'était sa plus grande joie; il rend à son père tous ses habits, sans garder même un caleçon: l'évèque lui jette son manteau.
Le voilà lancé sur la terre ; il parcourt les forêts en chantant les louanges du Créateur. Des voleurs l'arrê- tent et lui demandent qui il est : c Je suis, dit-il, le hé- raut qui proclame le grand roi. » Ils le plongent dans une fondrière de neige; nouvelle joie pour le saint ; il s'en tire et poursuit sa route. Les oiseaux chantent avec lui; il les prêche, ils écoutent : « Oiseaux mes frères, di- sait-il, n'aimez-vous pas votre Créateur, qui vous donne ailes et plumes et tout ce qu'il vous faut?» Puis, satisfait de leur docilité, il les bénit et leur permet de s'envoler. Il exhortait ainsi toutes les créatures à louer et remercier Dieu. Il les aimait, sympathisait avec elles; il sauvait, quand il pouvait, le lièvre poursuivi par les chasseurs et vendait son manteau pour racheter un agneau de la bou- cherie. La nature morte elle-même, il l'embrassait dans son immense charité. Moissons, vignes, bois, pierres, il fraternisait avec eux tous et les appelait tous à l'amour divin. Cependant un pauvre idiot d'Assise s'attacha à lui,
ANTHOLOGIE. 289
puis un riche marchand laissa tout pour le suivre. Ces premiers franciscains et ceux qui se joignirent à eux donnèrent d'abord dans des austérités forcenées, compa- rables à celles des faquirs de l'Inde', se pendant à des cordes, se serrant de chaînes de fer et d'entraves de bois. Puis, quand ils eurent un peu calmé cette soif de douleur, saint François chercha longtemps en lui-même lequel valait mieux de la prière ou de la prédication. II y serait encore, s'il ne se fût avisé de consulter Sainte-Claire et le frère Sylvestre ; Us le décidèrent pour la prédication. Dès lors, il n'hésita plus, se ceignit les reins d'une corde et partit pour Rome. « Tel fui son transport, dit le bio- graphe, quand il parut devant le pape, qu'il pouvait à peine contenir ses pieds et tressaillait comme s'il eût dansé. » Les politiques de la cour de Rome le rebutè- rent d'abord; puis le pape réfléchit et l'autorisa. Il de- mandai! pour grâce unique de prêcher, de mendier, de n'avoir rien au monde, sauf une pauvre église de Sainte- Marie des Anges, dans le petit champ de la Portioncule*, qu'il rebâtit de ce qu'on lui donnait. Cela fait, il partagea le monde à ses compagnons, gardant pour lui l'Egypte ou il espérait le martyre; mais il eut beau faire, le sultan s'obstina à le renvoyer.
Tels furent les progrès du nouvel ordre, qu'en 1219 saint François réunit cinq mille franciscains en Italie, et il y en avait dans tout le monde.
J. MICHELET.
JEAN SANS PEUR
Le roi de France Charles VI était fou. Les princes de su famille exercèrent le pouvoir à sa place, puis se disputèrent à qui aurait la suprématie. Il se forma deux partis : des Armagnacs, parti de Louis d'Orléans, frère du roi; des Bourguignons, parti de Jean sans Peur duc de Bourgogne, cousin du roi. Les guerres civiles entre les Armagnacs et les Bourguignons commencèrent lorsque Jean sana Peur ût assassiner le duc d'Orléans on 1406.
L'étranger qui visite la silencieuse Vérone * et les tom- beaux de la Scala* découvre dans un coin une lourde tombe sans nom. C'est, selon toute apparence, la tombe de l'assassiné. A côté s'élève un somptueux monument, à triple étage de statues, et par-dessus ce monument, sur la tète des saints etdes prophètes, plane un cavalier de marbre. C'est la statue de l'assassin. Un signore de la Scala lua son frère dans la rue en plein jour: il lui succéda. Cela ne produisit, ce semble, ni étonnement, ni trouble. Le meurtrier régna doucement pendant seize années; et alors, sentant sa lin venir, il donna ordre à ses affaires, fit encore étrangler un de ses frères qu'il tenait prisonnier et laissa la seigneurie de Vérone à son bâtard, comme tout bon père de famille laisse son bien à son fils.
Les choses ne se passèrent pas ainsi en France à la mort du duc d'Orléans. La France n'en prit pas si aisé- ment son parti. S'il n'eut pas un tombeau de pierre, il en eut un dans les cœurs. Tout le pays sentit le coup et en
1. Ville de li Vénétie, au nord- [ 2. Les seigneurs de la Suis un.
ANTHOLOGIE. 391
fut profondément remué, et l'Etat, et la famille, et chaque homme, jusqu'aux entrailles.
Hais où se livra surtout le grand combat ? Là même d'où partit le crime, au cœur du meurtrier. Le lende- main au matin, lorsque tous les parents du mort allèrent aux Blancs-Manteaux1 visiter le corps et lui donner l'eau bénite, le duc de Bourgogne qualifia lui-même l'acte selon la vérité : « Jamais plus méchant et plus traître meurtre n'a été commis en ce royaume. » Le vendredi, au convoi, il tenait un des coins du drap mortuaire etpleurait comme les autres, plus que tous tes autres sans doute, et non moins sincèrement. Il n'y avait pas là d'hypocrisie. La nature humaine est ainsifaile. Nul doute que le meurtrier n'eût voulu alors ressusciter le mort au prix de sa vie. Mais cela n'était pas en lui. Il fallait qu'il traînât à jamais ce fardeau, qu'à jamais il portât ce pesant drap mortuaire.
L'orgueil d'abord tua le remords. Il se souvint qu'il était puissant, qu'il n'y avait pas de juge pour lui. Il s'endurcit.
Il osa venir au conseil. Il en trouva ta porte fermée; te duc de Berri a le retint en lui disant doucement qu'on ne l'y verrait pas avec plaisir. A quoi le coupable répondit, avec le masque d'airain qu'il s'était décidé à prendre : « Je m'en passerai volontiers, monsieur ; qu'on n'accuse personne de la mort du duc d'Orléans ; ce qui s'est fait, c'est moi qui l'ai fait faire. »
Avec ce beau semblant d'audace, le duc de Bourgogne n'était pas rassuré. Il retourna à son hôtel, monta à cheval et galopa sans s'arrêter jusqu'en Flandre3. Dés qu'on sut qu'il fuyait, on le poursuivit ; cent vingt cheva-
SH J. MICHELET.
liersdu duc d'Orléans coururent après lai. Hais il n'y avait pas moyen de l'atteindre : à une heure il était déjà a Bapanme1.
Il avait échappé à ses ennemis, non à lui-même. A peine arrivé à Lille1, il convoqua ses barons, ses prêtres. Ils lui prouvèrent invinciblement qu'il n'avait fait que son devoir, qu'il avait sauvé le roi el le royaume. Il reprit courage, rassembla les états de Flandre, d'Artois, ceux de Lille et de Douai, et leur en fit répéter autant. Il le fit dire, prêcher, écrire, et ces écrits furent répandus partout, tant il sentait le besoin de mettre sou crime en commun avec ses sujets, de se faire donner par eus l'approbation qu'il ne pouvait plus se donner lui-même, d'étouffer sous la voix du peuple la voix de son cœur.
Il revint pourtant à Paris malgré tes plus expresses défenses, entouré d'hommes d'armes, et fit mettre sur la porte de son hôtel deux fers de lance, l'uu affilé, l'autre émoussé, pour dire qu'il était prêt à la guerre et à la paix, qu'il combattrait aux armes courtoises ou, si l'on aimait mieux, à mort.
En entrant dans la ville où l'acte avait été commis, il ne pouvait s'empêcher de trembler. Il alla droit à son hôtel, fit camper toutes ses troupes autour. Mais son hô- tel ne lui semblait pas sûr. Il fallut, pour calmer son imagination, que dans son hôtel même on lui bâtit une chambre tout en pierres de taille et forte comme une tour. Pendant que ses maçons travaillaient à défendre le corps, ses théologiens faisaient ce qu'ils pouvaient pour cuirasser l'âme. Déjà il avait les certificats de ses doc- teurs de Flandre; mais il voulait celui de l'Université3,
I. Dan» l'Artois', qui dépendait I 3. L'Univeriilo de Paria; li prin- | cigale Faculté était colle do tueo- \ | loïie.
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ANTHOLOGIE. Î93
une bonne justification solemielleen présence du roi, des princes, du peuple, qui approuveraient au moins par leur silence. Il fallait que le monde entier suât à laver cette ache.
La mort d'un homme est un événement immense lors- qu'elle arrive par un crime; c'est un fait terrible sur lequel les sociétés ne doivent se résigner jamais.
CAPTIVITÉ DE CHARLES D'ORLEANS
Le rai d'Angleterre Henri Y profita des guerres civiles pour envahir la France. L'armée qui marcha contre lui fui détruite à Azincourt ; le duc d'Orléans, Charles, Ws de Louis, fut emmené prisonnier en Angleterre.
Le duc, qu'on retira vivant de dessous les morts, prit avec lesautres prisonniers le chemin de Calais', de l'An- gleterre.
Le roi ordonna dans une halte qu'on envoyât du pain et du vin au duc d'Orléans, et comme on vint lui dire que le prisonnier ne prenait rien, il y alla, et lui dit : * Beau cousin, comment vous va? — Bien, Mon- seigneur.— D'où vient que vous ne voulez ni boire ni manger. — Il est vrai, je jeûne. »
Sa captivité dura presque autan! que sa vie. Tant que les Anglais purent croire qu'il avail chance d'arriver au trône, ils ne voulurent jamais lui permettre de se ra- cheter. Placé d'abord dans le château de Windsor* avec ses compagnons, il en fut bientôt séparé pour être ren- fermé dans la prison de Pomfret3, sombre et sinistre
Jigitizedb, GoOgle
ÎM I. HICHELET.
prison, qui n'avait pas coutume de rendre ceux qu'elle recevait : témoin Richard II '.
Il y passa de longues années, traité honorablement, sévèrement, sans compagnie, sans distraction; tout au plus la chasse au faucon, chasse de dames, qui se faisait ordinairement à pied et presque sans changer de place. C'était un triste amusement dans ce pays d'ennui et de brouillard, où il ne faut pas moins que toutes les agita- tions de la vie sociale et les plus violents exercices, pour faire oublier la monotonie d'un sol sans accident, d'un climat sans saison, d'un ciel sans soleil. Mais les Anglais eurent beau faire, il y eut toujours un rayon du soleil de France dans cette tour de Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous ayons y furent écrites par Charles d'Orléans. Notre Béranger* du xv* siècle, tenu si longtemps en cage, n'en chanta que mieux.
C'est un Béranger un peu faible, peul-êlrc; toujours bienveillant, aimable, gracieux; une douce gaieté qui ne passe jamais le sourire, et ce sourire est près des larmes. On dirait que c'est pour cela que ces pièces sont si petites; souvent il s'arrèle à temps, sentant les larmes venir... Viennent-elles, elles ne durent guère, pas plus qu'une ondée d'avril.
Le plus souvent, c'est, en effet, un chant d'avril et d'alouette. La voix n'est ni forte ni soutenue, ni profon- dément passionnée. C'est l'alouette, rien de plus. Ce n'est pas le rossignol. Il y a pourtant un vif mouvement de passion dans les vers suivants :
cuirs (Henri IV),
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ANTHOLOGIE.
Telle fut en général noire primitive et naturelle France, un peu légère peut-être pour le sérieux: d'au- jourd'hui. Telle elle fut en poésie comme elle est en vins, en femmes. Ceux de nos vins que le monde aime et recherche comme français1 ne sont, il est vrai, qu'un souffle, mais c'est un souffle d'esprit. La beauté française, non plus, n'est pas facile à bien saisir, ce n'est ni le beau sang anglais, ni la régularité italienne; quoi donc? le mouvement, la grâce, le je ne sais quoi, tous les jolis riens. Autre temps, autre poésie. N'importe; celle-là subsiste, rien en ce genre ne l'a surpassée. Naguère encore, lorsque ces chants étaient oubliés eux-mêmes, il a suffi, pour nous ravir, d'une faible imitation, d'un infidèle et lointain écho.
Quelque blasés que vous soyez par tant de livres et d'événements, quelque préoccupés des profondes littéra- tures des nations étrangères, de leur puissante musique, gardez, Français d'aujourd'hui, gardez toujours bon sou- venir à ces aimables poésies, à ces doux chants de vos pères dans lesquels ils ont exprimé leurs joies, leurs amours, à ces chants qui touchèrent le cœur de vos mères et dont vous-mêmes êtes nés...
Je me suis écarté, ce semble; mais je devais ceci au
896 J. HICHELET.
poète, au prisonnier. Je devais, après cet immense malheur, dire aussi que les vaincus étaient moins dignes de mépris que les vainqueurs ne l'ont cru... Peut-être est-ce chose utile de réclamer en faveur de la vieille France qui s'en estallée... Où est-elle, celle France du moyen âge et de la renaissance, de Charles d'Orléans, de Froissart'?... Villon1 se le demandait déjà en vers plus mélancoliques qu'on n'eût attendu d'un si joyeux enfant de Paris :
Est Pion, la belle Romaine? 0» est la trèa-sage Héloisî... La reine Blanche, comme un lia, Qui chantait à mil de Sirène? ... Et Jehanne, la nonne Lorraine Qu'Anglais brûlèrent à Rouen ?
Où «onl-Ils, Vierge souveraine ?
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI
Henri V, après avoir conquis le nord de la France, profita do l'as- sassinat de Jean sans Peur pour faire alliance avec son fils le duc de Bourgogne. Ils s'entendirent avec Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, el parle traité de Troyes, le fils d'Henri V fut reconnu héritier do la couronne de France. Henri V et Charles VI moururent tous deux peu de temps après (1493).
Henri V avait trouvé au fond de sa victoire la détresse et la misère.
Les Anglais s'étaient figuré, en faisant la guerre, que la France pouvait la payer. Ils trouvèrent le pays déjà
j.Chronfqueurfrintali.noaVilen- I ï. Poète français de ta lin du si- clennei en 1337, mort vers 1*10. I eiècle.
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ANTHOLOGIE. W7
désolé. Depuis quinze ans, les misères avaient cru, les ruines étaient ruinées. Ils tirèrent si peu des pays con- quis, que, pour n'y pas périr eux-mêmes, il fallait qu'ils apportassent leurs vivres.
Henri V n'espérait plus. Rouen lui avait coûté une année, Helun une année, Meaux une année1. Pendant cet interminable siège de Meaux, lorsqu'il voyait sa belle armée fondre- autour de lui, on vint lui apprendre que la reine avait mis au monde un (ils au château de Windsor*; il n'en montra aucune joie, et, comparant sa destinée à celle de cet enfant, il dit avec une tristesse prophétique : c Henri de Monmouth aura régné peu 3 et conquis beau- coup; Henri de Windsor régnera longtemps et il perdra tout. La volonté de Dieu soit faite *! »
Henri V était jeune encore; mais il avait beaucoup travaillé en ce monde, le temps était venu du repos. Il n'en avait pas eu depuis sa naissance. Il fut pris, après sa campagne d'hiver, d'une vive irritation d'entrailles, mal fort commun alors, et qu'on appelait le feu de Saint- Antoine. La dyssenlerie le saisit. Cependant le duc de Bourgogne lui ayant demandé secours pour une bataille qu'il allait livrer, il craignit que le jeune prince français ne vainquît encore une fois tout seul, et il répondit : « Je n'enverrai pas, j'irai. » Il était déjà très faible et se fai- sait porter en litière ; mais il ne put aller plus loin que Melun : il fallut le rapporter à VincennesB. Instruit par les médecins de sa fin prochaine, il recommanda son fils à ses frères, et leur dit deux sages paroles : première- ment, de ménager le duc de Bourgogne; deuxièmement,
t. Les sièges étalant très longs i I t. Henri VI perdit la couronne de
■i. A l'ouest de Londres. S. Toul près de Paris, à l'eit
3. Il n'était roi que depuis «13. |
Jigitizedb, GoOgk
si l'on traitait, de s'arranger toujours pour garder la Normandie.
Puis il se lit lire les psaumes de la pénitence ; et quand on en vint aux paroles du Miserere : c Ut aedificentur mûri Hierusalem, » le génie guerrier du mourant se réveilla dans sa piété même : c Ah ! si Dieu m'avait laissé vivre mon âge, dit-il, et finir la guerre de France, c'est moi qui aurais conquis la Terre sainle ! >
Il semble qu'à ce moment suprême il ait éprouvé quelque doute sur la légitimité de sa conquête de France, quelque besoin de se rassurer. On en jugerait volontiers ainsi, d'après les paroles qu'il ajouta, comme pour répondre à une objection intérieure : « Ce n'est pas l'ambition ni la vaine gloire du monde qui m'ont fait combattre. Ma guerre a été approuvée des saints préires et des prud'hommes; en la faisant, je n'aipoint mis mon âme en péril. » Peu après il expira (31 août 1422).
Charles VI le suivit le 21 octobre. Le peuple de Paris pleura son pauvre roi fol, autant que les Anglais leur victorieux Henri V. « Tout le peuple qui étoit dans les rues et aux fenêtres pleuroit et crioit, comme si chacun eût vu mourir ce qu'il aimoit le plus.
Le menu commun de Paris criait : « Ah! très cher prince, jamais nous n'en aurons un si bon ! Jamais nous ne te verrons. Maudite soit la mort! Nous n'aurons ja- mais plus que guerre, puisque tu nous as laissés. Tu vas en repos; nous demeurons en tribulation et douleur. >
Charles VI fut porté à Saint-Denis1, c petitement accom- pagné pour un roi de France; il n'avoit que son cham- bellan, son chancelier, son confesseur et quelques me- nus officiers. » Un seul prince suivait le convoi, et c'était
1. L'àgliae da Saint-Deuil, au nord du Paru, où étaient enterré» les rois do
ANTHOLOGIE. 89»
le duc de Beilford*. t Hélas ! son fils et ses parents ne pouvoient être à raccompagner, de quoi ils estoient légi- timement excusez. » Cette belle famille était presque éteinte; les trois fils aînés étaient morts. Des filles, l'aînée avait épousé l'infortuné Richard II1, puis le duc d'Orléans, prisonnier toute sa vie a; la seconde, femme du duc tle Bourgogne, mourut de chagrin; la troisième avait été contrainte d'épouser l'ennemi de la France4. Le seul qui restât des fils de Charles VI était proscrit, déshérité6. Lorsque le corps fut descendu, les huissiers d'armes* rompirent leurs verges et les jetèrent dans la fosse, et renversèrent leurs masses. Alors Berri, roi d'armes de France', cria sur la fosse : « Dieu veuille avoir pitié de l'âme de très haut et très excellent prince Charles, roi de France, sixième du nom, notre naturel et souverain seigneur. » Ensuite il reprit : c Dieu accorde bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d'Angle- terre, notre souverain seigneur. »
JEANNE DARC VA TROUVER LE ROI
La France était envahie par les Anglais qui s'avançaient peu à peu vers le sud. Ils assiégeaient Orléans qui devait les rendre maîtres de la Loire, quand une paysanne lorraine, Jeanne Darc, partit de son village disant que les saintes lui avaient donné mission de chasser les Anglais du royaume. Elle obtint que son oncle la menât à Vaucouleurs, où se trouvait une petite garnison au service de Charles Vil.
Elle arriva donc dans celle ville de Vaucouleurs, avec
300 I. MICBELET.
ses gros habits ronges de paysanne, et alla loger avec son oncle cher la femme d'un charron, qui la prit en amitié. Elle se fit mener chez Baudricourt', et lui dit avec fermeté « qu'elle venait vers lui de la part de son Seigneur, pour qu'il mandât au Dauphin ' de se bien maintenir, et qu'il n'assignai point de bataille à ses en- nemis ; parce que son Seigneur lui donnerait secours dans la mi-carême... Le royaume n'appartenait pas au Dauphin, mais à son Seigneur; toutefois son Seigneur voulait quele Dauphin devint roi, et qu'il eût ce royaume en dépôt. > Elle ajoutait que malgré les ennemis du Dauphin, il serait fait roi, et qu'elle le mènerait sacrer. Le capitaine fat bien étonné; il soupçonna qu'il y avait là quelque diablerie*. Il consulta le curé, qui ap- paremment eut les mêmes doutes. Elle n'avait parlé de ses visions à aucun homme d'Église. Le curé vint donc avec le capitaine dans la maison du charron, il déploya son étole et adjura Jeanne de s'éloigner, si elle était en- voyée du mauvais esprit.
Hais le peuple ne doutait point; il était dans l'admi- ration. De toutes parts on venait la voir. Un gentilhomme lui dit, pour l'éprouver : ■ Eh bien ! ma mie, il faut donc que le roi soit chassé et que nous devenions An- glais. » Elle se plaignit à lui du refus de Baudricourt : c Et cependant, dit-elle, avant qu'il soit la mi-carême, il faut que je sois devers le roi, dussé-je, pour m'y ren- dre, user mes jambes jusqu'aux genoux. Car personne nu monde, ni roi, ni duc, ni fille du roi d'Ecosse, ne peu- vent reprendre le royaume de France, et il n'y a pour lui de secours que moi-même, quoique j'aimasse mieux rester à filer près de ma pauvre mère ; car ce n'est pas là
S.Cb»rle«VII,iln'élaltp««ncore I 3. Artifice du diible.
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mon ouvrage! Mais il faut que j'aille e( que je le fasse parce que mon Seigneur le veut. — El quel est votre Seigneur? — C'est Dieu !... » Le gentilhomme fut tou- ché. Il lui promit t par sa foi, la main dans la sienne, que, sous la conduite de Dieu, il la mènerait au roi. » Un jeune gentilhomme se sentit aussi touché, et déclara qu'il suivrait cette sainte fille.
Il parait que Baudricourl envoya demander l'autorisa- tion du roi. En attendant, il la conduisit chez le duc de Lorraine ', qui était malade et voulait la consulter. Le duc n'en tira rien que le conseil d'apaiser Dieu en su réconciliant avec sa femme. Néanmoins il l'encouragea.
De retour à Vaucouleurs, elle y trouva un messager du roi qui l'autorisait à venir. Le revers de la journée des harengs* décidait à essayer de tous les moyens. Elle avait annoncé le combat le jour même qu'il eut lieu. Les gens de Vaucouleurs, ne doutant point de sa mission, se cotisèrent pour l'équiper et lui acheter un cheval. Le capitaine ne lui donna qu'une épée.
Elle eut encore en ce moment un obstacle à surmonter. Ses parents, instruits de son prochain départ, avaient failli en perdre le sens; ils firent les derniers efforts pour la retenir; ils ordonnèrent, ils menacèrent. Elle résista à cette dernière épreuve et leur fît écrire qu'elle les priait de lui pardonner.
C'était un rude voyage et bien périlleux qu'elle entre- prenait. Tout le pays était parcouru par les hommes d'armes des deux parti.1!. Il n'y avait plus ni route ni pont, les rivières étaient grosses: c'était au mois de fé- vrier 1429.
1. Le duché de Lorraine ne 'aiaait I été vaincue par le» Anglais en e#-
308 J. MICHELET.
S'en aller ainsi avec cinq ou six hommes d'armes, il y avait de quoi faire trembler une fille. Une Anglaise, une Allemande, ne s'y fût jamais risquée jl'iiirf^/i'cafesse d'une telle démarche lui eût fait horreur. Celle-ci ne s'en émut pus; elle était justement trop pure pour rien craindre de ce côté. Elle avait pris l'habit d'homme, et elle ne le quitta plus; cet habit serré, fortement attaché, était sa meilleure sauvegarde. Elle était pourtant jeune et belle. Mais il y avait autour d'elle, pour ceux même qui la voyaient de plus près, une barrière de religion et de crainte.
Elle traversait avec nne sérénité héroïque tout ce pays désert ou infesté de soldats. Ses compagnons regrettaient bien d'être partis avec elle; quelques-uns pensaient que peut-être elle était sorcière; ils avaient grande envie de l'abandonner. Pour elle, elle était tellement paisible, qu'à chaque ville elle voulait s'arrêter pour entendre la messe : « Ne craignez rien, disait-elle, Dieu me fait ma route ; c'est pour cela que je suis née. » Et encore : c Mes frères de paradis me disent ce que j'ai à faire. »
La cour de Charles VII était loin d'être unanime en faveur de la Pucelle. Cette fille inspirée qui arrivait de Lorraine et que le duc de Lorraine avait encouragée, ne pouvait manquer de fortifier prés du roi le parti de la reine et de sa mère, le parti de Lorraine et d'Anjou*. Une embuscade fut dressée à la Pucelle à quelque dis- tance de Chinon s, et elle n'y échappa que par miracle. L'opposition était si forte contre elle que, lorsqu'elle fut arrivée, le conseil discuta encore pendant deux jours si le roi la verrait. Ses ennemis crurent ajourner l'affaire
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indéfiniment en faisant décider qu'on prendrait des in- formations dans son pays. Heureusement, elle avait aussi des amis, les deux reines, sans doute, et surtout le duc d'Alençon1, qui, sorti récemment des mains des Anglais, était fort impatient de porter la guerre dans le Nord pour recouvrer son duché. Les gens d'Orléans, à qui, depuis le f2 février, Dunoiss promettait ce merveilleux secours, envoyèrent au roi et réclamèrent la Pucelle.
Le roi la recul enfin, et au milieu du plus grand ap- pareil; on espérait apparemment qu'elle serait décon- certée. C'était le soir, cinquante torches éclairaient la salle, nombre de seigneurs, plus de trois cents chevaliers étaient réunis autour du roi. Tout le monde était curieux de voir la sorcière ou l'inspirée.
La sorcière avait dix-huit ans; c'était une belle fille, assez grande de taille, ta voix douce el pénétrante.
Elle se présenta humblement, c comme une pauvre petite bergerette », démêla au premier regard le roi, qui s'était mêlé exprès à la foule des seigneurs, et quoiqu'il soutint d'abord qu'il n'était pas le roi, elle lui embrassa les genoux. Hais, comme il n'était pas sacré1, elle ne l'appelait que Dauphin: i Gentil Dauphin, dit-elle, j'ai nom Jehanne la Pucelle. Le roi des cieux vous mande par moi que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims et vous serez lieutenant du roi des cieux, qui est le roi de France. » Le roi la prit alors à part, et après un mo- ment d'entretien tous deux changèrent de visage; elle lui disait, comme elle l'a raconté depuis à son confes- seur : f Je te dis de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils du roi. »
1. Au sud de I* Nnrmmrlic. I 3. Jeanne pensait que le rai m
î. Un des opiuioes de Cher- deviendrait roi qu'après noir reçu
I. H1CHELBT.
JEANNE DABC INTERROGÉE PAR SES JUGES
Après avoir délivré Orléans et fail sacrer Charles VII à Reims, Jeanne Darc continua k faire la guerre aux Anglais. Elle lut prise dans un combat devant BeauvaU et vendue aux Anglais, qui lui firent faire son procès comme sorcière par l'évoque de BeauvaU Cauchon. Comme Bcauvais était occupé par les troupes de Charles VII, le procès fui jugé à Rouen. On a conservé la procès- verbal de* interrogatoires.
Le 21 février, laPucelle fui amenée devant ses juges. L'évêque de Beauvais l'admonesta avec « douceur et cha- rité », la priant de dire la vérité sur ce qu'on lui deman- derait, pour abréger son procès et décharger sa con- science, sans chercher de subterfuges. — Réponse ; « Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger; vous pourriez bien me demander telles choses que je ne vous dirais point. » — Elle consentait à jurer de dire vrai sur tout ce qui ne touchait point ses visions. « Mais pour ce der- nier point, dit-elle, vous me couperiez plutôt la tête.» Néanmoins, on l'amena à jurer de répondre « sur ce qui toucherait la foi >.
Nouvelles instances le jour suivant, 22 février, et en- core le 24. Elle résistait toujours : « C'est le mot des petits enfants, qu'ow pend souvent les gens pour avoir dit la vérité, s Elle finit, de guerre lasse, par consentir àjurer a de dire ce qu'elle saurait sur son procès, mais non tout ce qu'elle saurait ».
Interrogée sur son âge, ses nom et surnom, elle dit qu'elle avait environ dix-neuf ans. « Au lieu où je suis née, on m'appelait Jehannette et en France Jehanne...i Mais quant au surnom (la Pucelle), il semble que, par un caprice de modestie féminine, elle eût peine à lo
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dire ; elle éluda par an pudique mensonge : c Du sur- nom, je n'en sais rien, s
Elle se plaignait d'avoir les fers aux jambes. L'évêque lui dit que, puisqu'elle avait essayé plusieurs fois d'é- chapper, on avait dû lui mettre les fers, s II est vrai, dit-elle, je l'ai fait; c'est chose licite à tout prisonnier. Si je pouvais m'échapper on ne pourrait me reprendre d'avoir faussé ma foi, je n'ai rien promis. »
On lui ordonna de dire le Pater et Y Ave, peut-être dans l'idée superstitieuse que, si elle était vouée au dia- ble, elle ne pourrait dire ces prières. « Je les dirai vo- lontiers si monseigneur de Beauvais veut m ouïr en con- fession. » Adroite et touchante demande; offrant ainsi sa confiance à son juge, à son ennemi, elle en eût fait son père spirituel et le témoin de son innocence.
Cauchon refusa; mais je croirais aisément qu'il fut ému. 11 leva la séance pour ce jour, et le lendemain, il n'interrogea pas lui-même; il en chargea un des asses- seurs.
A la quatrième séance elle était animée d'une vivacité singulière. Elle ne cacha point qu'elle avait entendu ses voix : € Elles m'ont éveillé, dit-elle, j'ai joint les mains, et je les ai priées de me donner conseil; elles m'ont dit: Demande à Notre- Seigneur. — Et qu'ont-elles dit en- core?— Que je vous réponde hardiment. »
« ... Je ne puis tout dire, j'ai plutôt peur de dire chose qui leur déplaise, que je n'ai de répondre à vous... Pour aujourd'hui, je vous prie de ne pas m'inter- roger. »
L'évêque insista, la voyant émue : « Mais Jehanne, on déplaît donc à Dieu en disant des choses vraies ? — Mes voix m'ont dit certain es choses, non pour vous, mais pour le roi. » Et elle ajouta vivement : « Ah 1 s'il les savait, il
306 }. MICHELET.
en serait plus aise à dîner... Je voudrais qu'il les sût, et
ne pas boire de vin d'ici à Pâques. >
Parmi ces naïvetés, elle disait des choses sublimes : c Je viens de par Dieu, je n'ai que faire ici, renvoyez-moi a Dieu, dont je suis venue ! . . . »
« Vous dites que vous êtes mon juge; avisez bien à ce que vous ferez, car vraiment je suis envoyée de Dieu, vous vous mettez en grand danger. »
Ces paroles sans doute irritèrent les juges et ils lui adressèrent une insidieuse et perfide question, une question telle qu'on ne peut sans crime l'adresser à au- cun homme vivant : « Jehanne, croyez-vous être en état de grâce? >
Ils croyaient l'avoir liée d'un lacs insoluble. Dire non, c'était s'avouer indigne d'avoir été l'instrument de Dieu. Mais d'autre part, comment dire oui? Qui de nous, fragiles, est sur ici-bas d'être vraiment dans la grâce de Dieu ? Nul, sinon l'orgueilleux, le présomptueux, celui justement qui de tous en est le plus loin.
Elle trancha le nœud avec une simplicité héroïque et chrétienne :
« Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre j si j'y suis, Dieu veuille m'y retenir. »
Les pharisiens * restèrent stupéfaits.
Mais avec tout son héroïsme, c'était une femme pour- tant... Après cette parole sublime, elle retomba, elle s'attendrit, doutant de son état, comme il est naturel à une âme chrétienne, s'interrogeant et tâchant de se rassurer : c Ah ! si je savais ne pas être en la grâce de Dieu, je serais la plus dolente du monde... Mais si j'étais en péché, la voix ne viendrait pas sans doute...
1. C'«tl-»-dit» bypecrilei.
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Je voudrais que chacun pût l'entendre comme moi- même...»
Ces paroles rendaient prise aux juges. Après une longue pause, ils revinrent à la charge avec un redou- blement de haine, et lut firent coup sur coup les ques- tions qui pouvaient la perdre.
Les voix ne lui avaient-elles pas dit de haïr les Bour- guignons ?... N'allait-elle pas, dans son enfance, à l'ar- bre des fées? etc... Ils auraient déjà voulu la brûler comme sorcière.
A la cinquième séance, on l'attaqua par un côté déli- cat, dangereux, celui des apparitions.
L'évêque, devenu tout à coup compatissant, mielleux, lui fit faire cette question : « Jehanne, comment vous ètes-vous portée depuis samedi? — Vous le voyez, dit la pauvre prisonnière chargée de fers, le mieux que j'ai pu. »
t Jehanne, jeûnez-vous tous les jours de ce carême? — Cela est-il du procès ? — Oui, vraiment. — Eh bien ! oui, j'ai toujours jeûné. »
On la pressa alors sur les visions, sur un signe qui aurait apparu au Dauphin, sur sainte Catherine et saint Michel. Entre autres questions hostiles et inconve- nantes, on lui demanda si, lorsqu'il lui apparaissait, saint Michel (tait nu ?... A cette vilaine question, elle répliqua, sans comprendre, avec une pureté céleste : « Pensez-vous donc que Notre-Seigneur n'ait pas de quoi le vêtir? s
Le 3 mars, autres questions bizarres, pour lui faire avouer quelque diablerie, quelque mauvaise accoin- tance avec le diable. < Ce saint Michel, ces saintes, ont- ils un corps, des membres? Ces figures sont-elles bien des anges ? — Oui, je le crois aussi ferme que je
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crois en Dieu. > Cette réponse fut soigneusement notée.
Ils passent de là à l'habit d'homme, à l'étendard : c Les gens d'armes ne se taisaient-ils pas des étendards à la ressemblance du vôtre ? ne les renouvelaient-ils pas ?
— Oui, quand la lance en étail rompue. — N'avez-vous pas dit que ces étendards leur porteraient bonheur? — Non, je disais seulement : Entrez hardiment parmi les Anglais, et j'y entrais moi-même. *
t Mais pourquoi cet étendard fut-il porté en l'église de Reims, au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines?...
— Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fut à l'honneur. »
( Quelle était la pensée des gens qui vous baisaient les pieds, les mains et les vêtements? — Les pauvres gens venaient volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point de déplaisir; je les soutenais et défendais selon mon pouvoir. »
Il n'y avait pas de cœur d'homme qui ne fût touché de telles réponses. Cauchon crut prudent de procéder dé- sormais avec quelques hommes surs et à petit bruit. De- puis le commencement du procès, on trouve que le nom- bre des assesseurs varie à chaque séance ; quelques-uns s'en vont, d'autres viennent. Le lieu des interrogatoires varie de même; l'accusée, interrogée d'abord dans la salle du château de Rouen, l'est maintenant dans la pri- son. Cauchon, t pour ne pas fatiguer les autres », y me- nait seulement deux assesseurs et deux témoins (du 10 au 17 mars). Ce qui peut-être l'enhardit àprocéder ainsi à huis clos, c'est que désormais il était sur de l'appui de l'inquisition; le vicaire avait enfin reçu de l'inquisi- teur général de France l'autorisation de juger avec l'évéque.
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ANTHOLOGIE.
HORT DE CHAELtS LE TEMERAIRE
Le plus puissant adversaire de Louis XI, le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, travaillait à devenir maitre de tout le pays entre la Meuse, le Rhin et les Alpes. 11 fut arrêté du côté du sud par les Suisses, du côté de la Lorraine par René de Lorraine, et Tut tué dans un combat au siège de Nancy.
L'hiver, cette année-là, fut terrible, un hiver de Moscou1.
Le duc éprouva (en petit) les désastres de la fameuse retraite. Quatre cents hommes gelèrent dans la seule nuit de Noël, beaucoup perdirent les pieds et les mains. Les chevaux crevaient; le peu qui restait était malade et languissant. Et cependant comment quitter le siège larsque d'un jour à l'autre tout pouvait finir, lorsqu'un Gascon échappé de la place annonçait que l'on avait mangé tous les chevaux, qu'on en était aux chiens et aux chats?
La ville était au duc, s'il en gardait bien les en tours, si personne n'y pénétrait.
René, avec ce qu'il avait ramassé de Lorrains, de Fran- çais, avait près de vingt mille hommes, et il savait par Campobasso que le duc n'en avait pas quatre mille en état de combattre. Les Bourguignons entre eux décidè- rent qu'il fallait l'avertir de ce petit nombre. Personne n'osait lui parler. Il était presque toujours enfermé dans sa tente, lisant ou faisant semblant de lire. M. de Cliimai1, qui se dévoua et se fît ouvrir, le trouva couché
4. Allusion li l'hiver de 1S1Î, qui I î. Un des seigneurs de un et- Gt périr l'armée do Napoléon 1" carte, iproj l'incendie de Moscou. '
310 J. MICHELET.
tout vêtu sur un lit et D'en tira qu'une parole : c S'il le faut, je combattrai seul. » Le roi de Portugal, qui vint le voir, était parti sans obtenir davantage.
On lui parlait comme à un vivant, mais il était mort... La Comté1 négociait sans lui, la Flandre1 gardait sa fille en olage; la Hollande, sur le bruit de sa mort qui se répandait, chassa ses receveurs (lin décembre...) Le terme falal était arrivé. Ce qui restait de mieux à faire, s'il ne voulait pas demander pardon à ses sujets, c'élait de se faire tuer à l'assaut ou d'essayer si la petite bande très éprouvée qui lui restait ne pourrait passer sur le corps à toutes les troupes que René amenait. Il avait de l'artillerie et René n'en avait pas (ou fort peu). Il avait peu d'hommes, mais c'étaient vraiment les siens, des seigneurs et des gentilshommes pleins d'honneur, d'anciens serviteurs, très résignés à périr avec lui.
Le samedi soir, il tenta un dernier assaut que les affa- més de Nancy repoussèrent, forts qu'ils étaient d'espoir et de voir déjà sur les tours de Saint-Nicolas a les joyeux signaux de la délivrance. Le lendemain, par une grosse neige, le duc quitta son camp en silence et s'en alla au- devant, comptant fermer la route avec son artillerie. Il n'avait pas lui-même beaucoup d'espérance; comme il mettait son casque, le cimier tomba de lui-même : c Hoc est signum Dei*, > dit-il. Et il monta sur son grand cheval noir.
Les Bourguignons trouvèrent d'abord un ruisseau grossi par les neiges fondantes; il fallut y entrer, puis, tout gelé, se mettre en ligne et attendre les Suisses*.
1, La Franche -Comté appartenait I 3. Village i u duc de Bourgogne. I Nancy.
3. Les habitants des grandes ■ 0 Flandre, Gand 61 Brogea.
ANTHOLOGIE. 311
Ceux-ci, gais et garnis de soupe chaude, largement arrosée de vin, arrivaient de Saint-Nicolas. Peu avant la rencontre, < un Suisse passa prestement une étole, » leur montra une hoslie et leur dit que, quoi qu'il arri- vât, ils étaient tous sauvés. Ces masses étaient telle- ment nombreuses, épaisses, que tout en faisant front aux Bourguignons et les occupant tout entier il fut aisé de détacher derrière un corps pour tourner leurs flancs, comme à Morat', et pour s'emparer des hauteurs qui les dominaient. Un des vainqueurs avoue lui-même que les canons du duc eurent à peine le temps de tirer un coup. Se voyant pris en flanc, les piétons lâchèrent pied. Il n'y avait pas à songer à les retenir. Us entendaient là-haut le cor mugissant d'Unterwald, l'aigre cornet d'Uri 1. Leur cœur en fut glacé, « car, à Morat, l'avoient entendu. »
Ceux de Nancy, qui voyaient tout du haut des murs, furent si éperdus de joie qu'ils sortirent sans précau- tion : il y en eut de tués par leurs amis les Suisses, qui frappaient sans entendre. Une grande partie de la déroute fut entraînée par la pente du terrain au confluent de deux ruisseaux, près d'un étang glacé. La glace moins épaisse sur ces eaux courantes, ne portait pas les cava- liers. Là vint s'achever la triste fortune de la maison de Bourgogne. Le duc y trébucha, et il était suivi par des gens que Campobasso avait laissés tout exprès. D'autres croient qu'un boulanger de Nancy lui porta le premier coup à la tête, qu'un homme d'armes, qui était sourd, n'entendit pas que c'était le duc de Bourgogne et le tua à coups de pique.
Charles le Téméraire (U76), «uorres des inslruraauLs de muiique
î. Us niDuta(uards des pelits tsq- 1 des bergers.
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Cela eut lieu le dimanche (5 janvier 1477); lundi soir on ne savait pas encore s'il était mort ou en vie. Le chro- niqueur de René avoue naïvement que son maître avait grand'peur de le voir revenir. Au soir, Campobasso, qui peut-être en savait plus que personne, amena au duc un page romain de la maison Colonna', qui disait avoir vu tomber son maître, c Ledict paige bien accompaigné, s'en attirent... Commencèrent à chercher tous les morts; estaient tous nuds3 et engellez, à peine les pouvoit-on cognoistre ».
Il avait été bien maltraité. Il avait une grande plaie à la tête, une blessure qui perçait les cuisses, et encore une au fondement. Il n'était pas facile à reconnaître. En dégageant sa tête de la glace, la peau s'était enlevée. Les loups et les chiens avaient commencée dévorer l'autre joue. Cependant ses gens, son médecin, son valet de chambre et sa lavandière, le reconnurent à sa blessure de Mon tlhéry*, aux dents, aux ongles et à quelques signes cachés.
Il fut reconnu aussi par Olivier de la Marche* et plu- sieurs autres principaux prisonniers. René, en grand manteau de deuil, avec tous ses capitaines de Lorraine et de Suisse, vint lui jeter l'eau bénite, « et lui ayant pris la main droite, par-dessous le poêle", » il dit bonne- ment : « Hé dea 1 beau cousin, vos âmes ait Dieu ! Vous nous avez fait moult maux et douleurs. »
Il n'était pas facile de persuader au peuple que celui dont on avait tant parlé était bien vraiment mort... Il était caché, disait-on, il était tenu enfermé; il s'était fait
ANTHOLOGIE. 313
moine; les pèlerins l'avaient vu en Allemagne, à Rome, à Jérusalem ; il devait reparaître toi ou lard, comme le roi Arthur* ou Frédéric Barberousse! : on était sûr qu'il reviendrait. Il se trouvait des marchands qui vendaient à crédit, pour être payés au double alors que reviendrait ce grand duc de Bourgogne.
