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DUC D CRE ra or L a . ee Ta TT TE dr 00 Es = û : à DE ns | A Se: ” Ps FUN dr À | DUT Fat 110 27: mar : © F MÉMOIRES COURONNÉS ET MÉMOIRES DES SAVANTS ÉTRANGERS, PUBLIÉS PAR #, |. L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE. nt COLLECTION IN-8°, — TOME VE. Première Partie. BRUXELLES , M. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE. MÉMOIRES COURONNÉS | MÉMOIRES DES SAVANTS ÉTRANGERS. MÉMOIRES COURONNÉS MÉMOIRES DES SAVANTS ÉTRANGERS, PUBLIÉS PAR L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE. ee — COLLECTION IN-S°, — Tour VE. BRUXELLES. M. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE. 1853. AT 4 jt FA :! ER LUCE 3 F Af j POSER M RATE MULLER L ; MÉMOIRE SUR L'ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT, EN RÉPONSE A LA QUESTION : QUEL EST LE SYSTÈME D'ORGANISATION QUI PEUT LE MIEUX ASSURER LE SUCCÉS DE L'EN- SEIGNEMENT LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE DANS LES ÉTABLISSEMENTS D'INSTRUCTION MOYENNE ? (L'AUTEUR NE TRAITERA PAS LES QUESTIONS POLITIQUES QUI SE RATTACHENT À LA MATIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT , ET IL AURA PRINCIPALEMENT EN VUE LA PARTIE DE L'INSTRUCTION MOYENNE QUI PRÉPARE AUX ÉTUDES UNIVERSITAIRES. ) par M. F. DEGIVE, Professeur de rhétorique au collège de Tirlemont. .. . Si quodvis simplex duntaxat et unum. Horace, Peu de préceptes et beaucoup d'usage. Rauus. Toue VI. | CONCOURS SUR LA QUESTION RELATIVE À L'ENSEIGNEMENT DANS LES ÉTABLISSEMENTS D’INSTRUCTION MOYENNE. Dans sa séance du 9 mai 1855, l’Académie a décerné une médaille d’argent au mémoire de M. F. Degive en réponse à la question de l’enseignement. La classe a ac- cordé cette récompense sous la réserve expresse qu’elle n'entendait approuver, ni improuver le système d’ensei- gnement proposé par l’auteur du mémoire; elle a ordonné en même temps l'impression de ce travail et celle des rap- ports des commissaires, MM. Devaux, Baguet et Quetelet. Rapport de M. P., Devaux. La clôture du concours avait été fixée par le programme au 1° décembre 1852; ce n’est que le 25 du même mois que le mémoire a été déposé; mais, l’auteur se trouvant sans concurrent , je ne pense pas que, du chef de ce retard, il y ait lieu d’user envers lui de la rigueur d'une fin de non recevoir. ; Le mémoire n’est pas très-développé. Il se compose de neuf chapitres formant en tout 128 petites pages d'écriture. (1v) L'auteur débute par quelques idées générales sur les principes, la direction et l'unité de l’enseignement moyen. L'idée principale de ce premier chapitre, c'est que le professeur doit se garder avant tout de considérer l'élève comme une matière inerte; il ne faut pas lui verser la science comme on verserait de l’eau dans un vase, cela ressemblerait trop, dit l’auteur, au tonneau des Danaïdes. Il faut, au contraire, se prescrire constamment pour but. de tenir en éveil l’activité personnelle de l'enfant, d’exer- cer une action directe et incessante sur son intelligence, de manière à éveiller de plus en plus sa spontanéité. Le professeur est un guide, mais malheur à lui si l'élève qu’il est chargé de conduire le laisse s’avancer seul dans la carrière et ne le suit pas. Le but scientifique de l’enseignement moyen n'est pas de faire des savants, mais de préparer l'intelligence à des études plus approfondies. Parmi les moyens généraux qui sont à la disposition du professeur, il en est un que l’auteur met en première ligne et.sur lequel il revient plusieurs fois dans le cours de son mémoire, c'est la répétition. La répétition , dit-il à plu- sieurs reprises, est l’âme de l’enseignement. Passons aux détails du plan d'organisation exposé dans le mémoire. Un des obstacles qui s'opposent aux progrès des études, c’est la faiblesse des élèves à leur entrée au collége. Pour y obvier, l’auteur croit qu'il suffirait d'établir deux années d’études préliminaires communes à toutes les sections. On y enseignerait les éléments de la grammaire générale avec les spécialités de la langue maternelle; l'arithmétique, en évitant toutefois les théories abstraites eten se renfermant dans un enseignement plus pratique; la géographie, l'his- (v) toire, mais simplement des descriptions de mœurs, des récits de grandes batailles, des biographies des grands hommes qui dominent toute une époque. Nous verrons plus loin comment l’auteur entend l'en- séignement de la grammaire. La 4® année comprendrait la grammaire générale, l’a- nalyse grammaticale, l'histoire et la géographie univer- ‘selles. La 2° toute l’arithmétique, toute lagrammaire, lana- lyse logique, l’histoire et la géographie de la Belgique. Après ces deux années préparatoires, les élèves qui poussent plus loin leurs études se partagent en deux sec- tions : la section professionnelle et celle des humanités , dont la séparation sera absolue, car les matières n’y doi- vent pas être enseignées du même point de vue, ni aux mêmes fins. Aux yeux de l’auteur, lun des grands vices de l’organi- sation actuelle de l’enseignemeut des humanités, c’est que chaque année l'élève change de professeur. De là une difi- culté extrême d'obtenir de l'unité dans l’enseignement, d'imposer une méthode uniforme à toutes les classes. Est- il possible que , sous tant de guides différents, l'enfant ne dévie pas de la ligne droite? Le remède sera dans ce que l’auteur appelle la spécialisation des tâches. Il faut qu'un professeur conserve ses élèves pendant plusieurs années , qu’il fasse plusieurs classes, mais qu’il n'y enseigne qu'une seule matière : à celui-ei le latin, à celui-là le grec, à un troisième le français, à un autre l’his- toire, etc. L'homme n’est pas universel; si le professeur “enseigne tout, il ne fait pas d’études approfondies; son temps se passe à se préparer chaque jour à tant de matières diverses et à corriger tant de devoirs différents. Le profes- seur ne connaissant pas les antécédents des élèves, ne sait _ (wm) pas ce qu'ils ont appris. Comment appliquer le grand prin- eipe, que la répétition est l’âme de l’enseignement? Celui- là seul qui a eu l'élève sous ses yeux pendant plusieurs années, peut le faire revenir avee fruit sur ce qu’il a vu, parce que seul il est au courant des connaissances que le jeune homme a acquises et de celles qui lui manquent. Ce prineipe de la spécialisation conduit l’auteur à lor- ganisation suivante. | La durée de l’enseignement moyen serait réduite, pour les humanités, à cinq années, formant deux sections : la première section embrasserait les trois premières années, les deux années suivantes formeraient la section supérieure. Deux professeurs seulement seraient chargés de l'enseigne- ment du latin, l’un dans les trois classes inférieures, l’autre dans les deux classes les plus élevées. IT y aurait également deux professeurs pour le grec, deux pour le français et un pour l'histoire et la géographie. Cette spécialité des chaires forme, avee un changement dans la méthode même de l'enseignement, le trait carac- téristique du plan de l’auteur. Toute la plaie de l'enseignement moyen dont l’anteur regarde la situation comme déplorable, est, suivant lui, dans la méthode actuelle, méthode anti-rationnelle, anti- naturelle, décrépite de vieillesse. I se récrie surtout contre la manière dont on emploie aujourd’hui les dictionnaires et les grammaires. Une langue doit être considérée non comme une science à principes fixes conçus à priori, mais comme un fait qui varie avec le caractère et les habitudes de ceux qui la parlent; elle doit être étudiée comme telle dans ses monuments, C’est en approfondissant Cicéron, Virgile, Salluste, Horace, qu'on apprend à connaître la langue des Romains. Le dictionnaire ne donne que des ( vu) mots, la syntaxe que des spécialités; mais où trouver la phraséologie et le génie de la langue? Si elle était encore en usage, on l'apprendrait en la parlant. El faut choisir un bon auteur, s’y attacher exclusivement pendant plu- sieurs années, en faire son vade-mecum, et se l’appro- prier de telle sorte qu'il puisse tenir lieu à la fois de dic- tionnaire et de grammaire. Pendant les premières années, l'élève ne fera d'autres thèmes que des thèmes d’imita- tion. Pour qu'il se pénètre de son auteur , pour qu’il l'étu- die sous toutes les faces du fond et de la forme, mots, constructions, tournures, idiotismes, etc., il faut que cha- que passage soit soumis à divers genres d'explication, dont l’ensemble constitue la nouvelle méthode que le mé- moire propose. 1° I faut commencer par donner une idée générale du morceau , éveiller l'attention de l’élève en lui faisant com- prendre lintérêt que présente le sujet. Il faut le lui expo- ser, le raconter soi-même, puis le faire exposer par l'élève à son tour. Le professeur traduira le morceau sur le 1a- bleau ; les élèves le répèteront. 2% Les élèves appliquent les notions de grammaire gé- nérale qu'ils ont déjà acquises ; ils désignent les substantifs, les verbes, etc. Ils disent à quelle déclinaison appartient tel nom , à quelle conjugaison tel verbe, ils donnent les autres cas du substanuif, les autres temps du verbe. Le professeur leur fait connaître les temps primitifs des verbes irréguliers qu'ils rencontrent. Ils ont un cahier particulier dans lequel ils inserivent les verbes irréguliers et défectueux ainsi que les déclinaisons LmigshE tn et autres particularités ana- logues. -..8 L'élève fait son propre dictionnaire; il y inscrit, par ordre alphabétique, les mots expliqués par le professeur ( vin ) en indiquant les morceaux où ils ont été puisés, et s’il y a lieu, les nuances diverses de leur signification que le pro- fesseur aura eu soin de bien faire comprendre. Il en sera de même pour les synonymes, composés ou dérivés. 4 Comme son dictionnaire, l'élève fait lui-même sa grammaire; 1] a pour cela un second cahier dans lequel il inscrit les règles à mesure que le professeur les formule. C'est des exemples fournis par l’auteur qu’il explique, que le professeur tire chaque règle. Il a soin de procéder du plus facile au moins facile, de ne formuler une règle que lorsqu'elle ressort assez clairement d’un certain nombre d'exemples. L'élève n’inscrira la règle qu'à la suite des exemples, Cette grammaire résumée, aussi simple, aussi courte que possible, sert de conclusion et non de principe; elle s'appuie sur des faits sus et expliqués par l'élève, elle soulage la mémoire au lieu de la surcharger. 5° La construction est le complément nécessaire du dic- tionnaire et de la grammaire. Le professeur trouve dans les exigences de l'harmonie , dans celles de la pensée, dans l'usage , dans le génie de l'écrivain , les motifs de la place que les mots occupent dans chaque phrase latine; dès le premier jour, il les explique; car la connaissance de la construction latine est trop longue à acquérir pour ne pas l'enseigner de bonne heure. 6° Étude du fond. Procéder successivement par l’ana- lyse et la synthèse. Arriver toujours à découvrir l’idée fon- damentale du morceau, celle qui en fait l'unité; la faire découvrir à l'élève. Vérifier avec lui si tous les moyens convergent vers ce but. Quel est leur ordre et leur enchai- nement. ; 7°, Liaison intime du fond et de la forme. C’est la con- séquence et la répétition de ce qui précède. On prou- (1x) vera que pas une phrase, pas un membre de phrase, pas un mot peut-être n'est déplacé dans le morceau qu'on explique. 8° Exercices de mémoire. Il est impossible que l'élève qui a fait ainsi une étude approfondie d’un passage ne le sache pas par cœur. Les morceaux expliqués doivent être imperturbablement sus. 9% Imitations du fond et de la forme. Pour l’imitation du fond , le professeur aura soin d'indiquer nettement la matière, les détails nécessaires et le plan du travail; ce n’est qu'insensiblement qu’il amènera lPenfant à penser, à réfléchir , à composer. L’imitation de la forme n’offrira pas les mêmes difficultés. L'élève fera des thèmes d'imitation, tantôt oralement, tantôt par écrit. Il n’en fera pas d’autres et n'aura pour dictionnaire et pour grammaire que son au- teur et ses cahiers. Durant les deux premières années, le professeur n’expli- quera qu'un seul auteur, César on Cornelius, les deux auteurs auxquels le mémoire reconnaît le style le plus pur, le plus souple et le plus naturel; de préférence César. La première année les élèves expliqueront tout au plus un seul livre, la seconde , ils pourront en voir trois fois autant. La troisième année on continuera César, mais en lec- ture et comme répétition. Désormais l'auteur favori sera Salluste, mais rapproché souvent de César pour mieux faire connaître leur caractère propre, leurs similitudes, leurs différences. Les élèves, cette année, pourront lire Corne- lius et Phèdre. Vers la fin de la troisième année, le professeur mettra entre les mains des élèves une bonne grammaire latine. Il leur fera citer, à l'appui des règles de cette grammaire, (%) des passages tirés des auteurs expliqués et écrire dans leur cahier les règles et observations qu’ils ne connaissent pas encore. Dans les deux années de la section supérieure le nombre des auteurs s'étend. Virgile et Cicéron, la première année, sont accompagnés de quelques versions extraites d’autres écrivains; Salluste est donné en lecture. La dernière année, les deux auteurs principaux sont Horace et Tacite; Virgile, Cicéron et Tite-Live sont donnés en lecture. Dans cette section, le professeur s’oceupera spécialement de la phraséologie, de la période oratoire, du nombre, de la mesure, du vers en général. Pour faire saisir les mille nuances qui caractérisent la manière de l’éerivain qu'il étudie, il fera sans cesse des parallèles et des comparaisons entre eux, ou plutôt il pro- voquera les élèves à les faire. Les élèves feront des narra- tions, des descriptions, des discours, n’employant que les mots el tournures de leurs auteurs, surtout de César. Main- tenant on peut leur donner des thèmes autres que ceux d'imitation. Is peuvent finir par où ils ne pouvaient com: mencer. Rien n'empêche non plus que désormais on leur permette de se servir de dictionnaires. | Voici le nombre d'heures de classes qui seront consa- crées au latin : 1" année, 12 heures par semaine ; 2"° année 6; 5° 6; 45.5, et Tr Be La même méthode s’appliquera exactement à la langue grecque, dont l’étude commencera une année après celle du latin et durera par conséquent quatre ans. L'auteur modèle, pendant deux ans, sera Xénophon; il sera continué ensuite en lecture. (x) La première année de la section supérieure, on expli- quera Homère, un discours d’fsocrate ou un dialogue de Platon. Enfin, les auteurs grecs de la dernière année se- ront Démosthène et Sophocle ou Euripide; Homère et Platon en lecture. is 51 Le nombre des heures de elasses pour le gree sera : la 1° année, 0; la 2° 10 heures par semaine; la 5° 8; la 4 G; la 5° 6. | L'enseignement du français présentera cette différence avec celui des langues anciennes, que les élèves connais- sant assez la langue, à raison de leurs deux années d'études préliminaires, pourront dès le début avoir une grammaire entre les mains. Le professeur s'appliquera à leur faire saisir les règles générales de lart d'écrire; Télémaque sera ici l’auteur par excellence. On le scrutera dans tous les sens, mots, phrases, périodes, qualités aecidentelles et essentielles, style figuré, synonymes; que les élèves trouvent tout par eux-mêmes, qu'ils mettent à profit dans leurs compositions, ce qu’ils ont trouvé; que ces composi- tions soient variées, mais que directement ou indirecte- ment toutes se rapportent à l’auteur type. Quand l'étude de Télémaque sera épuisée, on abordera La Fontaine, M" de Sévigné ou quelque auteur non moins célèbre. À la fin de la 5° année, le professeur s’occupera de la structure naturelle des vers français et des caractères qui distinguent la poésie de la prose. Le professeur de français des deux classes supérieures sera chargé, en même temps, de donner, dans ces deux classes, des leçons de littérature dans lesquelles, s’atta- chant peu aux détails du style, il s'occupera des principes généraux de l’art d'écrire et des lois particulières de cha- que genre. Ce professeur portera le nom de littérateur. H (x ) déduira ses préceptes de l'analyse éritique de divers chefs- d'œuvre; il caractérisera les grands écrivains des temps anciens et modernes; il les rapportera au siècle où ils ont vécu en unissant étroitement l'étude littéraire à l'étude his- torique. Sa mission sera ainsi de coordonner les divers élé- ments qui composent les études des humanités et d’en faire un tout compacte et indissoluble. La première année, il traitera des grands genres en vers, de l'épopée, de la poésie lyrique, du drame; puis des genres secondaires qui prendront peu de place et dont il parlera d’une manière accessoire. La seconde année ce sera le tour des grands genres en prose, l’éloquence et l’histoire, puis sommairement les genres moins importants. Voici un exemple de la manière dont le professeur con- cevra sa tâche; choisissons un des genres dont il s'occupe la première année, l’épopée : 1° Il fera une analyse détaillée de l’Iiade, du plan, des personnages, de la marche de l’action; 2° Il amènera les élèves à constater que les principes gé- néraux y ont été fidèlement observés; 5° Il exposera les lois de l'épopée relativement à l’action, à la marche du poëme, au caractère des personnages, au merveilleux ; 4° I considérera le poëme comme expression des mœurs du peuple grec encore dans l’enfance; 5° Il finira par une notice biographique sur l’auteur. Ces leçons seront l’occasion de compositions diverses, analyses, discours, parallèles, portraits. Pour chaque genre, le professeur aura un auteur favori, un type, qui sera, de préférence, choisi parmi les anciens. Les élèves pourront lire quelque traité de poésie ou d’élo- { xur ) queuce et expliquer vers la fin de leurs études l’Are poétique d'Horace ou de Boileau. Voici les heures de classes, consacrées chaque semaine au français : la 1° année, 6 heures; la 2° 5; la 5° 5; la 4° 6, et la 5° G. À l'étude du latin, du grec et du français, les élèves de- vront ajouter celle de l'allemand. La méthode pour l’ensei- gnement de cette langue sera la même que pour les langues anciennes. Seulement, comme il y a ici une grande facilité de plus, que l'élève peut parler la langue avec son profes- seur, celui-ci tirera parti de cette ressource et habituera ses élèves à se familiariser par l’usage avec le mécanisme, les mots, les tournures, les inversions de la langue. L'enseignement de l'allemand commencera la 3° année et prendra, cette année, trois heures par semaine; deux heures seulement les deux années suivantes. Le professeur chargé de l'histoire et de la géographie se servira principalement de la méthode socratique, s’appli- quant à faire juger et penser ses élèves. La géographie pré- cédera l’histoire de chaque peuple. À la section inférieure correspond un cours d'histoire universelle; à la section supérieure, l’histoire nationale et la répétition de l’histoire ancienne. Pour l’histoire des temps reculés de l'Orient, le profes- seur se bornera à des notions ethnographiques et à quel- ques biographies de grands hommes, Sésostris, Cyrus, Darius, Moïse. Il passera rapidement aussi sur l’origine obscure des peuples grecs, mais s'arrêtera à la belle pé- riode qui s'étend depuis la législation de Lycurgue et de Solon jusqu’à la mort d'Alexandre. Quant aux successeurs de celui-ci, on se bornera à en résumer l’histoire dans des tableaux. (av } Pour Rome, le professeur s’attachera particulièrement à la période qui commence aux guerres puniques et finit à la mort d’Auguste, L'histoire des empereurs et celle de l'in- vasion des barbares sera résumée en tableaux; le profes- seur y fera ressortir l’action bienfaisante du christianisme, L'histoire du moyen àge et l’histoire moderne seront trai- tées d'une manière analogue. On évitera soigneusement des quéstions irritantes qui sont au-dessus de la portée des jeunes gens. Les institutions seront passées sous silence, s’il n’est indispensable d’en parler pour l'intelligence des évé- nements. La première année comprendra toute l’histoire ancienne jusqu’au Christ, La seconde s’étendra depuis la naissance du Christ jusqu'aux croisades. La troisième se terminera à la révolution de 89. La quatrième année ém- brassera l’histoire de la Belgique jusqu’à Philippe le Bon; elle se rattachera constamment à l’histoire générale. Celle de l'Orient et de la Grèce sera répétée avec de nouveaux dé- véloppements. La cinquième année, le professeur terminera l'histoire nationale et répétera avec de nouveaux développe- ments l’histoire de Rome et du moyen âge jusqu'aux croi- sades. Le temps consacré au cours d'histoire est de trois heures par semaine dans la section inférieure, et de quatre heures dans l’autre section. Les élèves ayant acquis dans les deux années d’études préliminaires la connaissance de l’arithmétique, débute- ront par l'algèbre et la pousseront, dès la première année, jusqu'aux équations du second degré inclusivement. La seconde année, ils s’occuperont de la géométrie plane, La troisième, de la géométrie plane et solide et de la trigo- nométrie rectiligne. Parvenus à la section supérieure, ils répéteront la pre- (xv ) mière année l’arithmétique et l'algèbre avec de nouveaux développements. La déuxième année, ils répéteront de même, avec de nouvelles applications, la géométrie plane et solide et la trigonométrie rectiligne. L'enseignement des mathématiques sera de trois heures par Semaine; on $e bornera à deux heures la seconde année de la section inférieure. L’enseiguement de la physique se réduira aux notions les plus essentielles et roulera sur les points les plus pratiques. L'auteur du mémoire voudrait que, réservant à l’université le cours de physique proprement dit, on le remplaçàt par un cours de logique, dans lequel, écartant de longues et inu- tiles subdivisions, on ne s’arrêterait que sur les points vé- ritablement essentiels de l’idée, du jugement et surtout du raisonnement. Ce cours se donnerait la première année de la section supérieure. Les concours généraux seront un des grands stimulants des professeurs. Il y en aura deux : l’un pour la troisième classe de la première section, l’autre pour la seconde classe de la section supérieure. Nul ne passera d’une section à l’autre, sans avoir obtenu au concours général un nombre de points déterminés. Une composition spéciale aura lieu à la fin de l’année pour les classes qui ne prennent pas part au concours, et servira pour autoriser les élèves à passer d’une classe à une autre. Les fonetions de préfet des études seront confiées de pré- férence au professeur de littérature; toutefois là où une sec- tion professionnelle sera attachée au cours des humanités; le préfet ne donnera aucun cours. Le programme du concours voulait que les concurrents eussent principalement en vue cette partie de l’enseigne- ment littéraire et scientifique qui prépare aux universités , ( xw ) c'est-à-dire la section des humanités. L'auteur, ayant des doutes sur le sens de la rédaction du programme, a cru de- voir ajouter un chapitre sur l’organisation de la section pro- fessionnelle ; cette section, après les deux années d’études préliminaires, qui lui seraient communes avec l’autre, n’au- rait que trois années d’études spéciales. L'auteur applique ici les principes qui l'ont guidé dans le reste de son mé- moire. Ce chapitre ne contient d'autre idée nouvelle que celle d’une étude comparée des trois langues flamande, alle- mande et anglaise, venant couronner l’enseignement spé- cial de chacune de ces langues. Enfin , le mémoire se termine par une évaluation des dé- penses qu'occasionnerait l’organisation proposée, et par une distribution des différents genres d'établissements d'in- struction moyenne entre les divers ordres de localités du royaume. | Les études préliminaires auraient deux professeurs, dont le traitement s’élèverait ensemble à . . . BIO Re 026006: A la section einque ou profession- nelle appartiendraient cinq professeurs, dont les traitements s’élèveraient ensemble à. . 7,500 » Les traitements de dix professeurs de la section des humanités, le préfet des études compris, monteraient à . . . +. + 20,000 » La surveillance, l'enseignement du dessin, la musique, la calligraphie, à. . . . . 5,000 » En tout pour les études préliminaires, la 2" 7 section professionnelle et celle des huma- DES EE 0 AUCUN NET OS HE) 20H SON Le minerval serait partagé entre les professeurs. { xvu ) Chaque canton aurait dans une école primaire supérieure l’enseignement des deux années d’études préliminaires. Chaque petite ville, chaque gros bourg aurait une sec- tion scientifique, commerciale ou professionnelle. Les villes plus importantes posséderaient un collége d'humanités. Les grandes villes auraient les deux sections, et une section préparatoire y serait annexée. On conçoit que, d’après les termes mêmes de la ques- tion, l’auteur du mémoire n’a pas eu à s'expliquer sur le point de savoir quelle serait, dans toute cette organisa- tion, la part réservée à l'État, aux provinces, aux Com- munes et à l’enseignement privé. Tel est le système complet du mémoire que nous avons à juger. J'en ai analysé les idées avec quelque étendue, afin que mes confrères pussent par eux-mêmes en appré- cier la valeur, l'office du rapporteur me paraissant être plus encore de les mettre à même de se former une opi- nion que de leur faire connaître la sienne. L'art. 38 du règlement m’imposait, d’ailleurs, un rapport détaillé. On a pu voir par ce qui précède que trois idées prin- cipales dominent tout le système de l’auteur. Réduction du cours d’études moyennes à cinq ans; extension de l’en- seignement de chaque professeur à plusieurs classes, et spécialisation de cet enseignement dans chacune d'elles; enfin, introduction d’une méthode nouvelle de traduction et d'explication. C’est sur ces trois points que nous avons à apprécier les vues de l’auteur, car tout le mérite du mémoire en dé- pend. Toue VI. : 2 ( xvin } 1° Réduction du cours d'études à 5 années. L’affaiblissement des études classiques que l'auteur dé- plore, est un fait peu contestable, au moins en ce qui con- cerne l'étude de la langue latine ; car celle du grec avaitun caractère trop élémentaire pour pouvoir s’abaisser beau- coup, et l'étude des mathématiques, dans la plupart des éta- blissements de nos grandes viiies, est loin d’avoir perdu; il en est de même de l’enséignement de la langue française et de celui de l’histoire, l’un et l’autre se sont développés. À quelles causes faut-il attribuer cette décadence de l'étude de la langue latine? L'auteur n’en reconnaît qu’une, tout au plus deux, à savoir : l’insuffisance de l’instruction que possèdent les élèves au moment où ils entrent dans les classes latines, mais surtout l’imperfection de l’an- cienne méthode; là est, à ses veux, la plaie tout entière. En restreignant à ce point la source du mal, l’auteur cède à une préoccupation trop exclusive; car si les élèves arrivent aujourd'hui trop peu préparés, ils ne l’étaient pas mieux autrefois, au contraire. Si la méthode usitée a ses imperfections, le temps ne les a pas accrues; il les aurait plutôt diminuées. D'où vient donc que les résultats d’au- jourd’hui soient inférieurs à ceux que l’on obtenait jadis? Des causes si anciennes ne peuvent avoir produit à elles seules un mal si nouveau. Il doit en avoir de plus récentes. Ïl en est une sur laquelle l’auteur ferme complétement les yeux et qui cependant aurait dû le frapper avant toute autre, car c'est bien certainement la plus puissante et la moins contestable. 4 Qu'est-il arrivé dans l'instruction moyenne depuis vingt à trente ans? Autrefois le latin dominait d’une manière ab- ( xx ) solue tout le reste de l’enseignement moyen. Ce n’était qu’à la quatrième année d’études que l’on commençait à accor- der une place très-secondaire au grec. L'année suivante, en troisième, venaient les sciences. Enfin, une année plus tard, en seconde ou en rhétorique, le français com- mençait à avoir quelques compositions spéciales. Tout le reste du temps des professeurs et des élèves appartenait au latin. Ce n’était qu’à propos du latin qu'on s’occupait du français. On se bornait à apprendre par cœur la petite grammaire de Lhomond. L'histoire n'avait ni enseigne- ment proprement dit, ni devoirs écrits. On se contentait de faire réciter de mémoire un certain nombre de leçons. Il en était de même de la géographie ; et quant au flamand, à l’allemand, à l'anglais, il ne s’en agissait pas. Depuis lors, il s’est opéré un grand changement. L'enseignement de toutes ces matières accessoires s’est développé. Toutes ont acquis plus d'importance, et chacune d’elles.est venue prendre une part plus grande dans les heures de classes et d'études. Il à fallu trouver du temps pour l’enseigne- ment et les devoirs du français, de l’histoire, de la géogra- phie, du flamand, de lallemand ou de langlais. Les sciences, de leur côté, ont fait effort pour s'étendre et le grec lui-même ne s’est plus résigné au rôle modeste qui lui était échu. C’est aux dépens du latin que toutes ces modifications ont eu lieu. C'est à lui qu’il a fallu prendre ce dont on enrichissait l'étude des autres matières, Ce n'est pas tout. Une autre cause est venue agir dans le même sens. Puisque le latin perdait une partie du temps qu’on y consacrait chaque année, il eût semblé naturel de com- penser cette perte en augmentant le nombre d'années du cours d’études, et en lui donnant l'extension qu'il a dans d’autres pays. Ce fut le contraire qui arriva. (xx) Plaçant tout à coup une confiance aveugle dans des méthodes nouvelles qu’on n’avait pas eu le temps d’éprou- ver, et qui ne parvinrent pas même à s’introduire dans la plupart des établissements qu'on réformait, en vue des merveilles qu’elles devaient accomplir, on en vint à exiger à la fois que l’enseignement moyen apprit beaucoup plus de choses et qu'il durât beaucoup moins de temps. Les sept années d’études latines furent réduites, ïei à six années, là à cinq, ailleurs même à quatre. Il en résulta, en définitive, que le nombre des heures de classes con- sacrées au latin, pendant toute la durée de l’enseignement moyen, fut, suivant les établissements, réduit aux deux tiers, à la moitié, même au tiers. Le nombre des devoirs latins suivit la même progression décroissante. Dans les derniers temps, il est vrai, on à cherché à revenir sur ce qui avait été fait, mais ces retours ont été partiels et timides. Il n’y a que deux moyens de rendre au latin le temps qu'on lui a enlevé. Le premier, c’est de faire rentrer l’enseignement des autres matières dans son an- cienne insignifiance; le second, d'étendre la durée géné- rale des études moyennes. Le premier de ces deux moyens, qui parait d'abord fort simple, rencontre des objections graves dès qu’on en vient aux détails de son application. En effet, ou le résultat sera sans importance, ou 1l faudra faire aux matières se- condaires des retranchements considérables, supprimer, par exemple, tout l’enseignement historique, et à peu près tout l’enseignement de la langue française; or, cela est-il praticable ? Au degré de civilisation où nous sommes parvenus, sous un régime politique où le sort du pays dépend à chaque instant des lumières de l'opinion publi- que , quoi de plus indispensable que la diffusion des con- ( xx ) naissances historiques ? Quoi de plus utile que de répandre partout les leçons de cette vaste expérience des nations que l’histoire nous transmet ? Peut-on songer aujourd'hui à annuler l’enseignement historique dans tout le cours des études moyennes, et faudra-t-il que les universités , ayant à commencer cet enseignement depuis les premiers éléments, en diminuent la portée, et, se bornant aux faits, s'interdisent les vues élevées qui fécondent l’histoire et en font la plus haute utilité? Est-il plus possible de réduire à ses anciennes proportions, c'est-à-dire à son ancienne nullité, l'enseignement du français? Peut-on rai- sonnablement en revenir à faire des latinistes qui, au sortir du collége, ne sauront pas manier la langue usuelle de leur pays, que la moindre rédaction, la moindre allocu- lion viendra embarrasser? Une pareille organisation résis- terait-elle à l'énergie des réclamations qu’elle soulèverait de toutes parts? Ne méconnaïtrait-elle pas des besoins réels de la société? Ne semblerait-elle pas créée tout ex- près pour susciter une nouvelle opposition et de nouveaux ennemis aux études classiques ? Le second moyen, qui consiste à étendre la durée des études, n’offrirait pas les mêmes inconvénients. En se conformant , sous ce rapport , à ce qui existe dans plusieurs pays, où les études classiques fleurissent, on trou- verait place à la fois pour les langues anciennes et pour un développement raisonnable des autres branches de l’ensei- gnement moyen. On pourrait en même temps alléger le poids du travail quotidien , qui trop souvent surcharge les enfants aujourd'hui. Ils ne seraient plus obligés, aux dé- pens de leur santé et de la sérénité de leur caractère, de renoncer aux jeux de leur âge et de se priver même d'une partie de ce sommeil bienfaisant si nécessaire à la répara- { xx ) tion et au développement de leurs forces. Mais ce serait marcher en sens directement opposé à des idées qui se sont répandues il ya quelques années. Le changement paraîtrait hardi, et il y a de ce côté d’assez grandes préventions à vaincre. Le Gouvernement, dans sa récente organisation des athénées, a voulu recourir au premier de ces moyens, I la appliqué dans la limite de ce qui était raisonnable. Il n'a guère laissé que le strict nécessaire aux sciences , à l'histoire, au français et aux autres langues modernes, et il a donné au latin tout le temps que les autres matières ont laissé disponible. Le grec même a été sacrifié et res- serré dans le cadre d'un enseignement tout à fait élémen- taire. Les retranchements qu'on pourrait faire au delà auraient un caracière exagéré et excileraient de vives réclamations ou n’amèneraient plus qu’une économie de temps insignifiante. Et cependant, malgré tout ce que le Gouvernement à fait, malgré le vif désir qu'on avait de relever les études latines, on n’est parvenu par ce moyen qu’à leur rendre les deux tiers du temps qu’on leur con- sacrait jadis, 2,500 heures de classe en tout, au lieu des 3,000 à 5,500 d'autrefois. Pour aller plus loin , ikeût fallu étendre le nombre d'années d'études au delà de six. Le Gouvernement ne l’a pas osé. Il a craint de froisser des idées trop répandues et de ne pas avoir l'approbation des pères de famille. Sur la question du nombre des années d'études de l’enseignement moyen, il y avait eu dans le conseil de perfectionnement partage des voix ; le Gouver- nement a admis celle des deux opinions qui se prononçait pour la durée la plus courte. L'auteur du mémoire ne s’en tient pas même là. Ce n’est pas 2,500 heures de classes qu’il concède au latin, mais seulement en tout 1,400, un peu plus de la moitié de ce qu'admet l’organisation du Gouver- { xxnr ) nement, un peu plus du tiers de ce qui existait il y a 20 à 50 ans. Il s'éloigne bien plus encore de ce qui se pratique en Prusse, où on accorde à l’enseignement du latin‘ de 5,500 à 4,000 heures de classe, et de ce qui se fait dans d’autres établissemeuts d'Allemagne où on lui en donne plus dé 5,000. Et remarquons bien qu'il ne s’agit encore ici que des seules heures de classe, or, à chaque heure de classe correspond en général une heure d'étude con- sacrée aux devoirs. Quand le latin perd 4,000 heures de classe, il perd en même temps un nombre de devoirs correspondant à 1,000 heures d’études; la différence est donc en réalité double de celle qu’expriment les chiffres rapportés ci-dessus. Comment serait-il possible que, dans de telles conditions, les études latines ne s’affaiblissent pas? Comment obtenir les mêmes résultats dans des li- mites de temps si différentes? L'auteur ne s'aveugle-t-il pas sur une des causes les plus évidentes du mal et ne vient-il pas étendre de ses propres mains Ja plaie qu'il veut guérir? Oublie-t-on quelle est la valeur du temps dans lac- complissement de tout travail humain ? Pense-t-on qu'il en soit devenu une condition insignifiante? Dans lé tra- vail intellectuel , comme dans le travail matériel , n’y at-il pas, pour atteindre un certain but, un minimum de temps indispensable à la force moyenne des travailleurs? Et si ce minimum est de 7,000 à 10,000 heures en Allemagne, peut- on croire qu'il ne soit que de 2,800 en Belgique? Est-il raisonnable de prétendre anx mêmes résultats dans des conditions d’une si énorme inégalité? Et ne faut-il pas se faire illusion sur les effets de la supériorité d’une méthode quelle qu'elle soit, pour s'imaginer ‘qu ‘elle puisse sr ser de telles différences ? Ce ne seront pas non plus les deux années préliminaires { xxiv ) du français qui combleront, pour le latin , cé déficit de plu- sieurs milliers d'heures de classes et d’études. L'auteur ne parait pas même, par cette mesure, exiger des élèves, pour les admettre dans les classes latines, plus de connaissances qu'on n'en requiert aujourd'hui. Sans doute il est utile qu'un certain degré d'instruction préalable soit exigé et qu'on tienne la main à ce que l'examen d’entrée des classes latines ne soit pas illusoire; il ne faut cependant pas se tromper à cet égard sur ce qui est possible. Il y aurait assurément un avantage pour l'étude des langues an- ciennes à ce qu'avant de les aborder, les élèves eussent une connaissance approfondie de la langue française; mais, dans la réalité des faits, une instruction approfondie ou complète, en quelque matière que ce soit, peut-elle être obtenue des enfants avant un certain âge? A l’époque où ils entrent au collége, sur cent d’entre eux, il en est cinq à dix qui, devançant les autres par la supériorité ou la précocité de leur intelligence, pourront avoir été poussés assez loin; mais, quant aux quatre-vingt-dix autres, ce n'est pas avant l’âge de 15 ou 16 ans qu'ils posséderont d'une manière un peu complète la connaissance théorique d'une langue quelconque. F faudra se féliciter si, en entrant en troisième, le plus grand nombre en est là; on n’y par- viendra certainement pas plus tôt. Quoi qu’il en soit, et en supposant que ce que propose l’auteur ait pour résultat de faire séjourner les élèves une année de plus à l’école pri- maire ou dans des classes préparatoires, ce n’est pas par une seule année de plus consacrée à l’enseignement du français qu'il parviendra à compenser, pour le latin, tout le temps qu'il lui retranche dans l’économie générale de son plan. ( xxv ) 2 Extension de l'enseignement de chaque professeur à plusieurs classes, Attachant la plus grande importance à faire revenir les élèves sur ce qu'ils ont appris, l’auteur du mémoire veut que le professeur connaisse parfaitement leurs antécédents et que ce qui a été appris une année, ne soit pas perdu de vue l’année suivante. C’est par cette raison que, dans son système, les élèves ne changeront pas de maître tous les ans. Le professeur se bornera à une seule matière, mais l’enseignera dans plusieurs classes à la fois. Pour certaines classes et pour certaines matières, ce système peut offrir des avantages et n'avoir pas de graves inconvénients ; mais en est-il de même pour toutes? Dans le système du mémoire, un seul professeur enseignerait le latin dans les trois classes inférieures. Cela est-il prati- cable? Il y a tel collége où ce professeur aurait à corriger 450 devoirs par jour. L'auteur eût mieux fait d'exiger, pour atteindre son but, que le professeur suivit pendant quel- ques années ses élèves et montât avec eux d’une classe à l'autre; c’est ce qui se pratique en Autriche. C’eût été d’une application plus facile, et en même temps il aurait pu éviter ainsi de pousser trop loin son principe de spécia- lisation auquel on fait, pour les classes inférieures sur- tout, une objection qu’il n’a pas rencontrée. On reproche à ce système, plus favorable à l'instruction qu’à l’'éduca- tion, de priver les jeunes enfants de cette influence suivie d’un seul guide si nécessaire encore à leur âge, et de les abandonner à l’action faible ou divergente d’une direction multiple, et partant, sans responsabilité réelle. “N ( xxv1 ) 5° Méthode d'explication des auteurs. Cette partie du mémoire est celle qui contient le plus d'idées utiles. J'en ai donné plus haut une analyse fidèle. Si l'on ne doit pas demander au progrès des méthodes dé réa- liser dés prodiges, d'arriver, par exemple, à des résultats meilleurs en employant trois fois moins de temps, il né faut cependant pas méconnaître que l’art de l’enseignement ést assez complexe et assez difficile pour que longtemps encore et malgré une si longue expérience, les procédés de la transmission des connaissances humaines puissent être uti- lement perfectionnés. Il est certain qu’autrefois dans l’en- seiguement des langues anciennes, on se préoccupait trop exclusivement de la correction grammaticale et pas assez | des moyens de se pénétrer du génie même de ces langues, de se rendre familières leurs tournures, leurs construc- tions, leur élégance. A défaut de la conversation, qui est d’une si grande ressource pour l'acquisition de la con- naissance des langues modernes, il n’y à guère que deux moyens de remplir cette lacune : beaucoup lireet apprendre les Lextes par cœur, afin d'appliquer ensuite dans les exer- cices ce que la mémoire a acquis. L'auteur du mémoire con- seille les deux moyens à la fois. Il faut, en effet, lire plus de textes qu'on ne l’a fait jusqu’à présent dans notre en- seignément. Il ne suffit pas de ce petit nombre de pages qui s'expliquent chaque année dans nos classes; dès que l'élève a atteint une certaine force , il faut qu'il s'applique à lire couramment des auteurs faciles, exercice qui n’a pas toute la difficulté qu'on lui éroit, et qu'un certain degré d'habitude vient bientôt rendre plus aisé. N’est-il pas trop bizarre que tant d'hommes mettent tant de temps à appren- ( xxvir ) dre le latin dans leur jeunesse et que personne ou presque personne n’en vienne à lire un livre latin comme on lit des livres anglais ou allemands ? Sur mille personnes qui ont fait leurs humanités, y en a-t-il trois qui aient jamais lu d'un bout à l’autre un ouvrage latin de l'étendue de deux volumes in-8°? Rien n’est plus risible que lembarras de nos jeunes humanistes, habitués à éplucher des textes mot par mot et syllabe par syllabe, quand, arrivés dans la faculté de droit, ils se trouvent pour la première fois en présence de l'immense in-folio du corps de droit romain. Ils comprennent le latin, mais à condition de mettre une heure à déchiffrer quelques lignes. Que ne leur a-t-on appris à lire du latin facile! Dans beaucoup de nos éta- blissements d'instruction moyenne, on fait apprendre par cœur les textes et on les fait réciter; mais trop souvent on se borne là, et ce travail reste stérile. L’auteur du mémoire veut, au contraire, qu'on s'ingénie à tirer parti de ce qui à été ainsi appris, en y revenant sans cesse. J'ai indiqué plus haut, dans l’analyse de ce chapitre, les diverses voies par lesquelles il espère atteindre ce but. Il n’y aurait que des éloges à donner à cette partie de son travail, s'il avait su se préserver de l'esprit d’exagération exclusive qui accompagne trop souvent l'enthousiasme des idées nouvelles. Plus de dictionnaire, s’écrie-t-1l, plus de grammaire, plus d’autres thèmes que ceux d'imitation ! S'il avait demandé que la mémoire suppléàt souvent au dictionnaire, que les classes inférieures eussent leurs dic- tionnaires s'appliquant à des auteurs déterminés et autre- ment conçus que ceux de ce genre qui existent aujourd’hui, il n’eût voulu peut-être que ce qui était raisonnable ou du moins que ce qui était possible. Mais la suppression com- plète des dictionnaires est tellement impraticable qu'après { xxvin ) les avoir bannis, l'auteur est obligé de les remplacer par des dictionnaires manuscrits dans lesquels les mots sont inscrits par l'élève à mesure qu'ils sont expliqués en classe. L'élève ne pourra jamais ainsi traduire aucun passage latin que le professeur ne lui ait déjà fait comprendre, car où apprendrait-il le sens des mots qui ne lui ont pas encore été expliqués? Comment l’auteur n’a-t-il pas reculé devant les seules difficultés matérielles de cette rédaction par ordre alphabétique d’un registre-dictionnaire dont il fau- dra déranger l’ordre tous les jours pour y intercaler les mots nouvellement expliqués? Puis, sil faut un diction- naire manuscrit, n’en faut-il pas deux? un pour le thème, un pour la version? N'en faudra-t-il pas pour le grec, comme pour le latin? Et tout cela on l’exigerait d'élèves qui en sont à leur première et seconde année d’études! Îl y a incontestablement beaucoup à reprendre dans l'u- sage où sont certains professeurs de faire chaque jour réciter de mémoire une page de grammaire, sans que jamais un mot d'explication préalable vienne éclaircir la règle qu’elle contient ou sans qu'on mette l'élève à même de prouver qu’il l’a comprise. L'auteur a raison de vouloir que la mé- moire ne soit chargée de retenir les règles qu'après que des exemples ou des explications les auront bien éclaircies, Il n’y aurait pas non plus, je pense, à le blâmer de préférer les grammaires courtes et faciles et de répugner à mettre entre les mains des enfants certains livres élémentaires qui, malgré leur titre, sont bien plutôt faits pour les pro- fesseurs que pour les élèves. Mais c’est se heurter contre une exagération pour en éviter une autre que d'interdire, pendant les premières années , l'usage de toute grammaire autre que le cahier dans lequel lélève inscrit la règle, à mesure que la traduction de l’auteur expliqué l'amène, { xxx ) Quel avantage présentera cette grammaire manuscrite où les règles se suivront infailliblement avec peu d'ordre, dans laquelle l'élève apprendra tel jour les adjectifs qui se con- struisent avec le génitif et trois mois après seulement ceux qui gouvernent l’ablatif. La règle ne ressort-elle pas bien plus claire d’un exemple choisi tout exprès par le grammai- rien pour la faire comprendre, que d’une phrase de texte qui a été écrite à une tout autre fin et dans laquelle elle se trouvera souvent obscurcie, soit par des difficultés de tra- duction, soit par d’autres complications. Après avoir autre- fois tout fait pour la correction grammaticale, qu’on prenne garde aujourd’hui de ne pas faire assez pour elle et de la dédaigner. Il n’y a qu'un moyen de bien connaître les règles , c’est de les appliquer souvent; voilà pourquoi il faut que les élèves fassent beaucoup de thèmes, non- seulement des thèmes de pure imitation , mais des thèmes dans lesquels ils s’exercent à appliquer les règles qu'ils ont apprises. Que ces thèmes soient combinés de manière à faire imiter en même temps les locutions et les tournures de phrases de l’auteur ancien, ils n’en seront que plus utiles. Mais, dans le commencement surtout, la correction gram- maticale doit être prise pour principal but; c’est le seul moyen d'expulser les solécismes et les barbarismes du domaine des classes supérieures qu’elles ont—proh pudor ! — envahies aujourd’hui et de les refouler au delà de la troisième, extrême limite qu’il ne doit plus leur être donné de franchir. L’auteur'n’a pas aperçu combien, dans cette partie de sa méthode , il a dévié du principe qu’il avait proclamé si haut et qu'il s'était imposé comme point de départ. Il voulait qu'avant tout on tint en éveil l’activité personnelle de l'élève ; or, que devient, dans son système, le principal exer- ( xxx ) cice de l'enseignement classique, la traduction ? Un pur exercice de mémoire auquel tout autre travail de l’intelli- gence semble devenir étranger. Les dictionnaires étant sup- primés et l'élève n'ayant plus de moyen de comprendre les mots qu'il n'a pas encore vus, ne peut plus traduire que ce que le professeur avait déjà traduit pour lui; sa tâche se bornera à se souvenir de ce que le professeur a dit, Ne sait-0n pas cependant combien l'esprit garde et féconde mieux ce qu'il acquiert par son propre travail que ce qu'il reçoit d'autrui sans se donner de peine? Quelle perte ne serait-ce pas pour le développement des forces intellec- tuelles de la jeunesse que la suppression de ces efforts constants de pénétration que nécessite chaque phrase et pour ainsi dire chaque mot des traductions quotidiennes? Comment un exercice qui, ne s'adressant qu’à la mé- moire laisse toutes les autres facultés languir dans l’in- action, pourrait-il remplacer un genre de travail si propre à donner à la fois à l'esprit du ressort, de la finesse et de la précision. Ces diflicultés de la traduction contre lesquelles les jeunes intelligences luttent avec tant d'utilité, doivent, à la vérité, être proportionnées à leurs forces ; si-elles les dépassaient elles amèneraient le découragement et le dé- goût ; une sage gradation est nécessaire. On ne peut son- ger à mettre un auteur ancien entre les mains des com- mençants sans notes imprimées ou explications verbales qui en facilitent l'intelligence. Les phrases les plus aisées à comprendre suffisent bieu aux débutants; ce n'est qué peu à peu qu'on peut leur demander davantage. Tenir même longtemps les élèves au latin facile est un des préceptes les plus prudents qu’on puisse suivre pour le succès du grand nombre. Mais autre chose est de mesurer les difficultés du travail à la capacité des élèves ; autre chose est de suppri- ( xxx ) mer l'exercice de celles des facultés de l'intelligence dont le développement est, pour l’enseignement moyen, un but plus important que l'acquisition d'aucune connaissance littéraire ou scientifique. Les observations qui précèdent font pressentir les con. clusions de ce rapport. Je ne les formule cependant pas sans uu sentiment de regret; car l'auteur du mémoire n’est pas un esprit vulgaire. La forme d’une grande partie de son travail, d'utiles idées de détail et quelques observations générales le montrent suffisamment. Si, au lieu d’esquisser tout un ensemble d'organisation, il avait pu se borner à donner des conseils au professeur en chaire, à lui enseigner l’art de diriger l'esprit de ses élèves, de les animer à l'étude, d'exercer par sa parole une puissante et féconde action sur leur intelligence, son travail, sur cette partie la plus difii- cile et en quelque sorte la plus intime de l’art du profes- _seur, eût porté, je suis disposé à le croire, le cachet d’une distinction remarquable. Mais notre programme lui avait imposé une autre lâche : il s'agissait d’un système d’orga- nisation, sujet que ses médilations lui avaient sans doute rendu moins familier et sur lequel son expérience per- sonnelle ne lui fournissait probablement pas les mêmes lumières. ie Ainsi que j'ai essayé de le faire voir , la triple idée sur laquelle il veut faire reposer cette organisation constitue une base Lellement défectueuse, que l’adopter, ce serait, au lieu de relever l’enseignement classique, lui porter un nouveau coup. En s’y montrant favorable, l'Académie vien- drait en aide à un genre d'idées qui a déjà eu trop d'in- fluence et que sa mission naturelle, comme représentant de la science sérieuse, est bien plus de combattre que de seconder. Si le mémoire contient d’autres idéés de détail { xxxIt ) beaucoup plus sages et quelques considérations générales d’un mérite incontestable , elles n’y tiennent pas une place assez importante pour satisfaire aux exigences du pro- gramme et ne sauraient légitimer à elles seules l'honneur d’une distinction académique. En conséquence, mon avis est de ne pas décerner le prix et de faire disparaître la question du programme où elle figure depuis 1851, » Hiapport de M. Haguet. « L'analyse détaillée que notre honorable confrère, M. Devaux, a faite du mémoire que j'ai été chargé d’exa- miner comme second commissaire , a singulièrement sim- plifié ma tâche. Aussi n’hésiterais-je pas à formuler , sans préambule, mon opinion sur le mérite de ce mémoire, si une puissante considération ne m'arrêtait. Il me paraît à craindre que, dans l’appréciation du tra- vail qui nous est soumis, la classe, eu égard à la nature du sujet, ne se fractionne en plusieurs groupes, ayant chacun un point de vue différent. J'ai donc cru convenable de présenter d’abord quelques observations qui contribue- ront, je l'espère, à nous faire adopter un point de vue commun. Nous ne devons nullement nous étonner que l’Académie n'ait reçu qu'une seule réponse à la question relative à l’organisation de l’enseignement moyen. Cette question se rapporte à une matière dont beaucoup de personnes s’oc- cupent, il est vrai, mais sur laquelle on n’est point par- { xxxit ) venu jusqu’à présent à se mettre d'accord , tant les opinions restent divergentes. Je me bornerai à signaler les deux opinions les plus tranchées. Suivant les uns, le latin doit faire la base et l'objet principal de l’enseignement moyen; selon les autres, l’é- tude de la langue maternelle devrait tenir le premier rang, le latin ne venant qu’en seconde ligne. Ces deux systèmes ne sont cependant pas aussi opposés qu'ils le paraissent au premier abord; dans l’un et dans l’autre, on attache une grande importance aux études appelées classiques. Mais c’est précisément à cause de ce point de contact entre les deux opinions que nous avons vu se succéder tant de projets, élaborés avec plus ou moins de talent, mais qui, en définitive, ne satisfont pas complétement , parce qu'ils ne sont en réalité que des systèmes de transaction. C'est ainsi qu'autrefois j'avais proposé de ne faire com- -mencer l'étude du latin que lorsque les élèves entrent dans la cinquième classe d’un cours ordinaire d’humanités. Plus tard, je demandai que les six classes fussent divisées en deux sections de trois années chacune , de telle manière que l’on consacrât spécialement la seconde section à l'étude de l’antiquité, tout en y conservant une place notable à l'étude de la langue maternelle, dont la première section devait principalement s'occuper. Cette division fut admise dans le projet de réorganisation de l’enseignement que notre savant confrère M. Van de Weyer présenta aux Cham- bres législatives, en sa qualité de Ministre de l’intérieur. La retraite du Ministre fit oublier le plan que j'avais conçu, el il est resté douteux pour moi si ce plan eût fini par pré- valoir ou s’il eût succombé devant les feux croisés d’une discussion parlementaire. Quoi qu'il en soit, l’insuffisance de tout système de Tour VI. 3 ( xxx ) transaction se fait sentir de plus en plus. Tout. semble présager qu'un temps viendra, et je souhaite, dans l'intérêt des études, que ce temps ne soit plus très-éloigné, où, par la force des choses, on se verra obligé de décider fran- chement laquelle des deux langues, le latin ou la langue maternelle, prédominera dans l'instruction publique. Voyez les concessions déjà faites aux tendances de notre époque par la création d'écoles moyennes et par la formation de sections professionnelles ! Voyez surtout l'essor rapide qu'a pris depuis quelques années la littérature flamande! D’un autre côté, dirons-nous que c'est sans raison que des hommes de talent, des amis de notre nationalité appel- lent instamment notre attention sur le soin qu'exige la forme à donner à nos productions littéraires? Qui de nous a oublié les paroles si remarquables qu'a prononcées dans notre séance publique de l’année dernière le président de l'Académie, M, le baron de Gerlache? Au début de ses Considérations sur la manière d'écrire l'histoire, tout en reconnaissant que de nombreux et importants travaux lit- téraires ont été publiés en Belgique depuis 1850, notre honorable confrère s’est demandé pourquoi des. ouvrages qui se distinguent souvent par la sagacité de la critique et la profondeur de l'érudition laissent généralement à désirer plus d'art et de perfection dans la forme? Comment ce pays, disait-il , qui a vu naître une foule d'artistes éminents, re- nommés par toute l'Europe, n'a-t-il pas produit un nombre à peu prés égal d'excellents écrivains populaires chez eux et à l'étranger ? Et ensuite, le style seul, a-t-il ajouté, assure la destinée d’un livre et en fait la propriété de l'auteur : seul il rend populaire le nom d'un écrivain et le grave en carac- tères indélébiles sur les tablettes de la postérité. Est-il possible, après cela, de ne pas reconnaître que, ( xxxv ) dans sa sphère, l’enseignement a une tâche sérieuse à rem- -plir pour contribuer à nous faire sortir de cet état d’infé- riorité où nous nous trouvons sous le rapport de la perfec- tion dans la forme de nos œuvres littéraires? Dira-t-on que, pour obtenir un tel résultat, il suffit d’être ce qu'on appelle un bon latiniste? I] y eut un temps, je le sais, mais ce temps n’est plus, où savoir le latin c'était tout savoir, ou pour mieux dire, c'était le moyen de lout connaître. À l’aide de cette langue on entrait en communication non-seulement avec le passé, mais aussi avec la science contemporaine, Et pour parler au monde savant avec quelque succès, il fallait avoir acquis le talent de manier la langue latine, commeil serait désirable que nous pussions manier aujourd’hui notre langue maternelle. J'en ai la conviction, on sera peu à peu amené à assigner à la langue maternelle la première place dans l'enseigrre- ment moyen. Le latin, on ne peut plus le nier, tend de jour en jour à devenir l’objet d’études spéciales. Si donc, en unis- sant tous nos efforts au lieu de les disséminer, si en travail- lanten commun avec zèle et persévérance, nous parvenons à maintenir cette langue comme un des moyens les plus effi- caces pour préparer convenablement les jeunes gens aux études universitaires, soyons satisfaits, ne demandons pas davantage. Car, quoi qu'on fasse, fût-il même possible de procurer à la jeunesse une connaissance du latin aussi éten- due que celle qu’on avait jadis, n’espérons plus voir, en de- hors des humanités, les ouvrages écrits dans cet idiome ail- leurs qu'entreles mains des personnes qui, par goût, par état ou à cause de la nature de leurs occupations, continueront à cultiver les langues anciennes et à s'enrichir des trésors renfermés dans les monuments que ces M Ed ont servi à élever. { xxxv1 ) Je puis ici invoquer le témoignage même de M. Devaux. Notre savant confrère, examinant de quelle manière il se- rait possible de relever l'étude du latin, nous a dit qu’un premier moyen consisterait à faire rentrer l’enseignement des autres matières dans l’insignifiance qu’il avait autrefois. Mais il s’est hâté de prouver lui-même que ce moyen n’est pas réalisable. En effet, si on tentait de recourir à une pa- reille mesure, on provoquerait infailliblement une opposi- tion plus forte que celle que rencontra, en sens inverse, la réforme opérée sous le gouvernement de Marie-Thérèse, alors qu'on parvint à grand'peine à ajouter à l’enseigne- ment du latin celui du grec, de l'histoire, de la géographie, des mathématiques et des langues modernes. M. Devaux a déclaré ensuite qu’on ne réussirait à ren- forcer les études classiques qu’en étendant la durée des cours; mais en même temps, 1l nous a appris que le Gouver- nement, dans sa récente organisation des athénées, n'avait pas osé outre-passer le nombre d'années admis auparavant et.que, dans le conseil de perfectionnement, il y avait eu, sur ce point, partage de voix. Je m'arrête; je crois en avoir dit assez, trop peut-être pour déterminer, comme je me l’étais proposé en commen- çant, à quel point de vue il convient d'apprécier le mémoire, en ce qui concerne le choix et la répartition des matières. Pouvons-nous exiger, je le demande, que l’auteur tranche la question laissée sans solution par le Gouvernement et qu’il se prononce pour l’une ou pour l’autre des deux opi- nions que j'ai exposées? Non, sans doute. Nous jugerons qu’il a agi sagement et avec beaucoup de prudence si son plan d'organisation embrasse le cadre ordinaire des études et assure une place convenable aux différentes branches de l’enseignement, surtout au latin et à la langue maternelle. { xxxvIr ) Or, je n'hésite pas à dire qu’il en est ainsi. M. Devaux pense autrement ; il a fait remarquer que l’auteur du mémoire ré- duit le cours d’études moyennes à cinq ans; pour moi, j'au- rais dit que cette réduction portait, non sur le cours d’études moyennes, mais sur le cours de latin, ce qui est différent. Il est évident, ce me semble, que remplacer la sixième par deux années d’études préliminaires serait une amélioration réelle. Et comme il n'y a rien d'aussi concluant qu'un fait, je me permettrai d'ajouter, qu’au collége communal de Lou- vain, pendant que j'y occupais une chaire, on eut lieu de se féliciter d’avoir pu, dès 1850, ne faire commencer l’étude des langues anciennes qu’en cinquième. C'était cependant là une amélioration moins sensible que celle que l'auteur du mémoire veut réaliser. Au reste, l’organisation adoptée dans le mémoire me paraît, en grande partie, avoir été puisée dans le projet de loi élaboré par une commission instituée en vertu d’un arrêté du 50 août 1851. Je remarque, toutefois, une diffé- rence notable, dont la valeur ne peut échapper à M. Devaux; la commission ne voulait que quatre années pour l'étude des langues anciennes, tandis que l’auteur du mémoire en réclame cinq. Cette commission se composait de MM. D. Arnould, Belpaire, Ernst aîné, Cauchy, Charles Lecocq et Quetelet, rapporteur. À l'appui de ce qui précède, je ne puis m'empêcher de ciler un passage du discours qu'un de nos savants con- frères, M. Borgnet, à prononcé, en 1849, à l’occasion de la distribution des prix aux lauréats du concours univer- sitaire. Après avoir rendu compte avec beaucoup de bien- veillance du projet d'organisation des colléges que j'avais publié, l’orateur, frappé, sans doute, de la justesse des considérations que j'avais empruntées au trayail de la com- { xxxXwir }) mission de 4831, s’ést exprimé ainsi : « Avec des métho: » des convenables et une bonne répartition des heures de » leçon, nous ne doutons pas que trois el surtout quatre » années ne suffisent à l'étude des langues anciennes. A » présent, si l’on y consacre plus dé temps, c’est qu’on » l’aborde trop tôt. En commençant à quatorze ou quinze » ans, quand ils connaîtront les règles de leur langue » maternelle, les jeunes gens trouveront plus dé facilité » à étudier le grec et le latin; le dégoût, si fréquent au- » jourd'hui qu'on s'applique à trop de choses à la fois, ne » les atteindra plus; une intelligence mieux développée » les fera plus avancer en trois ou quatre ans qué main- » tenant en sept. » C’est en raisonnant comme M. Borgnet que, pendant la discussion de la loi du 1° juin 4850, j'adressai quélques observations à la Chambre des Représentants pour que les écoles moyennes fussent organisées de manière à servir d'intermédiaire entre l’école primaire et le collége. En effet, sans supposer les élèves bien préparés , il n’est pas permis de songer à diminuer le temps que réclame l'étude des langues anciennes. J'ajouterai avec M. Borgnet, dans le passage cité, qu'il faut, en outre, pouvoir compter sur des méthodes convenables. Y serait, par conséquent, témé- raire de juger d’une manière absolue l’organisation de l'enseignement présentée par l’auteur du mémoire; il est indispensable, en la jugeant, d'avoir égard à la méthode d'enseigner qu'il adapte à cette organisation. La même observation s'applique surtout à la partie du mémoire dans laquelle l’auteur propose de confier à un ou deux professeurs spéciaux l’enseignement de chaque ma- tière, Ce mode, dont j'ai plus d’une fois recommandé l'essai, a pour lui la sanction de l’expérience; il obtint même, à cértaine époque, l'approbation du Gouvernement. ( xxxix ) Dans un rapport sur l’état de l’instrüction moyenne présenté aux Chambres législatives en 1843, M. Nothomb a loué sans réserve l'organisation de l'enseignement à l'athénée de Bruges, organisation qu'il regardait comme parfaite; et cépendant cet athénée ne comptait qu’un pro: fesseur de grec et trois professeurs de latin pour une sec- tion littéraire de sept années. Bien plus, le ministre, après avoir fait connaître la situation de cet établissement, ajoute cés mots : « On doit approuver la mesure qui à confié presque toutes les branches de l’enseignement à des professeurs Spéciaux; chaque professeur s'efforce, autant que possible, de faire avancer les élèves dans là partie de linstraction dont il est particulièrement chargé. Du reste, afin d'empêcher que, par suite de l'émulation excitée entre les maîtres, on exigeût des élèves des efforts excessifs, un règlement à déterminé le nombre des devoirs et des leçons que chaque professeur pourrait donner dans ses cours respectifs. » Quel changement s’est-1l opéré depuis qu'un Ministre a tenu ce langage? Le Gouvernement s’est décidé à ne main- ténir le système de professeurs spéciaux que pour les bran- chés autres que les langues anciennes. Il est résulté de là que dans tel collége communal subsidié par l’État, collége que jé pourrais nommer, on a renoncé aux avantages qu'on récueillait de Papplication de ce système, et l'on s’est eru obligé récemmént de revenir à peu près à l’ancienne dis- tribution des matières pour se rapprocher du mode suivi dans les établissements du Gouvernement. Dans d’autres colléges , au contraire, où le personnel est cependant nom- breux, ôn a jugé qu’il était possible de laisser, sans incon- vément, à trois professeurs tout l’enseignement des lan- gues anciennes. VV GE VV SO % & v (x) Aux nombreux arguments que l’auteur du mémoire n'a pas manqué de faire valoir en faveur de ce système, M. Devaux a opposé deux objections : la première consiste à dire qu'un professeur, chargé d’enseigner la même bran- che dans plusieurs classes, serait dans l'impossibilité de corriger tous les devoirs des élèves. Je répondrai qu’en présentant cette objection, M. Devaux a perdu de vue qu'il n'est aucun établissement, de quelque manière qu'il soit organisé, où l’on donne chaque jour, sur toutes les ma- tières, des devoirs à faire par écrit. Il suffit d’ailleurs, pour n'avoir à craindre, sous ce rapport, aucun inconvé- nient dans le système des professeurs spéciaux, de se rap- peler l'observation qui termine le passage que j'ai extrait du rapport de M. Nothomb. La seconde objection paraît plus sérieuse. Ce système, dit M. Devaux, plus favorable à l'instruction qu'à l’'éduca- tion, prive les jeunes enfants de l'influence d’un seul guide et les abandonne à une direction multiple. Mais ne serait- on pas en droit de répondre que, même dans le système actuel, on ne rencontre pas cette direction unique? J'y vois bien un professeur ayant plus de relations. que ses collègues avec les élèves qui appartiennent à sa classe et exerçant sur eux une influence plus suivie; mais, après tout, cette influence ne peut jamais aller au delà d’un an. Avec des professeurs spéciaux, au contraire, l'influence du maître se fait sentir pendant plusieurs années consécuti- ves, et rien n'empêche que celui d’entre les professeurs qui, par la nature de ses fonctions, aura avec les élèves des relations plus intimes que les autres, n’exerce sur eux une action plus directe. Il n’est pas, du reste, impossible que des maitres, quel qu’en soit le nombre, entrent en communauté de vues, par rapport à l'éducation, aussi bien ( xt ) qu'ils peuvent parvenir à imprimer à l’enseignement une direction uniforme. L’instruction et l'éducation sont deux sœurs inséparables. Il me reste à parler de la méthode d'enseigner que je considère réellement comme l’âäme de l’organisation pro- posée par l’auteur du mémoire. C'est la méthode dont j'ai eu l'honneur de présenter un résumé à la classe, en l’entre- tenant successivement, dans trois séances, du but de l’en- seignement, du procédé à suivre pour réaliser ce but et du devoir du maître. Les développements que le mémoire renferme sur ce point; dans des pages écrites avec talent, ont mérité à l'auteur l'approbation et les éloges de M. Devaux. Notre honorable confrère a seulement entrepris de prouver que l'application de la méthode à certaines parties de l’en- seignement offrait de graves inconvénients, qu’elle lui semblait d'une exécution presque impossible et qu’elle était même parfois en contradiction avec les principes établis par l’auteur. Je me vois donc obligé de descendre sur le terrain de la pratique; mais les éclaircissements que je donnerai et que l’auteur lui-même n'aurait proba- blement pas omis, sil avait prévu toutes les objections, dissiperont, j'en ai la confiance, les doutes qui existeraient, à cet égard, dans l'esprit de mes honorables confrères. Cependant, avant d'entrer dans ces détails, je n'hésite pas à déclarer que je m’associe à M. Devaux pour blàmer quelques termes empreints d’exagération qui déparent le mémoire. Heureusement ces termes sont peu nombreux , et il serait aisé à l’auteur de les retrancher sans devoir remanier son travail. À cette occasion, je ne puis, sans manquer à. l'Académie, sans manquer à moi-même, me dispenser de protester contre l'abus que l’on à fait de mon ( kit } nom dans cértain écrit, en employant un langage péu mesuré pour exposer des règles d'étude et d'enseignement à la propagation desquelles j'ai voué touté ma carrière. Quant à la qualification de nouvelle donnée à la mé- thodé par l’auteur du mémoire, c'est uniquement lorsqw’il là considère comme présentant certains procédés particu- liers, différents des procédés généralement en usage, qu’il est permis d'employer cette dénomination. Pour cé qui est de la méthode envisagée dans ses principes ét dans son ensemble, l’auteur a pris lui-même à tâche de prouver que ce système n’est pas nouveau, ét qu’il ne renfermé que des conséquences tirées d'idées connues. I à, à cet effet, réuni, dans une note annexée à la page 147 de son mémoire, de nombreux extraits d'ouvrages dont aucun n'appartiént à un écrivain moderne. J'arrive aux objections que M. Devaux à rangées sous le titre : Méthode d'explication des auteurs. Elles se rapportent à ce qui concerné le dictionnaire, la grammairé, les thèmes et les traductions. J’abrégerai, autant que possible, les éclaircissements que je mé Suis engagé à fournir comme réponse à ces objections. ) L'auteur du mémoire bannit des classes inférieures l'emploi du dictionnaire. M. Devaux eût voulu qu'il se fût borné à demander que ces classes eussent leurs diction- naires s'appliquant à dés auteurs déterminés et autrement conçus que ceux de ce genre qui existent aujourd’hui. Je dirai d’abord que c’est en partie pour remplir cette lacüne que l'élève des classes inférieures est chargé de se faire deux vocabulaires, l’un pour le latin, l’autre pour le grec, dans lesquels il inscrit les mots nouveaux avec leur signi- fication, au fur et à mesure qu’il les rencontre dans les auteurs. Mais voici quelques-uns des avantages qui résul- { tir ) tent de ce travail : l'élève se familiarise de plus en plus avec lés mots qu'il écrit, il apprend à les orthographier correc: tement , il les rétient mieux, il les retrouve à volonté avec toutes les nuances différentes qu’il a observées dans les divérses phrases d’où il les a extraits, il compare entre elles ces nuances, S’eflorce de saisir l’analogie qui les unit et avance ainsi sûrement et rapidement dans la connaissance si importante de ce qu’on nomme {a propriété des termes. Il ést, du reste, aisé de concevoir qu'en rangeant sim- plement les mots sous les différentes lettres de l'alphabet, l'élève n’a pas à craindre cette confusion qui existerait né: cessairement dans les lexiques volumineux où l'on se con- tenterait de placer les termes d’après l’ordre alphabétique, sans avoir égard aux lettres qui suivent l'initiale de chaque mot. Quant aux traités de grammaire, c'est également des classes inférieures qu’il s'agit uniquement de les proscrire. M. Devaux voudrait , ét l'auteur du mémoire est du même avis, qu'il y eût, pour ces classes, des grammaires courtes, faciles, de véritables livres élémentaires. Ces traités de- vraient, en outre, être appropriés plus particulièrement aux langues anciennes, puisque les élèves, dans leurs études préliminaires, auraient déjà eu éntre les mains la grammaire de leur langue maternelle. Mais, en admettant même l'existence de tels livres, on peut dire que le mode qui consiste à fairé commencer l'étude du latin par la ré- daction d’une grammaire manuscrite n’est pas sans avan- tages. Ce procédé est propre à tenir constamment en éveil l'attention et l’activité de l'élève, en l’obligeant non-seule- merit à remarquer les différences que lui offre, sous lé rap- port grammatical, le latin comparé avec la langue mater- nelle, mais aussi à prendre soignéusement note dé ces ( xuv ) différences. De cette manière aussi, l'élève peut à chaque instant recourir aux observations qu’il a consignées par écrit, s’en rendre compte, se les graver plus profondément dans la mémoire , et mieux juger si telle spécialité de lan- gage que présente l’auteur qu’il étudie est réellement nou- velle pour lui. Ge n’est pas là, je pense, montrer que l’on dédaigne la correction grammaticale , comme M. Devaux a semblé le craindre. Mais ce qui répugne le plus à notre savant confrère, c'est la difficulté ou plutôt l'impossibilité d'introduire de l’ordre dans le cahier destiné à recevoir les observations gramma- ticales. Si je pouvais mettre sous les yeux de la classe un cahier de ce genre, loin d'y voir un mélange confus de règles et d'exemples entassés les uns sur les autres, elle y remarquerait l’ordre le plus frappant, la régularité la plus parfaite, Ce cahier n'est, en effet, que le cadre d’une gram- maire, telle que M. Devaux la conçoit, cadre que l'élève remplit successivement en y classant les observations que suggèrent la lecture et l'étude des auteurs. Je n’insisterai pas davantage. [| me paraît même superflu de parler du thème d'imitation que l’auteur du mémoire préfère à tout autre. Il a fait de cet exercice, qui est en usage dans beaucoup d'établissements, une partie inté- grante de son système d'études, parce que l'expérience a démontré que c’est le moyen le plus sûr et le plus direct pour parvenir , selon le vœu de M. Devaux, à se pénétrer du génie des langues , à se rendre familières leurs tournures , leurs constructions, leur élégance. Si je pouvais m'arrêter ici et conclure, je regarderais comme gagnée la cause que je défends; mais il me reste à suivre M. Devaux dans l'argumentation qu'il a réservée pour la fin de son rapport. Cette argumentation ne tend à { xLv } rien moins qu'à mettre l’auteur du mémoire en contradic- tion avec lui-même et à montrer que l’exercice de la tra- duction renverse de fond en comble les bases sur lesquelles sa méthode repose. Dans ce système, la traduction ne parait plus à mon honorable confrère qu'un pur exercice de mé- moire auquel tout autre travail de l'intelligence semble devenir étranger. C’est encore une fois en me plaçant sur le terrain de la pratique que je trouverai un puissant moyen de défense. Voyons un instant l'élève en présence d’un passage nou- veau à traduire. Je supposerai même qu'il n'a à sa disposi- tion que des connaissances assez restreintes antérieurement acquises. Ces connaissances du moins sont positives et lui appartiennent sans restriction ; car, d'après la marche qu’il a suivie et grâce à l'exercice de la répétition, avoir vu un mot , pour lui c’est le savoir, et 1l n’est jamais dans la né- cessité de recommencer indéfiniment les mêmes recherches pour retrouver la signification d’un terme , dès qu’une fois il a eu l’occasion de le rencontrer. Que fera-t-il donc pour traduire le passage donné? d’abord il profitera du vocabu- laire qu'il s’est approprié par ses études précédentes; il examinera ensuite avec attention les mots qui lui sont in- connus; il décomposera les uns pour en interroger les élé- ments ou pour en chercher le radical, il comparera les autres avec les racines qu'il connaît ; et, si ces moyens sont insuffisants, 11 recourra à la liste des mots-racines que le maitre lui aura communiquée avec les règles de combi- naison et de dérivation qui s’y rattachent, règles dont l’ap- plication ne peut se faire qu’à l’aide du jugement et de la réflexion. Quel inconvénient y aurait-il d’ailleurs à ce que le maître indiquât lui-même le sens d’un petit nombre de mots qui ofiriraient de trop grandes difficultés? Nous ne ( xzvi ) devons pas perdre de vue qu'il s’agit ici de commençants, Or, on sait combien il est essentiel que les exercices aux- quels les élèves sont assujettis soient toujours gradués avec intelligence et n’excèdent jamais leur portée. Voilà, en peu de mots, comment se pratique l'exercice de la traduction dans le système que nous examinons en ce moment. M. Devaux n'y verra plus, j'en suis certain, un pur exercice de mémoire; il y trouvera , au contraire, un travail sérieux propre à donner à l'esprit, comme il le demande, du ressort, de la finesse et de la précision. Je suis persuadé que, si mon honorable confrère avait connu en détail cette application pratique dont j'ai essayé de donner une idée, il eût modifié non-seulement les conclusions, mais aussi la marche de son rapport. De mon côté, n'étant plus arrêté par une série d’objections, dont il fallait bien tenir compte, je me serais particulièrement attaché à montrer l’enchaînement et l'accord de toutes les parties de l’organisation proposée par l’auteur du mé- moire; j'aurais fait ressortir tout ce que son plan renferme d'idées propres à améliorer l’état de l’enseignement; je n'aurais pas omis de parler de cette heureuse conception, d’après laquelle, pour les classes supérieures des huma- nités, un professeur serait spécialement chargé de coor- donner et d’unir les différentes branches d'instruction et de diriger les élèves dans l'étude comparée de productions littéraires appartenant aux grands écrivains anciens et modernes. TT Cependant, si je n'ai pas suivi dans mon rapport la marche que j'aurais voulu suivre, je crois avoir suffisam- ment motivé mon opinion sur la valeur du mémoire. La classe, je n'en doute pas, reconnaîtra avec moi qu'elle ne peut écarter un travail qui, mis au jour sous ses aus- { xzvu ) pices, fera faire un grand pas dans l’art de l’enseignement, cet art, qui, comme nous l’a si bien dit M, Devaux, est assez complexe et assez difficile pour que, longtemps encore et malgré une si longue expérience, les procédés de la trans- mission des connaissances humaines puissent étre utilement perfectionnés. Le Gouvernement, de son côté, témoin de l’accueil fa- vorable que l’Académie aura fait au mémoire, sanction- nera de son autorité un plan d’études destiné à devenir dans ses mains la source d'importantes améliorations. Il remplira ainsi la tâche que sa haute mission lui impose, tâche qui, selon la remarque judicieuse faite, en 1851, par M. Lesbroussart, alors administrateur général de l’instruc- tion publique, consiste à ne jamais cesser de tendre au perfectionnement de l'enseignement par des essais sagement mesures, » Rapport de M. Quetelet. _« Mes deux honorables confrères MM. Devaux et Baguet, ont analysé et examiné avec un soin tout particulier la partie littéraire du mémoire soumis au concours de l'Académie; leur attention s’est moins arrêtée sur celle relative aux sciences : peut-être ont-ils voulu: m'en laisser l'examen, comme rentrant plus directement dans mes études habi- tuelles. La question du programme, en effet, ne parle pas | seulement de l’enseignement littéraire, mais encore de l'enseignement scientifique donné, dans les écoles moyen- nes, principalement en vue de préparer aux études univer- sitaires. Il s'agissait donc de traiter des deux branches { x£vut ) d'enseignement qui vont aboutir, l’une aux facultés des lettres et de droit, l’autre aux facultés des sciences et de médecine. La question était précise, et l’on ne conçoit pas comment l’auteur n’en ait pas complétement saisi le sens. Après deux années d’études préparatoires, il séparé, comme on l’a vu, les jeunes gens en deux sections : l’une des humanites et l’autre professionnelle. La première, celle qui doit préparer aux études universitaires, lui fournit à peu près la matière de tout son mémoire; trois pages seu- lement sont consacrées aux sciences. Voici du reste le plan qu'il propose pour ces dernières études : SECTION INFÉRIEURE. — 1° année. — Algèbre pure jus- qu'aux équations du second degré inclusivement. 2 Année. — Géométrie plane. 5° Année. — Géométrie solide et trigonométrie recti- ligne. SECTION SUPÉRIEURE, — 1" année. — Répétition de l'a- rithmétique et de l'algèbre avec de nouveaux développe- ments. 2° Année. — Répétition de la géométrie ‘plane, de la géométrie solide et de la trigonométrie rectiligné avec de nouvelles applications. Quant à la physique, l’auteur la renvoie aux études aca- démiques et peut-être a-t-il raison; il voudrait la rempla- cer par un cours de logique. Les cours assignés à la section inférieure ne présentent rien de nouveau : c’est l’ancienne division; mais on ne comprend pas pourquoi l’auteur reprend ensuite, dans la section supérieure, les mêmes cours exactement que ceux qui ont été donnés pendant les trois années précédentes. L'élève sait ou ne sait pas : s’il sait, il est inutile de reve- nir sur ce qu'il a appris, c’est l’ennuyer gratuitement; s'il ( xLIx } ne sait pas, les cours qu’il a suivis ont été donnés en pure perte. L'auteur ajoute, il est vrai, qu'on enseignera avec de nouveaux développements. Mais quels sont ces dévelop- pements ? il ne le dit pas. L'auteur semble étranger à l’enseignement scientifique ou ne sest pas suflisamment rendu compte de ses pre- miers besoins. On doit lui savoir gré, du reste, d'avoir montré une prudente réserve et d'avoir cherché à simplifier des études que l’on à tant compliquées de nos jours. Le point capital est que l'élève arrive aux universités non pas avec une grande variété de connaissances mal acquises et mal digérées, mais avec quelques saines notions des prin- cipes des mathématiques. On ne voit que trop souvent des jeunes gens afficher des prétentions à la connaissance de la haute géométrie ou du calcul infinitésimal , et se trouver fort embarrassés d'exécuter les plus simples opérations de arithmétique. L'auteur a senti probablement qu'il n'avait pas répondu à l'attente de l’Académie, et vers la fin de son travail, il demande ce que ce corps savant entend par les mots ensei- gnement scientifique. I entre alors dans quelques détails sur l’enseignement professionnel et donne un aperçu de ce qu’il devrait être. _ Les cours, selon lui, devraient durer trois ans et com- prendre, d’une part, les langues française, flamande, alle- mande et anglaise, et, de l’autre, les éléments des sciences mathématiques, physiques et naturelles, ainsi que le com- merce, la géographie et l’histoire. Toute cette partie, à peine indiquée, est certainement la plus faible du mé- moire. On sent que l’auteur ne s’est pas occupé sérieuse- ment du sujet dont 1! traite, ou que le temps lui a man- qué; 11 ne prend pas la peine de justifier le plan qu'il Tone VI. , 4 (1) propose et n'entre dans aucuns détails sur la méthode qu'il conviendrait de suivre dans l'enseignement. Toutes les sciences à peu près figurent dans son programme, mais rien n'indique jusqu'où il faut aller, ni quelle marche il faut suivre pour obtenir quelques fruits d’un enseignement aussi complexe. Il me semble impossible que l’Académie couronne ee travail incomplet. Je ne parle ici que de la partie scientifique du mémoire, et j'éprouve un vif regret de devoir énoncer un jugemeut peut-être sévère, car la partie littéraire me semble traitée avec supériorité? J'ajouterai même que J'ai vu pratiquer, avec un grand succès, la méthode proposée par Pauteur pour l’enseignement des langues anciennes. Plusieurs jeu- nes gens, instruits par celte méthode, se trouvaient après 5 à 4 ans d’études, plus avancés qu'on ne l'était après 5 ou 6 ans par les méthodes ordinaires. Ils étaient tenus, comme l'indique le mémoire, de former par. eux-mêmes leur grammaire et leur dictionnaire; ils n'avaient d'autre guide qu'un tableau résumant Îles déclinaisons des sub- slantifs et des pronoms ainsi que les conjugaisons des principaux verbes. Fajouterai même que, par ce mode d'enseignement tout rationnel, le jeune homme n’apprend pas seulement les langues anciennes, mais il shabitue, ce qui est plus précieux encore, à penser par lui-même et à se former un jugement sûr. Je ne m'arrêterai pas davantage à la parLie liuéraire du travail, qui a donné lieu aux deux excellents rapports de nos honorables confrères; je ne puis cependant m’em- pêcher de faire remarquer que l’auteur supprime complé- tement le flamand de son programme d'études pour la sec- tion des humanités. EL place, il est vrai, l'allemand à côte du français; mais j'aurais voulu savoir au moins sur quels (ui) puissants motifs il appuie cette substitution. Je ne vois pas . ce qui peut autoriser à négliger une langue parlée par la grande majorité d’une nation. Je termine ce rapport, déjà trop long peut-être, en exprimant le regret de ne pouvoir voter la médaille d’or en faveur du concurrent; son mémoire présente trop de lacunes. Je crois, du reste, que l’auteur est très en état de l'améliorer et qu'il ne manquerait pas de le revoir, si la question était maintenue au concours. Je serais disposé cependant à lui accorder une médaille en argent ou en vermeil avec une mention très-honorable. » y 1018 MÉMOIRE SUR L'ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT. LIVRE I. PRINCIPES GÉNÉRAUX. Principe, — But, — Moyens. — Unité, — Déductions. C'est grâce aux soins assidus d'une mère que l'enfant, cet être fragile, privé de toute intelligence, laisse entrevoir insensiblement une force, une énergie intérieure, dons précieux de la nature qui le placeront bientôt au-dessus de tous les êtres créés. Cent fois la mère répète les mêmes termes, cent fois elle répète ies mêmes expressions; jamais elle ne se décourage; la victoire vient couron- ner ses efforts : l'enfant articule quelques paroles. Incapable de réflexion , il ne juge pas encore, 1l n'a de tout ce qui l'entoure qu’une image vague et incertaine; crédule à l'excès, il ajoute une foi naïve à tout ce qu'il voit, à tout ce qu'il entend. Bientôt s'opère en lui une seconde révolution non moins étonnante que la première : l'enfant commence à comparer, à saisir certains rapports, il tend à passer de la réceptivité à l’activité, Il n’y a encore rien de fixe dans cette jeune intelligence, il n’y a que des tendances, des essais plus ou moins prononcés. Mais, à dater de ce moment, | (2) on doit redoubler de zèle, pour lui imprimer un mouvement fixe et régulier vers le bien, en lui traçant la voie qu’elle devra suivre, sous peine de s'égarer. Il faut prendre soi-même lenfant par la main et le conduire pas à pas dans cette voie parsemée d'écueils, qui n’est autre que la voie de la nature avec ses mauvais instincts, que la voie du monde avec ses vices et ses passions. Commence dès lors pour les parents un véritable sacerdoce. Crai- gnant de succomber à la tâche, ils ont hâte de le déposer en d’au- tres mains. En plaçant son fils dans une maison d'éducation, le père dit aux éducateurs de la jeunesse : « Je remets entre vos mains toute mon autorité, je vous confie mon fils. D'ici à quelques années, je vous le redemanderai, et je vous le redemanderai tel que vous le voyez aujourd'hui, pur, vertueux, innocent. C'est un vase sacré tout resplendissant d’or, que je vous donne en dépôt; ornez-le de nou- velles pierreries; surtout ne le laissez pas ternir, car vous en êtes responsable devant Dieu et devant les hommes. Tout en lui faisant parcourir les champs si féconds de la Grèce et de Rome, ayez soin d'orner son cœur des plus sublimes vertus, pour qu'il puisse accom- plir la destinée que la Providence lui a réservée dans ce monde et dans un monde meilleur. » Écarter du cœur de l'enfant tout vice, toute passion, toute in- fluence délétère; fortifier sa mémoire, affermir son jugement, agran- dir son imagination; tel est le double but que doivent poursuivre, par tous les moyens possibles, ceux qui sont préposés à l'instruction et à l'éducation de la jeunesse. Nous n'avons à nous occuper ici que de ce qui concerne Fin- struction. Faisons ce que fait la mère : elle suit instinctivement la méthode naturelle. Que de moyens n'emploie-t-elle pas pour éveiller les facultés de son enfant, en exerçant sur lui une action directe, continuelle, incessante ? Tel est, selon nous, l'unique fondement sur lequel doit reposer tout système d'instruction. Tous ne pensent pas de même. Il en est qui prétendent que le professeur est appelé à jouer un plus grand rôle que l'élève; celui-ci, (8): d'après eux, n'occupérait que le sécond plan du tableau, comme si l'on ne voyait pas tous les jours des hommes doués d'immenses connaissances et d’un talent de parole incontestable, venir échouer dans la carrière de l'enseignement; tandis que d’autres, avec dés connaissances ordinaires, sont d'excellents professeurs, ét forment de très-bons élèves. Cela tient à ce que le professeur n'ést qu'un guide, qui a pour mission de conduire la jeunesse dans un champ encore inconnu , le champ de la science; malheur à lui si, pour le parcourir tout à son aise, il abandonne l'enfant à l'entrée-de la plaine, sans lui permettre de le suivre dans ses excursions scien- tifiques! Le peintre qui veut étudier un beau musée, s’en référera- t-il exclusivement à son guide, ce guide füt-il d’ailleurs un Rubens ou un Raphaël? Non sans doute ; il voudra voir, examiner, juger par lui-même. Et que dirait-on d'une mère qui, au lieu d'exercer son enfant à marcher, se contenterait de se promener majestueu- sement sous ses yeux, en lui disant : « Regarde bien, mon enfant, regarde encore, regarde toujours. » Le professeur, dont nous ve- nons de parler, ne fait-il pas absolument la même chose ? Que fait la mère? Elle prend son enfant par la main, le soutient, le conduit elle-même, jusqu'à ce qu'enfin il puisse faire quelques pas sans son secours; elle se tient alors à distance, le surveille soi- gneusement, suit tous ses mouvements du regard, et lorsqu'elle le voit penchant d'un côté ou de l’autre, elle s'y précipite instinetive- ment, rassure ses jeunes pas encore chancelants, et c’est ainsi que, grâce à des soins assidus, réitérés, l'enfant finit par se passer du secours de sa mère. Faisons donc ce que fait cette mère; ne nous élevons pas dans de vaines abstractions, l'enfant ne pourrait pas les saisir; abaissons- nous jusqu'à son niveau, suivons-le pas à pas; montrons-lui le che- min qu'il doit parcourir, rappelons-lui celui qu'il a déjà parcouru, mais ne l'abandonnons pas encore à lui-même, il s'égarerait infailli- blement. TT N'oublions pas pourtant que nous nous adressons à une intelli- gence, à un principe pensant; n'oublions pas qu'il y a dans l'enfant un vide immense à combler, mais qu'heureusement ce vide peut se combler de lui-même ; pour cela, traitons-le comme les Spartiates trai- (4) taient leurs enfants : montrons-lui la nourriture qui lui est destinée, mais qu'il sache la saisir; cette gymnastique intellectuelle doublera ses forces. C'est ainsi, comme le disait un homme d'esprit, que nous travaillerons à nous rendre inutiles. Nous ne sommes , en effet, que des agents destinés à donner les premières impulsions à des corps qui, tôt ou tard, abandonnés à eux-mêmes, devront non-seulement se mouvoir de leur propre énergie, mais encore imprimer le mou- vement à d'autres corps. Tenir constamment en éveil l'intelligence de l'enfant en l'activant le plus possible, voilà tout le système; et ce système a été compris merveilleusement quoique instinctivement par la mère : c’est donc qu'il est conforme à la nature. Nous ajoutons qu’il est conforme à la psychologie. Quel que soit le nom que l'on donne à cette force intime, unique, simple, spontanée; qu'on l'appelle intelligence, principe pensant, raison, âme , il n'en est pas moins vrai que c'est cette force qui donne la vie et imprime le mouvement à tous nos actes, à tons nos désirs, à toutes nos volitions; que c'est d'elle que tout part; que c'est à elle que tout aboutit, et que, sans elle, l'homme serait loin de prétendre au titre pompeux de roi de la nature. Puisque c'est l'âme qui est le réceptacle et la source imminente de tous nos sou- venirs, de toutes nos affections, il importe done de la scruter, de la sonder en tous sens, sous peine de nous être inconnus à nous- mêmes. Il importe également que l'enfant le comprenne; il importe que le professeur le lui fasse sentir, non par de vaines théories que l’en- fant ne comprend pas, mais par des exemples et des faits positifs. I faut qu'il lui rappelle constamment à l'esprit ce qu'il a vu; qu'il l'exerce sans cesse à saisir de nouveaux rapports; qu'il mette à pro- fit toutes ses connaissances antérieures ; qu'elles lui servent de point de départ pour ses connaissances à venir; qu'il fasse du tout un faisceau indissoluble; autrement ce serait construire sans base, faire marcher l'enfant sur un sol mouvant et compromettre gravement son avenir. Aussi cette grande loi d'action directe et continue sur les facultés de l'élève sera-t-elle pour nous comme un phare Inminenx vers le- (3) quel se dirigeront sans cesse nos regards, de crainte de nous égarer au milieu de profondes ténèbres, et de venir, comme tant d’antres, échouer au milieu des écueils sans nombre qu'on rencontre à chaque pas dans la carrière de l'enseignement. Cette loi est universelle. Partout, à tout âge, n'importe dans quelle carrière, l'homme, pour atteindre au progrès véritable, de- vrait s'y conformer fatalement s'il n'y était poussé instinctivement. Le retour incessant de l'esprit humain sur lui-même, ou, en d'au- tres termes, la conscience de soi, constitue l'un des attributs primi- tifs et essentiels du principe pensant. L'âme est active de sa nature. Elle peut par elle-même et sans sortir d'elle-même, soumettant à un examen attentif ses connaissances actuelles, trouver de nombreux rapports qui lui étaient jusqu'alors inconnus, et enfanter ainsi des idées nouvelles. Il ne faut done pas considérer l'élève comme un être inerte et sans spontanéité, Il ne faut pas lui verser la science, comme on verserait de l'eau dans un vase, cela ressemblerait trop au tonneau des Danaïdes. Voilà le principe; il nous reste à déterminer le but. Nous touchons à l'un des problèmes les plus importants et les plus compliqués de l'instruction. Le résoudre, ce serait rendre à la jeunesse un immense service; le laisser insoluble, ce serait errer en suivant la vieille ornière de la routine, sans fil conducteur, dans un véritable labyrinthe. L'instruction a évidemment pour but d'ennoblir l’homme. Or, qu'est-ce que l'homme? Un être avant tout intellectuel et moral. C'est un être intellectuel, car il a des idées qu’il saisit, qu'il combine, qu'il juge, idées qui ont leur fondement dans l'intelligence humaine. C'est un être moral, ear il est. doué de désirs, d’affeetions, de pas- sions, qui ont leur source dans un de ses plus nobles attributs, le cœur. L'instruction a donc un double but à atteindre, sous peine d'être tronquée et imparfaite. L'homme est également doué d’une double nature. S'il est porté à faire le bien, il est aussi porté à faire le mal. Une lutte perpétuelle entre ces deux principes opposés se manifeste en lui. L'instruction est une arme à deux tranchants, destinée à faire le bonheur ou le malheur de la société. Corrompre le cœur du jeune homme, tout (6) en développant ses facultés intellectuelles, ee serait, en lui réservant un bien triste avenir, saper par sa base l'édifice social. Ne sortons pas du cadre tracé. et passons à l'instruction propre- ment dite. De nos jours, on transforme les colléges en aniversités, et les élèves en encyclopédistes. ° Parturient montes, nascetur ridiculus mus. C'est là, du reste, un péché déjà bien vieux, « On semble, a dit un savant belge, avoir oublié que l'enseignement doit consister moins à faire des savants qu'à donner l'aptitude à le devenir, » Agrandir et élever, autant que faire se peut, l'intelligence humaine, de manière à la rendre apte à embrasser n'importe quelle carrière, voilà une des grandes fins que ne doit jamais perdre de vue tout professeur consciencieux; et cette fin est en rapport ou plutôt se confond avec le principe fondamental de l'enseignement. Prétendre faire des savants au collége, c'est méconnaître la nature de l'enfance, nature trop faible, trop débile, pour embrasser avec fruit un amas indigeste de sciences diverses, qui dépassent les bornes de son intel- ligence ; il faut la prendre, cette intelligence, telle qu'elle est, l'éle- ver insensiblement et la préparer à des études supérieures et appro- fondies. L'étude de la langue maternelle est sans contredit l'un des moyens les plus puissants pour stimuler et agrandir l'intelligence humaine; c'est par elle que s'engendrent et se manifestent nos idées et nos sentiments; c'est elle qui nous met en relation avec le monde exté- rieur, elle est le véhicule de la pensée. Elle n'est à la vérité qu'un instrument, mais c'est un instrument indispensable, nécessaire dans toutes les positions de la vie. Les mathématiques , outre les avantages immédiats qu'elles pro- eurent à la vie, sont appelées par leur nature à exercer sur l'esprit du jeune homme, la plus heureuse influence ; mettant un frein à l'imagination souvent trop prompte de l'enfant, elles le forcent à réfléchir, à raisonner, à conclure. On pourrait les appeler le régula- teur de l'esprit humain. L'histoire en général, l'histoire nationale surtout, doit aussj (7) entrer dans le cadre des études moyennes ; c'est là que l’on trouve des exemples frappants de courage, de dévouement, de vertus, propres à développer dans le cœur de l'enfant les nobles instincts que le Créateur y a déposés. C’est là qu'apparaissent dans toute leur horreur, les crimes, les vices, les turpitudes, pour lesquels le jeune homme doit montrer une profonde répulsion; c’est là qu'il apprend à aimer sa patrie, ses institutions, ses grands hommes. L'histoire, en un mot, sera pour lui une école d'expérience et de patriotisme. Aucun élève, n'importe la seetion à laquelle il appartienne, com- merciale, industrielle, humaniste, ne peut ignorer l'une ou l’autre de ces matières sans laisser un grand vide dans ses études. Chaque section exige naturellement des études spéciales. Nous ne parlerons iei que de la section des humanités. Pour comprendre la vie tant privée que publique des deux grands peuples de l'antiquité, il faut vivre de la même vie qu'eux, respirer, pour ainsi dire, la même atmosphère qu'ils ont vespirée; il faut les voir de ses propres yeux, sans interprète, luttant comme dans un champ clos, ou de grandeur ou de bassesse. Lisez Hérodote, Pin- _dare, Démosthène, Tacite ou Juvénal, et vous comprendrez ce que c'était qu'un Grec, ce que c'était qu'un Romain. Ne recourez pas à des traductions, vous n'auriez qu'un corps sans âme. Offrez à la jeunesse ces modèles éternels que la voix des siècles a proclamés parfaits (autant qu'il est donné à l'homme d'atteindre à la perfection), offrons-lui Homère et Sophocle, Virgile et Horace. Disons-lui que l’ancien idiome français s’est formé en grande partie des débris de l’ancien idiome latin, que la langue de Cicéron n’a pas péri entière- ment, qu'elle a laissé une fille digne d'elle, qui lui tend la main comme à une mère qu'elle honore et qu'elle chérit. Et que de ressources n'offre pas l'étude intelligente des auteurs anciens! Véritable gymnastique intellectuelle, elle met en branle toutes les facultés du jeune homme. Saisir les différences des for- mes, les retenir, les appliquer; avoir l'intelligénee des termes, des phrases, des périodes; trouver l’idée fondamentale d’un chapitre, d’un livre peut-être; redescendre de l'ensemble aux détails, remon- ter des détails à l'ensemble; rapporter et unir intimement la forme au fond; cette étude simultanée n’exige-t-elle pas une tension perpé- (8) tuelle de l'esprit qui double ses forces , et se prépare à soutenir an jour des luttes. bien plus opiniâtres encore ? L'étude de l'antiquité, en montrant combien est petit le Jupiter d'Homère, comparé au Jéhovah de Moïse, établit un contraste frappant entre le polythéisme des anciens et le christianisme des modernes, contraste tout à l'avantage de ce dernier. La langue maternelle, les langues anciennes, les mathématiques, l'histoire et son satellite, la géographie, telles sont les branches essentielles, comprises ordinairement sous le nom d’humanités, et dont la connaissance est exigée pour l'obtention du grade d'élève universitaire. Maintenant que nous avons un point de départ fixe, l’activité personnelle de l'élève; un but certain, rendre, par des études spé- ciales et appropriées, la jeunesse apte à parcourir un jour honora- blement la carrière à laquelle elle se destine, il nous reste à faire le parcours avec le plus d'ordre et d'ensemble possible. Or, pour qu'il y ait de l'ordre, il faut qu'il y ait de l'unité. L'u- nité est une des lois fondamentales de notre nature. L'homme, être borné et imparfait, ne saisit pas par intuition, il passe continuel- lement de l'analyse à la synthèse et de la synthèse à l'analyse. Cette grande loi de l'unité est d'autant plus nécessaire que objet sur lequel portent nos investigations est lui-même plus compliqué. Et qui oserait nier que l'instruction moyenne, qui renferme tant de parties en apparence si disparates, qui embrasse un si long espace de temps, qui a besoin du concours de tant d'hommes différents, qui oserait nier, dis-je, que l'instruction moyenne ne soit un des problèmes les plus compliqués qui aient jamais été posés à l'homme, problème redoutable, de la solution duquel dépend toute une géné- ration , l'avenir même de la société? Aussi que de plans, que de sys- tèmes contradictoires! Et n'est-ce pas témérité de notre part de venir présenter un plan d'organisation, après que tant d'hommes de ta- lent, devant l'autorité desquels nous voudrions nous ineliner, ont consacré de si longues veïlles à la solution de cette importante question ? Et pourtant, l'enseignement moyen se trouve dans un état bien déplorable, 1 nous en coûte de faire cet aveu, mais mieux vaut (9) avouer franchement la vérité que de se bercer de fatales illusions. Les rapports publiés depuis bon nombre d'années par des hommes compétents, pris tantôt dans le sein , tantôt en dehors de l'enseigne- ment moyen, ne laissent plus de doute à cet égard; et, au besoin, le témoignage de bien des jeunes gens viendrait confirmer ce que nous avançons. Nous n’hésitons pas un seul instant à affirmer que cette faiblesse est due principalement à l'absence d’un plan d'études régulier, par- tant d'un principe vrai, marchant vers un but fixe et soumis à la loi rigoureuse de l'unité. Terminons ce chapitre par quelques déductions. Le professeur doit, par tous les moyens possibles, exercer une ac- tion directe et incessante sur les facultés bien dirigées de l'enfant, de manière à les développer de plus en plus, au moyen d'études ap- propriées à la position qu'il occupera un jour dans fa société. Le professeur, qui n’est qu'un moyen intelligent destiné à activer une autre intelligence, doit avoir fait de la nature de l’homme en général, de celle de l'enfance en particulier , une étude aussi variée qu'approfondie ; il doit connaître tout spécialement les bonnes et les mauvaises qualités des jeunes gens confiés à sa direction. Cette étude psychologique et Fexpérience lui montreront claire- ment qu'il doit, avant tout, avoir prise sur la volonté de l'élève, que c'est là l'unique moyen d'action sur l'intelligence. Comment avoir prise sur la volonté? Par la persuasion, ou mieux, comme dit Montaigne, par « une sévère douceur. » « Otez-moi, dit-il encore , la violence et la force; il n’est rien à mon avis qui abätar- disse et étourdisse si fort une nature bien née. » De plus, cette étude psychologique montrera au maitre que la répétition est l’âme de l'enseignement. (10) LIVRE IX. _ ÉTUDES PRÉLIMINAIRES. Nécessité d’élablir des études préliminaires el communes. — Matières. — Leur enchaïnement. — Séparation complète des sections. Un des grands obstacles aux progrès des études moyennes, c’est la faiblesse excessive des enfants à leur entrée au collége. Bien sou- vent ils ignorent les règles fondamentales de l’arithmétique et jus- qu'à l'orthographe usuelle. A peine savent-ils lire et écrire. On a grand tort d'admettre ces élèves; on compromet ainsi tout à la fois et leur avenir et l'avenir de l'établissement. Mais, vivant sous le régime de la libre concurrence, nous sommes portés à ne pas refuser des jeunes gens que d’autres s'empresseraient d'admettre. On se fait d’ailleurs illusion : On compte sur une intelligence d'élite, sur un travail assidu, sur des répétitions fréquentes, que sais-je? Et les facultés de l'enfant, au lieu de se développer, se ralentissent , s’ar- rêtent et s'émoussent. Nous eroyons qu'il suffirait, pour faire disparaître’ -cet état de choses, d'établir des études préliminaires communes à toutes les sections. Partout on exige l'étude de la langue maternelle, de Farith- métique, de l’histoire, de la géographie. Ne serait-ce pas épargner à l'élève un temps précieux que de commencer par lui inculquer ces connaissances essentielles et primitives? Pendant ce temps, l'enfant aidé des sages conseils de ses professeurs, pourrait discerner et ses goûts et ses aptitudes, et n'embrasserait pas aveuglément une car- rière qu'il se verra peut-être forcé d'abandonner un jour, au grand détriment de son avenir. Après ces premières années, il se ferait un triage. Plusieurs jeunes gens rentreraient au sein de leur famille, non plus comme autrefois, doublés de quelques haïllons de grec et de latin, dont ils (11) | ne savent que faire, mais possédant des connaissances réelles et suf- fisantes pour gérer leurs propres affaires. D'autres, et ce serait le plus grand nombre sans doute, poursuivraient leur carrière et Ja poursuivraient avec rapidité; car leurs travaux préliminaires au- raient déblayé considérablement la route, tout en leur-donnant à eux-mêmes plus de force et de vigueur pour la parcourir. Déterminons les matières qui devraient faire l’objet de ces pre- mières années d'étude. Toutes les langues ont certains rapports communs, basés sur la nature même du langage. Dans toutes, il y a des substantifs, des verbes, des modificatifs; c'est là ce qu’on pourrait comprendre sous le nom de grammaire générale , dont la connaissance faciliterait sin- gulièrement les études linguistiques postérieures. On éviterait une confusion de définitions, empruntées à des grammaires différentes, véritable logomachie qui obseurcit les choses les plus simples. Vien- draient ensuite les spécialités de la langue maternelle. L'arithmétique est d'un usage trop fréquent pour ne pas être rangée parmi les branches essentielles. On devrait éviter les théories abstraites, si opposées à la nature de l'enfance, pour se renfermer dans un enseignement plus pratique, et par là même plus intéres- sant et surtout plus utile. L'histoire, mais l'histoire simple, narrative, mise à la portée de l'élève, l’intéressera vivement. Descriptions de mœurs, récit de grandes batailles, biographies des héros qui dominent toute une époque, voilà de quoi exciter l'attention des jeunes gens. On leur montrera les peines et les remords attachés aux vices, les récom- penses et la paix intérieure attachées à la vertu; on les exercera à juger les hommes et les faits qu'ils étudient, et l'histoire deviendra pour eux une école d'expérience. L'enfant se familiarisera avec les grands hommes de sa patrie qu'il apprendra à aimer dès ses plus tendres années. | La géographie marchera partout de pair-avec l’histoire comme sa compagne fidèle et inséparable. Comment coordonner ces différentes matières? Quelle marche suivre? Quelle méthode adopter ? Et d’abord, nous rejetons d’une manière absolue toute gram- (12) maire, dans le sens que l'on attribue ordinairement à ce mot, c'est- à-dire en tant qu'elle n’est qu'une longue et aride nomenclature de règles et d'exceptions fastidieuses et rebutantes; nous la rejetons, parce qu'elle émousse les plus nobles facultés de lenfant, au lieu de les ennoblir; nous la rejetons, parce qu’elle est antinaturelle, opposée à l'enseignement maternel; nous la rejetons enfin, parce qu'au lieu d'adopter cet axiome : « Action directe et incessante sur l'intelligence de l'élève, » nous devrions adopter celui-ci : « Action divecte et incessante sur la mémoire de l'élève, » Avec un tel prin- cipe, il ne faudrait que du temps et de la patience pour faire d’un perroquet un savant. Nous voudrions aussi une grammaire, mais une grammaire con- çue dans un tout autre sens. | Cette grammaire pourrait se diviser en deux parties : l’une trai- terait de la grammaire générale commune à toutes les langues, l'autre traiterait des spécialités propres à la langue française. Dans l'un et l'autre cas, les exemples devraient précéder la règle; lenfant pro- cède toujours par analyse, jamais par synthèse. Les faits doivent done précéder toute théorie. Ces faits, ces exemples choisis avec discernement, devraient surtout intéresser la jeunesse. Le précepte ou la règle ne ferait qu'énoncer brièvement la conclusion gramma- ticale de cet exemple. Une grammaire ainsi conçue ne s'adresserait plus exclusivement à la mémoire de l'enfant, mais elle tiendrait en éveil toutes ses fa- cultés, qui se prêteraient un concours mutuel. La grammaire générale pourrait comprendre dix chapitres. Cha- que partie du discours ferait l'objet de l'un de ces chapitres. Un chapitre pourrait se subdiviser en paragraphes. Elle aurait pour objet spécial de faire comprendre à l'élève, non plus par de vaines définitions, mais par des faits réels, intelligibles, le sens propre des diverses parties du discours, ainsi que leurs rapports réciproques ; ce qui fournirait à l'élève la clef de toutes les langues et abrégerait considérablement ses études ultérieures. À cette partie se rattache- rail aussi la syntaxe générale, dépendant de lois fixes et pouvant se formuler en sentences très-courtes. La seconde partie, où syntaxe spéciale, consisterait uniquement (15) en exemples, choisis à dessein pour faire ressortir les particularités de da langue française que l'on comprend d'ordinaire sous le nom d'idiotismes. Ces idiotismes, introduits par Füusage, ne peuvent pas se traduire en règles. Jé sais que bien des grammairiens l'ont tenté, mais ils n'ont abouti qu'à donner aux jeunes gens un dégoût profond pour l’étade de lalangue maternelle. Cest ici surtout qu'il est néces- saire d'encadrer dans un rééit attrayant et instructif toit à la fois ces difficultés ou plutôt ces bizarréries de langage qui ne s’expli- quent pas. L'enfant, s'intéressant à ce récit, le souméettra à une analysé rigoureuse ; tout en Fimitant dans ses propres compositions, etibretiendra, sans effort, ces spécialités de langage, sur lesquelles ik se serait en vain torturé Fesprit, si elles se fassent trouvées commé _enfilées dans ane grammaire ordinaire. Mais où trouver ces exemples utiles et intéressants tout à la fois ? L'histoire viendra en aide à la grammaire : mœurs, récits, ba- tailles, grands hommes , descriptions, voilà de quoi intéresser len- fant au plus haut point. C'est aïnsi que ces deux branches s'entr'- aideront et se fortifieront mutuellement. L'histoire sera un code dé grammaire, la grammaire an code d'histoire, la géographie tendra la miain à ses deux sœurs, et toutes trois formetont, pour la pré- mière fois peut-être, une trinité inséparable. Nous n'avons pas la prétention de vouloir donner un cours com- plet d'histoire et de géographie : ce serait poursuivre une chimère. Nous ne voulons qu'agir sur l'esprit ét le cœur de l'enfant ; et nous croyons que Fétude de Fhistoire, telle que nous l'avons définie plus haut, est éminemment propre à atteindre ce but, L'histoire n’est done pour nous qu'un moyen. Toutefois, il n’en: est pas moins vrai qu'après ces études préliminaires, Fenfant aura déjà acquis bien des connaissances qui Ru rendront plus tard d'immenses services. Tel est notre plan d'organisation. Ce plan, dans sa simplicité, n'exigerait pas au delà de deux an- nées d'étude. La première comprendrait l’arithmétique jusqu'aux fractions inelusivement, la grammaire générale, l'analyse gramma- ticale, l'histoire et la géographie universelles; la seconde compren- drait toute l’arithmétique, toute la grammaire, l'analyse logique, l'histoire et la géographie de la Belgique. Toue VI. js) (14) C'est ici que doit se faire le triage. Les enfants vont se ranger par section; les uns, destinés aux études libérales, se placeront sous la noble bannière des humanités ; les autres suivront les études in- dustrielles, commerciales, scientifiques ; quelques-uns rentreront au sein de leur famille. ; Convient-il de séparer d'une manière absolue toutes les sections, ou bien ne serait-il pas préférable d'établir des cours communs pour les branches communes à diverses sections? Nous opinons pour urie séparation complète. De ce que les matières sont les mêmes, il ne résulte nullement qu'elles doivent être enseignées de la même manière; chaque sec- tion a son but relatif, ses tendances spéciales ; partant, les moyens qui doivent concourir à ce but, fussent-ils les mêmes en apparence, doivent différer en réalité. Ainsi en est-il du français, de l'histoire, de la géographie. Les divers cours ne doivent-ils pas former un tout complet et inséparable? Le professeur de français comparera sans cesse, dans les humanités, la langue maternelle aux langues an- ciennes ; ailleurs ce sera sur les langues modernes que portera cette comparaison. Quant à l'histoire, elle prendra des proportions bien plus grandes dans les humanités que dans les diverses sections scien- tifiques, et se liera intimement à l'étude des auteurs classiques. Les mathématiques suivront une direction conforme à l’avenir du jeune homme. Enfin, l'expérience a démontré suffisamment qu'il n’y a rien de plus nuisible aux fortes études que d'établir des cours communs à diverses sections; il devient alors impossible de créer un système de méthode régulier et uniforme, condition inhérente à tout progrès. Ce serait sans doute sortir de la question , que d'exposer un plan complet d'organisation pour toutes les sections; aussi nous restrei- gnons-nous, pour le moment, à la seule section des humanités. me sr — “CN (15) LIVRE IL. ENSEIGNEMENT LITTÉRAIRE. LA tel CHAPITRE Le. EXPOSÉ GÉNÉRAL D'UN NOUVEAU PLAN D ORGANISATION. Du système de jusætlaposilion, — Du système de spécialisation. — Du littératéur. — Division des humanités en deux sections. Il faut, avons-nous dit, qu'il y ait un système uniforme qui domine et dirige toute l'instruction secondaire, il faut que tout soit prévu, étudié, combiné; il faut que la route de l'instruction si longue, hérissée de tant d'obstacles, soit déblayée d'avance, et que le jeune homme marche droit à son but. Or, est-il possible, dans le système actuel, que l'enfant qui passe par les mains de tant de guides diffé- rents, ne dévie pas de la ligne droite? D'après la méthode généralement suivie, les études inntinétiites sont divisées en six ou sept sections que l’on appelle classes; à chaque _ classe est attaché un professeur spécial, chargé de l’enseignement de la plupart des branches; le temps fixé pour chaque section est d’une année, après laquelle l'élève entre dans la classe immédiatement su- périeure; au bout de six ou sept ans, l'élève a passé par tous les degrés de l'échelle et terminé régulièrement ses humanités. Nous ne prétendoris pas que ce système doive logiquement abou- tir à de fatales conséquences ; mais nous affirmons, ce que l’expé- rience a du reste démontré, que l'enseignement moyen marche à grands pas vers sa ruine et qu'il est urgent d’y porter remède. Certes, si tous les professeurs d’un même établissement adoptaient wne ( 16 ) marche rationnelle et uniforme, suivie scrupuleusement, dans son application, par chacun d’entre eux, nous applaudirions Ge tout cœur à ce vieux système de classes, cette arche sainte à laquelle, dès lors, il ne serait pas permis de toucher. Mais est-ce là ce qui a lieu ? Dans combien d'établissements suit-on cette méthode uniforme? Interrogez les élèves eux-mêmes et ils vous répondront {ot capita, tot sensus. Il ne suflit pas de dire : nous suivrons telle marche, nous adopterons tel principes c'est à l'œuvre qu'il faut voir le principe, c'est sur le fait qu’il faut le saisir. Le professeur se donne-t-il jamais la peine de suivre les jeunes gens, pas à pas, lorsqu'ils n’ont point en- core franchi la porte de sa classe? Chaque année, l'enfant n'entre-t-1l pas dans un monde tout nouveau, faisant main basse sur ses con- naissances antérieures pour s'en ingérer de nouvelles, bientôt rem- placées par d’autres? Et c'est amsi qu'il arrive au terme deses hu- manités, escorté d’un amas de détails que rien ne coordonne, sans connaissances positives, n'ayant du tout qu'une teinte bien légère que le moindre vent emportera, et détestant également et ses Hivres et ses maîtres. Ces tristes conséquences sont le résultat, non da mauvais vouloir de l'élève , non de l'ignorance où de l'indifférence du professeur, mais d'un manque absolu de système, # ‘une absence complète d'organisation. Frappés d’un tel état de choses, des sie dévoués à la Jeunesse ont proposé une nouvelle répartition, à savoir la spécialisation des tâches. De cette nouvelle ‘organisation résulteraient, selon nous, d'inimenses avantages, tant pour le professeur que pour l'élève. L'homme n’est pas un êtreuniversel, le Créateur a mis des bornes à son activité; il ne peut se mouvoir que dans une sphère assez étroite. C'est là ‘une vérité incontestable. Dans l’ancien système, lle professeur est chargé de presque toutes les branches:qui se donnent dans une classe, et il n’est pas ‘rare de voir le même homme en- seigner le grec, le latin, le français , l'histoire et la géographie. Lui est-il possible de se livrer à une étude ‘tant soit peu approfondie? Tous les professeurs répondentiivee moi que non, et cela se conçoit facilement. Le temps est absorbé en préparations, en leçons, encor- rections. Qu'adviendrait-il si le professeur devait posséder à fond DR (17) tout ee que les: élèves ont vu les années précédentes, faits historiques, détails géographiques, auteurs grecs, latins, français? Ses forces pourraient-elles y suflire? Ne suecomberait-il pas à ka tâche, ou bien ne donnerait-il pas ses cours sans s'occuper de ce que les élèves ont vu les années précédentes, de ce qu'ils ignorent, de ce qu'ils pour- raient avoir oublié. Quoi qu'il en soit, par suite de cette complica- tion, il arrive que le professorat est des plus pénibles , parfois même des plus rebutants. Aussi peut-on affirmer que, jusqu'ici, il n'y a pas-eu en. Belgique de carrière professorale. Les éducateurs de la jeunesse ont été recrutés çà et là, comme si l'avenir de la société w'était pas entre leurs mains | Dans la nouvelle répartition des cours, ces graves inconvénients disparaîtraient : les professeurs, n'ayant plus qu'une seule branche à enseigner, l’étudieraient avec goût et la connaîtraient à fond; leur position serait des plus agréables; les études deviendraient plus fortes. La science y gagnerait considérablement, et, comme nous allons le voir, les jeunes gens feraient de rapides progrès. Le professeur, devant conserver les mêmes élèves plusieurs an- nées consécutives, aura son plan tout tracé d'avance ; il ne marchera plus au hasard, sans but déterminé ; les élèves le suivront facilement dans cette voie nouvelle, qui s'élargira de plus en plus. Hs ne ren- contreront plus ces obstacles périodiques , quelquefois insurmonta- bles, toujours désastreux, que lon nomme classes; ils ne tendront plus une main d'adieu à un ami dont la présence eût suffi pour lever ces obstacles, et ne se mettront plus à la remorque d'un guide in- connu, dont les efforts pour les franchir seraient peut-être stériles, Non-sealement l'enfant doit parcourir librement une voie toute tracée, mais 1} doit revenir souvent sur la route déjà parcourue; l'en- fant apprend vite, mais il oublie plus vite encore. La répétition est l'âme de l'enseignement, et celui-là seul qui a dirigé pendant plu- sieurs années les travaux de l'enfance, sans la perdre un seul instant de vue, peut répéter avec fruit, parce que seul il est exactement au courant des connaissances du jeune homme. | H y a plus. Il arrive parfois qu'un enfant doué des plus belles qualités ne fait presque pas de progrès. H importe avant tout de connaître à quelle cause on doit attribuer ce relâchement , pour y (18) porter promptement un remède efficace. Or, l'enfant peut tromper bien plus facilement la vigilance du professeur qui ne l'a sous sa direction que pendant une année quelles soins assidus de quatre ou cinq personnes différentes, qui, pendant plusieurs années, ont con- tinuellement les yeux fixés sur lui. Le système de spécialisation offre encore ce précieux avantage de rendre personnelle, de morale qu'elle était auparavant, la respon- sabilité du professeur. Ne voit-on pas tous les jours des maîtres s'accuser mutuellement de la faiblesse des élèves ? Ici tout diffère : à chacun sa responsabilité. Si les jeunes gens se négligent dans l’une ou l'autre branche, on peut affirmer hardiment que la cause se trouve dans le professeur, puisqu'il a en son pouvoir les mêmes res- sources que ses collègues. L'amour-propre du professeur, Sa position, son avenir, tout est mis en jeu; il devra lutter de zèle et d'activité, car il n’ignore pas que les connaissances de ses ses serviront à le juger. De cette activité incessante du corps enseignant résultera le per- fectionnement des nréthodes. En accordant certaine latitude aux maîtres, ceux-ci chercheront sans cesse de nouveaux moyens pour éveiller l'attention des élèves et fixer leur volonté, et l’on verra enfin l'enseignement secondaire sortir de la vieille ornière dans laquelle il se traîne si péniblement depuis des siècles. On pourrait nous objecter : . « Vous avez établi comme principe que l’on devait sans cesse activer l'intelligence de l'enfant; qu'à cet effet, il fallait constam- ment le placer au niveau de ses facultés pour les élever graduelle- ment. Vous avez dit encore que des études trop hâtées et trop appro- fondies étaient directement opposées à ce principe-base; vous venez d'ajouter que, dans votre système , les professeurs rivaliseraient de zèle et d'activité pour rendre les études de plus en plus fortes et profondes; ne s'ensuit-il pas que l'enfant, devant satisfaire à la fois à cinq ou six personnes très-exigeantes, et ne pouvant y suffire, se relâächera complétement? Et dès lors, votre système de spéciali- sation n'est-il pas en opposition manifeste avec le principe que vous avez vous-même adopté? » Nous ne le nions pas, l'objection est sérieuse, et les études se- soit" nel mt (19) raient exposées aux plus graves inconvénients si chaque professeur était abandonné à lui-même, sans surveillance, ni contrôle; mais le programme serait là, déterminant nettement les matières exigées pour chaque année d'étude, et défense formelle serait faite au pro- fesseur de les outre-passer. Le préfet des études serait chargé de veil- ler à l'exécution du programme , et, par des inspections fréquentes, contiendrait le corps enseignant dans de justes limites; enfin, si ces mesures étaient insuffisantes, les élèves eux-mêmes, comme cela se voit toujours en pareil cas, ne manqueraient pas de se plaindre et de réclamer, L'objection prouve, du reste, en notre faveur, puisque le professeur pécherait par excès de zèle et d'activité, ce qui n'arrive pas toujours dans le vieux système. Ce vieux système, nous l'appellerons désormais système de juxta- position: Tels sont les avantages que présente le système de spécialisation ; il nous reste à le mettre à l'épreuve. L'enfant, avons-nous dit, n’a pas encore le jugement bien formé; doué d'une nature mobile et incertaine, il ne fait qu'eflleurer les choses ; avec une mémoire souvent heureuse, il ne peut que bien difficilement concentrer son attention sur un objet déterminé; il entrevoit tout et n'approfondit rien. Ce n’est qu'insensiblement qu'il parvient, grâce aux soins assidus d'un maître vigilant, à voir un “objet sous plusieurs faces, à le comparer à d'autres, à établir entre eux certains rapports, en un mot, à juger, à raisonner, à conclure. Il faut donc que les professeurs , et surtout les professeurs des classes inférieures, aient un langage simple, intéressant, de manière à être compris et à captiver l'attention des élèves; c’est en classe, sous les yeux et la direction de son maître, que l'enfant fait des progrès; à l'étude, abandonné à lui-même, il redevient distrait, et ses jeux l'oc- cupent beaucoup plus que ses leçons ou ses devoirs. Arrivé dans les classes supérieures, le jeune homme a encore besoin d’être surveillé, mais de plus loin; le maître doit lui laisser plus de latitude, parfois même l’abandonner à ses propres forces, tout en veillant soigneuse- ment à ce qu'il ne dévie pas de la route qui lui aura été tracée; c'est en dehors de la classe, dans ses études particulières, que le jeune homme fait le plus de progrès; là il essaie ses forces, il imite, il (20 ) juge et apprend de plus en plus à n’agir que " lui-même. H tend à devenir homme. 15 Pour atteindre ce bat, un professeur habile variera son sislbL ment et l'adaptera à l'intelligence plus ou moins développée de ses élèves. L'étude des grands auteurs prendra nécessairement d’autres proportions dans les classes supérieures que dans les classes infé- rieures. Le jeune homme saisira mieux les chefs-d’œuvre des peuples anciens, avec lesquels il s’est familiarisé depuis longtemps; il aimera à voir de près leurs poëtes, leurs historiens, leurs orateurs; 1] aimera à converser avec eux, à vivre pour ainsi dire de leur vie; il ira et méditera les auteurs modernes les plus célèbres, et cette étude com- parée lui fera saisir de mieux en mieux les beautés antiques, ainsi que la vie et les mœurs des grandes nations qui ont paru tour à tour sur la scène du monde. L'histoire, il aimera dès lors à la raisonner, parce qu'il pourra l’apprécier; elle lui apparaîtra sous un jour nou- veau, et s'il n'est pas encore à même d'en saisir toute là portée, d'en pénétrer toute la profondeur , il en comprendra du moins le sens et les caractères essentiels ; et quel vaste champ pour limagi- nation, cette noble faculté, que létude de ces génies qui se sont élevés si haut, tant par leurs écrits que par leurs actions! Et plus tard , alors que le jeune homme , abandonné à lui-même, sera lancé dans le monde, combien de fois ne remerciera-t-il pas ceux qu l'avaient pour ainsi dire émancipé d'avance! Si done, dans les premières années de ses études, l'élève: doit, avant tout, sans pourtant négliger l'étude du fond, comprendre et retenir la partie mécanique des langues, pour en pénétrer plus tard toutes les beautés ; s’il ne peut pas encore, vu l'état de faiblesse où se trouvent ses facultés, comprendre la portée et l’ensemble d'une œuvre littéraire d’une certaine étendue; s'il doit se restreindre aux principes généraux de l’art d'écrire; si, en un mot, il ne peut saisir que bien imparfaitement encore, l'enchaînement des diverses bran: ches qui concourent à son instruction, évidemment le système de spécialisation peut satisfaire, sans présenter le moindre inconvé- nient, à tout ce qu'on esten droit d'exiger de l'enfance. Maïs ce système ne doit-il pas être appliqué différemment dans les classes supérieures ? (2) Les facultés du jeune homme agrandies et fortifiées ont pris pour ainsi dire leur essor, elles demandent un champ plus vaste à exploiter plus librement. Le jeune homme connaît le mécanisme des langues qu'il à étudiées, il lui reste à en saisir l'esprit et la vie; il doit s'iden- tifier avec les grands hommes de l'antiquité, avec leurs mœurs, leurs vertus, je dirais presque leurs vices. L'étude des classiques doit être en même temps une étude historique; l'élève doit lire, étudier, s'approprier les grands écrivains qui reflètent leur époque; il doit les comparer et les juger ensuite, en partant d'un point de vue plus sublime que tout ce que nous a laissé l'antiquité paienne, le point de vue chrétien. A côté de cette étude intime, historique, fonda- mentale, un professeur habile ne négligera pas l'étude littéraire; il montrera aux jeunes gens que les anciens ont attéint la perfection de la forme dans les divers genres de littérature; il leur proposera ces auteurs comme les modèles éternels du beau; il déduira, de cette étude réelle et comparée, les principes généraux de l'art d'écrire, les préceptes de poésie, d'histoire, d'éloquence, et l'élève se trouvera heureux d'être débarrassé d’un fatras de règles inutiles qu'on ne confie d'ordinaire qu'à la mémoire. On va nous dire peut-être que nous sommes optimiste, qu'il est impossible d'inculquer à la-jeu- nesse des connaissances aussi relevées, que nous poursuivons un rêve, une chimère, une utopie; qu'il suflit, pour s'en convaincre, dé parcourir les établissements les plus prospères; que ce serait, de notre part, une prétention aussi ridicule qu'absurde de vouloir changer la nature humaine. | À cela nous répondrons qu'on se slaeu: pour nous juger, sur un terrain qui n’est pas le nôtre, le terrain de la routine, qui a enfanté le système .que nous avons justement appelé système de Juxtaposi- tion. Nous ne sachons pas qu’en Belgique un plan d'étude rationnel _ et logique ait jamais été mis en exécution; partout nous n'avons vu qu'incertitudes et incohérences; nous avons bien entendu çà et à s'élever quelques voix généreuses; mais nous savons que ces voix ont prêché dans le désert et sont restées sans écho. Notre projet nous paraît, certes, réalisable, en présence des nombreuses années que Penfant passe au collége, années d'expansion et d'énergie. Du reste, nous n’exigeons pas des connaissances universelles, comme Ls (22) on le verra plus loin, mais des connaissances assez restreintes, quoique sérieuses et positives. Ajoutons enfin que si les études moyennes devaient rester dans l'état déplorable où elles se trou- vent, l'on ferait bien de les supprimer entièrement. On paye vrai- ment trop cher quelques lambeaux de grec et de latin. Cela dit, revenons à la question. Si, dans les classes supérieures, un professeur était exclusivement chargé du grec, un autre du latin, celui-ci du français, celui-là de l'histoire, qui serait chargé de coor- donner et d'unir ces différentes branches? Cette tâche incomberait- elle à tous à la fois? Mais le moyen de s'entendre, de ne pas établir des théories peut-être contradictoires, au moins disparates, qui aboutiraient au désordre et à la confusion? Et ne serait-ce pas, en réalité, retomber dans le système de juxtaposition que nous venons de condamner irrévocablement ? D'ailleurs, ces cours supérieurs et comparés ne réclament-ils pas des études préliminaires, spéciales et approfondies, que bien peu de personnes jugent à propos de faire? Fidèle à notre système de spécialisation, nous aimerions done à voir, à côté des autres professeurs, un professeur spécial, que l'on pour- rait appeler le littérateur, exclusivement chargé de donner, dans les deux classes supérieures, l'étude comparée, historique et littéraire, des grands auteurs des temps anciens et modernes. Concluons. En prenant pour base le système de spécialisation, nous nous sommes conformé, quant à son application, à la nature intellectuelle de l'enfance. Voilà pourquoi nous partageons les huma- pités en deux sections, que l'on pourrait appeler section inférieure et section supérieure. La première comprend trois années d'étude, Ja deuxième n'en comprend que deux. Tel est le plan général que nous adoptons et que nous allons dé- velopper dans les chapitres suivants. Nous commencerons par l'étude des langues. Se e-n c innttuede, — ptd à à (25) CHAPITRE IT. DES JANGUES. sie L Examen critique de l’ancienne méthode. — Exposé d’une nouvelle méthode. — Langue latine. — Exemple. — Divers groupes d’explications. —- Parallèle entre ces deux méthodes. — Continuation de l'exposé, — Un seul auteur-lype pour la section inférieure. — Section supérieure. — Langue grecque. — Langue maternelle. — Langues modernes. Tout dans la nature tend à se perfectionner. L'homme, par la puis- sance de son génie, est parvenu à franchir l’espace, à rapprocher les peuples, à défier l'Océan; il a élevé des temples à la vieillesse , à l'or- phelin, à la veuve; il a arraché au firmament ses secrets les plus impénétrables et à la terre ses richesses les plus cachées; il a enfanté des systèmes philosophiques qui prouvent que l'esprit humain n'a point de bornes; l'enseignement seul, qui a la plus noble des mis- sions, celle de former l'esprit et le cœur des jeunes gens, l'avenir de la patrie, reste dans un état stationnaire incompréhensible! Cela tient à ce que la méthode suivie de nos jours est décrépite de vieillesse. Il y a longtemps que l’on met entre les mains des jeunes gens des grammaires plus ou moins volumineuses et des diction- - naires plus volumineux encore; ce sont là, croit-on, des instru- ments indispensables. Lorsque l'enfant a le cerveau bien rempli de règles et d'exceptions, on lui fait faire ce qu'on appelle des thèmes, c'est-à-dire qu'on lui donne un morceau français à traduire en latin; s’il est embarrassé, il n'a qu'à ouvrir sa grammaire et son dictionnaire; dès qu'il a trouvé le terme plus ou moins propre et la tournure plus ou moins syntaxique, tout est dit, le thème est par- fait. En guise de délassement, on fait traduire à l'enfant, toujours à l'aide du dictionnaire, divers auteurs sur l'explication desquels on passe très-légèrement, attendu qu'il doit les apprendre par cœur. L'année écoulée, l'élève entre dans une autre classe et oublie bientôt, sous une nouvelle direction, les quelques lambeaux de science qu'il (24) a pu acquérir l'année précédente. Cest ainsi que les jeunes gens terminent régulièrement leurs humanités, et que le Moniteur vient constater officiellement, à la honte de l'enseignement moyen, qu'aucun élève de rhétorique n'a pu obtenir 60 points sur 100. Nous croirions avoir rendu quelque service à l'instruction et à la patrie, si nous parvenions à faire toucher du doigt la plaie de l’en- seignement, tel qu'il est encore généralement organisé de nos jours. Cette plaie secrète qui corrompt tout et menace de devenir mor- telle, nous croyons la découvrir tout entière dans la méthode que nous venons d'exposer, méthode antinaturelle, antirationnelle et ne pouvant aboutir qu'à de fatales conséquences. Elle est antinaturelle. Une langue mer pas une science, elle ne procède pas par principes fixes conçus à priori, elle varie avec le caractère et les habitudes du peuple qui la parle. Le temps et F ns voilà ses seules lois. | vote annee te 0 VOICE ÜSUS Quem penes arbitrium est et jus et norma luquendi. Une langue doit être considérée comme fait, et étudiée comme telle dans ses monuments. C’est en approfondissant Virgile on Ho- race, Cicéron où Salluste, qué nous connaîtrons la langue des Romains. Le dictionnaire ne nous donne que des mots, x syntaxe que certaines spécialités ; mais où trouver la phraséologié et le génie de là langue? Qui nous dira le sens propre d'un mot, d'une expres- sion, quand et où il convient de les employer? Le dictionnaire et la grammaire ne sont-ils pas également impuissants ? Sans doute, si la langue latine était encore en usage, nous Fap- prendrions avee la même facilité que nous apprenons les langues modernes; nous ferions ee que faisaient les jeunes Romains, nous la parlerions constamment, et elle nous serait bientôt familière. Aujourd'hui nous. consumons sept années de foree ét d'énergie pour ne rien savoir, et l'on peut affirmer hardiment qu'un enfant de trois ans connaît mieux sa langue maternelle qu'un jeune homme la langue latine au sortir de la rhétorique. Pourquoi done ne pas choisir un bon auteur et s'y conformer ? Cette méthode est antirationnelle. Elle s'adresse presque exclusi- ; | | L | (25) vement à Ja mémoire. C'est grâce à sa mémoire que l'enfant retrent toutes les règles et toutes les exceptions de la grammaire; c'est grâce à:sa mémoire encore qu'il peut réciter, d'un plem coup, quan- tité de pages d'auteurs différents. Nous avons démontré, dans les piincipes généraux que noùs avons émis, que la mémoire ne pou- vait pas marcher seule; qu'elle devait être constamment au service d'une faculté supérieure ; le jugement ; que, sans-cela, l’homme de- venait pure machine, ne jouissant ni de liberté, n1 de spontanéité. Nous avons dit encore que le premier but de l’enseignement était de rendre le jeune homme apte à embrasser n'importe quelle carrière, en élevant graduellement toutes ses facultés ; et le moyen, dans ce système tronqué, d'atteindre à cette double fin? et l'unité, si néces- saire partout, vu la faiblésse de notre nature, comment et où, da trouver? S'étonhera-t-on ensuite que le jeune homme éprouve mille difli- cultés dans ses études supérieures? S'étonnera-t-on qu'il aille grossir les rangs de ces malheureux jeunes gens qui ont manqué leur avenir, et qui sont, pour là société, un danger permanent ? Ses facultés ne se sont-elles pas émoussées pendant :ces sept maudites années de collége? Peut-il remplir honorablement une fonction qui Me un tant soit peu d'aptitude ? Ces conséquences fatales, logiques, sont corroborées par des faits nombreux, comme nous l'avons déjà prouvé. Tous les sapports, tous les témoignages sont là pour attester que les jeunes gens sont d’une faiblesse désespérante dans les langues anciennes; les divers jurys, constitués pour le grade d'élève universitaire, sont unanimes à cet égard ; le Gouvernement lui-même vient de le reconnaître officielle- ment dans un rapport adressé aux athénées; c'est là un fait tellement avéré, qu'il n'est plus permis à personne de le révoquer en doute. Aux maladies violentes, les remèdes violents. II faut trancher dans le vif, couper le mal à sa racine. Une noble émulation com- mence à se faire jour; quelques hommes dévoués à la jeunesse ont donné le cri d'alarme, espérons que ce cri finira par avoir de l'écho. Plusieurs établissements d'instruction, ceux entre autres qui relèvent du Gouvernement, ont déjà modifié le système de juxtaposition, tel que nous l'avons exposé. Ce ne sont là que des.essais, que des symp- ( 26 ) tomes, mais ils nous paraissent d'un bon augure; puissions-nous né pas nous tromper! Au fond, cependant, ces essais ne sont que des palliatifs qui con- statent le mal, mais ne le guérissent pas; l'on a sondé la plaie, on a vu qu'elle était hideuse, et, chose singulière, l’on s’est contenté de mitiger le traitement, lorsqu'on aurait dû le changer radicalement. Nous avons aussi étudié ce mal, Voici le remède que nous propo- sons; nous le croyons efficace : Plus de grammaire; Plus de dictionnaire; Ç Plus de thèmes (sauf les thèmes d'imitation); mais un seul auteur, qui tienne lieu tout à la fois de grammaire et de diction- maire, et qui soit comme le vade-mecum de l'élève. Pour être mieux compris, et pour démontrer que le système que nous adoptons est avant tout un sn Sp nous allons pro- céder par un exemple. Les enfants, auxquels nous sommes censé nous adresser, ne con- naissent, en fait de latin, que les éléments matériels de la langue, c'est-à-dire les déclinaisons et les conjugaisons régulières (voyez note A); mais n'oublions pas qu'ils ont suivi les deux années d’étu- des préliminaires, et qu'ils connaissent, entre autres choses, la syn- taxe générale de toutes les langues. Prenons pour modèle d'exercice la première fable de Phèdre. Ad rivum eumdem lupus et agnus venerant Siti compulsi : superior stabat lupus Longeque inferior agnus : tune fauce improba Latro incitatus , jurgii causam intulit : Cur, inquit, turbulentam fecisti mibi Aquam bibenti? Laniger contra timens : Qui possum, quaeso , facere quod quereris, lupe? À te decurrit ad meos haustus liquor. Repulsus ille veritatis viribus, Ante hos sex menses, male, ait, dixisti mihi. Respondit agnus : equidem natus non eram. Pater, Hercule, tuus,, inquit, maledixit mihi. Atque ita correptum lacerat injusta nece. Haec propter illos scripta est homines fabula Qui fictis causis innocentes opprimunt. (27) Je transcrirais cette fable sur un tableau ad hoc, de manière à ce que tous les élèves pussent suivre attentivement du regard les expli- cations données par le professeur : Segnius irritant animos demissa per aurem, Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus et quac Ipse sibi tradit spectator. Pour procéder méthodiquement, je rangerais d'abord par groupes les divers genres d'explications, sauf à revenir plus tard sur l’en- semble; je m'efforcerais toujours de suivre l'ordre le plus logique et le mieux adapté au caractère de l'enfant. En conséquence, voici le plan que je suivrais : s 1e groupe. — Idée générale du morceau, — Traduction littérale. 2e groupe. — Répétition de la grammaire générale; répétition des déclinai- 4 sons et des conjugaisons. 3 groupe. —- Dictionnaire de l'élève. 4e groupe. — Grammaire de l'élève. 5e groupe. — Construction ; traduction. Ge groupe. — Examen du fond. 7e groupe. — Liaison intime du fond et de la forme. 8° groupe. — Exercice de mémoire. 9e groupe. — Imitation quant au fond et quant à la forme. Reprenons chacun de ces groupes. Premier groupe. Idée générale du morceau. — Traduction littérale. Il importe avant tout de fixer l'attention de l'élève, d'avoir prise sur sa volonté; « qui veut peut » dit un vieux proverbe. Or, pour atteindre ce but, parfois bien difficile à atteindre, il est bon, je dirais volontiers qu’il est nécessaire de faire comprendre à l'enfant que le sujet dont on va l’entretenir est intéressant : ce qui n'intéresse pas déplaît souverainement et « l'esprit rassasié le rejette à l'instant. » Dites-lui donc (pour revenir à notre fable) qu'il y a sur la terre des puissants et des faibles; que bien souvent les premiers, abusant de ( 28 } leur autorité, oppriment les Seconds. Prouvez-le par des exemples empruntés à l'histoire, ils ne vous manqueront pas; descendez, sil en est besoin, à des exemples plus familiers. Dites à vos élèves que l'auteur a su dépeindre d’une manière pittoresque, sous une allégorie frappante, cette tyrannie humaine; racontez vous-même la fable, mais racontez-la bien, faites aller au tableau l’un de vos élèves, qu'il indique la rivière, la place du loup, de l'agneau, et qu'il raconte la fable à son tour. Par à il apprendra à s'exprimer correctement. et ne héguiera pas quelques phrases décousues, comme le font la-plu- part des jeunes gens de nos colléges. Voilà, ce nous semble, com- ment oi peut rendre une leçon intéressante, tout en prédisposant l'élève à écouter religieusement les observations subséquentes. Cela fait, je traduirais littéralement la fable en plaçant (toujours sur Je tableau) au-dessus du mot latin le mot français correspondant. La langue maternelle doit servir d'interprète, rien de plus, rien de moins; c'est un instrument dont il faudra nous débarrasser le plus Lôt possible, mais auparavant il faut que cet instrument enlève la pierre qui ferme le monument; alors seulement nous pourrons pé- nétrer dans le temple, pour en étudier successivement les chefs- d'œuvre, pour saisir toute la poésie, toute l’éloquence qu'il ren- ferme. Si vous n'enlevez pas cette pierre, l'élève aura beau fixer ses regards sur le monument, Fentrée lui en sera interdite. Que nos élèves répètent donc cette traduction littérale. Deuxième groupe. Répétition de la grammaire générale. — Répétition des déclinaisons et des conjugaisons. N'oublions pas que nos élèves connaissent la syntaxe générale, commune à toutes les langues; faisons-la leur répéter brièvement; ce sera l'affaire de quelques instants : lupus est un substantif, car il est identique, quant à la pensée, au mot français loup ; venire est un verbe, car. La répétition est l’âme de l’enseignement ; vérifions done si nos élèves n’ont pas oublié leurs déclinaisons.et leur eonjugaisons. (29) Qu'est-ce que lupus? à quelle déclinaison appartient-il? pourquoi pas à la première, pourquoi pas à la troisième? Dites l'ablatif sin- gulier, le génitif pluriel. Faire les mêmes demandes pour les adjec- tifs, pronoms, verbes, etc. Donner les temps primitifs des verbes irréguliers au fur et à mesure qu'ils se rencontrent, venire, com- pellere, etc., ete.; idem pour les verbes défectueux; que l'élève ait un cahier particulier pour les inscrire, ainsi que pour inscrire les déclinaisons irrégulières et autres particularités analogues. NWroisième groupe. Dictionnaire de l’éleve. Nous voulons que l'élève fasse lui-même son propre dictionnaire et qu'il le fasse d’après l'ouvrage qu'il aura entre les mains; qu’il ait un registre assez volumineux, qu'il y inscrive, par ordre alphabé- tique et avec leur sens propre ou dérivé, les mots expliqués par le professeur, en indiquant le morceau où ils ont été puisés; si un même mot se rencontre plusieurs fois avec des nuances diverses, le maître comparera ces nuances, les fera saisir à l'élève, qui les annotera soigneusement. Idem pour un synonyme, composé ou dérivé. — Ce dictionnaire sera vrai et intelligible pour l'élève; il lui rappellera sans cesse les matières expliquées, et en moins de deux ans, il saura plus de latin que nos jeunes gens de rhétorique. Ces gros dictionnaires in-folio me font l'effet d’une véritable macédoine; à propos d’un mot, ils vous entassent signification sur signification : l'enfant ne sait que choisir; aussi lui arrive-t-il de voir cent fois le même mot sans le comprendre; de ces dictionnaires, nous n’en vou- lous pas, ils tuent l'intelligence, font perdre un temps précieux et n'apprennent absolument rien. — Que nos élèves inscrivent donc lupus, agnus, etc. Quatrième groupe. Grammaire de l’éleve. Nous nous sommes déjà expliqué ailleurs sur l'article grammaire. Tone VI. | | 6 ( 350 } Nous voulons aussi une grammaire, mais une grainimairé qui serve de conclusion et non de principe; une grammaire basée sur des faits vus, expliqués, saisis par l'élève; une grammairé-résumé qui sou- lage la mémoire, ét non une grammaire-dictionnairé qui la sur- charge. — Que nos élèves prennent un autre cahiér et qu'ils écri- vent : « Le sujet d'un verbe se met aùû nominatif : » lupus ét agnus, ét qu'ils continuent de même. Le professeur devra naturellement, ïiei comme ailleurs, avoir son plan tout tracé d'avance; il devra procéder du simple au composé, du plus facile au moins facile; c’est à une loi de la nature. Que faire donc si, dès la première page, on rencontre une phrase ou une expression qui offre certaines difhcultés? Il faut l'expliquer, s'ef- forcer de la faire saisir, mais ne pas trop se hâter de la formuler en règle; attendre qu'elle soit corroborée par d'autres expressions ana- logues, les comparer et les traduire enfin en principe. Que faire si une tournure exceptionnelle se présente tout d'abord? Encore l'expliquer, en ayant soin de prévenir l'élève que là nest pas la règle, et qu'il ne doit pas inscrire cet exemple pour le moment, que l'on y reviendra plus tard. Du reste, il est bien facile d'éviter ces inconvénients. On n’a qu'à choisir des morceaux qui n'offrent pas ces difficultés ; plus tard on pourra les aborder hardiment. Cette grammaire doit être aussi courte, aussi simple, aussi ra- tionnelle que possible; toute règle doit être précédée d'exemples suffisants, empruntés à l'auteur que l’on étudie. Cinquième groupe. Construction. — Traduction. La langue française suit une marche uniforme, sujet, verbe, attribut; la langue latine n’admet pas cet ordre régulier ; c'est par- fois l'harmonie, plus souvent la pensée qui fixent aux mots la place qu'ils doivent occuper; l'usage et le génie de l'écrivain doivent aussi entrer en ligne de compte; c'est à une chose qui ne s'apprend pas en un jour et sur laquelle il est difficile de donner des règles abso- (51) lües; mais rien n'empêche d'entreprendre ce travail dès le premier jour et d'expliquer pourquoi l'auteur commence par : ad eumilen révum » et finit par : « siti compulsi. » Fit faber fabricando. La construction ést le complément nécessaire du dictionnaire et de la grammaire, tels que nous venons de les définir; ces trois mots, terme, syntaxe, construction, forment une trinité inséparable. Si l'élève a bien saisi les explications précédentes, il traduira qi tement la fable Lupus et Agnus. Sixième groupe. Étude du fond. Rappelons-nous que la parole et l'écriture ont été données à l'homme pour manifester ses pensées, ses sentiments, ses passions; le style, c'est l'homme, a dit Buffon. Pénétrons donc dans le sujét que nous avons à expliquer; ne nous arrêtons pas à la surface; tâchons de découvrir le but que s’est proposé l'auteur, les moyens qu'il a employés pour l’atteindre; servons-nous successivement et selon les circonstances, tantôt de l’analyse, tantôt de la synthèse et le plus souvent des deux à la fois : par ce moyen nous parviendrons à dominer notre sujet et à arracher à l'écrivain les secrets les plus intimes de sa composition. Quiconque ferait autrement, ressemble- rail à ces niais qui n’admirent dans un grand homme que l'éclat de son costume. Qu'il nous soit permis de retracer brièvement, d'après Horace, la marche que nous voudrions voir suivre par tous ceux qui ont reçu la mission d'instruire la jeunesse. L'unité, telle est la grande loi qui doit présider à toute œuvre de l'esprit humain : poésie, peinture, éloquence, tout est soumis à l'unité. Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum. Ce qu'il importe donc de découvrir avant tout, c'est l’idée fon- damentale, le point culminant, le foyer central, si je puis ainsi (52) m'exprimer; Ôtez ce foyer, à l'instant même vous êtes enveloppé de profondes ténèbres. Comment découvrir cette idée-base? Par l'étude approfondie du sujet, par l'analyse raisonnée des divers éléments qui le composent ; par la réflexion et la méditation. Limae labor et mora. Je reprends ma fable; je demanderais à l'élève pourquoi l’auteur a mis ad rivum eumdem ? Pourquoi siti compulsi, superior, longe- que inferior ? Pourquoi surtout ce fauce improba qui explique tout le dialogue suivant? Je lui ferais sentir et apprécier le langage du loup et de l'agneau... Je lui demanderais lequel a raison, lequel a tort et pourquoi? De quoi s'agit-il donc dans cette fable, lui dirais-je ensuite ? Et il me répondrait : « De l'injustice et de la voracité du Joup »..….…. -Mèmes questions pour la moralité de la fable. Voilà l'étude analytique. Elle nous a fait découvrir la proposition. Je reprendrais à l'instant cette même proposition, et je démontre- rais que la fable entière s'y adapte parfaitement. S'il en était autre- ment, ce serait quelque chose de monstrueux. mms 1Vec pes, nec caput uni Reddatur formae. Il ne suffit pas que les moyens employés par l’auteur concourent à un but unique, et Hacreant apte, il faut encore qu'ils occupent la place la plus convenable : Singula quaeque locum teneant sortita decenter, et qu'ils soient intimement liés les uns aux autres : Primo ne medium, medio ne discrepet imum. Je vérifierais tout cela sur ma fable Lupus et Agnus ; puis je dirais (35) à mes élèves : Faisons ce qu'ont fait les bons auteurs, ou, du moins, essayons de le faire; nos premiers travaux seront loin d'être parfaits, mais nous les améliorerons de jour en jour. Septième groupe. Liaison intime du fond et de la forme. Ce groupe est la conséquence immédiate de ce qui précède ; nous avons étudié successivement la forme et le fond; il suffit maintenant de les rapprocher, de les comparer, de les unir et de les mettre, pour ainsi dire, en équation. Nous prouverions donc à nos élèves qu'il n’y a pas une phrase, pas un membre de phrase, pas un mot, peut-être, qui soient déplacés dans cette fable. Comme on le voit, ce paragraphe ne serait que la répétition des paragraphes précédents, mais encore une fois, la répétition est l'âme de l'enseignement. HMuitième groupe. _ Exercices de mémoire. Nous dirions volontiers : La mémoire est une esclave et ne doit qu'obéir. Son maître c'est le jugement. Il est impossible, croyons: nous, qu'un élève qui a fait une étude approfondie d'un passage quelconque ne le sache pas par cœur. Ce n’est pas une opinion : elle repose sur des faits. | Quant à ceux qui intervertissent l’ordre naturel, et s'appuient avant tout sur la mémoire de l'élève, nous nous contenterons de leur répondre : Omne supervacuum pleno de pectore manat. Quoi qu'il en soit, les morceaux expliqués devront être sus imper- turbablement. (34) Neurième groupe. Imitation du fond et de la forme. Ce dernier groupe sert de complément aux autres. Pour que l'enfant ne perde pas courage, le professeur aura soin d’énoncer clairement le sujet, de donner les détails nécessaires, d'in- diquer la marche du travail; ce n’est qu’insensiblement qu'il amènera l'enfant à penser, à réfléchir, à composer; il devra constamment se placer au niveau de son intelligence. L'imitation de la forme n'of- frira pas, à beaucoup près, les mêmes difficultés. Un maître habile saura saisir ces différences et y proportionner ses leçons. Nous n’admettons que des thèmes d'imitation. La théorie que nous avons émise ne se prête d'ailleurs qu'à ceux-là. Nous n'avons ni dictionnaire, ni grammaire, force est donc à l'élève de recourir à son dictionnaire et à sa grammaire à lui, ou, en d’autres termes, à son auteur, c'est-à-dire de faire des thèmes d'imitation. Faire un thème, dit M. Guizot, c'est chercher dans la langue qu'on ignore, les moyens de rendre les paroles de la langue qu'on sait. Et c’est ce que nous faisons. Ceux qui suivent l’ancienne routine devraient dire : « Faire un thème, c'est chercher dans la langue qu'on sait lesmoyens de rendre les paroles de la langue qu'on ignore. » | Proposition absurde, s’il en fut jamais. Les thèmes d'imitation seront faits tantôt oralement, tantôt par écrit. Tels sont les deux systèmes : l'un procède par grammaire, par dictionnaire, par théorie : il est contraire à la nature. L'autre procède sans dictionnaire, sans grammaire, par pratique : il est conforme à l’enseignement maternel. L'un, s'adressant presque exclusivement à la mémoire, tend à faire de l'enfant un automate. L'autre, s'adressant surtout an jugement, tend à en faire un homme. ( 35 ) Dans celui-ci, l'élève est tout ; le professeur n’est qu'un guide. Dans celui-là, le professeur est tout; l'élève n’est qu'un être passif. Enfin, le système de Jertapasi}ion € émousse les plus nobles facul- tés de l'âme. Le système rationnel les élève et les ennoblit graduellement. Entre ces deux systèmes, le choix ne nous paraît pas douteux. Continuons. Aussitôt que les enfants auraient bien compris et bien retenu cette première fable, je passerais à la seconde ; je poserais les mêmes questions, ou à peu près, que pour la première; j'établirais quantité de rapports entre ces deux fables; j'amènerais l'élève, par de simples questions, à trouver lui-même ces rapports; je les lui ferais annoter soigneusement; je passerais à l'examen d’autres fables, en m'ap- puyant constamment sur les connaissances déjà acquises de l'élève, en les corroborant sans cesse par de nouveaux exemples, thèmes d'imitation ou autres moyens. En suivant une telle marche, en procédant du simple au composé, les'élèves ne pourraient que faire des progrès rapides. R | Durant les deux premières années de latin, je ne mettrais entre leurs mains qu'un seul auteur, mais cet auteur, ils devraient l’étu- dier sous toutes ses faces, tant au point de vue du fond que de la forme, de manière à en avoir la science; mots, constructions, tournures, idiotismes, tout leur serait familier et prêt à la main, comme disait Montaigne. En étudiant à fond une œuvre de longue haleine, ils finiront par arracher à un bon écrivain les secrets les plus intimes de sa phraséologie et de sa composition. Donnez à des enfants plusieurs auteurs, et grâce à des styles divers, à des con- _structions, à des tournures opposées, ils ne manqueront pas de se rebuter, et iront peut-être jusqu'au découragement. D'ailleurs cet ensemble imposant, fruit de l'étude approfondie d’un seul et bon auteur, ils ne le trouveront jamais dans des études disséminées. Cet auteur ainsi étudié et su par cœur, nous voudrions le prendre pour type, pour modèle, car nous sommes convaincu qu’une langue se trouve tout entière dans un seul et bon livre. Timeo hominem unius libri, dit un vieux proverbe. (36) Mais un seul auteur nefinirait-il pas par engendrer la monotonie et par suite l'ennui ? Nous ne le pensons pas. Si le professeur se contentait d'explications superficielles, le dégoût s'ensuivrait naturellement; mais si ses explications sont va- riées et quant aux idées et quant à leur expression; si elles sont toujours proportionnées aux connaissances et aux facultés de l'élève ; si elles ouvrent à son imagination un champ de plus en plus vaste; si elles affermissent son jugement, tout en l'ornant de connais- sances positives, réelles, raisonnées, il est impossible que l'ennui naisse d'une étude aussi variée, aussi féconde, qui embrasse et aclive toutes les facultés de l'enfant. Si l'auteur est unique, les ex- plications sont multiples, et le problème : « Variété dans l'unité », se trouve résolu. Quel sera cet auteur-type ? César ou Cornelius-Nepos. Ce sont là les deux auteurs qui ont le style le plus pur, le plus simple, le plus naturel ; mais nous avouons qu'entre les deux, le choix nous paraît difficile. Nous préférerions cependant César. Nous le mettrions, pendant deux années consécutives, entre les mains de nos jeunes gens; nous suivrions à la lettre le système dé- veloppé ci-dessus, et nous avons l’intime conviction, nous ose- rions même dire la certitude, qu'au bout de ces deux années, un élève ordinaire comprendrait, expliquerait et commenterait, tant au point de vue du fond que de la forme, les diverses parties de l'auteur qu'il n'aurait pas encore étudiées, à quelques rares excep- tions près. C'est tout au plus si, la première année, nos élèves voyaient un livre en entier; mais la seconde, ils en verraient trois fois autant, attendu que bien des difficultés seraient déjà levées. Arrivé à la troisième année d'étude, nous continuerions César, mais nous le donnerions en lecture et comme répétition; notre au- teur favori serait désormais Salluste, encore le rapporterions-nous constamment à l'auteur prototype; nous tâcherions de découvrir, ou mieux, de faire découvrir à nos élèves les caractères distincetifs de notre historien et quant au fond et quant à la forme. Nous n'igno- rons pas que chaque écrivain a son génie et ses couleurs propres qu'il (37) importe de constater; mais nous savons aussi que les bons écrivains se rapprochent bien souvent, et que celui qui a étudié d’une ma- nière approfondie un seul d’entre eux trouvera bientôt la clef de _ tous les autres. César servira done à connaître Salluste. Rien n'empêcherait de conseiller aux élèves de lire Cornelius et Phèdre ; je dis lire, car ces auteurs, faciles et naturels comme César, . n'offriraient plus de difficultés bien sérieuses; ces difficultés du moins seraient excessivement rares. Le professeur pourrait faire en classe plusieurs de ces lectures. Le professeur ferait bien, vers la fin de la troisième année, de mettre entre les mains des élèves une bonne grammaire latine; il leur ferait citer à l'appui des règles divers passages empruntés aux auteurs expliqués; s'ils rencontraient quelques spécialités qu'ils n'auraient pas encore annotées dans leurs cahiers, il les leur ferait inscrire. Ce serait là un bon travail qui forcerait l'élève à repasser toutes ses matières ; la grammaire ne serait plus de la théorie, mais bien de la pratique; elle mettrait le sceau, en ce qui concerne le latin, à la section inférieure des humanités. Si l'on nous objectait que c’est là un système nouveau, nous répon- drions que l'on se trompe et qu'il est, au contraire, très-ancien. (Voyez note B.) La section supérieure comprendrait, comme nous l'avons déjà dit, deux années. Nous mettrions entre les mains de nos jeunes gens un plus grand nombre d'auteurs, puisque le mécanisme de la langue noffrirait plus pour eux de difficultés bien sérieuses, et que leur intelligence, agrandie et fortifiée par les études antérieures, pour- rait embrasser un plus large horizon. Les auteurs essentiels de la première année seraient Virgile et Cicéron , un grand poëte et un grand orateur. Salluste serait donné en lecture; rien n’empêcherait de dicter quelques versions extraites d'autres bons auteurs latins. Les auteurs essentiels de la seconde année seraient Horace et Ta- cite, un grand poëte et un grand historien; Virgile, Cicéron et Tite- Live seraient donnés en lecture. Le professeur de latin aurait spécialement en vue de faire saisir aux élèves le génie propre, le cachet spécial de chacun de ces au- ( 38 ) teurs; il devrait done s'occuper tout particulièrement de la phraséo- logie, de la période oratoire, du nombre, de la mesure des vers en général ; c'est le texte à la main qu'il devrait arracher à un auteur les mille et une nuances qui caractérisent sa manière d'écrire; il devrait sans cesse rapprocher ces auteurs, établir des comparaisons, faire des parallèles, Quand nous disons que le professeur devrait indiquer ces différents points, nous nous trompons : il ne devrait que les provoquer; c'est aux élèves à les chercher, à les trouver, toujours, bien entendu, sous les yeux de leur maître qui les aidera parfais à déblayer la route, pour marcher ensuite d'un pas plus leste et plus ferme. Sans doute, le professeur ne négligera pas l'étude du fond; ce serait contraire à tous nos principes ; la forme ne peut s'expliquer que par le fond. S'il donne une ode d’'Horace, qu'il en recherche soigneusement le but, les éléments, leur liaison intime; qu'il explique pourquoi ces écarts, ces expressions énergiques, cette inspiration du poëte; mais qu'il n'aille pas à cette occasion parler des psaumes de David, des hymnes de Pindare, des chœurs d'Es- ther et d'Athalie, Cette étude synthétique et comparée sera l'œuvre du littérateur. Qu'il continue à exercer ses élèves à la composition ; qu'ils fas- sent des narrations, des descriptions, des discours. Qu'ils n’em- ploient que des mots, que des expressions, que des tournures em- ployées par les bons auteurs et surtout par César; qu’ils composent des thèmes, autres que des thèmes d'imitation : cette traduction ne les embarrassera plus. On ne peut pas commencer par des thèmes, mais on peut finir par là. Qu'ils se servent même, s'ils le trouvent à propos, du dictionnaire : l'abus ne sera plus à redouter. Un seul professeur ne pourrait suflire à l’enseignement du latin; il en faudrait deux : l'un pour la section inférieure, l'autre pour la section supérieure; ce dernier, sous peine de rompre la chaîne et de retomber dans le système de juxtaposition , devrait connaître à fond tout ce que les élèves auraient vu dans la section inférieure. (39) Langue grecque. Toutes les observations que nous avons émises touchant l'étude de la langue latine, s'appliquent littéralement à la langue grecque; nous n'y reviendrons done pas. Disons seulement que nous n’abor- derions l'étude de cette langue que la seconde année; l'enfant n’a pas encore assez de force pour mener de front deux langues à la fois : il pourrait succomber à la tâche. L'enseignement du grec ne comprendrait ainsi que quatre années : deux professeurs sufliraient. Notre auteur modèle serait Xénophon; il resterait deux ans entre les mains des élèves, puis il serait donné en lecture. L'auteur essen- tiel de la première année de la section supérieure serait Homère; j'ajouterais un discours d’Isocrate ou un dialogue de Platon. Enfin, Démosthène et Sophocle ou Euripide viendraient clôturer en com- pagnie d'Homère, donné en lecture. ; . Langue française. Nous nous sommes efforcé d'étudier les langues mortes eomme l'on étudie les langues vivantes : nous avons choisi un bon livre pour interlocuteur. Cette méthode, basée sur la nature et la raison, ne peut pas varier, Aussi n'avons-nous que bien peu d'observations à faire touchant l’enseignement de la langue maternelle, N'oublions pas que nos élèves connaissent assez bien une langue qu'ils parlent depuis leur plus tendre âge et qu'ils ont étudiée pendant deux an- nées consécutives; que le professeur de français leur confie une bonne grammaire, elle servira de complément et de synthèse à leurs _ études antérieures. Pour faciliter la tâche plus rude de ses collègues, qu'il se hâte de faire saisir à ses élèves les règles générales de l'art d'écrire, telles que nous les avons exposées plus haut ; que Télé- maque soit son auteur par excellence; qu'il le scrute en tout sens, et quant au fond et quant à la forme; mots, phrases, périodes. — Narrations, descriptions, discours, dialogues. — Qualités essentielles et accidentelles du style. — Style figuré. — Synonymes. — Que les élèves trouvent tout par eux-mêmes; qu'ils méditent les trésors (40) qu'ils ont trouvés et qu'ils les mettent à profit dans leurs propres compositions ; que ces compositions soient variées, mais que toutes, elles se rapportent, soit directement, soit indirectement, à quelque passage de l'auteur-type, juge suprême et sans appel. Qu'ils n'abandonnent Télémaque que quand ils en auront soigneu- sement recueilli toutes les perles; qu'alors seulement ils étudient Lafontaine , M"° de Sévigné ou quelque auteur non moins célèbre; qu'enfin, le maître, par une dernière impulsion, mette le sceau à leurs propres investigations. Il conviendrait qu'à la fin de la troisième année d'étude, le profes- seur enseignât, quelque bon texte à la.main, les caractères généraux qui distinguent la poésie de la prose, ainsi que la structure maté- rielle des vers français. Ce serait rendre un grand service aux pro- fesseurs de langues anciennes de la seetion supérieure. Cette tâche incomberait naturellement au professeur de littéra- ture. Langues modernes. La Belgique, située pour ainsi dire au centre des trois grandes nations de l'Europe, la France, l'Angleterre et l'Allemagne, a be- soin du concours de ces nations pour étendre son commerce et alimenter son industrie. Il est nécessaire que tous ceux qui se des- tinent à des carrières moins nobles, sans doute, que les carrières libérales, mais qui ont aussi leur utilité et leur importance, connais- sent les langues modernes. L'étude de ces langues doit occuper une large place dans les écoles industrielles et commerciales. Quoique moins nécessaires, ces langues ne doivent pas être négligées dans les humanités. L’Angleterre et l'Allemagne ont aussi leurs grands écrivains, et ces écrivains rappellent bien souvent les génies de l'antiquité; cette antiquité elle-même s’est agrandie sous la plume d'illustres publicistes, qui, à force de talent et de patience, ont fini par la faire briller de tout son éclat. Aussi la connaissance de ces langues , surtout de la langue allemande, est-elle devenue de nos jours à peu près indispensable, La langue allemande ne serait enseignée qu'à la troisième année ( H ) d'étude : nous mettrions un bon auteur entre les mains de ‘nos élèves et nous suivrions la marche tracée pour l'étude de la langue Jatine; si le système que nous avons développé est bon, il doit em- brasser toutes les langues. Toutefois, ici se présente un immense avantage : cette langue est une langue vivante. On trouvera faci- lement des professeurs sachant la parler avec pureté; ils habitueront insensiblement, par des entretiens familiers et toujours à la portée des élèves, les jeunes gens à saisir le mécanisme de la langue, ses mots, ses tournures, ses inversions. On apprend surtout une langue en la parlant. Voilà pourquoi nous avons tantôt cherché nos inter- locuteurs dans César et Xénophon. Pourquoi donc rejetterions-nous un interlocuteur vivant? Nous n’en persistons pas moins à mettre entre les mains des élèves un grand auteur, d'abord parce qu'il y a une différence sensible entre le style parlé et le style écrit, et ensuite parce que tout professeur n’est pas un Goëthe ou un Milton. NOTES. Note A. — Quant à ce qui concerne l'étude des paradigmes, nous procéde- rions par exemples; Ces exemples consisteraient en phrases très-simples; Ces phrases embrasseraient les désinences des différentes déclinaisons ; Chaque déclinaison serait traitée séparément ; L'élève devrait saisir avant tout la valeur des cas; l'exemple viendrait à son SeCOUrS ; Des thèmes d'imitation, oraux et par écrit, corroboreraient cette première étude. Alors seulement, on pourrait dicter aux élèves un tableau-résumé de toutes les désinences ; Je suivrais la même marche pour les verbes; Je procéderais également par exemples : par là, les enfants retiendraient promptement et les désinences et l'emploi des temps. Première conjugaison : Temps de l'indicatif avec les temps du subjonctif; Temps du parfait. . ........ Homps du futur . : :.:.. , nié Des QUES Idem pour les autres conjugaisons ; Des thèmes d'imitation et un tableau synoptique des formes compléteraient cette étude. Tous ces exemples devraient être imperturbablement sus par cœur. (4) Note B. — Opinions de quelques grands auteurs : « Je voudrois aussi qu'on füt soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plus tôt la teste bien faicte que bien pleine ; et qu'on y requist tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science : et qu’il se conduisist en sa charge d'une nouvelle manière, » Voici cette manière : « On né cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un énton- noir; et nostre cri est redire ce qu’on nous a dict. Je voudrois qu’il corrigéast cette partie, et que de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commen- çast à la mettre sur la monstre, luy faisant gouster les choses, les choisir et dis- cerner de lui-même ; quelquefois lui ouvrant le chemin ; quelquefois le luy laissant oùvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul ; je veux qu’il escoute son disciple parler à son tour...» « Ayant plus tôtenvie d'en réussir habile homme , qu'homme savant, » Micuez Dé MONTAIGNE. « Peu de préceptes et beaucoup d'usage. » Panus. « On ne doit pas faire apprendre par cœur aux élèves les fatras des méthodes. On doit leur enseigner de vive voix et par pratique tout ce qu’on appelle règles. » ARNauLT (de Port-Royal). « Le grand secret pour donner aux enfants l'intelligence du latin, est de les mettre de bonne heure dans la lecture des livres. » Nicoe. v « Je ne puis assez m’étonner que les pères ayant vu le succès de la méthode que l’on emploie pour montrer le français aux enfants, il ne leur soit pas venu à l'esprit qu'on leur devrait apprendre le latin de la même manière, c’est-à-dire en les faisant parler latin et en leur dounant des livres latins. » Locke. « Grammatica enim, ut nibil de illius obscuritate et prolixitate dicam, non unius cujusque nationis sermone, sed ipso latino conscripta, nunc est in usu : quasi jam pueri id sciant, quod discere in animo habent. Quae methodus, licet experientia teste, usus valdè incommodi, imo si verum dicere liceat, planè inepta sit, mordicus tamen retinetur…. » RoLLAND-DESMARETS. « Il ne me semble pas raisonnable qu’on oblige un enfant de dire en latin ce qu’il ne peut savoir, On ne devine pas les langues... Quand je me souviens de la (45) manière dont on m'a enseigné ,il me semble qu’on me mettait alors la tête dans unsac, et qu'on me faisait marcher à coups de fouet, me châtiant cruellement toutes les fois que, n’y voyant goutte, je marchais de travers. » LE P. Lanvy. « Je crois qu’il serait beaucoup plus facile d'apprendre le latin, si on ne le mé- lait point tant avec les règles dé la grammaire... J'ai toujours conseillé de compter bien plus sur l'usage que sur les préceptes. » L'abbé FLeury. « Or, tout cela (tours, locutions , mots) ne peut se faire qu’en expliquant les auteurs, qui sont comme un dictionnaire vivant el une grammaire parlante, où l’on apprend par l'expérience même la forme et le véritable usage des mots, des phrases et des règles de la syntaxe. » Rozuis. “ Ce n’est point une simple routine et de vaines spéculations que je propose; c'est une pratique éprouvée et une imitation raisonnée dé la maniere dont on apprend les langues vivantes. » Dans la méthode ordinaire, on apprend le latin à peu pres comme ferait un homme qui, pour apprendre à parler à un enfant, commencerait par lui mon- irer le mécanisme des organes de la parole. Dumarsais. « L'étude des textes ne peut jamais être assez recommandée : c’est le chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'érudition : ayez les . choses de la première main, puisez à la source, maniez, remaniez le texte, apprenez-lé de mémoire, citez-le dans les occasions, songez surtout à en pénétrer lé sens dans toute son étendue et dans ses circonstances ; conciliez un auteur ori- ginal, ajustez ses principes ; tirez vous-même les conclusions. » La BRUYÈRE. Nous pourrions prolonger ces citations indéfiniment ; qu'il nous suffise de dire que nous n'avons cité aueun savant moderne. ( #4) CHAPITRE IT. HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE. Côté pratique de l’histoire. — Manière de l’enseigner. — Divisions. L'histoire doit être, sans contredit, placée au premier rang parmi les branches des humanités, parce que c'est elle qui doit surtout former et l'esprit et le cœur de la jeunesse. « L'enfant, disait éner- giquement Montaigne, pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. » Qu'on évite soigneusement ces longues et arides nomenclatures de faits détachés, de dates, de noms propres, de batailles; tout cela ne parle ni au cœur ni à l'esprit; c'est un lourd et inutile fardeau que la mémoire fatiguée déposera le plus tôt possible. « Il faut qu'il (le maître) ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger, » ajoutait le même philosophe. Sans doute il est nécessaire que Je jeune homme connaisse les grands faits qui ont dominé l'histoire d’un grand peuple; il faut qu'il puisse les raconter, faire voir leur enchaînement intime, saisir les causes qui les ont amenés, les résultats qui les ont suivis; mais est-il néces- saire qu'il sache mille détails aussi fastidieux que rebutants, et dont il ne saura jamais que faire? Est-il nécessaire qu'il puisse défiler d’une seule haleine ces généraux, ces princes, ces monarques qui ne sont souvent connus que de nom? Et que lui importe l'histoire de ces peuples barbares et ignorés? Que lui importent ces théories ingénieuses sur l'origine de telle ou telle nation? Ce que le jeune homme réclame de vous, c’est le perfectionnement de ses facultés morales et intellectuelles; s’il ne le fait pas, sa famille et la société le font pour lui. Qu'il ne reste donc pas froid et indifférent en pré- sence de ces magnifiques tableaux qui se déroulent sous ses yeux, mais qu'il les étudie, qu’il les comprenne et qu'il en fasse son profit. ( 45 ) Ce que nous demandons, avec Montaigne, ce n'est ni de la phi- losophie ni de la métaphysique; et nous pourrions citer tel profes- seur de sixième qui, selon nous, enseigne admirablement l'histoire. Après avoir exposé, d'une manière simple, méthodique, à la portée de l'enfant, tel ou tel fait, il suit la méthode socratique, c’est-à- dire qu'il s'adresse successivement à ses élèves, leur pose une série de questions, excite leur émulation, éveille leurs facultés, les force enfin à raisonner, à juger, je dirais volontiers à devenir meilleurs. Pourquoi Alcibiade et Philippe sont-ils rusés et fourbes ? Pourquoi Aristide et Épaminondas sont-ils des citoyens intègres? Jugez ces personnages, dites pourquoi vous préférez les uns aux autres? Quel- les sont les causes qui ont amené telle ou telle guerre? Et tous de répondre, l’un celle-ci, l'autre celle-là, et de trouver parfois des causes auxquelles le maître n'avait pas pensé. Cette méthode, ou mieux cette gymnastique, nous voudrions la voir appliquée partout, parce qu'elle tend à faire des hommes. Il nous reste à formuler, en quelques lignes, notre plan d'histoire. Des notions suffisantes de géographie devraient précéder l’histoire de chaque peuple. À la section inférieure des humanités correspondrait un cours d'histoire universelle; à la section supérieure, un cours d'histoire pationale, avec la répétition de l’histoire ancienne. Des notions tout à fait générales, ethnographiques, sufliraient pour caractériser les principaux peuples de l'Orient. On ferait bien de s'arrêter particulièrement sur quelques grands hommes, Sésos- tris, Cyrus, Darius, Moïse. — Passant rapidement sur les origines si obscures des peuples grecs, il conviendrait de s'étendre plus lon- guement sur la belle période qui s'étend depuis les législations de Lycurgue et de Solon jusqu'à la mort d'Alexandre le Grand. — Les diverses monarchies formées du vaste empire de ce conqué- rant seraient présentées sous forme de tableaux jusqu'à leur réduc- tion en provinces romaines. — Suivant la même marche pour l'his- toire romaine, je développerais particulièrement les temps compris entre les commencements des guerres puniques et la mort d’Auguste. — L'Empire romain et les invasions des barbares seraient donnés en tableaux. — Action bienfaisante du christianisme. Je traiterais Tone VI. 7 ( 46 ) de même l'histoire du moyen âge et l’histoire moderne, évitant soigneusement les questions irritantes, qui sont d’ailleurs nine de la portée des jeunes gens. | Les institutions seraient passées sous silence, à moins qu’elles ne fussent tout à fait nécessaires à l'intelligence deThistoire. La première année comprendrait l'histoire des peuples anciens jusqu’à la naissance du Christ. La deuxième année s'étendrait depuis la naissance du Christ jus- qu'aux croisades. ù La troisième année se terminerait à la révolution de 89. Section supérieure. Première année. — Histoire détaillée des pro- vinces Belgiques jusqu’à Philippe le Bon. — Ne pas traiter l’histoire nationale séparément, elle serait pour ainsi dire incompréhensible; mais Ja rattacher constamment à l'histoire générale. Répétition des peuples Orientaux et Helléniques, en y ajoutant de nouveaux développements mis en rapport avec l'intelligence et les connaissances des élèves. Deuxième année. — Détailler la seconde partie de l'histoire natio- nale en la rattachant à l’histoire universelle. Répéter avec de nouveaux développements l’histoire de Rome et l’histoire du moyen âge, jusqu'aux eroisades. Forcés d'avoir constamment présents à l'esprit les faits généraux de l'histoire universelle correspondant à l'histoire de Belgique, les jeunes gens verraient donc, dans la section supérieure, un cours complet d'histoire. LR 5 4 NE re (47) CHAPITRE IV. DU LITTÉRATEUR, Mission du littérateur: — Exemple. — Conclusion. Le littérateur aura pour mission d'appliquer à des œuvres d’üne certaine étendue les principes généraux de l'art d'écrire, tels que nous les avons définis plus haut, et qui sont comme le substratum de toute œuvre de l'esprit humain : Poésie, histoire, éloquence, tout est soumis à ées principes absolus et universels, Mais là ne se bor- nera pas le devoir du littérateur; il fera ressortir, le texte à la main, les lois particulières qui régissent les divers genres de littérature, tant en vers qu’en prose; ces lois particulières devront autant que possible se déduire des lois générales et former avec elles u un tout compacte et indissoluble. Les professeurs de langue lui soroat un concours efficace ; puisque l'étude de la forme séparée de l'étude du fond est une étude aussi vaine que stérile, ils devront invinciblement parler des divers genres auxquels se rapporteront les morceaux à expliquer. Toutefois ces développements ne peuvent jamais être le but, mais seulement des moyens propres à parvenir à l'intelligence du texte. Il n’en sera pus de‘nême du littérateur , il Soccupera, avant tout, de l'œuvre considérée en elle-même, de son caractère, de sa marche, de so ensemble, des qualités qui la distinguent. Quant à l'étude du texte, pressé par le temps et la quantité de matières , il ne pourra presque pas s'y arrêter, surtout dans les ouvrages de longue haleine, où il devra forcément se restreindre à quelques morceaux choisis. Si l'on exigeait que le littérateur mît sans cesse en rapport le style avec les idées, l'on arriverait à retrancher du cadre des humanités presque toute la littérature. Serait-il possible ; en effet, dans l’espace de deux années, d'étudier sur un texte scruté jusque dans ses moin- ( 48 ) dres détails, les grands genres de la poésie et de la prose? Homère et Virgile ne réclameraient-ils pas à eux seuls ces deux années et plus encore? Et les autres genres de poésie, faudrait-il done les omettre ? Et l'éloquence, l'histoire, faudrait-il les passer sous silence? Le jeune homme peut-il ignorer les noms de Pindare, de Tacite, du Dante, de Corneille ou de Bossuet? Personne n'oscrait le soutenir. Maintenons donc le littérateur; qu'il fasse connaître aux jeunes gens les préceptes spéciaux qui caractérisent les divers genres; qu'il déduise ces préceptes de l'analyse critique de divers chefs-d'œuvre, qu'il caractérise les grands écrivains des temps anciens et modernes, qu'il les rapporte au siècle où ils ont vécu , que l'étude littéraire soit intimement liée à l'étude historique; car, comme l'a dit un grand écrivain, la littérature n'est que l'expression de la société. Notre professeur aura donc pour mission de réunir, de coor- donner les divers éléments qui composent les études humanitaires, et d'en faire un tout compacte et indissoluble. Voyons-le à l'œuvre : | La première année comprendrait les grands genres en vers, épo- pée, lyrisme, drame, ainsi que les genres secondaires. | La deuxième année comprendrait les grands genres en prose; éloquence, histoire, ainsi que les genres moins importants. Les genres secondaires n’occuperaient naturellement que le se- cond plan du tableau. * Qu'il nous suffise d'appliquer brièvement notre théorie à l'un de ces genres. | Prenons pour exemple l'épopée. 4. Je commencerais par une analyse détaillée de l'Iiade d'Homère, de manière à ce que le jeune homme eût bien fixés à l'esprit les per- sonnages, le plan et la marche de l'action de ce beau poëme. Je procéderais ensuite par voie déductive. 2, J'amènerais les élèves à constater que les principes généraux de l'art d'écrire ont été fidèlement observés par Homère. 3. Appuyé sur ces mêmes principes, je descendrais jusqu'aux lois spéciales du poëme épique, relatives à l'action, à sa marche, aux per- sonnages, au merveilleux. 4, Appelant l’histoire à mon secours ; je considérerais cette belle ( 49 ) œuvre, œuvre nationale s'il en fut jamais, comme l'expression fidèle du caractère et des mœurs du peuple grec encore à son enfance. 5. Je finirais par une notice biographique sur l’auteur. Le professeur trouverait, en exposant chacun de ces points de vue, quantité de matières propres à être données en composition aux élèves; tantôt ce serait une analyse critique, tantôt une imitation d'un discours, d'une narration, d’une description, d’un dialogue; un jour ce serait un portrait, le lendemain un parallèle, et ces devoirs si variés, si bien compris des élèves, stimuleraient singulièrement léur zèle et formeraient un faisceau que rien ne pourrait rompre. * Getté marche, nous la suivrions également pour les autres épo- pées, en tenant compte du temps, des lieux, des circonstances, et et en les rapportant toutes à l'Aiade, l'épopée par excellence. Nous aurions, pour chaque genre, notre auteur favori : 5e pour le drame; Horace pour le lyrisme ; Démosthène ou Cicéron pour l'éloquence; Thucydide ou Salluste pour Phistoire. Nous serions loin de négliger les génies des temps modernes, mais nous prendrions de préférence nos auteurs-types parmi les anciens, parce que bien souvent ils ont servi de modèles à ceux qui sont venus après eux. Le maître ne pourrait analyser que les œuvres capitales; il pré- senterait les autres sous forme d'aperçus généraux, et offrirait ainsi à ses élèves un vaste champ à exploiter. : D'après ce qui précède, il est clair que l’enseignement de la langue maternelle rentrerait dans les attributions du littérateur; il s'ensuit que ce dernier devrait s'occuper tout spécialement de cette langue, et ne mettre entre les mains des jeunes gens que des auteurs irrépro- Chables tant sous le rapport de la forme que sous le rapport du fond. Tout ce que nous avons dit jusqu'ici a trait à la méthode analy- tique; joignons-y la méthode synthétique. De même que nous avons permis aux élèves de troisième année de lire une grammaire, de faire des thèmes , d’avoir un dictionnaire; de même nous permettrions aux élèves de poésie et de rhétorique de lire quelque traité de poésie, ou d’éloquence; le littérateur ter- ( 50 ) minerait son cours par l'explication de l'Art poétique d'Horace ou de Boïleau. Les abus ne sont plus à redouter : la pratique a précédé la théorie. Appelant constamment l’histoire à notre secours, rapprochant et comparant les grands génies d’un même peuple, nous tâcherions de faire ressortir les traits essentiels, fondamentaux, de ce peuple et de sa littérature, et nous finirions par faire acquérir à nos jeunes gens des connaissances sérieuses, réelles, j'allais presque dire pro+ fondes. ; Vers la fin de la seconde année, le littérateur comparerait les deux grands genres de littérature, la poésie et la prose, et ferait saisir aux jeunes gens les traits caractéristiques qui les distinguent. Il comparerait également le drame à l'épopée, l'ode au drame, lhis- toire à l'éloquence; ces rapprochements synthétiques mettraient le sceau à son cours. CHAPITRE V. MATHÉMATIQUES, — LOGIQUE. Les mathématiques sont une science pure, elles ressortent immé- diatément de l'intelligence ; l'esprit les conçoit et les saisit directe, ment, parce que le sujet et l’objet sont identiques. Tout part de la raison , tout aboutit à la raison, ou mieux c'est la raison elle-même vue sous une de ses phases. De là cet enchaînement logique que pa remarque dans les prin- cipes qui constituent cette science : la moindre erreur conduit à des déductions ahsurdes. De là aussi la nécessité de faire.saisir aux élèves ces principes fondamentaux sans lesquels celte science d’évi- dencé intrinsèque deviendrait obscure et inintelligible. Cela fait, que l'on procède par déduetion, que les jeunes gens s'habituent à résoudre force problèmes, force équations, force théorèmes : V'in- telligence aux prises avec elle-même acquerra plus de force et plus de vigueur. | ( 54) . Bien souvent le professeur suivra la marche analytique, en pre- nant pour point de départ des exemples simples, faciles, pour re- monter insensiblement jusqu'aux principes fondamentaux. Il y aurait de graves dangers à pousser l'étude des mathématiques trop loin. Les facultés humaines ne resteraient.plus en équilibre, et, comme le faisait remarquer très-spirituellement madame de Staël, les enfants pourraient finir par penser en ligne droite. Rappelons-nous que nos élèves connaissent l’arithmétique qu ils ont étudiée pendant les deux années d’études préliminaires. Voici le plan que nous proposerions pour la section des huma- nités. Section inférieure. — pepe année : Algèbre san équa- tions du second degré inclusivement. Deuxième année : Géométrie plane. Troisième année : Géométrie solide et trigonométrie rectiligne. Section supérieure. — Première année : répétition de l'arithmé- tique et de l'algèbre, avec de nouveaux développements. … Deuxième année : Répétition de la géométrie plane, de-la géomé- trie solide et de la trigonométrie rectiligne avec de nouvelles ap- plications. Ce plan est FES PRE à celui que nous avons adopté pour l'histoire. En physique, nous nous contenterions des notions les plus essen- tielles et roulant sur les points les plus pratiques. Nous considérons cetté branche comme appartenant aux études académiques : aussi voudrions-nous la voir remplacer par un cours de logique formelle. Ce:cours rendrait au jeune homme les plus grands services; il lui retracerait les lois fondamentales qui régissent l'esprit humain et ses œuvres; la logique artificielle compléterait la logique naturelle : c'est elle qui nous sert de fil conducteur dans nos propres investi- gations, c'est elle qui nous apprend à mettre à nu une composition quelconque, en la passant au crible du syllogisme; en un mot, c’est elle qui nous sert de régulateur et ce régulateur est infaillible. . On écarterait ces longues.et inutiles subdivisions, pour ne s'ar- rêter que sur les points véritablement essentiels de Hidés du j Juge- ment, et surtout du raisonnement. . Ce cours se donnerait au commencement de la section {supérieure (52) CHAPITRE VI. ORGANISATION EXTÉRIEURE. Des professeurs. — Du préfet. — Des déléqués, — Des concours. Tout professeur est responsable; voilà pourquoi tout professeur doit être libre dans ses mouvements. Il suffit qu'il se conforme au programme, qu'il ne s'arrête pas en deçà, qu'il n’aille pas au delà; pour le reste, il doit avoir les coudées franches. Non pas que le préfet, non pas qu'un de ses collègues ne puisse, ne doive même parfois lui soumettre quelque utile observation; nous voulons dire qu’on ne doit pas faire du professeur une machine sans spontanéité, comme on vient de le faire en France : on lui enlève toute consi- dération. Il devient ainsi un être servile, se décourage, donne classe par classe, heure par heure, les lignes qui lui sont assignées ; toute énergie, toute vie disparaît, et l’enseignement devient un corps mort. Sans doute Île préfet a des devoirs à remplir, sans doute il faut circonscrire la tâche du professeur; sans cela il n'y aurait ni unité ni ensemble; mais il faut se garder de l'étreindre dans un cerele de fer; lui et ses élèves en sortiraient tout meurtris. . D'après ce qui précède, on devine facilement quel doit être le rôle d'un bon préfet; il forme l'élément pondérateur, il veille à ce que le programme soit exécuté, tout en laissant aux professeurs la dignité et l'indépendance que réclament leurs nobles fonctions; il sert d'intermédiaire entre le corps professoral et le Gouvernement. Ce sont là des fonctions bien délicates qui demandent des connaïs- sances aussi solides que variées, avec un caractère conciliant et ferme tout à la fois; d'autant plus que la discipline, mais une discipline intelligente, basée sur la persuasion, rentre naturellement dans les attributions du préfet. | Le Gouvernement pourrait de temps à autre envoyer des délé- (55) “| gués spéciaux dans les divers établissements qui sont sous sa dé- pendance; ces délégués corrigeraient certains abus, propageraient certaines améliorations, et rendraient de grands services aux bonnes études. Mais ce qui stimulerait surtout le professeur, ce seraient les con- cours généraux; sa réputation, sa responsabilité, son avenir, tout serait en jeu. Si les élèves échouent habituellement dans une branche et réussissent dans une autre, évidemment la faute retombe sur le maître; il ne peut plus rejeter le tort sur quelque autre, puisque, depuis deux ou trois ans peut-être, il se trouve seul chargé de l’en- seignement de cette matière. Mais quelle excuse pour lui s’il n'était qu'un agent privé d'initiative. Nous établirions deux concours généraux, l'un à la fin de la sec- tion inférieure; l'autre, à la fin de la section supérieure. Ces con- cours donnés consciencieusement seraient assez étendus et porte- raient sur toutes les branches de l'enseignement. Ils seraient mis en rapport avec la marche et le programme que nous avons indiqués dans les chapitres précédents. Ces deux concours seraient effectifs. Nul ne pourrait entrer dans la section supérieure des humanités s'il n'avait obtenu au concours général un nombre de points déterminés. Nul ne pourrait suivre les cours d'université s'il n'avait satisfait au dernier concours général. | Une composition spéciale aurait lieu à la fin de l'année, pour les classes qui ne prendraient pas part au concours; elle servirait pour l'admission dans une classe supérieure ; elle serait déposée aux ar- chives du collége, et, au besoin, remise entre les mains du Gou- |_vernement. Les diverses compositions qui se donnent dans le courant de l'an- née seraient également déposées aux archives. Tel est le plan général que nous proposons pour la section des humanités. Nous allons le résumer. Nous aborderons ensuite les études scientifiques. (54) TABLEAU U ge | ANNÉES. LANGUE FRANÇAISE, LANGUE LATINS. LANGUR GRECQUE. so! SECTION ! Grammaire française. | Paradigmes (déclinai- Télémaque sons e. conjugaisons z ; égulieres). Dre ANNÉE : te ) F4 | César. 6 heures de classe. 12 heures. Télémaque. César. Paradigmes. Xénophon. à 20e ANNÉE. 4 » | : : 3 heures. G heures. 10 heures. | | Télémaque. Salluste. Xénophon. ; à Lafontaine.— Mme de | César. — Cornelius ÿme ANNÉE. . Sévigné ou Massil- Nepos ou Phèdre, lon. en lecture. 3 heures. G heures. 8 heures. SECTION Le littérateur. Virgile. Homère. Genrés en vers. _ Cicéron. 17e ANNÉE. . . Salluste, Tite- Live, en lecture. Platon ou Isocrate. Xénophon, en lecture. | \ G heures. : - ‘5 heures. 6 hèures. Le littérateur. Horace. Démosthène, 4 Genres en prose. Tacite, Sophocle. 2®e ANNÉE. . ( Virgile, Cicéron, Tite- | Homère, Platon ou | Live, en lecture. Isocrate, en lecture. \ G heures. 5 heures. G heures. SYNOPTIQUE. EE (55 ) HEURES DE CLASSE LANGUE ALLEMANDE. | HISTOIRE ET GÉOGRAPHIS. MATHÉMATIQUES. ; par semaine. FÉRIEURE. Histoire anciénne jus- | Algébre. qu’au Christ. » Géograph. correspon- dante. | 3 heures. 3 heures. 2% heures. Depuis le Christ jus- | Géométrie plane. qu'aux croisades. vf » Géograph. correspon- dante. | 3 heures. 2 heures. 24 heurés. Paradigmes. Depuis les crois. jus- | Géométrie solide. Goëthe, Prosa (édité | T° * creme ti Trigonométrie rectili- par Schæfer). Géograph. correspon- gne. dante. 3 heures. 3 heures. 3 heures. 26 heures. UPÉRIEURE. Goëthe , Prosa. Répétition de This- | Répétition de l’arith- toire ancienne. métique et de F'AI- 4re partie de l’hist. na- gèbre, tion. Géog. corresp. Er. 2 heures. 4 heures. 3 heures. 26 heures. Schiller (Guill, Tell). | Répétit® del’hist. an- | Rép.dela Géom.plane. d cienne (suite) jus- : Goëthe , en lecture. qu'aux croisades. — — solide. 2e partie de l'hist:na- | — delatrigon. rectil. tion. Géog. corresp. 2 heures. & heures. 5 heures. 926 heures. (56) Les élèves auront done de quatre à cinq heures de leçon par jour; en ajoutant à ce tableau l'instruction religieuse et quelques cours accessoires, tels que le’ dessin, la musique, la gymnastique, ils auront en minimum cinq heures. Voici pourquoi nous n'avons mis que des différences peu sensibles entre la section inférieure et la section supérieure. C'est en classe, avons-nous déjà dit ailleurs, que l'enfant, de sa nature si faible et si léger, doit surtout faire des pro- grès; il lui faut l'œil du maître pour qu'il soit attentif; d'un autre côté, le développement de ses organes réclame plus de mouvement et d'activité qu à toute autre époque de la vie. Aussi croyons-nous qu'on ne peut pas exiger de l'enfant plus de trois heures d'étude par jour; mais il importe que ces études soient bien faites. Les études en commun, dirigées par un homme qui s’y entend, sont de beau- coup préférables aux études privées. Le jeune homme a le jugement plus sûr, plus posé, plus réfléchi ; sans doute, le professeur lui sera d’un grand secours, mais c'est dans les études privées qu'il essayera surtout ses forces, qu'il appren- dra à se passer de tout guide et à devenir homme. Ses études seront plus nombreuses et plus longues. On est en droit d'exiger de lui cinq heures d'application par jour. Huit professeurs suffiraient pour monter un bon collége (non compris le professeur d'allemand): 4 Un professeur de mathématiques . . . 14 heures de classe. -— d’hist. et de géographie. . 17 — Un premier professeur. de grec . . . . 18 — Un second professeur de gree . . . . 12 — Un premier professeur de latin . . . . 20 — Un second professeur de latin . ... . 414 — Un premier professeur de français . . . 12 — Un second professeur de français (litté- PU ol 01e GUN acod og e Le, 32 .— La moyenne serait d'environ seize heures de leçon par semaine. Le préfet des études serait de préférence le littérateur. Si à la sec- tion des humanités se trouvait rattachée quelque autre section, nous croyons qu'on ferait bien de ne confier aucun cours au préfet. (57) Les professeurs de langues de la section supérieure n’ont qu'un nombre d'heures assez restreint, mais n'oublions pas que les cours qu'ils donnent exigent beaucoup de préparations, et qu'ils doivent se tenir au courant de tout ce qu'ont étudié les élèves dans la section inférieure. Le second professeur de latin commencerait ses cours à dater de la troisième année d'étude, avec Salluste; tandis que César, Cornélius ou Phèdre (donnés en lecture) rentreraient dans les attri- butions du premier professeur. Restent les heures de classes affectées à chaque branche. La lan- gue française est moins bien partagée que les langues anciennes , parce qu’elle a déjà fait l'objet de deux années d’études. Pour procé- der avec ordre et ne pas décourager les enfants, nous n'avons abordé qu'une langue à la fois, mais nous l'avons abordée hardiment : nous avons fixé douze heures de classe par semaine pour la langue latine et dix heures pour la langue grecque; c'est que les commencements sont toujours difficiles et qu'il importe de trancher, le plus tôt pos- sible, ces difficultés. Lorsque l'enfant sera lancé dans la voie, il mar- chera d'un pied plus ferme et fera plus de route en moins de temps. Nous avons donné à l'étude du grec la même importance qu'à l'étude du latin; la littérature des Hellènes est tout aussi riche, tout aussi parfaite que la littérature des Romains, et elle a pour elle le double mérite de la priorité et souvent du modèle. Du reste, savoir une lan- gue à demi n’est pas la savoir, et mieux vaudrait dès lors la retran- cher franchement du cadre des humanités. Nous avons fixé à l'étude de l'histoire et des mathématiques un nombre d'heures que nous croyons suffisant. Il nous resterait peut-être à énumérer les motifs qui nous ont guidé dans le choix de tels outels auteurs plutôt que de tels ou tels autres; mais l'examen de cette question, qui n’est pas une question sine qua non, nous conduirait trop loin, et nous nous voyons forcé de la passer sous silence. Nos auteurs, du reste, sont rangés tous parmi les classiques. (58) LIVRE IV. ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE. Nous avouerons franchement que la question posée nous a d’abord jeté dans un certain embarras. Quelle est l'étendue du mot « scien- tifique? » Faut-il le restreindre à certaines branches des huma- nités, telles que les mathématiques, la logique, la physique? sil en est ainsi, comment expliquer le dernier membre de phrase du second alinéa : « il (l’auteur) aura principalement en vue la partie de l'instruction moyenne qui prépare aux études universitaires ? » Il résulte donc de l'ensemble de la question que les humanités doivent jouer le principal, maïs non l'unique rôle. | L'Académie a-t-elle entendu désigner par le mot « littéraire » la section des humanités, et par le mot « scientifique » les autres sec- tions? ou bien, est-ce que ces deux termes « littéraire et scientifi- que » s'appliquent également à toutes les sections? Nous préférons la première hypothèse 1. Mais alors, quelle sera l'étendue du mot « scientifique? » faudra- t-il entendre par là toutes les sections, professionnelles, indus- trielles, commerciales , et d’autres encore qui, à la rigueur, rentrent dans l'instruction moyenne? Faudra-t-il donner pour chacune d'elles un système complet d'organisation? Nous ne le pensons pas : la question ainsi entendue prendrait des proportions trop vastes et serait d’ailleurs en opposition manifeste avec ces mots : « il aura principalement en vue, etc. » Nous croyons que les savants, au jugement desquels nous avons l'honneur de soumettre ce mémoire, demandent avant tout l'exposé d’un système d'organisation pour l’enseignement littéraire, c’est-à- 1 Elle n’est pas plus rationnelle que la seconde, mais elle est plus conforme à l'usage. (59) dire pour les humanités; on ne doit donc traiter l’enseignement scientifique que subsidiairement et pris dans son ensemble. C'est là du moins ce qui nous a paru ressortir le NE clairement des termes mêmes de la question. La plupart des théories que nous avons émises dans le courant de ce travail, s'appliquent à l’enseignement scientifique aussi bien qu'à l’enseignement littéraire. Nous avons admis comme principe suprême : action directe et incessante sur l'intelligence de l'enfant, de manière à éveiller de plus en plus sa spontanéité. Nous avons vu que ce principe pratiqué instinctivément par. la mère, est conforme à la nature de l'âme; d'où Le but de l'enseignement consiste moins à faire des savants qu'à donner l'aptitude à le devenir. Pour cela, l'intelligence a besoin du concours des autres facultés humaines, et particulièrement de la volonté et de la mémoire; toutefois ces facultés ne sont que des moyens à son service, La volonté, c’est le chemin qui conduit au temple. L'intelligence, c’est le temple lui-même. La mémoire, c'est la clef qui le ferme et qui permet ensuite d'y rentrer. Ce sont là des principes absolus ét universels. Le chapitre second traite des études préliminaires; ces études communes prédisposent à l’enseignement scientifique comme à l’en- seignement littéraire. Nous avons ensuite demandé, au nom des fortes et solides études, une séparation complète entre les différentes sections. Nous avons présenté, avec quelque détail un plan d'organisation pour les études humanitaires, en nous appuyant surtout sur les langues, branches essentielles, et dont l'enseignement laisse le plus à désirer de nos jours. Nous avons réclamé la spécialisation des tâches; eh bien, cette spécialisation, nous la réclamons également pour les études scienti- fiques; les motifs sont les mêmes, les matières seules diffèrent; encore plusieurs de ces matières sont-elles communes; ainsi : La langue maternelle ; ( 60 } L'histoire et la géographie; Les mathématiques; L’allemand. Toutefois, comme chaque section a son bat propre, ses tendances propres, ces branches devront constamment être mises en rapport avec ce même but, avec ces mêmes tendances. Elles suivront des directions différentes, mais les principes pédagogiques resteront les mêmes , parce que l'intelligence de l’homme est la même partout. Cette communauté de principes une fois admise, il nous sera facile de présenter, dans un cadre restreint, un plan d'organisation pour les études scientifiques en général; il ne nous reste plus, pour ainsi dire, que des conclusions à tirer. L'enseignement scientifique comprendrait cinq années : deux an- nées d’études communes (voir livre IT) et trois années d'études spé- ciales. Nous allons passer en revue les différentes matières qui feraient l'objet de ces trois dernières années d'études. Le cours d'histoire serait moins développé que dans les huma- nités; nous nous contenterions d'exposer les faits dominants de l'histoire universelle. La première année comprendrait l'histoire des peuples anciens jusqu’à la prise de Rome; la seconde année com- prendrait l'histoire du moyen âge et l'histoire moderne;"enfin , la dernière année serait uniquement consacrée à l'étude de l'histoire nationale. La géographie marcherait de pair avec l'histoire. — Deux heures de classe par semaine suffiraient. { Voir chapitre IN pour la manière d'enseigner l’histoire et la géographie.) Nous serions loin de négliger l'étude de la langue maternelle. Télémaque serait l'auteur type des deux premières années d'études. (Voir chapitre IF.) L'examen des principaux chefs-d'œuvre des lit- tératures française, flamande, anglaise ou allemande, ainsi que l’ex- posé déductif des préceptes qui dominent les principaux genres de littérature, feraient l’objet du cours de troisième année. (Voir cha- pitre IV : Du littérateur..) Il est absolument nécessaire, avons-nous dit au chapitre II (langues modernes), que les élèves qui s'adonnent aux études scienti- fiques, connaissent les langues modernes, le flamand, l'allemand, (61 } l'anglais; ce sont trois langues sœurs, ilimporte de ne pas les séparer; mais il importe encore plus de procéder avec ordre et d'éviter toute confusion, Aussi nous garderions-nous bien d'aborder Pétude de ces trois langnes à la fois; nous eommencerions, dès la première année, par l'étude de la langue allemande, si nos élèves appartenaient aux provinces flamandes. Nous donnerions six heures de leçon par se- maine; la seconde année , nous ne donnerions plus que deux heures ; mais en revanche, la langue anglaise nous prendrait six heures; nous terminerions par l'étude comparée des trois langues. Il en serait de même de la physique et de la chimie, de la miné- ralogie et de la géologie, de la botanique et de la zoologie. Il est im- possible, dans l'espace de trois années, d'enseigner ces branches avec tous les développements qu'elles comportent. Ce serait, du reste, un hors-d'œuvre. Ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c’est l'avenir du jeune homme, but de tout enseignement. Or, il est bien des faits, bien des théories, bien des détails dont il ne saurait jamais que faire; il faut donc restreindre ces divers cours à ce qu'il ya d'essentiel et de vraiment pratique. Il ÿ a plus. Supposons que le jeune homme veuille poursuivre ses études, il aura de solides fon- dements sur lesquels il lui sera bien facile de construire. Au con- traire, si le professeur voulait développer jusqu’au dernier détail, il surchargerait les élèves de travaux et d’études, et, par suite, les rebu- terait profondément. Bornons-nous aux éléments de ees différentes matières, mais qu'ils soient bien compris, bien sus, qu'en un mot, il y ait science dans l'esprit du jeune homme. Si les élèves appartiennent aux provinces wallonnes, ils étudie- ront, dès la première année, une langue parlée par près des deux tiers des Belges ; l’année suivante, ils entreprendront l'étude de la langue allemande pour finir par la langue anglaise. Le professeur donnera aux élèves wallons, pendant le second semestre de la troi- sième année, l'étude comparée de ces langues. Nous rangeons le cours de commerce parmi les cours essentiels. Ce cours serait de deux années ; il serait revu la troisième année avec de nouveaux développements. La géographie commerciale se- _ rait sa compagne fidèle; elle indiquerait aux élèves les productions, les importations, les exportations des diverses nations du monde, Tome VE. 8 relation. (62) et spécialement de celles avec lesquelles la Belgique se trouve en tique. Le professeur développerait longuement toutes les parties qui touchent, soit au commerce, soit à l’industrie : système métrique; TABLEAU : Le cours de mathématiques serait un cours essentiellement pra- 1er Groupe. 2° Groupe. 3° Groupe. ANNÉES. LANGUES ; LANGUE MATHÉ- Es HISTOIRE. sem PHYSIQUE: FRANÇAISE. MATIQUES. FLAMANDE. |[ALLEMANDE.| ANGLAISE. Histoire an- | Grammaire » » » Arithmé- cienne. française. tique, | ie Télémaque. 2 heures. 4 heures. 2 heures. | 6 heures. » 4 heures. | ge u Télémaque. » » » Algèbre. istorre 2€ ANNÉE . { moderne. | 2 heures. 3 heures. Ÿ 2 heures. | 2 heures. | 6 heures. À 3 heures. | Litérateur. Histoire na- | Genres en » » » Géomé- tionale. vers. trie. 3° ANNÉE . Genres en prose. PTE XL MES | 2 heures. 3 heures. |3h. pour les langues comparées (1).l 3 heures. | 2 heures | (1) Ce groupe ne s'applique qu'aux élèves flamands. ( 65 ) anciennes mesures, règles d'intérêt, d’escompte; etc., et passerait lestement sur les-parties qui n’offrent pas ou presque pas d’applica- tion. :Nous-allons.transcrire;, sous forme d’appendice, un tableau synop- YNOPTIQUE. tique analogue à celui que nous avons donné pour les humanités. rer 4° Groupe. de Groupe. 6e Groupe. GÉOGRAPHIE HEURES. à MINÉ- À OMMERCE. coM- } CHIMIE. GÉOLOGIE. | BOTANIQUE. | ZOOLOGIE, RALOGIE. MERCIALE. . heures. - 2.heures. » » » 2 heures. | 2 heures. | 26 heures. heures. | 2 heures. | 2 heures. | 2 heures. » » » 26 heures. no 2 heures. | 2 heures. | 2 heures. » 2 heures. | 2 heures (répétition). : À 23 heures. ( 64 ) Cinq professeurs rempliraient facilement ce cadre ; chaque groupe aurait son professeur spécial, à l'exception des deux derniers grou- pes, qui seraient donnés par un seul. | Si une section scientifique était annexée à la section des humanités, il n’y aurait pas besoin d'un second préfet; sinon, nous confierions ces fonctions délicates au professeur de littérature. | OBSERVATIONS FINALES. Nous établirions, dans chaque canton, une école primaire supé- rieure. On y enseignerait les matières énumérées au ve II (études préliminaires). Deux instituteurs sufhraient. Chaque petite ville, chaque gros bourg auraït une section scien- tifique, soit industrielle, soit commerciale ou professionnelle. Les villes plus importantes auraient un collége d'humanités.. Les grandes villes auraient tout à la fois une section scientifique et un collége d’humanités. Une section préparatoire (études préliminaires communes) serait annexée à chacun de ces établissements. Notre plan d'organisation n'occasionnerait pas beaucoup dé frais : Études préliminaires . 2’ professeurs, soit . . .fr. 2,500 Section scientifique. . 5 — El, Section des humanités. 10 (1) — — 1: .. 20,000 Torar. . .fr. 60,000 En ajoutant à cette somme 3,000 franes pour frais de surveil- lance, de dessin, de musique, de chant, de gymnastique, ete. ete, nous arrivons au chiffre de 35,000 francs. Le minerval serait partagé entre les professeurs. Tel est le plan que nous osons soumettre à la haute appréciation de la savante Académie; puisse la jeunesse en retirer quelque profit! (1) Y compris le préfet. Rapport de M. Devaux . de M. Baguet . de M. Quetelet . »" » LIVRE E:«. —— II. XII. TABLE DES MATIÈRES. PRINCIPES GÉNÉRAUX. , ÉTUDES PRÉLIMINAIRES. ENSEIGNEMENT LITTÉRAIRE. — dis Er. — Exposé général d'un nouveau plan d'organisation . CnapiTRe IT. — Des langues . — UT. — Histoire. — Géographie IV. — Du littérateur ; V. — Mathématiques. — Logique À VI. — Organisation extérieure . LV. — ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE . OBSERVATIONS FINALES PUBLICATIONS DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE. re —— Annuaire de l’Académie, 1r° à 19me année. 1855-55. Bulletins de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles, tome 1 à XII. — Bulletins de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome XIII à XIX, in-8°. — Prix : 4 francs par volume. Nouveaux Mémoires de l’Académie royale des sciences et belles- lettres de Bruxelles, tome I à XIX. — Mémoires de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome XX à XXVIT; in-4°. — Prix : 8 francs, à partir du tome X. Mémoires couronnés par l’Académié royale des sciences et belles- lettres de Bruxelles, tome I à XV. — Mémoires couronnés et Mé- moires des savants étrangers, publiés par l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles, tome XVI à XVIII — Mémoires couronnés et Mémoires des savants étrangers, publiés par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome XIX à XXV, in-4°.— Prix : 8 francs par volume, à partir du tome XII. Mémoires couronnés, collection in-8° : Tone 1. — Des moyens de soustraire l'exploitation des mines de houille aux chances d’explosion; 1 vol. in-8°, 1840. Prix : 4 francs. Towe 11. — Mémoire sur la fertilisation des landes de la Cam- pine et des dunes; par M. Eenens , 1 vol. in-8°, 1849; 2 francs. Towe III. — 1° partie. Exposé général de l’agriculture luxem- bourgeoise , ou dissertation raisonnée sur les meilleurs moyens de fertiliser les landes des Ardennes; par Henri Le Docte, 1 vol. in-8e, 1849; prix: fr. 1 60 c$. — 2° partie. Mémoire sur la chimie et la physiologie végétales et sur l’agriculture, par le même ; 1 vol. in-8° , 1849 ; prix : 2 francs. Tone IV. — Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres , par Ed. Ducpeliaux ; 1 vol. in-8°, 1850. Tome V.— 1re partie. Mémoire sur l’organisation de l’assistance, par M. Wery; 1 vol. in-8°. 1852. — 2° partie. Mémoire sur les polders de la rive gauche de l'Escaut, par M. A. De Hoon; 1 vol. in-8°, 1855. Tome VI. — 1re partie. Mémoire sur l’organisation de l’ensei- gnement moyen, par M. F. Degive ; 1 vol. in-8°, 1855. Commission royale d’histoire. — Recueil de documents histori- ques relatifs à la Belgique, 14 vol. in-4°. Compte rendu des séances de la Commission royale d'histoire ou Recueil de ses Bulletins, 16 vol. in-8° (1857-1849). — Nouvelle série, tome IVe, in-8° (1852). MÉMOIRES DES SAVANTS ÉTRANGERS, PUBLIÉS PAR L'ACADÉMIE ROYALE “ DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE. — COLLECTION 1IN-S'. — Tome WE. Deuxième Partie. BRUXELLES . M. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE. 1855. + P Ex FT PUBLIÉS PAR L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES ; DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE. COLLECTION IN-S°. — NOMME VE. Deuxième Partie. 4 BRUXELLES. M. HAYEZ., IMPRIMEUR DE L' ACADÉMIE ROYALE. 1855. DE L'INFLUENCE EXERCÉE PAR LA BELGIQUE SUR LES PROVINCES-UNIES, sous LE RAPPORT POLITIQUE, COMMERCIAL, INDUSTRIEL, ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE ;, DEPUIS L'ABDICATION DE CHARLES-QUINT JUSQU’À LA PAIX DE MUNSTER ; M. V. GAILLARD, Avocat à Gand. (Memoire couronné le 8 mai 1854.) L Wat stat, wat velt, wat vremde lant, Wat bosch, of onbekende kant, Salons een vaste woning geven; Daer wy verlost van moordery En van de spaensche tyranny, Met ruste sullen mogen leven ? (CHANT DES EXILÉS FLAMANDS. ZCvecote , Beleg van Leyden.) DE L'INFLUENCE EXERCÉE PAR LA BELGIQUE SUR LES PROVINCES-UNIES. INTRODUCTION HISTORIQUE. Ce fut le 25 octobre 1555 que Charles-Quint descendit du. trône pour.y fäire monter son fils Philippe Il; et dans cette journée mémo- rable le vieux monarque s'appayait sur le bras, de Guillaume de Nassau. Qui, done: aurait pu dire alors..qu'entre ces deux hommes, dontFun: aidait un. vieillard à déposer la couronne sur le front de lâutre, devait éclater bientôt. une guerre longue. et, affreuse : qui dont aurait pu croire alors que bientôt le fils aurait mis à prix la tête de celui qui, soutenait son. père dans l'accomplissement volon: taire de son dernier acte d'autorité et de puissance ? | Catholique fervent, Philippe crut devoir faire exécuter à la lettre l'ordonnance déaconienne du 25 septembre 1550 contre la religion: nouvelle; mais les violences. et les persécutions ne purent empêcher les partisans de la réforme de devenir de jour en jour plus nombreux. Indépendamment des causes qui, dans les pays voisins, favorisaient le mouvement réformateur, il en était dans nos provinces deux (4) autres qui méritent de n'être pas négligées, la libéralité de nos anciennes institutions et le grand nombre d'étrangers établis dans le pays (1). Philippe, d'ailleurs, n’était guère aimé dans nos con- trées; sombre, morose, inquiet, hautain, son caractère formait un doulouréux contraste avec celui de son père, qui, s'il était parfois d’une sévérité extrême, savait du moins être affable à l'égard de tous. D'autre part, Charles-Quint, quelque diverses que fussent les nations qu'il gouvernait, était toujours resté flamand, et c'était de la noblesse belge qu'il s'entourait avec 6 plus de plaisir. Philippe, son fils, étranger à nos mœurs, comme à notre langage, ne souffrait autour de sa personne que des Espagnols : brusquement déchue de la haute position qu’elle avait occupée pendant les deux règnes pré- cédents, la noblesse belge prit l'initiative de l'opposition (2). Toutes les circonstances furent exploitées, et lorsque le roi, retournant en Espagne, après la paix de Câteau-Cambrésis, réunit les états généraux à Gand, pour prendre congé d'eux, des plaintes lui furent adressées et contre l'admission des étrangers aux fonc- tions supérieures, et contre la présence des soldats espagnols laissés dans le pays, bien que la guerre avec la France fût terminée. Ces plaintes, certes, étaient fondées; mais l'esprit de parti en avait sin- gulièrement exagéré l'importance. Avant de s'embarquer, le roi avait établi des gouverneurs parti- culiers dans les diverses provinces. Le comte d'Egmont, en Flandre, le prince d'Orange, en Hollande, Zélande et Utrecht, le comte de Meghen, dans le duché de Gueldre et le comté de Zutphen, le comte d’Arenberg, dans les seigneuries de Frise, de Groningue et d'Over- Yssel, le comte de Mansfeld, dans le Luxembourg, le comte de Berlaimont, dans le comté de Namur, et le marquis de Berghes, dans le Hainaut. Le comte de Hornes, qui avait gouverné quelque temps la Gueldre et le comté de Zutphen , aürait désiré garder ces deux provinces, et s'adressa à cette fin au cardinal Granvelle, qui jouissait de toute la confiance du roi; mais le cardinal ne le seconda point : de là entre ces deux personnages uné haine qui ne fut’ pas (1) Borgnet, Phélippe IT et la Belgique; Brux., 1850, p. 18. (2) Zbid., p. 4. (5) sans influence sur les événements postérieurs (1). Quant aux fonc- tions de! gouverneur général, elles furent confiées à Marguerite d'Autriche, duchessé de Parme et de Plaisance, qui dut cette haute position à Granvelle. | 10 Les pouvoirs de la gouvernante étaient fort restreints. Dans toutés les questions graves, elle était obligée d'en référer au foi lui-même, et si la chose était d’ane importance secondaire, ‘elle devait demander l'avis du conseil d'État. A côté, ou plutôt au-des- sus d'elle, se trouvait Granvelle , évêque d'Arras, dont là puis- sance, pour n'être pas officielle, n’en était pas moins étendue. Au- cune affaire sérieuse ne pouvait se décider sans son avis et sans celui du comte de Berlaymont et du président Viglius, qui for- maient avec lui cêtte fameuse consulte, contre laquelle, dans Île principe, lé mouvement populaire était principalement dirigé. Le prince d'Orange, les comtes de Hornes ét d'Egmont ne tardèrent pas à sé mettre à la tête de l'opposition : ils comprirent sans peine _ que lé véritable chef du gouvernement, dans les Pays-Bas, n'était pas Marguerite, maïs bien Granvelle; aussi fut-ce à celui-ci qu'ils s'attaquèrént d'abord : on lui réprocha sa qualité d'étranger ; on le poursuivit avec des caricatures et des libelles; mais lui, fort de là confiance de son maître, se roïdit contre les obstacles ét répondit par le dédain aux injures ‘et aux calomnies. Le ‘prince d'Orange et les deux comtes écrivirent des lettres collectives au roi, pour lui exposer combien le pays entier était irrité contre Granvelle, et combien il était nécessaire, pour Ja tranquillité générale, dé le rappeler. Le roi résista longtemps; mais Marguerite, effrayée de se voir délaissée par la noblesse entière, ayant joint ses instances à celles de l'opposition, Philippe finit par céder, et, au mois de mars 4564, Granvelle quitta les Pays-Bas. Toutefois l'opposition n'avait triomphé qu'à demi : depuis le départ de Granvelle, les édits de religion étaient appliqués avec moins de rigueur, mais n'en con- ‘tinuaient pas moins à subsister. Le comte d'Egmont fut, au com- mencement de 1365, envoyé en Espagne pour obtenir à cet égard (1) Vaa Meerbeeck, Chronycke van de gantsche werelt; Antwerpen, 1620, p. 193. dde Ni 1565. (6) des concessions, Le roi le reçut avec beauroup de prévenanee, lui fit de magnifiques promesses, mais recommanda néanmoins à Mar- guerite d'exécuter ponctuellement le. contenu des placards: Ces derniers ordres ayant été transmis aux conseils de justice et aux gouverneurs de province, avec injonction de sy conformer sans délai, un eri d'étonnement. et de crainte s'éleva dans le pays entier: la plupart des fonctionnaires alléguèrent l'impossibilité de les exé- cuter. Ce fut alors que neuf seigneurs du parti des mécontents se réunirent à Bréda, et y .jetèrent la: base d’une association dont le but était de garantir les secours de ses frères à tout associé que me- nacerait l'inquisition. L'acte célèbre qu'ils souserivirent à cette fin et qui est conou, sous le nom de. Compromis des Nobles, ne tarda pas à se couvrir de nombreuses signatures; non-seulement la no- blesse presque entière, mais une grande quantité de bourgeois s'em- pressèrent d'y adhérer, Le 5 avril 1566, les confédérés, an nombre de 200 à 500, se présentèrent à l'audience de la gouvernante, et lui remirent une requête tendant à ce que, l'on abolît linquisition et que l’on convoquât sans retard les états généraux. Marguerite répon- dit, comme d'habitude, qu'elle transmettrait leurs demandes au monarque. Ce fut à lissue de cette andience que les confédérés | adoptèrent le titre de Gueux, nom par lequel ils prétendaient que le comte de Berlaymont les avait désignés. Après plusieurs mois d'hésitation, Philippe annonça enfin à la gouvernante son projet de venir lui- même en Belgique au commen- cement de l'année suivante; il fit en même temps certaines conces- sions qui n'eurent pas l'avantage d’être sincères. Cependant l'opposi- tion croissait toujours en force et en importance : les réformés, de plus en plus nombreux, réclamèrent une liberté complète pour l’exer- cice de leur culte et. des églises pour l'y pratiquer. Les confédérés, d'autre part, se réunirent en grand nombre : à S'- Trond et prépa- rèrent tout pour une résistance à main armée. S'ils n'excitèrent pas directement les fureurs des iconoclastes, ils en profitèrent du moins pour imposer leurs conditions à Marguerite et pour exiger formel- lement la convocation des états généraux; la gouvernante, effrayée, céda, mais écrivit au monarque pour le prier de la désavouer. Dès ce moment Philippe se décida à employer les moyens les plus (7) rigoureux , et résolut de se faire représenter en Belgiqne par le duc Octob. 1566. d'Albe. Ces mesures, toutefois, furent tenues secrètes; on prévoyait que le fait seul de l'envoi du due aurait provoqué un mouvement extraordinaire : c’est, en effet, ce qui eut lieu. Lorsqu'au mois de juillet 1567, on apprit qu'Alvarez de Tolède était en marche vers nos provinces, à la tête d’une armée de 14,000 hommes, un nombre considérable d'habitants (cent mille, dit-on), appartenant pour la plupart aux professions industrielles, s’expatrièrent et portèrent à l'étranger leur activité et leurs capitaux (1). À peine d’Albe était-il arrivé dans le pays qu'il institua le con- seil des-troubles, et fit traîner devant ce tribunal infâme les comtes d'Egmont et de Hornes. L'arrestation déloyale de ces deux person- nages, traîtreusement convoqués par le duc au grand conseil, pro- duisit une consternation générale; le peuple accabla les Espagnols dé menaces et d’imprécations ; ét sa fureur légitime ne connut plus de bornes. Lorsque des serviteurs aussi fidèles, dés hommes qui avaient rendu à leur roi et à leur pays des services aussi importants, n'avaient plus pour sauvegarde de leur liberté la gloire qui rayon- nait autour d'eux, qui done encore pouvait se croire à Fabri des arrestations arbitraires d'un pouvoir désormais sans contrôle et sans pudeur? Les deux comtes réclamèrent en vain les priviléges généraux du pays et ceux de l'ordre de la Toison d'or; on les traîna devant le conseil de sang, on leur refusa le secours d’un avocat, on mit à leur charge, à défaut de griefs réels, des faits vagues, touchant lesquels la défense était presque impossible. Ni les pleurs d'une épouse et d’une mère, ni les supplications de l'évêque Rythovius, ni l'évi- dence du droit et de la justice, rien ne put émouvoir Alvarez de Tolède. Le 5 juin 14568, les deux martyrs de la liberté tombèrent sous la hache du bourreau. Cet assassinat, commis avec calme et au nom de la loi, semblait justifier les excès des insurgés. Marguerite, cependant, avait, après les plus vives instances, obtenu la permission de se retirer dans ses états. Elle partit pour l'Italie en décembre 1567, emportant es regrets et le dernier espoir des patriotes sincères. (1) Bulletins de l Académie, t. XIV, p. I, p. 117.— De Smet, ist. de la Bel- gique ; IE, 15. 1571. (8) Une expédition militaire tentée, par les réformés échoua complé- tement. Guillaume de Nassau et son frère Louis, n'ayant pu parvenir à opérer à la fois, l'un sur les bords de la Meuse, l’autre en Frise, furent battus successivement par les troupes du duc d’Albe.. Au mois de mars de l’année 1569, le due d'Albe convoqua les états généraux à Bruxelles, afin de fixer, avec leur participation , un nou- veau système d'impôt : il s'agissait de faire payer une fois le centième de toutes les propriétés mobilières et immobilières, et d'établir sur tous les objets vendus un droit permanent, de dix pour cent sur les meubles et de cinq pour cent sur les immeubles. Ce projet rencontra une vive résistance, dont le motif se comprend sans peine : en fait, le nouvel impôt frappait au cœur le commerce, principale ressource des Pays-Bas; en droit, il était contraire à l’un des pri- viléges les plus chers de la nation, celui de consentir, pour une époque déterminée, neuf, six ou trois ans, les aides ou subsides qui devaient être fournis au gouvernement; ce vote périodique donnait au peuple tout à la fois l'occasion de faire valoir ses griefs et le moyen d'en obtenir le redressement. La résistance fut si vive à l'égard de l'impôt du dixième et du vingtième denier, que le duc se vit forcé de céder et de consentir à ce qu'il fût racheté, moyer- nant un nouveau centième sur Jes propriétés et une rente ‘de deux millions de florins à payer pendant deux ans. Avant l'expiration de la deuxième année, d'Albe voulut représenter son système; mais les franchises provinciales trouvèrent des défenseurs jusque dans le sein du conseil d'État : Viglius, Berlaymont, Noircarmes, quoique partisans sincères du roi et da catholicisme, s’opposèrent formelle- ment à ce mode d'impôt. En vain le duc d’Albe, dont l'autorité com- mençail à être ébranlée (1), introduisit-il dans son projet de larges modifications, les états refusèrent de l’admettre. Inébranlable dans sa résolution, le duc allait, malgré les réclamations qui lui surve- naient de toutes parts, tenter l'exécution de son édit (2), quand (1) Backhuizen Van den Brinck, Notice sur le dixième denier, MEssaGER DES Sciences, 1848 et 1849. | (2) M. Backhuizen réduit à sa véritable valeur la tradition relative aux dix-sept Bruxellois qu’on s'apprétait à pendre, tradition que le prince d'Orange, dans son Apologie, confirme de la manière la plus positive. (Mess. des Sc., 1848, p. 299.) (9) on apprit tout. à coup que la Brielle venait de tomber aux mains des Gueux de mer. Ce succès inespéré changeait complétement l'état des choses : l'insurrection, d'ailleurs, venait d'acquérir des forces nou- velles, et se propageait dans le Nord avec une rapidité effrayante, Une dépêche du 27 juin 1572 supprima l'impôt du dixième et; du vingtième denier, et convoqua les états généraux, afin d'aviser à un autre mode de contribution. Pendant que les provinces du Nord. s'affranchissaient du j joug à l'Espagne, Louis de Nassau s'introduisit à Mons, et opéra ainsi une di- version qui permit aux insurgés d'organiser leurs ressources. De son. côté, le prince d'Orange s'empara d’une grande partie du Brabant, et essaya de débloquer Mons, où son frère n'avait pas tardé à être assiégé parles troupes espagnoles; mais il ne put y parvenir. Louis de Nassau dut capituler, et le duc d’Albe regagna bientôt ce qu'il avait perdu dansle Brabant, Le prince d'Orange se retira, découragé, dans le Nord. Peu de temps après, Philippe, voyant combien la voie de la vio- lence lui avait été fatale, voulut tenter celle de la modération; il rappela le due d’Albe et le remplaça par Luis de Requesens. C'était trop tard; les excès du fougueux Alvarez de Tolède avaient aigri tous les esprits, et les concessions ne pouvaient plus satisfaire per- sonne. Telle est d'ailleurs l'histoire de toutes les révolutions. Reque- sens s'efforça à dégager Middelbourg, mais n'ayant pu y parvenir, il fit, par l'intermédiaire de Marnix, des propositions de paix au prince d'Orange. Celui-ci déclara qu'il était prêt à y souscrire, mais posa des conditions qui dépassaient les pouvoirs de Requesens. Les négociations furent nécessairement interrompues. + L'année suivante s'ouvrit sous de tristes auspices pour les révoltés. Une armée que Louis de Nassau avait recrutée en Allemagne: et qu'il conduisait à leur secours, fut exterminée dans la bruyère de Mook, et Louis lui-même y trouva la mort. Heureusement pour eux, l'in- discipline des régiments espagnols rendait inutile le succès que Requesens venait de remporter. Pendant deux ans, ces alternatives de succès et de revers ne furent interrompues que par le congrès de Bréda, ouvert sous la médiation de Maximilien HI et qui n'eut aucun résultat, par suite de la roïideur extrême de Philippe I. Le 5 mars 1576, Requesens 1572. Sept. 1572. 1573. 1574. 15744 4 Mars à juin 1775. Mars 1576. Sept. 1576. 8 novemb. 1576. 4novembre. 9 janv. 1577. 7 avril. 24 juillet. Octobre. (10 ) vint à mourir; personne n'ayant autorité pour administrer au nom du souverain, le conseil d'État dut se mettre en possession du gou- vernement, Ën vain chercha-t-il, pour se maintenir, à donner des gages à l'insurrection, le prince d'Orange parvint à lui enlever le pouvoir, et à le transporter aux états généraux des provinces méri- dionales, réunis à Bruxelles. Sauf le Luxembourg, toutes les pro- vinces avaient secoué la domination étrangère. Toutefois les Espa- gnols occupaient encore quelques citadelles, entre autres celle de Gand. Les états de Flandre, pour se débarrasser des troupes énne- mies, réclamèrent lassistance du prince d'Orange, et conclurent avec lui, à cette occasion, le traité connu sous le nom de Pacification de Gand. Peu auparavant, les soldats espagnols, traqués dans le’‘pays entier, s'étaient réunis devant Anvers, dont ils s'emparèrent sans peine, et, pendant trois jours entiers, cette riche cité fut livrée au pillage. Bientôt le successeur de Requésens, don Juan d'Autriche, arriva à Luxembourg; mais, par l'influence du prince d'Orange, les états généraux ne consentirent à le recevoir que pour autant qu'il leur donnât des garanties, et notamment qu'il acceptât la Pacification de Gand. Afin de lui faire comprendre la nécessité de céder, on con- clut l'union de Bruxclles, qui resserra le lien fédératif des diverses provinces. Don Juan se soumit, et la réconciliation fut sanctionnée par l’édit perpétuel de Marche en amène, que Philippe s'empressa de ratifier. Toutefois cette réconciliation n’avait pas été acceptée par toutes les provinces : la Hollande et la Zélande, qui n’obéissaient qu'à l'inspiration du prince d'Orange, refusèrent d'accéder aux conditions communes. Don Juan, ayant ajouté foi à des bruits d’après lesquels des complots auraient été tramés contre sa personne, se mit violèm- ment en possession du château de Namur; Guillaume voulut l'y atta- quer aussitôt; mais les états généraux préférèrent la voie des négo- ciations. Celles-ci étaient terminées, et l'on allait s'arranger, lorsque le prince d'Orange, qui était parvenu à se faire appeler à Bruxelles par ses partisans, intervint et ajouta à la convention trois articles nou- veaux, que don Juan déclara inacceptables. Dès lors tout fut remis en question : c'était le but que Guillaume voulait atteindre. Pour rendre un arrangement quelconque impossible, il publia des lettres interceptées, compromettantes pour don Juan, et obtint de cette (11) manière que le gouverneur fût déclaré ennemi public, La cause na- tionale triomphait; mais an sein même de l'opposition, deux partis s'étaient formés : le parti protestant, qui suivait le prince d'Orange, et de parti catholique, que dirigeait Philippe de Groy, due d'Arschot. Pour neutraliser l'influence prépondérante de Guillaume de Nassau, Philippe de Croy appela en Belgique, à l'insu du prince d'Orange, Yarchiduc Mathias, propre neveu de Philippe H; mais le prince, loin de s'opposer à l'entrée de son adversaire, employa: celui-ei à Ja réalisation de son plan. Aussi, les articles imposés à l'archidue furent-ils tels, que tout le pouvoir se trouva transporté du gouverneur général au conseil d'État, dans lequel les partisans du Taciturne avaient la majorité. Lui-même, après avoir obtenu la dignité de ru- wart de Brabant, se fit encore déférer le titre de lieutenant général. Don Juan s'était retiré à Luxembourg; il y fut rejoint par Alexandre Farnèse, qui lui amena de nouvelles troupes espagnoles et italiennes. Aussitôt il marecha vers le Brabant, et gagna sur les-insurgés la bataille de Gembloux. Les états généraux appelè- rent alors à leur secours Jean Casimir et le placèrent à la tête des troupes levées en Allemagne; d'autre part, le parti catholique, ayant échoué dans ses projets sur Mathias, traita avec le due d’An- jou. Le prince d'Orange, contre lequel cette mesure était dirigée, parvint encore à détourner le coup porté à son erédit, et le due d'Anjou, quoique nommé défenseur de la liberté des Pays-Bas, n’ob- tint aucune participation à l'exercice du pouvoir suprême: on lui promit seulement de le préférer à tout autre, si plus tard, il était question d'un changement de souverain. La Pacification de Gand avait mis les deux religions sur le pied d'égalité, mais seulement à titre provisoire. La pair de religion, que le parti du prince d'Orange fit décréter par les états généraux, donna à cette concession un caractère définitif. Malheureusement la paix de religion n’exista qu'en théorie : en fait elle fut inappli- cable : dans chaque ville, eeux qui avaient le pouvoir, catholiques ou réformés , se montraient intolérants au même point. A Gand, le parti protestant, conduit par Ryhove et par Hembyze, conçut le projet de faire de la Flandre une république distinete. Guillaume eut le tort de favoriser cette faction, et le tort plus grand encore, 31 janv. 1578. \ 23 janv. 1579, 7 mai, 17 mai. 29 juin 1579. 12 juillet 1580. 20 septembre. (12) de: laisser. arrêter le duc d’Arschot par Hembyze. Plus tard, il comprit son erreur; mais il s'était aliéné complétement les eatholi- ques, qui s'unirent, sous le nom de Malcontents. Ce parti dont Menin était la place d'armes, s'étendait dans le Haïnaut, dans l'Artois et dans la Flandre française. Au milieu de ces dissensions, peut-être les Espagnols durniqit:fle pu ressaisir le pouvoir, si Philippe H ne s'était trop défié de don Juan, et ne l'eùt laissé sans argent et sans troupes : le vainqueur des Turcs se déçcouragea, tomba malade et mourut non loin de Namur, après avoir désigné Farnèse pour son successeur provisoire. Philippe IF se hâta de ratifier ce choix. La position du nouveau gouverneur fut plus facile : d'une part: Philippe lui envoya des secours, de l’autre les réformés ayant conclu entre eux l'union d'Utrecht , les Malcontents sentirent la nécessité de se rapprocher de l'Espagne. Vers la même époque, un congrès s’ouvrit à Cologne, où les députés des états généraux négocièrent de la paix avec les représentants du roi, sous la médiation de l'empereur Rodolphe H. Mais sans attendre le résultat de ces conférences, qui ne pouvaient être qu'illusoires, Farnèse conclut avee les Mulcontents, le traité d'Arras, en vertu duquel le Hainaut , Artois et les châtelleniés de Lille, Douai et Orchies rentrèrent sous l'autorité du roi. Le mois suivant, le duc de Parme s'empara de Maestricht. Là dut se borner cette campagne, les clauses du traité d'Arras s'opposant au main- tien dans le pays de soldats étrangers. Toutes les tentatives de réconciliation entre le voi et les pbieicte insurgées ayant échoué, il ne restait plus à celles-ci qu'à choisir un nouveau souverain : ni Henri HE, ni Élisabeth ne jugèrent con- venable d'accepter ce fardeau. Alors les états généraux résolurent de l'offrir au due d'Anjou. La négociation ne fut pas longue : d’An- jou brûlait d'avoir un royaume et souscrivit à toutes les conditions. Un traité fut conclu à Plessis-léz-Tours entre le due et une dépu- tation des états : on lui accordait la souveraineté; mais son pouvoir était tellement limité, qu'il ne lui en restait guère que le nom. Abandonné de tout le monde, larchidue Mathias, qui n'avait joué qu'un rôle parfaitement ridicule, s'en retourna en Allemagne. Cependant Philippe, ne pouvant parvenir à s'emparer de Guillaume (15) d'Orange , fit un appel à l'assassinat et mit sa tête à prix. Guillaume, instruit de ce fait, répondit par son Apologie, dont l'extrême vio- lenice détruisit en grande partie l'effet. L'année suivante, le duc d'Anjou. vint forcer Farnèse à lever le siége de Cambrai, et se rendit en Angleterre, comptant y recevoir la main d'Élisabeth; mais cette espérance fut complétement déçue. Pendant ce temps, Farnèse s'empara de Tournai et obtint des Wal- lons leur consentement au retour. des troupes étrangères. Bientôt son àrmée fut portée à 60,000 hommes, et Audenarde tomba'en son pouvoir le 2 juillet 1582. Une autre cause vint encore favoriser le duc de Parme. D'Anjou, mécontent de la part d'autorité que lui fai- sait le traité de Plessis, et excité par quelques courtisans, fanatiques adorateurs du pouvoir absolu, prit la résolution de s'emparer d’un certain nombre .de villes, et d'y mettre des garnisons françaises. 1] réussit à Termonde, Vilvorde et dans quelques autres petites locali- tés, mais il échoua à Anvers. Cette tentative déloyale le brouilla avec les étatsgénéraux , et Farnèse, profitant de cette circonstance, força le prince français à abandonner lé sol des Pays-Bas, et s'empara de plusieurs villes de la Flandre. Le prince d'Orange parvint, non sans peine, à réconcilier d'Anjou avec les états; mais le duc, mourut à Château-Thierry, avant d'avoir signé le nouveau traité, qui lui aurait permis de rentrer dans les Pays-Bas. ‘Le mois suivant, Guillaume le Taciturne tomba sous le. coup de Balthasar Gérard. ñ | Farnèse, cependant, poursuivait ses succès. Ypres, Bruges, Ter- monde, Gand, revinrent en son pouvoir la même année, et bientôt Bruxelles et Malines capitulèrent à leur tour. Partout lon imposait aux protestants les mêmes conditions : l'abjuration ou l'exil, et s'ils choisissaient ce dernier parti, on ne leur-accordait qu'un délai de deux ans, pour vendre leurs propriétés. Les ministres devaient quit- ter le pays instantanément. Quant aux états généraux, obligés d’aban- donner successivement Bruxelles, Anvers, Middelbourget Dordrecht, ils étaient réunis enfin à Delft. Leur position devenait de jour en jour plus difficile, A la fin, ne trouvant plus d’autres moyens pour résister aux Espagnols, ils se:virent dans la nécessité d'offrir une seconde fois la souveraineté du pays à un prince étranger, Ils :s'a- 15 mars. 13 décembre, 1581. 10 juin 1584. (14) dressèrent inutilement à Henri HE, qui n'avait que trop de difheultés dans l'intérieur de son royatme, grâce aux embarras que lui eausait la Ligue. De nouveaux efforts furent alors tentés aaprès d'Élisabeth : elle aussi refusa la couronne; mais elle aecorda aux états, à titre de secours, anne armée de 6,000 hommes; et envoya le comte de Leicester, avec le titre de gouverneur général, Ce secours toutefois warriva pas à temps pour sauver Anvers, dont Farnèse poursuivait le siége avec un zèle inouï, et qui dut capituler, malgré la coura- geuse défense de Marnix. La chute de ce dernier boulevard de la liberté fat le coup de grâce pour les provinces méridionales, qui, dès lors, ne pouvaient plus espérer de se soustraire au joug du gou: vernement espagnol. Ce fut aussi le signal d'une vaste émigration embrassant, pour ainsi dire, tout ce que la Belgique comptait en ce moment de distingué comme guerriers, hommes d'État, littérateurs où savants. | freasié Antérieurement déjà, un grand nombre de personnes avaient fui celte terre de discorde et de troubles continuels : c'est ainsi quel'ar- rivée du duc d'Albe avait engagé beaucoup de citoyens paisibles à abandonner leur patrie; mais la prise d'Anvers donna lieu à un vasté mouvement de dépopulation , que le gouvernement lui-même aurait vu avec effroi s’il avait existé à cette époque quelque moyen de l’apprécier avec exactitude. Tous ces émigrés rayonnèrent vers les pays environnants; mais la plupart se rendirent dans les pro- vinces septentrionales, qui leur rappelaient mieux que toute autre contrée le climat, les mœurs , les usages de la patrie. On comprend sans peine que cette émigration dut avoir ; sur le développement des Provinces-Unies, ane influence extraordinaire. Parmi ceux qui quit- taient le sol de la Belgique, il y avait, certes, des hommes obseurs; mais il y avait surtout des hommes exaltés, tels: que les révolutions en engendrent toujours, etque l'ardeur de leur eonviction mène par- fois à l'héroisme, des génies puissants, qui sentaient en, eux-mêmes trop de vitalité pour ne pas chercher à échapper à la brume épaisse qui descendait sur la Belgique. Leur position d'émigrés les obligeait, du resté, à tirer de leurs dons naturels tous les avantages possibles. Le plus grand nombre, en effet, n'emportaient sur la terre étran- gère d'autre fortune que leur génie; force leur était donc de se créer (45) une position dans les armes, la politique, les sciences, ou de deman- der au commerce et à l'industrie les ressources qui leur étaient néces- saires. De là vint que partout, dans les armées, dans les universités, dans les églises des provinces du Nord, on trouve un nombre consi- dérable de Belges qui, par leur courage ou leur science, surent con- quérir le premier rang. Certes, ils tirèrent avantage de ces positions brillantes; mais leur patrie adoptive recueillit bien plus de fruits qu’eux-mêmes des moyens par lesquels ils s'étaient élevés. Si, pen- dant deux siècles, la république des Provinces-Unies fut , et à juste titre, comptée au nombre des premières nations de l'Europe, il ne saurait être douteux que la Belgique a le droit de revendiquer pour elle-même une grande part de cette gloire. N’étaient-ce pas, en effet, pour la plupart des Belges, ces capitaines qui versèrent leur sang pour assurer l'indépendance de la jeune république; ces diplomates qui surent. la faire reconnaître et respecter par toutes les nations voisines; ces navigateurs qui promenèrent son drapeau sur toutes les mers; ces littérateurs quirendirent la langue hollandaise une des plus souples et des plus énergiques de l'Europe moderne; ces minis- tes qui donnèrent tant de lustre à l'église nationale; ces savants, enfin, qui fondèrent les universités de Franeker et de Leyden, dont la réputaion n'avait d’autres bornes que celles du monde: civilisé ? Après avoir rappelé, dans cette introduction historique, les faits qui ont principalement donné lieu à l’émigration des Belges vers les Provinces-Unies, nous examinerons l'influence que ceux-ci ont exer- cée dans ce pays au point de vue, Epolitique, I scientifique, HE lit- téraire, IV artistique, V commercial et industriel. Ce sera objet des chapitres suivants. François Bau- douin. Phil. de Mar- nix. (46 ) CHAPITRE [°, INFLUENCE POLITIQUE. : CI Siége de l'administration centrale, les provinces méridionales furent aussi le théâtre des premiers événements qui, dans la suite des temps, procurèrent aux provinces du Nord la liberté et l'indé- pendance. C'est là que fut ourdie cette conspiration contre Granvelle qu'on se plaisait à faire passer pour le fauteur des édits de reli- gion ; c'est là que se tinrent les premiers conciliabules des chefs de la révolte et que les moyens d'opposition furent discutés et arrêtés; c'est là, enfin, que les ministres réformés préchèrent avec le plus d'ardeur et firent le plus de prosélytes. Quelques auteurs prétendent que cé fut à Bruxelles que les nobles jetèrent les fondements du célèbre compromis (1); d'autres, et nous suivrons de préférence leur opinion, soutiennent qne cet acte fut élaboré et passé à Bréda. La rédaction en a été attribuée à divers personnages: par les uns à Simon Renard, par d’autres, à François Baudouin, d'Arras, homme au caractère inquiet et changeant , et qui fut an moment fort bien vu du prince d'Orange ainsi que de tout le parti desmécontents (2); enfin, par d'autres encore, et nous estimons que ces derniers sont dans le vrai, à Philippe de Marnix de Bruxelles (3), à la fois poëte et homme d'État, savant et diplomate, guerrier et théologien, l’un de ceux que la Belgique peut revendiquer avec le plus de fierté au nombre de ses enfants (4). Cet acte important, vrai point de départ de la révolu- (1) Groen van Prinsterer, 11, 14. (2) Te Water, Z’erbond der edelen, I, 149. (5) Kok, J’aderl. Woord., p.52 à 54. — Paquot, IT, p. 71 sq, etc. (4) Nous aurons à revenir souvent sur ce personnage, qui, par l’universalité de ses connaissances et de ses facultés, a exercé sur le développement politique et intellectuel des Provinces-Unies une influence extraordinaire. (47) tion, était particulièrement instigué par le brabancon Nicolas de Hamès, héraut de l'ordre de la Toison d'or, l'un de ceux qui auraient voulu rompre toute négociation et provoquer tout d’abord une levée de houcliers. Le compromis ne tarda pas à recevoir la signature de nombreux adhérents, et parmi ceux-ci, nous en remarquons beau- coup. qui appartenaient aux provinces méridionales. Citons seule- ment les de Mérode, les Vander Aa, les de Fiennes, les de Maulde, les Vander Meren,, les Casembroot, les de Boysot, les Vander Noot, les Backerzeele, les d’Audrignies, les de Rummen, les Montigny, les TSerclaes, et tant d'autres qui s'illustrèrent plus tard dans les combats ou dans les négociations diplomatiques (1). Il serait long et fastidieux d'examiner le rôle que les, Belges Jouèrent, jusqu'à la prise de la Brielle, dans les divers actes, pour ainsi dire préliminaires, de la révolution. Nous nous arrêterons tou- tefois un instant à un fait qui, s'il avait été mieux combiné, aurait pu avancer de dix ans l'émancipation des provinces du Nord. Le prince d'Orange était accusé, par les exaltés, de temporiser outre mesure; aussi le comte Louis de Nassau, son frère, dont le caractère plus hardi et plus fougueux s’alliait davantage à leurs projets entre- prenants, leur inspirait-il plus de confiance. Nicolas de Hamès,, un des hommes les plus véhéments de cette époque et qui ,en novembre 1565, navait pas craint, de tourner en ridicule ce que Viglius, président de l’ordre de la Toison d’or, avait dit, lors de l'assemblée générale des chevaliers, sur les mérites de saint André leur patron, écrivit au comte Louis, le 27 février 1566, une lettre fort curieuse dans laquelle perce un vif mécontentement des conseils modérés du prince. On comprend sans peine combien était difficile le rôle du Taciturne, quand il avait affaire à des hommes aussi exaltés. « Nous » attendons tous, dit de Hamès, votre retour avec un incroïable » désyr et expectation, espérans que ayderés à faire luyre le feu ès ». ceurs de ces seigneurs icy par trop lents et sans vigeur. Ils veulent » que à l’obstination et endurcissement de ces loups affamez, nous » opposions remonstrances, requestes et enfin parolles là où, de » leur costé, ils ne cessent de brusler, coupper testes, bannir et (1) Te Water, F’erbond , passim. Tome VI,—2 Parmie. 9 Nicolas de Hames. Jean de Marnix. (18 ) » exercer letir rage en toutes les façons. » Toutefois, malgré ou peut- à être cause de son éxaltation , le prince d'Orange l'employa à son sérvice et l'énvoya à Anvers avec Jean de Marnix, seigneur de Tou- lousé, pour engager les réformés à ne prêcher que dans la nouvelle ville (1). Peu après, lé prince d'Orange lui-mênie vint à Anvers: il ÿ trouva le parti avancé dans une agitation Extrême, et décidé à en venir aux mains aveé lés partisans du gouvernément. Jéan dé Marnix, qué les plus hardis reconnäissaient pour chef, avait conçu le projet de s'emparer de l'ile de Walcheren, d'où il aurait pu étendie son autorité peu à peu dans la Zélande. Quelques écrivains, et Wage- naar (2) à leur tête, préténdent que le Tacitürne a été lé principal instigateur de ce coup de main: d’autrés ont dit que Jean de Marnix était secrètemént soutenu pur le prince (3); mais ïl est difficilé d’adméttré l'une et l'autre opinion. Guillaume, à cétté époque, pré- chait partout la modération , et s'il avait alors voulu rompre àvec le roi, ilaürait pu, sans peine, s'assurer d'une pañtie de ses gouver- nements. Quand on songe, du reste, an caractère hardi et fou- gueux du seigneur de Toulouse, qui n'avait guère d'autre qualité qu'une aveugle bravoure, on ne doit nullement s'étonner de le voir entreprendre, de son propre chef, une tentative qui avait aussi peu de chances de succès. Du reste, son audace lui coûta cher, car il perdit la vie dans un engagement à Austruwéel, près d'Anvers. Il avait offert en vain 2,000 écus pour sa rançon (4). vif Six ans *pres cette tentative infrnctueuse, le projet de Jean de Marnix fut repris, et cette fois les efforts des conjurés fnrent cou- ronnés d’un plein succès. Is parvinrent à conquérir, ce qu'ils avaient tant d'intérêt à posséder, une place d'armes au cœur même des (1) Banni par le dué d’Albé et privé de tous ses biens, de Hamès obtint , au mois de mai 1568, lé commandement de Partillérie au camp devant Groningué. Il ÿ péril au milieu d’une sédition, Te Water, F’erbond, H, 445..— Groen Van Prins- terer, 11, 54,55, 58, .60, 115, 255 ; IL, 252, 261, 292. (2) VI, 295. (5) De Smet, II, 85. (4) Cetié tentative sur la Zélande et toute l'affaire d’Austrüweel sont longue- ment racontées par M. Gachard, dans la préface du 1. II de la Correspondance de Guillaume le Taciturne, pp. cx11 à cxxxvI. (19) Pays Bas. Ce résultat, si heureux pour les insurgés, fut dû au cou- rage et à la hardiesse de quelques gueux de mer, ét surtout de leur ämival (1), Lurnene, seigneur de la Marck (2), issu d’une famille Lumene illustre dans les ännales de nos Ardennes. Parti avee sa flotte des 1 Mark. côtés d'Angleterre, il s'était lancé à la poursuite de quelques navires qui se trouvaient à l'embouchure de la Meuse. Ceux-ci refusant le combat, se retirèrent dans la rivière; Lumiene les y suivit, mais ne put les atteindre. Les vents contraires empêchant les güeux de régagner la'mer, Treslong proposa un coup de main sur la Brielle. Ce projet, accepté d'enthousiasme , fut immédiatement exécuté, et le 4° avril 1572 Lumene entra dans la ville à la tête de ses Liégeots, présque sans coup férir (3). Parmi ceux qui se distinguèrent particulièrement à ce fuit d'armes, il faut citer Damien Van Haeren, de Fauquemont, Damien dont la famille s'établit dans les Provinees-Unies et produisit plu: nadie sieurs hommes d'État, poëtés et savants (4). Cetté occupation d'añ dés ports les moiñs importants de la province de Hollande par qelques exilés qu'on avait méprisés jusqu'alors comme d’obscurs pirates, m'était rien moïns que le signal de l'établissement d’une république destinée à dicter , soixante et dix ans plus tard , ses lois à là monarchie de Charles-Quint (5). Cette nouvelle arriva à Bruxelles at moment même 6ù de due d'Albeallait mettre à exécution son édit sur le dixième denier. La prise de la Brielle ne plut pas, dans le principe, äu prince d'Orange, qui ne vit dans l’expédition si hardie, si'heureuse des gueux de mer, qu'un acte de désespoir sans caractère (1). Les gueux de mer avaient eu d’abord pour amiral Ædrien de Bergen, issu Adrien de Ber- d’une noble famille brabançonne, mais que le prince d'Orange destitua et retint gen. même prisonnier à cause des déprédations et des violences qu'il tolérait (Groen Van Prinsterer, 111, 250, 246, 551, 565 ; IV, 577). Il fut remplacé, le 10 août 1570 par Guislain de Fiennes, seigneur de Lumbres. ( Bor, 325.) Les premiers ami- Guislain raux des gueux, véritables fondateurs de la marine hollandaise, furent-donc tous de Fiennes. Belges. (2) Le nom du seigneur de la Marck est diversement orthographié par les auteurs. Parmi les historiens modernes , il en est qui écrivent Zuwmey (Moke ) ou Lumay | Borgnet) ; mais les ouvrages anciens et les documents contemporains portent généralement Zumene, parlois Lumen ou Lummene. (5) Van Meteren, I, 25 sq. | (4) Bilderdyk, de Geuxen, I, 263. | (5) Borgnet, Philippe II, p. 77. Bernard de Mérode. (2) sérieux, sans profit réel; mais, avec sa pénétration ordinaire, il ne tarda pas à reconnaître son erreur et le parti qu'il y avais à tirer de l'événement (1). Du reste, l'action s'engagea peu à peu sur toute la ligne. Diverses villes s'efforcèrent de secouer le joug de l'Espagne : Flessingue refusa de recevoir les soldats du due d'Albe; Enck- huyzen, Alcmaer, Haerlem se déclarèrent pour le prince d'Orange, et l'intrépide Louis de Nassau s’introduisit dans Mons, tandis que Guillaume lui-même passa la Meuse à la tête de son armée. Parmi les capitaines du Taciturne, qui, à cette époque, lui rendirent par- ticulièrement des services, il faut citer Bernard de Mérode et Jacques Blommaert. Chacun d'eux lui gagna une ville. Bernard de Mérode appartient à cette famille illustre dans laquelle l'amour de la patrie semble héréditaire comme son antique blason, à cette famille qui, dans les temps modernes non moins que dans les siècles plus reculés, a donné des preuves irréfragables de son dévouement à l'indépen- dance nationale (2). Dès 1566, il se trouvait en correspondance avec le comte Louis de Nassau; il le tenait au courant de tous les faits qui étaient de nature à l’intéresser: des prêches, des mesures prises par les autorités, de l’état des populations , ete. Il lui fit savoir combien les exaltés se défiaient des confédérés depuis l'ac- cord que ceux-ci avaient conclu avec la gouvernante (3). Certes, ce n’est pas une de ses lettres les moins curieuses, celle où il dit du comte d'Egmont: « Il est assés fort piqué de toutes ces traverses et » entreprinses que l'on faiet sans cesse par Son Altesse et les siens » contre vous, seigneurs fidèles , et les gentilshommes confédérés, » combien que je crois fermement (non obstant toutes les fascheries » qu'on lui faict) qu'il ne se résoudroit sinon au grand besoigne et (1) Borgnet, Philippe IT, p. 77. (2) De Mérode était connu sous le nom de Capiteyn Bernaert : Dies verwachten wy oock mynheer van S'-Aldegonde Met meester Pieter De Rycke , een groote roffiaen, Ende de achtien mannen met capiteyn Bernaert volgen aen. { Ballade de 1878. Politicke balluden , Gent, 1847, p. #4). (5) Groen Van Prinsterer, 1}, 125, 221, 281, 285. (21) » à l'estrémité (1). » Au mois d'août 4368, il entra au service de Guillaume de Nassau, grâce à l'intermédiaire d'Antoine de La- laing (2). Lors de l'expédition du prince d'Orange, en 1572, Ber- nard de Mérode commandait dix enseignes ou environ le quart de toute l'infanterie du Taciturne. Le 30 août, il entra dans Malines à la tête seulement de quelques reîtres, et, pendant un mois entier, l'exercice de la religion nouvelle se tint dans sa maison, où l’on prêcha et baptisa les enfants des soldats allemands (3). Jacques Blommaert, d'Audenarde, avait combattu courageusement Jacques Blom- à Austruweel, et s'était ensuite retiré à Franckenthal. Après la prise "#71 de la Brielle, il vint, à la tête d’un petit nombre de soudards, sou- tenir les habitants de Flessingue, qui s'étaient révoltés, et tint quel- que temps garnison à Arnemuyden, d'où il fut chassé par les Espa- gnols (4). Le 7 septembre 1572, il s'empara, par surprise, de sa ville natale, et s'efforça de faire prêter au magistrat serment de fidé- lité au roi et au prince d'Orange, comme lieutenant de celui-ci; mais en vain. Alôrs Guillaume envoya à Audenarde une députation chargée de contraindre le magistrat. Au nombre de ces députés se trouvait M° Pierre De Rylke, avocat au conseil de Flandre et banni Pierre de Ryke. par celui-ci, pour avoir, en 1567, refusé de prêter le nouveau ser- ment contenant obligation d'observer la religion catholique (5). De Ryke dépensa vainement tous les trésors de son éloquence. « Le duc » d’Albe, dit-il, a, par sa tyrannie, forcé tous les nobles du pays à » émigrer; il maltraite la population entière et ne cherche qu’à » s'enrichir lui-même et sa famille. C’est dans ce but que, contraire- » ment à tous les droits et priviléges, il a établi le dixième denier, » qui réduit le pays entier à la misère. La nation espagnole ruine » ét dévaste nos provinces d'une manière si cruelle, que les cœurs » les plus durs en seraient attristés. À la vue de cette cruauté inouïe, » le prince d'Orange, mû par des sentiments tout patriotiques, »_ s'est mis à la tête des affaires, afin de délivrer le pays d'un pareil » esclavage; il tend à tous une main secourable et n’a d'autre but (1) Groen Van Prinsterer, IL, 424. | (2) Zbid., 280. | (3) Te Water, Fer- bond , III, 151 sq. | (4) Van Meteren, 11, 89; De Jonghe, 1, 200. | (5) De 1 . Jonghe, I, 58, 40, 45, 54, ete, Bernard de Mérode. (22 ) » que d'assurer à chacun sa liberté. La noblesse du pays entier, la . » Hollande, la Zélande, la Gueldre et la plus grande partie du Bra- » bant, reconnaissent ses généreuses intentions et lui sont entièrer ». ment dévouées. Il m'a chargé de vous prier de lui venir en aide » pour chasser le loup qui s'est introduit dans la bergerie, PrèLez ». donc. le serment qu'il demande et travaillez avec lui 4 une œuvre ». aussi désirable (1). » k Le sort qui, depiyis, quelques mois, , semblait favoriser Guillaume, se prononça tout à. coup contre lui : les cris de j joie des bourreaux de la Saint-Barthélemi retentirent jusque dans nos provinces : ils apprirent au Taciturne qu'il ne devait plus espérer de Charles IX, qu'il croyait son allié, de secours ni en hommes ni en argent. Après avoir subi un échec à Jemmapes, le 9 septembre (2), il dut licencier son armée el se retirer en Hollande. Le comte Louis ne put se maintenir à Mons. Il fil des prodiges de courage et de va- leur; mais, succombant sous des forces supérieures, il traita avec d'Albe le 49. Cinq jours après, celui-ci établit dans cette ville une commission des troubles qui, par sa férocité, à mérité le surnom de succursale du tribunal de sang (3). L'armée espagnole, libre désor- mais, alla rétablir la puissance de Philippe dans les villes tombées au pouvoir du Taciturne. A Malines, la position de Bernard de Mérode n'était guère sup- portable : il avait presque autant d'ennemis au dedans qu'au dehors, et ne pouvait distribuer à ses soldats ni vivres ni argent. Sachant d'avance qu'il lui aurait été impossible de s'opposer à la prise de la ville, il l’évacua avant que l'armée ennemie ne fût venue l’assiéger. On l’aceusa, à la vérité, de l'avoir abandonnée sans urgence, mais il répondit à ces calomnies par un chaleureux mémoire dans lequel il repoussa ces imputations odieuses , et justifia pleinement sa con- duite. Du reste, la confiance que le prince d'Orange continua à lui témoigner et les services que de Mérode rendit subséquemment (1) Robyn, Historie van den oorspronck , vourtgang en ondergang der ketterye binnen en ontrent Audenarde, p. 96. (2) Ce fut dans un des combats livrés pour dégager Mons que périt Adrien de Adrien de Ber- Bergen, ancien amiral des gueux. (Te Water, f’erbond , 208 ). gen. (3) Altmeyer, Une succursale du tribunal de Sang , p. 109, (23 ) attestent assez sa bonne foi (1). A Termonde, à Audenarde, ;les gueux durent également se retirer; toutefois, avant de quitter cette dernière ville, is jetèrent à l'eau la plupart de leurs prisonniers, pour : se veng ger, disaient-ils, de la manière cruelle dont les Espagnols traitaient Ve partisans des nouvelles doctrines (2). Un grand nombre de réformés se dirigèrent alors vers Ostende, où ils trouvèrent des vaisseaux pour lés transporter en Zélande ou en Angleterre. Un de ces pavires, notamment celui qui por tait Guil- Guillaume Hem- laque Hembyse, Bis du célèbre échevin de Gand, ayant échoué, ce pi courageux capitaine, qui avait commandé une compagnie lors de la prise d’ Audenarde (3), fat sur le point d'être arrêté, Plutôt que de se laisser faire prisonnier par les Espagnols, il aima mieux prendre un parti désespéré, et se jeta dans la mer; mais il ne tarda pas à y trouver la mort (4). Quelques autres chefs, parmi lesquels nous remarquons Guillaume de Gr uve , qui avait assisté à la prise de là Guillaume de Brielle et d'Audenarde (3). Jacques Blommuert et Antoine Rym Le me voulurent se rendre en Zélande en traversant E Secloo ; mais ils furent maert. découverts. dans une ferme près de cette ville. On les y. cerna, et FR ne comme ils refusaient de se rendre, on y mit le feu : ils périrent jusqu’ au dernier (6). C'étaient autant de Belges qui mouraient pour la patrie et dont le sacrifice ne devait profiter qu'aux Bataves. Cependant les états de Hollande, pour autant qu'ils tenaient le paru du prince d Orange, s'étaient réunis à Dordrecht le 15 juillet. L'assemblée se composait des députés de quatre grandes et de huit petites villes. Le La commit, pour l'y représenter, Philippe de Philippe de Mur- Marnix, qui arriva à Dordrecht le 18 et fut introduit dans l assem. M blée le lendemain. Après que ses lettres de créance eurent été lues et vérifiées, il demanda la parole et, dans une longue harangue, il juetfs la conduite du prince quant au passé, et développa ses projets quant à à l'avenir. {l termina, en demandant, au nom de Guillaume, un subside immédiat de cent mille couronnes pour le payement de ja solde des sl 8e (7). (1) Groen Van Prinsterer, IV, 9 sq. | (2) Van Meteren et De Jonghe, L c. | (5) Robyn, Ketterye, p. 91. | (4) Van Meteren, II, 122. | (5) De Jonghe, I, 188. | (6) Van Meteren, L. c. | (7) Bor, 1, 3X6-387. (34) Les états réconnurent l'ur gence de la demande, et décidèrent que, pour payer cette somme Île plus tôt possible, on emprunterait tous les deniers comptants qui se trouveraient entre les mains des collec- teurs d'impôt, ainsi que dans la caisse des églises, confréries ou cor- porations, et qu'on ferait servir à la même destination l'argenterie des églises, ainsi que celle qui, dans les autres établissements pu- blies , ne servait que d'ornement de luxe (1). Marnix communiqua ensuite à l'assemblée diverses parties de ses instructions sur lesquelles il demanda l'avis des députés. Puis la réunion décida qu'elle reconnaissait le prince d'Orange en qualité de lieutenant du roi pour les provinces de Hollande, de Zélande et de West-Frise, et qu'elle ne recevrait d'ordres que de lui. Enfin, le Le comte de la comte de la Marck se présenta devant l'assemblée et exhiba les lettres Marck. Marnix. par lesquelles Guillaume d'Orange le préposait au gouvernement de la Hollande. Les députés en ayant pris lecture et Marnix ayant conelu à ce qu'on reconnût le comte de la Marck en la qualité qui s’y trouvait spécifiée, une décision fut prise en ce sens (2). Cependant les progrès constants des Espagnols inquiétaient Îles habitants de Haerlem, qui voyaient les troupes s'avancer peu à peu jusque non loin de leurs portes. Ils envoyèrent un de leurs anciens bourgmestres, connu sous le nom de Direk de Vries, le pensionnaire Assendelft et Christophe Van Schagen, pour traiter avec les ennemis de la reddition de la ville. Cette démarche ayant été connue de Guillaume, il s'en montra fort courroucé, fit mettre Assendelft à mort et jeter Van Schagen en prison. 11 expédia aussi Marnix à Haerlem, afin d'y faire changer le magistrat. Philippe de S!*-Alde- gonde arriva dans cette ville le 9 décembre, et convoqua aussitôt la bourgeoisie, lui remontrant combien la mission dont Direk de Vries avait été chargé devait préjudicier au pays entier et à la ville en particulier, Il lui fit comprendre que feux qui s'étaient compromis jusqu'à patronner une pareille mission ne pouvaient rester au pou- voir, et qu'il fallait nécessairement les remplacer. La voix de Marnix fut écoutée et de nouveaux magistrats aussitôt élus. Le lendemain, (1) Bor, 588. (2) /bid., 589-590. » (25) 11 décembre, les troupes espagnoles vinrent prendre position au- tour de Haerlem. Dans l'espoir de débloquer cette ville, le prince d'Orange réunit son armée au village de Hillegom, entre Haerlem et Leyden; mais les Espagnols, dont les forces étaient de beaucoup supérieures, accablèrent par leur nombre la petite armée de Guil- laume, qui dut chercher son salut dans la fuite. Parmi les capi- taines qui commandaient les troupes du prince d'Orange, se trou- vait, en qualité de porte-drapeau, Jacques Martens, de Gand, fils du président du conseil de Flandre (1) et qui déjà s'était distingué à la prise de la Brielle (2). Voyant de toutes parts les soldats fuir autour de lui, il voulut les rallier autour de leur enseigne; mais ses exhortations ne furent pas écoutées ; les ennemis l'entourèrent et il périt, son drapeau à la main (3). Cependant le siége de Haerlem traînait en longueur, et sept mois s'étaient écoulés sans que les Espagnols eussent pu se glorifier du moindre progrès et sans que le prince d'Orange fût parvenu à dé- gager la ville. Le 8 juillet, le Taciturne résolut de tenter de sur- prendre l’armée de don Frédéric. Les réformés s’avancèrent la nait vers le camp espagnol et s'étonnèrent beaucoup de ne trouver per- sonne derrière les premiers retranchements; mais à peine eurent-ils fait quelques pas de plus que les soldats ennemis sortirent des en- droits où ils s'étaient cachés, massacrèrent un grand nombre d'assail- lants et s'emparèrent des autres. Un des plus hardis, mais peut-être le plus malheureux des capitaines du Taciturne, Jérôme Tseeraerts, (1) Viglius fait, dans une de ses lettres à Hopperus, l'éloge suivant de Jacques Martens père : Zntegerrimus diligentissimusque justiciae administrator. (Hoynck Van Papendrecht, t. 1, p. IT, p. 778). Le duc d’Albe le créa, en 1567, membre du conseil des troubles; mais il ne s’y rendit Lun rérdhiqhe, Les vers suivants s'appliquent sans doute à Martens père : *Dathenus op den collatie-zolder met woorden bloot, Wilde ’t graefschap van Vlaenderen in ’t shdtnedite boesem bon " Naer Manrens advys, ende my heuren lieutenant maken. { Den 0or lof van gruel Jun van Ghenñt, POLITIERE BALLADEN ; p. 61) (2) De Jonghe, I, 188. (5) Van Meteren, IT, 142 Jacques Mar- tens, Jérôme Tsee- raerts. Gaspard Van- dernoot. ( 26 ) y fut blessé (1); le bruit courut, même qu'il avait été fait prison- nier: /n jenighen und diesen handell sollen von denen so. auszge- fallen seyn 200 erschlagen, under welchen Seras ( Tseeraerts) und 30 ge[angen sein worden, écrit D. Weyer aux comtes Jean et L -ouis de Nassau (2); divers auteurs affirment dus Gaspard Vander no! , (1) Te Water, Ferbond, in, 345 sq: (2) Lettre du 3 mai 157 5; Dre Van Prinsterer, IV, 138. Jérôme Tsceraerts , brabançon, était entièrement dévoué ‘au prince d'Otdage aupr ès duquel il rem” plissait les fonetions d'écuyer. 1} S’associa dès le principe aux actes dés confédérés. En 1569 le prince d'Orange; qui avait en lui la plus grande confiance, l'envoya en Angleterre avec une mission secrète (Te Water, Ferbond , 111, 343.); il lui : confia également, en diverses circonstances, des lettres ou autres docpmentsi im- portants. (Groen Van Prinsterer, III, 367, 571 , 440.) En 1572, le prince lui donna le commandement de l’île ÿ Walchereh, mA AU se réndi d'abord à Flessingue, qui venait de se soustraire à la domination espagnole. Peu après, aidé d’une poignée de soldats, il s'empara de Ter Véere; mais s'étant opposé à ce que ses troupes y brisassent pus images, il s’attira la haine et la colère de la populace, Ses entreprises sur Bruges et sur ier Goes échouèrent toutes deux; aussi lui refusa-t-on, à son retour, l'entrée de Flessingue et fut-il obligé de se retirer avec les siens à Zouteland, Les Espagnols, sous la conduite de Philippe de Lannoy, seigneur de Beauvois, vinrent l'y surprendre ; mais Tseeraerts ; qui avail à venger deux échecs, se battit en désespéré. Cinq cents Espagnols périrent dans la bataille ou furent faits prisonniers ; les autres prirent la fuite; mais beaucoup de:ceux-ci furent rattrapés par les soldats de Tseeraerts, qui les pendirent avec leurs propres cordes. Ce, courageux fait d'armes rétablit la, réputation de ce capitaine, qui rentra victorieux dans Flessingue. Le prince d'Orange lui confia une nouvelle entreprise sur Ter Goes; mais il était écrit que cette ville devait être fatale au commandant. Après un siége de neuf semaines, il fut forcé de se retirer. Le mal- eur le poursuivait de nouveau; il chercha à s'emparer d’Arnemuyden pendant la nuit, mais en vain On se rappela alors ses échecs précédents , et ses ennemis l'accusèrent les uns de lâcheté, les autres de trahison. Tseeraerts n’était pourtant ni traitre ni lâche; mais il était meilleur soldat que capitaine : il avait du courage, mais manquait de talent militaire. Son armée, du reste, était un ramassis de soldats fraîchement recrutés, auxquels la discipline était inconnue, et qui, au siége de Ter Goes, voyaient le feu pour la première fois. D'autre part, cette ville était défendue par Isidore Pacheco, vieux et rusé guerrier, qui savait ‘tirer parti des fautes dues à l’inexpérience de’ son adversaire et utiliser admirablement les ressources qu'il avait soùs la main. Néanmoins les accusations subsistèrent , et elles causèrent chez Tseeraerts, qui se savait innocent, une irritation telle, qu il se démit de sa charge en faveur de Jacques Smit, bailli de Flessingne, et courut à (.27,) seigneur de Carlo y trouva la mort (1): mais cette assertion est inexacte, puisque, au mois de novembre 1583, il se trouvait à Bonn avec quelques troupes (2}. Medenblick auprès du prince d'Orange pour se justifier. Par une circulaire impri- mée, il somma ses détracteurs de soutenir ouvertement, et en présence du princé, l'accusation qu'ils formulaient dans l'ombre. Personne ne se présenta, et, Tsee- raerts plaida si bien sa cause, que le prince lui maintint sa confiance. Trois mois après la bataille livrée sous les murs de Haerlem , Gertr uydénbergh ayant été prise par les troupes de Guillätme, celui-ci donna à hélertds le com- mandemént de cétte ville ; malheureusement le sort ne Jui permit pas de remplir cette place fort Jongtemps : 4 Je perds icy, écrivitle Taciturne, le 2 octobre 1573, » mesmes de fois à aultres, ceux, dont je pense tirer service et: auxquels je me ». pourroys aucunement reposer ; ains que depuis peu de temps est advenu en la personne du sieur Hiérosme de Tseeraerts, lequel, pour tant mieulx asseurer » ma ville de Sainte Gertruydenberghe, j'avois commis au gouvernement d'icelle, » mais ce a ésté à son grand malheur, d'aultant que le x° jour après son entrée » en laditte ville, qui estoit le xve jour du mois passé, s’estant illecq; entre quel- », ques soldats, eslevé certaine commotion ; poussez d’une furie plus que brutale! » J'ont fort misérablement tué, à mon trés-grand regret pour y avoir perdu ung » gentilhomme d'honneur et fidel serviteur, quoyque plusieurs, ou par envie, ou » par pure ignorance, taschent à le blasmer et luy oster toute bonne renommée; » mais je puis asseurer que ses déportements m'ont de tout temps assez monstré » le contraire » (Groen Van Prinsterer, IV, 215): Les princes Jean ; Louis et Henri de Nassau furent également affectés de cette perte. En effet, ils éerivirent à Guil- laume : Den verliest mit Seras haben wir gantz ungern vernommen ; dieweil aber ohne den willen Gottes nichts, ja alles den seinen zum besten geschicht, mueszen und sollen wir in digne und andern auch damit zufriden. sein. (Ibid, IV, 990.) F (1) Van Meteren, IT, 152: — rio VII, 421. = Gaspard Vander Noot , sei- gneur de Carlo ou de Charloy, commanda einq cents reyters au service de l'Es- pagne;, mais après qu'il. fut agrégé à la confédération des nobles, il prit part, ayec: son frère Charles, à un grand nombre d'entreprises et d'aventures (Te Water, gr erbond , 11], p. 169). Le jour de Pâques 1567, il quit{a Anvers avec quelques autres Ent l’année suivante, le duc d’Albe le fit condamner au bannissement , tandis que Yandér Nont se trouvait à l'armée du princé d'Orange. Au commencement de 1575, nous le voyons rélugié en Frise, chez Unico de Manynga, ce chevalier compatissant qui se plaisait à héberger ceux que des événements politiques éloignaient de leur patrie. (2) Zn Bonn liegt noch here Carlo mit etlichen ertegsvolck und ist das- selb bisznoch , unangeschen obschon viel geschreyÿ darvon gemaecht worden, > Louis Horen- maker. Ch. de Boysot. Jean de Jonghe. (28 ) Haerlem résista quelque temps éncore; mais, bloquée de toute part et ne recevant ni munitions, ni vivres, elle dut finir par céder. Le 13 août 1575, elle fut rendue à don Frédéric, qui ne tarda pas à y exercer les plus terribles cruautés. Le 16, Wybald Ripperda, gouverneur de la ville, et son lieutenant, Louis Horenmaker de Gand, furent décapités, le ministre Steenbacht pendu et deux cent qua- rante-neuf soldats noyés. Déjà la veille, on en avait pendu trois cents, et les jours suivants virent de nouveaux massacres (1). Si, dans la province de Hollande, la cause de la liberté perdait du terrain , il n'en était pas de même en Zélande. Le prince d'Orange venait d'y placer deux hommes d'une rare énergie, Charles de Boysot, de Bruxelles, avait été nommé gouverneur de Flessingue, en remplacement du seigneur de Beveland. Fils de Pierre de Boysot, chevalier , trésorier des finances et de l’ordre de la Toison d'or, et: de Louise Van Tisnacq, il embrassa avec ardeur, ainsi que son frère, la cause de la révolution. L'un des deux, on ne saurait dire lequel, reçut, en 1565, du prince d'Orange, une mission en Por- tugal (2). Charles ayant été aussi un des signataires du compromis, le duc d’Albe le fit bannir comme coupable du crime de lèse- majesté. Cette condamnation affecta sa mère à un si haut point qu'elle en perdit la vie: Vidua quondam thesaurarii Boisoti domini Tysenachii soror, ornatissima matrona, ante biduum extremum diem clausit, quae ob filii majoris, Orangii partes secuti, condemna- lionem tristitia melancholiaque plus satis affecta (5). A Kampvere, Guillaume remplaça le gouverneur Rolle par Jean de Jonghe, d'Anvers, connu sous le nom de Doctor Junius. De Jonghe et de Boysot allèrent assiéger le château de, Rammekens (ou Zeeburg}, et préparèrent des mines pour le faire sauter; mais au moment où ils comptaient mettre leur projet en œuvre, les soldats de la garnison arborèrent le drapeau blanc et se rendirent à discrétion. Ce succès était d’une grande importance, car le château de Ram- nicht belagert. — Lettre de Jean de Nassau au prince d'Orange. Dillenbourg, 24 novembre 1585. — Groen Van Prinsterer, VIII, 281. (1) Van Meteren, II, 156, 168. (2) Groen Van Prinsterer, I, 454. (5) Æpist. Viglii ab Aytta ad J. Hopperum, Hoynek Van Pap., 1, 470. (29 ) mekens, placé sur la principale ligne qui défendait la Zélande, garantissait la libre communication avec Middelbourg (1). L'heu- reuse réussite de cette expédition, dont le prince d'Orange fit connaître hautement sa satisfaction, encouragea le gouverneur de Flessingue, qui résolut de tenter une plus vaste entreprise, notam- ment de s'emparer de Middelbourg. Le siége fut donc mis devant cette ville; mais les moyens d'exécution étaient loin de répondre au projet; le nerf de la guerre surtout, l'argent, manquait absolument : en vain les Zélandais rivalisaient de dévouement, se dépouillant sans murmure de tout ce qui leur restait. La nécessité força les marins à devenir pirates et à s'emparer des navires qui s'approchaient des côtes; toutefois, cette ressource extrême aussi faisait parfois dé- faut; alors l’armée assaillante perdait courage et ne voyait plus d'autre moyen que de lever le siége. Dans un de ces moments difi- ciles, les assiégeants chargèrent le bailli de Flessingue, Pierre De Pierre de Ryke. Ryke, qui avait succédé en, cette qualité à Jérôme Tseeraerts, de se rendre en Hollande et de tâcher d'y obtenir quelques secours, pro- mettant de ne pas abandonner le siége jusqu’à son retour. Malheu- reusement , la Hollande était épuisée par les frais du siége de Haerlem, et Guillaume d'Orange dut avouer à de Ryke qu’il ne se trouvait pas en position de lui venir en aide; mais quand il connut la promesse que les assiégeants avaient faite, il retint De Ryke auprès de lui, disant qu'il espérait que la Providence interviendrait en faveur de gens aussi courageux. Par bonheur pour eux, ces prévisions furent justifiées; les circonstances changèrent, et les assiégeants ayant tenu bon, afin de rester. fidèles à leur promesse, se rendirent maîtres de la ville le 19 février 1574 (2). Les succès remportés en Zélande étaient dus en grande partie au courage et au talent de Louis de Boysot, que le prince d'Orange Louis de Boy- avait élevé au rang d’amiral en remplacement de Bouwen Ewoutsz, sie décédé. De Boysot fit preuve de prudence autant que d'énergie dans l'affaire de Romerswal (3), dont les détails sont longuement racontés (1) Van Meteren, II, 170. (2) Zbid., II, 214. (3) Zbid., Il, 174. Philippe de Marnix. : ( 30 ) dans une lettre qu'il écrivit au prince d'Orange (1). Peu de temps après, le 29 janvier 1574, un terrible combat naval eût lieu non loin dû même endroit, éntre la flotte zélandaise , commandée par dé Boysot, et la flotte espagnole, Comniandée part Sancho d'Avilla et Julian Romero. Toutes les chances semblaient favorables à flotte espagnole, beaucoup plis nombreuse qué'celle de dé Boysot , et, inalgré toute léui bravouré des Zélandais auraient infailliblement été écrasés sans ne fausse manœuvre de leurs ennemis. De Boysot pérdit un œil dans la bataillé, mais il brûla le vaisseau amiral des Espagnols et S'empara de neuf dé leurs navires. Les succés remportés èn Zélande étaient dé nature à consoler le prince d'Orange de la perte qu'il avait faite d'un de ses amis les plus dévoués, Philippe de Mürnix de Se Aldegonde, qui se trouvant, à Maëeslandt-Sluys, à la têté de quélques compagnies, fut surpris dans ce fort par les Espagnols ét'emmiéné prisonnier (2). Héureuse- ment pour lui, les troupes du prince s'étaient pb yo re peu aupa- ravant du seigneur dé Boussu; sans celte circonstance , Aldeëondé aurait payé probäbleméiit de la tète son attachement à à cause de la liberté. Viglins éerivit à propos de cette capture : Est éhim (do- minus ‘à Sancti Aldégonda ) 'apud principent ejus aucloritalis ut ornnia pente ex ejtts consilio facial, c1 ‘elliturqué author esse multoruni fümosoriii libelloi un qui proximis annis contra dure promuléäti sunt: homo seciis hüeresibusque tolus immersus (3). Le pririce; qui attachait Je plus grähd prix à Marnix, écrivit osténsiblement à Sonoy dé traiter le comte de Boussu de là même taniète qu'il apprendraît ve Mavnix était traité par les Espagnols. Grâce à cet otagé, on usa à l'égard de Marnix de beaucoup de ménagements. Lors de la prise de Middelbourg, il fut expressément stipulé qué lé commañdant Montdragon n'était libre qué sur parole, et devait, endéans les deux jours, venir sé constituer a Ft si Marnix ét EAN autres W'étaient relâchés. “ La prise de Middelbourg avait mis le brtäbh d'Orange en posses- (1) Groen Van Prinsterer, IV, 252. (2) Van Meteren, II, 190. (3) Hoynck Van Papendrecht, Il, 778. MARATERA (51) sion de la Zélande presque entière. Il tâcha d'y consolider son pou- voir en élevant partout des forteresses garnies de soldats et de munitions. La flotte espagnole restait en rade d'Anvers, toujours aux aguêts, toujours prête à saisir la première occasion qui pourrait se présenter pour reprendre les térriloires qui venaient de s'affranchir. Ch. dé Boysot, animé par le succès de ses entreprises antérieures, ent Ch. de Boysot. là haïdiesse d'aller attaquer la flotte ennemie dans la position qu’elle avait prise et presque sous le canon d’Anvérs même. Le combat fut térrihle, mais Ja victoire ne fut pas longtemps incertaine : onze des meilléurs navires espagnols restèrent aux mains des Zélandais, huit autres furent brûlés, er le vice-amiral de la flotte royale, Adülphé Van Hanistéde, fait prisonnier (1); mais le plus beau titré de gloire dé dé Boysot fut, sans contredit, la délivrance de Leyden, due à son éourage non moins qu'à son génie. Pour la seconde fois, cette ville était assiégée par les troupes royales, et leurs opérations élaient conduiles avec tant de vigueur, que les habitants furent bientôt réduits à la dernière extrémité. Après avoir tenu la place bloquée péndant ciny mois, l'armée assiégeante était à la veille de la forcer, lorsque de Boysot fit partout ouvrir les digues et se précipita avec une quantité innombrable de batéaux plats sur les plaines inondées. Les assiégeants se trouvèrent alors assiégés à leur tour dans les forts qu ‘ils avaiént élevés 1e long de la ville. Car de Boysot ét'ses marins, portant leurs bateaux sur leurs épaules là où l'eau Wétait pas asséz profonde, parvinrent jusques Sous les murs de Leyden, canonnèrent les Espagnols dans leur éamp et les chassèrent En poste en poste. Les troupes royales durent songer à la retraile, (1)4 Dimanche, ; jour de la Penthecouste, la victoire est demeurée aux nostres, estant le combat advenu assez prés TAN. voire quasi à la portée du canon, où nostre admiral de Zeelande a si bien faict qu’il a prinz et conquist unze des meilleures navires dé noz ennemis qui sont arrivés à Flissinghen, sans huyct aultres navires ennemies qui sont esté brülées, partie par les nostres, partie par les ennemis mêmes. Ledict sieur de Boisot m'a ici énvoyé prisonnier l’admiral des ennemis , qui est un gentilhomme de Zélande, appelé Hemstede. Il avoit sur sa navire environ vingt pièces d'artillerie de fonte, et sont esté tous les aultres bateaux furnis à l’advenant, tellement qu’avons en ceste victoire gaigné quelque cinquante piéches de fonte. » (Lettre de Guillaume de Nassau à son frère Jean. — Groen Van Prinsterer, V, p. 11.) Marnix. (132) et elle ne se fit pas sans danger à travers les campagnes submergées. Cette délivrance de Leyden fut twès-importante, non-seulement en ce qu'elle maintenait au pouvoir de l'insurrection une des prin- cipales villes de la Hollande, mais encore parce que, dans cette retraite précipitée , les Espagnols ne purent rien sauver du matériel de l’armée et qu'il ne restait au gouverneur général aucun moyen de le renouveler (1). Le triomphe de de Boysot obligea ainsi Requesens à recourir aux négociations. Déjà, dès avant la levée du siége, il.y avait eu, de la part L Re- quesens, des tentatives de pacification. Par les ordres du gouverneur, Noircarmes, qui commandait en Hollande, permit à Marnix, encore prisonnier, de correspondre avec le prince d'Orange, et l'engagea à chercher avec celui-ci quelque moyen pour faire renaître la paix, Noircarmes parut à Marnix animé de si bonnes intentions, que celui-ci n’hésita pas à pousser Guillaume à s'entendre avec don-Luis, Mais le Taciturne avait de bons motifs pour se défier de la franchise du parti espagnol : il se contenta de répondre à Noircarmes qu'il le priait bien affectueusement d’user de tout son crédit auprès du roi pour intercéder en faveur des protestants et obtenir une paix bonne el assurée (2). Toutefois Requesens tenait à son plan et relâchant Marnix sur parole, il l’envoya lui-même auprès du prince pour tâcher de l'amener à des propositions de paix. Comme il était assez facile de le prévoir, Marnix ne réussit pas et revint se constituer Jean de Jonghe. prisonnier. Le gouverneur de Ter Veere, Jean De Jonghe, prit aussi Marnix. part à ces négociations (3). Le seigneur de St-Aldegonde vit enfin cesser sa longue détention. Ch, de Boysot. Mondragon, en chevalier féal, faisait tous les efforts pour obtenir son élargissement; mais on connaissait trop bien son importance pour le relâcher facilement. Aussi ne fut-ce qu'au mois d'octobre 1574 que Marnix recouvra sa liberté. Presque immédiatement après, les négo- ciations furent reprises, et Bréda, en Brabant, fut désigné comme lieu de réunion des plénipotentiaires. Là comparurent, au nom du (1) Moke, Aistoire de la Belgique , 1840, Il, 144. (2) Groen Van Prinsterer, IV, 301, (5) Van Meteren, 11, 280. ( 35 } prince, entre autres, Charles de Boysot, gouverneur de Zélande, Philippe de Marnix, Jean de Jonghe, gouverneur de Ter Veere, tous trois Belges. L'empereur Maximilien avait offert sa médiation et en- voyé, pour le représenter, les comtes de Schwartzenberg et de Hohen- lohe (1). Les conditions proposées de la part du roï aux états de Hollande et de Zélande étaient une amnistie entière et générale, la restitution de tous les priviléges et de toutes les propriétés, en un mot, le rétablissement du vieil ordre de choses: mais le roi ne consentait pas à tolérer l'exercice public du nouveau culte, et les Hollandais, de leur côté, exigeaient la liberté religieuse comme première base de tout arrangement pacifique. Ce n’était pas que le protestantisme fût adopté par tous; au contraire, les états décla- rèrent eux-mêmes, vers celte époque, que l'immense majorité des habitants en Hollande et en Zélande étaient encore les uns catho- liques, les autres attachés en secret à la religion de leurs pères; mais les événements politiques avaient mis les charges et le pouvoir : dans les mains du parti opposé, dont l'extrême exaltation augmentait la force et l'influence (2). La paix se trouvait donc impossible, et les conférences de Bréda furent rompues au mois d'août 1575 (3). Pendant que Marnix suivait les négociations avec le roi d'Espagne, Guislain de F'iennes, seigneur de Lumbres, était particulièrement chargé par le prince d'Orange de traiter avec la cour de France. Déjà au mois de mai 4573, il avait reçu de Guillaume une mission toute de confiance. Il s'agissait, en effet, de négocier avec Charles IX une convention sur les bases suivantes : S. M. ferait délivrer au prince d'Orange, le plus promptement possible, la somme de cent mille écus pour soutenir et continuer la guerre contre le roi d’Es- pagne; puis, tous les trois mois, une somme de trois cent mille écus, jusqu'à ce qu'il plût à S. M. de déclarer ouvertement ses inten- tions et d'entreprendre elle-même ladite guerre. D'autre part, toutes les villes et terres que le prince pourrait conquérir dans les Pays-Bas sur le roi d'Espagne seraient mises entre les mains et sous l’obéis- (1) Van Meteren , II, 286. (2) Moke, Æistoire de la Belgique, W, 144. (5) Van Meteren, II, 514. Tous VE, — 2 Partie. 5! Guislain de Fiennes. (54) sance de S, M., laquelle s'obligerait à les maintenir dans leurs priviléges , droits, coutumes , usances et gouvernement politique, ainsi que dans le libre exereice de la religion réformée. Le seigneur de Lumbres parvint à mener cette affaire à bonne fin, et mérita que le prince d'Orange lui écrivit, le 42 septembre 4573 : «. Monsieur »., de Lumbres, depuis vostre retour en Allemaingne, Jay receu » diverses de. vos lettres et, tant par icelles que par le rapport du », docteur Tayart, entendu vostre besoingne, vous remerchyant de » bonne affection de la peine qu'avez si volontairement prins à », faire ce voyaige (1). » Cependant les relations entre Charles IX et les princes protes- tants: d'Allemagne devenaient de plus en plus i intimes. De Fiennes, qui habitait en ce moment Cologne, continuait à voir, en diffé- rents endroits, des personnes qui le tenaient au courant de ce qui se passait, et il avait soin d'en informer aussitôt le prince d'Orange . ou le comte Louis; du reste, le temps qu 1l avait passé à la cour de France avait suffi pour lui donner une certaine connaissance de la manière dont les choses se traitent en haut lieu. « J'ai veu par expé- » rience, dit-il, que tous tant qu ils sont près du roy et près de la », reine , ayant plustost esgart à leur complaire, et par ce-moien se » maintenir, qu'à l'advancement d'un bon affaire, n’en osent parler ». qu'en fastant et par acquit, n’est qu'ilz soient poussez de quel- », qu'un, pour le respect duquel ilz prennent hardiesse, sous umbre » d'advertissement, de parler librement des choses que aultrement » ilz ne toucheront qu'en passant. » Le prince d'Orange lui ayant recommandé particulièrement les négociations avec la France, de Fiennes médita un second voyage à Paris; il s'offrit même comme résident ordinaire à la cour de Charles IX, où il se croyait en état d'aider singulièrement le prince d’ Orange dans ses projets. Jl avait à celte époque employé tont son patrimoine à la cause commune, ayant toujours servi avec le plus noble désintéressement; aussi élait-il arrivé à un état de dénûment presque absolu , et ne cessait-il, dans ses lettres, de demander les moyens nécessaires pour vivre selon sa position. Par malheur, l'argent était rare et la situation (1) Groen Van Prinsterer, IV, 199, 152, 158, 165, 167, 168, 192. (55 ) financière des comtes de Nassau eux-mêmes nullement brillante : ‘ils paryinrent toutefois à lui faire tenir une somme de cent rix- dalers, qui lui permit de satisfaire à ses besoins les plus pressanis, mais qui n'était pas suffisante pour qu'il pût se dégager vis-à-vis de tous ses créanciers, ni satisfaire le médecin qui l'avait guéri de la goutte, Du reste, lorsque de Fiennes insistait tant pour qu’on lui fit parvenir quelque argent, c'était bien moins encore pour lui-même que pour les agents subalternes quil employait, notamment .un Galeazzo Fregoso, noble Génois au service du roi de France et qui était ou feignait d'être tout dévoué au seigneur de Lumbres. Fre- goso était un de ces intrigants de bas étage, « hommes faicts à mentir el tromper (1), » qui, sous prétexte de seryir deux maîtres , les tra- hissent tous les deux, et qui sont cependant utiles, presque indis- pensables, dans beaueoup de négociations diplomatiques. De Fiennes savait tirer bon parti de ce personnage, et l'employait fréquemment dans toute l'affaire de France. Au commencement de l'année 1574, la correspondance de de Fiennes avec le comte Louis devint de plus en plus active :, une foule de renseignements précieux lui arrivaient, tant sur la position des ennemis, que sur les ressources du parti du prince d'Orange. Il se transporta même, à cette époque, de Cologne à Aix, afin d'être plus rapproché du théâtre des événements. I] avait le plus grand soin de transmettre au comte Louis toutes les nouvelles qu'il pou- vait apprendre, et il le pria d'envoyer un chiffre pour lui faire con- paître avec plus de sûreté les faits importants. Les négociations avec la France étaient le but constant de ses eflorts et l'objet de ses préoccupations continuelles. Au mois de juin, il quitta Hei- delberg et se rendit avec Île maréchal de Retz en France. Son voyage ne fui pas long; car, le 12 juillet , il était de retour en cette ville, où 1l rencontra le directeur Ehem, qu'il chargea de raconter au comte Jean le résultat de sa tournée, et de remettre à celui-ci une lettre de la reine mère. Le 12 octobre 1573, Guillaume de Nassau lui confia une nouvelle mission en France, et lui donna , pour la reine Catherine de Médicis, une lettre dans laquelle il se recom- (1) Groen Van Prinsterer, IV, 51. Philippe de Marnix, ( 56 ) mandait à ses bonnes grâces. On ne voit pas si cette mission était temporaire ; mais il est assez à supposer que depuis lors, de Fiennes remplit sans interruption les fonctions d'ambassadeur à la cour de France, où il s'occupait activement de toutes les affaires du prince d'Orange et jouissait de beaucoup de considération. Cette position était difficile et demandait un homme d'expérience : car il fallait démêler les intrigues des divers partis, et les vues du prince lui- même variaient selon les succès et les revers, selon l'appui qu'il trouvait dans les états généraux ou les obstacles qui surgissaient dans leur sein (1). En dehors des affaires politiques, Guillaume avait à cette époque d’autres préoccupations encore qu'il ne pouvait manquer de confier à celui de tous les hommes de son entourage, dont il faisait le plus de cas. Au commencement de janvier 1575, Marnix fut envoyé par lui à Heidelberg pour certaines affaires de conséquence. On a pré- tendu qu'il s'agissait d'aller quérir, dans cette ville, des professenrs pour l’université, dont Guillaume venait de doter Leyden comme dédommagement pour les malheurs soufferts pendant le siége. 1 est possible que le voyage de Marnix ait eu accessoirement ce but; mais parmi les affaires de conséquence qui lamenaïent à la cour de l'électeur palatin, il faut sans nul doute mettre en première ligne les vues du prince d'Orange sur Charlotte de Bourbon. Dans Ja question si délicate de la conduite à tenir à l'égard de la coupable Anne de Saxe (2), Guillaume fit le plus grand cas des avis sages et modérés de Marnix (3); celui-ci eut souvent à combattre les opinions du comte Jean qui faisait tous ses efforts pour empêcher Guillaume d'accomplir son projet de divorce, par crainte du cour- roux de l'électeur de Saxe et du landgrave de Hesse. Marnix con- duisit cette affaire avec la plus grande prudence, et dut se féliciter plus d’une fois de l’heureuse réussite de ses négociations; car la fidélité et la tendresse de Charlotte de Bourbon pour son époux (1) Groen Van Prinsterer, IV, V et VI, passèm. Voyez la table, 50. (2) Bakhuizen Vanden Beink, Æet huwelyk van Willem van Oranje met Anna van Saxen, p. 129 et suiv. (3) Groen Van Prinst., II, 594. (37) firent jouir celui-ci du bonheur domestique le plus constant (1). A peine Marnix était-il de retour qu'une autre mission plus im- portante lui fut confiée. La rupture avec Philippe If était consom- mée, mais les provinces émancipées ne savaient elles-mêmes que faire de leur liberté, Guillaume ne manifestait pas encore le désir de saisir le sceptre, et les états se sentaient trop faibles pour vivre de leurs propres forces. On délibéra, dès lors, sur le parti à prendre, et on résolut d'offrir à la reine d'Angleterre la souveraineté de la Hol- lande et de la Zélande. Une députation fut nommée pour lui porter ce vœu des états, députation à la tête de laquelle se trouvait Marnix : il avait pour collègues Paul Buys, avocat de Hollande, et François Maalsen. Les députés remontrèrent à la reine la tyrannie exercée par le duc d’Albe et les poursuites cruelles qui avaient été dirigées contre ceux de la religion réformée; ils racontèrent toutes les phases de la négociation de Bréda et démontrèrent l'impossibilité de par- venir à une paix convenable. Ils la supplièrent, en qualité de prin- cesse chrétienne, de les prendre sous sa protection , et, rappelant sa qualité de descendante des comtes de Hollande, ils lui offrirent, sous certaines conditions, la souveraineté des comtés de Hollande et de Zélande. Cette mission n'avait pu être tellement secrète que le gouverneur n'en eût été instruit. 11 en fit son rapport au roi, mais pour contre- balancer l'influence des députés hollandais, il envoya auprès de la reine d'Angleterre, Champagny , auquel il donna pour instructions de prier Élisabeth de ne pas accorder d'audience aux députés des rebelles, et de les renvoyer de son royaume, ainsi que les traités l'y obligeaient. Après avoir donné à Champagny une réponse équivoque, la reine traîna Marnix et ses compagnons de longueur en longueur. A la fin, celui-ci désirant savoir à quoi s'en tenir, pria la souve- raine de vouloir bien lui répondre positivement si elle acceptait ou non le sceptre qu'il lui offrait aux conditions déterminées, et, en cas de négative, si les états, ses commettants, pouvaient au moins (1) Groen Van Prinsterer, V, 115, 192, 205, 215, 215, 244. Charlotte de Bourbon était la troisième femme de Guillaume; il avait épousé en premières noces la fille du comte de Buren. (58) comptér sur so apbui et Sa protection, afin d'empêcher que leur malheureuse patrié né rétombât sous une tÿrännie dussi 1bomi- nable. Mälgré toüte leur adresse et léur éloquéncé, les déphiés Hollandais né purént obtenir de réponsé définitive. Élisabeth les a$Sura de ses bonnes dispositions à leur égard, niais Sans vouloir promettre 1 rien de certain, et lès congédia avec les parolès les plus flätteusés. ‘Quelque temps après, le 18 mars 1516 la réine écrivit au prince ét aux étais pour JéS' informer qu'elle avait envoyé, tant au roi d’ Espagne qu'aux états généraux (aux mains desquéls lé ÿouYérné- fienit avait passé par süite de là mort quasi subite dé Réquesens), des aihbassadeurs chargés de négocier uh armistice (4). C'était pro- bablémént le résultat de l'ambassade de Marhix, qui n avait pas été & Sins ducun fruyet, » Conine Brune l'écrivit au comte Jean de Nassau (2). | Nous avons dit qu’ après Pinterraption des conférérices de Bréda les hostilités reécomniencèrént entre les Hollandais et les Espagnols. Ce fut alors que Réquesens forma l'entréprisé la plus I ét la plus surprenaïité que pût conseiller Je courage ou le désespoir. La flotte d'Espagne n'arrivait point et-la marine zélandaise ,” claque jour plus redoutable, interceptait les communications. Däns cette océürrence, lé gouverneur prit la résolution d'attaquer li Zélande sans Vaisseaux. Dans la nuit du 28 septembre, péndant l'heure de la ‘basse marée, 1700 soldats d'élite, Espagnols, Waällous et Alle- mands , se hasardèrent à traverser le bras dé mer qui sépare l'île dé Schouven de la côte: le passage se trouvait guéable en effet, mais seulement pendant les basses éaux. La tête et le corps de la colonne franchirent le passage ; l'arrière-garde, forte de cinq cents hommes, fut engloutie tout entière; mais ceux qui avaient traversé, sou- tenus par quelques habitants royalistes et ensuite par des renforts successifs, se rendirent maîtres ‘de l'ile (3). Cette attaque n "était pas imprévue de la part des Zélandais, bien qu'ils ignorassent le jour (1) Bor, I, 661 et 662. (2) Groen Van Prinsterer, V, 365, (3) Moke, 11, 145, (59) précis ua elle devait avoir lieu. Elle leur coûta cher, car non-seule- ment ils perdirent celte île, mais encore le gouverneur, Charles de Boysot , qui s’y était transporté en vue de l'assaut dont elle dévait Ch. de Boysot être l'objet, et fut attéint, dès le commencement de l'äction, d'un COUP de feu parti, à ce qu 1l paraît, de ses propres rangs (1). Le prince d'Orange le regretla comme un chevalier sage, diligent et affectionné : à sa cause aulant que qui que ce füt (2). , La reprise de l'ile de Schouwen qui avait oceasionné là mort dé Charles de Boysot, causa aussi celle de son frère Louis. Les E spa: gnols avaient mis le siége devant Ziertkzée, et se trouvaient déjà depuis quelque témps arrêtés devant céllé placé qui commençait à s'épuiser. Diverses tentatives pour la ravitaitler n'ayant point réussi, et l'urgence dé fournir aux habitants des Vivres ét des munitions se montrant de plus en plus évidente, Louis de Boysot s'embarqua à bord d'un grand Vaisseau, portant, indépendamment d'une nom- breusé artillerie, plus de six cents arquébusiers. Le but de Boysot était d’embosser son navire devant la digue de Borndam et de s'en servir comme d'un fort contre les assiégeants ; mais le vaisseau, chargé otre mesure d'hommes et de anons , ne tarda point à couler bas, ayant eu son bois traversé par quelques boulets espagnols. De Boysot s'accrocha à une planche et surnagea longtemps; mais au milieu de l'obscurité de la nuit, il ne sut reconnaitre la rive, et il périt dans les flots (15 juillet 14676) (à). Ce triomphe en Zélande fut le dernier succès de Requesens, qui mourut peu après et presque subitement. Comte il n'avait pas eu le temps dé désigner son successeur , ses pouvoirs passèrent aù con- seil d'État, dont la position était trop fausse pour qu'il, pût gou- verner librement. Les soldats espagnols se révoltèrent, et l'on fut obligé de rendre aux habitants les armes que leur avait ôtées un pouvoir tyrannique et dont ils disaient avoir besoin pour se défen- dre contre les insolences de la soldatesque (4). Ce que Réquesens avait pu regagner, ou pout le moins conserver, fut bientôt perdu , et, (1) Te Water, J’erbond, IL , 252 sq. (2) Groen van Prinsterer, V, 283. (5).Van Meteren, II, 358. (4) Borgnet, Philippe IT et la Belgique, p. 94. De Backere. ( 40 ) sauf le Luxembourg, toutes les provinces secouèrent le joug espa- gnol. Cependant une garnison de troupes royales occupait encore la citadelle de Gand, et l'on craignait que cette ville, comme Alost, fût mise à la rançon par les soldats mutinés; d'autre part, les états de Flandre appréhendaient que Guillaume, avec lequel ils n'avaient point fait de traité, vint leur enlever quelque ville ou position im- portante, pendant qu'eux-mêmes se seraient défendus contre les Espagnols, tandis qu'en s’entendant avec le prince d'Orange, ils pouvaient nourrir l'espoir de voir renaître ce commerce, source de toute richesse, qui avait déserté la Flandre depuis le commencement des troubles. Les états décidèrent done, le 21 septembre, d'envoyer en Zélande une députation composée du sire d’Auxy et de l'avocat de Backere (1), afin de prier le prince de leur faire parvenir des soldats et de l'artillerie pour combattre les ennemis communs. Les députés devaient offrir au prince de lui payer de ce chef une somme raisonnable, à condition que les troupes n'auraient pas inquiété les catholiques et que tout acte d’hostilité aurait immédiatement cessé entre eux (2). Les députés qui s'étaient fait introduire par Arend Van Dorp réussirent si bien dans leur mission (3), que, dès le 23, (1) Michel de Backere, né à Tamise et avocat au conseil de Flandre, était un des partisans les plus ardents du prince d'Orange. Le 3 septembre 1576, il écrivit à son ami Arend Van Dorp, seigneur de Tamise et gouverneur de Zie- rikzée, pour l’engager à s’entremettre dans les négociations de paix à ouvrir avec le prince d'Orange, Il se prétendait autorisé à cette fin, conjointement avec le sieur de Seroskerke, par les membres du conseil d’État (Groen Van Prinsterer, V, 400). Ce désir de paix pouvait exister au fond du cœur de de Backere; mais quant aux pouvoirs qu’il se vantait d’avoir reçus du conseil d'État, il est difficile d’y ajouter foi. Quoi qu'il en soit, Van Dorp montra la lettre au prince d'Orange, qui témoigna que ces nouvelles lui étaient fort agréables, et les communiqua aux états de Hollande, le 8 septembre. (Bor, 718.) On lit, à propos de de Backere dans la complainte intitulée : Den Oorlof van graef Jan van Ghent : Adieu, capiteyn Backere , die Gods kerke eens diende Nu niet ontsiende , om haer te doene te nieten. : ( Politieke balladen , p. 66.) (2) Van Meteren, II, 382. (5) La commission qui leur fut délivrée le 21 était signée, à la requête des quatre Vars le prince leur promit du secours : il s'engagea à leur envoyer huit bannières d'infanterie qui se rendraïent à Gand aussitôt que le fort de l'Écluse aurait été remis entre ses mains, de plus, douze canons et vingt-deux autres bannières d'infanterie, dès que la chose serait possible. En effet, le 26 au matin, huit bannières d'infanterie et trois compagnies de cavalerie, conduites par le seigneur Van den Temple, firent leur entrée à Gand aux acclamations de la population. L'heureuse issue de la mission de de Backere et de d’Auxy eut une autre conséquence bien plus importante : elle démontra aux états généraux qu'un accord avec Guillaume était chose fort possible, et prépara ainsi la voie pour la pacification de Gand. Portés déjà depuis longtemps à traiter avec Guillaume, les états se décidèrent enfin à faire les premières ouvertures. On ne tarda pas à s'entendre sur le choix des négociateurs , et le lieu de la réunion fut fixé à Gand. Le prince d'Orange et les provinces de Hollande et Philippe de Zélande s'étaient fait représenter, entre autres, par Marnix de de Marnix. St_Aldegonde, qui se trouvait à la tête de la légation, Adrien Van Adrien Mrs der. der Mylen, et Pierre de Ryke, bailli de Flessingue. Il ne fallut aux Piecro de Ryke députés, nommés de part et d'autre, que peu de Jours pour tomber d'accord , tant on sentait, des deux côtés, le besoin de respirer, et bientôt l'on signa le traité connu sous le nom de Pacification de Gand. Les principales dispositions de ce document célèbre étaient les suivantes : union indissoluble, suspension des édits contre la réforme, convocation des états généraux « pour mettre ordre aux » affaires du pays en général et en particulier, surtout, au fait et » exercice de la religion ès pays de Hollande et de Zélande (1). » À peine Marnix avait-il signé cette convention que le prince Philippe d'Orange l’envoya à Bruxelles près des états généraux, qui avaient me: prié le Taciturne de se rendre dans le Brabant. Guillaume, ne se souciant pas, dans l’état actuel des choses, de quitter la Zélande, chargea Marnix de présenter, en son nom, un avis dont les princi- paux points étaient : lever des troupes, faire un emprunt en Alle- membres de Flandre, par le comte de Rœulx et les sieurs d'Oignies, de Mous- cron, Van Herpe et Van Hecke, comme conseillers de guerre. (De Jonghe, 1, 259.) ; (1) Borgnet, Ph. II et la Belg., 96. — Voyez le traité dans P. Bor, I, 759. (42) magne, maintenir de bonnes relations avee les. princes allemande: ne traiter avec don Juan que sur les bases dela pacification de Gand, enfin remettre au prince la ville de l'Écluse, vu qu'il ne désirait pas se rendre en Brabant sans ayoir le moyen assuré de pouvoir retour- ner en Zélande. Le 24 novembre, Maruix se présenta devant les états | et leur développa les sentiments du prince. Ses paroles : furent écou- tées favorablement, car, le 9 décembre, on accorda à à Guillaume la ville, le château el le havre de l'Écluse, afin de garantir : ainsi son un Set en ce moment ri HUE de la plune des dl qd de l'épée des guerriers. Les offres de médiation ne manquaient pas , et si Philippe n'avait pas été aussi entêté, il aurait pu. ressaisir les belles contrées qui allaient lui échapper, L'empereur. surtout aurait voulu voir la paix renaître dans les Pays-Bas; il convoqua une dièle à Worms, et il espéra pouvoir y opérer une réconciliation entre les députés des divers partis. Les états généraux envoyèrent à cette assemblée Philippe de Marnix avec Jean Van Gent, seigneur d ‘Oyen, et plusieurs autres. Marnix, qui tenait le premier rang däns celle ambassade, fut chargé de rédiger les instructions, el prononca, Je 7 mai, devant la diète assemblée, un long discours dans “lequel À exposa la marche des événements, et finit par demander, au nôm des états, que les princes allemands voulussent bien prendre ail el cause pour eux et les aider, non-seulement par des promesses el dés et en Cou ragements, mais par des secours effeczifs el principalement des soldats, à maintenir leur indépendance vis- à-vis. de l'Espagne. Ce discours, dont Bor (2) a donné l'analyse et que M. Scheltema a fait réimprimer d'après un exemplaire de l édition originale devenue fort rare (3), a été vanté outre mesure par quelques écrivains, tandis que d’autres, et parmi ceux-ci Bilder dyk, qui l'appelle eene jammerlyke redevoering, l'ont critiqué avec trop d'ardeur. Pour rester dans le vrai, on doit reconnaître qu'il n’a mérité pi Ni cet exces d'honneur, ni cette indignité, (1) Groen Van Prinsterer, V, 526, sqq. (2) Bor, IT, 955-960. (3) Geschied- en letterkundig mengelwerk, Utrecht, 1825, IV, 1 à 154, too (43) Mal un CA DoSé succinet des événements, un appel aux sympa- thies de l'Allemagne : : on n'y trouve guère de mouvements ora- toires et. foit pen de yéritable pathétique; on y chercherait en vain celte chaleur et cette verve qui se remarquent. dans sès autres écrits; mais il faut tenir compte de la nature d’une assemblée où les élans d une éloquence passionnée eussent paru déplacés (1 ]. Alde- gonde était trop rusé diplomate pour né pas savoir à volonté, et selon les besoins de la. situation, développer ou restreindre les effets dramatiques de ses discours. Comme tant d'autres, entreprises à la même époque, la tentative dé ‘conciliation dont nous. venons de parler n'eut aucune suite. : Marnix, que Île prince était parvenu à à faire entrer dans le nou- veau conseil d'État, prit, en cette qualité, part à presque tous les actes politiques. Le 9 mars 1578, les états généraux le chargèrent de formuler la réponse au duc d Alençon, que le parti catholique appelait dans Je pays pour le substituer à Mathias. Ce fut encore à lui que les états donnèrent mission, le 7 juillet, de formuler la réponse à faire aux ambassadeurs de la reine d'Angleterre; enfin, dans toutes Îles circonstances enbarrassantes, l'on avait recours à son génie inyentif et facile. ; R Cependant le prince d'Orange, par de sages temporisations, par- venait à augmenter peu à peu son pouvoir : 1] laissait les partis se débattre sous lui el essayer tous les moyens de sortir de cette anar- chie, bien persuadé qu'on devrait finir pai Je prier de mettre ordre dux affaires ; Mais, parmi ses partisans, tous ne comprenaient pas ses intentions, el beaucoup l'aécusaient de perdre le pays par sa len- téur. On ne pouvait s'expliquer surtout sa tolérance sur le fait des religions. En Flandre, et particulièrement à Gand, il se forma un parti de protestants ardents à la tête desquels se trouvaient Ryhove, Hembyse et le ministre Dathenus. Ce dérnier ; joua à celte époque un rôle trop important pour que nous ne jetions R3$ un regard sur son passé. Pierre Daten ou Dathenus naquit à Poperinghe (2); ayant em- (1) Groen Van Prinsterer, VI, 356. (2) Messager des sciences , 1840, p. 135, Dathenus. ( 44) brassé le calvinisme, il professa ses opinions publiquement dans diverses villes et entre autres à Courtrai (1). La rigueur des édits de religion l’obligeant à émigrer, il se retira à Londres, où il exerça le métier d’imprimeur. A l'avénement de Marie, il se réfugia en Allemagne, et fut nommé, à Francfort-sur-Mein, ministre pour les réfugiés belges qui se trouvaient en grand nombre dans cette ville. Le magistrat de Francfort professant les dogmes luthériens, défendit, . par ses décrets du 25 avril 1561 et du 6 février 15692, l'exercice du calvinisme ; alors Dathenus se retira avec ses coreligionnaires chez l'électeur palatin Frédéric HE, qui leur accorda le monastère des chanoines de St-Augustin à Franckenthal, pour y exercer librement leur culte et y construire une ville (2). En 1566, l'électeur chargea Dathenus de suivre son fils Jean Casimir, envoyé en France avec un corps d'armée (3). Dans le courant de la même année, il revint en Flandre et reparut à Poperinghe, où les troubles, qu'il avait ex- cités avant sa disparition, étaient à peine apaisés (4). Il arriva à Gand au mois de juillet (5), mais ne s’y mit guère en évidence avant le 29 septembre : ce jour-là, il prêcha, tant le matin que l’après- midi, au hameau de Royghem, où le comte d'Egmont venait d'auto- riser les calvinistes à tenir dorénavant leurs prêches (6). Un certain Jean Denys, accusé d’avoir trempé dans une conspiration qui avait pour but d'empêcher les soldats d'Alvarez de Tolède d'entrer dans le pays, ayant, au milieu des tourments, déclaré que Dathenus faisait parlie du même complot, on mit la tête de celui-ci à prix (7). Il se retira de nouveau dans le Palatinat, et fut successivement ministre à Franckenthal et à Heidelberg. Dathenus jouissait de la confiance et de l'estime des comtes de Nassau et du prince d'Orange (8); aussi, lorsque, en 1572, les Espagnols eurent quitté les principales posi- (1) Schook, de Can., ultr., p. 469. (2) Te Water, Æervormde kerk te Gent, p. 191. (3) Goethals, Lectures historiques, III, 86. (4) Messager des sciences, 1840, 155. (5) De Jonghe, 1, 15. (6) De Jonghe, I, p. 46. (7) Te Water, Zervormde kerk te Gent, 194. .(8) Groen Van Prinsterer, IV, 219. (45 ) tions de la Zélande, Guillaume lui confia-t-il le soin de régler, à Zierikzée, tout ce qui concernait les affaires religieuses et ecclésiasti- ques, charge que Dathenus transmit à Jacques Barseles (1). Il reçut des comtes de Nassau, de nombreuses missions de confiance, et, dans les circonstances difficiles, le prince aimait à prendre son avis, ainsi que le prouve leur correspondance (2). En 1575, Guillaume fit inviter Dathenus, encore au service de l'électeur, à venir occuper la place de ministre à Delft; mais cette offre fut rejetée. Sur ces entre- faites, l'électeur Frédéric HE vint à mourir (1576). Son successeur, Jean Casimir, élevé dans les mêmes principes, fut encore plus entre- prenant que lui, et accorda toute sa confiance à ce ministre fou- ._gueux. L'année suivante , un revirement complet eut lieu dans les relations de Dathenus avec la famille de Nassau. La prudence de Guillaume ne pouvait s’allier avec le caractère ardent et impétueux du ministre calviniste, qui, changeant de maître, aima mieux se dévouer aux intérêts du comte palatin. Celui-ci, mû par les idées les plus ambitieuses, s'efforçait d'entraîner les provinces belges dans le calvinisme, afin de les rattacher, par des liens plus intimes, à cette partie du corps germanique dans laquelle il était sûr de son influence. Il envoya, dans ce but, Dathenus en Flandre, avec la mission de cher- cher, par tous les moyens possibles, à exciter le peuple contre la tolérance religieuse. Calviniser la Belgique entière et empêcher le prince d'Orange , qui, pour le moment, se contentait du libre exercice de la religion réformée, de réaliser ses vues conciliatrices, tel était le but que Dathenus voulait atteindre. Arrivé à Gand, il se lia, comme nous avons dit, avec deux hommes influents, Hembyse et Ryhove. Désireux de parvenir au premier rang et jaloux, par conséquent , de la prééminence du prince d'Orange, ils ne demandaient pas mieux que de se faire connaître par quelque action d'éclat, et cherchaient à se créer des partisans par leur fougue et leur intolérance. Ils ne tar- dèrent pas à s'entendre avec Dathenus, et, grâce à leurs déclamations furibondes, la religion catholique fut abolie à Gand et ses ministres, (1) Goethals, p. 90. (2) Groen Van Prinsterer, IV, 220, 222, 227, 229, 254, 258, 392; V, 56, 100, 105; Suppl., 154*. Marnix. ( 46 ) ainsi que ses partisans, bannis., Le prince d'Orange était parvenu à faire accepter la paix de religion, par laquelle un partage. égal des églises paroissiales était fais entre les deux cultes, et certaines mesures prises pour l'entretien des monastères, des religieux et des religieuses; mais les Gantois, qui avaient chassé les catholiques, ne voulurent pas partager avec eux. les édifices religieux, el refusèrent de souscrire à cetie paix. En vain le prince d'Orange les pressa-t-il, dant par lettres que par ambassadeurs, de s'y. soumettre, leur repré- sentant que c'était l'unique moyen de conserver la paix, _de résister aux. Espagnols et de maintenir les églises réformées. L'influence d'Hembyse.et de Dathenus fit écarter tontes ces représentations. Ce dernier se donna à cette occasion beaucoup de mouvement et s ‘éleva contre son ami et protecteur, le prince d'Orange , avec une ardeur extrême, Mais Guillaume ne se laissa pas intimider par ces violences. Le 2 décembre 1578, il se rendit à Gand avec son frère, Jean de Nassau, et peu de jours après, la paix de religion y fut acceptée et publiée, Dathenus avait jugé convenable de quitter la ville. à ] approche du prince; mais celni-ci étant retourné à Termonde le 49 janvier 4579, le ministre à La barbe rousse (c'est ainsi que | Je peuple l'appelait) reyint aussitôt à Gand pour tâcher de détruire l'œuvre de Guillaume, IL se lia avec Hembyse plus intimement que par le passé, et fut l’instigateur de presque tous ses actes politiques. C'est par son conseil que, le 29 juillet de la même année, Hembyse se. déclara premier échevin de son autorité privée. et que, le mois suivant, ik s’opposa à l'entrée du prince. à Gand (1 L S'il ne con- seilla pas, il favorisa le pillage el les désordres qui aflligèrent celte elté, et aida à dépouiller les églises et les couvents de leurs pro- priétés. \ A diverses reprises, les états généraux et le conseil d État l'archi- ticher d'empécher ces ar Malgré son adresse habituelle, il ne put rien obtenir des Gantois (2). Ses ennemis profitèrent même de cette circonstance pour accuser Marnix d’avoir excité des désor- (1) De Jongbhe, 11,71 ,86, 107, 165, 166. (2) Bor., IT, 290. — Groen Van Pr., VIII, 60. LE ie he | Éd. à EE ( 47 ) dres à Gand; mais cette accusation. se réfute par toute la carrière constamment : nous. FA Dr néanmoins que les ennemis de Marnix avaient beau jeu dans cette circonstance. Ils rappelaient que, lors de l'entrevue de Ryhove avec Guillaume, Marnix avait conseillé l'arrestation du duc d'Arschot; mais la position n'était point la même : il s'agissait en ce moment de briser une opposi- tion prête : à se former, tandis que, en 1578, la cause même que Marnix servait avec tant d'ardeur demandait que les désordres et les troubles intérieurs cessassent partout (1). Marnix, du reste, ne fut pas le seul que l'on commit pour tâcher Van der Warek. de mettre les Gantois à à la raison. Parmi les résolutions des. états généraux, on lit en effet : 18 octobre 1578. Sur les lettres de Monsieur de Montign y el requeste d'auleuns prélats et nobles de. Flandres , ré- solu, pour apaiser le tout, de députer Messieurs du conseil d'Estat Leoninus Bevere, Liesfelt el Meetkerke ou ceulx d'eulx qu'y mieulx pourront vacquer, quy, avec le prélat de s° Geertruyde, ou Grim- berghe, en. son absence le. sécretaire Martini, le pensionnaire Ymans, Monsieur. Douffi int, le pensionnaire Van Wareke et de Valenciens, concepveront certains articles el concept sur la RELIGIONS VREDE et LANDVREDE, el que obéissance d'eux soit portée d Son Altèze.et conseil d Estat et estatz généraulz ; lequel partye et aultre seront tenuz en- su yvre à paine d'estre tenuz et chastoiez pour ennemys infracteurs el perturbateurs du repos publieq, et aussi résolu que l'on envoyera à nos députez à, G ant., exiraict desdites lettres, et faire toutz debvoirs possibles que les gens de guerre estans en Flandre, tant d'un costé et d aultre, se retirent au cainp (2 2). Jean Van der Warck, dont ilest fait mention dans cet extrait, était né à Anvers (et non pas à Middel- bourg, comme Kok (3) (l affirme), vers 1540. Le 31 mars 1565, il fut i inscrit au nombre des avocats de sa ville natale; il devint, en 1575, pensionnaire de Middelbourg (4 d'où on J'enyoya aux états * (t} Groen Van Prinst:, VI, 217.— Te Water, LE, 61.— De Jonghe, 1, 310-512; Héfusls x (2) Groen Van Printterer.. VE, 169 e et 470. (5) Vaderlandsch W ndenbos. XXX, 255. (4) Belgisch Museum , 1841, 260 sq. De Mérode. De Meetkerke. (48 ) généraux de Bruxelles. Ceux-ci le déléguèrent, le 8 juillet 1578, pour répondre aux requestes présentées par les protestants et colon- nelz de la ville d'Anvers, sur le faict de la religion et exercice d'icelle. Vanden Warck demeurait à cette époque, avec sa femme ct ses enfants, à Anvers, dans la rue dite Beddestraet (1), et devint, en 1579, pensionnaire de la ville d'Anvers, fonctions qu'il remplit jusqu'à ce qu’en 1384, cette ville se rendit aux Espagnols. La situation générale des Pays-Bas tendait à se simplifier; car l'union d'Utrecht et les provinces du Nord avaient constitué pour ainsi dire un État séparé, tandis que les provinces wallonnes étaient généralement retombées sous le joug espagnol. Ainsi se faisait pré- voir dès Jors le résultat de cette longue et sanglante lutte : l'émanci- pation pour le Nord et l’asservissement pour le Midi. Les états généraux, ballottés entre les deux partis, perdaient peu à peu leur autorité, et les membres qui les composaient cherchaient à assurer leur position , les uns auprès du prince, les autres auprès du gou- verneur, Un nouvel essai de pacification fut fait par l'empereur Rodolphe, et lon assigna Cologne comme lieu de réunion des plé- nipotentiaires. Là se rendirent, au commencement de mai, les princes électeurs de Trèves et de Cologne, l'évêque de Wurtzhourg , le nonce du pape, les députés de l’empereur, du roi d'Espagne et des états. Parmi ceux-ci, il y en avait de deux catégories, nommément des députés catholiques, tels que l'abbé de Sainte-Gertrude, le prévôt de Saint-Bavon et autres; et des députés protestants, tels que Adolphe de Meetkerke et Bernard de Mérode, seigneur de Rummen. On comprend sans peine que ces derniers jouissaient exclusivement de la confiance du prince. Les députés catholiques ne voulaient pas sacrifier tout espoir de paix aux demandes, à leur avis excessives, des réformés, d'autant plus que, sur la question de religion, ils ne diffé- raient pas d'opinion avec les députés du roi. Toutes ces hésitations, toutes ces arrière-pensées étaient connues du prince, qui engagea les députés protestants à se méfier de leurs collègues, parce que ceux-ci ne faisaient, selon lui, qu'embrouiller davantage les affaires (2). (1) Scheltema, Staetkundig Nederland. (2) Groen Van Prinsterer, VIT, 59. ( 49 ) Ces conférences eurent le même sort que toutes celles qui les avaient précédées : au bout d'un an les plénipotentiaires durent se séparer sans avoir rien produit. De Mérode, toutefois resta, avec Albada, à Cologne, afin d'attendre le moment favorable pour conclure un traité. Malheureusement, ce moment favorable ne se présenta point, et le seigneur de Rummen reprit à son tour le chemin des Pays-Bas. Il n'y resta que peu de temps, ayant été envoyé en Frise, en qualité de lieutenant du prince (1). Pendant ces négociations, dans l'issue desquelles Guillaume n’a- vait et ne pouvait avoir aucune confiance, ce prince envoya Marnix aux députés des Provinces-Unies, assemblés à Utrecht, afin de leur demander leur avis sur les points suivants : Faut-il traiter avec l'ennemi ou continuer la guerre ? S'il faut traiter, acceptera-t-on les conditions proposées à Cologne? Si, au contraire, on se décide à continuer la guerre, les députés devront examiner quelles sont les forces nécessaires pour la faire avec succès, et si les moyens de satisfaire aux besoins de l’armée sont en leur pouvoir. Quelle con- duite tiendra-t-on à l'égard de Mathias et du due d'Anjou? Enfin, de quelle manière compte-t-on organiser le gouvernement ; car, n'importe la décision que l’on prenne, les choses ne peuvent rester dans l'état où elles se trouvent? Marnix avait pour instructions de développer ces points aux députés , et, sans doute, de leur instiguer une réponse conforme aux vues du prince, qui, en ce moment, semblait désirer un traité avec la France et la souveraineté du duc d'Alençon. En so veel als aengaet, dit-il, dans son mémoire aux dé- putés d'Utrecht, de conditien en de versekertheden der religié, en der vryheid der landen, staet te bemerken van wien men de ‘selve soude mel meerder voordeel kunnen verwerven, of van den coninck van Spaengnien synde aldus vertoornigt tegen deze landen, of van een vreemt heer die voor eene weldaet soude rekenen dat men hem wilde ontfangen (2). Au système patronné en ce moment par le prince d'Orange, on objectail, et avec une grande apparence de raison, qu'il n’était pas nécessaire de se révolter contre un prince catho- (1) Te Water, Z’erbond., IT, 151. (2) Bor, II, 129. R Tome VI. — 2€ Paris. 4 (50) lique pour se jeter aussitôt dans les bras d’un autre. Instruit de ce raisonnement, Marnix le réfuta dans une longue lettre adressée au prince d'Orange; le 27 mars 1580, Si nous abandonnions notre roi, dit-il, parce qu'il ne reconnaît pas la vraie religion, et si nous en choisissions un autre qui fût aussi ignorant de la doctrine véritable que le premier, certes nous aurions tort. Mais telle n’est pas notre position, Nous ne voulons plus de notre souverain, parce qu'il nous tyrannise, qu'il foule aux pieds, avec l’aide de ses étrangers, nos lois et nos libertés, et qu'il est l'ennemi juré de la vraie religion. Si nous élisons le duc d'Anjou pour le remplacer, c'est que lui du moins maintiendra nos lois et nos libertés, et, loin d'opprimer ceux de la vraie religion, les garantira contre leurs ennemis. Mar- nix démontre ensuite, par de nombreux exemples tirés de l'Écri- ture, qu'en plus d’une occasion, Dieu a confié à des rois païens le soin de sauver son peuple, et en conclut que les réformés ne doi- vent avoir aucun scrupule de faire alliance avec un roi catholique, s'ils peuvent de cette façon assurer leur indépendance religieuse (1). Ges idées se Ropalarisèrent de plus en plus, et, dans une réunion des états généraux tenue à Anvers le 42 août 1580, il fut décidé qu’une ambassade serait envoyée au duc d'Anjou, afin dé négocier avec lui un traité qui le placerait définitivement à la tête de nos provinces. Cette ambassade dans laquelle le seigneur de Sainte- Aldegonde occupait le premier rang, se composait du seigneur de Dohain , du docteur Hessels, de François de Provins, de Jacques Tayaert, pensionnaire de Gand, de Noël de Caron , bourgmestre du Franc, et de Gaspard Van Vosberghen, baïlli de Ter Veeren. Les négociations furent habilement menées, et dès le 29 septembre 1580, une convention fut arrêtée à Plessis-lez-Tours. Les articles que François d'Alençon dut accepter, différaient peu de ceux que l'on avait proposés à Mathias : maintien de tous les priviléges et défense de lever ou asseoir aucun impôt extraordinaire sans le consente- ment des états, ratification de tout ce qui avait été fait précédem- ment, et, indépendamment d'un grand nombre d'autres stipula- tions, extension à loutes les provinces d’un droit qui, jusqu'alors, (1) Groen Van Prinsterer, VII, 276, 401, 405. (51) n'avait été écrit que dans la charte du Brabant, celui de pouvoir , en cas d'infraction de la part du souverain, prendre un autre prince, où pourvoir autrement aux affaires, comme on le jugera conve- nable. Marnix n'avait pas dû se donner beaucoup de mal pour arriver à la conclusion de ce traité; car les observations du jeune prince ne portèrent pas sur les dispositions qui restreignaient réellement son autorité, et il finit par les accepter toutes avec le dessein déjà conçu de n’en observer aucune (1). Toutefois la signature du traité de Plessis-léz-Tours ne sauvait pas nos provinces : il fallait, avant tout, des secours en troupes et en argent. Marnix resta auprès du duc, afin de hâter le recrutement d'une armée et d'obtenir un secours efficace de la part de Henri HE, qui protestait sans cesse de sa bonne volonté, mais se bornait à de brillantes promesses. Les nombreuses lettres que Marnix écrivit à cette occasion au prince d'Orange, témoignent de son anxiété et du zèle avec lequel il pour- suivait celte affaire (2). Il importait d'autant plus aux états d'obtenir de prompts secours, que le parti des Malcontents faisait journellement des progrès. En Artois, les Malconténts avaient voulu s'emparer de Bouchaïn, que commandait Josse De Zoete, seigneur de Villers (3). Ils avaient essayé de suborner un lieutenant nommé Grobbendonek, qui sy trouvait en garnison, espérant, par son intermédiaire, obtenir qu'on leur livrât une des portes de la ville. Grobbendonck fit connaître ces tentatives au gouverneur, qui résolut de prendre les ennemis dans (1) Borgnet, 150. (2) Groen Van Prinsterer, VII et VIII, passèm. (5) Josse De Zocte était fils d'Alexandre, seigneur de Hautain, qui remplissait, en 1576, lés fonctions de gouverneur de la Zélande, et se trouvait dès cette époque en correspondance avec le prince d'Orange. (Groen Van Prinsterer, Suppl., 185 sq.). Celui-ci lui confia, vers la fin de cette année, une mission pou le comte de Lalaing ( Zbid., V, 580), et durant son séjour à Bruxelles, De Zoete eut soin de faire connaître an Taciturne l’état des négociations qui, en ce mo- ment, se traitaient dans la ville (Zbid., V, 617). Ce fut probablement le même De Zoete qui mourut gouverneur de l’'Écluse, en Flandre. — Josse De Zoete, son fils, n’avait pas hésité à s'inscrire au nombre des confédérés, et , avant l'affaire de Bouchain, il s'était déjà distingué à Nivelles (Van Meteren, HI, 419). Josse de Zoete. (188 leur propre piége. Par ses ordres, Grobbendonck promit d'ouvrir une des portes ; et, au jour désigné, les Malcontents se présentèrent avec quelques troupes, tant à pied qu'à cheval. Ceux de l’intérieur, afin de donner à la trahison une plus grande apparence de sincérité, avaient envoyé en reconnaissance hors d’une autre porte, un certain nombre de cavaliers et de fantassins. Pleins de confiance, les Mal- contents pénétrèrent dans la ville, croyant toute la garnison sortie, mais, à un signal donné, les troupes restées en ville tombèrent sur les ennemis, en massacrèrent un grand nombreet firent les autres prisonniers. Quant. à ceux qui étaient restés hors de Ja ville, les compagnies que le gouverneur avait fait sortir les assaillirent par derrière et les poussèrent jusque sous les canons des remparts, où presque tous furent massacrés. Parmi les prisonniers restés au pou- voir de De Zoete se trouvaient Jean de Noircarmes, seigneur de Selles, le gouverneur de S'-Omer et quinze autres des principaux chefs, ainsi que plusieurs bourgeois de Douai, qui n'étaient venus là que dans l'espoir du pillage (1). Nayant pu s'emparer de la ville par surprise, les Malcontents vin- rent l’assiéger. Le prince d'Orange, qui comprenait l'importance de cette position, représenta aux états la nécessité de débloquer Bou- chain, et obtint d'eux à cette fin 40,000 fantassins et 3,000 cavaliers. Les assiégeants, informés de ce fait, poussèrent le siége avec plus de vigueur; ils amenèrent de la grosse artillerie et ne tardèvent pas à ouvrir une brèche formidable. A cause de l’exiguité de la place, les assiégés ne purent élever de nouveaux retranchements, Le gouver- neur signa donc, le 5 septembre, une capitulation, et l’armée se retira vers Cambrai avec armes et bagages. De Zoete s’obligeait à ne pas combattre pendant trois mois; mais, avant de se retirer, il fit placer en divers endroits des tonneaux de poudre auxquels il adapta de très-longues mèches, de telle façon que les mines éclatèrent lorsque déjà il avait quitté la ville et que les Malcontents en avaient pris possession. Ceux-ci, irrités de cette espèce de trahison, se mirent à la poursuite de De Zoete, qui, soutenant que l'infraction à la convention provenait de leur part, déclara se considérer (1) Van Meteren, LT, 419. (53) comme libéré de l'obligation de ne pas servir contre eux pendant trois mois (1). Malgré toutes les promesses qu'il avait faites, le due d'Anjou tar- dait toujours à se rendre aux Pays-Bas, où sa présence était si ardemment désirée. Il s'était arrêté à Londres auprès de la reine Élisabeth, où il menait grand train, et s'entourait d’une véritable cour ; le prince dauphin, les comtes de Laval, de S'-Agnan , Ferva- ques et divers autres personnages marquants l'avaient accompagné dans ce voyage. Élisabeth flattait François d'Anjou de l'espoir d'ob- tenir sa main : elle lui réservait toujours son meilleur accueil, et le bruit était généralement répandu que ce mariage aurait eu lieu incessamment. Marnix, qui avait été envoyé à Londres pour tâcher de ramener le nouveau souverain, rendait journellement compte de tout ce qu'il voyait et entendait, des nombreuses audiences dans lesquelles il exposait au duc d'Anjou la situation du pays, et de tous les incidents relatifs au mariage. Cette union paraissait si certaine, que, le 22 novembre 1581, Marnix écrivit au prince que le mariage entre S. M. et le duc d'Anjou avait été résolu ce même jour, et que les futurs époux avaient échangé les anneaux de fiançailles (2). Il envoya aussi plusieurs lettres à l'amiral de Zélande, Guillaume De Blois, dit Treslong, pour lui annoncer tant le mariage que a pro- chaine arrivée du due, l’engageant à tenir quelques vaisseaux prêts, afin de le protéger contre les agressions des pirates et lui servir en même temps de cortége d'honneur. Lés nombreuses lettres que Mar- nix écrivit alors montrent combien il y avait encore d’hésitations chez .* Françoïs d'Alençon, qui ne se décida à venir aux Pays-Bas que poussé pour ainsi dire à bout par l'ambassadeur des états. Lorsque enfin d'Anjou lui eut déclaré qu'il quitterait l'Angleterre, le mercredi 51 janvier ou , au plustard, le samedi, Marnix se hâta de communi- quer cette heureuse nouvelle au prince d'Orange, qui se rendit aussitôt à Flessingue pour recevoir dignement le souverain élu. L'ambassadeur faisait en même temps connaître au prince que le duc aurait été accompagné du comte de Leicester, des lords Ho- (1) Bor, II, 214. (2) /bid., 11, 290, Marnix. Vander Warck. (54) ward et Husdon, et de plusieurs autres grands personnages (1). Reconnu comme souverain par les diverses provinces des Pays- Bas, le duc d'Anjou devait encore se faire admettre en cette qualité par les puissances étrangères. D'accord avec les états généraux, il envoya des ambassadeurs à la diète convoquée par Rodolphe à Augs- bourg, afin d'exposer les motifs qui avaient poussé les provinces belges à répudier le roi d'Espagne et à se donner un nouveau mai- tre. Toutefois il n'osa pas accréditer ces ambassadeurs en son nom et en sa nouvelle qualité de duc de Brabant, comte de Flandre, etc. On décida qu'ils se présenteraient au nom des états. Cette mission fut donnée à Guillaume Robert, duc de Bouillon, Philippe Mornay du Plessis et Jean Vander Warck, pensionnaire d'Anvers, et de lon- gues instructions leur furent remises. Ils étaient, en effet, chargés de remontrer à la diète que de tous temps les souverains n'avaient régné sur les provinces belges qu’en vertu d’un contrat synallagma- tique que les deux parties étaient également tenues d'observer. Des faits nombreux pouvaient être invoqués comme preuves de ce sou- tenement. Or, le roi d'Espagne ayant, d'un grand nombre de ma- nières , forfait à son serment, les états généraux avaient usé de, leur droit en le déclarant ipso jure déchu de la souveraineté des Pays- Bas, Ils n'avaient, du reste, fait autre chose que suivre en cela l'exemple de diverses nations voisines, la France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Écosse, le Danemark et le saint-empire lui-même, où le peuple avait, à diverses reprises, déposé les princes dans des situations pareilles. Les états expliquaient ensuite par quelles cir- constances, n'ayant plus de souverain, ils avaient été conduits à déférer ce titre au due d'Anjou , et quels motifs leur avaient fait préférer ce prince à beaucoup d’autres. Enfin, ils priaient la diète de vouloir, après avoir bien examiné toutes ces raisons, déclarer qu'ils avaient bien agi, et de s'unir avec eux par une alliance plus étroite encore que par le passé. Le prince de Parme envoya à son tour un plénipotentiaire, le comte d’Arenberg, afin de défendre les droits du roi d'Espagne. Mais le jour de la réunion de la diète étant arrivé, il ne s’y passa rien de particulier, et l'on ne s’occupa nulle- (1) Bor, Il, 295, 296. (55) ment de l'affaire des Pays-Bas. Par quel motif? on semble l’ignorer. Les uns soutiennent que les députés n'obtinrent pas d'audience, les autres qu'ils arrivèrent lrop tard, les autres encore, qu'on leur écrivit de ne pas se rendre à la diète, et ainsi de suite (1). L'année 1583 s'ouvrit sous de malheureux auspices. La ridicule tentative du duc d'Anjou plaça les états généraux dans une position fort étrange. Ils avaient, en effet, à combattre non-seulement les troupes espagnoles, celles qui obéissaient au souverain déposé, mais encore les troupes françaises, celles qui relevaient du souverain qu’ils avaient librement élu. Au lieu de combattre à deux, on dut se battre à trois. Farnèse, qui, par suite de cette division chez les ennemis, se trouvait sans contredit dans la situation la plus favo- rable, marcha de succès en succès. Il força le duc à abandonner le territoire belge, et sempara successivement de toutes les villes de la Flandre. Marchant ensuite vers le Brabant, il obligea Bruxelles et Malines à capituler à leur tour. La première deices villes était gouvernée par un homme remarquable, Olivier: Van den Tympel, Olivier Van den ami intime du Taciturne, auquel il était sincèrement. dévoué, et in qui sut déployer, pendant la durée de son commandement, des talents qui, employés sur un plus vaste théâtre, l'eussent placé au premier rang de nos grands guerriers (2). Restait Anvers, le der- nier boulevard de la liberté dans les provinces méridionales, Anvers qui paraissait imprenable, à ce point que les bourgeois jugèrent inutile d'élever des ouvrages propres à en défendre les approches, let que, dans son conseil, Farnèse fut le seul à soutenir l'utilité d'en entreprendre le siége (3). Cette ville était gouvernée alors par ‘le courageux Marnix, auquel le prince d'Orange avait offert le:mar- Marnix. quisat d'Anvers, titre qu'il refusa pour se contenter de eelui’ de bourgmestre. Ces dernières fonctions comprenaient à cette époque, indépendamment de l'administration civile, le commandement mili- taire; et certes, pour une ville aussi importante, on aurait eu (1) Bor, II, 524-598. (2) Henne et Wauters, Æistoire de Bruxelles, 1, 511. Il périt au siége de Bois-le-Duc. (5) Borgnet, 168-169, ( 56 ) peine à trouver un meilleur administrateur ou un meilleur com- mandant. Malheureusement, on était arrivé à la période des revers, et depuis que Guillaume était tombé sous le coup d'un assassin, rien ne semblait plus devoir réussir aux défenseurs de la liberté, Au mois de janvier 41585, Marnix essaya de s'emparer de Lierre : il croyait en avoir gagné le commandant, qui, sous prétexte de que- relle avec d’autres chefs italiens, faisait semblant d’épouser le parti des états, et promettait de livrer les portes de la ville. Mais, après qu'il eut tout réglé avec Marnix et qu'il en eut même reçu quelque argent, il alla divulguer le plan aux siens. En conséquence, on aug- menta la garnison de Lierre de plusieurs compagnies de cavalerie et d'infanterie, et des piéges divers furent tendus aux troupes des états. Toutefois, par suite du mauvais état des chemins et de la grande obseurité de cette nuit, celles-ci s'égarèrent et ne purent arriver devant la ville que lorsque déjà il faisait plein jour, moment qui n’était plus propice à l'accomplissement des lâches projets du commandant. Marnix, trouvant les portes de la ville fermées et ignorant par suite de quelles circonstances , se retira après avoir placé quelques troupes en embuscade. Quand le commandant de Lierre s'aperçut que Marnix renonçait à son projet, il envoya les soldats de la garnison à sa poursuite. Les hommes embusqués pri- rent la fuite et avertirent leur chef, qui eut à peine le temps de ranger sa petite armée en bataille. Le combat fut animé, et de part et d'autre, on eut de nombreuses pertes à déplorer, bien que la victoire penchât en faveur de S'°-Aldegonde. Là périt entre autres le capitaine Leoninus, fils du célèbre docteur de ce nom (1). Nous n’entrerons pas dans tous les détails stratégiques du siége d'Anvers, de ce siége célèbre dans les annales de l’art militaire; nous nous contenterons de dire que Marnix fit des efforts surhu- mains pour conserver celte ville. Aidé de l'ingénieur Jennebelli, il fit construire des brûlots ingénieux pour détruire le pont à l'aide duquel le duc de Parme empêchait la ville de communiquer avec la mer ; mais le malheur poursuivait les troupes des états, et quelque circonstance fortuite venait, à chaque instant, détruire les combi- (1) Van Meteren, IV, p. 167, (57) naisons les plus heureuses. Tous les jours des combats avaient lieu sur les digues; celle de Kouwenstein , entre autres, fut plusieurs fois prise et reprise. Le 26 mai 1585 surtout, il sy livra une terrible bataille, dans laquelle périrent, de part et d'autre, de nombreux capitaines. Cest là que trouva la mort Philippe De Zoete, seigneur de Hautain, qui, en 1577, avait ramené Anvers au parti de la liberté (1). Il était frère du seigneur de Villers, dont nous avons parlé plus haut. Les choses en arrivèrent à te point que tout le monde, même les marins les plus hardis, reconnurent l'impossibilité de débloquer cette ville, que deux ans auparavant on croyait imprenable. Long- temps Marnix résista au tumulte et aux cris du peuple; il vit enfin lui-même qu'il n'existait aucun espoir d'être secouru et qu'il fallait céder. Accompagné de trois autres négociateurs , il se rendit auprès du duc de Parme, le 6 juillet, et lui proposa un traité, par suite duquel tout le passé serait oublié et certaine liberté de religion accordée aux habitants. Comme on pouvait facilement le prévoir, le duc ne put accéder à de pareilles conditions. La situation devenant de plus en plus grave, une nouvelle députation, composée de vingt- deux plénipotentiaires, et à la tête de laquelle se trouvait encore linfatigable Marnix, fut envoyée au gouverneur, le 27 août; et, après quelques pourparlers, une capitulation fut signée sur les bases suivantes : Pardon général pour tous les méfaits accomplis pendant la révolution; terme de quatre ans accordé aux protestants pour quitter la ville avec tous leurs biens; contribution extraordinaire de quatré cent mille florins, à payer par la ville, et promesse, de la : part de Marnix, de ne pas porter, endéans un an, les armes contre le roi (2). La reddition d'Anvers fut le complément de l'union d'Utrecht. Dès ce moment il exista des Pays-Bas espagnols courbés sous le joug de la tyrannie étrangère, et des Provinces-Unies libres et indé- pendantes. Là aussi se bornèrent les succès des troupes royales. Il n'y eut plus dorénavant d'autres faits d'armes que la prise et (1) Van Meteren, IV, 254. — Te Water, 7erbond, IT, 417 sq. (2) Zbid., IV, 265. Philippe De Loete. Julien Kleerhaghe. ( 58 ) reprise successive, le plus souvent même par la trahison, de quelques villes de peu d'importance. Cest ainsi qu'au mois de janvier 4585, la ville de Bois-le-Due tomba au pouvoir des états. Le capitaine Julien Kicerhaghe, de Bruxelles, qui servait sous le comte de Hohenlohe, avait épousé une femme de Bois-le-Due et connaissait spécialement cette ville; il offrit à son colonel d'introduire des troupes par surprise, À cette fin, il escalada, pendant la nuit, les remparts avec quelques soldats intrépides et parvint à cacher sa petite troupe dans une maison de garde. Le matin , lorsque la porte futouverte et le pont-levis baissé, Kleerhaghe se jeta sur le portier, et s'en rendit ainsi aisément maître. Abandonnant ensuite la garde de cette porte à un sergent, il se transporta dass l'intérieur de Ja ville, et, aidé par les troupes de Hohenlohe qui venaient à son secours, il n'eut aucune peine à s’en emparer. Pendant ce temps, le sergent, persuadé que la ville était prise, quitta son poste pour prendre sa part du butin; mais le portier, qu'on avait laissé pour mort et qui n'était que grièvement blessé, trouva encore assez d'énergie pour ouvrir la porte à la garnison rentrant d'une reconnaissange. Les sol- dats de Hohenlohe, tout entiers au pillage, et se croyant parfaites ment à l'abri, furent facilement dispersés et battus parles troupes espagnoles. Kleerhaghe lui-même, pour échapper à ane mort cer- taine , dut sauter du haut d’un rempart, et fut sauvé par un soldat écossais (1). | La mort du prince d'Orange, assassiné à la veille de ceindre la couronne de comte de Hollande, jetait ces provinces, embarrassées de leur liberté, dans de nouvelles perplexités. La souveraineté en fut de nouveau offerte au roi de France et à la reine d'Angleterre; mais ni l’un ni l’autre ne jugea convenable de l’accepter. Toutefois, Isabelle, tout en refusant l'offre de souveraineté des Pays-Bas, agit comme si elle l'avait acceptée. Elle y envoya son favori, le comte de Leicester, avec le titre de gouverneur général, et se fit reconnat- tre le droit d'introduire dans le conseil d'État un certain nombre de sujets anglais. Le nouveau gouverneur, présomptueux et arrogant, voulut trancher en maître absolu et ne put s'entendre avec les états (1) Van Meteren, IV, 237, — Kok, Vaderlandsch Woordenboek, XXI, 307, (59) généraux (1). Des partis se formèrent pour et contre lui, et, parmi les plus ardents patriotes, il y en eut qui épousèrent sa cause. Tels furent entre autres Julien Kleerhaghe, auquel on enleva, par ce motif, les fonctions de gouverneur de la ville de Gorichem, qui furent transmises au comte Philippe de Nassau (2), Daniel Burchgrave (5), La ge auditeur des finances, et surtout Adolphe Van Meetkerke, que le peu comte de Leicester fit entrer dans son conseil privé et qui assista Van Meetkerke. (1) Borgnet, 171, 174. (2) Kok, J’aderlandsch Woordenboek , XXI, 307. Pendant les troubles d'Utrecht, en 1588, Kleerhaghe joua également un rôle assez suspect. Voulant un jour se rendre à l'hôtel de ville, il fut blessé et mis en prison, mais bientôt relâché, grâce à l'intervention de la reine d'Angleterre. ( /bid.) (3) Daniel Burchgrave, natif de la Flandre, prit une part active aux événe- ments du XVIe siècle, Il fit, en qualité de procureur général, partie du conseil de Flandre, institué à Gand par les rebelles. En 1583, il semble avoir été admis dans l’intimité du prince d'Orange, et tenait ses confrères du conseil de Flandre au courant de ce qui se passait. Comme ce personnage est peu connu, nous donnons ici in extenso une lettre autograghe adressée par lui à ce conseil, le 19 janvier 15853 : Edele, weerde ende voorzienighe Heeren, Ul. Ed. messagier heeft my ghezeyt dat Ul. verlaent naer tydinghe danof ic van ghysteren vollen bescheet geschreven hebbe, by laste van Zyne Excellentie, an myn heeren van Ghent, nyettwyfelende of UI. Ed. en zullen communicatie ghehat hebben van de zelve brieven innehoudende al igonne hier ghepasseert tot ghister avont 18 dezer maent. Huydent heeft den hertoghe diver- schelyk ghezonden om vivers te hebben van die van Antwerpen, met diversche pré- sentatie van iractate en commemoratie van indignithyten die zy zoude ontfanghen hebben van den landen, zegghende wilt men met hem nyet tracteren, dat hem gheen middelen ghébreken en zullen om zyn entreprinse te vervolghen , daerup men bezich is te rezolveren; maer en is alsnoch nyet ghearresteert ; daerentusschen is hy ghetroc- ken met tlegher naer St-Bernaerd om te verwachten antword. Men heeft belast alomme toe te ziene up de riviere dater gheen schepenen commen die hemlieden mochten dienen. Rest dat men toe zie al te doene tot zynder defensie, en van de stede van Ghent, dat men zal commen advyseren up avonture hoe de zaecken verghynghen ; ende moete eens voor al zien onse vryheyt ende liberteyt zelve te beschermen ende bewaren, maer met zulke vromicheyt als daertoe gherecquireert is. De Fransche hebben gheproeft wat de nederlansche armen doen connen, want ic her ghesien hebbe doot legghen groute ménichte ghewont meer met ze , thien, xij wonden dan anders, ende van den principale doode ende ghevanghene die bekent zyn ende van namen, zende ié Ul. Ed. de lyste die my ghecommuniqueert heeft de prince van Symye (Chimay); my refererende ten surpluyse tot myne voorgaende briefen. Ie zoude buydent vertrocken hebben naer Ghent, maer tot dat gheresolveert is of men tracteren Nicaise de Selle, Josse de Menin, ( 60 ) aux délibérations tennes à Leyden, le 5 octobre 1586, dans l'hôtel de Côme de Pescarengis, pour livrer cette ville aux Anglais. Le comte Maurice de Nassau, informé de ce complot, condamna à mort quelques-uns de ceux qui y avaient pris part, et excepta nom- mément Van Meetkerke de l'amnistie qu'il accorda aux autres (1). Les états généraux se plaignirent amèrement à Élisabeth de l’ar- rogance de Leicester, et insistèrent pour qu’elle le rappelât. Ils lui envoyèrent, à cette fin, une ambassade composée de Van Zuylen, Nicaise de Selle (2), Valke Kaminga et Josse de Menin, qui devait remplir les fonctions d’orateur (3). Ce dernier parvint à faire com- zal met Zyne Hoocheyt ofte nyet, heeft Zyne Excellentie belast hier te blyven, ende my recommanderende in Ul. Ed. goede gratie, bidde den Almoghende UI. Ed. te verlenen, Ed. weerde en voorzienighe Heren, zyne gratie. Uuyt Antworpen , desen xixsten (january ), ontrent den noene, 1583. Ul. Ed. goedwellich vrient , ten dienste, Daniez De Burcucrave. Al dat wy zien ende hooren connen, is dat de hertoghe of zynen raet ghemeent heeft up een dach meester te zyn van Brabant ende Vlaenderen , en den prince met al die van de religie omtebrenghen. {la est summa rerum. à (Archiv. du cons. de Flandre, liasse cotée A , n° 22.) Plus tard, Burchgrave alla s'établir à Utrecht, où il fit, comme nous l'avons dit, partie de la faction des Reingoudistes, favorable à Leicester. II devint, en 1586, auditeur des finances, et occupa ensuite le poste de secrétaire au conseil d'État. (Kok, F’aderlandsch Woordenboek, VII, 1161.) (1) Adolphe Van Meetkerke, originaire de Bruges, fut créé, par le duc d'Alençon, président du conseil de Flandre, érigé à Gand pendant que le conseil légitime siégeait à Douai. Il mourut en Angleterre en 1591. (2) De Selle naquit à Malines le 5 août 1545. 11 quitta cette ville apparem- ment à cause des poursuites religieuses. Sous le gouvernement de Mathias , il remplit les fonctions de secrétaire du conseil d'État et, lors du renouvellement du magistrat d'Amsterdam, il fut nommé premier pensionnaire de cette ville. (Kok, Vaderlandsch Woordenboek, XXVII, 81.) (5) Josse de Menin, originaire de la ville dont il porte le nom, obtint ses grades à l’université d'Orléans. Il rentra dans sa patrie pour prendre part au soulèvement qui y avait éclaté. Il la quitta après l'arrivée du duc d’Albe, voyagea quelque temps en Italie, et, à son retour, alla s'établir à La Haye, où il entra bientôt en faveur auprès de Guillaume le Taciturne. Celui-ci le nomma avocat ( 61 ) prendre à Élisabeth la véritable situation des choses, et Leicester dut enfin quitter les Pays-Bas. Délivrées de ce tyrannique protecteur, les Provinces-Unies, fortes assez pour se passer dorénavant du secours intéressé des nations voisines, marchèrent rapidement dans la voie de la prospérité. Le commerce, exilé d'Anvers, se réfugia à Amsterdam, qui devait bientôt tenir à son tour le sceptre du monde. Les avantages que les diverses nations trouvaient dans le trafic leur faisait voir d’un œil favorable la république naissante qui savait d’ailleurs se faire respecter, grâce à une flotte redoutable; aussi, quand il plaisait à Messeigneurs les États de se faire représenter auprès de quelque souverain par des ambassadeurs, ceux-ci pouvaient-ils être assurés de recevoir l'ac- cueil le plus flatteur. Un colonel écossais, nommé William Stuart, qui, pendant cinq ans, avait servi-les états généraux, prétendait n'avoir pas reçu la solde à laquelle il avait droit, et demandait de ce chef six cent mille florins; il avait porté ses réclamations jusqu'au pied du trône du roi Jacques, qui envoya un héraut aux états pour présenter en son nom la requête de William Stuart. Indépendam- ment des prétentions de celui-ci , les états avaient aussi à débattre celles de Jacques Stuart, qui soutenait que son vaisseau avait été coulé à fond près de Termuyden, par un capitaine zélandais, nommé Frédéric Adriaensen Rood; par contre, ils avaient à se plaindre de ce que le vaisseau du comte d'Orcades était, avec tout son équipage, retenu prisonnier en Écosse; ils chargèrent en conséquence deux plénipotentiaires, Jean Vander Warck et Léonard De Vooght, de se Vander Warek. rendre auprès du roi et de traiter ces trois affaires directement avec lui: Les ambassadeurs, escortés de deux vaisseaux de-guerre, arri- vèrent à Édimbourg et furent reçus avec tous les honneurs dus à leur rang. Ils obtinrent, le 10 mai 1589, une audience du roi, fiscal, puis conseiller auprès de la cour de Hollande. Tout en exerçant ces fonc- tions, il professa à l’université de Leyden, à l'inauguration de laquelle il assista comme professeur, Le 2 mai 1584, il devint pensionnaire de la ville de Dor- drecht, avec un traitement de 1,400 florins. Peu de temps après , à l'entrée de Leicester dans cette ville, le 29 novembre 1586, on le chargea de lui adresser une allocution qu'il prononça en italien. (Schotel, Zetter- en oudheidkundige Avondstonden. Dort, 1841, 1, 41.) Marnix. (62) auquel il remirent leurs lettres de créance et exposèrent brièvement le motif de leur mission. Les négociations durèrënt cinq semaines, pendant lesquelles les ambassadeurs eurent de nombreuses confé- rences tant avec les commissaires spécialement chargés de cette affaire, qu'avec le lord chancelier. On ne parvenait pas à se mettre d'accord , lorsque , le 47 juin, le roi fit appeler les députés et les engagea à retourner chez eux pour amener les états à faire eux- mêmes justice aux Écossais, qui avaient été lésés, et à terminer cette affaire à l'amiable, promettant d'envoyer, lui aussi, des ambas- sadeurs en Hollande, pour conférer sur ce sujet. Le 26 du même mois, Vander Warck et De Vooght abordèrent à Flessingue (1). Peu de temps après, Marnix, qui avait assisté, en 1587, au nom des états, aux négociations entre la reine d'Angleterre et le roi d'Es- pagne, fut chargé d’une ambassade extraordinaire en France et en Angletèrre, par suite des circonstances suivantes : Les états de Zé- lande avaient reçu du gouverneur de Berg-op-Zoom des lettres chif- frées venant du roi d'Espagne. Elles furent remises à Marnix, qui, dans d’autres océasions, et notamment lors de la conjuration de Salcède, avait donné des preuves de son habileté à traduire de pareils messages. Aldegonde y parvint et informa les états que ces lettres étaient d'une importance telle qu'il convenait de les porter le plus promptement possible à la connaissance des cours de France et d'Angleterre. Là-dessus les états résolurent de l'envoyer, avec Corneille Coene, vers les souverains de ces deux pays, afin de leur communiquer les pièces en question. Indépendamment d'une somme assez considérable, qui lui avait été remise pour les frais du voyage, les états lui firent encore, à son retour, un don de mille flonins, en témoignage de leur haute satisfaction (2). En 1592, à l'occasion du mariage de Louise de Nassau, fille du Taciturne et de Charlotte de Bourbon, avec Frédéric, électeur pala- tin, une autre mission cette fois purement honorifique, fut encore réservée à Marnix ; il accompagna cette princesse en Allemagne, et lors de la célébration du mariage, au château de Dillembourg, eut (1) Bor, III, 582-589. (2) Te Water, 7’erbond, II, 66, 73. (65 ) l'honneur de représenter le frère de la mariée, le prince Maurice (1). Philippe de St-Aldegonde, qui, jusqu’à cette époque, était inter- venu dans tous les actes de quelque importance, se retira peu à peu de la politique. Il voulait chercher quelque repos; mais, comme le portait sa devise, il devait ne le trouver qu'ailleurs (2). La dernière fois que son nom parut dans les affaires publiques, ce fut en 1596, quand les états de Hollande le députèrent au synode tenu à Horn, afin de tâcher d'apaiser le différend qui s'était élevé entre ce synode et Corneille Weggherszoon, prédicant à Horn. Quant à la charge que lui donna , à la même époque, le prince Maurice, savoir d'aller réclamer auprès du roi de Franee la restitution de la principauté d'Orange, c'est là une affaire plutôt particulière que publique. Tel fut aussi le caractère de la mission, donnée, en 1594, à Josse Van Meenen, ou de Menin, lorsqu'on le chargea de se rendre en Dane- Josse de Menin. mark, afin de demander à Christian IV d'accorder sa sœur en ma- riage au prince Maurice. A la vérité, on lui avait recommandé de tâcher, en même temps, de renouer les anciennes relations politi- ques qui avaient existé avee cet État (3). Les négociations sur ce dernier point continuèrent pendant deux ans, et furent principale- ment conduites par Nicaise de Selle, qu'on envoya à trois reprises Nicaisede Selle. différentes en Danemark. En 1596, il obtint la confirmation des anciens priviléges dont jouissaient les habitants d'Amsterdam (4. On peut dire qu'à cette époque toute la politique extérieure des Provinces- Unies consistait à faire en sorte que l'Espagne restât toujours en guerre, soit avec la France, soit avec l'Angleterre, afin que, par suite de cette diversion, la République eût moins à craindre ” pourses frontières méridionales. Les événements, par bonheur, favo- (1) Te Water, 7’erbond , 82. (2) R£POS AILLEURS. (3) Van Meenen fut, à son retour, nommé historiographe de Hollande, avec charge d'écrire l’histoire des Pays-Bas en latin, français et flamand, à partir de l'abdication de Charles-Quint, de résider à La Haye, et d’être , en outre, toujours à la disposition des états. Il leur remit, en 1593, la première partie de son travail, qui n'allait pas au delà de l’année 1568. Cet ouvrage ne fut jamais imprimé. (Schotel, Letter- en oudheidkundige Avondstonden, 1, 41.) (4) Kok, 7’aderdl. Woord., XXVH, 81. Vander Warek. ( 64 ) risèrent ce système; la rivalité entre la France et l'Angleterre, qui date pour ainsi dire de l'existence même de ces États, obligeait l'allié de Fun d'eux à être par là même l'ennemi de l’autre, tandis que la puissance de l'Espagne forçait l'Angleterre et la France à oublier par moment leur rivalité naturelle pour se liguer contre un voisin qui menaçait de tout envahir; en un mot, aucune alliance contrac- tée entre deux de ces États ne pouvait être durable. Quant à la Belgique même, sa position était dès lors ce qu’elle fut jusqu’en 1815, un appoint trop considérable et surtout trop important pour qu'aueun des États voisins pût permettre son annexion à un autre. Son indépendance et sa neutralité entraient alors, comme à présent, dans la nature même des choses; et si son élévation au rang de pation avait été sérieuse, si en même temps le gouvernement d’Al- bert et Isabelle avait été plus intelligent et plus approprié aux he- soins de l’époque, ces belles contrées n'auraient, sans doute, pas eu à déplorer tant de désastres, et tant de sang n'aurait pas rougi leurs plaines; mais il devait en être autrement; l'heure de la liberté n'avait pas encore sonné pour la Belgique, et les Provinces-Unies seules profitèrent de ces circonstances favorables. Cependant Philippe, déjà parvenu à un âge avancé‘et dont les finances, malgré ou plutôt à cause de la splendeur de la cour, étaient dans une véritable détresse, songeait enfin à la paix. Henri IV, d'autre part, nonobstant les traités qui le liaient à l’An- gleterre et aux Provinces-Unies, éprouvait les mêmes désirs. Après diverses démarches, les plénipotentiaires des deux nations se réu- nirent à S'-Quentin, afin de tâcher de s'entendre. La reine d’An- gleterre envoya à cette conférence son secrétaire Cecil et Thomas Wilkes. Les Provinces-Unies ne jugèrent pas utile de s'y faire repré- senter, mais chargèrent des ambassadeurs de remontrer au roi de France et à la reine d'Angleterre combien la paix avee l'Espagne était désavantageuse. Cette mission fut confiée, quant à la France, à Justin de Nassau, vice-amiral de Zélande, et à Olden Barnevelt , et quant à l'Angleterre, à Warmont, vice-amiral de Hollande, Jean Vander Warck, conseiller de la ville de Middelbourg, et Jean Van Hottinga, gentilhomme de Ja Frise. Ceux-ci supplièrent la reine de vouloir envoyer des ambassadeurs auprès du roi de France, con- (6) jointement avec les états, afin d'offrir à ce souverain des secours plus considérables que par le passé, pour le détourner ainsi de toute alliance avec l'Espagne. Les discours prononcés en cette occasion, tant de la part des députés que de celle de la reine, se trouvent tout au long dans Van Reyd (1). Les conseillers de la reine étaient divisés; les uns, ayant à leur tête d’'Essex , semblaient favorables à la thèse soutenue par Vander Warck et ses collègues, tandis que les autres, parmi lesquels on remarquait principalement Burley, par- laient en faveur de la paix, s'appuyant avant tout sur l'épuisement du trésor et l'impossibilité de faire face à de nouvelles dépenses. La reine se décida pour cette dernière opinion ; mais la faveur tou- jours croissante d’Essex fit espérer aux députés qu'en définitive, les affaires s'arrangeraient bien mieux qu’elles ne le paraissaient (2). Ils revinrent en conséquence à la Haye, et firent rapport aux états de ce qui s'était passé. Ils racontèrent que la reine les avait reçus avec grand honneur et beaucoup d'affabilité, et qu’elle avait écouté leurs remarques d’une façon très-attentive; mais que, dans sa réponse, elle avait donné à entendre qu'elle avait à se plaindre des Provinces-Unies touchant deux points: d’abord, qu'elle leur avait depuis si longtemps donné assistance, et que néanmoins elle n'avait pu obtenir encore aucune satisfaction , et pas même un compte définitif; ensuite, que C'était à cause de ces contrées qu’elle se trouvait en guerre avec l'Espagne, de telle façon que tout commerce avec ce pays était interdit à ses sujets, tandis que les Bataves ne prohibaient pas le commerce avec l'Espagne, et notamment le transport des grains vers ce pays; qu'indépendamment de ces motifs, elle en avait d'autres encore pour ne pas continuer la guerre, principalement l'épuisement de son trésor et les difficultés qu’elle rencontrait en Flandre et en Écosse. Les députés ajoutèrent que, malgré toutes ces raisons, ils estimaient que la reine serait tentée de continuer la guerre si l’on interdisait le commerce avec l'Espagne et si on lui remettait quelque à-compte. Sur ces entrefaites, on apprit que la paix avait été signée à Vervins entre les rois de France et d’Es- (1) XV: livre, 550 à 355. (2) Ibid. Tome VI.— 2 Paris, ©Qz ( 66 ) pagne sans que ni l'un ni l'autre se fût inquiété de l'Angleterre (4). Vander Warck, qui, deux ans auparavant, avait représenté la jeune république an couronnement du roi Frédérie de Danemark (2), fut enfin récompensé du dévouement avec lequel il s'était acquitté des diverses ambassades par lui remplies; il fut élevé, le 20 mars 1599, au poste de pensionnaire de Zélande. A peine la paix de Vervins était-elle signée, que le roi Philippe réalisa une pensée qu'il nourrissait déjà depuis quelque temps, celle de détacher la Belgique de son royaume et de la transmettre à sa fille Isabelle, qui épouserait le cardinal archidue Albert, en ajou- tant toutefois à cet acte de cession une elause de retour à la cou- ronne d'Espagne, à la mort de l'un des époux, en cas qu'il ne laissât pas d'enfants. Mais ce malheureux pays eut beau changer de souve- rain , le système du gouvernement demeura néanmoins le même ; les relations entre les Provinces-Unies et les Pays-Bas espagnols ne purent donc changer, et la paix, qui eñt été si favorable aux deux pays, resta impossible. Toutefois, la détresse financière de part et d'autre ne permit point de conduire la guerre avec ardeur. Le seul fait d'armes de cette époque qui mérite d'être signalé, est la ba- taille de Nieuport, où la victoire, après avoir penché un instant en faveur de l'archidue, se décida , enfin, pour Maurice. Une des pertes les plus sensibles que fit l'armée royale en cette circonstance fut celle de l'amiral d'Aragon, que l'archidue avait chargé de surveiller la cavalerie mutinée, et qui tomba aux mains des soldats de Mau- rice. Enfermé d'abord dans le château de Woerden,, il fut ensuite transféré à la Haye, où on lui permit de recevoir les visites des per- sonnes auxquelles il jugeait convenable d'accorder cette faveur. L'amiral ne tarda pas à rencontrer des gens qui consentirent à lui servir d'intermédiaire auprès des archidues. IT tâcha de démontrer à ces souverains la nécessité de faire des tentatives de paix, et peu de temps après, il reçut de leur part plein pouvoir de négocier et de. conclure, sauf leur ratification, tel traité qui lui paraîtrait le plus avantageux. En possession de documents pareils, il fit prier le gret- (1) Van Meteren, VI, 545-546. (2) Scheltema (Belg. Museum , 1841, 260, art. de M. Willems). ( 67 ) fier des états, Corneille Aerssens d'Anvers, de vouloir se rendre Corneille Aers- auprès de lui. Aerssens était un: des plus zélés patriotes de cette °° époque : il avait rempli, en 1574, les fonctions de secrétaire; et, en 1582, celles de pensionnaire de Bruxelles. Il s'était trouvé an nombre des ambassadeurs chargés d'offrir les Pays-Bas au roi. de France, mission qui, heureusement pour nos provinces, ne fat pas couronnée de succès. La confiance des états l'avait investi des im- portantes fonctions de secrétaire ou greflier de ce corps, dès le.mois d'août 14584, et tel était le désir des états de lui voir occuper ce poste, qu'ils ne firent aucune difficulté de souscrire aux conditions posées par Aerssens. Dès que le greflier sut que l'amiral d'Aragon désirait le voir, il fit connaître cette circonstance aux, états, qui consentirent à. ce qu'il se rendit auprès de l'illustre prisonnier. Celui-ci remit à Aerssens la procuration que les archidues. Jui avaient. envoyée. Aerssens demanda alors si l'amiral n'avait ;pas d'autres instructions plus précises; et, sur sa réponse négative, le.greffier promit de rapporter aux états tout.ce qui s'était. passé éntre eux; ainsi qu'il Je fit réellement; mais, durant la même jour- née, l'amiral demanda à Aerssens, par un billet, d'avoir une nouvelle entrevue avec lui,.et en même temps avec: Olden /Barneveld,, Les états approuvèrent cette démarche, et la conférence ayant eu lieu, Aerssens et Olden Barneveld en rendirent compte dans Ja séance du 24. décembre 1601. 1s rapportèrent que, l'amiral avait longue- ment parlé de l'utilité, de la nécessité même de la paix; qu'il avait dit ensuite que LL. AA. SS. étaient prêtes à entendre les proposi- tions.que,.les états voudraient faire, et qu'il avait exhibé ensuite les pleins pouvoirs dont il était muni, — À cela, on lui avait répondu que, bien souvent déjà, il avait été question de traités de paix, mais que, les négociations n'avaient jamais abouti qu'à des résultats né- gatifs. Là-dessus, l'amiral Mendoza avait .exalté la puissance du roi d'Espagne, assurant qu'il ne consentirait, jamais:à : la perte de ces provinces, et engageant les.états à accepter les conditions; avan- lageuses qui pourraient encore leur être faites eu ce moment ,.et à se Ber à la bonté de LL. AA, SS, Barnexeld riposta que, Ja puis- sance du roi d'Espagne était à la vérité bien grande, mais que sou- vent Dieu vient en aide là où les forces humaines sont inférieures. —_ ( 68 ) Il insista , du reste, pour que le négociateur d'une affaire aussi im- portante fût muni d'instructions plus spéciales. Toutefois les négociations se poursuivirent entre Mendoza et Aers- sens , du consentement des états généraux, et l'amiral finit par pré- senter, le 26 décembre, divers articles, qui auraient pu servir de base , selon lui, à un traité avec l'Espagne. Mais ces articles parurent exorbitants aux états, et leur réponse fut telle que les choses en res- tèrent là (1). Peu après, Ostende qui durant plus de trois ans s'était défendue contre les troupes de l'archidue, dut enfin capituler; elle n'offrait plus qu'un monceau de ruines. Ce fut le dernier fait d'armes de cette époque. Pendant les années 1606, Spinola et Maurice combattirent sur les bords de la Meuse et du Rhin, mais sans résultat définitif pour lun ni pour l'autre. L'épuisement des deux partis exigea que lo on mît un terme à des hostilités qui duraient depuis tant d'années. Albert fut forcé de faire les premières ouvertures, et les Provinces-Unies montrèrent d'abord beaucoup de défiance et de froideur. Une première demande de paix ou de trêve ayant été mal accueillie, l’archiduc envoya vers Maurice le frère Jean Neyen d'Anvers, général des franciscains ; homme de grands moyens et qui se présentait avec beaucoup d'aisance. Lors- qu'il eut exposé le but de sa mission, on lui donna à entendre qu'il fallait avant tout que l’archiduc reconnût l'indépendance des Provinces-Unies, prétention en faveur de laquelle il promit d'in- sister. Durant les négociations, le père Neyen chercha par tous les moyens possibles à se faire des partisans. Il écrivit au greffier Aerssens, le priant de vouloir se rendre auprès de lui; Aerssens, supposant qu'il pouvait s'agir de quelque affaire favorable au pays, communiqua cette lettre au prince Maurice, et de son consentement, se rendit à Delft auprès du père. Celui-ci lui fit connaître que les archiducs n'ignoraient pas combien il était partisan de la paix et combien il se donnait de mal pour y parvenir, qu'ils savaient aussi que cette conduite lui avait suscité certains embarras; qu'ils consi- (1) Bor, IV, 655, 671, 672. ( 69 ) déraient comme un devoir de reconnaître tant de peines et que pour ce motif, ils lui restituaient sa maison à Bruxelles et ses biens confis- qués. Neyen ajouta que le marquis de Spinola, voulant montrer combien il s’intéressait à cette négociation, l'avait chargé de Jui remettre un écrit par lequel le marquis s'obligeait à payer 50,000 florins entre les mains d’Aerssens, si l’on pouvait parvenir soit à un traité de paix, soit même à une trêve de plus de neuf ans : il lui transmit en même temps pour sa femme un diamant, acheté par le marquis, et qui pouvait valoir 10,000 florins. Le greffier remercia les archidues de lui avoir rendu ses biens, mais déclara à Neyen qu'il ne pouvait accepter ni le diamant ni les 50,000 florins. Toute- fois, sur les instances de l’envoyé des archiducs, Aerssens finit par les prendre, promettant de faire, pour que la chose réussit, tout ce que son honneur pouvait lui permettre. Le greflier retourna le même jour à la Haye, et se rendit immé- diatement auprès du prince, auquel il divulgua ce qui venait de se passer. Le prince l'engagea à tenir encore quelque temps la chose secrète, mais refusa de devenir dépositaire de l'écrit et du diamant qu’Aerssens ne voulait pas garder devers lui. Alors, le greffier en parla à différentes autres personnes, qui l’engagèrent à communi- quer toute l'aventure aux états généraux. Ceux-ci, après avoir en- * tendu les explications du greffier, décidèrent, le 7 juillet 1607, que le diamant et le billet seraient , en présence de George de Bye, tré- sorier général, renfermés dans une boîte, fermant à deux clefs et scellée du sceau des états généraux, et ensuite déposée entre les mains dudit trésorier, jusqu'à ce qu'une décision définitive fût prise (1). Plus tard ces objets furent, ainsi qu'une chaîne d'or, offerte par Van Neyen à Vander Does, transmis à l’audiencier Ver- reycken, pour les restituer au corrupteur (2). Quant à Aerssens, il occupa longtemps encore le poste de secrétaire des états. En 1621, il demanda, vu son grand âge, d’être déchargé de ses fonctions, ou d'obtenir un adjoint. Les états obtempérèrent à sa demande et lui adjoignirent Van Goch, qui prêta serment le 15 février 1622, (1) Van Meteren, IX, 323-351, (2) Zbid., 247, (70) Aëérssens obtint enfin sa démission le G octobre 1623. Pour recon- naître ses services, les états lui conservèrent non-sénlement son traitémént, mais son rang dans les séances (1). ‘Les négociations traînèrent deux années encore, au bout des- quelles les états généraux conclurent avec le roi d'Espagne et avec les archidués, une trêve de douze ans; leur indépendance et leur liberté furent pleinément reconnues , la faculté de commercer dans lés Indes orientales ét occidentales leur fut accordée sur le même piéd qu'à l'Angletérre et à la France, qui restèrent garantes de l'exé- éütion du traité; de cette manière les espérances les plus hardies qu'on avait pu concevoir en prenant les armes étaient satisfaites , et il né fallait-plus qué la concorde parmi les divers membres dé l'Union, pour leur assurer un avenir dé bonheur et de prospérité, Il n'en fut pas ainsi; les Provincus- Umiés durett àleur tour payer leur dette à la grande maladie da XVI siècle, la passion des dis- cussions théologiques. L'ancienne controverse sur le dogme de la grâce se renouvela éntre les deux théologiens Arminius et Gomar, et entraîna peu à peu, non-séulement tous les ministres, mais pour ainsi dire la population tout entière. L'avocat de Hollande, Olden Barneveld, favorisa le parti des arminiens ou remontrants; cette circonstance suffit pour que Maurice, qui en: voulait à l'avocat päfce que celui-ci , franchement républicain, entravait les tendances tionarchiques et absolntistés du stathouder, se plaçât à la tête des Gomaristes où contréremontrants : ces derniérs trouvaient surtout Ivars adhérents parmi 1és troupes et la populace. Le stathouder, se sérvanit de ces déux puissants auxiliaires, expulsa des magistratures des villes, les hotimes du parti républicain; il fit arrêter ensuite Olden Barneveld, Hoogerheets, pensionnaire de Leyde et Hugo Grotius, pensionnaire de Rotterdam. Comme ils avaient été favo- rables à la paix, on se servit de ce prétexte pour les déclarer vendus à l'Espagne. Les états généraux nommèrent, pour examiner leur procès, un tribunal spécial, composé de vingt-quatre commissaires, trois fiscaux et un secrétaire. Les commissaires étaient des parti- sans dévoués de Maurice, et la peine de mort était décidée contre (1) Kok, F’aderl, Woordenb., 1, 69 suiv, (71) Barneveld, bien avant qu'aucun témoignage eût été entendu. Les parents et les amis de l'avocat protestèrent contre la partialité avec laquelle en examinait la cause de cet illustre accusé , et se récrièrent surtout contre la participation aux divers actes de procédure de François Aerssens, ancien ambassadeur des Provinces-Unies en France, et ennemi personnel de l'avocat. François Aerssens, fils du François Aers- greflier des états, ayant acheté récemment la seigneurie de Som- ** mersdyck, avait, malgré de vives réclamations, été introduit par Maurice au nombre des membres de l'ordre de la noblesse, et siégeait par suite aux états. Sans douté en agissant ainsi, Maurice prévoyait le service qu'Aerssens serait à même de lui rendre. L'ini- mitié entre lui et: Barneveld était notoire et s'était révélée au public: sous forme de brochure. Voici quelle en était l'origine. Tandis qu'il remplissait les fonctions d'ambassadeur auprès du roi de France, Aerssens était parvenu à se créer des relations impor- tantes en France même. Mais eomme il inclinait particulièrement pour le parti de Maurice, il se fit de nombreux ennemis en Hol- lande, tellement que, le 15 novembre 1616, il fut révoqué et rem- placé par le seigneur de Langerak. Aerssens soupçonna Barneveld de lui avoir porté ce coup, et il en conçut contre le pensionnaire une haine tellement connue et publique, qu'on lui attribua deux pamphlets qui parurent à l'époque où l'autorité de ce respectable vieillard commençait à chanceler ; savoir : Pratycke van den spaan- schen raad, et Noodwendig ende levendig discours. Ces opuseules, dont la méchanceté était telle qu'ils semblaient écrits avec du fiel, n'avaient d'autre but que d’exciter contre Barneveld les passions populaires sous lesquelles il succomba peu à peu. Le célèbre avocat lui-même admit l'opinion d'après laquelle Aerssens en était regardé comme l’auteur, et dans sa réponse : Ontdekking vun de valsche spaansche en jesuitische pratyken, ghebruikt tegen eenige van de beste en getrouwste patrioten en dienaars van ‘t vaderland, il s'en prit à l'ancien ambassadeur, et ne le ménagea en aucune manière. Aers- sens fit suivre cet écrit d’une réplique dont le style l’emportait sans doute en violence sur celui des premiers pamphlets; car, dans la réunion des états de Hollande, il fut plus d'une fois question d'en poursuivre l'auteur, et de lui intimer l'ordre de cesser d'écrire; Walœus, (72) mais ce projet ne fut pas mis à exécution (1). Cette haine aurait néanmoins dû s'arrêter devant les portes de la prison de Barneveld, ou tout au moins Aerssens eût dû s'abstenir de toute démarche capable d'aggraver la position de cette victime de Maurice. Il n'eut point cette grandeur d'âme : lui-même, il accusa Barneveld d'avoir reçu de l'argent du roi de France, et cette accusation fut une des bases principales de la condamnation : il fit plus; se trou- vant un jour en conversation avec deux de ses collègues , et l'un de ceux-ci, Magnus, ayant demandé s'il n'y avait aucun moyen de sauver la vie à ce vieillard, Aerssens insista particulièrement sur la nécessité de la condamnation à mort (2). Ce triste arrêt fut enfin prononcé , et l'on se mit immédiatement à l'œuvre pour l’exécuter : il fut décidé que, selon l'usage, un mi- nistre serait envoyé au condamné pour le préparer à la mort. Toujours poussés dans la même voie d’intolérance, les juges ne voulurent pas même donner à l'illustre victime, un ministre re- montrant pour lui porter les dernières consolations : ils choisirent toutefois, parmi les Gomaristes celui qui passait à la fois pour le plus modéré et pour un des plus savants, Antoine de Walle, de Gand, plus connu sous le nom de Walœus. Nous croyons devoir reproduire iei quelques détails sur les rapports entre Walœus et Barneveld dans ce moment suprême (3). Il était environ six heures du soir quand Walœus pénétra dans Ja chambre du condamné : il le trouva fort troublé et occupé à écrire à sa femme et à ses enfants. Walœus le salua et lui dit qu’il venait, en ces tristes moments, se joindre à sa douleur. Barneveld lui répondit qu'il n'avait nullement besoin de ministre de l'Évan- gile, et que vieux et chrétien, il savait de quelle manière il devait se comporter, que d'ailleurs il mettait ordre à ses affaires domestiques. Walœus répliqua qu'il en était persuadé, mais qu'il y avait des (1) Kok, 7’ad. Woordenb., 1, 69 suiv. (2) Brandt, Æist. der rechtspl., pp. 156 à 226. — Kok, J’aderl. Woordenb., J, 79 à 80. (5) Bates, de qui nous avons pris le récit qui va suivre, prétend lavoir com- posé sur les notes de Walœus lui-même, p.654. (75) notions à rappeler, des avertissements à donner et des consolations à prodiguer à tout homme, même à un vieux soldat du Christ, prêt à mourir, que du reste, il ne voulait en rien l'empêcher de s’oc- cuper de ses affaires domestiques; et qu'il attendrait. Sur quoi il alla s'asseoir lein de lui. | Barneveld, après avoir terminé ses lettres, fut le premier à adresser la parole à Walœus : lui ayant demandé son nom, celui-ci répondit qu'il était Antoine Walœus, quil venait du synode de Dordrecht, qu'on l'avait prié de l'assister dans ses dernières heures et qu'il était pleinement à sa disposition. Barneveld alors s'excusa de n'avoir pas connu personnellement un savant dont le nom lui était familier, et lui demanda ce qui s'était passé au synode de Dordrecht. Walœus lui apprit que la doctrine des remontrants y avait été condamnée, tant par les théologiens du pays que par les étrangers, et qu'il avait été établi des canons auxquels tous avaient consenti, Barneveld laissa voir qu'il n'était pas étonné de l'opinion émise par ceux du pays, dominés qu'ils étaient par les contre-remontrants, mais que son espoir était fondé sur les théologiens étrangers. Il demanda en même temps, comment certains endroits de l'Écriture qui semblaient favorables aux remontrants avaient été expliqués. Walœus, tout en lui donnant ces explications, lui insinua qu'il était plutôt temps de s'occuper de ses propres affaires, de confesser ses péchés et d'en demander pardon à Dieu. Barneveld n'entendit pas volontiers parler de ses péchés et de leur confession, mais il avoua que c'était par sa faute qu'il allait subir le supplice. Il soutint n'avoir été jugé que par des ennemis, qui avaient interprété beaucoup de choses de la manière la plus défavorable pour lui : qu'on lui avait fait un crime de lettres confi- dentielles écrites par lui à Caronius, légat anglais; qu'en toutes choses il avait agi pour défendre et assurer la liberté et les privi- léges de la Hollande, que son supplice était la récompense de qua- rante-trois ans de soins continuels et de travaux fatigants. Comme, en rappelant toutes ces choses, il gémissait et versait des larmes, Walœus aussi se prit à pleurer, ce que voyant, Barneveld s'éeria : Et toi aussi, Walœus, tu as pitié de mon infortune, et dès ce mo- ment il lui ouvrit entièrement sou cœur. Mais Walœus li dit qu'il (74) ne connaissait pas assez bien ses actions, pour être à même de porter un jugement sur chacuné d'elles, que du reste , il n'étai pas venn dans ve but ; qu'une chose seulement lai était connue, é’est que les juges n'ignoraient pas qu'ils auraient un jour à rendre compte devant Dieu de la sentence qu'ils avaient prononcée. Barneveld en convint, mais Jui opposa que les juges n'avaient pas observé les formes requises. À quoi Walœus répliqua äussitôt que Dieu ne pardonnäait pas leurs péchés à ceux qui se croyaient innocents, qu'il ferait bien d'agir comme le prophète David, et de demander pardon au Seigneur pour ses péchés cachés. L'avocat promit de le faire et assura même qu'il avait déjà commencé. Plus tard Walœus lui demanda, quel espoir il avait d'obtenir son pardon, et comment il comptait se sauver. À quoi Barneveld répondit que ceux-là devaient être sauvés qui croyaient en Jésus-Christ et qui couronnaient leur foi par dé bonnes œuvres. Walœus répliqua que cela était exact, mais qu'il fallait, en outre, croire que cette foi, que ces bonnes œuvres, ne venaient pas de soi et n'avaient pas été obtenues par un meilleur usage du libre arbitre, mais avaient, au contraire, été reçues de Dieu , en même temps que la grâce pure, selon son décret éternel. A quoi Barneveld riposta, qu'illle croyait ainsi, que cette doctrine lui avait été enseignée dans son jeune âge à Heidelberg, et que toujours il y avait pérsisté. Walœus Int objeeta que dans ce eas, il n'appartenait pas aux remontrants, mais aux €ontre-remontrants, ce que Barneveld reconnut; mais en ajoutant qu'il avait trouvé des difficultés dans la doctrine de la prédestination. La conversation continua sur Celle matière jusqu'à l'heure du souper, que Barne- veld offrit à" Walœus de partager avec lui, lui demandant aussi de dire les grâces. Le repas terminé, Barneveld pria Walœus de se rendre auprès du prince d'Orange, afin de le supplier en son nom, de lui pardonner ce en quoi il aurait pu l'offenser, et de vouloir bien ne pas refuser sa protection à ses enfants. Walœus demanda à Barneveld sil ne croyait pas qu'il sérait préférable d'implorer simplement son par- don , et en tous cas, si cette prière devait s'étendre jusqu'à la sur- séance à l'exécution de la sentence, Barneveld , après avoir réfléchi un instant, répondit qu'il ne fallait pas l'entendre ainsi, et pria (75) Wälœus de demander seulémént au prince d'Orange ce qu'il lui avait dit d'abord. Vers dix heures Walœus se rendit auprès du princé, pour accom- plir sa mission; celui-ci répondit d'une manière fort bienveïllante pour BArDENEE, expliqua par quels motifs il avait été obligé de s'opposer à lui, ét assura qu'il protégérait ses enfants aussi long- temps qu'ils resteraïent dans le bon chemin. Il s'informa aussi si Barneveld n'avait pas demandé qu'il fût sursis à l'exécution de la sentence. Tout ceci ayant été rapporté à Barneveld , il déclara qu'il ne demandait rien de plus pour ses enfants, et que, quant à la sur- séance de l'exécution, le prince se ‘trompait. Il ajouta qu'il aurait été dévoué au prince, si celui-ci n'avait pas été dominé par l'am- bition du pouvoir suprême. Il chargea ensuite Walœus de demander aux l'autorisation de conserver son domestique auprès de lui, jusqu'au derniér moment, autorisation que Walœus n'eut aucune peine à obtenir. Alors Barneveld demanda à Walœus et aux istairé de église de la Haye, qui, selon l'usage, s'étaient rendus dans sa prison, de _ lui permettre de prendre quelque repos. Walœus répondit qu'il lui avait été enjoint dé ne point l’'abandonner de toute la nuit, mais Barnevéld ayant répliqué qu'il n’était nullement nécessaire qu'il restât auprès de lui, il se retira dans une chambre voisine. Vers quatre da matin, il retourna auprès de l’illustre victime, et récita les prières du matin; il s'aperçut sans peine que Barneveld était préparé à la mort. Peu de temps après, les juges appelèrent Walœus pour lui dé- mander si Barnéveld ne désirait point dire un dernier adieu à sa femme et à sés enfants. Walœus transmit cette quéstion à Barne- veld, mais celui-ci répondit qu'il lui paraissait préférable de ne plus les voir, qu'il était préparé à la mort, et que cette dernière entrevue ne pouvait que le troublér lui-même et attrister ses parents. Walœus ignorait, et par conséquent, né put apprendre à Barneveld , que c'étaient sa femme et ses enfants eux-mêmes qui . avaient imploré cette grâce des juges. On vint annoncer à Barneveld qu'on allait lui lire sa sentence. Alors Walœus lui dit adieu et lui offrit ses services pour tout ce qui Guillanme Boreel. François Aers- sens. (76) était en. son pouvoir, Barneveld le remercia avee effusion de ce qu'il avait fait pour lui, et d'un pas ferme marcha vers le supplice. — On sait le reste (1). Après la mort de Barneveld, nous ne trouvons plus que deux des- cendants d'émigrés belges qui jouèrent un certain rôle dans les affaires ra fr hiaret de la Hollande, Boreel et Aerssens. Tous deux doivent être comptés au nombre des ambassadeurs qui contribuèrent le plus à faire respecter au dehors la république des Provinces- Unies, et ils la représentèrent dans une foule de cas difficiles et embarrassants. Guillaume Borel, ou selon l'orthographe hollandaise Boreel, était issu d'une illustre famille, dont un des membres, Bérenger, vint se mettre au service du comte Louis de Crécy, Son grand-père, Pierre Boreel, fut obligé de se retirer en Angleterre pour cause de protes- tantisme. Son père Jacques se fixa à Middelbourg, où il fut bourg- mestre en 1398, et plusieurs fois dans la suite; il remplit aussi si fonctions de président des états généraux à Berg-op-Zoom, de maître des comptes de Zélande, et, en 1618, d'ambassadeur des étatsauprès de Jacques I, roi d'Angleterre (2). François Aerssens était, comme nous l'avons dit, fils de l'ancien greffier des états. Recommandé par son père au célèbre Mornay du Plessis, il fut admis parmi les gens de la suite de ce dernier, ce qui lui permit de s'initier au langage et aux mœurs des Français. En 1598, il obtint, grâce à l'intervention de ce même Barneveld, que, plus tard, il aida à condamner à mort, d’être nommé agent des états généraux près de la cour de France, poste qu'il remplit pendant un Jong espace de temps. Il n'avait alors que 26 ans. Après que la trêve de douze ans eut été conclue, Aerssens fut, le premier, nommé ambassadeur en France, poste qui lui per- mit de fréquenter les hommes les plus éminents qui entouraient, à celte époque, Henri 1V ec plus tard Louis XIE, tels que Rosny de Sully, Jeannin et autres. I acquit si bien les bonnes grâces du roi, que celui-ci lui octroya la dignité de chevalier de l'ordre de S'-Michel; il n'était pas moins agréable à la reine douairière, parmi les courti- (1) Bates, p.634 suiv. (2) Kok, J'ad, Woord., VII, 746-747. (A7 } sans de laquelle il était parvenu à se créer de si bonnes relations, que des secrets les plus intimes de la cour lui étaient dévoilés. Nous avons dit plus haut de quelle manière il perdit sa place d'ambassa- deur, et quel rôle il joua lors du procès de Barneveld. En 1624, il fut envoyé en Angleterre pour négocier un traité, et l'année suivante, en France dans le même but. Ici il fut loin de réussir d'emblée au gré de ses désirs, le roi se trouvant irrité du rappel de l'amiral de Hautain , à un tel point qu'il refusa, d’une manière absolue, toute espèce de négociation. Des désaccords entre les cours de Paris et de Londres vinrent encore compliquer la situation, et Aerssens eut beaucoup de peine à sortir de ces embarras; lorsque enfin, après avoir longtemps hésité, la cour consentit à un traité, elle posa des conditions si dures, que l'ambassadeur n’osa point y souscrire, et vint rendre compte des négociations au mois de mai 4626. À peine était-il de retour que les états lui confièrent, en Angle- terre et en France, une nouvelle mission, dont Vosbergen , Brand- wyck et Paauw firent également partie. I s'agissait de négocier un traité de paix entre ces deux puissances, et bien que les envoyés des états ne pussent obtenir de résultat immédiat, ce fut cépendant grâce à la manière habile dont ils préparèrent le terrain, qu'une convention put être signée le 24 avril 1629. La dernière mission confiée à ce diplomate, que Richelieu comp- tait parmi les hommes d’État les plus remarquables de cette époque, fut la demande de la main de Marie, fille du roi d'Angleterre, pour le prince Frédéric-Henri, plus connu sous le nom de Guillaume I. Il était accompagné de divers autres seigneurs et chargé d'arrêter en même temps les conventions matrimoniales. Choiïsi, en 4640, par la noblesse de Hollande pour représenter ce corps aux états géné- raux, Aerssens, qui était arrivé à un grand Âge, renonça, dès ce mo- ment, à la vie diplomatique (1). Guillaume Boreel commença sa carrière à l'époque où Aerssens se retirait. En 1639, les états l'envoyèrent à Brême, en qualité de député, afin de tâcher de concilier, au nom de la république, les différends entre la'ville et l'archevêque; la ville ayant choisi comme (1) Kok, Vad. Woord., 1, 69 suiv.'- (78 ) médiateur, la république des Provinces-Unies, et l'archevêque le roi de Danemark. Après deux mois de négociations, les députés ‘des deux puissances parvinrent à conclure un concordat qui fut signé le 4 octobre, au plus grand eontentement des deux parties. L'année suivante, Boreel ent encore à retourner vers le Nord. Cette fois on l'envoyait en Suède, dans le but avoué de complimenter la reine Christine sur son élévation au trône, mais avec la mission secrèle et plus importante de négocier un traité sur la navigation et le commerce de la Baltique, Il s'agissait, en effet, de s'entendre avec la Suède, pour trouver un moyen d'échapper à l'augmentation de droits que venait de décréter le Dinemark, soit en prenant une autre route par Gothenbourg ou par Lubeck, soit en concluant un traité pour forcer, de commun accord, le passage. On s'arrêta à ce dernier moyen, et les ambassadeurs se retirèrent eomblés de pré- sents; Le roi de Danemark, se voyant obligé de céder, consentit à entrer en arrangement, et, en 1641, Boreel reprit, pour la troi- sième fois, de chemin du Nord. Les conférences eurent lieu à Staden, et les points en litige farent réglés à la satisfaction des parties, En 4644, Boreel, qui avait eu jusqu'ici tant de succès dans ses négociations, fut envoyé en Angleterre avec Jean Van Rhede.et Al- bert Joachimi, afin d'offrir, au nom des étais, leur médiation, pour aplanir les différends entre le roi et le parlement. Ils furent reçus avec. les plus grands égards, et le roi se déclara tout prêt à accepter leur médiation; mais àl n’en fut pas de même du PRET dont Ja mauvaise volonté fit échouer la mission, Après avoir ainsi parcouru divers.pays avec des missions extraor- dinaires, Boreel reçut enfin la récompense due à ses bons services et à ses incontestables qualités; au mois de septembre 1649, il fut nommé ambassadeur ordinaire. auprès du roi de France, avec. un traitement de quatorze mille florins, plus six mille florins, pour -frais de premier établissement. Il occupa, dignement ce. poste jus- qu'à l'époque de. son décès, qui eut Jieu, à Paris le 29:septembre 1668 (4). “Les nombreuses Prat Pl Fey iious venons de parler mon- (1) Kok, Fad. Woord., NI, 746-797, (79) trent, par leur fréquence même, que les nations commençaient à comprendre la grande utilité de la diplomatie, qui ne tarda pas à développer toutes ses ressources et toute sa puissance durant Îles négociations suivies, à Munster et à Osnabruck, entre les repré- sentants des divers États de l'Europe. Elles se terminèrent par la signature d'un certain nombre de traités, dont l’ensemble est dé- signé sous le nom de paix de Munster où de Westphalie et qui formèrent le code du droit public en Europe, jusqu'à l'époque où l'invasion des armées françaises vint tout bouleverser. Le roi d'Es- pagne y consentit à reconnaître les Provinces-Unies comme puis- sance souveraine et indépendante; il les confirma dans toutes leurs conquêtes en Belgique et dans les Indes, et leur accorda le droit de commercer dans les ports espagnols, sous les conditions les plus favorables. FAR Malgré quatre-vingts ans de guerre, la république des Provinces Unies, loin de se ruiner, avait gagné des sommes immenses. La paix lui ouvrait une nouvelle voie de prospérité. Libre désormais d'em- ployer leurs ressources à d'autres besoins qu'à celui de la guerre, les habitants créèrent partout des canaux et des routes intérieures, entretenus avec le soin le plus parfait, fondèrent des villages; em- bellirent les villes, établirent de vastes entrepôts, et, par leurs habitudes d'ordre et d'économie, leur courage et leur énergique persévérance, ils élevèrent leur nation à une hauteur immense, et.acquireut pour elle une gloire dont les derniers vestiges subsistent encore de nos Jours. ( 80 ) CHAPITRE. IL. INFLUENCE SCIENTIFIQUE, Jusqu'au commencement du XVe siècle, les Belges, jaloux de pousser leurs études scientifiques au delà des limites ordinaires, devaient aller prendre leurs grades dans les universités étrangères, et se rendaient pour la plupart à Paris. Le duc Jean IV de Brabant, voulant rendre son antique splendeur à la cité de Louvain, dont le commerce et l'industrie avaient déchu depuis l'émigration des tisse- rands, obtint du pape Martin V la fondation d'une université en cette ville. La nouvelle académie fut inaugurée le 7 septembre 14926. Cinq ans plus tard, Eugène IV permit d'y enseigner la théologie, science que son prédécesseur avait exceptée dans la bulle d’établis- sement. Cette université reçut depuis plusieurs beaux priviléges des pontifes et des souverains, et de riches dotations furent établies par des corporations et des particuliers pour l'entretien des élèves. Elle était dans toute sa splendeur au moment où les troubles de religion ” commencèrent à agiter nos provinces. Favorisée par de nombreux avantages, et dirigée avec une discipline sévère, elle était arrivée au plus haut degré de considération. Sa réputation s'était répandue par toute l'Europe, et le saint-siége la regardait comme le plus ferme appui de la foi catholique et de la bonne morale (1). Cinquante-huit professeurs enseignaient toutes les branches des connaissances humaines, et parmi ceux qui avaient suivi leurs leçons, on comptait des savants illustres, des honimes d’un mérite éclatant. $ 1. — Université de Leyde. La différence des principes religieux était une des raisons d’être de l'indépendance des provinces révoltées. Avec cet esprit pénétrant (1) De Smet, ist. de la Belgique, 1, 549. (81) qui le distinguait, Guillaume de Nassau comprit l'intérèt majeur qu’avaient ces provinces à posséder une université nationale et pro- testante, dans laquelle on attirerait les jeunes gens des contrées avoisinantes, et qui serait capable de contre-balancer l'influence de l'université. orthodoxe de Louvain. Il saisit l’occasion de la déli- vrance de Leyde et établit la nouvelle académie en cette ville, pour compenser les dommages qu'elle avait soufferts durant ce long et mémorable siége. Il n'eut aucune peine à trouver les éléments néces- saires pour l’organisation de la nouvelle université. C'étaient sur- tout les esprits d'élite, les hommes qui s'étaient livrés à des études solides et libérales, qu'avait épouvantés le système de Philippe I et de son trop zélé lieutenant. Ils se trouvaient en grand nombre parmi les émigrés belges, et le prince sut les utiliser au plus grand profit et à la plus grande gloire des Provinces-Unies. Parmi les professeurs qui enseignèrent à Leyde durant les pre- mières, années de l’existence de cette université, il en est plus de vingt qui appartiennent à des familles belges émigrées, et certes, ce ne sont ni les moins obscurs, ni les moins savants. La faculté de théologie à elle seule en compte un grand nombre. Le premier, dans l’ordre chronologique, est Adrien de Saravia, né, selon les uns, en Flandre, selon les autres, à Hesdin en Artois. Ayant pris le bonnet de docteur en théologie, probablement à Oxford, il de- vint, en 4562, ministre à Anvers. Il s'occupa avec Gui de Bres, Herman Moded, Godefroid Van Wingen et quelques autres de la rédaction de la confession de foi des nouvelles églises belges (1). Avec l’aide de Jean de Marnix, frère du seigneur de Sainte-Alde- gonde, il établit à Bruxelles une église wallonne. Il présida, en 1581, le synode des églises flamandes tenu à Gand. L'année suivante, les curateurs de l’université de Leyde l’attirèrent en cette ville et lui donnèrent une chaire de théologie, à laquelle on joignit la (1) Cette confession de foi, d’abord publiée en français, fut ensuite traduite en flamand, et imprimée sous le titre suivant : Pekentenisse of belydenisse des geloofs in ’tgemeyn en cendragtelyk van de geloovigen, die in de Nederlanden overal vertroost zyn ende na de suiverheit des heilige Evangilium onzer heeren Jesu Christi beyeeren te leven. (Uyttenhove, Gesch. der hervormde Kerk te Antwerpen, 128.) Tour VI.—2° Parris. 6 Adrien de Saravia. Franç. Gomar. ( 82) charge de ministre de l'église wallonne. Saravia qui, du reste, était un savant théologien , eut le malheur de trop s'occuper de politique; il fut du nombre de ceux qui voulurent, en 1586, ouvrir à Leicester les portes de Leyde. Ce complot ayant échoué, il fut obligé de s'enfuir, afin d'échapper à la sévérité du jugement prononcé contre lui (4). Parmi les théologiens de cette époque, il en est peu dont le nom fut aussi généralement répandu que celui de François Gomar, de Bruges, nommé professeur à Leyde en 1594 (2). Calviniste ardent, il professa l'intolérance la plus absolue et, poursuivant jusque dans ses dernières conséquences le principe de la prédestination, il ne reeula pas devant les propositions les plus absurdes; mais, il faut le reconnaître, son enseignemert était logique ét, la base une fois admise, l'exactitude des corollaires ne pouvait être mise en doute. L’extrême sévérité d’une pareille doctrine et ses conséquences tyran- niques engagèrent un autre professeur de la même faculté, Jacques Harmensen ou Arminius, à en combattre le fondement. Pour bien préeiser le débat, rappelons de quelle manière l'une et l'autre doc- trine étaient formulées. Dieu, disait Calvin, a tout prédestiné; il nousa faits, à son gré, bons ou mauvais, élus on réprouvés. Dieu est donc la canse du bien et du mal, et c'est obéir aux jugements de Dieu que de sévir contre les réprouvés et d'exécuter sur eux les vengeances qu'il leur destine. Ces épouvantables principes trou- vaient un imflexible interprète dans François Gomar, qui, pendant environ dix ans, régna comme arbitre absolu dans l'académie de Leyde. Arminius , au contraire, soutenait que Dieu , qui est un juge juste et un père miséricordieux, ne condamnait pas les hommes d'une manière aussi absolue; que les pécheurs endurcis seront punis; mais que ceux qui renonceront à leurs péchés et mettront leur con- fiance en Jésus-Christ, seront absous de leurs mauvaises actions. Une pareille divergence d'opinion amenait nécessairement une lutte, (1) Hsé retira dès lors en Angleterre, où iképousa les dogmes de l'Église an- glicane, et reçut un canonicat de l'église de Cantorbery. FH mourut dans cette ville le 15 janvier 1612. Saravia publia divers ouvrages de théologie, dont nous croyons inutile de rappeler les titres. V. Paquot , XI, 539. (2) H était alors ministre à Francfort-sur-le-Main. (Biographie des hommes remarquables de la Flandre occidentale, III, 254-267.) ( 85 ) et Gomar, qui joignait un caractère ardent et passionné à une con- stitution robuste, n'était pas homme à laisser tomber üne attaque aussi fondamentale: bientôt le bruit des discnssions entre Gomar et Arminius se répandit au dehors, et le public se passionna pour une dispute qui n'aurait jamais dû franchir le seuil de l'école. Les partisans de Gomar faisaient passer leurs adversaires pour des papistes, parce que, en réalité, leur doctrine se rapprochaït davan- tage de celle de l'Église catholique. On parvint ainsi à émouvoir les passions du peuple, auquel on faisait accroire que les arminiens rêvaient le retour des prêtres ét, par suite, de la domination espa- gnole. Indépendamment de la populace, Gomär avaït éncore de son côté le stathouder Mäurice, dont les vues ambitienses et tyranni- ques se montrent dé plus en plus au grand jour; ses sentiments intimes le! poussaient à patronner le parti de l'intolérance, car la tyrannie n’est qu'une intolérance civile, tout comme l'intolérance n’est qu'une tyrannie religiense. Du côté d'Arminius se trouvaient, au contraire, la partie la plus éclairée de Ta'bourgeoisie, et les hommes modérés qui se rappéelatént que la révolution à laquelle la république devait son existénce, avait été principalement dirigée contre l'intolérance et la tyrannie. La lutte entre Gomar et Arminius ne Larda pas à prendre les’pro- portions d'un antagonisme politique, qui se personnifia bientôt entre les deux hommes qui représentaient les grands partis de cétte époque : Maurice, ou le parti absolutiste, Barneveld ou le parti répu- blicain, L'issue n’en pouvait rester longtemps douteuse; car, si la raison était pour les arminiens, la force était pour les gomaristes. Après quinze ans de discussions, qui plus d'une fois avaient dégénéré en disputes tumultüeuses ‘et violéntes, un synodé fut enfin convoqué pour trancher la question; mais il fut composé de telle manière, qu'on pouvait assurer qu'il était plutôt réuni pour condamner les remontrants({) que pour examiner leurs doctrines. Maurice, du reste, termina la controverse par un coup d'État, avouant l'injustice de sa cause. par l'abus de sa force. Barneveld, (1) Nom donné aux arminiens à cause d’un acte par lequel ils remontratent les principes qui les guidaient. Vande Kerc- hove. (84) Hogerbeets et Grotius, les trois hommes les plus remarquables du parti arminien, furent jetés en prison , et le vénérable pensionnaire, condamné, à l’aide de motifs subtils, à porter sur l'échafaud sa tête plus que septuagénaire. Dès lors, l'arminianisme disparut des Pro- vinces-Unies : le synode condamna Arminius, et tous ceux qui sni- vaient sa doctrine, professeurs et ministres, furent déposés (1). C'est ainsi :que presque toutes les révolutions, lors même que les prin- cipes qui les ont fait naître, sont nobles et sacrés, aboutissent à l'intolérance du parti vainqueur. Une fois en possession de la force il est bien malaisé de savoir n’en pas abuser. Quant à Gomar, qui avait été, en 1605, remplacé dans la chairede théologie de l'université de Leyde par Arminius même, il semble être resté, depuis cette époque, jusqu’au synode de Dordrecht, at- taché à la personne dun prince Maurice, dont la haute protection, l'amitié même lui étaient assurés ; la mort, en frappant le prince, lui enleva son meilleur soutien. H fut, dans la suite, appelé à Middel- bourg dont la commune voulait organiser une université; il y donna un cours de théologie et de littérature hébraïque et y remplit éga- lement les fonctions de pasteur. Gomar fut nommé plus tard pro- fesseur principal de théologie à l'université de Groningue et mourut dans cette ville, le 21 janvier 1641. Tous ses ouvrages ont été publiés après sa mort, à Amsterdam, en 1644, en un volume in-folio di- visé en trois parties; la première intitulée : Oratio de foedere Dei, la seconde, Analytica explicatio in plerasque litteras apostolicas et quinque priora capita apocalypseos ; la troisième, Dispensationes, aliique tractatus theologici (2). Cette malheureuse querelle avait singulièrement affaibli la faculté de théologie de Leyde, qui ne comptait plus, en 1619, qu'un seul professeur, Jean Vande Kerchove, surnommé Polyander, originaire d’une famille patricienne de Gand : il avait été appelé à Leyde vers 4611 (3) pour occuper la chaire devenue vacante par la mort (1) Biographie des hommes remarq. de la Flandre occid., I, 254-267. (2) Zbid. (5) II avait déjà habité cette ville en 1591, époque à laquelle il y précha en langue française ; de là , il s’était rendu à Dordrecht où il exerça les fonctions de ( 85 ) d'Arminius. Ce savant professeur assista, en 1618 et 1619, au sy- node de Dordrecht, et se trouva même au nombre de ceux que l’on chargea d'en ‘dresser les canons. Il fut également élu pour revoir, avec quelques autres savants, la version flamande de l'Ancien Testa- ment dont le synode avait ordonné la publication (1). Maurice voulut compléter ét réorganiser cette faculté, et adjoïgnit à Polyan- dér Antoine Thysius, Rivetus et Antoine Walœus de Gand. Le caractère de ce dernier forme un étrange contraste avec celui de ministre de l'église wallonne; il y fut aussi, pendant quelques années si guise extraordinaire de logique et dei morale. Paquot, V, 531. (1) Polyander mourut à Leyde, le 4 février 1646 ; voici son épitaphe : Deo opt. max. sacrum aelernae memoriae reverendi et nobilissimi viri Di. Johannis Polyandri a Kerkhove, ex antiquissima et nobilissima Kerkhoviorum gandavensium familia In ecclesia Gallo Belgica Dordrechtana Annos XX pastoris , in academia Lugduni Batavorum doctoris et professoris primarii annos XXXV : octies recloris magnifici Et XXII synodi Gallo Belgicae praesidis hic Pietate, prudentia , probitate, morum suavitate , liberalitate, _ animi moderatione Pacis et concordiae amore, nemini secundus , omnibus gratus et charus , nulli gravis. In docendo perspicuus , in disputando promptus, in concionando facundus , memoriae et judicii incomparabilis. Eadem qua vixit tranquillitute plucide Supremum diem clausit , in fine rectoratus Sui octavi HDCXLVT, IV feb. Aetalis suae 78. Johanties a Kerkhove Heinvlitae Dominus Saltuurm Hollandiae praefectus filius unicus moerens posuit. (TomaRETEN, p. 94.) Paquor, V, 551, donne le catalogue de ses œuvres. Walœus. ( 86 ) Gomar (1). Autant, en effet, Gomar était ardent et impétueux, au- tant Walœus était calme et modéré. Quoiqu'il admiît les mêmes doc- trines que le chef des contre-remontrants et qu’il les défendit avec zèle, il sut toujours rester dans les bornes des convenances. Jean Uytenbogaerde, le principal disciple d’Arminius, aÿait fait paraître un livre, dans lequel il traitait de l'autorité des magistrats dans les, affaires ecclésiastiques: à la demande des églises de Zélande et des principaux ministres de la Hollande, Walœus, qui était alors, pro- fesseur à l'école illustre de Middelbourg et ministre dans cette ville, y répondit par son ouvrage intitulé : Het ampt der kerken-dienaren , dans lequel il fit preuve d’une érudition immense. Ce livre fut ae- cueilli avec beaucoup de faveur, et Uytenbogaerde lui-même en parle comme d'un ouvrage savant et plein de modération. Bientôt après, Walœus eut à intervenir dans la fameuse querelle d’une manière plus active encore. Maurice s'étant aperçu que Rosaeus, ministre gomariste de la Haye, n'était pas de taille à lutter contre Uytenbogaerde, fit appeler Walœus pour y exercer temporairement le ministère (1617). Celui-ci se mit à examiner et à discuter pu- bliquement les arguments des deux partis, et répondit d’une ma- nière si savante et si péremptoiré aux objections des remontrants, qu'Uytenbogaerde dut finir par se taire. En vain, les arminiens appelèrent-ils Walœus à un colloque où ils adjoignirent à un de leurs meilleurs ministres un jurisconsulte éloquent et rusé, ils furent.obligés de demander eux-mêmes de terminer la conférence, parce qu'ils voyaient que Walœus.allait de nouveau triompher. I en fut de même dans plusieurs autres circonstances. Walœus se fit encore remarquer parmi ceux qui prirent la plus grande part aux travaux du synode de 1619. Il s'y distingua tellement par sa pru- dence et sa perspicacité, qu'il fut choisi pour faire partie de la com- mission chargée de rédiger les canons du synode et d'exposer les motifs qui faisaient rejeter la doctrine des remontrants (2). (1) Les parents de Walœus durent quitter Gand lors de la reddition de cette ville au duc de Parme. Après avoir fait d'excellentes études et visité la France, la Suisse et une grande partie de l’Allemagne, il. fut nommé successivement mi- nistre à Couckerke et à Middelbourg. (2) Batesius, 600 à 659. — Paquot, II, 202, (87) Sa modération même valut à Walœus la triste mission d’accom- pagner Barneveld à l'échafaud. Nous avons parlé en détail de cette circonstance. | C'estune chose digne de remarque, que des quatre professeurs chargés, en 1619 ; d'enseigner la théologie à Leyde, trois étaient Belges. Nous venons de rappeler en peu de mots les antécédents de deux d'entre eux, Polyander et Walœus; le troisième, Antoine Thys; Antoine Thys. où Thysius, était natif d'Anvers, et avait obtenu, en 1601, uné chaire de théologie au collége d'Harderwyk. Dans les disputes dé l'arminianisme , il employa sa plume à soutenir le parti de Gomar, et assista à quantité de synodes particuliers et de conférences tenus à celte occasion ; il fit également partie du synode de Dordrecht, à l'issue duquel il fut, comme nous l'avons dit, nonimé professeur à Leyde. Dès que les nouveaux professeurs furent réunis, ils se par- tagèrent la matière de l'enseignement. Rivetus et Thysius se char+ gèrent de l'explication de l'Ancien Testament, Polyander de celle du Nouveau; Walœus se réserva les lieux communs. Ainsi réorganisé, l'enseignement de la théologie eut les résultats les plus heureux, et l'université de Leyde produisit un nombre considérable de jeunes ministres instruits et imbus des principes protestants les plus purs. Les ‘états de Hollande ayant remarqué que, dans beaucoup d'écoles, les recteurs ni. les curateurs n'étaient pas à même de dé- terminer exactement les matières qu'il convenait d'enseigner, char- gèrent une commission de faire un règlement sur cet objet. Elle se composait de Walœus, Thysius, Vossius, Heinsius, Cunœus et Bur- Walœus. gersdyk. De ces six commissaires , sans doute les gens les plus ex- sn perts en matière d'enseignement, quatre (notamment les quatre Heinsius. premiers) étaient des Belges émigrés. Le règlement , arrêté par cette commission, fut promulgué par les états de Hollande et de West- Frise , en 1625. | Vers la même époque, Walœus rendit un service éminent à Walœus. l'Église protestante des Indes, Les directeurs de la société des Indes orientales s'étaient aperçus qu'ils ne pouvaient, le plus souvent, obtenir pour leurs églises que des ministres qui ne trouvaient pas d'emploi sur le territoire même des Provinces-Unies. Ils résolurent de fonder un séminaire spécial dans lequel il leur serait loisible de 88 ) prendre des pasteurs. Ils demandèrent l'avis de la faculté de théo- logie, et celle-ci ayant chargé Walœus de répondre dans un sens favorable, les directeurs vinrent le prier de se mettre à la tête du nouveau séminaire. Malgré ses nombreuses occupations, Walœus accéda à ce vœu, et il dirigea si bien l'éducation des jeunes gens qui lui furent confiés, qu'en moins de dix ans (1622-1632) l'établis- sement put fournir douze ministres remarquables non moins par leur zèle que par leur érudition, ex qui parvinrent à faire refleurir l'Église réformée dans les Indes. Ce pays ayant ainsi été doté d’ex- cellents pasteurs, Walœus abdiqua ses fonctions de directeur, et le séminaire cessa d'exister. indépendamment des occupations spéciales de chacun des quatre savants professeurs en théologie, ils rédigèrent en commun un ou- vrage qui avait pour but de faire connaître le protestantismé dans toute sa pureté; il était intitulé : Synopsis purioris theologiae dis- putationibus LII comprehensa per Joh. Polyandrum, Andreum Rivetum, Ant. Walœum et Ant. Thysium. Lugd. Bat., ex officina Elze- veriana, 4625, in-8° (1). Bientôt un travail plus important absorba tous les moments des principaux théologiens des Provinces-Unies. A la réunion synodale tenue à Embden , en 1571, les én igrés néerlandais proposèrent de faire exécuter une traduction flamande de la Bible, plus correcte que celles qui existaient jusqu'alors. La réunion ne crut pas pouvoir prendre de décision à cet égard, et renvoya la proposition au synode général. £lle fut reproduite au synode de Dordrecht, en 1574, et à celui qui fut réuni dans la même ville en 1578; mais, par des motifs divers, la traduction ne fut pas entreprise. Enfin, la question fut encore soulevée au synode national de 1618 ‘et 1619, et tout le monde étant d'accord sur la nécessité d’un pareïl travail, il fut dé- cidé qu'on le confierait à six théologiens instruits, dont trois s'oc- cuperaient de la version de l'Ancien, et les trois autres de celle du Nouveau Testament : on arrêla en même temps qu'il serait nommé à chaque traducteur un suppléant, qui le remplacerait de plein droit en cas d'empêchement. Furent élus : (1) Batesius, Paquot, L. c. (89) 49 Pour la version de l'Ancien Testament: Traducteurs : Jean Bocerwan, pasteur à Leeuwaerden; GuizLaume Bauparr , pasteur à Zutphen; Genson Bucerus, pasteur à Ter Veere. Suppléants : Anrons Tays, professeur à Harderwyk; Jacques Rozanor, pasteur à Amsterdam ; - Herman Fauxeez, pasteur à Middelbourg. 2 Pour celle du Nouveau Testament. Traducteurs : Jacques Rocanpr, pasteur à Amsterdam ; Herman Faukeez, pasteur à Middelbourg; Pierre CorNELISSEN, pasteur à Enkhuizen. Suppléants : Fesrus Hommius, pasteur à Leyde; AnToine WaLoeus, pasteur à Middelbourg; Josse Honaus , recteur de l’école latine d'Harderwyk (1). De ces dix savants (car Rolandt et Faukeel sont nommés deux fois), quatre étaient des Belges émigrés, et c'est précisément à eux que revient la plus grande part de cet important travail. Il s’écoula, en effet, plus de huit ans encore avant que les traducteurs pussent se mettre à l'œuvre; or, pendant cet intervalle, Faukeel, suppléant (1) Kist et Rooyaards, V, 59 à 202.—Hinlopen, ist. der Nederl. overzet- ting des Bybels. Leyden, 1777, in-8°, Baudart. Walœus. ( 90 ) de Bucerus, vint à mourir (1625); Buceriis lui-même décéda le 7 août 1631. Rolandt, tout entier à la traduction du Nouveau Tes- tament, ne put prendre sa place, et Thysius, alors âgé de soixante- six ans et chargé, du reste, comme nous le dirons tantôt, de la révi- sion, ne se souciait pas de remplir, en outre, la place de Bucerus. La version de l'Ancien Testament. fut donc exclusivement faite par Bogerman et Baudart. Quant au Nouveau Testament, des trois tra- ducteurs, Cornelissen mourut en 1619, Faukeel en 1625 et Rolandt en 1632, alors que la majeure partie de la traduction était encore à faire: parmi les suppléants, Hoïingius aussi étant mort avant que les travaux fussent commencés, tout l'ouvrage retomba sur Festus Hommius et sur Walœus. La version de la Bible fut donc-en déf- nitive exécutée par quatre savants, dont deux Belges; et certes, si lon examine la part contributive de chacun des quatre traduc- teurs, on reconnaîtra volontiers que plus de la moitié de l'œuvre appartient à Baudart et à Walœus (1). Le synode de Dordrecht avait stipulé que la version terminée devrait être revue par huit théologiens élus par les diverses pro- vinces. Ce furent : 4° Pour l'Ancien Testamient , à Ant. Tuvsius, professeur à Harderwyek, puis à Leyde, élu par la Gueldre ; Jean Pozyaoer, professeur à Léydé, élu par la Sud-Hollande; Agoias Wipmarius, ministre à Uitgeest, élu par la Nord-Hollande; Josse Larenus, ministre à Flessinigue, élu par la Zélande; Annorn Terckwan, ministre à Utrecht , élu par cette province; Bernaro FuiLenus , pasteur à Leeuwarden, élu par la Frise; Jacques Revius, pasteur à Deventer, élu par l'Overyssel, Et François Gowar, professeur à Groningue, élu par la province de Groningue et les pays environnants. 20 Pour lé Nouveau Testament : SéBasrien Damman, pasteur à Zutphen, élu par la Gueldre; (1) Voir Biographie de Walœus dans Batesius, p. 600 à 659, (9 ) Henri Vanpex Laxoen , pasteur à Delft, élu par la Sud-Hollande ; Guiraume Nisunuys, recteur de l'école latine de Harlem, élu par la Nord-Hollande ; Cnares Demarius, ministre à Middelbourg, élu par Kls Zélande ; Louis Gérarn pe RENESse, ministre à Maarsen , élu par la province d'Utrecht; Bernaro FuzrEenus, pasteur à Leeuwarden , élu par la Frise ; Gasparo SiBezius, pasteur à Deventer, élu par l'Overyssel, Et Henri Aire, professeur à Groningue, élu par la province de Groningue et les pays environnants. Les Belges étaient moins nombreux parmi les réviseurs que parmi les traducteurs. Un seul d’entre eux se voit au milieu des réviseurs de la traduction du Nouveau Testament , Sébastien Damman , issu Sébastien Dam- d'une famille gantoise; mais il s'en rencontre quatre parmi les révi= "22: seurs de la traduction de l'Ancien Testament : François Gomar, de Franc. Gomar. Bruges, les deux professeurs de l'université de Leyde, Thysius et. Antoine Thys. Polyander (1), et Josse Van Laren, dont le père était Flamand (2). Josse Les réviseurs trouvèrent fort peu de choses à changer au texte des bo traducteurs; çà et là seulement quelques mots qui n'étaient pas employés dans la même acception dans toutes les provinces. Bien que les réviseurs consacrassent toute leur. journée à ce travail, il _ne put être, terminé qu'à la fin d'octobre 1635. L'impression de l'ouvrage fut confiée à Paul Ravesteyn, qui, pour cela, transporta expressément ses ateliers d'Amsterdam à Leyde : la traduction du. Nouveau Testament fut imprimée in-folio, avec et. sans notes, et in-octavo, avec notes; Homamius revoyait les pretnières épreuves et. Walœus les dernières. Cette œuvre importante vit enfin le jour au mois de juin 1637, et aussitôt il fut décrété que dorénavant la nouvelle version serait employée dans les écoles, à l'exclusion de toutes les autres. Il existait à Leyde une institution qui avait les relations les plus (1) Kist et Rooyaards, V, 59 à 201. — Hinlopen, Hist, der nederl. overzet- ting des Bybels. Leyden, 1777, in-8°. (2) Kist et Rooyaards, XX, 52, Pierre Bertius. (92) intimes avec la faculté de théologie : c'était ‘le collége des états, fondé, en 1591, pour de jeunes gens qui se destinaient aux fonc- tions du ministère sacré. Établi d’abord pour trente étudiants, ce collége eut pour local l'ancien couvent des Cellebroeders (1), assez vaste pour y loger les élèves, le régent, le vice-régent et le tréso- rier. Pour y être admis, les élèves devaient être âgés de dix-sept ans au moins, et n'avoir point de défauts physiques apparents : tous étaient obligés de se vouer au ministère; ceux qui, postérieurement à leur entrée dans le collége, désiraient s'adonner à une autre car- rière, élaient tenus de rembourser à l'État les frais par eux occa- sionnés. Le collége était gouverné par un régent et par un vice- régent, nommés par les états, sur la proposition des curateurs de l'aniversité. Le plus souvent, le premier était professeur à l'uni- versité même, et le second pasteur de l’église de Leyde : ils ensei- gnaient aux élèves les langues et la théologie , et survéillaient leur conduite. Jean Cuchelin fut le premier recteur du collége des états; sa fille épousa Pierre Bertius, de Beveren (en Flandre), d’abord instituteur particulier, puis recteur de l’école latine à l’université de Leyde. Les curateurs de cette académie ayant remarqué ses vastes connaissances, lui avaient commis le soin de mettre en ordre la bibliothèque de l'université, et le classement qu'il introduisit dans ce dépôt fut trouvé si admirable, qu'ils décidèrent de ne plus s'en départir. Le catalogue de cette bibliothèque fat imprimé par les soins de Bertius, en 1595, sous le titre de Nomenclatio bibliothecae academiae Lugduno-Batavae (2). En 1600, Bertius succéda à son beau-père dans le rectorat du collége; mais il n'oceupa cette place que peu d'années, soit qu'il s'en démîft volontairement, soit qu’on l’obligeñt à donner sa démis- sion, après qu'il eut publié son ouvrage intitulé : Hymenaeus de- serlor, sive de sanctorum apostasia problemata duo. Quoi qu'il en soit, on né peut mettre en doute que la doctrine professée par Bertius se rapprochaït plus du catholicisme que du protestantisme, ce qui, dans un pays où la liberté religieuse existait de nom bien (1) Frères cellites ou alexiens. (2) Kok, F'aderl. Woord., VI, 497 sq. (95) plus que de fait, ne pouvait manquer de lui occasionner de graves désagréments (1). La place de recteur du collége des états fut également occupée par Jérémie Bastinck, d'Ypres, antérieurement ministre à Dor- drecht. (2). | | Gaspard Van Baerle, fils du secrétaire de la ville d'Anvers, fut nommé, en 1612, vice-recteur du. même collége (5), et, cinq ans après, on le chargea d'enseigner la logique à l’université de Leyde. Barlaeus ayant suivi, dans Ja controverse théologique, le parti de Jacques Arminius, se vit attrait devant le concile de Dordrecht. Voici la résolution qui fat prise, tant contre Van Baerle que contre l'ex-régent Bertius: A/z00 DD. Petrus Bertius, Gerardus Vossius, gewezen regenten collegii theologici, en Gasparus Burlaeus, onlangs sub regent deszelfden collegii, met verscheidene boeken en procedures de kerk des Heeren, z00 binnen als buiten ‘s lands, groole ergernis gegeven hebben, en dezen tegenwoordigen synodus vergadert is om, volgens resolutie der Syn.nat., te letten op alle de personen die, gedu- rende deze zwarigheden , in de leer en in het schryven van deze pro- cedures zich hebben vergrepen, is goedgevonden de voorn. persoonen voor. deze vergadering te ontbieden, en met hen te spreken of zy gezind zouden zyn der kerke van deze dingen satisfuctie te doen , en wederom met dezelve te verzoenen, zynde derhalve de voorn. persoonen door een. uit de classis van Dordrecht, eneen uit de classis van Delft, ver- zocht voor deze synodus le verschynen. Barlaeus ayant comparu sur cette citation, on lui demanda s'il tenait les canons du synode natio- nal pour conformes à la parole de Dieu; et, comme il répondit qu'il ne pouvait en admettre que quelques-uns, le synode rendit contre Jui le jugement suivant : ……. Dat Barlaeus onwaardig is. den ker- kendienst, en dat hem door het oordeel der synodus zoude ontzegd worden de tafel des Heeren (gelyk ook met een geschied is), dat ovk ten overstaan van de deputaten synodie de kerk van Leyden tegen hem zoude procederen tot excommunicatie, by aldien hy 3ich niet (1) Kok, ’anderl. IP/oord., VI, 497 sq. (2) Te Water, Tweede eeuwgetyde van de geloofsbelydenis der gereformede kerken. (5) Witten Geysb., I, 175. Jérémie Bastinck. Gaspard Van Baerle. Daniel Van Keulen. Louis de Dieu. Gérard de Vos. (94) beter gedroeg, en dat deputaten belast zouden worden alle deze zaken den HH. curatoren te remonstreren (A). Un autre collége du même genre que celni des états, mais spé- cialement destiné à former des ministres français, fut érigé à Leyde, : en 1605, grâce à la générosité des états de Hollande et d'un nommé Hallick, qui institua dans ce but un legs de 48,000 florins. Le pre- mier régent de ee collége fut Daniel Van Kéulen , de Gand, ministre à Rotterdam. Jean Polyander, alors ministre à Dordrecht, l'installa, le 30 mai 1606, au nom du synode français. Van Keulen était un homme éloquent, aimable, franc et de mœurs pacifiques. I était sincèrement attaché à l’université de Leyde, au collége qu'il diri- geait et à la véritable doctrine ealviniste, qu'il défendit souvent contre les remontrants. Des hommes remarquables de cette époque, et notamment Daniel Heinsius, le tenaient en grande estime (2). Après la mort de Van Keulen, la direétion du collége wallon passa à son neveu, Louis de Dieu, dé Bruxelles, qui déjà, depuis plusieurs années, lui servait d'assistant. De Dieu conserva cette place toute sa vie. Ce n'est point toutefois que d'autres et de plus brillantes positions ne lui eussent été offértes: car de nombreuses instances lui furent faites, de la part de Maurice, pour l'éengager à remplacer Uytenbogaërde en qualité de ministre de la cour à la Haye. De Dieu refusa de même une chaire de théologie et de lan- gues orientales à Utrecht. Il écrivit un grand nombre d'ouvrages fort estimés (3). | Parmi les professeurs de philosophie de l'université de Leyde, on trouve Gérard dé Vos, où Vossius, fils de Jean de Vos, de Rure- monde, ministre à Dordrecht. I fut appelé à la chaire de philoso- phie, alors qu'il avaît atteint à peine l'âge de vingt-cinq ans ét par suite des circonstances suivantes. Éverard Vorstius, professeur de physique, étant, en 1599, devenu professeur de médecine, de Vos expliqua publiquement les cinq livres d'Aristote, ;usxy: dxpéase , ainsi que celui de la mémoire et de la réminiscence. Il déploya dans (1) Kist et Rooyaards, VII, 69-73. (2) Te Water, Æerv. Kerk te Gent, 174 sq. (3) Paquot, I, 105. (98 ) ses leçons un talent si remarquable , que les 'eurateurs de l'univer- sité l'inserivirent au nombre de leurs professeurs. En 1614, les comtes de Benthem l'invitèrent à professer la théologie à l’école illustre de Steinfurth; mais on lui offrit en même temps, à Leyde, la direction dn eollége de théologie que les états de Hollande et de West-Frise venaient de fonder dans cette ville. De Vos préféra cette dernière fonction. Il s'était, à cette époque. fait connaître au monde savant par ses Libri sex commentariorum rhetoricorum , sive orato- riarum institutionum, qui lui avaïent valu les éloges des princes de l'érudition, Joseph Scaliger et Isaac Casaubon: De Vos dirigeait depuis plus de quatre ans le collége de théologie, lorsqu'il fut enfin nommé professeur ordinaire d'éloquence et de chronologie à l'uni- versité de Leyde. C'était un homme savant et d'une activité extra- ordinaire, comme l'attestent les quarante-huit ouvrages qu'il publia, et qui concernent les uns l’histoire, d'autres la philologie, d'autres enfin la théologie (1). En 1615, Pierre Bertius, ancien recteur du collége des états, obtint une chaire de morale à l'université de Leyden. H était cepen- dant accusé d'être non-seulement disciple fervent d’Arminius, mais de professer même des opinions qui se rapprochaient davantage encore du catholicisme. Cette accusation honorable était particuliè- rement fondée sur sa dissertation, De fide justificante, contre Piscator, et ses Theses de Linalagsé occulta et revelata. Son beau-frère, Festus Hommius, était, à cet égard, son plus violent contradicteur. Aussi longtemps que fut réuni le synode de Dordrecht, Bertius se tint à l'écart, et Lenta même, paraît-il, de se rapprocher des, gomaristes ; mails, n'ayant pas voulu rétracter les ouvrages principalement ineri- minés, il fut, comme les autres professeurs remontrants, obligé de donner sa déniission. Privé de ressources; et ne pouvant obtenir des élats aucune espèce de secours, Bertius se rendit en France, où il se convertit au catholicisme, et fut nommé professeur d’éloquence au collége de Boncour, à Paris (2). (1) Vita Gerardi Vossii, apud Warren, 7 itae philologorum , V, 96. (2) Kok, F'adert. Word. > VI, 479 sq. Voici la liste de ses ouvrages : Oratio de RS I et nu gloria. Argentorati, 2° Orationes variae et carmina , publiés séparément. Pierre Bertius. (96) Enfin nous mentionnerons encore parmi les professeurs de phi- Arnold Guelinx. Josophie Arnold Guelinx, d'Anvers, qui, après avoir pendant cinq Jean Drusius. ans donné des répétitions sur la philosophie, obtint, en 1663, grâce à l'intervention de Abraham Heïdanus, d’être nommé professeur or- dinaire à l’université de Leyde. Il a publié divers ouvrages dans lesquels on trouve entremélées les doctrines péripatéticiennes et le cartésianisme, et qui sont aujourd'hui justement oubliés. Pour les antiquités et la langue hébraïque, l’émigration belge est représentée à l'université de Leyde, par deux savants dont la répu- tation s’est conservée jusqu'à nos jours : Jean Drusius et Raphe- lenge. Le premier, Jean Drusius ou Vanden Driessche, naquit à Aude- varde : il fit de brillantes études à l'université de Louvain , où il se trouvait en 1567. I] devait à cette époque être ‘encore catholique, puisque dès 1545, cette université n'admettait dans son sein au- cun étudiant qui n'eût prêté serment de vivre selon l’ancienne croyance de l'Église, sous l'autorité du souverain pontife (1). Plus tard il se convertit au calvinisme que professait déjà son père. 3 Nomenclatio bibliothecae Academiac. Lugduno-Batav., Raphelenge, 1595. , 4° Oratio in obitum Jacobi Arminii, doctoris theologi, Lugdùno-Batav., 1609. | ve 5° Duae dissertationes de haeresi Pelagii et Coelestii. 1bid., 1609. 6” Æymenaeus desertor, sive de sanctorum perseverantia et apostasia , libri II, in-4, Leyden, 1610. Deuxième édition en 1615, avec addition de Hyperaspister et theses de perseverantia S. S. ex epistola ad Hebreos. 7° Logicae peripateticae libri VI. Leyden, in-8&. 8 Tabularum geographicarum contractarum libri VII. Amsterd., in-fol. 1606. 9 Commentarii rerum Germanicarum libri IL. Leyden, 1616, in-4°. 10° Ptolemaei geographia, en grec et en latin, cum tabulis, 1620, in-fol. 11° Breviarium totius orbis terrarum. Paris, 1695, et Hanovre, 1629, in-12. 12% Motitia chorographica episcopatuum. Galliae. Paris, 1625, in-fol, 15° De ageribus et pontibus hactenus ad mare extructis, digestum novum. Paris, Libert, 1629, in-8°, 14 Vie de sainte Geneviève, patronne de Paris, envers latins. Foprens, 955. (1) Kok, Faderl., Woord., V, 104. (97) À vingt-deux ans, il enseignait, à l’université d'Oxford, les langues hébraïque, chaldéenne et syriaque. Enfin, le 20 janvier 1576, les états de Hollande l'admirentau nombre des professeurs de l’université de Leyde, et le chargèrent de l’enseignement des mêmes matières. Malheureusement pour cette académie, Drusius n’y resta que jus- qu'en 1585, et cela par suite d'une lésinerie des administrateurs. Drusius, en effet, avait une nombreuse famille, et ses appointe- ments étaient loin de se trouver en rapport avec les services qu'il rendait. Les curateurs de l’université de Franeker lui ayant offert une position plus avantageuse, le savant professeur quitta Leyde au plus grand regret du recteur et des professeurs ses collègues, qui lui donnèrent un témoignage publie de leur estime, conçu de la manière suivante : Testamur J. Drusium, carum nobis acceptumque collegam [uisse, amice nobiscum et probe cum aliis vixisse, tune etiam in lin- qua sancta publice docenda, tantam diligentiam, industriam erudi- tionemque ostendisse, quanta & legitimo et justo doctore, et vix ab illa aetate respectanda sit (4). Le prince d'Orange lui-même savait si bien apprécier le talent de Drusius, qu'il engagea les magistrats de Leyde à tenter tous les moyens pour le retenir chez eux (2). Nous nous occuperons davantage de lui en parlant de l’université de Franeker. François Raphélenge, natif de Launay, fit ses études à Gand, où il eut le malheur de perdre son père. Il entra comme correcteur dans la célèbre imprimerie de Christophe Plantin, à Anvers, qui lui dut une grande partie de sa réputation : car c’est surtout par la cor- reclion que se distinguent les ouvrages sortis de cette officine. Plantin s'étant retiré à Leyde, afin d’être à l'abri des troubles qui agitaient sa patrie, tout le soin de l'établissement d'Anvers incomba à Raphelenge, qui venait d'obtenir la main de la fille même de son patron. Toutefois, celui-ci revint à Anvers en 1585, et Raphelenge alla reprendre, à Leyde, la direction de l'imprimerie que Plantin y avait fondée durant son séjour dans cette ville. Ses vastes connais- (1) Abel Curiander, F'itac operumque J. Drusii delineatio, dans les Critici sacré, XE, xxx1H1 sq. (2) Paquot, V, 104 sq. Tome VE. — 2° Parvis. Sn | François Raphelenge. Bonaventure Vulcanius. (.98 ) sances engagèrent les curateurs de l'université de Leyde à lui offrir la chaire d’hébreu et d'arabe, 1 s'appliqua avec la plus vive ardeur à réndre l'étude de ces langues plus facile, et, grâce aux riches bibliothèques de Guillaume Postellus, d'André Maes et de Joseph Scaliger, 11 composa un excellent dictionnaire arabe. I est égale- ment l’auteur du dictionnaire chaldaïque qu’on trouve dans l'apparat de la Polyglotte d'Anvers, d’ane grammaire hébraïque et des correc- tions et observations sur la paraphrase chaldaïque. Indépendamment de ces ouvrages imprimés , il en composa encore divers autres pour son propre usage, tel qu'un lexique persan, des tables pour la grammaire arabe, été. (1). Un des premiers professeurs qui enseignèrent à Leyde la langue grecqué fut Bonaventure Vulcanius où Pesmet, de Bruges, nommé à cette chaire en 1578 (2). Il s'adonna à l'enseignement avec un talent remarquable et un zèle qui ne connaïssait pas de bornes; il professa pendant trente-deux ans, forma d'excellents élèves et ne cessa , (ant que ses facultés le lui permirent , de rendre de grands (1) Melchior Adam, p. 169 sq. (2) H était fils de Pierre Vuleanius, pensionnaire de la ville de Bruges, homme d’un esprit cultivé et d’une éloquence remarquable, qualités qui lui valurent l’es- time et l'amitié d'Érasme. Après avoir fait d'excellentes études, il fut, par l’inter- médiaire de François Paccius , présenté au cardinal François de Mendoza, évêque . de Bruges, qui se lattacha en qualité de secrétaire. IT assista ce cardinal dans la composition de son livre : De natural nostra per dignam Eucharistiae sump- tionem, cum Christo unione, et traduisit sous sa direction les dix-sept livres de saint Cyrille : De adoratione in spiritu ei veritate, ainsi que les sept discours de Nicolas Cabasilas, évêque de Thessalonique, De vita in Christo (Meursius, Ath. Bat. — Melchior Adam, p. 245). Desmet inspira au cardinal Mendoza la plus grande confiance, et, après sa mort, fut admis dans l’intimité de son frère, Ferdinand, archidiacre de Tolède. 11 séjournait en Espagne depuis onze ans, quand son pére, gravement malade, le rappela par Pentremisé de J. Hopperus. Maïs létat déplorable auquel sa patrie était réduite par suite dès troubles de religion , le décida à chercher le calme à l'étranger. Ce fut à la même époque qu’il renonça au culte de l'Église orthodoxe. Après avoir voyagé quelque temps en divers pays, ilse mit, en 1578, au service des états, qui l’'envoyèrent en Frise. A son passage à Leyde, les curateurs vinrent lui offrir le diplôme de profes- seur, (Biographie des hommes remarquables de la Flandre occidentale, W, 294.) ( 99 ) services à la littérature, en publiant des écrits érudits et juste- ment estimés. Vuleanius possédait une magnifique bibliothèque dans laquelle il ävait rassemblé surtout un nombre considérable de ma- nuserits grecs et latins : il la légua tout entière à l'université, dont il voulut être le bienfaiteur après en avoir rehaussé l'éclat par ses brillantes leçons. Daniel Heinsius écrivit, à propos de Vulcanius, une épigramme contre la Flandre qui se termine par une grande vérité; l'exil de tant d'hommes illustres fut une peine la digée non moins à leur patrie qu à eux-mêmes : Brugarum soboles , patriis à finibus exul Adduxi agricolus in mea fata Deas ; Eripui graecas mecum, tibi, Flandria Musas , Subduxæi Grudiis et tibi, Leida, dedi. Sic dedimus poenas tibi, Flandria ; sic ferar exul Ut simul exilium sit tua poena meum. La vie de Vuleanius se passa pour ainsi dire tout entière à cor- riger, à interpréter, à traduire les auteurs grecs et lalins qui étaient restés jusqu'alors, sinon inconnus, du moins inexpliqués ; 1l en pu- blia un grand nombre et les enrichit de notes savantes (1). Un demi-siècle. plus tard (1641), un autre Belge, Lambert Van Baerle, frère de ce Gaspard dont nous avons parlé plus. haut (2), fut appelé à la même chaire. Il s'acquitta de ces fonctions d'une manière si brillante, qu'on doit lui attribuer une grande part de la célébrité de l'université de Leyde. Il expliqua, successivement Homère, Hésiode, Euripide, Aristophane, Théophraste et Lucien , et publia des éditions enrichies de notes de plusieurs dé ces au- teurs. Barlœus connaissait le grec d’une manière si approfondie, qu'il s'exprimait dans cette langue avec une facilité remarquable. Les états généraux ayant été instruits de la perfection avec laquelle il parlait et écrivait la langue d'Homère, lui confièrent le soin de traduire en grec la confession de foi des Églises réformées, travail (1) Adam, p. 245 sq. (2) Page 95. Lambert Van Baerle. Adrien Damman. Dominique Baudius. ( 100 ) pour lequel Jacques Revius lui fut assigné comme collaborateur. Barlœus écrivait le latin avec une élégance parfaite, ainsi que le témoignent une foule de lettres adressées par lui à ses amis; la littérature latine lui était, du reste, aussi familière que la littérature grecque , et il intéressa un jour ses auditeurs au plus haut point, en leur faisant voir tout ce que Virgile avait emprunté pour les Buco- liques à Théocrite, pour les Géorgiques à Hésiode et pour l'Énéide à Homère (1). L'éloquence fut enseignée à Leyde, vers la fin du XVI"® siècle, par Adrien Damman, de Gand, qui débuta dans l’enseignement en donnant des leçons à l’école illustre de cette dernière ville (2). Ce professeur traçait les caractères grecs avec tant de talent que Dehis Hardouin préférait son écriture aux plus belles impressions grec- ques. Il composa diverses poésies latines, entre autres des souhaits de bonheur, dédiés au duc d'Anjou, lors de son inauguration comme comte de Flandre, et une satire à l'adresse du célèbre Brugeois Goltzius (3). | La chaire d'éloquence fut donnée, en 1501, à Dominique Bau- dius, de Lille, qui avait vainement tenté de se faire nommer, par les états, résident à la cour de France. Variable dans ses désirs, Baudius demanda et obtint, en 1607, la chaire d'histoire et peu après celle de droit romain, qu'il abandonna, en 1641, pour la charge d’historiographe des états de Hollande. C’est un homme dont la (1) A. Thysii Oratio funebris in obitum Lamberti Barlæi apud Witten, Vitae philol., t. V, p. 255-245. A l'opposé de la plupart de ses collègues, Barlœus n’a publié qu'un petit nombre d'ouvrages, savoir : 1° Luciani Timon, sive de divitiis et paupertate dialogus festivissimus, scholiis, Plutique Aristophanici collatione illustratus. Lugd. Batav., 1652, in-8°. 90 Obsidio Sylvaeducis. Ibid., in-fol. & Oratio funebris in excessum clarissimi viri Marcii Zuerii Boxhornii. Lugd. Batav., 1655, in-4°. Ce discours se trouve dans Witten, Vitae philologo- rum, V, 141-155. 4 Commentar. in Hesiodi theogoniam graecè et latinè. Amst., 1658, in-8°. (2) De Jonghe, II, 220. (5) Te Water, Aerv. Kerk. te Gent, 155 sq. (101) conduite privée était fort peu estimable; mais comme écrivain, et surtout comme poëte, on doit le mettre au rang des plus beaux génies de son époque. Il possédait toutes les grâces des langues grecque et latine, et imitait parfaitement le goût des anciens sans laisser d’être original : toujours élégant, poli, naïf et délicat, il avait le grand secret de se faire lire tout en ne disant rien d'in- structif ni d'intéressant (1). Marc Zuerus Boxhornius, plus célèbre que les deux professeurs que nous venons de citer et dont le grand-père, Henri Boxhornius, de Bruxelles, s'était réfugié dans les Provinces-Unies pour motifs de religion, avait à peine dix-neuf ans, lorsqu'il fut appelé à remplacer Cunæus à Leyde, comme professeur d'éloquence et de politique. Sa facilité d’élocution, ses connaissances étendues et la noblesse de son langage justifiaient le choix des curateurs. Il inter- préta Tacite devant une jeunesse nombreuse qui ne pouvait se lasser de l'entendre, et compta parmi ses disciples les fils des plus grandes familles d'Allemagne. Le duc de Mecklembourg, afin d’être plus à même de profiter de son savoir, vint bien des fois partager ses répas, et telle était sa réputation que le chancelier Oxenstiern, ambassadeur en Hollande de la reine de Suède, lui offrit, au nom de Son souverain, de beaux emplois dans son pays; mais Boxhor- nius ne voulut point abandonner sa patrie (2). Il écrivit un nombre considérable d'ouvrages fort recherchés au XVII" siècle, mais qui maintenant ne sont guère lus que par les savants (3). Nul ne fut plus célèbre parmi les professeurs d'histoire de l’uni- versité de Leyde que Juste Lipse, né à Overyssche, près de Bruxelles. Il épousa les idées des protestants et fut appelé à la chaire d’his- toire en 1579. Il enseigna avec un talent remarquable; mais s'étant aperçu que les doctrines protestantes ne reposaient que sur des erreurs, Juste Lipse se rétracta publiquement et rentra dans le giron de l'Église orthodoxe. L'université de Louvain fut heureuse (1) Kok, Faderdl. Woord., V, 229. (2) Witten, V, 145 sq. Oratio, etc. (3) Voir dans Paquot, le catalogue des soixante-huit ouvrages de Mare Zuerus Boxhornius. Marc Zuerus Boxhornius,. Juste Lipse. Daniel Heins. (102) de recevoir parmi ses professeurs celui dont l’enseignement avait, pendant quelques années, fait la gloire de l'établissement rival. De même que Boxhornius, Daniel Heins, de Gand, devint profes- seur à l’âge où la plupart des jeunes gens se trouvent encore sur les baucs de l'école. Indépendamment de la chaire de politique et d’his- toire qui lui fut confiée, lorsqu'il avait à peine dix-neuf ans, il rem- plit aussi les fonctions de secrétaire académique et de bibliothécaire, I professa d’une manière si distinguée et acquit une telle érudition . que sa renommée devint universelle et que de tous côtés les savants lé consultèrent sur les cas difficiles; les puissances étrangères elles- mêmes montrèrent combien elles avaient d'estime pour lui : la répu- blique de Venise l'éleva au rang de chevalier de S'-Marc; Gustave- Adolphe, roi de Suède, lui témoigna plus d’une fois sa générosité, le nomma historiographe du royaume et, l’élevant au rang de con- seiller intime, lui accorda de ce chef des gages vraiment royaux. Le pape Urbain VHI ét le cardinal Barberini l'engagèrent à se rendre à Rome, afin de relever dans cette ville et en Italie, où les savants étaient peu nombreux à cette époque, les études qui étaient tom- bées dans une décadence complète : c'est ce qui a pu faire croire, mais à tort, qu'Heinsius aurait été sur le point de reconnaître la vérité de l'Église catholique. Les curateurs de l’université de Leyde ayaht eu connaissance des offres brillantes que l’on faisait à Hein- sius, obtinrent que les états de Hollande le nommassent historio- graphe de cette province, titre qui lui valut un traitement superbe (1). Nous aurons encore à nous occuper d'Heinsius comme littérateur, mais nous dévons dire ici que, en sa qualité de professeur, il eut une inflience considérable sur le développement des sciences en Hol- landé : il forma, en effet, une foule de jeunes gens qui, plus tard, illustrèrent leur pays; tels furent Bynaeus, professeur de théologie et de langues orientales à Deventer, auteur de plusieurs ouvrages remplis d'érudition (2), Jean Van Beverwyck, Beverovicius, plus célèbre encore par ses ouvrages de médecine que par ses travaux (1) Ant. Thysii, oratio funebris in obitum Danielis Heinsii, dans Witten, Vitae philol., V , 176 sq. (2) Paquot, IV, 145. (105 ) littéraires (1), Pierre Winsemius, professeur d'histoire et d'élo- quence à Franeker (2), et une foule d'autres. Dans la faculté de médecine, nous trouvons d’abord Rembert Rembert Dodo- Dodoneus, de Malines, qui, nommé professeur à Leyde, en 1582, ter- "°°" mina dans cette ville, trois ans plus tard , une vie laborieuse et toute dévouée à la science. Dodoneus s'était particulièrement occupé de botanique et rendit à cette science les plus grands services, en clas- sant, d'après un ordre scientifique, des plantes qui, jusqu'alors, n'avaient été rangées que d’après l'ordre alphabétique de leur nom, et en donnant pour chacune d'elles une description plus complète que toutes celles que l'on connaissait (3). Mais la botanique ne for- mait qu'une partie de ses études; car il s'adonnait avec la plus grande ardeur à la pratique médicale, et telle fut sa réputation dans l'art de guérir, que la cour de Madrid et celle de Vienne se le dis- putèrent comme médecin. Il préféra se rendre à celle-ci et remplaça auprès de Maximilien IE un autre Flamand, Nicolas Biesius ou Biese. - Depuis le moment où il quitta la cour impériale, il ne remplit aucune fonction jusqu'en 1582, époque à laquelle les curateurs de Leyde lui offrirent, comme nous l'avons dit, une chaire de médecine et des appointements élevés. Dodoneus était aussi versé en histoire, et particulièrement dans celle de la Frise, dont son père Denis Dodon ou Dodoens était originaire; il fut même en position de fournir des nombreux renseignements au savant historien de la Frise, Suffridus Petrus (4). | Jean Antonides Vander Linden, plus connu sous le nom de Nerde- Jean Vander nus, appartient indirectement à notre sujet; car si sa famille pater- Finder. nelle était purement hollandaise, sa mère, Sara Sweerts, de Weert, était issue d’une famille patricienne de Bruxelles. Vander Linden fut, comme nous le dirons plus loin, longtemps professeur à Franeker , et la réputation qu'il y avait acquise fit que les curateurs d'Utrecht d’abord et puis ceux de Leyde insistèrent pour qu’il acceptât une (1) Paquot, X, 117. (2) Zbid, IX, 296. (5) Van Meer et. Recherches sur Dolnets: 99 sq. (4) Melchior ue 115. Rotcasius. Moæstertius. D. Colonius. (104) chaire dans leur ville. 