On assure que le gentilhomme qui avait eu le malheur de le tuer, sans le connaître, ne s'en consola jamais, et qu'il en mourut de chagrin. S'il fut ainsi regretté de l'ennemi, combien plus de ses serviteurs, de ceux qui avaient connu sa noble nature avant que le vertige lui vint et le perdit ! Lorsque le chapitre de la Toison d'or1 se réunit la première fois à Saint-Sauveur de Bruges*, et que les chevaliers, réduits à cinq, dans cette grande église, virent sur un coussin de velours noir le collier du duc qui tenait sa place, ils fondirent en larmes, lisant sur son écusson, après la liste de ses titres, ce doulou- reux mot : Trespassé.
MICHEL-ANGE ET LA CHAPELLE SEETINE
Le XVI* siècle commence par un grand mouvement artistique, la Renaissance, qui a son origine en Italie. Miehelet est amené ainsi à parler dupluspuissanl des artistes italiens, Michel- Ange, à la fois sculpteur et peintre. Il décrit les fresques de la chapelle Sixtino à Rome.
Le pape5, lui ordonna à lui sculpteur, de peindre la chapelle Sixtine. Michel-Ange n'avait jamais touché
1. Roi du pays de Gallea vers le [ une montagne.
des Gallois. due do Bourgogne, pore de Charles»
î. Empereur d'Aile iu»ene ; li lé- *. Bu Flandre,
gciirïc disait qu'il était enfermé d>ns ' 5. Jules II [.503-1M3).
314 I. HICHELET.
pinceau ni couleur, ne savait ce que c'était qu'âne fresque, et l'on voulait qu'il fil, en lace, en concurrence du plus facile et du plus grand des peintres1, cette œuvre énorme de peindre toute cette petite église (deux cents pieds sur cent pieds de haut). Il en frémit, essaya d'élu- der; Jules II fut inflexible. Michel-Ange fit venir les plus habiles maîtres de Florence pour apprendre la fresque2, les fit quelque peu travailler ; puis mécontent, il les paya et ne voulut plus les revoir. 11 s'enferma dès lors dans la chapelle, peignant seul et préparant seul, broyant seul des couleurs. Terrible épreuve de nature à tuer l'homme le plus robuste. Et arrivé au tiers de ce travail immense, il crut que tout était perdu. La chaux séchait lentement, et, par places, elle se couvrait de moisissures.
Ce qui aida fort Michel-Ange, c'est que la chapelle Sixtine, œuvre de Sixte IV3, l'oncle de Jules II, n'était qu'une pensée secondaire pour celui-ci, qui attachait la gloire de son pontificat à la construction de Saint-Pierre*. Il obtint d'avoir seul la clef de la chapelle, de n'avoir aucune visite. Celle du pape, qu'il n'osait refuser, il la lui rendait difficile, en ne laissant d'accès aux échafauds que par une raide échelle à chevilles où le vieux pape devait se hasarder.
Cette voûte obscure et solitaire, dans laquelle il passa au moins cinq ans (1507-1512), fut pour lui l'autre du Carmel, et il y vécut comme Élie '. 11 y avait un lit, sur lequel il peignait suspendu à la voûte, la tête renversée. Nulle compagnie que les prophètes et les sermons de
1. Raphaél.ni en 1-483 mort en 1510. |
1 4. Cathédrale d |
a Rama. |
ï. Peinture railaaieedet eouleors |
5. On disait qu |
s le prophète Juif |
détrempées dans l'eau de chaui sur |
Élie mit vécu c |
|
un mur fraîchement enduit |
||
3. Pauedei»71>l*S4. |
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ANTHOLOGIE. 315
Savonarole1. C'est donc dans celte solitude absolue des années 1507 à 1510, c'est pendant la guerre de la ligue de Cambrai, où le pape porta le dernier coup à l'Italie en tuant Venise1, que le grand Italien fit les prophètes et les sibylles3, réalisa cette œuvre de douleur, de liberté sublime, d'obscurs pressentiments, de pénétrantes lueurs. La lampe que le grand cyclope portait au front dans l'obscurité de sa voûte*, elle nous éclaire encore.
Il y a mis quatre ans. Moi, j'ai mis trente ans à l'interroger. Pas une année, du moins, ne s'est passée, que je ne reprisse cette Bible, ce Testament, qui n'est ni l'ancien ni le nouveau, mais d'un âge encore inconnu ; né de la Bible juive, il la dépasse et va bien au delà.
Dante, qu'il a suivi plus tard dans le Jugement dernier*, et trop sans doute, ne parait point du tout ici. Et les sibylles ne sont pas davantage virgiliennes6. Celles-ci sont robustes et terribles, et leur trépied de fer est le trône du destin.
Il faut bien se garder d'aller dans la chapelle, comme on fait, aux solennités de la semaine sainte et avec la foule. Il Tau', y aller seul, s'y glisser, comme le pape osait le faire parfr>is(mais Michel-Ange l'effraya en jetant une planche). Il faut affronter seul ce tète-à-téte. Rassurez-vous : cette peinture, éteinte et obscurcie par la fumée de l'encens et des cierges, n'a plus le même trait de terreur; elle a perdu de ses épouvan lements, gagné en harmonie, en douceur; elle participe de la longue
i florentin de la fin du
hapolle SlxUne
ires de Miche M 6. Ne ressembl le Virgile.
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31B J. MICHELET.
patience et de l'équanimité du temps. Elle apparaît noircie du fond des àgos, mais d'autant plus victorieuse, non surpassée, non démentie.
Il y a trouble d'atjord pour les spectateurs et difficulté de s'orienter. On ne sait, voyant de tous eôlés ces visages terribles, lequel écouter le premier, ni dans qui on trouvera un favorahle initiateur. Ces gigantesques personnages sont si violemment occupés, qu'on n'oserait s'adresser à eux. Car voilà Ézéchiel dans une furieuse dispute. Daniel copie, copie, sans s'arrêter ni respirer. La Libyca1 va se lever.
Le vieux Zacharie, sans cheveux, une jambe haute et l'autre basse, ne s'aperçoit pas même d'une position si fatigante, dans sa fureur de lire. La Perstca1, le nez pointu, serrée, dans son manteau de vieille qui lui en- loppe la tête, bossue de son Ions; âge et d'avoir lu ded siècles, lit, avare, envieuse, pour elle seule, un tout petit livre en illisibles caractères, où elle use ses yeux ardents. Elle lit dans la nuit, sans doute tard, car je vois à côté la belle Erythrœa qui, pour écrire, fait rallumer son feu éteint et remettre l'huile à la lampe. Studieuses el savantes sibylles qui sont bien du xvi* siècle. La plus jeune et la seule anlique,la Delphica3 ,qa\ tonne sur son trépied. Vierge et féconde, débordante de l'Esprit gonflé de ses pleines mamelles et le souffle aux narines, elle lance un regard âpre, celui de la Vierge de Tau- ride*.
Grand sou file et grand esprit! Quel air libre circule ici, hors de toute limite de nations, de temps, de reli- gions 1 Tout l'Ancien Testament y est, mais contenu. Et
1. Sibylle d'Afrique. 1 *. La prêtres» de 11 drfeue de
3. Sibylle do Perte. Tiuride (Grimée), chargée diiumo-
3. La Pythanhio de Del|uiui. | 1er dei victimet humaines.
ANTHOLOGIE. 817
ceci le déborde. Du christianisme, nul signe. Le salut vicndra-l-il? Rien n'en parle, mais tout parle du juge- ment. Ces anges mêmes sont-ils des anses? Je n'en sais rien. Ils n'ont pasd'ailes. Êtres à part, enfants de Michel- Ange qui n'eurent jamais, n'auront jamais de frères, ils tiennent de leur père, d'Hercule1 et de Titan*.
Si David, logé dans un coin, chante le futur Sauveur, il faut croire qu'il chante à voix basse. Nul ne semble écouter. Isaïe, son voisin, si profondément absorbé, fait peu d'attention à l'appel d'un enfant qui peut-être lui dit: Écoule! Il tourne un peu la tète, la tête et non l'esprit; dans ce mouvement machinal, sa rêverie dure et durera.
Justice et jugement, la grande attente d'un terrible avenir, c'est ce qui emplit la chapelle Sixtine. Un fré- missement de terreur y fait trembler les murs, les voit tes, et, pour se rassurer, on ne sait où poser les jeux. Voici des mères épouvantées qui pressent leurs enfants contre leur sein. Là, une figure pâle qui sur un dévidoir voit filer l'irrésistible fil que rien n'arrêtera. Un autre, en face d'un miroir, voit s'yréfléehir des objets qui sans doute passent derrière lui, si effrayants, que de son pied crispé il frappe au mur, recule. Même geste au plafond et souvent répété dans les figures d'en haut, figures désespérées, qui ébranlent la voûte à coups de pied. Ils entendent rouler le tonnerre de la prophétie, qui les a pris en plein sommeil. On le voit par leurs camarades réveillés en sursaut, qui se jettent hors des couver- tures, les cheveux dressés de terreur, ramassent et brouillent leurs vêtements, sans y voir, d'une main tremblante.
i I S. Les Titans étalent d«> géanta
J. MICHELET.
BRUNELLESCHI ET SANTA URU DELLS FIORI
Le plus grand architecte de la Renaisaane« italienne est Bmnel- oschi, qui travaillait pendant la première moitié du xv' siècle.
Le Florentin Brunelleschi était, dit son biographe, un homme d'une volonté terrible, qui avait commencé par apprendre tous les arls au profit de l'art central qui trouve dans les mathématiques son harmonie et sa durée.
Perspective, mécanique, arts divers de l'ingénieur, voilà la route par laquelle il alla serrant toujours la pour- suite de cette Uranie* qui imite sur la terre la régularité du ciel et l'éternité des constructions de Dieu.
Brunelleschi vend un petit champ qu'il avait, et s'en va à Borne avec son ami, le sculpteur Donalello. Voyage périlleux alors. La campagne romaine était déjà horrible- ment sauvage, courue des bandits, des soldats des Co- lonna, des Orsini*. Chaque jour, en ce désert, l'homme se perdait, le buffle sauvage devenait le roi de la solitude. Elle continuait dans Borne. Les rues étaient pleines d'herbe, entre les vieux monuments9 devenus des" forte- resses, défigurés et crénelés. Ce n'était pas la Borne des papes, mais celle de Piranesi*, ces ruines grandioses et bizarres que le temps, « ce maître en beauté, » a savam- ment accumulées dans sa négligence apparente, tes noyant d'ombres et de plantes, qui les parent et qui les détrui- sent. De statues, on n'en voyait guère; elles dormaient encore sous le sol; mais des bains immenses restaient, onze temples, presque tous disparus maintenant, des
ANTHOLOGIE. 319
su b s tractions prorondes, des égotils monumentaux où au- raient pu passer les triomphes des Césars, toutes les sombres merveilles de Roma sotterranea *•
Pétrarque * avait désigné Rome oubliée à la religion du monde. Brunelleschi la retrouva, la recomposa en esprit. Que n'a-t-il laissé écrit ce courageux pèlerinage I Presque tout était enfoui. En creusant bien loin dans la terre, on trouvait le faite d'un temple debout. Pour atteindre cette étrange Rome, il fallait y suivre les chèvres aux plus hasardeuses corniches, ou, le flambeau à la main, se plonger aux détours obscurs des abîmes inconnus.
Il apprit des Romains tous leurs secrets, et, de plus, celui de les surpasser.
L'ambition tilanique de Brunelleschi, sa foi au calcul, lui firent croire que, sur des assises moins larges, il met- trait premièrement les voûtes énormes des Tarquins *, et, par-dessus, enlèverait le Panthéon* à trois cents pieds dans les airs.
Il revint et demanda à achever la cathédrale de Flo- rence, Santa Mariadelle Fiorî,dont l'architecte était mort après avoir seulement jeté les fondations en terre. Fon- dations octogones et d'un plan particulier qui compliquait la question.
Il s'agissait de faire pour la première fois une con- struction durable, qui se soutint elle-même et sans secours étrangers.
Le grand artiste dit son plan. Hais personne ne voulut comprendre. Les juges se mirent tout d'abord du coté des impuissants. Tous rient. II fut convenu qu'il était
390 J. M1CHELET.
fou. On le dît; le peuple le crut, et on disait en le voyant
passer : « C'est ce fou de Bninelleschi. »
Cependant, les autres ne proposant rien, on daigna le faire revenir : « Eh bien, montre-nous ton modèle, » Ils l'auraient copié sans doute. A ces malicieux ignorants, Brunellesehi répliqua par un argument digne d'eux, il tira un œuf de sa poche : c Voilà le modèle, dit-il, dressez-le... » Et, personne n'y réussissant, il le casse et le fait tenir. Tous crient : € Rien n'était plus simple ! — Eh ! que ne vous en avisiez-vous ? >
Je voudrais pouvoir tout conter. C'est tout à la fois l'héroïsme et l'art, l'œuvre et le martyre du génie. Il vainquit, à condition qu'il subirait comme adjoint un sculpteur qui entravait tout. Mille autres difficultés lui vinrent. Ses ouvriers le quittèrent. Il en fit. Il apprit à tous leur métier, aux maçons à maçonner, aux serruriers à forger, etc. Il eût échoué cent fois, s'il n'eût été sou- tenu dans le détail par celle étonnante universalité qu'il avait de bonne heure acquise et surbordonnée au grand but.
Sans charpente, ni contrefort, ni arc-boutant, sans secours d'appui extérieur, se dressa la colossale église, simplement, naturellement, comme un homme fort se lève le malin de son lit, sans chercher ni bâton ni bé- quille. Et, au grand effroi de tous, le puissant calcula- teur lui mit hardiment sur la tête son pesant chapeau de marbre, la lanterne, riant de leurs craintes et disant : c Cette masse elle-même ajoute à la solidité. » Voilà la Renaissance, le mariage du beau et du vrai.
«Où voulez-vous être enterré? » demandait-on à Michel-Ange, qui venait de bâtir Saint-Pierre. « A la place d'où je pourrai contempler éternellement l'œuvre de Brunelieschi. s
ANTHOLOCIE.
PASSAGE DES ALPES PAR L'ARMEE FRANÇAISE
Les expéditions des rois do France en Italie, de Charles TU à François I", donnèrent occasion aux fantassins français de montrer leurs qualités militaires.
L'Angleterre eut ses fantassins à Poitiers, à Azin- court1, et pourtant elle ne créa pas une tradition d'infan- terie. L'Espagne eut ses fantassins, sous Charles-Quint, Philippe H, e t jusqu'à Rocroy1; cette tradition commencée s'arrête au xvi* siècle. Mais la France, des Charles VIII, par ses Gascons et ses Bretons, dès Louis XII, par ses Picards et autres Français du Nord, sous François I,r, par l'institution des légions provinciales3, commença une tradition durable qui se perpétue jusqu'à nous.
Dans la courte et foudroyante campagne de Gaston de Foix *, on entrevit le Français comme premier marcheur du monde; c'est dire, éminemment soldat. Au premier passage des Alpes, sous François I"',on le vit comme le grand, l'admirable ouvrier de guerre (qu'a décrit le gé- néral Foy8 dans les guerres de la Péninsule')i improvisant de ses mains, de sa brillante activité, mille moyens su- bits, inconnus, sachant tout s coup, aujour du péril, les arts qu'il n'apprit jamais, frayant des voies inattendues par les abtmes où le chasseur ne se hasardait qu'en trem-
mandn.it l'armée franc aise et fut tu |
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à Rave mis. |
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par les Frin- |
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lungua résis- |
S. Général de l'empire, devint sou |
pagnole. |
la Restauration un onteur célèbre |
du parti libéral (1775-1825). |
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lent être re- |
7. Sous ce titre le général Foy „ |
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va J. HICHELET.
blant, légitime conquérant des Alpes, roi des monts qu'il sait seul franchir.
Jamais les autres nalions: Allemands, Suisses, Italiens, Espagnols, n'ont deviné par on les Français allaient pas- ser : toujours, ils ont été surpris.
Les Pïémontais et Autrichiens gardaient les Alpes et la Corniche'; Bonaparte passe à Albenga, au défaut des montagnes entre les Alpes et l'Apennin'. Chemin trop facile, a-t-on dit; mais s'il était le plus facile, c'est celui qu'il fallait garder.
De môme au passage du grand Saint-Bernard3, on s'é- cria que, cette fois, on ne pouvait s'y attendre. La voie était trop difficile; un fort pouvait arrêter tout. Le fort de Bard* faillit faire manquer toute l'entreprise. L'armée passa furtivement, par un tour de force inouï que pou- vait faire seul le bras de la France, cinquante mille hommes se trouvèrent passés en bonne fortune de l'autre coté des monts.
Mais ce miraculeux passage l'est moins que celui de 1515, exécuté avec les moyens tellement inférieurs de l'époque, et par une voie, après tout, moins frayée encore. L'artillerie était beaucoup pins pesante alors, et le génie n'était pas né. Le passage fut si rapide, et si brusque et si inattendu, que le général ennemi, Prosper Colonna, fut trouve à table par le chevalier Bavard ', et demanda si les Français étaient descendus du ciel. Les Suisses, qui gardaient les routes ordinaires du mont Cenis* et du mont Genèvre, se croyaient sûrs de
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ANTHOLOGIE. 3«
barrer le pas de Suse où les deux routes aboutissent, et comptaient que la gendarmerie1 viendrait à ce lieu étroit où cinquante cavaliers peuvent à peine charger de front, heurter contre leur mur de fer, se briser sur leurs lances. L'expérience de Novare et de Guine- gateJ montrait que cette brillante cavalerie, les premières charges repoussées, était sujette à d'étranges paniques. On avait chansonné en France \i journée des Éperons3, et l'on disait hardiment que les gendarmes étaient des fièvres armés.
A ce moment notre jeune infanterie se formait sous un maître habile, Pietro Navarro*, passé au service de France. L'ingrate et sordide avarice de Ferdinand5 l'eût laissé mourir sans rançon dans sa captivité de Ravenne. Cet homme de génie, qui connaissait si bien les bandes es- pagnoles, trouva pour leur opposer des montagnards fermes et vifs, nos Basques et la verte race des hommes de Dauphiné. En tout, un corps de dix mille hommes. On y joignit huit mille Français, Picards, Bretons, Gas- cons. Ajoutez irois mille pionniers et sapeurs, Français de même. Ce sont ces vingt et un mille hommes qui, de leurs bras, de leur audace, de leur industrieuse agilité, exécutèrent en cinq jours le miracle du passage, domp- tant et perçant le rocher, enlevant et faisant passer sur la triple échine des Alpes soixante-douze énormes canons, cinq cents petites pièces à dos de mulets, un nombre immense de charrettes, deux mille cinq cents lances
4, Capitaine espagnol f;
R.venne, enlSiï.
5. Le roi d'Aragon.
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324 J. MIliHKLLT.
(chacune de huit hommes), et vingt mille lansquenets ' allemands.
On était arrivé à Lyon avec l'imprévojance ordinaire. On sut que tout était fermé. Le vieux Trivulce* se mit à courir les Alpes, et trouva cet affreux passage entre les glaces et les abîmes. Sauvages gorges où nul marchand, nul colporteur, nul contrebandier, n'avait imprimé ses pas. La virginité de leurs neiges n'était effleurée, depuis la création, que par l'enfant de la montagne, le craintif et rusé chamois, et parfois aussi, peut-être, par l'intré- pide folie du chasseur que la passion entraîne aux corni- ches étroites des gouffres.
La Durante une fois passée, on monta jusqu'au rocher de Saint-Paul, qui arrêta court. On le perça avec le fer, travail énorme qui se fit en un jour. Ce n'était encore qu'à Rarcelonnetle3, c'est-à-dire au pied des Alpes.
La chaîne centrale des monts se dressait ici, le dos monstrueux qui sépare les eaux qui vont au Rhône de celles que recevra le Pô. Pîetro, qui élail l'inventeur des mines, fit sa route à force de poudre, faisant sauter des blocs énormes. C'était encore le plus facile. Le plus ha- sardeux était, sur les rapides glissades, au-dessus des pré- cipices, de s'accrocher et d'enfoncer les premiers pieux sur lesquels on devait jeter des ponts, d'établir le long des abîmes des galeries en bois où les chevaux osassent passer et, sur ces frêles improvisations de charpentes tremblantes, gémissantes et criantes, de rouler 72 gros canons de bronze. Souvent, on n'osait le faire. Et alors avec des câbles, on descendait les canons au fond de l'a- bîme, pour les remonter de l'autre côté avec un effort infini.
i. Fantassins armés de la pique. I roi an France.
î. Capitaine italien »u tanks du I 3. Da.ni lei Basaci-Alica.
On trouva enfin la pente italienne de la vallée de la Stura1. Mais là, le mont P ic-di-Porco se mettait encore en travers, dernière défense que les Alpes vaincues oppo- saient à cette titanique' entreprise. On la franchit le qua- trième jour, et le cinquième, on était dans les plaines de Saluées3, l'entrée de la Lombardie.
CALVIN ET GENÈVE
C'est en Allemagne que commença la Réforme : le luthéranisme Tut une réforme tout allemande. Le chef de la Réforme française fut un Picard, Calvin, qui, par suite d'un hasard, s'établit à Genève, et ; créa un centre de propagande- Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un greffier de Noyon1 qui, tour à tour, travailla dans les deux justices, ecclé- siastique9 et civile, Calvin se trouve avoir en naissant un pied dans le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement aider de Rousseau* ou de Ro- bespierre'. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa mort. C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec surtout, et les lettres saintes.
:rpnl de s'emparer du ciel. 3. Philosophe génetoii du xvnr
de Turin. I siècle, auteur du Contrat lociai.
« Tille de l'Oise qui était I 7. Chet du parti Jacobin pendan
323 J. MICHELET.
Il était fort timide, défiant, ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là, il fallait un coup imprévu, uue manifeste nécessité morale, la violence du ciel et de la conscience, si j'osaisdire, la tyrannie de Dieu.
Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère obscurité, et changea sa vie sans re- tour.
Son livre, l'Institution chrétienne, n'était nullement d'abord le gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était une courte apologie.
Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. . C'était une langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines*, trente ans avant Montaigne1, déjà la langue de Rousseau.
C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après V Emile : Conticuit terra. Mais combien plus dut- on le dire quand, pour la première fois, elle jaillit, celte langue, sobre et forte, étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà tout armée.
Voilà donc celte France légère, cette France rieuse, dont le gaulois naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme révolution !
Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les livres. Mais il était perdu, Dieu ne devait plus le lâcher.
Farel* vint le prendre là, grondant et refusant. Il l'en- leva, et le mit ou ? A Genève, dans la ville la plus anti- pathique à son génie. Calvin lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et qu'il n'y ferait rien de bon. Farel rit, alla son chemin.
1. Historien franc*" Jo la fin du I verliau prolesunli«iue;l*[ouvenie-
IV siècle, autear de Mémoiret. ment de Berne l'ivait ehargé défaire
S. L'aoleor des E'iaii . la réforme dans les paya de langue
S. Gentilhomme dmijiliinoii cou- | française qui appartenaient à Berne.
ANTHOLOGIE. 3Î7
Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie. Sa situation est charmante, pleine d'air et de vie. Avec ce grand miroir du lac et ce brillan i fleuve azuré, Genève a double ciel, deux fois plus de lu- mière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre routes. De Savoie et de Lyon, de Suisse et du Jura, tout y passe. Circulation constante de marchands et de voya- geurs, de visages nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à l'avenant, légère de parole et de vie. Mœurs du commerce, mœurs des seigneurs; chanoines et moines, chevaliers et barons, tous venaient jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie girouette et le nez au vent.
Qu'on juge de l'impression que ce sombre Calvin, ma- lade, amer, le cœur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là ! Il chercha la rue la plus noire, d'où l'on ne vit ni le lac ni les Alpes, l'ombre humide et ver- datre des grands murs de Saint- Pierre'. Mais les hommes le choquaient encore plus que tout le reste. Il déteslait Froment*. Il avait ses amis en abomination, presque au- tant que ses ennemis.
Genève chassa Calvin; mais les désordres augmen- tèrent, et elle le rappela elle-même. Il refusait, écrivait à Farel : « Je les connais ; ils me seront insupportables, et raoi à eux... Je frémis d'y rentrer. » Farel l'y contrai- gnit.
Quand j'entre dans le vieux collège de Calvin et de Bèze3, quand je m'assois sous les ormes antiques, quand
3. Principal disciple i
328 J. MICHELET.
je visite l'académie et l'église, où Calvin, faible, exté- nué, parfois soutenu sur les bras de ses auditeurs, en- seignait et prêchait à mort, je sens bien que le grand souffle de la Révolution a passé là. Ces vaillants docteurs du passé nous ont préparé l'avenir.
Huit cents auditeurs, de toute nalion et de toute langue, ('écoutaient ; émigrés la plupart ou fils d'émi- grés1. Parmi eux, nombre d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait cordon- nier.
Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout par- tait.
Trente imprimeries, jour et nuit, haletaient pour mul- tiplier les livres que d'ardents colporteurs cachaient sur eux, faisaient entrer en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Missions terribles 1 Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un Évangile fran- çais, ils étaient sûrs d'être brûlés.
L'imprimerie, qui se rjpanditea Europe dam la deuxième moitié
du XV siècle, apparut d'abord comme un art presque sacré à ceux qui le pratiquaient.
Virgile fut imprimé en 1470, Homère en 1488, Aristote en 1498, Platon en 1512.
Si Pétrarque pleurait de joie en voyant Homère ma- nuscrit, le touchait et le baisait, ne pouvant encore le
1. L> plupart do anciennes faniillei couiidsrablei de Genève avaient été
ANTHOLOGIE. 319
comprendre, quel aurait été son transport de le voir multiplié dans les nobles caractères' de Venise et de Flo- rence, circuler par toute l'Europe, versant à tous la pure lumière du ciel hellénique, la fraîcheur de ses vives eaux, ces torrents de jeunesse qui coulent éternellement des sources de l'Iliade.
Hais on ne sait plus aujourd'hui les sueurs, les veilles inquiètes que coulèrent aux grands imprimeurs ces pre- mières publications des manuscrits difficiles, discordants, de l'antiquité. Œuvre sainte 1 Ceux qui y mirent les pre- miers la main furent saisis d'une émolion religieuse et d'une anxiété immense. Tels ils allaient les rendre au monde, ces dieux de la pensée, tels il les garderait. Im- primeurs, correcleurs, éditeurs, ils ne dormaient plus (l'un d'eux trois heures par nuit) ; ils demandaient à Dieu de réussir, et leur travail était mêlé de prières. Ils sentaient qu'en ces leltres de plomb, viles et ternes, était la Jouvence9 du monde, le trésor d'immortalité.
La Rome et la Jérusalem de cette religion nouvelle, l'imprimerie, sont bien moins Mayence et Strasbourg3, que Venise, Bàle et Paris. Les premières n'ont fait qu'imprimer. Paris, Bàle et Venise ont édité, avec des travaux infinis d'épuration, correction, critique, discus- sion des textes et variantes, les bibles épineuses de la phi- losophie, je veux dire l'œuvre immense de Platon, si délicate de finesse, de grâce et de dialectique, où l'accent, la virgule, change tout, détruit tout, rend l'intelligence impossible; — l'œuvre encore bien plus gigantesque
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4. T. ps imprimnu avaient adopté dai c |
ra de Venli .racleras d'ini |
dile gothique. |
j forme, beau |
330 J. HICHELET.
d'Aristote, formidable encyclopédie de l'antiquité1, écrite dans une langue algébrique, tellement concise el abstraite! On avait bavardé infiniment sur Aristote et Platon, on les avait traduits faiblement, peu fidèlement.
Combien cette grande mère, la noble, la sereine, l'héroïque antiquité, parut supérieure à tout ce qu'on connaissait, quand on revit, après tant de siècles, sa face vénérable el charmante!
Il y eut là, en effet, un mystère amer pour l'humanité. Le nouveau se trouva le vieux, le ridé, le caduc. L'anti- quilé parut jeune, et par son charme singulier et par un accord profond avec la science naissante. Un sang plus chaud, une flamme d'amour revint dans nos vieilles veines avec le vin généreux d'Homère, d'Eschyle et de Sophocle. Et, non moins viril qu'enchanteur, le pénie grec guidait Copernic* el Colomb3. PythagoreelPhilolaiis* leur enseignaient le système du monde. Aristote leur ga- rantissait la rotondité de la terre. Platon leur montrait l'Occident et désignait les Hespérides*.
Est-ce tout? Non, notre cœur demandait à l'antiquité autre chose que l'Amérique, autre chose que la science ou le charme littéraire. Nous lui demandions surtout de désemp ri sonner nos âmes, de nous faire respirer mieux, d'accorder à nos poitrines l'élargissement d'une moralité plus douce et vastement humaine, non liée à la formule byzantine, obscure, de Nicée. Nous lui demandions, non pas de briser l'autel, mais de l'étendre; non de suppri-
1. Artslole, philosophe grec do vert l'Amérique.
luire.
3. Navigateur
ANTHOLOGIE. 931
mer les saints, mais de les multiplier, d'ouvrir les bras de l'Église à saint Socratel,aux Antonins',etàvousaussi, saint Virgile!
t Saint Virgile, priez pour moi ! » Moi-même j'avais ce mot au cœur, bien avant de savoir qu'un autre a parlé ainsi au xvi" siècle 3^ Et qui pins que moi a droit de le dire, moi, élevé sur vos genoux, qui n'eus si longtemps nul autre aliment que l'antiquité adoucie par vous ; moi qui vécus de votre lait avant de boire dans Homère le vin, le sang et la vie ? Mes heures de mélancolie, jeune, je les passai près de vous; vieux, quand les pensées tristes viennent, d'eux-mêmes, ces rhylhmes aimés chantent en- coreà mon oreille; la voix de la douce sibylle suffit pour éloigner de moi le noir essaim des mauvais songes.
Venez, dans la nuit noire encore; montons, l'hiver, dé grand matin, la rue Saint-Jacques. Voyez-vous toutes ces lumières? Des hommes, des vieillards même, mêlés aux enfants, vont portant sous le bras l'in-folio, de l'autre le chandelier de fer. Vont-ils tourner à droite? Non, la vieille Sorbonne' est endormie encore; elle se tient chaude entre ses draps. La foule va aux écoles grecques. Athènes est à Paris. Cet homme à grande barbe, dans sa majestueuse hermine, c'est le descendant des empereurs, Jean Lascaris5. L'autre docteur, c'est Aléandre, qui en- seigne l'hébreu. Valable9 est à ses pieds, qui écrit et déjà imprime. Etrange renversement des choses 1 Cette ville, qui vers 1300 ravit aux Juifs leurs manuscrits pour les
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3. Les lÈbrcs' pu |
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333 I. M1CHBLET.
anéantir', elle les imprime aujourd'hui. En 1508, on fond les premiers caractères hébraïques. La vieille loi, si cruellement persécutée par la nouvelle, devient impé- rissable, multipliée par les chrétiens. Le défenseur des livres juifs, Reuchlin1, ébranle l'Allemagne de sa lutte héroïque contre les ignorants persécuteurs et destruc- teurs de livres, qui les brûlent, ne sachant les lire.
Croyons aux victoires de l'esprit ! Au moment où l'Espagne détruit les livres par milliers3, l'Allemagne, la France, l'Italie en impriment par millions !
Nul Heu, ni temple, ni école, ni assemblée de nations, n'a jamais porté à mon cœur la religieuse émotion que j'éprouve quand j'entre dans une imprimerie. Le poète ouvrier de Manchester l'a très bien dit : t La presse est l'arche sainte ! > Les révolutions de Paris se sont faites autour de la presse. Imprimeur en 93, mon père avait planté ta sienne au chœur même d'une église, et j'y suis né.
LE PAJ.AIS DE FONTAINEBLEAU
Le palais de Fontainebleau, commencé sous François 1", est une des oeuvres les plus célèbres de la Renaissance française.
Fontainebleau est surtout un paysage d'automne, le plus original, le plus sauvage, le plus doux, le plus re- cueilli. Ses roches chaudement soleillées, ses ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre, qui font rêver avant l'hiver ; à deux pas, la petite Seine entre des
i. AUmioD à lu peraécuUon cent! Isi Juifs tout Philippe la Bel.
1 Énidit allemand qui étudiait ! fret et l'hébreu.
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raisins dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce qui resterait de la vie, une goutte réservé* de vendange.
Mais ce sont les blessés surtout, les blessés du cœur, qui ont affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tris- tesses profondes sur la ruine du moyen âge, vient prier dans celte forêt. Louis XIV, vaincu, fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu'ironie, et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre.
Là aussi François I", découragé des guerres lointaines, veuf de son rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y a refait les galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés des villas lombardes qu'il ne verra plus Il fait sa galerie d'Ulysse. Son Odyssée est finie. 11 ac- cepte, la destinée le voulant ainsi, son Ithaque.
Tous honorèrent les artistes. Mais François I*rlesaima.
Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande : il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci1 vint chez lui, en 1518, il fut l'objetd'une telle idolâtrie, qu'à son âge de quatre-vingts ans il chan- gea la mode et fut copié par le roi et toute la cour pour les habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. Tout le monde, à son exemple, prononçait à l'italienne. On le voit par les lettres de Marguerite*, qui écrit comme elle prononce : chouse pour chose, j'ouse pour j'ose, ows pour os, etc.
Le sac de Rome en 15273,la chute de Florence en I5321, avaient été en quelque sorte une ère de dispersion pour
1. lin des plus grands peintres de 1 3. Par les soldats de Cnirk
la Renaissance, chef de l'école Loiu- en guerre avec le pape,
barde. *. Li république de F
S. Sœur de François I«. 1 tomba au pouvoir des Médici:
Cookie
331 J. MICHELET.
l'Italie. La concentration fut brisée. L'art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain1 s'en va à Mantoue, et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare, et, pour le monstrueux empire d'Iwan le Terrible', bâ- tissent le monstre du Kremlin3. D'autres encore viennent en France ; dans la matière la plus rebelle, le grès de Fontainebleau, Us trouvent des effets imprévus, singuliè- rement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obs- cure et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces mascarons effrayants de la cour ovale; de là ces Atlas surprenants qui gardent les bains dans la cdur du Cheval blanc, hommes-rochers qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme, témoignant du moins qu'en la pierre il y a le rêve inné de l'être et la velléilé de devenir.
Je ne suis pas loin de croire que ces Italiens, ayant perdu terre, dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d'autant plus libres en terre barbare qu'ils étaient sûrs d'être admirés, prirent ici une hardiesse qu'ils n'avaient pas eue chez eux*. Le Rosso1 n'ayant affaire qu'à un maître qui ne voulait qu'amusement, qui disait toujours : Osez, a, pour la petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble dans la plus fantasque audace.
C'est la nature, et c'est un ravissement.
Plus François I" déclina, plus il fut amoureux des
de l'école romaine
*. A l'Époque on erojall que 1
ANTHOLOGIE. 33.1
arts. On sait son mot à Cellini1 : « Je ('étoufferai dans l'or.» Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso, il dit : « Je te fais chanoine. » Ce pieux artiste eut un ca- nonial de la sainte Chapelle.
Rosso n'en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce fut aussi le sort du grand et charmant André del Sarte'. Du moins, avant son malheur, il ramassa tout son génie, et fit pour François I" le plus frémissant tableau qui ait été peint jamais : cette chose vivante et brûlante comme une haleine de Dieu, la Charité (qui est au Louvre) !
Pour orner sa chambre, François I*r n'appela pas un étranger ; il prit un Français, un jeune homme, la main ravissante de ce magicien Jean Goujon3, qui donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.
Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune homme, essai hardi, incorrect et heureux. Oùa-t-il pris ces corps charmants, si peu pro- portionnés, nymphes étranges, improbables, infiniment longues et flexibles? Sont-ce les peupliers de Fontaine- belle-eau, les joncs de son ruisseau, ou les vignes de Thomery* dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure humaine ? Les rêves de la forêt, les songes d'une nuit d'été', qui ne se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin, ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà,, ces
i. Ciseleur italien (1500-1511). i t. Village au sud-onott de Fonlai-
î. Peintre italien. ! nebleau.
3. Sculpteur, né en 1530, lue eu I 5. C'est le litre d'une féerie de.
157ï,lejourdelaSaint-Barlliélemj. | Shakespeare.
396 1. MIT. HELET.
nymphes charmantes, captives, fixées par l'art ; elles ne s'envoleront pins.
Cette chambre, qui n'est pas très grande, la galerie rabelaisienne, chaude et basse de plafond, qui domine Ee petit étang, ce furent les abris des dernières années de François I*r, les témoins de ses conversations. 11 était curieux, inlerrogalîf. Et jamais il n'y eut tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées que rencontra Pantagruel ', et qui dégelaient par moment*, îl ne tient à rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des murs. Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le coq d'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces nouveaux sujets d'entretien.
L'art au milieu du siècle avait déjà décliné.
Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, com- mençait le genre noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse. Adieu la fantaisie. Que trouver dé- sormais qui ressemble à Chambord3, à l'exquise petite galerie de Fontainebleau ?
L'ITALIE DU CORBÉOE
H ichelet décrit l'aspect du pays lombard qui a fourni tes paysages des tableaux du Corrège, le plus gracieux des peintres italiens.
La Lombardie n'était plus au zvi* siècle ce qu'elle
t. Geint nu |
ie.t L'uniss héroi di |
i 1 biier et qui décèlent |
iu prinlimp.. |
te lia bêlais. |
3. Château lu bord |
de lu Loire, |
|
î. Ce »Dt |
des uarolei geléea ai |
i 1 blli tous Francola I». |
ANTHOLOGIE. 337
avait été. Elle avait cruellement souffert, infiniment perdu1. Mais, comme il arrive dans ces grands naufrages, les lieux élus où l'on concentre les débris semblent d'autant plus riches.
Les villas lombardes étaient ravissantes par le mé- lange d'art et de nature, de ménage champêtre, qu'aiment les Italiens. Nos châteaux, encore militaires, dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la cam- pagne et le travail des champs, la terre des serfs ; noble- ment ennuyeux, ils offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien supérieures par l'art, et vrais musées, n'en admettaient pas moins familièrement les jardinages, s'étendant librement tout autour en parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII, qui les virent les premiers, en ont l'ait des tableaux émus.
Gardées au vestibule par un peuple muet d'albâtre ou de porphyre, entourées de portiques « à mignons fenestrages », ces charmantes demeures recelaient au dedans non seulement un luxe éblouissant d'étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs, mais d'exquises recherches de jouissances d'agrément, d'uti- lité, où tout était prévu : caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits profonds de duvet, et jusqu'à des tapis de Flandre, où, garanti du marbre, put, au lever, se poser un petit pied nu.
Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus variées. Tout près, l'idylle du ménage des champs.
i. Pendant leiguerroa des Kriousla elde. EspaBaoli.
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338 J. MICOELET.
Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf, avec la vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en liberté, la fenaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre* ou des Alpes aux neiges éternelles.
L'hiver n'ôte rien à ces paysages. L'abandon même et les ruines y ajoutent un charme nouveau. Dans les jar- dins où cesse la culture, dans les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses semblent se plaire à l'absence de l'homme. Elles snnt maîtresses du logis, s'emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et caressent les statues veuves. Tout cela très sauvage et très doux, d'un soave austero* dont on se défie peu, mais trop puissant sur l'âme, l'endormant, la ber- çant de vains rêves.
C'est le moment d'une grande révélation pour l'Italie. Aux pures madones florentines" que déjà Raphaël anime, l'étincelle pourtant manque encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant, le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas pleurer. Qui saisira ce trait? Celui qui l'eut lui- même et qui en meurt. Le paysan lombard du village de Correggio*, l'artiste famélique qui ne peut nourrir sa fa- mille : il saisit ce qu'il voit, cette Italie nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C'est la petite sainte Catherine du Mariage mystique1 (voyez au Louvre),
1. L'Apennin, formé de roches cal- ] 4. Le peintre que nous appelons
caires, borde la Lomberdie aiuud. | Corrige s'appelait Allei-ri; Con-ègo
3. Doux et sévère, : est lo nom do son village.
3, Raphaël (1*83-15201 a fait beau- 5. Ge tableau représente le ma-
ANTHOLOGIE. 339
pauvre petite personne qui ne vivra pas, ou restera petite. Plus que maladive est celle-ci ; elfe n'est pas bien saine ; on le voit aux attaches irrégulières des bras, qu'il a stric- tement copiées. Et, avec tout cela, il y a là une grâce dou- loureuse, un perçant aiguillon du cœur qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d'un contagieux frémissement.
Telle était l'Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n'eut qu'à copier. 11 puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre la souffrance et la grâce (Pnid'hon1 l'a eu seul après lui). Heureusement pour l'Italien, si la race changeait le ciel était le même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s'envolait dans la lumière.
MAHQUEBTTE DE VALOIS (PORTRAIT)
Marguerite, sœur de François I", a joué un rôle dans la Renais- sance et dans la Réforme française. Elle protégoa plusieurs écri- vains et s'intéressa à la fois aux lettres et aux questions religieuses.
Mauvais poète, charmant prosateur, c'était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé, qui volait à tout, se posait sur tout, n'enfonçant jamais, ne tenant à la terre que du bout du pied. Il faut pourtant excepter le galimatias mystique du temps, où, sur les pas de Brîconnet1, son pesant guide spirituel, il lui arrivasouvent d'alourdir ses ailes légères.
Elle n'eut au cœur que deux passions, qui lui créèrent
340 ). MICHELE!'.
contre toutes les autres un alibi continuel. L'une, c'était l'amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit cher- cher les études qui attirent le moins les femmes, les langues et l'érudition même, la menant du latin au grec, du grec à l'hébreu. Briçonnet le lui reproche : * S'il y avait au bout du monde un docteurqui, par un seul Terbe ■ abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez comme au feu. »
L'autre passion, ce fut le culte, la foi, l'espérance, la parfaite dévotion, qu'elle eut, de la naissance à la mort, pour son frère François I*r.
Il y a très peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est, je crois d'imagination, calqué sur quelque portrait de François I". La véritable effigie (voir Trésor de numismatique) est le revers d'une médaille qui porte de l'autre côté sa mère, Louise de Savoie. C'est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui ouvre tout un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les docu- ments écrits, qu'on s'écrie : « C'est la vérité. »
La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu avant sa mort, lorsqu'elle était toute- puissante, et probablement quand elle lit l'acte important de sa vie, le Traité des Dames, ou de Cambrai, en 1529'. Elle avait alors cinquante-trois ans, sa fille trente-sept. La mère, forte et grande figure, n'a pas besoin d'être nommée ; elle l'est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et charnu de François 1".
Sa fille est un parfait contraste. Il semble que la sa- voyarde dont elle fut te premier enfant s'essaya à la ma- ternité par cette faible et fine créature, le pur élixir des
1. Une seule parole.
i. Tnilé de ptii entre Frincoii I" el C h a rie i -Quint.
ANTHOLOGIE. 341
Valois, avant de jeter en moule te gros garçon qui gâta tout1, ce vrai fils de Gargantua1.
Marguerite, sa sœur, est certainement petite-fille du poète Charles d'Orléans3. Elle a la fiçure usée de bonne heure des races nobles, affinées, vieillies. Elle dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à gens moins Agés : « Votre tante, » ou : t Votre vieille mère. »
Elle était très-peu faite pour les travaux de la mater- nité. Elle n'eut pas d'enfant du duc d'Alcnçon. Et de Jean d'Albret.son second mari, elle en eut, mais péniblement, toussant beaucoup, affaiblie des jambes et des yeux, si bien qu'en 1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se préparer pour écrire une lettre. Ses enfants moururent ou restèrent très faibles ; spécialement Jeanne d'Albret', qui n'avait pas même remué dans le sein de sa mère, et, encore jeune, eut plusieurs maladies qu'on croyait mortelles.
11 ne faut pas s'étonnersi, dans la médaille, l'admirable artiste nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est bien de cet esprit abstrait que Rabelais évoquait du ciel pour le faire descendre dans son livre.
Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon', comme elle, délicat, nerveux, maladif, où la pâle figure conserve un léger mouvement oblique, allure gracieuse- ment serpentine, comme d'un homme infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.
J'aime mieux la reine de Navarre. Elle tient de ce
I. MICHELET.
mouvement, mais elle a le sourire plein d'esprit, de malice, de bonté.
Ce qui suit est un épisode de l'histoire de l'Empire ottoman, la vie du grand visir Ibrahim.
Ibrahim, fils d'un matelot grec de Praya, était de cette race énergique et rusée qui remplit tout l'Orient de son activité. Enfant, il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie ', qui, d'un coup d'œil de femme, vit qu'il était né pour plaire et monter au plus haut. Il apprit le persan, l'italien, plusieurs langues d'Asie et d'Europe, lut les poètes, l'histoire, dévora les vies d'Hannibal, de César, d'Alexandre le Grand, qu'il relisait sans cesse. Mais si le but fut haut, la voie fut basse, celle qui dans l'Orient mène à tout, le sérail9. Il entra par sa figure heureuse et son talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne plus voir que lui.
Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange singulier de finesse, d'audace et de grandeur, une royauté naturelle. La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui surprend l'esprit, charme, emporte le cœur.Soliman3 lui ayant fait épouser sa sœur, il y eut une prodigieuse Tète. Le favori dit hardiment qu'il n'y avait jamais eu de noces semblables, pas même celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta :
1. Province de The.snlio. I 3. Sultan turc ({530-1966) surnom-
.emble des bàtimr,nls qui forment la Hongrie.
ANTHOLOGIE. 343
c Celles de Sa Hautesse n'ont pas eu cet honneur d'avoir pour convive le padishah de la Mecque*, le Salomon de notre époque. »
C'était un petit homme brun, à dents aiguës, disent les ambassadeurs de l'empereur1, qui sont stupéfaits de la li- berté avec laquelle il parle do son maître. Il ouvre ainsi la conférence : « Le lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la nourriture et l'habitude. Le prince, c'est le tion, et le ministre est le gardien. Je garde le sul- tan, et le mène avec un bâton, qui est la vérité et la jus- tice. Charles est aussi un lion. Que ses ambassadeurs le mènent de la même manière. »
Cependant Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques, et faits pour les arts de lapais. L'influence by- zantine3 allait toujours gagnant. Ibrahim, qui avait rou- vert l'hippodrome* et les jeux antiques, s'était bâti un dé- licieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à regarder les fêtes, que son génie fécond savait varier. On avait vu, aux noces d'Ibrahim, Soliman écouter pa- tiemment les thèses des discoureurs, comme aurait fait un des Paléologues* ou des Cantacuzènes6 . Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle broyait qui ne l'employait pas. On n'avait pas organisé en vain ce sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires7. Soliman avait été obligé, dès son avène-
i. Cirque ou se donnaient les cour-
5. Dernière dynastie des empe- reurs irrecs (1Î60-IW3).
fl. Famille grecque d'où sortirent deui usurpateurs au milieu du xiv
7. Corps de fantassins formn en
344 J. MICHELET.
ment, de les amener à Rhodes1 et à Belgrade*. Puis il y ent une halle, un repos. Affreuse révolte. Nul remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de Hongrie.
L'armée ottomane arriva aux marais de Mohacz*, où étaient les Hongrois, mais non complets encore. Les Transylvains* tardaient. A la vue du croissant9, l'ardeur hongroise ne put plus se contenir ni rien attendre. Ils en- levèrent leur roi en avant et tous leurs chefs plongèrent aveugles dans la masse ennemie.
Nombre d'entre eux, emportés par la course ou pous- sés par les Turcs, allèrent s'engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume. La Hongrie reste là. C'est le tombeau d'un peuple.
Ibrahim eut péri tôt ou tard de la main de l'Autriche, si elle n'eût été prévenue par celle de son ami, de son frère Soliman, dont il faisait la gloire, de celui qui, de- puis onze ans, le faisait manger avec lui, coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et pensait.
Il avait deux rivaux, deux ennemis qui pouvaient contre lui s'unir au parti des vieux Turcs. L'un était le trésorier de l'empire. Contre Ibrahim, il préparait, élevait cent nouveaux Ibrahims, qui auraient pour eux la jeunesse, l'audace de l'âge et la culture. Auraient-ils le génie ? c'était la question. Le favori prévint la chose, perdit le trésorier, et lui-même donna les dangereux esclaves à Soliman.
L'autre ennemi, c'était une femme infiniment rusée,
.. Rhodes, petite tto de la cMe Me, qui appartenait aux chma- r, da Saint-Jean, fut prise par liman «pré» an lang «âge (IStt).
4. La Transytranie. r
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ANTHOLOGIE.
3tt
Roxelane,c'est-à-dire la Russe'. Son nom de guerre élait la Joyeuse, la Rieuse. Dans l'ennui du harem, où (out est pétrifié, celle-ci eut l'art de rire toujours. Elle rit, et per- dit Ibrahim. Elle rit, et fit étrangler le fils de Soliman1. Rien ne lui résista. Elle put tout, sauf refaire Ibrahim.
La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la bataille deMohacz, il rapporta de Bude3la fameuse bibliothèque de Mathias Corvin* et trois statues de bronze, Hercule, Apollon et Diane, qu'il dressa hardi- ment sur l'hippodrome, devant son palais même.
Grave insulte au Coran". On dit, d'ailleurs, qu'il se con- traignait peu, et qu'il avait le tort d'avouer le mépris qu'il faisait du livre sacré.
Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père SélimM'horreur des Persans hérétiques', qu'il mani- festa en tuant tous ceux qu'il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva réelle- ment Bagdad" du massacre. Acte admirable et difficile dans sa situation. Le salut de cette ville immense contrasta avec le carnage que l'empereur ne put empêchera Tunis', où l'on tua trente mille hommes.
Là fut porté le coup décisif. On l'accusa surtout près de son maître pour une cause futile. En Perse, où le
Pestb, capitale de Hongrie.
1. Roi de Hongrie (U58-U90), cé- lèbre par ses victoires sur les Turcs.
5. Lo Corio, livre do Mahomet, dé-
7. Lee Persans sont musulmans, mais de la secte dos schistes (schis- nu tiques).
8. Capitale de la Babylonie, sur l'Euphrats, prise par Soliman.
B. Charles-euin. prit Tunis (1S33)
3tf J. MICHELET.
moindre bey1 prend le nom de sultan', Ibrahim avait suivi l'usage dans ses proclamations. On dit à Soliman que ma- nifestement son vizir usurpait, qu'il avait tout à craindre.
Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail, comme à l'ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et son repos. 11 y trouva la mort.
Le lendemain, on le vit étranglé. L'état du cadavre montrait qu'il s'était défendu en lion. La chambre por- tait aux murs des mains sanglantes qu'il y avait impri- mées dans la lutte. Terrible accusation d'une perfidie si barbare ! Cent ansencore après.on les voyait avec horreur.
i Des deux cents vizirs qui ont gouverné l'empire ot- toman, il n'y a eu, ni avant, ui après, un tel vizir. > Il reste grand, moins pour avoir donné à cet empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié la Tur- quie et la Franco, sauvé trois fois l'Europe, commencé la réconciliation des religions ennemies.
Comme ce pauvre esclave grec, ingénieux, héroïque et clément, n'a pas de monument à Galata3, où fut jeté son corps, nous avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le consacrera dans la reconnaissance de l'avenir.
Rabelais, 1183-1553, est reconnu universellement pour l'écrivain français le plus puissant de la Renaissance. Son œuvre ost le grand roman fantastique de Gargantua et de Pantagruel. On sait que Ra- belais avait voulu y mettre un sens caché ; mais ce sens est encore obscur.
Quel homme et qu'était-il? Demandez plutôt ce qu'il
ANTHOLOGIE. 347
n'était pas. Homme de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable Pan-ourgos*, agent universel dans les sciences et dans les affaires, qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et le déborde à cha- que instant.
Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cin- quante ans. Rabelais avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien*.
La nouveauté du fond fut signalée par celle de la forme. La langue française apparut dans une grandeur qu'elle n'a jamais eue, ni avant ni après. On l'a dit justement : ce que Dante avait fait pour l'italien3, Rabelais l'a fait pour noire langue. Il en a employé et fondu tous les dia- lectes, les éléments de tout siècle et de toute province que lui donnait le moyen âge, en ajoutant encore un monde d'expressions techniques que fournissent les sciences et les arts. Un autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise tout. L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes les langues modernes, lui per- mettent d'envelopper et dominer la nôtre.
Il est, dans l'histoire littéraire, ce que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d'eaui vives qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en fleuve et s'appeler la Reuss, ou le Rhône ou le Rhin.
Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fond, à qui le comparer?
A l'Arioste*?à Cervantes *?Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la patrie défunte, et la chevalerie inhumée.
1. Qui hit tout. I du Rùiani furiru
% Quand il écrivit Gargantua. neaquo en 46 chaut
3. Dante est le premier grand écri- 5. Écrivain csp. «in qui sa soit servi de l'italien. Don Quichollt.
4. Puète italien (1474-1533) auteur I .
US I. MICHELE!1.
Tous deux regardent au couchant. Rabelais regarde l'au-
II serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pan- tagruel à la Divine Comédie'. L'œuvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse harmonie, semhle ne comporter de comparaison à nulle œuvre humaine. Toutefois, ne l'ou- blions pas, cette harmonie est due a ce que Dante, si per- sonnel dans le détail, s'est assujetti dans l'ensemble, dans la doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système officiel de la théologie. Il va vers l'infini, mais de droite et de gauche, soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l'un est saint Thomas1, l'autre la tradition très fixe du mystère des trois mondes3, joué partout en draine* avant d'entrer dans l'épopée.
Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers l'avenir, c'est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et de passion, par un éga- rement de son cœur.
Directement contraire est fa tendance de Rabelais. Il cingle à l'est, vers les terres inconnues.
L'œuvre est moins harmonique; je le crois bien. C'est un voyage de découvertes.
Il sait tout te passé et le méprise. Il en traîne plus d'un lambeau, mais il les arrache en courant, il en sème sa route.
La devise orgueilleuse de Montesquieu 6 est mieux placée ici : « C'est un enfant sans mère, s (Prolem sive matre creatam.)
ANTHOLOGIE. 3W
Rabelais n'a rien emprunté qu'an peuple, aux vieilles traditions. 11 doit aussi quelque chose au peuple des écoles, aux traditions d'étudiants. Il s'en sert, s'en joue et s'en moque. Tout cela vient à travers son œuvre profonde et calculée, comme des rires d'enfants, des chants de berceau, de nourrice.
Navigateur hardi sur ta profonde mer qui engloutit les anciens dieux, il va à la recherche du grand Peut-être. Il cherchera longtemps. Le câble étant coupé et l'adieu dit à la légende, ne voulant s'arrêter qu'au vrai, au rai- sonnable, il avance lentement, en chassant les chimères.
Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les lueurs de la Foi profonde.
Nous parlerons dans un autre volume de cette Odyssée du Pantagruel. Aujourd'hui, l'Iliade, je veux dire, le Gargantua*.
Mais avant d'entamer ce livre, il faudrait un peu con- naître comment l'auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu'on pût faire une vie de Rabe- lais! Cela est impossible*.
Ce que nous en savons le mieux, c'est qu'il eut l'exis- tence des grands penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du pauvre lièvre entre deux sil- lons. Il se cacha, rusa, s'abrita comme il put, et réus- sit à vivre âge d'homme, et même vieux, sans être brûlé.
Vie terrible, on l'entrevoit bien. Cejoyeux enfant de Tou- raine3,amidelanature,onle faitprêtre, on le fait moine. Et, tout d'abord, les moines, qui devinent son génie, vous
t'accorde pat
350 J- HICHELBT.
le mettent dans un in pace '. Des magistrats l'en tirent. Il est longtemps comme caché sous l'abri des frères Du Bel- la;, ses anciens condisciples. 11 devient leur faiseur; pour Guillaume', il fait de l'histoire; pourRené, de la physique ; pour le cardinal Jean3, de la diplomatie. Courtisan, bouf- fon de château, médecin de campagne, auteur aux gages des libraires. Grand buveur (par écrit) et débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante, dans cette vie d'a- venturier, une vigueur morale, une rectitude, un souve- rain amour du bien, une haine du faux, qui va enlever le vieux monde.
Il alla s'établir à Lyon, où la grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une autre victime du fanatisme, l'ardent, l'intrépide imprimeur, Etienne Dolet'.qui attaquait également et les légistes elle clergé et sefit brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolel et autres libraires des publications populaires d'almanachs, de satires, qui avaient répandu son nom.
On commençait à regarder de quel coté il tournerait. Les protestants se demandaient s'il se joindrait à eux. Bèze 5 dit dans ses vers : c Tout grand esprit a les yeux sur cet homme. >
Tous aussi reculèrent, à l'apparition du Gargantua; tous crièrent d'horreur ou de joie. Peu comprirent que c'était un livre d'éducation.
La supériorité de Rabelais sur ses successeurs, Mon- taigne, Fénelon et Rousseau6, estévidente. Son pland'é-
1. Un paix; on appelait ainsi les |
*. Érudit et imprimeur français, |
î. Guillaume (1*91-1513), ami de |
(1546), à Paris. |
5. Théodore de Bèie, disciple de |
|
Calvin, lui succéda comme chef de |
|
l'Église protestante de Genève. |
|
3. Je,™ (l+Bî-1560), éveque, pui> |
6. Tous trois ont douai des pré- |
cardinal, conseiller de Fraucoii 1". |
ceploa d'éducation. |
ANTHOLOGIE. 351
ducat ion reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et positif.
Il croit, contre le moyen âge. que l'homme est bon; que, loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le cœur, l'esprit, le corps,
Il croit, contre l'âge moderne, contre les raisonneurs, les critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau. Montaigne, tout d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop. Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu; la nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de fruits et de fleurs.
On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante. Mais l'art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la botanique, l'industrie en toutes ses branches, tous les exercices du corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la nature pour réchauffer et féconder le cœur. Le soir, après avoir ensemble, maître et disciple, résumé la journée, « ils alloient en pleine nuit, au lieu de leur logis le plus dé- couvert, voir la face du ciel observant les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur en l'adorant, et rati- fiant leur foy envers lui, et le glorifiant de sa bonté im- mense. Et lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela fait, entroient en leur repos. »
Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père et son pays. Il est vain- queur, parce qu'il est juste, et courageux avec l'esprit de paix.
I. M1CHELET.
LE CHATEAU ROTAI. D'ANET
C'est la description du château bâti i Anel par ordre d'Henri II pour Diane de Poitiers. Ce château est détruit, mais on en a apporté la façade dans la cour de l'École des beaux-arts à Paris.
Improvisé par PhilUrrlDelorme1, entre Dreux, Évreux et Meulan, non loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure, Anet fut tout en promenoirs, lout en rez-de-chaussée, galeries et terrasses, au milieu des prairies, une maison de conversation. Du reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres frui- tiers, volières, fauconneries, héronnières, lout ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et consacrait tout.
L'abondance des eaux, les viviers, les canaux qui cou- paient lout cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les forêls voisines et les distractions de la chasse, ie roi y eût trouvé les journées longues. Diane en fit un palais de chasse et se fit donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers qu'a fait Cellini* pour Fontainebleau (voyez au Louvre).
Avec cela l'attrait manquait. Qui peut dire ce qui fait l'attrait d'une maison, d'un lieu, d'un paysage? Pourquoi l'empereur Charlemagne fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle3, sans pouvoir en tirer ses yeux?Un talisman, dit-on, y attacha son cœur, l'y retint fasciné,
1. Architecte français {1518-1577). f 3. C'est là <|ue Charlemagne éta-
ANTHOLOGIE. 353
i et comme enchanté. Mais qui allait créer pour Anet ce système et ce tout-puissant talisman ?
En parcourant d'abord ce noble palais un peu morne, Goujon*, que Diane appela, vit et sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors, dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sanscesse du mouvement de ces belles eaux, de leur gazouillement qu'elle a l'air d'écouter.
Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond des ondes, une Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, fraîche et légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais elle y est restée plus longtemps qu'elle ne voulait au doux murmure des eaux ; ses beaux yeux errent et nagent; et elle ne bouge plus, rêveuse, prise elle-même à son enchantement.
GUERRES DE RELIGION
LES PSAUMES DE LUTHER
Michclcl décrit l'impression produite par les psaumes sur les hommes du xvl* siècle. Luther, le réformateur allemand, est l'au- teur de quelques psaumes ; mais il n'a pas eu l'influence musicale que lui attribue Micholct.
L'harmonie, le chant en partie', à peine entrevus du moyen âge, dominèrent, se développèrent dans les grandes assemblées religieuses du xvi* siècle. L'harmonie n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait d'elle-même par la différence concordante des sexes et des Âges; les fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la grande parole biblique ; les tendres et pathétiques voix de femmes y faisaient pleurer l'Evangile, tandis que les petits enfants enlevaient la symphonie au paradis de l'avenir.
C'est Luther qui commenta, et alors toule la terre chanta, tous, protestants et catholiques. De Luther na- quit Goudimel', le professeur de Rome et le maître de Palestrina3.
Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du cœur, le chant de ceux qui pleurent et qui sont consolés,
1. Dans lequel le eliteur «it divisé ; *. Musicien franc-comtois établi a mêmes notas. Le système avait été 3.' Musicien italien (15Î9-159»),
ANTHOLOGIE. 355
la joie divine parmi les larmes de la terre, un aperçu du ciel.
Les chants mystiques et solitaires du moyen âge étaient trempés de pleurs. De tous ces grands mystiques, pas un n'a eu la joie. Ils ont gémi, langui et attendu. Ils sont morts dans l'attente. Ils ont beaucoup aimé, mais leur amour ne s'affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent tristes et inquiets.
Au contraire Luther est la joie, le rire héroïque.
La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé et heu- reux de donner, celle qui sourit dans les dialogues de Galilée', qui éclate d'un naïf orgueil dans Linné*, dans Keppler".
La joie du combattant au moment des batailles.
La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience, serein contre tous les périls et tous les maux du monde.
Et par-dessus ces joies de la force, Luther eut celles du cœur, celles de l'homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer. Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur?... Table sacrée, hospitalière, où moi- même, longtemps admis, j'ai trouvé tant de fruits divins' dont mon cœur vit encore6 ! Avec son petit Jean Luther, je m'enallais, suivant le bon docteur, au verger, où, ten- drement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien en- core dans les blés mûrs qui le faisaient pleurer de recon- naissance et d'amour de Dieu.
n des Propoi de tabii «tlribuôs i
356 I. HICHBLET.
Comment le peuple n'eût-il pas cru cette voix pure et forte, lople, qui est celle du peuple? Tous croient, tous sont joyeux. On s'embrasse sur les places, comme on fit plus tard par toute l'Europe pour la prise de la Bastille'.
Et il allait de ville en ville, de place en place, et d'au- berge en auberge, avec sa flûte ou son luth.
Tout le monde le suivait.
Ses ennemis le lui reprochent; ils disent en dérision : c II allait par toute l'Allemagne, nouvel Orphée', menant les bétes. 1
Cet homme était si Tort, qu'il eût fait chanter la mort même.
L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe3, l'Allemagne se mit à chanter.
Et la misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du sang, chante aussi comme l'Allemagne.
1. Le 14 juillet 1781). I faillit écouter même dea animam.
3. La légende grecque représentait I 3. Prophète hébreu du vin» siècle, Orphée gomme un musicien qui se I scié eu deul par ordre du roi.
C'est la description du château de Chambord, bâti près de In Loire, par ordre de Français I".
Au retour de Madrid1, le roi François I«-se fit faire en face de Blois, dans les forêts, un parc, très grand, fermé de murs, qu'on pût remplir de bêtes, s'épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes forêts. La bi- coque ne suffisait plus : il fallait un château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa cuirasse; non le donjon sauvage, inhospitalier, d'où la châtelaine, à son plaisir, chasse les daines, la société, le charme de la vie. Tout au contraire, moins un château qu'un grand cou- vent, qui, de ses tours, de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres, de charmants ca- binets, des cellules mystérieuses. C'est l'idée de Cham- bord.
Ce n'est ni le donjon gothique, ni la villa, le palais italien, qui a plus de salles que de chambres, beaucoup de place avec peu de logements. La société ici est l'essentiel, on le sent bien, une société intriguée et mobile. Beaucoup d'aise. Des appartements isolés comme un cloître, qui ne secommandent point, nese lientpoint par enfilades. Même des escaliers à double vis qui permettent de monter ou
1. François 1", fall prisonnier s In batailla de Pavia, avait «té tenu an
358 J. MICHE LUT.
de descendre de deux cMés sans se rencontrer ni se voir.
Au dehors, l'unité, l'harmonie solennelle des tours, avec leurs clochetons et cheminées en minarets orientaux sous un majestueux donjon central. Au dedans la diver- sité, toutes les circulations faciles, et les réunions, et les à parte, toutes les libertés du plaisir.
Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours, peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit le plan de cette construction originale.
LA COUR A I/AVÉNEMENT DE FRANÇOIS H
Henri II mourut d'une blessure reçue dans un tournai qu'il don- nai! en l'honneur du mariage de sa fille avec le roi d'Espagne. Celle mort subite faisait arriver au trône l'aîné de ses fils, Fran- çois II, jeune homme maladif, dominé par sa femme Marie Stuart, reine d'Ecosse. Michelet passe en revue les personnages principaux de cette nouvelle cour.
La foule se portait à Saint-Antoine, au royal palais des Tournelles, à l'église Saint-Paul *, où le mariage d'Es- pagne va se célébrer.
On voulait régaler, amuser le duc d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Elisabeth au nom de Phi- lippe'. Les lices étaient sous la Bastille3, et sans doute vues des prisonniers. Le roi, selon l'usage, fut au tour- noi le premier des tenants1, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini, quand il lui vint la fantaisie de briser
a fier; il se faisait rc
'.ooglc
ANTHOLOGIE. 359
encore une lance contre ce capitaine des gardes qui mit Dubourg1 à la Bastille. C'était un homme jeune et fort, Montgomery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident très rare dans ces combats inoffensifs arriva : un éclat de bois arracha la visière de son casque et lui entra dans la cervelle.
Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la sœur du roi au duc de Savoie1, dans la chapelle des Tour- nelles, à deux pas de l'agonisant.
C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante jours enfermée sans voir soleil ni lune. Mais la situation ne le permettait guère. La reine mère3 et la jeune reine, avec les Guises, menèrent le petit roi au Louvre', s'y cantonnèrent. La tour et ce qui subsistait duvieux château en faisaitencore un lieu fort, à l'abri d'une surprise. Montmorency9 resta, cloué par son devoir de grand maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au Louvre on réglait tout sans lui.
En trois ou quatre jours, chacun prit son parti. La grande foule des seigneurs et de la noblesse, chose im- prévue, resta avec le mort, et du côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises ' étaient ré- duits à quelques gentilshommes; leur armée ecclésias- tique, populaire et populacière, était partout, nulle part; elle ne se groupait pas encore.
Montmorency, brouillé avec la reine mère, ne pouvait
1. Conseiller bu Parlement de Pa- 5. Connétable ot grand maître de
ris que le roi venait de faire arrêter France (1*93-1561). comme protestant. Il fui orale comme 6. Princes de la famille des ducs de
Jigitizedb, GoOgle
380 t. HICHELET.
s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre, Condé) t. Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aox vi- vants, aux Guises, vent les faire compter avec lui. A tra- vers tout Paris, une file interminable de gentilshommes montrait de son coté toute la noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral Co- ligny, le cardinal Odet de Chàtillon, Dandelot, colonel général de l'infanterie. Superbe trinité d'uneélite morale, OÙ la diversité produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odel aimé de tous, l'ami de tous les gens de lettres et l'homme même de la renaissance ; Dandelot, le plus jeune, loyal, bouillant soldat, plein de cœur et de conscience; ils en- touraient avec respect la figure triste et grave, sombre- ment résignée, du héros, du futur martyr*.
Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques, inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue, et devant les originaux, n'ont pas besoin d'inscription. Ils se nomment d'eux- mènies. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: c C'est lui. »
Donc nous pouvons entrer, avec Montmorency, au Louvre. Nous sommes sûrs d'y voir les acteurs dans leur vrai et naturel visage, comme on les voyait ce jour-là.
Je ne veux dire ici qu'un mot des Guises. Ce qui
1. Antoine du Bourbon, roi de N'a- I î. L'amiral Coligny, plua tard un T«rre et Louis do Condé, princes de dei chefs du parti protestant, mas- la famille do Bourbon qui descendait sacré Ion de la Ssinl-BarlhéJemj
H H; le
ANTHOLOGIE. 361
aiarme en tous les deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part. Le cardi- nal, d'un teint infiniment délicat, transparent, toutà fait grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli œil de chat, gris pâle, étonne par la pression colé- rique du coin de la bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince, elle grince, elle écrase...
François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris, d'une mine réfléchie, mais basse, mal- gré sa nature fine et sa décision vigoureuse, n'a rien d'un prince. Figure d'aventurier, de parvenu qui voudra par- venir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a l'air sinistre. Sa sœur, Marie de Guise», l'accusait de tirer à lui seul. Son frère, Aumale, ne recevait rien du roi que François n'en fût triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. 11 a l'air chiche et pauvre, et si mauvaise mine, que personne, je crois, n'oserait, contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous.
La reine mère» a fait faire d'elle-même un grand et magnifique médaillon italien, pièce admirable qu'il faut rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne et met en saillie le trait essentiel, le mufle traditionnel des Médicis3, la forte face intelli- gente, mais bestiale pourtant par une bouche proémi- nente, qu'offrent leurs plus anciens portraits.
François II et la jeune reine Marie Stuart faisaient un grand contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas. Bientôt il moucha par
ki b, Google
lia rie Sluart. do Médicis. youyc |
3. Les Hé |
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S6Ï i MICHELET
les oreilles, et dès lors il ne vécut guère '. Un nez camus
complétait cette figure royale.
En Marie Stuart, en cette merveille des Guises (comme en eux tous), il y avait tous les dons, moins la mesure et le bon sens. 11 n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les contemporains, était la moindre encore de ses puissances. Les portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine, transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'œil vif, mais brun, qui par moments dut être dur. Étonnamment in- struite par les livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze ans elle gouvernait la cour, enlevait tout de sa parole, de son charme, troublait tous les
VÉSALE ET SERVI!!1
La science du corps humain a été crééeiu xvi* aiècle par Vésale (151 4- 1561|, né à Bruxelles .médecin de Charles Quint et de Philippe II, et par un Espagnol, Serve 1(1509-1553). Il leur fallut braver les préju- gea de leur temps ; disséquer un cadavre était regardé comme un sacrilège. Vésale fut condamné par l'inquisition et n'échappa que par l'intervention du roi, mais il fut obligé, pour obtenir l'absolution, de faire un pèlerinage en Terre sainte. Servet, poursuivi par l'inquisi- tion, s'enfuit de Ljon, il fut pris en traversant Genève et brûlé par l'ordre do Calvin.
Je dis héros. Il fallait l'être pour triompher de tant d'obstacles. Jusqu'en 1555, ce fnt un hasard ou un crime de disséquer. Heureusement, un homme de vingt ans, que rien n'épouvantait, Vésale, dès 1534, est à lui seul le pourvoyeur de l'école de Paris.
Rien n'était plus hardi. Où prendre des cadavres ? aux
ANTHOLOGIE. 363
Innocents<, dans la population serrée du quartier mar- chand de Paris? C'étaient des corps malades et dange- reux dans les épidémies fréquentes de l'époque.
Montfaucon9 valait mieux. Mais quoi! c'était la justice; trente pieds, souvent observé des archers, c'était chose hasardeuse. Les parents y veillaient souvent, le peuple aussi, avec sa haine et ses terreurs, ses contes d'enfants tués par les juifs, de corps ouverts vivants par les mé- decins. Le hardi disséqueur eût pu périr disséqué sous les ongles.
Mais plus le péril était grand, plus grand fut l'amour de la science.
Ce cadavre pour lequel il venait de hasarder sa vie, de quel œil perçant il le regardait! de quelleardeur d'étude, avide, insatiable ! Le fer, la plume, le crayon à la main, il disséquait, dessinait, décrivait.
11 ne quitta Paris que pour un autre laboratoire, meil- leur encore, l'armée de Charles-Quint. Il y fut justement à la terrible époque où cette armée fut décimée, détruite, où les vieilles bandes de Pavie3 furent exterminées parleur maître (1538-1539). Les corps ne manquèrent pas. Vé- sale, d'une expérience infinie à vingt-huit ans, avait vu l'homme le premier. Il enseigna à Padoue*, il imprima à Baie (1543). Le corps humain, ce mystérieux chef-d'œuvre que, pendant tant de siècles, on enterrait sans le com- prendre, éclata dans la science par la description de Vésale et les planches du Titien 5.
364 J. MICBELET.
Au moment même, un Français, Charles Estienne, fils et successeur du grand imprimeur', avait fait imprimer une complète description de l'homme, mais elle ne pa- rut que plus lard. Celles d'Estienne et de Vésale furent très probablement l'œuvre collective, le résumé des tra- vaux communs de l'école de Paris.
Une pensée possédait cette école, une recherche qui remplit tout le siècle, recherche parallèle à celle du mou- vement des cieus ; c'est celle du mouvement intérieur de l'homme, la gravitation de la vie et la circulation du sang.
Ce n'eût été rien de savoir les formes arrêtées de l'or- ganisme, si on ne l'avait poursuivi dans safluidité qui fait son renouvellement.
Dès le commencement du siècle, l'inquiétude com- mence sur cette question. On dispute sur la saignée. Où vaut-il mieux saigner? Au mal, ou loin du mal, pour en distraire le sang et l'attirer ailleurs? Cela mène à cher- cher comment circule le sang. Cent ans durant on pour- suit ce myBtère,
L'Aragonais* Servet, élève de Toulouse et de Paris, dans son orageuse carrière où il ne sembla occupé que de ra- mener le christianisme à la prose et à la raison, aperçut sur sa route ce secret capital de la circulation du sang. Il l'a longuement, nettement, doctement expliqué dans un livre de théologie où on ne serait guère tenté de le cher- cher. Ce livre, hélas! brûlé avecl'auteursurun bûcher de Genève où on mit toute l'édition, ce livre survécut par miracle en deux exemplaires seulement, qui tombèrent du bûcher, jaunis par le feu et roussis. Il en existe un j heureusement à notre grande bibliothèque *. Le secré-
ANTHOLOGIE. 36S
taire de l'Académie des sciences1 vient de réimprimer les pages de la découverte.
La fonction première Tut connue, celle qui ne peut, comme les autres, se suspendre ni s'ajourner, celle qui inexorablement, minute par minute, doit s'exercer sous peine de mort. Condition suprême de la vie, qui semble la vie même.
Servet n'avait pas dit la route par où il arriva. II fallut pour la trouver un demi-siècle encore et le génie d'Har- vey*. Mais le fait fut connu. L'humanité put voir avec ad- miration le charmant phénomène de délicatesse inouïe, le croisement de cet arbre de vie « où la masse du sang, dit Servet, traverse les poumons, reçoit dans ce passage le bienfait de l'épuration, et, libre des humeurs grossières, est rappelé par l'attraction du , cœur.»
Une larme du genre humain est tombée sur cette page, un transport de reconnaissance, un ravissementreligieux, une horreur sacrée saisit l'homme en surprenant Dieu sur le fait dans sa création incessante du miracle inté- rieur qui dépasse l'harmonie des cieux.
Qu'est-ce que le xvi* siècle en son fait dominant? La découverte de l'arbre de vie, du grand mystère hu- main. Il ouvre par Servet, qui trouve la circulation pul- monaire, et il ferme par Harvey, qui démontrera la cir- culation générale. Il enferme Vésale, Fallope3, etc., fondateurs de l'anatomie descriptive, Ambroise Paré1, créateur de la chirurgie.
Ainsi monte sur ses trois assises la tour colossale de la
4. Flooreni. 1 3. Falloplo (1.133-1569). médecin
î. Harvey, médecin anglais (1578-
'.ooglc
366 J. MICHELET.
Renaissance? — astronomique, chimique, an atomique,
— par Copernic*, Paracelse' et Serve!.
Comment s'étonner de la joie immense de celui qui vit le premier la grandeur du mouvement? Un vrai cri de Titan, devant cette audace de l'homme, échappe à Ra- belais dans son Pantagruel : c Les dieux ont peur ! »
MORT D'HENRI IV
Henri IV, après avoir rétabli la paix et la prospérité dans son royaume, avait travaillé à lalre de la France la puissance domi- nante en Europe. Pour enlever à la maison d'Autriche !a prépon- dérance qu'elle avait depuis un siècle, Henri IV avait réuni dans une ligue les petits princes allemands et italiens. H venait de com- mencer enfin la guerre contre l'Espagne qu'il préparait depuis des années et allait quitter Paris pour se mettre à la tdte de son armée, quand il fut assassiné par un fanatique. Sa mort arrêta la guerre et sauva la domination de la maison d'Autriche.
Il y avait à Angoulème, place du duc d'Épernon, un homme fort exemplaire, qui nourrissait sa mère de son travail et vivait avec elle en grande dévotion. On le nom- mait Ravaillac. Malheureusement pour lui, il avait une mine sinistre qui mettait en défiance, semblait dire sa race maudite, celle des Chicanons2 de Rabelais, ou celle des Chats fourrés, hypocrites et assassins. Le père était une espèce de procureur, ou, comme on disait, sollici- teur de procès. Le fils avait été valet d'un conseiller au parlement, et ensuite homme d'affaires. Mais quand les procès manquaient, il avait des écoliers qui le payaient en denrées. Bref, il vivait honnêtement.
ANTHOLOGIE. 367
Il avait eu de grands malheurs, son père ruiné, le père et la mère séparés. Enfin, un meurtre s'était fait dans la ville : on s'en prit à lui, uniquement parce qu'il avait mauvaise mine. On le tint un an en prison. Il en sortit honorablement acquitté, mais endetté, ce qui le remit en prison'. Là, seul el faisant maigre chère, il advint que son cerveau creux commença à s'illuminer. Il faisait de mauvais vers, plats, ridicules, prétentieux. Du poêle au fou, la distance est minime. Il eut bientôt des visions. Une fois qu'il allumait le feu, la têle penchée, il vil un sarment de vigne, qu'il tenait, s'allonger et chan- ger de forme. Le sarment jouail un grand rôle en affaires de sorcellerie; un plus modeste aurait craint une illu- sion du diable. Mais celui-ci, orgueilleux, y vit un mi- racle de Dieu. Ce sarment était devenu une trompe sa- crée d'archange qui lui sortait de la bouche et sonnait la guerre, la guerre sainte ; car de sa bouche, à droite et à gauche, s'échappaient des torrenls d'hosties.
Il vit bien qu'il était destiné à une grande chose. Il avait été jusque-là étranger à la théologie. Il s'y mit. lut, éludia, mais une seule et unique question, le droit que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape. Mariana* et autres faisaient grand bruit alors. Qui les lui prêta? qui le dirigea ? c'est ce qu'on n'a pas voulu trop éclair- cirau procès. Tout au moins il en avait bien profité, et était ferré là-dessus.
A sa sortie de prison, il confia ses visions, et le bruit s'en répandit. On fit savoir au duc d'Épernon 3 qu'il y avait dans sa ville d'Angoulême un homme favorisé du ciel,
supprimée qu'au XIX* siècle.
3. Jésuite espagnol (itt-iBU); mit écrit un traité sur le droit de
368 J. M1CHELET.
chose rare alors. Il l'apprécia, s'intéressa a Ravaillac, et le chargea d'aller solliciter un procès qu'il avait à Paris. C'était un homme grand et fort, charpenté vigoureuse- ment, de gros bras et de main pesante, fort bilieux, roux de cheveux comme de barbe, mais d'un roux foncé et noirâtre qu'on ne voit qu'aux chèvres.
Il resta deux mois à Paris; que lit-il ensuite? Lagarde nous l'apprend ; il alla à Naples pour le duc d'Épernon ; il y mangea chez Hébert, et lui dit qu'il tuerait le roi. C'était le moment, en effet, où le roi avait garanti la Hollande* et refusé le double mariage d'Espagne*. Il ne restait qu'à le tuer. Ravaillac, de retour à Paris, vit la d'Escoman, à l'Ascension et à la Fête-Dieu de 1609. Il lui dit tout, mais avec larmes; plus près de l'exécution, il sentait d'étranges doutes et ne cachait pas ses per- plexités.
Cette femme galante et de vie légère était pourtant un bon cœur, charitable, humain. Dès ce jour, elle tra- vailla à sauver le roi ; pendant une année entière, elle y fit d'étonnants efforts, vraiment héroïques, jusqu'à se perdre elle-même.
Le roi pensait à toute autre chose. Sa grande affaire était la fuite de Condé3. En réalité, et toute passion à part, on ne pouvait laisser tranquillement dans les mains des Espagnols un si dangereux instrument. Le manifeste qu'il lança visait droit à la révolte.
Ravaillac a dit, dans ses interrogatoires, qu'il se serait fait scrupule de frapper le roi, avant que la reine fut sacrée et qu'une régence préparée eût garanti la paix
ANTHOLOGIE. 369
publique. C'était la pensée générale de tous ceux qui machinaient, désiraient la morl du roi. Le premier était Concini*. il mit toute son industrie à hâter ce jour. Ni nuit ni jour la reine ne laissa au roi de repos qu'il n'eût consenti. Elle disait que, s'il refusait, on verrait bien qu'il voulait lui préférer la princesse*, divorcer pour l'épouser. Le roi objectait la dépense. Il lui fallut pour- tant céder. Elle fit une entrée magnifique, fut sacrée à Saint-Denis.
Le roi, au fond assez triste, plaisantait plus qu'à l'or- dinaire. Quand elle rentra dans le Louvre, couronnée, en grande pompe, il s'amusa à lui jeter, du balcon, quelques gouttes d'eau. II l'appelait aussi, en plaisantant, madame la régente. Elle prenait tout cela fort mal.
En réalité il lui avait témoigné peu de confiance, la faisant, non pas régente, mais membre d'un conseil de régence sans qui elle ne pouvait rien, où elle n'avait qu'une voix qui ne devait peser pas plus que celle de tout autre membre.
Sullya dit expressément que le roi attendait de ce sacre les derniers malheurs.
Une scène lui fit impression. Un mendiant vint prendre le rot aux jambes, lui dit que sa sœur, ruinée par l'impôt et désespérée, s'est pendue avec ses enfants. Forte scène, qui aurait mérité d'être éclaircie. Le roi venait au moment même de retirer deux impôts. On n'en dit pas moins dans Paris qu'il était dur et sans pitié.
Un jour que le roi passait près des Innocents, un homme en habit vert, de sinistre et lugubre mine, lui cria lamentablement : « Au nom de Notre-Seigneur et de
1. Mari de U femme de chambre I ï. De Coudé, de la reine. | 3. Un de. minières d'Henri IV.
370 J. MICHELE'!'.
la très sainte Vierge, sire, que je parle à tous !» On le
repoussa.
Cet homme était Ravaillac. Il s'était dit qu'il était mal de tuer le roi sans l'avertir, et il voulait lui confier son idée fixe, qui était de lui donner un coup de couteau.
Ainsi rejeté, livré à lui-même, il eûl fait le coup, sans une idée qui lui vint et qu'il ajourna. Il songea que c'était le temps des Pâques, et que c'élail le devoir de tout catholique de communier à sa paroisse. La sienne était à Angouléme. Il quitta Paris, et y retourna. Mais là, à la communion, il sentit qu'un cœur tout plein d'homicide ne pouvait pas recevoir Dieu. Il voyait d'ail- leurs sa dévote mère, bien plus agréable au ciel et plus digne, qui communiait. Il s'en remit à elle de ce devoir, laissa le ciel à sa mère et garda l'enfer pour lui.