11 se rendit aux sollicitations de ces derniers et fut installé comme professeur de médecine à l'université de Leyde le 5 mars 1631.11 y enseigna avec éclat pendant treize ans. Aujour- d’hui l’on n’est pas tout à fait d'accord sur son importance, Quel- ques-uns l’accusent d’avoir trop incliné vers la secte des chimistes et d’avoir tenu Paracelse en trop grande considération. Il ne semble toutefois pas qu'il ait donné dans toutes les extravagances de ce dernier. La faculté de droit, enfin, dut aussi quelques-uns de ses profes- seurs à l'émigration belge, notamment Rotcasius, d'Ardembourg, Mostertius, de Termonde, et Daniel Colonius (14). $ IE. — Université de Franeker. L'union d'Utrecht avait, à la vérité, proclamé la déchéance de Philippe 11; mais les villes de la Frise, plus lentes à s'émouvoir, ne suivirent qu'en 1584 l'impulsion donnée par d’autres provinces. A peine les états eurent-ils secoué le joug de l'Espagne qu'ils com- prirent la nécessité d'agir sur la jeunesse en lui donnant une instruc- tion nationale; ils avaient, du reste, sous les yeux l'exemple de la Hollande, et ils ambitionnèrent pour eux-mêmes des avantages ana- logues à ceux que l’université de Leyde rapportait à cette ville. Déjà, au commencement de 1384, Henri Schotanus avait, à son retour d'Anvers, ouvert un cours public dans le couvent des Jacobins, à Leeuwarden ; mais les états estimèrent que la ville de Franeker, petite, mais tranquille et éloignée des mouvements politiques, était, pour l'établissement d'une université, préférable au chef-lieu de la province. L'ancien couvent des frères de la Croix fut donné pour local à la nouvelle académie, que l'on dota, du reste, à l’aide des revenus des monastères supprimés. L'université de Franeker fut con- stituée par un décret de Guillaume de Nassau, en date du 45 juillet 1589 , et, le 29. du même mois, les professeurs furent installés. On choisit, pour la théologie, Sibrandus Lubbertus, Martin Lydius et Henri Nerdenus; pour la jurisprudence , Henri Schotanus; pour les (1) Te Water, Æervormde Kerk te Gent, 174 sq. (105 ) langes et là philosophie, Pierre Tiara, chargé de l'enseignement du grec, Jean Drusius, de celui de l’hébreu, et Lottins Adama, de celui de la philosophie. L'université de Franeker né tarda pas à prendre un développement considérable; elle forma d'excellents élèves, et fut bientôt citée parmi les plus importantes de l'Europe. L'émigration belge lui fournit huit professeurs , et certes, ce ne sont pas ceux qui ont le moins contribué à rendre cette académie illustre : ce Sont Drusius, Vander Linden, Gravius, Vander Wayen père, Schellekens, Coetier, Reinferd et Vander Waeyen fils (1). Nous avons parlé plus haut de Drusius, nous avons dit qu'il quitta l'université de Leyde, alléché par les offres brillantes que lui firent les curateurs de la nouvelle académie de Franeker ; ceux-ci toute- fois n'eurent pas à se plaindre de ces sacrifices, car Drusius était généralement considéré comme un des savants les plus distingués de son époque, et il ne le cédait à personne, quant à la connais- sance approfondie de l’hébreu ét des langues orientales. Aussi fut-il, _à'diversés reprises, chargé de missions littéraires importantes : en 1595, sur la proposition du député Idzocarda, les états de Frise le chargèrent de travailler, avec Marnix et quelques autres savants, à une version flamande de la Bible, œuvre qui, toutefois, ne fut pas exécutée, Un travail non moins important lui fut demandé, en 1600, par les états généraux, sur les instances d’Arminius, Uiten- … bogaerd et Basilius : il s'agissait de faire, sur les endroits les plus : difficiles de l'Ancien Testament, des notes grammaticales, après avoir consulté à cet égard les interprètes cnaldéens , grecs et latins. Les états lui accordèrent à cette fin une rétribution annuelle de quatre cents florins, et engagèrent même les états de Frise à le dispenser pour quelque temps des fonctions académiques, afin de lui permettre de consacrer tous ses loisirs à l’accomplissement de celte tâche (2). Toutefois, Drusius avançait en âge, et l'époque approchait où il ne lui serait plus possible de s'acquitter de ses devoirs; déjà même il avait demandé son congé, que les curateurs crurent ne pas devoir (1) Vriemoet, Æthen. Fris., libri duo, I à VII (2) Curiander, Critici sacri, VE, xxxy1, — Vriemoet, Ath. Fris., 52. Drusius. (106) lui accorder, à cause du nombre considérable d'étrangers que sa réputation attirait à Franeker, Mais telle était l'estime qu'ils lui portaient , qu'il le prièrent de choisir parmi ses meilleurs élèves celui qu'il jugerait convenir le mieux pour le remplacer et de le pré- parer à cette fin. Le choix de Drusius tomba sur Sixtus Amama, qu'il prit peu après dans sa maison, afin de l'avoir continuellement sous les yeux (1). Drusius doit être rangé parmi les plus savants et en même temps parmi les plus modérés des protestants. Il témoigne dans tous ses livres beaucoup de. vénération pour les saints Pères, particulière- ment pour saint Jérôme, qu'il avait étudié avec soin; il reconnaît même l'autorité de l'Église catholique. Provoco, dit-il, ad judicium Ecclesiae catholicue cui me meaque omnia subjicio, a cujus recto sensu dissentire neque volo neque debeo (2) ; et ailleurs : Haec et alia quae hoc libro continentur ut et in aliis omnibus a me unquam editis aut edendis subjicio libens Ecclesiae cathoticaejudicio acujus recto sensu, si dissentio, non ero pertinax (3). Aussi fut-il très-sensible à la con- | damnation que l'inquisition d’Espagne prononça contre plusieurs de ses livres, où il s'était proposé de ne pas toucher aux articles con- testés entre les catholiques et les protestants (4). 11 n’y a done pas lieu de s'étonner que ses ennemis de Hollande laient accusé de papisme et qu'il ait eu besoin de se défendre de cet honorable repro- che. Quant à son savoir, il était fort étendu : Drusius entendait parfaitement le latin et le grec et connaissait l'hébreu beaucoup mieux que la plupart des protestants; il ne s'était, en effet, pas borné à l’étudier dans les rabbins, comme le plus grand nombre de ceux-ci; mais surtout dans les Pères et dans les anciennes ver- sions (5). Il entendait aussi le syriaque, le chaldéen et l'arabe ; il était versé dans la critique sacrée, et possédait même une certaine con- naissance des antiquités, tant sacrées que profanes. Théodore de Bèze avait pour lui la plus grande estime : Vir certe magnam dili- (1) Vriemoet, 53. (2) Liber praeter., 454. (5) Préface de Æenoch. Cur., 58. (4) Paquot, V, 111. (5) Rich. Simon, !, II, cap XV, cité par Yriemoet, 63. ( 407 ) gentiae et eruditionis laudem plurimis editis tractatibus merilo con- sentus, dit-il en parlant de lui dans la préface du Nouveau Testament et ailleurs : Vir reconditae doctrinae Joh. Drusius ; ailleurs encore : Drusius in ebraeis scriptoribus exercitatissimus (1), I] avait pour de- vise celte sentence : Ossum quod cecidit in sorte tua, rude illud ; ce qui revient au proverbe grec : Erdpray EÂAUVES TUÛTOAY HKOO ME. Drusius ne se vantait pas d’être théologien; loin de là, il s'en dé- fendait. Répondant à une lettre d'un candidat en théologie , il lui dit : {n postrema epistola ponis quaestionem alienam a professione mea ad quam respondere non possim nisi audire velim sutor ultra crepidam, aut oÿts: drèp rù ouaumuo ry0a. Quo me loco habear, nescio ; certe non sum theologus (2). . Drusius avait de nombreuses relations. Curiander énumère cent quarante-sept savants avec lesquels il était en correspondance. Ses héritiers possédaient 2,300 lettres latines qui lui avaient été . adressées, sans compter les lettres rédigées en: hébreu, en grec, en français, en anglais et en flamand (3;. Du reste, l'activité de cet auteur est attestée non moins par sa correspondance que par les ouvrages qu'il publia et dont le nombre s'élève à quarante- neuf (4). À la différence de Drusius, qui passa de Leyde à Franeker, Vander Linden fut d’abord professeur dans la seconde de ces villes, Vander Linden. (1) Curiander; xLi, (2) Tetragr., 81. (5) Curiander, Crit. sacri, p. xxxv1. (4) La majeure partie des ouvrages de Drusius sont relatifs à des difficultés littéraires de l'Écriture. Ce sont, soit des commentaires sur quelques parties de l'Ancien Testament , soit des dissertations sur certains passages ou certains mots difficiles. C’est ainsi que, dans un traité intitulé : Tetragrammaton, sive de nomine Dei proprio quod tetragrammaton vocant, il examine la véritable manière de prononcer, en hébreu, le nom de Dieu, que les uns énoncent Jehova , d’autres Jova ou Jawo ; un autre traité imprimé à Franeker, en 1605, est réservé à une discussion sur le mot Ælohim. D’autres ouvrages sont pure- ment grammaticaux, par exemple : #/phabeticum ebraïcum vetus. Franeker, 1587, in-4°, dédié à Hugo Donellus. — Grammatica linquae sanctae nova, in usum academiae. Franeker, 1612, in-#. Enfin un éloge de Scaliger : Z. Drusii lacrymae in obitum J. Scaligeri. Franeker., 1609, in-4°. Abraham de Grau, (108 ) et ensuite dans la première. Ce fut à la mort de Ménélas Winse- mius qu'une chaire de médecine lui fut offerte à Franeker : il prit possession de ce poste le 26 novembre 1633, en prononçant un discours de Medico futuro necessariis. Pendant environ douze ans, il se trouva seul professeur de cette faculté, et fut par suite obligé d'enseigner à ses élèves tour à tour la médecine proprement dite, la botanique et l'anatomie, ce qui ne l'empêchait pas de vaquer au soin des malades qui, de divers côtés, et surtout de Leeuwarden, recouraient à ses lumières. En 1648, on le nomma bibliothécaire en remplacement d'Arnold Verhel, professeur de philosophie, qui venait de se démettre de cette charge. Vander Linden s’acquitta de cette nouvelle fonction avec le plus grand zèle. I fit rentrer dans la bibliothèque quantité de livres qu'on en avait enlevés, et engagea plusieurs personnes puissantes à l'enrichir de leurs libéralités. 1] oblint aussi des dons pour le Jardin des Plantes, où il fit élever an splendide édifice. Les curateurs de l’université de Leyde, jaloux de la renommée de Vander Linden , parvinrent à l’attirer à l'académie de leur ville, où il fut installé le 7 juin 1651 (1). Abraham de Grau, onu Gravius, tenait à l'Artois par son grand- père paternel, Pierre de Grau, qui se réfugia à Leeuwarden par motif de religion, et à la ville d'Anvers par son grand-père ma- ternel, Jean Aschenberg, qui fut obligé de s'exiler par les mêmes motifs. Pendant que Grau étudiait à l’université de Franeker avec une ardeur extrême les mathématiques et la philosophie, le profes- seur de mathématiques, Bernard Fullenius, vint à mourir. Les cu- rateurs ayant quelque peine à le remplacer, donnèrent à Gravius l'espoir d’être appelé un jour à la chaire vacante, s'il voulait s'appli- quer exclusivement à cette fin. Cette espérance ayant redoublé son courage, il étudia avee un nouveau zèle, et mérita d'être installé comme professeur le 6 juin 1650. Toutefois, l'étude des mathéma- tiques était tellement abandonnée à cette époque, que plus d'une fois il ne se présentait aucun élève aux leçons de Gravius; et celui-ci obtint alors de pouvoir enseigner aussi la philosophie; mais, sur les instances de Jean Webbema, chargé de ce cours, la permission ac- (1) Vriemoet, Ath. Fris., 347. ( 109) cordée à Gravius fut révoquée. Gravius fit paraître deux ouvrages, l'un intitulé : Specimina philosophiae veteris in qua novae quaedam ostenduntur ; l'autre : Historia philosophica (1). Jean Schellekens, originaire d'une famille anversoise, obtint, en Jean Schelle- 1663, la place de professeur de droit au gymnase de Bois-le-Duc, *** où il enseigna aussi la philosophie morale. Par suite de la mort de Danckelman , il fut, en 1678, nommé professeur de jurisprudence à Franeker, fonctions qu'il remplit avec tout le zèle possible jusqu’à sa mort, qui arriva en 1700 (2). | Jacques Rhenferd n'appartient à la Belgique que par sa mère, Jacques Rhen- Marie Lintelauw, dont les parents avaient dû quitter Anvers. Vers "9: 4679, il devint recteur des écoles triviales (3) à Franeker; mais s'étant spécialement occupé de langues orientales, il espérait obtenir une chaire d'hébreu à l’université : son désir fut exaucé en 1682. Il remplaça le savant Vitringa, et prononça, à l'occasion de son instal- lation, un discours dont l'argument semble paradoxal : De batismo Adami. Pendant de nombreuses années, il professa avec le plus srand talent, et son cours fut toujours suivi par de nombreux élèves. Bien qu'il s'adonnât spécialement aux langues orientales, Rhenferd ne négligeait ni le grec ni la théologie, ainsi que le prouvent, d'une part, sa préface du Syntagma dissertationum de stylo Novi Testa- menti, et, d'autre part, son écrit : De morte corporali. La majeure partie de ses ouvrages fut comprise dans la collection des œuvres des _ philologues publiée à Utrecht en 1722. On a encore de lui : Compa- ratio expialionis anniversariae pontificis max. in V. T. cum unica _alque aëeterna expiatione Jesu-Christi; ainsi que trois autres ou- vrages qui parurent sans nom d'auteur (4). | Guillaume Coetier descendait d'une famille namuroise. S'étânt Guill. Coetier. appliqué à la fois aux ‘belles-lettres et à la jurisprudence, il fut nommé, le 27 août 1670, professeur d'histoire et d'éloquence à l'aca- démie d'Harderwyck. En 1691, on l'appela à Deventer, pour rem- (1) Vriemoet, 4th. Fris., 472-479. (2) Zbid., 577-585. (5) On donnait ce nom aux écoles inférieures. (4) Vriemoet, Z. c. Jean Vander Waeyen. (110) placer au gymnase de cette ville le célèbre professeur Gisbert Cu- perus. Douze ans plus tard (1695), il succéda à Jacques Perizonius dans la chaire d'histoire et d'éloqnence à Franeker. Il fut installé en cette qualité le 22 juin, et prononça à cette occasion un discours intitulé : De vero elegantiarum litterarum usu. remplit cette fonc- tion jusqu'à ce que son grand âge ne lui permettant plus de s'ac- quitter de sa tâche, on lui adjoignft d'abord Rungius et ensuite Wisselingius. I} mourut à l'âge de 77 ans (1). Quant à Jean Vander Wueyen, il était fils de Jacques et de Ger- trude Van Spiegel, tous deux d'Anvers. Il fut successivement mi- nistre à Sparendam , à Leeuwarden et à Middelbourg; enfin, appelé à Franeker, en 1677, pour y remplacer Terentius dans la chaire d'hébreu, il y enseigna non-seulement cette langue, maïs aussi la théologie. Il fut installé le 6 décembre 4677, et prononça à ‘cette occasion un discours De Ecclesiae ex utraque Babylone exitu et eorum inter se convenientia. Le 9 janvier 1679, il fut nommé écclé- siaste de l'académie, fonctions qu'il partageait avec Nicolas Arnol- dus et qu'il remplit seul après le décès de celui-ci. Le 4 mars de la même année, le sénat académique lui conféra le grade de docteur en théologie. Vander Waeyen abandonna sa chaire de langue hé- braïque, en 1680, afin de pouvoir se consacrer entièremént à la théologie. Il déploya dans son cours une activité extrême, et expliqua successivement une grande partie de l'Écriture sainte. On ‘con- serva longtemps comme des trésors les cahiers qui contenaïent ses remarques sur le Lévitique, les Psaumes, le Cantique des canti- ques, Istie, Daniel, les petits Prophètes, les Épitres de saint Paul et l'Apocalypse. 1] établit des conférences dans lesquelles il exerçait ses élèves à combattre les opinions de ceux qui ne suivaient pas les doctrines protestantes, et notamment des sociniens; enfin, sa Me- thodus concionandi plaça Vander Waeyen au nombre des meilleurs orateurs sacrés. Ce savant professeur sut se concilier l'estime et la considération de tous, non moins par sa science que par l'aménité de son caractère. Aussi succéda-t-il à Gabbema comme historio- graphe de la Frise, et le prince de Nassau lui-même l'admit, en (1) Vriemoet, Ath. Fris., 702-705. (111) 1680 , au nombre de ses conseillers intimes. Ce fut lui qui, au mois de mars 1685, parvint, de concert avec Sevenare, à opérer une réconciliation entre le prince et Guillaume FH. Vander Waeyen eut souvent des disputes scientifiques qui, selon les usages de cette époque, dégénérèrent plus d’une fois en querelles assez vives : 1} soutint notamment des controverses contre François Elgersma, contre Wolzogen, relativement aux doctrines de Coceius et de Descartes, contre Frédéric Spanheim, théologien à Leyde, dont il avait attaqué là doctrine relative à l'hiérarchie de l'Église anglicané dans la préface de son Analysin epistolae ad Galatos, contre Jean Marck touchant les sept journées où périodes de l'Écri- ture, contre Jean Clereq, relativement à l'emploi du mot Aëy:; dans le Nouveau Testament, enfin contre Balthazar Becker et Wetsius, sur divers sujets. Telle était son activité que, nonobstant ces dis- putes continuelles, il trouva encore le temps d'écrire un grand nombre d'ouvrages dont il serait trop long de donner la liste (4). Son fils, Jean Vander Waeyen, qui, dès 1702, lui avait été adjoint comme professeur extraordinaire, lui succéda à'sa mort, dans la . chaire de théologie. Par son éloquence autant que par son zèle, il rappela toutes les qualités brillantes de son père. Il expliqua alterna- livement, l'une année la théologie systématique, l’autre le caté- chisme d'Heidelberg, et forma ses élèves à l’'éloquence sacrée; il con- _Linua les conférences instituées par son père et vint régulièrement les présider chaque semaine. On connaît de lui un discours inau- gural : De impotentia hominis animalis ad capiendu ea quae sunt spiritus Dei, et un discours prononcé lorsqu'il prit possession du rectorat et traitant de meya Agios tou Seou (2). $ IH, — Université d'Utrecht. L'université d'Utrecht ne fut établie qu'en 1656, c’est-à-dire cin- quante ans après qu'Anvers se fut rendue au duc de Parme; il n’est (1) Vriemoet, 557-576. (2) /bid. Jean Vander Waeyen , fils. Ch. de Maets. Jean Hoorn- beek. . Jacques Van Zevecote. (112) donc pas étonnant que le nombre de Belges qui y devinrent profes- seurs soit plus restreint que dans les autres universités dont nous venons de parler; nous n'avons, en effet, à citer que Charles de Muets, né à Leyde le 25 janvier 1597, de parents flamands émi- grés et qui occupa, à Utrecht, la chaire de théologie (1), et Jean Hoornbeek ou plutôt Van Hoorebeke, né le 4 novembre 1617 à Harlem, où son aïeul, originaire de la Flandre, s'était retiré en 1584. Il devint professeur de théologie à Utrecht, au mois de juillet 1344, et fut nommé ministre ordinaire dans la même ville, l’année sui- vante, Pendant dix ans, il remplit ces fonctions à la plus grande satisfaction du, magistrat et des habitants d'Utrecht, et passa à l’université de Leyde en 1655. Il mourut dans cette dernière ville, le 4° septembre 1666 (1). $ IV. — Université de Harderwyk. Depuis longtemps Harderwyk possédait des écoles inférieures, lorsque, en 1600, cette ville se décida à ériger une université, qui fat établie dans le couvent des frères (Frater ou Broedershuis); mais bientôt il fut évident que, par suite de l'absence des moyens nécessaires pour entretenir décemment les professeurs, cette uni- versité allait succomber. Afin d'empêcher ce fâcheux événement, les états de Gueldre résolurent, le 1% juin 1647, d'ériger l'académie de Harderwyk en université provinciale et de composer dorénavant le cours professoral de deux professeurs de théologie, deux de droit, un de médecine, un d'histoire et d'éloquence et un de phi- losophie. Parmi les professeurs d'histoire de Harderwyk, nous sommes fiers de citer Jacques Van Zevecote, de Gand. Van Zevecote, après avoir eu une jeunesse orageuse, fut appelé à une chaire à Har- derwyk, peu après son émigration dans les Provinces-Unies. I] n'occupa jamais d'autre position , et l'on ne voit pas qu'il ait jamais (1) Hoornbeck, Oratio in obitum Car. De Maets , cité par Te Water, Æef. van Zeeland, préface. (2) Paquot, 11, 452-445. (415) fait la moindre démarche dans ce but (1). Les ouvrages historiques qu'ila publiés sont au nombre de deux : Zevecotii Observata politica ad, Suetonir Juliani Cæsarem et Lucii Annaei Flori rerum Roma- narum libri AV, acéedunt Zevecotii, TJ: U. D. observationes maxime politicae. Dans ses annotations sur Suétone et sur Florus, l’auteur a sans cesse la Belgique en vue, et cherche, à plusieurs reprises , à démontrer la fausseté des principes sur lesquels la France et l'Es- pagne basaïent leur gouvernement tyrannique (2): Zevecote mourut le 47 mars 1642. ET Trente ans plus tard, cette même chaire d'histoire fut encore oc- cupée par un Belge, Guillaume Coetier, dont nous avons parlé plus haut. Il fut appelé à cette fonetion le 27 août 1670, et l’occupait seulement depuis deux ans, lorsque les armées de Louis XIV, ayant pénétré en Hollande, les professeurs de l'université de Harderwyk fuvent obligés de se disperser (3). $ V.— Académie de Groningue. L'académie de Groningue fut fondée en 1614, sous le stathou- dérat de Guillaume-Louis de Nassau. On construisit, pour son usage, à côté de l'église des Franciscains, un vaste bâtiment dans lequel se trouvaient, indépendamment de trois auditoires , une salle Guill, Coetier. pour le sénat académique; une bibliothèque et un amphithéâtre anatomique. Les premiers professeurs furent H. Ravensberg, pour la théologie, Pynaker pour le droit, Nicolas Mullerius pour les ma- thématiques, Ubhbo Emmius pour le grec et l’histoire, Macdowell pour la logique, la physique et la métaphysique, enfin, Erpinus Hu- ninga pour Ja philosophie et l'éthique (4). Sans jamais acquérir la réputation des universités de Leyde ou de Franeker, l'académie de Groningue fut cependant estimée et à juste titre, à cause de la manière judicieuse dont les curateurs surent toujours composer le corps professoral. 1) Messager des sciences et des arts, 1850, 233. 2) Blommaert, Ghedichten van Zevecote , préface. 5) Vriemoet, 4th. Fris., 702-705. 4) Kok, ad. Woord., L, 161. ( ( ( ( \ ” Tome VI. — 2 Parmi. 8 Nicolas Mulle- rius. François Go- mar. Jean Vande Kerchove. François Nan- cius. Antoine Wa- lœus. François Go- mar. Gaspar Bar- lus. (114) Indépendamment de Nicolas Mullerius, de Bruges, qi, cominé nous venons de le dire, aida à fonder éet établissement scienti- fique (1), l'émigration belge fournit encore à l'académie de Gro- ningue un autre professeur, François Gomur, dont nous avons lon- guement. parlé à propos de l'université de Leyde. Après avoir passé de nombreuses années au séin des luttes et des querelles théolo- giques, Gomar, appelé à Groningue comnie professeur de théologie , termina tranquillement ses jours dans cette ville, le 21 jan: vier 1641 (2). $ VE — Écoles illustres. Au nombre des professeurs de l'école illustre de Dordrecht , nous trouvons Jean Vande Kerchove on Polyandre, qui, avant de passer à l'université de Leyde, v professa, pendant trois ans et demi, la théologie et la morale (3), et François Nancius, originaire d'Ysen- berghe, dans la châtellenie de Furnes (4). L'école de Middelbourg fut longtemps dirigée par Antoine Wa- lœus, qui y enseigna le grec ainsi que la philosophie, et y donna aussi des leçons sur les lienx comimuns de la philosophie (5). Fränçois Gomar, dont nous avons aussi eu plusieurs.fois déjà l'occasion dé parler, fut, après que la mort lui eut enlevé son meil- leur soutien, le prince Maurice, nommé professeur à l’école illustre de Middelbourg, où il donna un cours de théologie et de littérature hébraïque, jusqu'à ce qu'il fût appelé à l’université de Groningue (6). En 1651 ; la ville d'Amsterdam jugea convenable d’ériger une école illustre dans son'sein. Elle appela: pour y oceuper la chaire de philo- sophie, Gaspard Barlæus ex-vice-régent du collége des états, et ex-professeur de logique à l’université de Leyde, Il avait perdu ces déux places à l'époque des controverses religieuses, pour avoir suivi (1) Te Water, Reform. van Zeeland, préface. (2) Biogr. des hommes ranpante de la Flandre occidentale , III, 967. (5) Paquot, V, 551. (4) Te Water, Reform. van Zeeland, préface, (5) Batesius, L c. (6) Biogr. des hommes rem. de la Flandre occid.; I, 254-267. (115) les doctrines des rernoutrants. C'était un homme savant et dont le commerce était agréable, bien que son caractère fût assez exalté, Pendant les dix années qu'il passa à Amsterdam, il jouit de la considération générale. Au nombre de ses meilleurs amis, il comp- tait Hooft, chez lequel se réunissaient souvent les hommes les plus célèbres dé cette époque, tels que Vossins, Huyghens, Vondel et une foule d’autres (1). | Au collége érasmien de Rotterdam, nous trouvons en 1680 , en qualité de précepteur de la première classe, Pierre Rabus, origi- Pierre Rabus. naire de la Flandre, que ses parents durent quitter à l'époque des troubles. Il acquit une réputation européenne par ses travaux litté- raires, et surtont par la revue qu'il faisait paraître deux fois par mois, sous le titre de Boekzael van Europa, et quelques années plus tard, sous celui de To:e maendelyke uittreksels (2). Vers lamême époque; Jean Van Riet, de Bruxelles , remplissait les Jean Van Riet. fonctions de précepteur au colége de Ter Gouw. Il publia dans cette ville un livre sur la morale, aujourd'hui complétement oublié, et qui porte pour titre : Den Loetsteen van de wereldt,. de welke niet alleen de voornaemste ghebrcken en sonden die de menschen onder- worpen syn, maer 00k heylzaeme middelen tot verbeteringe en weg- neminge der zelve, aanwyst (3). | Enfin, nous devons encore mentionner parmi les professeurs Pierre Blocx, né à Dieghem près de Bruxelles, et.qui, après avoir Pierre Bloex. abjuré le catholicisme, alla s'établir comme maître d'école à Léyde. H écrivit entre autres un livre contenant des instructions popu- laires sur le baptême et la Cène. Composé d'abord en latin, cet ou- vrage à été ensuite traduit en flamand et imprimé, à Campen, en 1566, sous ce titre : Æene hechtelyke ende schriftelyke onderrich- tinghe van dat doopsel :ende avondmael Christ Jesu, zeer nut nu ter tyd voor alle slechte menschen. Un autre livre de Bloex, qui fit quelque sensation à l'époque où il parut, était intitulé : Meer dan (1) Kok, Paderl. Woord., V, 116. — Witsen Cerstel 4 1 177. (2) Zbid., XXIV, 76. Ses principaux ouvrages sont : la traduction hollandaise de l'historien grec Hérodien. — Rym oeffeningen. — Grieksche, latynsche en nederduitsche Fermauklykheden der Taalkunde, etc. (5) Paquot, XVIII , 82. (116) hwee hondert ketteryen, blasphemien en niewrwve leeringhen , welke uit de misse zyn gecommen (1). $ VIT. — Ministres réformés. Bien que nous n'ayons pas à nous occuper de l'influence de l'émi- gration belge en Hollande au point de vue religieux, nous croyons cependant devoir mentionner ici les nombreux pasteurs d'origine belge , qui dirigèrent les églises protestantes des Provinces-Unies. Il y en a environ cinquante dont nous avons retrouvé les noms, et il n’est nullement téméraire de supposer qu'il en existe au moins un nombre pareïl qui ne sont mentionnés dans aucun ouvrage, par suite de l'insignifiance des localités auxquelles ils furent atta- chés. Si nous parlons ici des ministres, ce n’est point à cause de l'importance religieuse des fonctions dont ils furent revêtus, mais parce que cette dignité même fait supposer chez ceux auxquels elle est déférée une instruction supérieure, des études approfondies en théologie et en linguistique. C’est donc en leur qualité de savants que les ministres reformés nous ont paru devoir occuper une place distinguée dans ce travail. Un fait que l’on peut affirmer sans crainte d'être démenti, c’est que vers la fin du XVI" siècle, et même déjà à partir de 1560, la plupart des églises de la Zélande et beaucoup de villes de la Hol- lande étaient dirigées par des Belges exilés, qui, autant par leurs vastes connaissances que par le zèle qu'ils apportaient à l'exercice de leur ministère, contribuèrent puissamment au développement de la religion protestante. A l'appui de notre assertion, nous cite- rons le fait suivant. Au synode national de toutes les Églises alle- mandes, françaises et flamandes, tenu à Dordrecht en 1578, les Flamands demandèrent que tous les ministres originaires de la Flandre, exerçant leurs fonctions däns d’autres quartiers, fussent tenus de rentrer en Flandre, où l'on manquait alors de pasteurs, quand ils y seraient appelés par quelque communauté. Cette de- mande ne fut pas accueillie, parce que de cette manière en Hollande, (1) Kist, Archief voor kerkelyke gheschiedenis, XI, T à 119. ( 417 ) en Zélande et dans d'autres provinces, beaucoup d'écoles illustres auraient été privées de leurs professeurs, et une foule de communes de ministres (1). | A Middelbourg, chef-lieu de la Zélande, nous comptons, dans une courte période, jusqu'à neuf ministres belges ou issus de parents belges. A peine cette, ville, venait-elle de passer au pouvoir du prince d'Orange, que la elasse de Walcheren désigna , pour y rem- plir les fonctions sacrées, Gaspard Vander Heiden, de Malines. Ce Gaspard Vander hardi sectateur avait été choisi pour ministre à Anvers , alors qu'il Heiden. était à peine âgé de vingtans. Telle fut l'influence qu'il exerçait dans cette ville, qu'en 4557, une prime de trois cents florins fut offerte à quiconque pourrait l'arrêter : aussi fut-il obligé de quitter Anvers et de prendre , comme tant d’autres, le chemin du Palatinat, où il desservit: la communauté de Franekenthal. En 1565, l'électeur l'envoya dans les Pays-Bas avec Taflin et Dathenus, afin d'y veiller aux affaires des Églises néerlandaises. L'année 1566 remplit les pro- testants d'espoir : de magnifiques promesses avaient été faites aux nobles confédérés, et de toutes parts les ministres exilés revinrent dans le pays. Vander Heïden retourna à son poste à Anvers, où il eut pour collègues Herman Moded et Georges Silvain; mais les espé- rances des réformés furent bientôt détruites. La cour ne tint pas sa promesse. Par de nouveaux décrets, que l'on présentait sous le titre fallacieux d'adoucissement des placards ; on ordonna de susir non-seulement tous les ministres, mais tons ceux qui les héber- geaient. Vander Heïden était trop connu à Anvers pour pouvoir espérer d'y rester caché; aussi jugea-t-il prudent de passer en Flandre, où les protestants jouissaient d'un peu plus de liberté, grâce au libéralisme du comte d'Egmont. I prêcha avec le plus grand zèle à Hulst; il s'établit ensuite à Axel, pour y remplir le service divin. Les excès des iconoclastes ne lui permirent cependant pas de séjournet longtemps dans cette ville, et il retourna à Anvers, où le consistoire le chargea de se rendre avec deux anciens à Amsterdam , afin de s'entendre avec l'Église de cette ville touchant certains détails. Le rôle.qu'il joua dans cette cireonstance est diver- (1) Te Water, Reform. van Zeel., préface. (148) sement apprécié par les remontrants et par les contre-remon- trants; nous nous bornerons à dire que Vander Heïden sut aplanir les difficultés. Revenu à Anvers, en 1566, Vander Heiden y resta jusqu'au 10 avril 4567, époque à laquelle les circonstances politi- ques obligèrent les ministres à quitter de nouvean cette ville. Van- der Heïden retourna dans le Palatinat, et il ne tarda pas à reprendre ses inciennes fonctions à Frunckenthal, en remplacement de Dathe- fuis, qui avait passé à Heidelberg. I fit, avec Marnix, de nombreux efforts pour établir , à Embden, uné caïsse de secours en faveur des réfugiés des Pays-Bas. En 1571, il assista du commencement jus- qu'à la fin aux négociations de Franckenthal , entre les réformés et les anabaptistes, et en traduisit le protocole en flamand ; traduction qui fut publiée le 25 novembre 4371, sans nom de lieu ni d'im- primeur, Au synode des Églises néerlandaises tenu à Embden, le à octobre 1571 , il fut élu président et placé au nombre de ceux qui étaient chargés de faire connaître à Marnix tout ce qu'ils pouvaient recueillir relativement à l'institution des Églises protestantes dans les Pays-Bas, afin que celui-ci en fit:une histoire détaillée, Il con- tinua à remplir les fonctions de ministre à Franckenthal, jusqu'au commencement de 1574, époque à laquelle l’empereur palatin semble lavoir nommé ministre particulier (4) de son fils Chris- tophe , envoyé avec quelques troupes au secours du comte Louis de Nassau. Déjà le 18 février 1574, la classe de Walcheren l'avait élu ministre de Middelbourg, qui venait de passer au prince d'Orange. Le 8 mai, dans le premier consistoire tenu dans cette ville, il fut décidé d'envoyer à Vander Heïden une lettre pour lui faire connaître le désir qu'on avait de le posséder comme pasteur. {Il arriva un peu plus tard à Middelbourg, et, après avoir fait deux ou trois prêches, convoqua le synode extraordinairement. Dans cette réunion, qui eut lieu le 8 juin 1374, il exposa : 1° que si Middelbourg était pourvue d'un autre ministre, il retournerait volontiers à Franckenthal; 2 que si Anvers devenait libre, il désirait y reprendre ses fonctions; 3° que s’il avait des disputes religieuses, ou ne pouvait s’habituer à Middelbourg, il entendait rester libre de quitter; 4° que si l'Église (1) Æofprediker, (119 ) de Franckenthal le réclamait, il pourrait y retourner. Malgré les instances du consistoire, il ne voulut pas démordre de ces con- ditions qu'on dut finir par accepter. Au synode des Églises de Hol- lande. et de Zélande, tenu à Dordrecht, le 16 juin 1574, il fut élu président. A son retour à Middelbourg 1] proposa an consistoire d'expliquer d'un bout à l'autre un livre de l'Évangile au lieu de faire des sermons détachés. Le consistoire.agréa cette proposition, et, en conséquence, il expliqua l'Évangile de saint Jean. Lorsque la nou- velle de la délivrance de Leyde arriva à Middelbourg, le 4 octobre, à huit heures du soir, Vander Heiden fut chargé, tant par le gouver- neur Boysot que par les bourgmestres.et le consistoire, de dire une action de grâces dans l'église de Westmonster (maintenant démolie). Le 27 mai 1575, il fut envoyé à Dordrecht, afin d'y avoir avec Taffin une conférence sur divers sujets, et. en janvier 1577, 1l fut chargé par le consistoire de se rendre:en Angleterre, pour en ramener un ministre. Il assista au .synode national de Dordrecht (2-18 juin 1578) et se rendit, par son ordre , à Anvers. Après plu- sieurs pourparlers, ceux de Middelbourg consentirent à lui rendre sa liberté et à lui laisser reprendre ses fonctions à Anvers; il fit, en conséquence, son dernier prêche à Middelbourg, le 2 octobre 1579. C'était un homme sage et savant qui jouit toute sa vie de la plus grande considération. Ses descendants s'établirens en Hollande, où, pendant près de deux siècles, ils s'adonnèrent tous au ministère ou au professorat. François Burman, professeur et ministre à Utrecht, en 1760, était l'arrière-petit-fils de son pitit-fils (1). Le 13 avril 4577, le synode de Middelbourg appela au ministère Michel Panneel, issu d'une ancienne famille noble de la Flandre et Michel Panneel. quiayait déjà rempli des fonetions pareilles à Eecloo. Panneel assista à un nombre considérable de synodes, tant généraux que particuliers, et presque toujours il y remplit quelque dignité, soit celle d’asses- seur, de secrétaire où de délégué pour les affaires importantes (2). Jacques Kimedonck, plus connu sous le nom de Kimedontius, était originaire de Bruges. Lorsqu'en 1578, on établit une école (1) Kok, F’aderd. Woord., XX, 507. (2) Te Water, Ferhaal der Reform, in Zeelandt, 181. ( 120 ) illustre à Gand; Kimedonek en fut nommé le principal professeur. I 'expliqua successivement les Épttres de saint Paul aux Éphésiens, aux Colossiens et aux Galates, ainsi que celles de saint Pierre et la seconde Épitre de saint Paul à Timothée (1). Quand le fougueux Hembyze, après avoir pendant trop longtemps tyrannisé la capitale dé la Flandre, dut porter sa tête sur l'échafaud , à Kimedonck revint le triste honneur de lui faire entendre les dernières consolations (2). Bientôt il fut, comme les autres ministres, obligé de quitter Gand. H se retira en Zélande, et l'année suivante (1585), ceux de Middel- bourg lui donnèrent la direction de leur Église : il acquit dans son ministère la considération générale, à tel point qu'il fut député par les Églises zélandaises, pour les représenter au synode national tenu à la Haye, le 20 juin 4586, par les ordres de Son Excellence le comte de Leicester, alors stathouder général des Provinces-Unies. Bien que ce synode comiptât un nombre considérable de gens savants et pieux, Kimedontius eut l'honneur d’être nommé président, tant à cause de ses capacités extraordinaires que par suite de l'influence du premier député de Son Excellence , le chevalier Adolphe de Meet- kerke. Il publia divers ouvrages dont'voici les titres : 4° Over den doop onzes heeren Jesu Christi. Middelbourg, 1589. 20 De redemptione, praedestinatione , ete. 4 5° L'Oraison funèbre du comte palatin, Jean Casimir, décédé le 16 janvier 4592. Kimedonck l'avait sans doute connu à Gand, où il avait résidé en 1578, pendant plus de deux mois, et s'était, à cause de ses sentiments religieux, fait aimer ” tous les ministres protes- tants (5). | 4° Theophylacti Simocatae opuscula omnia. 3° Dissertatio theologica dé duabus hoc tempore controversiis, de reconciliutione per mortem Christi impetrata pro omnibus et singulis hominibus ; de electione ex fide praevisa. 6° Synopsis adversus Sam. Huberum. 7° De verbo Dei scripto et non scripto (4). (1) De Jonghe, Gentsch. Geschied., 11, 121. (2) Jbid., 11, 429. (5) Te Water. Æerv. Kerk te Gent, 151 sq. (4) Te Water, fils , Reformatie in Zeelant, 158, (121) + Kimedonck quitta Middelbourg en 4589, pour prendre l'emploi de directeur du collége de la Sagesse à Heidelberg. 11 fut remplacé par Égide Burs, de Bergues-S'-Winoc, d'abord professeur à Fles- singue et qui fut en même temps recteur des écoles latines de Mid- delbourg. Burs présida le synode tenu à ser sis du 17 au 27 mai 4610 (1). Le 27 juin 4599, YÉglise de Middelbourg choisit pour ministre Herman Faukeel, de Bruges, qui venait d'occuper la même position à Cologne. Il assista, en 1602, au synode de Tholen, dont il fut élu président, et plus tard au synode de Dordrecht, où on le nomma assesseur. On y rendit hommage à ses mérites, en le chargeant successivement, avec divers de ses collègues, dans la 13° séance, de soignersune nouvelle traduction des livres du Nouveau Testament; dans la 47%, d'écrire deux manuels de catéchisme ; dans la 43°, de ‘faire 'aux états généraux un rapport sur la question dés gomaristés et des arminiens ; dans la 428me, dé rédiger les canons du synode dans les divers points controversés ; dans la 155%, de comparer les divers exemplaires de la confession des Églises protestantes en latin, en flamand et'en français, ‘et de les réformer de telle manière que ce texte pût dorénavant êtré considéré comme le plus correct; dans Ja 177%, de témoigner aux états généraux la reconnaissance de l'assemblée pour tous les services par eux rendus à l'Église, et de prier leurs HH° PP. de revêtir de leur approbation les décisions du synode ; enfin, dans la 178% de remercier le magistrat de la ville de ‘Dordrecht des honneurs qu’il avait prodigués aux membres de cette réunion. Toutes ces missions prouvent'en quelle estime ses collègues le tenaient; ils firent même plus : certaines affaires furent confiées exclusivement à son esprit sagace et prudent. Cest ainsi qu'à la 18e séance, on lui commit le‘soïn d'extraire du règlement du Colle- ‘gium Sapientiae (au Palatinat) les mesures praticables dans les Provinces-Unies, et de rédiger un règlement (x la préparation des ‘jeunes gens aux fonctions sacerdotales. Après son rétour du synode, Faukeel goûta peu de repos; car il lat successivement chargé de toutes les affaires difficiles ou délicates (1) Te Water, fils, Reformatie in Zeelant, p. 189. Égide Burs. Herman Fau- keel. (12 ) qui se présentèrent dans la classe, telle que celle de Van Laren (1) et plusieurs autres. Le 7 mai 1625, il remplissait les fonctions de secrétaire à la réunion de la classe, et deux jours après il mourut, sans doute subitement. Sa mort fut un deuil public. On l'enterra avec pompe dans l'ancienne église, et de nombreuses oraisons funè- bres retracèrent ses vertus et ses talents. L'une d'elles, qui a pour auteur Adrien Hoffer, se termine de Ja manière suivante : De heughnis van zyn wys, en hooghgelverden sin, In ons verwekken sal der wysheid liefd” end” min ; De heughnis van zyn vroom end s00 godsalligh levèn Sal ons in al ons doen een levend voorschrift geven ; Syn ligchaam dat is dood, syn zièle leeft om hoogh, Syn deugd leeft onder ons, end staet ons steeds voor d’oogh. 1": Si l'on considère Faukelius comme savant, on doit reconnaître qu'il est digne d’être placé au premier rang. 1} avait, en effet; une connaissance approfondie du: gree et.de l'hébren ; et c'est par là qu'il se trouva à même de traduire Ja Bible sur le: texte hébraïque, tandis que toutes les autres traductions flamandes de cet onvrage étaient faites elles-mêmes d'après des traductions. Son, Nouvean Testament parut en 1617, et l'Ancien en 1623; chacune de ces tra- ductions est enrichie de, potes, qui, pour la plupart, tendent à expliquer d'anciens usages ou.des mœurs prpniples, Faukelius em- ploya partout les mots du,et dy, suivant, à cel égard, l'exemple de Marnix, qui défendit ardemment cette manière de s'exprimer. à la deuxième personne, ainsi que nous le dirons plus bas. On peut lui reprocher toutefois d'avoir orthographié certains mots d'après la prononciation locale, par exemple, eerlicheyt pour. heerlycheid, wroylyck pour vrolyk, etc:, et d'avoir employé quelques. formes inusitées, telles que rustet u (Gen., XVIH, 4), geschoffieerd had (Gen., XXXIV,5),etc: ù Quoi qu'il en soit, sa traduction a Je end mérite del exactitude: aussi le synode de Dordrecht le nomma à la fois traducteur du Nou- veau Testament et traducteur suppléant de l'Ancien. Mais sa mort, (1) Kist et Rooyaards, Ærehief, enz., XV, 254 à 256 et 250 à 252, (125 ) qui arriva en 1625, ne lui Jaïssa guène le:temps de: enr ces missions (4). | R L Un autre Belge, dont. nous avons eu déjà l'occasion de parler, occupait, en même temps que Faukeel; la: position de ministre à Middelbourg: Ce. fut en ,1604 qu'Antoine -Walœus, alors : pasteur à Koukercke, fut appelé à Middelbourg, où il resta jusqu'au 19 sep- tembre 1619 ; époque à laquelle on le nomma professeur à Leyde. Son frère puiné ,: Jacques Walœus, le aspire: alors à: Middel- bourg (2). Le soin lé l'Église irhenst ns cette ville fut sise en 1611, à Jean, Taffin, que l'on croit, et avec râison, parent, simon fils, de Jean Taflin , de Tournai, lequel joua un rôle important en Hollande, comme: conseiller du prince Maurice. Taflin le jeune occupait encore l'emploi de,rninistre à Middelbourg en 1614; mais on ignore cé qu'il est devenu depuis. Il a publié deux onvrages intitulés :1° L'Estat Antoine Wa- lœus. Jacques Wal- lœus. Jean Taffin. de l'Église, avec le discours des temps, depuis: les-apôtres jusqu'à : présent; 2 Claire exposition del Apocalypse; ou révélation de saint Jeun, avec déduction de l'histoire et chronologies: Ni Tun ni l'antre ne sont de nature à:faire passer l'atteur à: la-postérité (3). ! Enfin, nous nientionnérons encoré,; mais à une époque; plus vé- cente, Jean: Van der Wayen, dont le père avait dû quitter Anvers pour motif de religion. 1 fut nommé ministre à Middelbourg, au mois de septembre 1678 ,.et remplit ces fonctions avee le plus grand talent; mais comme il était partisan des nouvelles doctrines de Descartes et de de Cock, il se, créa nn grand nombre d'adversaires parmi les partisans de l’ancienne philosophie. Ceux-ci allèrent jns- qu'à porter plainte contre lui. au: consistoire: Van der Wayén pré- senta sa, réponse, et les partis s'aigrirent de plus en plus, à tel point qu'il en résulta des désordres et que le prince gouverneur, pour y mettre fin, ordonna à Van der. Wayen de quitter la ville. Comme nous Favons dit plus haut, Van der Wayen devint posté- rieurement professeur à l’université de Franeker (4). (1) Kist et Rooyaards, 4rchief voor kerkel. geschied.; XV, pp. 180-548. (2) Bates, p 6354 sq. (3) anal. X, 171. (4) Vriemoet, Ath. fris., 857 à 577. Jean. Van der Wayen. ( 424 ) Les. fonctions de ministre à :Arnémuiden furent dévolues, :au Josse Van La. mois de septembre 1585, à Josse Van Laren, né à Commines, le Fe 45 août 1565. Il avait, auparavant , exercé le ministère à Ypres, jusqu'au moment où cette ville retomba aux mains des Espagnols, et ensuite à Anvers, aussi longtemps que ce dernier boulevard de la liberté sut résister aux efforts de Farnèse (1), Le 8 août 4608, il fut appelé à Flessingue, où il mourut en 1618, laissant neuf enfants, dont six suivirent la même carrière que Jui. L'un d'eux, égale- ment nommé Josse, devint aussi ministre à Flessingue, où il exérça lés fonctions sacrées pendant trente-quatre ans (2). {1 fut, comme nous l'avons dit (3), l’un des réviseurs de la version de la Bible, et il paraît même qu'on lui doit la traduction de Job et de Daniel, ainsi que les notes marginales sur ce dernier livre. Il eut un grand nombre d'enfants, qui, selon les traditions de la famille, se consa- crèrent à la propagation de la parole divine (4). | Daniel de Dieu. : : Flessingue eut encore pour ministre Daniel de Dieu, de fiéiidlies, qui avait quitté cette ville lors de sa reddition au due de Parme. 1] fit partie d’une ambassade en Angleterre, dont nous avons raconté ailleurs le but et le résultat. Il fut remplacé, en‘ 1617, par son fils Louis, qui plus tard devint régent du collége wallon (5). Abraham Van- Æbraham Vander Myle, Vun des principaux élèves de l'école 1llus- der Mÿle. {re de Gand ; devint aussi pasteur à Flessingue; mais il perdit cette place, sans doute pour avoir eu en trop grande estime les doctrines des remontrants (6). | Jean Taffin. Les mêmes fonctions furent encore remplies par Jean Taf]in le jeune, avant qu'il fût appelé à Middelbourg (7). Pierre Everard. À Ter Goes, ou Gouda, l'Église protestante fut dirigée par Pierre Everard, de Nieuport ; qui n'y resta toutefois que peu de temps, (1) Sur la liste des ministres d’Arnemuyden se trouve encore un Pierre Dam- man, issu d’une famille gantoise. (Te Water, Reform. van Zeel., 206.) (2) De La Rue, Gelett, Zeel., 145. (5) Page 91. (4) Kist et Rooyaards, XX, 52. (5) Paquot, 1, 1053 sq. (6) Te Water, Herv. Kerk te Gent, 146, (7) Paquot, XI, 71. ( 1251) cavil prit possession de ce poste le4% juillet 1583, et nous le trou- vons déjà à la Haye au mois de mai 1584 (1). Il fut bientôt remplacé par un autre Belge, Philippe Van Lans- : Philippe berghe, de Gand, qué l'on installa à Ter Goes, én qualité de minis- RE . tre, en 1586. Son fils Pierre remplit ces fonctions, conjointement Lansberghe. avec lui, depuis le 3 novembre 1610. Tous deux S'attirèrent des désagréments pour s'être mis à la tête d'une faction politique, lors de l'élection d'un bourgmestre. Le parti opposé ayant triomphé, accusa les Lansberghe d’avoir fomenté des désordres. La classe, convoquée pour cette affaire, déclara que les deux ministres pou- vaient être déplacés : c'était une révocation indirecte. Ils ne cher- chèrent pas à occuper ailleurs des positions sde et se retirè- rent à Middelbourg (2). Nous trouvons également mentionné comme ministre à Ter Goes, vers Ja même époque, Gauthier Damman qui, en 1587, passa à Gauthier Dam- Kloetinge, probablement à cause de quelque mésintelligence avee "7 les magistrats, et ensuite à Serooskerke, où il mourut en 1608 (3). Cette famille gantoise donna un grand nombre de ministres à la Zélande. Tobie Damman fut successivement pasteur à Vossemeer et à TobieDamnian. Nieuwerkerke. Il assista à l'assemblée de Ter Goes, en 1615 et au synode de Zeerickzee, en 1618 (4). | Zébédée Damian devint, en 1593, ministre à West-Cappelle. Zébédée Dam- Jean Damman fut pasteur à Dirckstand, Meliszand et Herkinge , jean SL en 1598, à Zundert, en 4615, à Rysbergen, en 1616, à Made et Drummeler, la même année, enfin à Cappel et Vryhoeven, en 1619 (5). Corneille Damman vint remplir les fonctions sacrées à Hekelinge, Corneille Dam- dans le métier de Hulst, en 1596, puis à Ouddorp, en 1600, et à man Oostvoorm, en 1619. Il mourut dans ce village en 1627 (6). (1) Te Water, Æerv: Kerk te Gent, préf. (2) Te Water, Reform. in Zeeland, 280 sq. (3) Zbid., 205. (4) Zbid., 508 et 521. (5) MERE Kerk register, 496. (6) Brandt, 11, 698 et 699.— Trigland, Kerk. Hist., 1052. Josse de Neve. Jacq. Basilius. Gheleyn Van Oost. Pierre Bertius, Samuel Van Laren. Jean Ghyst. Louis Willemot. Pierre Van Laren. ( 126) Nous avons déjà parlé d'Adrien Damman. Nous nous occuperons plus loin de Sébastien et de:Pierre Dämman. Josse de Neve, oviginairé d’un petit village du métier de Hulst, fut, à la fin du VIP siècle, stiecessivement ministre à ps et. à Kloetinge (4). 1 49 L'église de fn dds ri fat urige des 1394, par Jacques Ba- sine de Bergues-Saint-Winoe, qui assista en cette pare en 1597, au synode de Ter Goes (2):::: :: :: A Heinkenszand, x ne Van due récit ministre le 4% dés cembre 1578. [lvenait de desservir une communauté en Flandre, et la classe de Zuid-Beveland, réunie le 26, octobre 1379; le pria d'écrire à son église pour. obtenir sa décharge et l'autorisation de rester à Heinkenszand, jusqu'à ce qu'il pût se faire remplacer ap un ministre agréable au consistoire.et à la classe (3). . | En 1594, Pierre Bertius, père de celui qui fut chargé de rédiger le catalogue de la Bibliothèque de Leyde, fut appelé à la diréetion de la même église. (4), à la tête: de laquelle nous :trouvons-un pet plus tard Samuel Van Laren, fils de Josse, ministre à Flessingue (5). Non loin de Heinkenszand on rencontre le village de Jersike, où les fonctions de ministre furent remplies; en: AD8{, par Jean Gh: ys d'Ostende, Ce pasteur n'y resta qu'une année (6). vs En 1578, Louis Willemot, d'Ypres, surnommé parce motif Hy- perius, arriva comme pasteur an village nommé Der Nesse. I se fit si bien voir dans cette contrée, que la classe employa son office dans toutesiles affaires les plusgraves.. C'est ainsi qu'on le chargea, le 19 fé- vrier 1580, de se rendre en Flandre, afin d'en ramener: quelques pasteurs pour les villages de l'ile de Zuid Beveland (7). Pierre Van Laren, autre fils de Josse, fut également ministre dans ce village, ’ Te PPT «. À tdur {tm DOTT ES 25 1 [ES LE EEE LEE ny» (1) Te Water, ÆZerv. kerk te Gent, préface. (2) Te Water, fils, Xeform. van Zeeland, 252 et Aurae tn 85 (3) Te Water, a Mi van Zeeland, p. 295. (4) Zbid., p. 297. (5) Kist et Rooyaards, XX, 51 à 67. (6) Te Water, Aeform. van Zeeland, 504. (7) Ibid., 298. ue (127) et Jacqtés Van Laren remplit les mêmes fonctions à Renisse (1). hotes Van be village de Oostersouburg eut, vers 1590; pour ministre, Guil- Grimdee Co- ldume Conans: qui avait rémpli les mêmes fonetions à Dixmude, mans. jusqu'à ce que cette ville tombât au pouvoir du due de Parme. 1 paséa: ensuite. à l'Éeluse, mais Ja éommunauté n'ayant pas assez de ressources pour pourvoir à ses besoins, Comantius s'engagea, comme thinistre particulier, chez le seigneur de Noordwyek, près de Leyde qu'il quitta: pour se rendre à Oostersouburg (2): A Coukerke; les fonctions de ministre furent, pendant deux ans, rémplies par Antoine Walœus, avant qu'il fût appelé à Middel- Ant. Walœus. bourg.(3}, puis par Jérémie Van Laren, second fils de Jossé (4). Mo à Gäbriel Happart, d'Audenarde, fut le premier pasteur de Dom- Gab. Happart. burg , où il inaügura le temple protestant, le 25 mai 1578 (5). Plus: tard la même position fut occupée par Jacques Walœus lacq. Walœus. frère, puiné du célèbre. Antoine, qu'il remplaça à: Middelbourg quand.celui-ei fut appelé à la chaire de théologie de Leyde (6). L'église protestante de Ter Vere eut pour fondateur et premier mi- nistre Jean. Van Miggrodr, issu d'une bonne famillé belge (7) et pré- Jean Van Mig- cédemment curé catholique au même endroit. Ce fut vers 1572 qu'il te installa la communauté protestante. Il s'occupa dès lors avec le plus grand zèle à répandre, en Zélande, les doctrines nouvelles, et s'efforça d'établir partout des églises régulières; il contribua puis- samment à doter de ministres , non-seulement la ville de Ter Goes, mais une foule de villagés des environs. Miggrode fit partie d'un grand nombre de réunions synodales, dans lesquelles il fat con- stamment-élu président ou secrétaire (8). Mais ce qui, mieux que (1) Kist et Rooyaards, L. e. (2) Te Water, Reform. van Zeeland ; 208. (5) Bates; p. 634. (4) Kist et Rooyaards, XX, 51 à 67. (5) Te Water, ébid., 200. (6) Bates, L. c. (7) En 1589, Jean Van Miggrode;: le jeune, était bailli de la seigneurie et du pays de Bornhem. (Requête du susdit Jean Van Miggrode ; aux archives du conseil de Flandre, Zettres adressées au conseil , a 1589.) (8) Te Water, Reform. van Zeeland, 290 à 295 et 168. Jean Panneel. Nathan Vay. (428) toute autre chose, fait voir la haute considération dont Van Miggrede jouissait au XVI" sièclé, c'est qu'il se trouva au nombre des cinq ministres qui furent appelés à signer la fameuse consultation du 11 juin 1575, sur le mariage du prince d'Orange. l'est, du reste, digne de remarque que parmi ces cinq ministres, quatre étaient Belges, savoir : Van Miggrode, Gaspard Vander Heïden, ministre à Middelbourg, Jean Taflin et Thomas Tvylius, ministre à Delft (4): °° À Grypskerke, dans File de Walcheren, était ministre, en. 1595; Jean Panneel, originaire de la Flandre et probablement parent de Michel Panneel dont nous avons parlé antérieurement. Il remplit ensuite les mêmes fonctions à Baarland, dans le pays de Goes, et à Axel, où il fut installé le 22 novembre 1617 (2). Il succédait à Nathan Vay (3), établi à Axel depuis 1614, ét qui y cumulait les fonctions de ministre français avec celles de ministre flamand. Vay avait réuni quelques dons volontaires, pour lérection d'une église à Axel. Panneel continua ces quêtes en Hollande, en Zélande, dans la Frise et dans le pays d'Utrecht, avec tant de zèle et de bonheur, qu’il parvint à faire élever et à achever l'église pti On à de Vay les deux ouvrages suivants. 1° Bergen-op-Zoom beleghert, op den 18 july 1622, ende ontleghert den 5 october des zel{den jaer, volgens de beschryving gedaen by de drie predikanten van de gemeynte Christi'aldaer: Vay travailla à cetté œuvre avec ses deux collègues ; elle plut tellement aux états d'Utrecht, qu'ils firent aux auteurs un don de 100 livres de gros. 2 Ontdekkinge van de onwettelyke sondinge van de mispriesters ende leeraers van de roomsche Kerke, ende van de nieuwigheit, on- suiverheit en ongeschiktheit van haare leer in ‘t stuk van ‘t heilig Avondmael, mitsqaders eene aanwyzinge van de wettelyke zondinge van de gereformeerde predicanten, ende van de oudheit, suiverheil ende geschiktheit van haare leere in 4 stuk van het hey Avond- maal (4). (1) Voir la consultation dans Groëén van Prinsterer, V, 224 sqq. (2) Te Water, Reform. van Zeeland , 205. (5) Fils d’un émigré belge. — De la Rue, Gelettert Zeeland , pe (4) Zbid., p. 132-185. ( 129 Parmi les ministres de Woubrugghe, l'on trouve Louis de Dieu, Louis de Dieu. fils de celui qui fut principal du collége wallon à Leyde (1). | À Serooskérke, l'église fut dirigée assez longtemps par Pierre Pierre Haege- Haeyeman, ancien ministre de Gand. Il prenait souvent le nom grec de Æypophraginus (2). En 1608, un certain Guillaume Comantius était pasteur à Ysen- Guillaume Co- dyke. C'était probablement le fils du ministre d’'Oostersouburg (3). "*""" On suppose de même qu'Abraham Happaert, qui dirigea, dès Abraham Hap- avant 1600, l’église de Oostcappelle, était frère de Guillaume Part: Happaert, ministre de Domburg (4). Un fils de Jean Miggrode, portant le prénom de Jacques, desservit Jacques Mig- successivement les églises de Scherpernisse, en 1596, et de Gapin- sus gen , où il se trouvait encore au commencement du XVI" siècle (5). Pierre Damman fut également ministre à Gapingen (6). Pierre Dam- A Naarden, les fonctions de ministre furent remplies, vers 1620, "7 : par Jean Vander Heiden, petit-fils de Gaspard dont nous avons parlé Jean et Abra- plus haut, et, après le départ de Jean, par son frère Abraham, qui me devint ensuite professeur à l’université de Leyde (7). A Bréda, nous trouvons Henri Bochorinck, de Bruxelles, ex-doyen Henri Bocho- de Tirlemont, qui, après avoir jeté le froc aux orties, devint succes- "mk- sivement ministre à Wormskirchen, à Woerden, enfin à Bréda , où il s'occupa spécialement à combattre, par ses discours et par ses écrits, la religion qu'il avait abandonnée. D'après le portrait que ses biographes nous ont laissé de lui, c'était un homme indigne de la considération des honnêtes gens. Sa conduite privée était mépri- sable et sa vie tout entière ne fut qu'intrigues et fourberies. Il s'altaqua spécialement au révérend père Gouda, d'Anvers (8). (1) Paquot, I, 103 sq. (2) Te Water, Æervorm. Kerk te Gent , 47. (5) Te Water, Reform. van Zeeland , 208. (4) Zbid., 211. (5) Te Water, Reform. van Zecland , 207 et 519. (6) Zbid. , 306. (7) Kok, V’aderl. Woord., XX, 507. (8) Witten, V, 146. Discours de Barlæus. — Cuyck, Panegyricue orationes , 254 sq. — Paquot, L. Tome VI. — 2° Partie. 9 Pierre Carpen- tier. Thomas Van Til. ( 130 ) Pierre Carpentier, d'Anvers, fut pasteur à Schiedam depuis 1581 jusqu'en 1591. En 1565, il était ministre à Anvers. 1 fut envoyé vers ectte époque à Londres, pour aider à terminer le différend qui s'y était élevé dans la communauté flamande relativement à la né- cessité de témoins au baptême (1). Plus célèbre que ces ministres est Thomas Van Til ou Tilius, né à Malines vers 1534 (2). D'abord curé à Oudenbosch, il fut, en 1564, élevé aux fonctions d'abbé de la riche et célèbre abbaye de S'-Ber- nard près, d' Anyers, qu'il abandonna, le 18 août 1567, pour suivre les dogmes de l'Église réformée (3). Cette résolution n’a pas été prise par lui d’une manière instantanée : depuis longtemps il avait épousé les intérêts du parti protestant. Selon quelques-uns, il aurait même signé le compromis; mais ce qui est positif, c'est que le 49 août 1366, le prince d'Orange, en quittant Anvers, se rendit auprès de l'abbé de S'-Bernard et y dina en compagnie des comtes de Horn, d' Egmont, d'Hoogstraten et quelques autres (4). L'année suivante, le 2 Juillet, jour de la visitation de la Vierge, une foule considérable se rendit à l'abbaye, en chantant des psaumes, afin d'entendre l'abbé Van Til, quidevait, assurait-on, prêcher la doctrine de la con- fession d’Augsbourg. L'arrivée du duc d’Albe le détermina enfin à abandonner son abbaye et à fuir loin de sa patrie. Les écrivains protestants et les écrivains catholiques ne sont aucunement d'ac- cord sur un fait qui accompagna son départ. Il emportait une somme de 4,000 florins; selon les uns, c'était son pécule à lui : selon les autres, la caisse de l'abbaye. Nous ne trancherons point la question , pas plus que nous n'examinerons si Jeanne Van Waveren, qu'il épousa peu après, était une femme honnête et de noble ori- gine, ou une fille perdue. Toujours est-il positif que la convic- tion, ou le feu des passions, a dû chez cet homme atteindre une force extrême pour lui faire échanger contre une existence précaire (1) Te Water, Zervormde Kerk te Gent , 16. (2) Te Water, Z’erbond, 1, 554. (3) Costerus a voulu soutenir que Van Til n'avait pas été abbé de S'-Bernard ; mais cette opinion, fondée probablement sur le désir de diminuer le scandale, est entièrement controuvée, # (4) Bor, IV, 136, 145,192, 200. — Te Water, erbond , Ill, 537. (131) la riche position qu'il occupait à S'-Bernard, où il recevait annuel- lement 20,000 florins pour sa table seule. On tenta, mais en vain, de le faire arrêter à Duisbourg, où il se retira d'abord et d'où il pu- blia son apologie. Il n’est pas probable qu'il remplit les fonctions du ministère ni à Duisbourg ni ailleurs dans le pays de Clèves, où il ne lui fut, du reste, pas loisible de rester longtemps. Passant ensuite en Hollande, il devint, en 1567, pasteur à Harlem. Nous ne voyons pas trop ce qui lui arriva jusqu’en 1575, époque à laquelle il fut nommé ministre à Delft. Le 3 juin 1578, il assista au synode national de Dordrecht, où il fut, conjointement avec Arnould Cor- neille, chargé de rédiger une supplique aux états , afin de les prier de pourvoir à l'entretien des ministres. Tilius, qui avait été nommé prédieant de la cour, accompagna en cette qualité le prince d'Orange, lorsque, le 3 décembre 157#, celui-ci se rendit à Gand. Il prêcha, en présence du prince, dans l’église des Carmélites (1). Par suite d’un accord entre les églises de Delft ét d'Anvers, Van Til devint ministre à Anvers, où il acquit la considération générale par sa modération et son esprit conciliant. Ce n'était pas à Anvers seulement qu'on estimait son caractère : en voici un exemple. Un désaccord avait surgi, à Leyde, entre le magistrat et le ministre Gaspard Koolhaes d’une part, le consistoire et la plupart des pasteurs d'autre part. Les états de Hollande et le prince d'Orange avaient en vain tâché de concilier les parties, en ordonnant la suspension des deux chefs de file, Koolhaes et Van Hespe. Le magistrat ne voulut point consentir à cette suspension, et pria l’église d'Anvers de con- sentir à ce que Van Til vint, pendant trois mois, prêter à l’église de Leyde le concours de ses lumières et de sa sagesse, prière à laquelle ceux d'Anvers refusèrent d'accéder. | Van Til resta à Anvers jusqu'au moment où cette ville tomba au pouvoir du duc de Parme {17 août 1585), et se retira alors en Hol- lande avec ses coreligionnaires. Il ne tarda pas à être réintégré dans ses fonctions de ministre à Delft, soit par droit de retour, soit par une vocation nouvelle. En 1587, les états de Hollande l’appe- lèrent, avec douze autres pasteurs, à la Haye, afin de s'entendre avec (1) De Jonghe, Gentsche geschied., IL, 86. (1% ) eux sur divers points relatifs au bien-être du pays et de l'Église. Van Til mourut à Delft, le 43 janvier 1590, et fut enterré dans la grande église, devant la chaire de vérité. Sur sa tombe, on mit cette épitaphe : Bernardum colui monachus malesanus et abbas , Sed Christus servum reddidit ecce suum : Cujus amore ardens , dum pasco fideliter agnos, Hac recubo tandem mente beatus humo. Thomas Tilius Minister ecclesiae Delphenses Obiit die 15 januarii an. Dom. MDXC (1). Jean Tafin. L'église de Berg-op-Zoom eut pour ministres Jean Taffin, le jeune, qui quitta cette ville en 16114 pour se rendre à Middelbourg (2) et Nathan Vay. MVathan Vay, qui y fut appelé le 10 août 1617 (3). À Dordrecht, trois ministres belges se succédèrent en peu de Jean de Vos. temps. Jean de Vos, de Rupelmonde, prédicant à Furnes jusqu’en 1583, époque à laquelle cette ville tomba au pouvoir du due de Parme, passa ensuite à Dordrecht, où il ne tarda pas à être mis à la Jérémie Bas- tête de l’église (4). En 1586, Jérémie Bastinck, d'Ypres, plus tard link. régent du collége des états, fut également nommé ministre à Dor- JeanPolyander. drecht (5). Enfin, Jean Polyander a Kerkhove, fut, en 1591 , appelé dans la même ville, et y exerça, pendant vingt ans, les fonctions de ministre de l'Église wallonne. Nous avons dit plus haut que Polyan- der entra ensuite à l’université de Leyde comme professeur de théologie (6). Pierre Bertius. Parmi les ministres de Rotterdam, nous trouvons : en 1573, Pierre Bertius ou de Bert, originaire de la Flandre, et dont le fils devint Jean Taffño. régent du collége des états (7); Jean Tafjin, de Tournai, longtemps (1) Te Water, ÆZerv. Kerk te Gent, 250-270. (2) Paquot, XI, 171. (3) De la Rue, Geletterd Zeeland, 151 à 153. (4) Witten, J’itae philologorum , V , 96. (5) Te Water, Tweede eeuwgetyde van de geloofsbelyd der gerstr kerken. (6) Paquot, V, 551. (7) Kok, f’aderl. Woord, V1, 497 sq.— Te Water, Reform. van Zeeland, 297. (135) conseiller du prince Maurice et qui fut nommé ministre français à Rotterdam en 1595 (1); Jean Vander Heiden, petit-fils de Gaspard, Jean Vander Heiden. antérieurement pasteur à Naarden (2); Pierre Carpentier, d'Anvers, pierre Carpen- qui avait été précédemment recteur de l'école de Norwich (3); enfin, tier. François Van Lansberghe, de Gand , et son fils Samuel , qui furent Fr. et Samuel victimes de l'intolérance du synode de Dordrecht. Tous deux firent les plus généreux efforts pour l'adoption de l’édit des états de Hol- lande, sur la paix de l'Église; Samuel se rendit même auprès de diverses classes de la Sud-Hollande, pour obtenir l'adhésion des ministres à un acte qu'il avait rédigé dans ce but; toutefois ces ten- tatives ne lui réussirent guère; la classe de Gorcum fit même sur sa personne et sur l'acte qu'il présentait des remarques d’une nature telle, qu'elles durent lui enlever le goût de la propagande. Un revirement de système fut cause que le magistrat le suspendit de ses fonctions (4). Connaissant l'esprit qui animait le synode de Dor- drecht, Van Lansberghe tâcha d'organiser, à Rotterdam, un anti- synode remontrant, connu sous le nom de Rotterdamsche Ligue, et dont faisaient partie Herboldus Tombergius, Adrien Van de Borre, Jean Ralen, Guillaume Leman, Adrien Symonsz et Pierre Cupius; mais le synode agit à l'égard de ces ligueurs avec une sévérité extrême : il les déposa de leurs fonctions et déclara dat hy tegen zoodanige ter gelegenheid kerkelyk procederen zal, en hen geheel van de gemeenschap der Kerke afsnyden, ten zy dat zy hun leven bete- ren, en de Kerk van Christus, die zy op het hoogst beroerd en geërgerd hebben, behoorlyk satisfactie doen (5). Divers professeurs de l'université de Leyde remplirent aussi les fonctions de ministre dans cette ville : tels furent Saravia, Colonius, Polyander, Antoine Walœus et Hoornbeck. Jean Vander Waeyen , professeur à Franeker, avant d'obtenir une chaire à l’université de cette ville, remplit la charge de pasteur à Sparendam, près de Harlem, puis à Leeuwarden, où il rendit les plus (1) Paquot, XI, 171. (2) Kok, 7’aderl. Woord , XX , 597. (5) Valère André, Bibl. belg. , 729. (4) Te Water, Zerv. Kerk te Gent, 62. (5) Kist et Rooyaerds, A4rchief., VIT, 84. Van Lansber- ghe. Jean Vander Waeyen. (134) grands services à la cause protestantè, én réfutant dans ses écrits les doctrines de Woltzogius et de Labadïe (1). Jean Taffn. Sur la liste dés pasteurs de Harlem figurent Jean Taffin et Tho- sure Van mas Van Til, tous deux ont été déjà mentionnés. Parmi les ministres d'Arnheim, capitale de la Gueldre, nous trou: Daniel Van Vons Daniel Van Luren, fils de Josse, l’ancien (2). ee A Zutphen , l'église fut dirigée, de 1604 à 1640, par Guillaume dart, Püudart, de Deynze, qui avait auparavant été ministre à Sneck en Frise. Îl se trouva au nombre des savants chargés, par le synodé de Dordrecht, de la traduction de l'Ancien Testament, travail qui, par suite des circonstances que nous avons rapportées plus haut, tomba Sébastien Dam- EXélusivement à là charge de Baudart et de Bogerman (3). Sébastien a5.3"0 Damman, un des réviseurs de la version du Nouveau Testament, était égalément pasteur à Zutphen (4). À Amsterdam enfin, indépendamment de Taflin et de Gaspard Vander Heïden, dont il a été parlé ailleurs, nous trouvons ‘eñicore Pierre Plan- Pierre Plancius, né en Flandre, en 1552, qui s’attira des désagré- US ménts par la violence avec laquelle il se méla des discassions théo- logiques (5). Pari les ministres qui enseignèrent la parole de Dieu aüx Pro- vitices Uniés, et touchant lesquels il ne nous ä pas été possible de trouver des renseignements circonstänciés, nous citerons Jean Bogaïrd, de Bruges, Renaud Douteblok, surnominé de Viaminck, Corneille, Pierre et Jacques de Hondt, de Bruges où dè Courtrai, Gerson Paneel, noble Flamand, Charles Ryckwaert, d'Ypres, Jean Brunon, de Gand, Simon de Habosch, d'Audenardé, Martin Faber, d'Alost, Nicolas Tykmaker, de Bevostenblyde, Hubert de Rycke, de Gand, François Plante, de Bruges, Jean Hartmann, d'Yprés, Arnold Wässenberghe, de Damme, Jean Van Noorthoüt, de Thielt, Josias Heinsiüs, d'origne gantoise, Lambert Arnold Van Gärdyn, né en (1) Vriemoit, 557 à 576. (2) Kist et Rooyaerds, XX, 51 à 67. (5) Kist et Rooyaerds, 4rchief., enx, V, 145.— Kok, Faderl. Word, V, 227. (4) Te Water, Reform. van Zeeland, 199, note, (5) Kok, 7’aderl. Woord, XXIV, 25. (155) Flandre, PDäniel Corrut, d'Ypres, Tliômas Craye, de Bailleul (1), et Gédébn Van Déinse. Ce dernier devint mihistre à Westersouburg , en 1668 (2). ÿ Nous ne pouvons quitter cette matière sans parler de quelques théologiens qui ne furent chargés, däns les Provinces-Unies, de l'administrätion d'aucune église, notamment du célèbre Montois Gui dé Brés; qui, le premier, S'occupä de rédiger la confession de foi des églises néerlandaises. Voyant que les inquisitears confon- daïent lés anabaptistes avec les protestants, il commença, dès 1559, à réunir les articles sur lesquels les protestants étaient d'accord; il nionträi Cetté œuvre à Adrien Saravia, qui était sur le point de par- tir pout Genève et qui la conimiüniqua à Calvin et à d’autres théolo- giens de cette ville. Mais comme cètte confession de foi était rédigée en français, ils coniseillèrent à Saravia d'engager l'auteur et les | autres ministres des Pays-Bas à se conformer à là confession de foi des Églises frariçaises, qui avait été adoptée dans le synode dè Paris, le 19 mai de là même année. Saravia, revenu dans les Pays-Bas, fit connaître cêt avis à de Bres, täht verbälemient que par écrit; celui- ei tint ses articles cachés jusqu'en 1561, époque à laquelle, suivant les conseils dé Godefroid Van Wingen, mais, contrairement à Pavis dé Saravià , qui croyait nécessaire d'en référer dé nouveau à ceux de Genève, il envoya cette confession de foi à l'église d'Embden : Cor- neille Cuoltuin, un dès amis de Van Wingen, y remplissait alors les : fonctions de pasteur. Après avoir examiné les articles rédigés par de Bres, il les approüva ; ainsi que quelques-uns de ses collégues. Plus tard cetté confession de foï fut envoyée à divers ministres dans les Pays-Bas : à ceux de Metz; à Franckenthal, à Pierre Dathenus et à Gaspard Vander Heïden; à Francfort, à Valerandus Polanus ; aux ininist'es de l'église néerlandaise, à Londres, ainsi qu'à ceux de l'église française dans la même ville, notamment à Nicolas Galavitz, Pierre Gognatus, et Pierre Alexandre, précédemnient confesseur dé la réine Marie de Hongrie. On ne jugea pas utile de la soumettre de houvéau aux ministres de Genève, parcé que ceux-6i, Come nous (1) Te Water, ÆZerv. Kerk te Gent, préface. (2) Te Water, Reform. van Zeeland, 210. Gui de Bres. (136) l'avons dit, eussent préféré qu'on eût admis la confession de foi des églises françaises. Les articles de Gui de Bres, approuvés par la plu- part des ministres des Pays-Bas, parurent, en 1562, en français, langue dans laquelle ils étaient rédigés primitivement. L'année sui- vante, on en publia une traduction flamande. Cette confession fut non-seulement répandue par toutes les églises, mais considérée dès cette époque comme un formulaire d'unité; toutefois, plusieurs personnes ayant cru, d'après le dire de Saravia, que ceux de Genève désapprouvaient cette nouvelle confession, la chose fut dévolue au synode tenu secrètement à Anvers en 1566, pour régler plusieurs affaires importantes. À cette réunion, où assistaient les principaux ministres des Pays-Bas, la confession de Gui de Bres fut relue et généralement approuvée; mais il fut décidé que l’on demanderait l'opinion de ceux de Genève, et François Junius, ou de Jonghe, fut chargé de cette commission. Les ministres de Genève répondirent que, dès le principe, ces articles leur avaient paru très-orthodoxes, mais qu'il leur avait semblé que l'église néerlandaise n'avait aucu- nement besoin d'une profession de foi séparée; toutefois, que cette profession étant en ce moment publiée, ne devait pas être retirée, et qu'ils la revêtaient de leur approbation comme conforme à la parole divine (1). Dès lors cet acte devint la base de la doctrine pro- testante dans les Provinces-Unies. De Bres eut une fin malheureuse à Valenciennes, en 1567. Lors- que cette ville tomba au pouvoir de Noircarmes, de Bres, arrêté, ainsi que son collégue de la Grange, fut jeté dans un caveau obscur et fétide jusqu'au moment où le geôlier vint annoncer aux deux infor- tunés qu'ils n'avaient plus que quelques instants à vivre : c'était le samedi 31 mars 1567. Après avoir une dernière fois exhorté leurs compagnons de captivité, ils furent conduits à l'hôtel de ville, pour y entendre la lecture du jugement qui les condamnait au supplice de la corde, comme coupables d’avoir célébré la Cène, malgré la défense qui leur en avait été faite, et de là sur la place du Marché où de la Grange fut exécuté le premier. Arrivé au pied de l'échelle fatale, de Bres voulut s'agenouiller pour faire sa prière, mais on ne (1) Te Water, Tweede eeuwgetyde der belydenis der geref. kerken ; 5-7. ( 137:) : lui en laissa pas le temps. 1] monta, haranguant la foule pour l'en- gager à se soumettre aux magistrats, tout en persévérant dans la doe- trine qu'il lui avait prêchée et pour laquelle il allait mourir. Il ne cessa de parler qu'au moment où l'exécuteur lui passa la corde au cou, et: quelques secondes après, la religion réformée comptait un martyr de plus (1). Nicaise Vander Schueren, ancien prédicant de Gand et des envi- Nicaise Vander rons, fit imprimer à Amsterdam , en 1610, un petit livre intitulé : Schueren. Korte institutie ofte onderwyzinge der christelyhe religie. Cet ou- vrage fit du bruit, et tous les chefs du parti des remontrants, Arminius, Grotius, Uitenbogaert, Brant, fulminèrent contre son contenu. Ils ne ripostèrent cependant qu'en 4616, par un pamphlet intitulé : Tafereel aengaende drie Godislasterlyke pointen , welke door de Contra-Remonstranten, onder anderen door Nicasius Van- der Schueren, gheleert worden. On cherchait à y démontrer que la doctrine de Vander Schueren se confondait avec celle des mahomé- tans; mais la cour de Gueldre vengea l’affront fait à celui-ci et aux hommes les plus éminents de l'Église réformée, et déclara, par son arrêt du 6 février 1617, que plusieurs honnêtes gens, qui avaient confessé la vraie doctrine de l’Église réformée, venaient d'être accusés injustement et d’une manière calomnieuse, de suivre sur trois points la doctrine des Turcs; que le pamphlet intitulé: Tafereel, ete., était calomnieux, frauduleux et blasphématoire, et tendait à mettre le * trouble et la discorde au sein de l'Église, En conséquence, la cour, après avoir entendu l'avis des députés des classes, ordonna que ledit pamphlet serait publiquement brûlé, ainsi qu'il le fut en réalité le même jour par la main du bourreau (2). Le savant et éloquent Uitenbogaert s’efforça de déverser le ridi- cule sur l'arrêt de la cour de Gueldre, dans un écrit anonyme ayant pour titre : Zedig onderzoek van eenige handelingen, enz., in Gelder- land voorgevallen; auquel il fut immédiatement riposté par une Antwoord op zeker lasterschrift, geintituleerd : Zedig, inderdaet (1) Guido de Bres, Opsteller der nederlandsche geloofsbelydenis, in zyn leven en sterven. Amsterdam, J.-J. Hameland-Tacke, 1855, in-8°, — Matthieu, Biogr. mont., 52-39. é (2) Baudartius, Memor. ; 9° boek, 3. — Te Water, 187, Philippe de Marnix, (138 ) onzedig onderzoek, ete., réponse dans laquelle les états et la cour de Gueldre, ainsi que les ministres de l'Église, sont chäleureuse- ment défendus (1). Si Philippe de Marniæ a le droit d’être compté parmi les honinies d'État les plus remarquables et parmi les meilleurs littérateurs dé son époque, il peut aussi revendiquer une place honorable parnii les théologiens. Un de ses ouvrages; le Byenkorf der H. roomsche Kerk, fit plus de tort à la religion orthodoxe que toutes les controverses des théologiens les plus érudits. Ce livré, éerit avec un esprit tout voltairien , eut un succès immense; Il parut pour là première fois én 1569, sous le pseudonyme de J. Raboteau van Loveñ, et fut réirn- primé un nombre considérable de fois. Les catholiques en compri- rent facilement la portée, et plusieurs de leurs écrivains tentèrent de le réfuter; mais leur tâche était difficile, ear on a beau avoir pour soi les arguments les plus solides, on ne saurait parvenir à com- battre l'ironie ét la satire par le simple raisonnement (2). Un autre ouvrage théologique, entrepris par Marnix, fut la tra- duction de la Bible en flamand. Les états généraux avaient décidé , en 4594, sur la plainte d'un grand nombre de conimünautés ; qu'une nouvelle version serait faite d'après les sources authentiques, grec- ques et hébraïques, et avaient eonfié ce travail à Marnix , en lui ac- (1) Baudartius, Memor., 9° boek. 4. — Te Water. (2) Voici l'indication de quelques ouvrages publiés en réponse au Byenkorf de Marnix. Dès 1578, Doncanus publia une Confutatie van den Aldengondischen Byenkorf; en 1598, J. Cocus fit paraître à Louvain, une Ruche catholique ; Jean David, prêtre de Courtrai, écrivit le Christelyken Byenkorf der h. roomsche Kerk. Anvers, 1602. Foppens, parlant de cet ouvrage de Marnix, le nomme : Liber perniciosus ac merito diris devovendus (*). Nous n'avons rap- pelé toutes ces réfutations que pour montrer la grande importance que, dans le camp opposé, on reconnaissait à cette satire. Ge qui démontre le haut prix qu'y attachaient les protestants, c'est que le Byenkorf fut, sous le pseudonyme de Josuwald Pichart, traduit en français, en anglais, et à trois reprises différentés en allemand. La dernière de ces traductions parut à Iéna en 1735, sous le titré de Gereinigter Bienenkorb der h. rômischer Kirche. Scaliger, Voet et Francius en firent plus d’une fois l'éloge. (Witsen Geysbeeck, IV, 331. — Te Water, Verbond , NI, 51.) () Pag. 10-33. ( 139 ) cordañt ui träitefnent annuel de 2,400 florins, plus 300 florins pour le loyer (1). Marnix s'établit à Leyde, où il avait à la main plus de sources qu'en Zélande, et se mit à l'œuvre avec ardeur. Mais l'heure avait sonné à laquelle cet esprit d'élite devait cesser de rendre des services à la patrie. Marnix mourut en 1598, n'ayant pu achever que la traduction de la Genèse (2). $ VIE — Historiens et géographes. On s’étonnerait à juste titre si, parmi les hommes qui se retirè- rent dans les Provinces-Unies pour y jouir du calme et de la liberté, il ne s'en trouvait quelques-uns qui consacrèrent leurs loisirs à retra- cer les événements dont ils furent contemporains, événements à la suite desquels ils durent chercher une nouvelle patrie loin des lieux où ils avaient vu le jour. Le nombre des historiens émigrés n’est pas fort grand ; mais il se trouve parmi eux des chroniqueurs dont le témoignage est d'autant plus précieux, qu’ils prirent eux-mêmes une certaine part aux événements qu'ils racontent. Tel est Jean le Petit, greffier de Béthune, dont le rôle, pendant la révolution , n’est pas bien connu. On sait simplement que, se trouvant à l'armée, il fut à même d'être utile au roi de France, et que, plus tard, il entra au service du prince d'Orange (2). Vers 1596, il devint notaire à Mid- delbourg, en Zélande. Cette fonction lui ayant laissé des loisirs, il s’occupa d'histoire (5) et publia les deux ouvrages suivants : 1° La grande Chronique ancienne et moderne de Hollande, Zé- lande, West-Frise, Utrecht, Frise, Overyssel et Groeningue, jusqu'à la fin de l'an 1600. Dordrecht, Jacob Canin. — La seconde partie fut imprimée chez Guillemot, dans la même ville. A la tête de la première partie, lon voit le portrait de l’auteur assez bien gravé; à droite, ses armes, qui sont d'azur, au chevron d'argent, chargé de trois mollettes de sable; à gauche, Æ. LVL. (1) Résolution du 29 avril 1594. (2) Witsen Geysb., IV, 331. (5) Dédicace de la 2"+ partie de sa Chronique. (4) De Wind, Biblioth. der nederl. geschiedschryvers, 285. Jean le Petit. Philippe Fle- ming. Van Meteren, ( 140 ) Anagr. : J'atend ci la fin et repos, Petit à Petit; en dessous, ce qua- train de Doublet : D'un homme qui a vu et roddé mainte terre, Qui beaucoup a pâti (soit qu'a peu de bonheur), Jean-François le Petit en emporte l'honneur, Estant autant utile à la paix qu'à la guerre. La première partie est une chronique générale, sans intérêt pour l'histoire nationale. La seconde partie, au contraire, qui commence en 1536, renferme une foule de faits curieux et mérite encore d’être consultée, même aujourd'hui (1). 2 Nederlandts ghemeene beste, bestaende in staeten, soo alghe- meene als bysondere, van ‘t hertoghdom Ghelre, grae/schap van Hollandt, West-Vrieslandt ende van Zeelandt, landschappen van Uytrecht, Vrieslandt, Overyssel ende Groeninghen , in ’t breede be- schreven, enz. Arnheim, 4615, in-4° obl. Cet ouvrage est également dédié aux états généraux. Le Petit dit, dans son épître dédicatoire, qu'il a décrit les choses après les avoir vues sur les lieux, et que les magistrats de différentes villes ont fourni les renseignements dont il avait besoin (2). Cette description est confuse et d’un mérite fort secondaire (3). F Philippe Fleming remplit, pendant toute la durée du siége d'Os- tende, les fonctions d’auditeur de la garnison. Il se trouvait donc en position de décrire avec la plus grande exactitude tous les détails de ce siége célèbre. Aussi son ouvrage intitulé : Oostende, vermaarde, gheweldighe, lanckduyrighe ende bloedighe belegheringhe, ete., jouit-il aujourd'hui encore d'une réputation justement méritée (4). L'histoire des Pays-Bas de Van Meteren est connue de tous. Van Meteren naquit à Anvers en 1533. Négociant et adepte fervent des doctrines nouvelles, il passa la plus grande partie de sa vie à Lon- dres, où il s'était réfugié, Sa narration empreinte d’une couleur toute (1) De Wind, L. c. (2) Paquot, II, 371, (3) De Wind, 286. (4) Paquot, XVIII, 96. : (141) protestante et d’une partialité flagrante contre ses anciens coreli- gionnaires, restés fidèles au roi d'Espagne, devait plaire aux ré- formés de Hollande; aussi y fut-elle réimprimée plusieurs fois et y acquit une popularité immense, à cause de l'aspect sous lequel les faits étaient présentés. Toutefois, le 10 février 1599 déjà, les états généraux reconnurent que son histoire renfermait de nombreuses erreurs, basées sur les idées et les préjugés de l'auteur : Met ver- korting der eer van eenige prinssen en heeren, die den staaten daar over hadden geklaagt, terwyl de auteur ghehoord zynde, gene re- denen had weten te allegeren dan van hooren zeggen (1). Van Meteren servit de prototype aux nombreux historiens des troubles qui sur- girent en Hollande et dont P. Bor est en quelque sorte le chef de file. I ne fut pas non plus sans influence sur la manière d'écrire de Hooft, qu'on considère à juste titre, comme le Tacite de la Hol- lande (2). Guillaume Baudart de Deynze, le même qui fut ministre à Zut- Guill. Baudart. phen, eut l'intention de continuer les Geschiedenissen der Neder- landen de Van Meteren ; il publia, dans ce but, un ouvrage intitulé: Gedenkwaardige Memorien van kerkelyke en wereldlyke geschiede- nissen van den jare 1602 tot 1624 ingesloten. Malheureusement Baudart n’a point su se placer à un point de vue assez général. Les disputes ecclésiastiques ont, du moins pour la période de 1602 à 1612, absorbé toute son attention, et son ouvrage n’est pour cette _ époque d'aucune utilité, quant à l’histoire politique. Pour ce qui est de la seconde période de 1612 à 1624, l'histoire civile y est traitée avec plus de détails; mais on ne peut, en général, s’en rapporter à cet auteur sans contrôler ses assertions. Van Meerbeek, écrivain CAIROUQUE parle de Van Meteren et de Baudart avec une énergie qu'on peut taxer de grossièreté : il dé- clare, dans sa préface, n'avoir pris la plume, dan om de vermaledyde leugens van Baudart en van Van Meteren te keer te qaan (3). Baudart écrivit encore différents autres ouvrages qu'on ne peut (1) Van Wyn, Pyvoegsel op de Vad. hist., IX, 25. (2) Baron Jules de Saint-Genois, Bulletins de l’Académie, XX , n° 5. (5) Kok, ad. Woord., n° 227. Vander Waeyen. Bockenberg. Mathias Balen. Jean Fruytiers. Dominique Bau- dius. # ( 142) toutefois placer qu'au second rang. Sa description des batailles livrées par les Proyinces-Unies au roi d'Espagne est curieuse, par suite du grand nombre de gravures (285) qu'elle renferme. Voici les titres des autres ouvrages de Baudart : 1° Palemographia Auriaco Belgica. 2 Horologium Belgicum. 3° (Gedenkwaardige spreuken. 4° Afbeelding van de koningin Elisabeth. 3° Voorlooper van de nieuwe overzettinq des nederduitschen Bybels. On doit considérer comme d'honorables sinécures les fonctions d'historiographe, soit de la Frise, soit de la Hollande, accordées à Vander Waeyen (de quo supra) et à Bockenberg. Ce dernier écrivain naquit à Gouda, et si nous en parlons, c'est parce qu'il a reçu toute son éducation en Belgique et qu'il y a passé la majeure partie de sa vie. Ce n’est, du reste, pasune gloire que nous dussions envier à la Hollande, car ses ouvrages sont mal écrits, bien que généralement assez méthodiques. On peut en trouver le catalogue dans Paquot (1). Nous revendiquerons plus volontiers Mathias Balen, dont la mère, Élisabeth Van Bokstael, appartenait à l’une des bonnes fa- milles de Gand. Il n’a écrit qu'un seul livre : La Description de Dordrecht, mais c'est un ouvrage complet, qui a été rédigé d’après des documents authentiques, et écrit avec le plus grand soin. Peu de meilleures monographies ont été faites depuis. Jean Fruytiers, issu d'une famille brabançonne (2), et maître des requêtes du prince d'Orange, fit paraître, l'année même du siége de Leyde, une description minutieuse de cet événement, sous le titre de : Corte beschryvinghe van de strenghe belegheringhe ende wonderbaarlicke verlossinghe der stad Leyden in Holland. Ce petit ouvrage est bien écrit et s'appuie sur des sources authentiques (3). Nous avons cité Dominique Baudius parmi les professeurs de l'université de Leyde, où il remplit successivement la chaire d'élo- quence et d'histoire. Vers la fin de sa vie et probablement après qu'il (1) II, 152. (2) Witsen Geysbeeck, II, 553. (3) De Wind, 186. ( 145 ) eut reçu la charge d’historiographe des états de Hollande, il écrivit une Histoire de la trêve de douze ans, qui ne fut publiée qu'après sa mort. On la considère comme le meilleur ouvrage sur ce sujet (1). Nathan Vay, dont nous avons parlé plus haut, écrivit, en colla- Nathan Vay. boration avec Lambert de Rycke et Job Durieu, ses collègues à Berg-op-Zoom, l'histoire du siége de cette ville, en 1622. Ils reçu- rent de ce chef un don de cent florins (2). Le siége de Bois-le-Duc, en 1629, a eu pour historien le célèbre Daniel Hein gantois Heinsius, qui, dans cette narration précise et circonstin- "5 clée, s'est attaché à imiter scrupuleusement le style de Tacite. C'est un des ouvrages historiques les plus remarquables de cette époque. Le jésuite Hugo écrivit aussi une Obsidio Bredana, mais, comme on le comprend sans peine, dans un esprit tout opposé (3). Marc Zucrus Boxhornius (4), qui cultiva avec talent taut de bran- pi Zuerus ches des connaissances humaines, s’occupa également d'histoire; in- Rosa dépendamment de quelques ouvrages sur les antiquités nationales, il écrivit aussi une Historia universalis sacra et profana à nato Christo ad annum MDC L, dont plusieurs écrivains parlent avee de grands éloges. Boxhornius envisageait d'ailleurs l’histoire à un point de vue plus élevé que les autres auteurs dont nous venons de par- ler. C'était moins le récit des faits que les inductions morales et politiques qu'on en pouvait tirer qui formaient la base de ses ouvra- ges historiques. C'est ainsi que ses Disquisitiones politicae, qui ont été traduites en français par Savinien Dalquié, se composent exclu- sivement de déductions politiques tirées tant de l’histoire ancienne que de l'histoire moderne. | La géographie ne fut pas négligée non plus par Boxhornius, qui, dans son Theatrum sive Hollandiue comitatus et urbium nova des- criptio, a complété , sous plusieurs rapports, les données de Gui- chardin (5). Toutefois d'autres Belges émigrés se rendirent plus célèbres en, géographie que Boxhornius. Josse de Hont, né dans Josse de Hont. (1) De Wind, 513. (2) Zbid., 577. (5) Zbid., 412. (4) Son grand père, Henri Bochorinck ou Boxhornius, était de Bruxelles. (5) Paquot, I. (144) un petit village de la Flandre et qui reçut toute son éducation à Gand, était renommé pour son habileté à confectionner des globes terrestres de dimensions colossales. Il publia aussi divers recueils fort estimés, tels que Gerhardi Mercatoris Atlas. Orbis terrarum descriptio geographica. Theatrum orbis scribendi et LLaliae hodiernae descriptio (4). Pierre Plancius. Pierre Plancius, ministre à Amsterdam, consacra ses loisirs à l'étude de la navigation, de l'astronomie, de la géographie et des sciences qui s'y rattachent. Ce fut sur son avis que l'amirauté an- glaise envoya la première expédition à la recherche d’un passage vers la Chine par le Nord. Pour faciliter les voyages aux Indes, il dressa des cartes marines et y marqua la route que les navires devaient suivre. Telle fut la réputation qu'il acquit de cette manière, que l'ambassadeur français Jeannin, cherchant à engager le roi son maître à entreprendre des expéditions vers les Indes orientales, se rendit plus d'une fois chez Plancius, qu'il considérait comme l'homme le plus capable de lui donner d'utiles renseignements (2). Zacharie Heins. Zacharie Heins, d'Anvers, plus connu comme littérateur que comme géographe, édita Le Miroir du monde ou Épitome du théâtre d'Abraham Ortelius, composé par son père. Cet ouvrage comprend 97 feuillets, dont les recto représentent des cartes, tandis qu'au verso, se trouvent des descriptions (3). Philippe Van Philippe Van Lansberghe, de Gand, s'occupa beaucoup d’astro- Lansberghe Lomnie et de géographie physique. Il se déclara vivement pour le système de Copernic, et s'efforça de le perfectionner. Les astronomes, à cette époque, ne s'accordaient nullement sur les vérités fonda- mentales de la science, et les nouveautés dont Van Lansberghe se faisait le promoteur étaient, au point de vue de plusieurs d’entre eux, dé véritables sacriléges. Aussi Van Lansberghe fut-il violem- ment attaqué, notamment par Phocylidis, professeur à l'université de Franeker, par Bartholinus, par Morius et par Libert Fromondus. (1) Kok, F'aderl. Woord, XXI, 22. (2) /bid., X XIV, 25. (5) Paquot, XII, 565-567. (145) Jacques Van Lansberghe, fils de Philippe, prit une part active à cette polémique, quine pouvait qu'être profitable à la science (1). Mais le plus remarquable de tous les géographes que les Pro- vinces-Unies durent à la Belgique fut, sans contredit, Jean de Laet, né à Anvers, le 19 janvier 4893. On ne connaît aucun détail sur sa jeunesse; on ignore même quand il quitta sa patrie pour aller s’éta- blir à Leyde, où il résidait en 1624. La compagnie des Indes occidentales, qui devait devenir une des sources les plus précieuses de la richesse de la Hollande, avait été instituée le 3 juin 14621; mais les renseignements que l'on possédait sur les différentes parties de l'Amérique étaient souvent contradic- toires : la situation de plusieurs localités était mal connue; tout ce qui concernait l’hydrographie avait été négligé. Ce fut pour faciliter les opérations de la compagnie que de Laet mit au jour, en 1695, l'ouvrage intitulé : Mieurve Wereldt, ofte beschryvinghe van West- Indiën, qu'il composa à l’aide de matériaux disséminés dans une foule d'ouvrages espagnols, portugais, hollandais, italiens, français et anglais, ainsi que dans les itinéraires manuscrits de plusieurs navi- gateurs. De Laet comprit que la géographie ne doit pas être une longue et aride nomenclature de villes, de fleuves, de montagnes; il lui assigna les limites les plus larges, que Malte-Brun et d’autres lui ont données deux siècles plus tard. Il retraça à grands traits Phistoire politique et ethnographique de chaque province; insista, dans l'intérêt de la navigation, sur les particularités que pré- sentent les côtes, les ports, les fleuves, les baies, les rades et les havres; entra dans des détails intéressants sur la nature et la configuration du sol, sur les sources d’eau chaude, sur les tremble- ments de terre, sur les volcans, si répandus dans cette partie du monde. Le Nouveau-Monde fut souvent réimprimé, et chaque fois de Laet y fit de nouvelles additions, donnant aux sciences naturelles une part beaucoup plus large : à l'édition française de 1640, il ajouta, indépendamment de plusieurs cartes, un grand nombre de figures, représentant les animaux et les plantes les plus remarquables et (1) Paquot, VIII, 581. Toue VI.—2 Partie. 40 Jacques Van Lansberghe. Jean de Laet. ( 146 ) inconnues jusqu'alors. C'est ainsi qu'il fit connaître le huitzilzil, espèce de colibri, connu sous le nom de Trochilus pennatatus, Va mygale aviculaire, le signoc et le doradoa. De Laet eut, par rapport à l'origine des Américains , une polémique à soutenir contre Hugo Grotius, polémique d'autant plus piquante que les deux champions jouissaient, l’un et l’autre, d'une réputation justement méritée, mais dans laquelle la modération et la solidité du raisonnement furent du côté de notre Anversois. | De Laet, qui était un des administrateurs de la société des Indes, publia, sous le titre de : Historie, ofte jaerlycæ verhael van de: ver- richtingen der geoctroyeerde West-Indische compagnie, une histoire fort remarquable de celle-ci, contenant une foule de renseignements authentiques du plus baut intérêt. 1 mit aussi en ordre les notes que George Maregralf avait prises au Brésil, où il avait accompagné le comte Jean-Maurice de Nassau , gouverneur général de la colonie hollandaise fondée dans ee pays. Cet ouvrage parut sous le titré de : Georgii Marcgravii de Liebstadt Misnici Germani historiae natu- ralis brasiliae libri duo. W mourut en 1649, l'année même: où il venait de mettre au jour la belle édition de Vitruve. Ambassadeur d'Angleterre près des Provinces- Unies, ami de Heinsius, de Salmasius, de Worm, de Bozwell et de plusieurs autres notabilités, de Laet était d'ailleurs en relation avec tous les hommes qui s'occupaient de ses études favorites. Ses écrits ont été fréquem- ment cités par les naturalistes qui sont venus après lui, entre autres par Linné, Jacquin , Cuvier, Fischer, Moreau de Jonnès, etc. (1). $ IX. — Médecins. Jusqu'an commencement du XVI siècle, toute la science médi- cale se bornait à la connaissance de certaines parties des œuvres de Gallien, d'Hippocrate, et à celles des ouvrages des médecins arabes, Averrhoës, Avicenne (Ebn-sina), et les propositions de ces auteurs étaient considérées comme de véritables axiomes, dont on permet- (1) Bulletins de l’Acad. de Belgique, XIX, 5° partie, 582-601. (Art. de M. Kickx.) (447) tait à peine de rechercher le fondement. Maïs l'esprit d'examen, qui, à cette époque, envahissait la théologie et la politique, pénétra aussi dans le camp médical. Personne ne contribua plus à ce mouvement que Vésale, qui s'efforça de faire secouer le joug du médecin de Pergame : il fit voir combien on avait choisi un guide infidèle dans Gallien, qui n'avait jamais ouvert un cadavre humain , et par consé- quent, combien peu cet auteur mérite de croyance, quand il discute sur le siége des maladies. Ces généreux efforts pour combattre Ja doctrine de Gallien et les absurdités des Arabes, d'une part, et les utiles travaux des observateurs hippocratistes, d'autre part, sem- blaient faire croire que la médecine allait marcher sans entrayes dans la voie du progrès et secouer entièrement le joug des préjugés. Il n’en fut pas ainsi : un Suisse du canton d'Appenzel ; Théo- phraste Paracelse, astrologue et grand chimiste, bâtit, sur les ruines des doctrines anciennes, un nouveau système, qui n'avait d'autre base que la cabale et la magie. Le goût du merveilleux, une sorte d'enthousiasme frénétique pour tout ce qui tient du mystère, mul- tiplia prodigieusement le nombre de ses partisans. Du haut de sa chaire, Paracelse bràla les ouvrages de Gallien et d'Avicenne, parce que, disait-il, ces auteurs avaient ignoré la magie et la cabale. 1] ne rougit pas de dire que Gallien lui avait écrit des enfers, et.que lui-même avait disputé contre Avicenne dans les abîmes des séjours ténébreux. Il consultait le diable quand Dieu ne voulait pas l’aider; se vantait de guérir les maladies incurables au moyen de certains mots ou caractères, et avançait que, par la chimie, il pouvait tout produire, même des êtres humains. Il se glorifiait de posséder la pierre de l’immortalité, et se laissa toutefois mourir avant sa cin- quantième année. Le séjour de ce charlatan dans les Pays-Bas, où il dit avoir guéri beaucoup de malades, a naturellement concouru à y développer sa doctrine et à séduire quelques-uns de nos méde- cins (1). Plusieurs d’entre ceux-ci, en.émigrant en Hollande, allè- rent y propager ce déplorable système. Tel fut surtout Josse Balbian, d'Alost, qui sétablit à Ter Gouw, et publia un recueil de traités sur la pierre philosophale, sous le titre de : De Lapide philosophico, (1) Broeckx, 71 à 75. Josse Balbian. Baudouin Ronss. (148 ) tractatus septem e vetussimo codice desumpti, ab infinitis repurgati mondis et in lucem dati a Justo a Balbian, Alostano. Un autre médecin qui jouit de beaucoup de réputation et qui eut une influence marquée sur le développement de la science médicale, versa dans les mêmes erreurs ; nous voulons parler de Baudouin Ronss, de Gand, médecin pensionnaire de la ville de Ter Gouw. Son traité sur le scorbut est encore estimé aujourd’hui; il y donne au médecin observateur d'excellentes considérations sur la manière de suivre les maladies dans telle région, dans tel climat, sous telle constitution. Il pense qu'Hippocrate, sous le nom de msyoo) or ÿves; Pline, sous celui de Stomocace ; Gallien, sous celui de oxsasrüs8y, ainsi que Celse, Cœlius, P. d'Ægine et Aëtius ont décrit le scorbut. Cependant, il est encore contesté aujourd'hui que cette maladie ait été réellement observée par les anciens. Comment, en effet, ceux-ci auraient-ils pu connaître un mal qui ne se manifeste que dans les pays septentrionaux et pendant les voyages maritimes de long cours, par suite de la privation d'aliments frais? Les relations des Grecs, des Romains et des Arabes, avec les peuples du Nord, étaient fort restreintes , et les longs voyages sur mer étaient absolument impos- sibles avant la découverte de la boussole. Ronssœus réfute l'opinion de Langius, qui croyait que le scorbut était le volvulus ‘hematites. Il distingue le scorbut en endémique et épidémique, et attribue celui qui affecte les habitants de la Hollande à la mauvaise qualité de l’eau. Il observa, en 1556, une épidémie scorbutique produite par des pluies continuelles, accompagnées d’un vent violent du sud, et constata aussi un haut degré de gravité dans le scorbut qui régna en 1562, pendant une saison humide. Il pratiquait la saignée de la veine médiane du bras gauche, parce que, disait-il, à cause de la proximité et de la rectitude des fibres, on soulage immédiatement la rate; toutefois, ce moyen n’était employé que chez les personnes robustes et au commencement du mal. I] faisait un grand usage du fenouil, du bécabunga, de l’absinthe, du cochlearia et des bains ferrugineux des Ardennes. Les vomitifs étaient entièrement pro- scrits (1). (1) Broeckx, ist. de la médecine belge, 56. ( 449 ). - Ronssœus s'occupa aussi de obstétrique, partie importante de l'art de guérir, et qui, au XVI" siècle, commençait à peine à sortir de l'enfance. I déerivit l'utérus et les vaisseaux spermatiques, et joignit à sa description quelques planches copiées d’après les œu- vres de Vésale : il admit cependant les cotylédons et la membrane allantoïde. La semence, selon lui, provient de toutes les parties du corps. (L'auteur adopte à ce sujet les idées de Gallien.) Il donne les signes de la grossesse et du travail, et parle des accouchements dif- ficiles. 11 distingue les causes des parturitions laborieuses en celles qui tiennent de la mère et celles qui dépendent du fœtus. 11 décrit plusieurs instruments propres à extraire l'enfant de la cavité uté- rine. Ronssœus cherchait à corriger l'obliquité de la matrice, en faisant coucher la femme en sens contraire à l'inclinaison utérine. Tout ce qui concerne les maladies des femmes enceintes et en cou- ches, ainsi que celles des enfants nouveau-nés, est fort bien traité (4). Malheureusement, comme nous l'avons dit, ce médecin, recom- mandable à tant d'égards , inclinait vers les doctrines de Paracelse, et avait une forte tendance vers la chiromancie. Ce qui étonne sur- tout chez lui, c’est l'aveugle confiance qu'il attache à des êtres, à des influences imaginaires. Ainsi il annonce que la corne du pied de l'âne sauvage et celle de l'âne domestique, quand celui-ci n’a pas de taches noires, sont des spécifiques contre le maléfice nommé ligature, et il en donne le motif : c'est, dit-il, que le naturel lascif de ces ani- maux imprime cette vertu aux parties de leur corps. C’est avec peine que l'on voit, chez cet auteur, des erreurs aussi absurdes accolées à dés observations de premier ordre (2). Voici les titres de ses ouvrages : 4° De hominibus primordiis hystericisque affectibus et infantilibus aliquot morbis centones. Lov., Bergaigne, 1559 ; in-8° de 479 pages, avec fig. Réimprimé, en 1894, in-8°, à Leyde, avec le traité sur le scorbut, n°3. 2° Tricassi Cerasariensis mantuani enarratio principiorum chi- (1) Broeckx, 186. (2) Zbid., 80. Jean Fyens. (130 ) romantiae; ejusdem opus chiromantieum. Îtem chiromantia incerti auctoris, opera Bald. Ronssœi in lucem edita. Accessit ejusdem Ronssœi in chiromantiam brevis isagoge. Norimb., Montanus, 1360; in-4°. 3° De magnis Hippocratis lienibus, Pliniique stomacace ac scelo- tyrhe seu vulgo dicto scorbuto, commentarius. Antv., vid. M. Nuti; 1564; in-12. Réimprimé plusieurs fois. 4° Venatio medica continens remedia ad omnes a capite ad cal- cem usque morbos. Lugd. Batav., Fr. Raphelengius; 1589; in-8°. 3° Miscellanea seu epistolae medicinales Lugd. Batav., Fr. Raphel.; 4590; in-8°. Il en existe différentes éditions. Ces lettres renferment plusieurs observations singulières, surtout par rapport à la diuré- tique. La soixantième roule sur les dudaim, dont il est parlé dans la Genèse, XXX, 14. L'auteur soutient, conformément à la Vulgate, que c'étaient des mandragores (1). 6° Aurelii Celsi de re medica libri VIII, cum commentariis Hie- remiae Brachelii in primum ejusdem , in reliquos vero B. Ronssæi enarrationibus. Lugd. Batav., Raphel.; 1592. In-4°, 7° Opuscula medica; Lugd. Batav., J. Maire; 1618. In-12. Ce recueil, qui contient les opuseules énumérés sous les n° 1, 3, 4 et 5, a été publié par les soins d'Othon Huernius, professeur à ‘Leyde, Sweertius, et, d'après lui, Sanderus (2) lui attribuent encore un traité de Generatione foetus in utero, et un autre de Cacexia; mais ils sont probablement compris dans les ouvrages précédents, Toutefois, qu'on ne croie pas que tous les médecins belges qui émigrèrent en Hollande professèrent des doctrines aussi perni- cieuses. Jean Fyens, d'Anvers, qui se retira à Dordrecht après la prise de cette ville, avait, au contraire, des principes fort sages. Il publia un livre intitulé : J. Fieni, Andoverpiani de flatibus humanum cor- pus molestantibus commentarius novus ac singularis. In quo flatuum natura, causae et symptomata describuntur, eorumque remedia farili et expedita methodo indicantur. Antv., Hen. Henricius; 1582, In-12. Il en existe, du reste, de nombreuses éditions. L'auteur dédie ce (1) Paquot, IT, 112. (2) Fland. illusi., 1, 585. (451) traité à Charles Rym, ou Rymius, conseiller au conseil privé, par une lettre datée d'Anvers, le 4° février 1581. Cette matière ayant été, jusqu'à cette époque, complétement négligée, le livre de Fyens brille par son originalité et mérite d’être lu, quoique d’ailleurs il soit à regretter que l’auteur adhère fortement aux idées scolastiques du temps. 11 tâche de prouver que les flatuosités n’appartiennent ni aux esprits animaux, ni aux esprits naturels, mais qu'elles sont engen- drées par les maladies, comme les vents de l'atmosphère le sont par les nuages et les vapeurs. Les aliments froids, pris en trop grande quantité, les fruits, les substances indigestes, produisent, d'après lui, des vents, en diminuant la chaleur innée. Il ne men- tionne nullement la véritable cause de ces maux, c'est-à-dire l’état morbide des intestins mêmes. Les flatuosités, dont il existe plu- sieurs espèces, consistent, dit-il, dans une multitude d'esprits tumultueux, engendrés par les aliments et les boissons, par une humeur pituiteuse ou mélancolique, par une diminution de la chaleur naturelle. Elles peuvent distendre et pénétrer plusieurs organes : ainsi elles s’insinuent, par des voies occultes, entre Îles deux méninges, dans le scrotum, la plèvre et jusque dans la racine des dents, dont elles distendent les nerfs et qu'elles accablent de maladies. Sa méthode curative consiste dans un régime de vie régulier et l'usage des carminatifs, tels que l’anis, le fenouil et la coriandre. 11 s'étend longuement sur le traitement de chaque maladie que les vents produisent: il décrit même une odontalgie flatueuse (1). Le plus célèbre de tous les disciples d'Esculape, qui quitta la Bel- gique pour les Provinces-Unies, fut Rambert Dodonée, de Malines; il avait refusé de se rendre à la cour de Madrid, et finit par accepter une place de professeur à Leyde. Malheureusement pour l'université de cette ville, le célèbre Malinois était déjà avancé en âge et n’oc- cupa sa chaire que peu d'années, assez toutefois pour former d’ex- cellents élèves (2). (1) Broeckx , 64. ; (2) Melchior Adam, Vitae eruditorum, part. V, 115. — Van Meerbeeck, passim. Rambert Dodo- née, (13%) On peut citer encore, parmi les émigrés ou leurs descendants qui P q Pierre pratiquèrent la médecine, Pierre et Jacques Van Lansberghe (1), el Jacques Van Joan Walœus, qui s'occupa beaucoup de la dissection des animaux, Lansberghe. À ? k y Joan Walœus. et défendit courageusement la circulation du sang contre les parti- André sans de l’ancien système (2), André de Backer, de Poperinghe (3), et de Backer. Vanderlinden, dit Nerdenus, qui appartient à notre sujet par sa mère, Sara Sweerts, de Weert, issue d’une famille patricienne de (1) Paquot, VIII, 578. (2) Paquot, IT, 202. — Bates, 656. (5) Voici, d'après Timareten , son épitaphe , qui se trouve dans l'église de S'-Pierre à Leyde : So ie D», O0. M. S. et Aeternae. memoriae Anprear BaccHaëRi Poperinghani Flandri : qui cum artis medicaë peritia inter primos aetatis suae censeretur, eamque principibus XXXIITI comitibus XIIT raro exemplo approbasset, Lugdunum Batavorum (vitae aulicae et honorum satur) secessiset anno LXX. ji natus, Deo et naturae ibidem concessit prid. kal. Decemb. anno MDCXF 1. Conjugi optimo, optimo patri, uxor liberique, m,h.p.c. Sur la pierre sépulcrale , on lit : D. Andreas Bacchaerus medecinae doctor, quondam illustriss. ducum Brunswicensium et Luneburgen- sium per XP III annos archiater et consiliarius , beatam resurrectionem hic expectat. (Timaneren, p. 92.) (455) Bruxelles. Comme nous lavons dit plus haut, Vanderlinden oceupa la chaire de médecine successivement à Franeker et à Leyde. Nous ne pouvons mieux faire connaître les services rendus par cet homme éminent qu’en rapportant ces paroles, prononcées par Cocceius sur sa tombe : /n hoc loco, quem se praestiterit, quid attinet dicere? Cui enim ignota est ipsius religiosa diligentia ad obeunda mandata mu- nia? vel privati labores ? vel lucubrationes indefessae? vel studium subveniendi laborantibus, vel honesta et inculpata vita? vel animus tenax propositi et memor jurisjurandi? vel, quam, si omnia, nemo in eo desideravit, integritas, et mens seria, ist pui carens alque fallacia (1). SX, — Sciences exactes. Si, parmi les émigrés, nous n'avons à citer qu'un petit nombre de mathématiciens, l'influence considérable exercée par le principal d'entre eux compense sans peine leur faiblesse numérique : nous voulons parler de Simon Stevin. Quelque brilfante qu'ait été la carrière de cet homme illustre, le commencement et la fin de son existence sont plongés dans l'ombre. On ignore quel fut l'auteur de ses jours , et l'on ignore aussi en quel endroit il mourut; le hasard seul a fait connaître le lieu de sa nais- - sance. Son portrait, de grandeur naturelle, que possédait Philippe Vander Aa et qui probablement existe encore en Hollande, indi- quait qu'il était né à Bruges en 1548. Peut-être appartenait-1l à cette famille Stevin qui résidait en cette ville depuis le commence- ment du XIVe siècle. Dans son enfance, il apprit le grec et le latin; mais sentant dès lors un vif penchant pour les mathématiques, il embrassa , au sortir de ses études, la carrière commerciale. Il se rendit, jeune encore, à Anvers, qui, à cétte époque, avait déjà hérité de la splendeur et des richesses de Bruges, et fut admis comme caissier et teneur de livres chez un des principaux négociants de cette opulente cité. Plus tard, il retourna dans sa ville natale, et obtint un emploi dans l'administration des finances au Franc de Bruges. (1) Vriemoet, Ath. fris., 547. Simon Stevin. (154) A l'époque des troubles religieux, Stevin quitta le pays; mais les biographies ne sont pas d'accord sur la question de savoir s’il aban- donna ou non la religion catholique, D'une part, on cite le passage suivant extrait de sa vie politique, opuseule qui parut en 4590 : Sy die hun ter voorseyde plaetsen duer dwang is, in ven ander religie begheeren te oeffenen dan die des landts, meughen sien duer of oirlof te vercrighen van de ghene by de welke de macht van sulek oirlof te geven, wettelicke bestact, connen zy Wdaer toe gheraken, ghelyk men tot verscheyde 1wel doet, sy comen tot haer begheeren, sonder van onburgherlicheyt te meughen berispt worden; want soodanighe oeffe- ninghen in een ander religie, is t gebruyk der vryheyd, die wettelick vergunt is. Maer sulck oirlof niet connende cryghen, men sal sich na slandts religie gevaughen, ist niet in allen punten, doch ten minsten in soo veel als daer men deur de overheyt in de wetten toe ghedronghen word. : dus met een van tween, of duer niet blyven, of d'uyterste algemeen evelicke middel ghebruyken, die by teinde des volghenden lactsten hoofstucx zal verclaert worden. L'autre part, on s'appuie sur un fait affirmé par divers journaux de Bruges et reproduit par l'Indépendance de Bruxelles : c'est qu'un an avant sa mort, Stevin aurait fait une fondation de plusieurs messes à l'église de Westkerke, en Flandre. Ce fait ne nous semble pas inconciliable avec le passage cité, parce que celui-ci nous paraît avoir été mal interprété, On a cru, en effet, que l’auteur avait en vue les Pays-Bas espagnols et la religion catholique; nous pensons, au contraire, qu'il faut l'entendre ainsi : dans les Provinces-Unies où domine le culte protestant, ceux qui professent une autre religion doivent quitter le pays ou suivre les rites extérieurs du protestantisme. Il nous paraît done probable que Stevin, esprit trop élevé et trop indé- pendant pour pouvoir s'humilier sous le joug espagnol, aura quitté le- pays sans abjurer le catholicisme; qu'en Hollande, il se sera conduit extérieurement comme les autres protestants, el que la fondation qu'il fit à la fin de sa vie à l'église de Westkerke était comme une rédemption de son respect humain; du reste, non-seu- lement des protestants, mais un grand nombre de catholiques, émi- grèrent à cette époque en Hollande (1). (1) Belgisch Museum, 1859, 115. { 455 ) En quittant Bruges, Stevin visita successivement Ja Pologne, le Danemark et tout le nord de l'Europe Son esprit observateur ne manqua point de mettre à profit tout ce qu'il vit à l'étranger. C'est ce que prouvent les passages suivants tirés de divers endroits de ses œuvres: « J'ai vu, dit-il, une partie d'autres signes en peinture » contre les paroïs d’une chambre à la cour du roi de Pologne, » signes qui étaient d’une forme monstrueuse, et dont les membres » étaient composés de diverses espèces d'animaux, Tout auprès était » écrit : Signa Hermetis, c'est-à-dire les signes d'Hermès. — » À Cracovie, j'ai vu de grandes maisons dont les fenêtres étaient » munies de contrevents en fer. — J'ai vu dans les montagnes de » la Norwége des maisons construites à la manière des atria des » Romains : elles recevaient le jour d'en baut par un endroit cou- » vert de vessies de porc. » En 1584, Stevin habitait Leyde. La plupart de ses biographes assurent qu'il fut l'instituteur de Maurice de Nassau, L’exactitude de cette assertion est fort douteuse. Quoi qu'il en soit, le génie de Stevin attira bientôt les regards du jeune Stathouder, homme éclairé, qui avait une égale estime pour les artistes et pour Îles savants, et qui avait réuni à sa cour beaucoup de talents distingués. Le prince s'attacha le savant en qualité de ministre ou d'inten- dant de sa maison. Stevin s’acquitta de ces fonctions avec beaucoup d'habileté, et parvint à établir tant d'ordre dans des affaires qui paraissaient assez embrouillées, que le prince désira que son ami pût rendre le même service à la République batave, On ne peut douter , en effet, que ce ne soit à cette puissante intervention que Stevin dut la place de quartier-maître de l'armée. L'an 4617, il fut nommé aux fonetions de castramétateur, qui mettaient sous sa direction tout ce qui concernait le campement des armées, D'après plusieurs biographes, cette charge fut créée pour Stevin; mais le docteur Steichen soutient une opinion contraire. Vers la fin de sa vie, Stevin chercha à étendre encore ses attributions en y joi- gnant celles d’inspecteur de fortifications. A cette occasion , M. Goe- thals accuse Simon Stevin d’ambition, Steichen repousse cette accusation en termes nobles et élevés, dignes en tous points d’un caractère généreux. (156) Pour faire apprécier l'influence que Stévin a eue sur le dévelop- pement des sciences exactes, nous (âcherons de résumer la savante notice de M. Quetelet. Le traité de statique doit occuper le pre- mier rang parmi les œuvres dues à la plume féconde de Simon Stevin. Il parut à Leyde, en 4586. Depuis Archimède, à qui l'on doit la connaissance du principe du levier, la science de l'équilibre dans les corps solides n'avait fait aucun progrès. Guido Ubaldi, avait reconnu Île principe des moments dans la théorie du travail et des machines simples, mais il n'avait pas su l'appliquer an plan incliné, ni aux machines qui en dépendent, comme l'a fait observer La- grange. Le rapport de la puissance au poids, sur un plan incliné, dit ce géomètre, a été longtemps un problème parmi les mécaniciens modernes. Simon Stevin l'a résolu le premier dans son ouvrage sur les principes d'équilibre. Les considérations qui l'ont guidé dans la solution de ce problème sont extrêmement ingénieuses. Il suppose un cordon ou chapelet, chargé de quatorze globes ou poids sphériques, égaux entre eux et attachés à des distances égales. Ce chapelet est placé sur un support triangulaire dont la base est horizontale et dont les deux autres côtés forment des plans inclinés inégaux. L'un de ces plans, double de l’autre en longueur, porte quatre poids et l'autre deux seulement. Stevin fait observer qu'alors le chapelet doït rester en équilibre et qu'un mouvement quelconque replace toujours le système dans les mêmes conditions où il se trou- vait primitivement ; il remarque, de plus, que, sans troubler l'équi- libre, on peut supprimer la partie du chapelet chargée de huit poids qui pend au-dessous du triangle, de manière que les quatre poids placés sur le plan incliné le plus long, contre-balancent les deux poids placés sur le plan le plus court. Il s'ensuit que les poids qui se font équilibre sont dans le rapport des longueurs des deux plans inclinés sur lesquels ils sont äppuyés. Une des applications les plus heureuses est la théorie de l'équi- libre entre trois puissances qui agissent sur un même point. Il montre que cet équilibre a lieu lorsque les puissances sont paral- lèles et proportionnelles aux trois côtés d'un triangle rectiligne quelconque. La représentation des forces en direction et en inten- sité, par les directions et les longueurs de lignes droites, porte la ( 457 ) science de l'équilibre dans le domaine de la géométrie, et lui donne ainsi plus d’étendue; elle rend sensibles aux yeux des conceptions purement abstraites, Les éléments de statique de Simon Stevin sont partagés en trois livres; les deux premiers exposent les principes purement déduits de. la théorie; dans le troisième livre, intitulé : Statique pratique, non-seulement l'auteur présente de nombreux exemples usuels, mais il semble avoir voulu tenter quelques éfforts sur le terrain de la dynamique. Ce qu'il dit sur le frottement et sur la résistance des milieux mérite d'être particulièrement mentionné. Les décou- vertes (le Stevin dans l’hydrostatique ne sont. pas moins remar- quables. Les premiers principes de l'équilibre des fluides furent découvertes par Archimède, et, après un grand nombre de siècles de méprises et d'erreurs, à Stevin était réservée la gloire de rentrer dans la bonne voie, et même d'ajouter aux découvertes du géomètre de Syracuse. Il démontre comme une des principales conséquences de l'équilibre, qu'un liquide peut exercer sur le fond d’un vase une pression beaucoup plus grande que son propre poids. C'est. ce qui constitue le paradoxe hydrostatique dont la découverte est généralement, mais à tort, attribuée à Pascal, La presse hydrau- lique est certes une des plus belles applications de ce principe. Le livre dans lequel se trouve exposée la théorie mathématique de l'équilibre des fluides forme le quatrième des Æyponmemata, qui comprennent encore un 5 livre, intitulé : Les principes de la pratique de l'hydrosialique. On y rencontre quelques expériences intéressantes sur la pression des liquides et la description de plu- sieurs instruments ingénieux, dont on fait encore usage dans les cours de physique sans se douter de leur ancienneté. L’appendice qui suit, renferme des remarques curieuses sur l’aéro: statique dont Stevin s'était également occupé avec grand succès. On y voit qu'il avait des idées justes sur le mode d'action de l'air, dont la pesanteur ne lui était pas inconnue; il connaissait aussi la pres- sion que l'air exerce sur les corps qui y sont plongés et la résistance qu'il oppose à la chute des graves; il établit fort bien la différence qu'il convient de faireentre un corps pesé dans l'air et ce même corps pesé dans le vide: Du reste, il est juste de dire que la découverte de ( 158 ) la gravité et de Félasticité de l'air remonte plus haut qu'on ne l'admet communément, et que plusieurs savants du XVI" siècle, J. B. Benedetti, par exemple, se sont exprimés positivement à cet égard. L'adjonction de la Statique de Simon Stevin devait contenir six parties, mais on ne trouve que les quatre premières. Les deux autres, qui auraient traité de l'hydatolcie on attraction de l'eau, et dé l'aéro- statique où poids de l'air, manquent entièrement sans qu'on en indiqué les motifs. Les quatre parties de l’adjonetion de la statique présentent de curieux développements des principes exposés dans les livres précédents. Stevin $y oceupe des cordages, des polygones funiculaires, de l'équilibre des vaisseaux, et enfin de la chalino- thlipse, ou de l’art de faire des freins convenables pour les chevaux. Cette dernière partie paraît due au prince Maurice de Nassau, de même que les recherches sur l'équilibre dans un système de poulies, quand les cordes agissent obliqaement. On sait qu'à mesure que Stevin composait ses ouvrages , il les soumettait au prince, qui les étudiait mème au milieu du bruit dés camps, et y faisait des chan- gements et des annotations qui tournaïent au profit de la science. On comprend quelle influence devait exercer un homme qui savait unir si habilement la pratique à la théorie et qui était toujours soi- gneux de porter son attention sur les grandes questions d'utilité publique. Le renom qu'il s'était acquis par ses connaissances dans l'art militaire, et particulièrement dans la défense des places fortes, par le moyen des eaux, n'était point borné aux limites de son pays. On faisait de lui an tel cas à l'extérieur, que sur tous les points im- portants, on lui demandait son avis. C'est ainsi qu'il fut invité, comme il nous apprend lui-même, par le gouverneur de Calais, homme de grand jugement et fort expérimenté en matière de guerre, à lui donner des conseils sur les moyens de fortifier un point très- vulnérable de la place confiée à sa garde. « Comme le gouverne- » neur, monseigneur de Vic, de bonne mémoire, estoit en peine » de cecy, il désira trouver devant son trespas que je me portasse sur ce lieu pour adviser sur la fortification de la ville ; ce que je » fis, etc. » | L'opinion publique présente aussi Stevin comme l'inventeur du = (139 ) calcul décimal; mais cette opinion est-elle bien fondée? Non, si l'on entend par là que Stevin aurait eu l'idée première de ce système; mais la réponse doit être aflirmative en ce sens, qu'à lui revient l'honneur d'avoir fécondé l'invention et d'en avoir tiré les consé- quences pratiques qui constituent son utilité On ne doit pas s'étonner que, habile calculateur comme il l'était, il ait trouvé les ressources que présente le calcul décimal et l'économie de temps qué l’on fait en substituant les fractions décimales aux fractions ordinaires. Plein de confiance dans son invention, notre savant en prockama hautement les avantages, et il le fit sans restriction, en homme bien convaineu de la valeur de sa découverte. Celte procla- mation eut ses conséquences naturelles. Les savants de l'époque se mirent à feuilleter les écrits de leurs devanciers, et y trouvèrent enfin, grâce à Simon Slevin, ce qu'ils n'avaient pas su y lire par eux- mêmes, C'est-à-dire que le caleul décimal avait déjà été employé avec avantage, Sans doute, ils ne manquèrent point de lui en faire obli- geamment la remarque, et le savant brageoïs en profitä en homme qui avait. de quoi se dédommager en perdant un des fleurons de sa couronne. Non-seulement il reconnut de bonne grâce qu’on avait fait usage des fractions décimales avant lui, mais il fit remonter celte découverte aux époques les plus reculées. Toutefois, quoique plusieurs de ses contemporains et prédécesseurs aient employé les fractions décimales dans quelques circonstances particulières, par exemple, pour exprimer le rapport de la circonférence au diamètre, et pour l'extraction des racines, il est néanmoins constant que c'est à Stevin que revient l'honneur d’avoir bien apprécié la simplicité et la généralité de ce caleul, et de l'avoir appliqué à toutes les opéra- tons de l’arithmétique usuelle, Sa notation cependant était loin d'être satisfaisante : à la suite des unités entières qu'il nommait com- mencement ; il écrivait un zéro renfermé dans un petit cercle, pour marquer le commencement de la fraction décimale, et à la suite de chaque chiffre de cette fraction, il écrivait son rang également dans un pelit cercle, en sorte qu'une fraction décimale comprenait un . nombre de chiffres double de celui que nous employons maintenant. ILest vrai que, pour ne pas embarrasser le calcul par tous ces chiffres enfermés däns des cercles ; il se bornait, dans les opérations, à les \ ( 160 ) écrire une fois au-dessus des chiffres décimaux auxquels ils se rap- portaient. Ces indications devenaient ainsi de véritables exposants, dont Stevin pourrait, à la rigueur, être considéré comme l’inven- teur; d'autant plus qu'il indique l'usage de ces exposants, tant sous forme entière que sous forme fractionnaire, et qu'il en fait l'appli- cation à l'élévation aux puissances et à l'extraction des racines. Non-seulement Stevin avait aperçu toute la fécondité de la théorie des fractions décimales, mais il avait encore conçu la possibilité d’un système décimal de poids et mesures, bien coordonné et appro- prié à tous les besoins des hommes. Il exprima même le vœu que les autorités adoptassent un pareil système, qui, depuis qu'il a été généralement introduit, constitue un véritable bienfait pour le publie. | En même temps que la pratique de l'arithmétique qui contenait la disme, ou traité sur le calcul décimal , et la seconde édition des tables d'intérêts, Stevin publia une pratique de géométrie, qui, sans être le meilleur de ses ouvrages, est néanmoins original, sous le rapport de la forme et des propositions qu'il contient. Il y réalise en effet, avec un succès remarquable pour l'époque à laquelle il vivait, l'idée qui a présidé à la rédaction de la plupart des géométries industrielles et autres ouvrages élémentaires, que l’on:a cherché dans ces derniers temps à mettre à la portée des ouvriers; il suit dans sa géométrie l'ordre qu'il a suivi dans son arithmétique; il. applique à l'espace les quatre premières règles du caleul, puis la théorie des proportions, l'extraction des racines, etc. En conser- vant cette liberté d’allures, il présente des propositions nouvelles qui font le plus grand honneur à son génie inventif : telle est la des- cription de l'ellipse au moyen d’un cercle dont on allonge toutes les ordonnées dans un rapport constant. C’est le point de départ d’une méthode de déformation des figures qui a pris plus tard de l'exten- sion entre les mains de La Hire et de Newton. Stevin s'oceupa de l'optique et de la catoptrique, comme il s'était adonné aux autres branches des sciences mathématiques, d’abord par le désir d'étendre le cercle de ses connaissances, ensuite pour com- plaire à son protecteur et ami le prince Maurice de Nassau , auquel il accorde toujours'une large part dans l'honneur de ses découvertes. cie tes (161) Le traité d'optique devait se composer de trois parties, de la scé- nographie ou perspective, de la catoptrique et de la dioptrique ou théorie des réfractions. Cette dernière ne nous est malheureusement pas parvenue, et même, d’après ce que nous apprend le traducteur, elle doit n'avoir pas été composée. Dans la catoptrique, qui est don- née très-sommairement, l'auteur relève plusieurs erreurs de ses prédécesseurs, et résout divers problèmes élémentaires concernant la réflexion sur des miroirs plans. Il montre ensuite que la théorie de la réflexion sur les miroirs courbes, convexes ou concaves, se réduit à la théorie de la réflexion sur des miroirs plans, en substituant à chaque élément de la surface courbe le plan de tangence. Mais il se trouve arrêté, comme on le conçoit, par la difficulté de construire le plan de tangence. Ce traité de catoptrique, jugé peut-être trop sévèrement par le P. Deschales, n’est toutefois pas ce que l'auteur à fait de mieux, et le traité de la perspective lui est supérieur de beaucoup. M. Chasles en parle de la manière suivante, dans les notes de son ouvrage sur l'histoire de la géométrie. «’S Gravesande et » Taylor sont souvent cités et à juste titre, comme ayant traité la » -perspeclive d’une manière neuve et savante; mais nous nous éton- » nons qu'on passe sous silence Stevin, qui, un siècle auparavant, ». avait aussi innové dans cette matière, qu'il avait traitée en géo- ». mètre profond, et peut-être plus complétement qu'aucun autre, » sous le rapport théorique. » Dans le Traité de cosmographie, il s'occupe successivement de la résolution des triangles rectilignes et sphériques, de la géographie et de l'astronomie. Bien que ces traités, destinés à renfermer d’une manière précise les connaissances de son époque, ne contiennent point de découvertes importantes, ils donnent cependant une idée avantageuse du savoir de l'auteur. On y trouve aussi des vues ingé- nieuses et qui, aujourd'hui même, méritent encore de fixer l'atten- tion; telle est la manière dont il détermine la hauteur d’un nuage “et sa vitesse de translation. Dans l'introduction à sa géographie, Stevin examine d'une ma- nière fort sage quelques points scientifiques intéressants. Il le fait en homme du monde et avec des formes bien éloignées de celles qui dominaient dans les traités de son époque. Ainsi, en considé- Tome VI.—2 Panris. 11 (16 ) rant la terre comme une planète, il s'attache à faire apprécier les apparences qu'elle offrirait sion pouvait la voir à la distance où est la lune; il explique fort bien les phases qu'elle présenterait, les cu- rieuses modifications qui seraient dues aux monceanx de nuages sus- pendus dans notre atmosphère et tous les jeux de lumière produits par la réflexion des ravons solaires, par les eaux de Ja mer. Aïlleurs , il soulève limportante question de la détermination des longitudes, et insiste sur la nécessité de fixer nettement le point d'où il convient de commencer à les compter. I apporte, dans cette discussion pra- tique, la même finesse d'aperçu , la même force de conception que lorsqu'il examine l'importance d’un nouveau système de poids et mesures en harmonie avec le caleul décimal. Le 4° et le 5e livre de la géographie, contiennent un traïté de navigation, à la suite duquel Stevin donne la théorie des marées. Cette partie de l'onvrage est très-remarquable pour le siècle où elle a été écrite. « Qu'on » nous concède qne la lune et son point opposite tirent et sucent » continuellement l’eau du globe terrestre, » telle est la première pétition de notre géomètre. Cette attraction lunaire était déjà eonnue par les ouvrages de Pline; maïs iei elle se présente sous des formes scientifiques, et Stevin l'examine avec une élévation de vues qui déeèle un profond observateur, bien au courant de la question qu'il traite. I indique parfaitement les points sur lesquels il convient d'attirer l'attention des navigateurs instruits et les lieux les plus favora- bles pour l'observation des marées. 11 avait aussi très-bien reconnu les causes qui produisent des retards dans la marche des marées et les obstacles qu'éprouvent les eaux à se transmettre à l'intérieur des fleuves ou le long des côtes. L'astronomie, qui forme la 3" partie de la cosmographie, ne paraît pas avoir obtenu un grand succès, et dans le fait, eet on- vrage ne renferme pas, comme les autres écrits de lauteur, des idées nouvelles, des aperçus qui ont fécondé la science. Stevin ne s'était pas livré à l'astronomie d'observation; ee qu'il enseigne, il l'a appris par l'intermédiaire des autres, et par suite, il manque d'originalité. Cependant ce traité est écrit avec sagesse, et l'on doit savoir gré à l'auteur d'avoir contribué à propager la théorie de la mobilité de la terre, 4} a suivi l'ordre naturel des idées, celui que (163) l'on conserve dans la plupart des traités modernes ; il rend d’abord compie des mouvements apparents, les analyse, et ce n’est qu'après un examen approfondi 7. se tie en faveur de lopinion de Copernic. FENDTAUE Il nous reste à dire un ot du pre à voiles, cette fameuse invention dont le souvenir seul peut-être à rendu le nom de Stevin immortel. L’enthousiasme que cette’ machiné excita est inexpri- mable. Le chariot fut construit en 1600. Le premier essai en fut fait sur la plage, entre Scheveninghen et Pitten. Quatorze lieues furent parcourues avec une telle rapidité qu'un cheval n'aurait pu suivre le chariot chargé de vingt-huit personnes. C'était le prince Maurice lui-même qui Fret la manœuvre, et parmi les vOya- geurs se trouvaient le frère du roi de Danemark, l'ambassadeur de France, le comte Henri de Nassau, et lé même François de Meu- don, amiral d'Aragon, que le prince Maurice avait combattu et fait prisonnier à la bataille de Nieuport. Le prince, avec une intention malicieuse, dirigea un instant le chariot vers la mer, et la terreur se répandit soudain dans l'équipage; mais il le ramena presque aussitôt dans sa véritable direction, et acheva gaiement le trajet. La poésie et les arts célébrèrent le tiomphe de la science : l’illastre Grotius , l'ami de Stevin, et le traducteur de quelques-uns de ses ouvrages, chanta en vers latins ce voyage mémorable dont il avait fait partie; et les mêmes vers furent traduits par Constantin Huy- ghens, le père du plus iris géoiiètre que la phobie ait pro- duit (1). (1) Biographie des hommes remarquables de la Flandre obdidéiitelé ; IV, 204 à 285. ( 464 ) CHAPITRE TT. INFLUENCE LITTÉRAIRE. L SI. — Littérature flamande. Les chambres de rhétorique, créées pour la plupart au XIV”® et au XVre siècle, continuèrent, pendant la première moitié du XVI, à absorber pour ainsi dire la littérature tout entière. Ce fut sous leur influence que se maintinrent au théâtre les esbattements , les spelen van sinne, œuvres toujours laillées sur un modèle uniforme et que l’on peut caractériser de la manière suivante : mépris des unités de lieu, de temps et d'action; absence chez les personnages des qualilés différentielles qui permettent de reconnaître leur individualité, et partant nécessité pour chaque, acteur, à son entrée sur la scène, d'indiquer lui-même le rôle qu'il allait jouer; enfin coexistence de personnages ayant une existence physique et d'autres personnages matérialisant une abstraction morale,stels que la Prudence, la Vertu, la Sagesse, la Malice, l'ignorance et autres semblables. Au sein du grand mouvement intellectuel du XVI" siècle, la ten- dance des pièces de théâtre représentées sous le patronage des chambres de rhétorique, se détermine tout d'abord par la nature même de ces sociélés littéraires. L'établissement des chambres de rhétorique peut, à notre avis, être comparé, dans l’ordre intellectuel, à l’affranchissement des communes dans l’ordre politique. Les com- munes affranchies et émancipées représentaient non-seulement la bourgeoisie en face de l'aristocratie, mais aussi le droit d'examen en face du principe d'autorité. Le souverain avait beau ordonner selon son bon plaisir, la commune, forte de ses priviléges, s’arrogeait le ( 165 ) droit d'examiner à son tour les mesures qu'il voulait prendre, et plus d’une fois, Gand et Bruges ont montré à leur comte qu'il avait à traiter de puissance à puissance. De même que dans le haut moyen âge toute l'autorité palitique se trouvait aux mains du seigneur féodal, de même jusqu'au XIVwe siècle toute la science se trouvait chez les clercs. La force des choses a obligé les seigneurs à partager leur puissance avec certaines agglomérations politiques qui prirent le nom de communes, et la même cause a obligé les clercs à partager leur omnipotence avec certaines agglomérations littéraires, qui pri- rent le nom de chambre de rhétorique (4). Essentiellement populaires dans leur origine, les chambres dé rhétorique continuèrent, pendant toute leur existence, à développer, dans leur littérature, les principes populaires en opposition avec les principes cléricaux. De [à cette tendance à poser pour les concours fréquents qui avaient lieu entre les diverses chambres , des questions le plus souvent philosophiques, afin de permettre aux concurrents d'exposer le fonds de leur pensée. La population flamande était alors, comme maintenant, à la fois religieuse et frondeuse, et, tout en attaquant le clergé, tout en ridiculisant le curé et le moine, on n'entendait pas, dans le principe, attaquer ou ridiculiser la religion elle-même. Peu à peu cependant la discussion et l'examen , en matière de foi, introduits par Luther, s’infiltrèrent chez le peuple, et les productions des rhétoriciens s'en ressentirent immédiatement. Au grand concours, où Land Juweel, tenu à Gand, en 1539, la majeure partie des pièces allégoriques sur la question: T'welck den mensch stervende den meesten troost es? sont des satires sanglantes, non-seulement contre les moines, mais contre le pape, les indulgences, les pèlerinages, enfin contre tout ce que Luther attaquait. Aussi dès leur apparition, ces pièces, provoquées dans l'origine par Charles-Quint lui-même, furent-elles défendues (2); et ce n'est pas sans raison que plus tard on eitait le Land Juweel (1) Remarquez que la Flandre, mère patrie des communes, l'est aussi des chambres de rhétorique. (2) Par le placard du 22 septembre 1540, portant : Æet es verboden te lezen de spelen die cortelynghe ghespeelt syn geweest in onse stadt van Ghendt, by de neghenthien cameren, up het referyen :"T WELCK DEN MENSCH STERVENDE DEN MEESTEN TROOST ES ? ( 166 ) de 1539 eomme ayant, le premier, remué le pays littéraire en faveur de la,réforme, (4). Les rhétoriciens furent rigoureusement surveillés, et des peinés graves prononcées contre ceux qui n’agissaient pas avec prudence. Dès 1533; neuf rhétoriciens avaient été condamnés au pèlerinage de Rome, à cause de certaines satires contre les religieux , par eux introduites dans une pièce qu'ils avaient représentée. Le 27. février 1556, un poëte, Guillaume Poelgier, fut condamné à faire amende honorable : ome een liedeken dat hi ghemaect hadde op de gheesteliche; et il lui fut ordonné de ne plus jamais rien mettre en vers, quoi que.ce puisse être, bon ou mauvais, nyet meer te stellene in rhelorycke quaet noch goet (2). Pierre Schuttemate, fut, en 1547, condamné à mort à Anvers, à cause de quelque ballade qu'il avait composée, ome dat hy een ballade ghemaect hadde van eenighe sticken door. minnebroeders bedreven. Comme toujours, ces persécutions eureut précisément l'effet opposé à celui qu'on voulait obtenir. Les rhétoriciens furent d'autant plus tentés de faire ce qu’on leur défen- dait ,et, dans leur rivalité, s'excitèrent mutuellement à se montrer plus hardis (3). Avec de pareilles tendances générales (car les litté- rateurs flamands qui surent s'arracher à cette influence étaient peu nombreux), on devine aisément quel devait être le sort de la litté- rature à l’époque où les provinces du nord furent violemfent sépa- rées de celles du midi. Que peut le poëte Sil n’est libre d'exprimer, comme il les sent, les inspirations qui l'agitent, si le moindre mot amené par la rime ou échappé à l'enthousiasme, peut le conduire au gibet ou à l'exil? Parmi les nombreux exilés bare qui allèrent peupler les Pro- vinces-Unies et leur imprimer cet élan de nationalité qui mit bien- tôt ce pays au premier rang des peuples modernes, il s'en trouva plusienrs qui aviient été membres des chambres de rhétorique. Les villes de la Hollande en instituèrent chez elles de nouvelles, distin- guées des corporations indigènes, par le nom de chambres flamandes où brabanconnes. On'en comptait à Anisterdam , à Harlem , à Leyde (1) Snellaert, Æistoire de la littérature flamande, p. 79. (2). Cannaert, Oud strafrecht in Flaenderen, p. 499. (5) Snellaert, Ferhandeling , p. 162. (167) et à Gouda, malheureusement nous ne possédons sur ces chambres que peu de renseignements (4). 1l serait à désirer qu'une personne instruite. et habitant l’une de ces villes, fit des recherches à ce sujet. Le mouvement littéraire émigra, avec les chambres de rhétorique et les principaux littérateurs de l'époque, vers les Provinces-Unies ; il en est résulté que la littérature flamande est restée chez nous sta- tionnaire, tandis que chez nos, voisins, elle a pris un admirable développement. Revendiquons donc.hardiment la part de gloire qui nous appartient : c'est chez nous que la littérature flamande a pris naissance ; Cest nons qui l'avons importée en Hollande, c'est nous qui l'y avons développée, et les efforts que nous tentons aujourd'hui ont pour but, non pas de créer une littérature nouvelle, mais de nous remettre en possession d'une littérature née sur notre sol et qui à fortuitement grandi chez nos voisins. .t Nous avons dit ce qu'était, au milieu du XVI” sièele, la haute littérature, le drame, relativement à la forme, Quant à la langue, elle se trouvait dans un état pitoyable. Fort abâtardie déjà sous le règne. des ducs bourguignons , elle déclina davantage encore sous le gouvernement de Marguerite d'Autriche. Quoique ceite princesse ne fût au fond nullement antinationale, et que même elle passe pour avoir fait de jolis vers flamands, elle propagea activement les idées françaises. Élevée à la cour de Louis XI, elle se prit d’un enthousiasme sans bornes pour tout ce qui relevait de la France : elle attira à sa cour toute la noblesse du pays qu'elle mit en contact avec une nuée de courtisans français, sentoura de beaux esprits français auxquels elle disputa la palme de la poésie, et, aidée par les premiers musiciens de l'Europe.et les maîtres de danse les plus renommés, elle fit de son gouvernement une longue suite de fêtes. Au milieu de ce tourbillon de frivoles plaisirs, le peuple et sa langue furent oubliés; la noblesse apprit à communiquer avec lui dans un langage à moitié étranger, et le peuple, toujours enclin à imiter les grands, accueillit ce jargon comme l'expression d'une civilisation plus polie, plus élégante. Bientôt le flamand devint mé- (1) Kops. Dathenus. Marnix. ( 168 ) connaissable sous la plume des poëtes, et, de même qu'à la cour où tout était frivolité et coquetterie, dans les cercles littéraires, le langage du cœur disparut de la poésie pour céder la place à des or- nements futiles et sans couleur (4). Dans cet abâtardissement général de la langue, un seul genre se maintint pour ainsi dire intact à l'abri de l'influence étrangère : c'est le chant populaire, qui demeura ce qu'il avait été dans les siè- cles précédents, simple et naïf sous le rapport de la composition poétique et de l'expression musicale. La romance, la ballade, la chanson érotique, le chant religieux même, tout indiquait ce peuple indépendant, vivant de sa vie propre, habitué à marcher dans la voie du progrès et de la liberté. Ce fut cette simplicité naïve du chant populaire que chercha à imiter messire Guillaume Van Zuylen van Nyvelt, lorsque, le premier, il publia une tradue- tion flamande des Psaumes de David; mais les mélodies de ces Psaumes ayant été empruntées à des chansons populaires, un noble Gantois, Jean Utenhove, les envisagea comme trop profanes, et fit une nouvelle traduetion des Chants de David, dont il publia une partie durant sa retraite à Embden, en 1557 et 1561. Toutefois, celte version ne tarda pas à être remplacée par celle que fit paraître Dathenus en 1566. Celle-ci, d'une versification facile et d'une dic- tion assez pure, l'emporta même dans l'esprit du peuple hollan: dais sur toutes les traductions qui lui succédèrent jusqu'à la fin du siècle dernier, époque où le chant religieux protestant fut tout à fait réorganisé dans les Pays-Bas. Certes, il en avait été publié de meilleures, et, sans nous arrêter à la traduction que fit paraître Luc de Heere, en 1565 (2), ni à celle que publia Guillaume Van Haecht, en 1579, il est positif que, sous le rapport littéraire, l'œuvre de Dathenus ne valait pas, à beaucoup près, celle de Marnix (3), qui avait le grand avantage d'être faite sur le texte hé- braïque, et non, comme celle de Dathenus, sur la traduction fran- çaise de Marot. Quoi qu'il en soit, si Dathenus triomphait auprès de (1) Snellaert, ist. de la litt. flam., 85. (2) Annales de la Soc. des beaux-arts de Gand , \V, art. de M. Blommaert. (5) Snellaert, Æist. de la litt. flam., 88-92. ( 169 ) ka multitude, les gens instruits n’ont jamais mis en doute la supério- rité de la version de Marnix (1). C’est probablement pour faire res- sortir cette supériorité que les Elseviers ont fait imprimer à Leyde, en 1617, les deux textes en regard l’un de l'autre : cette édition était la troisième de la traduction de Marnix. La première fut faite à Anvers, chez Gillis Vanden Rade, en 1580; la seconde à Middel- bourg, chez Richard Schilders, drucker der Staten slandts van Zeelandt, 1591. Dans cette seconde édition, on remarque de nombreuses améliorations et une préface relative à la version de Dathenus : Wywillen, dit Marnix, M" Pieter Dathenum niet schelden ofte straffen, nochie syne oversettinghe der Psalmen uyt des ghe- meynen mans handen niet rucken. Wy kunnen seer wel lyden dat de psalmliederen van M Pieter Dathenus overblyven en de onse onder- druckt werden. | | >Les mérites de Marnix comme réformateur de la langue néerlan- daise sont incontestables. Ses expressions sont généralement pures : ikemploie du, dyn, dyne , au lieu de gy, uw, uwe, qu'il laisse pour le pluriel, et, comme conséquence, la forme allemande du bist au lieu de gy zyt. Ce n'était point au hasard ou par caprice que Marnix agissait ainsi, mais de propos délibéré et avec une ferme convic- tion. Il exposa clairement ses motifs dans la préface des PsaLmEen Davins : Soo vele het derde point aengaet, van der spreuken, moeten wy segghen dat wy ons schamen dat onse ingeborene Nederlanders haere eygene moederspraeke verwerpen. Wy weten doch dat onse voorvaders voor tsestich ofte tseventich jaeren niet anders en hebben ghesproken noch gheschreven (insonderheyt sprekende God aen), dan DU HEBST , DU BEST, DU SALST oft sar, ende dierghelycken, ghelyck als alle de'oude boecken met der handt geschreven, so in Vlaenderen als in Brabant ende elders, wel duydelyck te kennen gheven. Ooc en lebben de nacomelingen , in stede van dien , niet anders beter daer nae gevonden noch gebruict, maer ter contrarie hebben hare gebreckelyck- heyt ghenoech te kennen gegeven als sy niet en hebben kunnen onder- scheyden het getal van velen van het getal van eenen, segghende ca V00r: DU en LU, voor.py, ende daernae,omwat onderscheyts te maecken, (1) Broës, Marniæ, M, 147-180, ( 170 } hebben liever ghehadt de spaensche verdnrvene wyse van xos orros ende vos orros, dat is WYLiepen ende Guxviienes, onbequamelyck nae te volgen dan heur oude duydsche landt ende moeder spraecke we- deromme int gebruyck te bringhen, enz. (1). , Tels étaient les sentiments patriotiques de Marnix, que, inême dans une discussion grammaticale, il trouva le moyen dé protester contre la domination des fiers hilalgos. Marnix avait soin de mettre les lettres dt à:la fin de la 2e et de la 3% personne du singulier de l'indicatif présent, afin de les dis- tinguer du pluriel et de l'impératif. Rarement il péchäait contre lé genre : il employait den au nominatif masculin chaque fois que le substantif commence par À, r on d, principe qui plus tard fut étendu et admis comme loi de notre langue (2). Quant au rhythme, il observait scrupuleusement les ïambes, et devança , par le sen- timent vrai de la mesure, de plus d'un siècle les rhétoriciens ; avec lesquels, du reste, il semble n'avoir aucun rapport. Si l'on ren- contre dans ses Psaumes çà et là quelques expressions qui né pour- raient être employées de nos jours, on doit les exeuser par suite des circonstances au milieu desquelles Marnix vivait, et des nom- breux embarras qu'il avait de toutes parts. Je les ai composés, dit-il dans la préface de 1580, eens deels synde in ballingschap; eens deels in de gevangenisse, onder de handen der vyanden, eens deels oock onder veele andere becommernissen (3). Comme pendant aux Psaumes, nous devons placer le chant national : Wilhelmus van Nassauwe. On a contesté au seigneur de S'e-Aldegonde la paternité de ce poëme, et, dans les derniers temps, trois systèmes se sont. formés à cet égard : M. Schotel, en revendique la gloire pour Marnix; M. Van Someren pour Cornhert, et M. Brugmans pour un inconnu, qui pourrait être J. Basius, J. Van Vliet, ou une douzaine d'autres (4). L'opinion de Schotel, (1) Æist en Rooyaards , V, 110. (2) Willems, Ferhand., 1, 280. (5) Witsen Geysb., IV, 359. (4) Schotel, Gedachten over het oud Polkslied : WiiueLmus van NASSAUWE, Leyde; J. Cyfveer, 1834. — Over het Folkslied : WiLueLmus VAN NassAUWEN, door Van Someren, met eene bydrage door P. Brugmans, Utrecht ; Bosch,, 1834. (471) qui est généralement suivie, nous paraît aussi et de beaucoup la plus probable. Ce qui est moins certain, c'est l'époque à laquelle ce remarquable chant a vu le jour; mais quand on considère que le sens général est bien plutôt dé chercher à consoler qu'à exciter, on est assez tenté d'admettre l'opinion de M. Schotél, qui croit que ce chant s’est produit peu après le premier combat que Guillaume livra non loin de Maestricht (1). Est-il nécessaire d’insister sur la beauté de cette hymne patriotique ? Le style en est simple, l'enchat- nement des idées clair et naturel : &’est l'écho des sentiments élevés d'un vrai chevalier (2). Qui ne se sentirait ému à la lecture dé ces Strophes, où Ne dé Dieu et celui 5h la qu sont cxpri- fes e ét térniës si farienits et si À pe pi | us ty Aliué Van nidésihos Benick van duitschen bloet, Den:vaderlant getrouwe Blyf ick tot in den doot ; Een prince van Oraengien Ben ick vry onverveërt, Den conince van Hispaengien Ben ick altyt gheëert. 2 In Goedes vrees te leven Ben ick altyt betracht, Datrom ben ick vérdréven, “50m lant om luit ghebracht. Maer God sal my regheren Als een goet instrument, Dai ick sal wederkèren v mynen TepREMENE" 6. Mur schilt ende HR Syt ghy, o God myn heer; Op u so wil ick bouwen ; V'erlaet my nimmermeer : Dat ick doch vroom mach blyven Uw dienaer taller stont, (1) Broes, Warnix, II, 180-190. (2) Snellaert, Ferh., 184, Jean Fruytier, (172 ) Die tyranny verdryven ti Die my myn hert doorwoont. 1% Foor God wil éck belyden Ende syner groter macht Dat ick tot ghenen tyden | Den coninc heb veracht. Dan dat ick God den Heren ‘Der hooghster Majesteit :Heb moeten obedieren TIn der gherechticheit. Maître des requêtes de Guillaume [*, Jean Fruytier était un homme de grand mérite et un esprit éclairé, mais qui, dans tous ses écrits, défendit la réforme à laquelle il était sincèrement attaché. Il appartenait à une famille brabançonne, et la circonstance que plusieurs de ses ouvrages furent imprimés à Anvers donne à penser qu'il habita quelque temps cette ville; plus tard, il s'établit en Zélande, probablement à la suite des persécutions exercées contre ses coreligionnaires. 11 publia plusieurs ouvrages dont voici les principaux : 1° Ecclesiasticus, oft wyse sproken Jesu des soons Syrachs : nu eerstmaelt deurdeelt ende gestelt in liedekens op bequame en-ghemeyne voisen, naar uulwysen der musycknoten daerby ghevoecht. Ant- werpen, 1565. Cet ouvrage témoigne, si l'on considère l'époque où il a paru, d'incontestables mérites poétiques. Willems (1) cite avec éloge la première de cés chansons, qui commence ainsi : Van God comt alle wysheyt goet Die staet altyt in syr ghemoct. Wie telt met recht behagen De druppen des regens en stant der vloet. Des tyts seer langhe daghen. Wie heeft des hemels hoogheyt ront, Het Aertryck. breedt oft den afgront Met synder hant ghemeten? Gods wysheyt voor alle dinghen stont ; Wie siet al haer secreten? (1) Ferhand., 1, 259. De wysheyt was voor al bere, yes En des verstands voorsichticheyt.. Was eeuwich int ontspringhen, Des wysheyts fonteyn wordt Godis woort gheseyt W'iens wet tot Godt can bringhen. Ens. A On doit surtout admirer chez Fruytier des images brillantes et saisissantes de vérité, par exemple : Als ?t noortlyck waeyl,.en int jaer wert later, S00 waeyt hy over de rivieren saen, En ?t wort ys vlieghende over ?t water Het welck hy als een harnasch dan trect aen. Représenter les glaçons comme des harnaïs, dans lesquels l'eau est serrée , voilà une image digne de Bilderdyck où de Tollens. Les ouvrages suivants sont écrits partie en prose et partie en vers : 2° Der Francoysen en haerder dr pren morghenwecker. Dordrecht, 1573. 