Il revint droit à Paris. C'était en avril (1610). Dans son auberge, il empoigna un couteau, le cacha sur lui. Mais, dès qu'il l'eut, il hésita. II reprit machinalement le che- min de son pays. Une charrette, sur la route, allait de- vant lui. Il y épointa son couteau, en cassa la longueur d'un pouce. Arrivé ainsi à Étampes, un calvaire qui était aux portes lui monlrait un EcceHomo ', dont la lamentable figure lui rappela que la religion était crucifiée par le roi. Il revint plein de fureur, et dès lors il n'hésita plus.
Le roi, tout en se moquant de l'astrologie, craignait ce moment prédit, le passage du 13 au 14. Il devait partir dans trois jours, justement comme Coligny, quand il fut tué.
La nuit du 13, ne pouvant trouver de repos, cethomme si indifférent se souvint de la prière, et il essaya de prier.
'.ooglc
ANTHOLOGIE. 37i
Le matin du vendredi 14, son fils Vendôme* lui dit que, d'après un certain La brosse, ce jour lui serait fatal, qu'il prit garde à lui. Le roi affecta d'en rire. Vendôme en parla à la reine, qui, plus ébranlée qu'on n'eût cru, par une contradiction naturelle, supplia le roi de ne pas sortir. Il dîna, se promena, se jeta sur son lit, demanda l'heure- Un garde dit :
t Quatre heures, » et familièrement, comme tous étaient avec le roi, lui dit qu'il devrait prendre l'air, que cela le réjouirait. — « Tu as raison... Qu'on apprête - mon caiTosse. »
Quand la voiture sortit du Louvre, il ne dit pas d'a- bord où il allait, et il ne voulut pas de gardes, pour ne pas attirer l'attention. 11 allaita l'Arsenal1, voir Sully malade.
Il faisait beau temps, le carrosse était tout ouvert. Le roi était au fond, entre M. deMontbazon et le duc d'Éper- non. Celui-ci occupait le roi à lire une lettro. A la rue de la Ferronnerie3, il y eut un embarras, une voiture de foin et une de vin. Ravaillac, qui suivait depuis le Louvre, rejoignit, monta sur une borne, et frappa le roi...
f Je suis blessé ! » En jetant ce cri, le roi leva le bras, ce qui permit le second coup, qui perça le cœur. Il mou- rut au moment même. D'Epernon jeta dessus un manteau et disant que le roi n'était que blessé, il ramena le corps au Louvre.
J. MICHELKT.
LE MASQUE D'HENRI IV
Hlchslet décrit la figure d'Henri IV d'après la moulage en plfttre qui fut fait sur son cadavre quand on exhuma les rots de Frauie des caveaux de Saint-Denis en 1793.
L'irrécusable document que nous avons de ce visage, c'est le plâtre pris sur lui en 93, quand on le trouva si bien conservé. Sauf une légère convulsion qui suivit le coup de couteau* et qui a fait remonter un coin de la bouche, rien n'est altéré. La tête est forlepourun homme de sa taille. Le profil ressemble à François I" ; mais il est bien plus arrêté et surtout plus spirituel, il est d'un homme, l'autre d'un grand enfant. Le nez, moins long et tombant, semble ferme et courageux. Il incline un peu à gauche, soit par l'effet de la convulsion, soit que dans la vie il ait été tel. Le front est extrêmement beau, non pas d'un vaste génie, mais d'un esprit vif, intelligent, rapide, sensible à toutes choses. Les yeux sont dans une arcade marquée, non profonde. Ils ne sontpas très grands, mais doux, charmants, infiniment aimables.
L'incertain dans cette figure, c'est la bouche moins vi- sible sous la barbe, et un peu tirée de côté. Autant qu'on peut entrevoir, elle ne rassurerait pas trop; elle semble fuyante et flottante. Ajoutez ce nez indirect qui semble d'un homme incertain.
Le masque, selon le jour et l'aspect, a des expressions très diverses. Vu de haut, il est funèbre. Face à face et de niveau, il est douloureux. Vu d'au-dessus, il sourit et parait comique, sceptique; il dit : oui et non.
Ce qui est sûr et certain en cet homme, ce qui est
ANTHOLOGIE.
visible, c'est l'amour. Les yeux fermés couvent de tendres pensées et continuent toujours leur rêve.
LE FOYER HOLLANDAIS
La Hollande, devenue un ?<■•■< \riWw".fo.?.i fut. :ri wiT-'i""!". r-:~ des grandes puissances de l'Europe, ua pajs rennmiiié (jour la richesse, le bien-être de su* habitants, le talent do se>> p^;ri1r.-s r; l'activité de ses savants. Les Hnlhndais avaient toujours fti 1rs alliés de la France, lorsque Louis XIV entreprit ite cunqulrir le pays. Il commenta la guerre nn 1672,
En 1672, la Hollande était France. Nos rois l'avaient soutenue. Notre meilleur sang y avait passé. Nous y étions plus que chez nous. On vivait ici, on pensait là-bas. Les Hollandais parlaient français. Dans les rues, les jardins d'Harlem1, le long des canaux de Rotterdam', nous n'en- tendions que notre langue, et vous vous seriez cru dans voire pays, dans une France, — une France libre, celle-ci, une France de sagesse et de raison.
Un Français3 de la Haye trouva, sous les ombrages de son Bois vénérable, le mot de la pensée moderne qui en a commencé tout le mouvement : « Je pense, donc je suis*. » Nulle raison d'être que la libre pensée. Un Fran- çais d'Amsterdam dit le premier mot de l'émancipation, ouvrant son livre ainsi : a Les peuples ont fait les rois. ï
Qui fécondait cette France de Hollande? L'admirable sécurité de ce pays, la protection généreuse qu'il offrait à toute la terre. Pourquoi Descartes aima-t-il ses brouil-
1. Ville Industrielle près du tac de I français, s'cUit relire en Hollande Harlem, aujourd'hui desséché. pour travailler à son aise.
2. Port do commerce. *. Dais lu DiiCOVri de lu mi- i Descartes, savant et philosophe 1 thoiîê.
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374 J. MICHELET.
lards plus que le soleil de Touraine ? Demandez à Rem- brandt1. C'estlui qui fait sentir encore la chaleurdu foyer béni, où la libre pensée, jouissant d'elle-même, se mi- rant aux lueurs delà réflexion concentrée, vit cent choses profondes que ne voit pas le jour du ciel.
Rembrandt sait bien qu'il n'a pas besoin d'imaginer de vaines merveilles. Il tourne le dos à la fantaisie. Il n'a que faire des diables de Milton*, des Titania de Shakes- peare3. Une famille, un rayon de lumière, et pas même un rayon, une dernière lueur de l'àtre éteint, avec cela il prend le cœur. Dans un de ces tableaux, la vieille dame écoute ou s'endort, la jeune fille lit la Bible; entre elles l'enfant dans le berceau. Mais où donc est le père? Absent. Peut-être aux Indes? Et, s'il était noyé, qu'ad- viendrait-il de ce doux nid, si bien arrangé par deux femmes? Vraiment, je ne suis pas tranquille. Les vents de la mer grondent autour, ou peut-être, ce quej'entends, c'est un océan plus sauvage, l'horreur de l'invasion.
Voilà ce qui me trouble à l'approche de la guerre, c'est que le vrai foyer, la maison, l'intérieur était ici bien plus qu'ailleurs. Et c'est cela qui va être détruit. La mai- son nous révèle tout. Les vastes galetas où l'on campe dans les châteaux du moyen âge, les Casernes ennuyeuses que le xviii" siècle fait en France et partout, disent assez la vie communiste, le pêle-mêle misérable où l'on vivait. C'est tard, bien tard, vers la fin de Louis XIV, qu'on ima- gina l'obscur entresol et la mansarde sous les toits, man- sarde sans cheminée, où grelotte le domestique, la fille qui gèle et coud dans les nuits de janvier. Il y a loin de
1. Peintre hollandais (1606-160U). I l'aratil perdu. S. Milton, poète anBlaia du xvll* l 3. Titania est
ANTHOLOGIE. 375
là à la bonne maison hollandaise. Quelle maison ? Très pauvre souvent, toujours très bonnet une chaumière avec sa cigogne1 et ses nids d'hirondelles, la simple barque, la grosse barque ventrue de Hollande dont rient les sots (qui s'entend au bonheur?). Elle n'en va pas moins, cette barque au complet (mari, femme, enfants, chiens, oiseaux), elle va, lente et paisible, par les mers les plus dangereuses; petit monde harmonique, si content de lui- même qu'il se soucie peu d'arriver.
Quand on se promène à Sardam * et aux côtes voisines, qu'on entre dans ces barques, qu'on voit l'attitude si simple, deces hommes si hardis, on sentbien que c'est là le marin naturel, sans orgueil, sans emphase, l'amphibie véritable. Plusieurs n'ont jamais débarqué. Race bien supérieure à toutescellesdes émigranls qu'ils ont reçus de partout, dans leur bonhomie confiante, qui leur devint si funeste aumoment de l'invasion.
Les grands fleuves qui aboutissent à cette dernière langue du continent européen l'encombrent sans pitié d'un résidu énorme : sable, boues, débris enlevés. Le Rhin, qui se tord sur la Suisse, non content d'emporter Jes terres que les torrents arrachent, recueille sur sa route tout ce que l'Allemagne y traîne de fange, et il pousse tout cela, par ses bouches bourbeuses, sur la Hol- lande, qui en serait enterrée sans un travail énormedc curage. Eh bien, elle ne recevait pas un moindre encom- brement d'alluvions humaines. Ce torrent trouble qui, aujourd'hui, noie la vaste Amériques, comment n'aurait- il pas submergé le petit pays ?
des maisons. S. Michetel fait allusion à l'éml-
S. Port voisin d'Amsterdam. Chan- ffralion dos Allemands en Aîné-
En 1661, à l'avènement de Colbert', il n'y avait qu'una cour toute petite qui tenait dans Saint-Germain1. Le roi ; vivait ou à Fontainebleau, en attendant qu'il se fil un palais. Colbert craignait ce coup. Il voyait venir la ter- rible et ruineuse création de Versailles. Pour retenir le roi, il se fait maçon. 11 rebâtit le Louvre3, il augmente les Tuileries*. Il écrit, pour le Louvre, un pamphlet contre Versailles. Le tout en vain. Vers 1670 s'arrêtent les tra- vaux de Paris ; Versailles dès lors absorbe tout.
Paris parlementaire, Paris dévot, Paris railleur, Paris plein de cabales, tous ces Paris divers étaient insuppor- tables au roi. Toute la bourgeoisie parisienne avait encore le costume de Louis XIII, lenoir habit qu'adopta l'Angle- terre puritaine. Choquant contraste, rébellion visible devant le costume de la cour, historié de cent couleurs, pomponné de rubans, dentelles, surchargé du chapeau à plumes, et grotesquement léonin par la vaste crinière dont le courtisan pare son chef5. Ces perruques, naguère destinées à symboliser la sagesse des magistrats, des gens en robe, qui, par la robe, avaient en bas une large et majestueuse base, elles étonnent sur la tète légère du blondin à la mode, dont la jambe (un peu sèche) offre
1. La cardinal Maîario aTait gou- | 3. L'ancien cbâleau iiu roi de
veroéàla plaça du jeune Louis XIV. Franco à Paria.
Quand il mourut (1851), Ion inlen- 4. Château de plaisance construit
danl Colbert le remplaça dans la t c3té du Louvre par Catherine de
confiance du roi. Médids.
S. A l'ouest de Parie, sur un pla- S. Sa tête. La perruque venait
ANTHOLOGIE. 377
un bien léger piédestal à l'ébouriffant édifice. Merveil- leuse pyramide, large d'en haut, maigre d'en bas, qui, d'après toute la loi mécanique, devrait faire la culbute et marcher sur la tête. Mais tout est miracle en ce règne.
L'Europe ne rit pas. Bruxelles* admire, imite, malgré les Espagnols. Puis peu à peu, toutes les petites cours d'Allemagne, d'Italie.
Le carrousel1 fameux des Tuileries où le roi brilla à cheval a fermé les fêtes de Paris. Les triomphes de Ver- sailles ont commencé en 1664 par une grande féerie de sept jours. Triomphe sans victoire, fêle sans but, donnée non pour la reine, et non pour la Vallière, mais donnée par le roi au roi. Louis XIV fêlait Loui3 XIV, essayait la ce monde à part, une France royale et dorée, où il vécut comme hors de France, ne visitant plus le royaume (tant chevauché par les Valois)3. Là, vu des élus seuls, dieu solitaire de l'Empyrée*, il n'apparut plus aux mortels qu'aux jours où il lançait la foudre.
Colbert avait donc été condamné à faire ce monstrueux Versailles. Lorsque Louvois le remplace comme surin- tendant des bâtiments", c'est bien pis. On bâtit partout. Au lieu d'une cour, il y en a dix. De Villers-Coterets à Chantilly ou à Anet, de Fontainebleau ou de Ghoisy à Sceaux, à Meudon, à Saint-Cloud, de Rueil à Marly, à Saint-Germain *, tout est palais, tout est Versailles.
1, La Belgique appirlpns au rot d'Espagne; Bruwlles
ï. Fêle qui ronsisUit sui
3. Les rots de la famille de (1338-1589) passaient leur
378 J. MICHELE?.
Celui-cî va croissant, s' augmentait!, comme par une vé- gétation naturelle. Il pousse vers Taris des appendices- énormes, vers la campagne, l'élégant Trianon, les jar- dins de Clagny ', l'intéressant asile de Saint-Cyr*; enfin ce qui est le plus grand dans cette grandeur, le Versailles souterrain, les prodigieux réservoirs, l'ensemble des canaux, des tuyaux, qui les alimentent, le mystérieux labyrinthe de la cité des eaux3.
Louvois, par son système d'employer ie soldat, de le faire terrassier et maçon, put dépasser Colbert. Il gagea d'effacer le pont du Gard* et les œuvres de Rome, promit d'amener à Versailles toute une rivière, celle de l'Eure. Des régiments entiers périrent à ce travail malsain. On venait de bâtir pour eux les Invalides5. Ils n'en eurent pas besoin. Un aqueduc de deux cents pieds de haut, l'aqueduc de Mainlenon6, inachevé et inutile, fut le monument funéraire des pauvres soldats immolés.
MAP AME DE MAINTENON
A partirde la mort de la reine, Louis XIV vécut avec madame de Mainlenon qu'il avait épousée secrètement. Elle était île famille noble, mais pauvre, et avait épousé très jeune le poète Scarron. Devenue veuve, elle fut prise par madame de Montespan pour servir de gou- vernante aux enfanta qu'elle avait eus du roi. C'est ainsi que Louis XIV la connut.
Le roi tua la reine comme il avait tué Colbert, sans
i Iravorsc la vallée du Gard.
spiL-o lis^tiiié i recevoir lu iiRi-inc*, Mti en 1870-1675.
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Versai |
ANTHOLOGIE. 378
s'en apercevoir. Il l'emmena, par une grande chaleur, dans un long et fatigant voyage. Elle était replète, toute ronde, fort molle. Au retour, elle mourut (30 juil- let 1683). Madame de Maintenon, gouvernante des en- fants du roi, la quittait expirée et sortait de la chambre, lorsque M. delà Rochefoucauld la prit par le bras, lui dit: « Le roi a besoin de vous. » A l'instant tous les deux partirent pour Saint-Cloud1. Bientôt il l'épousa secrètement.
Dans le grand portrait de Versailles, les quarante- sept ans qu'elle avait en 1683 sont finement datés, sur- tout par l'âge de mademoiselle de Valois', de six ans, qui se jette entre ses genoux. Enveloppée habilement, ne montrant que ce qu'elle veut, elle est mise à merveille, dans une prude coquetterie, un riche noir, inondé de dentelles. Tout est douteux. Elle regarde, ne regarde pas. Elle tient une rose, pas trop rose, un peu effeuillée, dont les tons semi-violets s'harmonisent fort bien au noir.
Elle a la tête assez petite, mais ronde et décidée. Rien de classique. Jeune, on l'appelait la belle Indienne; mais elle dut être plutôt jolie, une miniature créole à petits traits.
Le point noté par Saint-Simon3 est ici manifeste. Elle avait de la suite par effort et par volonté; mais de nature elle était variable, sujette à de brusques revirements. Ce visage-là n'est pas sûr. Il ne révèle en rien la honte, l'in- timité douce, l'égalité d'humeur. Il indique plutôt un esprit inquiet, mobile, qui dira oui et non. Il y a de l'ardeur dans le regard, mais il est dur, d'une flamme sèche qu'on voit peu chez la femme, parfois chez le
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jeune garçon. Au total, tout est double. C'est le portrait de l'Equivoque.
Madame de Mai ri tenon était-elle la femme douce et bonne qui illumine le foyerd'un rayon de tendre amitié ï On l'a supposé. Mais ses lettres fout sentir qu'elle n'avait rien de cela. Elle était sèchement, tristement judicieuse, et, sous formes discrètes, sournoisement violente. Elle avait de l'esprit, mais un petit esprit impérieux, à régler le menu, à diriger dans le détail, un sobre esprit néga- tif, toute réserve, blâmant sans blâmer, qui séchait et stérilisait. Quant à prendre hardiment le grand gouver- nement, à faire marcher le roi dans une voie de raison, il lui aurait fallu pour cela un ferme caractère et du courage, se risquer pour la France et pour l'humanité. Dans sa longue vie subalterne, elle avait pris des habi- tudes de déférence, de prudence servile (habilement sauvées par l'attitude). Peu agréable dans l'origine à Louis XIV, elle réussit auprès de lui précisément parce que ses très réels mérites faisaient un contraste parfait avec les défauts de madame de Montespan.
Elle plut dans la suite par ses pieux discours; elle plut par les soins attentifs, soutenus, qu'elle avait des enfants du roi que la mère négligeait.
Elle était parée des gentillesses de l'aîné, le maladif duc du Maine, qui, sans elle, n'aurait pas vécu. Malgré son sérieux, sa tenue un peu sèche, elle était aimée des enfants, même de mademoiselle de Nantes, mauvaise et malicieuse. Tous deux, d'espèce féline, jolis, dangereux petits chats, la caressaient, se jouaient autour d'elle avec une grâce infinie, faisaient groupe et tableau. Le roi admira et aima.
ANTHOLOGIE.
SUNT-CTK ET ESTHEB
Madame de Maintenon avait fond* près do Versailles, Saint-Cyr, une maison d'éducation pour les jeunes filles de noblesse
En 1681, quand la mort de Fontanges1 avertit forte- ment le roi et le refit dévot, quand la persécution reprit, avec les enlèvements d'enfants, madame de Maintenon dans sa famille même enleva, adopta une petite fille, sa nièce). Elle rentra dans l'éducation, son élément naturel, entreprit celle d'une nouvelle catholique. Kien de plus agréable au roi. L'enfant fut bien choisi pour plaire. Il n'y eut jamais rien de si joli, de si gai, de si amusant que la petite de Villette (plus tard, madame de Caylus1). C'était le plus parlant visage, dit Saint-Simon; l'ennui était impossible où elle était; on souriait dès qu'elle ap- paraissait. Madame de Maintenon, sa tante, prit le temps où le père, officier de marine, était en mer; elle de- manda l'enfant à madame de Villette « seulement pour la voir », et elle refusa de la rendre. Le père cria, puis réfléchit, calcula, se convertit lui-même.
La petite, qui avait huit ans, légère comme un oiseau, prit son parti fort vile. Elle fut ravie de la messe du roi. On lui promit deux choses, qu'elle verrait tous les jours ce beau spectacle, et qu'elle n'aurait plus jamais le fouet. Cette rude éducation durait dans les familles de vieille roche.
Le roi aimait beaucoup la jeunesse. Il se prévenait
1. Mademoiselle de Fondu eei. | lestante.
iiteur da Souvaiin (1673-
383 J. MtCHELET.
voloiiliers pour les belles personnes. Madame de Mainte- non crut judicieusement qu'il trouverait plaisir à pro- téger, soigner une maison de jeunes demoiselles. Elle en créa une à Rueil *, où sa propre nièce acheva son édu- cation.
Elle n'aimait pas, dit cette nièce, le mélange des condi- tions. Elle ne prit que des demoiselles nobles, au moins du côté paternel, elles devaient prouver quatre quartiers*, cent quarante ans de noblesse. Cela entrait dans les idées du roi qui, alors, pour relever la pauvre noblesse, lui ouvrait pour ses fils des écoles de cadets.
Les demoiselles devaient faire preuve aussi de pau- vreté et de beauté encore, si l'on peut dire. Du moins, elles devaient être bien faites. Elles passaient pour cela la visite d'un médecin qui leur en donnait certificat.
Cette maison, transportée chez le roi même, dans son parc (à Noisy, puis à Saint-Cyrj, richement dotée par lui des biens de Saint-Denis3, devait attirer les filles de la noblesse. Car le roi les mariait. Celles qui restaient jusqu'à vingt ans recevaient une dot, tirée de l'excédent des revenus, sinon du trésor même.
Là on faisait venir les plus jolies, les plus dociles, des nouvelles catholiques', domptées parla rigueur dans les couvents de province, ou gagnées par Fénelon dans la maison de Paris. Elles arrivaient un peu calmées, ayant versé leurs dernières larmes, émues et fort touchantes encore.
Le roi voulut les voir avant même que tout fût organisé (à Noisy, 1684), et cette première impression lui fut sin-
ANTHOLOGIE. 383
gu H ère ment agréable. Il alla seul et les surprit. Lors qu'on annonça : le roi ! ce fut un coup de foudre. Les dames dirigeantes, toutes jeunes et très belles, le lurent encore plus du saisissement. Les petites eurent tant peur que, toutes curieuses qu'elles étaient, pas une n'osa regarder. Ces tremblantes colombes le louchèrent fort. 11 les avait faites orphelines, et la plupart n'avaient de père que lui. La grande obéissance qu'elles rendaient à ses volontés, ayant soumis leur foi, donné le cœur du cœur, immolé jusqu'aux souvenirs ? quel triomphe absolu!... Nul plaisir plus exquis n'eût pu flatter le roi et l'homme.
Tout était calculé, le costume agréable. Les dames, dans un ;ioir élégant, avaient la coiffure à la mode, le visage encadré d'une sorte d'écharpe, nouée sous le men- ton, mais quelque peu flottante et chiffonnée à volonté, dont on tirait les plus charmants effets. C'était un demi- voile mondain, avant le voile de religieuse qu'elles étaient destinées à porter. Le roi ne tint pas d'abord à exiger ce sacrifice et dit « qu'il y avait déjà trop de cou- vents ». On n'exigea que des vœux simples.
Le costume des petites, de modeste étoffe brune, se relevait et par le linge et par la bordure de couleur, diverse selon la classe. Un peu de dentelle au cou montrait la demoiselle. On laissaitpasserdejolis cheveux. Le bonnet seul déplut, il était trop serréet il en faisait desbéguines1; le roi y fit ajouter un ruban.
Il lit venir Louvois, et il l'envoya maugréant, pour madame de Maintenon, chercher, choisir, bâtir une mai- son digne d'une telle fondation. Ce fut Saint-Cyr. Le lieu n'était pas gai. Cependant quand les demoiselles virent ce que le roi avait fait pour elles, quand elles entrèrent
dans ces bâtiments vastes, ces jardins sérieux, mais non gans quelques fleurs, elles furent reconnaissantes. Il relevait de maladie (1687). Elles le reçurent, à sa pre- mière visite, par un beau chant, qu'avait composé madame Brinon, leur supérieure, et que Lulli ' avait orné de sa mélodie grave et tendre. C'était le chant célèbre : « Dieu sauve le roi ! » que les Anglais nous ont pris sans façon*.
Le roi croyait, beaucoup croient et répètent que ma- dame de Main tenon était fort judicieuse. Dans les grandes affaires, en conseil, il s'arrêtait parfois, lui disait : « Qu'en pense votre solidité ? » Cette solidité ici ne parait guère. Une éducation contradictoire de dévotion et de cour ne pouvait porter de fruit. Elle était exté- rieure, n'allait pas au cœur même; elle imposait surtout fa convenance.
L'ANNÉE 1709
La France était déjà épuiser; par les longues guerres du règne Je Louis XIV quand survint le terrible hiver de 1709. Jamais la misère n'avait été si grande.
On devinait que quelque chose de terrible allai (arriver. Les prophètes ne manquaient pas; mais qui lés croit dans ces moments? Les avertissements successifs, les appels à la pénilence, je veux dire aux grandes réformes revinrent souvent, comme une cloche funèbre. Fénelon3 dès 93 ; Boisguilbert* en 98; et celui-ci cite avec raison
4. Musitien italien an service du I Gis de Louis XIV.
ANTHOLOGIE. 385
l'exemple d'Henri IV et de Sully, qui vaillamment commencèrent la réforme bien avant lapaixdeVervins'.
Mais le dernier et le grand avertissement se fit en 1707. On entrait dans la banqueroute. Chamillart* en était aux ressources désespérées des assignats, d'une espèce de papier-monnaie. Et on n'en voulait plus, de son papier. Tout l'argent fuyait sous la terre. Éperdu, ne sachant où donner de la tête, devenu jaune, étique, lui- même ne pouvait plus se porler sur ses jambes. Il n'y avait pas de temps à perdre. L'année 1708 mangée d'avance. Pour faire face à la guerre et à toutes dépenses, il ne reste que 20 millions.
Dans ce moment suprême, à ce lit de l'agonisant, viennent deux médecins, deux prophètes, Vauban el encore Boisguilberl4. Leurs avis, différents en plusieurs choses, sont identiques en une, l'essentielle, qu'on peut dire d'un mot : « l'égalité, » l'impôt sur tous, sans égard aux privilèges.
Vous ne lirez rien de si éloquent dans les hommes de 1789, non pas même dans Mirabeau, que la préface du Factum de Boisguilberl (1707). Il y a à la fois l'amertume du grand inventeur méconnu, l'àpreté désespérée de la sibylle qui revient une dernière fois; ce sont les accents de Gassandre', mais avec la sombre menace du temps nouveau qui vient vengeur.
Vauban fut disgracié, comme un dangereux fou. Ordre de saisir son livre*. Il meurt six semaines après de voir la France perdue. Pour Boisguilberl, on lui accorde l'essai
1. L* pai |
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386 J. IflCHELET.
de son système, mais où ? comment ? dans un essai dé- risoire, impossible, qu'on en fil justement chez un parent de Desmaretst son adversaire, intéressé à Caire échouer tout. Boisguilbert s'emporta, rut exilé, privé de son gagne-pain, sa place de petit juge de Rouen. Saint- Simon* eut grand' peine à le sauver.
Si Desmarets eût eu carte blanche, il eût pu oser prendre l'argent où il était vraiment, au lieu de pres- surer et de sucer à mort ceux qui n'avaient plus que les os.
Il ne put rien que suivre l'ancienne route, c'est-à-dire écraser le pauvre.
Son premier pas est net et simple. I) ne paye plus. Des fonds mangés d'avance, en 1708, aucun payement. On payera en 1709, puis plus tard, puis jamais. Cependant la nécessité l'oblige d'anticiper sur les années suivantes jusqu'en 1716 1 Et comme on doute fort qu'on soit jamais payé, on ne lui prête plus qu'avec une usure effroyable.
Mais si l'industrie, le commerce pouvaient se relever, l'impôt retrouverait où se prendre.
Loin de relever l'industrie, le commerce, Desmarets, étranglé par le pressant besoin, pour un petit profit, leur porte un coup terrible. Boisguilbert avait dit que le salut se trouverait surtout dans la libre circulation. Desmarets la supprime. Il double en une fois les droits de passage sur les routes, les péages des rivières. Dès lors, le peu de mouvement qui restait a cessé. Dans ce grand corps pa- ralytique, nulle action que celle de la dévorante armée financière qui ronge le royaume. Nul bruit que celui des
i. Coalrôleur (éndrnl >prii Chu- [ 3. Ls duc de Sa in (-Simon, t'iu- mitlart. I Mur do Hémoira.
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ANTHOLOGIE. 387
mâchoires du cyclope exterminateur qui mange les mou- rants, et tout à l'heure les morts.
C'est une erreur de dire que Desmarets relevait la France quand le terrible hiver de 1109 vint l'accabler. Il faut dire au contraire que les grands coups étaient portés même avant cet hiver, et que, s'il fut si meur- trier, c'est qu'il sévit sur un peuple que l'on avait mis en chemise.
On fut saisi cruellement, et l'on perdit l'esprit. Il v parait aux contradictions singulières qu'on trouve dans les récits de ce fléau. On ne s'accorde ni sur la date du mois où il sévit, ni sur son intensité réelle. Ce qui est sûr, c'est qu'après un début d'hiver tiède, où les feuilles revinrent, on fut percé à vif d'un froid subit. Les uns disent que la mer gelait (exagération ridicule). Toutes les rivières furent prises. La mortalité fut épouvantable. On le comprend, quand on voit que dans la riche Nor- mandie, autour de Rouen, sur sept cent mille personnes, il n'y en a pas cinquante mille qui ne couchent sur la paille. Dans le Berry, vaste désert ; les paysans sont des sauvages qu'on ne voit que loin des chemins, parfois assis en rond dans une terre labourée. Si l'on approche, ils disparaissent.
On comprend que l'habitant des campagnes n'ait pu résister quand on sait que le pauvre Français d'alors n'était vêtu que de toile, quand on sait que partout les maisons ne se réparaient plus, que la chaumière, ouverte à la bise sifflante, était vide de bestiaux, que la famille n'avait plus ces bons compagnons, ces doux réchauffeurs de la vie humaine qui, de leurs toisons, de leur tiède haleine, la défendent si puissamment. La nature fut sé- vère, mais n'eût pas été homicide si elle n'eût pas frappé sur l'homme nu, dépouillé par l'homme.
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388 J. MICHELET.
On put jouir alors de la belle ordonnance qui dou- blait les droits de passage. Le blé resta où il était, et ne circula point. 11 s'accumula forcément ou s'entassa per- fidement, attendant spécialement sur la cherté croissante.
Pourcomble.de pauvres laboureurs s'étant avisés de semer du blé de mars, alors peu répandu, la police, soit par bêtise etstupîde ignorance, soit par servilité féroce pour les puissants accapareurs du froment, défendit cette culture. Défense monstrueuse ! qu'on révoqua trop tard.
Des petits travaux dans Paris, donnés à quelques ouvriers, un petit essai de taxe des pauvres, tout fut mi- sérable et honteux.
On crut un moment que la peste allait aider la faim. Des épidémies vinrent. Immense queue à la porte des hôpitaux. Ceux-ci, épuisés de ressources, revomissaient les pauvres par torrents pour mourir de faim.
Les suites du fléau furent plus cruelles peut-être encore. Les misérables survivants, les enfants pâles, étiques que laissèrent des pères épuisés eux-mêmes, n'engendrèrent que des infirmes et des,avortons maladifs. L'exiguïté des Français fut proverbiale en Europe. Les gravures anglaises surtout exposent à la risée, sous leur taille de nains, les sujets de Louis le Grand.
Le grand peuple qui meurt dans cette année funèbre s'éteint sans voix. Il effraye le monde de sa patience.
A peine quelques pages rares et presque ignorées d'un petit paysan (Duval)1 disent l'horreur profonde des pauvres troupeaux d'hommes poursuivis par la faim, la laissant au village et la trouvant partout, errants sur la plaine déserte, ivres, éhlouis de l'hiver, frappés, mais résignés, s'asseyanl à terre pour mourir.
1. Valonlin Janiarsï-Duyo! (1603-1775), devenu plus lard tolleclionnour
ANTHOLOGIE. 38D
Ceux qui étaient armés montraient même douceur. Ni plainte ni pillage. Dans une année de cent mille hommes à qui le pain manquait sans cesse, nos soldats épuisés jeûnaient et ne se plaignaient pas, et mouraient de la mort des saints.
Les langues sont finies et les mots épuisés devant de tels spectacles.
Ce ne sont pas les femmes seulement, ce sont les hommes et les plus durs, du plus ferme courage, qui pleureront au souvenir de la patience'et de la douceur de nos pères dans ces extrémités funèbres.
VENDOME ET VHXÀHS
Michelet dépeint la caractère des deux derniers généraux de Louis XIV, ceux qui lui gagneront encore des batailles pendant la guerre do la succession d'Espagne, si pleine de désastres pour les armées françaises.
Le sombre Saint-Simon1, enfermé comme un lion en cage dans sa prison royale, à Versailles, à Marly *, regarde à travers ses barreaux les vaillantes pantalonnades de Villars, de Vendôme, et il n'en voit que le grotesque. I) les juge -de mauvais acteurs, de pitoyables comédiens. C'est par là cependant, par l'audace souvent ridicule, airs de bravoure, vauterie, menterie, que ces héroïques bouffons relevèrent et soutinrent le moral des armées. Au défaut de solde et de pain, ils payèrent de chansons et firent rire la mort même. Quand nos misérables recrues, arrachées du village, dans un hiver du Rhin,
1. Le duc de Saint-Simon, l'au- I S. Maison de campagne où le roi leur d<" Hémoîrei. I recevait tes courtisons.
22.
Digitizcdby C.OOglc
390 J. M1CHELET.
sans habits, sans souliers, arrivaient en pleine Alle- magne, qui les sauvait du désespoir? un général im- muablement gai, qui buvait avec eux quelque peu d'eau-de-vie et sifflait des airs d'opéra. Ils le suivaient où il voûtait. Aux plus âpres gelées, ils ne voyaient que le soleil, disaient : c C'est le temps de Villars. »
Il en élait de même pour le paysan du Midi que la milice ' arrachait à sa mère et lançait au delà des Alpes. (Voyez Saint-Simon sur ces désolations.) Le malheureux, résigné à la mort, ayant passé les neiges, trouvait en pleine Lombardie la joyeuse armée de Vendôme1; tout élait oublié, t On y mourait comme des mouches, » dit Louville3. Point d'ordre, rien de prévu ; point d'hôpitaux. Mais nulle part on n'était plus gai. Ce gros garçon, le général de la licence, un satyre, un Bacchus, toujours à table, au lit, dans un parfait dédain de l'ennemi, donnait â tous une merveilleuse assurance. Du désordre parfait une force singulière naissait, l'initiative populaire.
Nos soldats de Vendôme et autres apparaissent souvent avec les allures singulières de nos Canadiens4, hardis coureurs de bois. C'est le zouave de ce temps-là.
Hais ce qui est d'alors, point du tout d'aujourd'hui, c'est que le soldat français savaitgré à son général d'être un très grand seigneur, d'en avoir les allures, les vices, l'impertinence. II se réglait sur lui. Sous Vendôme cha- cun était prince.
Au château d'Eu8, un grand portrait équestre donne
1. L'»nnéo ne *e wcr a"engagéi volontaires, mai lice «tait formée de jiavsai
ANTHOLOGIE. 391
l'homme même. Il monte un cheval de hasard, un bon gros cheval noir qu'un maréchal ferrant lui donna, au défaut du sien, pour charger en bataille; lourde monture espagnole, à l'œil ardent, toutefois, forte et propre aux coups de collier. Lui-même est empâté, visiblement de chairs peu saines. La figure a quelque rapport avec le masque bouffi et polisson de Mirabeau*. Tous deux, de leur sang italien, eurent une heureuse pointe pour la farce et pour le sublime. Chez Vendôme, le regard loustic rappelle aussi le coté gascon et le grand farceur béarnais- Au total, c'est un vieux enfant, un poupart de cinquante- six ans. Les Espagnols, qui l'aimaient fort, après sa bataille de Villaviciosa*, à son triomphe le caracté- risent d'un mot charmant. Tout Madrid cria : « Cupi- dona ! »
Avec ces habitudes molles, Vendôme fut serf du corps de bonne heure. Noailles* et Saint-Simon le disent. 11 était lourd et maladif. Il lui fallait beaucoup de nourri- ture et beaucoup de sommeil. Il continuait tellement quellement, sur les champs de bataille, la vie de son château d'Anet5, mêlée de jeu, de rire et de rien faire. Il la menait partout. Vrai général de la Fontaine9, qui, sauf les moments de se battre où il brillait, semblait moins guerroyer que voyager, pour s'arrêter où l'on mangeait le mieux, surtout pour y dormir. L'auteur des Fables et des Contes1, qui lui dédie Philémon etBeaucis\pourlui, ce semble, fit ce vœu du néant : « Je le verrai, le pays
î. Dîna U Neuve Ite-Castlllc idée. 1710). Coite lictoire assura l'Es- pagne i Philippe V.
3. Dans la mythologie antique Cu-
il. Chitoau du pays de Chartres.
392 J. MICHELET.
où l'on dort. On y Tait mieux : on n'y fait nulle chose. »
Le rusé prince Eugène1 le surprenait parfois, mais non pas à temps pour le battre. Il avait d'éclatants réveils. D'ailleurs, sous un général si dormeur, chacun veillait pour soi. Tel colonel devenait général en de telles crises, se dévouait. Il faut lire Mirabeau* sur son grand-père, qui se fit tailler en pièces à Cassano3. L'orgueil de l'armée d'Italie, son mépris pour celle du Nord', son fanatisme inconcevable pour son étrange général, étonnent en ce récit qui dément Saint-Simon.
Villars1 fut un autre homme, sauf des ressemblances extérieures. Sa constitution admirable ne faiblît jamais. C'était un grand homme brun, nerveux, toujours en mou- vement. Il fabriquait sa généalogie de manière à se rattacher aux antiques Villars du Dauphiné. Mais son indestructible force disait assez sa bonne souche plé- béienne. Son grand-père était notaire dans le Lyonnais, et, très probablement, comme tant de Lyonnais, de race provençale ou gasconne. Son père avait été le plus bel homme qu'on pût voir, aimé de tous, très brave, recher- ché pour second aux plus fameux duels, un héros de roman; on l'avait nommé Orondate. Notre Villars n'ai- mait que les romans, les comédies, les opéras, qu'il retenait, citait à chaque instant. Sa vie, de près d'un siècle, fut une merveilleuse gasconnade. Torrent de van- teries, langue de charlatan, figure trop parlante, un peu folle, tout cela détonnait à Versailles6, et on l'aurait jugé
1. Eugène, printe de
Allemagne et en is (1653-17M).
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ANTHOLOGIE. 393
un comédien de campagne. Mais, sur le terrain, il payait de solides réalités. En jouant le héros, il fut le héros même. Saint-Simon, qui le hait, après l'avoir bien dénigré, est obligé de dire que « ses projets étaient har- dis, vastes, presque toujours bons, » et, d'autre pari, que jamais homme s ne fut plus propre à l'exécution. » Quel éloge d'un capitaine!
MORT DE LOTUS XXV (1715)
Louis XIV était depuis longtemps malade et épuisé; il prévoyait sa fin prochaine. Son fils et son petit-fils qui devaient lui succéder étaient morts avant lui. L'héritier du trùtie était son arricre-pciit- fils, âgé do cinq ans à peine. Il ne restait d'autres princes de la famille royale que le duc d'Orléans et les (ils que Louis XIV avait eus de madame <lc Montespan. Il s'agissait de décider qui aurait la régence pendant la minorité du nouveau roi ; madame de Maintentm travaillait à Taire fairo à Louis XIV un testament en faveur des fils de madame de Munlespan dont elle avait été gouvernante.
Chacun devait songer à soi, prévoir, pourvoir. Visible- ment, le roi baissait. Fagon', vieilli lui-même, ne tient plus le journal commencé depuis Henri IV par les mé- decins royaux. Ce grand monument reste là. Depuis plusieurs années, je ne trouve que des pages blanches dans le dernier volume, qui presque tout entier est vide.
Un régime indigeste de grande mangerie, de fruits glacés, de sucreries, avançait le vieillard. Mais plus qu'aucune chose, je crois, les tracasseries. La sèche et muette insistance de ceux qui l'entouraient, la conspira- tion du silence chagrin qui le força de faire le testament, le contrista, le fatigua.
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394 j. M1CHELET.
On exigeai! du roi qu'il eût, de sa personne, d'irri- tantes conférences avec les gens du parlement pour l'affaire de la bulle contre les jansénistes '.
Le roi fit venir plusieurs fois à Marly1 les présidents et avocats généraux. Ils flottaient, hésitaient, n'osant faire au roi des promesses dont ils auraient été désavoués par leur compagnie. Le roi, indigné, déclara qu'après Marly il irait lui-même au parlement, y tiendrait un lit de justice3, et verrait (dit-il avec aigreur) ce qu'il avait de crédit dans cette compagnie.
Le samedi 10 août, il revint le soir de Marly à Ver- sailles. On le trouva étonnamment changé. Il ne se sen- tait pas en état d'accomplir sa menace, de forcer le par- lement dans un lit de justice.
Le 13 août, le roi fit l'effort de recevoir debout un prétendu ambassadeur de Perse et de signer avec lui un traité. Cette comédie, dont les minisires avaient flatLé sa vanité, l'acheva réellement. Le matin, il avait fallu le porter à la messe, et le soir on le roula au concert qui se faisait chez madame de Maintenon. Il y parut un homme mort. Fagon ne voulait pas que le roi fût malade, et per- sonne n'eût osé le dire. Quatre médecins qu'il appela se gardèrent bien d'être d'un autre avis. Ils ne firent rien qu'admirer, approuver, chanter en chœur la sagesse de Fagon. Le lendemain quatre autres médecins, mais tou- jours des louanges et des admirations.
Tout en faisant semblant d'être fort rassuré, on se hâ- tait pourtant d'agir. On lit venir les gens d'armes du roi
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ANTHOLOGIE. 395
à Versailles, dans l'espoir qu'il pourrait encore en passer la revue, le vendredi 22, avant la Saint-Louis. On voulait commencer à s'assurer des troupes.
Mais il baissait si vite que la chose devint impossible.
Le 25, l'état du malade s"étant encore aggravé, il reçut les sacrements, communia et futadministréde l 'extrême- onction. 11 ajouta de sa main quelques lignes au codicille1.
Le roi, qui avait eu toute sa vie une grâce majestueuse, l'eut aussi dans la mort. Il trouva les belles et touchantes paroles de la situation pour ses serviteurs, pour l'en- fant. J'y voudrais un mot pour la France. Un seul peut- être indique qu'il eut l'idée de la terrible responsabilité qu'il avait prise entant de choses. Il disait que la mort lui semblait peu pénible. « Elle ne l'est, dit madame de Maintenon, que quand on a de la haine, de l'attachement aux créatures, ou des restitutions à faire. — Je n'en dois à personne comme particulier, dit le roi. Mais, pour celles que je dois au royaume, j'espère en la miséri- corde de Dieu. >
Dans ces crises suprêmes, la nature apparaît. Les âmes les plus fausses laissent voir quelque vérité. Tel- lier1, madame de Maintenon, le duc du Maine 3, avaient de lui ce qu'ils voulaient. Ce n'était pour eux qu'un corps mort. On ne faisait pas seulement dire la messe dans sa chambre. Un capitaine des gardes s'en indigna et rappela les prêtres à leur devoir.
Le duc du Haine avait peine à contenir sa joie. Il croyait tout tenir.
Madame de Maintenon aussi crut tout fini avec le codi- cille qui remettait l'épée à Villeroî *. Tranquille sur le
1. Aunoie à son testament. I *. Général célèbre par set défol-
succès de son fils d'adoption, elle laissa le roi dans ce dernier combat, partit lestement pour Saint-Cyr*.
Hais voilà le 29 que le mort ressuscite. Le roi prend du vin d'Alicante et deux petits biscuits. Il demande ou est madame de Mainlenon. Elle revient de Saint-Cyr. Les appartements se repeuplent. Et d'autant se dépeuplent ceux du Palais-Royal !, qui un moment s'étaient remplis. Le mieux, au reste, ne dura pas un jour. Le soir même du 29, on vil que la gangrène occupait tout le pied, gagnait le genou même ; la cuisse était enflée. C'en était fait réellement.
RÉGENCE
LE REOENT DE FRANCE, DUC D'ORLÉANS
Louis XV à son avènement (1715) n'était qu'un enfant, it fallait un régent pour gouverner à sa place. Ce fut le duc d'Orléans, fils du frère de Louis XIV.
Il n'y eut jamais homme plus doué. Brillant esprit, rapide à prendre tout au vol, étonnante mémoire, et, avec peu d'études, un monde de connaissances. Tous les arts. Et la grâce en tout.
Il ne manquait à cela qu'une certaine base de fixité, de personnalité. Il était né d'éléments trop divers. Qu'eut-il de son père. Peut-être le goût italien de la musique, peut-être aussi une certaine facilité débonnaire. Mais il ne tomba pas, comme son père, au burlesque, à la plati- tude. Il était fort vaillant, comme sa mère, très franc du collier, net, lucide au champ de bataille. Il vit clair à Turin'. Il vit clair en Espagne1; il vit et fit, à travers mille difficultés qu'on lui suscita. Il y eut des succès, prit des places qui avaient arrêté Condé3.
Ce que sa courageuse mère1 ne lui transmit pas, malheureusement, ce fut l'orgueil. Ce soutien lui man-
1. En 1706, les généraui français flt la guerre avec succès on Catalogne,
qui assiégeaient Turin se laissèrent î. Le grand Condé avait f.it l>
prendre par l'armée autrichienne guerre tout™ l'Espagne en 1046-17,
malgré les avis du duc d'Orléans. 4. Sa mère, Charlotte de Bavière,
î. Il commanda l'armée franco- était une princesse allemande Bile de
espagnole chargée de soutenir Phi- l'électeur palatin du Rhin;clleaécrit
1 p.ic V contre l'archiduc Charles, ol des lellrcs fort intéressantes.
398 I. MICHELET.
qua. I) fit bon marché de lui-même. Il n'y tenait pas, et n'exigeait pas qu'on y tint. De là un abandon étrange, un grand laisser aller, beaucoup d'indifférence pour le bien et le mal. Il appelait cela aimer la liberté. Et il citait l'heureuse liberté de l'Angleterre sous Charles II*.
Une chose lui fit grand tort, d'avoir un héros favori, de vouloir être un Henri IV, de vouloir lui ressembler, même de visage.
Il n'y avait aucun rapport. Sa bonne corpulence alle- mande ne rappelait guère le Béarnais. Sa face pleine et sanguine manquait du fameux nez. Il avait la facilité, mais dans l'abondance éloquente, non l'étincelle du silex, l'éclair gascon. Cette faiblesse d'imitation mena loin d'Orléans. Si on l'eût laissé en Espagne, il eût rappelé Henri IV par sa valeur. Mais on fit croire au roi qu'il était ambitieux, qu'il supplanterait Philippe V et on le tint en cage.
Le roi lui fit accepter la fille de madame de Montes- pan. Déplorable union. Le jeune homme y sentit le froid de ta mort. Rien au cœur. Un orgueil infernal et orofond. Il l'appelait madame Lucifer, et elle en sou- ■ iait. Elle ne rêvait qu'une chose, faire régner son frère le duc du Maine, et elle lui livrait tout ce qu'elle savait de son mari. Il ne l'ignorait pas. 11 ne se fâcha point, mais se jeta dans le désordre. Il essayait parfois aussi de l'étude, faisait de la chimie avec le célèbre Humbert. Saint-Simon le blâme de ces vaines curiosités. Mais c'est encore par là qu'il est un vrai représentant du siècle.
L'aimable génie de la France, lumineux, humain, généreux, éclate le lendemain de la mort de Louis XIV dans tous les actes du régent.
I. Roi d'Angleterre |i<S60-188o).
ANTHOLOGIE. 399
Pour la première fois, le gouvernement a des entrailles humaines, et il sent la faim de la France. Il se demande : c A-t-ondequoi manger? » II rend aux affamés le pois- son et la viande. Suppression des droits sur la pèche, libre entrée des bestiaux étrangers, du beurre, etc. Ex- cellente mesure; mais achèteront-ils de la viande, ceux qui n'ont pas même de pain ?
La grande réforme économique commence par le roi même. Plus de cour régulière; plus de Versailles; le roi loge à Vinccnnes et le régent au Palais-Royal. On supprime Marly' et son jeu effréné.
Versailles était un monstre de faste et de dépenses, un gouffre de cuisine, de valetaille, de canaille dorée. Le roi y reviendra; mats ce ne sera jamais le même Ver- sailles, avec ses logements innombrables, ses tables de Gargantua à tout venant, l'éternelle mangerie d'un peu- ple de gloutons si terriblement endentés.
D'autres abus viendront, sournois, sous Fleury l'éco- nome', sous le froid Louis XV 0» ne reverra plus la solennité si coûteuse de l'ancienne grande monarchie.
On réduit, supprime en partie la gigantesque armée fiscale de Louis XIV. Cent mille hommes pour lever l'impôt ! Tant de mains ! qui retenaient tant, qu'il n'en arrivait que le tiers !
La plupart des historiens se sont moqués de tout cela, parce que de ces nobles projets beaucoup restèrent sur le papier. A tort. Plusieurs s'exécutèrent et portèrent un .fruit très réel. La comptabilité fut fondée pour toujours, la machine régularisée, La plupart des employés suppri- més ne furent pas rétablis, et l'on fut définitivement allégé de ces lourdes charges.
I. Hilton do campagne de I a. u jardinai Fleutr, premier Unis XIV. | minium do Louis XV.
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MO J. MICHELET.
C'éiaîenl les fruits de la raison de tous, du gouverne- ment collectif. Le régent, magnanimement, avait substi- tué des conseils aux ministres, fait appel à la discussion à l'examen, à la lumière. Pour la première fois, elle entra dans l'antre de Cacus',je veux diredans les ténèbres du vieil arbitraire ministériel.
Pour qu'ils fussent parfaitement libres, le régent y mit tous ses ennemis, ses calomniateurs, tel qui voulait qu'on lui coupât la télé, qui parlait de le poignarder. L'un avait dit : « Je serai son Brutus. » Mais celui-là était capable, inventif et de grand esprit. Le régent lui donna la première place, le fit chef du conseil des finances.
Cet homme était l'homme de France, non pas le meilleur, à coup sûr, mais, ce qui est tout autre chose, le plus bon. La bonté, la bienveillance universelle, était le fond de sa nature, brillait, charmait en tout. Rien de haut, rien de dur. Pas même d'humeur dans les plus grands tiraillements. Une patience merveilleuse, exces- sive à écouter, supporterles impertinences de l'un ou les aigres serments de l'autre. Ceux même qui souffraient le plus des honteuses misères où il noya sa vie, le sentirent, à sa mort, irréparable, unique, pour la douceur du cœur et pour la lumière de l'esprit.
Les portraits du régent (tout un volume in-folio, à la Bibliothèque *) en font une admirable histoire, depuis le premier (à douze ans), portrait doux, tendre, gai, de l'enfant le mieux doué qui fût jamais, jusqu'à la grosse face bouffie, apoplectique qui, de si près, touche à la mort. Une chose est saillante pourtant dans le premier
Il de Vulcaia, [ t. La Bibliothèque nationale.
ANTHOLOGIE. 401
et le dernier : l'élément allemand qu'il tenait de sa mère, Madame, se marque dans l'enfant et reparaît à la fin.
Le Français se dégage dans les portraits intermédiaires svelle, élégant, vif à tout prendre au vol, avec un mé- lange italien, l'aptitude à tout art. Mais, avec cela, on sent bien que la fermeté manque, qu'il coulera, glissera; il est visiblement facile et tout à tout.
Ses dons, brillants un moment, se fixèrent dans l'ac- tion, à Neerwinden*, à Turin, en Espagne, où il fit la guerre à merveille.
L'AVÈNEMENT DU CAFÉ EN FRANCE
L'usage du café, venu d'Orient, a pénétré lentement en Europe depuis le xvii' siècle. Au xviii* siècle ont commencé à s'ouvrir les débits de café qui devaient devenir plus tard les lieux do réunion de la bourgeoisie.
Sous la régence, Paris devient un grand café. Trois cents cafés sont ouverts à la causerie. Il en est de même des grandes villes, Bordeaux, Nantes, Lyon, Mar seille, etc.
Notez que tout apothicaire vend aussi du café, et le sert au comptoir. Notez que les couvents eux-mêmes s'empressent de prendre part à ce commerce lucratif. Au parloir, la tourière*, avec ses jeunes sœurs converses, offre le café aux passants.
Jamais la France ne causa plus et mieux. Il y avait moins d'éloquence et de rhétorique qu'en 89. On n'a rien à citer. L'esprit jaillit, spontané, comme il peut.
De cette explosion étincelante,nul doute que l'honneur
1. Petit village de Belgique, où I S. La sœur chargée d'oimir le d'Orangé (16V3). I lent.
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10! J. MICHELE!.
ne revienne en partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les tempéraments : l'avènement du café.
L'effet en fut incalculable, — n'étant pas affaibli, neu- tralisé, comme aujourd'hui, par l'abrutissement du tabac'. On prisait, mais ou fumait peu.
Le cabaret est détrôné.
Moins de chants avinés la nuit. Moins de grands sei- gneurs au ruisseau. La boutique élégante de causerie, salon plus que boutique cbauge, ennoblit les mœurs. Le règne du café est celui de. la tempérance.
Le café, la sobre liqueur, puissamment cérébrale, qui, tout au contraire des spiritueux, augmenle la netteté et la lucidité, — le café qui supprime la vague et lourde poésie des fumées d'imagination, qui, du réel bien vu, fait jaillir l'étincelle, et l'éclair de la vérité.
Les cafés ouvrent en Angleterre dès Charles II (1669), mais n'y prennent jamais caractère. Les alcools ou les vins lourds, la grosse bière, y sont préférés.
La lave de Bourbon1, pas plus que le sable arabique3, ne suffisait à la production. Le régent le sentit, et fit trans- porter le café dans les puissantes terres de nos Antilles. Deux arbustes du Jardin du roi, portés par le chevalier de Clieux, avec le soin, l'amour religieux d'un homme qui sentait porter une révolution, arrivèrent à la Martini- que, et réussirent si bien que celte lie bientôt en envoie par an dix millions de livres. Ce fort café, celui de Saint- Domingue*, plein, corsé, nourrissant, aussi bien qu'exci- tant, a nourri l'âge adulte du siècle, l'âge fort de l'Ency-
1. Michelcl détenait le Ubac ' 3. Le ciré est originaire de l'Aïa-
n> la Réunion, esi couverte d'an- I 1. Saint-Domingue . une des
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clopédie1. Il fut bu par Buffon, par Diderot, Rousseau, ajouta sa chaleur aux âmes chaleureuses, sa lumière à la vue perçante des prophètes assemblés dans c l'antre de Procope* », qui virent au fond du noir breuvage le futur rayon de 89.
L'immense mouvement de causerie qui fait le carac- tère du temps, cette sociabilité excessive qui se lie si vite, qui fait que les passants, les inconnus, réunis aux cafés, jasent et s'entendent tout d'abord, quel en était l'objet, le but? Les petites oppositions parlementaires et jansénistes3? Oui, sans doute, mais bien d'autres choses. On parlait bien plutôt de Law*, de son ascension singu- lière, delà république d'actionnaires qu'il entreprenait de créer. On parlait du café, de la polygamie orientale. Tout cela mêlé et brouillé. Cette France si spirituelle ne sait pas plus de géographie que de calcul ou d'orthogra- phe. Beaucoup mettent l'Asie à l'occident. Trompés par le mot Indes s, ils confondent les deux continents sous un magique nom, toujours de grand effet : Les (les.
Des Hespérides* à Robinson','tout le mystère du monde est dans les lies. Là, le trésor caché de la nature, la loi- son d'or, ou ce qui vaut autant, les élixirs de vie qu'on vend au poids de l'or.
1. Dictionnaire gêné»] des scien- ces r-i (t,!s art*, eu xvill" siècle-, ré die/o sous le direction de Diderot , partir de 175i.
S. Le café Procope, au quartier le.
3. Lee parlements résistaient au:
Impôts nnuvoniiï. les jansénistes ■ la huile Unigenitui.
ORIGINES DE LA FORTUNE HE VOLTAIRE
Michelet explique comment s'est préparée la grande popularité de Voltaire. Voltaire, né à Paris en 1691, s'appelait de son vrai nom Arouet, il était fils d'un notaire et avait été élevé ans Jésuites ; il s'était fait remarquer de très bonne heure par sa facilité à faire les vers et avait acquis très vite une réputation de poète. 11 fréquentait le monde des seigneurs, où il eut une querelle avec le duc de Roban qui se vengea en lui faisant donner des coups de bâton. Voltaire annonça l'intention de demander raison de cette insulte. La famille de Ronan, très influente i la cour, obtint de faire enfermer Voltaire à la Bastille.
Voltaire dit qu'il resta près de deux ans en Angleterre, après son affaire avec le chevalier de Rohan et sa sor- tie de la Bastille (1 726-1 728). Déjà célèbre ici, il se trouva là-bas absolument perdu. Il n'y eut que déceptions. Il y apporlait 20 000 livres en un billet qui ne fut pas payé. Il fut trop heureux d'accepter un abri que lui offrit généreusement un marchand, H. Falkener, dans la fort triste solitude de la campagne de Londres. 11 espé- rait sortir de cette position ennuyeuse par l'éclat de son Henriade1, qu'il édita avec luxe et dépense. Mais pour- quoi les Anglais auraient-ils accueilli un poème où le héros finit par se faire catholique? On sait d'ailleurs combien ce pays, en réalité, est fermé aux littératures étrangères. La Henriade inaperçue ne valut à l'auteur que quelque guinées de la reine *.
d'Henri IV. I gleterre.
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ANTHOLOGIE. «0
Grand honneur pour Voltaire de n'être ainsi gâté, mais négligé plutôt. 11 garda son bon sens. 11 vit peu, mais vit bien. Il vit bien d'abord les hauts côtés de l'Angle- terre, qui sont bien moins Anglais qu'humains; ilvitNew- ton, Shakespearei.il était depuis quelques mois en Angle- terre lorsque Newton mourut et qu'on fit, avec de prodi- gieux honneurs, son triomphant convoi à Westminster*. Rien de plus grand, qui glorifiât davantage la sagesse an- glaise. Il la sentait partout dans la dignité libre des mœurs, des habitudes, la tolérance limitée (mais plus grande que partout ailleurs), la raisonnable estime du travail, de l'activité. L'hote de Voltaire, Falkener, simple marchand de Londres, fut ambassadeur en Turquie.
Mau repas3 le laissa rentrer en France, non à Paris. Du moins la première fois que nous apercevons Voltaire, c'est chez un perruquier de Saint-Germain-en-Laye*, où très-probablement il reste un an, caché ou à peu près. Pendant tout ce temps, rien de lui. Pas une œuvre. A peine une lettre. Ce grand silence indique à quelles dures conditions il était rentré. La Henriade même, reve- nant d'Angleterre, ne fut que tolérée. Et quarante ans durant elle ne fut vendue qu'en gardant son titre de Londres.
Voltaire, à Saint-Germain, se trouva solitaire plus que dans la campagne anglaise, ne pouvant publier, muet. Cette année 1728 de grand silence (unique dans sa vie) lui profita beaucoup. Ce qui jusque-là le tenait inférieur, léger, faible, c'était la vie du monde, le besoin des petits
1. 11 fit connaissante aree la thao- | son! nnterrea les souveraim ei loi rie de la gravitation de Newion et grands hommes de l'Angleterre.
406 ». MICHELET.
succès. Là il rentra en lui, et il fil pour lui-même (sans espoir d'imprimer) une chose tout à fait libre et forte, sa critique des Pensées de Pascal. Une note de lui nous dit qu'elle est de cette année. Il n'a fait rien de plus vif, rien qui aille plus droit au but. 11 ne s'amuse pas, comme il fit trop ailleurs, à jouer tout autour de la grande ques- tion, à critiquer les accessoires. Sans jaser, ricaner — sé- rieusement, d'une pince d'acier et d'une invincible tenaille, — il serre à la racine l'arbre qui nous lient dans son ombre.
Son petit livre (grand de sens et d'effet) se résume en trois mots : simples réponses à Pascal.
« L'homme est une énigme. > Non. On le comprend très bien dans l'ensemble dent il fait partie. Mais quand il sera une énigme, ce n'est pas en tout cas par l'inexpli- cable qu'on l'expliquera. — € Il est déplacé, dégradé. » Non. Il est à sa place dans la nature. — € Il naît in- juste. » Non. Et il n'est pas justifié par l'arbitraire in- juste, par la faveur, la grâce.
« Est-il heureux? » Question plus difficile. Là sans doute Pascal avait chance d'embarrasser Voltaire, de faire trembler sa plume. Cette année était sombre. Sa pauvreté et son mutisme l'attristaient fort. De la chambrette du perruquier de Saint-Germain, il dit à Thieril : < Ma mi- sère m'aigrit et me rend farouche. » Une lettre, 1res mâle, de son Anglais Falkener contribua à le raffermir à lui faire croire que l'on peut être heureux, et que même la plupart le sont. S'é levant au-dessus de sa situation, il dit à Pascal, qui entre en désespoir de la misère de l'homme : « Vous cous trompez, l'homme est heu- reux. »
1. On n'avait alorjious le titre de I la» amia que Pascal avait i Port- Pc-ntitt qu'un arrangement tail Par ' R°ï«l.
ANTHOLOGIE. 407
Voltaire avait perdu ses pensions. Des 4,250 livres de renies qu'il eut à la mort de son père, les réductions suc- cessives'(et celle récemment de Fleury1) durent emporter beaucoup, outre les banqueroutes qu'il essuya. Sa Hen- riade l'acheva. Et quand pourrait-il vendre un livre? il l'ignorait. Les libraires eft*rayé«auraienl-ilsacheté?En at- tendant, H écrivit les Lettres anglaises1. Il expliquait Newton. C'est par là justement (chose imprévue, bizarre) que sa situation changea.
Il venait le soir à Paris, consultait les newtonîens. Ils n'étaient guère que trois qui osassent lutter contre Des- cartes* et sa physique (une religion nationale), contre la lourde autorité de l'Académie des sciences. Il y avait un enfant de génie, le tout petit Clairaut5. Un officier de Saint-Halo, tranchant, dur, excentrique, Maupcrtuis *, reçu récemment à la Société royale de Londres ' (1728), et qui bientôt ici (1731) fut le chef du café l'rocope8. Un homme encore fort agréable, esprit universel, brillant, un peu léger, La Condamine". Un jour que celui-ci sou- pait avec Voltaire, il riait de l'ignorance dn sot contrô- leur général10 Desforts, qui, pour éteindre les billets de l'Hôtel de Ville, venait d'ouvrir une loterie où,' par un calcul simple, on pouvait gagner à coup sûr. Voltaire
1. Célall une habitude du gourer- |
B.r,pometrn(IItï-n85). |
nenn-ul d'alors de réduire, c'est-à- |
il Géomètre ei astronome 11608- |
17d°). |
|
rcntes que l'Etat s'était engagé a |
T. C'eal .\<-.i..- dea science) |
payer. |
de l-AdcJetem. |
î. Le cardinal Fleury, premier mi- |
i :■--... -■ .- -..i.-;.: de ce |
ni j Ire joua Louia XV. |
|
3. Le litre est Lettres pftfloioplii- |
|
quel aur la Aaqlait. Voltaire y ra- |
il c*l allue rue do l'Ancien ne-Comé- |
conte ce qui l'a le plus frappé en |
die, dans le quartier latin. |
Angleterre. |
1). Voyageur et astronome (1701- |
*. Le système de Deacarlea cïposé |
irn). |
10. Ministre dea Qnoneei. |
|
If 1 SilVilUtl fL-iiù;ji!. |
MB J. M1CHELET.
avait de ces billets; il fut frappé du calcul, et y gagna 500000 francs. Le contrôleur fut furieux, plaida, mais il était en baisse, bientôt remplacé. Il perdit, et Voltaire dès ce jour fut riche, émancipé, libre du moins, s'il ne pouvait écrire en France, de vivre en Hollande et partout. Heureux coup de fortune qu'il dut réellement à sa foi, à l'amour des sciences. Newton, on peut le dire, fit la liberté de Voltaire.
VOLTAIRE CHEZ MADAME DU GHATELET
Voltaire a passé plusieurs années à Cirey chei la marquise du Ch&telet, qu'il a rendue célèbre sous le nom d'Emilie. C'était une femme savante qui concourut pour des prix de l'Académie dos
Les Lettres anglaises répondent aux Lettres persanes de Montesquieu '.
Pour lancer un tel livre, en 1733, Voltaire attendait, espérait la chute de Fleury1. Il ne le lâcha qu'en anglais et à Londres (août-septembre). Il retenait encore l'édi- tion française à Rouen sous la clef. Mais ce terrible livre, comme un esprit qui rit des portes et des serrures, s'en- vola de lui-même3. En France, en Hollande et partout, il circula, pour l'effroi de Voltaire qui, dans ces circon- stances toutes nouvelles, eût voulu le garder encore.
Grand changement. II redoutait l'exil. 11 avait pris racine. Il était marié*.
Marié d'amitié avec un esprit sérieux, l'un des plus
1. Monloiquieu, magistrat et phi- I S. Premier ministre it Louis XV. loua forma ils lettres écrites par un 1. Ceci n'est qii'nne forme de lin-
)qub« Google
ANTHOLOGIE. 409
virils de la France, madame Du Chàtelet, si lettrée, si savante, éprise des plus hautes études, 'traduisant Virgile et Newton. Elle avait vingt-sept ans, avait déjà vécu, tra- versé l'étude et le monde, n'avait rien trouvé pour le cœur. Elle avait des méthodes, point de fonds. C'est le fonds, la vie même qu'elle sentit en ce petit livre. Son cœur fut plein, et se donna.
Voltaire était malade et dans sa crise obscure de 1133, lorsque cet ange de Newton vint, amené par une amie, le voir dans son triste logis près Saint-Gervais. Newton, comme on l'a vu, avait fait sa fortune, et il lui donna une femme, éprise et dévouée, très noble compa- gnon de travail qui adoucit sa vie, qui n'altéra en rien, mais augmenta sa liberté.
Quinze ans durant il eut chez elle un agréable asile très près de la frontière', qui lui permît d'oser mais parfois d'éluder l'orage. Il était, n'était pas en France, avait un pied dehors sur la terre de la liberté.
Eu avril 1734, le danger fut réel : Voltaire quitta Paris. Une lettre de cachet1 fut lancée contre lui de Ver- sailles, et en même temps le parlement, sur une plainte des curés, fit lacérer, brûler le petit livre par la main du bourreau (juin 1734).
11 était près d'Autun, chez les Guise et les Richelieu, qui ne le cachèrent pas. Il était sans asile. Madame Du Chàtelet franchit le pas et le cacha chez elle.
C'était chose hasardeuse. Et tout le monde fut contre elle, sauf M. Du Chàtelet. Homme d'esprit, il trouva bon qu'elle abritât ce beau génie persécuté, sans famille, ami, ni foyer. Il défendit Voltaire, lui rendit des ser- vices.
4. Ciroy 06l à S3 kllomilKi de | r»!™ n'éiaît pas encore g la Fruus. Vubsj, dan. 1= llauLo-Maïuu ; la L„r- I i. Unln: d'umufaiiiou.
410 J. MICHELET.
Hôte peu redoutable, à vrai dire, peu compromettant. Cette maigre figure, déjà de quarante ans, nerveuse et maladive, malade imaginaire de plus, toujours mourant, entre la tasse el le café une ombre d'homme, il le disait lui-même, donnait peu l'idée d'un galant. Enfermé tout le jour, n'apparaissant qu'une heure, comme un farfadet * de passage, même à Cirey on le voyait à peine. Madame de Graffiny * qui l'y vit, et madame de Staël à Sceaux, lui trouvaient l'air d'un revenant, d'un petit moine d'autre- fois aux yeux malins et doux, dont l'âme curieuse vien- drait de l'autre monde visiter celui-ci.
ROUSSEAU A ANNECY
L'homme qui eut la plus grande influence nir la société française pendant la fin du xvm* siècle, ce fut Rousseau, écrivain genevois, né en 1712, qui mil à la mode le goût de la nature, réforma le système d'éducation, et exposa une théorie des droits et des devoirs des citoyens qui fut adoptée par les hommes de la Révolution.
Tout le monde va voir les Charmetles 3 ; mais ce qui fit Rousseau, ce fut bien plus Annecy*. Les Charmettes, où déjà il est un homme, un maître de musique, lisant MM. de Port-Royal0, faisant un peu d'astronomie, sont un lieu plus sérieux. La mollesse inexprimable qui nous fond toujours le cœur en lisant le second livre, le troi- sième, des Confessions*, est propre à l'air doux, languis-
taslique s ligure humain?. Michelet quelque»- unes de nesannées de jeu-
pwnd ici le mot dans le sent de tan- nesse.
Urne. 4. Chef-lieu de la Haute-Savoie.
S. Auteur de romans et de pièces, 5. Les philosophe! do Port-Royal
qu'elle Bl à Cirey. Arnaud et Nicole.
3. Petite muitoii de campagne I fi-Récît que RouMaau» fait don vie.
ANTHOLOGIE. 411
sanl, quelque peu fiévreux d'Annecy. Il y a là de la Ma- remme'. Plus d'un a voulu y mourir.
En 1865, par un beau mois de septembre, je me trou- vais à Annecy, travaillant comme toujours. Mais vers les dix heures, la matinée était si douce, plus moyen de tra- vailler. Nous allâmes nous asseoir au lac, sous un fort beau saule, vieux, qui rappelle que le jardin public était un marécage, en face de l'agréable et marécageux Albi- gny. Dans une brume légère qui gazait à demi l'horizon, nous regardions la petite lie des cygnes, leurs plumes fu- gitives qui volaient, nageaient sur l'eau. Les coteaux simu- laient un peu, tout autour, ceux de la Saône. A droite, le petit palais qui fut celui de saint François de Sales'; der- rière, la ville, les églises, les couvents, la Visitation (ou rêva madame Guyon)3. Il y avait eu des orages, et quel- ques gouttes de pluie tombaient encore par moments. Un habitant d'Annecy, assis sur le même banc, nous expli- qua que le lac s'infiltre assez loin sous la plaine. Il se verse lentement dans un affluent du Rhône. Jadis il était bien plus lent. Ses eaux paresseuses (tout au contraire de celles des lacs suisses, qui montent l'été) baissent alors sensiblement, laissent ici et là des lagu- nes, des flaques mortes. Ilya, dit-on, peu de fièvre, mais quelque chose de doux, de mou qui vous ralentit.
Les nombreux canaux qui font de l'intérieur de la ville comme une petite Venise' (sans caractère, sans monu- ments, de si peu de mouvement), rendent cette langueur plus sensible. Ils ont de petits brouillards vaporeux, jolis d'effet, plus qu'agréables à l'odorat. Ajoutez des rues en arcades, des passages obscurs mal tenus, des fenêtres
i. Mirais do la Toscane, 1res in- I 3. Grande m ystiquo du xvrpsièclc. lalubre». *. Les maisons do Venise sont bâ-
1 Évoque de Genève (1567-1622). | tics au milieu de l'eau.
413 J. MICHELET.
du xvi* siècle, d'autres étroites et antiques, vieux vilains trous ornés de fleurs. Les fleurs boivent l'im- pureté des canaux avec délices et n'en sont que plus charmantes.
Rousseau dit se rappeler tout cela avec bonheur. L'é- troite rue sous l'église fermée alors en impasse où il logeait, entre l'évêque, tes Cordeliers et la Maîtrise où il apprend la musique, c'est au vrai l'ancienne Savoie. Der- rière la maison, le canal lourd et d'une ean peu limpide. Mais par-dessus il voyait la campagne, « un peu de vert. » ' Tous les germes de Rousseau sont là, il y resta long- temps; mais surtout pendant six mois, il ne fit que les vingt pas qui séparaient les deux maisons, celle de maman, nom familier qu'il donnait à sa bienfaitrice, madame de Warens', et la Maîtrise*. Tout lui est resté, dit-il, dans la mêmevivacilé, la température de l'air, les beaux costumes des prêtres, le son des cloches, l'odeur, odeur bien mêlée sans doute et des fleurs et des canaux, des drogues pharmaceutiques que faisait madame de Warens, et qu'elle le forçait de goûter. Là, ce cantique entendu la nuit qui le fit tant songer. Là, la rêveuse promenade qu'il lit un jour de dimanche, pendant qu'elle était à vêpres, pensant à elle, avec elle espérant vivre et mourir... Mais moi-même ne rêvais-je pas ? Voilà que sans le vouloir, je vais et je suis ce flot.
Plus de vingt ans passent. En vain. Le flux, le reflux des misères, la vie dure de l'homme de lettres dans l'a- gitation de Paris, les avortements, les demi-succès.
Ces vingt années passent. En vain. Sous tant de choses voulues, empruntées, artificielles, subsiste le Rousseau d'Annecy.
ANTHOLOGIE.
La cloche qu'il entendit là, sonne encore... Pauvre cœur de femme, sous le masque de Caton ' !... Pauvre, pauvre citoyen.
En 1757, une lutte IrÈs vive était engagée entre les jansénistes soutenus par le parlement de Paris et les jésuites soutenus par la cour. La France, à ce moment, faisait au roi de Crusse une guerre qui avait coûté beaucoup d'argent et n'avait rapporté que des dé- faites. Au plus fort do ia lutte, Louis XV reçut un coup de canif qui le blessa à peina. Celui qui avait donné le coup était un malheu- reux fou, Damiens. 11 fut condamné comme régicide et écartclé.
Damiens élait d'Arras. Cette frontière wallonne et picarde n'est point du tout flamande. Au contraire. Les Wallons* sont plus midi que le Midi. Ils donnaient à l'Espagne ses plus impétueux soldats*.
Le frère aîné de Damiens, pauvre ouvrier en laine, honnête, homme de bien, élait un fervent janséniste, n'ayant pour meubles que des livres, livres de piété. Damiens lui-même fut longtemps très dévot, entendant tous les jours la messe.
Sa figure aisément l'eût fait prendre pour un Espagnol. Il avait la peau assez brune, les cheveux noirs, frisés et volontiers coupés sur le devant en vergettes très rases. Son visage allongé, marqué de petite vérole, le des- sous de la lèvre inférieure très creusé, un nez d'aigle et des yeux profonds, faisaient une figure distinguée, belle, tragique. Il était grand (cinq pieds cinq pouces), mais
I, Rousseau affecta il d'avoir l'hé- I langue est (-ermeuique ; les Wallons roïsme et ta rudosao des yieui Ho- habitent l'est de la Bclgiqno.
(14 J. MICHELRT.
paraissait 1res grand, étant mince et fort élancé. Il por- tait la tète un peu basse. Il n'était pas campé bien solide- ment sur ses jambes. Avec des yeux hardis, il était pour- tant vacillant.
Sa famille, de bons fermiers d'auprès d'Arrus, était fort en débine. Son père, de chute en chute, devint, de fermier, ménager, puis misérable moissonneur, et enfin portier de prison. Il avait dix enfants qui moururent presque tous. Le second, Damiens, petit diable indomp- table et qu'on nommaitainsi, jusqu'à seize ans travaillait à la ferme, cruellement battu de son père, qui, dans ses récidives, allait jusqu'à le pendre par les pieds, la tète en bas. Un oncle, cabarelier à Béthune, eut pitié de l'enfant, le prit, voulut le faire étudier. A seize ans, c'était tard. Il apprit à lire, à écrire, mais peu et mal. S'il devint cultivé, ce fut par l'expérience seule, la conversa- tion, les voyages. Qu'en faire? On eût voulu le faire per- ruquier, serrurier. On essaya aussi de lui faire appren- dre la cuisine dans une grasse abbaye, Saint- Vast *. Un matin, il s'engage, et quoique racheté par son bon oncle, il reste domestique d'un officier avec qui il voyage quatre ans dans la guerre d'Allemagne. Il y put voir l'horreur du retour meurtrier de Prague *.
Né en 1715, à la fin de la guerre, en 1737, il avait vingt-deux ans. Il resta domestique, changeant souvent de maître, et n'étant bien nulle part. Honnête cependant et désintéressé, à ce point qu'il partait souvent sans deman- der ses gages.
Il n'avait aucun vice ordinaire des laquais ; seulement
ANTHOLOGIE. 415
il buvait; quoiqu'il bût sans excès, alors il était dispu- teur. (Déposition de M. de ilaridor.)
Il avait quelque temps servi chez les jésuites, au col- lège Louis-le-Grand, où un de ses oncles était maître d'hôtel. Il y resta quatre ans.
Son austérité naturelle et ses traditions jansénistes le portaient beaucoup plusdu côté des parlementaires. lien servit plusieurs, surtout M. Bèze de Lys, pendant trois ans. Celui-ci, dans l'enlèvement général du parlement', eut cette distinction d'être des quatre que l'on n'exila pas, mais qu'on mit aux plus rudes prisons d'État. Nulle n'était plus dure et plus sombre que Pierrc-Encise, près Lyon, où on le conduisit. Damions était le seul domes- tique de M. Bèze. Il vit de près cet acte, celte désolation des familles, les femmes en pleurs tâchant de suivre leurs maris dansce coûteux exil, et à Paris le monde du palais' ruiné. Il devint ardemment et violemment parlementaire. Il échappait souvent de chez ses maîtres pour aller au palais le soir, la nuit, attendre aux jours de crise la fin des délibérations. Il errait dans les groupes où on lisait tout haut la Gazette de France3.
On eûtdit qu'un hasard terrible menait Damiens par- tout où l'on pouvait amasser la colère. Resté seul sur le pavé quand son maître fut arrêté, il trouva place juste- ment dans la maison et la plus digne et la plus maltraitée, celle de l'ex-go u verne ur de l'Inde, La Bourdonnais, qu'on tînt trois ans à la Bastille*. Damiens ne resta pas avec sa
116 J. M1CHELET.
veuve. Jusque-là, il était (au témoignage de ses maîtres) un rare laquais, exempt de tous les vices de sa classe. Pendant deux ans on perd sa trace. On voit plus tard qu'il eut l'idée de fuir loin de Paris et d'aller a Arras.
Comment faire le voyage ? Il servait un M. Michel, né- gociant de Saint-Pétersbourg, de passage à Paris. Cet étranger, sans coffre-fort, avait son or dans un porte- feuille, simplement fermé de rubans. Nulle serrure à forcer. L'or était disponible. Quoi de plus aisé que d'en prendre pour le voyage, sauf à le remplacer avec l'ar- gent d'Arras? Tel fut le conseil du démon qui le travail- lait au dedans. Il dit, répète et jure avec persévérance qu'il prit seulement cent trente louis. Il y avait encore douze mille francs en or auxquels Damions ne toucha pas. C'était le vol d'un maniaque. Il n'eût su à quoi dépen- ser. On ne voit pas qu'il ait profité en rien, sauf un habit et cent écus de laine qu'il acheta afin que son frère l'ouvrier travaillât à son compte. Mais son frère, très honnête, fut pénétré d'horreur quand une lettre d'un jeune frère qu'ils avaient à Paris lui fit savoir que cet argent était volé. Oamiens fut foudroyé. Il essaya par trois fois du suicide : il se saigna, laissa couler son sang; il prit de l'arsenic; il alla à la mer, avec l'idée de s'y jeter. Mais son frère le gardait, ses parents le forçaient de vivre. Ils voulaient que plutôt il fit restitution. Pour qu'il en eût le temps, ils proposaient que lui-même se mit dans une maison de force. Il pleurait, s'y laissait mener comme un mouton. Malheureusement, cette mai- son qui était un couvent ne voulut pas le recevoir.
Alors, craignant toujours qu'il ne fût arrêté, ils le menèrent vers la frontière. Au moment d'y passer, la maréchaussée lui barre le passage, et il était happé s'il n'avait donné cent écus.
ANTHOLOGIE. «7
Damiens retourna à Paris. Il y mit quatre jours.
-, Il arriva lo 3 janvier à Versailles, à trois heures du
matin. , A l'auberge, il apprit que le roi était à Trianon < pour quelques jours, c Maudit Versailles I dit-il. On n'y trouve jamais ce qu'on veut. » Il avait l'air fort égaré, et dit à son hôtesse : « Je me sens bien incommodé, madame. Ne pourrait-on me procurer un chirurgien qui me sai- gnât? » Elle rit : « En effet, joli temps pour se faire saigner, » Au fait, il gelait à pierre Fendre.
Il se promenait dans le parc, sinistrement désert, sans rencontrer autre personne qu'un pauvre diable d'inven- teur qui avait trouvé une machine, voulait la montrer au comte de Noailles et pour cela guettait, comme Damiens, le retour du roi. Il l'attendit à la tombée du jour sous la voûte qui mène aujourd'hui au musée. Damiens parais- sait de sang-froid, causait avec les gardes, les postillons de la voiture qui était attelée, ce qui lui permettait de rester et de s'approcher. Il dit, voyant un garde qui cher- chait son manchon, croyant l'avoir perdu : < Il cherche ici ce qu'il n'a pas laissé. » Il n'avait pris aucune pré- caution et ne comptait point fuir. Il était fort reconnais- sable, surtout par une culotte rouge. Tout le monde avait le chapeau bas, lui seul le chapeau sur la tête.
Le roi descend appuyé sur le bras du grand écuyer Béringhen. Il avance vers la voiture, se sent poussé, et dit d'un ton doux, ordinaire : « On m'a poussé le dos. C'est cet ivrqgne-là qui m'a donné un coup de poing. »
Damiens ne bougeait pas. Personne n'avait vu qu'il donnait un coup de canif; il le ferma, le remit dans sa poche. Son chapeau seul frappait. Un garde : « Qui est
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418 J. MICHELET.
cet homme qui ne se découvre pas devant le roi? » Il
lui jette son chapeau par terre.
Cependant, avant de monter, le roi dit : « Est-ce qu'une épingle m'aurait piqué ?» Il mit la main sous ses habits, la retira moite et sanglante. Puis, mon- trant Damiens qui ne bougeait, il dit : « C'est ce mon- sieur. Qu'on l'arrête, qu'on ne le tue pas. » Puis il re- monta l'escalier au lieu de se mettre en voiture.
LOUIS XVI ET HAUTE-ANTOINETTE {1771-1774)
Louis XV survécut à son fils aîné, In Dauphin. Ce fut son petit- fils qui lui succéda sous le nom de Louis XVI. On l'avait marié à Marie-Antoine tic, fille de Marie-Thérèse d'Autriche. Ils étaient tous deux jeunes et inexpérimentés quand ils montèrent sur le
Les deux jeunes époux avaient cela de singulier que lui, né à Versailles, était tout Allemand comme sa mère de la maison de Saxe '.Et. elle au contraire, néeâ Vienne, était absolument Française, ou pour mieux dire Lorraine, comme son père, qui, épousant Marie-Thérèse, devenant empereur, ne put pour tant jamais apprendre l'allemand*.
Le Dauphin avait le malheur d'avoir des deux côtés, paternel, maternel, un fâcheux précédent de lourdeur et d'obésité. 11 combattit cela toute sa vie par l'exercice, la chasse, la fatigue des métiers manuels, le marteau et l'enclume.
Sous ses formes un peu rudes, le fond chez lui était la sensibilité, aveugle, il est vrai, et sanguine, qui lui échappait par excès. Morne, muet, dur d'apparence, il
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ANTHOLOGIE. 419
n'en avait pas moins quelquefois des torrents de larmes. Quand, coup sur coup, son père, sa mère moururent, il eut ce cri : « Qui m'aimera? » Sa tante Adélaïde l'aimait assez, mais aigre et sèche, elle allait peu à sa nature. Cette bonne nature parut aux tristes fêtes du mariage où cent personnes furent étouffées; il en eut un chagrin pro- fond. Elle parut à l'entrée dans Paris qu'il fit plus tard; la joie, la tendresse du peuple, eurent sur lui cet effet qu'il parla à merveille; son cœur dénoua son esprit.
Marie-Antoinette était fort troublée. Elle avait une peur extrême du Dauphin1, ne permettait pas que Vermond son précepteur la quittât. Ce redouté Dauphin avait ce- pendant l'air d'un bon jeune Allemand encore plus em- barrassé qu'elle. Le lendemain de l'arrivée, il entre, au matin :« Avez-vous dormi? » C'est tout ce qu'il trouva. « Oui, » dit-elle. Vermond était là, un peu éloigné seu- lement. Le Dauphin brusquement sortit.
Marie-Thérèse, fort maladroitement, par une exigence vaine, lui ménagea une querelle dès l'arrivée. Elle demanda à Louis XV que mademoiselle de Lorraine, parente de l'empereur, fût aux fêtes après les Condé, avant les Bouillon, les Rohan9 et autres familles titrées. Vive, très vive résistance de tous ces gens, qui, blessant la Dauphine, se crurent dès lors en guerre avec elle, furent ses ennemis.