3° Korte beschryving van de strenghe bétéghétthglte ende wonder- bacrlycke verlossinghe der stad Leyden. Leyde, 1577. Cet ouvrage fut réimprimé en 1765, à Amsterdam, avec jp annotations de P. Scriverius. “40 Den quliden A B C, ofte tte onder iwysinghe voor de jongheren ende dochterkens. Nu yerst tot dienst énde stichtinghe der opréchter christelycker ghemeynten, met de francoysche sprake in nederlantsche tale overghestelt. Antwerpen, 1579. | 5° Waerachtige legende van Jan de Witte. Leyde, 1596 (1). Parmi les descendants de Jean Fru jtier, on compte Isaac Fruy- tier ancien de l'église de Middelbourg: di Jacques Duym, de Louvain, publia à Léÿde ‘en 1600 et en 1606, Jacques Duyn divers morceaux de poésie entièrement dans le goût des rhétori- ciens; il mit pourtant beaucoup de soin à observer rigoureusement la mesure, et à éloigner de son vocabulaire tous les mots bâtards. (1) Witsen Geysbeck, IF, 555. (174) On ne pourrait, du reste, exiger davantage d'un homme qui avait passé au camp la majeure partie de sa vie et qui ne devint poëte que du jour où l'état de sa santé l'obligea à renoncer au service militaire (4). ie Voici le titre de ses ouvrages : 1° Een spieghelboeck, inhoudende zes spieghelen, waer in veel deugden daer aen te merken zyn. 4600. DU ATTERE FILLES 19 2° Een ghedenckboeck , het welek:ons leertaen al het quaët en den grooten moelwil van de Spaignaerden en haren aenhanck, ons aen- ghedaen te ghedenchen, etc. 1606. Cet ouvrage, dédié au prince Maurice, contient six tableaux historiques, qui. ont pour sujet des événements contemporains de l’auteur : {ck schreef, dit-il, dans sa préface, deze stukken, niet van hooren zeyghen, maer als meestendeel met myn ooghen ghesien, en met myn ooren ghehoort hebbende, ende als een die den spaenschen haet, son in crychshandel, s00 in ghevan- ghenis, als in verlies van myne goederen, ghenoech beproeft hebbe (2). Divers autres poëtes et littératenrs flamands, dont les œuvres eurent autrefois une certaine vogue, sont aujourd'hui tombés dans un oublijustement mérité. Nous les passerons, par conséquent, sous silence, pour ne nous arrêter qu'à ceux qui ont eu une influence directe sur la marche de la littérature. à vai Le théâtre doit, à juste titre, être considéré comme + plus hante expression de la littérature d'un peuple. Les pièces. de théâtre forment en effet, chacune un tout dans lequel l’auteur trouve le plus souvent à représenter la plupart des passions humaines; leur marche générale fait connaître la manière plus ou moins nette dont il conçoitune action, et le dialogue lui permet de montrer tour à tour son éloquence et la finesse de son, esprit. Voyons donc ce que les Belges émigrés ont fait pour le théâtre en Hollande. Au commencement du XVII" siècle, il existait au, théâtre fla- mand une lutte entre trois principes, le Jeu .de sens (sinne spele), (1) Witsen Geysbeck, II, 227. (2) Fait prisonnier par les Espagnols, à la suite d’un combat sur la digue de Kouwenstein, Jacques Duym fut, pendant vingt-deux mois, retenu prisonnier dans le château de Namur. (18) ou moralité qui régnait depuis longtemps, le genre classique que les savants avaient fait connaître, le genre romantique, écho loin- tain des anciens abele spelen, repris el remaniés depuis que les pièces espagnoles ét anglaises commençaient à être connues. Ces trois genres étaient également cultivés, par les diverses chambres de rhétorique des Provinces-Unies, tant par les chambres indi- gènes que par les chambres flamandes ou brabançonnes. Toutes s’occupaient avec zèle de cette branche de la littérature, mais nulle part les représentations théâtrales n'étaient plus suivies ni dirigées avegplus de suceès qu'à Amsterdam. Le motif en est facile à saisir : le théâtre ne peut vivre et se développer que dans les grands centres de population: C'est là seulement que l'on trouve assez d'auteurs pour donner de la variété au spectacle, des acteurs assez nombreux et d'une capacité suffisante pour rendre les représenta- tions intéressantes, surtout à l’époque où l’art dramatique ne formait pas encore un véritable métier, enfin des spectateurs assez intelli- gents pour comprendre la valeur d'un drame. Or, Amsterdam était non-seulement la principale ville des Provinces-Unies, mais une véritable capitale ; dans le sens actuel de ee mot. A son activité, à son commerce propre étaient venus se joindre tout le mouvement, tout le commerce, toute l'activité d'Anvers. Telle était l’affluence de la populalion dans ses murs, que son enceinte, au rapport de Van Reydt, dut être étendue. On y voyait pêle-mêle des Flamands, des Krisons,; ‘des :Brabançons, des Zélandais, des Wallons, des Allemands, des Français, des Anglais et même des Espagnols que les affaives y atliraient; et au milieu de ce choc de nationalités diverses, dominaït la puissance invisible mais influente des nom- breux savants qui y avaient établi leur séjour. Voilà dans quelles circonstances se. développa le théâtre d'Amsterdam , et comment naquirent des tragédies et des comédies néerlandaises, distinguées par un caractère propre et par des formes spéciales. Trois chambres de rhétorique existaient alors à Amsterdam, dont deux : het Vygenboomken et ’t Wit Lavendel, étaient uniquement composées de Flamauds et de Brabançons; la chambre vraiment am- sterdamoise où chambre ancienne (oude kamer) , avait pour devise : In liefde blocyende. ‘t Wit Lavendel latta longtemps contre la cham- ( 176 ) bre ancienne, bien que cette Gernière comptât parmi ses afliliés tous les auteurs dramatiques indigènes. Mais toutes deux perdirent beau- coup en force, lorsque Coster fonda, en 1617, l'académie, qui ; en 1632, absorba même la chambre ancienne. Parmi les membres principaux du Wit Lavendel, on compte Jean Seewersoon Colmet Abraham de Coninck, le premier né probablement à Anvers et le second à Bailleul. Tous deux écrivirent des moralités et des tragé- dies. Les moralités ne présentent qu'un intérêt fort secondaire, attendu que presque toutes les pièces de ce genre sont coulées dans le même moule. Quant aux tragédies, celles-ei sont plus impor- tantes. Colm et de Coninek furent en effet au nombre des premiers auteurs qui poussèrent à la réforme du théâtre flamand , et essayè- rent de le dégager des liens dans lesquels les usages des rhétoriciens le retenaient étroitement. C'est à ce point de vue que l'influence de ces deux écrivains mérite d'être remarquée. S'ils ne brillent pas an premier rang, comme Hooft, comme Cosier, comme Bredero , ils eurent du moins la gloire d’être les vaillants soldats de ces grands capitaines, et ils combattirent courageusement sous leurs ordres. Il ne suffit pas qu'un homme de génie inaugure un système nouveau , il faut que d’autres s'interposent entre la foule et lui, popularisent son idée et apprennent aux masses à la comprendre, sans quoi; placé par sa supériorité même au-dessus du vulgaire, l'homme de génie reste isolé, incompris, et ses pensées les plus sublimes vont se perdre dans le ridicule, C'est ce rôle intermédiaire, et non moins honorable, que nous réclamons pour Colm et pour de Coninck; et certes, per- sonne ne contestera que, dans cette position, ils aient rendu d’émi- nents services à la littérature et qu'ils puissent réclamer une large part dans la gloire d’avoir fondé la scène néerlandaise (1). Voici la liste des ouvrages publiés par ces deux poëtes : Par Cor : LA 1° Bataefsche vrienden-spiegel : Ut levender Jonste. Amst., Gerrith van Breugel, 1615, in-4°. C'est une tragi-comédie dont la scène se passe à Venise. (1) Belgisch Museum, 1845, 517 sq. MEL (177) 20 J.-J. Kolms., Nederlants treurspel, inhoudende den oorspronk der nederlantsche beroerten , ‘t scheyden der edlen, ‘t sterven der gra- ven van Egmont, Hoorn, ende der Batenborgers , speelwys vertoont, by de brabantsche camer Uvr revenner Jonsr, binnen Amsterdam. Amst., Paulus Ravenstyn, 1616, in-4°. 5° Mulle Jan Tots, Boerdige Vryery. Amst., voor C. Houthaack, 1635, in-4°. Réimprimé par le même, en 1617 (1). Par de ConNiINcx : je Jephthahs ende zyn eenighe dochters, treurspel. Amst., voor Corn. Vander Plassen, 1615. 2° ‘4 Spel van sinne, vertoont op de tweede lotery van d'arme oude mannen ende vrouwen gast-huys. Tot lof en heere der wyt beroemder stadt Amsterdam. Regel : Laet meest elck een door liefd” tot d’armen hem beweghen, Soo erft hy Godes ryck, en hier zyn milde zeghen. Amst., 1616, in-4°. 3° Spel ter inkomste van de brabandtsche Kamer te Amsterdam , ‘+ Wirre Lavenez, op de Rederykers feest te Vlaerdingen, in 1617. . Imprimé dans le Vlaerdings redenryckbergh , etc. Amst., Cornelis Kransz, 14647, in-4°. 4 Achabz treurspel. Op de Reghel : Al is de loghen snel, De wacrheit achterhaelt se wel. Amst., 1618, in-8°. D° Simsoms treurspel. Op de Reghel : Wie zyn leet met leet wil wreken, Simsoms kracht sal hem ghebreken. Amst., 1618, in-4°. (1) PBelgisch Museum , 1845, 289 et 518. Art. de M. Snellaert. Toue VE — 2 Partie. | 12 Josse Vondel. (478) Si Colm et de Coninck doivent être considérés principalement au point de vue de cette influence générale et plus ou moins indirecte, d'autres Belges émigrés surent conquérir pour eux-mêmes un rang éminent parmi les auteurs dramatiques des Provinces-Unies. Certes, le plus considérable de ceux-ei est Josse Vondel, dont.les parents élaient anversois, mais qui naquit par hasard à Cologne, de même que le hasard fit naître Rubens à Siegen (1). Destiné dès son enfance au commerce, il n'eut pas le bonheur de recevoir une éducation soi- gnée, mais la nature le doua d’une âme de feu, d’une imagination impressionnable , et les circonstances dans lesquelles il passa sa jeu- nesse exaltèrent son génie, au point de le rendre le poëte le plus remarquable des Pays-Bas. Vondel débuta sur le théâtre brabançon d'Amsterdam par des pièces assez faibles, maïs il écouta les sages conseils qui lui furent donnés, et fit de rapides progrès. Son intimité avec Hooft acheva de former son goût, et bientôt il produisit des chefs-d'œuvre de premier ordre. Dans ses conceptions, il s'inspira avec habileté des graves événements de l'époque. I était l'homme d'action de son temps. Tantôt, par sa tragédie de Palamède, il faisait une sanglante satire de l'exécution de Barneveld; tantôt il lançait les foudres de son indignation, sous le nom de Harpon (Harpoen), ou sous. celui d'Étrille (Roskam) et:de Rommelpot, il-mettait au pilori les vices et les ridienles du jour; d'autres fois, il chantait les héroïques exploits du prince d'Orange, de Ruyter et de Tromp. Ce fut généralement dans l’histoire de la Bible que Vondel puisa les sujets de ses tragédies; mais quant à la marche de l'action et à la forme extrinsèque, il se rapprocha le plus possible des tragiques grecs : il accepta, sauf l'unité de lieu, les règles d’Aristote. Les autres poëtes dramatiques ne tinrent aucun compte de ces règles, soit par ignorance, comme Bredero l'avoue dans sa préface de Griane, soit par mépris de ce qu'ils appelaient pédantisme, soit enfin-et surtout, parce qu'on comprenait autrement le plaisir qui doit résulter du développement d’une action (2). Les maîtres grecs se pénétraient d'abord des infortunes de leur héros; ils les combi- (1) Bakhuyzen van den Brink, Æet huwelyk van Willem van Oranje, p.159. (2) Snellaert, Æistoire de la littérature flamande, 118. ( 479 ) naient ensuite dans une action poétique, la lutte de ce personnage contre le malheur, lutte dont l'issue est invariablement la même : la chute du héros écrasé sous l'arrêt du destin. Ils développaient ainsi chez les spectateurs deux sentiments éminemment tragiques, la crainte et la compassion. Vondel, tout en imitant les Grecs, ne pouvait, lorsque le sujet de ses pièces était tiré de la Bible, invo- quer le destin païen. Pour arriver au même résultat, il ent recours à la Providence; mais celle-ci étant aussi bienfaisante que la con- ception païenne est ernelle, son action dans la lutte de l'homme contre les malheurs est toute consolatrice : elle vient aider , sou- tenir,celui qui est sur le point de succomber , et, par cette raison, la situation du héros affecte moins les sentiments du spectateur. Il est peut-être à déplorer qu'un génie aussi sublime que Vondel ait cru la tragédie grecque seule rationnelle et n’ait pas tenté d'émou- voir le spectateur par des voies plus originales. De tous les pays de l'Europe, il n’en est aucun où la tragédie grecque est moins apphi- cable que dans les Pays-Bas. Cette distance immense entre le peuple et les grands, sur laquelle se basent les pièces grecques, ne pou- vait se comprendre dans un pays républicain. Aussi la plupart de ceux qui étaient, en apparence du moins, les plus grands partisans de la tragédie grecque n’en conservèrent pour ainsi dire que les chœurs (1). Après avoir indiqué l'influence générale de Vondel , nous croyons devoir parler d’une manière plus détaillée de la vie et des œuvres de cet homme éminent. Vondel naquit à Cologne le 17 novembre 1587. Son père, qui por- tait, ainsi que lui, le prénom de Josse, exerçait le métier de fabri- cant de chapeaux, et avait dû quitter Anvers, lieu de sa résidence, par suite des persécutions religieuses. Il avait épousé Sara Kranen, dont le père, Pierre Kranen , aussi d'Anvers, était fort estimé parmi les rhétoriciens brabançons, mais avait également été forcé de quitter le pays à cause de ses opinions en matière de foi. La femme de celui-ci n'avait pu le suivre par suite de l'état avancé de sa grossesse : elle fut jetée en prison et sur le point d'être con- (1) Snellaert, Histoire de la littérature flamande, 1 c. ( 180 } duite au bûcher; mais elle échappa au supplice en rappelant un des enfants partis avec le père, et en le laissant baptiser par un prêtre catholique: cet enfant, c'était Sara Kranen, la mère du poëte. Les persécutions contre les réformés devenant d'autant plus vives que ceux-ci gagnaient plus de terrain, les parents de Vondel jugè- rent convenable de se retirer en Hollande, et s’établirent d’abord à Utrecht, puis à Amsterdam , où ils firent le commerce des bas. Ce trafic non-seulement leur procura une honnête existence, mais leur permit même de laisser un de leurs fils, Guillaume, achever ses études en droit, et faire ensuite un voyage en Italie. Josse, au con- traire, destiné au commerce paternel, apprit simplement à lire et à écrire dans une école ordinaire d'Utrecht. De bonne heure, il passa ses loisirs à rimer. Ses premiers vers étaient généralement plats et sans énergie; tantôt, à la vérité, coulants; mais tantôt remplis de syllabes dissonantes, de mots ronflants et vides de sens, même parfois il s'en trouvait qui étaient trop longs d’un pied. En voici un remar- quable exemple, tiré de la tragédie Henri IV, composée en 1610 : Als hy naar middagh doet den koetsier zxynen wagen Voorthalen met ’t gespan , terwyl aan ?’s hemels glas De sonne wederom gaat vallen in het gras, Zoo heeft de klok zyns tyds de laatste uur geslagen. Quelles que soient les imperfections de cette pièce, on y remar- que cependant déjà des passages qui annoncent le talent de celui qu’on nomme le prince des poëtes. La nature l'avait doué de qualités précieuses, mais elles étaient comme enfouies en lui-même; et si Vondel n'avait pas eu des protecteurs qui l'aidèrent à les découvrir, il ne serait jamais arrivé à ce haut degré de gloire. Il avait treize ans à peine, lorsque Hooft prédit qu'il serait un des génies de son époque. En 1610, Vondel épousa Marie de Wolf, fille de Hans de Wolf, comme lui, Colonais d’origine brabançonne et riche marchand en toiles et en passementeries. Lui-même il ouvrit une boutique de bas, mais il abandonna l'exercice de ce commerce à son épouse, femme pleine d'esprit et de courage, et ne s’occupa guère que de poësie, En 1612 parut sa tragédie intitulée : Het Pascha, ofte de ( 181 ) verlossinghe Israëls uut Egypte, imprimée à Schiedam, chez Adrien Cornelissen, et précédée d’une épttre dédicatoire à Jean Michiels Van Voerlaer, rédigée en vers français passables pour leur époque. A la fin se trouve placée une Verghelyckinghe van de verlossinghe der kinderen Israëls, met de vrywordinghe der vereenichde neder- landische Provincien. C'est une espèce de pärallèle plutonien entre Philippe Il et le Pharaon d'Égypte d’une part, Guillaume d'Orange et Moïse d'autre part. Quant à la pièce elle-même, elle est supérieure aux poésies précédentes, tant sous le rapport de la versification et du langage que sous celui des idées; du reste, deux circonstances prouvent qu’elle est conçue dans le goût ordinaire des rhétoriciens, savoir que Dieu le Père se trouve au nombre des personnages, et que la pièce fut représentée par la chambre de rhétorique brabançonne : Uit levender Jonst. La représentation de ces diverses pièces le mit naturellement en rapport avec les deux chambres de rhétorique qui florissaient en ce moment à Amsterdam. Celles-ci lui firent connaître les défauts de ses poésies et lui enseignèrent le moyen d'y porter remède. Aussi Vondel fit-il de rapides progrès, comme on peut s'en convaincre en lisant le : Lofzangh van de zeevaert der Nederlanden, composé en 1615. Ce poëme est loin cependant d’être à l'abri de tout reproche; on y trouve notamment un assez grand nombre de comparaisons ampoulées et fausses. Successivement il fit paraître : De warande der dieren, Godts helden, de heerlyckheid van Salomon, traduction du poëme français de Dubartas; la tragédie Jerusalem verwoest, etc. On remarque que les images deviennent de plus en plus exactes et le style plus châtié. Mais bientôt il entra en relation avec Hooft, de Hubert, Vis- cher et ses deux charmantes filles, Van Baerle et plusieurs autres savants et poëtes célèbres, qui ne tardèrent pas à l'admettre dans leur intimité. C’est dans leur société que son goût se forma, qu'il se perfectionna dans l'art de la versification, accessoire, mais acces- soire indispensable du génie poétique. Malheureusement il prit une part active aux querelles religieuses de cétte époque, dont Hooft, en homme d'esprit, se tenait éloigné, et cette circonstance introduisit une certaine froideur entre ces deux écrivains célèbres, Il est ( 182 } étrange que Vondel, qui appartenait à la secte anabaptiste et y rem- plissait même les fonctions de diacre, mit une ardeur si grande à défendre les remontrants. I] soutint leur cause de deux manières : dans des poésies religieuses, il développa leurs principes et leurs arguments, précha la paix et la patience; dans des satires , il attaqua ses éfinemis; mais ces salires , vraies pasquinades, s'éloignent infini- ment par leur violence des modèles du genre, d'Horace, de Juvénal, de Boileau. L’exécution d'Olden Barneveld lui fournit la matière de sa tra- gédie Palamède. Quoiqu'il y ait peu de rapport entre le jeune Grec et le vieil Hollandais, et que par suite l'auteur ait été obligé de torturer l'histoire du premier, la pièce fit du bruit. Les allusions étaient trop transparentes, pour qu'on eût grande peine à les saisir, et Vondel ne tarda pas à essuyer des désagréments à cette occasion. On l'accusa d’avoir abusé de la licence poétique, et on voulut l’én- voyer à la Haye, pour y être attrait devant la justice; mais le magistrat d'Amsterdam s'y opposa et prit sa défense. Lui, cepen- dant, se réfugia chez son beau-frère, Hans de Wolf, et ensuite à Scheibeck , près de Beverwyck, dans une ferme appartenant à son ami Baak. L'affaire fut portée devant le tribunal des échevins, et Vondel condamné à une amende de trois cents florins, sans que la représentation de la pièce fût défendue. Cette circonstance valut à la pièce une réputation qu'elle était loin de mériter : chacun voulut la voir, où du moins la lire, et en peu d'années, on en compta trente éditions. Peu après, Vondel perdit son frère Guillaume, et cette perte lui fit une impression profonde. Guillaume était plus savant que Josse : il avait, à l’âge de 25 ans, obtenu, à Orléans, le titre de docteur en droit, et fait ensuite un voyage en ltalie. Il s'exérça quelque temps dans les sciences à Sienne, et se rendit, en 1625, à Rome, d’où il revint à la maison paternelle, mais suceomba peu après. Il cultivait également la poésie néerlandaise et la poésie latine. En 1628, Vondel fit un voyage en Danemark, et s'arrêta quelque temps, à son retour, à Gothenbourg , chez Jacob Van Dyck, ancien ambassadeur du roi de Suède, en ce moment gouverneur de cette ville. FL revint en Hollande en 1629, et composa un grand nombre (485) de satires dans le genre de celles dont nous avons parlé plas haut. Un sujet plus relevé vint s'offrir à Tni, et il composa ce beau chant lyrique sur l'inauguration de l’école illustre d'Amsterdam, qui suffi- rait à Jui seul pour assurer à Vondel une place remarquable dans la république des lettres. Après avoir infructueusement tenté Île poëme héroïque {1}, Vondel s'adonna spécialement à la tragédie. H fit représenter successivement Saphompaneus, traduetion d'après de Groot, Joseph'in Egypte, Ghysbrecht van Aemstel et de Maeÿhden, sujet tiré de la légende de sainte Ursule. Ce dernier choix n’est pas aussi étonnant qu'il pourrait le paraître; car Vondel , défenseur si ardent de la cause des remontrants , avait appris, peut-êtré par les dissidences entre les diverses sectes protestantés, à reconnaître les fondements et l’orthodoxie de l'Église catholique : il approfondit sa doctrine et ouvrit enfin les veux à la vérité. Sa conversion fat un grand triomphe pour l'Église romaine, d'autant plus que Voridel était déjà reconnu comme un homme de talent ét un beau génie: Si, comme quelques-uns le prétendent, cette conversion ‘de Vondel avait eu pour motif, bien moins une vraie conviction, que le désir de plaire à une riche veuve catholique, ses poésies ne seraient pas empreintes, comme elles le sont, en réalité, de la nou- velle doctrine qu'il avait embrassée. {1 fut même par cé motif, quel- que tenips en défaveur dans ce pays éminemment protestant. Mais il regagna de nouveau l'estime du public par sa tragédie intitulée : De Gebroeders , qu'il fit paraître en 1640 : on alla même plus loin qu'ilne fallait dans la voie des louanges. Grotius lui écrivit les lettres les plus flatteuses, ét Vondel fut élevé au-dessus d’'Euripide et de Sophocle. C'était le louer outre mesure. Cinq ans plus tard, son zèle pour la foi catholique se trahit d’une manière patente. Il écrivit, à l'occasion de l'anniversaire d’un miracle qui y avait eu lieu én 1345, un poëme ayant pour titre: Æeuwicheyt der heilige Stede, qui lui valut des sarcasmes de la part de tous les protestants. Un autre ouvrage plus considérable suivit bientôt : il porte pour titre Altaer geheimenissen : c'est un poème didactique religieux, divisé en trois (1) Vondel commença un poëme intitulé : Constantin , auquel il consacra de nombreuses veilles et qu'il finit par détruire, (184) livres intitulés : Offereere, Offerspyze en Offérande, et ayant la messe pour sujet. Conçu dans un but aussi avoué et aussi hardiment catholique, il ne pouvait manquer d’'exciter à des réponses. Jacob Westerbaen fit paraître un petit poëme sous le titre de: Æracht des Geloofs van den voortreffelyken en vermaerden poëet Joost van den Vondel, le spueren in de ALTAER GENEIMENISSEN dy syne E. ontvouwen in drie boeken. Peu après parut la tragédie: Maria Stuart, of gemartelde Majesteit. Vondel y donne pleinement cours à son zèle catholique. La reine d'Écosse Marie y est hautement louée et représentée comme une victime tout à fait innocente, tandis qu'Éli- sabeth est peinte sous les couleurs les plus noires. Bien que cette pièce parût sans son nom et avec l'indication de Cologne, on reconnut l'auteur et on le traduisit devant la justice, qui le con- damna à une amende de cent quatre-vingts florins. Cette condam- nation est véritablement étonnante, puisque soixante ans s'étaient écoulés depuis que le fait mis en scène avait eu lieu et encore en pays étranger, Ferme dans sa eroyance, Vondel ne se laissa pas ébranler par ces déconvenues. Nous ne nous arrêterons pas à son Testament de Grotius, qui n’a guère de valeur au point de vue litté- raire ; mais la malheureuse fin de Charles [°* lui donna une nouvelle occasion de pointes et de satires contre les protestants. Sans doute, il les aurait payées cher, si la Hollande n'avait déclaré la guerre à Cromwell. La folle entreprise de l'ambitieux stathouder, Guillaume H, sur Amsterdam en 1650, échauffa son génie, et, dans plusieurs mor- ceaux de poésie, il dépeignit ce prince comme haïissable en tous points. Guillaume IL mourut peu après, et Vondel écrivit une Vertroosting voor de onnoozele en bedrorfde ingezetenen van Hol- landt, over de doodt van zyne Hoogheit, prins Willem IT, stadt- houder en kapitein der Vereenigde Nederlanden. On y rencontre les traits les plus blessants pour ce prince : Uw dood alleen, doorluchte heer, Heeft alle heerschappy verdreven : Den vromen zyn onttrokken eer En ’tlandt zyn vryheit weergegeven. ( 485 ) Une tragédie qui fit non moins de bruit, est celle ‘intitulée : Lucifer, dont une des scènes représentait le ciel avec tout un peuple d’anges; elle fut suivie de Salmoneus , et, en 1577, de la tra- duction des Psaumes de David, Davids Harpzangen, dédiée à la reine Christine de Suède, qui, comme Vondel, avait abjuré le protestan- tisme pour rentrer dans le giron de l'Église catholique. Il avait déjà composé divers petits poëmes en l'honneur de cette princesse, un entre autres : Afzetsel der koningslyke printen, qui lui valut de sa part une chaîne en or et une médaille d'une valeur de 500 florins. Si, par ses travaux, Vondel voyait sa gloire croître de jour en jour, il n'en était pas plus heureux; car ses affaires privées lui donnaient beaucoup de chagrin. Il avait deux enfants : sa fille Anna avait embrassé la vie religieuse, et son fils Josse, qui s'était lancé dans le commerce, avait, par sa mauvaise conduite et son peu d'ordre, non-seulement dissipé son patrimoine, mais fait de nom- breuses dettes, que le père dut payer pour sauver son nom : quarante mille florins suflirent à peine à combler ce déficit. 1] ne resta plus à Vondel de quoi pourvoir aux besoins les plus urgents. Trop fier pour demander un emploi, il semblait destiné, malgré sa célébrité, à croupir dans la misère, lorsque des parents obtinrent pour lui, en 1658,.une place de teneur de livres au mont-de-piété. Cette même plume, accoutumée à tracer des vers harmonieux, fut forcée . d'aligner des chiffres et d’annoter les gages des nécessiteux. Quelque répugnance que Vondel eut à se soumettre à un pareil travail, le besoin de vivre ne lui permit pas de s'y soustraire. Mais la régence prit sa position en considération, et lui accorda, en 1668, sa démis- sion honorable avec pleine jouissance de son traitement de 650 florins. Pendant qu'il était attaché au mont-de-piété, Vondel publia plu- sieurs tragédies et des poésies diverses. En 1659, il fit paraître Jephtha of offerbelofte, tragédie qui se distinguait des précédentes, en ce que les lois d'Aristote y étaient plus rigoureusement obser- vées, comme Vondel lui-même le fait remarquer dans son avertisse- ment : Bericht aen de begunstelingen der tonneelkunste. Jephtha fut suivie d'une série de pièces dans le même genre : Koning Ædipus, d'après Sophocle; Koning David in ballingschap, Koning David (186) herstelt, Samson of heilige wraeck, parurent en 4660; Adonias of rampzalige kroonzucht, en 1661; Batavische Gebroeders, Facton, of rouckelooze Stoutheit, en 1663; Adam in ballingschap , of aller treurspelen treurspel, en 1664; /phigenie in Tauren, d'après Euri- pide, en 1666; Zung-Chin , of ondergang der sineesche heerschappye, et Noah, of ondergang der eerste werelt, en 1667. Enfin sa carrière dramatique fut close en 1668, par deux traductions du grec: De Feniciaensche, of Gebroeders van Thebe, d'Euripide et Hercules in Trachyn de Sophocle. En somme, on connaît de Vondel trente-deux tragédies imprimées. Vers 1658, il en avait fait représenter une intitulée : Messaline. On crut par erreur que c'était une allusion à certaine cour moderne, ét Vondel, pour éviter des désagréments, détruisit son manuserit. De toutes ces tragédies un fort petit nombre furent représentées, et une seule, Gysbrecht van Amstel, à pu se maintenir sur la scène; encore y a-t-on introduit de nombreuses modifications. Plusieurs circonstances concouraient pour écartér du théâtre les pièces de Vondel ; même de son vivant, un grand nombre d'entre elles, conçues sur le plan des tragédies grecques, n'étaient pas destinées à la scène. Le public préférait, du reste, des traduc- tions de pièces espagnoles, parce que les situations v étaient plus intéressantes. On reprochail éncote aux tragédies de Vondel d’être trop papistes , et le reproche était fondé, car Vondel ne cachait pas ses sentiments, el si, dans son pays, on se vantait d'être tolérant pour tous , en fait on ne l'était que pour le parti dominant. En 1660, il publia une traduction de Virgile, puis vinrent les Bespiegelingen van Godt en Godisdienst, Johannes de Boetgezant en de heerlykheit der Kercke. Enfin, Vondel avait quatre-vingt-quatre ans, lorsque, en 1671, il fit paraître sa traduction des métamor- phoses d’Ovide. Indépendamment de tous sés ouvrages étendus, il composa une masse de poésies légères qui, à diverses reprises, furent imprimées et réimprimées. Sa dernière œuvre poétique fut, en 1674, une épithalame pour Sybrand de Flines et Agnès Blok. 11 avait alors 87 ans et était encore plein de feu et d'imagination : mais les médecins lui défendirent de se fatiguer dorénavant le cer- veau, Il conserva longtemps encore toute sa présence d'esprit. Malheureusement une grande faiblesse dans les membres inférieurs , (487) ne Jui permit plus de bouger de son fauteuil : il languit ainsi quel- ques années et mourut le 5 février 1679, dans la 92%° année de son existence. Personne ne peut refuser à Vondel le titre de père de la poésie néerlandaise; personne ne peut méconnaître que la nature lui avait départi des dons précieux : imagination vive, conception rapide, raison saine, style énérgique, expression facile, versification cou- lante; mais il faut être impartial et reconnaître qu'à côté de toutes ces richesses se produisaient certains défauts : il manquait de théorie, de goût et de critique; il n'avait que des nations élé- mentaires sur la philosophie et sur l’histoire; il ne connaissait la langue latine que superficiellement et ne comprenait le grec qu'à l’aide du latin, ce qui a dû lui occasionner de nombreux désagré- ments dans la traduetion des auteurs classiques. Son zèle et son activité sont constatés par ses ouvrages. Îl ne s'épargnait aucune peine pour arriver à donner à chaque chose sa véritable désigna- tion : aux agriculteurs, aux maçons, aux marins, il allait demander le vrai nom de chacun des objets qu’ils employaient, et enrichissait ainsi la langue littéraire d’une foule de mots techniques (1). Il w'était, dn reste, nullement envieux, et bien que, par suite de dissentiments religieux, il se trouvât dans un autre camp que Hooft ou Huygens, il aimait à reconnaître leurs mérites litté- raires. Parmi ses poésies lyriques, les chœurs des tragédies occupent sans contredit le premier rang. Mais pour ne parler ei que des odes et des hymnes détachées, nous devons dire que celle qu'on cite habituellement dans les anthologies, Amsterdams willekomst aan Fredrik Henrik, n'est pas précisément la meilleure; l'Olyfiak aen Gustav Adolf lui est bien supérieure, et serait bien plus digne de figurer dans les recueils de morceaux choisis; mais il faudrait en retrancher l'introduction (les seize premiers vers), qui laisse à dé- sirer. Toutefois, celui de ses poëmes lyriques qui réunit à tous égards le plus de mérites, cest l'ode adressée à Johan Wolfard, (1) C’est le même travail que les rédacteurs de la Civiltà catholica ont entre- pris depuis peu pour la langue italienne. Jacques Van Zevecote. (188 ) seigneur de Brederode , et intitulée : De Rynstroom. Nous en tran- serirons une seule strophe : Gy schynt een aerdtsch regenboogh Gekleet met levendige kleuren , En tart den hemelschen om hoogh Die hier om nydigh schynt te treuren. De blauwe en purpre en witte druif Verciert uw stedekroon , en laken En muskadelle wyngert kuif: De vlieten staen met wyngert staken Rontom u , druipende van ’t nat, En offren el:k hun watervat. Les morceaux intitulés : Aen de Beurs van Amsterdam, Het chris- telyh gedult, Bede voor het Walenweeshuis, sont aussi fort remar- quables (1). | Quoique partisan de la tragédie grecque, Jacques Van Zevecote, de Gand, professeur à l'université d'Harderwyk, n'en conserva que les chœurs. On possède de lui, indépendamment d'un certain nombre de tragédies latines, deux tragédies flamandes, qui ont trait chacune au siége de Leyde. Le poëte s'est successivement inspiré des malheurs de Ja ville, pendant qu'elle était assiégée, et de son bonheur lors de la délivrance : les deux pièces ne forment pour ainsi dire qu'un seul drame en deux tableaux. Sublimes dans plu- sieurs de leurs parties prises isolément, ces deux tragédies laissent à désirer dans leur agencement général. Par leur disposition, ce sont plutôt des poëmes affectant la forme tragique , à l'aide de mono- logues et de chœurs successifs, et ayant pour but de représenter des événements, à l'occasion desquels les excès et le caractère sangui- uaire des Espagnols sont dépeints sous les couleurs les plus vives et les plus poétiques. Le siége, Het beleg van Leyden, a pour princi- paux personnages, de Vrydom, den Honger, de goddelicke Recht- veerdigheit, Baldeus, Vander Does et le bourgmestre Vander Werf; il contient un monologue de la liberté de 344 vers et se termine (1) Witsen Geysbeck, VI, 49-132, ( 189 ) par un chœur de Flamands, qui ne chantent pas moins de 28 cou- plets de six vers chacun. La délivrance, Het ontzet van Leyden, commence par un discours de la liberté long de 172 vers alexan- drins; puis arrive le chœur des habitants de Leyde. Dans les deux pièces, le cinquième acte se compose d'un monologue de la Provi- dence; seulement dans la Délivrance, il est encore suivi d’un chœur de fiancés. Quelque élevés que soient ces discours, quelque sublimes que soient ces strophes, on doit reconnaître qu'à la représentation, ils ne pourraient manquer d'ennuyer le spectateur par leur inter- minable longueur. Quant à l’action, elle est sans nœud : dans le Siége, la justice divine vient annoncer aux habitants de Leyde que leur ville ne périra point; mais que, pour récompense de sa fidélité, elle deviendra célèbre par l’univers entier, comme la cité savante par excellence. Les chœurs sont certainement la partie la plus re- marquable de ces tragédies. Que de sentiment dans ce chant des exilés de la Flandre! Wat stat, wat velt, wat vremde lant , Fat bosch of onbekenden kant Sal ons een vaste woning geven, Daer wy, verlost van moordery En van de spaensche tyranny , Met ruste sullen mogen leven (1). _ Et dans cette plainte des femmes de Leyde : Men kan hier dag voor dag gesien Dat dragers van de lyken Begeven van haer swacke knien Daer onder doot beswyken ; En met de geen, Daer zy me treen, / Het selfde graf verryken. De borgers dikwils op de wacht Haer vrome siel uytgieten, Of vinden Chuys haer vrou versmacht, (1) Snellaert, Y’erhandeling , 252. (490 ) Die sy gesont daer lieten ; Of in den wint Haer teere kint Den lesten adem schieten. Hoe menig moeder die op straet Haer ’t leven voelt ontvlieden ! De kleyne schaepkens niet en laet, Maer schynt se noch te bieden De drooge borst, Tot haren dorst, Of haer mocht troost gescheiden. Hoe menig afgestorven wicht, Soe ieder kan getuygen, Noch aen zyn moeder borsten ligt En schynt die noch te suygen ; Zy, doot en styf, Schynt noch haer lyf Naer ”’t kint te willen buygen (1). Le théâtre d'Amsterdam enleva encore à la Belgique, vers 1630, Guill. Vanden un auteur que nous ne pouvons passer sous silence, Guillaume Nieuwelandt. Vanden Nieuwelandt, prince de l'Olyftak d'Anvers, en ee moment dans toute sa splendeur. Ses premières tragédies étaient faibles, principalement sous le rapport du style et de la versification; mais à l’époque où il se rendit dans le grand centre du mouvement littéraire et dramatique, il s'était corrigé de la plupart de ses dé- fauts. Porté pour le genre romantique bien plus que pour le genre classique, il abandonna totalement, dans les dernières pièces, la forme grecque qu'il n'avait jamais suivie que de loin. Des trois unités d'Aristote, il n'observait que l’unité d'action , la seule, nous devons le reconnaître, qui soit vraiment logique. Quant à l'unité de lieu, il en tenait si peu compte que le lieu de Ta scène variait pour ainsi dire à chaque sortie d’un personnage. C'est ainsi que dans Néron, on compte dix-huit de ces espèces d'actes, bien que l'auteur divise son œuvre en cinq parties, comme celles que Lope de Vega (1) Snellaert, Ferhandelinge , 251-252. D (19H) nomme Jornades. Peintre et graveur en même temps que poëte, Vanden Nieuwelandt possédait une véritable organisation d'artiste; aussi ses pièces se font-elles remarquer par le sentiment et par l’art scénique (1). Il composa sept tragédies: Livia, Saul, Claudius Do- mitius Nero, Ægyptica ofte M. Antonius en Cleopatra, Salomon, Sophonisba, et Jerusalems verwoesting, qui démontrèrent, dans le talent de l’auteur, une progression évidente : chacune de ces pièces diffère de celle qui la précède, en ce qu'elle est empreinte un peu moins de la roideur classique et un peu plus du sentimentalisme do- minant sur le théâtre moderne. En résumé, voiei ce que firent pour Le théâtre les Belges émigrés : Colm et de Coninck aïdèrent le drame à se dégager des entraves des rhétoriciens et le firent entrer dans le genre classique. Vondel, iabu d’un goût extraordinaire pour le théâtre grec, chercha à faire dominer le style classique pur, tout en substituant le Dieu des chrétiens à la fatalité païenne. Zevecote revint de ce système trop absolu, et produisit un genre mixte qui ne fut pas toutefois sans quel- que réminiscence des idées rhétoriciennes. Vanden Nieuwelandt, enfin, moins amoureux que Vondel des formes classiques, moins sublime, mais plus tendre, plus sentimental, abandonna le genre grec, et passa au romantisme , qu'il finit par adopter entièrement. C'est dans ce genre, seul conforme à la nature des nations d'origine germanique, qu'un théâtre national pouvait et devait se développer. _ Trois génies eréèrent, au commencement du XVII" siècle, les trois écoles auxquelles se rattache toute la littérature néerlandaise du XVIF" et du XVII" siècle : Hooft, Vondel et Cats. Ce qui est digne de remarque, c'est que ces trois hommes touchent de si près au Brabant et à la ville d'Anvers en particulier. Vonde} naquit à Cologne , de parents anversois, et Cats, ainsi que Hooft , eurent tous deux des Anversoises pour femmes. Même celui-ci étant devenu Christine Van veuf, convola en secondes noces avec une autre demoiselle d'Anvers. éd Qu'on ne nie pas l'influence que ces dames eurent sur le déve- mans. loppement de la littérature hollandaise. Dans son beau château de Muiden, Hooft aimait à donner des fêtes splendides, auxquelles (1) Belgisch Museum, 1845, 517, sqq. (192) il conviait l'élite du Parnasse néerlandais. Hensius et Cats, Vondel, Van Baerle et Huygens s'y pressaient autour des filles élégantes et poétiques de Roemer Visscher, Anna et Marie Tesselschade. La musique, la poésie, des discussions et dissertations littéraires ou esthétiques, tels étaient les agréables passe-temps de cette société choisie, au milieu de laquelle brillait avec éclat la maîtresse du logis, Christine Van Erp, et après sa mort, Éléonore Hellemans (1). Cette dernière surtont , fut l'objet constant des éloges des poëtes qui fré- quentaient le château de Muiden. Tous se plaisaient à rendre hom- mage à ses connaissances variées et le charme qu'elle savait répandre sur la société qui l'entourait. Ces éloges l'accompagnèrent après la mort de son époux, et suivirent jusqu'à son tombeau la compagne du plus aimable de nos poëtes érotiques (2). Ces réunions périodiques des hommes les plus éminents dans la littérature et des femmes les plus aimables et les plus instruites, ne pouvaient man- quer de réagir sur la langue et sur le style, de leur donner de la grâce et de l'harmonie. Tous les mots bâtards, toutes les formes discordantes et criardes furent écartés non-seulement de la langue écrite, mais encore de la langue parlée. La pureté du langage, le beau style s'infiltrèrent dans les habitudes journalières de la société et cessèrent d'être prétentieux. Voilà comment se forma‘la langue néerlandaise, certes, une des plus riches et des plus harmonieuses de l'Europe. Si l’on veut avoir des preuves palpables de l'influence que les deux Anversoises exercèrent sur Hooft, qu’on lise les pages que cet historien consacre à la furie espagnole. Où donc aurait-il cherché ces détails circonstanciés ? Comment aurait-il pu avoir des données topographiques aussi exactes; et le contact continuel avec des per- sonnes parlant le dialecte anversois, ne doit-il pas avoir enrichi le vocabulaire de Hooft de quelques expressions, de quelques mots nouveaux ? A côté de Vondel et de Hooft brille d’un éclat non moindre, Cats, auquel un Brabançon apprit l’art de faire des vers. Celui-ci c'est le (1) Witsen Geysbeck, IT, 242. (2) Snellaert, Æistoire de la littérature flamande, p. 124. (19) poëte de la famille, son livre, c'est celui qu'on lit partout, dans toutes les maisons des bons bourgeois, le soir quand le ménage enLier est réuni autour de l’âtre. Cats pourrait-il avoir si bien com- pris la vie domestique, en avoir si bien décrit le charme et le bonheur, si lui-même ne l'avait connue (1)? A lui, à lui seul, qui pourrait le contester? le mérite de l'expression et de la forme; mais sa femme (et c'était une Anversoise, nous l'avons dit) a bien le droit de reven- diquer une part dans le mérile intrinsèque de tous ces écrits, qui firent de Cats un des poëtes les plus illustres et les plus populaires. Deux Gantois, deux proches parents, Daniel Heinsius et Jacques Dan. Heinsius. Van Zevecote, le premier, professeur à l’université de Leyde, le Boss | second, à celle de Harderwvyck, acquirent dans le genre élégiaque et lyrique une gloire peu commune. Heinsius sut empreindre ses vers flamands d’une mélodie particulière, en observant avec soin l'accent tonique, et fit faire ainsi un grand pas à la versification. Dès la fin du XVI siècle, le besoin d'un rhythme noble et énergique s'était fait sentir, Le refrain avec sa mesure inégale, ayant trop peu de gravité pour cette époque de luttes gigantesques, et l’ancien vers hé- roïque étant oublié, on adopta l’alexandrin. Le premier qui paraît l'avoir employé, est Jean Vander Noot, de la noble famille braban- çonne de ce nom, mort à Anvers, en 1590. Cette nouvelle versifi- cation passa bientôt en Hollande, où Jacques Duym fut un des pre- Jacques Duym. miers à l’adopter. Mais Duym était meilleur poëte que versificateur, et il fallut l'oreille musicale et le génie poétique, associés à l'esprit philologique de Daniel Heinsius, pour rendre au lourd alexandrin Dan. Heinsius. l'harmonie propre à le faire goûter des oreilles néerlandaises (2). Lui-même, dans des vers adressés à sa bien-aimée , se glorifie d’avoir donné à la versification flamande un nouvel essor : Ick hebbe van joncks af, met geen ghemeene wiecken, Doorvlogen en doorrent de wegen van de Griecken, (1) Dans un article remarquable inséré au tome VI des Ænnales de la Société des beaux arts de Gand, M. Olivier soutient que le véritable sujet de l'épopée belge est le foyer. A l'appui de son assertion, il aurait pa citer la vogue et la popu- larité des ouvrages de Cats. (2) Snellaert, Æist. de la litt. flam., 122. : Tome VI. — 2° PARTIE, 15 (194) En Roomen wel doorsien , ten lesten opgedaen Den ongebaenden pat daer Nederland mag gaen ; $Soo datse van nu voort met Phebi susters dansen Op ?t hoogste van den-berch , niet passende op de Franssen Of häerèn grooten moet : en mogen vry en vranck Uyl Castalis de beeck gaen haelen haër belanck (1). . Quoique Heinsius,se vouât particulièrement à la littérature clas- sique, sa poésie nationale fit époque, non-seulement pour la versi- fication, mais aussi sous le rapport dé la pensée et de l'expression. IL eut même la gloire de voir les Allemands du Nord se prendre d'enthousiasme pour sa douce poésie, et Opitz, le chef de l’école silé- sienne, s'exprime ainsi sur son compte : Ihr Heinsius, ihr Phônix unsrer zeiten Ihr, sohn der Ewigkeït , begunstet auszubreiten Die fligel der vernunft….… Die teusche Poësie war ganz und gar verlohren, Wir wusten silber kaum von wannen wir gebohren, Die sprache, für der vor viel frend’-erschrocken sind V’ergaszen wir mit fleisz’ und schlugen sie im wind, Bis ewer grosses herz’ ist endlich auszgeriszen, Und hat uns klar gemacht , wie schändlich wir verlieszen Was allen doch gebührt . | sat at, à. hr habt sie recht verlacht, Und undre Muttersprach’ in ihren werth gebracht , Hierumb wird uvrr Lob ohn’ alles Ende blühen Das ewige Geschrey von euch wird ferren ziehen Von dar die schôné Sonn’ aus ihrem Bett ensteht Und wederumb hinab mit ihren Pferden geht. Ich auch, weil ihr mir seid im Schreiben vorgegangen , Was ich für ehr und rhum durch hoch deutsch werd erlangen, Will meinen Vaterland erôffnen rund und fret, Das eure Poësie der meinen Mutter sey (2). Ce n'est pas que l'exemple d'Heinsius fût tout à fait favorable à la littérature nationale, on doit, au contraire, envisager son influence (1) Snell., 7’erhandel., 1356 et 221. (2) Opitz, Weltliche Poëmata , 11 Th., s. 43. ( 195 ) comme fâcheuse, en ce sens que ce grand hôtitue imbu d'idées grecques et romaines, habilla en jolis vers flamands des pensées éminemment classiques. Il négligea, on plutôt, par une conséquence de son éducation, il ignora le véritable génie national, et comme il était un des oraclés du monde savant, son'exemple fut contagieux. Depuis lors, la littérature ne cessa d’être dominée par un esprit essentiellement classique, qui nous dota de maint excellent ouvrage, soit en prose, soit en vers, mais dont les hommes les plus judicieux, même parmi les imitateurs de l'antiquité; ne cessent de és st le règne si longtemps exelusif (1). | Comme poëte flamand, Daniel Heïinsius a surtout excellé dans les poésies légères, chansons d'amour, pastorales, élégies , etc. Toutes réspirent un parfum du génie antique, et le leéteur se croit trans- porté aux temps heureux d'Ovide ou de Properce. Nous ne citerons que les strophes suivantes, vrai modèle de grâce et de naturel : WW eet dat ick heb eenen staet Die het al te boven gaet ; Niemant is s00 groot van macht Die ick by my selven acht. | Geenen coninck op der eerdt, Die ick acht van sulcker weerdt ; Prins en vorst, wie dat het sy, Stel ick ver beneden my. Gisteren, des avonts laet, Kreeg ick desen nieuwen slaet , Als ick slaef geworden ben Van de schoonste die ick ken. Al de loon die ick verwacht . Ts geen ryckdom, is geen macht; Maer dat sy eens van ter sy . W'erp een lieflyck o0g op my; Dat sy met die soete mont, Die my doodelycker wont, Daer myn siel haer herberch heeft, Daer sy woont en altyd leeft; (1) Snellaert, Zist. de la litt. flam., 195. (1% ) Met de deuren van korael, Daer Cupido heeft syne sael, Daer hy eerstmael is geteelt, Tegen myne lippen speelt (1). On doit remarquer encore le joli morceau intitulé: Het Sterfhuis van Cupido. L'auteur y énumère tous les objets composant la suc- cession de Cupidon et qui devront être vendus par suite de la mort du fils de Vénus (2). Une parenté intellectuelle semble, non moins que les liens du Jacques sang, unir Van Zevecole à Heïinsius. Lorsque celui-ci était venu à Fe Prrene. Gand, en 1612, à la faveur de la pacification, Van Zevecote avait prié son père de lui permettre de l'accompagner à Leyde, pour achever ses études dans cette ville; maisil ne put obtenir cette permission, ainsi qne le constatent les vers qu'il adressa, en 1612, à Heinsius lui-même : Och, Goden, mocht ick syn daer ghy, vermaerden helt, Syt van Apollo self in zynen stoel gestelt! Ghy sout myn meester syn. De sterren syn my tegen Myn vaders straf gemoet en laet sich niet bewegen. Depuis cette époque, il eut toujours pour Heïns la plus grande considération, et il estimait tellement ses œuvres, qu'il n'hésita pas à mettre le célèbre poête, presque sur le même rang que le puis- sant empereur auquel Gand aussi donna le jour, O sonne van ons lant, daer in wy ons verblyen En trotsen al dat leeft, daer doer de gentsche maeght Ver boven Griecken ryt, naer Roomen niet en vraegt! Ick hope noch te sien dat eens ons vlaemsche mannen ?T jock sullen moede syn, verdryven de tyrannen ; Dan sal uw waerdig beelt syn op de merckt geplant Daer Keyser Karel staet, maer op zyn rechter hant. Le joug de l'Espagnol a cessé de peser sur la Flandre; la Belgique, (1) Snellaert, ’erhand. over de nederl, dichtk. in Belgie, dans les Mémoires couronnés de l’ Acad. de Bruxelles, t. XIV, p. 267. (2) Witsen Geysbeek, III, p. 128. (197) libre et heureuse, a reconquis le droit d'admirer ses enfants! Or- lando di Lasso, Simon Stevin, Rubens et tant d’autres se dressent fièrement sur leur piédestal de marbre; mais on chercherait en vain, sur les places publiques de Gand, le moindre souvenir de Daniel Heins. Que ses mânes ne s’en offensent pas: tous les génies gantois dorment dans un oubli commun! La vie poétique de Van Zevecote se partage en deux époques dis- tinctes. La première, intime et passionnée; c'est la période des poésies érotiques : le nombre n'en.est pas fort grand; mais par contre, il y règne un naturel admirable et une ravissante fraicheur de coloris. Quelle riante peinture de la vie de campagne! Quel est l'homme doué de quelque sentiment qui n’envierait, en lisant ces vers, l'exis- tence décrite dans la pastorale : Genuchte van ‘t velt (1)? Geluckig die in ’t velt, Van sorgen ongequelt , Verslyten mag syn dagen; Daer hem noch pracht noch goet, Van vrees en hoop behoet, Zyn blytschap en ontdragen. Cette strophe n'est-elle pas digne d’être mise en parallèle avec l'ode d'Horace ? PBeatus ille qui procul negotüis, Ut prisca gens mortalium , Paterna rura bobus exercet suis Solutus omni foenore. Et quand il parle de son amie, de celle qu’il désigne sous le même nom d'amour, donné par Heins à sa suavissima puella, de Thau- mantis, certes, il faut être à la fois et poëte et amant pour. trouver des images aussi gracieuses, des expressions aussi naïves et aussi sentimentales : Siet de lipkens die de blaen Van de roos te boven gaen, (1) Blommaert, Gedich van Fan Zevecote, préface, 15, (198 ) . Van de roose die bebloet . Is van Venus teeren voet; _ Lipkens sachter als het hair Van Diones Wagenaer; Lipkens die nu over lanck My met soentjens maeken kranck ; Soentjens soeter dan het geen . Dat de kleyne bièn Lesteen, Soeter dan de druyve schreyt . Soeter selfs dan soetigheyt : Siet nu voort oock naer de kin, Daer staet een klein putjen in... Mais il faut que jé n'arrête. Si je m'en désiré je transcrirais le morceau tout entier. L’élégie intitulée: FH 33 Die niet en mint, Is sot of blint. : est composée dans le genre des canzont, et exhale un parfum tout à fait italien; elle est conçue en alexandrins, qui cette fois, ont mieux réussi à l'auteur que de coutume. Van Zevecote consacra la seconde période de sa vie de :poële spé- cialement au genre didactique et aux tableaux dramatiques. On In doit un recueil d'emblèmes, dans lesquels l'auteur trace les pré- ceptes d'une saine philosophie. Ces Emblemata, au nombre de soixante et douze, tous composés de huit vers hexamètres, sont loin de valoir les poésies amoureuses, et ne permettent, en aucune façon, d'apprécier à sa valeur le talent d'un poëte qui chantait avec peine, lorsqu'il ne pouvait accorder à l'imagination son libre essor. Qu'on ne croie pas, toutefois, que ces petits poëmes soient dénués de tout mérite, en voici un exemple; c'est le n° XXXVI (1) : (1) Édition de Blommaert, 97. ( 199 ) EEN GRYSAERD EN DESSELFS SCHADUW IN DEN ZONNESCHYN. Daer Wysheyt gaet, Volgt nyt en haët, $oo lang als yemant gaet daer Phæbi stralen schynen De schadu die hem volgt en sal niet eens verdwynen ; ?T'is waer zy mindert wat als ?’t licht opt hoogte staet, Maer zy wert swarter oock hoe dat het klaerder gaet. Die hem tot wetenschap ex deugden wilt begeven En kan noyt sonder haet en achterklappers leven ; Niet een en klemt soo hooch die daer af wert bevryt : De schadu van de deugd en weétenschap is nyt (1). Nous ne nous arrêterons pas à la traduction que Van Zevecote fit en vers flamands du poëme de Heins : Le Mépris de la mort; nous nous contenterons de dire que, si à l'un de ces illustres Gantois revient l'honneur d'avoir composé un poëme éminemment chrétien , à l'au- tre revient celui de lavoir rendu accessible à tous, dans un lan- gage noble et élevé. à | Jérémias de Decker, d Anvers, adopta le même genre de poésie que Van Zevecote et Heins. Grâce à sa conception facile et à son heureuse imagination , ses poésies lui coûtaient peu de peine; il les composait, le plus souvent, pendant ses promenades, qu'il aimait à Re à travers les champs, car, disait-il : Een geest genegen. rule dues TEA Een werck dat eeuwen mag vordueren Wii niet beknelt zyn tusschen mueren , W'il breed en ruïmschoots weten gaen. Parmi ses morceaux les plus gracieux, on doit remarquer, le Ma- tin (Morgen stond) et le Printemps (Lente lied), Nous ne pouvons résister au désir de transcrire quelques strophes de ce dernier : Nu zicht de hemel open doet Met schooner lucht en zachter dagen , En ”t aerdryk voor zuo felle vlagen Een minnend aenzigt biéd 300 zoet: (1) Snellaert, Verhandeling, 254, Jérémias de Decker. ( 200 ) Nu ’t aerdryk zynen schoot ontsluit; Nu lauwe hitte en koele droppen Ontspringen doen de frisse knoppen En trecken geest ten wortel uit; Nu schouw gevogelt wel gemoed Den nieuwen tyd met vrolyk quelen, Met Mengelzang van duyzend kelen , Onthaelt, bezegent en begroet ; _ Mu’t vee den muffen stal verlaet En springt langs de opgedrooge landen ; Nu kalf en koe met grage tanden In ’t nieuwe gras te bruiloft gaet; O die nu oock in ope logt Van dienst en engen dwang ontslagen, Langs tuin , langs duin en doren hagen ‘ Eens ?t vrye veld betreden mogt. Généralement les poëtes ont tort d'insérer dans leurs recueils les vers de circonstance, c’est-à-dire les morceaux composés à loc- casion du mariage, de l'anniversaire ou de la mort de particuliers, parce que ces petits poëmes ne présentent guère d'intérêt au publie. On ne saurait faire ce reproche à de Decker qui, dans les poésies de ce genre, sait épancher son âme tout entière. Grâce à une noble simplicité et à un aimable abandon, il semble n'avoir aucune peine à transmettre ses sentiments au lecteur : toujours neuf et heureux dans ses images et dans ses expressions, il sait à la fois plaire et tou- cher. Qui resterait insensible à la lecture des vers qu'il adresse à son frère, mort à Batavia, à l’occasion du décès de son père ? Ceux qu'il adresse à sa mère, par suite de la même circonstance, peuvent être considérés comme un vrai chef-d'œuvre. Jamais peut-être un cœur , débordant d'amour filial , ne s'est exprimé d’une manière plus vraie et plus touchante que celui de de Decker, lors de la perte de son père. Enfin, on doit regarder comme un modèle du genre les vers dédiés à ses parents, lors du jubilé de leur mariage. La chaleur de sentiment est la qualité essentielle de toutes les œuvres de ce poëte : elles se fait surtout remarquer dans le 7en- dredi saint (Goeden vrydag); recueil de morceaux lyriques sur a Re ( 201 } passion du Christ : ce sujet, particulièrement convenable à son âme sensible, est traité par de Decker avec tant de vigueur, tant de force et tant d'imagination, qu'on croit plutôt, dit M. de Vries (1), voir des tableaux que lire des poésies. De Decker pratiquait la religion réformée, mais joignait à une grande modération beaucoup de patience. Aussi, chose étonnante, il était estimé ét chéri à la fois par les remontrants et par les contre -remontrants. La douceur et l'aménité de son caractère le rendaient ennemi de toute cruauté et de toute contrainte religieuse, comme il le montre dans les vers énergiques que lui inspirà la manière dont on traquait les Huguenots en Piémont. Voici lé com- mencement de cette ode : Waer vindt men 100 onmenschelyke stucken , Zoo woest een onbescheid, Daer bygeloovigheid Des menschen hert niet toe en kan verrucken ? Wat grouwelen die dulle derf besteken , Hoe blind zy woelt en woed, Ts onlangs aen den voet Der Alpen, laes ! maer al te klaer gebleken : Zy heeft den vorst hier ’t harnas aen doen gespen , Om zynen onderzaet «5 Te maken, op den raed Pa an slechts een deel gekapte kloosterwespen ; Van een gespuis, alleenelyk geboren Om met een gragen tand Te scheren, en den ryken rust te stooren. Nous rapporlons ce passage non point parce que nous en approu- vons en tous points le contenu, mais pour montrer que ce même poëte qui sait produire des vers si mélodieux, sait entonner aussi des chants remplis d'une mâle vigueur. Ses inscriptions sont pleines de sel. De Decker ne le cède aucune- ment dans ce genre ni à Vondel ni à Brandt; nous n'en citerons qu'un exemple : (1) J. De Vries, Jérémias de Decker, 24. Jacques Vanderschuren. Zaccharie Heins, ( 202 ) D'AMSTERDAMSCHE WAGE. Myn’ deuren staen 100 recht op ’swerelds vier gewesten , Dat ick niet duisterlyck gebout schyn of gesticht Om all’ wat noord en zuid , wat oosten geeft of westen, T’ontfangen op myn’ schael, te wicken met myn wigt. Ses épigrammes, au nombre de 740 ; sont divisées en deux livres. Bien qu'elles n'aient précisément pas ce piquant qui distingue celles de Huygens, elles ne leur sont cependant inférieures ni en finesse ni en force, Dans ce genre aussi, son génie mérite d'être admiré. Indépendamment de ses épigrammes, nous trouvons encore deux autres pièces où se révèle son génie satirique, savoir ; 4° Merx Tartaria, of onderhandeling en verdrag tusschen den roomschen bisschop en helschen kramer, et 2 Lof der geldzucht, Cet éloge de l'avarice est une satire plaisante, dans le goût de l’Eloge de la folie, d'Érasme. Elle ne parut qu'après la mort de l’auteur, qui arriva en décembre 1666. L'Avarice y parle elle-même, éomme la Folie dans l'ouvrage d'Érasme, et parcourt successivement tous les états de l'ordre social, afin de démontrer quelle est la passion dominante qui fait agir les humains. Cette satire amusante, dans laquelle beaucoup de vérités sont dites en plaisantant, peut, sans contredit, être rangée parmi les meilleures du genre, et on ne saurait s'empé- cher d'y remarquer une grande connaissance des hommes, beau- coup de science et'un jugement très-sain (1). D'autres Belges encore manièrent avec élégance la langue néer- landaise, mais sans s'élever à la hauteur des poëtes dont nous ve- nons de parler : tels furent surtout Jacques Vanderschuren, de Menin, qui mit en vers une traduction des élégies d'Ovide (2), et Z'accharie Heins , d'Anvers, pour lequel Vondel avait la plus grande considération. La pureté et l'harmonie étaient les qualités princi- pales de ses vers, ainsi qu'on peut le voir par l'exemple suivant : (1) Witsen Geysbeek, IF, 114, etc. (2) Zbid., V. 148, ( 205 ) : ..:TWE ELKANDER WASSCHENDE. HANDEN. Mutua defensio tutissima. De handen van een mensch, om ?t lichaem te verstercken , Veel meer als eenich lit gestadich zyn in’t wercken; Doch sy dan synde vuyl, door ’t water aengetast, Bey worden weder schoon als d'een hant d’ander wast : Een voorbeeld van de trou ; gelyck twee goede vrinden Elkandren staende by, haer niet verlegen vinden, Het sy in tegenspoet oft eenich ongeval, Den eenen taller tyt den andren helpen sal (1). Nous devons citer encore Karel Fan Mander, de Meulebeke, dont nous aurons à nous occuper plus longuement au chapitre de l'in- fluence artistique. Certes , Van Mander n’a pas, comme écrivain, le droit d’être placé au premier rang, mais il a pourtant été jugé avec trop de sévérité. S'il est vrai que ses premières poésies, et, en général , toutes celles qu'il composa en Belgique, pèchent par une certaine sécheresse, on doit reconnaître en lui le grand mérite d’avoir, avec son contemporain Spughel et avec Cornhert, leur prédécesseur de quelques années, brisé les liens dans lesquels les rhétoriciens voulaient retenir la poésie et ouvert le chemin que les grands poëtes du XVII" siècle pareoururent avec tant d'éclat. Qu'on lise le morceau intitulé : Strydt tegen onverstandt, et qu’on le com- pare hardiment à ce que Cornhert à fait de mieux, Van Mander ne paraîtra inférieur ni pour la pureté du langage, ni pour la richesse de l'imagination , ni pour la force des expressions. Le plus étendu de ses ouvrages poétiques est intitulé : Olyfberg of luetsten daÿh. On ÿ rencontre de nombreuses divagations qui n’appartien- nent nullement au sujet et qu'on ne peut pas considérer comme des épisodes. L'auteur parle d'abord des dieux du paganisme, pais de la création du monde, de Seth, d'Énoch et de Noé; il traite ensuite des signes du dernier jour, de la méchanceté des hommes, des faux prophètes, des vertus des païens, de la destruction dé Jérusalem : puis sonne la trompette du jugement, les morts ressuscitent, l'Éternel parle. Enfin, il recommande de craindre Dieu et cherche à dépeindre la beauté de la cité céleste. (1) Witsen Geysbeck, 1, 184. — Paquot, XII, 365-567, Karel Van Mander. ( 204 ) Non moins que ses poëmes, ses poésies légères méritent l'attention. Nous transcrirons ici quelques strophes d’un de ses plus beaux chants : Om niet te verliesen, O mensch! uwen tydt, Siet hier te verkiesen U meeste profyt; En staet niet aen ’t minste, Als kinderen doen , Die de meeste winste Nockh niet en bevroen. Poor ghelt oft rycdommen Zyn haër lief en weerdt , En appels en blommen, Maer wat elc begeert, ?T sal hem syn ghegeven, T sy goet ofte quaet ; Want siet , doot en leven, O mensch! voor u staet. Poor u zyn ghelegen, In dit aertsche dal, Tvée diversche wegen , D'’een breedt, d’ander smal; Vreucht es den wyden, Lustich ende schoon ; Maer naer dat verblyden Is de doodt te loon. Van Mander s’essaya aussi à la traduction et mit en vers flamands Homère et Virgile, mais avec des succès divers; la langue, en effet, n'était pas encore suffisamment travaillée pour pouvoir s'élever jus- qu'au poëme épique. Il traduisit les douze premiers livres de l'Iiade, et dès l’abord on s'aperçoit que l'expression ne répond pas à Ja hau- teur du sujet. O Musa! zingt my nu den tovrn schadig Van den stouten Achilles, ongenadig , Veroorsaekend’ een fel doodlyck dangier Waerdoor van meniger Griekschen prinscier Ter helscher donckerheyd voeren zielen Enz..….…, ( 205 } Le peintre pote fut plus heureux dans sa traduction des Géorgi- ques et des Bucoliques du chantre de Mantoue. Voici comment il rend le Tityre, tu patulae : Ghy, Tityr, light en dinckt vast, uitgestreckt In "Et groen , 300 dicht van beuckenloof bedeckt , En tureluurt op uwe pyp , gesneden Van wanckel riet, een veltliet, wel te vrede; Maer wy , ocharm , verlaten lant en zant Ænpadershaert. . 31 7. Vondel , aussi, a traduit le même morceau : Gy, Tityr, light en dinckt gerust en xonder schroom En speelt, in schaduw van den breeden beukenboom , Op eenen dunnen halm, een veltliet, blyde en wacker. Wy moeten ’t vaderlant verlaeten, en den acker, Wy mocten scheiden van ons vaders huis en hof. rt fa Certes, il y a plus de sentiment poétique dans cette dernière tra- duction, mais celle de Van Mander a l'avantage de moins traîner en longueur et de se rapprocher davantage de l'original. Lorsqu'on considère d’ailleurs que celle-ci parut en 1597 et celle-là en 1649, on ne peut hésiter à reconnaître certains mérites à cet auteur. Quant au style de ses ouvrages en prose, on doit avouer avec Siegenbeeck que, bien qu’il ne soit pas dépourvu de certaines qua- lités, il est pourtant inférieur à celui de Cornhert, dont quelques écrits peuvent, en vérité, passer pour des modèles de style didac- tique (1). $ IL. — Littérature latine. L'influence des Belges émigrés sur le développement de la litté- rature latine en Hollande fut loin d’être aussi marquée qu'à l'égard de la littérature flamande. Le motif en est facile à saisir : au moment de la séparation des provinces du Midi et de celles du Nord, la lan- (1) Belgisch Museum, 1842, 1-55, art. de M. P. Van Duyse. Dan. Heinsius. ( 206 }) gue et la poésie flamandes étaient encore dans leur enfance; elles demandaient à être formées, et cette tâche importante incomba précisément aux littérateurs belges qui se retirèrent dans les Pro- vinces-Unies, Il en était autrement de la littérature latine : là tout le mérite consistait à se rapprocher .le plus possible de modèles connus de tout le monde, les grands maîtres de l'antiquité, à s’ap- proprier leur vocabulaire, à s'identifier avec leur manière de penser et d'écrire. Dans un travail d'imitation, il n'y avait guère lieu à beau- coup d'initiative; il ne pouvait se former d'école moderne, tous les genres ayant eu leurs maîtres à Athènes ou à Rome. Et cependant, tel était le goût de l'époque, que le plus misérable assembleur de vers latins était prisé plus haut que le meilleur poëte flamand. On était encore en pleine renaissance, on ne jurait que par le grec et le latin, et les antiquités de Rome étaient plus connues et mieux étudiéés que l’histoire de la patrie. Cet engouement ne fut point passager, et ce n’est guère que dans ces dernières années que l'on est parvenu à faire comprendre aux pédagogues combien la connaissance des langues modernes l Rupert en-utilité sur celle des ns mortes. : Parmi ceux qui cultivèrent avec le plus de succès s les lettres. 4 tines , il én est plusieurs que nous avons déjà rencontrés comme poëtes flamands : tels sont Daniel Heinsius et Jacques Van Zevecote. Heinsius suivait particulièrement le genre de Gatulle et de Properce, surtout dans les élégies qu'il rassembla sous le titre de Monobiblon ; dans quelques autres; il s’attàcha davantage à Qvide. Citonsles vers qu'il adressa à la ville de Gand (élégie I, lv. HT): Antiquae turres dilectaque tecta meorum Et tantum puero cognita Gandà mihi; Si merui tua rura, parens , calcare domosque , Et quae grata meos tanget arena pedes , Da veniam ; procul exlernis e finibus adsum Qua, Batavam Nereus aequore pulsat humum, Artibus hic primos musisque impendimus annos , Innocuusque tuis hostibus hostis eram : | Odimus , infestus patriae quia vivit, Tberum, Odimus ; hace sceleris summa caputque met est. ( 207 ) Non ego civiles armatvi in praelia dextras, … Anque tuos movi perfidus arma Lares. Non ego priscorum rapui delubra Deorum Mec spoliata meo crimine busta jacent. Tu quoque magna parens crevisti carmine nostro , Et memini nomen saepe vocare tuum. Hostibus tn medits tibt sacra peréyÿimus olim : Hoë mihi libertas illa Batava dedit. Ce que Tibulle avait dit de l'antique simplicité des. mœurs (1), Heinsius l'imita, en parlant des amours.de l’âge d'or (2). Dans la même élégie il rapporte, d’après Lucain, la fable de Mercure, voleur déjà dès son enfance. Souvent les poëtes se sont plaints de l'amour des femmes pour les richesses. { Properce, Il, élég. 15, et Ovide, Ars amandi, lib. I, 275 sqq.). Heinsius, élégie XV, 554, snt traiter le même sujet d'une façon neuve et non moins charmante (3). * Aurea num demum meruit Cytherea vocari : : In Batavis sedem nunc habet illa sua. Jupiter à nobis aliquam si querat amicam Quod fuit in capta virgine, fiet.opes :. Non mare, non coelum, non tertia regna juvabunt Mec satis in dotem fulmen et orbis erunt. Etc... Quelque beaux que soient ces vers, quelque gracieuse qu'en soit l'expression, quelque heureuse qu'en soit la tournure, on ne peut s'empêcher de trouver que de pareils chants ne s'accordent guère avec les fonctionsgraves du professorat. Quelles ressources immenses devait renfermer le cerveau d’un homme capable à la fois de poésies aussi légères et de travaux aussi érudits! Toutefois, Heinsius composa aussi des poésies d’un genre plus (111,5, Ÿ, 55. (2) Page 227. (3) Peerlkamp , Vita Belgarum qui latinu carmina seripserunt. Mén. de L'Acap. ve Baux,, 1820, 351 sqq. | (208 } sérieux, Dans cette catégorie, -on distingue surtout son poëme de Contemptu mortis, fruit d'une philosophie douce et vraiment chré- tienne, rempli de grandes beautés, de sentiments solides et pro- fonds. Nous n’en voulons pour exemple que ces vers sur le sentiment intime du moi : Nonne vides, quoties nox cireumfunditur atra Jmmensi terga oceani, terramque polumque Cum rerum obduæit species obnubilus aer. Nec fragor impulsas aut vox allabitur aures : Ut nullo intuitu mens jam defixa recedit In sese et vires intra se colligit omnes ? Ut magno hospitio potitur , seque excipit ipsa Totam intus !… Ut guudet sibi juncta, sibique intenditur ipsa , Ipsa sibi tota incumbens , totumque pererrans Immensa , immensam spatio, longeque patentem ? Heinsius ne réussit pas moins bien dans la satire, comme Île montrent ces lignes adressées à un détracteur famélique des érudits : Jam fusus et subactus et triomphatus Famae superstes nominique , non cessas Diri furoris. Si quid o! pecus sentis PBrutum, suillum si quid ingeni restat In mole tanta, nec pudore decocto Desecit in te masculae vigor mentis, Laudisque cura , necte faucibus nodum, Quod si triente destitutus aut nummo, Auferre restem creditoribus poscis Ettriste nautum portitoris inferni Vel foenerato , vel mea fide sumas. Soluta res est. | La même parenté qu'on remarque entre les poésies flamandes de Van Zevecote. Heins et celles de Van Zevecote se fait voir entre les poésies latines des mêmes écrivains. Dès 1622, celui-ci avait publié, à Gand, chez. Jacques Dooms, un recueil de poésies latines contenant trois livres d'élégies et deux de morceaux divers, réunis sous le nom de Silvae. ( 209) Trois ans après (1625), il en donna une nouvelle édition , à Leyde, chez André Coucquius. Cette édition contient, de plus, deux livres d'épigrammes et les deux tragédies Maria Graeca et Rosimunda ; mais l'auteur en a retranché la première élégie, dans laquelle il de- mande à son père de pouvoir entrer en religion, ainsi que diverses autres, qu'il n’osait pas faire imprimer dans un pays protestant et parmi lesquelles il s’en trouve plusieurs qu'il avait adressées aux PP. augustins, ses anciens confrères. Ces élégies latines sont loin de valoir les élégies flamandes : on y trouve des vers de mauvais goût, tels que ceux-ci : Pestifera sacram non halat fauce mephitim Aut lacus , aut olido plena cloaca luto. (Lib. F, eleg. X.) Ailleurs, Van Zevecote abuse de sa facilité à un tel point que, dans un morceau comportant environ cinquante vers, il en emploie trente à énumérer les animaux vénéneux, qui ne sont point cause de la maladie dont il se plaint (lib. IL, el. IX). Un peu plus loin, nous ren- controns un passage réellement barbare : l'auteur s'adresse à un de ses amis, qui est sur le point d'entreprendre un voyage sur mer, lui dénombre tous les animaux qui peuplent l'Océan, et poursuit en ces. termes : Burvalur et mahual, roider , springvalus , hyaena S'unt mage nominibus barbara monstra suis. (Lib. IT, eleg. XL.) Après avoir fait la part du blâme, faisons aussi celle de l'éloge, et” citons, comme bien inventées et traitées avec talent, l'élégie VI du deuxième livre intitulée : Fabula Hyemis, et l'élégie VEI du même livre, dans laquelle l'auteur trace à Jacobus a Marcka, qui se rendait en ltalie, l'itinéraire qu'il doit suivre (1). Parmi les épigrammes et les Silvae, on en trouve plusieurs qui sont piquav' tes et dignes des meilleurs auteurs anciens. Quant à ses tragédies latines , elles sont au nombre de trois : (1). Peerlkamp , 297 sq. Tome VI. — 2 Parvis. 14 ( 210 ) Esther (1), Rosimunda et Maria Graera. Toutes trois sont conçues dans le même genre que les tragédies flimandes : des monologues entremêlés de chœurs. Bien qu'elles ne soient pas sans mérite, sur- tout Rosimunda, la lécture en est fastidieuse: aussi les œuvres la- tinés de Van Zevecote sont-elles généralement reléguées dans les combles des nie gt We rt reposent sous unê triple couche de poussière. : Une circonstance PARTS EPR s'attache à la tragédie Ma- rié Graeca. HN existe un manuscrit (2) de 45 pages in-folio, por- tant pour titre: Maria Stuartia, tragoedia, auctore P. F. Jacobo Zevecotio, Gand. ord. Erem. S. Aug. Ce manuscrit comprend 1385 vers, et Le sujet de la pièce est expliqué de la manière suivante : Maria Stuartia, Francisci II Regis Galliae olim conjux, Scotici sceptri domina, ac totius majoris Britanniae vera princeps, in Angliam profuga, post varias perpessas injurias ét 20 annorum carceres jussu Elisabethue in :arce Fodringana securi percutitur : quue res'sunèmum nefas. Ces quatre derniers mots ont été effacés et rendus presque illisibles. C’est le manuscrit original de l'auteur. Pourquoi Van Zevecote n'a-t-il jamais édité cette tragédie? Les évérements de sa vie suffisent pour l'expliquer: la pièce a été éerite du temips-que l'auteur se trouvait au couvent des Augnstins, et il y représente Marie Stuart, non comme une victime de la politique, ainsi que le firent , au XVII" siècle, Schiller, et au XIX"*, Le Brun, mais comme une victime des passions religieuses. Du moment où il abandonna sa patrie et la foi de ses ancêtres, Van Zevecote ne pouvait plus, dans le même cercle d'idées, considérer la mort de Marie comme, summum nefas, ainsi qu'il l'avait dit dans son sommaire. ‘Toutefois ;amonreux de son œuvre, comme da plupart des auteurs, Van: Zevecote voulut lutiliser:et.en tirer parti. Iise mit done à cher- ‘cher, dans.le vaste-cliamp de l'histoire, un personnage qu'il pût-sub- -sütuer à Marie.Stuart, et il finit par découvrir que, vers la fin du Ville siècle (entre 790 et 797), une Marie eut, à Byzance , un sort (1) Esther:se trouve/dans l'édition d'Anvers , 1628, mais pas dans celle d’Am- sterdam, 1640. (2) Ce manuscrit reposait ditrefèié dans la bibliothèque de M. P. GC. Lammens. Pr (211) analogue à celui de Marie Stuart. Voici le fait : Constantin VI, fils d'Irène, après avoir épousé Marie, se fatigua d'elle, la vépudia et s’upit avec une de ses parentes, Theodora ; celle-ci excita Constantin à accuser Marie d’avoir eu le projet de l'empoisonner, et la fit, sous ce prétexte, tuer. dans sa prison (1). Telle est l'histoire que Van Zeve- cote greffa sur la tragédie de Marie Stuart. Quelques personnages seulement durent changer de nom : la fidèle Écossaise Joanna (Anne Kennedy des modernes) devint Melicerte; la fides catholica fut,traus- formée en fides conjugalis, dans le dernier acte, fides maritalis ;Thae- resis du moine Van Zevecote fut changée par le même auteur protes- tant en voluplas; le nom de Marie put être maintenu ; dans le titre seulement Graeca fut substitué à Stuarta. Quant à Ja tragédie elle- même, monologues et chœurs ne subirent guère.de changements; de là des non-sens historiques et géographiques, qu’on,ne peut s'em- pêcher de remarquer. Citons pour exemple le chœur, des Grees.et des Grecques fuyant. Ils se demandent dans quels lieux.ils, pourront se retirer : Pars Hisperio sole cadentes Tbimus agros… Pars Hispani regna .petemus ; Vel ubi vasto proxima pelago , Urbs errantis surget Ulissis ; Vel ubi lato gurgite fertur, Per Parisios Sequana campos ; Pars Flandricas tbimus urbes, Ubi Belgiaei principis aulaë . Propter vitrei flumina Zennae Tam multiplici fonte superbit; Aut ubi terna ditior unda Inclita dominae moenia Gandae Supplici fluctu Scaldis aedorat (2). . L'on pourrait, au besoin, permettre aux Grecs du Vill®° siècle de parler de Paris; mais certes ils ne connaissaient ni les palais des (1) Gibbon, Décadence de l'empire romain, \, 316. (2) Page 97, Gaspard de Kinschoot, Nicolas Heins. Corneille de Rekenaere, Helias Putschius. (912) princés belges, ni Bruxelles aux bords de la Senñe, ni Gand aux bords de l'Eseaut. L'anachronisme est évident (1). Gaspard de Kinschoot, originaire du Brabant, était à juste titre considéré comnieé un des poëtes les plus élégants de la latinité mo- derne. Ses œuvres parurent en 1685, près de 40 ans après sa mort, sous Île titre de: Gasparis Kinschotit, poemata, in libros IV di- gesta, quorum primus sacra et pia, secundus, elegias et eclogus , tertius, res geslas, quartus miscellanea continet. On y trouve des poésies de toute nature, odes, élégies, églogues, épigrammes, épi- thalames, ete. Les deux morceaux les plus importants ont trait, le premier à la bataille de Rocroy (page 85 ), le second à la défaite de la flotte espagnole, par l'amiral Trump, en 1659 (page 152). Toutes ces poésiés brillent, non moins par la vivacité de l'imagination, par la naïveté, jointe à l'élévation de la pensée, que par la netteté et l'élégance du style. Nous ne nous arrêterons pas à d'autres poëles, qui s'occupèrent de versification latine, tels que Nicolas Heins, fils du célèbre Da- niel, Corneille de Rekenaere, de Gand , etc.; leurs mérites ne sont que secondaires et leur influence nulle. Hetias Putschius, d'Anvers, se rendit plus utile : il réunit en un volume tous les ouvrages des anciens grammairiens , publiés jusque- là séparément, et enrichit de notes ceux qui lui semblaient obscurs ; malheureusement le recueil seul put paraître, la mort n'ayant pas permis à Putschius de mettre la dernière main à ses annotations (2). On faisait, au X VIP siècle, le plus grand cas de cette compilation, qui ne comprend pas moins de trente et un traités, tous relatifs aux différentes matières dont on s'occupe dans la grammaire. Gaspard Barlæus écrivit à cet égard à Daumius : De Putschit Grammaticis faveo tibi utendi ; sed nisi et illas editiones habueris quus maxima licentia correxit Putschius, ad scriplurarum velerum ex- cerpla non poteris confidere unius paginae leclioni… magnum decus el commodum amiserunt lilterae in notis illius benedocti juvenis, quas si scripsissel el expolivisset, infinitae bonae res lucem haberent (5). (1) Bodel-Nyenhuis, Belgisch museum, 1839, 563 sq. (2) Melchior Adam, Vitae eruditorum, etc., pars V, 211-216. (3) Fabricius, Biblioth. latina, 111, 395. (23) Nous avons parlé plus haut des mérites de Barlæus comme hel- léniste. Ce savant professeur a également le droit d'être inscrit au nombre des littérateurs latins. Sa nombreuse correspondance té- moigne de la perfection avec laquelle il écrivait la langue de Cicé- ron. Son discours funèbre sur Marc Zuerus Baxhornius est, au point de vue du style, un modèle d'élégance et de richesse (1). (1) A. Thysii Oratio funebris in obitem Lamberti Barlæi, apud Witten, Vitae Philol., V, 255-243. G. Barlæus, (214 ) CHAPITRE IV. INFLUENCE ARTISTIQUE. L'histoire de l'art dans les Pays-Bas présente trois périodes bien distinctes, l’école de Bruges, l’école d'Anvers et l'école hollandaise. L'école de Bruges se personnifie dans les Van Eyck et dans Hem- ling , et est caractérisée par l'admirable fini et la vérité des détails, le brillant du coloris , la richesse des costumes, sur lesquels les ar- tistes n’épargnent ni l'or ni les pierreries. Les personnages se font remarquer par l'exactitude du type local, que le peintre ose rare- ment enfreindre, tandis que, pour les ciels et les paysages, il laisse, le plus souvent, le champ libre à son imagination. Le désir d'admi- rer les chefs-d'œuvre de l'antiquité entraîna un grand nombre d’ar- tistes en lialie : ils y apprirent à échanger le goût naïf contre la manière moderne; mais ils furent aussi, et malheureusement, en- traînés à imiter soit Raphaël, dont ils ne purent saisir la grâce, soit Michel Ange, dont la grandeur leur échappa. L'école flamande, ayant ainsi perdu son originalité, ne savait plus quelle direction prendre, et, faisant quelques pas sur toutes les routes, n’en suivait délibérément aucune. Si cette indécision s'était prolongée, elle au- rait anéanti l'école flamande; ses traits caractéristiques se seraient effacés lun après l’autre. Mais pour la tirer de cette dangereuse si- tuation, il fallait qu'un grand homme, un homme de génie, vint lui servir de chef et de guide (1) : Rubens fut ce rédempteur. Il com- prit qu'il fallait créer plutôt qu'imiter. 11 parcourut l'Europe, il vit les chefs-d'œuvre des écoles du Midi; il en prit l'essence, et il créa ces immortelles productions, qui sont restées, pour ses successeurs, non-seulement comme des modèles à suivre, mais encore les pré- (1) Michiels, Æistoire de la peinture, IV, 142. (215 ) ceptes vivants du grand art de la peinture. Roi de la couleur, Ru- bens eut des élèves tous coloristes, tandis que, inégal pour le des- sin, il eut des élèves qui dessinèrent presque toujours correctement. A la tête de son école se placent de droit Antoine Van Dyck, l'élève chéri du maître, et Jacques Jordaens. Des qualités bien diverses les distinguent : le premier possédait un dessin naturel, noble et correct, un coloris précieux, une manière simple, un pinceau pur et large, des teintes harmonieusement fondues , une grande délicatesse et une touchante poésie. Chez Jordaens, il ne faut chercher ni grâce déli- cate, ni intentions exquises ; le plus souvent ses sujets sont grossiers et ses personnages triviaux, mais toujours un esprit vif, caustique, observateur, brille au milieu de ces défants et les rachète.en partie; une palette d’ une richesse extraordinaire, une fraîcheur de carna- tion sans égale, un naturel parfait, rehaussaient l'éclat de ses com- positions. Malheureusement une sensualité outrée surabonde dans la Plupass. de ses sujets (1). Il n’en fut pas des arts comme de la littérature, des sciences, de la politique. Grâce à Rubens et à son école, ils se maintiprent en Belgique, d'autant plus que les cérémonies du culte catholique ten- daient logiquement à leur développement. L'école de Rubens, du reste, en raison même des sujets qu elle se plaisait à choisir, ne pouvait autirer sur elle les soupçons du gouvernement le plus sévère, L'artiste, sous ce rapport, est plus. heureux que le penseur et le philosophe : son talent se heurte rarement aux entraves du despo- tisme; il peut se produire à l'aise sans faire ambrage aux rigueurs qui le surveillent (2). Par suite de ces circonstances, l'influence exercée sur les arts, en Hollande, par | les émigrés belges, fut loin d'être aussi importante qu'à l'égard des sciences et dé la littérature; mais on, ne peut mé- connaître, cependant, que plusieurs artistes flamands rendirent à cet égard, des services signalés aux Provinces- Unies, et que Jor- daens , surtout, aida particulièrement au développement de. l'école hollandaise; car ce qui forme le caractère distinctif de celle-ci, c'est (1) Annales de la Soc. des beaux-arts de Gand, WI, 111-120. (2) Bullet, de lAcad., XX, n° 5, Rapp. de M. de S'-Genois, Jordaens. Karel Van Mander, (216 ) précisément ‘la richesse du coloris, jointe à la vérité excessive, je dirai presque la vulgarité des sujets traités. Parmi ceux de nos peintres qui passèrent les premiers dans les provinces du Nord, il faut remarquer Karel Van Mander, dont la vie est, plus que celle d'aucun ‘autre, le type de la véritable exis- tence de l'artiste. Plein de génie et d'enthousiasme , il essaya, pour ainsi dire, tous les genres, dans la peinturé comme dans la poésie, sans pouvoir, grâce à son Caractère changeant, atteindre à la per- feetion en quoi que ce soit. Il étudia d’abord chez Lucas d'Heere, qui lui convenait d'autant mieux, que lui aussi cultivait, avec le même succès, la peinture et la poésie. Aussi Van Mander eut-il pour lui la plus grande estime; il lui conserva le même respect sa vie entière, et ne négligea aucune occasion de le Jouer. On ne connaît pas les motifs qui engagèrent ses parents à le retirer de l'atelier d'un si bon maître, infiniment supérieur à Pierre Vlerick, de Courtrai, chez lequel il entra ensuite, mais où il ne resta que fort peu de temps. Van Mander revint à Meulebeke, son bourg natal, en 1569. Sa rentrée y fat un véritable triomphe : il fut fêté et choyé partout; car tous connaissaient son caractère jovial et songeaient encore aux bonnes farces de sa jeunesse. Il s’'adonna, vers cette époque, plus à la poésie qu’à la peinture, et composa une masse de moralités, mys- tères, comédies, chansons, refrains, sonnets, toutes compositions alors fort goûtées dans les chambres de rhétorique. Le plus souvent les sujets de ses moralités étaient tirés de la Bible; il les représentait . lui-même avec l'aide de son frère cadet, Adam, et fit preuve, dans ces représentations, d’un génie surprenant. On ne connaissait guère encore les décors à l’aide desquels on parvint à donner aux comédies une couleur locale. Van Mander atiacha un grand prix à ce moyen de produire des illusions, et recourut à son pinceau pour tromper les yeux des spectateurs. La moralité qu'il monta avec le plus de luxe fut le Déluge. On vit successivement Noé prêchant ses contemporains et les menaçant de la colère divine, l'atelier de ce patriarche, l'en- trée des bêtes dans l'arche, enfin le déluge proprement dit. Van Mander avait préparé une grande toile sur laquelle il avait énergi- quement représenté la destruction des impies : on y voyait une masse (217) de cadavres flottant à la surface de l'eau. Tel était le génie de notre auteur qu'il avait réussi à faire partager son enthousiasme par le plus flegmatique des hommes, son ‘frère Corneille, marchand de toiles, qui finit même par payer les frais de cette représentation tout entières Beaucoup d’autres pièces suivirent celle-là : L'histoire de Nabuchodonosor, le Jugement de Salomon, la Visite faite par la reine de Saba au roides Juifs, ete. (4). Karel mena cette agréable vie pen- dant cinq ans, à l'expiration desquels il se rendit à Rome, où il prit note de tout ce qui frappait son attention, et retraça, la plume à la main, les fêtes brillantes du jubilé de 4578. Il esquissa une foule de morceaux antiques, peignit beaucoup et se distingua par de vastes paysages , qu'il exécuta à fresque dans lés maisons de divers cardi- naux. Malheureusement Part était alors en décadence, et le mauvais goût régnait én maître : un manque absolu de naturel dans la forme et dans l'expression , la vigueur hyperbolique des muscles, les po- sitions étranges des corps, le jeu affecté de la lumière, prenaient peu à peu la place du beau et du vrai. Notre jeune artiste se laissa entraîner sur cette pente, principa- lement par son compatriôte, Barthélemy Spranger, d'Anvers, qui était en ce moment le peintre officiel de Pie V et qui vivait au milieu des honneurs. Il protégea le débutant, mais lui communiqua en même temps l'épidémie de son faux goût, et altéra en lui les prin- cipes demeurés purs. Le style de Spranger eut pour toujours une ” influence malheureuse sur celui de Van Mander. En 1577, il quitta Rome afin de regagner la Belgique. Passant à Bâle, il y peignit, dans le grand cimetière, Jacob et ses fils aban- donnant la terre sainte. KL se rendit ensuite à Vienne, où il rejoi- gnit Spranger , et l'aida à décorer un arc de triomphe dressé pour l'arrivée prochaine de l'Empereur. Enfin, il retourna à Meulebeke, où son entrée eut l'air d'une ovation. Il y vécut quelque temps au sein d'un bonheur digne d'envie, déssinant, rimant, écrivant et cherchant la reine future de son cœur parmi les belles du voisinage; mais les troubles croissants vinrent rompre le charme et détruire la 1491 7 (1) Æet leven van Karel Fan Mander , à la fin de ses Œuvres. — Biographie des hommes remarq. de la Flandre oce., I, 216 sq. (28) paix de sa famille. Nous ne raconterons pas ici les épisodes, drama- tiques de sa fuite, ni la manière miraculeuse dont un_officier italien le délivra an moment où des brigands lui avaient passé la eprde au cou, on les trouve détaillés chez tous les biographes; nous nous contenterons de dire que Van Mander, dépouillé de tous ses biens, se retira à Courtrai, avec Louise Buse (4) qu'il venait d'épouser. Il fut chargé de la peinture d’un tableau d'autel, qui lui rapporta une somme convenable, et commençait à voir l'avenir sous un jour plus avantageux, quand la peste vint s'abattre sur Courtrai, et le furça à chercher, dans une prompte fuite, son propre salut et celui de.sa compagne et de ses enfants. Il se réfugia à Bruges, où le peintre Paul Weyts, lui procura bientôt assez de travail pour pourvoir à son entretien ; mais la eontagion le poursuivit dans ee nouvel asile; les troupes espagnoles inspiraient, du reste. à la ville une anxiété continuelle. Van Mander s'aperçut que l'espoir de mener une vie tranquille dans un pays ravagé par tous les fléaux du: eiel.sétait une illusion. La Hollande venait de s’affranehir, ‘et si, la guerre se déchaînait à l’entour, la paix régnait au dedans de ces provinces florissantes. Comme tant d'autres, Van Mander:émigra (4583). IL s'embarqua et parvint sans accident à Harlem, où il peignit des tableaux d'église et de chevalet, enseigna son art'et: forma mn grand nombre d'élèves. Dnrant ses heures de loisir, il mit au jour une foule de vers; il traduisit en ontre l'Hiade, les Géorgiques,, les Bucoliques , les métamorphoses d'Ovide, et commença son livre des peintres. Il y mit la dernière main à Siebenbérgen , château qui s'é- lève entre Harlem et Alemaar , où il habita un an pour exéeuter des travaux commandés. Là, ses anciens penchants dramatiques se ré- veillèrent ; il fit jouer, par ses disciples, une allégorie concernant les arts et invita à la fête les personnes du voisinage qui s'y adonnaient ou les aimaient, Un feu d'artifice embellissait la pièee: Le théâtre avait été orné, sous sa direction , de couronnes ; de guirlandes, de trophées composés de tous les instruments dont se servent, les peintres. On accueillit le poème avec chaleur. De Siebenbergen Van Mander alla, en 1604, séjourner à Amsterdam; il y tomba ma- (1) Biog. des hommes remarq. de, la Flandre oce., I, 216, ( 219 ) lade et mourut d’épuisement, én 1606. La Hollande le possédait de- puis vingt-trois ans, et Ini-même en avait cinquante-huit (1). On le couronna de lauriers dans son cercueil, trois cents amis et amateurs le suivirent au champ de repos. Une foule de panégyristes déplo- rèrent sa perte. Son nom fut pendant longtemps environné de gloire, tant parmi les Hollandais que parmi les Belges. A l'heure actuelle, sa célébrité est un peu obscurcie, le mauvais goût de ses tableaux en diminue le mérite , et ses écrits ne sont lus que des savants, ou plutôt ils n’en lisent qu’un seul, l'Histoire des peintres. Ce livre n’est malheureusement pas tel qu'on le voudrait. L'auteur expose d'abord les règles de son art; il formule, en vers, une théorie de la peinture, curieuse, parce qu'elle fait connaître quelles opinions prévalaient dans €es temps sur son but et sur ses:moyens. Aussitôt après il ra- conte, autant que sôn érudition le lui permet la vie des peintres de l'antiquité, depuis le fabuleux Gygès; il abrége ensuite Vassari. La dérnière section du livre est consacrée aux artistes flamands et alle- mands; elle a une valeur énôrme, mais la manière dont elle est exécutée en diminue le prix. Van Mander compilait d'abord une espèce de résumé, et ne changea pas d'allure lorsqu'il put marcher plus librement et sans suivre les traces de personne. Il rédigea, en conséquence , de maigres notices, où l’on ne trouve que les éléments _ principaux du sujet et un petit nombre d'anecdotes; il n’est abon- dant que par hasard, ou pour les peintres qu'il a connus. C’est ainsi que son premier maître, Luc de Heere, est traité avec les détails les plus circonstanciés; l’autre objet de son estime, le fortuné Spran- ger, jouit du même avantage. Il en est encore ainsi de Frantz Flore, Schoreel, Goltzius et Cornélis Retel: on en regrette d'autant plus qu'il se soit contenté, quant à leurs émules, de les esquisser vague- ment, au lieu de suivre son modèle, Vassari (2). Van Mander produisit peu pendant son séjour en Belgique; mais depuis le moment où il fut établi à Harlem, il s'adonna à la pein- turé avec une grande activité. Ce qui faisait surtout rechercher ses (1) Het leven van Karel Van Mander. — Michiels, ist. de la peint. flam. et holl.,1,30sq. (2) Michiels, Æist. de la peint. flam. et holl., 1, 55 sq. { 220 } tableaux, c'était le bonheur avec lequel il inventait ses compositions, puisant ses sujets tantôt dans l'Écriture sainte, tantôt dans l'histoire profane, Van Mander peignait aussi des scènes villageoïises, et. se faisait ainsi l'émule de Pierre Breughel et le précurseur de Teniers: Le nord de l'Allemagne disputait à prix d'or ses tableaux aux ama- teurs hollandais. Accablé de commandes, il se promettait une longue existence; il se proposait d'utiliser son avenir dans l'intérêt de sa famille, mais, en véritable artiste, il ne possédait qu'en germe les idées d'économie domestique, vivait largement, sans souci, travail- lant beaucoup et dépensant en conséquence ; aussi ne laissa-t-il guère à sa femme les moyens de subsister. : Nous ne reproduirons pas ici la liste complète de ses tableaux, dont le plus grand nombre.se trouve encore à Harlem; qu'il nous suffise de citer son Adam et Eve, les Douze stations, une fête fla- mande, une sainte Catherine, peinte pour l'église de Saint-Martin, à Courtrai, le portrait du prince de Danemark, fils de Christian IV; ce dernier tableau se voit à Berlin. Van Mander fit aussi un grand nombre de dessins pour les graveurs. J. de Gheyn grava, entre au- tres, d'après lui : 4° La Passion de Jésus-Christ, 14 feuilles in-8°; 2 La Conversion de saint Paul, in-fol. 5° Les douze fils d'Israël, en demi-figures , in-4°. 4° Persée délivrant Andromède et l' Enlèvement d'Europe, in-#. »° Une pièce emblématique, en deux feuilles, sur la folie de ceux qui consomment leurs biens dans les plaisirs, in-fol. 6° Deux pièces allégoriques : Vae tibi terra, cujus rex est puer, etc., et Beala terra cujus rex nobilis est. 7° Allégorie sur la vie humaine, accompagnée des Vertus. F2 8° Des Cyclopes frappant avec leurs marteaux et modelant une tôte humaine. 9 Fuite en Égypte, avec un cortége d’anges, dont deux portent du foin dans un panier. 10° Les douze Apôtres. 4149 Les Poëtes causant. à (22 ) Saenredam a gravé, d'après Van Mander, entre autres: 40 L'Annonciation de là naissance du Seigneur faite aux bergers, trois feuilles , en largeur. 7 | | 96 Paul et Barnabé à Listre, in-fol. 50 Rencontre d'Eliézer et de Rebecca, in-fol. _ 4 Hérodiade dansant. On voit dans le lointain la décollation de saint Jean-Baptiste. On possède de Zacharie Dolendo, d'après Karel : 1° La Confusion des langues. | 2% Scènes bibliques, UK, Esc., c. 5 et 4, quatre pièces. De Jode sculpta, d'après le même : 1° Le Fils prodigue. 2° L'homme qui souffle le feu. Enfin, il existe encore d’après Van Mander : 4° Une Vieille, précédée d'un petit garçon et suivie d’un homme éclaïrant une fille debout qui boit, in-4°. 2 Suzanne au bain, sans nom de graveur, 3° Suite de vingt pièces représentant les divinités de l'Olympe, par Nicolas Brauw. 4° Quatre pièces allégoriques : 1° La Connaissance de soi-même; 20 La Fausse gloire; 3° La Femme se querellant avec son mari, 4° Tout excès est blämable, par Brauw. ( 5° Le Oui et le Non se disputant le monde. 6° Regrets et suite de la prodigalité. ‘7° Allégorie sur l'avarice. 8° Portrait à mi-corps d’un prince maure, par A. Halweg, in-4°. Cette liste est loin d'être complète. Van Mander travailla aussi pour les fabriques de tapis et de ser- viettes. Enfin on trouve encore de lui des frontispices de livres. On sait que Rubens lui-même ne dédaigna pas ces sortes de dessins. La présence en Hollande de notre Karel ne fut pas sans influence sur l’art. C’est en grande partie à Van Mander que l'école de Har- lem , qui à produit tant de maîtres, doit son origine. C'est lui qui, Gilles Coignet. Hans Bol. Salomon de Vries. Lievin Tayaert, Nic. Snellaert. Gilles Van Conixloo. Franç. Badens. (22%) avec Corneille Korneliszen et Henri Goltzins, ouvrit dans cette ville une académie de dessin et de peinture , où il prodigua tout ce qu'il possédait de connaissances théoriques et pratiques sur l'art (4). Ces leçons portèrent leur fruit, et les Van Berchem, les Wouwermans, les Van Ostade valurent bientôt à Harlem le titre de seconde. Bo- logne. | Hoyt à Van Mander fut suivi d'une pléiade d'artistes qui, comme lui, cherchaient le calme en même temps que la liberté. Tels furent : Gilles Coignet, d'Anvers, dont les paysages jouissaient d’une répu- tation légitime, mais qui, à la fin de. sa vie, chercha des moyens indignes d'un peintre respectable, afin de produire un. plus-grand nombre de toiles (2); Hans Bol, de Malines, qui, après s'être long- temps adonné à la détrempe, produisit de charmantes vues de villes et de villages (3); Salumon de Vries, d'Anvers, qui peignait avec talent les paysages (4); Lievin Tayaert, de Gand, qui, à la vérité, s’occupait plutôt du commerce de tableaux que de la peinture en elle-même (5); Nicolas Snellaert, de Tournai, peintre d'histoire dis- tingué (6); Gilles Van Conixloo, d'Anvers (7), dont les paysages étaient si recherchés, que les amateurs lui laissaient à peine le temps de les achever; François Badens, de la même ville, sur- nommé l'Italien, également habile dans les portraits et les tableaux d'histoire (8) ; et, sans doute, une foule d’autres encore, dont mal- heureusement la biographie ne contient pas de détails suffisants pour qu'il soit possible de retrouver leur origine. Presque tous les peintres que nous venons d'énumérer formèrent de nombreux. élèves et imposèrent une partie de leur personnalité à l'école hollandaise, au développement de laquelle ils contribuèrent puissamment. Amsterdam , la grande ville du luxe et du commerce, fut, comme on le conçoit sans peine, le rendez-vous général de tous ces artistes. Leur sort ne larda pas à être envié d'un grand nombre de leurs confrères. | Après la mort de son protecteur, l'empereur Rodolphe II, ce fut (1) Biogr. des hommes célèbres de la Flandre occ., I, 229. (2) Van Mander, 1, 351. | (5) Siret , 9. | (4) Zbid., 14: 4 (5) Zbid., 24: (6) Zbid., 105. (7) Zbid., 11; | (8) Kobus et de Rivecourt, p.78. ( 295 } en‘Hollande, à Utrecht, que se retira Roland Savery, de Cour- Roland Savery. trai (4), et il y forma de bons élèves, tant pour la peinture que pour la gravure. Parmi ceux-ci, nous devons citer le graveur Isaac Ma- jor (2), Guillaume Vanden Nieuwelandt, d'Anvers (3), qui se fit connaître pourtant plus comme poëte que comme peintre , et Albert Everdingen ; non moins habile comme peintre de marines et de paysages, que comme graveur à l’eau-forte (4). Roland Savery avait été suivi à Utrecht par son frère, Jacques (5), et son neveu Jean , Jacques et Jean tous deux peintres estimés (6). Savery. _:Dans la même ville. nous trouvons encore Adam Willaerts, d’'An- Adam Willaerts, vers; à la fois poëte et peintre, et qui excellait dans la représenta- tion de vaisseaux incendiés. Il y fat élu doyen de la corporation de S'-Luc (7). | David Vinkebooms, de Malines, auteur de charmants paysages, alla s'établir à Amsterdam, où il jouit de l'estime générale (8). Ce fut la même ville que choisit, pour sa résidence habituelle, Waleran Vaillant, de Lille, célèbre peintre de portraits, et un des premiers qui gravèrent en manière noire 9). Bernard Vaillant, son frère, habile surtout dans le maniement du crayon, résidait habituelle- ment à Rotterdam (10). Jacques dé Gheyn, né à Anvers en 1365, avait appris de son père l'art de peindre sur verre; mais se sentant porté davantage pour la gravure, il se rendit à Harlem, afin de s'y adonner, sous les yeux de Golière. Parmi ses gravures on cite surtout le célèbre char à voiles inventé par Simon Stevin. De Gheyn s'occupait aussi de la peinture des fruits. Il passa la majeure partie de sa vie à Harlem et mourut en 1615 (41). Bien qu'il n'habitât la Hollande que pendant un court espace de temps, ilest peu de peintres belges qui eurent autant d'influence sur le développement des arts dans ce pays que Jacques Jordaens, Sa réputation universelle lui valut d’être appelé à la Haye, par la # (1) Houbraken, 1, 56. | (2) Bazan. Il, 4. | (3) Houbraken, 62. | (4) Zbid., 1, 207. Descamps, Il, 519. | (5) Houbraken. | (6) Siret, 20. | (7) Zb4d., 97. | (8) Zbid. | (9) Zbid., 55. | (10) Zbid., 35. | (11) Kobus et de Rivecourt, p. 588. David Vinke- booms. Waleran Vail- lant. Bernard Vail- lant. Jacques de Gheyu. Jacques Jor- daens. Francois Hals. Mathieu Vanden Bergh. Thierry Yan Hoogstraeten. (224 ) princesse d'Orange, pour y décorer le splendide palais du ! Bois qu'elle venait d'y élever. Jordaens y peignit le triomphe de Frédéric: Henri, que l'on regarde généralement comme le chef-d'œnvre-de ce maître et comme digne de rivaliser avec la galérie Médicis, à Paris: Cette œuvre, dont la réputation était immense, ne pouvait manquer d'attirer tous les artistes, qui s'empressèrent d'en faire l'objet de leurs études. D'ailleurs, Jordaens compta parmi ses élèves un grand nombre de peintres hollandais, tels que Henri Bérckmans (1), Léonard Vander Hoogen , Pierre Van Ruyven (2) et différents autres. Le centre au milieu duquel Jordaens vécut quelque temps semble, du reste, avoir réagi sur lui-même; car à son retour de la Haye, il adopta les dogmes de l'Église protestante. | | Un autre peintre belge qui forma de nombreux élèves en Ho. lande, est François Hals, né à Malines et mort à Harlem (3): Le plus célèbre de ses disciples est Adrien Van Ostade (4); dont les tableaux sont connus du monde entier; viennent ensuite, Pierre Roestraten (5), Vincent Vander Venneé (6), Thierry Van Delen (7) ét plusieurs autres. | 4 Si Jordaens fit connaître aux Hollandais la richesse de la palette de Rubens, Mathieu Vanden Bergh, d'Ypres, leur montra la vigueur du crayon de cet illustre maître. Fils de son intendant, Vanden Bergh entra jeune à l'atelier du grand peintre, et né tarda pas à devenir un de ses meilleurs élèves. 1] s'adonnait de préférence au dessin , et l'on doute même qu'il eût jamais peint. Il fut admis, en 1646, dans la confrérie de S'-Lue, à Alemaar, où il passa la _—— partie de son existence (8). Au nombre des bons paysagistes de cette époque, il faut placer Thierry Van Hoogstracten, né à Anvers en 4595 et dont les parents se retirèrent en Hollande pour échapper aux persécutions religieuses. Il avait d'abord été destiné au métier d'orfévre; mais, dans un voyage qu'il entreprit en Allemagne, son goût pour la peinture se révéla, et il se livra à l'exercice de cet art avec tant d'ardeur, qu'il parvint (1) Siret, 124. | (2) Zbid., 138. | (5) Zbid., 17. | (4) Jbid.; 111. (5) Zbid., 122. | (6) Zbid., 125. | (7) Ibid., 198. : (8) Zbid. , 52. ( 225 } bientôt à acquérir la réputation de peintre distingué. Il mourut à Dordrecht ; en 1640 (1). Parmi les autres peintres belges qui se fixèrent dans les Pro- vinces-Unies, nous eiterons : Gérard Lairesse, de Liége, dit le Poussin hollandais (2); Henri Andriessens, dit Manken Heyn (5), d'Anvers; Jean-Baptiste Wellekens (4) et Charles Van Savoyen, de limêmèe ville (5). Quoique leurs tableaux soient ‘estimés, on ne connaît que fort peu de détails sur leur existence. “Arcôté dela peinture, l'est un autre art, plus pra de l'industrie, qui brilla de la plus vive splendeur dans les Provinces- Unies, pendant le XVI siècle : je veux parler dela typographie; mais la gloire qui en jaillit pour ce pays! revient tout entière à la Belgique, car les deux principales imprimeries hollandaises, célle de Raphelinge et celle d'Elzevier, furent fondées par des Belges: On sait combien était estimé l'établissement de Plantin, à Anvers. Quoique sincèrement catholique (6), Plantin, au plus fort des troubles, alla fonder un nouvel établissement à Leyde, où il se retira, laissant à son gendre Raphelinge la direction de celui d’An- vers: Mais lorsqu'un peu de calme commença: à renaître dans sa patrie, Plantin revint à Anvers, et Raphelinge alla le remplacer à Leyde. Telle fut la considération dont celui-ci y jouit, que le corps universitaire, comme nous avons dit plus haut, ne dédaigna pas dé l'inserire au nombre de ses membres (7). Toutefois l’offieine.de Raphelinge ne saurait lutter en célébrité avec celle des Elzevier ; dont le nomest trop glorieux par lui-même Gér. Lairesse. H. Andriessens. Jean-Baptiste Wellekens. Charles Van Savoyen. Plantin. Raphelinge. pour que tout éloge ne soit pas superflu. Le chef de cette famille illustre, Louis Elzevier, originaire de Louvain, alla s'établir à Leyde au. mois de septembre 1580, avec sa femme Mayke, leurs six enfants et PaulReyniers, de Louvain, son compagnon. Il ne tarda pas à y devenir libraire; profession qui lui parut, sans doute, par- ticulièrement avantageuse, grâce au développement que prenait (1) Houbraken, 1,:159-162.,j (2) Siret, 153. | (5) Zbidi, 262. (4) {bid. (5) Zbid., 32. (6) Notice de M. Gachard sur ia Bible polyglotte. Bucuerins DE L'ACADÉMIE, t. XIX, 3m partie. (7) Melchior Adam, p. 196. PERMIS. D Tour VI, — 2° Parri. 15 Elzevier. ( 226 ) l'université. Dès 1582, il était établi en cette qualité, et c'est en 1583 que son nom paraît pour la première fois sur l'ouvräge.inti- tulé : J. Drusii Ebraïcarum quaestionum ; dont le dernier feuillet porte : Veneunt Lugduni Batavorrim , si Ludovicum Hhésuinisnh e regione scholae nobae,.... :boudlol Le 30 septembre 1886, les eurateurs le nommèrent AADaLoNR de l'université, aux jappointeménts de 72 florins par an: L'année sui: ‘ vante, il demanda an bourgmestre-dé la ville et aux curateurs, en sà double qualité d'appariteur et de dibraire, Ja cession d'un empla- cemeñt situé sur le territoire de l'académie, pour ÿ construireluñé boutique.sur le même pied et aux mêmes conditions de la concession ébtenue, quatre ans auparavant, par Christophe: Plantin: Cette de- mande, fondée sûr ee que, depuis six ans, il avait constamment, pour l'exercice de son état.de libraire.ét de rélieur, ainsi que pourla plus grande eummodité des étudiants, habité dans les-environs de l'uni+ versité; et qu'au 1 mai suivant, il était obligé. de quitter eette demeure, lui fut accordée à des conditions {rès:aväntagéises.: Une résolution postérieure prouxe qu'il occupa grabuitement. éette:bou- tique jusqu'en 1595, .et.ce n'est.qu'à dater de 1596 wi un. sMyee: de 75 flotins par an lui fut imposés, 2,262 6 oies ottaalt on C'est seulement en 1592, c'est-à-dire neuf ans! japébel ile: preien, qu'on trouve le second livre portant son-nom; celui-ci est l'£utro- pius ; le troisième, Oratio M. Antonii, Arnold, date de 4394. L'année 1595-en fournit deux , et 1597 Lrois. Dès cette époque, les ouvrages portant le nom de Houis Elzevier sersdceèdèn| sans inter- välle.: | re st: 4 ; Loup AU Louis Elzevier fut, milan Aa nids késodié avec Paets. Cette société ne dura probablement quejusqu'en, 1595 , époque à laquelle Louis établit, à da: Haye, une succursale de sa librairie, qui. fut gérée. d'abord par son fils, Gilles; puis par unrantre de ses fils: nonuné Louis comme lui: Gette succursale :subsista: jusqu'en 1650. Isaac, pétit-fils de Louis, fit, en 1616 shidisltiot d’une Impri- merie à Leyde, et il était occupé à mettre ce nouvel établissement en train, lorsque, au mois de novembre, l'incendie. d'une grande partie des bâtiments de l’université vint arrêter cet élan constam- à ( 227 ) ment progressif et causer au chef de la famille une impression qui , très-probablement, hâta le terme de sa laborieuse carrière. L'enquête qui fut dressée à l'occasion de cet incendie, constata que le feu s'était manifesté, en premier lieu, dans le local des appariteurs, et que-ce malheur ne pouvait avoir d'autre cause que leur négligence. En conséquence, la destitution de Louis et de son fils Matthieu (père d'Isaac) ayant ‘été proposée, les euratéurs prononcèrent, le 30 no- vembre, celle de Matthieu, et celle de son père resta en suspens ; mais Louis mourut moins de trois mois après cet événement et fut inhumé à Leyde, dans l’église S'-Pierre, le 4 février 1617. L'industrie qu'ilexerçait avec tant d'honneur à Levden fut, par ses enfants, transportée dans plusieurs villes dela Hollande. Matthieu et Bonaventure continuèrent probablement ensemble la librairie de Leyde qu'ils dirigenient déjà du vivant de leur père. Isaac S'était établi comme imprimeur dans la même ville. Gilles, puis son frère Louis, furent à la tête de l'établissement de la Haye , tandis que Josse alla créer une imprimerie à Utrecht. Bonaventure, le 6" de ses fils, qui doit ce nom à son parrdin, Bonaventure Vulcanius (de Smet), fond: une autre imprimerie à Leyde. Les divers descendants de ceux-ci coa1tinuèrent, jusqu'au commencement du XVIe siècle, à imprimer, tantôt dans l'une, tantôt dans l’autre de'ces trois villes, et à donuer le jour à ees.chefs-d'œuvre de typographie si recherchés aujourd'hui de nos bibliophiles (4). Le dernier Elzevier qui imprima en Hollande fut Abraham, deuxième de ce prénom; fils de Jean ; il mourut à Utrecht, en 1712, et le matériel de son imprimerie fut vendu publiquement le 20 février 4743 (2). Lx} . Si maintenant on examine le eatalogue des livres édités par les Elzevier, on ne peut s'empêcher de remarquer combien est grand le nombre d'ouvrages d'émigrés belges qu'ils firent paraître. Sans doute, cette colonie d'exilés contribuait, par des secours mutuels ;. à soutenir ses divers membres et à faciliter à chacun d'eux le moyen d'arriver au but qu'il se proposait. | (1) Ch. Pieters, Lu et 1-10. (2) /bid., 158. ( %8 ) 7. la Rupee de notre assertion : L eng les ag plis #6 Louis Ever on trouve : 1883. “ei rimes sales Quaestigntim, ele. premibr, ouvrage imprimé par Elzevier. GITIAU TI 4595. Boxhornii Commentariorumn & Æueharistica bée ui libri LIL. | | 1604, Le Petit, La. ae Ghteibiats de Hollande, 1772 1605. Heinsii (Dan:) Laudatio Douzae. 4608. Heinsii ( Dan.) Panegyrici duo: — jun Eiialamiu innuptias 1H. Grotii. pi, 4609. Baudius, Oratio funebris Scaligeri TIRE Heinsii (Dan.) Orationes duae in obitüm: Var Ejusdem, Satyrae due. | 16114. Baudii Oratio ad cinnté hntanide . Ejusdem ; Moralis et civilis sapientiae monita. ÆEjusdem, Carmen heroïcum dictum Jacobi 1 honor: ! Heinsii (Dan.) De Tragoediae constitutione diber.. 4612. Heinsii Orationes; tertia editio. nids 0 Lr-2199 4613. Baudius, Libri tres de induciis belli belgiei. 1 turc Heinsii (Dan.) In natalem et passionem Domini homeliue. ÆEjusdèm, Peplus graciarum Epigrammatum. TITLE 1614.. Heinsii, De politica sapientia Oratio. 4 1106 ol: s Æjusdem, De prima Romanorum aetate. ? 3 rt Ejusdem, De praestantia et dignitate historiæe Oratio. :: Polyandri a Kerckhove Duae Oratioies de S. sois un in verbo Dei revelatae praestantia et certitudine. (Ent Du même, deux oraisons récitées en nn de emilie de Leyde; 4h gi HoS , 1 AGAD, Bertii, (Pet) Basile desertor. "11. eye 41 Ejusdem, Orationes duae. hésogorg 92 up id us Heinsii Orationes. 1616. Baudii Poematum nova edilio. % Lansberqii (Ph.) Cyclometriae novae libri LL. 1617. Baudius, Libri tres de induciis belli belgici. ( 229 ) Dathenus (Petrus), De CL Psalmen Davids , ut den francoischen in dichte gesteld. + | Heinsius. Thuani apotheoses. .…. ÆEjusdem, Oralio politica. :Marnix, De CL Psalmen Duvids, gvergezet enin dichte gesteld. IL Parmi les livres publiés par les fils de Louis, jusqu en ANR, on trouve : 1618. Bertii (Petri) Ad leonem dot éitovutite Ejusdem, Theatri geographiae veteris tomi duo. Stevin, La Castramétation. Du même, Nouvelle Manière de fortifications et écluses. 1620. Heinsii (Dan.) Orationes. Waloeus, Compendium Ethicae Aristotelicae. 1621. Aristotelis Ethica cum notis Heinsii. Heinsii (Dan.) Gratulatio ad principem Venetorum reipublicae. Ejusdem, Poematum editio nova. Ejusdem, De contemptu mortis libri IV. Polyandri Syntagma exercitationum theologicarum. 1622, Heinsii (Dan.) In obitum Ph. Cluverii oratio. Ejusdem, Laus asini. 1623. Ejusdem, In obitum Reineri Bentii. 1625. Ejusdem, Laudatio funebris. Stevin, Arithmétique. Synopsis purioris theologiae disputationibus 52 comprehensa ac conscripta per Joh. Polyandrum, And. Ryvetum, Ant. Waloeum et Ant. Thysium (1). Cette énumération deviendrait fastidieuse, si nous poussions plus loin nos investigations; mais nous devons faire remarquer qu'après cetle époque comme avant, il ne se passa guère d'année que les presses elzevieriennes ne publiassent quelque ouvrage d’un exilé belge. La célébrité de ces officines ne fut pas favorable aux Elzevier seuls : à l'ombre de leur gloire, un grand nombre d'autres établissements _ (1) Ch. Pieters, 11-27, 47-60. (230 ) analogues purent se développer. Si l'on joint 4 ces circonstances la facilité de pouvoir imprimer toute espèce d'ouvrages sans avoir de compte à rendre à la censure, on compretid sah$ peine que l'in- dustrie typographique et toutes celles: qui en dépendent, comme la papetérié, la reliure, éte., furent, pour le Protinces-Unies, de nouvelles sources de richesses; d'autant plus que les navires mar- chands ‘de’ la république visitant toutes les contrées du monde, il était facile de trouver Ÿ sun ces produits des rai lucratif. (931) La situation admirable de la Flandre, placée à mi-chemin entre la Méditerranée et la Baltique et dotée du beau port de l'Écluse, avait, dès le XII" siècle, indiqué « celte contrée comme l'étape na- turelle où. les marchands. du Nord et ceux du Midi devaient se rencontrer, Sa population, douée à un point singulier du génie de l'industrie, sut tirer de cette position tous lés avantages qu'elle comportait, et, sous l'égide des institutions libérales du pays, le cominerce ne tarda pas à y préidre un développemérit extiaordi- naire: Bruges, ‘plus rapproché de l'Écluse, devint le marché du monde; tandis que Gand et Yprés furent le centre de l'industrie drapière et linière. Si les Hanséatés et les Italiens venaient échanger les'produits des pays septentrionaux" contre ceux de l'Afrique, de _FAvabie et-des Indes, tous émportaient vers ces contrées lointaines quelques pièces dé ces draps finsiqie les Flamands seuls savaient tisser ‘avec les läines d'Angletérre om'd'Écosse, de ces batistés äd- mirables de finesse, oit de ces nappes aux déssins variés, dons vrai- mént'royaüxs de ces belles tapisseries, enfin, dont Audenarde eut longtemps le monopole et dont le génie d'un grand monarque sut transporter ‘la: fabrieation ‘dans la’ capitale même de la France: Quielle activité dansilés villes et dansiles campagnes; comment sa- tisfaire ‘à ;ces innombrables demandes àune époqueïoù lon n'avait pas encore appris à centupler; par d’ingénieuses machines, la’ force de chaque bris! Aussi les villes flamandes acquirent-elles des ri: chessès immenses, et la toilette des femmes des marchands dépassa: en luxe celles des reines; mais la France, jalouse de tant de prospé- rité, employa toutes les ressources de la politique-la plus déloyale (232) pour absorber ou ruiner la Flandre. Des troubles intérieurs furent sans cesse fomentés et les commerçants continuellement, et malgré eux, engagés dans ces dissensions inteslines, commencèrent à aspi- rer à une terre un peu plus calme. D'autre part, le port du Zwyn s'ensabla peu à peu, et les Portugais s'étant aperçus de la commodité et de l’abord facile de celui d'Anvers, entraînèrent vers cette ville les Allemande, en 1503, et les ltaliens, en 1516; lés autres na- tions les suivirent successivement, et Bruges, jadis si animé, après avoir conservé quelque temps encore l'étape des laines anglaises, devint la cité morne et déserte que nous voyons de nos jours : 0 langgevierde maegd der ryksie van Le dndtnt. x tin ‘ el Nog draegt gy "t kenmerk van den adel om de leden , , Dog zweeft om u een strael des luisters van vweleer ; 6 * Maer ach ! dé hand des doods drukt lootrbaer op u nedèr : el vind ik nogin'u het schoone Brugge wéder, °° 7711 Maer ”t levend Brugge, eilaes! niet meer (1). :: La rapidité avec laquelle Anvers se développa tint du prodige, : en, 1444, elle ne possédait que quatre, marchands.et six bâtiments pour la navigation des rivières seulement. Quarante ans plus tard, le 5 mai 4485, on y établit une société commerciale gouvernée par quatre personnes, et dont les membres devaient contribuer à former une bourse commune, afin de défendre, tant les intérêts communs que ceux de chaque membre en particulier, Les Portugais , comme nous venons de le dire, y abordèrent en 1505,..et conclurent un traité avec les magistrats, Is avaient, à la suite de Vasco de Gama, doublé le cap de Bonne-Espérance, et apportaient directement des lieux de provenance les marchandises, des Indes, qui, jusque-là, étaient toujours arrivées par l'Arabie et l'Italie. Bientôt un facteur portugais se fixa à Anvers, au nom du roi de Portugal , et dans cette ville accoururent tous les marchands des atrés nations qui, pen- dant trois siècles, avaient suivi le marché de Bruges. Au mois de septembre 1349, le fils de Charles-Quint, Philippe HE, qui n’annon- çail ” encore à la Belgique un tyran! prêt à dsstres fit son. (4) blegarik, De drie éntol steden ; p.20. (233 ) entrée à Anvers en qualité de souverain de nos provinces. Le com- merce déploya à. celte occasion une pompe presque incroyable : Osterlings,, Danois, Espagnols, Allemands, Anglais, Portugais, Florentins, Génois, tous rivalisèrent de zèle et de luxe, si bien que les frais de cette fête montèrent, au pére de Guichardin, à plus de cent trente mille écus. L'époque la plus brillante du commerce d'Anvers fut, paraît-il, vers l’année 4560,/Guichardin, qui habitait Anvers vers cette époque, donne à ce sujet les renseignements les plus: positifs et les plus circonstanciés, Îl :énumère le, commerce, tant d'importation. que d'exportation ; qu'elle faisait avec Rome, Ancône, Bologne, Venise, les royaumes, de Naples et, de Sicile, Milan, Florence, Gênes, Mantoue, Vérone, Brescia, Vicence, Modène ; Lucques, lAllema- gne,, le Danemark, l'Ostreland, la Suède, la Norwége, la Livonie, la Pologne, la France, l'Angleterre, l Écosse, lrlande, l'Espagne, le sde Afrique même. | « De Rome, dit-il, on n'importe aucune srchblié de prix; on venvoie des draps de diverses espèces, des tapisseries, des serges, des ostades, des demi-ostades et des toiles. | 1» Ancône envoie des camelots ondés et sans:ondes d'espèces diffé- rentes, des épiceries , des drogues; de la soie, du coton, des feutres, des-tapis, du: maroquinet des couleurs venant de l'Orient. On: lui - donne en retour des draps anglais.et indigènes, et surtout des draps des quatre couleurs fabriqués à Armentières, des serges, des ostades, destoiles ,.des tapisseries et.de la cochenille. De cette dernière denrée surtout; il leur en est livré pour une forte somme. » Bologne fait, parvenir des: draps de,soie, d'or et d'argent, des bonnets, des, crêpes_et mille autres choses semblables; elle prend en échange des serges, des demi-ostades, des tapisseries, des toiles, de la mercerie,et quelque peu de draperie. ; » Le commerce avec Venise est plus important. Les Vénitiens apporteni .des. épices et, drogues du Levant, telles, que clous de givofle,, cannelle, noix de: muscade, gingembre, rhubarbe, aloës, cassis, agarics, sang-de-dragon, momie, séné, coloquinte, ete.; des soies, cuites et non!cuites, des éamelots, des gros,grains, des tapis, de l’écarlate, de qualité supérieure, du coton, du bleu d'azur et. (254 ) d'autres couleurs propres à la péinture et à la téinturé. Tls/exportent d'Anvers des joyanx ec des pérles, uné assez’ grande quantité dé draps et de laines d'Angletérre, mais plus encore des draps-du' pays, d'espèces diverses, des serges de Hondschoot, dé Lille dé Valen: ciennes, d'Arras et d'autres lieux, ‘des ostades, des démi-ostades ! des toiles, des tapisseries, des merceries et petits 6 pit-cthabne gg souvent du sucré etparfois du poivre. à A » Du royaume de Naples viennent des draps de soie, 2e lu! soté filée et non filée, de charmantes pelleteries, du safran et delà manne. En échange on y envoie des’ draps indigènes et ‘anglais , des ‘serges, des ostades, des demi-ostades, des täpis, de la toile en grande quantité , de la mercerie ‘et dé la quincaillerie. * » Du royaume de Sicile arrivent des noïx de galle, da cumin ; des oranges, du coton, de la soie et quelquefois des vins de Malvoisie et autres, pour lesquels on reçoit des draps, des'toiles, des serges, des tapis et des merceries. De Milan et des pays! qui en. dépendent, on fait venirdé lot et de l'argent filé pour de grandes valeurs , des draps d'or et de soie, des fataines, des basins, de l’écarlate, de l'étamine et autres fines étoffes, du riz de qualité excellente, de très-bonnes armes, de la mereerie fine, et même ‘du fromage de Parmesan. Onexpédie en retour du poivre; du sucre, des joyaux, du muse, des draps anglais et indigènes ; des serges ; des ostidés et des demi-ostades; des toiles, ‘dela Fe mega ‘dé la cochenille; des laines d'Espagne et d'Angleterres {5 #pri0et ere de Et » Florence offre des draps d'or ét delgies des vassrtn et antres draps de soie, des draps appelés ræsce, d'excellente qualité, des soies nommées eapitons ; doublées de filoselles , des! martrésetautres pelleteries fines Elle S'approvisioninie dé'serges, d'ostades et dériiit ostades , de toiles, de lin, defrises et'de laines d'Angleterré ; quoi que, à l’aide de ses vaisseaux, il lui soit fete” dé ner préeurer sur les lieux mêmes." PAR ABERQNE 49 MOD » Gênes expédie des vébolré de tous tie des: satins et autres étoffes de soie, du corail, d'excellent mithridate et de la véritable thériaque. Elle prend en échange des draps, tant du pays que d'An- gleterre, des serges, des demi-ostades, de‘la toile ; des tapisseries , de Ja mercerie, des ustensiles de ménage et des meubles! "777 ( 235 ) » De Mantoue arrivent des draps de soie et de laine, de la soie non ouvrée; des bonnets et ‘quelqués autres objets’ On y envoie les mêines marchandises que: dans les autres villes d'Italie. | ‘» Le commerce avec Vérone, Brescia, Vicence, Modèneestle même: Lucques fournit parfois des draps d'or et d'argent, mais le plus sou- vent des draps de soie, quoiqu'ils soient légers et de qualitéinférieure. » l'Italie en général donne encore les aluns de Civita-Vecchia, les huiles ‘de la Pouille; de Gênesiet de Pise, des gommes diverses, du coton ; de l'orpiment, du soufre. On lui procure de l'étain, du plomb; ‘de la garance, du bois de Brésil, de la cire, des cuirs, du lin, du suif, du poisson salé, du bois d'ébénisterie, quelque- fois du blé{ du froment, du'séigle, des fèves, etc. Le commerce se fait principalement par mer.’ » L'Allemagne envoie par terre de l'argent en lingot, dé mercure, du cuivre ‘brut ev raffiné en immense quantité, des lames de la Hesse, du verre, des futaines de grand prix, du pastel, de la ga- rance, du safran et autres teintures; du sel de nitre, de la mercerie et des meubles de ménage; des métaux, des armes offensives et dé- fensives; du vin. Elle vient prendre des pierreries, des perles, des épiceries el drogueries, du sucre, des draps anglais et‘indigènes, des serges, des ostades et demi-ostades, de la eat des toiles et toutes sortes de merceries. » Le Danemark, YOsterland , la Livonie, la Nobige, la Bud! la Pologne'et les autres contrées du: Nord expédient du blé pour une valeur considérable, du cuivre, du salpêtre, de la guède, du vitriol, de la garance, d'excellentes laines d'Autriche, du lin , du miel ; de la poix; de la cire, du soufre, des cendres, des pelleteries fines, telles que peaux de martres zibelines, d'hermines, de renards blancs et ordinaires, des cuirs, d'excellents bois d'ébénisterie et de con: struction , et surtout de cette espèce que l’on nomme waghescot ; de la bière, de la viande et‘dupoïsson salés et fumés, de l’ambre jaune: Ces pays ‘acceptent en échange ‘des épiceries et des drogues, du sucre, dusel, toutes sortes d’étoffes de laine fabriquées tant dansle pays qu'en Angleterre; des toiles, des pierreries, des draps de soie et d’or, des tapis, de l’alun, du brésil, et surtout des vins d'Espagne: » De France, il vient par mer force sel de brouage, du pastel de ( 236 ) Toulouse, des canevas et autres grosses toiles de Bretagne et de Normandie, des vins, des huiles, du safran, de la mélasse , de la térébenthine, du papier, des miroirs, des pruneaux en grande quan- tité, du brésil que les Français vont chercher jusqu'en Amérique , où il a donné son nom à une contrée, Par terre, on apporte des dorures, des draps fins de Paris ou de Rouen, des eramoisis de Tours, des bouras de Champagne, des fils de Lyon et du chanvre, du vert-de- gris de Montpellier, ét quelques autres articles encore. On rend aux Français des perles et des pierreries, de l'argent en lingot, du mer- cure, du cuivre, du bronze, de laiton, du plomb, de l'étain, du vermil- lon, du bleu d'azur, du salpètre, du vitriol, des camelots, des gros grains de Turquie, toutes sortes de draps indigènes et anglais, des tapisseries , des laines d'Autriche, des cuirs et pelleteries, de Ja cire, de la garance, du houblon, du suif, de Ja viande et du poisson salés. » D'Angleterre on amène beaucoup de draps tant gros que fins, des franges, des laines très-fines , quelque peu.de safran , des peaux de mouton et de lapin, des cuirs, de la bière, du fromage ; des vic- tuailles et même du vin de Malvoisie que les Anglaïs tirent: de Candie. Anvers y expédie des joyaux et des pierréries, de l'argent en lingots, du mercure, des draps d'or, d'argent et de soie, de l'or et de l'argent filé, des camelots, des gros grains de Turquie, des dro- gues, du sucre, du coton, du cumin, des noix. de galle, des toiles fines et grosses, des serges, des ostades, des: tapis, de la garance, du houblon, du poisson salé, des miroirs ,. des armes et munitions de guerre, des meubles et ustensiles de ménage. » L'Écosse fournit des peaux de mouton, de lapin et autres, sur- tout des martres, les plus belles qu'on puisse trouver, des euirs; des laines, des draps, mais de qualité inférieure, des perles, grosses à la vérité, mais ne possédant ni l'éclat ni la valeur de celles de l'Orient. On yenvoie.peu de chose, tant à eause.de la pauvreté.de cette contrée que pareé qu'elle trafique spécialement avec la France et avec l'An- gleterre, quelques épices, du sucre, de la garance, des draps de soie, des camelots, et serges de diversés sortes et: des toiles, » L'Irlande, qui se fournit à Anvers desmêmes marchandises que l'Écosse, envoie des euirs erus.et secs, dés pelletéries et des draps de peu de valeur. | ( 237 ) 15 Lécommerce âvec l'Espagne a une tout autre importance. De à viennent des pierreries, des perles d'Amérique, mais qui n’ont n1la beauté ni la valeur des perles orientalés, une grande quantité d'or et d'argent en lingots, de la cochenille, de la salseparéille, du gaïac, du safran ‘ét autres drogues, de l'écarlate, des soies, des draps de soie et surtout du velours de Tolède, du taffetas, du sel, de l'alun de Mazzeron, de l'orchis des Canaries, des laines fines, du fer, du cordouan, des vins, des huiles douces et grasses pour Ja draperie, du vinaigre, du miel, de la mélasse, de la gomme d'Arabie, du savon, des fruits secs et autres, tels que limons, oranges, grenades, olives, melons, cpres, dattes, figues, raisins, amandes, vins et sucres des Canaries. Anvers transmet à l'Espagne du mercure, du cuivré, du bronze, du laiton, de l’étain, du plomb, dés draps de plusieurs sortes, mais surtout des draps de Flandre, des serges, des ostades et demi-ostades, des toiles, des tapis, des camelots, du fil, dé la cire , de la poix, de la garance, du sel, du soufre, du blé, della Viande et du poisson salés, du beurre, du fromage, de la quin- caillerie, de l'argenterie, des armes et munitions de guerre, des ustensiles et meubles de ménage. » Du Portugal on tire des pierres précieuses, des perles d'Orient, de Vor, des épiceries, des drogues, de l'ambre, du muse, de la civette , de l'ivoire, de la rhubarbe, de Paloès, du coton, des racines . de, la Chine (radice della Cina), du brésil, du sucre, du vin de Madère, et autres objets de prix dont l'Europe entière vient s'appro- visionner à Anvers. On apporte encore de cette contrée du sel, de Yhuile, du pastel, de l'orchis, des fruits secs, frais et confits. En retour, on y envoie les mêmes marchandises qu'en Espagne. » Enfin, de l'Afrique vient du sucre, de l’azur, des gommes, de là coloquinte , des cuirs, des pelleteries, des plumes d'oiseaux et sur- tout d'autruches, que l'on échange contre des draps, de la toile, des serges et dela quincaillerie. » Pour donner une idée plus précise de imposée du commerce d'Anvers, Guichardin évalue en numéraire les échanges qui se fai- saient avec quelques-unes de ées contrées. « L'ensemble des marchan- dises amenées d'Italie, dit-il, s'élève d'ordinaire tous les ans à envi- ron trois millions d'écus d'or. D'Allemagne on apporte des futaines ( 258 ) pour six cent mille écuset du vin du Rhin pour un million et demi. Le: Danemark et les autres pays septentrionaux expédient bon.an, mal an pour.un million six cent quatre-vingt mille écus. de grains. La France envoie quarante mille tonneaux de vin, à vingt-cinq écus par tonneau, soit un anillion d'écus. Quarante mille balles de pastel, à sept éeus;et demi, soit trois cent mille écus;.et six mille-cent de sel de brouage, valant cent quatre-vingt mille éeus. nie »,.Qn :conduit chaque année de Portugal à Anvers des épiceries pour plus d'un million. » Quant à l'Angleterre, les laines qu ‘elle expédie à Bruges valent bien deux cent cinquante mille éens ; mais ce qui-est beaucoup. plus considérable, c'est la valeur des draps expédiés de la Belgique vers l'Angleterre: : car en comptant comme draps entiersles, carisets et autres demi-draps , on, trouve qu'il s'exporte vers. ce royaume environ deux cent mille pièces, qu'on peut évaluer l’une portant l'autre à vingt-cinq écus,, soit cing millions d'écus, et comme celte somme entière est couverte par la valeur, des marchandises. que l'Angleterre expédie ici, on peut affirmer que le. chiffre du commerce entre les deux pays est de dix à douze millions d'écus par an, » De la.plupart des pays énumérés plus haut, il ya ,des :mar- chands. qui. habitent: Anvers. Ceux-ci se réunissent soirou.matin à la. bourse des Anglais, et là, chaque fois pendant une heure et par le moyen.de nombreux truchemans, ils traitent de l'achat .et de. Ja vente: de toute sorte de marchandises; puis ils. se rendent'à la nouvelle bourse ; qui est la place principale, et là, également pendant une heure, ïls traitent des dépôts et des changes. On trouve, en effet, à Anvers la possibilité d'opérer-des payements ou des recouvrements par le moyen du change en Italie : à Rome, à Venise, à Florence et.à Gênes ; en Allemagne : à Augsbourg , à Nu- remberg et à Francfort; en Espagne : par la voie des quatre foires, savoir, deux de Medina del Campo, une de Villason, et.une de Medina de Rio Secco,, ainsi qu'à Burgos, Cadix, Séville et. Lis- bonne; en France : à Paris, à Rouen, à Besançon, et aux yet foires de Lyon; enfin, à Londres (1). » (1) ;Guichardin, éd. d’Anvers, 1582, pp::181 à 195. ( 239 ) Si nous,.nous sommes étendus aussi Jonguement sur la situation prospère d'Anvers, vers 1260, c’est pour faire mieux apprécier Ja perte qu'éprouva la Belgique et l'immense, avantage que remporta la Hollande, lorsque toutes ces richesses, toute cette activilé passa, par.suite des circonstances énumérées plus haut, à Amsterdam. Dès qu'il fut question de eréer de nouveaux diocèses. les Anver- sois s'alarmèrent; ils remontrèrent.à la gouvernante, le 23 janvier 1562, que l'on craignait de voir l'inquisition marcher à la suite du nouvel-évêque; que les étrangers , au seul mot d'inquisition, n'osaient aborder dans!le port ; que les négociants les suivraient et transporte- raient ailleurs le centre du commerce; etc. (1). Ces appréciations, ne furent que trop justifiées par les événements. Au: seul bruu.de J'arrivée des dix mille vétérans du duc d'Albe, en 1567,, tant de, Belges prirent Ja, fuite, emportant tout ce ‘qu'ils possédaient, que la duchesse de Parme éerivit à Philippe I, que, düns l'espace de peu: de jours, cent mille habitants étaient allés cher- cher fortnné, ailleurs, et que d'autres émigrants suivaient à chaque instant les premiers, IL.y; avait, parmi eux, un grand nombre de commerçants et de manufacturiers qui portèrent leur industrie, soiten! Angleterre; soit.dans les provinces. du Nord: A: Londres seul, on comptail,.èm 1567,.sur 4851 étrangers, 5838 Belges. On peut juger de l'influence.que cette émigration eut sur l'industrie des . Proyinces-Unies, par l'influence qu'elle eut sur l'industrie de l'An- gleterre. A Norwich, trente Flamands allèrent fonder de nouvelles manufactires el y produisirent.des, étoffes fines et légères qui, de- puis lors, ont.coutinté à porter le nom de cette ville et l'ont rendue : nou-seulement opulente, mais fameuse dans l'Europe entière. Gas- pärd Audries.et Jacques Janson , potiers d'Anvers; y établirent à Ja même époque une fabrique de poteries-et de tuiles, Antoine Solen y introduisit le premier l'imprimerie. «Le fil de Maïdstone.est anjourd'hui encore renommé en ee terre, et les historiens anglais nous apprennent que les fileurs et les tisserands belges allèrent s'établir, en 1567, dans cette ville jus- qu'alors sans imiportance. Cinquante familles belges résidaient à (1) De Reiflenberg ;, Mémoire sur Le commerce ; 152. (240) Maidstone en 1634, et la confection du fil de lin y était portée à un haut degré de perfection. 4] Si les fileurs choisirent Maidstone, les ouvriers en flanelle et en autres étoffes de laine se fixèrent à Sandwich et à Colehester. Les magistrats de eêtte dernière ville présentèrent, en 1370 ,-une réquêté auconseil privé en faveur de ces étrangers, dont ils louent béancoup la conduite ét l'industrie. Élisabeth et ses sages ministres, sir Francis Wallingham , lord Burleigh et le comte de Salisbury, leur accor- dèvent aide et protection, et le roi Jicques 1° étendit encore leurs priviléges « en considération des avantages considérables qu'ils pro: » euraient à la ville; en donnant dé l'ouvrage à un grand nombre » d'ouvriers. » François Lamotte, d'Ypres, fonda à Colchester la manufacture la plus étendue pour les tissus en laine, et acquit une grände fortune. Son fils Jean alla s'établir à ph et devint un des magistrats de la cité. | Des lettres patentes de 1568 autorisent trente familles, venues depuis peu d'années des Pays-Bas, à habiter la ville de Yarmouth et à y exercer librement leur état de Pr de 16 le ce en usage dans leur pays. 110 Lord Burleigh, à qui la ville de e Stamford, dans le tinéoinehties appartenait presque tout entière, engagea plusieurs des familles belges de Londres à aller s'établir à Stamfort ; ec il obtint pour elles, de la reine, les priviléges et libertés nécessaires à l’exéreice de leurs divers états, C’étaient, pour la plupart, des tisserands d'étoffes qui se fabriquaient peu ou point encore en Angleterre, telles que les sayettes, les tapis , les tapisseries, les soïes, les velours, les toiles imprimées en couleur, etc. , etc. Ces manufactures belges continuè- rent à exister à Stamford jusqu'en 1714, sans qu'on nr sad quelles causes elles disparurëènt en ce temps. Jusqu'en 1608, les Anglais ne connaissaient pas l’art de teindre les étoffes de laine, qui, le plus souvent, étaient envoyées en Klan- dre, d'où elles revenaient Leintes en Angleterre. Dans les Lansdown manuscripls , vol. IX, p.62, se trouve une lettre dan M. Wañd à sir William Cecil, l'informant que Pierre Du Croïx s'offre à établir une teinturerie d'après la méthode de Flandre. Un Flamand, nommé Kepler, introduisit le premier, en Angleterre } à Bow, près de Lon- (241) dres , une teinturerie en écarlate. Enfin, un autre Flamand , Bawer, y importa l’art de teindre les étoffes de laine, et telle était l’excel- lence de sa méthode qu'elle a jusqu'aujourd'hui conservé sa répu- lation (1). | Les mêmes industries que les Belges allèrent fonder en Angle- terre ont dû aussi être établies par eux dans les Provinces-Unies, où le nombre des émigrés était plus considérable encore. Malheu- reusement il est fort difficile de se procurer des renseignements à cet égard (2). Nous produirons toutefois quelques faits qui serviront à démontrer notre assertion. Un assez grand nombre de gildes et de corporations industrielles furent établies à Amsterdam à la fin du XVI"*et au commencement du XVII" siècle, c'est-à-dire à l'époque où l'émigration pouvait commencer à porter ses fruits, et une analogie frappante se remar- que entre ces corporations nouvelles et les industries importées en Angleterre par les Belges. Le tissage des draps y était particuliè- rement florissant : au commencement du X VII"® siècle, le nombre des tisserands s'était tellement accru ; qu'il fut, en 1614, décidé par le magistrat que deux mesures de terre, appartenant à la ville et situées hors des nouvelles fortifications, au delà du canal nommé de Bloemengraft, seraient destinées à l'établissement de nouveaux métiers de tissage (3). Le 26 janvier 1618, on établit six inspec- teurs de la draperie, spécialement chargés de régler tout ce qui concernait la prospérité et le bien-être de cette industrie (4). La teinture des draps était si peu connue à Amsterdam, qu’en 1527, le magistrat donna 100 florins à un teinturier de Malines, afin de venir y exercer son industrie, Longtemps on ne teignit les draps qu’en bleu et en noir; plus tard, on sut aussi leur donner la couleur cramoisie. Au commencement du XVII" siècle, les teintu- (1) Bulletins de l’ Acad. de Belg., 1847, XIV, 1": partie, 186-155. (2) Pour traiter d’une manière complète cette partie de la question, il fau- drait avoir le loisir et la possibilité de visiter soigneusement les archives des principales villes industrielles des Pays-Bas, celles de la marine et des anciennes compagnies industrielles. (5) Wagenaar, II, 458. (4) Zbid. Tome VI.— 2° Partis. 16 (242) riers devaient être assez nombreux, puisqu'en 1625, on établit leurs usines le long du Bloemengraft (1). La corporation des teinturiers en soie fut établie en 1626 (2); celle des pelletiers en 1613 (3); celle des chapeliers en 1621 (4). Enfin, la confrérie de S'-Lue, qui comprenait les peintres, les bro- deurs, les sculpteurs, les verriers et les fabricants de tapis, fut éri- gée en 1579 (5). On ne saurait nier que ce soit là une imitation des confréries de S'-Lue fondées en Belgique, et principalement à Anvers, où elle existait dès avant 1456 (6). Il y avait, du reste, des émigrés belges dans toutes les positions sociales. C'est ainsi que, parmi les emballeurs d’ Amsterdam , il se trouvait un assez grand nombre de Flamands. Bredero, dans l'acte IV du Spaansche Brabander, composé en 1617, fait de la manière sui- vante le portrait du marchand Jerolimo : Hy is met zyn makelaars in ’t packhuys om zyn balen te wegen ; Æy teykent se elk op haar nomber met zyn eygen merck, Want hy het al de blauw hoeden en de klapmiutzen (7) in"t werck , Met ecn deel VLAMINGEN VAN PACKERS en andere uytheemsche opslagers : il gy guen, gy meught; ick ga boven by de verschieters en horendragers(8), Dès le commencement du XVI": siècle, la ville d'Amsterdam se développait en rivalité avec la ville d'Anvers, tout en restant à une grande distance derrière elle : FA longo sed proæimus intervallo. Maïs, durant la guerre civile, elle agit avec adresse : tandis qu'An- vers épousait avec ardeur les idées nouvelles, Amsterdam se rangeail du parti des Espagnols, et jouit ainsi d'une protection spéciale dans les ports appartenant à l'Espagne, alors que le commerce avec les (1) Wagenaar, 11, 441. | (2) Zbid., 442. | (5) Ibid., 445. | (4) Zbid., 476. (5) Zbid., 470. (6) Van Értborn , Geschiedk. aent. aengaende het S'-Lucas hr van Ant- werpen , 6. (7) Blauw hoeden et klapmutzen , deux associations d'hommes de peine. (8) Wagenaar, II, 450. (243) rebelles était interdit. Cet avantage dura même encore plusieurs années après qu'en 1578, elle eut embrassé le parti des états : çar les Espagnols nourrissaient toujours quelque espoir de posséder de nouveau cette ville, et ils la ménageaient afin de s'assurer une ren- trée dans les Pays-Bas septentrionaux. Leicester, devenu gouverneur des Provinces-Unies, remplit avec zèle la mission qu'il semble avoir reçue d'anéantir le commerce de ces contrées, et quoique sa conduite ait été désavouée, il est permis de penser que les Anglais du XVI®* siècle suivaient à cet égard la même politique que ceux du XIX"°, En 1586, Leicester révolta la population en interdisant tout commerce non-seulement avec les provinces soumises et les Espagnols avec lesqnels on trafiquait encore au moyen de licences, mais en défendant le transport des marchandises en France ou en Allemagne, sous prétexte de nuire à l'ennemi. Cette prohibition fut tempérée l’année suivante, et ne s'appliqua plus qu'aux munitions de guerre et au blé (1). Cependant les marchands étrangers qui, dès 1565, avaient déjà menacé de quitter Anvers (2), se retirèrent peu à peu à Amsterdam. La population d'Anvers, qui, én 1568, s'élevait à plus de 100,000 âmes, était, dès 1584, réduite à 90,000, en 1648, à 75,000 et en 1750, à moins de 50,000 (3). Les Hollandais, maîtres de l'embouchure de l'Escaut, rendirent la navigation de ce fleuve de plus en plus difii- cile, jusqu'à ce que le traité de Munster l'eût définitivement fermé. On serait, du reste, dans l'erreur, si l'on croyait que des protestants seuls se retirèrent en Hollande pour y continuer leur trafic. L'anéan- tissement du commerce d'Anvers ruinait du même coup les mar- chands protestants et les marchands catholiques. Il en résulta qu'un nombre considérable de ces derniers se déplacèrent à la suite du mouvement commercial et allèrent s'établir dans les Provinces- Unies. C'est ce qu'atteste le document suivant qui émane de l'évêque d'Anvers : Subscriptus testor me recognovisse catalogum civium Ant- (1) Reïffenberg, Mémoire sur le commmerce (dans les MÉMOIRES cOURONNÉS DE L'ACADÉMIE DE BRUXELLES), IL, p. 171. (2) Gachard, Correspondance de Guillaume le Taciturne, IT, cxv. (5) Willems, Mengelingen van hist. vaderl. inhoud. — Ferhandeling over de oude bevolking der province Antwerpen. (244) verpiensium qui paucis ab hine unnis Antverpia migraverunt, et, sicut ex accurata informalione mihi facta per cathedralis ecclesiae decanum, archidiaconum, archipresbyterum et scholasticum (quibus id inquerendi munus demandaveram) cognoscere potui, capita fami- liarum plus minus ducenta transmigrarunt, ex quibus licet non pauci fuerint haeretici, major tamen pars orthodoxi passim habe- bantur et catholici, et solius quaestus causa mulli ad partes Unitarum Provinciarum abierunt. Testor etiam mihi aliunde constare defectu commercii, non sine animarum suarum et suorum periculo, aliquos catholicos, Antverpia ad Batavos, etiam post confectum dictum cata- logum, adeoque sub initium decurrentis quadragesimae migrasse ; ut vere limendum esse plures migraturos suoque recessu non solum de- trimentum aliquod reipublicae et religioni , sed accessionem et incre- mentum rebus Batavorum esse allaturos. Datum Bruxellis, die quinta martii 1616. Joannes, episcopus Antverpienses (1). Les nombreuses relations que les marchands d'Anvers possédaient dans toutes les parties de l'Europe furent dès lors transférées, en même temps que ces marchands eux-mêmes, à Amsterdam. Aussi les états généraux conclurent-ils, au commencement du XVII" siècle, avec une foule de pays des conventions commerciales dont les ré- sultats furent particulièrement heureux pour la ville d'Amsterdam, En 1615, on conclut avec l'empereur du Maroc un traité en vertu duquel les Néerlandais étaient autorisés à commercer librement dans cet empire. Deux ans plus tard, une convention analogue fut faite avec la Porte Ottomane (2). Les Néerlandais obtinrent non-seulement la liberté du commerce, mais il leur fut promis que jamais on ne les réduirait en esclavage, ni qu'on ne confisquerait leurs biens, lors même qu'on les trouverait sur des vaisseaux ennemis (3). C'était principalement avec les villes du Nord qu'Amsterdam se trouvait en relation : les Osterlings venaient en personne à Amsterdam et y (1) Belgisch Museum, 1839, 115. (2) Bibliothèque de Bourgogne, manuscrit n° 7115. (53) Wagenaar, IT, 535. (243) séjournaient jusqu'à ce que leurs affaires fussent terminées, et, réci- proquement, ceux d'Amsterdam se rendaient dans les villes baignées par la mer Baltique. Eu 1615, un traité consacrant pour quinze ans la franchise du commerce, fut conclu avec la ville de Lubeck et confirmé l'année suivante par Gustave-Adolphe, roi de Suède (1). En décembre 1615, il fut fait avec les villes hanséatiques une con- vention par laquelle était stipulée la liberté de commerce et de navi- gation dans la mer Baltique et dans les fleuves qui s'y jettent. Les parties contractantes promettaient, du reste, de ne pas imposer extraordinairement leur trafic réciproque. Cette convention était signée non-seulement par les villes de Lubeck, Hambourg et Brême, mais aussi par celles de Rostock, Stralsund, Wismar, Magdebourg, Brunswick et Lunebourg (2). Si Anisterdam hérita spécialement du commerce d'Anvers, dans d’autres villes, notamment à Leyde, l'industrie se développa d’une facon extraordinaire : un nombre considérable de manufactures fla- mandes allèrent s'établir dans cette ville (3). Les ouvriers flamands y tissaient toute sorte d'étoffes, mais particulièrement des étoffes de laine des qualités les plus fines (4). Quant à la fabrication des toiles, elle s'établit spécialement à Harlem (5). L'immense développement du commerce en Hollande permit à certains individus de réaliser des fortunes immenses. C’est ainsi qu'un certain Vander Meulen, de Gand, se rendit, en 1586, à Amsterdam et laissa à sa mort, qui eut lieu en 1620, une fortune évaluée à plus de deux millions de florins. Comme on ne lui con- naissait pas d'héritier, le magistrat d'Amsterdam nomma un sé- questre pour l'administration de ses biens. La succession de ce Vander Meulen à donné lieu à de nombreux procès. L'un d'eux traînait encore devant le conseil de Flandre en 1780, et le tribunal de première instance de Gand eut également à s'occuper de cette affaire il y a vingt ans à peine. (1) Wagenaar, 529. (2) Zbid., 526. (3) Bibliothèque de Bourgogne, MS. n° 14999. (4) Zbid.,n°7115,7114 et 7115. (5) Zbid., n° 14999. Pierre Vanden Broeck. (246 ) Rien ne contribua davantage à la prospérité et à la richesse des Provinces-Unies que le commerce avec les Indes orientales. Jalonse de ses possessions transmarines, l'Espagne ne permettait à per- sonne d'en fréquenter les ports. Elle poussait même ses prétentions si loin, qu'elle s’arrogeait d'interdire aux autres nations Ja naviga- tion dans les mers méridionales. Ce fut en 1594 que neuf négo- ciants d'Amsterdam résolurent de tenter de pénétrer dans ces riches contrées au mépris des arrogantes prescriptions de l'Espagne. Ils firent construire et équiper quatre navires qu'on baptisa des noms de Mauritius, Hollandia, Amsterdam et het Duyfken. Bien armés et montés par 250 hommes, ils partirent du Texel le 22 avril 1595, et après deux ans et quatre mois de navigation, ils revinrent au lieu de départ, ayant touché successivement à Madagascar, Sumatra, Java, etc. | es Le succès de cette première entreprise engagea un certain nom- bre d'individus à tenter la même opération. De nouvelles sociétés se formèrent à Amsterdam, à Rotterdam, en Zélande (1). Voyant les excellents résultats et les immenses avantages de ces premiers essais, les états généraux résolurent de régulariser ces entreprises isolées et de former une vaste société commerciale qui fût astreinte à des lois fixes et qui pût jouir de certains priviléges à l'exclusion de toutes autres associations. Ils fondèrent la compagnie des Indes orientales, par octroi du 20 mars 1602. C’est surtout à un Belge que les Provinces-Unies durent les pre- miers succès commerciaux de la compagnie des Indes. Un Belge planta, le premier, le pavillon hollandais sur les côtes de la Guinée, en Arabie, en Perse, et créa ces puissantes factoreries dont Îles Anglais et les Portugais redoutèrent si longtemps l'écrasante con- currence. Pierre Vanden Broeck naquit à Anvers, en 1585, d'un père qui, probablement, émigra dans les Provinces- Unies à cause des affaires de religion. Attaché fort jeune à la maison de Barthé- lemy Moor, commerçant d'Amsterdam, il profita de l'occasion qui se présentait de donner carrière à son génie actif et entreprenant, et partit, à peine âgé de 20 ans, afin d'aller faire le trafie des peaux (1) Van Meteren, VI, 508 sqq. (247) au cap Vert, pour compte d'Hélias Trip et Ci. Après avoir vovagé quelques années pour les intérêts privés de ses commettants, il s'engagea dans la compagnie des Indes orientales, qu'il servit pen- dant 17 ans et au nom de laquelle il visita successivement l'Angola, la Guinée, le Congo, la Perse, l'Arabie, les Indes, tantôt comme agent commercial, tantôt comme chef d’escadre, tantôt comme ambassa- deur. Dans ces différents postes, il se montra constamment digne des nombreuses missions qu'on lui confia; car on trouvait en lui la bravoure indomptable d’un marin de profession, la prudence et la finesse d’un vieux négociant, l'art de dissimuler et d’intriguer d'un diplomate rompu au métier. Lorsque, en 1630, Pierre Vanden Broeck revint à Amsterdam, il reçut, en récompense de ses nom- breux services, une chaîne d'or de 1,200 florins, et fut comblé de faveurs par les états généraux et le stathouder Frédéric - Henri, Vanden Broeck a laissé une curieuse relation de ses voyages; on lit, sous le portrait dont elle est ornée, ces quatre vers hollandais si honorables pour lui : Dat is die Vanden Broeck die Paerssens deed verwonderen , Doën eerst de Batavier op ’t roode meyr kwam donderen , Die by den Arabier en Indus was te land, Die eerst voor ’t hollands volck den handel heeft geplant (1). Non moins célèbre que Vanden. Broeck est Isaac Lemaire, de 1sane Lemaire. Tournai, dont les nombreuses découvertes donnèrent , aux vela: tions commerciales de sa seconde patrie, an développement : qui prépara dignement la grandeur maritime des Provinces-Unies. Après “avoir déjà entrepris plusieurs voyages lointains, Lemaire forma le projet de chercher, pour arriver aux Indes orientales, un, chemin moins difficile que le détroit de Magellan. IL obtint, à cette fin, de Maurice de Nassau, le 13 mai 1610, octroi et permission pour aller aux empires. et royaumes de, Tartarie, Chine, Japon, Est:Inde, Terre- Australe, .isles de la mer du Sud, eic., pour contracter: par- (1) Notice de M. le baron de S'-Genois, insérée d’abord dans les 4nnales de la Société royale des beaux-arts et de littérature de Gand, 11, 149, et ensuite dans les F’oyageurs belges , 57 à 69, Gilles Miébais. (248) tout alliances avec les habitants, trafiquer, achepter et vendre. Mau- rice lui donnait, dans cet octroi, le titre de commandant de deux na- vires, La Concorde et Horn; mais ce ne fut que le 14 juin 1615 que Lemaire quitta le Texel, accompagné de Guillaume-Corneille Schou- ten. Le 24 décembre de la même année, ils dépassèrent le détroit de Magellan, et, environ un mois après, ils trouvèrent, dans la mer du Sud, un nouveau passage, qui fut unanimement appelé le détroit Lemaire. Is découvrirent, sur leur route, un nombre considérable de terres nouvelles, qu'ils baptisèrent en passant, et arrivèrent à Jacatra, dans l'ile de Java, le 1°° novembre 1616. Mais les i impor- {ants services que Lemaire avait rendus à la navigation , à la géo- graphie, au commerce, furent méconnus au profit d’un monopole impitoyable. Le gouverneur général, Jean Pieterz Koen, prétendit qu'en prenant la route de l'Inde, il avait enfreint le privilége de la Compagnie, confisqua son navire avec sa cargaison et rénvoya le hardi navigateur aux Pays-Bas. La mort, qui le surprit en mer, vers la fin de 1616, lui épargna la honte d'être traduit devant un tri- bunal (1). Parmi les autres Belges qui aidèrent au développement du com- merce dans les pays transatlantiques, nous citerons encore (rilles Miébais, de Liége, premier marchand à bord du navire de Eendragt, * d'Amsterdam, et qui participa à la découverte de la Nouvelle-Hol- Jacques Vig- heer. Jean Seghers, lande, faite, en 1616, par le navigateur Hartogsrade. — Jacques Vigheer, de Louvain , chirurgien-major, où, comme on disait alors, barbier en chef à bord du vaisseau Maurice, monté par le célèbre navigateur Jacques Lhermite, quand, en 1695, il entreprit son voyage autour du monde. — Jean Seghers, de Bruges, mérite une mention particulière : les Hollandais avaient déjà entrepris plu- sieurs voyages au Groenland , lorsqu'une société, assez semblable à celle des Indes , se forma dans les Provinces-Unies pour la pêche de la baleine dans le Nord. Cette compagnie, qui n'eut qu'une courte existence, avait fondé quelques entrepôts et comptoirs au Spitzhberg, dans l'île Maurice et dans d'autres parages où l’on recueillait l'huile de baleine. Mais jusqu'alors, chaque année, aux approches de l'hiver, (1) Baron J. de S'-Genois, 7'oyageurs belges , 1, 71-92. ( 249 ) on quittait ces climats glacés pour y revenir l'année suivante. Cepen- dant, quelques aventureux directeurs de la Compagnie désiraient savoir s’il y avait moyen de passer la saison rigoureuse dans cette horrible contrée. En 1633, sept matelots s’offeirent volontairement pour tenter cette dangereuse expérience et séjourner pendant l'hiver au Spitzberg. Ils avaient pour chef ce Jean Seghers que nous venons de nommer, et qui sut prendre des précautions si sages, que lui- même et ses compagnons échappèrent à la mort. L'année suivante, des tentatives du même genre furent essayées; mais ceux qui avaient osé les entreprendre ne revirent plus leur patrie (1). (1) Baron J. de S'-Genois, Voyageurs belges, 1, 56-58.