Son aimable figure et sa bonté d'enfant avaient plu fort au roi. Elle n'avait nullement déplu à Mesdames3, tantes
1. Louis XVI n'était encore que ces. Mais elles avaient droit il la
ï. La famille de Condé était de raine qui étaient une famille étraii- enng royal, elle descendait de Ko- gère.
i20 J. MICHELET.
du roi. Raisonnablement elle inclinait de ce côté, attirée spécialement par la bonté de madame Victoire1. Elle y allait trois fois par jour et elle y voyait le Dauphin. Celui-ci était sérieu* et s'appliquait, employait sa forte mémoire. Menacé d'être roi, il eût voulu entrevoir les affaires, être admis au conseil. Il étudiait, en bonne for- tuneet à l'insu de Louis XV, avec un officier instruit qui lui parlait de guerre et d'administration.
La Dauphine-, au contraire, n'eut aucun goût d'études. Sa mère l'avait fort négligée jusqu'à treize ans (1768), jusqu'à l'année où la mort de ta reine de France fit croire qu'on pourrait la faire reine. Elle reçut alors tous les maîtres à la fois, mais n'apprit rien du tout. Ses lettres, ses dessins, que l'on montrait, n'étaient pas d'elle. A Versailles, elle était trop distraite pour refaire son éduca- tion. Vermond s'en désolait. Sa mère lui en écrit en vain, a La lecture, lui dit-elle, vous est plus nécessaire qu'à une autre, n'ayant aucun acquis, ni la musique, ni le dessin, ni la danse, peinture et autres. »
Elle n'avait de goût que pour les comédies. Elle en jouait, y remplissait des rôles, faisait Marton, Lisette3.
Elle était très charmante, point méchante, sensible par moment. A Ventrée dans Paris(juin 73), elle a un joli mouvement de cœur pour ce bon peuple ému et tendre, pour son mari aussi qui a très bien parlé. — « Aux Tuileries, nous ne pouvions ni avancer ni reculer. Au retour, nous sommes montés sur une terrasse élevée. Je ne puis dire les transports d'affection qu'on nous a té- moignés. Nous avons salué le peuple avec la main. Rien de si précieux que l'amitié du peuple; je l'ai senti et ne l'oublierai jamais. »
1 Fille do Louis XV. [ 2, Riïlei do
Jigitizedb, GoOgk
ANTHOLOGIE. 421
Elle portait la tète haute, surexhaussée de plumes et de panaches, d'aigrettes qui menaçaient le ciel. Cette mode allait bien, il est vrai, à sa beauté hautaine. On a finement remarqué quelesportraitscharmants de madame Lebrun1 l'ont trop féminisée.EUe n'était ni gaie.ni sereine, mais toujours émue, véhémente. Par moments, très sen- sible et bonne : « Si touchante ! écrivait sa mère, on ne peut pas tui résister. »
L'enivrement s'explique au début de ce règne. Tous l'éprouvaient. Quelle joie de voir enfin s'asseoir sur le trône purifié de Louis XV l'honnête, l'excellent jeune roi, cette reine charmante ! Qui n'eut tout espéré ? Un grand mouvement d'art décorait ce moment, illuminait la scène. Et la reine en était le centre. — Tout gravitait vers elle. — Gluck* arrivait pour elle de Vienne, lui apportait Iphi- génie. Il écrivait Armide (17T5), pour qui, si ce n'était pour l'Armide couronnée de Versailles?
Mais le jour redouté du Dauphin est venu. On lui apprend que Louis XV est mort, qu'il est roi. Il s'évanouit.
Puis, revenant à lui, il s'écria: — «Oh! quel far- deau !... Et on ne m'a rien appris ! »
Le scrupuleux jeune homme était dans un état admi- rable, décidé à marcher dans la droite voie, et contre son cœur même.
A l'ouverture première du secrétaire de Louis XV, il eut un coup au cœur, vit à quel point l'Autriche l'enve- loppait,combienillui faudrait se garder de la reine. Rohan ambassadeur a Vienne, tout récemment, le 10 janvier, avait averti Louis XV qu'il était vendu jour par jour.
«3 I. MICHE LET.
Mercy1, l'ambassadeur d'Autriche, avait acheté un commis qui lui révélait l'arrivée des dépêches el leur effet au ministère. Il avait acheté à la cour un seigneur qui l'in- formait de tout. Le ministre Kaunitz avait nos chiffres9, avait copie de nos dépêches de Versailles et des ambas- sades françaises dans toute l'Europe. Des bureaux à Liège, Bruxelles, Francfort et Ratisbonne, interceptaient nos lettres, les lisaient au passage. L'homme à qui on devait l'importante révélation fut noyé, et bientôt trouvé dans le Danube, exposé avec un billet pour dire qu'il se noyait lui-même.
Tout cela était clair. Le premier soin de Louis XVI, ce fut de cacher les papiers relatifs à l'Autriche dans un lieu où la reine n'allait point, la pièce des enclumes où furtivement il forgeait, près des combles.
1. Le comte de Mercj-ATganteau. 1 se servi» pour correspondre secrè-
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION
Après avoir écrit l'histoire de Louis XI, Hichelet s'inter- rompit et, sautant par-dessus les temps modernes, il aborda directement la Révolution. Il y travailla pendant huit ans; six ans aux Archives, deux ans à Nantes, où il étudiait les documents relatifs à la guerre de Vendée.
Michelet considérait la Révolution comme l'avènement d'une religion nouvelle, la religion de la justice; il la regardait aussi comme l'expression la plus complète du génie français. Étudier la Révolution, pensait-il, ce n'était pas seulement faire œuvre d'historien, c'était faire œuvre de patriote. 11 trouvait que ses contemporains avaient trop oublié la Révolution et sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité, et que dans les histoires de la Révolution écrites jusque- là, on s'était trop occupé des chefs de parti, pas assez du peuple. Il a voulu montrer le rûle joué par le peuple français, et rappeler ce que nous lui devons, i Toute àmc abattue, brisée, tout cœur d'homme ou de nation n'a, pour se relever, qu'à regarder là. Personne ne verra cette unité merveilleuse, un même cœur de vingt millions d'hommes, sans rendre grâce à Dieu. »
L'ouvrage commence avec l'ouverture des États généraux (mai 1789] et s'arrête à la mort de Robespierre au 9 thermi- dor (25 juillet 1794). 11 est divisé en 21 livres.
L'Histoire de la Révolution est en partie une œuvre politique. Mais elle repose partout sur l'étude des documents de l'époque. Michelet a consulté les procès-verbaux des fétes de la Fédération aux Archives centrales, les registres de la Commune à 1'Hdtel de Ville (ces registres ont été brûlés dans les incendies de 1871), les registres des sections de Paris, et les archives de Nantes ; il a copié lui-même les textes disper-
J. MICHELET.
LATUDE A LA BASTILLE
La Bastille, l'ancienne forteresse du roi à Paris, fiait depuis le svn" siècle devenue une prison où l'on enfermait les gens arrêtés par ordre du gouvernement ; on les y détenait souvent pendant dos années sans les faire panser rn jugement Parmi les prisonniers de la Bastille, au Xvill* siècle, uo des plus connus est Lalude, quia écrit le récit de sa captmli-. Des ennemis personnels l'avaient fiiit enfermer et le faisaient passer pour fou.
Pour le malheur des tyrans, il so trouva qu'ils avaient enfermé en ce prisonnier un homme ardent et terrible, que rien ne .pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l'esprit, l'audace étaient invincibles... Corps de fer, indestructible, qui devait user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes', elCharenton, enfin l'horreur de Bicêtre >, où tout autre aurait péri.
Il était sur son fumier, à Bicétre, mangé des poux à la lettre, logé sous terre, et souvent hurlant de faim. Il avait encore adressé un mémoire à je ne sais quel phi- lanthrope, par un porte-clefs ivre. Celui-ci heureusement le perd, une femme le ramasse. Elle le lit, elle frémit, elle ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l'instant.
Madame Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son travail, en cousant dans sa boutique; son mari, coureur de cachets, répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s'embarquer dans cetl« terrible affaire. Elle vît, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne voyaient pas, ou bien ne voulaient pas voir : que le malheureux n'était pas fol, mais victime d'une nécessité
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ANTHOLOGIE. «5
affreuse de ce gouvernement, obligé de cacher, de conti- nuer l'infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit, et ellene fut point découragée, effrayée. Nul héroïsme plus com- plet : elle eut l'audace d'entreprendre, la force de persé- vérer, l'obstination du sacrifice de chaque heure, le cou- rage de mépriser les menaces, la sagacité et toutes tes saintes ruses, pour écarter, déjouer les calomnies des tyrans.
Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opiniâ- treté inouïe dans le bien, mettant à poursuivre le droit, la justice, cette âprelée singulière du chasseur ou du joueur, que nous ne mettons guère que dans nos passions.
Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père meurt, sa mère meurt; elle perd son petit commerce; elle est blâmée de ses parents, vilainement soupçonnée. On lui demande si elle est la maîtresse de ce prisonnier auquel elle s'intéresse tant.
La tentation des tentations, le sommet, la pointe aiguë" du Calvaire, ce sont les plaintes, les injustices, les défiances de celui pour qui elle s'use et se sacrifie 1
Grand spectacle de voir celte femme pauvre, mal velue, qui s'en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui.
La police frémit, s'indigne. Madame Legros peut être enlevée d'un moment â l'autre, enfermée, perdue pour toujours; tout le monde l'en avertit. Le lieutenant de police la fait venir, la menace. Il la trouve immuable, ferme; c'est elle qui le fait trembler.
Par bonheur on lui ménage l'appui de madame Du- chesne, femme de chambre de Mesdames'. Ellepartpour
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«6 1. MICHELET.
Versailles, à pied, en plein hiver; elle était enceinte de sept mois... La protectrice était absente;el)e court après, gagne une entorse, et elle n'en court pas moins. Madame Duchesne pleure beaucoup, mais, hélas! que peut-elle faire? Une femme de chambre contre deux on trois mi- nistres, la partie est forte ! Elle tenait en main la sup- plique; un abbé de cour qui se trouve là la lui arrache des mains, lui dit qu'il s'agit d'un enragé, d'un misé- rable, qu'il ne faut pas s'en mêler.
Il suffit d'un mot pareil pour glacer Marie-Antoinette, à qui l'on en avait parlé. Elle avait la larme à l'œil. On plaisanta. Tout finit.
Il n'y avait guère en France d'homme meilleur que le Roi. On finit par aller à lui. Le cardinal de Rohan1 parla trois fois à Louis XVI, qui par trois fois refusa.
Il faut le dire, Louis XVI aimait la Bastille, il ne voulait pas lui faire tort, la perdre de réputation.
Le roi était très humain. Il avait supprimé les bas cachots du Chàtelef, supprimé Vincennes, créé la Force3 pour y mettre les prisonniers pour dettes, les séparer des voleurs.
Mais la Bastille ! la Bastille ! c'était un vieux serviteur que ne pouvait maltraitera la légère la vieille monarchie.
Il ne pouvait pas bien recevoir en 1781 une requête qui compromettait la Bastille. Il repoussa celle que Bohan lui présenta pour Latude. Des femmes de haut rang insis- tèrent. Il fit alors consciencieusement une étude de l'affaire, lut tout les papiers ; il n'y avait guère d'autres que ceux de la police, ceux des gens intéressés à garder la victime en prison jusqu'à la mort. 11 répondît défini ti-
1. ÉvSqiiB de Strasbourg. I Part», démoli en )S(r3
ANTHOLOGIE. 427
vement que c'était un homme dangereux; qu'il ne pou- vait lui rendre la liberté jamais.
Jamais ! tout autre eu fût resté là. Eh bien, ce qui ne se fait pas par le Roi se fera malgré le Roi. Madame Legros persiste. Elle est accueillie des Condé, toujours mécontents et grondeurs; accueillie du jeune duc d'Or- léans, de sa sensible épouse, la fille du bon Penthièvre, accueillie des philosophes, de M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, de Dupaty, de Villelte, quasi-gendre de Voltaire, etc., etc.
L'opinion va grondant; le flot, le flot va montant. Necken avait chassé Sartine*; son ami et successeur Le- noir était tombé à son tour... La persévérance sera cou- ronnée tout à l'heure. Latude s'obstine à vivre,et madame Legros s'obstine à délivrer Latude,
L'homme de la Reine, Breteuil, arrive en 83, qui vou- drait la faire adorer. Il permet à l'Académie de donner le prix de vertu à madame Legros, de la couronner... à la condition singulière qu'on ne motive pas la couronne.
Puis, en 1784, on arrache à Louis XVI la délivrance de Latude.
Dès le commencement dr la Révolution il s'était formé en France à l'imilalion des clubs anglais, plur ■■-■:■ s sociétés politiques où on discutait les événements et les mesures du gouvernement. Ces clubs prirent uns très iictnde influci:ct-. Un des plus puissants fut celui des Cordclicrs, ainsi nommé pane qu'il se réunissait dans un ancien couvent de Cordeliurs.
L'individualité fut très forte chez nos Cordeliers révo-
438 J. MICHELET.
1 ii lion na ires. Leurs journalistes, Marat, Desmoulins, Fré- ron, Robert, Hébert, Fabre d'Églantine, écrivent chacun pour lui. Danton, le loul puissant parleur, ne voulut jamais écrire. En revanche, Marat, Desmoulins, qui bégayaient ou grasseyaient, ne Taisaient guère qu'écrire, parlaient rarement.
Toutefois, avec ces différences, cet instinct d'individua- lité, il y avait, ce semble, entre eux un lien très fort, et comme un aimant commun. Les Gordcliers formaient une sorte de tribu; tous demeuraient autour du club : Marat, même rue, presque en face, à la tourelle ou auprès; Desmoulins et Fréron, ensemble, rue de l'An- cicnne-Comédic; Danton, passage du Commerce; Clootz, rue Jacob; Legendre, rue des Boucheries-Saint-Ger ■ main ', etc.
L'honnête boucher Legendre, un des orateurs du club, est une des originalités de la Révolution : illettré, igno- rant, il n'en parlait pas moins bravement parmi les savants et les gens de lettres, sans regarder s'ils sou- riaient; homme de cœur entre tous, malgré ses paroles furieuses, bon homme dans ses moments lucides. L'adieu déchirant qu'il prononça sur la tombe de Loustalot dépasse de bien loin tout ce que disent les journalistes, sans en excepter Desmoulins.
Ce fut l'originalité des Cordeliers d'être, de rester tou- jours mêlés au peuple, de parler les portes ouvertes, de communiquer sans cesse avec la foule. Tels d'entre eux qui avaient toujours vécu la vie recluse et sédentaire du savant, du littérateur, établirent leur cabinet dans la rue, travaillèrent en pleine foule, écrivirent sur une borne. Jetant les livres, ils ne lurent plus qu'au grand
1. Cet mol lonUiluâuiciitrola quartier lalinollof«ubourg Suint- Germain,
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ANTHOLOGIE. «9
livre qui, sous leurs yeux, chaque jour, s'écrivait en traits de feu.
Il faut les voir réunis à leurs séances du soir, fermen- tant, bouillonnant ensemble au tond de leur Etna. J'es- sayerai de vous y conduire. Allons, que votre cœur ne se trouble pas. Donnez-moi la main.
Je veux les prendre au jour même où éclate, triomphe, chez eux, leur génie d'audace et d'anarchie, le jour où, opposant leur veto aux lois de l'Assemblée nationale, ils ont déclaré que ï sur leur territoire » la presse est et sera définitive ment libre, et qu'ils défendront Marat1.
Saisissons-les à cette heure. Le temps va vite, ils chan- geront. Ils ont encore quelque chose de leur nature primitive. Qu'un an passe seulement, nous ne les recon- naîtrons plus. Regardons-les aujourd'hui. Du reste n'es- pérons pas fixer définitivement les images de ces ombres, elles passent, elles coulent; nous aussi, qui suivons leur destinée, un torrent nous emporte, orageux, trouble, tout à l'heure chargé de boue et de sang.
Je veux les voir aujourd'hui. Ils sont jeunes encore en 1790, relativement, du moins, aux siècles qui vont s'en- tasser sur eux avant 94.
Oui, Marat même est jeune en ce moment. Avec ses quarante-cinq ans, sa longue et triste carrière, brûlé de travail, de passions, de veilles, il est jeune de vengeance et d'espoir.
Ce médecin sans malade* prend la France pour malade, il la saignera. Ce physicien méconnu foudroiera ses enne- mis L'ami du peuple3 espère venger le peuple et lui- même, tous deux maltraités, méprisés... Mais le jour
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430 I. MICHELE!'.
il portera de cave en cave sa plume et sa presse. Il ne verra plus le jour. Dans cette sombre existence, une femme s'obstine à le suivre, la femme de son imprimeur, qui a quitté son mari pour se faire la compagne de cet être hors la nature, hors la loi, hors le soleil. Sale, hideux, pauvre, elle le soigne; elle préfère atout d'être, au fond de la (erre, la servante de Mural.
Généreux instinct des femmes ! C'est lui aussi qui, à ce moment, donne à Camille Desmoulins sa charmante et désirée LucileMl est pauvre, il est en péril, voilà pour- quoi elle le veut. Les parents auraient vu volontiers leur fille prendre un nom moins compromis; mais c'est jus- tement le danger qui tentait Lucile. Elle lisait tous les matins ces feuilles ardentes, pleines de verve et de génie, ces feuilles satiriques, éloquentes, inspirées des hasards du jour, et pourtant marquées d'immortalité. La vie, la mort avec Camille, elle embrassa tout, elle arracha le consentement paternel, et elle-même, riant, pleurant, elle lui apprit son bonheur.
Bien d'autres firent comme Lucile. Plus l'avenir était incertain, plus l'on voyait l'horizon se charger d'orages, plus ceux qui s'aimaient avaient hâte de s'unir, d'associer leur sort, de courir les mêmes chances, de placer, jouer la vie sur une même carte, un même dé.
Mais à quoi donc m'arrêté-je ? arrivons aux Cordeliers.
Quelle foule ! pourrons-nous entrer? Citoyens, un peu de place; camarades, vous voyez bien que j'amène un étranger... Le bruit est à rendre sourd; en revanche on n'y voit guère; ces fumeuses petites lumières semblent là pour faire voir la nuit. Quel brouillard sur cette foule! l'air est dense de voix et de cris...
4. Fnniiuo de 11 M moulins.
ANTHOLOGIE. «1
Le premier coup d'œil est bizarre, inattendu. Rien de plus mêlé que cette foule, hommes bien mis, ouvriers, étudiants {parmi ces derniers, remarquez Chaumette), des prêtres même, des moines; à cette époque, plusieurs des anciens Cordeliers viennent au lieu même de la ser- vitude savourer la liberté. Les gens de lettres abondent. Voyez-vous l'auteur du Philinte, Fabred'Eglantine1; cet autre, à tête noire, c'est le républicain Robert, journa- liste qui vient d'épouser un journaliste, mademoi- selle Kéralio. Cette figure si vulgaire, c'est le futur père Duchesne'. A côté, l'imprimeur patriote, Momoro, l'é- poux de la jolie femme qui deviendra un jour la Déesse de la Raison... Cette pauvre Raison, hélas ! périra avec Lucile... Ah ! s'ils avaient tous ici connaissance de leur sorti
Mais qu'est-ce qui préside là-bas? Ma foi, l'épouvante elle-même... Terrible ligure que ce Danton ! un cyclope? un dieu d'en bas?... Ce visage effroyablement brouillé de petite vérole, avec ses petits yeux obscurs, a l'air d'un ténébreux volcan... Non, ce n'est pas là un homme, c'est l'élément même du trouble; l'ivresse et le vertige y planent, la fatalité... Sombre génie, tu me fais peur! dois-tu sauver, perdre la France ?
Voyez, il a tordu sa bouche ; toutes les vitres ont frémi,
« La parole est à Marat ! »
Quoil c'est là Marat? cette chose jaune, verte d'habit, ces yeux gris jaunes, si saillants!... C'est au genre ba- tracien qu'elle appartient à coup sur, plutôt qu'à l'espèce humaine. De quel marais nous arrive cette choquante créature ?
1 Pooto dramatique, membre do I S. C'eut le nom du journal lrë«
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431 J. H1GHELET.
Ses yeux pourtant sont plutôt doux. Leur brillant, leur transparence, l'étrange façon dont ils errent, regardant sans regarder, feraient croire qu'il y a là un visionnaire, à la fois charlatan et dupe, s 'attribuant la seconde vue, un prophète de carrefour, vaniteux, surtout crédule, croyant surtout ses propres mensonges, toutes les fictions involontaires auxquelles le porte sans cesse l'esprit d'exagération. Ses habitudes d'empirique lui donnent ce tour d'esprit. Le crescendo sera terrible; il faut qu'il trouve, ou qu'il invente, que de sa cave il puisse crier un miracle au moins par jour, qu'il mène ses abonnés tremblants de trahisons en trahisons, de dé- découvertes en découvertes, d'épouvante en épouvante. Il remercie l'Assemblée.
Puis sa ligure s'illumine. Grande, terrible trahison! nouveau complot découvert ?... Voyez, comme il est heureux de frémir et de faire frémir... Voyez comme la vaniteuse et crédule créature s'est transformée!... Sa peau jaune luit de sueur.
« Lafayette1 à fait fabriquer dans le faubourg Saint- Antoine' quinzemille tabatières qui portent son portrait... II y a là quelque chose... Je prie les bons citoyens qui pourront s'en procurer de les briser. On trouvera, j'en suis sûr, le mot même du grand complot. »
Plusieurs rient. D'autres trouvent qu'il y a Heu de s'enquérir, que la chose en vaut la peine.
Marat, se rembrunissant : c J'avais dit, il y a trois mois, qu'il y avait six cents coupables, et que six cents bouts de corde en feraient l'affaire. Quelle erreur!... Nous ne nous en tirerons pas maintenant à moins de vingt mille. >
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ANTHOLOGIE. 433
Les Maratisles rugissaient. Mais un bruit se fait à la porte qui les empêche de répondre, un murmure flatteur, agréable... Une jeune dame entre et veut parler... Com- ment! ce n'est pas moins que mademoiselle Théroigne*, la belle amazone de Liège! Voilà bien sa redingote de soie rouge, son grand sabre du 5 octobre. L'enthousiasme est au comble. « C'est la reine de Saba, s'écrie Desmou- lins, qui vient visiter le Salomon des districts1. »
Déjà elle a traversé toute l'assemblée d'un pas léger de panthère, elle est montée à la tribune. Sa jolie télé inspirée, lançant des éclairs, apparaît entre les sombres figures apocalyptiques de Danton et de Marat.
MORT DE MIRABEAU
Le plus puissant orateur de la Constituante, un des principaux auteurs de la Révolution, fut Mirabeau, député de Provence aux Etats généraux. Ce fut lui qui depuis 1789 dirigea rassemblée par
Le dimanche 27 mars, il se trouvait à la campagne, à sa petite maison d'Argenteuil 3, où il faisait beaucoup de bien. Il avait toujours été tendre aux misères des hommes et le devenait encore plus aux approches de la mort. Il fut saisi de coliques, comme il en avait eu déjà, mais accompagnées d'angoisses inexprimables, se voyant là mourir seul, sans médecin et sans secours. Les secours vinrent, mais rien n'y fit. En cinq jours, il fut emporté.
Cependant, le lundi 28, la mort dans les dents et toute peinte sur son visage, il s'obstina à aller encore à l'As-
parl aui émeutea de la Révolu lion. nage il Salomon, roi de Judée.
ï. La Bible parle d'une reine de | 3. Village i l'ouest de Paris.
Itiuuur. — i'agu iMMift 25
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434 1. MICHELET.
semblée. L'affaire des mines s'y décidait, affaire fort importante pour son ami, M. de Lamarck, dont la fortune y était engagée. Mirabeau parla cinq fois, et tout mort qu'il était, il vainquit encore. En sortant tout fut fini; il s'était dans ce dernier effort achevé pour l'amitié.
Le mardi 29, le bruit se répandit que Mirabeau était malade. Vive impression dans Paris. Tous, ses adver- saires mêmes, surent alors combien ils l'aimaient. Ca- mille Desmoulins1, qui alors lui faisait si rude guerre, sent se réveiller son cœur. Les violents rédacteurs des Révolutions de Paris qui, à ce moment, proposent la suppression de la royauté, disent que le roi a envoyé pour s'informer de Mirabeau, et ajoutent: « Sachons gré à Louis XVI de n'y avoir pas été lui-même, c'eût été une diversion fâcheuse, on l'aurait -idolâtré, s
Le mardi soir, la foule était déjà à la porte du malade. Le mercredi, les Jacobins1 lui envoyèrent une députation, et, à la tête, Barnave3, dont il entendit avec plaisir un mot obligeant qui lui fut rapporté. Charles de Lamelh* avait refusé de se joindre à la députation.
Personne ne fut plus grand et plus tendre dans la mort. Il parlait de sa vie au passé, et de lui gui avait été, et qui avait cessé d'être. Il ne voulut de médecin que Cabanis1, son ami, fut tout entier à l'amitié, à la pensée de la France. Ce qui, mourant, l'inquiétait le plus, c'était l'attitude douteuse, menaçante des Anglais, qui semblaient préparer la guerre. « Ce Pitl8, disait-il,
1. Journaliste révolutionnaire, un cliefs du pai-U modéré, dot membres les plu» actifs du club 4. Officier noble député i 11 Cou- des Cordeliers. stiriM.no.
!. Club révolutionnaire qui se rou- 5. Célèbre plivsiologislc (1757-
ntlMlt dans un onoion couvent do 1808).
Jïiciil'i.is. S. Premier minisire d'Angleterre
3. Avocat de Grenoble (1701-1793). depuis 17X3. célèbre par u haioo
I
ANTHOLOGIE. 135
gouverne avec ce dont il menace, plutôt qu'avec ce qu'il fait. Je lui aurais donné du chagrin si j'avais vécu. >
On lui parla de l'empressement extraordinaire du peuple à demander de ses nouvelles,du respect religieux, du silence de la foule, qui craignait de le troubler. « Ah! le peuple, dit-il, un peuple si bon, est bien digne qu'on se dévoue pour lui, qu'on fasse tout pour fonder, affermir sa liberté. Il m'était glorieux de vivre pour lui, il m'est doux de sentir que je meurs au milieu du peuple. »
Il était plein de sombres pressentiments sur le destin de la France : « J'emporte avec moi, disait-il, le deuil de la monarchie; ses débris vont être la proie des factieux.»
Un coup de canon s'étant fait entendre, il s'écria, comme en sursaut : * Sont-ce déjà les funérailles d'A- chille?»
« Le 2 avril au matin, il fit ouvrir ses fenêtres et me dit d'une voix ferme (c'est Cabanis qui parle): « Mon ami, je c mourrai aujourd'hui. Quand on en est là, il ne reste plus a qu'une chose à faire, c'est de se parfumer, de se cou- ï ronner de fleurs et de s'environner de musique, afin « d'entrer agréablement dans ce sommeil donl on ne se «réveille plus. » Il appela son valet de chambre: «Allons, a qu'on se prépare à me raser, à faire ma toilette tout en- t tière. » Il fit pousser son lit près d'une fenêtre ouverte pour contempler sur les arbres de son petit jardin les premiers indices de la feuillaison printanière. Le soleil brillait; il dit : « Si ce n'est pas là Dieu, c'est du moins c son cousin germain... » Bientôt après, il perdit la parole; mais il répondit par des signes aux marques d'amitié que nous lui donnions. Nos moindres soins le touchaient; il y souriait. Quand nous penchions notre visage sur le sien, il faisait de son côté des efforts pour nous embrasser... »
436 J. MICHELE!.
Les souffrances étant excessives, comme il ne pouvait plus parler, il écrivit ces mots : c Dormir. > Il désirait abréger celte lutte inutile, et demandait de l'opium. Il expira vers huit heures et demie. 11 venait de se tourner, en levant les yeux au ciel. Le plâtre qui a saisi son visage ainsi fixé n'indique qu'un doux sourire, un sommeil plein de vie et d'aimables songes.
La douleur fut immense, universelle. Son secrétaire, qui l'adorait et qui plusieurs fois avait tiré Cépée pour lui, voulut se couper la gorge. Pendant la maladie, un jeune homme s'était présenté, demandant si l'on voulait essayer la transfusion du sang, offrant le sien pour rajeu- nir celui de Mirabeau. Le peuple lit fermer les spectacles, dispersa même par ses huées un bal qui semblait insulter à la douleur générale.
Le 3 avril, le département de Paris se présenta à l'As- semblée nationale, demanda, obtint que l'église de Sainte-Geneviève1 fût consacrée à la sépulture des grands hommes, et que Mirabeau y fût le premier. Sur le fronton devaient être inscrits ces mots : c Aux grands hommes la patrie reconnaissante. » Descartes y était. Voltaire et Rousseau devaient y venir1.
Le & avril, eut lieu la pompe funèbre la plus vaste, la plus populaire qu'il y ait eu au monde, avant celle de Napoléon, au 15 décembre 1840*. Le peuple seul fit la police et la lit admirablement. Nul accident dans cette foule de trois ou quatre cent mille hommes. Les rues, les boulevards, les fenêtres, les toits, les arbres, étaient chargés de spectateurs.
1. On l'a appelée depula le Pan- i 3. Le retour dea cendres de Napo-
Ï.On voulait que le Panlhéon fille ' fait ramoner de Sainte-Holèno. lieu deaépulturcdcBfr»iids nommes. I
ANTHOLOGIE. 437
En tête du cortège marchait Lafayette', puis, entouré royalement des douze huissiers a la chaîne, Tronchet, le président de l'Assemblée nationale, puis l'Assemblée tout entière sans distinction de partis. L'intime ami de Mirabeau, Sieyès1, qui détestait les Lamelha et ne leur parlait .jamais, eut pourtant l'idée noble et délicate de prendre le bras de Charles de Lameth, les couvrant ainsi de l'injuste soupçon qu'on faisait peser sur eux.
Immédiatement après l'Assemblée nationale, comme une seconde assemblée, avant toutes les autorités, mar- chait en masse serrée le club des Jacobins. Ils s'étalent signalés par le faste de la douleur, ordonnant un deuil de huit jours, et d'anniversaire en anniversaire un deuil éternel.
Ce convoi immense ne put arriver qu'à huit heures a l'église Saint-Eustache*. Cérutli5 prononça l'éloge. Vingt mille gardes nationaux déchargeant à la fois leurs armes, toutes les vitres se brisèrent; on crut un moment que l'église s'écroulait sur le cercueil.
Alors, la pompe funéraire reprit son chemin, aux flambeaux. Pompe vraiment funèbre à cette heure. C'était la première fois qu'on entendait deux instruments tout- puissants, le trombone et le tamtam. « Ces notes, vio- lemment détachées, arrachaient les entrailles et brisaient le cœur. » On arriva bien tard, dans la nuit, à Sainte- Geneviève.
nérique, prirenl parli
J. MICHEI.ET.
r,A FÉDÉRATION DU 1* JUILLET 1790
La prise de la Bastille le 14 juillet 1789 fui regardée comme le
symbole de la victoire du peuple sur la royauté, el désormais l'anniversaire du 14 juillet fut le grand anniversaire de la Révolu- tion. La Constituante le célébra en 1790 par une grande fête à laquelle furent conviées toutes les communes de France.
Le Cbunp-de-Mars1, voilà le seul monument qu'a laissé la Révolution... L'EmpireasaeolMine*, et il a pris encore presqueà lui seul l'Arc-de-Triomphe^la royauté a son Louvre, ses Invalides; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame; il n'est pas jusqu'aux Ro- mains, qui n'aient les Thermes de César1.
Et la Révolution a pour monument... le vide...
Son monument, c'est ce sable, aussi plan que l'Ara- bie... (In tumulus à droite, et un tumuius à gauche, comme ceux que la Gaule élevait1, obscurs et douteux lé. moins de la mémoire des héros.
Mais un grand souffle parcourt la grande plaine, que vous ne sentez nulle part, une âme, un tout-puissant esprit...
Et si cette plaine est aride, et si cette herbe est séchée, elle reverdira un jour.
Car dans cette terre est mêlée profondément la sueur féconde de ceux qui, dans un jour sacré, ont soulevé ces collines, le jour où, réveillés au canon de la Bastille, vinrent, du Nord et du Midi, s'embrasser la France et la
i. Grande place au bord de t» j *. Près du musée de Clunv, an bcs
du manœuvres, j 5. Lu tumulus est un tombeau ca-
t. La colonne Vendôme, éls.ée eu che soui un tertre arliflciel. On an lSOtt par Napoléon I". retrouve dans toute l'Europe cen-
ANTHOLOGIE. 438
France, — le jour où trois millions d'hommes, levés comme un homme, aimés, décrétèrent la paix éternelle.
La ville de Paris y avait mis quelques milliers d'ou- vriers fainéants, à qui un pareil travail aurait coûté des années. Cette mauvaise volonté fut comprise. Toute la population s'y mit. Ce fut un étonnant speclacle. De jour, de nuit, des hommes de toutes classes, de tout âge, jusqu'à des enfants, tous, citoyens, soldats, abbés, moines, acteurs, sœurs de charité, belles dames, dames de la halle, tous maniaient la pioche, roulaient la brouette ou menaient le tombereau. Des enfants allaient devant, por- tant des lumières; des orchestres ambulants animaient les travailleurs; eux-mêmes, en nivelant la terre, chan- taient ce chant nivelcur : « Ah ! ca ira ! ça ira ! ça ira 1 Celui qui s'élève on l'abaissera ! »
Le chant, l'œuvre et les ouvriers, c'était une seule et même chose, l'égalité en action. Les plus riches et les plus pauvres, tous unis dans le travail. Les pauvres pour- tant, il faut le dire, donnaient davantage. C'était après leur journée, une lourde journée de juillet, que le por- teur d'eau, le charpentier, le maçon du pont Louis XVI ', que l'on construisait alors, allaient piocher au Champ-de- Mars. A ce moment de la moisson, les laboureurs ne se dispensèrent point de venir. Ces hommes, lassés, épuisés, venaient, pour délassement, travailler encore aux lu- mières.
Ce travail, véritablement immense, qui d'une plaine fit une vallée entre deux collines, fut accompli, qui te croirait? en une semaine! Commencé précisément au 7 juillet, il finit avant le 14.
La France voulut, et cela fut fait.
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tlO ). MICHELET.
Ils arrivaient, ces notes désirés, ils remplissaient déjà Paris. Les aubergistes et maîtres d'hôtels garnis rédui- sirent eux-mêmes et filèrent le prix modique qu'ils re- cevraient de cette foule d'étrangers. On ne les laissa pas, pour la plupart, aller à l'auberge. Les Parisiens, logés, comme on sait, fort à l'étroit, se serrèrent, et trouvèrent le moyen de reeevoir les fédérés.
Quand arrivèrent les Bretons, ces aînés de la liberté1, les vainqueurs de la Bastille s'en allèrent à leur ren- contre jusqu'à Versailles, jusqu'à Saint-Cyr*. Après les félicitations et les embrasements, les deux corps réunis, mêlés, entrèrent ensemble à Paris.
Un sentiment inouï de paix, de concorde, avait péné- tré les âmes. Qu'on en juge par un fait, selon moi, le plus fort de tous. Les journalistes firent trêve. Ces âpres jouteurs, ces gardiens inquiets de la liberté, dont la lutte habituelle aigrit tant les âmes, s'élevèrent au-dessus d'eux-mêmes; l'émulation des âmes antiques, sans haine et sans jalousie, les ravit, les affranchit un moment du triste esprit de disputes- Mais voilà enfin le 14 juillet, le beau jour tant désiré, pour lequel ces braves gens ont fait le pénible voyage. Tout est prêt. Pendant la nuit même, de crainte de man- quer la fêle, beaucoup, peuple ou gardo nationale, ont bivouaqué au Champ-de-Mars. Le jour vient; hélas! il pleut! Tout le jour, à chaque instant, de lourdes averses, des rafales d'eau et de vent. * Le ciel est aristocrate, » disait-on, et l'on ne se plaçait pas moins. Une gaieté cou- rageuse, obstinée, semblait vouloir, par mille plaisante- ries folles, détourner le triste augure. Cent soixante
La liroiJijtTi!! avait girilé w
ANTHOLOGIE. Ail
mille personnes furent assises sur les tertres du Champ- de-Mars, cent cinquante mille étaient debout; dans le champ m unie devaient manœuvrer environ cinquante mille hommes, dont quatorze mille gardes nationaux de pro- vince, ceux de Paris, les députés de l'armée, de la ma- rine,etc. Les vastes âmphithéàtresde Ghaillot, de Passy ', étaient chargés de spectateurs. Magnifique emplacement, immense, dominé lui-même par le cirque plus éloigné que forment Montmartre, Saint-Cloud,Meudon, Sèvres"; un tel lieu semblait attendre les Etats généraux du monde.
Avec tout cela, il pleut. Longue est l'attente. Les fédé- rés, les gardes nationaux parisiens, réunis depuis cinq heures le long des boulevards, sont trempés, mourants de faim, gais poartant. On leur descend des pains avec une corde, des jambons et des bouteilles, des fenêtres de la rue Saint-Martin, de la rue Saint-Honoré.
Enfin, ils passent la rivière sur un pont de bois con- struit devant Ghaillot3, entrent par un arc de triomphe. Au milieu du Champ-de-Mars s'élevait l'autel de la pa- trie; devant l'Ecole-Militaire1, les gradins où devaient s'asseoir le Roi, l'Assemblée.
Tout cela fut long encore. Les premiers qui arrivèrent, pour faîro bon cœur contre la pluie et dépit au mauvais temps, se mirent bravement à danser. Leurs joyeuses fa- randoles, se déroulant en pleine boue, s'étendent, vont- s'ajoulant sans cesse de nouveaux anneaux dont chacun' est une province, un département ou plusieurs pays mê- lés. La Bretagne danse avec la Bourgogne, la Flandre
412 J. M1CHELET.
avec les Pyrénées... Nous les avons vus commencer, ces groupes, ces danses ondoyantes, dès l'hiver de 89. La fa- randole immense qui s'est formée peu a peu de la France tout entière, elle s'achève au Champ-de-Hars, elle expire... Voilà l'unité !
Adieu l'époque d'attente, d'aspiration, de désir, où tous rêvaient, cherchaient ce jour!... Le voici ! que dési- rons-nous? pourquoi ces inquiétudes? Hélas! l'expé- rience du monde nous apprend celte chose triste, étrange à dire, et pourtant vraie, que l'union trop souvent dimi - nue dans l'unité. La volonté de s'unir, c'était déjà l'unité des cœurs, la meilleure unité peut-être.
Mais silence ! le Roi arrive, il est assis, et l'Assemblée, et la reine dans une tribune qui plane sur tout le reste. Lafayette' et son cheval blanc arrivent jusqu'au pied du trône; le commandant met pied à terre, et prend les ordres du Roi. A l'autel, parmi deux cents prêtres por- tant ceintures tricolores, monte d'une allure équivoque, d'un pied boiteux, Talleyrand, évêque d'Aulun*: quel autre, mieux que lui, doit officier, dès qu'il s'agit de ser- ment?
Douze cents musiciens jouent, à peine entendus; mais un silence se fait : quarante pièces de canon font trembler la terre. A cet éclat de la foudre, tous se lèvent, tous portent la main vers le ciel... 0 roi !ô peuple ! attendez... Le ciel écoute, le soleil tout exprès percele nuage... Pre- nez garde à vos serments !
1. Commandant de la garde natio- I évéque d'Autun, députe du clergé ■
ANTHOLOGIE.
LA FUITE DU BOI A VARENNE3
Louis XVI avait été ramené de Versailles à Paris par tes femmes qui étaient venues le chercher, le S octobre 1789. Depuis lors i| habitait aux Tuileries avec toute sa famille et il y était en quelque sorte prisonnier de l'Assemblée. Les partisans de la monarchie désiraient que le roi quittât Paris et vint se mettre à la tête de l'armée réunie à la frontière de l'Est. Louis XVI, ne pouvant partir au grand jour, s'enfuit la nuit (1791).
Le 20 juin, avant minuit, toute la famille royale, dé- guisée, sortie par une porte non gardée, était dans le Car- rousel*. Ils montèrent dans un fiacre, dont le cocher était Fersen * ; pour mieux dépayser ceux qui pourraient suivre, il fit quelques tours dans les rues, revint, atten- dit encore une heure au Carrousel ; enfin arriva madame Elisabeth3, puis le Roi, puis, plus tard, la Reine, conduite par un garde du corps; celui-ci, connaissant mal Paris, lui avait fait passer le pont, l'avait menée rue du Bac*.
Le cocher Fersen, menant dans son fiacre un dépôt si précieux, et ne connaissant guère mieux son Paris que les gardes du corps, alla jusqu'au faubourg Saint-Honoré pour gagner la barrière Clichy5, où la berline attendait chez un Anglais, M. de Crawford. De là, il gagna la Vil- lelle. Pour se débarrasser du fiacre où suivaient les gar- des du corps, il le versa dans un fossé. De là, il mena à Bondy*.
Les voilà partis, bien tard, mais ils vont grand train; un garde à cheval à la portière, un autre assis sur le
1. Grande place entre les Tuileries I t. Sur la live gauche, elle Leuvre. 5. Clichy est au nord de Paris; le
ï. Noble Suédois dévoué à la reine. faubourc SdnL-Honore à l'ouest.
3. Suiur ,!e Louis XVI. | C. Village nu nord-est de Paris.
U\ J. WICHELET.
siège, un troisième, M. de Valory1, courant en avant pour commander les chevaux, donnant magnifiquement un écu pour boire à chaque postillon, ce que donnait le Roi seul. Un trait rompu arrêta quelques moments; le Roi aussi retarda un peu envoûtant faire une montée à pied. Nulle difficulté du reste; trente lieues et plus, où l'on n'avait placéaucun détachement de troupes, se trouvèrent ainsi parcourues. La Reine, avant Chàlons*, disait à M. de Valory : c François, tout va bien, nous serions arrêtés déjà, si nous devions l'être. »
Tout va bien?... pour la France? ou bien pour l'Au- triche ?... — Car enfin, où va le Roi ?
11 l'a dit hier soir à M. de Valory : « Demain, je vais coucher à l'abbaye d'Orval 3, » hors de France, sur terre autrichienne.
Dans l'après-midi, vers quatre ou cinq heures, dit Madame d'Angoulême* (dans le simple et naïf récit qu'a donné Weber), « on passa par la grande ville de Chà- lons-sur-Marne. Là, on fut reconnu tout a fait. Beaucoup de monde louait Dieu de voir le Roi, et faisait des vœux pour sa fuite. »
Tout le monde ne louait pas Dieu. 11 y avait une grande fermentation dans la campagne. Pour expliquer la présence des détachements sur la route, on avait eu l'idée malheureuse de dire qu'un trésor allait passer, qu'ils étaient là pour l'escorter. Dans un moment où l'on accusait la Reine de faire passer de l'argent en Autriche, c'était irriter les esprits, toutau moins éveiller l'attention.
Choiseul6 occupait le premier poste, trois lieues plus
à U maison d'Auti
ANTHOLOGIE. «5
loin que Châlons, il avait quarante hussards, avec les- quels, dit Bouille', il devait assurer le passage du Roi, fermer après lui la route à tout voyageur. Si le Roi était arrêté à Châlons, il devait l'en dégager par la force. Ceci ne se comprend guère; ce n'est pas avec quarante cava- liers qu'on vient à bout d'une telle ville; combien moins si toutes les campagnes d'alentour se mettaient de la partie 1
En effet, le paysan s'ennuyait de voir ces hussards sur la route; il venait en foule, et les regardait. On y venait de Chàlons même; on se moquait du trésor; tout le monde comprenait très bien de quel trésor il s'agissait. Le tocsin commençait à sonner dans ces villages. La po- sition de Choiseul n'était pas teiiable. Il calcula, par le relard de quatre ou cinq heures, que la partie était manquée, que le Roi n'avait pu partir.
Le roi arriva au moment où il venait de s'éloigner. Point de Choiseul, point de Goguelat, point de troupes: «11 vit un abîme ouvert. » Cependant, la route est tranquille; on arrive à Sainte-Menehould * ; dans son inquiétude, il regarde, met la tète à la portière. Le commandant du dé- tachement, qui ne l'avait pas fait monter à cheval, veut s'excuser, vient le chapeau à la main ; chacun reconnaît le Roi. La municipalité, déjà assemblée, fait défendre aux dragons de monter à cheval. Leurs dispositions étaient trop incertaines pour qu'on essayât, malgré eux, de retenir la voiture; mais un homme s'offre de la suivre, d'essayer de la faire arrêter plus loin ; la municipalité l'autorise expressément. Cet homme, un ancien dragon, Drouet, fils du maître de poste*, partit, en effet, surveillé,
i. Général de l'armée de la Meus», I Marne, auteur de Mémoire» tur la révolu- 3. Le maiirc do posie clail chargé
lion françaiit. d'avoir dos relais de cberuix lou-
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44C J. MICHELET.
suivi de prés par un cavalier qui comprit son intention, qui l'eut tué peut-être ; il se jeta dans la traverse, s'en- fonça dans les bois; nul moyen de le poursuivre.
Il manqua cependant le Roi à Clennont ; celte ville, non moins agitée que Sain te-Menehould, et neutralisant de même la troupe par ses menaces, laissa pourtant passer la voiture. Jamais Drouet ne l'eùtatteinte, si, d'elle-même, elle ne se fût arrêtée une demi-heure au plus, à la porte de Varennes, ne trouvant point de relais. M. de Valory passa cette demi-heure à chercher dans les ténèbres à frapper aux portes pour faire lever les gens endormis.
Quand on arriva à onze heures et demie du soir à la hauteur de Varennes1, la fatigue l'avait emporté, tout dormait dans la voiture. Elle s'arrêta brusquement et tous s'éveillèrent. Le relais n'apparaissait pas; point de nouvelles du courrier qui devait le commander.
H. de Valoir, n'apprenant rien, revenait désolé vers la voiture ; mais cette voiture déjà et ceux qu'elle con- tenait avaient reçu un coup terrible, un mot, une sommation, qui le fit dresser en sursaut: t A a nom de la Nation!... »
Un homme à cheval accourt par derrière au grand ga- lop, s'arrête droit devant eux, et, dans les ténèbres, crie : * De par la Nation, arrête, postillon ! lu mènes le Roi! »
Tout resta stupéfié. Les gardes du corps n'avaient ni armes à feu, ni l'idée de s'en servir. L'homme passa, poussa son cheval à la descente et dans la ville. Deux minutes après on commença à voir des hommes sortir avec des lumières, s'agiter et se parler, peu d'abord, puis davantage ; les allants et les venants augmentent, la
ANTHOLOGIE. 447
petite ville s'éclaire... Tout cela en deux minutes... puis le tambour bat.
La reine, pour s'informer aussi, était entrée, conduite par l'un de ses gardes, chez un ancien serviteur de la maison deCondé, dont la maison se trouvaitsur la pente qui mène à Varennes. On l'attend; quand elle remonte, les gardes réunis contraignent par promesses et menaces les postillons, fort ébranlés, à traverser la ville, passer rapidement le pont qui la divise, la tour du pont, la porte basse et la voûte qui se trouvent sous la tour : nulle autre chance de salut. On venait d'apprendre que le commandant des hussards1 qui devait attendre à Varennes, sur la nouvelle de l'arrivée du Roi, au bruit de tout ce mouvement, s'était sauvé au galop ; les hussards étaient dispersés, les uns couchés, les autres ivres. Ce comman- dant était un Allemand de dix-sept ou dix-huit ans; il n'était prévenu de rien ; il apprit la chose tout à coup et perdit la tète.
Drouet et Guillaume, un camarade qui l'avait suivi, mirent singulièrement à profit ces quelques minutes. Jeterleurs chevaux dans une écurie qui se trouva ouverte, avertir l'aubergiste pour qu'il avertit les autres, courir au pont, le barrer avec une voiture de meubles et d'autres voitures, ce fut l'affaire d'un instant. De là, ils courent chez le maire, le commandant de la garde na- tionale ; ils n'ont rassemblé que huit hommes, n'importe, ils vont à la voiture ; elle n'était encore qu'au bas de la côte. Le commandant et le procureur de la commune demandent les passe-ports... « La Reine: Messieurs, nous sommes pressées... — Mais enfin qui ètes-vous ? — Madame de Tourzel : C'est la baronne de Korff. » Ce-
448 J. MICHKLET.
pendant le procureur de la commune entre, la lanterne à la main, à demi dans la voiture, et en tourne la lumière vers le visage du Roi.
On donne alors le passe-port. Deux gardes le portent a l'auberge. On le lit tout haut, devant les municipaux et tous ceux qui se trouvent là. * Le passe-port est bon, di- s^nt-ih, puisqu'il est signé du Bot. — Mais, dit Drouet, l'esl-il de l'Assemblée nationale ? — Il était signé d'un comité de membres de l'Assemblée. — Mais l'est-il du Président? » Ainsi, la question fondamentale du droit de la France, le nœud de la Constitution, fut examiné, tranché dans une auberge de Champagne, d'une manière décisive, sans appel et sans recours. Les autorités de Varennes, le procureur de la commune1, un bon épicier, M. Sauce, hésitaient fort à prendre une si haute respon- sabilité.
Mais Drouet et d'autres insistent. Ils retournent à la voiture: « Mesdames, si vous êtes étrangères, comment avez-vous assez d'influence pour qu'à Sainte-Menehould on veuille vous faire escorter de cinquante dragons, d'autant à Clermont? et pourquoi encore, à Varennes, un détachement de hussards est-il là à vous attendre?... Veuillez descendre, et venir vous expliquer à la muni- cipalité. »
Les voyageurs ne bougeaient pas. Les municipaux n'annonçaient nulle envie de les forcer à descendre. Les bourgeois arrivaient lentement ; la plupart, au bruit des tambours, se renfonçaient dans leur lit. 11 fallut leur parler plus haut. Drouet et les patriotes accoururent au clocher, et de toute leur puissance sonnèrent furieuse- ment le tocsin. Toute la banlieue l'entendait... Est-ce le
1. Fonction créée bit la C uns lit liante, luppiimés quelques année: plus tant.
ANTHOLOGIE. 419
feu? est-ce l'ennemi? Les paysans courent, s'appellent, s'arment, prennent ce qu'ils ont, fusils, fourches, failli.
Le procureur de la commune, M. Sauce, l'épicier, se trouvait fort compromis, qu'il agit, qu'il n'agit point. 11 avait une maltresse femme, qui, dans ce moment critique le dirigea probablement. Mener le Roi à l'Hôtel de Ville, c'était porter atteinte au respect de la royauté ; le laisser dans sa voiture, c'était se perdre du côté des pa- triotes. Il prit le juste milieu, mena le Roi dans sa boutique.
Il se présenta à la voiture, chapeau bas: c Le conseil municipal délibère sur les moyens de permettre aux voya- geurs de passer outre; mais le bruit s'est ici répandu que c'est notre Roi et sa famille que nous avons l'hon- neur de posséder dans nos murs... J'ai l'honneur de les supplier de me permettre de leur offrir ma maison, comme lieu de sûreté pour leurs personnes, en attendant le résultat de la délibération. L'affluence du monde dans les rues s'augmente par celle des habitants des cam- pagnes voisines qu'attira notre tocsin : par, malgré nous, il sonne depuis un quart d'heure, et peut-être Votre Majesté se verrait-elle exposée à des avanies que nous ne pourrions prévenir et qui nous accableraient de cha- grin. »
Il n'y avaitpasà contredire ce quedisait le bonhomme. Le tocsin ne s'entendait que trop. Nul secours.
Les gardes du corps avaient inutilement essayé de déménageries meubles et voitures qui encombraient le passage étroit du pont. Des menaces de mort s'entendaient près de la voiture ; plusieurs, armés de fusils, faisaient mine de la mettre en joue. On descendit, on entra dans la boutique de Sauce, les trois dames, les deux enfants,
i50 J. MICHELET.
et Durand, le valet de chambre1. On conteste à celui-ci sa qualité de valet. Il insiste, soutient son nom de Durand. Tout le monde secoua la tète : < Eh bien, oui, je suis le Roi ; voici la Heine et mes enfants. Nous vous conjurons de nous traiter avec les égards que les Français ont tou- jours eus pour leurs rois. » Louis XVI n'était pas par- leur, il n'en dit pas davantage. Malheureusement son habit, son triste déguisement, parlait peu pour lui. Ce laquais, en petite perruque, ne rappelait guère le Roi. Le contraste terrible de ce rang, de cet habit, pouvait inspi- rer la pitié, plus que le respect. Plusieurs se mirent à pleurer.
L'ARRESTATION DBS GIRONDINS
Après l'exécution de Louis XVI, la Convention, qui exerçait en France le pouvoir absolu, se trouva divisée entre deux partis vio- lents, les Girondins et les Jacobins, qui tour à tour entraînaient la majorité. Les Jacobins, plus violents et soutonus par la populace do Paris, Unirent par l'emporter. Ils firent envahir l'assemblée par une bande de gens armés (31 mai 1793) et la Convention terri- fiée vola l'arrestation des principaux Girondins. Ils furent livrés au tribunal révolutionnaire, qui les condamna à mort.
Qui les fit rester? — Le péril.
Leur danger les exalta, et, tant ferme que fût leur cœur, leur léte en gagna cette ivresse qu'éprouvent les plus braves en présence de la mort. Le sombre bonheur du martyre, une sorte de joie virile de donner leur sang pour la France, les ramenait chaque matin sur ces bancs si menacés', sous les injures des tribunes, sous la pointe
1. Louis XVI avait fait faire son I 3. Les Assemblées de la Révoiu-
ANTHOLOGIE. 451
des poignards, à la bouche des pistolets dirigés sur eux d'en haut. Tous n'étaient pas intrépides; avocats ou gens de lettres, nourris dans les douces habitudes de la paix, quelques-un s (corn me les Rabaut') ministres de l'Évangile, ils étaient peu préparés à braver ces scènes terribles; plusieurs tremblaient, et néanmoins venaient conduits par le devoir, apportaient leur tête en disant : s C'est ici le dernier jour. »
Ce qui touche le plus dans cette cruelle tragédie, ce qui fera pleurer la France éternellement, c'est que les vic- times périssant ainsi n'accusèrent jamais le peuple. Jamais les Girondins ne purent croire que le peuple Tût contre eux. L'infaillibilité du peuple, ce grand dogme de Rousseau1, où ils avaient été nourris, resta leur foi jusqu'àla mort.
Il était sept heures du soir. Henriot*, depuis deux heures, traînait ses canons dans Paris. Mais la Commune n'avait pu encore s'accorder sur la pétition, plus ou moins menaçante, que l'on porterait à l'Assemhlée. On apprend que celle-ci s'est esquivée pour ne rien enten- dre. Marat* prend le maire avec lui, court au Comité de salut public5, crie, menace, exige qu'on réunisse
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451
J. MICHELET.
l'Assemblée pour une séance du soir. Cambon et Barère » promirent, bien décidés à n'en rien faire. Marat. avec cette parole.revientvileâ la Commune*, calme lesscrupulesque quelques-uns laissaient voir sur l'inviolabilité des repré- sentai! ts3, fait clore l'adresse. On prépare le siégedelaCon- vention, on décide que les troupes qui camperont ce soir auront des vivres avec elles. Plusieurs ajoutèrent qu'il fal- lait de nouveau sonner le tocsin, tirer le canon d'alarme, et ils le firent en effet, sans l'autorisation de la Commune.
L'évèché4 poussant ainsi et stimulant les jacobins, il fut décidé d'un commun accord que dans la nuit (du l"au2), les officiers municipaux, à la lumière des flambeaux, escortés de la force armée, iraient par toute la ville pro- clamer les décrets du 31 mai, et « inviteraient les citoyens à reconquérir leurs droits, à les garder par les armes ».
Celte proclamation bruyante, au bruit des tambours, ne fut nullement agréable aux habitants de Paris. Plu- sieurs qui se levèrent au bruit et qui virent que les en- voyés ne portaient pas leurs insignes, demandaient '• € Qui sont ces gens-là? » et s'obstinaient à douter qu'ils fussent véritablement envoyés de la Commune.
Ces dispositions modérées du peuple, très bien con- nues des Girondins, étaient précisément ce qui mettait le comble à leur incertitude. Ils dînèrent ensemble le t" juin, et Louvet" les pressa vivement de fuir dans leurs
surtout de Jaeobina, était devenu le mune avec une municipalité indé- U exerçait un pouvoir snn« contrôle. mit.
ANTHOLOGIE. 453
départements1, et de revenir en armes délivrer la Con- vention. 11 fut tout seul de son avis. Ce retour aurait-il lieu sans effusion de sang? N'était-ce pas la guerre civile ? Plusieurs d'entre eux, qui plus tard ne repoussè- rent plus ce moyen cruel, en avaient horreur encore. Plusieurs disaient (et dirent toujours) le mot qu'ils ont gravé sur les murs de leur prison : La mort et non le crime! (Potius mori quant /œdort »/)lls aimaient mieux rester, et boire, quelle qu'elle fût, toute la coupe du des- tin. Fuir? lorsqu'on sentait qu'on avait le peuple pour soi, lorsque la plus grande partie des quatre-vingt mille hommes de la garde nationale ne venait en réalité que défendre la Convention... était-ce raisonnable ? était-ce possible? Mais n'eussent-ils personne avec eux, ils croyaient le droit avec eux... Ils dirent, laissant la Force aux autres : « Restons, nous sommes la Loi. »
S'ils restaient, ils devaient rester par-devant la foule, se montrer, aller s'asseoir sur leurs bancs, pour vivre ou mourir. De là ils seraient forts encore. Leur courage con- tiendrait celui de la droite. En présence de leur danger, sous leurs fermes et tristes regards, le centre aurait-il le courage de les abandonner et de les livrer? Beaucoup de chances étaient pour eux.
Telle était, toute la nuit, leur résolution, et c'était la bonne. Leurs amis de la droite vinrent les trouver le matin, les firent changer, les perdirent.
La nuit avait été terrible. Les lumières, le bruit des tambours, les proclamations de la Commune, le rappel, au jour tout avait dû affaiblir, énerver desesprits inquiets.
4M J. NICHCLET.
Ils se réunirent rue des Moulins', dans un vaste hôtel dé- sert où logeait Meillan, le jeune député de la droite, esprit doux, mobile, qui aurait accepté la dictature de Danton *, et plus tard fut royaliste. Il fit les plus grands efforts pour retenir les Girondins. Parlait-il en son nom seul? Il exprimait sans nul doute le sentiment de la droite, qui craignait extrêmement une scène sanglante sur ses propres bancs. La droite croyait d'ailleurs sincè- rement que la présence irritante des Girondins leur nui- rait plutôt à eux-mêmes; elle pensait résister pour eux aussi bien et mieux qu'ils n'eussent su Taire.
Gomment ces hommes intrépides se décidèrent-ils à suivre ce déplorable conseil? Nul historien ne l'a dit. Mais il n'est pas besoin qu'on le dise. Le vrai coup qui les vainquit, les anéantit, ce fut l'affreuse nouvelle arrivée le 2 au matin, le massacre de huit cents hommes à Lyon4... Par qui? Par les mains girondines, par les mains de ceux qui du moins se déguisaient sous ce nom. La Gi- ronde fut écrasée... Hélas! elle était jusqu'ici le parti de l'humanité, et voilà qu'à son dernier jour, comparaissant devant le peuple, elle arrivait souillée de sang!...
L'un d'eux, Buzot S qui de cœur était à madame Ro- land',qui la savait arrêtée, s'élança des bras de ses amis. Luttant avec eux, il disait : « Je veux mourir à la tri- bune. > Ils le retinrent. Barbaroux 8 fut plus heureux ; il
l. Près i
parti de la Montagne 3. Les royalistes et 1
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ANTHOLOGIE. 455
échappa. Il couvrit glorieusement d'une superbe intrépi- dité le banc désert de la Gironde. Les autres restèrent chez Meillan, qui promit de les avertir d'heure en heure. Ils restèrent muets, immobiles, perdus, sous la fatalité.
LES FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Cet ouvrage est composé pour ta plus grande partie de passages pris dans l'Histoire de la Révolution, auxquels Michelet a ajouté quelques morceaux nouveaux et une con- clusion. Ce livre est destiné à. faire ressortir le rôle que les femmes ont joué dans la Révolution soil pour l'aider, soit pour la combattre. Il contient des études sur les femmes les plus célèbres de celle époque, madame de Staél, Théroigne de Mé ri court, madame Roland, Charlotte Corday, Lucile Desmoulins.
MiftiMT. DE STAËL
Madame de Staël, fille de Heckcr, ministre de Louis XVI, a joué un rùle politique, surtout au début do la Révolution en 1789. Ello devint sous Napoléon 1" un écrivain célèbre ; son salon fut alors le teitre du mouvement littéraire en France.
M. Necker, banquier genevois, avait épousé une de- moiselle suisse, jusque-là gouvernante, dont le seul défaut fui l'absolue perfection. — La jeune Necker était accablée de sa mère, dont la roideur contrastait avec sa nature facile, expansive et mobile. Son père,, qui la con- solait, l'admirait, devint l'objet de son adoration. On conte que M. Necker, ayant souvent loué le vieux Gib- bon1, la jeune fille voulait l'épouser. Cette enfant, déjà confidente et presque femme de son père, en prit les
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ANTHOLOGIE. 457
défauts pêle-mêle et les qualités, l'éloquence, l'enflure, la sensibilité, le pathos. Quand Necker publia Bon fameux Compte rendu1, si diversement jugé, on lui montra un jour une éloquente apologie,- tout enthousiaste; le cœur y débordait tellement, que le père ne put s'y tromper ; il reconnu! sa fille. Elle avait alors seize ans.
Elle aimait son père comme homme, l'admirait comme écrivain, le vénérait comme idéal du citoyen, du philosophe, du sage, de l'homme d'État. Elle ne tolérait personne qui ne tint Necker pour Dieu : folie vertueuse, naïve, plus touchante encore que ridicule. Quand Necker, au jour de son triomphe1, rentra dans Paris et parut au balcon de l'Hôtel de Ville, entre sa femme et sa fille, celle-ci succomba à la plénitude du sentiment et s'éva- nouit de bonheur.
Madame de Staël avait une chose bien cruelle pour une femme : c'est qu'elle n'était pas belle. Elle avait les traits gros el le nez surtout. Elle avait la taille assez forte. Ses gestes étaient plutôt énergiques que gracieux; debout, les mains derrière le dos. devant une cheminée, elle dominait un salon, d'une attitude virile, d'une parole puissante, qui contrastait fort avec le ton de son sexe, et parfois aurait fait douter un peu qu'elle fût une femme. Avec tout cela, elle n'avait pas vingt-cinq ans, elle avait de très beaux bras, uu beau cou u la Junon, de magni- fiques cheveux noirs qui, tombant en grosses boucles, donnaient grand effet au buste, et même relativement faisaient paraître les traits plus délicats. Mais ce qui la parait le plus, ce qui faisait tout oublier, c'étaient ses
158 J. MICHELET.
jeux, des yeux uniques, noirs et inondés de flammes, rayonnants de génie, de bonté et de toutes les passions. Son regard était un monde. On y lisait qu'elle était bonne et généreuse entre toutes. Il n'y avait pas un ennemi qui put l'entendre un moment sans dire en sortant, malgré lui : * Oh ! la bonne, la noble, l'excellente femme ! »
Retirons le mot de génie, pourtant; réservons ce mot sacré. Madame de Staël avait, en réalité, un grand, un immense talent, et dont la source élail au cœur. La naïveté profonde et la grande invention, ces deux traits saillants du génie, ne se trouvèrent jamais chez elle. Elle apporta, en naissant, uu désaccord primitif d'éléments qui n'allait pas jusqu'au baroque, comme chez Necker, son père, mais qui neutralisa une bonne partie de ses forces, l'empêcha de s'élever et la retint dans l'emphase.
Les Necker étaient des Allemands établis en Suisse. C'étaient des bourgeois enrichis. Allemande, Suisse et bourgeoise, madame de Staël avait quelque chose, non pas lourd, mais fort, mais épais, peu délicat. D'elle à Jean-Jacques1, son maître, c'est la différence du fer à l'acier.
Justement parce qu'elle restait bourgeoise, malgré son talent, sa fortune, son noble entourage, madame de Staël avait la faiblesse d'adorer les grands seigneurs. Elle ne donnait pas l'essor complet à son bon et excel- lent cœur, qui l'aurait mise entièrement du coté du peuple. Ses jugements, ses opinions tenaient fort à ce travers. Elle admirait, entre tous, le peuple qu'elle croyait éminemment aristocratique, l'Angleterre, révé- rant la noblesse anglaise, ignorant qu'elle est très récente, sachant mal cette histoire dont elle parlait sans
1. Jean-Jacquet Rousseau élait l'étrinlu que madame de Staël lYlil plia
ANTHOLOGIE. 459
cesse, ne soupçonnant nullement le mécanisme par le- quel l'Angleterre, puisant incessamment d'en bas; fait toujours de la noblesse'. Nul peuple ne sait mieux faire du vieux.
LE SALON DE CONDORCET
Le marquis de Condorcet, philosophe et mathématicien, fut un des partisans les plus convaincus de la Révolution. Il votait avec los Girondins et fut proscrit en même temps qu'eut.
Les femmes régnent en 91 par le sentiment, par la passion, par la supériorité aussi, il faul le dire, de leur initiative. Jamais, ni avant ni après, elles n'eurent tant d'influence. Au xvin" siècle, sous les encyclopédistes , l'esprit a dominé dans la société ; plus tard, ce sera l'ac- tion, l'action meurtrière et terrible. En 91 , le sentiment domine, et par conséquent la femme.
Le cœur de la France bat fort, à cette époque. L'émo- tion, depuis Rousseau, a été croissant. Sentimentale d'abord, rêveuse, époque d'attente inquiète, comme une heure avant l'orage. Souffle immense, <n 89, et tout cœur palpite... Puis 90, la Fédération, la fraternité, les larmes... En 91, la crise, le débat, la discussion pas- sionnée. — Mais, partout, les femmes, partout la pas- sion individuelle dans la passion publique; le drame privé, le drame social vont se mêlant, s'enchevêtrant; les deux fils se tissent ensemble; hélas ! bien souvent, tout à l'heure, ensemble ils seront tranchés !
Le commencement fut beau. Partout elles dictent,
t. Une partie des ]ord«_ anglais | S. Ecrivain* qui oot coJlatwin a
460 J. K1CRELET.
corrigent, refont les discours qui, le lendemain, seront prononcés aux clubs, à l'Assemblée nationale. Elles les suivent, ces discours, vont les entendre aux tribunes; elles siègent, juges passionnés, elles souliennenl de leur présence l'orateur faible ou timide. Qu'il se relève et regarde... N'est-ce pas là le fin sourire de madame de Genlis1, entre ses séduisantes filles, la princesse et Paméla ? El cet œil noir, ardent de vie, n'est-ce pas ma- dame de Staël? Comment faiblirait l'éloquence?... Et le courage manqucra-l-il devant madame Roland ?
Parmi les femmes de lettres, nulle peut-être ne s'avança d'une ardeur plus impatiente qu'une petite dame bretonne, vive, spirituelle, ambitieuse, mademoi- selle Kéralio. Elle avait été longtemps retenue dans une vie de labeur. Formée par un père homme de lettres et professeur à l'École militaire, elle avait beaucoup tra- duit, compilé, écrit même une grande histoire, celle de l'époque antérieure aux Stuarls de mislress Macaulay, l'histoire du règne d'Elisabeth*. Elle épousa un patriote plus ardent que distingué, le cordelier Robert, et elle lui fit écrire, dès janvier 91 : Le Républicanisme adapté à la France.
Une autre femme de lettres, la brillante improvisa- trice, Olympe de Gouges, qui, comme Lopc de Véga 3, dictait une tragédie par jour, sans savoir, dit-elle, ni lire ni écrire, se déclara républicaine sous l'impression de Varennes ' et de la trahison du Roi. Avant, elle était royaliste, et elle le redevint plus tard dans le péril de Louis XVI; elle s'offrit à le défendre. Elle savait, en faisant celte offre, où cela devait la conduire. Elle-même
S. Heine d'Angle Le rro (15MM603(. xv II* siècle.
ANTHOLOGIE. 461
avait dit cette belle parole, en réclamant les droits des femmes : « Elles ont bien le droit de monter à la tri- bune, puisqu'elles ont le droit de monter à l'échafaud. » Le dernier des philosophes du grand xvin' siècle, celui qui survivait à tous pour voir leurs théories lancées dans le champ des réalités, était M. de Con- dorcel, secrétaire de l'Académie des sciences, le succes- seur de d'AlcmberlUe dernier correspondant de Voltaire, l'ami de Turgot*. Son salon était le centre naturel de l'Europe pensante. Toute nation, comme toute science, avait là sa place. Tous les étrangers distingués, après avoir reçu les théories de la France, venaient là en cher- cher, en discuter l'application. C'étaient : l'Américain Thomas Payne, l'Anglais Williams, l'Écossais Macin- tosh, le Genevois Dumont, l'Allemand Anacharsis Clootz; ce dernier, nullement en rapport avec un tel salon, mais en 91 tous y venaient, tous y étaient con- fondus. Dans un coin, immuablement, était l'ami assidu, le médecin Cabanis, maladif et mélancolique, qui avait transporté à cette maison le tendre, le profond attache- ment qu'il avait eu pour Mirabeau.
Parmi ces illustres penseurs planait la noble et virgi- nale figure de madame de Condorcet, que Raphaël aurait prise pour type de la métaphysique. Elle était toute lu- mière; tout semblait s'éclairer, s'épurer sous son regard. Elle avait été chanoinesse, et paraissait moins encore une dame qu'une noble demoiselle. Elle avait alors vingt- sept ans (vingt-deux de moins que son mari). Elle venait d'écrire ses Lettres sur la sympathie, livre d'analyse fine et délicate, où, sous le voile d'une extrême réserve, on sent néanmoins souvent la mélancolie d'un jeune
m I. J11C.HKI.ET.
cœur auquel quelque chose a manqué. On a supposé vainement qu'elle eût ambitionné les honneurs, la faveur de la cour, et que son dépit la jeta dans la Révolution. Rien de plus loin d'un tel caractère.
Ce qui est moins invraisemblable, c'est ce qu'on adit aussi : qu'avant d'épouser Condorcel, elle lui aurait dé- claré qu'elle n'avait point le cœur libre; elle aimait et sans espoir. Le sage accueillit cet aveu avec une bonté paternelle; il le respecta. Ce ne fut qu'en 89, au beau moment de juillet, que madame de Condorcel vit tout ce qu'il y avait de passion dans cet homme froid en appa- rence; elle commença d'aimer le grand citoyen, l'àmc tendre et profonde qui couvait, comme son propre boitheur, l'espoir du bonheur de l'espèce humaine. Elle le trouva jeune, de l'éternelle jeunesse de celte grande idée, de ce beau désir.
Condorcet, alors Agé de quarante-neuf ans, se retrou- vait jeune, en effet, de ces grands événements;il com- mençait une vie nouvelle, la troisième. Il avait eu celle du mathématicien avec d'Alembert, la vie critique avec Voltaire. Et maintenant, il s'embarquait sur l'océan de la vie politique. 1) avait rêvé le progrès1; aujourd'hui, il allait le faire, ou du moins s'y dévouer. Toute sa vie avait offert une remarquable alliance entre deux facultés rarement unies, la ferme raison et la foi infinie à l'avenir. Ferme contre Voltaire même, quand il le trouva injuste*, ami des Économistes, sans aveuglement pour eux, il se maintint de même indépendant à l'égard de la Gironde. On lit encore avec admiration son plai- doyer pour Paris contre le préjugé des provinces, qui fut celui des Girondins.
I. Il écrivit plus lard un lableau [ î. Lorsque Voltaire voulnil qu'on des progré* Je l'wprll humain. | pvètérl d'Agiieinesu à Monlosquiuu.
ANTHOLOGIE. 463
Ce grand esprit était toujours présent, éveillé, maître de lui-même. Sa porte était toujours ouverte, quelque travail abstrait qu'il fit. Dans un salon, dans une foule, il pensait toujours; il n'avait nulle distraction. Il parlait peu, entendait tout, profitait de tout; jamais il n'a rien oublié. Toute personne spéciale, qui l'interrogeait, le trouvait plus spécial encore dans la chose qui l'occupait. Les femmes étaient étonnées, effrayées de voir qu'il sa- vait jusqu'à l'histoire de leurs modes, et très haut en remontant, et dans le plus grand détail. Il paraissait très froid, ne s'épanchait jamais. Ses amis ne savaient son amitié que par l'extrême ardeur qu'il mettait secrè- tement à leur rendre des services. « C'est un volcan sous la neige, » disait d'Alembert. Il avait pour sa Sophie un amour contenu, immense, de ces passions profondes d'autant plus qu'elles sont tardives, plus profondes que la vie même, et qu'on ne peut pas sonder.
Sophie en était très digne. Sans parler de l'admira- tion universelle des hommes du temps, je dirai un fait, mais grand, mais sacré. Quand l'infortuné Condorcet, traqué comme une bête fauve, enfermé dans un asile peu sûr1, se dévorait lui-même le cœur des pensées du pré- sent, écrivait son apologie, son testament politique, sa femme lui donna le sublime conseil de laisser là ces vaines luttes, de remettre avec confiance sa mémoireàla postérité et paisiblement d'écrire l'Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain. Il l'écoula, il écrivit ce noble livre de science infinie, d'amour sans bornes pour les hommes, d'espoir exalté, se consolant de sa mort prochaine par le plus touchant des rêves : que dans le progrès des sciences, on pourra supprimer la mort!
464 J. MÏCHELET.
Il j avait comme une ombre de celle tragique des- tinée dans les traits et l'expression de Condorcet. Avec une contenance timide (comme celle du savant toujours solitaire au milieu des hommes), il avait quelque chose de triste, de patient, de résigné. Le haut du visage était beau. Les yeux, nobles et doux, pleins d'une idéalité sérieuse, semblaient regarder au fond de l'avenir. Et cependant son front, vaste à contenir toute science, sem- blait un magasin immense, un trésor complet du passé.
L'homme était, il faut le dire, pins vaste que fort. On le pressentait à sa bouche un peu molle et faible, un peu retombante. L'universalité, qui disperse l'esprit sur tout objet, est une cause d'é nervation. Ajoutez qu'il avait passé sa vie dans le xvm» siècle, et qu'il en portait le poids. Il en avait traversé toutes les j disputes, les grandeurs et les petitesses. Il en avait fatalement les contradictions. Neveu d'un évêque tout jésuite, élevé en partie par ses soins, il devait beaucoup aussi au patronage des La Rochefoucauld. Quoique pauvre, il était noble, titré, marquis de Condorcet. Naissance, position, relations, beaucoup de choses le rattachaient à l'ancien régime. Sa maison, son salon, sa femme présentaient le même contraste.
Madame de Condorcet, née Grouchy, d'abord chanoi- nesse, élève enthousiaste de Rousseau et de la Révolu- tion, sortie de sa position demi-ecclésiastique pour présider un salon qui était le centre des libres penseurs, semblait une noble religieuse de la philosophie.
MADAME CONDORCET
Quand les Girondins furent arrêtés ot condamnés à mort par lo parti jacobin, Condorcet parvint a échapper et se tint caché dans
ANTHOLOGIE.
Madame de Condorcet, belle, jeune et vertueuse, épouse de l'illustre proscrit, qui eût pu être son père, s'était trouvée, au moment de la proscription et du sé- questre des biens (les biens du condamné étaient confis- qués) dans un complet dénùmenl. Ni l'un ni l'autre n'avaient les moyens de fuir. Cabanis, leur ami, s'adressa à deux élèves en médecine, célèbres depuis, Pinel et Boyer. Condorcet fut mis par eus dans un lieu quasi public, chez une dame Vernet, près du Luxembourg', qui prenait quelques pensionnaires pour le logis et la table. Celte dame fut admirable. Un Montagnard1 qui logeait dans la maison se montra bon et discret, rencon- trant Condorcet tous les jours sans vouloir le recon- naître. Madame de Condorcet logeait à Auteuil 3, et cha- que jour venait à Paris à pied. Chargée' d'une sœur ma- lade, de sa vieille gouvernante, embarrassée d'un jeune enfant, il lui fallait pourtant vivre, faire vivre les siens. Un jeune frère du secrétaire de Condorcet tenait pour elle, rue Saint-Honoré, n° 352 (à deux pas de Robespierre), une petite boulique de lingerie. Dans l'entresol au-des- sus de la boutique, elle faisait des portraits. Plusieurs des puissants du moment venaient se faire peindre. Nulle industrie ne prospéra davantage sous la Terreur; on se hâtait de fixer sur la toile une ombre de cette vie si peu sûre. L'attrait singulier de pureté, de dignité, qui était en cette jeune femme, amenait là les violents, les en- nemis de son mari. Que ne dut-elle pas entendre!
I. Grand jardin dans Paria, près | plus élevée do la salle des séances.
du quartier latin, j 3. Auteuil, à l'ouest de Paris, était
3. On appelai! Montagnards les j alors un village; il no fait partie de
Mfl J. MICHELET.
Quelles dures el cruelles paroles ! Elle en est resiée at- teinte, languissante, maladive pour toujours. Le soir, parfois, quand elle osail, tremblanle et le cœur brisé, elle se glissait dans l'ombre jusqu'à la rue Servandoni, sombre, humide ruelle, cachée sous les tours de Saint Sulpice. Frémissant d'être rencontrée, elle montait d'un pas léger au pauvre réduit du grand homme ; l'amour et l'amour filial donnaient à Condorcel quelques heures de joie, de bonheur. Inutile de direici combien elle cachait les épreuves du jour, les humiliai ions, les duretés, les légèretés barbares, ces supplices d'une âme blessée, au prix desquels elle soutenait son mari, sa famille, dimi- nuant les haines par sa patience, charmant les colères, retenant peut-être le fer suspendu. Mais Condorcet était trop pénétrant pour ne pas deviner toute chose; il lisait tout, sous ce pâle sourire dont elle déguisait sa mort in- térieure. Si mal caché, pouvant à tout moment se per- dre et la perdre, comprenant parfaitement tout ce qu'elle souffrait et risquai! pour lui, il ressentait le plus puis- sant aiguillon de la Terreur. Peu expansif, il gardait tout, mais haïssait de plus en plus une vie qui compromettait ce qu'il aimait plus que la vie.
MORT DE «f*T)A»TB ROLAND ET DE M. ROLAND
Roland, un dos chers du parti girondin, avait été ministre en 1791 ; sa Tomme, beaucoup plus jeune que lui, éloquente et passionnée pour la Révolution, devint alors l'âme du parti girondin. Le 31 mai 179:) les jacobins réussirent à faire arrêter les députés girondins; madame Roland Tut guillotinée; M. Roland, qui avait réussi à échapper, se tua en apprenant la mort de sa femme.
Au ± juin, quand la plupart des Girondins s'éloignè-
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ANTHOLOGIE.
4B7
renl ou se cachèrent, les plus braves, sans comparaison, ce furent les Roland ', qui jamais ne daignèrent découcher ni changer d'asile. Madame Roland ne craignait ni la pri- son ni la morl ; elle ne redoutait rien qu'un outrage per- sonnel, et, pour rester toujours maîtresse de son sort, elle ne s'endormait pas sans mettre un pistolet sous son chevet. Sur l'avis que la Commune avait lancé contre Roland un décret d'arrestation, elle courut aus Tuileries1, dans l'idée héroïque (plus que raisonnable) d'écraser les accusateurs, de foudroyer la Montagne3 de son éloquence et de son courage, d'arracher à l'Assemblée la liberté de son époux. Elle fut elle-même arrêtée dans la nuit. 11 faut lire toute la scène dans ses Mémoires' admira- bles, qu'on croirait souvent moins écritsd'une plume de femme que du poignard deCaton5. Mais tel mol, arraché des entrailles maternelles, telle allusion touchante à l'irréprochable amitié, font trop sentir, par moments, que ce grand homme est une femme, que cette âme, pour être si forte, hélas ! n'en était pas moins tendre.
Elle ne fit rien pour se soustraire à l'arrestation, et vint à son tour loger à la Conciergerie près du cachot de la reine*, sous ces voûtes veuves à peine de Vergniaud, de Brissot, et pleine de leurs ombres. Elle y vint royale- ment, héroïquement, ayant, comme Vergniaud7, jeté le poison qu'elle avait, et voulut mourir au grand jour. Elle croyait honorer la République par son courage au tribu-
>lrea pendant la captivité qui pré- Ja . . „■(. (171)3). J Coton d'Utique, ]o dernier par- ao de li République romaine, te
î. Où siégeait la Ci
3. Les Jacobins si. gradins les plus élevé de Montagne donné i
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468 J. MICHELET.
nal et la fermeté de sa mort. Ceux qui la virent à la Con- ciergerie disent qu'elle était toujours belle, pleine de charme, jeune à trente-neuf ans; une jeunesse entière et puissante, un trésor de vie réservé jaillissait de sesbeaux yeux. Sa force paraissait surtout dans sa douceur raison- neuse, dans l'irréprochable harmonie de sa personne et de sa parole. Elle s'était amusée en prison à écrire à Robespierre, non pour lui demander rien, mais pour lui faire la leçon. Elle la faisait au tribunal, lorsqu'on lui ferma la bouche. Le S, où elle mourut, était un jour froid de novembre. La nature, dépouillée et morne, expri- mait l'état des cœurs; la Révolution aussi s'enfonçait dans son hiver, dans la mort des illusions. Entre les deux jardins sans feuilles, la nuit tombant (cinq heures et demie du soir), elle arriva au pied de la Liberté colossale, assise prés de l'échafaud, à la place où est l'obélisque', monta légèrement les degrés, et, se tournant vers la sta- tue, lui dit, avec une grave douceur, sans reproche : « 0 Liberté ! que de crimes commis en ton nom ! »
Elle avait fait la gloire de son parti, de son époux, et n'avait pas peu contribué à les perdre. Elle a involon- tairement obscurci Roland dans l'avenir. Mais elle lui rendait justice, elle avait pour cette ame antique, enthou- siaste et austère, une sorte de religion. Lorsqu'elle eut un moment l'idée de s'empoisonner, elle lui écrivit pour s'excuser près de lui de disposer de sa vie sans son aveu. Elle savait que Roland n'avait qu'une unique faiblesse, son violentamour pour elle, d'autant plus profond qu'il le contenait.
Quand on la jugea, efle dit : « Roland se tuera. » On ne put lui cacher sa mort. Retiré près de Rouen, chez des
i. Sur li plico de la Concorde.
ASTROLOGIE. 16S
dames, amies très sûres, il se déroba, et, pour faire per- dre sa trace, voulut s'éloigner. Le vieillard, par cette sai- son, n'aurait pas été bien loin. Il trouva une mauvaise di- ligence qui allait au pas; les routes de 93 n'étaient que fondrières. Il n'arriva que le soir aux confins de l'Eure. Dans l'anéantissement de toute police, les voleurs cou- raient les routes, attaquaient les fermes; des gendarmes les poursuivaient. Cela inquiéta Roland, il ne remit pas plus loin ce qu'il avait résolu. Il descendit, quitta la route, suivit une allée qui tourne pour conduire à un château ; il s'arrêta au pied d'un chêne, tira sa canne à dard et se perça d'outre en outre. On trouva sur lui son nom, et ce mot : t. Respectez les restes d'un homme ver- tueux. » L'avenir ne l'a pas démenti. Il a emporté avec lui l'estime de ses adversaires.
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LES SOLDATS DE LA RÉPUBLIQUE
Ce livre est le pendant des Femmes de la Révolution. Il est formé en partie de morceaux pris dans ['Histoire de ta Révolution et Y Histoire du xix* siècle. Il contient de plus quelques morceaux nouveaux et des considérations générales.
Ce Boni les armées de la République qui ont défendu la France contre l'Europe coalisée, en 1793, et qui ont ensuite conquis la Belgique, la rive gauche du Rhin et l'Italie. Michèle! pense que ces armées n'ont pas eu leur part de gloire ot veut qu'on leur rende l'hommage qui leur est dû.