— Nous ne mention- nerons que pour mémoire Vicolas Blieck, de Bruxelles, qui, en 1558, se trouvait Nicolas Blieck. à bord du navire envoyé par Sibald de Weerdt, pour commercer aux Indes. — Ibid., 1, 56. Cr ; “he “é Paru APPENDICE. Nous donnons iei quelques notes biographiques sur divers indi- vidus qui rentrent dans le cadre de notre travail, mais dont l'in- fluence a été trop peu importante pour que nous les comprenions dans le corps même de l'ouvrage. CHAPITRE 1. Jean ET LÉONaRD CASEMBROOT. Jean Casembroot, seigneur de Bakkerzeel, issu d'une illustre famille brugeoise, fut secrétaire du comte d'Egmont , et par là mêlé aux troubles des Pays- Bas. 11 signa le compromis des nobles et assista, comme délégué du comte d'Egmont, à la réunion de S'-Trond (1). Casembroot wint aussi, en 1566, au nom du comte, à Audenarde, d'abord pour mettre fin aux troubles qui y régnaient, assurer aux catholiques la possession de leurs églises, et aux réfor- més un endroit où ils pussent librement exercer leur culte; ensuite (1) Te Water, ferbond, 320; Groen Van Prinst, (232 ) pour faire connaître le traité conclu entre la gouvernante et les nobles (1). Toutefois, vers cette époque, il abandonna la cause des réformés et chercha à se rendre agréable à la cour. I poursuivit les partisans de la religion nouvelle : « Il at aussi troussé ung ministre » avecques certains borgois de Alois, en Flandres, pour ce qu'ils » ont faict la presche aux.lieux non accoustumé, et plusieurs sont » d'opinion le fair pendre, etc. (2). » Toutefois, cette trahison ne put le sauver, car, l'année suivante, le duc d’Albe le fit arrêter et traduire devant le conseil de sang, qui le condamna à la peine eapi- tale. Il fut exécuté à Vilvorde, au mois d'août 1568 (3). C'était un homme de beaucoup d'esprit et qui avait des connaissances éten- dues, ainsi que l’attestent ses écrits (4). Son frère, Léonard, fut d'abord pensionnaire et puis bourg- mestre de Bruges; il passa ensuite en Hollande, où on lui confia plusieurs missions en Allemagne et ailleurs (5). En 1577, il était conseiller à la cour de Hollande, et depuis, le prince d'Orange l'employa bien des fois encore. C'est ainsi qu'il fut, le 19 juil- let 1577, député, avec G. Van Zuylen van Nyevelt, vers les états de Ja Gueldre, afin de leur faire comprendre la nécessité de leur union avec les provinces voisines (6). Léonard Casembroot eut, de sa femme, Cornélie Poppe, neuf enfants, dont quelques-uns ont perpétué jusqu'à présent cette illus- tre race (7). Eusracue DE FienNes. Eustache de Fiennes, comte de Chaumont, vicomte de Bruges, baron d'Enne, seigneur d'Esquerdes et de beaucoup d’autres lieux, (1) Robyn, Ketter. binnen Auden., 52, 58, 40. (2) Groen van Prinst., II, 476. Lettre de Bernard de Mérode au comte Louis. (5) Bor, 1V,.176, 177. (4) Foppens, Il, 607, + (5) Son nom paraît souvent dans Bor. (6) Foppens, V, 121. (7) Te Water, 7’erbond , KE, 519, ( 255 ) était fils de Charles et de Claudine de Lannoy (1). 11 Jouissait, parmi les confédéres, d’une grande considération, car, lors de l'entrevue qu'ilseurent, en avril 1566, avec la gouvernante, ce fut lui qui répli- qua en leur nom. Bréderode avait récité la première réplique, qui était couchée par écrit; mais commeil n'avait pas l'habitude de parler d'abondance, il se retira dès qu'il vit qu'il aurait fallu une seconde réplique, cas qu'il n'avait pas prévu. Alors, le seigneur d'Esquerdes s'avança et dit : « Madame, il a pleu à ces seigneurs el à toute ceste » noble compaignie me commander de remercyer, de leur part, » V. À. très-humblement de sa bonne responce, qu'il a pleu à V. A. » nous donner ce jourd'huy, et furent esté beaucoup plus contents » et satisfaicts, s'il eult pleu à V. A. leur déclairer, en la présence » de tous ces seigneurs, que V. À. a print de bonne part et pour le » service du roy, ceste nostre assemblée, asseurant V. A. qu'auleung » de ceste compaignie ne donnera occasion à V. A. de se mescon- » tenter de l'ordre qu'ils tiendront doresnavant. » Comme Madame répondit qu'elle le croyait ainsi, mais sans déclarer en quelle part elle prenait l'assemblée, le.sieur d'Esquerdes lui répliqua : « Madame, » il plairast à V. À. en dire ce qu'elle en sait. » A quoi elle répondit qu'elle n’en pouvait juger (2). Eustache de Fiennes fut ensuite envoyé à Tournai, afin de faire désarmer le peuple et de le réduire à l'obéissance du dernier man- dement du roi (3). Le 27 septembre 1566, le comte Louis de Nassau lui dépêcha son secrétaire pour le consulter sur différents points (4), Banni par le duc d’Albe, il se trouva, en 1572, dans l'armée fran- çaise de Senlis, chargée de délivrer Mons. Cette armée ayant été défaite, il s'enfuit dans la ville, qu'il quitta, avec le comte Louis de Nassau, après qu'elle eut été forcée de se rendre. Il se retira alors en Angleterre, mais il dut quitter ce pays, par ordre de la reine. On ne trouve mentionné nulle part ce qu'il devint ensuite (5). (1) Il était frère de Guislain de Fiennes, seigneur de Lumbres, dont nous avons parlé plus haut. (2) Groen Van Prinsterer, IT, 89. (5) Bor, IV, 145. — Vanderhaer, II, 282, 289. (Détails.) (4) Groen Van Prinst., II, 327. (5) Te Water, Ferbond, 597. LS ( 254 ) Jean DE Honess. Jean de Hornes, baron de Boxtel et de Baucignies, seigneur de Lokeren, Hupe, Ressel et S'-Maxent, était fils de Philippe de Hornes et de Claire de Renësse. 11 fut un des nobles brabançons qui signèrent le compromis, et prit une part active à l'organisation de la résistance. Plus prudent que beaucoup d’autres, il se défia du due d’Albe, et forma, dès le 27 août 1567, le projet de se retirer vers quelque autre pays, comme il le dit lui-même dans une lettre au prince d'Orange. L'année suivante, il se’ trouvait à l’armée du prinée, qui se servit de lui en plusieurs occasions, et le nomma, en 1572, capitaine général et gouverneur de Dordrecht. Il occupa ensuite Ja même dignité à Bois-le-Duc ; mais étant devenu malade, il laissa cette position à son fils et quitta la ville, après avoir fait publier la paix de religion. 1} mourut à Utrecht, en 1606, à l’âge de 75 ans , et fut inhumé à Vianén: Jean de Hornes fut marié trois fois, d'adord avec Marie de S:Aldegonde, ensnite avec Anne Van Flodorp et, enfin, avec Anne Van Bréderode. Son fils Maximilien fat général d'artillerie, au service des états, puis gouverneur d'Heusden et de Bois-le-Due. 11 mourut en 1615, laissant de son épouse, Agnès Van Milendonck, un fils Philippe- Adolphe, qui obtint; comme lui, le grade de général d'artillerie. Maximilien acquit comme guerriér une grande réputation et cul- tiva les sciences avec beaucoup de zèle. Aussi Baudius, son con- temporain, lui consacra-t-il de’ pompeux éloges (1). Son frère Gé- rard , comte de Baucignies, joua également un certain rôle dans les affaires publiques (2). Jean (Hans) Barrr. Que ce soit là un nom véritable ou un simple pseudonyme, comme quelques-uns le prétendent, il est néanmoins hors de doute (1) Poemata, 511-515. Édition de 1607. — Hooft, XIII, 585. (2) Te Water, ferbond, 475, — Groen Van Prinst., I1, 58,60, 62; III, 124, 245, 292. ; ( 255 }) que cette désignation s'applique à un individu qui, pour cause de religion, a quitté la Belgique et s'est retiré en Hollande. Le 19 août 1569, Hans. Baert écrivit à Guillaume de Nassau, pour l'avertir que desespions l'entouraient et qu'il devait craindre que, parmi ses familiers, il n'y en eût qui pussent être vendus au tyran et prêts à attenter à ses jours. I lui parlait ensuite de la sentence prononcée contre A, Vander Stralen, bourgmestre d'Anvers, et d’une justifica- tion de celui-ci, qu'il avait fait imprimer en français et qu'il se proposait de publier également en latin, en allemand et en flamand. Il terminait en disant que plusieurs personnes le pressaient de donner au public son Histoire et succès de la religion aux Pays-Bas, mais que l'argent lui manquait pour faire les débours nécessaires (1). On peut, avec toute apparence de fondement, lui attribuer l'opus- cule suivant : Corte vermaninghe aen alle christene, opt vonnisse oft advis uut grooter wreédheit te wercke gestélt teghen heer A. Vander Straëlen (2). GUILLAUME DE MauLne. Guillaume de Maulde, seigneur de Hun. noble tournaisien, était issu d'une famille aussi ancienne qu ‘illustre. il épousa ardèm- ment le parti du prince d'Orange, et tenta de s'emparer d'Aude- * narde, ville dans laquelle il s'était introduit avec quelques partisans. Malhenreusement la conspiration fut découverte, et de Maulde fut obligé de chercher en toute hâte un refuge (3). Le prince d Orange avait en lui beaucoup de confiance, et l'envoya, au mois de novembre 1375, vers le comte de Nassau, avec mission de visiter les papiers du prince et de prendre copie de certains d'entre eux (4). Deux ans après , les états généraux le députèrent vers le due d'Anjou, conjoin- tement avec le sieur d’Aubigny. Ces députés furent favorablement accueillis, comme ïls le reconnaissent par une dépêche du 7 no- (1) Groen Van Prinst., III, 317. (2) Van Cappelle, Bydr. tot de gesch. der Nobitiondes > 212. (3) Robyn, 175, 176, 182 et 185. (4) Groen Van Priant V, 515. ( 256 }) vembre 1577 (1); mais lon sait que cette mission n'eut pas tout l'effet désiré, Au comméneément de la même année, lé Taciturne lui avait donné, pour les états assemblés à Bruxelles, et qui étaient sur le point de conclure ün traité avec don Juan, une autre mis- sion toute de confiance (2). Il assista à l'enterrement du prince Guillaume et vécut probablement dès lors en Hollande. En 1599 , il intervint dans une lettre de fief délivrée par les députés des états dé Zélande (3). Cnarces BEAULIEU, Charles Beaulieu appartenait, peut-être à l'ancienne famille fla- mande de ce nom (4). Quoi qu'il en soit, il naquit à Valenciennes et s'établit à Anvers comme commerçant. I] rendit, dès 1572 , de nom- breux services, tant à la répüblique batave qu'au prince d'Orange en particulier. Celui-ci le pria de lever pour lui 60,000 couronnes. Beaulieu ne put parvenir à conclure cet emprunt; maïs il fit con- naître au prince de nombreux secrets; il remettait ses lettres aux villes de Hollande et de Zélande qui abandonnaient la cause de l'Espagne, et déchiffrait celles de Philippe Il ou de ses officiers, lorsqu'elles tombaient entre les mains du prince. En plusieurs cir- constances, il fit preuve d’un génie tout particulier, et entra fort avant dans les bonnes grâces de Guillaume, qui ne manquait pas de remunérer largement ce travail important. Il accorda à Beaulieu la charge de receveur de certain tonlieu à Calais, et l'envoya, en 1575, vers le roi de France, pour traiter avec lui sur cette matière, et pro- bablement aussi sur d'autres objets plus sérieux (5). (1) Groen Van Prinst., VI, 257. (2) Zbid., V, 617. (5) Te Water, J’erbond, LIT, 117. (4) Carpentier, IL, 187, 852. (5) Te Water, Ferbond, II, 180. ( 257 ) Parure Vanner MEREN. Philippe Vander Meren , issu d’une illustre famille brabançonne, était seigneur de Saventhem et Sterrebeke, et gentilhomme du prince d'Orange. S'élant joint aux confédérés , il mérita leur confiance à un tel point, qu'il fut un des douze députés chargés de conclure un traité avec la gouvernante. Le duc d’Albe le fit bannir, par le con- seil de sang, comme coupable du crime de lèse-majesté; il se retira, par suite, en Hollande, où il épousa en secondes noces Gysberte ou, selon d’autres, Julienne de Schagen. Le prince d'Orange avait grande confiance en Philippe Vander Meren, et ce fut lui qu'il chargea, en 1577, de négocier, avec les états généraux, toute l'affaire relative à la garnison de Breda. Il existe, touchant cette circonstance, deux lettres confidentielles de Vander Meren au prince d'Orange (1). Philippe Vander Meren mourut en 1592. Cnarces Vanoer Noor. Charles Vander Noot, seigneur de Rysoire (près d'Enghien }, jouissait parmi les confédérés de beaucoup de considération : aussi . fut-il au nombre de ceux qui signèrent le traité avec la gouvernante. Ajourné par le duc d’Albe devant le fameux conseil des troubles, il eut la prudence de ne pas se rendre à Bruxelles et se contenta d’être banni. Secondé par son frère Gaspard, il parvint à réunir en Guel- dre des hommes et des armes; il ourdit une conspiration dont le but était de s'emparer du duc d’Albe, au moment où il se serait rendu au couvent de Groenendael, dans la forêt de Soignes, pour y remplir ses devoirs religieux; mais, comme cela arrive le plus souvent dans ce cas, le plan fut révélé par un des conjurés. Heureu- sement celui-ci ne fit pas connaître les noms des conspirateurs (2). (1) Groen Van Prinst., VE, 46, 75. (2) Cette tentative a inspiré à M. le baron Jules de Saint-Genois une de ses meilleures nouvelles historiques. Voy. Feuillets détachés ; p. 171: à 218. Toue VI—2 Parme. 17 ( 258 ) Les deux frères arrivèrent peu après dans le Brabant, à la suite du prince d'Orange. Charles commandait en ce moment cent reîtres et dix bannières de fantassins au service du prince d'Orange (1). Strada raconte que les seigneurs de Rysoire et de Carlo furent, avec d'autres seigneurs, décapités le 2 juillet 1568, par ordre du duc d’Albe; mais il faut remarquer qu'aucun autre écrivain ne fait men- tion de l'exécution de ces deux jeunes gens, et quant à Carlo spé- cialement, l'assertion de Strada est fausse en tous, points, puisque ce seigneur assista, en 1573, au siége de Harlem.Quoi qu'il en soit, les descendants du seigneur de Rysoire s'établirent presque tous en Hollande, et parmi eux son fils cadet, portant comme lui le nom de Charles, qui, en 1590, était capitaine de la garde du prince Maurice de Nassau, En 1601, il commanda Ostende assiégée, et trois ans plus tard, il devint gouverneur de l'Écluse en Flandres. I] mourut en 1614 ,et fut enterré à l'Écluse, où on lui érigea un riche monu- ment. Charles de Rysoire était non-seulement un guerrier coura- geux, mais encore un fauteur ardent de l'Église réformée. C’est ainsi qu'il insista en 1603, auprès de la classe de Walcheren, pour que celle-ci autorisât François l'Espinoy, attaché à l'église de Middel- bourg, à venir, pendant quelque temps, desservir la communauté d'Ostende (2). x Davin Le Leu DE WiLnes. Issu d’une famille noble originaire de l’Artois, George Le Leu de Wilhem, qui habitait Tournai à l’époque des troubles de religion, fut obligé, ainsi que ses frères, de quitter le pays, parce qu'ils avaient fait enterrer leur mère selon le rite protestant. Il se retira avec son épouse, Gillette Van Ophalsens, en Allemagne. Celle-ci accoucha à Hambourg, le 45 mai 1588, d’un fils auquel on donna le nom de David. | | David semble avoir perdu son père de bonne heure; du moins, dans le cours de son éducation, l'on ne rencontre guère que le nom de sa mère. Fortement imbue des principes de la religion réformée, (1) Groen van Prinst., III, 243,279. (2) Te Water, J'erb,, p. 164. ( 259 ) Gillette envoya son fils, à l'âge de dix ans, à Staden et ensuite à Hanau. Quand il eut attéint sa vingtième année, sa mère l’accom- pagna à Franeker, où il fréquenta l’université pendant trois ans, au bout desquels il se rendit à Leyde. Il fit dans ces deux institutions des progrès notables dans la philosophie, la jurisprudence et les langues orientales. Il jugea utile alors de se rendre en France, et suivit, pendant quelque temps, les cours de l'université de Sau- mur. En 1613, nous le trouvons à Thouars , au domicile du savant André Risetus, qui le tenait en grande considération, non moins pour ses qualités personnelles, que pour les progrès remarquables qu'il faisait en théologie. Afin de développer davantage ses connais- sances dans les langues orientales, il entreprit, en 1617, 1618 et 1619, un voyage dans le Levant. Il visita le Caire, Alexandrie, Jé- rusalem et les villes environnantes. Il se créa , pendant ce voyage, des relations avec plusieurs personnes notables, et entre autres, avec le célèbre patriarche grec Cyrillo Lucaris. Après son retour d'Orient, de Wilhem s'établit quelque temps à Amsterdam; mais le désir qu'il avait d'acquérir une connaissance plus approfondie encore des langues orientales, et les jouissances que lui avait procurées son voyage dans le Levant, l'engagèrent à se mettre une seconde fois en route vers ces régions. Il partit en 1625, et ayant rencontré le savant Jacques Golius, il se Ha d'amitié avec lui. : Wilhem réunit, pendant ce voyage, une grande quantité de raretés et apprit à parler avec facilité la plupart des langues usitées en Europe et en Asie. | De retour en Hollande en 1651, sa réputation parvint jusqu’au stathouder, le prince Frédéric Henri, qui l’appela dans son conseil et le nomma successivement membre du conseil de Brabant et surin- tendant de cette province. De Wilhem se maria, vers cette époque, avec Constance Huygens, sœur du célèbre Constantin Huygens. Les fonctions dont il était revêtu ne l’empêchèrent pas de cultiver les lettres ; sa bibliothèque contenait un vrai trésor de livres rares en arabe, en persan, en chaldéen , et une foule de manuscrits précieux. Il fit don à l'université de Leyde de diverses momies et d’autres raretés qu'il avait réunies pendant son voyage. Il mourut le 27 jan- vier 1658, âgé de près de soixante et dix ans. Son fils Maurice, savant ( 260 ) distingué, fit de nombreux voyages, tant dans le nord que dans le midi de l’Europe. Plusieurs autres membres de la même famille occupèrent des emplois dans les Provinces-Unies. C’est ainsi que Michel Le Leu de Wilhem, cousin germain de David, devint échevin à la Haye. David Le Leu, neveu de celui dont nous avons esquissé la biographie, fut échevin d'Amsterdam, d’abord en 4672, et depuis plusieurs fois encore; il remplit aussi le poste de receveur général. Enfin, sur la liste des magistrats d'Amsterdam, on rencontre encore, en 1732 et en 1739 , un autre David de Wilhem et Bernard de Wilhem (1). FRrancoIs-MaRTIN STELLA. François-Martin Stella naquit à Bruxelles, maïs on ne connaît aucun détail sur sa famille. Son nom ne paraît dans les annales qu'en 1594 et voici dans quelles circonstances : les états généraux désiraient voir les provinces de Frise et de Groningue entrer dans l'alliance commune, mais il fallait, pour les gagner, un homme de courage et de perspicacité, Stella, qui possédait à un degré éminent ces deux orpri fut envoyé par les états à Groningue, afin de voir s'il n'y avait pas moyen d'amener l'armée à accep- ter la pacification de Gand. Gaspard Robles, seigneur de Billy, y exerçait en ce moment le pouvoir suprême au nom du roi. Jaloux de son autorité, et craignant de la voir diminuer par l’arrivée de Stella, il le fit saisir et mettre à la torture, afin de connaître le but de sa mission; mais Stella, malgré ses souffrances, ne laissa pas échapper un seul mot qui pût le trahir, soutenant toujours, comme il l'avait fait dès le principe, qu'il était venu pour engager la régence de Ja ville à assister à une réunion générale. De Billy, néanmoins, le retint en prison; là, Stella eut tout le loisir de songer au moyen d'accom- plir son mandat; car, quelque mauvaise que fût sa position, il était loin de désespérer. Il ne tarda pas à remarquer que la solde des troupes était fort arriérée, et que, par suite, il existait de grands mécontentements. Par l’entremise des soldats qui le gardaïent et du (1) Kok, ’aderl. Woord., xxx1, p. 914. — Bayle, Dict. hist. el crit. ( 261 ) médecin qui lui donnait ses soins, il fit demander à la garnison d'embrasser la cause des états, en lui promettant, dans ce cas, le payement de tout l'arriéré. Ce moyen réussit au delà de toute espé- rance. Plusieurs compagnies se déclarèrent pour les états. De Billy, fut lui-même jeté en prison et Stella délivré. Celui-ci reçut, au nom des états, le serment de la garnison et du magistrat et s'en retourna ensuite à Bruxelles pour raconter en personne les diverses phases de sa mission (1). | Paixippe VANDER Aa. Philippe Vander Aa fut bourgmestre de Malines, ville dans la- quelle ses ancêtres avaient de tous temps rempli de hautes fonc- tions. En 1575, le prince d'Orange l'envoya vers les quartiers du nord, afin d'encourager, après la prise de Harlem, les diverses villes à la résistance, en leur promettant la prochaine arrivée de l'armée du comte Louis de Nassau. C'était, en effet, le seul espoir de cette région, ainsi que Vander Aa, Sonoy et autres l'écrivirent au prince d'Orange. Il fut nommé gouverneur de Gorinchem en 1575, et quatre ans plus tard, il alla rétablir la paix à Rommel, où des factieux avaient suscité quelques troubles. Vander Aa fut pré- sent à l'enterrement du Taciturne, et ensuite délégué pour recevoir, conjointement avec la régence de Flessingue, le-serment de Paul Knibbe, comme bailli de cette ville, le 22 mars 1596. H semble, après cette époque, s'être retiré complétement des affaires publiques. CHAPITRE Il. Luc CLAYSsSONE. Luc C layssone était, sans doute, natif de Gand, où la famille des Clayssone jouit de tous temps d’une grande considération. Omar Clayssone, procureur général de Flandre, fut envoyé en France, le (1) Kok, F’ad. Woord., xxvir, 5, ( 262 ) 48 janvier 4490, par l'empereur Maximilien, afin d'y conélure la paix avec le roi Charles VIII. Nicaise Clayssone fut, en 4549, 1550 et 1554, commis aux finances par Charles-Quint. Enfin, un second Omar Clayssone remplit, à Gand, en 4572, 1575 et 1576, les fonc- tions d'échevin des parchons et de la keure. Quant à Luc Clayssone, il fut, quoique aveugle, choisi par le magistrat de Gand comme professeur de langue grecque à l'école illustre de cette ville, et installé en cette qualité le 29 juin 1580, Il prononça à cette occasion un discours dans lequel il loua le ma- gistrat d'avoir érigé cette école, parce que les jeunes gens riches y recevaient l'instruction aux frais de leurs parents, tandis que ceux qui étaient moins fortunés pouvaient l'obtenir gratuitement (1). Clayssone, voyant sans doute que l’école périclitait, n’attendit pas, pour quitter Gand, que cette ville dût capituler. Au mois d'août 15824, il se trouvait déjà à Middelbourg, où il assista à la 66° cène du Seigneur. Il y mourut le 40 décembre de la même année (2). ABRAHAM GORLEUS. Né à Anvers, en 1549, Gorleus étail renommé pour ses connais- sances en histoire ét en numismatique. Cette dernière science était, à cette époque, fort à la mode à Anvers, où l’on comptait un grand nombre de cabinets dont la liste a été conservée par Hubert Golt- zius, C'étaient d'abord ceux des quatre frères Schetz, également amis et protecteurs des lettres, puis ceux d'Ortelius, secrétaire de la ville, de Corneille Grapheus et de son fils Alexandre, de Pierre Quicchel- berger, d'Antoine de Taxis, de Maximilien de Wals-Capelle, de Gerhard Gramagen, de Gorleus et plusieurs autres encore (3). Gor- leus se retira en Hollande, probablement à l'époque des troubles, et mourut à Delft, le43 avril 4609. Il ne remplissait alors aucune fonc- tion. Son cabinet fut, après sa mort, vendu au prince de Galles (4). (1) De Jonghe , Gent. gesch., II , 221. (2) Te Water, Hervormde Kerk te Gent, 158. (3) Serrure, Cabinet du prince de Ligne, pp. 4 et 591. (4) Kok, F'ad. Woord., XVII, 522. ( 265 ) CHAPITRE I. ass _ CoRNEILLE DE REKENAERE. Corneille de Rekenaeré était natif de Gand ; maïs ayant embrassé le calvinisme, ou peut-être ayant été élevé dans cette religion, il passa en Hollande, où il obtint le rectorat du collége d'Amsterdam. Il occupait cette fonction en 1597, et il vécut encore longtemps après. Daniel Heïnsius fut un de ses meilleurs amis. Il logea chez Rekenaere pendant tout le temps qu'il apprêta son édition de Théo- crite (1603 ou 1604), et en fit l'éloge en différents endroits de ses ouvrages. Lindanus aussi lui décerne des louanges, dans son odé sur les poëtes de Gand. Rekenaere a publié quantité de poésies latines et flamandés; mais il ne paraît pas qu’elles aient été recueillies. Un de ces morceaux, qui mérite d’être cité, a pour sujet le départ de Paul Toussaint, recteur du collége de Deventer, appelé à Frankenthal. Rivius l'a inséré dans son Daventria illustrata, p. 544 et suiv. (1). ADRIEN VANDER VENNE. ll naquit à Delft en 1589. Ses parents, gens respectables et con- sidérés , originaires du Brabant, l'envoyèrent à Leyde pour y ap- prendre la langue latine. La lecture des anciens poëtes éveilla son imagination et lui inspira le goût de la poésie en même temps que de la peinture. Simon de Valk, maître orfévre et peïntre, lui donna les premières leçons de dessin. Il fréquenta ensuite l'atelier de Jé- rôme Van Diest, célèbre peintre de grisailles, et fit de tels progrès dans cet art, que plusieurs dé ses tableaux furént ächetés pour le prince d'Orange, pour le roi de Danemark ét pour d’autres souve- (1) Paq., VI, 149. ( 264 ) rains. Il composa avec beaucoup de distinction un certain nombre de planches qui furent gravées pour différents ouvrages, entre autres pour ceux de Cats et pour ses propres poésies (1). IL passa la plus grande partie de sa vie à Middelbourg, et demeura ensuite à la Haye, où il mourut le 12novembre 1622. Indépendamment de quelques poésies détachées dans le Zeeuw- schen Nachtegaal, il a publié les ouvrages suivants tous en vers : 1° Tafereel van sinne-mal. Amsterdam, 1633. . 2 Sinne-vonck op den hollandschen turf. ’s Haghe, 1634. 3 T afereel van de belacchende werelt. ’s Haghe, 1635. Sa rimaille (car on ne peut donner à de pareilles compositions le nom de poésie) est extrêmement coulante et facile, et consiste principalement en dictons et proverbes de son époque, que l’auteur sut employer dans un but moral et d’une façon souvent assez drôle. A la vérité, les mots étrangers en rendent parfois le sens obscur; mais on doit lui reconnaître au moins du génie et une grande richesse d'imagination. (2). CÉLOSSE. Membre de la chambre flamande de rhétorique, l'Oranje Lelie, de Leyde, Célosse écrivit diverses moralités : 1° Spel van sinne voor de inkomst der Vlaemsche Kamer van Leyden, De OranGie Lee (3) op het rederykers feest te Haerlem in 4607. Imprimé dans le Const thoonende juweel, by de loflyke stadt Haerlem, ten versoeke van Trou mor 2LYGKEN, in ‘t licht gebracht. Zwol, 1607, in-4°. 2% Vreugt eindigh spel. Dans le Nederduitschen Helicon. 9° Tafelspel tussehen Lucht, Aerde en Mensche. Dans le Neder- duitschen Helicon. (1) Van Houbraken, Schouburgh der schilders., 1, 156. (2) Witsen Geysbeck, V, 438. (5) Les membres de la chambre de rhétorique gantoise, Maria theeren , devaient porter un lis sur leurs habits. (Ordon. des échevins du 10 juin 1510. Document inédit reposant au Musée hist. de Gand.) ( 265 ) 40 Tafelspel tusschen ‘t Vier, ‘t Water en rédelyck Verstant. Dans le Nederduitschen Helicon (1). ABRAHAM DE DECKer. Abraham de Decker naquit à Anvers en 1582. Il choisit le mé- tier des armes, et contribua, en qualité de porte-drapeau, à la dé- fense d'Ostende, lors du siége mémorable que cette ville eut à soute- nir, pendant trois ans, contre l'archiduc Albert. Après la reddition d'Ostende, il renonea à la carrière militaire, et épousa, en 1607, Marie Vanden Branden. De Decker s'établit d’abord à Dordrecht et ensuite à Amsterdam. Sa conversion au protestantisme lui ayant fait perdre ses moyens d'existence, il fut obligé d'ouvrir, à Amsterdam, une boutique d'épiceries; mais il obtint, en 1620, des bourgmes- tres de cette ville une place de courtier. C'était un homme de goût et. de science, particulièrement versé dans l'histoire. Il avait une connaissance suffisante de la langue latine pour être en état de 1ra- duire en flamand Eutropius et Florus. Du reste, au milieu des cir- constances difficiles où il vivait, il se faisait remarquer par un esprit d'ordre et d'économie, par un grand fonds d’honnêteté et par un amour sincère pour sa femme avec laquelle il eut le bonheur de vivre cinquante et un ans. Son fils Jérémie, dont nous nous sommes occupé plus haut, parle de la manière suivante des qualités pré- cieuses qui distinguaient Abraham De Decker : OR NON MR MON à + + . . wanneer hem voorspoed streelde, Nooît zwol van trots, nooît smolt in weelde ; Die al te wys was en te vroed, Om over kinderlyke leuren Van aerdschen voor of tegenspoed , Te zeer te dertlen of te treuren. Nous citerons encore les strophes suivantes, dans lesquelles sont (1) Belgisch Museum , 1845, 287 et 519, art. de M. Snellaert. ( 266 ) rappelées ses qualités, non plus d’époux, mais de père. Il était, dit son fils : De beste vader die ooit was; £en vader die bezet van zinnen In ‘t heerschen maet hiel , én in *t minnen ; Een vader die de teere jeugd De deugden zocht in ’t bloed te prenten, Meer met wel voor te gaen in deugd Als door ontzicht of dreigementen. Een vader van beleid en moed Die, als de wind van tégenspoed , Zyhn huis-hulk $chudde datze kraekte, De hand x00 wist aen ?t roer te slaen, Dat zy uit eenen draeistroom raekte Daer duixzenden in +. Le ‘vergaen. Cet homme dé bien mourut le 16 mai 1658. Son fils, qui avait pour lui l'amour le plus tendre, sentit vivémenit cette perte. Je jure, lui dit-il, par l'âme que vous venez de rendre à Diewr, que, pendant . votre vie, Vous avez été un dieu pour moi : Ick siveer by uwen geest, …. Aen God nu opgegeven, Dat gy my by uw leven Z'yt als een God geweest. De Funes. Cette famille noble était établie à Tournai depuis un temps im- mémorial. Un de ses membres émigra en Hollande, et nous trouvons à Amsterdam, vers la fin du XVIIe siècle, un Philippe de Flines, époux d’Agathe Steyn. Son fils, Gilbert de Flines, naquit le 19 fé- vrier 4690, et fit paraître à Amsterdam, en 1711, un petit volume ayant pour titre : Bygedichten op de Z'inncbeelden, getrokken uit Q. Horatius Flaccus, naer. de geestryke vinding van Otto Venius. On y trouve des vers harmonieux et des images qui accusent un juge- ment sain et beaucoup de goût. En 1719, il donna, au théâtre d'Am- (267) sterdam, une comédie originale, tirée du Diable boiteux de le Sage et intitulée : De Ontrouwe Voedster. L'invention et l'agencement des scènes ne sont pas sans mérite; mais le style est ampoulé et peu ‘approprié aux personnages. Un des petits-neveux de notre auteur, M. Q. de Flines, fit, en 1797, réimprimer les Bygedithten, pour les membres de sa famille. Lui- même avait conquis un rang honorable dans la république des let- tres, et publia entre autres, en. 1801 et en 1809, deux recueils différents de poésies flamandes, françaises, anglaises et latines, sous le titre de : Loisirs littéraires. On trouve encore dans les KÆleine Dichterl. Handschrifien, Dichtvruchten, et ailleurs, divers morceaux de poésie, tant de M. Q. de Flines, que de M. G. de Flines, secré- taire de l'Académie des arts plastiques, à Amsterdam. Du reste, cette noble famille s’est toujours distinguée par son aptitude à pratiquer et sa générosité à patronner les beaux-arts et les sciences, et les principaux poëtes chantèrent en tous temps ses louanges, soit en dédiant leurs ouvrages à quelqu'un de ses membres, soit en célé- brant les principaux événements qui leur survénaient (1). (1) Witsen Geysbeck, IT, 306, ( 268 ) CHAPITRE ADDITIONNEL. ADRIEN DE SAINT - GENOIS. Aû posteritatem: HaDRiANO DE SANCT-TENOYS, Dicto La Deuse domino de Manage, Hannoniensi, veteri et illustri familia nato, viro singulari pietate, eruditione atque eximia virtute et spectatissima fide praeclaro, Qui, cum praefectura Wynendalenst sponte se abdicasset pacis ac quietis amantiss. patria (intestinis motibus laborante) deserta, Lujdunum Batavo- rum cum familia commigravit, ubi posteaquam temporis exiquo :spacio transacto, in morbum incidisset, acutissima continuaque febri contracta vigesimo tandem die, quarto kal. Octobris, spe ac fiducia erga Deum indu- bitatissima confisus, amantissimae conjugis suae suorumque ac bonorum virorum desiderio subtractus, pie placideque in Christo requiescit. Cura parentum filius postremum maestus posuit id. Augusti CI9 D LXXIX. Vixit an. L. ., Cette épigraphe se lit à Leyde (1). Un Jean de La Deuse fut, en 1572, fait prisonnier avec d'autres nobles, par les gens de Blommaert, après que celui-ci se fut em- paré d'Audenarde (2). Le bourreau étant venu le chercher pour le mettre à mort, La Deuse le suivit et parvint à lui glisser dans la main une bourse pleine d’or qu'il avait su cacher. Le bourreau, touché par cet argument, le laissa s'échapper (3). Bien que les pré- noms ne correspondent pas, il ne serait pas impossible que ce per- sonnage fût le même que celui dont nous rapportons l'épitaphe plus haut. Ce qui semble confirmer cette hypothèse, c'est que nous trouvons, à cette époque, à Audenarde, un autre membre de la même famille, François de S'-Genois, condamné à mort, pour avoir (1) Timareten, 79. (2) Robyn, Æett. binnen Auden., 52. (5) Zbid., 118. ( 269 ) prêté serment au prince d'Orange, mais gracié à l'intervention de la douairière Vande Voorde (1). De Cuerr. Jacques de Cherf, noble flamand (2), avait de vastes propriétés à Nukerke, où il habitait paisiblement. Effrayé des persécutions auxquelles les Espagnols se livraient sans ménagement, il vendit peu à peu ses terres, et en enfouit l'argent dans les caves de sa maison. Jacques de Cherf étant venu à mourir, sa veuve, Catherine Van Exem, gagna la Zélande, où elle s'établit avec ses sept enfants. Ce qui prouve combien sa fortune avait dû être grande, c’est qu'après son émigration, elle se trouva encore en position de donner à chacun de ses enfants une dot de sept cents livres, somme remar- quable à cette époque. Une de ses filles, Marie, épousa Charles de Mey, dont le petit-fils, Jean de Mey, né à Middelbourg, le 2 septembre 1617, se rendit célèbre, comme ministre de l'Évangile, et comme écrivain philosophique. Jean de Mey mourut le 8 avril 1678 (3). Jonas A Bizer. Dans l’église de S'-Pierre à Leyde, on lit l'épitaphe suivante d'un individu sur le compte duquel il ne nous a pas été donné de trouver d’autres renseignements : Jonas a Biler F’olphardi e Katharina Bolia Flandra f. unicus, Winandin. 1 Prosapia Gelder, Londini natus in ipso studiorum cursu ad vitae melioris bravium abreptus hoc monumento conditur. V'ixit an. xx. Obiit a: MDCIX. Si spes nulla foret beatioris vitae He! Ante diem Jonas occidisses (4). (1) Robyn, Kett. binnen Auden., 195. (2) Ses armoiries étaient d’or, à une tête de cerf de gueules. (5) De la Rue, Geletterd Zeelandt. (4) Timareten , 102. } ( 270 ) SAMUËL VAN ALVERINGEN. Après la mort de son frère, Samuël Van Alveringen, écontète de Malines, en 1579 ou 1583, devint seigneur de Hofwegen. Il eut, en 1579, de grands désagréments à Malines et à Anvers, par suite de son dévouement à la cause de la liberté (4). Van Alveringen avait épousé Marie Vander Aa, et il en eut plusieurs enfants. Il se retira probablement en Hollande, car, en 1615, on trouve un Van Alve- ringen, sans donte un de ses fils, établi à Axel. Le nom de celui-ci paraît à l'oecasion de la naissance d’une fille, Louise-Jacqueline Van Alveringen, baptisée à Axel, en présence de messire Libert des Fresnes, bailli de Flessingue (2), messire Jean Van Reïigersberg, chevalier, maître des rentes de Zélande, et Louise Vander Noot (3). (1) Bor, XIII, 125. (2) Libert des Fresnes, seigneur de Colput, devint écoutète de Malines, après Samuël Van Alveringen. La charge de bailli de Flessingue lui fut accordée par lettres du prince Maurice, du 21 mai 1588. (5) Te Water, F’erbond, II, 153. “TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES DE BELGES CITÉS DANS CET OUVRAGE. Baerle (Gaspard Van). 95, 114, 215 Baerle (Lambert Van). . 99 Baert (Jean). 254 Balbian (Josse). . , 147 Balen (Mathias) 142 Basilius (Jacques). .:. . 126 Bastinck (Jérémie). 95, 132 Baudart (Guillaume) . 90, 154, 141 Baudius (Dominique) . . 100,142 Baudouin (François) . 16 Beaulieu (Charles). .. 256 Bergen (Adrien de) 39, 22 - Bergh (Mathieu Vanden). . 224 Bertius, père (Pierre) . . 126, 132 Bertius, fils (Pierre) . 92, 95 Ÿ—— A. Aa (Philippe Vander) 261 | Alveringen (Samuël Van) . + 269 Aersens (Corneille) . . : 67 | Andriessens (Henri) . . 225 âersens (François). . . 4: 71, 76: _æ. Backere (de) S 40 | Biler(Jonasa). . . . . . 269 . Backer (André de) . 152 Blieck (Nicolas) . . . . . 249 Badens (François). 222 Hioëx (Pierre) .… {47 21031098 Blommaert (Jacques). . . 21, 25 Bochorinck (Henri) . . . . Bockenberg.. Bogaerd (Jean). * PONS . à HUE RONDE Boreel (Guillaume) . . AAUALE à Boxhornius (Marc Zuerus). ot, wa Boysot (Charles de) . 28, 51, 32, Boysot (Louis de) . 99. ex Bres (Gui de) . 155 Broeck (Pierre Vanden) . 246 Brunon (Jean) . 154 Burchgrave (Daniel) . "159 Ds (Égide). … : … .{iuol) 4484 (272 ) Carpentier (Pierre) 150, 153 Casembroot (Jean). . 251 Casembroot (Léonard) . Tb. Célosse . : 264 Cherf (De) . . 269 Clayssone (Luc) . 261 Coetier (Guillaume 109, 115 Coignet (Gilles). A Damman (Adrien). 100 Damman (Corneille . 125 Damman (Gauthier) . Ib. Damman (Jean) . Ib. Damman (Pierre) . 129 Damman (Sébastien). . . 91,134 Damman (Tobie) . 125 Damman (Zébédée) . 1b. Dathenus 45, 168 Elzevier . Ne 225 Erp (Christine Van) . 191 Faber (Martin). . 154 Faukeel (Herman). 89, 121 Fiennes (Eustache de) 252 Fiennes (Guislain de). 19, 55 Gardyn (Van) . 1354 Genois (Adrien de S') 268 Gheyn (Jacques de) . 223 Ghys (Jean). 126 Gomar (François). . 82, 91,114 €. Colm (Jean). 176 Colonius ou Van Keulen 94,104, 133 Comans (Guillaume) . 129 Coninck ( Abraham de) . 177 Coninxloo (Gilles Van) . 229 Corrut (Daniel). 154 Craye (Thomas) Ib. Decker (Abraham de). . 265 Decker (Jérémie de). 199 Deinse (Gédéon Van). 154 Dieu (Daniel de) . . à ie Dieu (Louis de). . 94, 129 Dodonée (Rambert) . 105, 151 Donteblock . 154 Drusius (Jean) . . 96,105 Duym (Jacques) . . 175, 193 Éverard (Pierre) . 124 Fleming (Philippe) 140 Flines (de) . «là 266 Fruytiers (Jean) . . 142, 172 Fyens {deéan) .… {1400 fonte Gorleus (Abraham) . . 262 Grau ou Gravius (Abraham). 108 Grave (Guillaume de). 95 Guelinx (Arnold) . 96 Habosch (de) . . . . . . 154 Haegeman (Pierre) . . . . 129 Haeren (Damien Van). . . . 19 Hals (François). . . . . . 224 Hames (Nicolas de) . . . . 17 Happaert (Abraham) . . . . 129 Happaert (Gabriel) . . . . 127 Hartman (Jean) .: . . . . 134 Heiden (Abraham Vander). . 129 Heiden (Gaspard Vander) . 117, 154 Heïden (Jean Vander). . 129, 155 Heiïns (Daniel). 87, 102, 143, 195, 206 Heins (Josias) . . . . . . 154 Jonghe (Jean de,. . . . . 28,952 - Kerehove (Jean Vande), 84, 114, 132, 155 Keulen (Van). Foy. Colonius. Laet {Jean de)... . 4 1445 Lairesse (Gérard). . . . . 225 Lansberghe (François Van). . 155 . Lansberghe (Jacques Van) . 145, 152 Lansberghe (Philippe Van). 125, 144 Lansberghe (Pierre Van) 125,155, 152 Lansberghe (Samuel Van) . . 153 Laren (Daniel Van) . . . . 154 Laren (Jacques Van). . . . 127 Tome VI, — 2 PARTIE. Heins (Nicolas). . . . : . 92192 Heins (Zaccharie) . 144, 202 Hellemans (Éléonore). . . , 191 Hembyse (Guillaume). . . . 23 Hondt (Corneille de) . . . . 134 Hondt (Jacques de) . . . . Zb. Hondt (Pierre de). . . . . Zb. Hont (Josse de) . . . 143 Hooft (les deux femmes de). . 191 Hoogstraeten (Thierry Van). . 224 Hoornbeek (Jean). . 112,155 Horenmaker (Louis) . . . . 28 Hornes (Jean de) . . + . . 254 Jordaens (Jacques) . Kimedonck (Jacques). . . . 719 Kinschoot (Gaspard). . . . 212 Kleerhaage (Julien Van). . . 58 Laren (Jérémie Van). . . . 127 Laren (Josse Van). . 91, 124 Laren (Pierre Van) . . . . 126 Laren (Samuel Van) . . . . £b. Lemaire (Isaac) . . . . . 247 Linden {Jean Antonides Vander), 105, 107 fapne (Juste). . . 15 101 15 (274) k Maets (Charles de). : . . . 112 Mander (Karel Van) . . .203,216 Marck (Lumene De la) : . 19,24 Marnix (Jean de) . . . . . 18 Marnix (Philippe de), 16, 23, 24, 50, 32, 36, 41, 46, 55, 55, 158, 168. Martens (Jacques). . . . . 25 Maulde (Guillaume de) . . . 255 Meetkerke (Adolphe de). 47, 48, 59 Menin (Josse de} : . . . 60,65 Nancius (François) . . . . 114 Neve (Josse de) . . . . . 126 Nieuwelandt (Guill. Van den). 190 Oost (Guislain Van) . . . . 1926 | Panneel (Gerson) .’ . . . . 154 Panneel (Jean). . . . . . 128 Panneel (Michel) . . . . . 119 Petit (Jean l6)”.".°::1.77,109 Rabus (Pierre) .: 7! 11°, 0195 Raphelinge (François) . . 97,295 Reinferd (Jacques) . . . -, 109 Rekenaere (Corneille). . 212, 263 me (Yan) .: 1." CR Ronss (Baudouin) . . . . . 148 Meren (Philippe Vander) En : 4 Mérode (de) . . . . 20, 22, 48 Meteren (Van). 59 1440 Miébais (Gilles) 248 Miggrode (Jacques) . 129 Miggrode (Jean) . 127 Moestertius . 104 Mullerius (Nicolas) . 114 Mylen (Abraham Vander) . . 124 Mylen (Adrien Vander) . 41 Noot (Charles Vander) . 257 Noot (Gaspard Vander) . 26 Northout (Jean Van). . 154 Plancius (Pierre) . . 134, 144 Plante (François) . 154 Plantin . * 295 Putschius (Helias). 212 Rotcasius L 104 Rycke (Hubert de). 154 Ryckwaert (Charles) . . . . 7b. Ryke (Pierre de) . . 91, 29, 41 Rym (Antoine). 25 (273) Saravia (Adrien de) . 81, 135 Savery (Jacques) . 225 Savery (Jean) . Ib. Savery (Roland) . 1b. Savoyen (Charles Van) . 225 Schellekens (Jean) 109 Schuere (Nicaise Vander) 137 Taffin, le jeune (Jean) 123, 124, 152 Taflin, le vieux. . 132, 154 Tayaert (Lievin) 229 Thys . 87, 91 Vaillant (Bernard . 295 Vaillant (Waleran) Ib. Valkenburg, épouse de Cats N. 195 Vay (Nathan) . . 128, 132, 145 Venne (Adrien “roi à 265 Vigheer (Jacques). 248 Waeyen, père (Jean Vander), 110, 195, 155, 142 Waeyen, fils (Jean Vander) 111 Walœus (Antoine), 72, 85, 87, 90, 114, 195, 197, 133 Walœus (Jacques) 125, 127 Walœus (Jean). 152 Zevecote (Jacques Van), 112, 188, 193, 196, 208 Schuren (Jacques Vander) . 202 Seghers (Jean). 248 Selle (Nicaise de) . 60, 63 Snellaert (Nicolas) 222 Stevin (Simon). À 153 Stella (François-Martin) . 260 Til (Thomas Van) . . 150, 154 Tseeraerts (Jérôme) . 25 Tykmaker . 134 Tympel (Olivier Varden) 55 Vinckebooms (David). 225 Vondel (Josse) . 178 Vos (Gérard de). . 87, 94 Vos (Jean dé) . 152 Vries (Salomon de) 229 Vulcanius (Bonaventure) 98 Warëk (Jéan Vander), 47, 54, 61, 64 Wassemberghe (Arnold). 134 Wellekens (Jean-Baptiste) . 225 Wilhem (David de) . 258 * Willaerts (Adam) . 295 Willemot (Louis). 126 Zoete (Josse de)... 5l Zoete (Philippe de) . 57 ct TABLE DES MATIÈRES. a e— INTRODUCTION HISTORIQUE Crap. I. — 7nfluence politique. — IT — /nfluence scientifique. I. Université de Leyde . II. Université de Franeker . III. Université d’Utrecht . : IV. Université de Harderwyck . . Académie de Groningue . VI. Écoles illustres. VII. Ministres réformés. VIIL Historiens et géographes IX. Médecins X. Sciences exactes . LP Ps Pr à Pr EN Tr TN à 4 Cuar. III. — 7nfluence littéraire . $ L. Littérature flamande. ÿ IL. Littérature latine . Cuap. IV. — /nfluence artistique . * Cuar. V. — J{nfluence commerciale et industrielle k APPENDICE: — Cuar. I — Il — Il CHAPITRE ADDITIONNEL TABLE ALPHABÉTIQUE. FIN. ue à à: 104 112 115 114 116 159 146 155 164 Ib. 205 214 251 252 261 265 268 269 LA VIE ET LES TRAVAUX D'ÉRASME, CONSIDÉRÉS . DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA BELGIQUE ; Par E. ROTTIER, Avocat à Gand. (Mémoire couronné le 8 mai 1854.) Adeo huec lues opinionum corrupit studia ! {Er ERasx. an GOCL&NIUM.) Tous VE, —2 Parmi, 4: DT TENUE as M vu ÿ MÉMOIRE : SUR LA VIE ET LES TRAVAUX D'ÉRASME, CONSIDÉRÉS DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA BELGIQUE. INTRODUCTION. Depuis que des événements dont le souvenir est encore présent dans toutes les mémoires, ont rendu aux Belges et aux Néerlandais leur indépendance propre, un mouvement remarquable et, à notre sens, digne d'admiration, s'est opéré dans les esprits. A mesure que la jalousie factice qui divisait les deux peuples s'est apaisée, des jours de calme ont succédé à des jours de colère, des juge- ments dictés par les passions ont cédé devant une appréciation plus saine des faits, et en peu d'années le sentiment de haine que des préjugés religieux et des susceptibilités nationales avaient rendu si vif a fait place à une loyale amitié. On s’est souvenu alors qu'au- trefois les deux peuples avaient vécu sous le même sceptre, soumis aux mêmes lois, obéissant aux mêmes princes; que les mêmes champs de bataille avaient reçu la dépouille de leurs soldats; que leurs savants avaient puisé la science aux mêmes écoles qu'ils avaient illustrées à leur tour, et l’on eut quelque plaisir à se représenter le noble domaine de la maison de Bourgogne, heureux, paisible, ee ant té (4) florissant, n'ayant encore dans son sein aucun des germes de discorde qui en brisèrent plus tard la magnifique unité. Les tra- vaux de nos érudits, de nos sociétés historiques, de l'Académie sur- tout, se dirigèrent vers cette époque fameuse; de louables efforts auxquels présida plutôt l'instinct naturel des grandes choses qu'un dessein prémédité, rappelèrent la mémoire des hommes illustres qui appartenaient aux deux pays par la gloire, par l'origine ou même par le malheur, et il parut que la disgrâce du sort, qui avait divisé la patrie, n’avait pas eu le pouvoir d'enlever aux Van Eyck, aux Viglius, aux d'Egmont, la nationalité plus vaste qu’ils avaient rendue impérissable; mais à côté de ces noms, serait-il permis de placer celui d'Érasme, de cet esprit si grand, si universel qu’il sem- blerait presque frivole de le juger à un point de vue aussi étroit, et * de revendiquer, comme l'honneur d’une nation, celui qui a travaillé avec tant d'efficacité au progrès de toutes? Ce ne serait pas là cepen- dant une vaine tentative : Érasme nous apparaît comme un de ces hommes prédestinés, que leur fortune appelle à rapprocher les na- tions, et rien de ce qui touche à de tels hommes ne saurait nous laisser indifférents. Né en Hollande, il fut Belge; il se montra le fidèle serviteur de cette maison d'Autriche qui régnait, alors sur toutes nos provinces, et il lui appartint d’être, dans le domaine des lettres, le représentant et comme le symbole vivant de la pensée fraternelle qui unissait les deux peuples. Sa vie se mêle à notre his- toire autant qu'à celle de son pays. Dès les premiers pas de sa car- rière, il trouva parmi nous des protections illustres, des amitiés fidèles : nos villes lui offrirent un asile et du pain dans des jours d’adversité; nulle part ses écrits ne furent plus admirés; les princes eux-mêmes se firent une gloire de l'honorer; et lorsqu'après ses longs travaux, le Sage de Rotterdam fut descendu dans la tombe, ce furent les soldats d’un Belge, les phalanges victorieuses de Charles- Quint, qui environnèrent du prestige de Ja puissance humaine la cérémonie auguste de ses funérailles. Des souvenirs si nobles et si doux méritent assurément de fixer l'attention; aussi l’auteur de ce mémoire a-t-il glissé rapidement sur tout ce qui, dans l'histoire d'Érasme , n’intéresse que médiocre- ment la Belgique, et par une conséquence de la même idée, il ( a insisté sur ses fréquents séjours dans notre pays, sur les relations qu'il forma avec les savants belges, sur les discussions qu’il eut à soutenir contre quelques-uns d’entre eux; en un mot, il n’a voulu dépeindre ni l'ami de Léon X, ni celui de Luther, mais l'étudiant de Louvain , le protégé de Sauvage et de Charles-Quint. L'auteur ne s'est pas astreint rigoureusement à l'ordre chrono- logique; quoique l’exactitude en cette matière donne de la clarté au récit et permette de suivre et de saisir les progrès successifs du génie, sa jeunesse, sa maturité, son déclin, il a paru à de bons esprits que cet ordre, admirablement approprié à la biographie pro- prement dite, perdait de son utilité dans ce genre littéraire plus solide et plus profond, auquel on donne le nom de Mémoires, et où la lumière veut s'obtenir moins par l’habile ordonnance du sujet que par une lente et attentive investigation de textes, qu'il faut deviner, comparer, expliquer. Or, la difficulté de cette tâche indique déjà qu’il serait insensé d’oser l'entreprendre d’un seul jet, et, en outre, pour que le lecteur puisse saisir sans fatigue un vaste en- semble et toutes les parties qui le composent, il est plus sage de présenter séparément ce qui, réuni, paraîtrait aride et incompréhen- sible. Une division en chapitres est dès lors nécessaire; ce mémoire en contiendra quatorze : le premier traitera de la jeunesse de notre savant, le second du séjour qu'il fit à Louvain, en 1502, le troi- sième de ses travaux théologiques, le quatrième de ses rapports avec le pape Adrien IT, les autres donneront une idée de ses principaux ouvrages et de ses contestations avec Dorpius, Briard, Latomus, Clichtove, Egmond, et même Longueil ; car, si ce dernier érudit était déjà mort à l'époque où parut le Cicéronien, le ton particu- lièrement aigre et injurieux d'Érasme, les plaisanteries, dont il accabla le savant de Malines, la vivacité même avec laquelle les lialiens défendirent ce Belge contre une attaque très-juste au fond, mais faite d’un ton outrageant, donnèrent le caractère d’une véri- table dispute à ce qui, pour l'honneur des lettres, n'aurait dû être qu'un pacifique débat (1). (1) Nous parlerons très-succinctement des disputes d'Érasme avec Nicolas d'Egmond ; ce carme à acquis une certaine célébrité par ses violences contre (6) L'auteur croit devoir dire un mot des sources auxquelles il a puisé. On a beaucoup écrit sur Érasme, et chez presque toutes les nations lettrées de l'Europe, ce merveilleux esprit a exercé le talent des critiques. lei, comme partout ailleurs, la France occupe le pre- mier rang, tant par le nombre des écrivains que par les rares qua- lités qu'ils ont déployées (1). Au XVII" siècle, tandis que Samuel Knigt esquissait d’une manière incomplète et timide la vie d'Érasme dans ses rapports avec l'Angleterre, deux Français, l'abbé Mar- sollier et M. de Burigni se livraient à une étude plus sérieuse et plus féconde de l'histoire du philosophe batave. L'abbé Marsollier, comme le nom de son ouvrage (2) l'indique, ne voulut que justifier Érasme du reproche d’hérésie et d'impiété dont on avait chargé sa mémoire; mais pour en arriver là, il n'entra pas dans l'examen des doctrines, alléguant qu'Érasme lui-même avait suivi cette méthode dans ses apologies, et qu'elle aurait exigé de trop grands dévelop- pements. Il se contenta d'établir la catholicité d'Érasme, en rap- portant les témoignages d'approbation que des princes dévots, des cardinaux et même des papes avaient prodigués à ses écrits : ma- nière d'argumenter peu convaincante, et si un protestant s'était Érasme, et il n'eut guère qu'une fois raison contre lui : ce fut lorsqu'il attaqua les Colloques, Nous passerons complétement sous silence les récriminations du père Vincent, de Dordrecht, car la science n’a rien de commun avec de telles insultes. Quant à la critique d’un jeune cordelier de Louvain, qui reproche à Évrasme de s'être écarté de la Vulgate, et qui prit le titre ambitieux de cen- seur d’un vieillard, elle a paru peu intéressante, quoiqu’elle ait provoqué une réplique d'Érasme. (Æpologia ad juvenem gerontodidascalum , t. IX.) (1) C’est à peine si l’on peut citer le cardinal du Perron (Perroniana) et Baillet (Jugements des savants) qui ont jugé Érasme, surtout au point de vue littéraire. Copistes sans originalité, ils n’ont su que répéter les opinions des écri- vains qui les avaient précédés; ils ne relèvent d’ailleurs l'ennui de leurs discours ni par le style ni par l'esprit, et ils n’ont d'autre mérite qu’une érudition qui, même en ce qui concerne Baillet, a été contestée. Ajoutons que de graves auto- rités nient que l'ouvrage intitulé Perroniana soit la traduction fidèle des idées du cardinal du Perron. En Hollande, Borremans, en Belgique, Valère André, ne valent guère mieux que ces compilateurs. Quant aux critiques italiens, ils n’ont pas dissimulé contre Érasme une prévention qui ôte toute autorité à leurs juge- ments. | (2) Apologie ou justification d’Érasme. Paris, Babuty, 1715. 6) avisé de placer en regard des pontifes et des prélats qui avaient loué l'auteur des Adages, la liste exacte des docteurs et des facultés qui l'avaient condamné, le panégvyriste se serait trouvé dans une sin- gulière perplexité. Au reste, le travail de l'abbé atteste une immense lecture (1), une piété réelle, et son style, quand il n’est pas trop négligé, rappelle la noble et mâle simplicité du grand siècle. L'histoire de Burigni (2) offre une tout autre importance. L'au- teur suit Érasme pas à pas dans les vicissitudes si diverses de sa vie; il analyse ses écrits et donne un aperçu des critiques et des discussions auxquelles ils ont servi de cause ou de prétexte; il ne juge ni l'écrivain ni le théologien ; il se borne à peindre l'homme, et pour cela il s'inspire des lettres, des préfaces d'Érasme et des révélations de ses amis. Tout indique chez ce biographe des recher- ches consciencieuses, une idée très-nette du XVI" siècle, ainsi qu'une sérieuse étude des œuvres du savant dont il raconte les tra- vaux; mais cet ouvrage, dont la lecture a d'ailleurs été si utile aux écrivains qui depuis ont traité le même sujet, n'offre pas ces grands aspects que l'esprit philosophique de notre temps aime à trouver dans la vie des hommes comme dans l'histoire des peuples. Le rôle que joua Érasme dans les querelles religieuses de son temps n'est pas assez bien indiqué, et l'indulgence excessive de l’auteur im- prime parfois à ses jugements un caractère de partialité qui révolte. On objecterait encore, avec raison, un défaut presque absolu de méthode qui jette de la confusion dans le discours, une critique peu large et un style dont la correction ne fait pas toujours ou- blier la sécheresse et la monotonie. Il était réservé aussi aux érudits français d'apprécier les pre- miers, en Europe, les travaux d'Érasme dans leurs rapports avec (1) Il faut cependant relever dans Marsollier une erreur qui tendrait à prouver qu'il n'avait pas lu les ouvrages de l’auteur qu’il prétendait défendre. En fai- sant allusion à l’'Enchiridion militis christiani , il Joue Érasme d’avoir youlu réformer les mœurs des gens de guerre. Il ne s'était pas aperçu que l'expression miles christianus avait un sens général et s’appliquait à tous les Chrétiens. Burigni, en parlant de l'Enchiridion, a relevé cette inadvertance, et a dit qu’il n'était pas question de gens de guerre dans ce livre, (2) Vie d'Érasme, par M.de Burigni. Paris. (8) la grande révolution religieuse et littéraire qui changea la face du monde. MM. Nisard et Audin (1), quoiqu'ils se soient placés à des points de vue complétement opposés, l'un partisan du principe d’au- torité, l'autre défenseur de la libre pensée, ont déterminé avec une impartialité rare l’action bienfaisante, l'espèce de tutelle qu'Érasme exerça sur les esprits éclairés de son temps. Chose remarquable ! les opinions si différentes et, à certains égards, si absolues de ces écri- vains ne les ont pas fait dévier un instant de la vérité, et ils ont pu, chacun de leur côté, admirer Érasme sans donner un démenti à leurs propres principes ; c'est qu'en effet, il y a dans le savant de Rot- terdam deux hommes distincts : Audin à fait aimer le commensal de Léon X, l'adversaire élégant et lettré de Luther, l’allié sage et discret de Rome, tandis que Nisard a plutôt dépeint l'ennemi des abus et le restaurateur des lettres. Dignes d’admiration , tous les deux, et par le style et par la pensée, ils ont su plaire en même temps qu'instruire, et s'ils n'ont ni la pureté ni la sobriété de Bos- suet ou de Voltaire, s'ils s’éloignent encore davantage de la sim- plicité antique, ils rachètent ce défaut par une allure plus libre, par une diction plus animée et plus vive, où l’art et la passion se mêlent heureusement, et qui semblerait négligée si elle n’était si charmante. Hs excellent l’un et l'autre à entrainer par une élo- quence persuasive, et, prenant fait et cause dans les disputes reli- gieuses du XVI” siècle, ils expriment, avec la grâce du nôtre, des sentiments qui sont presque aussi violents qu’au jour du com- bat. Les colères de Nisard contre les moines, les sorties d'Audin contre les hérétiques, se complètent et s'expliquent réciproquement; mais au milieu de ces digressions qui font revivre, pour ainsi dire, les animosités d'un autre âge, on admire la sympathie des deux écrivains pour le savant dont le nom était jadis un objet d'horreur pour les exagérés de tous les partis; c'est que le talent, sil est sou- vent en butte à la jalousie de ses contemporains, impose aussi à la postérité, par un juste retour, le devoir d’une calme impartialité : les insolences de l'envie, les louanges de l'amitié, les préventions (1) M. Nisard, dans une série de travaux publiés dans la Revue britannique et Ja Revue des Deux-Mondes; M. Audin, dans l’Zästoire de Luther. (9) . ansensées de la multitude disparaissent alors et font place à de nou- veaux arrêts dictés par l'équité et non par la passion (1). Le dictionnaire de Bayle nous a fourni quelques détails, notam- ment sur les opinions religieuses de notre auteur. Sans doute, Bayle veut être lu avec précaution et il offre plus d'un danger; mais si l’on écarte l’impiété eynique dont il aime à se parer, il reste un des éeri- vains les plus érudits et les plus subtils de cette littérature calviniste qui compte tant de bons esprits. Bayle a étudié Érasme avec cette sagacité qu’il met à toutes choses et avec cette méchanceté qui ne le quitte jamais, lorsqu'il a affaire aux personnages éminents du catho- licisme. Bien avant M. Dœllinger (2), il fit ressortir les variations, les contradictions d'Érasme, et, sous ce rapport, le savant de Munich n'a fait que suivre ses traces; seulement il établit avec plus de elarté et de solidité les insinuations de Bayle, et ce que celui-ci avait affirmé avec une sorte de malice, fut démontré par M. Doœl- linger, avec l'autorité incontestable que donnent la gravité et la science. L'Allemagne , qui excelle dans les travaux d’érudition, a paru peu jalouse d'approfondir ceux-ci; il faut cependant citer avec éloge une biographie d'Érasme, par Erhard, publiée dans l'Encyclopédie d'Ersch et Gruber (3). L'auteur, qui ne paraît pas avoir compléte- ment saisi la grandeur du sujet, s'attache à quelques questions secondaires qu'il traite à merveille. Les travaux d'Érasme sur le Nouveau Testament, sur la grammaire , le Cicéronien, sont jugés avec lalent; ses œuvres théologiques sont sainement appréciées. Il y à là du savoir, du sens, mais aucune de ces vues larges qui enno- (1) On a reproché aux travaux de Nisard le défaut d’érudition; cette critique est spécieuse. Il est très-vræi que Nisard s’est montré avare de notes et de pièces justificatives; mais en cela, il à suivi l'exemple des écrivains de son pays, qui ne se font pas faute d'appliquer ce système aux œuvres les plus sérieuses. Ajou- tons que Nisard, dans des articles de revue, ne pouvait pas faire étalage de science, et qu’au reste, tout ce qu’il dit implique une connaissance réelle de l’état des esprits au XVI" siècle. (2) Dœllinger, La Réforme, son développement intérieur , etc. (3) Allgemeine Encyklopacdie der Wissenschaften und Künste, 1"° sec- tion, XXVI, 155-212. (10) blissent l'histoire (1). Wieland (2) a voulu être le Marsollïer du pro- testantisme; il a réclamé Érasme comme une des gloires de la réforme , et tout en reconnaissant que la timidité, l'amour du repos et l'indifférence qui, selon lui, caractérisaient le philosophe hol- landais, l'ont empêché d'égaler Luther, il estime que ses attaqnes contre l'Église lui méritent une place à côté du grand hérésiarque. Toute la vie d'Érasme proteste contre ce méprisable honneur, et quelle que soit l'autorité qui s'attache au nom de Wieland, l'opinion qu'il professe nous fait l'effet d’un paradoxe qui a le double défant de n'être ni court ni spirituel, Quant aux autres écrits publiés en Allemagne sur le même sujet (Muller, Leben des Erasmus von Rotterdam. Hamb. , 1811.— Halfte, Zurich, 1789-90), ils se distin- guent presque tous par de savantes recherches, une critique assez habile, mais aussi par un esprit d'hostilité systématique contre l'Église romaine et un certain parti pris de revendiquer Érasme pour l'Allemagne: prétention étrange qui s'élevait déjà de son temps et contre laquelle il a finement protesté (3). Malheureusement , tous ces ouvrages, malgré les qualités qui les distinguent, ne donnent qu'une idée très-imparfaite d'Érasme, tel que les Belges l'ont connu et tel qu'il s’est montré à leur égard. Les années de sa jeunesse, ses relations avec les princes de la maison d'Autriche, ainsi qu'avec les savants des Pays-Bas n'ont pas, jusqu’à ce jour , attiré l'attention des étrangers et, sauf Burigni, qui donne à cet égard quelques détails, ils ont préféré des questions d’un intérêt plus général; mais le point de vue qu'ils ont négligé a été l'objet des sérieuses investigations des Hollandais et des Belges. Les premiers ont les travaux de Borremans, un grand nombre de bio- graphies et de notices sur les onvrages les plus remarquables de leur célèbre compatriote; la Jie d'Adrien VI, publiée à Utrecht, par Gaspard Burmann, touche à notre sujet par divers côtés et pourra (1} La liste des ouvrages d'Érasme, donnée par Erhard est une des meilleures et des plus complètes qu'il y ait. (2) Dans ses Mélanges. (5) An Batavus sim, non mihi satis constat. Hollandum esse me non negare possum, ea in parte natum, ut si cosmographorum picturis credi- mus, magis vergat ad Galliam quam ad Germaniam. (11) être consultée avec fruit. En Belgique, l'activité n’a pas été moin- dre. Sans parler ici des fastes et des écrits historiques de Valère André, nous pouvons nous enorgueillir à juste titre du Dictionnaire historique de l'abbé de Feller et des mémoires, si intéressants sous le rapport littéraire, édités à Louvain, pendant le cours du siècle der- nier (1). En 1826, l'Académie royale de Bruxelles mit au concours une question sur les rapports d'Érasine avec les habitants des Pays- Bas. Un des concurrents, M. le baron de Reiffenberg, eut la mé- daille d'argent, mais ne put obtenir l'impression de son travail. Devenu lui-même membre de cette compagnie, il insista plusieurs fois pour faire sortir des cartons le mémoire méconnu (2), et tou- jours sans succès; alors, sous un prétexte quelconque, il redemanda son manuscrit, ce qui lui fut accordé. Les documents que ce labo- rieux savant avait réunis pour l'histoire d'Érasme paraissent avoir été utilisés par lui dans une série de mémoires sur l'ancienne uni- versité de Louvain, qu'il lut à l'Académie et dont ce corps savant vota l'impression (3). À n’en pas douter, M. de Reiffenberg a trans- porté là de nombreux fragments de son premier essai, et en effet, dans toutes ses considérations sur l'université de Louvain, il réserve - sans cesse à Érasme la place d'honneur; il nous le dépeint comme le guide et l'ami des Barland, des Dorpius, des Clenard; pour la première fois un érudit a transporté dans un idiome moderne l'his- toire des travaux et des illusions de ces hommes illustres, et fait revivre ainsi des souvenirs condamnés jusque-là à l'oubli poudreux des bibliothèques. Malheureusement, ces pages, qui ont quelque chose de si national et où l'érudition est puisée aux sources les plus pures, sont déparées par un style incorrect, heurté, sans politesse, qui se ressent d'une précipitation évidente et qui justifie les premières rigueurs de l’Académie (4). Les Annales philosophiques du même auteur, ses Archives historiques renferment aussi des particularités (1) Mémoires pour servir à l’histoire littéraire des Pays-Bas. (2) Annuaire de l’Académie, Notice de M. Quetelet sur M. de Reiffenberg. (5) Bulletin de l’Académie , 1832-53. (4) Le mémoire que M. de Reïffenberg envoya à l’Académie était en latin, et il est plus que probable qu’on y trouvait toutes les imperfections qui choquent dans la traduction. (12) curieuses sur Érasme et son temps. Il est aisé de voir que M. de Reif- fenberg avait fait une étude approfondie de cette époque de notre histoire littéraire et qu'il y trouvait un plaisir patriotique. D'autres écrits publiés en Belgique, et notamment l’histoire de M. Je cha- noine De Smet et l'Annuaire de l'université catholique, nous ont été particulièrement utiles. Nous devons beaucoup aussi à un rapport très-substantiel de M. Roulez, sur une question mise au concours de l'Académie en 1839 (1), ainsi qu'à deux élégantes notices de M. le chanoine de Ram, insérées dans les Bulletins de cette com: pagnie. Mais le guide le plus sûr pour une biographie d'Erasme, c'est Érasme lui-même : ses lettres, ses préfaces, fourmillent de détails intéressants. Comme Voltaire, il eut des relations suivies avec les personnages les plus illustres; les savants de tous les pays, les grands, les rois, les papes s’entretinrent avec lui dans cette noble langue latine dont il avait retrouvé le charme incomparable et où s'essayait alors la pensée moderne. Budé, Longueil, Morus, Luther, . Charles-Quint, Henri VIH, Léon X, Adrien VI étaient ses interlo- cuteurs dans ces conversations écrites où, bien mieux encore que dans ses ouvrages sérieux, on trouve sa spirituelle malice et sa bien- veillante philosophie. Les sentiments les plus doux du cœur, comme les aspirations les plus hautes de l'intelligence, y trouvent place, et presque à chaque ligne se révèle un homme vertueux, généreux, capable d'amitié, en même temps qu'un savant de premier ordre. La facilité rare avec laquelle il s'exprimait et qui, dans la plupart de ses livres, a laissé glisser quelques taches, semble augmenter l'at- trait de ses lettres, car le style épistolaire comporte assez d'abandon pour qu'il soit permis d'oublier, dans de certaines limites , les règles sévères deW’art d'écrire, et ce qui partont ailleurs serait justement blâmé peut y devenir une aimable négligence. Qu'on joïgne à cela l'enjouement, la finesse, la netteté surtout qu'il met à rendre compte de tel ou tel fait, de telle ou telle discussion où l’homme tout entier se dépeint ; si l'on considère en outre le caractère illustre, et sou- vent même auguste des personnages qui correspondaient avec Jui, (1) La question avait pour objet un mémoire sur la vie de Vivés. (13) on comprendra aisément que les lettres d'Érasme passent pour un de sés meilleurs ouvrages; il n’en est aucun qui jette autant de lu- mière sur notre histoire littéraire, car ce que nous en apprend Bar- land, dans sa Chronique des ducs de Brabant (1),se réduit à bien peu de chose, et Beatus Rhenanus qui, en retraçant la vie d'Érasme((2), avait une si belle occasion de juger le talent de Dorpius et de tant d'autres savants, qu’il avait presque tous connus, n’a voulu être que le panégyriste convaincu, il est vrai, mais sec et peu intéressant du philosophe hollandais. L'attrait même des lettres d'Érasme nous menaçait d'un danger : n'y avait-il pas lieu de craindre que l'ima- gination, entraînée à la suite du brillant écrivain dans les cours des papes et des rois, se refusàt à contempler la triste solitude de Lou- vain où il cachait ses veilles, où il passait dans l'étude silencieuse et recueillie le temps qu'il dérobait aux agitations des grandeurs ? 11 a fallu écarter tout ce qui n’offrait que des rapports lointains avec le sujet et se renfermer, non sans regret, dans les limites indiquées. Ici encore il y avait un écueil : la plupart des hommes d'élite qui _joignirent leurs efforts à ceux d'Érasme pour policer nos provinces, ayant reçu le jour hors des limites actuelles de notre Belgique, il aurait fallu, pour s’en tenir rigoureusement aux termes de la ques- tion proposée, passer sous silence les travaux de Dorpius, de Gocle- nius, de Vivès, d'Adrien VE, et même de Barland et de Meyer, car il se trouve, par une coïncidence étrange qui atteste les douloureuses vicissitudes de notre patrie, que ces deux écrivains qui, les premiers, ont donné l’histoire de nos plus belles provinces, ne seraient pas même Belges, s'ils naissaient aujourd'hui; mais cette manière de procéder, qui d’ailleurs aurait choqué le bon sens, eût été contraire à la vérité historique. Au XVI" siècle, les dix-sept provinces des Pays-Bas ne formaient qu'un seul État, et les peuples divers qui les habitaient, Hennuyers, Flamands et Hollandais, avaient renoncé aux vieilles idées d'indépendance pour jouir en paix des avantages qu'offrait à leur activité un empire plus vaste, admirablement situé en Europe et habilement gouverné par ses chefs, et s'ils n'avaient (1) Chronicon ducum Brabantiac. (2) Épître dédicatoire à l'empereur Charles-Quint. (14) pas les mêmes lois, si les mœurs et les idiomes offraient quelques dissemblances, l'obéissance aux mêmes princes, le souvenir d'une même origine, une vie commune dans les camps avaient vaincu ces obstacles et produit, sinon l'unité nationale, du moins une sincère union. Il a done paru plus sage de rétablir dans les limites de cette étude l'antique cercle de Bourgogne, dont Bruxelles, Malines, la Haye, étaient les villes de cour, et dont Louvain était la capitale scientifique et littéraire. Un esprit vraiment fraternel régnait à cette époque entre les savants de la Néerlande; ils se regardäient eonime les enfants d’une même famille, à tel point qu'Érasme donnait au Brabant le doux nom de patrie (1). Dans la suite, il est vrai, les excès de la réforme amenèrent une séparation funeste et creusèrent un abîme; mais tant que vécut Érasme, tant que ces provinces furent soumises au sceptre intelligent et ferme de Charles-Quint, une même pensée de concorde anima tous les cœurs, et c'est pour nous un devoir de restituer à l’histoire de cette époque-son véri- table caractère , en consacrant le souvenir de ces liens d’ amitié qui semblaient si solides et qui sont brisés à jamais. | (1) Zn Brabantiam crebris amicorum litteris revocor…….. et sane magis decebat in patria senescere. CHAPITRE PREMIER. JEUNESSE D'ÉRASME. Didier Érasme naquit à Rotterdam, le 28 octobre 1467. Rien n’est plus insignifiant que ses premières années. Sorti d’une de ces unions passagères que la morale réprouve, mais que le monde excuse quand elles ont pour cause l'entraînement de la jeunesse et de l'amour plutôt que l'avidité ou la fougue d’un instinct dépravé, il ne connut pas les douces joies de la famille, qui ont tant d'influence sur le caractère et sur le génie de l’homme. Orphelin de bonne heure ( car sa mère n’avait pu survivre au déshonneur), il fut livré à des mains mercenaires, dépouillé par des tuteurs avides et réduit par là misère à faire profession dans l’ordre des chanoines réguliers de S'-Augustin, à Stein, résolution cruelle qu'il ne prit qu’à la der- nière extrémité et non sans répugnance, car pendant son noviciat il avait appris à connaître la vie monacale (1), et la fâcheuse im- pression que firent dès lors sur son esprit les rigueurs claustrales, l'ignorance et l’inconduite qui régnaient dans les clottres, ne le quitta plus, et elle sert même à expliquer la violence passionnée qui l'anima dans la suite contre les moines. Pendant son séjour à Stein, il continua avec éclat des études qu'il avait heureusement commen- cées à l’école célèbre de Deventer, sous la direction du savant Agri- cola (2), dont il fit plus tard un éloge si mérité; il composa quel- ques ouvrages, et pour se distraire, sans doute, de travaux plus (1) Nisard, art. sur Érasme, publié dans la Revue britannique. (2) On peut consulter sur Agricola, Borremans, qui fait de cet érudit le plus grand éloge, et Baillet, Jugements des savants. (16) sérieux, il s'adonna à la peinture; on a même conservé avec un soin pieux un crucifix peint par le jeune novice: premier et timide essai où se révèle déjà la nature élégante et ingénieuse d'Érasme, et où l'on devine le futur ami d'Holbein et de Metsys (1). Érasme aurait, sans doute, végété toute sa vie à Stein, si une heu- reuse circonstance ne l'avait tiré de l'obscurité, Quelques écrits, et notamment l'éloge de Berthe de Heyen, veuve chrétienne qui, cha- que semaine, appelait treize pauvres à sa table, les servait et leur lavait les pieds, ayant valu au jeune homme la réputation d’un hu- : maniste accompli, Henri de Bergues, évêque de Cambrai, résolut de tirer parti d'un talent qui s’annonçait sous de si brillants aus- pices. Ce prélat, d'une famille illustre et dévoré d’ambition , se pré- parait à faire le voyage de Rome dans l'espoir d'obtenir un chapeau de cardinal, et comme il voulait avoir toujours sous la main un la- tiniste habile qui lui fit parler un langage digne du rang qu’il am- bitionnait, il appela Érasme auprès de lui comme l’homme du monde le plus capable de le rendre éloquent. Le moine de Stein accepta avec empressement une offre qui l'arrachait aux tristes loisirs du cloître, et après avoir obtenu la permission de son prieur et celle de l'évêque d'Utrecht, il se rendit à Cambrai auprès de son nouveau maître; il portait déjà les habits de son ordre, quoiqu'il n'eût pas encore été ordonné, et, de fait, il ne reçut cette consécration suprême que le 25 février 1492, des mains de David de Bourgogne, évêque d'Utrecht et fils naturel de Philippe le Bon. L'accueil qu'il reçut à Cambrai ne répondit pas tout à fait à ce qu'il avait espéré, mais il fut consolé de cette déception par les liens d'amitié qu'il forma avec le frère de l'évêque, Antoine de Bergues, abbé de Saint-Bertin, et avec Battus, secrétaire de la ville de Ber- gues. Battus , esprit élevé, cœur dévoué, suivait d'un œil attentif les progrès de la renaissance des lettres qui, vers la fin du XVe siècle, commençait déjà à germer lentement en Europe; il admira Érasme et contracta avec lui une de ces liaisons solides qui survivent aux années, à l'absence, et dont les savants de ce temps nous ont légué le précieux exemple. (1) Burigni, Vie d’Érasme, t. Vr. (17) Le voyage de Rome que l'évêque avait projeté n'eut pas lieu, et Érasme, qu'aucun devoir ne retenait plus à Cambrai, se rendit à Paris, après avoir reçu du prélat, son protecteur, une pension suff- sante pour continuer avec fruit ses études au célèbre collége de Mon- taigu. Il s’y lia avec un jeune et riche Anglais, le comte de Montjoie, qui le décida à faire un voyage en Angleterre. Iei commença, pour notre savant, une époque de gêne pendant laquelle il eut besoin du généreux appui de ses amis pour ne pas tomber dans la misère; Battus fut le premier qu'il invoqua, et le secrétaire de Bergues répondit à cet appel, en lui ménageant l’efficace protection de la marquise de Veere. Cette dame touchait de près aux plus illustres familles de France et des Pays-Bas; fille de Wolfard de Borselen, maréchal de France, et de Charlotte de Bourbon-Montpensier, elle avait épousé Philippe de Bourgogne, seigneur de Beveren et fils d’un bâtard de Philippe le Bon. Elle avait confié à Battus l'éducation de son fils unique Adolphe, qui devint, dans la suite, chevalier de la Toison d'or et amiral de Flandre. Ce fut au château de Tournehens qu'Érasme fut présenté à la marquise, et de prime abord, il fut enchanté de son grand air, de la vénusté de ses manières et de cette grâce polie qui était l'apanage des nobles à la cour de Bourgogne. Cette impression se révèle dans une lettre qu’il adressa à lord Mont- joie, le 4 février 1497. Après avoir décrit les embarras et les désa- gréments du voyage, avec cette exagération poétique qu'un critique habile (1) a cru déméler chez lui, il raconte l'hospitalité magnifique de la grande dame, sa conversation charmante (2), et dans son en- thousiasme , il va jusqu'à traiter la marquise de princesse; il est vrai qu'Anne de Borselen avait été avec lui d’une générosité princière, car elle lui avait accordé une pension de 100 florins, somme consi- dérable pour ce temps-là (3). Ainsi pourvu, il put passer en Angleterre; mais cette terre pré- destinée où tant de Belges ont trouvé la richesse et la gloire, où lui- (1) Nisard, Rev. Britannique. (2) Epist. Erasm., t. Ir. Lugd, Bat., Van der Aa. (5) Nous avouerons que les bâtards de la maison de Bourgogne étaient princes par courtoisie, et qu'Érasme, en donnant le titre de princesse à la marquise de Veere , ne faisait que se conformer à un usage généralement reçu. Tome VI. — 9e Paris. 2 LA (18) même devait vivre un jour dans l'intimité des princes et des grands, ne lui fut pas d'abord favorable; aussi n'y fit-il qu'un court séjour, et dès la même année 1497, on le vit à Paris, d'où il fut chassé par la peste, à Orléans, où il demeura chez Jaeques Tutor, d'Anvers, pro- fesseur en droit canon , homme sage, probe, érudit. Orléans jouis- sait à cette époque d'une grande renommée pour l'étude des lois, et dans cette ville où la jeunesse studieuse accourait de toutes les contrées de l'Europe assister à de. doctes leçons, Tutor était le guide et le père de ses jeunes compatriotes: il avait même en pen- sion chez lui des Flamands de haute condition, parmi lesquels on signale deux princes de Nassau (1). Il ne se contenta pas d'être l'hôte d'Érasme, il fat aussi son ami et son bienfaiteur; c'est ce qu'attes- tent les paroles du savant Hollandais : Il m'aime prodigieusement, » éerivait-il à Battus, « il m'admire, il ne cesse de me louer, il par- lage avec moi sa petite fortune de si bonne grâce que personne ne reçoit avec autant de plaisir que celui-ci en a à donner (2). » Parmi les écrivains modernes, il n'y a guère que la Fontaine qui paraisse avoir approché de l'exquise délicatesse qu'on admire chez Érasme et chez Tutor. Mais Érasme avait trop de dignité pour abuser de l'amitié. et dès que les ravages de la peste eurent cessé, il quitta Orléans pour Paris, d'où il adressa, à Adolphe de Bourgogne, un petit traité (3) sur la nécessité d'embrasser la vertu : il v faisait l'éloge d’ Adolphe et de Battus, car toujours il associait dans sa pensée le maître et l'élève; il exhortait le jeune homme à suivre le sentier de la vertu, et comme pour le Jui indiquer, il envoyait en même temps quelques prières où il montre les sentiments les plus chrétiens. Peu de temps après, il se rendit en Hollande, dans le dessein de s'y fixer; mais ses compatriotes lui ayant représenté qu'il était fait pour briller sur un plus vaste théâtre, il comprit ce qu'il devait à sa gloire, et ne demeura dans son pays que quinze jours, qu'il passa à courir, à boire, à savourer avec délices l'air natal. I partit em- portant une idée assez fâcheuse des Hollandais, dont les repas sans (1) Burigni, ie d'Érasme , 1.1, p. 62. (2) Epist. 49, L. 8. (3) Ce traité fut imprimé plus tard à la suite de l’'Enchiridion. “ (49) fin l'avaient fatigué. 1l paraît que, vers cette époque, l'état de sa for. tune ne s'était pas encore amélioré et qu'il fat dans Ja dure nécessité de recourir de nonveau à la bourse de la marquise de Veere et de Tutor. Malheureusement, la marquise, malgré ses grands biens, se trouyait elle-même dans une position gênée, suite funeste de ses prodigalités et de la confiance excessive qu'elle témoignait à ses serviteurs; elle ne put secourir Érasme, quelque désir qu’elle en eñt, et le malheureux savant , réduit à ses propres ressources, passa plu- sieurs années dans un état voisin de la misère. Vers le commence- ment de 4500, il alla visiter ses amis en Flandre, et au retour, il écrivit à Battus le récit des aventures qui lui étaient arrivées d'Amiens à Paris : il avait fait mainte mauvaise rencontre, il s'était laissé dépouiller et voler : lettre charmante, pleine de grâce et de vivacité, qui nous offre un tableau complet de cette France bar- bare du XVI" siècle avec ses routes impraticables, ses couvents inhospitaliers et ses auberges hantées par des vauriens qui s’y li- vraient impunément à toutes les violences. Au milieu des vicissitudes d’une vie si agitée et si précaire, il ne cessait d'aimer les lettres; il y trouvait la consolation de ses maux présents et sans doute aussi l'espoir d’un plus riant avenir; il samu- sait à traduire en latin, pour son instruction personnelle, les au- teurs grecs qui lui plaisaient particulièrement (1), et à réunir, dans ses immenses lectures, toutes les sentences de l'antiquité dont il forma, plus tard, un recueil si remarquable (2) ; il rassemblait ainsi avec prévoyance des matériaux précieux, qu'il n'avait pas encore, à la vérité, le loisir d'utiliser, mais qu'il mettait soigneusement de côté pour s'en servir en temps opportun. Interrompus presque Chaque jour, ses travaux partageaient l'instabilité de sa vie, et ce qui manquait, ce n’était ni le talent ni le zèle, c'était plutôt une condition tranquille où il fût à l'abri des coups du sort et où il trouvât le calme et la sécurité qui ne semblent pas moins nécessaires aux ouvrages de l'esprit qu'aux entreprises matérielles. Le jour où (1) Ællg. Encycl. der Wissenchaften und Kunsten, 1° section, t. XXXIF, p. 157. Biogr. d'Erasme , par Erhard. (2) Les Adages. (20) ce changement allait s'accomplir n’était plus éloigné. Grâce à la mu- nificence de Philippe le Beau et à l'amitié des docteurs de Louvain, il devait connaître bientôt une plus heureuse destinée, et dès qu'il fut affranchi des soins qui l'avaient embarrassé jusque-là, il songea sérieusement à la gloire : il se livra tout entier à l'étude, il médita les vérités chrétiennes, polit son langage au contact des anciens et put enfin attacher son nom à quelque chose de durable. CHAPITRE IT. SÉJOUR D'ÉRASME A LOUVAIN (1502). En l'an 1502, Érasme parut pour la première fois à l'université de Louvain. Cette école célèbre était bien loin de jeter alors les vives lumières qui devaient l'immortaliser sous Juste-Lipse : la langue, la méthode, la doctrine, tout y portait encore un caractère étroit et gothique; tout s'y ressentait de la rouille du moyen âge. Seule, la scolastique y florissait avec ce cortége de sciences inutiles et bizarres qui naissent autour d'elle; l'amour des disputes et des arguties, la dépravation de la logique et de la métaphysique, l'abaissement du niveau intellectuel étaient tels, que ces fléaux résistèrent à: Érasme et qu'ils frappèrent de stupeur le spirituel Vivès qui y étudia dans la suite (1). La théologie, qui se rattache par tant de côtés à la philosophie qu’elle en est comme le couronnement et la base, n'était plus qu'un amas incohérent de subtilités et d'erreurs, où les grandes traditions du christianisme étaient odieusement dénaturées, où des sophismes, dignes d’Aristote, avaient corrompu l’adorable simplicité (1) Roulez, Rapport à l’Académie, t. VII, 1re part., p. 261. — Vives, De Corrupt. art. | so (21) de l'Évangile. On interrogeait rarement les saintes Écritures, on paraissait dédaigner les écrits des Pères de l'Église, et l'on préférait à ces monuments de la sagesse divine et humaine les obscures com- pilations de quelques docteurs. Cette fausse science que le vulgaire respectait par habitude, mais que les hommes iustruits ne voyaient qu'avec pitié, touchait à ses derniers moments; elle en était venue à un tel point de stupidité et de cynisme qu'elle ne pouvait plus subsister longtemps. Érasme devait lui porter bientôt un coup mortel dans l'Éloge de la folie, en mettant au grand jour les prétentions et l'ignorance des docteurs, et surtout en donnant une idée des élranges questions qu'ils soulevaient; il fit mieux et montra, par ses travaux sur le Nouveau Testament, comment il fallait la remplacer. Les études littéraires étaient encore plus négligées, l'antiquité était. méprisée, ses chefs-d'œuvre méconnus, la langue grecque ignorée, la philologie naissait à peine et la science grammaticale était encore dans l'enfance. En fait de livres didactiques destinés à l’enseignement des langues, on se servait du Gemmula Vocabu- lorum et d'un recueil de Carolus Virulus sur l’art épistolaire (1). Virulus fut, pendant 56 ans, régent, à Louvain, de la pédagogie du Lis, dont il peut être regardé comme le fondateur (2). Dans ses leçons, il se servait de formules barbares qu'Érasme trouva encore usitées de son temps et qu'il censura, en 1522, dans son traité De conscribendis epistolis. La rhétorique était cultivée à l'univer- sité, mais avec peu de succès, car, en cette matière, les leçons ne sont rien et l’exemple est tout. Selon Barland (3), ce qui donnait aux écoles de Louvain cette supériorité dont elles étaient si fières, c'était l'étendue d’un système d’études qui embrassait la théologie, la jurispradence, l’éloquence, tandis qu’à Paris on n’enseignait que la théologie, à Orléans que le droit. On avait à Louvain une vague idée de toutes les sciences; mais un génie étroit et soupçonneux avait écarté dans toutes ce qu’elles offraient de vaste et de fécond , pour s'attacher de préférence aux côtés les plus stériles, de sorte (1) Formulae epistolares Caroli V'iruli. Lovanii. (2) Reiffenberg , Mém. sur l’ancienne université de Louvain , MÉMOIRES DE L’Acap., L. VII. 1832. (5) Chronicon ducum Brabantiae, (2) que, loin d'éclairer l'esprit hümain, elles semblaient autant dé cliätnes destinées à l'asservir. Du sein de ces ténèbres sortaient cependant des Ineurs qui fai- saint présager un meilleur avenir, et un œil élairvoyant aurait deviné, à des signes certains, que la brillante époque de l’univer- sité n’était plus loin. Quelques esprits d'élite, devançant l'heure de Ja renaissance, aspiraient à des voies nouvelles dans les lettres, dans l'éloquence, dans la théologie. Impatiénts du joug, Paludanus, Dor- pius ét Barland rejetaierit loin d'eux les subtilités de l'école, pour S'adonnéer à la littératuré; des docteurs justement adniirés, Adtien Floriszoon, Jean Briard enseignaient la théologie avéé une élévation inusitée, et s'ils ne parvenaient pas à dégäger la science des nuages qui l’avaient übscurcie jusque -1à, si, dans leurs écrits, éllé gardait encore le caractère sophistiqué et étroit dé l’ancienhe scolastique, ils faisaient du moins oublier cés défauts par une érudition admi- rable, un langage poli ét surtout par un zèle ardent pour la religion. Quand Érasme arriva à Louvain, deux hommes y brillaient entre tous : Adrien dans la théologie, Paludanus dans les lettres. Doués l'un et l’autre de grands talents , environnés dé l'estime publique et dignes de l'inspirer, ils n’imposaient pas moins pat lés vertus d’une vie exemplaire qué par l'éclat de leur science. Adrien, qui aimait l'étude et le récueillement , était un génie triste et solitäiré, dont les enseignements, avidement recueillis par quélques disciples empres- sés, demeuraient sans écho parmi la foule de la jeunesse, tändis que Palüdanus, par son activité infatigable, par sa nature sympathique, par sa sollicitude éclairée, était, pour ainsi dire, le créateur et le chef de la génération nouvelle qui appliquait son génie aux choses littéraires. Érasme, à peine arrivé dans la docte cité, se hâta de rechercher l'amitié de ces deux hommes, à qui la nature avait départi des facultés si diverses, mais également heureuses , et la liaison qu'il contracta avec eux lui fut utile sous tous les rapports : avée Adrien, il reprit l'étude de la théologie qu'il avait abandonnée depuis son départ du cloître (1); dans Paludanus, il trouva un juge indulgent (1) Erhard, Ziogr. d'Érasme , p. 140. — 4 studio theologiaë abhorrebat, p. v,eæ, Pauli Jovi Iconibus, (3%) de ses premiers essais, et qui semblait plus jalotix de rassurer le talent que dé le rebuter. Par son entreñiisé, il apprit à connaître les jeunès savants de Louvain; il les chaïnia pär son esprit, sés con- paissätices, il les séduisit tout à fait par des vertus plus solides, et à mesure que le maître commun vieillit, il hérita de Son influence ét la fit tourner, comme lüi, au profit des lettres. Paludänus qui, péndant sa longue carrière , occupa avec honneur dans l'université la chaire dé rhétorique, était un homme de sens et dé sagésse, et, éé qui ést plus rare, un homiie de goût. Critique habile, il était admirable pour diriger de jeunes écrivains, ét non content dé les aider, il les aimait et S'intéréssait à leurs succès, qu'il régardait à peu près comine les siens. Jamais oh n'invoqua éñ vain sa vieille expériénce ; anssi la plupart de ses élèves gardèrent-ils de ses soins un éternel souvenir qui se traduisit par des dédicaces et des allusions flatteusés. Gérard Lystrius lui offrit, en témoignage de sa reconnaissance, ses remarques Sur VÉ loge de la folié, et Érasme, son disciplé le plus illustré, celui qu'il conseilla avée le plus de plaisir et dont il releva le courage pat son approbation lors des at- tiques injustés auxquelles donna lieu le Panégyrique, ouvrage qui décida sa destinée, Érasrné, disonis:nous , né céssa dé ressentir l'ad- iration la plus vive comme l’aniitié li phis téndre pour ce maître de son âge mûr. Quoique Pälüdanus ne fût pas écrivain (1), l'espoir de toute sa vie fat dé voir fleurir les lettres dans les Pays-Bas. 1 excitait sans relèché ses élèves du travail, ét, säns doute pour sti: muler leur zèle, il affectait de déplorer lindolence des Belges, et un sommeil si lourd et si profond que tous les efforts du charicelier dé Sauvage étaient impüuissants à le dissiper. Mais le moment du réveil approëhait; des hoturnés ; jetnes pour la plüpart et adorant les let- tres, comménéaient à orner leur patrie : c'étaient Martin Dorpius, Adïien Barland, Jean Briard, et surtout Érasme. Les deux premiers étaient nés dans les provinces septentrionales des Pays-Bas, le troi- sième était d'AUN, en Hainaut (2). L'impulsion que ces rares esprits (1) IT n'a guère laissé qu'un seul ouvrage. (2) I est nommé quelquelois Briareus par ses na A mais il est dé signé le plus souvéñt sous lé non d'Æteñsis, (24) donnèrent à la littérature fut si vive et si féconde qu'on vit paraître en peu de temps une foule d'hommes excellents : Despautère, Cle- nard, Longueil , Meyer, les deux Latomus, Clichtove. Tous ces éru- dits eurent avec Érasme de fréquents rapports, empreints presque toujours d'une bienveillance réciproque; la plupart jouirent de son amitié; quelques-uns osèrent le comoattre, tous reconnurent la su- périorité de son génie, et loin de s’offenser de sa renommée, ce qui n'arrive qu'aux esprits médiocres, ils se plurent à la reconnaître, et ils en furent heureux pour leur pays. Ceux qui se déclarèrent ses adversaires ne révoquèrent jamais en doute son talent ni ses bonnes intentions; ils se contentèrent de déplorer l'abus qu'il faisait de ses brillantes facultés, et surtout cet esprit de sarcasme qu'il apportait dans les plus sérieuses discussions, cette légèreté impie qui contristait le cœur des chrétiens éprouvés et jetait le trouble et la désolation dans les âmes où la foi était chancelante. Notre siècle, en dépit de son mépris superbe pour le passé, trouverait peut-être d’utiles leçons dans la vie de ces hommes modestes qui avaient toutes les délica- tesses du cœur, et qui néanmoins savaient faire à la fierté de leurs principes le sacrifice d’une vieille amitié. Leur histoire se rattache par trop de côtés à notre sujet, elle tire d’ailleurs trop de lustre des louanges de Morus et d'Érasme pour qu'il soit permis de la passer sous silence. L'indifférence du temps présent n'a pu diminuer le prix de leurs travaux, et, dans l'intérêt de notre gloire, il est bon de ne pas dédaigner ces annales touchantes où l’on trouve presque à chaque page des exemples d'amitié, d'abnégation , de désintéresse- ment et de vertu. | Martin Dorpius, qu'une mort prématurée enleva, en 1524, à la fleur de l'âge, a laissé un nom qui sera éternellement cher aux let- tres belges. Étudiant distingué de l’université de Louvain, il fut, à la promotion de 1504, le cinquième de la première ligne (1). Son inelination le portait vers la rhétorique et la philosophie, et il en- seigna ces sciences pendant plusieurs années au collége du Lis; mais sur les instances de Briard, son ami, il s'adonna à la théologie et devint docteur en 4515. Il fut le premier qui allia heureusement les (1) Reiffenberg, Mém, sur l’ancienne université de Louvain. (25 ) belles-lettres avec l'enseignement théologique (1), et ce fut par la séduction du style qu’il se plaça à la tête des savants de son pays. Il était instruit dans les langues grecque, latine, hébraïque. Barland, dans la chronique des ducs de Brabant (2), vante sa latinité exquise, son talent pour la poésie, ses connaissances en physique. Il était naturellement éloquent, et ce don si rare, qui n'appartient qu'aux âmes qui sentent vivement, donnait à ses convictions quelque chose de sublime et d'inspiré qui lui valut l'admiration universelle. A l'étranger, à Paris (3),on le tenait pour un des plus beaux esprits du siècle. Dans ses études littéraires, il se laissa diriger par Érasme (4); mais il le surpassa bientôt en hardiesse, et, en effet, ce fut lui qui, le premier, entreprit de faire jouer par les jeunes gens les comédies de Plaute et de Térence. On sera surpris peut-être qu'un grave doc- teur, qu'un personnage de mœurs sévères, n’ait pas rougi d'initier ses élèves aux intrigues équivoques et aux mœurs dissolues de la société antique, et cet étonnement ne sera que trop juste. Dorpius, on ne saürait le nier, fut téméraire; il blessa toutes les convenances et il parut oublier la célèbre maxime du satirique latin (5). Aussi les jésuites, qui ont pris de son idée ce qu'elle avait de pratiqueet d’utile, n'ont-ils pas osé, à son exemple, s'adresser aux auteurs comiques de Rome, et ils ont substitué à ces dangereux chefs-d'œuvre des scènes plus froides, plus décentes, d’un style moins parfait peut-être, mais où les passions se taisent pour faire place à d’adroites leçons. L’ex- cuse de Dorpius, c'était cet enthousiasme naïf, cette ardeur irréflé- chie pour l'antiquité qui dominait tous les esprits éclairés de son temps : une latinité élégante, des observations ingénieuses, quelques traits heureux faisaient oublier la brutalité des pensées et la licence des images; ajoutons qu’au point de vue littéraire, sa tentative était louable et pouvait avoir des conséquences fécondes,; elle familiarisait la jeunesse avec le langage des auteurs les plus purs; elle faisait d'un travail aride une occupation agréable; elle transportait les esprits, (1) Feller, Dictionnaire historique. (2) Chron. duc. Brab., c. 194. ; (5) Epist. Erasm., 1. 1”, lettre de Dorpius à Érasme. (4) Reiffenberg, Hém. sur l'univ. de Louvain. (5) Maxima debetur puero reverentia. Juvénal. ( 26 ) pour ainsi dire, au sein d'une civilisation évanonié. Le théâtré est, après tout, ce qui nous donne l'idée la plus éxaëte de la vie d'un peuple; c’est là que se reflètent les passions, les habitudes, les vicés de la multitude, tandis que l'histoire (1) ne dépeïnt que les hommes rares qui ünt su s'élever au-dessus du niveau commun. On peut donc l'aflirmer hardiment, si Dorpius, théologien et membre de l’univer- sité, fut mal inspiré, Dorpius, homme instruit et lettré, prit uné heureuse initiative, dont il ne prévit pas, il est vrai, les dangers possiblés, müis qui, sous une mäin plus prudenté que la sienne, devint la source d'ut progrès réel pour l'étude des langues anciennes, sans dommage pour les mœurs. L'Aulutaria de Plauté fut représentée, en 1508, au collége du Lis, sous la direction de l'habilé professeur; il y avait ajouté un prolo- gue en vers qu'il dédia à Jérôme Busleïden , conseiller au parlement de Malines, et l'an des hommes les plus éminents de son siècle. Ce prologue fut généralement goûté , et des amis complaisants l'adwii- rèvent presque autant que la charmänte comédie de Plaute. I nous est interdit (le partager cet engouement, et, à la distance où nôus sommes, l'œuvre de Dorpius paraît assez térne , assez monotone, et sans autre mérite que la facilité et la correction. Ce savant à laissé heureusement des écrits plus remarquables, parmi lesquels il faut citer en première ligne la critique de l Éloge de la folie (2) ét la lettre sur les mœurs des Holländais, où l’on trouve un grand talent d'obsérvation et un stylé excellent qui justifie les éloges enthousiastes que Barland à prodigués à son ami. Jean Briard, chancelier de l’université, était, au témoignage d'Érasme, un hote Wuié dodertué incomparable et d'une rare urbanité. En 1517, Érasme, revenu en partie de ses préventions contre les théologiens, depuis qu'il les connaissait, Érasme avouait que ceux de Louvain étaient pleins de candeur et de science, et il plaçait Briard à leur tête comme le plus profond et le plus sage : (1) Cette observation ne s'applique qu'à l'histoire, telle que les anciens nous l'ont laissée, et non aux travaux de Froissart,; Commines, et encoré moins aux œuvres récentes de MM. Thierry, Guizot, etc. (2) Nous examinerons plus loin avec détail cet ouvrage de Dorpius et là ré- plique qu'y fit Erasme, (37) « À Paris, disait-il, on trouverait peul-êtré la niême érudition, mais non la mêtie thsénce de sophisme et d'arrogance. » Briard , de son côté, admirait Érasme et ne souhaitait rieh tant que de Favoir pour ami. I y avait cependant un abîmie entre ces deux hommes : Briard ne concevait pas qu'on osât éclairer la théologie à la Iumière des saintes Écritures, él toute tentative de ce genre lui semblait funeste et impié; Érasme, au contraire, voyait dans ce retour au christianisme naissant le salut de la société et dé la religion. Cés con- viétions étüient trop opposées, elles étaient trop sincères ét trop pro- fundes pour qu'une amitié durable püt exister entre les deux savants. Il y eut bien quelques élans passagers de tendresse, où le cœur seul fut écouté, où ils parurent oublier les questions redoutables qui les divisaient ; mais, at séin même de leurs épanchements, 11 y avait cette crainté secrète, cette angoisse terrible, ce remords qui trouble là conscience et qui fait demander si l'homme vers lequel on se sent entraîné n'est pas abandonné du Ciel et, Si ce n'est pas un évime de l'aimer, quand la loi divine le condamne. Ces liens fra- gilés se relâächèrent peu à peu ; la confiance, loi suprême de toute affection, disparut ét fit placé à une sourde inimitié qu'Érasine, par sa modération, et Briärd, par sa douceur, s'efforcèrent longtemps de combattre, mais en vain, et la diversité de leurs principes éclata au grand jour, lors du débat auquel donnèrent lieu les remarques d'Érasme sur le Nouveau Testament. Cette dispute: dont malheu- reusement Érasme seul nous a transmis les détails et où il s'est naturellement attribué le beau rôle, pourrait donner une assez triste idée du caractère de Briard; mais, mêmé en tenant le récit de notre auteur pour rigoureusement exact, el en jugeant les hésitations et les tergiversations de Briard aussi sévèrement qu'elles le méritént, il est impossible de voir dans sa conduite le dessein perfide et la mauvaise foi que les plaintes d'Érasme y laissent soupçonnér. Le théologien de Louvain était manifestement ballotté entre le scrupule de sa conscience et l'admiration affectueuse que lui inspirait le génie d'Érasme. Il voulait condamner, mais la moindre démarche du plus bel esprit du siècle le désarmait ; à peine échappé à cette influence, il reprenait sa sévérité pour la perdre de nouveau en face de l'ennemi. Ce combat entre le devoir et l'amitié a pu nuire à la dignité de son (28) caractère, mais il a jeté quelque chose de touchant sur sa vie. Ces résolutions qui s'évanouissent presque en même temps qu’elles sont prises paraissent méprisables au premier abord, et cependant elles éveillent notre sympathie plutôt qu'elles ne provoquent notre blâme : cest qu'on devine les souffrances de cette âme, si profondément agitée, c'est qu'on sent dans ses luttes, dans ses doutes, l'empreinte ineffaçable de cette faiblesse humaine devant laquelle l’homme s'in- eline et qu'il doit absoudre. Briard a laissé divers traités sur des matières théologiques; il a écrit aussi sur les loteries, et il appliqua avec une juste sévérité à cet acle illicite les principes si vrais et si moraux que l'Église pro- fesse en matière de gains et qu’elle n’a eu d'autre tort que de pré- senter d'une manière trop absolue, Briard mourut en 1520, avec la réputation d’un bon théologien et d’un écrivain médiocre. Admiré des catholiques, haï des protestants, il avait, de son vivant, reçu plus d'une fois les louanges du clergé et subi les avanies des sec- taires, notamment dans la lettre fameuse, écrite de Louvain, en 1518, à Zwingle, où tous les fontionnaires de l’université étaient passés en revue et traînés dans Ja fange du pamphlet. Adrien Barland, aussi célèbre par les grâces de son esprit que par ses travaux historiques, fut celui des docteurs de Louvain qui approcha le plus d'Érasme par l'élégance de la latinité et le tact dans les choses de goût; il se livra à une étude approfondie des œuvres de son célèbre compatriote. Dès 1508, il publia un résumé des Adages, et dans la suite il fit, au sujet de l'Éloge de la folie, des observations très-sensées (1). On ne peut nier qu'en étudiant Érasme, il n'ait noli son style et orné son esprit; mais en se mel- tant ainsi à la suite d’un autre, n'a-t-il pas nui à l'originalité de son propre talent? On peut le croire, et le traité Ad Barbariem porte la trace visible des enseignements du maître. Ce que Barland nous (1) Dans ses lettres, Barland appelle Érasme, son maître, praeceptor doctis- sime. La preuve la plus concluante qu’on puisse citer de l’influence qu'Érasme exerça sur Barland se trouve dans la lettre, où ce dernier, voulant engager son frère à s'occuper de littérature, lui recommandait, avec un véritable enthou- siasme, l'Enchiridion, le Panégyrique , V Éloge de la folie et, en général, tous les ouvrages du savant Hollandais. (29 ) apprend des princes lettrés de Rome est écrit en fort beau latin (1), mais ce travail n’est guère qu'une compilation : là où le talent de auteur se montre dans tout son éclat, c'est dans la Chronique des ducs de Brabant. La clarté, la naïveté donnent du charme à un récit que dépare cependant un regrettable défant de science. Ce grand sujet national ne l'a pas assez enflammé, et il n'a pas, comme Meyer, cette haute intelligence de l’histoire qui s'élève au-dessus des événements, des guerres, des combats, des révoltes, pour péné- trer jusqu'au cœur des institutions et dévoiler avec génie les bases d’une société. Esprit fin, énervé, comme il en naît dans les époques de servitude, il demeure indifférent à la gloire, à la décadence des communes, aux triomphes et aux convulsions de la liberté : on dirait qu'il écrit pour les princes, non pour les peuples, et, cepen- dant, à chaque page, on entend les accents d’une âme patriotique. Mais cet enthousiasme qui se tait devant les grandes actions du passé ne s'éveille que pour la prospérité et la splendeur du Bra- bant et de ses merveilleuses cités. Avec quel plaisir il parle de Louvain, de ses colléges, de son université sans rivale, d'Anvers, qui ne le cède, pour l’opulence et le commerce, ni à Londres, ni à Franefort , ni à Paris! Dans cet inventaire qu'il dresse des richesses du duché, il n'oublie ni Malines, ni Lierre, ni Bois-le-Duc; en parlant de Bruxelles, dont il vante d'ailleurs la magnificence, il a une pointe de satire : « Dans cette ville de cour, dit-il, les hommes et les femmes aiment avec la même ardeur le luxe et la toilette. » On pourrait regretter son silence au sujet de l'état scien- tifique et littéraire du pays. I ne cite qu'un savant contemporain, Dorpius , qu'il aimait et qui représentait le génie nouveau de Lou- vain, l'amour des lettres joint au culte fervent de l'ancienne théo- logie (2). | Au milieu des soins que lui imposaient ses histoires et les leçons d’éloquence qu’il donnait à l'université (3), Barland trouva encore le (1) De Principibus litteratis urbis Romae. (2) Barland à laissé aussi une histoire des comtes de Hollande qui n'offre rien de remarquable. (3) H devint professeur de rhéthorique, après Ja mort de Paludanus. ne... til (30) temps d'étudier quelques-uns des plus heaux génies de l'antiquité, et si ses travaux philologiques n’ont pas l'importance de ses études historiques, ils offrent cependant assez d'intérêt pour mériter un sérieux examen. Les noms seuls des écrivains qui fixèrent son atten- tion, Térence, Virgile, Ménandre, Pline, témoignent de la finesse de son goût et peuvent nous révéler ses tendances littéraires. Ge qui distingue, en effet, ces merveilleux esprits, c'est la délicatesse des sentiments, l'amour de la forme ponssé jusqu'à ses dernières limites, une grâce efféminée qui devient presque de Ja mollesse. Il n'y a rien de très-énergique dans ce Térençe qui doit sa gloire bien plus aux qualités du style qu'à une connaissance profonde du cœur. humain; ni dans.ce tendre Virgile, si harmonieux et si élégant dans les geures secondaires, mais inférieur à son sujet dans cette épopée fameuse où il fit verser des Jarmes sur le sort d'une femme plutôt que sur la chute d'un empire; ni dans ce Ménandre, enfin, que nous ne connais- sons malheureusement que par des conjectures, mais que les beaux esprits de son temps préféraient à Aristophane, dont.il n'avait ni la rudesse insolente ni la verve satirique, et qu'il surpassait par la grâce , l'urbanité, par cette supériorité si naturelle d'Athènes pai- sible et heureuse sur Athènes. livrée aux fureurs d'une sauvage dé- magogie. ? | Il y aurait quelque témérité à placer Barland à côté d'aussi grands noms : né sous le triste ciel de Ja Batavie, parmi des, peu- ples peu policés, il ne lui fut pas donné d'atteindre à cette perfec- tion de langage, à ces recherches de sentiment qui sont le privi- lége des civilisations rafflinées, comme elles en sont le plus gracienx ornement; mais il sut deviner avec une habileté rare les écrivains les plus purs de l'antiquité, et dans ces premiers jours de la renais- sance où la critique et le goût se réveillaient à peine, il montra une sûreté de jugement qui lui mérite une place à côté des plus bril- lants restaurateurs des lettres. Cet esprit élégant, mais timide et discret, ne nourrit pas sans doute l'espoir d'égaler ses auteurs fa- voris : osa-t-il au moins les imiter? Au premier abord, on croirait que non : son style, toujours orné et fleuri, rappelle surtout celui d'Érasme, et, cependant, à la tournure des phrases, au choix heu- reux des expressions, à l'harmonie des mots, on devine un com- (51) merce assidu avec la muse antique, et si l'influence de Térence et de Virgile paraît moins vive, c'est qu'ils étaient poëtes, tandis qu'Érasme et Barland étaient prosateurs. Barland mourut en 1549 ; il avait survécu à la plupart des hommes de talent dont:il avait été J'ami. A côté de ces savants de Louvain, qui surent garder une certaine indépendance dans leurs rapports avec Érasme, il y en eut d'autres plus jeunes et plus zélés qui obéirent plus docilement à ses conseils. Tels furent Louis Vivès, Clenard, Latomus, et surtout les professeurs du collége de Busleiden (1). Vivès, originaire de Valence, en Espagne, acheva ses études à Louvain sous la direction d'Érasme (2); il ap- prit de lui à détester la théologie scolastique et la grossièreté des moines, Doué d’un esprit brillant, mais sans mesure, il enchérit sur les diatribes de son maître, et fut de ceux qui, par leurs attaques, ruinèrent l'autorité de l'Église. Sa latinité est médiocre et pleine d'affectation ; ses pensées, en général, manquent de solicité, et, sauf une vue très-perspicace de quelques questions économiques qui échappèrent à la plupart de ses contemporains (3), il n'est guère qu'un imitateur servile d'Érasme. La vivacité de ses discours, la finesse dé ses saillies ont fait oublier, toutefois, la timidité de son génie, et il reste un de ceux qui ont su plaire, même sans originalité, Clenard, de Diest (4), fut plus libre dans ses allures, Sa gram- maire grecque, qui parut en 1550, a été sévèrement jugée. Il est certain que, pour la composer, il eut recours aux conseils de Rutger Rescius. Quelques auteurs (3) tancent vertement Clenard et Jui reprochent:une impardonnable ignorance; ils reconnaissent cepen- dant l'immense succès qu'obtint son livre, et qui valut à son au- teur une renommée presque égale à celle de Despautère (6), Cet aveu (1) Un chapitre spécial sera consacré aux travaux des professeurs de ce collége. (2) Voir le mémoire de M, l'abbé Namèche sur la vie de Vivès. (5) Rapport de M. Roulez. , (4) Quelques auteurs l’appellent Cleynaerts, et, quoiqu’il soit possible que ce nom ait été le sien, il a paru plus convenable d'adopter l'orthographe consacrée par le temps. (5) Baillet, Jugements des savants. | (6) Despautère a laissé une excellente grammaire latine. (32) diminue singulièrement à nos yeux la valeur de leurs critiques. Que Clenard n'ait pas été un érudit de premier ordre, je le crois; qu'il ait avancé certains points légèrement, je le veux; maïs tou- Jours est-il que cet ignorant a admirablement écrit pour la jeu- nesse, qu'il a su être net, concis, élémentaire ; or, c’est là le point principal quand il s'agit d’une œuvre grammaticale; les autres ne sont que secondaires. Clenard n'aurait certes occupé qu'une place assez modeste dans l'histoire de notre littérature, s'il n’avait laissé qu'une grammaire ; mais il fut aussi homme à projets, homme à systèmes, et c’est ce qui a sauvé son nom de l'oubli. Il se piquait de poésie (1), et il com- posa, en l'honneur d'Érasme, des vers d’un rhythme nouveau auquel il donna plaisamment son nom. Son système sur l’enseignement des langues, qu'il expose avec talent dans ses lettres, est parfaitement impraticable ; il a été jugé ailleurs avec un soin qui nous dispense d'insister sur ce point (2). 11 nous suffira de dire que, dans son opinion, assez étrange pour un grammairien , une langue s'apprend moins par le minutieux apprentissage auquel on est soumis au col- lége que par la fréquentation du peuple dont on veut s’assimiler lidiome. Il voulut prouver par lui-même la possibilité d’une telle tentative, et s'étant pris de passion pour l'arabe, il étudia avec ardeur une langue dont il ignorait la grammaire et jusqu'à l’alpha- bet. 1 visita les nations chez lesquelles elle était florissante ; il alla à Fez, à Grenade, et mourut dans cette dernière ville (3). 1} aimait l'Orient et voulait le rendre au christianisme. Ses voyages dans ces pays lointains, ses recherches linguistiques avaient un but religieux; il se proposait de réfuter le Coran et de convertir les mahométans à nos croyances par la seule force de ses arguments : idée chimé- rique qui atteste la haute opinion que les savants de Louvain avaient de leurs doctrines, et qui néanmoins n’est pas sans grandeur, comme tout ce qui dépasse le niveau commun. Les lettres de Clenard, (1) Reiffenberg, Hém. sur l'ancienne université de Louvain. (2) Zbid. L (3) Nous ne donnons ici qu’un résumé très-succinct de la vie de Clenard; les détails abondent dans toutes les biographies. (35) adressées pour la plupart à Latomus (1), sont des chefs-d’œuvre d'en- jouement et d'esprit (2). Ses aventures, ses systèmes y répandent du charme et un intérêt toujours nouveau; le style, toutefois, n’est pas. cicéronien , selon l'expression du XVI" siècle. On regrette cà et là des incorrections et des barbarismes; mais l'impression fâcheuse que font naître ces défauts n’est que passagère, et pour la dissiper, il suffit d'une saïllie heureuse ou d'une page éloquente, car Clenard sait émouvoir autant qu'égayer, et la sensibilité ne fait pas défaut à ce conteur amusant, Barthélemy Latomus ou Masson, ami d'Érasme et de Clenard, égala le premier par l'érudition, surpassa le second et fut inférieur à tous deux en esprit et en originalité. Sa vie agitée et mobile, comme celle de tous les savants de son temps, fut exempte de cette exalta- tion désordonnée qui jeta Clenard hors des voies ordinaires et qui, tout en le rendant célèbre, l'empêcha d'acquérir une gloire durable. H fut plus mesuré dans ses projets, et s’il eut moins de talent, il sut en faire meilleur usage. Il enseigna tour à tour à Cologne, à Fri- bourg et enfin à Paris, où il fut le premier professeur d’éloquence latine au collége de France, que François I venait de fonder; il y porta le goût de la philologie et de la critique qu'il avait puisé lui- même au collége des Trois-Langues, à Louvain. Érasme, qui applau- dit à ses efforts, se montra toujours jaloux de son estime, et il était si avide de connaître ses travaux qu'il ne lui pardonnait pas la moindre négligence dans l'envoi de ses livres (3). Latomus mourut à Coblent{z, où il était conseiller de l'électeur de Trèves (4). Ce n'était pas seulement avec des lettrés de profession qu'Érasme connaissait les douceurs de l'amitié; il y avait aussi dans les Pays-Bas des libraires intelligents et instruits, comme Thierry Martens, des prélats, des seigneurs pleins d'esprit et d'élégance qui recherchaient l'intimité des gens de lettres. Jérome Busleiden, dont nous parlerons (1) Le vrai nom de Latomus était Masson. (2) Annales philologiques du baron de Reiffenberg. (5) Opera Erasmi, t. II des Lettres, p. 1504. Latomus donnait pour excuse qu'il appréhendait de troubler la studieuse solitude d'Érasme. (4) Dictionnaire hist. de l'abbé Feller. Towe VI,—9 Panne. 9 (54) avec plus de détails (4), ne croyait pas déroger à la noblesse de son rang d'ambassadeur en recevant chaque jour dans sa fastueuse de- meure les érudits les plus célèbres. Raphaël de Marcatellis, abhé de St-Bavon, à Gand (2), était l'ami intime d'Érasme. Fils naturel de Philippe le Bon, il semblait mettre son orgueil à suivre les brillantes traditions de la cour de Bourgogne. Ses maisons de Gandet de Bruges excitaient l'admiration par un luxe plein de goût et par une richesse que les arts venaient embellir. Il avait des bibliothèques magnifiques qu'il ouvrait libéralement aux savants et où se trouvaient les manu- serits les plus précieux. Georges de Hulewin, seigneur de Com- mines (3), père de notre Busbecq, fut aussi un grand protecteur des lettres; mais ce Mécène était plus généreux qu'éclairé. Sa sympathie pour Dorpius l’aveugla au point de lui faire dire que les vers ajoutés par. ce.savant à l'Aulularia égalaient ceux de Plaute. Ami d'Érasme, il voulut lui témoigner son admiration par une méchante traduction en français de l' Éloge de la folie (4).J1 appela Despautère dans ses domaines, où il lui assura une existence honorable et où le pauvre grammairien perdit malheureusement un œil. Des Anglais illustres, Thomas Morus et Cutbert Tunstall, venus en, Flandre pour suivre d'importantes négociations internationales, se trouvèrent mêlés, à diverses époques, à la familiarité des savants des Pays-Bas. Homrnes de lettres autant qu'hommes d'État, ils tin- rent à honneur d'obtenir l'amitié d'Érasme, de Dorpius, de Beatus Rhenanus, de Lystrius, de Jérôme Busleiden (5). On sait comment naquit la liaison d'Érasme et de Morus (6). Morus rencontra un jour (1) Dans le chapitre destiné au collége des Trois-Langues. (2) Reïiffenberg, Annales philologiques. (3) Ibid. (4) Ce fut cette traduction qui valut à Érasme tant de désagréments et contre laquelle il protesta. (5) Ces noms reviennent à chaque instant dans les lettres d'Érasme et de Morus. (6) Cette anecdote, rapportée par Vannini et Garasse, écrivains de peu d’au- torité, a été révoquée en doute par Burigni. Il paraît étrange que ni Érasme ni Morus n'aient jamais fait allusion, dans leurs lettres, à une circonstance aussi remarquable, ( 55 }) un homme qui causait avec esprit et raisonnait avec sagesse; après l'avoir écouté quelque temps, il s'écria tout d'un coup: Vous êtes Érasme ou un démon! Or, il se trouva que c'était Érasme. Morus garda longtemps cette admiration naïve, et quand il connut Pierre Gilles d'Anvers, Dorpius, Paludanus, Rhenanus, tous hommes fort distingués qu'Érasme, par une complaisance peut-être excessive, regardait comme ses égaux, il reporta sur eux une partie de son culte. Toutes les passions qui agitaient Érasme-trouvaient en Morüs un écho fidèle : il partageait ses colères, ses espérances, ses préven- tions; il prenait souvent parti dans ses disputes, et se regardait comme offensé, lorsqu'on attaquait son ami: Tunstall, plus froid et plus anglais, joignait à des sentiments tout aussi affectueux un esprit de sagesse et d'impartialité qui se démentait rarement. Il pensait avec Morus qu'Érasme, Dorpius, Paludanus, Barland étaient l'honneur de Ja littérature; mais comme il croyait que ces excellents esprits étaient appelés à laisser de grandes choses, il professait. un éloignement très-prononcé pour les vaines discussions où ils s'en- gageaient si souvent aux applaudissements de Morus, qui excitait les combattants, relevait-lès courages abattus et parfois prenait part à la lutte. Loin de donner dans ce travers , il les engageait à la modé- ration, s'efforçait surtont d'apaiser Érasme, le plus irascible de tous, et voyait avec une douleur profonde les dons les plus nobles de l'intelligence se dissiper honteusement en tristes disputes. La sym- pathie dont Morus et Tunstall honoraïent notre pays n'était pas un fait isolé : les plus béaux esprits de l'Angleterré, Linacer, Latimer ; les plus grands seigneurs, Warrham, archevêque deCantorbéry, le car: dinal Wolsey, Montjoie, ne dissimulaient pas leur enthousiasme pour Érasme et ses compatriotes : ils reconnaissaient dans eette pléiade d'hommes d'élite l'heureux résultat d’une civilisation plus avancée que la leur, et ils subissaient sans regret notre influence dans les lettres. C'est par les rapports intimes qu'il établit avec nos savants, qu'Érasme a surtout signalé son premier séjour à Louvain.({1}. Il (1) Nous avouons que plusieurs des érudits que nous avons cités n’ont pas connu Érasme, lors de son premier séjour à Louvain, en 1502; mais il a paru conve- nable de rappeler dans le même chapitre toutes les liaisons. qu'il contracta, pour ainsi dire, sous les auspices de l’université. ( 56 ) reste, en effet, assez peu de chose des travaux qu'il x entreprit. I consacra beaucoup de temps à la théologie; mais il sut se garder d'un amour exclusif et ne cessa pas de cultiver les belles-lettres; il donna à l'Université des lecons d'éloquence sacrée et profane, quoi- qu'il ne fût pas du corps académique (1). Il reprit également avec une nouvelle ardeur ses études grecques, et ce fut à Louvain qu'il traduisit l'Æécube (2). La célébrité commençait pour lui et avec elle les ennuis qu'elle amène, les démarches indiserètes, les con- scils toujours demandés, rarement refusés. Il a spirituellement dépeint l'espèce de fatigue (5) qui laccablait dans une ville où l'activité littéraire suscitait de toutes parts des écrivains; il enten- dait sans cesse résonner à ses oreilles les mots : « De grâce, corri- gez celte lettre, retouchez ce poëme. » Son obligeance naturelle, et surtout le désir qu'il avait de voir fleurir la bonne latinité, le ren- daient rarement sourd à ces prières. Jacques de Middelbourg, grand vicaire de l'évêque de Cambrai, lui soumit un poème qu'il avait com- posé en l'honneur de l'empereur Maximilien (4). Érasme loua ce ver- sificateur et l’engagea à publier son travail. De tous les savants de Louvain, ce fut Dorpius qui rechercha le plus ses conseils et qui tira le plus de fruit de son commerce. Quant aux autres théologiens, notre savant les détestait, à l'exception d'Adrien, son maître; il se moquait volontiers des réunions des docteurs où, selon lui, les bouteilles et les verres prenaient trop de place (5). 11 y avait parfois des entretiens intéressants dans les boutiques des libraires, et là c'étaient Clenard et Latomus qui faisaient les frais d'une conversa- tion peut-être plus brillante que solide. Érasme aimait peu la dis- eussion publique, et il lui préférait un entretien sage et recueilli où-un petit nombre d'hommes distingués abordaient une question de (1) Reiffenberg, Mém. sur l'univ. de Louvain, MÉx. DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BRuxeLLes, 1832. (2) Opera, UX, 69 r°. L'Æécube fut imprimée à Paris, chez Josse Badius, en 1506. Des envieux ayant reproché à Érasme de s'être rendu coupable d’un pla- giat, notre auteur invoqua le témoignage de Jean Paludanus, qui l'avait vu tra- vailler à cette traduction. 5) Litt. ad. Andr. Ammontum, p. 157, litt. CIX. (4) Burigni, Vie d’Érasme, t. 1. (5) ReiSenberg, #nnales philologiques. ( 31 littérature on de théologie, l'agitaient et s’efforçaient de la résoudre. Ses conversations avec Dorpius et Barland avaient sans doute ce caractère; mais il savait toujours égayer ses discours par des rail- leries, des anecdotes, par une tournure d'esprit assez rare parmi ses compatriotes et dont il n’est pas cependant le seul exemple (1). Les qualités du cœur le rendaient plus aimable encore que celles de l'esprit : il semblait n'étudier que pour communiquer à ses amis les trésors qu'il amassait ; aucun appel ne le trouvait indifférent; une femme le suppliait-elle d'écrire un ouvrage moral qui ramenât son époux au devoir, Érasme prenait la plume aussitôt, et sans se deman- der si l'œuvre qu'il entreprenait était destinée au publie ou à un seul, il y consacrait ses soins, son temps, et il ne demandait d'autre récompense que la douce satisfaction que donne un devoir accompli. C'était là sa manière d’obliger, et il n’en connaissait point d'autre, car son mince revenu était à peine suffisant pour le nourrir. Érasme, dont la jeunesse s'était écoulée dans les colléges et les universités, parut pour la première fois, en 4304, sur un nouveau théâtre, Effectivement, les états de Brabant le chargèrent de féliei- ter, en leur nom, Philippe le Beau, à son retour d'Espagne: mission délicate qu'il n’accepta qu'avec répugnance, car il ignorait le lan- gage de la flatteric et craignait de donner prise aux attaques des nombreux ennemis qui commençaient à s'acharner contre sa gloire naissante; mais il aimait larchidue et partageait à son égard les” espérances et les illusions des Belges. Philippe, quoiqu'il ne se fût encore signalé par aucune action d'éclat, semblait destiné à porter le sceptre avec honneur. C'était lui qui, selon les prédictions des astrologues, devait pacifier l'Empire et refouler les Tures en Asie (2); c'était lui qui avait déjà assuré à sa maison, par un mariage heu- reux, le trône superbe des Espagnes et les régions lointaines décou- vertes par Colomb. Il revenait triomphant dans sa patrie, après avoir reçu les hommages de ses nouveaux sujets. La fierté, la beauté, la grâce brillaient en lui, et les Belges que charmait une grandeur si inouie, se pressaient avec orgueil autour du jeune maître qu'ils (1) On peut citer entre autres le spirituel et sagace philosophe Hemsterhuis. (2) Paneg. ad Phil. Burg., Enasut Opera, t IV. (58) adoraient. Louer un prince n'est pas une lâcheté, quand l'éloge de ce prince est dans toutes les bouches ; Érasme le comprit ainsi, et malgré son désir de vivre loin des grands ét des cours, il dit à . Philippe, dans un noble langage, dir: le respect des Belges et le légitime espoir qu'ils fret sur son règne. Il n'omit aucune circonstance du voyage de Parchiduc, parla avec pompe de son séjour à Paris et appatEn à la trêve conclue par ses soins entré la Fränce et l'Espagne. Les voyages d'Alexandre et dé César, s'écriait Yorateur, étaient accompagnés d’affreux carnages; des villes ré- duites en cendres, des populations égorgées étaient les trophées odieux d'une gloire faneste : combien fut différente cette course triomphale du jenne Philippe! on eût dit que le soleil l'éclairait de ses plus doux rayons (1). La nature paraissait lui sourire, et sur son passage, qui n'était ArQUe que par des bienfaits, tous les cœurs volaient à sa’ rencontre. Érasme rappelait énsuite la maladie qui avait fait craindre pour les jours du princé : présage bien triste au milieu de ces fêtes. M terminait cette partie de son discours par l'exatnen dés qualités de Philippe, dont l'instruction, disait-il, avait fait un hômme accompli, et par des éloges donnés à François Bus- léiden, évêque de Besançon et précepteur de l’archidue. Mais Érasme avait l'âme trop fière pour n’offrir à son souverain qu'un encens _ stérile; il voulut alssi lui donner de Sages conseils : il l'engagea à pratiquer la vertu et lui indiqua les principaux devoirs des rois. Il tempérait ainsi par d’habiles réticences ce que ses éloges pouvaient avoir d'excéssif, et il sauvait la dignité des lettres qui s'accorde mal avec la flatterie. Le panégyrique fut prononcé at palais de Bruxelles, le jour des Roïs de l'an 1504, devant une assemblée d'élite qui comptait tout ce que les Pays-Bas avaient de plus illustre (2). Le comté de Nassau, l'évêque d'Arras, le chancelier de Maïgny figuraient au nombre des assistants. Le dernier de cés personnages répondit à Érasme , au nom de l'archidue, et ce princé fut si satisfait de l'éloquence de notre savant qu'il lui fit donnér 50 ducats et l'invita à entrer dans sa (1) Jucundo adfulgens lumine. Paneg , t, IV, p. 522. (2) Burigni, F’ie d’Érasme , t. Ke, (39) maison (1). Le panégyrique fut diversement jugé : les ennemis d'Érasme lui reprochèrent d’avoir outré l'éloge, les ignorants l'ac- cusèrent de servilité (2). Érasme répondit fort sensément aux pre- miers que la louange est essentielle à ce genre de pièces, et que le prince donnait d’ailleurs de si grandes espérances qu'elles auraient justifié des paroles plus flatteuses encore. Il défendit en cette cir- constance les vrais principes d'un genre littéraire que nous ne pré- tendons pas approuver d'une manière absolue, mais qui paraît nécessaire dans les monarchies, dont il rehausse la magnificence. Dans la vie des souverains, il est des circonstances si imposantes, des jours si solennels que les sujets ne sauraient sans outrage ne pas s'associer à l'allégresse que ces événements provoquent, et alors, selon l'antique usage de la nation, les assemblées, le clergé, les premiers de l'État apportent au pied du trône avec dignité, mais aussi avec dé grandes louanges, l'expression de la reconnaissance et de l'amour des peuples. Érasme pouvait invoquer d’ailleurs et il invoqua, en effet, l'exemple des panégyristes de l'antiquité (3), qui n'avaient pas épargné à leurs héros les épithètes les plus sonores et parfois même les comparaisons les plus impies. Quant au reproche de bassesse que lui adressaient les ignorants, il était éncore moins fondé, Érasme n'avait pas parlé en son nom pérsonnel, mais au nom d'une assemblée; comme Pline au sénat de Rome, Éräisme, devant les états de Brabant, n'avait fait que traduire avec noblesse les sen- timents du corps illustre dont il était le représentant. La forme de son discours était son seul ouvrage (4). Paludanus, en rhéteür con- sommé, approuva la harangue d'Érasme, et le suffrage de ce juge aussi éclairé qu'intègre lui fut un dédommagement bien doux des insinuations malveïllantes de ses ennemis. Paludanus l'engâgea (1} Burigni, Pie d’'Érasme, +. Er | EUR Ma! (2) Dans l'espèce de préface qu'il adressa à Paludanus et qui est imprinée avec le panégyrique, il fait des allusions à ces attaques. (5) 11 inyoqua l'exemple du panégyriste d'Alexandre le Grand, mais ir n'a pas songé à Pline. (4) Érasme fit aussi en l'honneur de l’archiduc un poëme (carmen gratula- torium) qui ne vaut guëre mieux pour le fond et pour la forme que les nr médiocrités qu’il s'est permises, sous prétexte de poésie. ( 40 ) même à publier son œuvre, et ce conseil qu'on donne rarement en vain ne fut pas repoussé. Il dédia le Panégyrique à un homme dis- tingué, qui avait paru l'écouter avec la plus grande bienveillance, Nicolas Rutier, évêque d'Arras, auquel il avait déjà précédemment donné une preuve de son respect, en lui offrant la dédicace des déclamations de Libanius qu'il avait traduites du grec. L'évêque Jui avait remis, cette fois en guise de remerciment, la somme de 40 pièces d'or. Pour Philippe le Beau, il ne vit pas le brillant avenir que ses courtisans lui avaient prédit, car une mort inopinée le frappa en 1506, à Burgos, au sein de cette Espagne qui préparait à sa race de si grandes destinées; mais il ne mourait pas tout entier, il laissait un enfant qui étonna le monde sous Je nom de Charles- Quint, et toutes les merveilles qu'on avait annoncées du père furent réalisées par le fils. Érasme fut navré à la nouvelle de cette fin si prompte, si terrible et qui donnait un démenti si formel à la vaine prévoyance des hommes, I] écrivit à Jérôme Busleiden, conseiller de Philippe, que la terre n'aurait jamais rien vu de si grand ni de si bon que ce prince, s’il eût véeu plus longtemps. Henri VIH, alors prince de Galles, voulut consoler Érasme et lui écrivit dans ce dessein une lettre aussi tendre qu'élégante, où il déplorait la mort de Philippe comme celle d’un ami et d’un frère; 11 terminait ce billet en adres- sant à Érasme des louanges excessives qui font penser à celles que, dans un temps plus récent, Frédéric I prodiguait à Voltaire. Dans le Panégyrique, Érasme donna à ses concitoyens le premier modèle d’une latinité élégante et facile. Il avait déjà montré, dans son Manuel du Chrétien, ce que serait la théologie le jour où on la verrait affranchie des préjugés qui l'avaient dégradée si long- temps (1). Par ses traductions, ses leçons et surtout par ses entre- tiens, il avait révélé aux érudits de Louvain les beautés de la litté- rature grecque et les principes d’une saine critique; il lui restait encore, pour achever l'éducation des Belges, à rassembler les bases premières de la science des langues, et ce travail, qu'il eût mieux fait peut-être d'entreprendre d'abord, mais qu'il négligea dans sa jeu- (1) Cet ouvrage, dont il sera parlé dans le chapitre suivant, précéda le Pané- gyrique, (:41 ) _ nesse, fut interrompu par ses voyages et repris enfin dans l’âge mr, avec l'aide de Clenard, de Despautère et des savants du collége de Busleiden, CHAPTTRE IT. PREMIERS TRAVAUX THÉOLOGIQUES D'ÉRASME. Érasme, au sortir du cloître, voulut oublier à jamais les ennuis de la théologie. Il était jeune, il était libre et aucune puissance humaine n'aurait plus le pouvoir de remettre son esprit sous le joug qu'il avait brisé; mais à peine eut-il joui quelques années de cette vie nouvelle qu'il se remit volontairement aux sévères études qu'il avait méprisées , et cependant ses convictions n'avaient pas changé, car c'était en réformateur plutôt qu'en adepte qu'il entrait dans le domaine de la science divine. Deux causes concoururent à réveiller en lui le sentiment religieux, d’abord l’enseignement élevé et libé- ral d’Adrien Floriszoon, ensuite la révolution qu’opéra dans ses idées Ja lecture attachante des remarques de Laurent Valla sur le Nou- veau Testament. Nous ne donnerons aucun détail ici touchant ses relations avec Adrien (1), nous nous bornerons à examiner l'En- chiridion militis christiani, son premier ouvrage théologique, et par suite celui où l'influence de son maître a dû se faire sentir le plus vivement. Érasme, déjà vieux, déclara qu'ayant achevé l'En- chiridion , il le soumit à Adrien, qui l'examina et l'approuva (2); or, on sait que l'examen de l'œuvre du disciple par le maître ne se fait jamais sans quelques additions de la part de celui-ci. On pourrait (1) Un chapitre spécial est réservé à ce sujet. (2) Enchiridion primum cditum est Lovanii ante arnos XXII (t. I des Zettres , p. 875). Florebat id temporis illic Adrianus, ejus Academiae princeps; legit librum et probavit. (#2) donc, avec quelque raison, regarder l'Enchiridion comme le fruit d'une collaboration, et même, sans aller aussi loin, il est permis de dire qu'Adrien, par son suffrage, a assumé sinon complétement, du moins, dans une certaine mesure, la responsabilité des doctrines qu'Érasme y soutient. L'Enchiridion fut composé sur la demande d'une femme (1) qui, voulant ramener son époux à la dévotion et aux bonnes mœurs, supplia Érasme de donner une idée pratique du christianisme dans un écrit simple et clair. Érasme, alors à S-Omer, accéda à cette prière, et fit dans un but charitable, un livre d'une importance capi- tale. Dans le principe, il ne songea pas à le livrer à la publicité, car il n'avait voulu, d'après son propre témoignage, écrire que pour lui- même et un de ses amis (2); ce qui explique, sans les justifier, les témérités qu'on y déploré. L'Enchiridion militis christiani, comme le nom l'indique, est une sorte de manuel renfermant des conseils propres à protéger le chrétien contre les dangers qui le menacent en ce monde, Pour l'instruction et l'édification de tous les États, l'auteur y expose le plan du christianisme (5), et il compare le chré- tien à un guerrier toujours exposé au combat, ayant besoin par con- séquent d'armes toujours prêtes : « La vie entière de l'homme, » dit-il, « est une lutte continuelle contre une multitude d'ennemis redoutables qui cherchent à le perdre; contre ces ennemis nous devons être toujours armés. Le Christ est notre roi, notre chef à qui nous devons obéissance; celui qui ne combat pas sous sa bannière appartient à ses ennemis; mais à ses fidèles champions il promet Ja plus belle victoire et la récompense la plus glorieuse, tandis que lé châtiment de ceux qui l'ont trahi est la mort éternelle (4). » Ces combats incessants ont pour cause des vicés qu'Érasme énu- © (1) Toute sa vie, Érasme s'intéressa à la famille de cette femme; il s'efforça même d'assurer une position à la sœur de l'homme pour qui il avait écrit l'En- chiridion, c'est ce qu’attestent les paroles suivantes, extraites d’une de ses lettres : Mulier quam tibi ex Mechlinii commendawi est soror illius cui nuper Enchiridion dicavi. (2) Enchiridion quod mihi et cuidam amiculo scripst. (3) Erhard, Biogr. d’Érasme , t. XXXWI, p. 167, Excyccor. de Gruber. (4) Enchir, mil. christi., Opera Enasmi;t V, (45) mère et contre lesquels il indique d'atiles remèdes. La colère, l'am- bition, la luxure l'occupent tour à tour, et il oppose à leurs inspira- tions funestes les conseils de sa propre expérience. Les principales armes du soldat chrétien sont, d’après lui, la prière ét la méditation des saintes Écritures. Toutes les philosophies humaines sont viciées, | dit-il; la doctrine du Christ est seule pure et sublime, et c'est en la méditant dans les œuvres inspirées de la littérature‘sacrée, c'est en se rapprochant de Dieu par la prière que l'homme deviendra meil- leur; mais, dans sa ferveur religieuse , il n'est pas intolérant, et, comme on l'a dit, il parle le langage de la vraie dévotion ; non celui de la superstition (1); il se garde bien de condamner les lettres paiennes et se contente de réprouver la licence de l'antiquité (2). Il flétrit les mœurs corrompnes de son siècle, s'indigne dés préjugés et de l’avidité d’un clergé ignorant ; et, dans la terreur où le jettent, d'une part, les vices des moines, les dangers d'une religion désho- norée par des pratiques absurdes et des abus séculaires, de l'autre, des peuples inquiets, agités, crédules, il ne voit qu'un remède aux maux qui menacent la société et l'Église : le retour an christianisme, telque l'ont compris les premiers apôtres de la foi (3); et à ce propos il fait ; dans le cinquième canon, l'éloge de la vraie piété, sujet qu'il traite avec élévation, mais plutôt en philosophé qu’en prêtre : il con seillait aux dévots de ne pas'attacher leur vénération aux choses extérieures du culte , aux cérémonies, aux images, mais de s'efforcer de saisir Ja portée morale de la religion ; il ajoutait avec hardiesse que toutes les religions ont une certaine valeur et qu'ellés se tou- chent par divers côtés. Quelles que soient, en effet, les différences qui les séparent, sous le rapport des traditions, des cérémonies et des: aliégories,, il y a une idée supérieure, un sens spirituel , qu'on retrouve dans toutes. Ainsi, selon lui, il y avait autant de vérités que de religions, et, sauf quelques dissemblances dans le eulte, toutes les sectes du monde avaient également raison. Oublier de la sorte l’origine surhumaine du christianisme pour le rabaisser au (1) Un de ses éditeurs, dans une préface jointe à l'Enchéridion ; le loue d’avoir été pieux sans superstition. Voir l’édition de Vander Aa. (2) Opera Erasmi, t. V, p. 7. (5) Nisard, Revue britannique, article sur Érasme, (44) niveau de tant d'autres croyances, fruits de l'erreur ou du mensonge, était d'une audace qui approchait de l'impiété. Érasme, par ces aper- çus, laissait sans doute bien loin derrière lui les préjugés de son temps et de son pays, mais il faisait ce qu'un croyant ne fera jamais et ce que les libertins peuvent seuls se permettre, il donnait à en- tendre que Dieu, dans son indifférence, avait jeté les rayons de la lumière céleste sur tous les clergés et sur toutes les sectes qui s'agitent ici-bas, et il humiliait ainsi par une indigne comparaison la religion dans laquelle avaient vécu ses pères et dont lui-même il était le ministre. | Au point de vue littéraire, l'Enchiridion est, sans contredit, un des ouvrages les plus médiocres d'Érasme. Production de la jeu- nesse de l’auteur, il porte la trace de l'inexpérience et de la négli- gence. Le plan fait défaut, et le style, d’ailleurs sans politesse, pèche fréquemment contre le goût; il y a tel chapitre où Érasme parle tour à tour d'Hercule, de Jésus-Christ, d'Éve, des démons, de Vir- gile et d'Homère (1), et du fond de ce chaos, où il mêle effronté- ment le sacré et le profane, il s'élève aux considérations les plus hautes que le christianisme puisse inspirer : il s'écrie que c'est la charité qui sauvera le monde, que là où Dieu n’est pas est la mort, mais qu'en s'unissant avec amour à Dieu, en invoquant sans cesse sa miséricorde infinie, l'homme sera vainqueur de tous les maux qui l'accablent. La foi lui donnait ainsi l’éloquence qu'il demandait vai- nement au sophisme; mais ces éclairs du génie, apparaissant à de rares intervalles au sein de ténèbres profondes, ne jettent qu'une lumière douteuse et ne servent qu'à accroître la confusion de ce vaste désordre où tout se trouve et se heurte, le vrai et le faux, la morale chrétienne et la hardiesse philosophique, la latinité la plus élégante et le langage le plus abrupte (2). Un grand talent sannon- çait qui semblait doué des dons les plus rares : la chaleur, la no- blesse, Ja science; mais l'art manquait encore, et toutes ces ri- chesses paraissaient stériles faute d’une main assez habile pour les bien ordonner. (1) Enchiridion militis christiani ,; quod vitandum in vita. (2) A côté de passages très-mal écrits, il y a des pages irréprochables dans l'Enchiridion. (45) L'Enchiridion eut un succès immense qui s'explique par l'espèce d'inquiétude et le vague désir de réformes qui agitaient déjà les esprits à l'époque où il parut ; il fut lu avec avidité dans toute l'Eu- rope(1l), et on ne peut nier qu'il n'ait exercé une influence salutaire sur les mœurs du clergé. Le public eut quelque peine à saisir cer- taines idées qui lui échappaient à cause de leur élévation; on vit même un esprit très-subtil de notre pays, Gérard Lystrius, s'adresser à Érasme pour se plaindre de l'obscurité de l'Enchiridion. Le philo- sophe pria ce critique de lui indiquer les passages qu'il blamait et eut l'obligeance de lever tous ses doutes. Les travaux d'Érasme sur le Nouveau Testament furent, pour la théologie, le commencement d’une ère nouvelle, L’éloquence, la raison, la noblesse qu'il mit à parler des mystères de la religion, la hardiesse même avec laquelle il interrogea les saintes Écritures firent voir le néant de l'antique scolastique, qui se débattait péni- blement dans des querelles de mots, dans de folles arguties, indi- gnes également du christianisme et de l'esprit humain. Une science nouvelle se forma sous les auspices des savants, encouragée par les papes et repoussée avec horreur par les universités. Les sophismes de la vieille théologie disparurent peu à peu, et malgré la distance des temps, on put admirer les doctrines du christianisme dans leur simplicité première. Dès l'année 1304, Érasme, séduit par le talent de Laurent Valla, s'était laissé distraire de ses études classiques, pour porter son attention vers le Nouveau Testament (2). Avec sa pénétration habi- tuelle, il avait aussitôt deviné que le mystérieux avenir de la reli- gion était tout entier dans ces pages sublimes; il reconnut dans Valla le réformateur de la science, il admira la magie de son style, la solidité de ses pensées, et, non content de lui rendre un hommage solitaire, il voulut révéler au monde le génie hardi dont les dévots osaient ternir la gloire et qui méritait le respect de tous les chré- tiens convaincus, Ce ne fut, toutefois, qu'en 1505, après une longue (1) Biographie d’Érasme, par Erhard; Excycrorénte d’Ersh ct Gruber. (2) Zbid. — Nisard, Revue britannique. Valla avait publié d'importantes remarques sur le Nouveau Testament. ( 46 ) méditation des Écritures et des Pères , qu'il publia sa défense des remarques de Valla. Ce livre fut reçu avec un applaudissement uni- verselet, par la force de l'exemple, il dirigea l'activité des gens de let- tres vers les sujets religieux qui, depuis la renaissance, étaient un peu négligés. Reuchlin, l'année suivante, donna ces travaux mémora: bles qui ont immortalisé son nom. A la plus complète indifférence pour les monuments du christianisme succéda un élan fécond qui coïncida heureusement avec le réveil des études classiques dont il :balança, jusqu’à un certain point, l'influence. On voulut comparer les versions grecque et hébraïque des Évangiles, on écrivit des com: mentaires, des paraphrases, on donna, en un mot, à ces sources de la foi, tous les soins pieux qu'elles méritaient. Reuchlin en Allemagne, Lefèvre d'Étaples en France, Érasme en Brabant, se mirent à la tête d’un mouvement sagement progressif qui aurait probablement amené une réforme lente et graduelle des abus de l'Église, si l'obstination du clergé et l'esprit de révolte qui agita vers celte époque l'Empire et l'Angleterre, n'avaient jeté en Europe des semences de désordre qui produisirent un schisme. Ces hommes illustres qui ranimèrent les études sur le Nouveau Testament et les écrits bibliques vécurent et moururent dans la foi catholique; le saint-siége bénit leurs efforts; les esprits éclairés de‘tous les pays applaudirent à leur généreuse persévérance, et cependant leur nom n'est pas venu jusqu'à nous sans qu'un peu de discrédit se soit mêlé à leur gloire. Des fanatiques, plus préoccupés d'un intérêt de caste que de la grandeur de leur croyance, des hérétiques, jaloux de ne pas voir dans leurs rangs les vrais réformateurs de la religion, leur ont prodigué des outrages immérités. Mais ces ennemis, si bien d'accord pour condamner et pour maudire, cessent de s'entendre dès qu'ils veulent expliquer la cause de leur colère; ils errent alors au gré de leurs passions, inventent toutes les contradictions dont la haine est capable, et tandis que les uns s'indignent d’un esprit de licence et de hardiesse qui les révolte, les autres ont à la bouche le reproche de timidité et de faiblesse. Les récriminations des protes- tants nous touchent peu, et à coup sûr, ils ne persuaderont à per- sonne que la peur et le désir de ne pas s'aliéner les rois et les princes aient pu empêcher Reuchlin, Érasme, Lefèvre de se prononcer aussi ( 47) ouvertement que Luther. Leur vie entière proteste contre cet inju- rieux soupçon, leur mort en montre tout le néant; car, à ce mo- ment suprême où les intérêts et les affections de la terre perdent leur empire, ils demeurèrent inébranlables dans leurs convictions passées. Les reproches des catholiques sont plus fondés; ils sont au moins spécieux; il n'est que trop vrai qu'Érasme et ses émules, en attirant la curiosité du siècle vers le Nouveau Testament, en livrant surtout à la liberté du sens individuel l'interprétation des saintes Écritures (4), devinrent la cause involontaire de tous les maux qui affligèrent l'Église. S'ensuit-il cependant qu'ils méritent d'être rangés parmi les hérétiques et les impies? Autant vaudrait reprocher à l'artisan le crime commis avec le fer forgé par ses mains ou rendre les ombres de la nuit solidaires de l'œuvre ténébreuse que les méchants accomplissent. L'esprit humain serait condamné à l'immobilité et à l'impuissance, si la crainte de fournir des armes aux impies devait enchaîner l'écrivain. Reuchlin, Érasme, Lefèvre d'Étaples travaillèrent pour la gloire de la religion, et en remettant les saintes Écritures en lumière, ils parvinrent à lui rendre un service durable; mais comme le bien et le mal, la vérité et le men- songe se mêlent étroitement parmi les hommes, il arriva qu’en dernière fin, leur tentative eut des suites funestes : elle ouvrit un large champ aux conjectures, à l'esprit de système, à la manie d'innover, et au lieu d'entrer dans une région plus sereine, la chré- tienté se vit bientôt en proie à d'irréparables malheurs. La faiblesse humaine était seule coupable en cette conjoncture, etil y aurait une iniquité flagrante à imputer aux commentateurs du Nouveau Tes- tament le concours qu'ils prêtèrent malgré eux à des esprits auda- cieux ou pervers, La défense de. Valla n'avait été qu'un essai, et Érasme persévéra dans cette voie nouvelle par sa célèbre édition du Nouveau Testa- ment. Ce grand travail, qui l'occupait depuis nombre d'années, parut en 1518 (2). Tous ses amis étaient dans la confidence des joies et (1) Les protestants eux-mêmes reconnaissent le danger de laisser les textes sacrés à la merci des ignorants. Parmi les catholiques, don Jaime Balmés a ad- mirablement traité cette question. (2) Des l’année 1515, Érasme fit paraître un commentaire sur le Nouveau ( 48 ) des peines qu'il lui donnait; il s'en entretenait sans cesse avec Morus, Dorpius, Barbirius, Gérard de Nimègue, l'évêque d'Utrecht et même Léon X, tous l'attendaient avec impatience, et dès l’année 1515, le souverain pontife se plaignait de la lenteur qu'il mettait à le terminer, À peine la paraphrase eut-elle paru que Léon la loua publiquement (1), et toute la chrétienté s'associa à cet hommage : ce fut à qui admirerait la sagesse et l'élévation d'un commentaire qui semblait inspiré par la foi la plus scrupuleuse et la plus éclairée. Selon Marsollier (2), aucun livre n'est plus utile aux prédicateurs qui veulent annoncer l'Évangile solidement et utilement; ajoutons que rien n'égale la netteté et l'élégance de sa traduction (3) et qu'on y chercherait en vain quelque chose de semblable au jargon de l'école; il a remplacé cette barbarie par une majesté simple qui convient à la sublimité du sujet. | Mais Érasme avait l'esprit trop juste pour ne pas voir quels dan- gers recélait sa tentative. Vulgariser l'Écriture sainte, comme il le faisait, c'était toucher aux prérogatives de l'Église, qui jusque-là l'avait interprétée à sa guise, sans permettre aux laïques de discuter ses décisions infaillibles : c'était ouvrir les portes du sanctuaire et livrer aux disputes du monde les textes sacrés que tant de généra- tions avaient adorés, en les connaissant à peine. Il comprit que le désir de briller, la rage d'inventer, les témérités coupables allaient paraître, et pour tempérer le danger qu'il y avait à mettre entre les mains du siècle tant d'armes qui pouvaient devenir funestes, si Ja main qui les maniait était ignorante ou rebelle, il voulut du moins enseigner comment il fallait s'en servir. Ce fut dans cette pensée qu'il ajouta, en guise d'introduction à la première édition du Nou- veau Testament, un traité sur la manière d'étudier la théologie (4), où il donnait des préceptes d’une sagesse admirable : « le professeur Testament; l’année suivante, il donna une édition grecque et latine du même livre avec des notes. (1) I y eut des moines qui prétendirent que Léon n’avait entendu louer que l'élégance du style et non le fond des choses. (2) Marsollier, Justification d’Érasme. (5) On pourrait y relever cependant çà et là des infdélités. (4) Ratio seu methodus compendio perveniendi ad veram theologiam. Un L ( 49) de la doctrine chrétienne devait, disait-il, purger son cœur non- seulement des vices dominants, mais encore de toutes les passions terrestres, pour l'ouvrir aux croyances de la voix du divin Maitre. Qu'il éloigne la vanité, le caprice et la téméraire manie d'innover et qu'il se pénètre d’une profonde vénération pour les sujets religieux; qu'il ne rougisse pas surtout de se laisser diriger dans ses études, car la foi et l’obéissance sont un frein nécessaire; qu'il n'ait pas le vain désir de faire briller sa science, mais qu'il cherche à améliorer le cœur; et comment parviendra-t-il à ce recueillement suprême ? Par la prière, par la méditation. Qu'il ne vive pas pour le siècle, mais pour le Ciel! » Paroles d’une simplicité sublime qui témoignent à la fois de la pureté des intentions d'Érasme et de la sûreté de son jugement. Il obéissait au cri de sa conscience, quand il recomman- dait l'Évangile aux méditations des chrétiens, mais il ne se dissimu- lait pas les dangers de ce grand dessein. Il savait que l'homme, cet être indocile et superbe, est toujours prêt à abuser des dons que le Ciel lui a départis, et que la lumière sereine qu'on fait luire à ses yeux devient bientôt un météore sanglant qui éclaire les désordres et les ruines. Il s’effrayait alors de son audace et s'efforçait, autant qu'il était en lui, d'en préveuir les suites funestes. Il gardait néan- moins sa conviction, et tout en jetant un regard inquiet vers l'avenir, il croyait ne pouvoir épargner à son siècle ce don terrible de la science qui a poursuivi l'humanité dès ses premiers jours et que Dieu semble avoir attaché à nos destinées, comme une triste parure qui flatte l'orgueil et qui compromet le salut! La révolution religieuse du XVI"*° siècle justifia les craintes d'Érasme et fut la réponse de la faiblesse humaine à la noble pen- sée qui l'avait guidé dans ses travaux théologiques. Il vit l'hérésie dévorer le fruit de ses veilles, désoler l'Europe et le proclamer hautement son complice. Les dévots, irrités du schisme de Luther, indignés surtout des louanges adressées par ce sectaire à Érasme, docteur célèbre de Louvain, Jacques Latomus, attaqua violemment ce livre; mais comme ses critiques portent surtout sur le danger qu'offrait l'étude de la langue hébraïque, nous avons transporté cette discussion dans le chapitre relatif au collége des Trois-Langues. Tome VI. — 9e PARTIE, À ( 50 } crurent à une secrète connivence entre ces deux hommes. La haine les confondit dans un débordement d'outrages dont la violence fut telle que le souvenir en est venu jusqu’à nous. Les Pays-Bas, et sur- tout Louvain, retentirent des clameurs dé quelques moines fana- tiques , tolérés, encouragés peut-être par l’université. Depuis sa ré- conciliation avec Dorpius (1), il vivait cependant en paix avec les docteurs ; les vieilles querelles, semées de tant d’injures récipro- ques, avaient été oubliées ou à peu près. Dorpius semblait être redevenu l'ami de cœur qu'il avait chéri dans sa jeunesse (2); Jean Briard recherchait son intimité. Ces marques d'intérêt l'avaient si bien réconcilié avec la docte cité qu'il s'y était fixé, et, comme il le disait gaiement, il s'y était transporté tout entier, c'est-à-dire avec sa bibliothèque (3). L’aceueil favorable qu'il reçut, l'honneur qu'on Jui fit en l'admettant dans la faculté de théologie, Ja tranquillité propice aux études, et surtout les soins que lui imposa le legs de Busleiden , l'y retinrent quelque temps. Retiré au collége du Lis, avec Nœvius d'Hondschoote, il travaillait sans relâche au Nouveau Testament. Nœvius était à celte époque le professeur de Louvain qu'il affectionnait le plus : « Rien, disait-il, dans cette université n'est plus érudit ni meilleur que lui (4). » Il voyait avec Joie s'em- presser sous ses ordres les jeunes savants qui illustraient le collége de Busleiden, dont il était alors le principal soutien. La part qu'il prit à la fondation de ce célèbre établissement, et surtout les atta- ques que souleva son Nouveau Testament, troublèrent cette heu- reuse paix. Des haines qui n'étaient qu'assoupies se ranimèrent : les d'Egmond , les Noxus, les carmes, les dominicains, l’attaquèrent tour à tour, les uns au grand jour, les autres dans l'ombre. Is s'éle- vaient surtout contre l'enseignement de hébreu donné au collége des Trois-Langues et contre la diffusion des Écritures, et leurs plaintes, quoiqu'elles fussent plus violentes que sages, ne demeurèrent pas (1) Nous parlerons plus loin de la dispute qu'Érasme eut à soutenir contre Dorpius. Voyez chap. VI. (2) Dorpius ex animo videtur amicus. (Erisr. Enasmi, t, 1°.) (5) Totus, id est, cum bibliotheca. (4) Fersamur nunc in collegio Liliensi cum hospite omnium humanissimo, Nœvio Hontiscotano. (Erisr. Enasut, t. 1er.) (51) Sans écho au sein de la faculté de théologie. I s'en fallait de beau- coup, en effet, que les docteurs de Louvain partagéassent toutes les idées d'Érasme. Comme ils rédoutaient avant tüut l’hérésie ét le _Schisme, ils trouvaient juste et utile que les livres sacrés ne fussent pas accessibles à tout le monde, et ils n'étaient pas éloignés de proscrire comme une impiété toute traduction en langue vulgaire des Écritures ; ils haïssaiént ces versions rarement fidèles, souvent perfides, toujours dangereuses, ét surtout ces commentaires où le génie humain, naturéllément enclin à l'erreur, cédait trop volontiers au plaisir d'innover. L'antique tradition de l'Église sé trouvait ainsi éntamée, et le droit qu'elle s'était arrogé jusqu'alors d'expliquer la loi dont elle avait le dépôt, devenait illusoire. Telle était l'opinion des théologiens : étroite, si l’on veut, et rétrograde, elle offrait néan- ioins dans un témps de désordré un louable exemple de déférénice pour le saint-siége et de sage discipliné, ét Si où y trouvait l'esprit de routiné et d'appréhension dés nouveautés qui dominait à Lou- vain, on y remarquait aussi la politique de conservation religieuse qui, én tout témps, à caractérisé cette célèbre écolé. Ces doctrines, que l'Église a d'ailleurs consacrées, ne fürént toutélois pas soutenues publiquement à Louvain. Les théologiens illustrés qui les profes- saient, Briard, Dorpius, Latomuüs, se gardèrént soigneusement d’une discussion avec un adversaire tel qu'Érasme; ils sé contentèrent de le décrier sourdement (1), de lé désigner aux coups dés prédicateurs, et de trahir ainsi sciemment, lâchement les lois de l'amitié. Les injures des précheurs témoignent qué ce qu’on détestait sur- tout dans Érasme, c'était l'éditeur du Nouveau Testament et le res- taurateur des lettres. Lui-même, comme pour justifier son mot favori que les moines défendaiént avant tout l'ignorance (2), il à eu soin de transmettre à la postérité quelques-unes de leurs inéptés attäques. En France, un carmé annonçait la prochaine arrivée de l’Antechrist. « Déjà, » disait-il, « il a des précurseurs, Reuchlin, en (1) Oblatrant unus et alter, sed in absente (Dorpius ac Aténsis ). (2) La vraie querelle est celle qu'on fait aux lettres; les vrais erinemis, ce sont les anciens qu'on veut faire rentrer dans leurs tombes : c'ést la guerre de l’igno- rancé contre la lumière de l'antiquité, (Trad. dé Nisard.) (52) Allemagne, Lefèvre d'Étaples, en France, Érasme en Brabant (1). » _C'étaient précisément les noms de ceux qui avaient enlevé à la vieille héologie son caractère gothique, pour en faire, selon l'expression de notre auteur, la philosophie chrétienne. A Bruges, dans l’église de Saint-Donat, un moine déblatéra pendant plus d’une heure contre Luther et Érasme; car, ainsi que le disait ce dernier (2), c'était la tactique favorite de ces gens-là d'associer les noms de deux hommes qui n'avaient rien de commun entre eux. Ce moine n'ayant pu par- venir à entendre les Paraphrases, déclarait sans façon qu’une latinité si relevée lui semblait suspecte d’hérésie. À Louvain , Nicolas d'Eg- mond , professeur de théologie, se montrait plus véhément; il disait dans ses leçons : Paul, de persécuteur de l'Église, devint vertueux, puissent Luther et Érasme suivre son exemple! Un autre jour, ayant appris qu'il y avait dissentiment entre Érasme et Lefèvre d'Étaples (3) : cela n'a rien d'étonnant, s’écria-t-il, les hérétiques ne sont jamais en paix (4). Trop sensible à des attaques qui ne mé- ritaient que le mépris, Érasme faisait des vœux pour que le cardi- nal Adrien, son ami, vint mettre un terme à ces clameurs insen- sées (5). De son côté, il agissait avec vigueur auprès du pape et de l'Empereur, dans l'espoir d'obtenir une réparation éclatante. Le sou- verain pontife ordonna par deux fois, à l’université, de faire taire tous les discoureurs; mais cet ordre fut éludé. Un décret de l'Em- pereur, également sévère, eut à peine paru qu'on en obtint une in- terprétation qui le réduisit à néant (6). Pendant que ses écrits donnaient lieu à tant d'injures, Érasme préparait une seconde édition de son Nouveau Testament; mais, (1) Reuchlinum Germania, Fabrum Stapulensem Gallia, Erasmum Bra- bantia. (2) Nam hoc consilio condidere monachi inter pocula, ut me qui nihil habeo commercii cum Luthero , semper cum illo conjungant. (5) Il y eut, en effet, au sujet du Nouveau Testament, une grave discussion entre ces deux savants. (4) Vec mirum , inquit, nunquam pax est inter haereticos. (5) Utinam cardinal Dertutensis rediret et hujus insolentiae modum im- poneret ! t. I: des Lettres, p. 665. (6) Pontifex bis misit mandatum ad academiam ut blaterones illos coër- (55 ) avant de la livrer au publie, il résolut, pour épargner à la chrétienté le spectacle de funestes disputes, de s'assurer des dispositions des théologiens (1), d'obtenir leur approbation et même de les désarmer par de sages concessions. Les attaques incessantes dirigées contre la Paraphrase et contre le collége de Busleiden, qu'il regardait comme sa création , tout en l’affligeant profondément, ne l'avaient pas fait dévier un instant de la sage réserve qu'il s'était imposée depuis son arrivée à Louvain. Appelé par Briard dans l'intimité des docteurs, il aurait cru faire injure à une amitié aussi empressée en montrant de la défiance, en élevant des plaintes, en nourrissant des sonpçons; il supportait les affronts avec résignation et ne voulait pas voir la main . qui les dirigeait peut-être. Il s'étonnait parfois, il est vrai, de la du- plicité et de la tiédeur de Dorpius et de Briard; mais alors même, il s'efforçait de les trouver innocents, et il se disait que, loin de l'aban- donner et de le trahir lorsqu'ils semblaient se liguer contre lui, ils ne faisaient que céder aux obsessions des moines , et que leur cœur était toujours à lui. Il ne se dissimulait pas ses propres torts ; il avouait qu'il était trop libre et trop hardi dans ses propos, et qu'il sacrifiait trop à l'esprit de sarcasme (2); mais ces défauts, il les connäissait, il les détestait même, et pour les bannir de la seconde édition du Nou- veau Testament, autant que pour enlever dans la suite à ses adversaires tout prétexte de récrimination, il se décida à soumettre ce livre au plus illustre d’entre eux, à Briard. Ce ne fut qu'après avoir, pendant plusieurs mois, corrigé son travail (3) qu'il osa s'adresser à ce juge redouté, dont l'approbation valait à ses yeux celle de l'université tout entière et mettrait, pensait-il, son œuvre à l'abri des outrages. Briard accueillit cette ouverture avec civilité, mais sans empres- cerent et per rhetorem totius academiae fieri coeptum interim. F'enit edic- tum Caesaris, admodum severum, et hoc eluserunt. Impetrarunt ab aula edicti interpretationem , id est irritationem. (1) Érasme a écrit plusieurs fois le récit de la discussion qui va suivre. Nous: avons suivi celui qu’il donne dans sa lettre à Barbirius et qui nous a paru le: plus complet. (2) Et, fatear, sum natura propensior ad jacos quam deceat. Lettre à Budé. (5) Multis mensibus in eo sudabam emendando. (54) sement. Il promit ses conseils, et tout en déplorant l'insuffisance de son talent, il aflirma que, revue par ses soins, la version du Nouvean Testament serait aussi irréprochable au point de vue de la religion qu'elle l'était déjà à celui de la science. Érasme pria égale- ment d'Egmond, Dorpius, Latomus de lui indiquer les passages condamnables (1), se flattant d'échapper, par une critique amicale et mesurée, aux violences désordonnées de la discussion publique. Comme le temps approchait où le livre allait paraître à Bâle, Briard invita Érasme à un repas avec d'Egmond et Vivès. Érasme annonça à son hôte son départ pour l'Allemagne, et le supplia de nouveau de lui désigner avec franchise les erreurs ou les témérités qui avaient pu se glisser dans son travail. Le docteur , sans s'engager sur aucun point, à la vérité, l'assura qu'ayant lu et relu l'ouvrage, il le trouvait pieux et érudit, et quelque insistance que mît Érasme à obtenir une censure, même modérée , plus utile, à son sens, que les louanges les plus méritées, Briard persista à ne rien blâmer. Mais, lui dit alors Érasme ; si vous êtes sincère, pourquoi certains théologiens de vos amis ont-ils si violemment attaqué la première édition? Briard s'ex- cusa faiblement ; il ne voulait pas avouer que bien souvent son en- tourage l’entrainait trop loin et qu'il s'indignait lui-même des menées de ses collègues. Comme Érasme le pensait très-sagement, Briard, livré à ses propres inspirations, lui était aussi favorable que Briard, cireonvenu et fatigué par les clameurs frénétiques du clergé, lui devenait contraire. Érasme, avant de le quitter, ayant témoigné l’es- poir qu'il approuverait la seconde édition comme il avait fait la première, Briard lui représenta qu'il n'osait louer que ce qu'Érasme ayait déjà écritet non ce qu'il pouvait écrire encore; il l'engagea en même temps à retourner à ses pieuses études, qui étaient l'honneur de la religion. Fort de l'appui d'un tel homme, notre auteur partit pour Bâle, où il termina la partie la plus périlleuse du livre, c'est-à- dire les notes. À son retour en Brabant, comme le bruit courait qu'il était atteint de la peste, Dorpius et Briard (2), bravant le danger (1) Primo colloquio quod mihi fuit cum Egmundo rogavi hominem, libere moneret si quid offenderet.