J'étais enfant en 1810, lorsqu'au jour de la fête de l'Empereur on laissa tomber les toiles qui cachaient le monument de la place Vendôme1, et la colonne apparut. J'admirais avec tout le monde. Seulement, j'aurais voulu savoir les noms des hommes d'airain figurés aux bas-reliefs : « Et tous ceux-là, disais-je, qui montent au- tour de la colonne, comment lesappelle-t-on? »
Ils montent, aveugles, intrépides, ils montent combat- tant toujours, comme s'ils allaient pousser la bataille jusque dans le ciel. La spirale tout d'uaioups'arréte... Et tout ce peuple sans nom devient le marchepied d'un seul.
ANTHOLOGIE. 471
La même pensée m'est revenue souvent dans mes pro- menades rêveuses, aux Invalides et à l'Arc-de-Triomphe ' . Sur ces nobles monuments, je vois le roi et l'empereur, je lis les noms des généraux ; cela m'instruit, cela me touche. Et pourtant ce n'est pas assez, j'aurais voulu con- naître aussi le grand peuple obscur, oublié, qui a donné sa vie dans ces longues guerres.
Que sais-je des armées de Louis XIV, de ses infortu- nés soldats, qui l'ont si patiemment servi pendant cin- quante années? Peu, très peu de chose. Villars* dit, dans ses Mémoires, que souvent leur misère fut telle « qu'ils ne mangeaient que de deux jours l'un >. Il dit ailleurs : « Vous verriez, avec édification, nos soldats éviter avec le plus grand soin de marcher dans un champ de blé qui est devant notre camp. »
Ce champ de blé me reste au cœur, autant et plus que leurs victoires. Je n'entre jamais aux Invalides, que leurs vertus, leur résignation, leurs longues souffrances ne se représentent à mon souvenir, et que je ne me sente pénétré d'un sentiment de religion.
Les armées de la République sont-elles beaucoup mieux connues que celles de Louis XIV? On le croit, et l'on se trompe. Ces grandes légions fraternelles qui sor- tirent de terre en 92a,quî,sans pain et sans souliers, pres- que sans habits en décembre, couraient vers le Nord, ces héros de la patience, soldats du Rhin1, de Sambre-et- Meuse5, qui ne connurent que le devoir, non la gloire et
S. L'armée , défendait la No quit la Belgique
471 i. MICHELET.
le profil, sont-ils suffisamment représentés par quelques noms inscrits aux voûtes de l'Arc-de-Triomphe ? Grands noms, je ne le nierai pas, mais dont beaucoup nous rap- pellent des idées toutes contraires au dévouement désinté- ressé qui caractérisait les masses. Nombre de ces géné- raux ont eu le prix de leurs actes en ce monde, le prix qu'ils voulaient, les grades et l'argent. Le grand peuple muet des armées attend encore sa récompense.
Quand je lis dans les mémoires de Napoléon, et d'au- tres généraux illustres, cette simple et sèche mention : c A telle affaire, j'avais tant d'hommes, » je m'étonne et je m'attriste. Qui ne sait que le nombre est ici chose secondaire ?
Il fallait dire : t J'avais tels hommes..., et c'est parce que tels ils étaient, que mon génie put hasarder tant de choses contre toute règle, tout calcul de prudence hu- maine. Je connaissais à merveille l'épée enchantée, in- faillible, que la Révolution mourante avait placée dans ma main. Aréole1 et bien d'autres batailles étaient insen- sées, sans doute, pour qui n'aurait pas eu ces hommes; elles ne l'étaient pas pour celui qui, en commandant l'impossible, fut toujours sûr d'âtre obéi. »
Un mot, une larme, un souvenir au peuple des héros oubliés 1
Ne croyons pas être quittes envers tant d'hommes dé- voués, si nous glorifions leurs chefs. Nous serions injus- tes pour eux, injustes pour leur pays. Telle province, in- férieure peut-être dans la masse du peuple, donna nom- bre de généraux; telle autre n'eut pas un général, mais le peuple entier y fut un admirable soldat. Nommons en- tre autres un pays du centre, pays de peu d'éclat, contrée
1. Victolra de Boaipirle sur les Autrichiens en IUlie (1796).
ANTHOLOGIE. 473
pauvre et laborieuse, qui nous envoie chaque année une légion d'ouvriers, d'honnêtes maçons, la Creuse. Ces braves gens, aussi fermes à la guerre qu'au travail, se sont montrés héroïques dans les grandes circonstances. On en vit cinq cents, en Egypte, arrêter, repousser nne armée de Mamelucks1, de ces brillants cavaliers, montés, armés royalement, dont chacun, dit Napoléon, valait trois cavaliers d'Europe.
Est-ce à dire que ces hommes obscurs, qui firent dans leur simplicité tant de grandes choses, en réclament le salaire, qu'ils s'indignent du silence de l'histoire dans leur tombe inconnue ? Non, ce qu'ils ont voulu, ils l'ont, suivre le devoir, servir la patrie, voilà tout ce qu'ils de- mandaient. Ils ont emporté cela avec eux; leur journée estfaite, ils reposent, bons ouvriers de la guerre, paisibles comme la nature qui fleurit les champs de bataille où ils se sont endormis. Hais s'ils peuvent être satisfaits, nous, ne devont pas l'être. C'est notre œuvreà nous, leurs frè- res, à nous ouvriers de la pensée, de renouveler leur mé- moire, d'exhumer leur souvenir, trop longtemps absorbé dans la gloire de quelques-uns.
Œuvre de travail immense, de justice et de vérité ! Elle seule peut cependant acquitter la dette delà patrie. Elle seule rend l'histoire morale et féconde. Nous l'avons commencée, cettte œuvre, dans notre faiblesse. D'autres la reprendront dans leur force.
La voie est ouverte ; l'histoire militaire y entrera, nous l'espérons. Plus qu'elle n'a fait jusqu'ici, elle descendra dans les profondeurs vivantes, elle voudra pénétrer nos armées dans leur composition, dans le détail où est la
1. L'ÉQ-pte en 1798. quand Boni- . Celle milice avait été Formée prirai- parle la conquit, appartenait à une tiyemenl de jeunes esclaves acheloi ■nuée ue cavaliers, les Mamelucks. | par les sultans.
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471 j. HICHKLET.
vie. Elle fixera le caractère de chacune d'elles, et Terra qu'elles formèrent leurs généraux autant qu'elles furent formées par eux, imprimant aui génies les plus indépen- dants leur puissante personnalité. Les fermes et vaillan- tes armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse, conduites par des hommes du Nord, ont fait leurs chefs à leur image. La rapide armée d'Italie ', composée de marcheurs ter- ribles, Basques et Gascons, de bouillants Provençaux, voulait un général du Midi, comme le Piémontais Mas- séna*, le Corse Bonaparte; elle reçut, donna l'étincelle, électrisa ceux qui l'électrisaient ; et du contact jaillit la foudre.
LES QENERAXJX DE LA REPUBLIQUE
Quand les années françaises eurent à lutter contre l'Europe, en 1791!, la plupart des officiers anciens avaient émigré ou étaient proscrits. Il fallut improviser des généraux. Presque tous étaient d'anciens sous-officiers qui avaient traversé en quelques mois tous
Pourquoi les généraux de la jeune République recher- chaient-ils si peu l'autorité? C'est qu'ils l'avaient en eux. Ils commandaient parun don de nature, et comme avant pouvoir du ciel. L'amour, l'admiration, entraî- naient les masses après eux ; le respect de leurs vertus, de leur grand cœur, leur figure héroïque. Tout homme était saisi, ravi à la vue du général Hoche3; les plus braves se troublaient an regard de Kléber.
Mais cette puissance même leur créait un péril. Quelle n'était pas la sombre défiance des représentants du
1. L'innée qui tooquil l'Italie du | î. Qui défendit Gênes en 1800.
ANTHOLOGIE. «5
peuple, des hommes delà loi, quand, venant aux armées, ils les voyaient adorant ces héros et ne voulant plus voir la patrie qu'en eux seuls ; et eux, commandant par l'amour, ayant comme supprimé l'autorité par une si grande autorité morale, maîtres sans l'avoir cherché, et rois involontaires ! On ne comprend que trop les craintes des jaloux amants de la liberté.
De là, trop souvent, incertitude de la direction poli- tique. De là, défiance excessive du pouvoir civil pour le pouvoir militaire.
La fraternité qu'ils avaient pour l'étranger, il va sans dire qu'ils l'avaient entre eux. Le respect de Marceau1 pour Kléber, Kléber le rendait à Caudaux*. La défense morale, la cordialité mutuelle fut admirable dans l'armée du Rhin. Elle vivait d'une même âme. Tous ses chefs, Dubayet, Vimeux, Haxo, Beaupuy, Kléber3, furent un faisceau d'amis. Joignons-y leur représentant chéri, Mer- lin deThionville*, toujours à l'avant-garde, et qui ne se fût pas consolé de manquer un combat.
Une chose bien remarquable, alors, c'est que ce sont surtout les très grands militaires qui semblent les plus pacifiques. Hommes admirables, à qui la guerre apprit surtout la haine de la guerre.
Comment s'en étonner, lorsqu'on voit que la voca- tion de plusieurs de ces grands hommes de guerre ne s'annonça nullement par un juvénileélan militaire, mais par un mouvement de justice et d'indignation contre l'iniquité? Celui que les soldats ont appelé le dieu Mars, Kléber,
1. Né on «69, sergent en 80, tué | HajeiKO on 17S3et en sortirent a »c
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476 J. HtCHELET.
malgré sa force et sa taille colossale, ne se destinait point à la guerre. Il entrait dans une carrière civile, étu- diait l'architecture ', lorsqu'un jour, à Paris, il voit dans un café deui très jeunes étrangers, iiioffensifs et timides, qu'insultait nn brelleur, un de ces bravaches qui passent toute leur vie dans l'escrime, font un jeu d'insulter, sauf à tuer pour réparation.
Cette lâche brutalité, cette inhospitalité honteuse pour notre nation, blessa le grand cœur de Kléber. Il prit le parti des jeunes étrangers, le parti même de la France dont on compromettait l'honneur. Il déclara que la que- relle était sienne, et obligea le faux brave qui provoquait des enfants d'avoir affaire à un homme. Les parents des jeunes étrangers, qui apprirent la chose, furent touchés de cette générosité, et firent entrer Kléber dans une école militaire de l'Allemagne1; faveur rare et singulière qu'il n'eut pas obtenue en France, où Louis XVI venait d'interdire tout rang d'officier à ceux qui ne pouvaient prouver quatre degrés de noblesse3.
Hoche eut une affaire analogue. Soldat aux gardes françaises, il voyait ses camarades vexés par un sous- officier délateur et spadassin. Il prit pour lui la querelle commune, et, bravant ce double péril, il punit le misérable.
La protection des faibles, l'amour des petits, était leur instinct et leur lot, à ces chevaliers du nouveau. Un jour Kléber et Marceau, dans cette affreuse Vendée, traver- sant un pays brûlé, désert, dont la population était en fuite, aperçoivent dans un buison un berceau renversé. Ils approchent, ils y voient deux toutes petites filles.
ANTHOLOGIE. 477
Filles et berceau, ils emportèrent le tout, malgré un long trajet, jusqu'à la première ville. Les enfants arri- vèrent dans les bras de ces étranges nourrice:,. On re- trouva par bonheur les parents, riches meuniers de la contrée; dans une fuite précipitée, nocturne, le berceau était apparemment tombé d'une voiture; on pleurait les enfants qu'on croyait perdus.
L'aspect terrible de cette Vendée avait frappé au cœur ces deui héros. On le voit dans les notes de Kléber, qu'il écrivait, le soir, après les marches et les combats du jour.
Quand on lit ces notes touchantes, quand on Ht les lettres humaines, profondément humaines, qu'écrivent Hoche, Desaix et Marceau, on pense aux notes de Vau- ban', même à celle que Marc-Aurèle écrit dans les forêts de Pannonie1, dans la guerre des Barbares.
Marceau écrit à sa sœur : « Ne parle pas de mes lau- riers ; ils sont trempés de sang humain ! »
Ce mut semble se lire dans la belle gravure qui repré- sente Marceau sous Coblentz3, sa gloire et sa conquête, c'est-à-dire bien près de sa fin. Ses rudes soldats appa- raissent, à travers le brouillard du Rhin, le long des re- tranchements. Le héros, amaigri par l'excès des fatigues, est svelte et un peu grêle ; dans ses yeux doux, tristes et sauvages, on sent un cœur bien atteint; il a quelque chose de fantasmagorique; il fait l'effet d'une ombre, comme celui qui a trop vu les morts et qui leur appar- tiendra bientôt.
En écrivant ces légendes, je les avais ainsi toutes
f. Ingénieur militaire sou 8 le règne j nulm. On appelait Pinnonie II
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178 J. MICHELET.
autour de moi, ces louchantes images des fils légitimes de la République, de ces grands défenseurs, qui, nés d'elle, moururent arec elle (Marceau, Hoche, Kléber, Desaii). Médiocres portraits, mais ressemblants ; naïves, imparfaites images, dessinées à la hâte par des amis ardents qui tremblaient de les perdre, et d'avance volaient à la mort une ombre de ces hommes adorés.
Le soir, lorsque le jour avait baissé sans disparaître encore, je posais la plume et marchais en long, en large, au milieu d'eux. Leurs images pâlies me disaient bien des choses. Leurs traits se marquaient moins; mais d'au- tant plus en eux, dans ces ombres imposantes, je sentais le vrai fond, l'âme commune des masses qu'ils ont repré- sentées. Ils ne furent pas des hommes seulement, mais en réalité des armées tout entières. Ils en eurent la grande âme. Ils en Eurent à la fois et les pères et les fils.
Et quand parfois, en les regardant, je me demandais ce qui faisait la tristesse de ces âers et doux visages :
f Ce n'est point, me disaient-ils, notre mort précoce, notre destin inachevé. Notre vie courte n'eu fut pas moins entière. Nous fumes les soldats de la loi, nous mourûmes avec la République. De quoi nous plain- drions-nous? Ce qui met sur nos visages le nuage que tu vois, c'est que nous ne sommes pas morts tranquilles; nous avons entrevu déjà qu'on ne continuerai! point. Nous avons vu commencer ce qui nous fut odieux, l'ado- ration du succès et la religion de la force. »
ANTHOLOGIE. 479
MORT DE DESAIX
Desaix, né en 1768 dans une famille noble d'Auvergne, était sous- lieutenant au moment de la Révolution ; il était déjà général de division en 1794. 11 tll les campagnes d'Egypte en 1798, et se fit remarquer par sa justice et son humanité. Il fut tué eu 1300 à la bataille de Marengo.
Il y avait en 1800 des années que Desaix n'avait revu sa famille, sa mère, tout ce qu'il aimait '. Mais, dans la situation critique où il vil la France*, il n'hésita pas un moment à se sacrifier lui-même et tous les intérêts de son cœur. Sans rien attendre, il passa les Alpes, et s'of- frit à Bonaparte.
Plus d'un pressentiment sinistre assiégeait son esprit. « Il m'arrivera quelque chose, disait-il aux siens ; il y a longtemps que je ne me bats plus en Europe; les bou- lets d'ici ne me connaissent plus. >
En route, il fut retardé par une insolente attaque de brigands piémontais qui lui tuèrent un homme.
On sait la bataille de Marengo et ses étonnantes péri- péties.
Mêlas3 avait déjà écrit sa victoire à Vienne. Lui-même se Pô ta des mains, en détachant sur ses derrières un grand corps de cavalerie. Bonaparte, qui de même croyait lenir Mêlas, et qui avait détaché Desaix pour l'envelopper, était fort en péril, si Desaix n'étail revenu.
Desaix fit exactement le contraire de Gronchy à Wa- terloo*. Grouchy s'en tint à l'ordre donné et ne bougea
1. 1] était resté en Egypte après I i. En 4815 : Grouchy était mi
la départ de Bonaparte. son corps d'armée à quelques lîeuei
S. Les Autrichien! avaient repris du champ de bataille .pendant que
toute l'Italie. Napoléons* battait avec les Anglais
3. Général autrichien. I elles Prussiens
480 1. MICHELET.
pas. Desaix, jugeant la situation changée, entendant le canon lointain, ne tint plus compte de l'ordre, revint, et rétablit la bataille.
Il arrive au premier consul. Les généraux l'entourent; ils lui content lajournée, lui montrent la situation. Tous sont d'avis de faire retraite. Bonaparte ne dit rien, et presse vivement Desaix de parler.
Desaix regarde le champ de bataille; puis, tirant sa montre : « Oui, dit-il, la bataille est perdue; mais il n'est que trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner une autre. >
Simple et noble parole, nui témoigne, pour l'avenir, et de son cœur indomptable et du jugement qu'il faisait d'une armée qui, brisée, décimée, pouvait, sur le même champ de bataille et le même jour, ressaisir la victoire!
Les troupes fraîches qu'il ramenait avancent pour heurter de front les Autrichiens, les arrêter, pendant que l'armée, ralliée, se jettera sur leur flanc. Ils la croyaient en retraite. Ils sont tout à coup salues par la mitraille de douze pièces qu'on démasque devant eux.
Desaix, à cheval, à la tête de la 9' légère1, franchit un pli de terrain et se révèle brusquement à eux par une charge à bout portant.
Ils répondent. Desaix tombe, atteint d'une balle dans la poitrine.
Il était frappé à mort, et ne prononça qu'un mot eu tombant : « N'en dites rien. »
On le comprit, on lui jeta son manteau sur la tête. Mais on ne parvint pas à cacher sa mort. La 9* en fut fu- rieuse de douleur et de désespoir, et, se précipitant sur la niasse des Autrichiens, elle gagna dans cette terrible
* ">epuia 1TBÏ on «ppellit la* légimenU demi-brigadci.
ANTHOLOGIE. 481
lutte le surnom d'Incomparable, qui lui a été conservé jusqu'à la fin de nos guerres.
Desaix ne fut retrouvé qu'avec peine au milieu des morts. On le reconnut surtout à son abondante chevelure noire.
La bataille, décidée par lui, donna la paix au monde, l'empire au premier consul.
Bonaparte était dès lors si sûr de l'empire que, sur le champ de bataille même, regrettant la mort de Desaix, il dit ce mot impérial : s Je l'aurais fait prince. »
On a prétendu, avee bien peu de vaisemblance, que Desaix, frappé au cœur d'un coup mortel, au fort de la mêlée, au bruit de l'artillerie, aurait pu dire et faire en- tendre cette longue phrase : « Allez dire au premier con- sul que je meurs avec le regret de n'avoir pas fait assez pour vivre dans la postérité. » Desaix vivant ne fit jamais de phrase; en a-t-il fait une à sa mort?
Quoi qu'il en soit, cette parole sera à jamais démentie. H a lait assez. Il vivra.
Il vit, non dans les monuments qui lui furent élevés, à Paris, aux Alpes, à Strasbourg, non dans les vains récits, dans la chronique oublieuse ou menteuse, mais au fond du cœur de la France et dans la reconnaissance muette, dans le culte secret des hommes de sacrifice et de devoir.
Je possède un assez médiocre portrait de Desaix, qu'il a laissé faire en Egypte, vraisemblablement pour sa mère, dont il était séparé depuis si longtemps et qu'il ne devait plus revoir. Autrement son excessive modestie n'eût pas permis qu'on donnât cette importance à la postérité.
Rien de moins flatteur à l'œil que cette gravure. Le fond, triste et uniforme, est une plaine de la Haute- Egypte, un désert de la Thébalde ', tout d'âpres rochers.
1. L* légion qui atoliine les ruine* de Thèbei.
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481 I. M1CHELET.
Plus près, dans une petite oasis de quelques arbres, se voit le camp français, tout le mouvement des travaux mi- litaires, une fourmilière de petites figures noires qui tra- vaillent, apportent les choses nécessaires à la vie. Les femmes, les enfants indigènes vont et viennent parmi les soldats. On sent qu'il y a là une sécurité parfaite, que c'est un lieu de justice et de paix.
On est tout à fait rassuré sur le sort de ce peuple, quand on voit, au premier plan, l 'honnête et héroïque figure du général Desaix. C'est celle d'un grand travail- leur, d'un homme jeune encore qui a déjà beaucoup fait, beaucoup souffert, et qui jamais ne fera souffrir les autres.
Avec sa riche chevelure noire, avec sa moustache touf- fue et ses grands yeux noirs, il a l'air triste, mais ferme et doux.
Il rêve... A la patrie lointaine ? aux affections qu'il y laisse? à ceux qu'il aime et ne reverra plus? Non, il pense à ce peuple qu'on voit là-bas, et dont il est le père. Il pense à l'organisation de cette contrée infortunée. Il pense à cette rude campagne delà Haute-Egypte; dur labeur, obscur et lointain, caché dans les solitudes, loin de l'attention du monde. Si l'Egypte était un exil pour nos soldats d'Europe, la Thébalde est un exil par delà l'Egypte elle-même.
Pauvre moine de la guerre, à travers l'affreux désert des moines de la Thébalde*, il poursuit infatigablement le cavalier mameluck. Sous ce soleil terrible, à l'heure où se cache le lion vaincu par la chaleur, où le crocodile haletant se tapit dans le Nil, le général Desaix ne lâche pas prise. I) travaille, écrit, ou combat.
ANTHOLOGIE. *S3
t Sois pur, pour être fort. » Ce mot grave de la Perse antique* se réalise à la lettre dans la vie de Desaix. Carac- tère absolument vierge, il dut sa sève, sa verdeur admi- rable à son austérité. Sa vie est d'une pièce, d'un fil tout aussi net que fut celui de son épée.
Le devoir, le travail, telle fut sa droite ligne, et il a ignoré les courbes de la vie. Ce que peut être le plaisir, même légitime, il ne l'a jamais su. Ayant en lui sa ré- compense, il n'a demandé rien de plus, rien regretté, rien désiré. Se dévouer, sans éclat et sans bruit, ce fut toute son ambition. Indépendant à l'intérieur, gardant toute son àme, il se subordonnait volontiers même à moindre que lui. C'était une de ces rares créatures que la nature a faites tout exprès pour le sacrifice, qui d'elles- mêmes se sentent nées pour cela, et qui le veulent ainsi.
I. - SA MORT.
Hoche était fort grand, il avait cinq pieds huit pouces ; il portait la tête très haute. 11 était un peu mince pour sa taille, et peut-être un peu serré des épaules. Il avait une activité prodigieuse, terrible, qu'ont rarement les hommes de grande taille. Son gesle habituel, un peu bizarre, mais qu'expliquent assez les difficultés, les con- tradictions qui traversèrent sa carrière, était de se mordre souvent la main au pli des secondes phalanges.
La hauteur de son àme était dans tout son aspect, dans sa figure. Soldat aux gardes françaises et très jeune
484 J. Mlf.HELET.
encore, il figurait à une revue; une grande dame de 'Versailles, avec la finesse et le tact de son sexe, le remarqua entre tous et dit : « Voyez-vous celui-ci ? Ce n'est pas an soldat, c'est le général. »
Du reste, dans sa personne rien de sombre, rien de triste; une grande sérénité. Et sous ce calme, une appli- cation extrême, continue, jamais démentie. Elle seule peut expliquer qu'il ait tant fait, tant voulu, tant pensé, tant projeté dans sa vie de vingt-neuf ans, parti de si bas, ayant à rompre tant et de si cruels obstacles par l'effort de la seule vertu.
Orphelin presque à sa naissance, Hoche n'eut d'autre éducation que celle qu'il se donna lui-même. Nous l'avons appelé un enfant de Paris, quoiqu'il fut né à Versailles. Hais de très bonne heure, il eut Paris, le grand Paris, pour éducateur.
Paris a ses séductions, comme toutes les grandes villes , mais pour ceux qu'il n'énerve pas, il est la plus grande école du monde. Là nul objet qui ne puisse ins- truire. Les murs parlent, les pierres racontent, les pavés sont éloquents.
Hoche a raconté ses origines dans une lettre magni- fique, en réponse & ses ennemis. Fils d'un soldat devenu palefrenier aux écuries du roi, il fut d'abord soutenu par sa tante, une fruitière. Mais bientôt il se suffit à lui- même, il se fit soldat.
Hoche, à vingt ans, faisait son éducation comme s'il eût prévu sa destinée. Il dévorait tout. Faut-il dire que ce grand homme, pour acheter quelques livres, tirait de l'eau, la nuit, chez les jardiniers. Le jour, il brodait des gilets d'officiers et les vendait dans un café que l'on montre encore au bas du Pont-Neuf.
Son imagination était alors infiniment active et mobile.
ANTHOLOGIE. 485
Il lisait, dévorait Rousseau, le bréviaire de la Révolu- tion, en attendant qu'elle vint. Il lisait aussi des voyages. 11 s'engagea, croyant que c'était pour les Indes; il se trouva que, par une supercherie ordinaire aux recruteurs, ils lui avaient fait signer un engagement dans les gardes françaises ' ■
Le 14 juillet, Hoche est au nombre des vainqueurs de la Bastille1. Après le licenciement des gardes françaises, il entre (août 89) dans la garde parisienne, instituée par Lafayette, et il y est nommé adjudant sous-officier. Un jour de manœuvres aux Champs-Elysées, le ministre de la guerre Servan * remarque la tenue et la précision du peloton commandé par Hoche, et demande le nom de « ce jeune homme alerte qui conduit si bien sa compa- gnie ». Quatre jours après, Hoche reçoit le brevet de lieu- tenant dans le 58* régiment (Rouergue)3. En juin 92, i' rejoint son corps en garnison à Thionville, et contribue à la brillante défense de cette place assiégée par les Au- trichiens. De là, il passe à l'armée des Ardennes, dans la division du général Leveneur.
Venu à Paris pour défendre Leveneur injustement arrêté, Hoche, à son retour à l'armée, reçut du général Barthélémy l'ordre d'aller sur-le-champ s'enfermer dans Dunkerque, menacé par le duc d'York *.
L'affaire de Dunkerque, pour quiconque sait l'ancienne histoire de France, doit passer pour un des plus grands périls que la France nouvelle ait courus. Rappelons-nous que l'Anglais, occupant Calais deux cents ans5, a été pen-
foule |
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Les régiments portaient en |
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De 13(8 i 1558. |
4X0 J. NICHELET.
dani tout ce temps maître de nos mers, maître de nos cotes, entrant, sortant a volonté de ce terrible repaire, bi- sanl trembler a chaque instant tontes nos provinces dn Nord- Telle eut été notre situation s'il eût oeenpé Dnnkerqae.
L'indignation donna aux nôtres une force surhumaine. Les rois étaient pris en flagrant délit, comme voleurs, U main dans le sac, venant voler Louis XVII1 qu'ils avaient dit vouloir défendre. Vingt mille Anglais, vingt mille Autrichiens tenaient Dunkerque investie. Hoche se jette dans la place,e t fait des prodiges. Devenu chef de brigade, il donne aui travaux une activité extraordinaire; il exé- cute avec sept mille hommes des réparations qui en au- raient exigé vingt mille ; il se met à piocher lui-même. La garde civique est découragée, il relève son énergie; les matelots se sont insurgés, il les ramène au devoir. Il communique! tons son patriotisme et sa flamme.
Dans une foudroyante sortie, il écrase la gauche an- glaise, Jourdan écrase la droite. L'ennemi n'eût pn échapper si le général Houchard n'eut, par hésitation on faiblesse, lui-même arrêté la victoire.
C'est à Donkerque que se révéla l'étonnante lucidité de Hoche sur les choses de la guerre. 11 adressa au Comité de salut public un plan simple et hardi, qui, plus lard, adopté, suivi à la lettre, décida le succès de la campagne de Hollande *.
• Que la mort est amére ! » me disaient des vieillards, c Qui nous consolera de la mort du général Hoche ? Elle nous parut celle de la République elle-même. »
Il meurt à vingt-neuf ans ; tué par le chagrin ? em- poisonné? on ne sait A l'autopsie, son estomac et ses
I. Lcmi* XVI mil été iéapili Le | mirai proclama ni «ou la mua de
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ANTHOLOGIE.
487
intestins présentèrent de larges lâches noires. Depuis son dernier voyage à Paris, ce jeune homme si robuste était consumé d'un feu qu'il ne pouvait éteindre, « Suis- , je donc vêtu, disait-il, de la robe de Nessus'? »
Il expira dans les bras de sa jeune femme, le 19 sep- tembre 1797.
Hoche trouva, lui aussi, la mort amere, parce qu'au moment où elle le prenait, il sentait qu'il serait peut- être utile contre Bonaparte. Il commençait à juger cette gloire nouvelle, cet astre inquiétant qui se levait vers l'Italie. » S'il veut se faire despote, disait-il à M. O'Con- nor, de qui je le liens, il faudra qu'il me passe sur le corps! » Hoche lui avait dit ce mot : c Je vaincrai, la contre-révolution, et alors je briserai mon épée. »
Nous avons montré comment nul homme plus que lui n'eut réussi à combattre Bonaparte, parce que nul ne fut plus aimé. Nul aussi n'eut plus d'ennemis. Les royalistes d'abord, qui voyaient en lui l'épée de la République. Les fournisseurs ensuite, agioteurs, voleurs, corbeaux suivant l'armée. Faut-il le dire enfin? les c militaires >, une classe nouvelle, avide, à laquelle il fallait un autre homme, un bon maître qui laissât piller. Les bureaux de la guerre, on l'a vu, furent toujours contre Hoche.
II eut, lui aussi des projets immenses, mais non pas de guerre, de paix. Il rêva la résurrection de deux peuples, les Irlandais et les Wallons*.
« ... Si Hoche eût débarqué en Irlande * (c'est Napo-
imprtioei (Voit La Frtiusé «I l'.V- tantt pendant (a Révolution, p«r H. E. Ouillom. 1 toi. in-lB jés««,
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488 J. M1CHELET.
léon qui parle), il aurait sans doute réussi dans ses pro- jets ; il possédait toutes les qualités nécessaires pour en assurer le succès. > Aujourd'hui, hélas! l'Irlande est perdue, comme la Pologne. Corrompue, elle se vend pour aller combattre et jouir dans l'Inde, ou elle émigré en Amérique, sans y devenir Yankee. Elle revient, comme un mort non vengé !...
Pour les Wallons, ces demi-Français si sympathiques et si vaillants, Hoche eût fondé la République de la Meuse, eut réveillé ce génie méconnu, le génie de la Meuse, de la Moselle et du Rhin vinicole, si différent de l'Allemagne.
Napoléon a osé écrire de Hoche : « Il était ambitieux ! » Ambitieux, oui, sans doute, il le fut, mais, on le voit, de cette humaine et généreuse ambition, plus haute que la victoire même!
TABLE DE L'ANTHOLOGIE
Préface I
La lumière. — Les terreurs de la nui! 8
L'alouette 11
L'hirondelle. • 13
L'oiseau travailleur. — Le pic 15
Le rossignol. — Le chant 18
La forêt de Fontainebleau 23
Une sapinière dans les Alpes S9
Les insectes des tropiques 33
Les termites 37
Les fourmis. — La guerre civile 4]
La mer vue du rivage. — Granville. 49
Le roi des mers. — La frégate 56
Les phares 61
La tempête d'octobre 1859 64
Les guerriers de la mer. ■- Les crustacés 71
Les victimes. — La méduse 7!
L'école de l'héroïsme. — Le harpo 75
Le premier explorateur du pille sud. — Magirllan 77
Un hivernage dans les glaces 79
Kane au pèle nord 83
Attrait et péril de la montagne 86
480 TABLE UE L'ANTHOLOGIE.
L'amphithéâtre des foret* 89
L'Engadine 93
Due herborisation sur la Beroiiu 98
Les volcan* de Java 103
La mort de U montagne 108
Le paysan de Francs 113
L'ouvrier des manufacture*. — Set tristesses 119
Nos frère» inférieur! . . 1M
L'ouvrier poêle 137
Loi enfant» el lei mourants, — L'iafloi divin 130
Saint François de Sales el madame de Chantai. 132
Madame Guy on. — Le» Torrents. 13M
Le peuple de Gênei 14ô
Pauvreté du pave de l'Apennin 148
Le repas du léiard 150
Virgile »iby lie et prophète 15*
Laveuvo 159
L'enfant el les Heur» 182
La cloche. — Les mélancolie» du passé 188
Le livre des jeunes mêi .■■ 170
On dimanche d'hiver eo famille 172
La mort est une fleur. 1 75
L'éducation par les fêles 180
• Mon livre 183
Le culte du feu 187
Les peuples laboureurs el les peuples berger» 189
Eschyle 191
Le temple de Delphes 195
La mort dans la religion des Perses 198
Le petit démon du foyer, le follet 203
Le» sorcières du pays basque. 209
La fête des morts !12
La Roumanie 215
La cave du boulevard Saiot- Martin 222
Les deuils 2i4
Le réveil de ma vocatioo 288
Deux orages autour du Panthéon 233
Le jour de Pâques 235
Le dialogue des morts 237
TABLE DE L'ANTHOLOGIE. 4M
Tableau de l'Italie Si!
Tribus pastorales de l'antique Italie 244
Haunibal. — Ses premiers exploits 247
Dissolution de la cite romaine 251
César.— Les fêtes de la victoire. — La conjuration 255
Les Celtes 261
Les Cévennes 267
Le Béarn 271
Meurtre de Thomas Beckel 274
Dévotion de saint Louis.— Ses dernières paroles 279
Les cathédrales du moyen âge 261
Saint François d'Assise. — Saint Dominique 286
Jean sans Peur 290
Captivité de Charles d'Orléans 293
Mort d'Honri V et de Charles VI 296
Jeanne Darc va trouver le roi 299
Joanne Darc interrogée par ses juges 304
Mort de Charles le Téméraire 309
Michel-Ange et la chapelle Sixtine 313
Bmnelleschi et Santa Maria délie Fiori 318
Passage des Alpes par l'armée française 321
Calvin et Genève 325
L'imprimerie 328
Le palais de Fontainebleau 332
L'Italie du CorrÈge 338
Marguerite de Valois (portrait) 339
Ibrahim 342
Rabelais 346
Le château royal il' An et 352
Les psaumes de Luther 354
Chambord 357
La cour à l'avènement de François II 358
Vésale et Servet '
Mort d'Henri IV
Le masque d'Henri IV
Le foyer hollandais
Versailles
Madame de Mainteoon .'
Saint-Cyr et Esther.
TABLB DE L'ANTHOLOGIE.
mu.
0 1709 384
.1 VOUra 389
Mort de Louis XIV 393
Le régent de France, duc d'Oriéan* 397
L'aiènemenl du café en France 401
Origines de la fortune de Voltaire 401
Voltaire chet madame du Clifttelel 408
Rousseau a Année j 410
Damiens 413
Louis XVI et Marie-Antoinette 418
Latudeila fiastlll 434
Les Cordcliers 437
Mort de Mirabeau 433
La fédération du 14 juillet 1790 438
La fuite du roi à Varennes 443
L'arrestatii>o des Girondin* 450
Madame de Staél '.. 456
Le s;ilon de Condorcet 459
Madame Coodorcet 464
Mortde madame Robnd ■■'. de M.Roland 466
No* années républicaines 470
Let génér-iui de la République 474
Mort de Desaix 479
Hocbe. — Se* commencements, — Sa mort 483
Librairies dauiqus ARMAND COLIN et C1-.
Collection de Textes ehoisis et annotés des auteurs français.
J. MICHELET
Extraits historiques1 choisis et annotés par M. Seiqhobos, docteur es lettres, maître de confé- rences à la Faculté des lettres de Paris. Seule édition autorisée, publiée sous la direction de madame Michelet. 1 vol. in-18 jésus, broché. 3 »
Ouvrage honoré de eoiacriptùmi du Miaiitèrt de l Inttructiox publique, approuvé par la Commission minittérîelle de» Bibliothèque! icolairei; adopté par la Commieiioa des Liurei de pris et pour Itt Bealei primairti lupérieurei, Ecolei prefeitienaeliei et Court complémentaire! de la Ville de Parie.
L'illustre auteur de l'Histoire de France a écrit des pages
3 ni doivent être connues de toute la jeunesse française, aûn e pénétrer par elle dans l'Ame même de la nation.
Michelet n est pas seulement un érudit, c'est un écrivain . dont la chaleur est communicalive ; c'est un peintre admi- rable qui sait conserver à ses personnages la vie et le mou- vement; aussi est-il, par excellence, l'Historien de la jeu- nesse; l'œuvre de Michelet devait Être abrégée et expurgée.
Ce recueil d'Extraits a été publié sous la direction même de la veuve de l'illustre historien. Il se compose des passa- ges les plus célèbres des grandes Histoires de Michelet ran- gés par ordre chronologique, depuis l'Histoire romaine jusqu'à l'Histoire du dix-neuvième siècle. On a eu soin d'en écarter non seulement les passages qui ne convenaient pas a ta jeunesse, mais aussi ceux où le grand historien a émis des opinions personnelles sujettes à controverse.
En tête de chaque morceau est placée une notice desti- née à mettre le lecteur au courant de ce qui va suivre.
Ces Extraits sont divisés par séries correspondant à cha- cun des ouvrages d'où ils sont tirés; chaque série débute par une notice sur l'ouvrage, ses divisions et son caractère déliera!. En tête du recueil se trouve une étude sur la vie de Michelet.
1. les Extraits historiques de Michelet sont inscrits au nombre des auteurs français sur lesquels porteront les épreuves de lecture expliquée aux examens au Brevet supérieur et f* Certificat d'aptitude au professorat des Écoles normales {letti période triennale 1891-1896.
Librairie classique ABM1H0 COL» et C».
J. MICHELET
Précis de la Révolution française. 1 vol.
in-1 8 jésus, broché. 4 »
Ouvrage honerd de touieriplioii du Hiniitèrc de rfnetruttùn publii/ut, approuvé par la Conuiinjm minûtérieLe de» BiblioMqutt ttelaim, adopte imir lot lycée» et collège! dé garçon» et de fiVti (Bibliothèque» de quartier». Livrée de prix) ; par la Commotion dee Liera de prix et pour la Etala pri- malrtt eupérieum, Etattt prafariormeUet et Cave complémentaire» de la Ville de ParU.
Le Prédt d'histoire de la Révolution est, pour ainsi dire, écrit d'un seul jet. On dirait, en lisant ce livre, que l'au- teur a assisté lui-même aux luttes et qu'il les a décrites sur place. L'historien disparaît pour ainsi dire devant chacun des acteurs de ce drame et s identifie tour à tour avec eux.
Nous voyons défiler successivement devant nous la « maigre et triste figure » de Robespierre. Marat « brûlé de travail, de passions, de veilles, jeune de vengeance et d'esprit», Danton « l'épouvante elle-même ».
Les luttes sanglantes des assemblées, la fin tragique des Girondins, celle des Hébertistes et des Danton 13 tes, la mort de Robespierre , tout cela est peint avec des couleurs si vivantes et décrit avec tant de vigueur qu'os en garde dans l'esprit un souvenir inoubliable.
Notre France, sa géographie, son his- toire. 1 vol. in-18 jésus, broché. 3 50
Ouvrage honoré de eoueoriptione du Ministère de Vlnitruetion publiant,
aprouvi par la Commit'-'" —■;-"-■-"■ ->■■• ij.u.--.j.j >
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C'est une sorle de géographie historique de la France que Michelet nous a laissée dans ce livre. Là encore éclate la puissante imagination du grand écrivain: sous sa plume, rénumération des régions, des bassins, des fleuves, des montagnes se métamorphose en une succession de paysages riants ou grandioses.
Sans tenir compte des divisions actuelles de la France, Michelet s'est attaché à faire ressortir les caractères indi- viduels de chacune de nos anciennes provinces; il l'a fait avec une telle vigueur, qu'on les voit, au bout de tant de siècles, vivre, agir, s'agiter, combattre, tourbillonner dama la mêlée des intérêts et des passions qui les armèrent les unes contre les autres sans grâce ni merci.
Librairie classique ARMAND COLIN et CK
J. MICHELET
Abrégé d'Histoire de France. — Moyen
, âge. 1vol. in-18 jésus, broché. 4 »
Ouvrage adopté peur les lycéet et collège! de garçone et de fiUee {Bibïia- thieatt de quartier*, lira de prit) ,- par la Cvmmùiion dtt Livrée de prix et pour tel Ecolrt primaire! lupérieuret, Bcolet prafetiiannillet et Court cumplémaiiaira de la Ville de Paru.
Peu de personnes ont le loisir de lire en entier l'œuvre complète de Michelet. Il semble que le grand écrivain ait voulu songer à celles-là en nous laissant un abrégé de son Histoire de France.
Le premier volume de cet abrégé est rempli par le moyen âge; il comprend toute la période qui s'étend depuis les invasions jusqu'à Louis XI.
On trouvera dans ce résumé, A. la fois succinct et complet, la même vigueur d'imagination qui éclate dans ses grandes Histoires. En quelques traits rapides mais énergiques, Michelet reconstitue sous nos veux, de toutes pièces, le vieil édifice du moyeu Age. Il nous transporte comme par enchantement dans le milieu même où agissaient les per- sonnages de ce temps, il nous fait vivre de leur vie et partager leurs passions.
Abrégé d'Histoire de France. — Temps modernes. 1 vol. in-18 jésus, broché. 4 »
Ouvrage honoré d'une rouecription du Ministère de l'Iuitrvetion publique, adopté pour lie tgeàet et collège) de gareani et de fille* (BibtiotKiçuee de quartier*. Livret de prix) ; par la Commûttion det Livret de prix et peur tel Ecole* primatret t'tpérieuret, Bcolet profeetionneliet et Court complémen- taire* de la Ville de Parie.
Ce volume, qui forme le second de l'Abrégé de l'Histoire de France, embrasse les événements qui se sont accomplis depuis l'avènement de Charles VIII jusqu'à la Révolution.
Rien ne saurait rendre la puissance vraiment merveilleuse avec laquelle Michelet caractérise chaque époque de notre histoire; il en saisit le point culminant, en envisage la phy- sionomie dominante et fait rayonner tout le reste à l'en tour. Il laisse de côté tous les faits secondaires qui ne feraient que charger sou récit, va droit au fait important et en tire les conséquences les plus ingénieuses et les plus inattendues.
Grâce à ce procédé, la mémoire ne se trouve pas sur- chargée outre mesure et il reste, dans l'esprit du lecteur, un tableau d'ensemble de chaque siècle, un portrait ressemblant et vivant de chaque personnage historique.