…. Idem aliquoties egi cum Latomo et Dorpio. (2) Burigni, ie d'Erasme, t, I”, (55) réel ou imaginaire de la contagion, furent les premiers à le voir et à l'embrasser. Ce témoignage d’une amitié véritable le toucha à tel point qu'il ne voulut plus rien faire sans leur conseil, et quoiqu'il fût bien tard pour opérer des corrections, le livre étant déjà entre les mains de l'imprimeur, il en remit une épreuve à Dorpius, pour y faire les changements convenables. Les choses en étaient À, lorsque Briard, à une de ses leçons, devant un public nombreux, accabla Érasme d’outrages si violents qu'il ne lui restait plus, disait-on, qu'à mourir de douleur ou à se cacher pour toujours dans la soli- tude. L'université donna ordre de rassembler les erreurs d'Érasme; on en trouva partout, et Louvain s’amusa aux dépens de cet écolier vaniteux , dont les théologiens avaient toléré les grands airs si long- temps, mais qu'ils remettaient à sa place, maintenant qu'il comblait la mesure. I} n'était pas même digne d’une accusation formelle d'hé- résie, el on se contentait de déplorer, avec une indulgence mépri- sante, les tristes excès où l'avaient entrainé son ignorance et sa légè- reté. Au milieu de tout ce bruit, le savant de Rotterdam ne perdit pas son sang-froid, et peu jaloux de dévorer en silence un affront qué l'éclat avait rendu plus sanglant, il somma Briard d'indiquer, de concert avec un autre érudit, les passages contraires à la religion ou aux mœurs. Briard fit quelques objections de peu d'impor- tance (1); Dorpius en éleva d’un moindre poids eneore. Le premier affirma qu'il ne révoquait pas en doute les bonnes intentions d'Érasme, et qu'il désirait seulement , de sa part, une explication ca- tégorique sur l’article de la confession. Il aurait fallu déelarer que la confession, telle qu’elle s'exerçait au XVI" siècle, avait été insti- tuée par Jésus-Christ. Notre auteur se refusa à une telle exigence, ce qui ivrita les théologiens et retarda la conclusion du différend. 1 y eut alors, pendant quelque temps, une guerre d'injures et de pamphlets où les deux partis rivalisèrent d'injustice et d’insolence. Après beaucoup d’affronts, on sentit le besoin de se raccommo- der, et la paix fut signée à Louvain, dans le collége du Faucon. Briard rétracta ses paroles, et Érasme promit de modérer, au- (1) Wotavit paucos locos Atensis, sed parvi momenti; Dorpius etiam mi- noris. (Er. AD BARBIRIUX.) RE" (56) tant que possible, l'ardeur et impatience de ses amis. (1521.) L'incartade de Briard paraît à peine concevable, si l’on songe aux éloges et aux preuves d'amitié qui la précédèrent et à la prompte réconciliation qui la suivit. Peut-être Briard trouva-t-il quelque chose à reprendre dans la partie du livre qui ne lui avait pas été soumise et qui fut achevée à Bâle; mais alors comment concevoir la parfaite insignifiance de ses objections, quand il fat formellement mis en demeure de s'expliquer? On a cru qu’en cette circonstance, il ne fit que céder aux importunités de ses collègues, dont il aurait servi ainsi la haine aveugle et l'absurde violence (1) : la supposition paraît peu digne de Îa gravité du personnage. Ce qui est plus plau- sible, c'est que, ne pouvant approuver dans le for de la conscience l'usage que faisait Érasme des saintes Écritures, et n'osant con- damner des travaux que le pape avait jugés utiles et méritoires, il aima mieux exposer sa propre renommée en critiquant subtilement quelques points accessoires que de se taire complétement. Il put ainsi infliger un blâme publie aux doctrines d'Érasme et approuver en secret |es passages qu'il avait condamnés avec tant de hauteur. Il yavait là, une contradiction , sans doute, mais elle n'était qu'ap- parente, car ce qu'il haïssait, ce n'était ni la traduction du Nou- veau Testament ni les notes qui l'accompagnaient, c'était la pensée qui avait inspiré cette œuvre, c'était cette audace impie qui ne s’arrêtait pas devant la majesté des livres saints et les livrait à la curiosité des savants et à l’insolence des sectes; il ne blâmait pas l’ou- vrage: le pouvait-il? La version du Nouveau Testament faite par l'helléniste le plus consommé du siècle, était une merveille pour ce (1) Érasme lui-même le crut et parut assez disposé à justifier Briard et Dor- pius : Cum Joanne Atensi, cumque caeteris mihi facile convenisset, si pla- cart poluisset unus aut alter carmelitici dominicalisque sodalitii theologus. Hi ad quamvis levem suspicionem , aut dictum seu vere, seu false rela- tum . .. . . Quid habebat editio Novi Testamenti, cur in hoc quidam sic atrociter vociferarentur ac Dorpium in me subornarent qui stylo lacesseret Erasmum? Au reste, Briard se repentit de son attaque inconsidérée. Le regret d’avoir injustement attaqué un ami remplit d’amertume le reste de ses jours. Sa santé, déjà chancelante à l'époque de ce débat, déclina rapidement; la maladie l'enleva bientôt, et en expirant ses dernières paroles furent pour Érasme. (57) temps; quant aux notes, elles étaient sages et vraiment chrétiennes. On en admirait avec raison la solidité et l'élévation; ce n’était donc pas là qu'était la pierre d'achoppement : mais elle se trouvait dans le dessein grandiose et funeste d'apprendre aux peuples à lire et à discuter la loi consacrée, principe nouveau qui n'effrayait pas la religion souriante de Léon X et dont les facultés de théologie virent le triomphe avec douleur : idée progressive que Rome admira et que Louvain voulut écraser dans un combat déloyal où ses savants ter- nirent leur gloire, où la trahison et la perfidie, armes détestables des causes vaincués, ne purent prévaloir contre la lumière et la vérité! CHAPITRE IV. ADRIEN VI ET ÉRASME. Adrien Floriszoon naquit à Utrecht (1) dans une condition obscure; il commença ses études à Zwoll, y apprit le latin, et se jugeant suf- fisamment instruit en cette langue, il se rendit à Louvain où, sur les instances de personnes qui s'intéressaient à son sort, il fut reçu comme boursier au collége de Standonck. Son talent et son zèle l'y firent re- marquer, etil fut bientôt admis à professer au collége du Faucon (2), où l'on enseignait la logique, la physique et la métaphysique (5). Un grand changement s’'opéra alors en lui : son esprit, qui s'était (1) En 1459. (2) Fita Hadriani, Gaspard Burmann. Ultrajecti. (5) Zbid. A. NS porté d'ahord vers la jurisprudence et la philosophie, se tourna tout entier vers la théologie, et cette science l'absorba d'une manière si complète et si durable, que pendant le reste de ses jours, au milieu des faveurs et des disgrâces de la fortune, il ne cessa d’y trouver le plus doux de ses plaisirs et la consolation de toutes ses peines. Il devint, en peu d'années, docteur en théologie, doyen de Louvain, chancelier de l'université, fonctions illustres qu'il remplit avee dignité, avec équité et non sans honneur. Son érudition était admi- rable, sa générosité charmante, et cette précieuse vertu qui, dans les âmes vulgaires, se sépare avec tant de peine d'une honteuse prodi- galité, devenait, chez Adrien, l'instrument des plus hautes concep- tions; des bourses données aux indigents, des écoles, des colléges, : tels étaient ses bienfaits. Estimé de ses collègues, respecté par la jeunesse qui accourait à ses leçons, il se trouvait dans une position enviable, et rien ne manquait à son bonheur que les délices d'une amitié partagée, quand il connut Érasme, revêtu, comme lui, des ordres sacrés et de plus son compatriote. Ce jeune homme sage, la- borieux, spirituel, érudit, lui plut singulièrement; il sut apprécier le charme et la sûreté de son commerce et il l'aima à peu près comme un fils. Il voulut lui enseigner la théologie, et s'étant aperçu que son élève était pauvre, il le recommanda aux magistrats de la ville, et lui procura ainsi quelques leçons qui le mirent au-dessus du besoin. Érasme se montra digne d'un si bon maître: il étudia avec ardeur les mystères de la religion, et dans ces nouveaux travaux, il se laissa toujours diriger par Adrien, Il embrassa, avec une seru- puleuse déférence ses croyances, ses principes et même ses er- reurs. | | Les doctrines d’Adrien se rapprochaient de celles de l’université de Louvain, en ce que ces dernières avaient de profondément conservateur êt de sagement orthodoxe; elles en différaient par un esprit plus libéral, une philosophie plus chrétienne et des vues plus larges. L'université de Louvain, instituée, dans le principe, pour rendre la vie à une ville déchue, avait vu peu à peu grandir sa mission. Elle était parvenue, par l'habileté et la science de ses membres, par sa persévérance et surtout par la sévérité de ses principes, à mettre un terme aux scandaleuses hérésies qui avaient (59 ) affligé le Brabant pendant tout le moyen âge (1), et elle paraissait appelée à retenir sous les lois de Rome ces peuples extrêmes de Hollande:et de Belgique, dont l'éloignement et la fierté rendaient l'obéissance suspecte et précaire. Environnée d’ennemis, elle exer- çait une surveillance inquiète sur les prêtres , sur les laïques, sur ses propres membres; dénonçant l'hérésie, poursuivant les erreurs et les impiétés, se livrant, en un mot, à une espèce d'inquisition qui donna aux principes qui prévalurent dans son sein quelque chose d’austère, de triste et d'étroit : une ardeur religieuse qui allait jusqu’à la superstition, une obéissance absolue aux décrets du saint-siége, une déférence aveugle pour tous les ordres religieux, qu'elle regardait comme les soutiens naturels de l'Église, une haine poussée Jusqu'à l'absurde pour tout progrès dans les lettres dont le réveil semblait un danger pour la foi; telles étaient les dernières conséquences de l'esprit qui l'animait, et que quelques-uns de ses membres, emportés par un zèle maladroit, exagéraient jusqu'au plus honteux fanatisme. Adrien, tout dévot qu'il était, ne voulait pas aller aussi loin; il jugeait que l'homme que Dieu a fait à son image est une créature trop noble pour languir dans un honteux esclavage où l'ignorance, la superstition, la terreur enchaîneraient à Jamais son âme et les vastes désirs qui l'agitent, et s’il partageait le salutaire respect que professaient ses collègues pour le principe d'autorité, il sentait aussi dans son cœur quelque chose de plus hardi et de plus fier qui répugnait à toute tyrannie et qui s’indi- gnait d’une religion si eraintive; il avait dans les veines le sang de ces peuples indociles qui brisèrent le joug de Rome, et il osait sou- tenir que le pape peut errer même dans les matières spirituelles (2). Les sophismes de ceux qui s’'opposaient au progrès dans les sciences et les lettres, ou qui s’en alarmaient, le laissèrent indifférent, et en toute circonstance il montra à ces insensés qu'il préférait la lu- mière à l'obscurité, Avec ce maître intelligent, la théologie, on le conçoit aisément, dut paraître à Érasme moins rebutante et moins (1) Ce ne fut, en effet, qu’à dater de l'existence de l'université que cessa l'esprit de rébellion qui régnait en Brabant depuis Tanchelin. . (2) Dictionnaire historique de l'abbé de Feller, Art. 4drien, De cut ( 60 ) barbare qu'avec les moines de Stein. Ce n'était plus cette vaine science de mots dont les subtilités odieuses avaient fatigué sa jeune intelligence, c'était la philosophie chrétienne, la philosophie divine, dont on trouve l’origine surhumaine dans les saintes Écritures et qui, loin de répudier le secours de l'esprit humain, semble y trouver une noblesse et une grandeur nouvelles. Adrien s’ouvrit à Érasme; il lui révéla sa religion et non-seulement ce qu'il osait écrire, mais encore ce qu'il n'osait que penser. Ils méditèrent ensemble sur les mystères de la foi, et dans ces études sublimes, ils se prêtèrent un mutuel appui. Leurs travaux établirent entre eux une douce intimité dont le souvenir ne s’effaça point dans les étranges péripéties de leur carrière : il était réservé au maître de ceindre la tiare, à l'élève de maudire les abus de l'Église. Cette destinée si différente n'altéra pas leur ancienne amitié, et lorsque le novateur, dans la dédicace d'Arnobe, rappela au souverain pontife le temps de leur jeunesse où ils avaient étudié en commun, Adrien lui répondit par un bref que ce temps était toujours cher à son cœur (1). Les leçons d’Adrien, pour dire toute notre pensée, nous sem- blent avoir été plus funestes qu'utiles à Érasme. Pendant son novi- ciat à Stein, il avait appris la théologie avec une certaine mollesse et avec cet esprit malveillant que Montesquieu, né pour les sujets galants, apporta plus tard dans la jurisprudence; alors, pour charmer une route insipide, on invente des détours, on crée des systèmes, on fait de l'esprit sur les lois et des paradoxes en théologie. Après ce médiocre apprentissage, il s'occupa uniquement de littérature, et lorsque après avoir laissé, pendant plusieurs années, ses convictions religieuses flotter au hasard, il reprit les travaux de sa jeunesse, il trouva un précepteur instruit, éloquent, mais faible et non sans danger pour un demi-savant qui avait mal appris et n'avait pas tout oublié. Pour vaincre l'esprit de dénigrement qui le dominait et pour l'engager à la mesure, à la prudence, il aurait fallu un guide sé- vère, amateur de fortes études et pénétré du besoin d'une rigoureuse discipline. Un tel maître eût fait promptement Justice de ses sar- (1) Zn jucundo litterarum otio in quo nuper Lovanii degimus. Épitre dédicatoire d’Arnobe, ( 61 ) casmes, l'eût réduit au silence quand il offensait la religion par ses hardiesses et lui eût enseigné cette gravité et cette circonspection qu’on aime à. rencontrer dans toute discussion sérieuse et qui de- viennent nécessaires quand il s'agit des matières de foi. Adrien n'avait rien de ces utilessvertus ; sa douceur angélique éloignait le reproche et le combat; il aimait Érasme, d’ailleurs, et peut-être à son insu subissait-il l'influence de cet esprit supérieur; lui-même enfin, était assez audacieux, il ne se laissait enchaîner ni par la rou- tine ni par le préjugé, et il lui arriva, comme à tous les talents qui veulent marcher seuls, d'aller trop loin. Le premier ouvrage théologique d'Érasme, l'Enchiridion, qu’Adrien loua et approuva, était plein de témérités et, ainsi qu'on l'a dit plus haut (1), le maître, ici, était aussi coupable que l'élève. Avouons, toutefois, qu’Adrien eut des disciples qui montrèrent un esprit de sage réserve; Ruard Tapper, entre autres, compagnon d'études de Latomus, se signala toujours par son orthodoxie, et cette différence provient sans doute de ce qu'après l'enseignement dangereux d’Adrien, il demeura à Louvain sous l’ombrageuse tutelle de l’université (2). Adrien ayant été nommé précepteur de l'archidue Charles, fils aîné de Philippe le Beau, cette haute fonction l'enleva, pour quel- ques années, à ses études théologiques. Il paraît certain que Mar- guerite d'Autriche hésita assez longtemps entre Érasme et lui, mais que la renommée de vertu et de sagesse du second finit par l'em- porter sur les souvenirs flatteurs qu'avait laissés l’auteur du Pané- gyrique. Le doyen de Louvain se montra digne, du reste, de la con- fiance qu'il avait inspirée : il éleva avec soin le jeune héritier de la maison d'Autriche, et s'il ne parvint pas à lui faire aimer les lettres, il réussit du moins à le pénétrer de la grandeur de sa mission, à lui donner le goût du travail et à l'animer de zèle pour la foi. A Ja cour, Adrien fit une fortune rapide, mais il obtint plus d'honneurs que d'autorité; et son rôle, pour être brillant, fut peu effectif, Envoyé de bonne heure en Espagne, il y servit assez obscurément la poli- (1) Dans le chapitre précédent. (2) M. Van Meulenbroek, professeur à l’université de Louvain, a écrit une no- ‘tice sur ce théologien. (Ænnuatre de l’université catholique de Louvain, 1854.) (62) tique de Chièvres, et il ne parvint pas à balancer l'influence de Xime- nès; quoiqu'il fût intègre, il'n'osa pas réprimer les rapines des ministres flamands, et il eut même sa part dés dépouilles de la mal- heureuse Espagne : l'évêché de Tortose, le titre de cardinal furent le prix de services qui n'étaient pas douteux et qui méritäient ühé récompense plus pure. Ces faveurs, conquises sur un peuplé à démi asservi, ne lui furent pas cependant imputées à crime; on le savait trop honnête et trop pieux pour participer à l'iniquité, et les Espa- gnols, eux-mêmes, touchés de sa candeur , ne songèrent pas à lui reprocher des richesses qu'il n'avait pas demandées et dont il né réservait rien pour son propre usage (1). Érasme fut mieux inspiré que son maître : il ne voulut pas sé rendre en Espagne et refusà l'évêché de Sicile que lui fit offrir le chancelier de Sauvage, qui dis- posait alors des richesses de vingt royaumes. Il avait pour les gran- deurs le même éloignement qu'Adrien; mais comtme il avait une volonté plus ferme et plus tenace, il savait résister aux importünités de ses amis et même aux prières des princes. L'étude était sa seule passion, et lorsqu'il sollicitait auprès des grands, il ne démandait rien pour lui, et tout pour la sciénée. Souvent pour faire cesser les atta- ques des moines contre l'antiquité, il eut recours à la protection du cardinal de Tortose dont il n'invoqua jamais l'appui en vain. Adrien, qui se proclamait hautement l'ennemi du schisme et de l'hérésie, mais nôn celui des lettres, ne démentit pas ce noble langage, ét il se servit toujours de son crédit pour obligér les savants. Grâce à son intervention, le collége des Trois-Langues à Louvain put s'ouvrir (2), malgré l'opposition forcénée des carmés et des dominicains; il agit plus d'une fois avec vigueur contre les prêcheurs ridicules qui calom- niaient Érasme, et il serait parvenu à les réduire au silence, si l'é- loignement n'avait rendu ses ordres illusoirés et son indighätion impuissante. L'amitié qui unissait Érasme et Adrien avait résisté aux annéés, et au milieu des soucis que donnaient au premier ses livres ét ses voyages, au second les honneurs et les dignités, elle était encore (1) Vandervynckt, Æistoire des Troubles, t. I, (2) Valerii Andreæ Fast. colleg. Triling. (65 ) une source de nobles, de pures jouissances, car c'est le propre des âmes d'élite de garder une éternelle mémoire des premiers épanchements de la tendresse et de les renouveler chaque jour avec la même fraîcheur et la mème félicité, malgré la distance, malgré les mers, et même malgré ces obstacles soudains que la for- tune, qui élève les uns et abaisse les autres, se plaît si souvent à jeter entre les hommes. Tous les deux, ils dérobaient quelques moments aux soins de leur état pour les consacrer à l'amitié; ils s'écrivaient sans cesse, et ces lettres qui ont demeuré nous révèlent quel change- ment s'était opéré dans Adrien et dans Érasme. Adrien, que nous avons vu assez hardi, était devenu timide et sage, depuis que, mêlé aux affaires, il avait pu mieux concevoir les bienfaits de l'obéissance et du commandement; le schisme de Luther l'avait épouvanté, et loin d'amoindrir, comme par le passé, la dignité du saint-siége, il voyait dans cette magistrature auguste la gloire de l'Église et le salut du monde; en un mot, l'hérésie naissante lui avait été un grand, un salutaire avertissement qui, en lui montrant les dangers de l’or- gueil et de la science, l'avait fait rentrer dans les voies de la péni- tence et de l'humilité. Plein d'inquiétude sur son passé, il s'était interrogé avec remords, il avait repoussé avec effroi l'audace qui avait importuné sa foi, le doute qui l'avait troublée, et à ce moment solennel où la vérité de la religion était méconnue, il croyait avec ferveur à ses dogmes divins, à ses préceptes immuables. Érasme, moins dévot et plus insouciant, n'avait pas tiré d'aussi grands ensei- gnements des dangereuses tentatives de Luther. Tout en saisissant avec sa finesse habituelle l'instinct pervers et le but intéressé des sectaires, il n'avait pas vu que, dans une crise aussi décisive, il fallait se prononcer ouvertement, soit pour l'Église, soit contre elle. L'éclat de ses colères contre les moines, l'hostilité de ses principes en cer- taines matières l'avaient empêché d'embrasser le premier parti; sa conscience lui interdisait le second , et plutôt que de reconnaître avec franchise les torts, les erreurs et les vivacités qui lui avaient aliéné le clergé,'il aimait mieux garder une sorte de neutralité qui le ren- dait suspect aux deux camps et dont il était embarrassé lui-même. IL avouait cependant que dans plusieurs de ses livres , notamment dans l’Éloge de la folie, il avait été téméraire, et il déélarait qu'il se (64) serait montré plus circonspect, s'il avait pu prévoir les excès de la réforme. Ses lettres à Adrien portent fréquemment la trace d’un louable repentir, et ces aveux qu'il aurait rougi de faire à la face du monde, il les déposait dans le sein de son maître. Adrien applaudis- sait à ces bons mouvements, l'engageait à y persévérer et à ne plus contrister la chrétienté par ses attaques inconsidérées (1). Tout ce qui venait d'Érasme enchantait le cardinal ; au seul nom de son ami, il songeait à Louvain, à la paix éternelle de ce séjour, à l'heureux temps de la jeunesse et de l'étude. Bien souvent il se rappelait ce bonheur tranquille et cette douce gloire qu'on obtient dans la solitude, par un travail paisible, sans se mêler aux agitations et aux passions des hommes ; et quand il jetait les yeux sur le monde nouveau où il était transporté, quand il voyait ce roi qu'il avait nourri dans les préceptes d'une vertu rigide prêter une oreille docile aux suggestions des flat- teurs, quand il voyait le mérite proscrit, les services méconnus et toute une vaste monarchie livrée à l'avidité et aux intrigues de quel- ques hommes qui semblaient n'avoir jamais assez de richesses et d'hon- neurs, il se disait sans doute avec amertume que les pompeux orne- ments, dont les grands de la terre se couvrent, cachent bien souvent la bassesse, l'envie et toutes les passions vénales , il déplorait alors la cruauté du sort qui l'avait jeté parmi les méchants sans Jui don- ner le pouvoir de réprimer l'injustice; il se demandait si le repos de la vie privée ne vaudrait pas mieux pour lui que les agitations d'une grandeur où l'on expose son salut, et loin de grossir la foule des cour- tisans qui importunaient le maître, il se tenait à l'écart, et cher- chait, dans le recueillement de sa conscience, l'humble félicité qu'il ne trouvait pas dans le tumulte des cours. Il fallut cependant qu'il obéît à Charles-Quint, quand ce prince le chargea de la régence d'Espagne dans le moment difficile où la colère du peuple venait de se traduire par une redoutable révolte. Ce choix était d’une sage politique, car les Castillans, encore habi- tués au ministère du cardinal Ximénès, ne répugnaient pas à voir un prêtre à la tête des affaires ; ils estimaient d'ailleurs l'évêque de Tortose (2), et ils lui savaient gré de sa modération et de sa probité. (1) Ep. Erasmi, t. I:', lettre d’Adrien. (2) Robertson, Æist. of Charles F. ( 65 ) De plus, Adrien était un de ces étrangers dont le peuple espagnol demandait l'éloignement, et, en lui commettant le pouvoir souve- rain, le roi indiquait nettement la résolution de ne pas céder aux rebelles et de maintenir entiers les droits de sa couronne. Adrien, investi malgré lui de cette périlleuse mission, agit mol- lement, et Charles-Quint reconnut la nécessité de lui adjoindre des hommes plus rompus aux affaires, peu propres à la diseussion , mais admirablement faits pour trancher les diflicultés avec le glaive. Grâce aux mesures énergiques de Fonseca et du comte de Haro (1), l'Espagne fut pacifiée en peu de temps, et l'Empereur daigna attri- buer à son précepteur la gloire de cet événement. Mais une autre destinée attendait l'heureux ministre. La mort de Léon X venait de rendre vacant le siége de saint Pierre, et cette dignité, la plus haute à laquelle un homme puisse prétendre et qui semblait grandir en- core avec les dangers de l'Église, échut à l'évêque de Tortose : choix dieté par Charles-Quint, selon les historiens, et inspiré peut-être par cet instinct profond de conservation et de grande politique qui a toujours caractérisé l'Église catholique. Ça été, en effet, dans tous les temps la gloire de Rome de deviner les désirs de l'Europe, de les satisfaire en partie et d’apaiser par de sages concessions tous les commencements d'orages. A chaque crise qui s'est élevée dans le monde, l'Église a su choisir dans son sein avec une habileté mer- veilleuse les hommes qui répondaient par quelque côté aux idées ou aux préjugés de leur siècle; elle les a grandis à dessein, et elle est parvenue ainsi, en flattant le caprice du moment, à faire aimer des peuples une domination qui s'appuie autant sur la persuasion que sur la force, Les cardinaux, pour la plupart vieillis dans les affaires, étaient trop rusés pour n'avoir pas pénétré les causes du succès de Luther : c'était au bruit des déclamations contre le luxe insolent de Rome, la nouvelle Babylone, que les Allemands s'étaient révoltés (2) ; et pour parler comme Érasme, dans le livre fameux de la Folie, ils enviaient les richesses de l'Italie, tant de puissance, de triomphes \ (1) Robertson, Æist. of Charles F. (2) Voir les mémoires de Luther, l’Æistoire moderne de Michelet, les travaux de Nisard. Tome VI.—9 Parvis, d (66) et d'orgueil, tant de bénéfices à donner, de revenus à recueillir, d'indulgences à vendre, cet appareil de gardes, de chevaux, de ‘muléts et toute une ville de délices (1); ils étaient indignés de cette foule abjecte de seribes, de copistes, de notaires, d'avocats, de secré- taires, d'écuyers, de muletiers, de banquiers, de parasites et de complaisants de l'espèce la plus vile qui rampaient autour du trône pontifical, vivaient à ses dépens et dévoraient dans toutes les débau- chés les trésors acquis dans tous lés États, par tous les moyens (2). Le vœu de cés peuples de mœurs pures, c'était un peu moins de faste et d'arrogance et un retour vers l'antique simplicité du chris- tiänisme. [ls s'étaient soulevés en haine du temple de saint Pierre: ils ne vouläient plus, disaient-ils, porter à Rome des tributs de servitude, et, dans la fougue patriotique qui les entratnait, ils reniaient eette autorité suprême des papes qui n'était plus à leurs yeux qu'une domitiation étrangère, depuis qu'elle était devenue Île domaine exclusif dés aliens. Adrien semblait appelé à donner satis- faction à des plaintes qui s'élevaient alors dé tous les pays chrétiens. Ï avait porté les grandeurs avée hnmilité et il les regardait comme de rédoutables épreuves: le faste lui pésait; il haïssait les arts et se faisait une loi d’une austère simplicité; enfin, il avait reçu le jour parmi ces peuples rebelles d'Allemagne qi'un tel honneur ébranle- rait peut-être, ét, initié dès sa jeunesse aux doctrines dé Louvain, il apportait les armes les plus sûres pour combattre les hérésies, car il était imbu des principes d'une école fameuse dont la sévérité con- urästait avec là morale relichée de l'Italie. A la nouvelle de ce choix, la chrétienté eut une lueur d'espoir : la simonie, les débauches, les abus allaient disparaître sous un pon- tife rigide: les erreurs funestes des hérétiques seraient vaincues par son savoir, sa patience, sa douceur, et le monde retrouverait sous sa main tutélaire la sérénité qu'il avait perdue (3). Érasme, qui par- tageait ces illusions, pensait que les grandes qualités du nouveau pape, et surtout sa piété et son zèle, mettraient un frein à la rage (1) Oper. Erasmi, Encom. Moriae. Passim. - (2) Zdem. g! (3) Qui rebus humanis serenitatem reducat. (Ep. Erasmi, t. I} (67) des sectes et rendraient à l'autorité de l'Église son légitime empire. Pendant ce temps, que faisait lhomme qui était l'objet de tant d’espérances et sur qui reposait l'avenir du monde? I tremblait devant la responsabilité effroyable que lui imposait cette dignité nouvelle qu'il n'avait pas plus souhaitée que les premières et qui les surpassait toutes en angoisses et en terreurs; il déplorait la gran- deur inouïe de sa destinée et l’espèce dé fatalité qui l'avait conduit, lui, fils d’un pauvre artisan, d’abord aux fonctions les plus relevées d'une université célèbre, ensuite à une‘position brillante dans les cours, de là au gouvernement d’un puissant royaume, et enfin, au trône de Léon X. Les fatigues de l’âge, le dégoût de la politique, la triste expérience de ses fautes pendant sa régence, où il avait pu se convainere par lui-même de son défaut d'aptitude aux affaires, tout l'invitait à ce repos qui est au bout des vies les plus agitées et qui est la récompense des vieillards, et e’était à ee moment que l'avenir de la religion était confié à ses mains affaiblies par les années! Ceux de ses amis auxquels il écrivit alors, notamment Érasme et le nonce Cheiregat, reçurent la confidence de ses appréhensions et de ses répugnances. Mais le sort en était jeté, il fallait à la religion chrétienne un nouveau martyr, non de ceux qui tombent avec gloire devant la ville et le monde, mais qui dépérissent lente- ment, en proie aux combats de leur âme, minés par une longué ” tristesse et dont la vie recèle plus d'amertume que le qi le plus cruel! Le nouveau pontife partit pour'ses États (1393), où vinrent le rejoindre quelques amis fidèles qui n'avaient pas attendu les faveurs de la fortune pour s'attacher à lui. Le cardinal Guillaume Van Enkevoirt, qui s'était lié avec Adrien dès sa jeunesse, conserva à Rome l'honneur d'une illustre amitié (1). Barbirius, homme souple et insinuant, ancien chapelain du chancelier Sauvage, et répandu dans l'intimité de tous les savants des Pays-Bas, et surtout d'Érasme (2), devint un des serviteurs les plus zélés du règne : il fut (1) Bull. de VAcad., t. LIX, p. 459, not. de M. de Ram. (2) C'était un des shié anciens amis d Frasme qui le connaissait déjà Lors de la publication du Panégyrique. (68) employé dans des négociations importantes (1), où il apporta les ressources d’un esprit délié et peu scrupuleux. Barbirius mérite une mention spéciale däns l’histoire des amis d'Érasme. Après avoir | passé une grande partie de sa vie à le flatter et à lui demander des éloges, il ne rougit pas de le dépouiller d'un bénéfice qu'il avait à Courtrai (2); Érasme fut outré de ce procédé, moins pour la perte d'argent qui en résultait pour lui qu'à cause de l'infamie dont se couvrait ainsi un homme de lettres. On a prétendu qu’Adrien se flatta dans le principe d’avoir facile- ment raison de la secte de Luther, et qu’il puisait cette confiance dans la haute opinion qu'il professait des doctrines de Louvain (3). Quoiqu'une allégation de cette nature paraisse formellement con- tredite par la modestie d'Adrien , il est certain néanmoins que ses premiers actes portèrent plutôt le caractère de la fermeté et de l'énergie que celui de la crainte ou de la timidité. I] travailla sérieu- sement à la réforme de l'Église, n'épargna dans ce dessein ni veilles ni fatigues, et ne recula pas même devant l'inimitié de ceux qui profitaient des abus. Dès qu'on le vit animé d'intentions si pures, on le haït, La simplicité de ses mœurs, qui semblait faite pour réconci- lier les peuples avec la papauté, ne servit qu'à le rendre odieux à ces Romains du XVI" siècle qui, ne voyant dans le pape qu’un souve- rain ordinaire , lui demandaient avant tout l'élégance, la prodiga- lité, le patronage intelligent des lettres et des arts. 11 perdit ainsi l'affection de ses sujets sans parvenir à la remplacer par les suffrages de l'Allemagne. Les abus, affermis par une tolérance séculaire, ré- sistèrent à ses efforts ; l’hérésie, loin de céder à sa voix, parut aug- menter en violence, et dans ce grand péril de la société, il ne trouva de concours loyal que parmi des hommes plus dévoués qu'instruits, car tous les esprits d'élite penchaient vers les idées nouvelles et se montraient indifférents ou hostiles. Érasme lui-même, malgré les souvenirs d’une vieille affection, le seconda d'assez mauvaise grâce, (1) Vita Hadriani, Gasp. Burmann, Ultrajecti. (2) Ce Barbirius que j’ai tant aimé, que j'ai si souvent loué, m’a indignement ravi ma pension courtraisienne. Lettre d'Érasme citée dans Thysius. (#agni. Des. Erasm. Roter. vita. Lugd. Bat.) (5) C'est du moins ce qu’allègue un des historiens cités par Burmann. (69) Ce philosophe, qui se vantait d’avoir été dans le passé l'auditeur assidu de la doctrine théologique d’Adrien et d'être dans le présent l'objet de la sollicitude apostolique, écrivit au pape une lettre de félicitation qu'accompagnait un commentaire sur Arnobe, dédié au souverain pontife. Ce n’était pas une amitié bien sincère qui le gui- dait dans cette démarche, et il cédait plutôt aux conseils de son propre intérêt qu'aux inspirations du devoir. Comme il s'était mon- tré catholique assez tiède sous le pontificat de Léon X, et qu'il avait mainte fois témoigné de la bienveillance à Luther, dont il recevait les éloges avee complaisance, il était devenu suspect aux moines, qui le traitaient d'hérétique et d'impie. Fatigué de ces insultes qui le pour- suivaient de ville en ville, de pays en pays, il ne désirait rien tant que d'y mettre un terme par l'efficace protection d'un pape, et il comptait que les efforts d'Adrien, dirigés en ce sens, lui rendraient ce repos qui Jui semblait si doux, depuis qu'il l'avait perdü. Adrien ayant négligé de répondre à la dédicace d'Érasme, notre savant lui envoya un second exemplaire d'Arnobe, avec une nouvelle épitre où il engageait son ancien maître à se méfier des calomnies qu'on ne man- querait pas de répandre contre lui. Cette lettre était assez courte, mais il y avait joint une longue préface où il parlait en érudit d'Arnobe et de plusieurs Pères de l'Église. I rappelait ensuite au pape, en termes touchants, le souvenir de leur commune patrie et de leurs études fra- ternelles. I ne voulait pas toutefois, disait-il, se faire un titre de ce passé ni s’en prévaloir en aucune manière; mais, enfin, ce passé, il le rappelait, et les louanges qu'il entonnait en l'honneur d’Adrien, ap- pelé, selon lui , à faire revivre les vertus de saint Pierre et de saint Paul plutôt que leurs titres (1), étaient bien le fait d'un disciple fidèle, heureux de la puissance de son maître et assez disposé à en profiter. Le pape répondit aux envois d'Érasme par deux lettres aussi affec- tueuses que polies, où , après l'avoir remercié de ses félicitations et du commentaire sur Arnobe , et l'avoir loué sur son savoir, sa piété, son zèle pour l'Église, il lui parlait avec dégoût des attaques par lesquelles on avait cherché à le noircir à Rome. Deux ou trois per- sonnes avaient essayé de le faire; mais, ajoutait Adrien, il ne con- (1) Quique Petri ac Pauli spiritum referat verius quam titulos. (70) vient ni à mon humeur ni au rang que j'oceupe dans l'Église d'écou- ter des accusations auxquelles les talents supérieurs échappent si rarement. 11 exhortait ensuite Érasme à éerire contre Luther (4). Réduis à néant, disait-il, le schisme et l'hérésie ; imite le zèle de ton saint Jérôme (2) et de tant d'autres Pères de l'Église. Dieu semble t'avoir désigné pour défendre sa cause, car il t'a donné un grand génie, un savoir profond, un charme incomparable dans tes écrits et Les discours, enfin un erédit immense dans les pays où la réforme est née et où elle a fait de si terribles ravages. Il ajoutait assez adroitement que c'était le meilleur moyen de faire taire ses ennemis, qui, en présence d'une détermination aussi énergique, de- meureraient écrasés sous le poids de leurs calomnies: H terminait par une allocution pressante : Lève- toi, Érasme, mon cher fils, s'écriait-il, prends en main Ja cause de Dieu que tu as si bien défen-, due jusqu'à ce jour. Pense qu'avec l’aide de sa main toute-puissante: tu pourras faire rentrer dans le chemin du bien ceux que Luther en a fait sortir, et prévenir la perte de ceux qui sont près de faire un: triste naufrage, C'était à Rome qu'il fallait venir travailler avee les: savants les plus illustres de cette capitale du monde chrétien (5). Qu'étaient les obstacles de la route: la fatigue, les dangers, la peste même, en présence du but qu'on se flattait d'atteindre? _*- | La seconde lettre du pape (4) n'était guère qu'une répétition de la première. Il remerciait de nouveau Érasme de ses bons sentiments el de ses témoignages d'affection, insistait avec la même force sur la nécessité de combattre l'hérésie, et demandait au philosophe d’en- voyer à Rome des avis secrets sur cette grave question. Ces paroles d'Adrien témoignent qu'il voulait écraser le schime par les lumières de la raison divine et humaine, non par la force, Dessein admirable et vraiment digne de la pensée nouvelle qui agi- lait le monde! Au lieu de lancer les foudres du Vatican, au liew d'invoquer le glaive temporel et d'exterminer par le fer et le feu l'orgueilleux blasphème des hérésies, il demandait une calme et (1) Lütt. 648, Op. Erasm., 1, 1° des Lettres. (2) Érasme avait écrit sur ce Père de l'Église, (5) Marsollier, Zustific. d’Érasme. (4) Litt. 648, Op. Erasm.; t. I: des Lettres, x (74) solennelle discussion où la réforme d'une part, le catholicisme de l'autre se trouveraient en présence, la première avec ses. vérités contingentes, sa licence et le respect équivoque que méritaient ses promoteurs, l’autre avec dix siècles de vertu et de gloire, avec l'au-. torité magnifique que lui donnaient les Pères, les saints, les papes, et surtout avec ses divines traditions. La gravité, la science, la foi, auraient été les seules armes des pieux combattants, et l'Europe attentive aurait jugé où était la vérité, où était le mensonge. Mais, il y a plus que de la grandeur et de la noblesse dans ces épanche- ments d'Adrien; il y a aussi quelque chose de profondément atten- drissant. Qu'on se représente ce prêtre, ce vieillard appelé au bord, de Ja tombe à gouverner la chrétienté dans la crise la plus redou- table et la plus douloureuse qui fût jamais. Sentant défaillir ,ses: forces sous le fardeau qui l'accable, il cherche un appui et il se sou-. _ vient alors qu'il a laissé dans sa patrie un élève admirable dont il, avait fait son ami dans des temps plus heureux et à qui Dieu avait prodigué comme à plaisir les dons les plus rares; il lui pardonne ses, erreurs, ses Lémérités , il croit à son repentir, et s'inspirant de,cette mansuétude que le christianisme enseigne, il appelle à lui ce disciple, ce fils qu'on disait égaré, qui avait failli, en effet, mais à qui le remords venait de rendre les charmes de l'innocence; et un vague, espoir de salut pour l'Église se mêlant aux souvenirs d'une. douce. . affection, c'est lui dont. il invoque l'appui dans sa lutte contre, le mal, c'est lui qu'il supplie de combattre à ses côtés pour celte cause de la religion qui est celle de Dieu même, et il veut l’associer à la, gloire et aux périls de cet effort suprême. Faut-il le dire? La réponse d'Érasme à ce chaleureux appel ne fut pas ce qu'elle devait être, La tendresse, le, désintéressement, la piété avaient parlé par la bouche du pontife; l'égoisme seul parut sur la lèvre du philosophe. Sans doute, disait-il,, la peste a cessé et l'hiver est loin de nous (4); mais la route est longue , pénible, désa- gréable : objection au moins étrange de la part d'un homme qui (1) Érasme avait déjà précédemment allégué l'hiver et la, peste comme les seules choses qui l’empêchassent de se rendre en Italie. La peste ayant cessé et l'hiver étant passé, le pape rappela à Érasme sa promesse qu'il éluda de nouveau, (72) aimait l'Italie et dont la vie était, pour ainsi dire, errante. 11 se dé- fendait vivement d’être l'homme qu'il fallait pour réduire l'hérésie et repoussait avec une feinte modestie les louanges d’Adrien. D'abord, pour le style, disait-il, je suis surpassé par beaucoup d'écrivains, et d'ailleurs, en cette affaire, le style n’est rien (1). Mon érudition, si ce terme n’est pas trop ambitieux, n’est que médiocre; puisée dans les anciens, elle est toute littéraire et ne serait d'aucune consé- quence dans les discussions religieuses (2) : de quel poids serait l'opinion d’un avorton tel que moi (3)? Que serait l'autorité d'Érasme auprès de ces hommes qui méprisent celle de tant d’universités, des princes, du pape lui-même? Il se plaignait ensuite avec amertume des outrages dont on l’abreuvait dans les deux camps; mais avait-il bien le droit de s’en offenser, et n'était-1l pas lui-même, par ses hésita- tions et ses tergiversations sans exemple le premier, le seul artisan de la fausse position dont il déplorait les conséquences ? Il conti- puait dans les termes suivants où, par un ton léger et badin, il man- quait ouvertement à la dignité du saint-siége. « Mais Votre Sainteté trouve à tous ces maux un remède infaillible, c'est que j'aille à Rome pour y combattre Luther! Me dire cela, c’est proposer à l'écrevisse de voler; que vous répondrait l'écrevisse? Donnez-moi des ailes, et moi je dis, rendez-moi la santé, la jeunesse, la force, et alors Je pourrai vous obéir. » Vers la fin de la lettre, son langage devenait plus noble et il s’y livrait à des considérations élevées où l'on re- trouve, enfin, l'ami de Sauvage et de Gattinara et le politique que Charles-Quint avait jugé digne d’entrer dans les conseils de son vaste empire; il examinait quel$ obstacles on pouvait opposer au progrès toujours croissant de Ja réforme. Selon lui, la violence serait impuissante, et il citait à l'appui de son avis la secte de Wiclef que l'Angleterre avait écrasée, non vaincue; il connaissait assez les sentiments du saint-père pour ne craindre de sa part aucune tentative de ce genre, mais il redoutait la colère et l'iniquité (1) Primum stylo a multis vincor , nec illa res stylo geritur. (2) Eruditio est longe infra mediocritatem, et si qua est, ex velustis auc- toribus hausta est et aptior concioni quam pugnæ. (3) ÆHujus homunculi. (75) des moines et des princes. Cette tolérance, qui détestait l'emploi des moyens matériels, n'allait pas cependant jusqu'à l'oubli des condi- tions nécessaires de tout état social; il voulait une répression sévère des sectes qui, cherchant dans la querelle religieuse un prétexte de désordre, ne pensaient qu'à fomenter des séditions; la licence des libellistes lui était odieuse, et il demandait pour eux le châtiment. Ce qui lui semblait plus pressant encore, c'étaient de sérieuses réformes propres à satisfaire les vœux et les espérances de Ja chré- tienté: pour fonder quelque chose de durable et de fécond, disait-il avec une sage éloquence, il fallait concilier les droits de l'Église et l'indépendance des peuples; au doux nom de liberté, l'univers s'apaiserait, et une paix profonde succéderait aux orages. Il voulait détruire les abus invétérés qui rendaient le pape si odieux et Luther si puissant. Mais comment les connaître et comment les frapper ? que le pape dise : où sont les sources du mal? et il s’élèvera dans tous les pays des hommes graves, instruits, austères qui indique- ront à la fois le mal et le remède. Érasme se montra plus explicite dans une lettre à Barbirius, et il ne lui cacha point que la tyrannie, l’avarice, l'infamie de la cour de Rome seraient cause des plus grands malheurs (1). Il annonçait que, malgré la bonté admirable d'Adrien, l'hérésie finirait par l'em- porter sur ses projets de paix dans une crise effroyable où les * peuples déchaînés se servaient de l'Évangile comme d’un brandon de discorde; il persévérait néanmoins dans le conseil de clémence qu'il avait donné, et ne voyait d'autre moyen que la douceur pour ramener les hérétiques. Érasme remplissait ainsi à demi les de- mandes d'Adrien ; il envoyait à Rome les avis secrets qu'il avait désirés, mais refusait d'entrer en guerre ouverte avec Luther. Il était flatté des louanges des réformés et craignait de perdre, en prenant une position trop décidée, l'estime et l'amitié de tant d'hommes excellents qui donnaient dans les idées nouvelles et qui brillaient par l'éclat et la profondeur de leur érudition. Au reste, il ne recueillit pas le fruit qu'il avait espéré de sa démarche auprès d'Adrien, et malgré ses bonnes relations avec ce pape, le bruit (1) Ep. ad Barbirium, t, 1* des Lettres. ( 74) courut en Brabant que ses ouvrages avaient été condamnés à Rome. Ilest certain que ses ennemis parvinrent à le desservir dans l'esprit du souverain pontife et à faire suspecter son orthodoxie. On ne sait ce qui serait advenu de Ja chrétienté, si les conseils d'Érasme avaient été suivis; il est probable, toutefois, qu'ils auraient été impuissants à guérir l'Europe des passions effrénées qui l'agitaient. Ce furent ces passions qui tuèrent Adrien. Le doux et pacifique pontife, voyant ses bonnes intentions méconnues, se découragea et marcha peu à peu vers la tombe. I] mourut le 44 septembre 1523, dans les bras de Guillaume Van Enkevoirt, ami fidèle, auquel il légua quelques débris de la grandeur funeste qui lui portait le coup mortel (1). Adrien VI, si calomnié de son vivant, a obteuu plus de justice de la postérité ; l'histoire, équitable en ses arrêts, a pu élever des doutes sur Ja portée de son génie politique, mais elle a admiré sans réserve le prêtre austère qui donna l'exemple de toutes les vertus, le pon- tife intègre qui, selon sa belle expression, ne voulut pas bâtir sur son sang (2),-et qui.en toute occasion montra le plus loüable désin- téressement. : Aucun pape ne fut dégagé à ce point des vanités de la terre : sa seule ambition fut de réformer l'Église et de lui rendre sa première unité; mais ce dessein, trop vaste pour les forces d'un homme, traversé d'ailleurs par les passions et les colères d’un siècle, corrompu, devint pour lui une énorme, une amère déception, qui. affigea sa vieillesse et nuisit à la gloire de son nom. Avec une éru-. dition peu commune, avec des vertus vraiment sublimes, Adrien. se vit tout refuser, hormis cette pitié dédaigneuse qu’on accorde à l'adyersité : heureux si la mort l'eût frappé quand il se préparait à ceindre la tiare, car alors l'Europe en deuil l’eût pleuré comme le seul génie capable de pacifier les âmes ; maïs il régna, 1l régna pour échouer dans toutes ses entreprises, pour succomber tristement sous le poids d'un monde inconnu, et, de ce moment, il ne fut plus qu'un politique maladroit dont on n'osa pas, à la vérité, contester l'honnêteté, mais qu'on chargea du reproche de fanatisme et d'into- (1) Notice de M. le chanoine de Ram, Bulletins de l’Académie, 1. LIX, p. 460, * (2) Dictionnaire historique de l'abbé Feller, (7%) lérance. Toutes les sectes, les catholiques eux-mêmes, le poursui- virent à l'envi, et cela était juste : car l'homme pèse ses semblables d’après les résultats qu'ils obtiennent, et Adrien, quand sa dépouille tomba en poussière, laissait Ja chrétienté en proie à une affreuse crise, et l'Église en danger, comme il l'avait trouvée. CHAPITRE V. INFLUENCE DE LA CIVILISATION ITALIENNE SUR LE TALENT D'ÉRASME. Parmi les qualités qui distinguent les premiers ouvrages d'Érasme, il faut signaler avant tout l'esprit de gravité et de sagesse qui y règne. L'Enchiridion, la Défense de Valla, la Plainte de la paix, nous offrent à côté de propositions d’une vérité contestable des ensei- . gnements austères, solennels, pleins d'autorité : c'est un chrétien, c'est un prêtre qui parle, et le style, qui répond à cette hauteur de sentiments, est toujours empreint de dignité: point d’injure, point de satire, mais une élévation naturelle qui ne se dément jamais, une parole noble et sévère où l’onction manque peut-être, mais où l'on sent le respect. Tant qu'il demeura dans nos villes, il garda cette précieuse virginité du génie, et il n’en secoua le joug salutaire que lorsqu'il se fut éloigné de la pieuse Belgique, pour chercher d’autres mœurs parmi les peuples efféminés du Midi. L'Italie l'enivra de son souffle voluptueux, et il demeura sans force et sans vertu devant les merveilles d’une civilisation nouvelle où l'esprit humain, si long- temps endormi, se réveillait plus noble et plus brillant qu'il n'avait été, mais où plus d’un poison se cachait sous les fleurs. Au contact de l'Italie, il gagna la verve, l'élégance, la finesse, il perdit la gravité * ( 76 ) et la pudeur : un dangereux esprit de raillerie le domina. I] attaqua ses ennemis sans mesure, et sans renoncer tout à fait à la modéra- tion de ses premières années, il se laissa fréquemment entraîner par la fougue de ses passions. Sa jeunesse avait annoncé un sage, un père de l'Église, et il se trouva que ce chrétien admirable devint pour l'Église un objet de terreur qu'elle plaçait’ en tremblant parmi ses défenseurs et qu'elle redoutait à l'égal de ses ennemis déclarés. Ce fut en 1506 qu'Érasme visita l'talie, et ce voyage, qui avait été le rêve de sa jeunesse, fut l'événement de son âge mûr. Une plume habile (4) a dépeint le ravissement du philosophe à l'aspect de la civilisation prestigieuse qu'offrait au XVI” siècle la terre de Raphaël et de Léon : pages éloquentes qui rappellent, en les effaçant, les récits vieillis de Villehardouin, quand il nous dit l’'étonnement des croisés à la vue de Constantinople et de ses mille palais. L’his- torien crédule du moyen âge plaît par la naïveté et la simplicité, tandis que l’homme de notre siècle nous subjugue par l’artifice du langage, la chaleur et un éclat égal à la splendeur des choses dont il nous entretient. 11 ne rentre pas dans le cadre trop restreint de ce Mémoire de raconter longuement le séjour de notre savant en Italie, les amitiés illustres qu'il y contracta, son enthousiasme pour l'antiquité et les arts; nous nous contenterons d'étudier les Ada- ges (2) et l'Éloge de la folie, œuvres d'Érasme où pour la première fois on voit le brillant génie de l'Italie déteindre sur son talent. Les 4dages, qui offrent assez de ressemblance avec les antiques leçons de Cœlius Rodoginus (3), sont un résumé élégant et substan- tiel des meilleures idées de l'antiquité : tout ce que ces âges reculés avaient laissé de grand et d’utile en sentences, en maximes, en proverbes était recueilli d’une main habile et livré à l'admiration des érudits. Cet ouvrage, qui répondait merveilleusement bien aux besoins de l’époque, fut accueilli en Europe avec faveur; il devint (1) M. Audin, dans l’Æistoire de Luther. (2) Quoique les 4dages aïent été imprimés à Paris dès 1500, on peut les rat- tacher au séjour d'Érasme en Italie, car la principale édition, celle à laquelle il a donné tous ses soins et qu'il a considérablement augmentée, a été publiée par Alde et sous les yeux d'Érasme, à Venise. (5) Cœl, Rodog., Æntiq. lectionum libri VIII. Paris, Badius. (71) pour ainsi dire le manuel des savants, et l'influence qu'il exerça ne peut se nier. Je ne sais si Cervantes a connu les Adages, mais à coup sûr, le sentencieux Sancho, qui représente, dans l'immortel Don Quichotte, le type de la sagesse populaire, fait songer involon- tairement au livre curieux où une civilisation tout entière est résu- mée en proverbes. Cats, dans ses fables, s'est également inspiré, mais d’une manière plus visible, de cet esprit d'observation qui semble dédaigner les travaux de la raison individuelle pour s’atta- cher davantage aux réflexions, tantôt naïves, tantôt piquantes et toujours si profondes et si sensées de la multitude. L'auteur des Adages abandonne parfois l'antiquité pour penser à ses contempo- rains : il s'occupe des idées qui commencent à agiter son siècle, signale les dangers qui menacent l’ordre social et commence contre les moines cette guerre d’injures qu'il continua jusqu'au tombeau. « Il existe, dit-il, une race d'hommes du plus bas étage, mais pé- tris de malice, aussi noirs, aussi infects, aussi abjects que le sca- rabée . .... Leur noirceur effraye, leur bourdonnement assourdit, leur odeur dégoûte, etc. » Il ose même s'attaquer aux rois. « De tous les oiseaux, s'écrie-t-il, l'aigle est le seul qui ait paru aux sages représenter dignement la royauté; il n'a ni beauté, ni ramage, ni bon goût, mais il est carnivore, rapace, pillard, dévastateur, que- : relleur, solitaire, haï de tous; il a un immense pouvoir de nuire et plus de volonté encore que de pouvoir (1). » Il appelait ainsi l'apo- logue au secours de ses passions, et c’est peut-être ici le lieu d'exa- miner quelle part les Belges ont prise aux progrès de ce genre de composition et quelle influence leur littérature exerça sur le génie d'Érasme. Dans les temps anciens, l'apologue n'avait été qu'un simple récit où le fabuliste tirait des mœurs des animaux une con- séquence morale ou une leçon instructive. Jamais l’allusion poli- tique ne s'était glissée dans les fables de Phèdre et d'Ésope, esclaves illustres qui avaient bien osé corriger les travers des hommes, mais non les abus d’une société oppressive. Il appartenait aux peuples du Nord , et notamment aux Belges, d'élargir le cercle où s'étaient ren- fermés les premiers fabulistes. Dans leur ardeur pour tout ce qui (1) Érasme, 4dag., chil. IH, cent. VII, 1. (3%) tenait à l'organisation sociale, ils portèrent les rases et les passions de la politique dans le paisible domaine où jusque-là les animaux avaient régné sans partage, et désertant l'exemple dés anciens, ils songèrent moins aux vices de l’hamanité qu'aux ridieulés des grands. Le roman belge du Renard est le monument lé plus mémorable de cette transformation; quelle que soit , en effet, l'opinion qu'on se forme de l'origine de Reinaert, qu'il se rapporté, comme le pré: tendent les uns, à l'histoire d'un courtisan du roi Zuentibold, qu'il soit né, comme le soutiennent les autres, pendant lés discordes civiles des siècles suivants, toujours est-il qu'un sens politique pro: fond se cache dans cette fiction célèbre. On y reconnaît à chaque ligne l'instinct de liberté qui animait nos pères et leur mépris pour les monarques pusillanimes, incapables de résister anx mauvais con- seils. Le voi Lion ne ressemble-t-il pas, à s'y mépréndre, à ces princes débonnaires du moyen âge, qui se laissaient gouverner par leurs sujets, et le renard, à cette bourgeoisie adroïte et industrieuse, qui suppléait à la force par la ruse et savait t'omper un maître grossier? Au XIVe siècle, ily eut un exemple moins remarquable et plus piquant de l'habitude qu'avaient prise les peuples du Nord de chercher dans l'histoire des animaux des analogies avec celle des . hommes. Comme à cette époque deux partis divisaient la Hollande, l'un d'eux reçut le nom d'un poisson connu par sa voracité, et les Cabillauds allaient, disait-on, avaler tous leurs ennemis; mais ceux- ci, ayant augmenté en forces, se firent nommer Hoeksche ou hame- cons, car leur mission était désormais d'attraper le redoutable pois- son (1). Cette singulière manie survécut aa moyen âge, et on en trouve même des traces dans la grande guerre civile du XVI®e siè- cle (2). Érasme. ne faisait donc que se conformer aux traditions de son pays, lorsque, dans les Adages, il appliquait l'apologue (1) Beverw. Dordrecht, bl, 309. Wagenaar, J’aderlandsche historie, t. IH, p. 278. Amsterd., Tirion. (2) C'est ainsi qu'un habitant de la Haye, nommé Adrien Coenenzoon , plaça, dans un livre d'histoire naturelle, le cardinal Granvelle parmi les raptiles et les serpents, et que ce même édit sur la nouvelle que lé duc d’Albe avait né- gligé de s’assurer du prince d'Oran s’écria : Si ce poisson n’a pas été pris dans le filet, la pêche est mauvaise, (79) aux choses politiques. Mais quel changement s'était opéré dans les esprits, depuis que Reïnaert avait jeté le ridicule sur la puissance des rois! Dans la pensée d'Érasme, le roi n'est plus ce lion stupide ét crédule que raillaient les poëtes de la féodalité : c'est l'aigle, le plus avide, le plus eruel des oiseaux! Vers le même temps, Rabelais räcontait, dans son langage demi-bürlesque, demi-sublime, l'histoire d'une famille de géants qui dévoraient tout, et dans cette fiction monstrueuse, il trahit aussi les craintes que faisait naître la puissance royale, tant il*est vrai que les meilleurs esprits de tous les pays étaient effrayés du pouvoir excessif, sans frein comme sans limite, que l’abaissement successif des communes et des hard avait mis entre les mains des princes! On imprime d'ordinaire avec les Adages une dissertation d'Érasme sur la guérre, « où il fait voir, selon l'expression d'un critique célè - bre, qu'il avait profondément médité les plus importants principes de la raison et de l'Évangile et les causes les plus ordinaires des guerres (1). » En effet, il y parle le langage non-séulement d'un chrélien, mais encore d'un politique. Il ne se contente pas de mau- dire la guerre comime un état violent, anormal, atissi contraire à l'intérêt des peuples qu'à la religion ; il serute les causes qui l'amè- nent et dénonce les chefs des nations, les princes comme les pre- niers auteurs du mal. « Les lois, dit-il (2), les statuts, les privi- - léges, tont cela demeure sursis pendant le tumulte des armes; les princes trouvent alors cent moyens de parvenir à la puissance arbi- traire. » Observation aussi exacte que profonde où l'on reconnaît a iriste expérience du Néerlandais, qui à vu toutes les libertés de son pays se perdre peu à peu pendant la belliqueuse domination des dues de Bourgogne. Érasme osa même conséiller là paix au violent Jules IE. Ce pape, méditant la ruine de Venise, lui avait deinandé un mémoire où il justifiât ses projets de conquête. Érasme répondit par un pompeux éloge de la paix, ce qui lui valut, de la part du souverain pontife, une douce et paternelle réprimande (3). (1) Bayle, Düct. hist. et critique, t. VI, p. 259, art. sur Érasme, Paris. (2) Erasmi 4dag., chil. IV, cent. I, num. I. Lugd. Bat, (5) On ignore ce qu’est devenu le mémoire qu'Érasme adressa à Jules IT en celle occasion. ( 80 ) On peut rattacher jusqu'à un certain point au voyage de notre auteur en ltalie la première idée du célèbre Éloge de la folie. En effet, ce fut en quittant cette riche contrée, pendant une course solitaire à travers les Alpes, que le bruit lointain des hommes et des passions, qui paraît si vain dans le désert, fit naître dans son esprit des réflexions, assez tristes au fond, mais auxquelles il donna une tournure moqueuse et plaisante. Soit qu'il voulût combattre la folie humaine avec une arme folle, soit que le spectacle de nos infirmités lui parût trop affligeant pour l'envisager sérieusement, il montra en badinant la vanité de nos grandeurs, le néant de nos vertus, et, loin de pleurer sur tant de misères, il poussa un long éelat de rire. On trouvera peut-être étrange que le spectacle majestueux des Alpes lui ait inspiré une satire, mais on sera moins surpris si l'on songe que cet esprit, si merveilleusement doué pour tout le reste, prenait rarement son essor, et que l'instinct poétique manquait à cet habitant des villes élégant, spirituel, fin, mais dépourvu d'enthousiasme. Au milieu des grandes scènes de la nature que l'homme religieux ne peut voir sans recueillement et qui n'éveillent que l'indifférence chez le sceptique, Érasme composa une œuvre brillante et enjouée où il n’épargnait ni l'effronterie ni le cynisme, où il poursuivait d’un sarcasme insolent tout ce qui est sacré. Il avait oublié les mâles vertus de la patrie pour leur préférer les fruits perfides d'une terre étrangère, et tandis qu'il s'éloignait de la belle Italie il emportait avec lui le secret de la civilisation impure que Venise, Florence, Rome montraient avec tant d'orgueil; il savait que l'écrivain peut offenser comme à plaisir la vérité, les mœurs, la religion, et que son seul devoir est de flatter les sens par de vo- luptueuses images, d'enchanter l'oreille par une musique harmo- nieuse et d'égayer l'esprit par de piquantes saillies. « ( 81 ) CHAPITRE VE SÉJOUR D'ÉRASME EN ANGLETERRE. — L'ÉLOGE DE LA FOLIE. — DISCUSSION AVEC DORPIUS, . Érasme revint d'Italie par Strasbourg et s'arrêta quelque temps aux Pays-Bas avant de se rendre en Angleterre, où l’appelaient un roi et un ami, Henri VII et Morus. Après un court séjour à Anvers et à Louvain, il visita Adolphe de Bourgogne, qui voulut le retenir auprès de lui, mais en vain, car le brillant accueil qu'il se flattait de recevoir en Angleterre le rendait sourd à toutes les offres et indifférent à toutes les prévenances. Malheureusement Henri VII né tint pas les promesses qu'on avait faites en son nom. Ce prince ignoble et cruel ne méritait pas d'associer sa mémoire à celle d'Érasme par un de ces actes de munificence qui immortalisent le bienfaiteur, et l'honneur d'enrichir cet homme distingué devait appartenir à un monarque qui en était plus digne, à Charles-Quint. Érasme, trompé dans ses espérances de fortune, reprit avec ardeur ” ses chères études, et il passa son temps à composer des ouvrages dé grammaire (1), dont le plus admiré fut le fameux Livre d'or (2). Mais ces travaux modestes convenaient peu à la brillante rapidité de son génie; ils demandent avant tout de la lenteur, de la maturité, et exigent plutôt une sorte de crainte pour l'intelligence de l'élève que la supériorité de l'esprit chez le maître. Érasme était l'auteur le plus poli, le plus exquis de son siècle; il écrivait avec une facilité pres- que incroyable, et cependant ses œuvres grammaticales n'ont pas eu l'heureuse destinée qui accueïllit celles d'un homme moins illustre, mais plus consciencieux, de son compatriote Despautère. Érasme profita également des loisirs que lui laissait l'indifférence (1) Burigni, Vie d’Érasme, t. 17. (2) De verborum copid. Toue VIE, — 2° Partis. 6 (82) des grands d'Angleterre, pour mettre la dernière main à l'Eloge de la folie. 11 faisait peu de cas de ce livre, qui devait le plus faire pour sa renommée. Il l'avait commencé machinalement et pour se distraire des ennuis d’un voyage pénible; il le continua par passe- temps, au milieu de travaux plus sérieux ; l'acheva sans même son- ger à le donner aù publie, et des auteurs vont jusqu’à dire qu'on l'imprima à son insu. Maïs à peine cette satire eut-elle paru, qu'elle excita l'admiration de l'Europe. Le pape, les savants, les princes en firent leurs délices, et, selon le témoignage d'Érasme, il n'y eut que les moines déréglés et les théologiens bourrus qui s'en offensè- rent. L'Éloge de la “olie méritait ces suffrages, car il ouvrait aux lettres une route nouvelle. Assez longtemps les érudits avaient couru dans la même ornière et fatigué le monde de disputes, stériles que n'avaient ennoblies ui le génie ni l'esprit : le tour de Ja grâce, de l'élégance était enfin venu ! Superbe Jialie, entends- tu ce barbare, ce Batave, qui, du sein d'Albion , divertit tous les peuples? Ce hardi navigateur marche à la conquête de contrées ignorées ; il prétend laisser au passé ses querelles et ses ennuis, et veut qu'une pensée plus riante réjouisse le siècle de Léon. Obéis à sa voix, terre aimée des cieux! Invoque, comme lui, le caprice, dieu léger; charme le monde, au lieu de l’étonner, et après. avoir enfanté Colomb et Pa- phaël, donne le jour à l'Arioste et an Corrége. Ne demandons à l'Éloge ni l'éloquence ni les hautes inspirations du génie; cher- chons-y plutôt le badinage aimable et la douce philosophie d'un homme de bien, qui, loin de gémir des faiblesses humaines, les poursuit d'un sourire indulgent. Érasme, voyant partout dans le monde le triomphe de la folie, ne maudit pas cette puissance redou- table, il l'encense, au contraire, lui apporte le tribut de ses ironi- ques louanges, et, dans cette humble attitude, trouve le moyen de distribuer cent coups de griffe et d'égratigner tous ceux d’entre les mortels qui, s'empressant trop ardemment autour de la déesse, pas- sent près de lui sans l'apercevoir, le heurtent et éveillent ainsi son attention. Mais la malice d'Érasme est si bienveillante, il s'y mêle tant de bonhomie, qu’elle n’a pas le triste privilége de nous offenser; _elle ne corrigera personne, sans doute, car rien ne nous corrige : c'est déjà bien assez de nous dire la vérilé sans nous aigrir et de ( 85 )- « nous montrer nos défauts avec tant dé ménagement. Ce censeur commode ne veut que nous amuser, et il y parvient , grâce à des préceptes plus piquants que sévères et qui n'ont rien de graye ni de doctoral : il raconte , il divague, ñ plaisante, il raille ; le tout mêlé d'observations si finés et si exactes, de peintures si attrayantés et parfois si libres, qu'on ne s'étonne nullement des heures agréables que la lecture de la Folie fit passer au seigneur Gil Blas dé Santil- lane, dans son château de Lirias (1). Cette raïllerie si déliée:et de si bon ton a cependant un défaut : elle a vieilli, ou plutôt nous sommes devenus trop ignorants pour en goûter tout le charme. En effet, on trouve à chaque page de ee livre des allusions ingénienses à des pas- sages, presque oubliés aujourd'hui, des écrivains anciens, et, pour emprunter un terme de cette antiquité dont Érasme était si bien nourri, ses plaisanteries sentent la lampe; elles sont parfois aussi d’une grossièreté repoussante, et notre siècle poli n'aurait assuré- ment que du mépris pour les louanges que, à l'exemple de Virgile et de Lucien , il adressa à un insecte immonde : bagatelles d'un goût | équivoque, que beaucoup d'auteurs modernes , et notamment Daniel Heinsius (2), n'ont pas dédaigné d'imiter. Que dire encore? qu'il brouille tristement blé les souvenirs païens et les traditions chrétiennes. On ne peut entendre sans dou- leur la Folie, fille illégitime de Plutus, « dieu tout-puissant, sans - lequel Jupiter lui-même ferait maigre cuisine, » et de Néotète, « la plus belle, la plus folâtre des nymphes, » parler du Saint-Esprit, disserter sur la Bible, arranger à sa façon les paroles de Jésus- Christ : mélange monstrueux qui n'offense pas moins la morale que le goût, et qu'à défaut du sentiment religieux, le sentiment.de l'art aurait dû Jui déconseiller. Dante, qui à commis la même faute, mais d'une manière bien moins éhoquante, n’a pas échappé aux arrêts sévères de la critique; et si le poëte, dont la haute mission est dé dépeindre l'homme tout entier, par conséquent même avec les fai- (1) Æist. de Gil Blas de Santillane, t. IV, Œuvres ne LesA6E. Lesage peut être compté parmi les imitateurs d'Érasme ; Gi! Blas, le Diable boiteux sont, comme l'É loge de la folie , des satires de la société et de tous les états qui la composent. (2) Célèbre philologue, professeur à l'université de Leyde, né à Gand. Il a composé un poëme latin en Phonneur du pou. (84) blesses inhérentes à sa débile nature, ne peut pas, en jetant un regard hardi à travers les âges, évoquer les faux dieux que l'homme a créés, pour les humilier devant le Dieu des chrétiens, si l'épopée que le génie de la religion inspire ne comporte pas de tels écarts, de quel nom les flétrir dans ce genre léger de la satire, qui, par son caractère futile et insolent, effleure tout, corrompt tout et re impie dès qu'il touche à nos croyances ? On rencontre çà et là, dans l'Éloge, quelques lueurs de cette beauté morale que le christianisme demande aux écrivains, même dans les sujets frivoles. La folle déesse qu'Érasme fait discourir trouve parfois de nobles accents, soit qu'elle rappelle aux rois les devoirs qu'impose le pouvoir suprême dont ils sont revêtus, soit qu’elle poursuive de ses mépris les flatteries des courtisans, les am- bitions sordides des riches, l’'avidité des marchands; ici le bruit des grelots cesse, et l’on entend la voix de l'éternelle justice qui châtie les passions vénales et qui venge les faibles et les petits de l'injure des méchants. Le satirique s'élève même jusqu'à l'éloquence, lors- qu'il déplore la triste condition de l'âme, également incapable, selon lui, de voir la vérité et de la posséder, et enchaînée dans la matière comme dans un cachot obseur ; lorsqu'il glorifie la piété, en homme qui la sent; lorsque énumérant les vertus qu'elle exige, il ordonne, avec la rigueur austère d'un saint, le crucifiement des passions, le mépris du monde, et qu'il montre aux chrétiens le ciel comme prix de leurs efforts. Tout ce qu'il dit de la vie future est sublime et respire la sérénité d’une conscience sans reproche : avec quel légitime orgueil il annonce qu'après la mort, l'esprit, si longtemps subjugué par les sens, reprendra son empire ! Le corps obéira à son tour, et si le jeûne et la pénitence ont apaisé sur la terre ses in- stincts dégradés, il partagera , dans le ciel, la glorieuse destinée de l'âme; des éléments plus purs formeront sa substance, et, emporté par sa compagne immortelle, il sera absorbé par Dieu même. L'homme, alors, rentré tout entier dans le sein du Créateur, jouira d’une félicité indicible, éternelle, auprès de la source délicieuse de toute perfection (1). Était-ce à ces élans passagers d'enthousiasme (1) Opera Erasmi, Exc. monter. Lugd, Bat. ( 85 ) que Léon X faisait allusion , lorsqu'il disait : « Notre Érasme a aussi son grain de folie? » Critique fondée, car la dévotion est aussi dé- placée dans une satire que la licence. Mais ces beaux mouvements sont rares, et l’auteur a soin de les réfouler aussitôt pour retourner avec empressement au portrait plaisant des comédiens, des musiciens, des grammairiens, des doc: teurs, des prédicateurs, des poëtes. Les fous qui charmaient l'oi- siveté des rois avaient un mot piquant pour chacun de ceux qui approchaient le maître; Érasme va plus loin : il persifle toutes les elasses de la société; mais il en est une qu'il persécute de préférence et sur le compte de laquelle il est intarissable ; c’est celle que, dans tous ses écrits, il dépeint sous des couleurs ignobles et même odieu- ses, et à laquelle il attribue la gourmandise, la paresse, la luxure, les mioines, en un mot. Les ordres mendiants sont traités dans l'Encomium avec une violence que la passion excuse à peine; on s'étonne qu'Érasme; arbitre délicat en matière de goût, courtisan des papes et commensal des rois, ait pu tomber si bas. Ces iuvec- tives, où il s'éloigne de sa modération habituelle, déparent l'Éloge, et méritent de partager le blâme que provoquent les passages où il parle avec tant de légèreté des choses sacrées. Les nations n'échappent, pas plus que les individus, à la folie commune ; et le même châtiment les attend; mais elle prend, chez - elles, le caractère d'un ridicule amour-propre, et, tandis qu'ailleurs on rencontre la crédulité, la sottise, la superstition, ici tout est vanité. Chaque peuple se proclame le premier de la terre, et ils ont tous pour cela les meilleures raisons, les titres les moins équivo- ques. Érasme examine ironiquement ces prétentions diverses, les épluche avec soin et ne conclut en faveur de personne. Les Anglais allèguent leur beauté, leur goût pour la musique, la magnificence de leurs festins; les Écossais, la noblesse de leur sang et leur habi- leté dans la dialectique. Que disent les Français? Nous sommes fameux par notre courtoisie, et les Parisiens sont les théologiens: du monde les plus adroits. Que répond l'Italie? Je tiens le sceptre de: l'éloquence, et, tandis que l'Europe entière est encore plongée dams la barbarie, je suis la reine de la civilisation. Venise s'enorgueilit de sa noblesse; les Romains et les Grecs, nations bien nées, se con- ( 86 ) solent de n'être plus rien ; en vantant à tout propos la gloire de leurs aïeux; les Turcs et les Juifs se donnent pour les vrais croyants; les Espagnols ont le monopole du courage, et les Allemands se prévalent de leur taille robuste et sont fiers d'être des pédants. Les Hollan- dais'et les Brabançons, leurs voisins, trouvent seuls grâce devant la Folie; qui leur donne le prix de sagesse, les premiers, parce qu'ils ne Soffensent pas d'une épithète populaire qui les traite d'insensés, les autres, parce qu'ils deviennent plus fous à mesure qu'ils vieillis- sent, et qu'ainsi la triste arrière-saison, qui abat le courage des autres honimes, n'altère pas leur gaieté. La jovialité brabançonne était célèbre au XVI” siècle; elle suivit Charles-Quint sur le pre- mier trôue du monde; Guillaume d'Orange hésitait à embrasser la réforme, tant il craignaiït que la sévérité calviniste ne mît en fuite les joyeux propos du Brabant! Marnix lui-niême, ce grand soldat de la liberté, aimait à rire et à divaguer, selon l'usage de son pays. Malgré les défauts qu'y pourrait relever une critique sévère, l'Éloge de la folie vivra, car il ne rencontré pas seulement les pré- jugés d’un sièclé ou d'un pays, mais ceux de tous les siècles et de tous les pays; et si l’auteur attache parfois trop d'importance à quel- ques travers passagers, il ne refuse jamais son attention aux vices éternels de l'humanité. Que ses invectives contre les docteurs sco- lastiques, que ses sarcasmes contre les moines tombent dans l'oubli; rien n'est plus juste; ce qui est écrit en vue du moment est méprisé de la postérité, et pour mériter autre chose que son indifférence, il faut autre chose qu'un vain ä-propos. Mais gardons-nous de confon: dre dans le même arrêt la satire élégante de nos vanités et de nos ambitions , et surtout cette indignation généreuse qui anime l’écri- vain contre l'injustice et l'oppression; admivons aussi la limpidité du style, l'heureux tour des pensées et même la négligence de ce livre, composé à cheval et transcrit de mémoire, sans effort, avec abandon ; en causant. Oui ; sans doute, les idées se suivent et ne sé tiennent pas; elles errent au hasard; il y a de Fincohérence et peu de concision ; mais c’est la Folie, « c'est une femme » qui parle , et ce défaut de soin est encore de l’art. Quel reproche oscrait-on faire , du reste, à un orateur qui s'écrie, en guise de péroraison : « Je hais un eonvive qui a bonne mémoire, disaient les anciens, et moi (87) je vous dis : Je hais un auditeur qui se souvient de tout, Adieu done, applaudissez, portez-vous bien et buvez mieux? » L'Encomium moriae fut diversement jugé aux Pays-Bas; les doc: tèurs de Louvain. tout en rendant justice au talent d'Érasme, signa: lèrent le danger d'un esprit de sarcasme, qui ne s'arrêtait pas même devant les mystères de la religion. Adrien Barland Joua sans réserve l'érudition admirablé qui brille dans V'Éloge, mais y blâma ouver: tement la eausticité et la satire. Louis Vivès, écrivant de Bruges à Érasme (1), lui affirma qu'à Paris sa Folie faisait lés délices de tout le monde. La fâcheuse impression qu'avaient produite certains passages dé l'Éloge fut encore aggravée, en 1547, par l'apparition d'une méchante traduction en français contre Jagnelle Érasme se hâta de protester. Cette version où plusieurs de ses pensées étaient odieusement déna- turées, souleva contre lui des haines nombreuses et lui aliéna ses amis (2). Jean de Louvain, gardien des Cordeliers d'Amsterdam, osa dire qu'il y avait lieu de craindre que ce livre n’éloignât les jeunes gens de toute religion: Aucun des reproches que suseita l'Encomium ne toucha aussi profondément Érasme que celui de son ancien ami, l'abbé de St-Bertin: Érasme lui écrivit une lettre pressante, et, pour le faire revénir de ses préventions, il rejeta et non sans raison sur le compte de son maladroit traducteur tout lé blâme des passages qu’on réprouvait. Peu de temps après, il y eut un plus grave débat entre notre auteur et Martin Dorpiüsique les docteurs fanatiques de Louvain avaient amené, par des sollicita- tions incessantes, à s'ériger en censeut des pénsées hardies.et des sarcasmés inconvenants qui fourmillent dans l'Encomium. Gette attaque ne surprit pas Érasme, qui était habitué à des corrections souvent méritées,; mais il fut sensible à la main qui le frappa: Dor- pius, dont il avait encouragé le talent et guidé là jeunesse (3), était son ami, et il semblait oublier bién vite les devoirs dé la reconnais- sance. Entraîné par les conseils perfides de ses collègues, séduit (1) Op. Erasmi, t. Ie des Lettres. (2) Burigni, Vie d’'Erasme, t. Ir. di (5) Reiïff., Mém. sur l'anc. univ. de Louv., MÉN: dE L'Acan:, 1832, ( 88 ) peut-être par l'espoir de briller dans une querelle avec Érasme, il écrivit le premier un ouvrage public contre l'Éloge de la folie (4). C'était une critique très-sage et très-modérée, dirigée surtout contre les paroles imprudentes qu'Érasme avait mises dans la bouche de la Folie. Sans se compromettre en rien, et uniquement pour donner plus d'éclat à son livre, il avait avancé des propositions téméraires qu'il était prêt à désavouer , mais qui, présentées avec l'accent de la conviction , offraient autant de dangers qu’une hérésie déclarée (2). Dorpius, dont les principes littéraires méritent de survivre à la cause fugitive qui les avait inspirés, condamnait sagement un mé- lange malséant de choses sérieuses et frivoles, de sacré et de pro- fane. Selon lui, choisir un écrit satirique pour parler des mystères de la religion et pour attaquer les abus de l'Église, était une tenta- tive détestable, dangereuse, impie; il concevait une guerre franche loyale, ouverte, mais non une poursuite détournée, perfide,. faite en riant. Les allusions, les réticences, les railleries lui semblaient d’indignes artifices faits pour circonvenir l'esprit, l'entraîner peu à peu et le faire tomber dans le doute et le blasphème. Parler ainsi, ce n’était pas proscrire ces œuvres délicates de l'esprit où Ja plai- santerie, la finesse et tous les dans des natures ingénieuses et ti- mides aiment à se montrer, car s'il blâmait avec une juste sévérité les ouvrages où, sous une forme légère, on rabaisse impunément les choses les plus dignes de respect, telles que les dogmes de Ja reli- gion ou les bases de la société, il n’étendait pas sa décision aux aimables badinages qui raillent les choses risibles ou qui se jouent gracieusement dans le vide (3); mais il condamnait, et avec raison, cés écrits hasardeux qui ne paraissent que pläisants et où les prin- cipes les plus sacrés comme les plus nécessaires sont effleurés, dénaturés , avilis. Appliquant ces idées au célèbre ouvrage d'Érasme, il pensait que la Folie n'était pas un personnage assez grave pour parler de théologie, et, sans prendre au sérieux tous les quolibets et (1) Burigni, Vie d’Erasme, 1. I, (2) Il faut citer surtout le passage où la Folie s’éléve contre les images et contre le culte rendu aux saints, (3) Dorpius ne faisait, du reste, que suivre en cela les préceptes de Tertullien que Pascal ressuscita au XVI]: siecle, (89 ) tous les écarts qu'elle se permettait, il trouvait néanmoins plus d'un danger à lui laisser dire tant de choses qui tendaient à décon- sidérer l'Église. Dans l'espoir d’atténuer, autant que possible, les suites fâcheuses de ces incartades, il demandait qu'Érasme fit un éloge de la sagesse, pour y réfuter lui-même les arguments de la folie, c'est-à-dire ses propres arguments. Il y avait dans ce désir quelque chose d'injurieux et de flatteur, car c'était exiger de l'au- teur un aveu de sa faute et proclamer en même temps qu ’Érasme était seul digne de se mesurer avec Érasme. La censure de Dorpius-ne demeura pas sans réponse. Thomas Morus, à qui la Folie avait été dédiée et qui sans doute se croyait engagé d'honneur à la défendre, s'empressa d'attaquer le savant de Louvain. Il le combattit, sur le ton de l'amitié (1): il était lié avec lui, ainsi qu'avec Gérard de Nimègne, Paludanus, Lystrius, et il avait même soumis à leur approbation cette Utopie fameuse où les illu- sions d’une âme généreuse se mêlent aux chimères d’une imagina- tion déréglée. Son apologie de l'Éloge était assez mal écrite en latin. Il commençait par insinuer que Dorpius n'était qu'un théologien, ce qui à ses yeux était presque un affront (2) ; il s'élevait ensuite contre l'étrange condition qu'on imposait à Érasme pour rentrer en grâce auprès des docteurs de Louvain : faire l'éloge. de la sagesse, s'écriait- il, serait une palinodie, ce serait s'exposer à des sarcasmes qui ne - seraient-que trop mérités. Il terminait sa lettre en rappelant à son adversaire les sentiments affectueux qu'il lui avait voués, et il affir- mait avec emphase que Dorpius chercherait vainement dans toute la Hollande un ami aussi constant et aussi dévoué que l'était Morus, dans cette île lointaine de Bretagne, située aux confins du monde (3). La réplique d'Érasme (datée d'Anvers, l'an 1545), fut plus élo- quente. Par la politesse et l’urbanité qui là distinguaient, elle con- trastait brillamment avec le ton violent et cynique que les critiques du XVI" siècle semblaient préférer, et elle offrait, au moins pour le (1) Opera Erasmi, LA des Lettres, p. 1892. (2) Érasme donne aussi plus d’une fois, avec une malveillance marquée, ce titre de théologien à Dorpius. Il -affectait de dire que la théologie l'avait enlevé aux lettres (Voir le Cicéronien). (5) Apud toto ab orbe Britannos, divisos. (90 ) style, un vrai modèle dé bonne polémique; pour le fond , elle était de peu de conséquence. Érasme né reniversait aucun des arguments de Dorpius, et répondait à des accusations très-nettes par de vagues assurances. Tout en témoignant à son contradiéteur la plus grande déférence ét en reconnaissant la justesse dé quelques-unés de ses objections, il soutenait que les critiques générales ne peuvent offen- ser personne; il ajoutait que les vrais théologiens, un pape même (1), n'avaient cessé de l’estimer depuis l'apparition de l'Éloge; il conve- nait cependant que le principal personnage était mal choisi et qu'il n'était pas assez grave pour traiter les matières qui sont le sujet du livre; il se plaignait ensuite que ses ennemis eussent pris des plai- santeries au sériéux, et, comme pour écarter le soupçon de per- fidié que les paroles de Dorpius laissaient deviner, il affirmait qu'il n'avait eu d'autre but que de travailler à la réforme dés mœurs ét d'être utile à ses conternporains. Dorpius se tint pour satisfait de cette réponse et sé réconcilia avec son ami (2). En diverses éircon- stances, ils échangèrent des marques d'estime, et, à la mort de Dor- pius, Érasme hoñora sa mémoiré d'une épitaphe (3). Le souvenir de ce débat si court et si heureusement terminé parut lui peser, et même, dans l'Abrégé de sa vié, où il rend compté dé toutes ses disputes, il déclare qu'il faut omettre celle-là; parce qu'il avait été convenu qu'elle serait regardée conime non avenue (4). | L'apologie d'Érasme fut l'objet de jügéments divers: Cütbert Tuns- tail y vit une perte dé témps et supplia Érasme de vivre en paix avec les théologiens pont ne plus s'exposer à d'inutiles discus- sions (3); Barbirius parla dans le même sens et lui prècha, mais (1) Léon X,, qui avait goûté cette plaisanterie. (2) Vonderhart, Æist. ref. litt. part. T, p. 87. Lugd. Bat. (5) Ce fut un hontieur dont Erasme se montra assez avare : parmi nos compa- triotes, il n'y eut que Dorpius et Busleiden qui l'obtinrent. (4) Nam Dorpiana orsa supressa Sunt. Il est assez difficile de savoir si cette réconciliation fut aussi réelle et aussi sincère qu'Érasme a voulu le faire croire; lui même dans ses lettres, il a souvént accusé Dorpius, et à l'espèce d'hésitation qu’on remarque en lui, dès qu’il parle de Dorpius et de Briard, on voit aisément qu'il ÿ avait entre eux dés causés incessantes de disséntiment, ét que ce n’était qu'avéc beaucoup d’abnégation de part et d'autre qu’on parvenait à éviter dés ruptures, (5) Ep. Erasmi, 1. 1°", lettre de Tunstall, (NH) sans succès , la modération et la concorde. Morus, au contraire, pro- clama Ja lettre d'Érasme un chef-d'œuvre, et félieita Dorpius d'avoir été, par ses attaques, la cause involontaire de cette belle apologie (1). Vers le même temps, Gérard Lystrius (2) publia une édition de l'Encomium à laquelle il joignit de savantes notes et une préface élogieuse qu'il dédia à Paludanus. I s'y vantait de sa liaison avec Érasme, dont il avait jadis partagé les travaux, et rendait hommage à l'amitié inaltérable que le premier savant du siècle portait à son ancien maître : avec quelles délices, avec quelle reconnaissance Évasme he parlait-il pas de son Paludanus et de son premier séjour à Louvain! Paludanus suivit de bien près Dorpius dans la tombe (1526), mais sa mort n'éveilla pasau même point les regrets d'Érasme: « La mémoire de Dorpius me sera toujours sacrée, » s'était-il écrié (3), en apprenant la fin prématurée de l'ami qu'il avait soupçonné. « J'ai supporté sans douleur Ja mort de Paludanus, éerivit-il à Barland, parce qu'à l'âge avancé où il était parvenu, la vie n'est plus qu'un fardeau qu'aucun plaisir ne vient rendre plus léger. » Paludanus, das sa vieillesse, avait vu s'accomplir les vœux qu'il avait formés àu cornmencement de sa carrière; cette gloire littéraire qu'il avait rêvée pour sa patrie n'était plus un vain mot; les jeunes gens qu'il avait habitués au travail et encouragés par ses sages louanges étaient devenus des hommes célèbres dont le nom était applaudi de toute l'Europe; il voyait fleurir à Louvain le collége de Busleiden où les langues anciennés avaient trouvé des interprètes dignes d'elles, et 1l pouvait se dire avec un juste orgueil que sa persévérance et son zèle n'avaient pas été étrangers à ces prodiges ! (1) Quod tazata Moria, seribendæ tibi apologiæ præbuit occasionem. (2) Foppéns, Biblioth. belg. (5) Memoriam Dorpii habeo sacrosanctam. (92) CHAPITRE VIL SECOND SÉJOUR D'ÉRASME EN BRABANT. Érasme que nous avons laissé en Angleterre, revint, vers 4517, en Brabant, où l’appelait un grand seigneur éclairé, Jean Sauvage, seigneur d'Escobeke, chancelier de Bourgogne (1), dont le nom mérite de passer à la postérité, comme celui du protecteur le plus actif et le plus zélé de notre savant. Érasme avait des amis et des admirateurs dans toutes nos villes : à Louvain, c'était Paludanus ; à Anderlecht, village non loin de Bruxelles, délicieux séjour où il aimait à respirer l'air pur des champs, c'était le chanoine Pierre Wichmann, qui le recevait avec empressement dans sa modeste demeure; à Anvers, c'était Pierre Gilles: Gilles était l'ami de Morus, qui l'avait connu lors de la mission qu'il avait remplie, de la part du roi Henri, auprès du prince d'Espagne (2). Sa profonde érudi- tion, sa bonté, sa modestie et ce charme irrésistible qu’on trouve dans la contemplation d’une belle âme qui avaient séduit l'illustre Anglais, exercèrent leur douce influence sur Érasme, qui laima tellement qu'il n'aurait voulu, comme il le disait avec emphase, changer un tel ami pour Pylade lui-même. Les arts consacrèrent le souvenir du tendre sentiment qui unissait ces hommes illustres à tant de titres : Metsys peignit Gilles et Érasme dans un même por- trait, le premier tenant en main une lettre de Morus. Cette idée charmante inspira au chancelier d'Angleterre des vers où il célébrait les délices de l'amitié (3). Mais à côté de ces marques de sympathie privée, il y eut pour (1) Les détails sur ce personnage ont été pris dans les Bulletins de la Com- mission royale d'histoire. (2) Philippe le Beau. (3) On trouve des détails intéressants sur Pierre Gilles dans l'ouvrage que la princesse de Craon a consacré à la mémoire de Morus. (95 ) Érasme des témoignages publics et solennels de l'admiration des Belges. Les magistrats de Louvain lui offrirent, en effet, une place de professeur dans l'université de leur ville : être admis dans cette célèbre école était alors un honneur fort envié, pour lequel de nombreuses démarches étaient nécessaires, et ce qui rendait cette distinction plus flatteuse, c'est qu'on s'écartait en sa faveur des règles ordinaires, et qu'on l'affranchissait de l'ennui de longues formalités que le doyen de S'-Pierre avait d'avance remplies en son nom. Un siége de professeur était une position digne de lui, et sur- tout en parfaite harmonie avec son goût pour la retraite ainsi qu'avec la direction nouvelle qu'il avait imprimée à ses travaux. Il avait déjà donné des leçons publiques dans les universités anglaises, et, depuis quelque temps, il semblait oublier les brillants caprices de sa fantaisie pour se livrer à des études plus sévères, qui embras- saient à la fois l'antiquité païenne et les premiers temps de l'Église. Il refusa cependant cette fonction, et il allégua pour excuse son igno- rance de la langue du pays, par une ruse de savant qu'il avait déjà employée dans une circonstance analogue (1) et qu'il devait bientôt opposer aux prières de François E*. Il paraît peu probable, toutefois, qu'il ait ignoré notre vieil idiome flamand : on a beau être élevé dans un cloître, par des maîtres imbus des lettres latines, on a beau se renfermer dans l'étude du passé, Ia langue, la vie, les mœurs du : peuple qui nous entoure finissent toujours par nous atteindre. Du reste , il a eu soin de démentir lui-même sa prétendue ignorance de la langue française, car on le voit se plaindre amèrement des incorrections et des infidélités de la traduction française de l'Enco- mium. Or, si on le surprend ainsi en contradiction flagrante avec lui-même au sujet de l'idiome français, on a quelque droit de ne pas prendre à la lettre ce qu’il allègue touchant la langue flamande. Érasme n'avait pas besoin du bonnet de docteur pour prendre la : direction du mouvement intellectuel dans les Pays-Bas, et tout en gardant sa liberté, il devint chez nous le restaurateur du goût et l'organe le plus ‘écouté des idées nouvelles qui commençaient à avoir cours en littérature. Cette action énergique d'un homme de (1) En Angleterre, (94) talent fut un véritable bienfait. « La Belgique se polit de jour en jour, disait Érasme, mais elle n'a pas encoré entièrement secoué sa nature farouche et sauvage. » La civilisation, en effet, semblait y naître à peine, et la culture des esprits que les ducs de Bour- gogne avaient encouragée par tant de faveurs et par leur exemple, avait fait des progrès peu sensibles : à Louvain, il y avait quel- ques érudits laborieux; à Malines, quelques jurisconsultes illus- tres; à Bruxelles, des hommes brillants et instruits, mais s'oc- eupant uniquement des affaires de l'État on d'intrigues de cour; partout ailleurs, on rencontrait la plus honteuse ignorance et une sorte d'indifférence pour ces beautés classiques qui furent la géné- reuse illusion du XVI®® siècle. Érasme résolut de troubler ce pesant sommeil, et se proposant d’abord de familiariser ses compatriotes avec la littérature grecque qu'ils ignoraient complétement, il en traduisit les plus beaux ouvrages et s’efforça de les rendre. com- préhensibles par des remarques ingénieuses; il s'oceupa tour à tour d'Isocrate, d'Euripide, de Démosthènes, de Plutarque, dont il vantait la philosophie, et surtout de Lucien qu'il regardait comme le type du fin railleur. 1] jugeait du style de ces écrivains et donnait l'exemple d'une critique très-saine, quoique peu élevée; il goù- tait à merveille la chaleur, l'abondance, la mâlé raison des ora- teurs, la verve insolente, la vivaéité moqueuse et spirituelle des satiriques , mais il n'appréciait pas le génie des poëtes avec le même succès, et la majesté sévère de leurs œuvres, là grandeur sublime qui y règne, l'expression admirable de tous les sentiments humains n'avaient pas, à ses yeux, le prix d’un récit piquant , eoncis, rapide, semé de traits heureux (1). L'activité d'Érasme ne se borna pas à ces premiers travaux : des versions élégantes et correctes, des ob- servations érudites et sensées pouvaient faire aimer une langue, elles ne pouvaient la faire comprendre; il le sentit et ne jugea pas indigne de lui de donner, en 1518, une édition latine de da gram- maire grecque de Théodore de Gaza, monument utile de son zèle et de sa sollicitude. On l'a accusé de n'avoir eu qu'une connaissance super- ficielle de cette langue (2); on pourrait, à la vérité, relever dans ses (1) Pour donner une idée de sa critique, il suffira de dire qu'il blämait les chœurs des tragédies grecques. (2) Bayle, Dict. hist., p.245, t:VI, (95) traductions, des infidélités et des négligences, et il est loin, sans donte, d'égaler Budé, Casaubon, Estienne, Scaliger, Mais si l'on réfléchit qu'avant lui il n'existait pas même de grammaire grecque, que d’ailleurs, il s'adonna à cette étude dans un âge avancé, quand il était déjà en possession d'une grande renommée, on s'étonnera Moins de quelques légères erreurs que de la profonde énergie, et, ajoutons-le, du courage d'un homme qui, dans une condition où rien ne manquait à ses vœux, sut se consacrer tout entier à une entreprise si laborieuse et si pénible. De tels efforts devaient être couronnés de succès, et notre pays put s'enorgueillir bientôt des travaux consciencieux de Clenard et de Varen (1). L'influence d'Érasme sur.le progrès des lettres latines en Bel- gique, pour être grande, fut moins décisive. Pendant tout le moyen âge, cette langue avait été en honneur parmi les gens d'église, et lorsqu'on s'avisa d'étudier les écrivains les plus fameux de l'anti- quité au lieu des obseurs annalistes du moyen âge, celte heureuse révolution, celte renaissance des lettres trouva dans nos villes et dans nos cloîtres des partisans aussi ardents qu'éclairés. La Bel- gique ent même de ces raffinés qu'on surnommait Cicéroniens et qu'Érasme devait bientôt poursuivre de ses plus cruels sarcasmes. Longueil, de Malines, fut un des coryphées de cette secte fameuse, et les œuvres qu'il a Jaissées, par leur élégance et leur pureté, ne peuvent que donner une idée favorable de l’état de la littérature latine en Belgique (2). I n'y avait done pas lieu ici, comme pour la langue grecque, à un pénible apprentissage, et Érasme n'eut à exercer d'autre initiative que celle du talent et du goût. Il donnait à tous l'exemple du travail; mais non content de s'instruire lui-même, il voulait instruire les autres, et ce fut dans cette pensée qu'il prit tant à cœur l'organisation du collége des Trois-Langues. Par ses soins, Louvain se vit bientôt en possession d'une école admirable, dont l'Europe fut jalouse et que François I‘ s'empressa d'imiter, en instituant à Paris le collége de France. (1) Varen était de Malines. Nous donnerons, dans le chapitre consacré au collége de Busleiden, de plus amples détails sur l'état dans lequel se trouvaient, du temps d’Érasme, les lettres grecques et latines. (2) Diet. de Loire: art. LONGUEIL. ( 96 ) Érasme ne refusait pas ses conseils aux jeunes écrivains belges, et ce fut ainsi qu'il se lia d'amitié avec Despautère, de Ninove, et, par l'intermédiaire de celui-ci, avec Jacques Meyer, de Bailleul. Qu'Érasme ait eu de l'affection pour Despautère, on le conçoit aisément : il y avait entre ces deux hommes ce lien que naît d’études communes et d'un grand dessein ardemment poursuivi. Tous les deux, en effet, adoraient l'antiquité et ils avaient médité de sou- mettre la langue latine à des règles fixes ; le premier, pour échouer dans sa tentative; le second pour y réussir. Jacques Meyer, au con: traire, n'avait aucune ressemblance avec le célèbre Hollandais: il était enthousiaste et passionné, tandis qu'Érasme était calme et froid ; il aimait les grands souvenirs de la patrie avec cette ardeur sublime et triste qui naît dans la servitude; Érasme était indiffé- rent à l'histoire de son pays et ne partageait nullement la rancune de ses compatriotes contre les maisons de Bourgogne et d’Au- triche. Chacun sait qu'après avoir été longtemps fidèle à ses souve- rains nationaux et plus tard aux familles d’Avesnes et de Bavière, le peuple hollandais n'avait subi qu'à regret la domination des ducs de Bourgogne, dont l'orgueil, le faste, le langage même lui étaient odieux. Sous la maison d'Autriche, ces sentiments n'avaient pas disparu : c'était toujours avec un étonnement mêlé de stupeur que les Hollandais recevaient de Bruxelles des lettres françaises adressées à « Messieurs qui représentez les états de Hollande. » On voyait là, non sans raison la ruine des antiques institutions de la patrie, le mépris de la vieille langue et, chose plus triste encore pour un peuple positif, les subsides que ces états étaient appelés à voter grossissaient chaque année. Déjà sous Charles-Quint, il régnait en Hollande une sourde fermentation qui se traduisait par des désordres partiels, par des révoltes et qui, enfin, trouva dans la réforme un vaste champ à ses excès. Chez Érasme, on ne trouve aucune trace de ces colères populaires : élevé dans le cloître, il est, pour ainsi dire, étranger dans sa patrie; il aime la maison d’Au- triche et ignore ce passé que Meyer s'occupe sans cesse à tirer d'un injuste oubli. Entre Meyer et Érasme il y avait cependant un point de contact, l'élégance de leur latinité, et ce fut ce qui les rapprocha. Érasme encouragea l'ami de Despautère et lui ouvrit la route vers (97) cette renommée dont il était alors le suprême dispensateur (1), Érasme faisait également le plus grand cas du talent élevé de Josse Clichtove, de Nieuport, théologien illustre de la faculté de Paris. Il se plut à rendre justice aux qualités éminentes d'un homme qui mainte fois combattit ses doctrines avec vivacité, et il prodigua à ses écrits les épithètes les plus flatteuses comme les plus méri- tées (2). Le chancelier Sauvage essaya vainement d’attacher Érasme à la cour et de le faire nommer précepteur de Charles-Quint, puis de Ferdinand ; Érasme lui opposa une résistance invincible et se con- tenta de dédier à Charles l'Institution du prince chrétien, où il énu- mère avec éloquence tous les devoirs des rois, tels qu'ils dérivent du christianisme. Les honneurs touchaient peu Érasme, les grands l'effrayaient et il avait coutume de dire que les hommes de lettres sont comme les tapisseries de Flandre à personnages qu'il faut voir à distance (3). Il ne voulut pas davantage suivre la cour en Castille, où le cardinal Ximénès avait témoigné le désir de le voir. Il se retira à Louvain, plutôt que de se mêler aux intrigues qui entouraient le jeune Charles d'Autriche : il y avait un parti espagnol, un parti maure, un parti français, un parti napolitain et bien d'autres en- core (4), et tous rivalisaient d’avidité et de bassesse. Entraînée par l'exemple, la noblesse belge, sous les Croy, se préparait à dérober . les emplois les plus lucratifs de l'Espagne; ces fiers conquérants tentèrent de séduire Érasme par l'appât d'un riche butin, dans l'espoir sans doute d’ennoblir leur cause par son concours, mais il repoussa ces dangereux présents et il refusa de participer à une en- treprise honteuse. Il comptait cependant des amis parmi ces ambi- “# (1) On peut voir sur la liaison d'Érasme avec Meyer un curieux article, publié dans le 1°" volume de La Flandre libérale. Gand. (2) Érasme disait des livres de Clichtove qu'ils étaient une source des plus excel- lentes choses : wberrimus rerum optimarum fons. (5) Biographie universelle de Michaud. Paris. (4) Fersor Lovanii, cooptatus in consortium theologorum, licet in hac academia non sim insignatus titulo doctoris. Id malui quam principem Carolum in Hispaniam comitari, maxime cum viderem aulam ën tot sectam sectiones, Hispaños, Maranos, Gallos, Neapalftanes et quos non? Towe VI. __9e Parrig, 7 (98) tieux, et notamment le jeune et savant cardinal de Croy, archevêque de Tolède et neveu de Chièvres. Ce cardinal de 23 ans, qui aimait les lettres et qui vénérait Érasme comme un père, mourut subite- ment au milieu des richesses et des honneurs dont on l'avait chargé. Sauvage, qui se signalait, comme tant d'autres, par ses rapines, eut bientôt le même sort, mais avant sa dernière heure, il eut du moins la joie d'assurer la fortune d'Érasme; il parvint, en effet, de concert avéc Morillon, secrétaire de Charles, à surmonter ses répugnances et à lui faire accepter la place de conseiller du roi. Érasme sut se montrer digne de cette haute fonction. I} avait toujours craint d'être dans la dépendance des grands; mais du moment qu'il eut accepté ce joug, il mit son orgueil à le porter avee une inébranlable fidélité; aussi, malgré sa vive sympathie pour la France, refusa-t-il de se rendre aux instances que François 1* fit faire auprès de lui par l'intermédiaire de l'évêque de Bayeux. H déclina les offres de’ce prince par une lettre datée d'Anvers (1547), et adressée à Budé, ce savant qui était l'émule d'Érasme et l’orne- ment de la France. François voulut insister; mais l'élection de Charlés-Quint à l'Empire avait ranimé l’ancienne rivalité des mai- sons de France et d'Autriche, et le savant sentit qu’il fallait repousser les bienfaits d'un prince qui était l'ennemi de son maître. A l'exem- ple de Godefroid de Bouillon, il eroyait que l'honneur et la loyauté défendaient de servir à la fois l'Empereur et le roi. Maïs cet homme qui avait résisté avec tant de fierté aux séductions d'un puissant monarque, n'hésita pas à embrasser sa cause quand l’adversité ent succédé à la gloire. Après le désastre de Pavie, Érasme supplia Charles-Quint, dans une lettre éloquente (1), de rendre la liberté au roi soldat et de couronner sa victoire par la clémence. Pour appré- cier, comme elle le mérite, cette conduite d'Érasme, il ne faut pas la juger d'après les idées de notre époque, où un long usage de la liberté a imprimé aux lettres plus de dignité et de noblesse, il faut se reporter vers ce tumultueux XVI" siècle, qui a pu contempler l'étonnant spectacle de l'extrême puissance et de l'extrême abhjec- tion, réunies dans l'écrivain ; qui assista au triomphe de ce nouveau (1) Dialogue du repas de poisson, p. 464. (99 ) roi de la civilisation, à sa juste déchéance, qui le vit grandir, com- mander, proscrire, agiter les peuples, ébranler le monde et bientôt, enflé de cette élévation soudaine, enivré par tant de pouvoir, tomber de ce trône d’un jour, se rouler dans la fange et se parer de son ignominie. C'était le temps où les couronnes des princes, les tiares des pontifes semblaient appeler l’insulte et la calomnie; où Paul Jove et l’Arétin vendaient au plus offrant les éloges et les outrages qui tombaient de leur plume empoisonnée; où tous les pays nour- rissaient dans leur sein des artisans de ruine et de déshonneur sou- vent repus, toujours insatiables et qui cherchaient avidement, par toute l'Europe, une gloire à flétrir, un riche à dépouiller, un salaire à dévorer. Dans ce débordement des âmes vénales, Érasme fut intègre, il ne trempa dans aucun excès, et l'or ne put fléchir sa conscience. . Les sévères inspirations du devoir furent pour lui une loi inflexible à laquelle il demeura fidèle, tandis qu'à ses côtés mille voix confuses invoquant l’infamie et l'opprobre, appelaient les marchands dans le temple. La presse, compromise dès sa’ naissance par d'ignobles excès, avait besoin de ce prestige d’une gloire honnête pour recon- quérir son premier empire; il lui fallait l'appui d'un de ces hommes sans reproche qui ignorent les honteux trafics et qui, par l’'admira- tion qu'ils inspirent, rachètent la turpitude et la scélératesse des méchants. Érasme fut ce glorieux rédempteur : il releva l’instru- ment de Gutenberg de son apparente bassesse: il rendit aux lettres leur dignité, et ce grand bienfait sera l'éternel honneur de son nom. (100 ) CHAPITRE VI SUITE. —— DÉPART D'ÉRASME POUR BÂLE. La nouvelle dignité d'Érasme le mit en rapport avec ce qu'il y avait de plus illustre dans les Pays-Bas et en Allemagne. L'évêque Érard de la Marck l’appela à Liége et le charma par sa candeur, sa politesse, sa pénétration. Érasme, touché d'une hospitalité aussi noble qu'affectueuse, dédia un de ses écrits au spirituel prélat. Le chancelier Gattinara, successeur de Sauvage, devint son ami. Ce - ministre était adroit, tolérant et ami des lettres. La liberté avec laquelle Érasme l'entretenait (1) des progrès et de l'utilité de la réforme nous apprend quelle largeur de vues régnait à cette époque dans les conseils de Charles-Quint. En l'an 15920, il alla visiter, à Calais, le cardinal Wolsei qui, lors de la conquête du Tournaisis par les troupes anglaises, lui avait fait offrir un riche bénéfice qu'il avait refusé, selon son habitude (2). Il assista ensuite à la diète de Cologne comme conseiller de l'Empereur, et les sages avis qu'il y donna ne furent pas perdus, car on trouve dans les premiers actes de la politique de Charles-Quint un esprit de modération et de tolé- rance qui n’a pas été assez remarqué peut-être et qu'il pourrait bien avoir suggéré. Dans l'été de 1521, Wolsei s'étant transporté à Bruges (3) pour y conclure une alliance entre le pape , l'Empereur et le roi d'Angle- terre, Érasme se hâta d'accourir dans cette ville, se flattant d'y rencontrer quelques-uns des Anglais avec qui il avait eu jadis de si douces relations, et il vit, en effet, Morus et Montjoie, qui lui rappe- laient, dans la position digne d'envie où il'se trouvait, les jours (1) Epist., liv. XII, lib. XX, p. 1024. Lugd. Bat. (2) Burigni, Vie d’Érasme , t. 1®. (3) Rapin De Thoyras, Æist. d’ Angleterre, liv. XV, t. V, p. 172, La Haye. (101) d’adversité et de détresse où leur secours, rendu moins amer par les soins délicats de l’amitié, ne lui avait jamais manqué. Érasme menait à Bruges la vie d'un grand seigneur, il avait des chevaux qu'il fut toutefois obligé de vendre faute d'argent pour les nour- rir (1). 11 faisait sa cour à l'Empereur, était admis à sa table avec les princes et les ministres; il visitait Wolsei, les évêques , les nonces, et comptait parmi ses flatteurs un roi proscrit, Christiern de Dane- mark, qu'il négligeait; il fréquentait ainsi l'intimité des grands, où il n'était pas déplacé, car il avait des manières fort aisées, était tou- jours très-bien vêtu et sans aucune ostentation de sa part on re- connaissait en Jui un homme de condition. Mais tout en vivant avec les personnages les plus qualifiés sur le pied d'une agréable fami- harité, il n’avilissait pas son caractère par une déférence obsé- quieuse : il se montrait gardien sévère de sa dignité, et osait même se moquer des prétentions ridicules des nobles. L'un se fait des- cendre d'Énée, disait-il (2), un autre de Brutus, un troisième du roi Artus. 11 ne recherchait pas l'entretien des dames hautaines et prüdes de la cour espagnole de Charles-Quint, non qu'il fût insen- sible à la beauté des femmes : dans ses premiers jours de liberté, il les avait beauconp aimées, mais avec l'âge était venue l'indifférence, el cet homme qui jadis s'était si voluptueusement prêté aux baisers des jeunes Anglaises (3), devenu sage avec les années, menait une vie plus sévère et plus convenable à son habit. Le goût des arts avait survécu : pouvait-on le perdre au XVI" siècle? Metsys et Holbein étaient ses amis, et ils lui avaient déjà donné deux fois l'immortalité par Pœuvre de leur pinceau, quand il se fit encore peindre par Albert Durer. L'artiste de Nuremberg se trouvait à Bruxelles vers cetemps-là, après avoir visité les tableaux de Hemling et de Van Eyck dans ces villes de Gand et de Bruges où les peintres de tous les pays venaient s'inspirer alors des souvenirs d’une école incomparable (4). Érasme n'aurait eu qu'à se louer de son sort à ce moment de sa carrière, si le bruit et les fêtes de la cour n'avaient été un obstacle (1) Znopia me cogit equos vendere. Epist. ad Hicronym. Buslidium. (2) Encom. Moriae, op. Erasmi. (5) Epist. Erasmi, 1. 1+. (4) Van Mander, ist. des peintres. M | à ses goûts studieux; aussi dès cetie même année 1321 prit-il Ja résolution d'abandonner ce théâtre orageux et de s’ensevelir dans sa retraité d'Anderlecht, où malheureusement sa tranquillité fut trou- blée par les calomnies et les libelles de ses ennemis. Aux sages remontrances des docteurs de Louvain avaient succédé des attaques d'une nature plus basse, dont le mensonge et l’insulte faisaient tous les frais. Les prêcheurs surtout se distinguaient par l'intempérance de leur langage; ils lui reprochaient d'être l’auteur de tous les maux qui affligeaient l'Église, et cette accusation qu'ils rendaient ridicule par leurs injures ne manquait pas cependant d’une certaine vrai- semblance. Érasme lui-même avouait qu'il avait été trop hardi dans plusieurs passages de l'Étoge de la folie, et depuis son séjour aux Pays-Bas, notamment en 1518, il avait jouéun rôle assezéquivoque : il avait eu un commerce de lettres avec Philippe de Bourgogne, évêque d'Utrecht, son ami d’ancienne date, qui penchait ouver- tement vers les idées nouvelles (1). Ce prélat avait coutume de comparer la traduction vulgaire de l'Écriture sainte avec celle d'Érasme (2) ; il était partisan du mariage des prêtres, ce que les contemporains attribuaient à son goût excessif pour les femmes; enfin il parlait de la cour de Rome en homme qui l'avait vue, et osait dire que les païens vivaient plus saintement que les chefs de la chrétienté. Érasme, disait-on, encourageait Philippe dans ces idées peu orthodoxes; ce qui est certain, c'est que ses écrits colportés, commentés, dénaturés par les sectaires, offraient aux ennemis de la religion des armes dangereuses dont ils se servaient avec perfidie. On invoquait le nom d'Érasme pour séduire les Hollandais, et on disait qu'il partageait toutes les idées de Luther, dont il n'aurait blâmé que la violence (3). Sa bienveillance pour ce célèbre héré- siarque , ses sentiments avoués d'amitié avec des réformés illustres, et surtout le mépris qu'il ne dissimulait pas contre un clergé qui, selon lui, défendait mal la cause de la religion, donnaient aux insi- (1) Wagenaar, J’aderlandsche hist, t. IV, p. 418. Amst., Tirion. (2) Ger. Noviomagus, Phil. Burg., p. 195-196, (3) G. Brandt, ZZist. der reform., 1" deel, bI, 49. Amst. — Wagenaar, Faderl. hist., t. IV, bl. 419, (105 ) nuations des hérétiques une apparence de vérité irrésistible (1), et lorsqu'ils l'appelaient un des leurs, lorsqu'ils se glorifiaient de sa science et de son talent, ils avaient recours sans doute à un hon- teux arlifice; mais celte ruse était si bien secondée par l'étrange conduite d'Érasme qu’elle jetait le doute et la défiance ; même parmi les plus zélés catholiques; les moines surtont dont la foi était peu éclairée ne voulaient pas distinguer un allié douteux d'un ennemi déclaré; et ils plaçaient avec passion Érasme parmi les partisans.de Luther. Mais ce qui les irritait, c'était moins le danger de l'Église que la honte dont ce savant les avait couverts et les plaisanteries cruelles qui les avaient signalés au mépris de l'Europe; ils lui an- raient pardonné ses témérités, ils étaient impitoyables pour ses sarcasmes , et, dans leur colère, ils ne se contentaient pas de gémir sur ses prétendues hérésies, ils allaient jusqu'à maudire l’éloquence, la sagesse et tous les dons précieux qu’il avait reçus en partage. Ils l'abreuvèrent d’outrages où l’odieux le disputait au ridicule. Tantôt ils s'écriaient dans leur langage grossier : Érasme a pondu les œufs, Luther a fait éclore les poulets; tantôt ils dénonçaient sa latinité comme suspecte d’hérésie. On répandait même le bruit de sa mort, et on avait recours pour le tourmenter aux plus stupides mensonges. Un carme, nommé Nicolas d’Egmond ; se distinguait entre tous par l’insolence et le cynisme de ses discours : il n'y avait pas d’insulte à laquelle il ne s'abaissât. Érasme, fatigué de ses clameurs, voulut le voir, lui parler, l'adoucir, et il obtint de se rencontrer avec lui , en présence du recteur de l’université de Louvain; mais cette confé- rence ne servit qu’à exciter davantage la bile du moine (2); Érasme (1) Les paroles suivantes d’Érasme attestent sa ‘bienveillance à l'égard de Luther : Scripsit ad me Luther satis humaniter, cui non sum ausus pari humanitate respondere, propter sycophantas. Érasme s’est plaint fréquem- ment de la mauvaise tactique qu'employait le clergé catholique dans la que- relle avec Luther. Voici ce qu’il écrivait au secrétaire du comte de Nassau : « En injuriant Luther, les moines sont bien mal inspirés, ils le recommandent aux sympathies du peuple; la bulle leur ordonne de prêcher contre Luther, c’est-à- dire de repousser ses opinions avec l’aide des livres saints, et pas un ne songe à le réfuter sérieusement, maïs tous l’injurient. » (2) Érasme a raconté cette histoire d’une manière trés-spirituelle, dans ses lettres, et l'abbé Marsollier l’a très-heureusement traduite, ( 104 ) alors le jugeant incorrigible, invoqua l'appui de ses amis; d'Egmond fut réduit au silence, et, ne pouvant plus injurier personne, il prit le parti de mourir. | Cette vie de combats et de haines était odieuse à Érasme, et comme, vers cette époque, l'état de sa fortune était moins précaire qu'autrefois, il quitta le Brabant et se retira à Bâle où l'appelait sou- vent l'impression de ses ouvrages (1521). Ce départ n’altéra nulle- ment ses rapports avec la maison d'Autriche, et Charles-Quint, pour lui faciliter le voyage, donna même l'ordre à son trésorier de lui payer d'avance les quartiers de sa pension qui n'étaient pas encore échus. Malheureusement, Bâle ne lui offrit pas ce séjour tranquille qu'il s'était flatté d'y trouver : les passions qui l'avaient chassé de son pays l'y suivirent, et celles qui agitaient l'Allemagne devaient bientôt, à leur tour, s'acharner contre Jui et remplir ses dernières années de douleur et d'amertume. CHAPITRE IX. LE COLLÉGE DES TROIS-LANGUES. Le XVI" siècle, dans l'élan admirable qui le porta vers la contem- plation des monuments de l'antiquité, ne se contenta pas d'étudier les langues grecque et latine, il voulut pénétrer aussi les secrets de la littérature hébraïque, qui offrait à son activité le double mérite d'une grande difficulté à vaincre et d’un grand résultat à obtenir. Ce retour vers un passé si éloigné n'était peut-être qu'un effet de l'ardeur scientifique ou plutôt littéraire qui animait alors les esprits; peut-être aussi qu'au milieu des enchantements de la civilisation paienne qui renaissait de ses cendres, un vague instinct faisait ({ 105 ) sentir la nécessité de retremper la foi aux sources mêmes du chris- tianisme, de sorte que cette noble curiosité aurait été, en même temps, une tentative de salut; ou bien était-ce l'ardeur des disputes religieuses qui, cherchant partout des armes, ne pouvait négliger les livres sacrés? Quoi qu'il en soit, sans cette triple initiation, il n'y avait pas alors de véritable érudit; mais ceux qui parvenaient à exceller dans les trois langues étaient environnés de l'admiration publique : c’étaient des hommes sublimes, divins, des héros, selon l'expression enthousiaste de ce grand siècle. Érasme, est-il besoin de le dire? n'aurait laissé que ses travaux sur le Nouveau Testament, qu'il mériterait déjà de briller au premier rang de ces savants; mais il lui fut donné de rendre des services plus directs à ces études et de participer à leur gloire par des liens plus étroits, car ce fut lui qui, de concert avec un homme d'État illustre, Jérôme Bus- leiden, assura l'établissement du célèbre collége des Trois-Langues, auquel les Pays-Bas durent leurs premiers progrès dans les lettres et qu'on a regardé à juste titre comme la gloire de Louvain et comme le plus bel ornement du règne de Charles-Quint. La famille de Busleiden, illustre par les richesses et les dignités, était redevable de ces faveurs de la fortune au talent de ses mem- bres et aux libéralités des princes de Bourgogne et d'Autriche, qui se montraient aussi jaloux de récompenser noblement leurs servi- teurs qu'habiles à en choisir d'actifs et de zélés. Les Busleiden grandirent par la judicieuse impulsion de leurs souverains, et ils saisirent, dès les premières années du XVI": siècle, le rôle intelli- gent et magnifique qui devait échoir dans la suite au cardinal de Granvelle. Issus comme lui d'un sang obseur, ils arrivèrent aûüx plus hauts emplois et surent s’en montrer dignes. Comme lui, ils aimaient le faste, et semblaient n'avoir jamais assez de richesses; mais leur faste n’était pas sans grandeur, car l'or qu'ils amassaient d'une main avide était prodigué en objets d'art, en meubles pré- cieux, en bibliothèques , en encouragements aux lettres. Granvelle, qui les suivit, imita leur exemple. Il aima le commerce des savants, s'employa volontiers pour les obliger, et les honora à l’égal des per- sonnes les plus considérables de l'État. Le dernier des Busleiden avait disposé, en faveur de la scienée, d’une partie de ses biens : ( 406 ) Granvelle encouragea de ses deniers le jeune Juste Lipse, et le donna aux lettres. : Égide Busleiden, premier artisan de Ja fortune de cette maison, avait été conseiller d'État et trésorier de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire.Ses trois fils, nommés François, Gilles, Jérôme, jouèrent de grands rôles sur le théâtre des honneurs et des emplois. François fut précepteur de Philippe le Beau et évêque de Besançon, où ils'enrichit; il avait des habitudes fastueuses, et tous les écrits contemporains parlent avec admiration de son entrée solennelle à Besançon et du luxe qu'il dépluya dans celte circonstance. Gilles ob- tint une place de finance; quant à Jérôme, il se rendit célèbre par ses ambassades, et surtout par les relations amicales qu'il entretint avec les érudits les plus fameux de son temps. Né à Arlon, dans le duché de Luxembourg , il devint homme d'église, comme son frère, et se fit donner nombre de bénéfices. Adroit, instruit, séduisant, il fut employé avec bonheur dans des négociations difficiles où il justifia par sa prudence la confiance de ses maîtres. La haute fonc- tion de conseiller au parlement de Malines le fixa dans sa patrie, et il y demeura influent, toujours écouté du prince et mêlé aux grandes affaires. Mais cet esprit poli aimait à oublier, dans l'agréable loisir des lettres, les intrigues des cours et les fatigues diplomatiques; il recherchait l'amitié des savants, pourvu qu'ils fussent élégants et spirituels, comme Érasme ou Morus; ik avait ces goûts délicats qui ennoblissent l’opulence et qui sont le privilégé des natures élevées ; rien n'égalait la beauté de sa maison pour l'ornement dé laquelle il avait invoqué tous les arts : ses meubles, ses antiquités frappèrent d'admiration Morus, habitué cependant au luxe de Wolseï (1). Le même Morus parle de la bibliothèque de cette riche demeure comme d'une merveille, mais ce qui fit pâlir à ses yeux toutes ces splen- deurs, ce fut Busleiden lui-même; la grâce exquise de ce person- nage, sa douce familiarité, l’atticismé de son esprit, l'étendue dé ses connaissances surprirent e& charmèrent l'étranger qui, dans son ile d'Angleterre, n'avait pas encore eu idée de ces grands seigneurs (1) Ep. Erasmi, 1. Is des Lettres. Lettre de Morus à Érasme, où il raconte son vayage,en tions) ses visites à Dorpius, à Busleiden, etc. (107) des Pays-Bas, auxquels le contact suceessif dés cours de Bonrgogne et d'Espagne avait enlevé leur rudesse native, et qui, les premiers en Europe, à une époque où la chevalerie florissait encore, dédai- gnèrent la vaine gloire des combats pour se livrer à une étude réfléchie des cours et des gouvernements qui leur fournit des armes nouvelles et souvent redoutables qu'ils mirent au service dé leurs souverains. À la fois hommes d’État et lettrés, les Busleiden, les Suc- quet, les Perrenot créèrent la science diplomatique qu'il ne faut pas confondre avec l'esprit d’intrigue qui prévalut vers le même temps en Italie, et ils ne contribuèrent pas peu à donner aux entreprises du règne de Charles-Quint le caractère de gravité qui les distingue si admirablement des conceptions passagères, sans suite et sans liaison, de François I® et de Henri VIIL. Nicolas Éverard, assesseur au grand conseil de Malines, magis- trat instruit et poëte élégant (1), était un des familiers de Busleiden qu'il célébra dans ses vers. Martin Dorpius, le plus illustre des doc- teurs de Louvain, celui du moins qui comprit le mieux que la réforme littéraire n’avait en soi rien de préjudiciable aux intérêts de la religion, s'était aussi insinué dans l'intimité de Jérôme qu'il proclamait le Mécène de la Belgique (2); il ne dédaigna pas de lui dédier l'Aulularia (3), et il comparait sa demeure à une académie. Cette nouvelle académie entendit, sans doute, plus d’un docte entre- tien : Busleiden, malgré la culture merveilleuse de son esprit, mal- gré la facilité élégante de sa latinité, n'était pas httérateur (4), et toutes les richesses qu'il avait recueillies dans ses études solitaires, comme dans le commerce assidu des hommes les plus éclairés de son siècle, ne paraissaient jamais que dans sa conversation , qui était charmante. Érasme lui-même excellait dans cet art aimable où rien n'arrêtait la vivacité de son génie, où il abordait en riant les ques- tions les plus hautes, et cette extrême aisance a même nui à sa gloire, car si elle fait les causeurs parfaits, elle fait aussi les éeri- (1) Éverard devint dans la suite président du conseil souverain de Hollande, et se fixa à la Haye, où naquit son fils, Jean Second. (2) Reiff., Mém. sur l’'anc. univ. de Louv. (MÉx. pe L’Acan., 1852.) (3) Reiff., Ann. philologiques. Brux. (4) On n’a de lui qu’une lettre imprimée en tête de l’Utopie de Morus. (108 ) vains médiocres. Dorpius, esprit grave et réfléchi, apportaït dans ces entretiens une instruction solide, une intelligence très-nette et une ferveur religieuse que ses compagnons ne partageaient peut-être pas au même point. On peut conjecturer que l'avenir qui attendait les lettres dans les Pays-Bas exeita plus d’une fois l'attention de ces hommes illustres, et que ce fut dans leurs réanions que naquit l'idée du collége des Trois-Langues. Depuis plusieurs années déjà, les littératures anciennes étaient étudiées à l'université de Louvain avec plus de soin que par le passé, et Érasme, non plus que Dorpius, n'avait été étranger à ce mouvement (1); en 1516, Matthieu Adrian, Hébreu d'origine espagnole, enseigna à Louvain la langue hébraï- que (2), à la sollicitation d'Érasme et de Louis Vacus, Espagnol établi à Bruxelles (5); mais il eut peu de succès, et ce qu'il retira de ses leçons ne suflit pas pour l’arracher à la misère (4). Il parait que dès celte époque, il y avait deux partis opposés, dont l'un applaudis- sait aux eflorts de Mattheus, et dont l’autre voyait avec répugnance une innovation qu'il trouvait plus nuisible qu'utile; mais rien ne tra- hissait aux yeux du public cette hostilité encore secrète qui n'éclata au grand jour que lorsque le succès de Luther eut mis plus de passion dans les esprits. Dorpius, comme le disait gaiement Érasme, était le chef du parti hébreu (5), et en cette occasion, il se sépara de la petite église intolérante et étroite qui voulait tout dominer à Louvain (6); il se rapprocha d'Érasme, dont il aimait le talent, dont il n’était pas éloigné de partager les opinions et qu'il avait combattu jadis autant par déférence pour ses collègues qu'en haine de principes dange- reux. Dorpius et Érasme parvinrent à gagner Busleiden à la cause des langues, et cet homme éclairé partagea si bien leurs idées et (1) Reiff., Mém. sur l'anc.' univ. de Louv. (2) Mémoires pour servir à l’histoire littéraire des Pays-Bas. Louv., art, Matthæus. (3) On ne sait rien de positif sur ce personnage, qui parait avoir été un grand protecteur des lettres. (4) Ep. Erasmi, 1. I. Lettre de Dorpius à Érasme : hoc ægre habet Mat- thœum nostrum , eic. (5) Dorpius hebraïicæ factionis dux est. (6) Reif., Meém. sur l'anc. univ. de Louv. — Ep. Erasmi, t. 17. ( 409 leur enthousiasme, il entra si complétement dans leurs vues qu'il réserva , dans son testament, un legs considérable pour l'érection d'un collége destiné à l’enseignement gratuit.des langues grecque, latine et hébraïque. Une somme de plus de vingt mille francs, prise sur les biens considérables que lui avait laissés son frère l'évêque de Besançon , était consacrée à cette munificence (1), et pour qu'au- cun obstacle ne vint traverser l'exécution de ses dernières volontés, il chargea du soin d’une rigoureuse surveillance Gilles Busleiden , son frère, dont la sagacité et le zèle semblaient promettre le suc- cès. Jérôme mourut inopinément à Bordeaux en 1517, après une brillante carrière où les honneurs et la remommée n'avaient pas fait défaut au, talent. Érasme exprima noblement les regrets que lui causait la mort d'un ami, sans dissimuler cependant le senti- ment d’allégresse et de reconnaissance qu'il ne pouvait refuser à la grande pensée qui protégeait encore les lettres du fond de la tombe (2). | Telle fut l'origine du collége de Busleïden; il est assez difficile de déterminer avec certitude la part de mérite qui revient à chacun de ses fondateurs, et surtout de deviner lequel d'entre eux en conçnt l'idée : Jérôme ne voulut-il qu'imiter, mais avec plus de grandeur et de magnificence, les établissements du même genre qu'avaient fon- dés Ximénès en Espagne, Colet en Angleterre ? ou bien ne fit-il que céder à l'impulsion de son âme, naturellement libérale et géné- reuse? ou bien, enfin, obéit-il en cette conjoncture à l'influence (1} Buslidianum legatum ac Trilingue Collegium pulchre procedit, est autem magnificentius quam putaveram; sunt enim plus millia francorum destinata huic negotio, t. I‘, p. 505 des Lettres. Beatus Rhenanus; dans la Fée d'Érasme, p. 47, prétend que Busleiden avait disposé d'une somme considérable en faveur des lettres, sans rien préciser, et que ce fut Érasme qui agit auprès des exécuteurs testamentaires pour les engager à consacrer le legs à lérec- tion d’un collége; mais cette allégation est contredite par Érasme lui-même ; car à la premiere nouvelle du testament de Busleiden , il écrivit à Barbirius une lettre où on remarque les mots suivants : Legatum de Tribus Linguis dici non potest quantopere probem ; les mots : legatum de Tribus Linguis ne peuvent laisser aucun doute sur la portée du testament de Busleiden. (2) Il a fait plusieurs épitaphes en l'honneur de Jérôme, et ilest question de lui à chaque pas dans les lettres d’Érasme, 1517, 1518. (110) d'Érasme et de Dorpius, ces amateurs fanatiques des lettres ? Plu- sieurs circonstances se réunissent en faveur de cette dernière hypo- thèse; ce legs qui, après tout, n'était que la réalisation d'un de leurs plans favoris, le zèle ardent avec lequel ils en assurèrent l'ac- complissement, la joie orgueilleuse que leur donna l'heureuse réus- site de l’entreprise, tout indique que c'était bien leur propre pensée dont ils poursuivaient le triomphe. Une année ne s'était pas écoulée depuis la mort de Jérôme Busleiden, que déjà Dorpius se plai- gnait de la tiédeur des exécuteurs testamentaires (1); il était sur- tout mortifié, qu'au mépris des vœux du défunt, les professeurs exigeassent un salaire; cette idée vraiment large et progressive d'un enseignement gratuit qu'on admire dans le testament de Buslei- den venait sans doute de Dorpius, car elle était alors de mode à Louvain. Les docteurs les plus célèbres, les Siandonck, les Adrien, ne souhaitaient rien tant que de rendre les hautes études accessi- bles à toutes les classes de la société, et dès qu'ils parvenaient à réunir l'argent nécessaire, ils fondaient des colléges, des écoles, où les jeunes gens pauvres recevaient l'éducation la plus solide et la plus chrétienne. Érasme veilla avec plus de sollicitude encore que Dorpius aux premières années du collége, et, selon Rhenanus (2), les soins qu’il y apporta furent plus efficaces pour le progrès des lettres dans nos provinces que la publication des Adages , et même que ses traduc- tions des meilleurs ouvrages de l’antiquité. Ce ne fut pas toutefois sans peine qu'il arriva au succès : il lui fallut d’abord surmonter les hésitations et l'indolence de Gilles Busleiden, homme sage et instruit, mais Âme de courtisan , instrument docile des moines et des grands , qui, voyant ce projet avec déplaisir, ne se faisaient pas faute de l'entraver de toute manière : il lui représenta la gloire qui en résulterait pour son pays, et l’exhorta à ne pas se laisser détour- (1) Ep. Dorpii ad Erasm. Linguarum professio pulchre apud nos proce- deret , si stipendia tandem exolverentur et docereltur gratis; hoc enim pes- sime habet Matthœum nostrum , etc. (2) Sed omnium maxime subsidium attulit Trilingue Collegium illud in academià Lovaniensi institutum, suadente Erasmo. — Erasmi vita, p. 47. Édition de Thysius, (411) ner d’une si louable exécution (1). Dès l'année 4517, il lui recom- manda, pour l'enseignement de l'hébreu, Matthieu Adrian, qui, depuis quelque temps, végétait à Louvain dans un état voisin de la misère. Quoique Matthieu eût abjuré le judaïsme et qu'il professât à l'université, on craignit le mécontentement des théologiens; mais Érasme sut les calmer, et Matthieu ayant été agréé par Busleiden, ce savant donna sa première leçon le 1* décembre 1518 (2), dans le couvent des pères Augustins, Car on n'avait pas eu le temps de préparer un local convenable. Cet heureux commencement d’une entreprise qui semblait si difficile remplit Érasme de joie : « Si ce collége , éerivit-il à Barbirius (3), parvient à obtenir, dans ses pre- mières années, l'appui de quelqués hommes de talent, on sera tout surpris de l'éclat qu'il jettera sur notre patrie. » Il annonça aussi à . Budé la création du collége des Trois-Langues, avec une certaine fierté pour son pays et en souhaitant au généreux Busleiden de nombreux émules. | | Jean Borsalus, homme instruit et d’un earactère aimable (4), fut préposé à l’enseignement de la langue latine; mais ayant été nommé doyen de Vecre, il résigna, sans l'avoir reniplie, la fonction qu'il avait acceptée à Louvain (5). 11 fut remplacé par Adrien Barland, qui ne paraît pas avoir participé, d’une manière bien active, aux travaux du collége, quoique plusieurs auteurs le citent au nombre des professeurs (6); il renonça à sa chaire à la suite d'une querelle avec Conrard Goclenins, qui se trouva Juste à point pour lui sue- céder. Érasme, qui avait en horreur des disputes qu'il croyait fu- (1) Dict. de Bayle, art. Busleiden. (2) Mémoires pour servir à l’histoire littéraire des Pays-Bas. Louvain. (5) Quod si hoc negotium initio magnifice perque celebres viros institua- tur, mirum dictu quantum gloriæ sit nostræ regiont allaturum. (4) Adest Borsalus, hujus collegii contubernalis , convictor omnium festi- vissimus. | (5) Deposuit profitendi munus , designatus decanus Feriensis. (6) Quelques auteurs, en parlant de Barland, affirment qu’il fut le premier professeur de langue latine au collége de Busleiden; d’autres, au contraire, sou- tiennent que Goclenius y enseigna le premier cette langue. 1} est probable que Barland recut le titre de professeur avant Goclenius, mais qu'il se tint dans une position purement passive et qu’il ne donna pas de lecons. (112) nestes à la dignité des lettres, reprit sévèrement Barland , et peut- être mit-il un peu de malice à tancer un homme qui avait fait une critique fondée de l Éloge de la folie. Baxland ayant cru déméler chez Goclenius une sourde hostilité et un sentiment d'envie qui ne deman- daient qu'à éclater, Érasme protesta contre ce soupçon injuste, et blâma Adrien d'avoir trop facilement prêté l'oreille à de lâches sug- gestions qui venaient des ennemis des lettres : c'était contre ces ennemis, c'était contre les barbares qu'il fallait se liguer (1), et pour cela il suffisait à Barland de demeurer semblable à Ini-même et de ne pas écouter les malveillants. On ne sait si cette réprimande paternelle amena une réconciliation entre les deux savants; ce qui ferait supposer le contraire, c'est que Goclenius remplaça Barland | dans la chaire de langue latine, et que ce dernier demeura depuis lors étranger aux travaux du collége des Trois-Langues. Conrard Goclenius, originaire du comté de Waldeck, avait été nourri, à l'université de Louvain, dans la pratique constante des écrivains anciens. (2) Ses études achevées, il devint chanoine à Anvers; mais en lui l'éradit domina toujours le prêtre; la réforme de Luther le laissa indifférent, et même il la vit avec une certaine complaisance (3) ; il partagea encore moins les préventions des moines contre l'étude des langues, et fut toujours un amateur sincère des belles-lettres. Ce professeur, qu'Érasme nous dépeint comme un homme doué du caractère le plus noble et d’une ardeur infatigable à l'étude, sut donner à ses leçons publiques un éelat et une importance qu'elles durent surtout à de curieuses et à d'instruetives remarques sur les meilleurs auteurs de l'antiquité : Cicéron et Lueain, parmi les écrivains de Rome, Lucien, parmi ceux de la Grèce, furent l'objet de ses sérieuses investigations. Docile à cette observation d'Érasme, que certains ouvrages de Cicéron conviennent admirablement à l'instruction de la jeunesse, il s'efforça d’élucider par de savantes (1) Non libet crédere quod quidam atunt te nescio quid et stomachari et maledicere in Goclenium, neque enim hoc tui candoris est, neque meriti illius. Est vir egregie doctus , nullius gloriæ invidens, etc. (2) Diet. hist. de l'abbé Feller, art, Goclenius. (3) Ep. Erasmi. Quelques lettres de Goclenius se trouvent dans le recueil des Épiîtres d'Érasme. (115) notes le Traïîté des Offices, qui semble le mieux remplir eette fin (1). On sait que l'élégance et la pureté du style ne sont pas le seul mé- rite de ce livre célèbre, et que les vues élevées d’un génie supérieur et vraiment philosophique y abondent sous la forme de préceptes, qui semblent inspirés par la vertu même, à ce point que la morale des païens, transformée et purifiée par un grand esprit, y arrive pres- que à la hauteur chrétienne. Cicéron n’était pas seulement l’orateur le plus correct et le plus éloquent de son siècle, il en était aussi l'homme d'État le plus sage, le philosophe le plus sublime; tous ses ouvrages décèlent l'amour de Ia justice, le bon sens, le calte du beau et du bien, mais aucun ne porte au même degré la trace de ces qua- lités que le Traité des devoirs de la vie civile, qui est plein de grands enseignements pour tous les états de la société et où la beauté du langage est complétement éclipsée par la noblesse des doctrines. Pour l'apprécier dignement, ce ne serait done pas assez d'étudier le style et de se livrer à cet égard à des recherches ingénieuses, il fau- drait aussi, et ce serait là sans doute le point capital, juger les ten- dances morales, et, comme dans l'étude des lois, interroger l'esprit en même temps que le texte, travail nécessaire même pour l'intel- ligence des mots, car ainsi que la dit excellemment Rollin (2), dans l'examen d’un tel écrivain, tout restera obscur, si l'on ne con- naît l'ancienne philosophie dont il emprunte souvent des termes subtils et abstraits qui, sans ce secours, deviendraient incompré- hensibles pour le lecteur moderne. Goclenius, en véritable éradit, écarta tout ce que le sujet offrait de vaste et de profond ; il se con- tenta de faire des remarques philologiques, d'éclaireir le sens des mots, et en se livrant à ces détails minutieux que fait aimer l’habi- tude d'enseigner et qui ne sont, à tout prendre, que le côté acées- soire de l’art du critique, il donna un travail conseciencienx, mais sans grandeur, et où l'on ne trouve à louer qu'une latinité qui, pour être un peu sèche, se signale cependant par quelque chose de sobre et de pur qui laisse voir une imitation sensée de Cicéron. Les notes sur Cicéron, quelque incomplètes qu'elles fussent, avaient. (1) Goclenii Ann. in Off. Cic. Basile. (2) Traité des études, t. 1°, p. 209. Paris. Tone. VE. — 2° Partie. 8 ( 114) en du moins le mérite d'attiver l'attention du publie vers un ou- vrage.excellent, dont l'influence ne pouvait qu'être favorable au goût etanx mœurs; mais exhumer Lucain et consacrer son temps et ses soins à retirer de l'oubli ee poëte de la décadence, alors que tant de grands écrivains attendaient encore qu'une main généreuse vint les délivrer. de leur longue obseurité, certes, c'était là une tentative digne d'un pédant, et comme elle émanait d'un professeur, €'est-à- dire: d'un homme dont la parole est toujours écoutée et l'exemple imité, elle n'était pas sans danger au point de vue littéraire. Effecti- vement, les défauts de Lucain, l'hyperhole, abondante facilité, le choix-peu scrupuleux des mots, sont des écueils que la jeunesse évite très-rarement; or, en éditant Lucain, Goclenius le prenait pour ainsi dire sous sa protection et le donnait comme un modèle. Bar- land, l'admirateur éclairé de Ménandre, de Térence, de Virgile, était bien plus heureux dans le choix de ses favoris, et, malgré le jugement de son siècle, qui lui préféra Goclenius, on ne saurait lui refuser cette gloire d'avoir en le goût plus fin et plus délicat que son rival. Goclenius semble avoir été un esprit assez étroit qui, n'ayant ni la consistance, ni l'énergie nécessaire pour demeurer original, se laissa complétement absorber par Érasme. En s'inspirant de lui, il fit d'u- tiles remarques sur Cicéron, sur Lucien; mais, pour la poésie, il perdait ce guide habile et d'un jugement si sûr, et dès qu'il était livré à ses propres forces, il errait au hasard et outrageait le goût. Il donna , en 4522, à Louvain, une traduction latine de l Hermotime de Lucien. Cette satire, qui tourne en ridicule les diverses sectes de philosophes, semblait faite pour ce XVI": siècle qui, pour la subtilité des arguments , la grossièreté des injures et le nombre des disputes , n'avait rien à envier aux plus mauvais jours des sophistes païens. Lucien, l'esprit le plus moqueur de l'antiquité, faisait les délices d'Érasme, qui trop souvent peut-être en imita le persiflage sans pitié et la légèreté impie; mais Lucien pouvait-il plaire au même point à ce Goclenius qui n'avait ni la vivacité ni la causticité de son maître? Goclenins admirait Lucien de confiance, parce qu'Érasme ladmirait et Érasme était infaillible. Au reste, la traduction de l'Hermotime est fidèle, correcte et dénote un homme habile dans les deux langues. (4415) Ces travaux, qui nous paraissent si médiocres aujourd'hui, exei- taient. l'admiration, d'Érasme. « Je l'aime, éerivait-il à son dis- eiple, toi quienseignes avec. tant d'éclat la langue latine et qui es l'ornement du collége de Busleiden. Heureux les jeunes gens qui naissent en ce siècle (4)! » En toute oceasion, il lui témoigna l'affection la plus tendre, il ne formait aueun projet, sans l'y asso- cier; quand il fut appelé en France, il lui promit de le: recom- mander au roi. Goclenins ayant été poursuivi.en justice peut-être à cause de ses opinions religieuses (2), il intercéda auprès des gens de cour pour le rendre à la liberté et à l'étude; c'est que Gocle- nius. était, pour ainsi dire, l'écho et le confident de toutes ses pensées, €'élait l'ami de tontes les heures, c'était l'homme dont l'infatigable aetivité soutenait le collége de Busleiden, c'était le cor- respondant, le banquier, l'homme d'affaires d'Érasme; c'était chez Goclenins qu'il déposait son argent, c'était lui qu'il ehargeait de louer une.maison , et il fallait qu'elle fût commode et eût jardin; ce fut à lui enfin, comme à l'ami le plus éprouvé, qu'il dédia le résumé de sa vie,.et cet honnenr insigne a plus fait pour la gloire du pro- fesseur de Lonvain que. tons les laborieux écrits auxquels il consa- era sa carrière, | | La chaire de gree fut l'objet des sis vives convoilises : celle langue renaissait alors,.et, dans notre pays plus qu'en aucun antre, elle occupait les veilles des érudits; les trayaux d'Agrieola, les tra- ductions d'Érasme l'y avaient déjà fait aimer.(5), et la longue igno: rance où on était demeuré de tant d'admirables beautés semblait rendre plus doux le plaisir qu'on avait à les contempler; les hellé- nistes ne manquaient done pas, et c'était à qui aurait l'honneur d'enseigner la langue de Platon dans cette école nouvelle qu'envi- ronnaient les plus heureux présages (4). Érasme écarta tous ses (1) Deamo te qui tam gnaviter rem geras in professione linguae latinae , tuaque doctrina et ingenio exornes collegium Buslidianum. (Ep. pxx, t. [«, des Lettres , p. 570.) (2) C’est, du moins, ce qu'on peut Re de plusieurs passages des lettres d'Érasme. (3) Baillet, Jugements des savants. (4) Lettre d'Érasme à Lascaris, t. 1e des Zeftres, p. 519. 1 (116) compatriotes (1), et cela par suite de son système sur la manière d'apprendre le gree. Selon lui, il ne suffisait pas d'étudier les auteurs et de chercher dans les livres une idée plus ou moins exacte de ce qu'avait été dans le passé cette nation ingénieuse; il voulait plus, et ne se proposait rien moins que d’acclimater parmi nous les tour- nures de phrases et même la manière de prononcer des Grecs; il pensait avec Clenard et Vivès (2) que, pour parvenir à connaître par- faitement une langue, il faut se trouver chaque jour en contact avec des hommes qui la parlent naturellement, et cette opinion était sage, car, en cette affaire, l'habitude est plus puissante que les règles, et il n'y à même que ce moyen de saisir l'accent. I] résolut, en consé- quence, d'appeler à Louvain un de ces Grecs que la tyrannie des Tures avait chassés de Constantinople et qui répandaient leurs lu- mières dans l'Occident. Il s’adressa, dans ce dessein, au maître de Budé , l'illustre Lascaris, fondateur, sous les auspices des Médicis, de la fameuse bibliothèque de Florence (3) et le plus renommé des érudits de sa nation; il lui annonça le legs de Busleiden et les heureux commencements de ce collége où les langues allaient être enseignées publiquement (4). Les professeurs de latin et d’hébreu étaient déjà choisis. La chaire de langue grecque seule était encore vacante; elle était réservée à un Grec de naissance. Après avoir énuméré tous les avantages attachés à cet emploi (3), Érasme suppliait Lascaris de lui envoyer un de ses compatriotes dont la tâche serait d'initier les Flan- dres aux secrets de son idiome; mais cet appel si noble ne fut pas entendu : aucun des enfants dégénérés de Byzance ne voulut quitter la molle Italie pour languir sous un ciel moins doux. Il fallut bien alors chercher en Belgique même un professeur qui comprit les in- tentions d'Érasme et qui fût assez habile pour les rendre effectives. 11 y avait à cette époque, à Louvain, un homme singulièrement in- struit dans les langues anciennes et que notre savant honorait de (1) Reiff., Mém. sur l'anc. univ. de Louv. (2) Vivès, De Causis corrupt. art., lib. IL. (3) Rollin, Traité des études, L. 1°, p. 118. (4) Lettre cecxiv, Op. Er., t. Is des Lettres, p: 519. (5) Dabitur viaticus, dabitur salarium , etc. (117) son amitié; on le nommait Ceratin, parce qu'il était natif de Horn, en Hollande (4). Quoiqu'il ne se fût encore signalé par aucun éerit, on le tenait pour un des esprits les plus cultivés des Pays-Bas; et dans la suite ses ouvrages témoignèrent qu'on n'avait pas mal auguré . de lui. Jacques Ceratin a laissé, en effet, des œuvres éminemment utiles, propres surtout à instruire la jeunesse. Le remarquable traité du son des lettres grecques (2), qu’il dédia à Érasme (5), était en parfaite harmonie avec le désir qui possédait les savants contempo- rains de parler le grec, comme les Grecs eux-mêmes. Cette préten- tion nous étonne, aujourd'hui qu'on à reconnu l'impossibilité de retrouver, après tant de siècles, ce langage dédaigneux d'Athènes qui demeurait inaccessible à tous ceux qui n'avaient pas entendu jaser, dès le berceau , les marchandes du Pirée; alors, au contraire, elle semblait toute naturelle. Les beaux esprits de la renaissance, audacieux comme la jeunesse, ne mettaient pas de bornes à leur ambition ; ils s'effrayaient peu des obstacles et les ayant souvent sur- montés , ils les dédaignaient. Il est résulté de là un zèle qui, parfois, à dépassé le but (4), que la postérité, moins aveuglée par une folle présomption, a pu trouver ridicule, mais dont les résultats ne sont pas cependant sans valeur. Les œuvres que ces érudits ont laissées ” sont pleines de science, et si elles ont perdu l'intérêt d'à-propos qu'elles avaient autrefois, si l'on ne conçoit plus qu'on achète au prix d'aussi longues recherches un si mince résultat, on ne peut toutefois refuser de l'estime à la profondeur, à la conviction, au talent. À ce titre, l'écrit de Ceratin sur le son des lettres grecques mérite encore de fixer l'attention; on est obligé de rendre justice à l'érudition de l'auteur et à la sûreté de jugement qui le guide dans (1) Ceratin est la traduction grecque du mot hollandais horn, qui signifie corne. (2) De sono graecarum litterarum. Col. Agr.; 1599. (5) Érasme a publié aussi des ouvrages sur la prononciation du grec et du latin. (4) Dans la théologie, la réaction contre la scolastique a produit un effet ana- logue : en insistant sur le rétablissement de la-théologie positive, en vulgarisant les saintes Écritures, Érasme partait d’un principe fort juste, mais il l’appliqua avec trop d'obstination, sans tenir compte des circonstances, sans apercevoir les dangers possibles d’une telle tentative, C8) ses investigations, mais on regretté en mêine temps que ces rares facultés ne se soient pas exercées sur un plus vasté sujet. On doit aussi à ce savant la traduction du premier et du second dialogue de saint Chrysostôme sur l'excellence de la prêtrise et un lexique grec-latin qui fut imprimé, en 1524, avec une préface d'Érasme :, il avait eu seulement l'intention d'améliorer et d'augmenter le die- tionnaire de Manuce; mais l'importance de ses additions, le choix habile qu'il fit d'expressions qui n'étaient employées que par les meilleurs écrivains (1), donnèrent à son travail une importance plus grande que celle qu'il avait ambitionnée. Érasme le loua sans réserve, et son suffrage fit la fortune du nouveau lexique. Ceratin aurait donc été digne d'occuper la chaire de grec, et'il n'aurait tenu qu'à lui de l'obtenir; mais il nourrissait alors la pen- sée de doter Tournai d’un établissément semblable au collége de Busleiden, et il fonda , en effet, dans cette ville une école consacrée à l'enseignement des trois langues. I} y prit dans son département la langue grecque, qu'il préférait à toutes les autres. Les hautes études fleurirent, sous les auspices de Ceratin, dans cette ville de Tournai où la science du moyen âge avait laissé de si grands souvenirs (2). Les elameurs des théologiens ne parvinrent pas à le dégoûter du devoir qu'il s'était imposé; mais, en 1521, les malheurs des temps, la guerre, la peste le chassèrent de Tournai (3); il revint alors à Louvain, où il employa son temps à donner des leçons particulières de greé et à composer son lexique; il y mourut le 20 avril 1550, sans avoir professé au collége de Busleiden. L'emploi qu'il aurait été si propre à remplir fut occupé, dès 1518, par Rutger Reseius, homme d'un rare talent et de mœurs pures, qui jeta un grand éclat sur l'enseignement de la langue grecque. Né à Maesevyck, il fit ses études à Louvain et sut y mériter, par ses travaux, les louanges et l'amitié d'Érasme, qui le vit entrer avec plaisir aù collége des Trois-Langues. Il ne cessa de l'encourager et de le soute- nir au milieu des contrariétés et des éntraves qui ne manquent jamais (1) Zngens vocabulorum numerus, ex optimis auctoribus selectus. (2) De Smet, Æistoire de Belgique, 1 K*. (5) Op. Erasimi, lettre DXCY; lettre à Bernard Buchon dé la Haïe. (119 ) aux prémiérs moments d'une entreprise; il le recommandait à tous ses amis. « Aidez-le, éerivait-il à Jean Robin, doyen de Malines; je ne sais s'il existe un homme plus instruit que lui, mais, à coup sûr, il n'en est pas d'aussi diligent ni d'aussi vertueux (4). » En d’autres circonstances encore, il vanta sa modestie, la candeur virginale de son âme, et il aurait même voulu augmenter le salaire de Ruiger, qu'il regardait comme le type du professeur, sigei studieux , assidu; il lui fallut néanmoins rabattre bientôt de son admiration , car le jeune savant ne garda pas longtemps son: noble désintéressement; il devint une cause de désordre et de ruine dans ce collége dont il avait été d'abord l'ornement : l'amour de lor l'emporta dans son cœur sur l'amour de la science, et alors Érasme reconnüt doulou- reusement qu'il s'était trompé, que ce Rescius avait une âme vénale et qu'il perdrait le collége de Busleiden (2). On doit à Rutger des éditions des Institutes de: Théophile va Aphorismes d'Hippocrate et des lois de Platon: Au point de vue général, ces publications avaient sans doute leur utilité, mais;.en tant que destinées à l'éducation de la jeunesse, elles auraient jus- tifié: plus d’un reproche. Quel que soit en effet l'intérêt qu'offrent aux hommes d’État et aux penseurs les poétiques et profondes ob- servations de Platon sur les lois, il n'en reste pas moins certain que l'éclat du style et la noblesse des pensées ne parviendront qu'avec peine à sauver aux yeux des jeunes gens l’austère aridité du sujet; d'un autre côté, les aphorismes d'Hippocrate, si spirituels et $i sensés du reste, ont ce grâve défaut qu'ils ne renferment que des pensées détachées, sans lien, sans suite et qui, loin d'initiér l'es- prit à l’art de la composition, l'habituent à séparer, à diviser les idées, au lieu de les fondre dans un harmonieux ensemble. Peut- être Rutger voulait-il tempérer la majestuetse abondance et, ce qu'on pourrait appeler le faste de Platon, en leur opposant l’éner- gique simplicité d'Hippoérate et corriger la sécheresse de ce der- nier, en permettant de comparer son discours brisé et abrupte à (1) Doctior an inveniri possit nescio, cerlo PES ac moribus puriorem vix invenias. 159 Le \ 2) Sed illetotus ad questum spectat et per dits ynaviter istud oiginte. 1556. (120) la manière large et sublime du philosophe, en même temps quil faisait sentir dans celui-ci les avantages d'une composition de lon- gue haleine où tout s'enchaine et se tient, et dans l'autre ceux de la concision; de sorte que ces denx écrivains, si opposés en tout, auraient enseigné le style et par leurs qualités et par leurs défauts. Si telle a été l'intention de Rutger, on l'ignore, mais, comme pro- fesseur (F), il eut tort de ne pas préférer à Platon et à Hippocrate, Homère, Sophocle et parmi les historiens, Hérodote et Thucydide. Chez ces derniers surtout, l'esprit acquiert à l'école des faits une gravité politique qui s'obtient bien plus facilement que dans le livre des lois; car le récit toujours varié des guerres et des événements qui se suivent sas se ressembler empêche l'élève de se rebuter par un excès de fatigue et de réflexion. Cette réserve faite, il n'y aura plus que des louanges pour l'habileté et la conscience qu'il mit à ce travail. Rutger, en remettant en lumière les Institutes de Théophile, fut tout aussi maladroit. Cet ouvrage d'un très-grand intérêt pour Fhis- toire des lois, se ressent, en ce qui touche le style, de la décadence du Bas-Empire; œuvre d’un jurisconsulte, il semble fait pour les jurisconsultes, non pour les gens de lettres , et assurément Rutger, quand il s'en fit l'éditeur, sortit de ses limites. Érasme, qui s'irritait de toute faute contre le goût, vit dans cette tentative plus qu'un défaut de tact, il y trouva un manque de dignité et une conséquence de l'avidité de Rescius : « Fallaitl, dit-il dans une de ses lettres, que Rutger expliquât les Institutions grecques? N'était-il pas préfé- rable d'interpréter Démosthènes, Lucien, quand il est chaste, des” tragédies, des auteurs, en un mot, qui enseignent l'élégance du dis- cours grec; mais ce Rescius n'aime que le gain et il nuit fortement au collége (2). » Plusieurs choses sont dignes de remarque dans ces paroles d'Érasme : d’abord le choix judicieux des auteurs qu'il pro- pose pour l'enseignement et qu'une expérience de plusieurs siècles a ratifié; ensuite le soin minutieux avec lequel il suit les travaux du (1) On dira peut-être que Rutger ne destinait pas ses ouvrages à l'instruction de ses élèves; mais si l’on considère l'effet que devait produire sur la direction de leurs études une œuvre du maître, surtout à une époque où les professeurs étaient si écoutés, on verra qu’on peut avec quelque raison lui reprocher ses choix. (2) Ep. Erasmi , p. 590, dans l’ouvrage de Thysius, (12) collége. Jamais il ne se départit de cette sévère surveillance; 1l don- wait sans cesse aux professeurs d'admirables conseils, il dirigeait leurs efforts et traçait le plan des études; il apaisait les querelles, consolait les vanités froissées; il s'indignait des attaques, tantôt ou- vertes, tantôt cachées des moines, il se moquait d'eux, et, pour les ridieuliser, faisait des quolibets, même en latin (1), 1l réfutait leurs mensonges et allait jusqu'à invoquer contre eux l'appui des courti- sans (2); il semble même résulter des paroles de Rhenanus qu'il donna des leçons : « Les lettres dans nos provinces, dit ce savant, doivent beaucoup au collége; quels efforts n’a pas faits Érasme pour y faire fleurir les études! avec quel zèle n'expliquait-il pas toutes choses, voulant être compris de tous (3)! » Le séjour de Louvain lui semblait plus doux depuis qu'il y voyait prospérer l'œuvre dont il était le second créateur. Il était charmé de la politesse des habitants et se disputait avec les docteurs bien moins qu'autrefois ; il trouvait le climat salubre, agréable, presque aussi délicieux que le ciel jadis aimé de l'Italie (4); une paix éternelle qui appelait l'étude régnait dans cette cité silencieuse où de vastes jardins prêtaient leurs ombrages aux promenades solitaires des savants (5). L'université, qui comptait près de trois mille élèves (6), ne le cédait, pour le nombre, à aucune au monde, celle de Paris exceptée ; il y avait, en outre, beaucoup de colléges qui en étaient des dépen- * dances et où toutes les sciences étaient enseignées avec les lumières du temps (7); ils portaient presque tous le nom de leurs illustres fondateurs et ils offraient, sous le rapport architectural , une simpli- (1) Obstrepunt nonnulli qui quod sunt bilingues > PÉC. (2) Voir la lettre ncexcr à Sucquet. Antoine Sucquet, Bourguignon d’origine, était un seigneur très-éclairé, ami d'Érasme. (5) Beat. Rhen., Épître dédicatoire à Charles , p. 48. (4) £st Lovanii cœlum quod vel Italico quondam adamato præferas, non amænum modo, verum etiam salubre. (5) Nusquam studetur quietius. (6) Plus minus 5000, Er. En., t. Ier. (7) Chacun de ces colléges avait une science à laquelle il s’adonnait spéciale- ment : dans quelques-uns on s'occupait de l'étude des langues anciennes, dans d’autres, de philosophie et d’éloquence, dans la plupart, de théologie scolasti- que. ( 122) cilé sévère qui convenait à ces asiles de la méditation. Celui de Bus- leiden n’était pas sans élégance (4) : il était habité par le président, les trois professeurs de grec, de latin, d'hébren et douze élèves qui étaient nourris gratuitement; il y en avait d'autres encore qui vivaient à leurs frais, soit auprès du principal ; soit auprès des pro- fesseurs. La charge de principal fat occupée tour à tour par Josse Sasbouth, savant profondément versé dans la langué hébraïque, et par Nicolas de Marville (2), homme instruit et lettré, à qui Érasme dédia la DEP jen l'ouvrage ” saint DE sur Babylas. | | Les leçons attiraient un nombreux publie: et souvent 1 ÿ avait plus de trois cents auditeurs; lé salaire des professeurs, suffisant, eu égard aux ressources de l'établissement , était loin cependant de répondre à leur mérite. Érasme, qui nous à transmis ces détails et qui était l'arbitre suprême du collége, éprouvait parfois des ennuis dans ses difliciles fonctions : il y eut de rudes moments à passer, où l'on crut que le navire allait chavirér; mais il ne s’en effraya pas, et rappelant gaiement les commencements si orageux et si pénibles de l'empire romain et dé la religion chrétienne, il tiraitun heureux pré- sage des événements qui décourageaient des esprits plus timides (3). Il eut cependant des inquiétudes sérieuses sur le sort de cette belle institution, quand il vit Campensis abandonner la chaire d’hébreu et Rescius susciter des diflicultés de toutes sortes, tantôt se disant insulté, tantôt voulant passer en France et réclamant toujours un plus fort appointement. Jean Campensis, homme d'une rare érudi- uon, successeur de Matthieu Adrian dans l’enseignement de la lan- gue hébraïque, avait toujours rempli ses devoirs avec zèle, quand, vers 1531 , il renonça brusquement à sa charge pour se retirer en Allemagne (4). Cette résolution qui fut aussitôt transmise à Érasme par Goclenius, laflligea profondément, et il en fut d'autant plus (1) Vec non inelegantis structure. (2) Marvillanus. (5) Sic ortum imperium romanum , sic religio christiana; nulla res ègre- gia nisi difficilibus initiis nata èst, Ep. an Rosinux. Mechl. dec. (4) Ep. Erasmi. — Letires de Goclenius., — Mémoirés pour servir à l’his- toire littéraire des Pays-Bas. (125) peiné, qu'à Fribourg, où il se trouvait alors, il ne voyait personne qu'il osàt proposer pour cet emploi. Les orages politiques, les dis- putes religieuses avaient éloigné les esprits de ces études paisibles où les passions du siècle n'avaient pas pénétré et qui, ne donnant ni popularité ui richesse, étaient méprisées. Érasme déplora alors cette licence incroyable qui avait tout envahi (4), et il put se demander où étaient les vrais ennemis des lettres, de ces prêtres qu'il avait com- battus et raillés, ou de ces esprits grossiers et superbes qui détes- taient les sciences et les arts en haine de Rome, et qui ne voulaient prévaloir que par le mensonge et l'imposture. Ise laissa aller au découragement : « Si les professeurs ne redou- blent pas de zèle, écrivit-il à Gilles Busleiden, je crains que ce collége ne languisse : l'esprit de l’homme est sujet à d'étranges énnuis; il s'endort, sil n'est tenu en éveil par le plaisir ou par lé changement (2). » Vers la même époque, Rescius troublait le collége par d’odieuses préténtions. Son salaire, qu'il était déjà parvenu à faire augmenter, était encore insuflisant. Un jour, il se crut offénsé par un de ses collègues, et il fallut qu'Érasme s'abaissät jusqu’à la prière pour le décider à reprendre ses leçons (3,. I avait le ton haut, parlait sans cesse des offres magnifiques que lui faisait François 1®, et semblait rester à Louvain par complaisance. Ce fut bien pis quand il se fut marié, et son avidité naturelle parut ” s'accrottre avec les dévoirs de sa nouvélle position; aussi Érasme déplora-t-il dans la suite commé uné faute grave qu'on eût admis Réscius avec sa femme. Selon lui, il aurait mieux valu Sy opposer dès lé principe (4). Le froid et indifférent Hollandais ne concevait (1) 4deo lues haec opinionum corrupit studia. (2) Wist diligentia professorum advigilet, metuo ne tandem frigeat hoc collegium. Mirum est humani ingenii fastidium ; obdormescit nisi subinde voluptate , vel novitate excitetur. (5) La lettre qu'Érasme écrivit dans cette circonstance à Rutger est un chef- d'œuvre d'adrésse. Il commence par l’approuver complétement et l'engager à se montrer intraitable; mais après s'être ainsi insinué dans son esprit, il le méne avec un art infini, en flattant sa vanité, vefs une résolution moins extréme. (4) Sed in admittendo Rescio cum uxore, dormilatum est; principiis obstandum erat. (412% ) pas qu'on pût préférer quelque chose à la science, et il s'indignait très-sincèrement de la conduite de Rescius, qui ne cessait de se prévaloir, dans un but intéressé, de son talent, du public qui se précipitait à ses leçons, du brillant avenir qu'on lui promettait en France : « Ne dois-tu pas, lui disait-il, quelque reconnaissance au professorat, aux lettres, à ce collége (1)? et, en elfet, c'était sous les auspices d'Érasme que Rutger avait grandi, c'était dans les salles du collége de Busleiden qu'il avait conquis l'admiration de l'Europe; il était ingrat, mais son ingratitude avait une excuse, la plus noble et la plus pure de toutes, le désir d'assurer à une épouse et à des enfants un sort plus heureux. Tels furent les commencements de ce célèbre collége des Trois- Langues, qui exerça une influence si décisive sur l'étude des anciens. Il ne nous appartient pas d'en donner ici toute l’histoire, et ce,soin serait inutile d’ailleurs, car il y a déjà longtemps qu'une plume habile a rempli cette tâche (2). Il suflira de dire qu'on lui doit, en grande partie ce goût intelligent etlibéral pour l'antiquité qui domina depuis lors parmi nous et qui contribua tant à discréditer la théologie scolas- tique. On apprit à connaître les chefs-d'œuvre d'Athènes et de Rome, on en saisit les beautés et on compara. ce langage si simple et si élevé au jargon barbare de l'école, qui tomba bientôt sous le mépris de tous les hommes sensés. Le collége fut une véritable pépi- nière d'érudits, qui honorèrent leur siècle et leur patrie ; les noms de Veltwyck (5), de Josse Sasbouth (4) seront.toujours chers aux admi- rateurs de la littérature hébraïque. Nannius ce successeur élégant de Goclenius, dont il avait été l'élève, Latomus le jeune, poëte mé- diocre, mais prosateur excellent (5), Charles Sucquet, issu d'une famille où le talent semblait se transmettre avec les plus hautes fonctions de l'État, Barthélemy Latomus et beaucoup d’autres ont habitué l'Europe à regarder le collége des Trois-Langues comme (1) P. 1057, Ep. Er. 4. (2) Val. Andreæ Exordia Coll. Trilinguis , bibliotheca , fasti. (5) De Smet, ÆZist. de Belgique. (4 ;Sashbouth a laissé des notes trés-savantes sur Isaïe. (5) I y eut trois Latomus, Jacques Lalomus, Latomus le jeune, son neveu et Barthélemy Lalomus d’Arlon. 25 } un sanctuaire de bonne latinité et comme un asile de sages disci- plines. Viglius d'Aytta de Zuichem et le cardinal de Granvelle, écri- vains aussi relevés qu'habiles politiques, pourraient aussi jusqu’à un certain point être revendiqués par cette illustre école; mais l'éclat de leurs services dans une crise mémorable où ils firent pré- valoir les principes de gouvernement contre des tentatives fac- tieuses à relégué dans l'oubli leur gloire littéraire, et chez eux, comme chez tous les hommes d'action, l'attention se porte plutôt vers les actes que vers les écrits. Une telle suite d’esprits éminents témoigne assez du succès d'Érasme et des professeurs qui ensei- gnèrent sous ses ordres, et elle justifie la parole un peu emphatique de Rhenanus, qui s’écriait que le cheval de Troie avait vu sortir de ses flancs moins de guerriers que le collége de Busleiden n'avait produit d'hommes de talent (1). Ces beaux résultats firent naître une heureuse émulation , et l'on vit à Louvain même Eustache Chapuys, diplomate célèbre du règne de Charles-Quint, suivre l'exemple de Busleiden et fonder le collége de Savoie (2). » La: parfaite réussite du projet qu'avaient conçu les fondateurs du collége de Busleiden a soulevé une question qui mérite d'être exa- minée : était-il convenable, était-il sage d'attribuer à l'hébreu, dans l'éducation de la jeunesse, la même importance qu'aux langues an- ciennes? Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, une expérience * de’ trois siècles a prononcé. Chez tous les peuples, il a paru utile de ne pas augmenter imprudemment ce fardeau des études qui écrase si souvent la tendre enfance, et de n’admettre la moindre sur- charge qu'en vue d'un avantage certain. La langue hébraïque a done été condamnée ; et, dans le fait, à quoi servirait la connaissance de l'hébreu? Quel fruit nous donnera-t-elle ? Quelle leçon salutaire en tirerons-nous ? 11 se peut qu’elle soit d'une grande importanee pour le théologien et pour l'érüdit; mais à tous ceux qui se destinent à (1) Cette expression n’appartenait pas, du reste, à Rhenanus , qui l'avait em- pruntée à Érasme. Érasme avait comparé la maison de Médicis au cheval de Troie, (2) Bulletins de Acad. t. IX, p. 462. Notice de M. de Ram sur les derniers moments d'Érasme, chaire était originaire d'Annecy, en Savoie, Il mourut à Louvain en 1536, après avoir été ambassadeur de Charles-Quint à Londres. (496 ) vivre avec honneur dans les conditions vulgaires de la société, elle n'offre qu'un bien faible dédommagement des travaux qu'elle exige, et, après de longues fatigues, elle laisserait un souvenir affligeant, sans apporter en échange aucune utilité pratique, aucun profit réel, C'est parce qu'elles conduisent à ce dernier résultat et qu'elles contribuent à former des hommes et des citoyens, que les lettres grecques et latines ont trouvé grâce auprès des esprits positifs. Dans les annales si variées et si attachantes de la Grèce, on rencontre je ne sais quoi de mobile et de progressif qui fait penser à nos peuples d'Occident. L'histoire de Rome est dominée tout entière parune pensée immuable dont le sénat ne se départit jamais et qui finit par jeter aux pieds de cette magistrature auguste la couronne de tous les rois, la liberté de tous les peuples. C'est dans cette suite d'événements, où il faut moins admirer les faveurs éelatantes de la fortune que la loi, en quelque sorte infaillible, qui les a assurées, que l'Église catholique a trouvé peut-être Le principe d'autorité pour lennoblir et le saneti- lier par l'idée de la foi; c’est là que les monarchies modernes ont puisé ces règles de suite et de durée qui ont fait leur grandeur; de sorte que méditer l'histoire de Rome, c'est apprendre à connaître la nôtre, c'est apprendre surtout à devenir homme d'État et citoyen. D'un autre côté, les poêtes, les historiens, les philosophes de l'an tiquité offrent à l'imagination les horizons les plus variés, à l'esprit les leçons les plus instruetives, au cœur les émotions les plus douces : c'est Hoinère qui chante les passions de l'homme, c'est Lucrèce qui raconte l’origine des peuples, c'est Aristote qui devine leurs lois! La lecture des historiens anciens est pleine d’un charme infini : Hérodote dépeint avec élégance la gloire et le bonheur des Grees, quand ils étaient unis entre eux contre l'étranger; Thucydide nous dit les premiers'jours de la décadence, la légèreté et l'incon- stance du peuple, les guerres intestines, la ruine d'Athènes. Bientôt retentira la voix de Démosthènes, et sur l’ordre de Philippe de Ma- cédoine, ce peuple brillant sera condamné à un silence ignominieux. A Rome, comme en Grèce, on voit la licence mener à la tyrannie. Tite-Live nous montre un peuple fier, puissant, plein de respeet pour ses lois; Salluste dénonce les viles passions, les ambitions sordides qui commencent à surmonter la simplicité de l'ancienne répu- (127) blique; Tacite, enfin . gémit sur.le sort du monde tombé aux mains de quelques prétoriens désœuvrés qui font et défont les empereurs. Qui oserait méconnaître l'importance de tels enseignements? Chez les Hébreux, il n’y eut rien de:pareil. Ce peuple, condamné à l'immo- bilitépar ses institutions (1), vécut dans un complet isolement, et il n'a rien dans ses annales qui ressemble à nos mœurs ou qui rap- pelle nos sociétés modernes. La littérature des Hébreux est sublime, à la vérité, mais elle n'a rien d'humain : l'homme sy efface devant Dieu, et dans ces pages parfois si donces et si consolantes, parfois si Jugubres.et si sombres où les prophètes jettent leurs espérances et leurs malédietions, on oublie la terre, on ne pense plus qu'au ciel qui dévoile ses décrets. C'est la mission divine qu'il a reçue en partage qui pèse sur ce peuple juif. Son territoire est stérile et dé- solé, son histoire est une suite d'adversités et d'horreurs: les écrits qu'il a laissés étonnent , mais comme tout ce qui est prodigieux, ils effrayent, sans instruire; il y a là quelque chose de triste, de mysté- rienx, de naïf, de profond qui plaira aux âmes exaltées et qui donnera le vertige aux âmes faibles qui n'auront pas le feu du génie. l'étude de lhébreu n'aurait done pas les mêmes résultats pratiques que.celle des langues anciennes, et on peut affirmer hardiment que Jérôme Busleiden donna un cadre trop large aux travaux de son collége; mais, ajoutons-le, ce fut la faute de son temps, non la “sienne (2). - 'séleva au sujet du collége de Busleiden une question plus grave peut-être et qui tira son importance de certaines difficultés théologiques : était-il conforme aux lois de l'Église de divulguer la langue sacrée et de mettre ainsi à la portée de toutes les intelli- gences ce qui jusque-là avait été, pour ainsi dire, le secret du clergé? On sait quelle était l'opinion d'Érasme sur ce point. Indigné dès l'âge le plus tendre des abus qui déshonoraient l'Église, il avait juré de les détruire, et il s'était promis de ne reculer devant aucun (1) Le peuple hébreu était divisé en castes, — Cayx et Poirson, Yist. anc. — Heeren, ist. anc. $ (2) On pourrait dire aussi à l'avantage des langues grecque et latine qu’elles ont donné un grand nombre de mots aux idiomes modernes, ce qui n’a pas eu lieu pour l’hébreu, (128 ) obstacle et de n'épargner aueune peine pour y porter remède; or, le moyen qu'il avait trouvé, et le seul efficace à ses yeux, était de revenir au christianisme primitif, à la religion des Pierre et des Paul. Tous ses efforts avaient tendu vers ce but : ses travaux sur le Nouveau Testament, ses éditions des Pères de l'Église n'avaient été que les premières assises d’un noble édifice, dont le couronnement devait être le retour aux croyances des premiers chrétiens. Vulgari- ser la langue hébraïque découlait nécessairement de ee système, et loin de reculer devant cette conséquence, il l'appelait de tous ses vœux, comme une heureuse innovation qui ne pouvait qu'être utile à l'Église. Les théologiens de Louvain, au contraire, se montraient inquiets des dangers que recélait la lecture des livres saints, et ils s'effrayaient même des audaces de la littérature grecque. La coïn- cidence de la révolution religieuse avec la renaissance des lettres était un fait trop étrange pour ne pas élonner ces esprits, super- ficiels, et ils crurent faire merveille en attribuant les erreurs des hérésiarques à la connaissance des saintes Écritures et à l'étude des chefs-d'œuvre de l'antiquité (1). Tout ce qui pouvait apporter quel- que lumière dans les discussions religieuses exeitait leur colère et leur terreur; la curiosité de l'érudit semblait aussi funeste que la licence de l'impie, et comme la scolastique avait seule à leurs yeux le droit de sauver le monde, les lettres et les sciences, qui en éloi- gnaient la jeunesse, étaient autant de fléaux, présents de l'enfer, auxiliaires détestables de l'esprit d'irréligion, pour lesquels ils n'a- vaient ni assez de malédictions ni assez d'anathèmes (2). Ces idées rétrogrades n'étaient que trop goûtées à Louvain, où la routine et la superstition leur venaient en aide : les docieurs eurent beau prétendre qu'à l'exemple du eardinal Adrien, ils ne réprouvaient que l'hérésie et le schisme, non les belles-lettres (3), les faits par- (1) Les esprits élevés de l'université, Dorpius et Adrien VI, ne partageaient pas cette opinion. Il était assez difficile , en effet, de déterminer en quoi la langue grecque pouvait nuire au christianisme, (2) C’est l’idée qui perce dans l'écrit que Latomus dirigea contre la méthode théologique d'Érasme et contre l'étude des langues. (5) Opera Er., L. XXV, Ep. Adriani. { 1429 ) lèvent plus haut, qu'eux : les calomnies dont on accablait Érasme, les tentatives hostiles qu'on dirigeait contre le collége des Trois- Langues prouvèrent manifestement qu'on en voulait à l'antiquité (1). Ces atiaques et ces insultes demeurèrent assez longtemps anonymes; mais il.se trouva bientôt un docteur célèbre qui osa exprimer hautement les rancunes de l’université contre l’enseignement des langues, tel qu'il.se donnait sous les auspices d'Érasme. Jacques Masson ; plus connu sous le nom de Latomus, eut le courage d’atta- _ quer:en face.le savant illustre que les moines osaient bien déchirer dans: leurs sermons,, mais qu'ils évitaient prudemment, lorsqu'il venait à eax pour lesconvaincre de perfidie et de mensonge (2). Lato- mus.à qui ne manquaient ni, le talent ni l'érudition, mais qui était dominé par l'intolérance, ne doit pas être confondu avec ces lâches discoureurs ; élevé au fameux collége de Montaigu, que le prêtre brabançon Standonck. venait de régénérer.,, il mérita l'amitié de ce maître rigide. Standonck avait été appelé à Paris pour réorganiser le collége de Montaigu, et illy était parvenu à force de zèle, de persé- (1), 11 faut. .avoner cependant que l’université de Louvain comptait à cette époque nombre d'hommes distingués qui aimaient les lettres, que les attaques qu’on dirigeait contre Érasme étaient basées sur une prétendue connivence avec Luther plutôt que sur ses travaux littéraires; énfin que les plaintes auxquelles donna lieu le collége de Busleiden avaient pour seule cause le danger très-réel _ qu'offrait l'enseignement de la langue hébraïque. Partant de là, on pourrait pré- tendte à la rigueur.qu'il, n’y eut pas d’hostilité systématique contre les lettres, quoique les attaques maladroites des docteurs l'aient laissé soupçonner. Pour Érasme, il a, par. une tactique très-habile assurément, mais peu loyale, iden- tifié ses témérités théologiques avec la cause des lettres, de sorte que lorsqu'il subissait de justés reproches au sujet de ses opinions religieuses , il se retran- chaït dérrièré la question littéraire et criait à la barbarie. Il est certain aussi que la supériorité de style d’Érasme indisposa plus d’une fois les moines contre les lettres. (2) On peut voir à ce sujet la dispute d'Érasme avec Nicolas d'Egmond. Lato- mus lui-même n’attaqua pas Érasme d’une manière complétement loyale, il ne le désigna pas même, et affecta de ne combattre que Luther; mais tout ce qu’il disait s'appliquait si bien aux principes professés par Érasme que le doute était, pour ainsi dire, impossible, et que la renommée de ce savant devait recevoir une atteinte par suite d’une attaque indirecte, aussi perfide au fond qu'inoffensive en apparence, Tour VI— 9 Partie. 9 (430 ) vérance et de durété. Rien n'égalait sa générosité : il ne se con- tenta pas de rebatir le collége, il y établit dés bourses poir les indi- gents, et ün vit le chapitre de ‘Paris, pénétré de reconnaissance pour ses bienfaits, approuver solennellement sa conduite par acte capitulaire du 46 juillet 1494. La part qu'il prit à la défense de la reine Jeanne de Valois, indignemént répudiée par son époux, ne lui fit pas moins d'honneur. Il vengea cette princesse infortunée des affronts dont on l'abreuvait et, remplissant fièrement les obligations de son saint ministère, il osa rappeler au roi tout-puissänt qui vio- lait les lois qu'un plus grand maître saurait réformer les arrêts de sa justice et châtier le prévaricateur. Dans les Pays-Bas; Standonck fonda des colléges à Malines et à Louvain. Latomus qu'il aimait, sans doute, parce qu'il retrouvait én lni sa propre sévérité, fut pré- posé à la direction de ce dérnier établissement; il fut admis, en 4510, au conseil de l’université, comme membre de la faculté des arts (4), quitta Louvain ensuite pour <’attachér à la maison princière de Croy; en 4519, il pau docteur en théologie aux dépens de ses élèves ; depuis 1535 jusqu'à sa mort, il reçut tous les honneurs aca- démiques, car il fut professeur, inquisiteur et recteur. Lâtomus était haï des protestants, et la vivacité de leurs attaques semble indi- quer qu'ils le redoutaient. Il fut, comme tous ses collègues, traité avec le dernier mépris dans le libelle adressé de Louvain à Zwingle par un sectaire iusolent. On l'y dépeignait comme un pédant ridi- cule dont tous les écrits avaient été sifflés et qui avait des accès de folie furieuse. Vivès, quoique catholique, ne lui était pas plus favo- rable : il l'aceusait d’une haine systématique contre les lettrés et lui reprochait une intolérance insensée; mais Vivès, collaborateur et disciple d'Érasme, était peut-être d’une sévérité excessive à l'égard d’un ennemi de son maître. D’autres écrivains, moins suspects de partialité, même parmi les protestants, lui ont rendu plus de justice, et tout en critiquant ses défauts , ils Lui” reconnaissent du talent et du savoir. La position que prit Latomus dans le débat relatif à l'étude des langues ne laissa pas d’accréditer. l'opinion peu flatteuse que. ses (1} Mém. pour servir à l’hist. litt. des Pays-Bas. Louvain. (151 ) “advérsaires dofinatént de son éaraëtère et de le fairé passür pour un barbare, incapable dé sétiur les beautés de l'antiquité et les grâces ‘du style. Il écrivit, en effet, en 1519, ün ouvrage d'esprit intitulé : Drogue sur les trois langues et sur la manière d'étudiér la théolégie (4}, qu'il dédia dt jeune et savant cardinal dé Crôy, arche- véque dé Tolède et primat des Espagnes. Il ÿ donnait la parole à plusieurs interlocuteurs. Dans le prémier entretien paraissaient un shéteur, un théologien scolastique et un indifférént : dans lé second, ilnÿ avait plus que lé premier et le dérnier de ces personnages; c'était un plaidoyer assez inédiocre et assez diffus, où Latoñius, par 14 bouche du théologien, ne cessait de glorifiér la scolastique etdé s'éléver avéc plus de forcé que dé tact contrée l'étude des Jingüés aneïénnés ét contre Érasme, dont, à la vérité, il ne pro- nonçait pas le nom, mais qu'il désignait par d'habiles insinua- tions'et par des allusions perfides. Il combattait surtout lés prin- cipes qiie cé savant avait professés avec tant d'éclit daris sa méthode ‘pour afrivér à là vraie théologie; son ärgumentation fanatique S'appuyait sur le daniger qu'il y avait à mettre les livres sacrés entre les nains dé’tous les fidèles, et il insistait pour que là scolastiqué, que les novateurs proscrivaient, né füt pas complétement aban- dôtinée. Il demandait qué l'étude dé la théologie commençât par là lecture des docteurs, après lesquels on passerait aux Pèrés (2). _Érasme ne voulut pas voir que c'était à lui que s'attaquait Latomus, dé telle sorté qu'il fit tourner à son avantage la tactique de cet éfinémi discret, et, quoique le libelle fût manifestément dirigé éontre-lui, il affécta de dire que ceux qui eroyaïent ces attaques à son adresse (3) se trompaient; il soutint, du reste, ses opinions avec talent, avec modération ; il ne cacha pas.son mépris pour les (1) De tribus linguis et ratione studit theologici dialogus. . (2) Accorder la lecture des Pères était déjà une concession de la part de Lato- mus, mais le motif pour léquel il préténdait faire commencer les théologiens par l'étude de la scolastique est digne de remarque. Il craignait que la lecture des Pères ne dégoûtât les esprits des subtilités des docteurs. (5) Erasmi Æpologia refellens suspiciones quorumdam dictantium dialo- gum. D. Jac:' Latomi de tribus linguis et ratioñe studii cg 44 fuisse inscriptum adversus ipsum, | ( 432 ) doctrines que défendait son adversaire, et déclara ouvertement que ses vœux étaient pour la théologie positive, car il préférait, disait-il, l'autorité de l'Évangile à celle d’Aristote; et cette parole vraiment chrétienne, dans sa simplicité, confondait bien mieux le génie cap- tieux des scolastiques que n'aurait fait une longue réfutation. Peu de temps après, Latomus publia une apologie de ses dialogues où il appuyait de nouveau sur le péril qu'offraient les versions en langue vulgaire des livres saints. Cette fois, Érasme ne répondit plus; il sentait qu'une transaction était impossible entre des convictions aussi opposées, et il jugea que le silence valait mieux qu'une diseus- sion stérile. Latomus, fidèle au génie de l'antique Louvain, et dominé par des craintes excessives, ne voulait rien accorder aux nouveaux besoins du siècle (4). Érasme, dégagé de tout préjugé, plus libre dans son allure et se fiant trop peut-être à la sagesse des hommes, ou- vrait sans trembler une main pleine de vérités. Inébranlables tous les deux dans des croyances qui étaient sincères, ils se combattirent sans haine, mais non sans dignité; ils demeurèrent amis, même après ce débat; et le dissentiment passager qui s'était élevé entre eux ne put pas altérer une affection fondée sur une estime réciproque. Au reste, le collége des Trois-Langues ne justifia aucune des craintes qu’il avait fait naître dans quelques esprits timides ou pré- venus, et dans un temps de désordre où toutes les croyances tom- baient en ruines, il ne cessa d’être le refuge des plus sages et des plus pures doctrines. Il jouit d’une grande renommée pendant les règnes de Charles-Quint et de Philippe IF, mais avec le siècle sui- vant commença la décadence (2), et du temps de Juste-Lipse, il n'offrait plus qu'une triste solitude (3). (1) Avant de terminer ce que nous disons touchant cette importante question des livres saints , nous ferons observer que l'Église l’a diversement résolue, selon les temps. Avant la réforme, elle vit sans déplaisir les versions en langue vulgaire, elle les'encourägea même, et donna l'impulsion, mais, après les tristes erreurs de Luther, elle inclina à la sévérité, et, sans dénier formellement aux laïques le droit dé lire la Bible, elle les engagéa à la prudence et se réserva un droit de contrôle. (2) Il y eut déjà un commencement de décadence sous le règne de Philippe IT. Nannius et Sasbouth furent difficilement remplacés. (5) Valerit Andr. Coll. Tril. fasti. — Reiflenberg, Mém. sur l’ane. univ. de Louvain. (Mémx. pe L'Acan., 1852.) , ee (135) CHAPITRE X. DE QUELQUES OUVRAGES THÉOLOGIQUES D'ÉRASME. |. Érasme, outre ses travaux sur le Nouveau Testament, a laissé un assez grand nombre d'ouvrages de théologie, et: notamment des édilions de la plupart des Pères de l'Église qui surpassèrent, pour la correction, tout ce qui avait été fait jusque-là en ce genre; il y joignait volontiers des préfaces, où il entrait dans un sérieux examen des doctrines et où il jugeait avec talent les hommes admi- rables dont il-restaurait la gloire. Mais parmi tant d'aperçus ingé- nieux.et:souvent profonds, on s'étonne qu'il néglige de louer la divine poésie et la ferveur chrétienne, qui signalent leurs œuvres, les plus belles et les plus nobles qui existent en aucune langue? On sait avec quelle richesse d'imagination, avec quel bonheur de style et quels doux épanchements du cœur les Pères ont parlé de la nature et des êtres nombreux qui la peuplent. Après les grands récits de la Bible que Dieu même avait inspirés, 1l semblait témé- raire doser parler encore de l'œuvre des six jours; mais l'esprit ” céleste qui animait Moïse et qui avait donné à ses méditations ce caractère de majestueuse simplicité qui naît de la perfection n'avait puy imprimer l'émotion, la reconnaissance , tous les sentiments hu- mains. On y sentait l'incommensurable grandeur de Dieu et en même témps la'sereine indifférence d'un être infini, parfait, immuable pour qui les prodiges et les miracles sont des accidents de la volonté suprême qui les a éternellement résolus. L'homme, le chrétien, devait, à son tour, déerire avec moins d'élévation, mais avec plus d'amour: le vaste, domaine que la Providence lui avait assigné : ce furent les Pères qui remplirent cette glorieuse mission. Ils racon- tèrent les œuvres de la création dans un langage sublime auquel l'onction, l’attendrissement , la gratitude donnèrent le charme indi- cible de Ja faiblesse et du néant, comme les pages divines de la Ge- nèse avaient eu celui de la force et de la toute-puissance. Avec quelle é ( 154 ) humilité, avec quelle tendresse ils parlent de l'inépuisable bonté du divin Maître! Comme ils font tout remonter jusqu'à lui, ces astres qui nous éclairent, ces mers qui nous livrent les trésors des nations, ces coursiers superbes qui s'élancent dans l'arène et jusqu'aux hum- bles plantes qui sont attachées à là terre! Tout porte l'empreinte de la bonté céleste, tout nous invite au respect et à l'amour ! et les Pères traduisent avec effusion ces hymnes d'allégresse, ces cris d'adoration et de bonheur, 11 y a là tonte une poésie qui: tire sa beauté du sentiment religieux et qui se distingue profondément de cet art harmonieux et frivole qui fleurit en Grèce, en ltalie et qui est venu jusqu'à nous, Chez les Pères, rien ne flatte les sens; ils n'ont recours ni à la séduction du style ni à l’artifice de la pensée (1); ils ne songent pas même à émouvoir, et cependant leur mélancolie nous touche, leur ferveur nous ébranle, Ce n’est plus cette flimme sacrée qui embrasait le sein des prophètes, mais c'est encore ün rayon lumineux et doux qui atteste la protection du ciel. : Érasme ne comprit pas ce qu’il y avait de grand et de fécond dans ces poétiques méditations des Pères, et il demeura insensible aux pages sublimés:où la nature entière, par leur bouche, célébrait la gloire du Créateur. Son âme fatiguée et desséchée, sinon par le doute, du moins par cette vague inquiétude qui y ressemble, ne put s'élever jusqu'aux régions supérieures où les élans de leur foi avaient transporté ces premiers chrétiens, et ce que cetix-ei avaient laissé de plus pur et de plus suave fut perdu pour lui. 1} jugea:avec plus de sagaeité et de bonheur leurs travaux, dans les rapports qu'ils:ont avec la morale et la politique, et il indiqua avec une admirable netteté la part qu'ils prirent aux glorieuses conquêtes du christianisme: I montra la marché victorieuse de l'Évangile à travers les éroyances et les mensonges du vieux monde, et il raconta les commencements de la société nouvelle que les apôtres fondèrent sur les: ruines dé l'ancienne, en s'inspirant des principes éternels de-charité et: dé: justice dont l’homme trouve en son cœur les germes précieux ;'et qui devinrent, avec eux, une loi sacrée, inviolable, la loi de chaque (1) Malgré leur admiration pour la nature, les Pères ne tombent pas dans le panthéisme qui a.été l’éeueil de tant d’anciens et dé modernes. 119, 29 (: 155: ) heire, de chaque instant. Les écrits des Pères illuminent de leur clarté cetté grande révolution; on peut y suivre pas à pas les progrès successifs de l'idée chrétienne. Réfugiée d’abord dans les catacombes, elle préside aux agapeset suscite les martyrs; elle trouve bientôt, au: foyer domestique, le trône d'où elle dominera le monde; elle ennoblit le mariage, relève la femme, proclame l'égalité, Uné vertu rigide succède, aux folles orgies de la société païenne; le faste, l'élé- gance, les plaisirs sont-proscrits et font place à de pénibles devoirs; la charité :est enseignée; les riches, d’oppresseurs qu'ils étaient, déviennént les pères des pauvres;: dans les villes, dans les cam- pagnes ;-partout l'hospitalité est pratiquée, et, sous l'impulsion d'une religion divine, il n’est pas d'infortuné qui ne trouve un asile. Voilà ce que nous apprennent lés Jean: Chrysostôme, les Jérôme,” les Basile, voilà les saintes victoires du christianisme, et, ici, il faut. l'avouer, Érasme comprit à merveille la grandeur du rôle des Pères; il proclama ces illustres interprètes de l'Évangile les premiers fondateurs de la république chrétienne, et il rendit ainsi: à leur généreuse persévérance l'hommage le plus enviable et le plus mérité. Par.son commerce assidu avee les Pères , il parvint à econ- naître adimirablement le génie et pour ainsi dire l'âme du christia- nisme:; il adora l’idée’ de la charité, et, à l'exemple de quelques-uns de ces pieux solitaires, il osa croire que le partage des biens et la ” confusion universelle sont des choses justes, nécessaires et d'impé- rieuses conséquences du lien fraternel qui unit tous les hommes, aimant'mieux sacrifier une dés basés de la société que l'application abusive. d’une vertu que la religion conseille (1). Il ne suivit pas toujours avec la même docilité les pas de ses gaides, et il se sé- para même complétément d'eux lorsqu'il préféra l'état de mariage: à l'état de virginité, lorsqu'il attaqua-la vie clanstrale, Jlorsqu'il éleva des doutes perfides sur Putilité de Hi confession auriculaire. Il fit pis enéore, et réussit à desservir l’Église, en embrassant avec trop: de-passion les principes: des premiers chrétiens; il ne vit pas ou ne voulut pas voir que d’autres temps amenant d'autres mœurs, (1) C'est surtout dans lEnchiridion qu'on remarque des, opinions hardies que ne désavoueraient pas les socialistes modernes. ( 136 ) la simplicité et la pauvreté de l'Église naissante ne pouvaient plus qu'être un noble souvenir; digne de respect plutôt que d'imitation , à une époque où l'Europe entière était chrétienne. Le Pape, qui voyait à ses pieds tous les rois, n'était plus le pasteur d'un humble troupeau, composé de veuves et d’affligés, et son autorité, quelle qu'en fût l'origine, avait besoin d'un peu‘de prestige humain, pour parler à l'imagination des homines. Érasme ne tint pas compte de cette différence, et se préoccupant ontre mesure des dangers qu'of- . frait, selon lui, cette grandeur mondaine, ibs'eflorça d'ytrouver un germe de corruption et un commencement de décadence. 4 y avait: des abus, sans doute, et c'étaient précisément eéux que’ les Pères, avec une prévoyance admirable, avaient redoutés:et flétris. La gros- sièreté du moyen âge, la crédulité des peuples, l'avidité du clergé avaient engendré bien des maux, mais il ne fallait ni les exagérer ni faire retomber sur l'institution tout entière les vices et les excès de quelques-uns de ses membres; ée fut cependant ce qu'il fit par un zèle malentendu, et tant il était choqué de cette profonde disseni- blance entre la doctrine primitive de l’Église et la religion dégénérée du XVI" siècle! 11 établit des comparaisons dangereuses, 11 s'éleva contre les erreurs, les préjugés, les désordres avec plus d’indigna- tion que de prudence, et cédant mal à propos à l'esprit de sarcasme qui lui était familier (1), il poursuivit avec des paroles amères et insultantes les ministres de la religion qui avaient pu laisser s'ob- scurcir la tradition divine, mais non la perdre et qui,à travers une: longue suite de siècles, malgré les séditions des peuples-et les ini- quités des princes, avaient conservé intact le dépôt sacré dela foi. Les Pères (2), il est vrai, lorsqu'ils tournaient en dérision les’ fables: paiennes, lui avaient donné l'exemple de la malice et de la raillerie: Mais quelle différence! et combien ce qui chez eux était utile et méritoire, devenait déplacé chez Érasme! Appelés à détruire les derniers vestiges d’une civilisation dépravée, ils n'avaient-jamais assez d'instruments de ruine, tandis qu'Érasme, qui, ‘en proscrivant (1) Voir l'Éloge de la folie, où il insiste d’une manière choquante sur la distance qui séparait l’Église primitive de l’Église du XVI siècle. (2) Saint Augustin surtout. | (137 ) quelques abus, voulait respecter les bases de la religion et avait ainsi tout à conserver, ne pouvait se servir du rire, sans Jeter le discrédit sur les choses qu'il proclamait lui-même inviolables ; et il arriva ainsi que ce qui, entre les mains des Pères, avait été une arme nécessaire et féconde, devint entre les siennes un levier terrible de désastres et de révolutions qui tourna au détriment de l'Église et à la confusion du maladroit artisan. On peut reprocher aussi à Érasme de ne pas toujours être habile dans le choix des Pères qu'il remet en lumière. Parmi ces grands esprits, il s’en trouve plus d'un qui annonce la décadence, et l'on ren- contre bien souvent dans leurs livres le sophisme, l'emphase, un style irrégulier et tourmenté. Érasme ne sut pas préférer les meilleurs, et il accorda trop souvent aux Arnobe et aux Cyprien (1), une attention que les Basile et les Augustin méritaient de fixer tout entière. On a vu de nos jours des esprits éclairés soumettre avec un bonheur infini les Pères à une espèce de triage et réunir dans une juste mesure le goût et l’érudition (2). Érasme n'a pas la main si heureuse. Le style d'Érasme, dans ces éiudes, est toujours à la hauteur du-sujet. Les critiques catholiques et protestants sont d'accord sur ce point; ils ont tous loué sans réserve la noblesse et la dignité dont il a traité de ces graves matières, et l’on n'a pas le droit de s'étonner de cette perfection, si l'on réfléchit à l'aveu qu'il nous à laissé, que tous ses travaux sur les écrivains de l'antiquité n'avaient eu pour objet que de le préparer à une œuvre plus vastequ'ilméditait et qui était de substituer aux vaines discussions des docteurs scolas- tiques la lecture des Pères et la contemplation des œuvres mémo- rables par lesquelles ils avaient glorifié la religion. Sa persévérance produisit d'heureux fruits ; et tous les bons esprits, à son exemple, rafraichirent leur foi à ces sources quasi divines. Ses autres livres de théologie, et surtout ceux qu'il composa dans l'âge mûr (3), trahissent la même pensée de rénovation de la science (1) Arnobe, Père africain, célèbre par les bizarreries et les irrégularités de son style. — Saint Cyprien, évêque de Carthage, écrivain élégant et fleuri, mais trop efféminé. (2) MM. Villemain, Saint-Marc Girardin, de Sacy. (5) Nous donnons , dans les pages suivantes , une idée succincte de ces ouvrages. ( 158 ) avec un esprit de hardiesse et de présomption qui inquiéta l'Église, sans étonner un siècle habitué à d’autres déréglements. Le traité intitulé : Laus matrimont, ouvrage de :sa jeunesse, lui valut: les éloges de lord Montjoie et le blâme de Jean Briard: 1 y avancait assez imprudemment que l'état de mariage est préférable à la vir- ginité. Cette doctrine étaittrop semblable aux erreurs de Luther pour ne pas exciter Ja colère des dévots; il:y eut un‘orage à Louvain ; et: on invectiva contre lui dans un acte publie (4), sur l'ordre de Briard. Érasme publia une apologié (2) où il rétraeta cette opinion ; en affir- mant toutefois que des circonstances peuvent se présenter où l'état de mariage sera celui qui conviendra le mieux aux partieuliers. Josse: Chchtove, de Nieuport, une des lumières dela: faeulté de Paris; attaqua également la louange du mariage;et il le fit avec: cette sûreté de jugement et cette force d'érudition qui le rendaient si re: doutable dans les discussions religieuses: Ce: savant, scrupuleuse- ment attaché aux traditions; ne cacha pas son éloignement pour les nouveautés d'Érasme, et il critiqua vertement la témérité de ces écrivains frivoles, de ces théologiens de-hasard qui, avee des eon- naissances souvent peu étendues, osaïent soulever les plus graves questions, et, dans leurs solutions; inclinaient naturellement aux partis extrêmes, dont les périls échappaïent à‘leur : ignorance (où. flattaient leur orgueil. Érasme voulut, répliquer, mais il ne parvint pas à renverser les puissants arguments d'un’adversaire qui joignait à une rigoureuse orthodoxie, cet autre:avantage que, nourri, pour ainsi dire, dans la scolastique, il:y était consommé, et il sortit dece débat, non sans laisser quelques doutes-sur la profondeur de son savoir (3). L'opinion d'Érasme sur l'excellence du niariage, soutenue et abandonnée tour à tour, fut reprise et: développée par lux avec pes de talent dans lÆnstitution du ae phahdhièn es ( sé Roks (1) Durigni! Vie d'Érdrvah à is p. 582, elinezaulant i' (2) Apologia pro declamatione matrimonts. Lovaniensis Academia cum primis inclytæ studiosis. : 1: À 18q (6) .Erasmi Dilutio eorum que Judocus Clichtoveus éeerié D Evestet de- clamationem suasoriam matrimonit. Epistola «AE de delectu opte cum scholiis per ipsum auctorem recens additis. 1532: (4) Christiani Matrimonii Institutio. Ce. livre, où: Érasme approuvait le ( 139 ) en, axouaunt que la virginité a quelque chose de divin, puisqu'elle élève jusqu'à la dignité angélique , il pense.que le mariage, étant un. sacrement, est revêtu d'un caractère plus respectable encore. il examine ensuite si le mariage est bien un sacrement , ce qui avait été contesté, et il établit ce point avec une grande solidité, Dans les autres parties de, ce livre, la doctrine d'Érasme ne brille pas par la profondeur; on y relèverait: plus d’une légèreté, et ce qu'on y a le plus goûté, ce.sont les préceptes moraux sur les moyens d'être heu- reux dans Je, mariage, sur l'éducation des enfants, sur les condi- tions. nécessaires pour entrer dignement dans la société conjugale, pour y vivre. chrétiennement et saintement (1). Le plan de ce livre est. irréprochable, et c'est peut-être celui où il a montré le plus d'art; le style, malheureusement, est médiocre; il y a plus que des fautes contrele goût, il. yen a contre la bienséance. Érasme a souvent oublié la gravité du sujet pour raconter des anecdotes scandaleuses, parmi lesquelles il faut citer, comme un modèle d’effronterie, l'aven: ture arrivée, dans l'église. de S'-Gudule à une dame de qualité, de Bruxelles. Ces libertés d’un esprit qui n’a pas toujours su'se respecter, et surtout certaines hardiesses, ont attiré, à juste titre, l'attention de l'Église, .qui a mis l'/nstitution du mariage au catalogue de l'index. La Plainte de la Paix (2) est un livre d’une-baute portée philoso- phique. La Paix. se_plaint de n'être respectée nulle part sur la terre, pas même en, théologie, car cette science, où sa présence semble si nécessaire, est. devenue le théâtre favori des querelles des saxants. Les écoles ne connaissent que la discussion et l’injure;.et au milieu de ces débats arides, la vérité se cache; elle varie selon les limites des États : ici on la salue et là-bas elle n’est plus qu'un mensonge. Dans ces pages, où l’auteur gémit éloquemment sur l'instabilité de la raison humaine, se. devine le germe d'une grande pensée que Paseal devait retrouver pêur le environner du prestige sis style incomparable (5). dbeie, is par ‘un ser hasatd dédié à la princesse d'Aragon, première: femme de Henri VILL.. (7) Marsollier, Panég. d'Érasme. (2) Querela pacis undique gentium ejectae teilisbtnson. (3), Pensées, de Pascal + Erois degrés d’élévation du pile renversent toute la jurisprudence, etc. DIR LU \: ( 140) Les moines sont assez maltraités dans la Plainte de la Paix , et on divait qu'ils sont plus coupables que les autres hommes, lorsqu'ils cèdent aux conseils de nos fragilités. Les théologiens ont aussi critiqué dans ce livre quelques passages d’une orthodoxie suspecte. La Plainte de la Paix fut dédiée à Philippe de Bourgogne, évêque d'Utrecht. Ce prélat, ami des lettres, remercia Érasme en termes d'une exquise politesse; il lui témoignait toute sa reconnaissance, et déclarait que la Plainte de la Paix avait plu, non-seulement à lui, à qui elle était offerte, mais encore à tous les vrais chrétiens (1). Le traité du symbole, celui de la crainte et de la tristesse de Jésus-Christ dans le jardin des Oliviers, se distinguent par l’onction et par la gravité. Le livre De sarcienda Ecclesiæ concordia (2) qu'il fit pour ramener la concorde au sein de la chrétienté et que Jacques Latomus, tout accablé qu'il fût par la maladie qui devait emporter, voulut encore combattre (3), eut le sort ordinaire des écrits conci- liants dans les temps de révolutions. I fut dédaigné des deux partis, et on pourrait le comparer, pour le peu de succès qu'il obtint, au décret d'Interim de empereur Charlés-Quint. Érasme eut beau évoquer le spectre de l'invasion turque (de Bello Turcis inferendo relatio), il n'obtint rien de ces esprits emportés sur qui la raison avait perdu son empire et qui sé laissaient aller au gré de leurs passions. Érasme à écrit un certain nombre d'ouvrages où la théologie, proprement dite, n’occupe qu'une place secondaire et où c'est plutôt la morale chrétienne qu'il expose; l'Institution du prince chrétien et la Veuve chrétienne (4) méritent sans doute d'occuper un dd dis- tingué parmi les écrits de cet ordre. si (1) Ep. cozxxxir, p. 275, t. Ier des Lettres. (2) Liber de saPértit Bcclésiæ concordia, deæque sedandis pésiauaeé dissidiis , cum aliis nonnullis lectu dignis. 1555. OC OM HOT (5) ee Libr. Erasmi de Sarcienda Ecclesiæ concordia, ouvrage inachevé. Latomus paraît s'être donné la mission de relever les erreurs d'Érasme. 11 a laissé un lraité sur Je mariage, où il combat plusieurs propositions de son célébre com- patriote. Il y eut également dissentiment entre eux au sujet de la confession. Voir l'ouvrage de Latomus : de Confessione secreta. 4) Institutio principis Christiani., Ferd. Austr. ded. — V'idua Chris- tiana. Mar. Hung. reg. ded. (A4) Le premier de ces.livres.est un manuel destiné à guider les rois dans leur périlleuse mission. Érasme avait déjà effleuré ce sujet dans l'Éloge de la folie (4); mais un sérieux examen des devoirs des souverains lui parut si utile qu'il jugea convenable d'en faire l'objet d’un traité spécial. Les préceptes qu'il donne rappellent, à cer- tains égards, les nobles leçons que les grands évêques du XVII": siè- cle faisaient entendre aux héritiers de Louis XIV : c’est l'Évangile qui inspire tous ces beaux génies, mais avec des effets divers; car, tandis qu'il porte les uns à une rigueur austère, qui revêt les plus sombres couleurs, il suggère aux autres une morale plus tendre et plus hu- maine, sévère encore, mais consolante dans sa sévérité même, et qui subjugue le cœur, par la persuasion et l'espoir de la récompense, sans l’épouvanter par la menace du châtiment. Érasme se laisse gui- der par_cette religion sereine, et on dirait qu'il annonce Ja philoso- phie si douce et si tolérante de Fénélon ; il le devance dans ses illu- sions généreuses, dans son rêve ardent de bonheur pour les faibles et les petits, et il mérite ainsi une place à côté de ce prêtre, le plus aimableset le plus majestueux qui ait jamais été. 11 n'a pas l'éloquence terrible et. la véhémence sublime de Bossuet et de Massillon, lors- qu'après avoir exalté comme à plaisir le destin des rois, ces pontifes courroucés les, font retomber dans la poussière commune où la ven- geance du ciel.saura bien les atteindre. L'enseignement d'Érasme est moins fastueux et peut-être plus fécond. 11 n'oublie rien de ce qui peut rendre les princes meilleurs; il les instruit depuis le berceau jusqu’à la tombe. S'occupant d'abord du choix d'un bon précepteur, il insiste sur le danger des mauvaises connaissances (2); il maudit ensuite la flatterie, les femmes, les courtisans (3), qui si souvent perdent les grands. I] examine avec soin quelle sera la conduite du prince en temps de paix (4) : qu'il soit avare d'innovations, qu'il songe à l'éducation de la jeunesse, qu'il se garde surtout de sur- (1) Voir le chapitre relatif à lÉloge de la folie. (2) De Nativitate et Educatione , ch. Fer. (5) De Adulatione vitanda principi. Érasme a laissé aussi un traité où il établit la différence qu'il y a entre le flatteur et l’ami véritable (diserimen amici et adulatoris ). (4) Artes pacis, ch. III. (14) chirger ses peuples et d'altérer les monnaïés (1). Le prince doit être biénfaisant envers ses sujets (2) et justé envers lés étrangers? il doit obsérver les traités (3) et ne pas éntreprendre de Coriquètés injustes. Il pense même au bonheur domestique des rois, et S'occupant du choix d’üne compagne, il se montre peu favorable aux alliances étrangères, qui donnent fréquémment haissancé à des güërres ét qui assurent si raremènt la félicité dés époux. Le’ dernier chapitre est consacré aux occupations du princé pendant la paix (4) : é'esc''là qu'Érasnie a transporté ee qu'il regardait comme l'idéal de a royauté, Le monarque pacifique ne songera qu'à faire le bonheur de ses peuples ; il donnera de sages lois, Véférniéte les mauvaises, il embellira les villes; magnifique dans les grandes occasions; il séra, dans son intérieur, gardien économe des deniers publiés; ‘1° ne voudra pas éténdre sa domination et ne tirera le glaivé qu'à la der- nière extrémité, La paix, qui sera sa seule pensée, Sera aussi Sa gloire la plus douce, et les peuples, au sein dé l'ibondancé, Pris ront ses bienfaits et béniront sa main tutélaire. Les détails minutieux auxquels Érasme descend dañs ce live ie tent peut-être çà et là de la confusion; mais'ils rendént son traité particulièrement utile. Les vues politiques sont d'un sagé et le style n'est pas sans quelque charme. Cét ouvrage, le seul où sés ennemis les plus aebarnés n'aient rien trouvé à reprendre, fut accueilli avec faveur, et il a été dans toutes les mains, tant que la fr vs a été généralement en usage. ‘Le traité de la Veuve chrétienne fut écrit en host de Marie d'Autriche, reine de Hongrie et gouvérnante des Pays-Bas. N y prou- vait, en invoquant l'exemple de cette princésse, qu'on péut merier une vie chrétienne même dans les cours. Il rendait aussi hoïimage à une politique libérale et élevée où l'on trouvait les inspirations dé l'Évangile. Après ces éloges de rigüeur, il s'occupait de son Sujet et enseignait les obligations de la veuve chrétienne. La question du (1) De Vectigalibus et Exactionibus. (2) De Benceficentia. (5) De Fœderibus. (4) De Principum occupationibus in pace, (445) veuvage, une des plus diffciles’et dés plûs délicates de lu civilisa- tion chrétienne , avait-été traitée, dès les premiers jours du chris- tianisme, par Tertullien et saint Ambroise avec une grandeur et une sévérité sublimes. Dans ces âges héroïques de la religion, le veu- vage était honoré presque à l’égal de la virginité, et celles qui le portaient noblement recevaiént! des pensions, comme les vierges. Seules, elles pouvaient devenir diaconesses (1); mais pour cela, il fallait qu'elles ‘eussent soixante ans; qu'elles eussent nourri leurs ‘enfants, exercé l'hospitalité, consolé les affligés et mené uné vie sans reproche. La femmié ‘vétombait de la tutelle de l'époux sous celle de la société, et si’elle était vénérée et bénie, si les honneurs et le respect environnaient ses cheveux blanes, c'était aux dépens de la liberté ét souvent a prix des plus douloureux sacrifices. La chasteté lui était imposée; les secondes noces étaient-vues avec mé- pris et même avec horreur, si l'époux était païen (2), et le reste d'une vie qu'un lien indissoluble, plus puissant et plus sacré que la mort, rendait inviolable et inaccessible aux passions humaines, wappartenait plus qu'à Dieu, se passait dans le deuil, dans la péni- teñce, dans la pratique dé toutes les vertus, et ne voulait d'autre consolation que l'espoir d'une félicité éternelle, loin des amours de la terre, dans le sein même de la Divinité. | ER ‘Au XVlme siècle, cette rigueur excessive des premiers chrétiens avait disparu; les mœurs étaient moins sévères, les devoirs moins tristes. L'esprit de liberté que le moyen âge avait vu naître ét grandir avait donné aux deux sexes des droits égaux, une égale in- dépéndance; mais cette indépendance même avait ses dangers. Érasme sut les indiquer sans manquer aux lois de la courtoisie, et il se posa en moraliste indulgent plutôt qu'en censeur sévère; tout en décrivant les devoirs surhumains que l'Écriture semble exiger des veuves, et'en rappelant la mémoire des femmes les plus illustres par leur piété, il ne conseille pas des vertus trop difficiles, et paraît même blâmer un veuvage éternel; mais ces concessions ne le font pas tomber dans une lâche complaisance. Il se garde d'oublier les (1) Châteaubriand, Études historiques. (2) Tertullien est plein de curieux détails à ce sujet, (144) devoirs solennels qu'impose le souvenir d'un premier lien , et, après avoir loué la veuve modeste qui pleure dans la solitude et qui de- mande au temps d'apaiser sa douleur, il flétrit avec raison la veuve insensée qui, à peine sortie des larmes, se pare avec orgueil d'un nouvel époux. La dissertation d'Érasme sur le libre arbitre (1) est l'œuvre d'un bon catholique et d'un théologien habile , mais non d'un philosophe. 1 y établit l'existence du libre arbitre par le témoignage des saintes Écritures, plutôt que par un examen attentif de la nature spirituelle de l'homme. Toutes les grandes questions philosophiques avaient été dénaturées pendant le moyen âge, et des sophismes dont rien ne saurait donner idée avaient dégradé une science admirable que le vulgaire et même les hommes instruits rendaient à 1ort complice de ces platitudes. La philosophie tout entière se réduisait à quelques difficultés que les docteurs, au milieu de leurs divagations habi- tuelles, osaient parfois entamer, qu'ils ne parvenaient-pas à résoudre et qui contrastaient par leur importance avec les puérilités risibles dont ils s’occupaient avec plus de zèle. Un œil clairvoyant aurait pu distinguer peut-être dans la scolastique les premiers germes de la science; mais Érasme, qui avait déjà tiré de ce chaos la théologie positive et qui avait consacré à ce grand dessein les vives lumières de son intelligence, n'eut pas le loisir d'en dégager la philosophie avec le même bonheur, Cette entreprise.plus diflicile demandait un esprit plus profond que le sien et pour l'achever il fallut le génie de Bacon et de Descartes. Toute sa vie, il fut un inédiocre métaphysi- cien. Dans l'Enchiridion, 11 déclarait qu'il y. a trois parties dans l'homme, l'esprit, l'âme , la chair (2); dans Je traité du Libre arbitre, il soutient que l'homme est libre , parce que dans l'Écriture il est dit : « Mettez votre main à ce que vous voudrez (5) » La manière de prier Dieu (4), l'Exomologèse ou la manière de se (1) De libero Arbitrio. (Op. Erasmi.) (2) Spiritu , anima, carne. Peut-être qu'Érasme a voulu indiquer le principe vital, soit par le mot spérîtu, soit par le mot anima. En tout cas, il est coupable de s'être servi d'expressions équivoques en d'aussi graves matières. (5) De lib. Arb. (4) Modus orandi Deum. (Op. Erasmi.) ( 445 ) confesser, sont des ouvrages pieux et érudits; dans le. dernier, toutefois, on a cru démêler une mauvaise intention, assez. habi- lement voilée. Le Traité des bienséances (1), qu'il dédia au prince Adolphe de Bourgogne, fils de la marquise de Veere est un écrit excellent , très-propre à engager les jeunes gens au bien, Une sol- licitude toute paternelle, un louable désir d’habituer la jeunesse à la décence et aux bonnes mœurs, un détail minutieux. des moyens nécessaires pour arriver à cerésultat, une grande simplicité dans le discours, telles sont les qualités, peu ordinaires sans doute, qui dis- tinguent ce livre. Comme dans l/nstitution du prince chrétien et le Traité de la veuve chrétienne, on sent l'heureuse influence des géné- reux sentiments qui animent Érasme : l'amour de la vertu. et l'amour des hommes. Par Le Prédicaleur évangélique, un de ses derniersouvrages (2), il essaya de débarrasser l’éloquence religieuse des détails parasites qui la surchargeaient. On sait quel grossier langage avait hontéuse- ment détrôné les belles harangues de Gerson et des rares prédica- teurs qui avaient paru pendant le moyen âge. Le XVI" siècle, aux Pays-Bas, surtout , n'avait à opposer à ces Inmières des âges précé- dents que des moines illettrés, fanatiques, insolents, et qui se mon- traient peu dignes d'enseigner une loi dont ils ignoraient la gran- deur. Là, de même qu’en théologie, Érasme entreprit ane sérieuse réforme : il voulut réprimer la loquacité et l'intempérance de style des prêcheurs, et leur montrer quelle source intarissable d’heureuses pensées ils trouveraient dans les saintes Écritures. Il écrivit Le Pré- _dicateur évangélique au milieu des souffrances d’une maladie qui s'aggravait chaque jour et des regrets que faisaient naître-en lui les malheurs de cette île d'Angleterre, où la hache du bourreau venait de frapper ses amis les plus chers; il y demeura néanmoins égal à lui-même, élégant par le style, ingénieux par la pensée. Dans ce beau livre, il énumère avec éloquence les devoirs du prédicateur et il insiste sur l'excellence et la difficulté de son ministère. Il exige de l’orateur sacré une connaissance exacte de l'Écriture et des Pères, de (1) De Civilitate morum puerilium. (2) Ze Prédicateur évangélique parut à Bâle, en 1533. Tome VI. — 9 Parmi, 40 ( 4146) la prudence, du courage, de la charité; il indique les auteurs qui for- meront son style, et cite à ce propos la plupart des orateurs païens et tous les Pères grecs et latins. Il s'indigne des licences que se per- mettaient les moines dans leurs sermons, et rapporte quelques anecdotes que lui-même avait entendues dans la chaire et qu'il juge sévèrement. Érasme ne se contenta pas de dicter de vagues préceptes, il pré- cha d'exemple, et ce qui valut mieux que toutes les leçons, ce fut le soin admirable avec lequel il donna des éditions des plus illustres Pères de l'Église. Le premier en Europe, il parla avec dignité des mystères de la religion, et en remettant en lumière les œuvres de saint Jérôme, de saint Basile, de saint Athanase, de saint Augus- tin, il retrouva en quelque sorte la sereine majesté du christia- nisme naissant. Malheureusement ces utiles travaux ne rendirent pas à l'éloquence religieuse sa destination véritable : linsulte, la trivialité et le mensonge régnèrent, comme par le passé, dans la chaire de vérité, et Érasme, dont le nom avait si souvent retenti dans les discours véhéments des moines, n'était pas destiné à les guérir de ées honteuses habitudes. Le mal parut même angmenter après lui, ear à l’âpreté monacale, on vit se joindre la fougue sédi- tieuse et la violence impie des réformés, des iconoclastes, qui pul- lulaient en France et aux Pays-Bas : il y eut alors une ère de désor- dres et de crimes où ses grands enseignements furent méconnus, où les passions perverses parlèrent seules leur odieux langage, et il fallut bien des années et le règne réparateur d'Albert et Isabelle pour qu'un peu de calme rentrât dans les esprits et permit de profiter des conquêtes du XVI" siècle. Alors seulement on put apprécier à leur juste valeur les efforts d'Érasme: on amira l'éloquence et la noblesse qui brillaient dans son style, on l'imita dans nos doctes écoles, et nos pères, à son exemple, parlèrent enfin des choses divines avec une certaine grandeur. (147) CHAPITRE XL. LE CICÉRONIEN. Leman 2207 2 Comme l'esprit humain, infirme de sa nature, ne fait jamais un pas en avant, sans tomber dans quelque excès, la renaissance, où suceéda au langage barbare des siècles scolastiques , la latinité élé- gante et pure des plus beaux jours de Rome, vit aussi la secte fana- tique des cicéroniens prévaloir dans la littérature et faire de risibles efforts pour enchaîner la langue latine dans une imitation servile de l'antiquité. Le cardinal Pierre Bembo, poëte gracieux et prosateur élégant; donna le premier exemplé d’une admiration peut-être exces- sive, mais sage encore: pour (Cicéron : il'soutenait que l'unité et la correction sont des paints indispensables pour Ja beauté du style, et comme, selon lui, Cicéron était un modèle accompli sous ce rap- port, il conseillait de se rapprocher autant que possible de sa lati: nité (1). Christophe de Longueil, de Malines (2), rénchérit sur cette idée, et:condamna formellement toutes les expressions qu'on ne trouverait pas dans les écrits de’ lorateur romain: ainsi, c'était peu d'égaler les qualités supérieures de eet auteur, la chaleur, la noblesse , l'atticisme; il fallait avèe patience interroger chaque mot; recourir sans cesse au guide suprême qu’on s'était choisi et se soumettre aveuglément aux exigences d’un procédé aride, que Jai: même employa avec bonheur, et qui donna à ses éerits un certain vernis classique, mais qui devenait absurde et ridicule quand on voulait parler des idées nouvelles, religieuses ou politiques, qui avaient ereusé un abîme entre l'antiquité et les temps modernes. Alors il fallait ou être inintelligible ow méconnaître Cicéron. Lon- gueil préférait le premier parti et même en théologie, il gardait les (1) Biogr. d'Érasme, par Erhard, dans l'£ncycl. d’Ersh et Gruber. (2) Selon quelques auteurs, Longueil serait natif de Schoonhove , en Hollande. ( 148 ) formes romaines, se souciant moins d’être impie que de manquer à l'élégance (1). Les Italiens, livrés au même enthousiasme, parta- geaient ses opinions, et tout ouvrage, fût-il sans logique et sans profondeur, leur semblait admirable, si l'oreille n'était heurtée par aueun mot hasardé, si le style, toujours harmonieux et fleuri, res- semblait à un écho lointain de Rome. Insensibles aux charmes de la pensée, ils réservaient leur amour et leurs caresses pour la beauté extérieure du langage , pour cette grâce un peu molle qu'ils aiment sous leur beau ciel et qui flatte doucement les sens, sans élever l'âme au-dessus des objets qui l'entourent, sans satisfaire ses sdéstengtd divines, ses espérances infinies ! Érasme , qui aimait la renaissance comme son œuvre et qui, en la défendant, plaïdait en quelque sorte pro domo, craignit que le système de Longueil ne jetât du discrédit sur l'étude de l'antiquité ; aussi prit-il la résolution d'en montrer le vide et de venger le bon sens d'une tentative aussi folle qu’elle était enthousiaste. Il se contenta d'abord de critiquer avec amertume, dans le particulier, l'opinion de Bembo; il l’attaqua dans ses lettres, mais bientôt il éclata et dirigea contre les cicéroniens (ear c’est ainsi qu’on les nommait), un ouvrage satirique où il eut souvent recours à l'arme favorite de la raillerie qui, cette fois du moins, n’est pas déplacée: Ce grand Cicéron, que le XVI”* siècle environnait de tant d'hom- mages, avait été longtemps pour Érasme un objet de dégoût et d’aversion. Il l'avait lu dans la première jeunesse et la légèreté naturelle de cet âge avait dédaigné un écrivain si sévère; mais la réflexion et l'expérience que donnent les années lui ayant fait sentir l'injustice de son mépris, à mesure qu'il vieillit, il honora et finit par aimer ce beau génie. Il ne se lassait pas surtout d'admirer sa facilité merveilleuse pour tout ce qui tient à l’art oratoire (2). Il vénérait dans sa philosophie une vague lueur et comme un pressentiment du christianisme, et il n’était pas éloigné de croire que, malgré ses doctrines paiennes, ce grand esprit avait trouvé grâce devant le (1) Nous avouerons toutefois que ce ne fut pas Longueil, mais Bembo qui abusa le plus des expressions païennes dans les sujets religieux. (2) Ep. ad Ulatt. Ep. déd. des Tusculanes. ( 149 ) divin Maître (1). Revenant alors d’un jugement téméraire, il reconnut que les ouvrages de Cicéron, et notamment le: Traité des Offices, celui de la Vieillesse, le Livre des paradoxes, semblent faits pour être mis entre les mains de la jeunesse qu'ils instruisent à la fois à bien dire et à bien faire. Il ne niait pas non plus l'utilité d'une imi- tation sensée de cet auteur, mais il blâmait une préférence injuste qui dégradait, au profit d’un seul, tous les bons écrivains, et là comme ailleurs, il se déclarait ennemi des excès et gardait une sage tolérance. Ces idées percèrent dans le Cicéronien, et il y montra sa critique au grand jour (2). Ce livre (3), qui parut en 4528, fut dédié à Jean Ülattenus, principal du collége d’Aix-la-Chapelle (4). C’est un dia- logue où figurent trois interlocuteurs, Bulephorus, Hypologus et Aosoponus. Ce dernier est un cicéronien fort zélé et son rôle est de fure ressortir l’exagération ridicule du système de Bembo et de Lon- gueil. Bulephorus, qui défend l'opinion d'Érasme, se récrie contre cette admiration outrée. pour un auteur dont il ne conteste pas, d'ailleurs, les rares qualités, et il réclame pour l'écrivain cette indé- pendance et cette originalité que les beaux esprits de l'Italie sacri- fiaient avec tant d’indifférence, Tout ce que dit ce personnage est fort judicieux. 11 établit d'abord que tous les ouvrages de Cicéron ne sont pas venus jusqu'à nous, qu'ainsi, plusieurs de ses expres- sions nous manquent, et qu'en s’astreignant à employer uniquement celles qu'on rencontre dans les livres qui nous restent de lui, on s'exposerait involontairement à repousser des mots dont il a pu se servir à notre insu. Mais Cicéron n'a pas écrit sur tous les sujets, on ne trouve done pas en lui toute la langue latine, et même en recherchant un archaïsme absolu, on pourrait, en certaines matières, s'écarter de son style. Enfin, avec le cours des temps, des idées nouvelles ont vu le jour, des sciences inconnues à la civilisation (1) Lettre à Ulattenus, épitre dédicatoire des Tusculanes. Cette proposition d'Érasme fut censurée par la Sorbonne de Paris. (2) Baïllet, Jugements des savants. — Borremans. — Duperron, p. 11, au mot Érasme. (3) Ciceronianus , sive de optimo genere dicendi dialogus. (4) Burigni, Vie d’Érasme, t. Ie. ( 150 }) antique ont paru, el il faudrait servilement ; follement déguisér la pensée moderne sous un vêtement séeulaire et comprimer l'essor de l'esprit humain en mêlant aux œuvres qu'il suscite quelque chose de-suranné et de vieilli qui les rendrait incompréhensibles (1)! La théologie deviendrait impossible, si les vérités qu'elle exprime dé- vaient se présenter sous la forme païenne, si, pair un amour insénsé de la bonne latinité, les noms des cérémonies, des saints, de Dieu même devaient être calqués sur ceux de la mythologie grecque où romaine. Cicéron lui-même avait montré la folie d’une telle tenta- tive; il né s'était jamais refusé la liberté de créer de nouvéaux mots, et bien loin de blâmer les écrivains qui, portant leur attentiôn vers les choses, voyaient dans la langue ün instrüment qu'ils dirigeaient à leur gré, il aurait réservé son mépris pour ces esprits pusilla- nimes qui n'osaient pas penser el qui sé condamnaient à uné hon- teusé impuissance. Ces raisons de Bulephorus séduisent Hypologus et ébranlent Nosoponus; mais le Gicéronien endurci combat contre l'évidence et finit par rester fidèle à son préjugé. La partie la plus intéressante de ce livre est, sans contredit, celle où Érasme, par la bouche de Bulephorus examine le style des auteurs qui ont écrit en latin depuis Cicéron. 11 insiste sur les qualités qui les distinguent, et prouve qu'ils ont pu mériter le suffrige de la postérité, autrement que par une timide imitation de l’orateur de Rome. César n'était pas cicé- ronien (2), dit-il finement, Ausone, Virgile, Martial, Ovide l'étaient encore moins (3), et cependant qui conteste leur mérite? Bor- remans (4) reproche à Érasme de juger les poëtes au point de vue cicéronien; mais, selon nous, cette manière de procéder trouve son excuse dans la circonstance que Bembo, Sannazar (5), Longueil appliquaient leur théorié à la poésie comme à la prose. Après avoir disserté sur les écriväins anciens, Érasme passe à ceux du moyen () Erhard, Biogr. d'Érasme, das l'Encycl.d'Ersh-et Pr (2) Ciceronianus ; Op. Erasmi; t. 1«',p:1005.. (5) Id. (4) Borremans, Var: Lection., cap. IV, p. 26: (5) Sannazar, célèbre prêtre italien, partisan fanatiqué de Bernbo. âge, et enfin à ses contemporains. Il signale dans saint Bernard de grandes qualités, mais rien qui ressemble à la manière de Cicéron ; il-est charmé de Boccace, de Pétrarque, qu'il loue pour leur élé- gante facilité; de Politien en qui il voit le précurseur brillant de la renaissance; il l’est moins de Laurent Valla que, dans la première ardeur de la jeunesse, il avait tant admiré et chez qui son goût plus exercé déplorait aujourd’hui la subtilité des rhéteurs et le style de la décadence. Rodolphe Agricola, de Groningue (1), son maître à l’école de Deventer, est l’objet d'un examen approfondi où la louange né fait pas défaut, mais où elle est inspirée bien moins par la recon- naissance et le respect du disciple que par la conviction austère de l’homme de lettres. Rien n'est plus spirituel que l'appréciation à Dust il se livre des écrivains du XVIe siècle : il raille sans pitié la médiocrité et l'enflure, salué le talent partout où il le trouve, et là encore il reconnaît, dans quelques merveilleux esprits, du sens, de l’urbanité, une latinité charmante où se devine l'influence des meilleurs auteurs de l'antiquité, mais où rien n'indique la domination exclusive d’un seul d’entre eux. Arétin, célèbre par son esprit et par son cynismé, ne rappelle en rien le courageux ennemi de Catilina; son style si vif, si piquant, si rapide n’a pas reçu les derniers soins de l'ouvrier, et on dirait qu'il manque de pureté et de noblesse, comme sa conscience. Badius (2) et Budé (3), Morus ont tous des vertus qui leur sont propres; ils ont voulu exprimer leurs pensées, comme leur génie les dictait, et ils n’ont imité qu'eux:mêmes. Désireux dé trouver à tout prix un écrivain qui Hotidë raison à Bembo, le malicieux Bulephorus parcourt les provinces les plus reculées : l'Écosse, la Hollande, la Zélande (4). Dans ce dernier pays, il rencontre Barland, « qui a la candeur et la facilité de Tul- (1) Borremans fait aussi le plus grand éloge d’Agricola, et affirme que ce seul écrivain suffirait à la gloire de la Hollande. — Voyez aussi Baillet, Jugements des savants. (2) Josse Badius, savant distingué et libraire célèbre de Dis; était natif d’Assche, en Brabant. C’est lui qui a établi la première El énar ge en France. (5) Les. Op. Erasmi, t. 1°", p. 1006. (4) Cicer., Op. Erasmi, t, Ke, p. 1022. (132) lius (1), » et cependant ce n’est pas là tout Cicéron! En Hollande, il remarque Érasme et Dorpius : Dorpius, esprit brillant, heureuse- mént doué, mais faible et versatile, à qui la théologie a fait aban- donner lés muses, portrait court et flatteur où l'on devine cepen- dant un vague ressentiment d'anciennes querelles. Érasme, en se dépeignant, se montra sévère et un peu de caleul se mêla peut-être à ses exagérations; car il ne voulait pas avoir l'air de tomber lui- même dans les défauts qu'il eritiquait (2). Érasme, dit Nosoponus, un.des personnages du dialogue, Érasme use beaucoup d'encre; il se presse, 1] avorte plutôt qu'il n'aceouche; en se tenant sur un seul pied , il fera un volume étendu : il ne peut obtenir de lui qu'il re- lise ce qu'il a une fois écrit. Plus loin, il déclare aussi qu'Érasme est peu soucieux de la forme, qu'il s'attache avant tout au fond des idées, .et, s'il faut l'avouer, le nombre étonnant de ses ouvrages et linfinie variété de ses connaissances attestent plutôt la facilité, la fécondité, que cette lente application qui fait le succès des talents médiocres, et cependant, cet homme, qui négligeait le style, qui méprisait les efforts maladroits de ses contemporains pour égaler Cicéron, cet homme est l'écrivain le plus heureux, le plus justément admiré de son siècle, car ce beau génie qui embrassait tant de choses, éloquence, critique, morale, théologie, savait aussi, par la force de son entendement et presque sans travail, imprimer à son langage une grâce incomparable ! En quittant la Hollande, le critique aperçoit le Brabant et il y signale Goclenius et Ceratin, « qui n'ont rien de commun avec Cicéron (3). » Il découvre enfin à Malines l'auteur modèle, idole des Cicéroniens, Christoplie de Longueil, dont il raconte la vie et dont il apprécie le talent (4). Né, comme Érasme, d'une union illicite, Longueil avait pour père un grand seigneur qui l'avait fait élever avec soin en France (5); il avait étudié les lettres, en amateur zélé, (1). Cicer., p. 1050. (2) Baillet, Jugements des savants, art. Érasme, — Anti Baillet. (5) Ceratinus multum a Cicerone abest… Goclenius maluit esse obesulus quam polygraphus. (4) Cicer., p. 1040-50. (5) Le père de Longueil était l'ambassadeur de France à la cour de Bruxelles. (155) et non-seulement Cicérôn , mais tous les auteurs avaient excité sa curiosité (1); 1] s’appliqua aussi à la science des lois et devint un jurisconsulte renommé. Il s’efforça d’imiter Cicéron, et donna des épitres élégantes, mais affectées, où il s'inspirait plutôt de Pline le Jeune et de Sénèque que de son auteur favori. Ces œuvres légères, qu'il décorait du nom de lettres, répondaient bien mal à leur titre; il s'y livrait, en effet, à de longues dissertations dont l'insignifianee était le moindre défaut, et qui fatiguaient l'esprit, par un pompeux étalage d'expressionsemphatiques, de mots ambitieux, de périphrases aussi vides que sonores. Longueil aimait, avant tout, l'éclat et l'en- flure, qu'il confondait avec la majesté, et c'était par là, c'était par ces qualités vulgaires, mais souvent admirées, qu'il charmait ses con- temporains, car son esprit, en tout le reste était superficiel et ses connaissances peu étendues. Telles étaient les observations que suggérait à notre savant le style de Longueil : il se moquait surtout avec infiniment d'esprit d'un ridicule qui le dominait par suite de son enthousiasme irré- fléchi pour Cicéron. Tullius, disait Érasme, était sénateur, person- nage consulaire (2). 11 était mêlé à toutes les affaires d'État, et, dans ses lettres comme dans ses discours, il fallait bien qu'il montràt une gravité et une dignité conformes à son rang. Longueil, au contraire, qui n'était qu'un écolier et qui vivait loin du gouverne- _ ment, n'avait pas la même excuse pour affecter de grands airs. Il ne sentit pas, cependant, cette énorme différence, et, jaloux avant tout d'égaler son maître, il se gonfla, prit, comme lui, un ton im- portant, et parla en homme qui marche légal des plus puissants du monde. Érasme disait méchamment que cette vanité de Lon- gueil faisait le même effet que la Batrachomyomachie à côté de l'iade (3). C'était là une parole bien amère, surtout à l'égard d'un homme qui l'avait toujours traité avec respect, et qui ne lui avait pas épargné la louange. Peut-être voulut-il se venger par une épi- (1) Quanquam ille non uni Tullio affidebat, sed per omne auctorum genus sese volverat. (2) Senator ac vir consularis. (5) Cicer., Op. Erasmi, t. I«'.— Biogr. d'Érasme, par Erhard, dans l’Encye. d'Ersh et Gruber. (134 ) gramme de la préférence que Longueil avait ouvertement témoi- gnée à Budé, son rival le-plus illustre. Cette supposition n’est nullement improbable, surtout si on considère que l'amour:propre excessif des savants, qui tolère avec peine des égaux, ne peut man- quer d'enlever à leurs jugements l'esprit d'équité et de justice, quand on veut les rabaisser au second rang. Budé, il est vrai, était son ami; mais l'amitié peut-elle être sincère entre deux hommes qui briguent la première place dans les lettres ? 11 y eut plus d’une fois du refroidissement. Budé ayant eritiqué le livre De verborum copià, Érasme démontra, d'un ton aigre-doux, que cet ouvrage n'était pas si mauvais qu'il affectait de le eroire. « Vous n'en faites pas grand cas, lui disait-1l (1), parce que j'ai tiré plusieurs choses des lieux communs; mais j'ai du moins mérité quelque louange pour avoir, le premier, traité ces matières avec exactitude, ce que vous serez obligé d'avouer; si je ne me trompe. » De son côté, Budé s'offensait fréquemment des plaisanteries d'Érasme , et il reste même de lui une lettre avec eette curieuse inscription : « Budé, jusqu'à présent ami d'Érasme, lui dit pour toujours adieu: » Longucil, en comparant ces deux hommes, s'était efforcé de semon- trer juste. Il avait, dans son langage émphatique, exalté l'érudition et la gravité de Budé, et cette magnificence sublime qui éclatait dans son style, Il avait félicité Érasme sur sa fécondité, sa grâce, son esprit, et rendu justice à l'heureuse vivacité de son discours toujours fleuri et abondant; mais tout en essayant de maintenir une espèce de ba- lance entre les deux savants et de leur-prodiguer ses éloges avec la même libéralité, il n'avait pu se défendre d'une certaine partialité pour Budé. Comme le style de:cet écrivain visait aux grands effets de l’éloquence et répondait mieux ainsi à la nature de Longueil, également portée vers la majesté et léluxe de l'expression, le savant de Malines, saisi d'enthousiasme pour un talent qui semblait fait à son image, n'avait pas su déguisèr üné préférence que lui-même ne s’avouait pas peut-être, et qui, néanmoins, influa sur ses juge- ments. À ses yeux, Budé était un écrivain sublime, Érasme n'était qu'agréable. En parlant de leurs défauts, il se montrait encore plus (1) £p. Erasmi ad Budæum. ( 155 ) favorable au premier, et ménageait si peu le second, que sa eri- tique descendait jusqu’à l’outrage. Budé s’enfle souvent, disait-il (1), Érasmé rampe ordinairement, et, comme pour expliquer la gloire que ce vil écrivain avait usurpée, il l'attribuait à un vain caprice dé la multitude : Budé plaît extrêmement aux savants, le second fait plaisir même aux ignorants (2). | Longueil ayant envoyé ce parallèle à Anti à celui-ci se garda de montrer de l'humeur, 11 déclara que Longueil l'avait loté avec trop de profusion; que, loin d’être offensé de la préférence qu'il donnait à Budé, il reconnaissait la justesse de ses critiques. 1 avouait avec franchise qu'il était négligent dans le choix des mots, et il ajoutait avec une intention ironique que cette recherche éxces- sive ne convenait pas à un homme qui tournait touté son atten- tion vers les choses. Malgré ces protestations, Longueil à prétendu que sa lettre indisposa. Érasme contre lui (3), et quoique cette opinion ait obtenu peu de crédit, il n’est pas impossible que la haine tardive de notre savant se soit déverséeé dans le Cicéronien. Il rendit exactement à Longueil ce qu'il en avait réçu, beaucoup de louanges et un trait satirique qui les réduisait toutés à néant. “Éragme fit un plus mauvais usage encore de la libérté qu'il avait prise, dans le Cicéronien, de juger les auteurs de Son temps. Il ne se conténta pas d'oublier dés hommes dé talent, entre autres Vivès, qui fut sensible à cet affront (4), il parvint à présenter sous un jour défavorable l'illustre Budé que l'Europe proclamait son égal, et qui, inférieur pour l'esprit et la finésse, le surpassait en profon- deur et'en érudition. Érasme le compara hardiment au libraire Josse Badius, homme savant et probe, mais écrivain sins goût (3). Deux choses étaiént possibles, où bien Érasme avait perdu tout d’uneoup la sûreté de son jugement, ou bien il voulait nuire à un rival par une comparaison odieuse. Cette dernièré supposition fut seule admise, et l’indignation fut telle en France qu'il se vit dans (1) Longolii Epist. 62, L. III. (2) Id. (5) Zongolii Epist. 14. Epist. 27. (4) Burigni, Vie d’'Érasme, t. Ir. (5) Baillet, Jugements des savants. ( 156 ) la nécessité de faire amende honorable et de changer le passage walsonnant (1). En Italie, le Cicéronien souleva la colère des savants et parut presqu'une offense à la dignité nationale. Ce pays, où les lettres bril- laient alors d'un vif éclat, se croyait appelé à continuer dans ce nou- veau domaine, la vieille gloire de Rome : là seulement ‘on savait écrire, et tout ce qui était étranger était barbare. On ne dissimu- lait pas un mépris superbe pour ces nations nouvelles de Gaule, de Germanie et de Bretagne, où quelques insensés voulaient faire fleurir les sciences et les arts, merveilles du génie humain, patri- moine éternel de la Grèce et de Fltalie, et l’on daignait à peine jeter un regard de pitié sur ces tentatives chimériques qu'une folle présomption avait inspirées et qu'attendait une grande déception. Les Italiens n'avaient d'admiration que pour les écrivains qu'ils voyaient naître parmi eux; mais ceux-là recevaient des honneurs presque divins et l’encens le plus pur brâlait à leurs pieds. Bembo, Sannazar, ces heureux imitateurs de l'antiquité, ces élégants restau- rateurs du goût, étaient l'objet d'un culte public qu'ils repoussaient sagement pour en honorer la mémoire de Cicéron, leur maître, dont le style, rajeuni par leurs soins, était regardé comme la perfection et comme le dernier effort auquel püt prétendre le langage des hommes. Longueil, malgré la tache de sa naissance (il était Bra- bançon), était parvenu à désarmer l'orgueilde l'Italie, et ces peu- ples ardents, touchés de son zèle, séduits par son éloquence, heu- reux surtout de voir en lui une image fidèle de leur illustre orateur, avaient fait taire leurs répugnances et leur fierté en présence d'un étranger qui semblait né au plus beau siècle de Rome. Cette ville fameuse l'avait admis au nombre de ses citoyens, et il se rendit digne de cet honneur peu prodigué (2) par ses travaux, par le soin extrême de la forme et par une sévérité que sa nouvelle patrie-ne se lassa point d'adwirer. Le génie de Cicéron et le talent de Longueil sem- blaient unis par des liens indissolubles; ils recevaient les mêmes (1) Burigni, Vie d’Erasme, t. 1. (2) 11 pensa même ne pas recevoir cet honneur, à cause des louanges qu’il avait données à Budé et à Érasme, dans son Parallèle. (137) hommages, les jugements du disciple ne paraissaient pas moins im- posants que ceux du maître, et pour nous servir d'une expression vulgaire, mais juste, Cicéron était pour les Italiens une espèce de Dieu dont Longueil expliquait les oracles. Qu'on juge de l'indignation avec laquelle fut accueilli le Cicéronien, qui se moquait de la gloire de ces deux hommes! Ridiculiser Longueil, ce fils adoptif de l'Italie, c'était ridiculiser l'Italie elle-même; trouver des taches dans Cicéron, c'était une impiété , un blasphème , et le barbare, qui ne reculait pas devant une telle audace, devait être voué à l'éternel mépris de Ja république des lettres! Tous les critiques italiens, Scaliger en tête, se liguèrent contre Érasme et l'accablèrent d'injures que l'amour- propre national rendit plus vives. Ils étaient irrités surtout du dé- dain avec lequel il parlait de leur patrie, et ils ne lui reprochaient pas seulement l'ignorance et la rusticité, mais la malveillance, la mau- vaise foi et une haine systématique contre l'Italie. Dans plusieurs passages du Cicéronien , en effet, il est parlé assez mal de ce pays : Qu'est-ce que Rome, s'écriait Érasme (1), aujour- d'hui qu’elle n’a ni sénat, ni tribuns, ni comices? Dans les adages qu'il avait composés quand il était sous le charme de la brillante civilisation de Venise et de Florence, Cursius (2) avait déjà cru dé- mêler une sorte de mépris pour l'Italie moderne, et il avait protesté alors contreun soupçon qu'il trouvait injuste (5); mais dans le Cicé- - sonien, ces sentiments percèrent davantage; il était blessé de la hau- teur des savants italiens, qui affectaient de dire que, malgré tous ses travaux, il n’était qu'un intrus dans le domaine des lettres, et qu'il était incapable de comprendre Cicéron et les illustres morts de l’an- tiquité. Le Cicéronien fut, en quelque sorte, la réponse d'Érasme à ces dédains injurieux; comme pour venger le Nord de l’arro- gance du Midi, il plaça à côté de Bembo, de Politien, de Pétrarque, Barland et Dorpius, qui illustraient la littérature des Pays-Bas, il ne glorifia pas l’heureuse activité et le génie du commerce qui régnaient dans son pays sous le sceptre de Charles-Quint, mais il (1) Cicer., Op. Erasmi, t. Ie", p. 1045. (2) Burigni, Vie d’Érasme , t. I®. (5) Ep. Erasmi, t. 1°", ad Cursium. (138 ) signala l'avilissement où l'Italie était tombée. Les magnifieences des arts ne dérobaient pas à son regard pénétrant les écueils d'une gran- deur éphémère, et au milieu du faste et des triomphes, il lisait les signes précurseurs d'unêé décadence prochaine. Loin de voir avec dou- leur Ja ruine d'un grand peuple, il jetait sans pitié ses sareasmes sur celte perfection de la forme qui devait être un jour, au milieu des hontes de la servitude, la dernière félicité, la consolation suprênie de cette terre malheureuse,.et il annonçait au monde que les dons merveilleux, dont l'Italie était si vaine, seraient impuissants à pro- téger sa gloire, que le génie seul sauve les nations de l'oubli, et que tout ce qui brille d'un éclat emprunté et:séduit les sens sans émou- voir le cœur, sans étonner l'esprit, ne laisse aucune trace dans la mémoire des hommes. Pour justifier, sans doute, à ses propres yeux ce que sa rigueur avait d'excessif, il::se: persuadait qu'en: proseri- vant l'utopie des cicéroniens,, il agissait dans l'intérêt de la reli: gion;, car cet homme, dans le style duquel les moines dénonçaient l'hérésie, eroyait que le paganisme se cachait dans les livres de -Bembo et de Longueil. I s’expliqua formellement en ee sens avec Vergara (1), professeur à l'université d'Alcala, et il pensait rendre service au christianisme et aux lettres par une sévérité qne son siècle, enthousiaste des anciens, trouva barbare:et outrée. La postérité a donné raison à Érasme, et elle a-blâmé avec jus- tice les vestiges de l'antiquité païenne dans les ouvrages graves et religieux; l'admiration exclusive dont Cicéron avait été l'objet n'a pas non plus survécu aux fanatiques qui l'avaient réclamée, et, au bout de quelque temps, la chimère que les eicéroniéns avaient pour- suivie avee tant d'obstination fut oubliée, Les idées de Bembo et de Longueil méritent cependant de fixer encore l'attention, surtout si l'on écarte les exagérations et le pédantismé qu'ils y mêlèrent mala- droitement. S'efforcer de conserver la pureté de la langue latine était une tentative louable à tous égards; mais, malheureusement, le cadre qu'on traçait était trop étroit: en prenant Cicéron pour type et en condamnant indifféremment tous ceux qui s'éloigneraient du style de ce grand écrivain, sans distinguer s'ils étaient prosateurs (1) Ep. Erasmi, t. Il. Ep. ad V'erg. Aloal. (1489 ) ou poëtes , orateurs on théologiens, les Italiens manquaient de me- sure, et ils ruinèrent leur système par ce désir aveugle de faire pré- valoir l'autorité d’un seul auteur classique, alors qu'il était si facile de les imposer tous. Quant à l’idée étrange et presque païenne de ne tolérer dans tous les sujets, et même en théologie, que les expres- sions consacrées par les anciens, elle est justifiable dans de cer- taines limites; l'élégance y gagnerait sans doute, car le génie de la langue latine ne peut que se corrompre par le contact de mots nouveaux, créés pour le service d'idées nouvelles. Qu'y a-t-il de plus choquant dans Érasme même, que toutes ces expressions hybrides ” qui, malgré leur tournure latine, n’ont rien de Rome ; que ces noms de fonctions ecclésiastiques ou civiles qui se ressentent de la gros- sièreté du moyen âgeet qui n'avaient jamais existé dans la eivili- sation ancienne, si ce n'est peut-être à Constantinople, dans la dé- crépitude du Bas-Empire ? Qu'y a-t-il de plus visible que ces noms propres, ambitieusement: traduits ‘en latin ou en grec (!) et qui semblent tout fiers de cet heureux changement? Bembo avait certainement raison, lorsqu'il proserivait toutes ces nouveautés, lorsque, en disciple zélé de l'antiquité, il s'élevait contre les écrivains qui torturaient la langue de Rome, pour y introduire les idées de leur siècle; mais, de son côté, il se livrait à un excès analogue ets’efforçait de dompter la civilisation moderne pour l'assu- - jettir à Cicéron. Avec plus de réflexion, il aurait vu qu'il faHait aban- donner les idiomes anciéns an paganisme, et imaginer quelque autre chose à l'usage du ebristianisme et du monde nouveau qu'il avait enfanté: tentative digne sans doute d’un prêtre éclairé comme il était, et qui n'aurait pas nui à la grandeur de nos eroyances. En fait les diseussions théologiques, auxquelles convient d'ailleurs la gravité de la langue latine, ne sont-elles pas déplacées parmi les souvenirs effrontés qu'elle rappelle? Ajoutons que la plupart des termes ab- straits qu'exige l'étude de la philosophie chrétienne avaient reçu d’autres acceptions dans les écoles de Rome, et qu'il fallut en déna- (1) On peut citer comme exemples Paludanus, traduction latine de Vanden- broek; Ceratinus , traduction grecque et latine du mot Zorn ; Latomus , traduc- tion du mot HWaçon ( Masson ). ( 160 ) turer le sens pour les rendre peu propres à un nouvel usage, Bembo ne voulut pas faire cette concession nécessaire, et, dans sa théorie inflexible, tout fut vêtu à l'antique ; mais ce culte exagéré du passé qu'avait inspiré un goût délicat plutôt qu'une raison sévère, prêtait au ridicule, et il se rencontra bientôt un homme peu susceptible d'enthousiasme, mais habile à découvrir le côté plaisant des choses, qui se moqua de Bembo et de ses disciples, et soufila en riant sur leur frêle édifice. Érasme , qui se mêlait ainsi de trancher une ques- tion de style, n'avait pas cependant le droit de railler les savants de lltalie; car, employant comme eux le latin dans toutes les questions politiques, religieuses, littéraires, il versait, après tout, dans la même erreur, et sil heurtait un peu moins le bon sens, il était bien plus barbare et se montrait le digne héritier des Goths et des Vandales, là où les autres marchaient sur les traces de Cicéron et de Pétrarque. Il n'était done pas non plus à l'abri de la critique; on pouvait lui reprocher surtout de laisser dépérir cette langue admi- rable que Bembo et Longueil entouraient de soins si pieux, et de se mettre en travers de l'esprit du siècle, sinon autant qu'eux, du moins assez pour nuire au développement des idiomes modernes. Longueil avait même sur Érasme cet avantage qu'il était plus logique; il repoussait avec la même horreur les jargons naissants de l'Europe, et cet autre jargon qui, en gardant les apparences de la latinité, s'inspirait aux nouvelles préoccupations de l'esprit humain et s'y dégradait, tandis qu'Érasme, qui partageait son mépris pour les dialectes italien, français, anglais, flamand que parlaient les gens de condition vulgaire, et qui les jugeait indignes d’un ouvrage sérieux (4), ne pouvait se défendre d’une certaine sympathie pour la langue néo-latine qu'il cultivait avec suceès, et qu'il aimait à cause de son universalité. C’est que ce grand esprit, d’après les aveux qu'il nous a laissés (2), (1) Toute sa vie il affecta une ignorance profonde des langues vulgaires, Malgré le long séjour qu’il avait fait en France, il avait la prétention de ne pas savoir le français. « Qui ne me trouverait pas ridicule, disait-il, si je m'avisais de porter un jugement sur un livre écrit en français, moi qui ne suis pas au fait de cette langue? Quis enim ferret me si de libro gallice scripto mihi sume- rem aucloritatem pronunciandi cum ejus linguæ phrasim non ass:quar ? (2) Dans le Cicéronien même. “ (461 ) était assez indifférent aux beautés du style qu'il mettait au-dessous de celles de la pensée. Érasme était, avant tout, l'homme de son temps; il en comprenait les idées, il en devioait les besoins. Pour- suivant sans cesse un but sérieux, il voulait réformer les mœurs , la religion et exercer une action énergique sur ses contemporains. Que pouvait être pour un tel ambitieux le vain soin du style? Un moyen de popularité, rien de plus; mais comme il sait s'en servir! et comme il flatte les passions et les espérances de la multitude! avec quelle habileté il devine que le sareasme est l'arme.la plus sûre pour dé- truire, et en même temps celle qui frappe le plus fortement l'esprit des peuples ! Il lui faut cependant une langue pour traduire ses pen- sées : laquelle choïsir ? Les dialectes modernes, anxquels appartient l'avenir sont imparfaits, grossiers et s'adressent à un public res- treint ; il les dédaigne, pour leur préférer une langue toute faite, que tous les hommes instruits parlent avec délices et qui est la grande voix de la civilisation générale. Il s'en empare sans aucun souci de l'élégance et uniquement parce qu'elle sert mieux ses plans de réforme ; il veut parler à tous les peuples, et Ja même raison qui, au XVIME siècle, l'aurait fait écrire en français (1), le fait, au XVIe, disserter en latin. Sa latinité quoiïqu'elle ait du charme, est bien loin de ressembler au lanbage achevé et poli de Cicéron, et certes un admirateur de. l’époque classique aimerait mieux les grâces serviles - de Bembo: et de Longueil que la liberté négligente d'Érasme; mais Érasme nous séduit d’une autre façon : il plaît par la sagacité, la vivacité et par ce qu'il a de progressif dans le génie; il sut donner à * l'expression de sa pensée quelque chose de net et de piquant qui anima son style et rendit à une langue morte toutes les apparences -de la vie; il transporta dans un idiome vieilli les idées et les passions de son temps, et par cette heureuse témérité, il créa un instrument admirable, une langue universelle où toutes les grandes questions furent agitées, que les savants admirèrent, que les ignorants eux- mêmes parvinrent à comprendre (2), mais qui n'eut ni la pureté ni la (1) C’est, du reste, ce qu’a fait son compatriote Heemserhuis avec qui il a tant de rapports. (2) La latinité d'Érasme est d’une clarté qu’on ne trouve chez aucun auteur ancien ; mais cette clarté s'obtient aux dépens de l'élégance. Tour VI.—2e Panrie. 11 , (162) richesse de l'ancienne latinité. L'Italie protesta en vain contre ces audaces : fidèle au culté des souvenirs, elle voulait encore, pendant le siècle de Léon, retrouver le siècle d'Auguste et conserver intact le langage des grands éerivains : tentative vaine où cette nation ingéniense succomba et où tout était conjuré contre elle! Le passé, avec quelque ardeur qu’on le défende, quel que soit le charme qui s'attache à ses monuments, ne peut rien contre le génie des temps nouveaux, et les peuples, dans le mouvement rapide qui les en- traîne, oublient aisément le respect qu'on doit aux cendres immor- telles. CHAPITRE XIL DERNIÈRES ANNÉES D'ÉRASME. a > Depuis son départ de Louvain, Érasme vivait à Bâle, dans une heureuse médiocrité, et cette modeste fortune convenait si bien à son humeur qu'il repoussa toutes les dignités qu'on Jui offrit. fl n'aurait teou qu'à lui de devenir cardinal (1), et il refusa dé faire partie de l'ambassade solennelle que l'Empereur envoya au pape Clément VIL Cette indifférence des honneurs, qui avait pour cause l'amour de l'étude et la crainte d’altérer une santé délicate, paraît assez étrange, si l'on songe que, depuis son départ des Pays-Bas, ses ressources avaient considérablement diminué; car du moment qu'il habita Bâle, il éprouva des retards fréquents dans le payement de sa pension, et même Marie de Hongrie, qui l'admirait et qui voulait à tout prix l'avoir à sa cour, lui fit entendre que ces irrégularités ne cesseraient qu'à son retour en Brabant. Charles-Quint, qui igno- (1) Bayle, Dict. hist. et crit., art. Énaswe, t. VE, p. 257. ( 163 ) rait, sans doute, ces petites tracasseries et qui, au besoin, les aurait empêchées, ne cessait de donner à Érasme absent des témoignages de son affection. Il lui écrivait des lettres flatteuses où il parlait de ses travaux avec éloge et recevait volontiers les dédicaces de ses ouvrages, quoique les aspirations vers la paix et les déclamations contre la guérre, qui y manquaient rarement, ne fussent pas de “nature à plaire à un conquérant. On aurait dit que ce prince avait uné sorte de respect filial pour l'homme qui avait si noblément loué Philippe le Beau, dans le Panégyrique, et peut-être un vague senti- ment d'amour pour le père infortuné qu'il n'avait pas connu, se mélait-il à la douce sympathie que lui inspirait le savant le plus célèbre de ses États. Érasme, de son côté, n’était pas ingrat, et il sut din une ns aussi noble que délicate à l'expression de sa reconnaissance pour les bienfaits dont il était l'objet. Il composa dans cette vue le traité de La Veuve chrétienne, où il prit pour modèle la sœur de l'Empe- réur, Marie de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas. Cette princesse qu'Érasme proclamait la femme la plus accomplie de son temps (1), aimait les lettres et avait un goût prononcé pour les amusements virils, notamment pour la chasse, à tel point qu'on la surnommait la Chasséresse (2). Elle portait très-gaiement son veuvage, et, s'il faut en croire les bruits de divers genres qui coufurént sur: son compte (3), elle était peu digne d’être l'héroïne d’un ouvrage pieux. Mais elle gouvernait avec fermeté, avec sagesse, elle protégeait les Savants, les artistes, et les solides vertus de sa vie publique ponts oublier les défauts de sa vie privée. En 1532, Érasme fut sur le point de recevoir de ses compatriotes un témoignage solennel de leur admiration; en effet, les Hollan- (1) Regina Maria, feminarum hujus œvi laudatissima revocat me in Brabantiam. Lettre du 3 mai 1552 à Josse Sasbouth. (2) Famian-Strada, de Bello Belg., dec. I, lib. EL, p. 42. Rom. (3) On sait le tour sanglant que joua à Éraiee un correcteur d'imprimerie, Grâce à la manière dont furent disposés les mots mente illa , ce savant put être regardé quelque temps comme un des calomniateurs de la reine de Hongrie, ou du moins comme un de ceux qui ajoutaient foi aux ealomnies de Henri I. Voir Bayle, Diet. hist., art. Marie DE HoNGRie, (164) dais, assemblés à Gouda, résolurent de Jui offrir un joyau valant 240 florins du Rhin (1). Mais en ce temps-là, Érasme, retenu à Bâle par sa mauvaise santé, ne visitait plus les Pays-Bas, et on ignore si ce projet eut des suites. Pendant que les princes et les peuples s'empressaient ainsi de rendre les hommages qui étaient dus à son mérite, l'Allemagne, où il avait cherché un asile, n'avait pour lui que des injures et des outrages. Luther , qui remplissait l'Europe du bruit de ses disputes, voyait avec colère dans les rangs de ses ennemis un homme aussi grave et aussi renommé qu'Érasme. 11 avait commencé par le flatter, eroyant ainsi le gagner à sa cause; il avait célébré la majesté et la noblesse qui éclataient dans son style et l'avait désigné comme le premier qui eût parlé dignement des choses saintes. Érasme, lui aussi, avait ménagé le novateur, et, sans se prononcer sur le fond de ses doctrines, il n'avait blâmé que ses violences. On prétend-même qu'il voyait avec plaisir les progrès d’une secte qui, dans son idée, devait contre-balancer la puissance odieuse des moines (2). Mais quand Luther se fut aperçu que ses louanges et ses artifices n'avaient pas de prise sur les convictions religieuses d'Érasme, il l’accabla d'injures et le fit insulter par tous les siens. En 1334, il l'accusa même publiquement d'athéisme (3), et il livra à toutes les fureurs de la haine, à toutes les insolences de l'envie, l’homme admirable dont il avait d’abord honoré le génie. Érasme opposa à ces violences le calme et la sérénité que le juste trouve dans sa conscience; il ne perdit pas même son sage esprit de tolérance; il s'indignait parfois, il est vrai, de l'audace sans exemple des sectaires, et il s'écriait avec effroi : Je n'aime pas une vérité sédi- tieuse (4); mais cette impression n'était que passagère, et les droits de la libre pensée finissaient toujours par prendre le dessus. Érasme appartenait à cette classe d'hommes froids et sensés qui aiment la liberté, tant qu'elle donne lieu à des discussions et à des discours, mais du moment qu'elle suscite des luttes sanglantes et que Îles (1) Wagenaar, V’aderl. hist., t. V, p. 150. (2) Bayle, Dict. hist., t. VI, p. 259. (3) Seckendorf, Æist. Luther., lib. HT, p. 77. Francf. (4) Non amo veritatem seditiosam. (163) partis descendent dans l'arène, au milieu des horreurs de la guerre civile, ces hommes se retirent de la scène et prennent en dégoût ce qu'ils ont adoré : de tolérants qu'ils étaient, ils deviennent indiffé- rents. Érasme, qui se plaignait déjà des premiers excès de la réforme, ne devait pas en voir les suites les plus funestes : les bûchers, les massacres, la S'-Barthélemy. Mais laissez se passer ces douloureux événements et voyez ce que dit alors Montaigne qui, pour la sagacité et la profondeur, semble être le successeur d'Érasme : « Le meilleur prétexte de nouvelleté est très-dangereux... Je suis dégoûté de la nouveauté, quelque visage qu'elle porte, je ne veux pas même qu'on fasse un choix ou triage dans les croyances (1). 5 Depuis quelque temps déjà, la santé d'Érasme était devenue chan- celante; un travail trop assidu , les ennuis qu'occasionnent toujours des attaques injustes, les maladies avaient ruiné peu à peu sa frêle constitution. 11 sentit lui-même la nécessité du repos, et il modéra autant que possible l'ardeur impétueuse de son esprit; il écrivit alors le Cicéronien, qui fut pour lui un agréable passe-temps plutôt qu'une occupation sérieuse, et malgré les contrariétés qui le visitaient, il aurait été heureux dans sa retraite de Bâle, si l’odieux triomphe de : l'hérésie n'était venu l'y poursuivre, si cette douce solitude n'avait été troublée par les elameurs sauvages des impies. I serait cepen- dant resté à Bâle, mais les haines religieuses l'en bannirent ; il se - fixa alors pour quelque temps à Fribourg (1530), où la pauvreté vint se joindre aux infirmités de la vieillesse. L'état de sa fortune était redevenu incertain et précaire, ses pensions étaient mal payées et le peu qu'il en retirait était dévoré par les extorsions des ban: quiers et l'élévation du change (2). L'argent qu'il avait coutume de _recevoir d'Angleterre lui fit également défaut; mais, heureusement, il reçut quelques libéralités de l'évêque d’Augsbourg et du riche Fugger, citoyen de cette ville (3). Ferdinand d’Autriche désirait avec passion qu'il se rendit à Vienne et mettait à ce prix ses bien- (1) Essais, t. 11, p. 260. Londres, Jean Noursse. Montaigne, pour le style, était aussi de l'école d'Érasme. 11 disait que c'était aux choses à surmonter et aux mots à suivre. (2) Burigni, Vie d’Érasme, t. Ier. (5) £b. ( 66) faits, tandis que la reine de Hongrie, fidèle à son système de famine, lui faisait savoir qu'il ne serait payé de ses pensions qu'à son retour en Brabant. Il eut un moment la ferme volonté d'obéir à cette princesse, mais il craignit les attaques et les insolences des moines. et renonça brusquement au projet qu'il avait conçu; il acheta même une maison à Fribourg qu'il paya très-chér, car, outre une-forte somme d'argent , il perdit son repos dans de longues diseussions avec des gens d'affaires et des ouvriers (1). Quand la cour des Pays- Bas vit que le savant de Rotterdam allait décidément lui échapper, elle résolut de tenter un dernier effort. L'Empereur écrivit à Érasme une lettre pressante; Marie de Hongrie et le due d’Aerschot joigni- rent leurs instances aux siennes: on envoya à Fribourg 300 florins pour les frais du voyage, Alors il fut fortement ébranlé. Déjà en 1599, il avait sérieusement songé à rentrer dans sa patrie: «Je suis rappelé en Brabant, écrivait-il (2) à cette époque, par un grand nombre de mes amis, qui me reprochent par le ciel et la terre d'illus- trer les nations étrangères et de traiter mon pays avec. indifférence. Oui, sans doute, il me serait plus doux de vieillir dans mes foyers, mais chaque fois que je songe à la froideur de cette cour, surtout lorsqu'il s’agit de compter, et que je me rappelle quels combats j'eus à soutenir contre quelques monstres, l'exil me paraît moins amer, et je me répète le proverbe : La putrie est partout où l'on se trouve bien. » Les questions d'intérêt l'avaient toujours froissé; même du temps de Sauvage, il s'irritait des retards qu'on mettait à payer ses pensions, et il s'en plaignait avec vivacité à ses amis : le chancelier lui ayant offert un évêché en Sicile, il écrivit à Jérôme Busleiden qu'il était plus facile aux grands de faire un évêque que de-tenir une promesse (3). Il s'écriait parfois avec un désespoir comique : (1) Ep. Erasmi, L I, ad Gocl. (2) Et sane magis decebat in patria senescere, sed quoties succurrit illius aulæ friqus , prœsertim cum de numerando agitur, quoties meo cum animo repuio quas degladiationes multis illis annis cum monstris quibusdam per- tulerim, minus me tædet eæilit. Ubi bene est, ibi patria habet proverbium. Le commencement de ce passage ayant déjà été cité plus haut, nous n’avons pas cru devoir le reproduire. (5) Ep. Erasmi, t. I], ad Hieronym. Buslid. (167) O aulam nostram semper famelicam ! © pauvre cour toujours aux abois! et cet homme si fier, si probe, dont le désintéres- sement était célèbre, était la terreur des trésoriers de Charles- Quint. | Mais quand la gouvernante lui fit remettre 300 florins, ce présent lui parut si magnifique et donné de si bonne grâce, qu'il perdit ses anciennes répugnances; et malgré l’état où il se voyait, il faisait ses préparatifs de départ, dans l'automne de l'année 1553, quand une maladie vint tout d'un coup: déranger ses projets et ajourner forcément son voyage (1). Sa santé dépérissait chaque jour, les maladies, l’âge, les remords peut-être, l'accablaient, mais tant de cruelles disgrâces qui avaient courbé cette tête blanchie, n'avaient pu la vaincre. Comme tous les vieillards, il s'acharnait avec ténacité aux derniers lambeaux d’une vie qui partait; et cen'é- tait pas pour jouir furtivement des derniers plaisirs de ce monde qu'il refoulait ses souffrances; un dessein plus noble, une pensée plus fière inspirait son courage, car les heures qu'il dérobait aux tortures de l'esprit et du corps, il les consacrait aux vastes travaux qu'il avait entrepris et qu'il voulait achever. Il réformait, par le Prédicateur évangélique, Yéloquence de la chaire, et au milieu de ses propres traverses, il trouvait encore des larmes pour le sort de ce royaume d'Angleterre qui avait si longtemps brillé dans les lettres, et qu'une révolution inouie venait de couvrir de sang et de ruines : Morus, l'évêque de Rochester et tant d’autres avaient expié par le supplice leur fidélité à la religion catholique. Érasme glorifia les victimes et maudit le persécuteur (2). Il se rendit à Bâle pour y faire imprimer le Prédicateur évangé- lique (1535) (3). Quoique cette ville füt tranquille alors, il ne voulut pas s'y fixer de nouveau, et il pensait à se rendre en Bra- bant, où la gouvernante l’appelait avec plus d'instances que jamais, mais le Brabant était bien loin (4), et il ne put se résoudre à s'éloi- (1) Burigni, Vie d'Érasme , Lu, (2) Dans le Prédicateur RE ca On attribua aussi à Érasme une com- plainte sur la mort de Morus, mais à tort, car elle était de Jean Second. (5) Burigni, Fée d’Érasme. (4) Utinam Brabantia esset vicinior! Lettre à Goclenius du 28 juin 1556. (168) gner de la Bourgogne, dont le vin généreux était nécessaire à sa santé affaiblie. Ce voyage, dont il retardait chaque jour l'accomplis- sement, et auquel il ne renonça jamais, lui apportait la perspective la plus douce comme la plus consolante, et il se flattait sans cesse de revoir un jour sa chère patrie pour y mourir loin des passions et des haines qui désolaient l'Allemagne. Mais ce vœu touchant ne devait pas se réaliser, et ses cendres reposent encore aujourd'hui sur la terre étrangère. Depuis quelques années, le sentiment religieux s'était réveillé en Jui plus vif et plus profond qu'il n'avait jamais été : il ne déplorait plus seulement les excès de la réforme, il osait les combattre, et ses amis mêmes, qu'autrefois il ménageait avec tant de faiblesse, n'étaient plus à l'abri de ses sévérités. Gérard de Nimègue, compa- gnon de sa jeunesse, après avoir été lecteur et historien de Charles- Quint et secrétaire de Philippe de Bourgogne évêque d'Utrecht, s'était laissé séduire par les idées nouvelles qui avaient cours en Allemagne, et que son dernier maître était soupçonné d’avoir encou- ragées. Gérard vivait dans le désordre, et il espérait sans doute qu'à la faveur d'un grand bouleversement, il demeurerait honoré dans la vie civile malgré son libertinage. Il embrassa les opinions de Luther avec une sorte de fureur, et, plein d’un zèle effréné pour la cause de l'hérésie, il voulut perdre Érasme , dont la catho- licité lui était odieuse, et dont les mœurs exemptes de reproche, faisaient honte à ses déréglements. Dans ce dessein, il eut recours à une insigne fourberie : il publia, sous le nom de son ancien ami, un livre infecté de propositions hasardées, qui étaient propres à faire suspecter son orthodoxie, et répandit ce libelle avec profusion dans l'empire. Érasme réduisit à néant les lâches insinuations de Gérard, etautant il se montra indifférent aux attaques qui ne régärdaient que sa personne, atffant il se montra susceptible sur ‘celles qui entamaient l'autorité de l'Église. Il réfuta cet hérétique et défendit contre lui les ordres monastiques avec la même vivacité qu'il les avait combattus jadis. En 1535, faisant un nouveau pas dans cette voie, il adressa un magnifique éloge de la vie claustrale à Jean Emsted, chartreux de Louvain, à qui il avait dédié le commentaire sur les psaumes d'Haimon. La vie des moines, disait-il, est; dans ( 169 ) celte vie, l'image de la cité céleste (1), et après avoir si longtemps raillé les abus des cloîtres, après avoir proclamé que le seul mona- stère digne de Dieu est l'univers avec tous les hommes pour frères, il rendait enfin justice aux vertus dé la solitude, à l'austère gran- deur du chrétien qui ne veut plus vivre qu'avec son Dieu, et en même temps à cette touchante faiblesse qui fait fuir les orages du monde et cherche un asile inviolable au pied des autels dans un éternel repos, troublé seulement par la méditation et la prière. I] n'avait pas toujours pensé ainsi, et ce qui rendait ce retour vraiment sublime, c'est qu'il était tout à fait spontané. Aucune puissance humaine ne l'y avait contraint; Rome, qui l'avait toujours aimé, n'avait ni proféré une plainte ni fait une prière, et lorsqu'il reconnaissait avec tant d'humilité ses erreurs passées, il ne pouvait s'attendre qu'aux malédictions et aux injures des sectaires, mais depuis quelque temps, il repoussait avec le même dégoût leurs outrages et leurs caresses, et, revenu enfin de la vaine gloire des hommes, il travaillait sérieusement à l'ouvrage de son salut, il médi- tait les livres sacrés, s’occupait de pratiques pieuses et donnait l'exemple d'une dévotion sévère, Il avait alors pour secrétaire un ecclésiastique brabançon, Lambert Coomans, de Turnhout (2), qui avait été le chapelain et l'ami de l'illustre cardinal Van Enkevoirt. Ce prêtre, qui avait vu mourir le saint pape Adrien, était-il done - envoyé du ciel pour consoler l'agonie d'Érasme et pour lui préparer une fin chrétienne ? Ce douloureux moment approchait, et cette vie agitée touchait à son terme, Le noble vieillard voulait encore se ren- dre aux Pays-Bas (3), mais la maladie le retint à Bâle, et après de cruelles souffrances, il mourut en cette ville entre les bras de Lam- bért Coomans, en murmurant les mots : « Maler Dei memento mei (4)!» Cette triste nouvelle rencontra en Belgique beaucoup d'incré- dules : on avait si souvent déjà annoncé la mort d'Érasme! Une lettre de Tilman Gravius, de Cologne, à Érasme Schetz, d'Anvers, (1) Op. Erasmi Epist, dedic. ad Joan. Emsted. In psalmos. (2) Bull. de l’Acad., t. IX, I®e partie. Notice de M. de Ram. (5) Op. Erasmi. Ep., t. IL. — Burigni, Vie d’Erasme. (4) Bull. de l’Acad., t. 1X, p. 472. ( 170 ) confirma les premières rumeurs, et alors il fallut renoncer même à l'espoir vacillant que laisse ençore l'incertitude; il ne resta plus que le regret d’une telle perte, et ous ceux qui prenaient à cœur la gloire nationale s'associèrent au deuil et aux larmes que eausait cel événement. | CHAPITRE XHH. DE L'INFLUENCE D'ÉRASME SUR LES LETTRES BELGES. Il reste à examiner l'influence qu'Érasme exerça sur les mœurs, la littérature et la religion des Belges. Ses traités de morale furent accueillis avec faveur dans notre pays; mais, comme beaucoup d'ou- vrages de ce genre, ils ne détruisirent ni les préjugés ni les vices qu'ils étaient destinés à combattre; car il est rare que les’ personnes mêmes à qui les leçons s'adressent en profitent, et il serait tout à fait insolite qu'il en fût autrement des indifférents, qui les écoutent. en passant. La morale d'Érasme est d’ailleurs assez relâchée : il con- damne le célibat. des prêtres, et il n’est pas éloigné d'approuver le divorce (1). Pour justifier la dissolution du lien conjugal, il se laisse diriger par des considérations humaines que quelques législations modernes ont admises, mais qui paraissent, contraires à la dignité et à la sainteté d’un acte que la loi civile, chez tous les peuples, environne d’une protection particulière et sur lequel Ja loi sacrée appelle les bénédictions du ciel. Ces doctrines hardies furent sévè- rement jugées aux Pays-Bas, et exposèrent leur auteur à de justes censures. Érasme se permit encore d’autres libertés dont les suites furent plus funestes : il blessa la chasteté, outragea la religion, et (1) Dans ses notes sur le VII®e chapitre de la Ire aux Corinthiens. ( 171) apporta dans. les plus graves débats un esprit moqueur et incrédule. La légèreté malséante qu'il mit à la mode entra dans les mœurs des Belges£.on perdit l'antique respect pour les croyances de la patrie, on.osa douter, on se départit de la règle imflexible du passé, pour tomber en d’étrangesnouveau tés. Des sectes se formèrent, des sociétés de rhétorique, oubliantle but de leur existence, qui était le théâtre, se mêlèrent de trancher les questions qui touchent au dogme (1); il y ent, enun.mot, un commencement de désordre qui déjà, sous Charles;-Quint, agitait les esprits, et semblait présager des orages. C'était l'esprit du siècle, dira-t-on, mais Érasme n’avait-il pas formé l'opinion, ne l’avait-il pas habituée à la licence, et n'était-il pas celui qui, par.ses témérités, avait suscité sinon les hérésies, du moins cet esprit superbe dé.curiosité et de doute qui les appelle et qui les égale en dangers et en séductions ? Il est plus difficile d'apprécier avec exactitude l'importance des incontestables services qu'Érasme a rendus à notre ancienne littéra- ture; il faudrait presque examiner les genres divers sur lesquels s'exerça son talent si souple et si varié, voir ce qu'ils étaient avant lui, et comment il les a laissés, Ce qu'on lui doit de plus utile peut: être, c'est le soin qu’il apporta à réformer la grammaire et les pre- miers degrés de l'éducation. Avant lui, les écoles étaient plongées dans la: barbarie, et les procédés usités pour instruire la jeunesse étaient si grossiers qu'il fallait une volonté très-ferme pour en sur- . monter les difficultés arides; aussi n’y avait-il que quelques hommes doués d’une patience à toute épreuve qui parvinssent à vaincre ces obstacles , et ceux-là devenaient les savants, les érudits, tandis que les autres étaient condamnés à la plus triste ignorance. Érasme sut adoucir ce pénible apprentissage des langues anciennes, et ce qui, jusque-là, avait été le domaine exclusif de quelques esprits d'élite et la récompense de travaux rebutants fut mis, au prix d'un léger effort, à la portée de toutes les intelligences. Érasme, outre ses traités sur la manière d'élever la jeunesse, a laissé des œuvres grammaticales (2), ui peu nr aujourd’hui, mais qui firent une révolution : à l'épo- {1} De Smet, Hist. de Belgique. (2) De verborum copid. — De ratione studii. — De pronunciatione dialogus. — De rerum copid. (172) que où elles parurent, Ses remarques sur la manière de prononcer les langues anciennes méritent de fixer l'attention, même à côté de celles de Ceratin. I répandit parmi nous le goût de la philologie et l'amour de l'antiquité. De son temps, la littérature grecque était encore bien négligée, et s'en occuper était regardé comme une héré- sie (1); par ses traductions, ses remarques et ses discussions avec les théologiens qui s'effrayaient de ces beautés païennes, il parvint à la remettre en honneur et à lui donner, dans l'éducation, la place qu’elle mérite. Les lettres latines furent également restaurées par ses soins. L'art de bien juger des auteurs et de leurs écrits avait péri pendant les siècles obscurs du moyen âge: Érasme le créa par ses travaux sur les anciens, et en apportant dans la critique la netteté et la viva- cité de son esprit, en mêlant à ses remarques de l'éclat et de Ja profondeur, il dépassa les rhéteurs qui l'avaient précédé, et montra le chemin aux brillants génies qui, dans l'Europe moderne, ont élevé si haut le tribunal élégant où les hommes de goût sont jugés par leurs pairs et où les lettres racontent leur propre gloire. Il ne se laissa pas séduire par les théories des cicéroniens, et, à son exemple, nos meilleurs écrivains, Juste Lipse en tête, s'éle- vèrent contre le système de Bembo. Mais ces partisans d'Érasme, en adoptant ses idées, ne surent pas imiter son style, et il ar- riva que celte langue latine, déjà dépouillée par lui de son prestige antique, mais belle encore, parce qu'on y sentait la puissance et la vie, devint entre les mains des rhéteurs un jargon froid, inco-. lore, abâtardi, sans goût, qui se débattait dans les convulsions de l'agonie (2). | D'après Rhenanus (3), Érasme se rendit utile aux lettres dans (1) Litteras græcas attigisse pene hæresis erat. Beatus Rhenanus, Épitre dédicatoire à Charles-Quint. (2) Le défaut capital qu'on remarque dans le stylé de nos érudits des siècles suivants , c’est l'absence de vigueur et de vie, et ils ne le font oublier ni par l’élé- gance, ni par la pureté. Heinsius, l'écrivain le plus correct de notre littérature latine, en fut aussi le plus froid et le plus stérile, Quant aux Juste-Lipse, aux Meyer, aux Torrentius, qui, bien plus que lui, s'éloignèrent de la bonne latinité, ils n'ont pas cette chaleur et cette vivacité spirituelle qui chez Érasme, ont fait pardonner des défauts analogues. (5) Beatus Rhenanus, Ép ître dédicatoire à Charles F (175. ) ces provinces, plus encore par ses conseils et ses leçons que par ses livres. Il professa, en effet, aux écoles fameuses de Louvain; il fut l’un des fondateurs du collége des Trois-Langues, et forma des élèves qui enseignèrent à leur tour. Il prodigua les avis de son expérience aux hommes illustres qui honoraient alors notre patrie. Despautère ne fit qu "exposer ses principes, et si barbare que nous paraisse la grammaire latine de ce savant, elle constituait un progrès véritable après une barbarie plus grande encore. À la voix du maître, Goclenius, Rutger, Latomus firent fleurir la philologie. Cette Jaborieuse génération, peu soucieuse de gloire, n'aima que l'étude, et les œuvres qu’elle a laissées indiquent plutôt l'érudition que le génie. On y regrette quelque chose d’étroit, de mesquin et même de servile qui attriste. Ils n'osent pas encore être eux-mêmes, et, comme ces insectes parasites qui vivent aux dépens d'autrui, ils tirent toute leur substance des auteurs qu'ils expliquent. Gardons- nous, cependant, de leur reprocher avec trop de sévérité une timi- dité que tout justifie. Les beaux. ouvrages de l'antiquité à peine découverts, ne devaient-ils pas attirer toute l'attention des hommes studieux ? A l'aspect d'un chef- d'œuvre, la première pensée n'est pas de limiter, mais de le comprendre, d'en deviner les sublimes beautés, et de communiquer aux autres hommes la douce impres- sion qu'on aura ressentie. Après une époque féconde en grandes choses, les esprits se reposent, et lorsqu'ils sortent de leur torpeur, c'est pour adorer les merveilles d’un siècle immortel. La critique suit le génie comme une servante fidèle, et cette loi naturelle et en quelque sorte nécessaire ne fut pas violée par les Goclenius et les Rescius, Au reste, pourquoi le nier? Parmi ces disciples d'Érasme, il y eut peu d’esprits supérieurs. Diligents et sagaces, ils se livrè- rent aux travaux qui, en définitive, convenaient le mieux à leur genre de talent, et, dans la sphère modeste où ils eurent le bon goût de se tenir, ils ont rendu des services réels. Les œuvres d'esprit, qui semblaient depuis si longtemps frap- pées de stérilité dans nos provinces, sortirent d'un sommeil sécu- laire, grâce à l'heureuse initiative d Érasme. Peu goûtées de nos pères, des n'avaient pas brillé pendant le moyen âge, qui, du reste, avait été plutôt une époque d'action et de luttes qu'une ère de tra- (174) vaux pacifiques. Il y eut, il est vrai, quelques poëtes à là cour des ducs de Bourgogne, et Marguerite d'Autriche se rendit célèbre par dé charmantes bagatelles; mais ces essais, encore timides, n'avaient eu ni assez d'éclat ni assez de vie pour vaincre l'oubli, ét bien moins encoré pour faire naître un goût littéraire. Il était réservé à Érasriié d'appeler l'art de plaire au secours de la science, et de donnér l'idée d'une littérature savante encore au fond, mais à la démarche légère. I montra, en effet, dans 'Éloge de la folie, et çà et là dans ses autres ouvrages (+), ce que peut une imaginätion brillanté quand elle se laïsse aller librément. Il y fut un type acéompli de plaisanterie enjouée et de fine satire, et sut avec une adresse infinie s'occuper des plus graves questions sans cesser d’être amusant. Il osa déroger à la gravité de la prose latine, réservée jusque-là'aux discussions théologiques , ét avec là même liberté qu'il l'avait ra- baissée au niveau d'un idiome vulgaire destiné à subir l’inflüence des passions du siècle, il S’affranchit lui-même des préjugés qui pésaient sur l'art d'écrire. Il ne reconnut d'autre loi que son ca- price, et laissant à la médiocrité le soïn d’üne éternelle routiné , il opéra toute une révolation qui, en Allemagne, engendra la rent. l'insulte, le pamphlet, et qui, parmi nous, tourna au profit des let- tres, sans aucun dommage pour la religion ou les mœurs. On cul- tiva davantage ce qui tenait au goût, à l'élégance, et limagitiation reprit ses droits. La rusticité dé manières, la grossièreté du lan: gage disparurent peu à peu dévant l'érudition agréable dé quelques lommes d’un esprit ingénieux, et les Belges trouvèrent, eux aussi, dans les plaisirs de l'intelligence une source de vives, de nobles jouissances. Jéan Second (2), de la Haye, issu d’une fatnille illustre dont le Brabant et la Hollande peuvent s’honorer égalément, fut'un de ceux qui concilièrent le plus heureusement l'élégance de la latinité et le sens moderne des pensées. Le chantré aimable des baïsers, én dépit de ses modèles de Rome, à su dissimuler savamment, sous le charme des fictions, ce que son sujet pouvait avoir d’offensant pour les (1) Dans ses Colloques, dans ses Adages. (2) Fils de Nicolas Éverard, assesseur au conseil de Malines. 0 à DS âmes délicates. Il s'est montré l'imilateur discret et mesuré de Tibulle et de Properce, en mélant toujours à ce qu'il emprüntait quelque chose de naïf et de pur qui lui était propre; et quoiqu'il ne paraisse pas avoir compris l’idée toute chrétienne de la chasteté, il semble s'écarter encore davantage de la brutalité cynique des anciens. Ce qui le rapproche d'Érasme, c’est précisément cet esprit de sage imitation qui n’abdique pas la liberté d'apprécier et de juger, c'est l'originalité en un mot, et si l'on hésitait quelque peu à placer ce gracieux poëte à côté du commentateur du Nouveau Testament, le panégyriste de la folie se hâterait de réclamer pour fils le chantre du plaisir. | Vivès, Marnix de S-Aldegonde, Clenard, suivirent également la routé ouverte par le savant de Rotterdam. Le premier, malheureuse- ment, n’appartient à nos provinces que par le séjour assez long qu'il y fit. Marnix étonna le monde par une satire âcre et impudente, bien différente de celle d'Érasmé et qui en dérivait cependant, moins fine peut-être, mais plus ardente et plus fière, supérieure en haine, en éloquence, en colère, monument de fanatisme politique (1). Clenard, dans ses lettres , a de l'esprit et de la vivacité; nous n'y * chercherons pas une latinité très- pure ; mais l'enjouement de ce grammairien, la diversité de ses aventures, l'originalité piquante de ses systèmes, leur donnent une gaièté que n'ont pas celles d'Érasme lui-même. Ce qui nous charme dans cét auteur, c'est encore l’es- prit d'indépendance dont ses œuvres portent la trace, c'est cette noble fierté de l’homme de talent qui sent sa valeur et qui ne veut pas s'avilir par limitation. Une timidité presque invincible, un désir maladroit de suivre les exemples du dehors ont été jusqu’à nos jours {es défauts dominants de notre littérature. Presque seuls, Érasme et, avec lui, Clenard, Second, Marnix, ont osé garder leur originalité, et c’est en s'inspirant des conseils d’une hardiesse qui, à tout prendre, n’était que de la prudence, qu'ils ont rendu leur gloire durable, Mais après l'éclat passager que jetèrent ces hommes illus- tres, on vit renaître la triste stérilité qui les avait précédés; il y eut (1) Marnix écrivit en français et en hollandais, ce qui indique le changement des temps : les idées nouvelles étaient entrées dans le domaine des masses. Voir sur Marnix l’admirable travail de M. Edgard Quinet. (176 ) encore des savants admirables dont l'Europe a gardé le souvenir; il n'y eut plus d'écrivains. Pourquoi tant d'indifférence? et d’où venait cette décadence inonie qui devançait l'heure de la maturité? Était-ce la domination de l'Espagnol qui, en enlevant aux cœurs l'indépen- dance et la fierté, frappait en même temps les généreuses aspirations du peuple asservi? Était-ce déjà l'influence de cette langue fran- çaise que le talent de quelques hommes venait d'élever si haut, qu'il semblait que les nations étrangères n'eussent plus qu'à accepter des lois dictées par le génie? Était-ce l'absence d’un idiome natio- nal, ou plutôt l'aveugle obstination des gens de lettres à parler la langue de Rome, précepte fatal d'Érasme, fécond de son temps, détestable depuis? Ou bien, enfin, l'esprit des Belges, si admirable en ce qui touche l'organisation sociale et trop porté peut-être vers les intérêts matériels, se montre-t-il plus rebelle aux spéculations de l'intelligence? On n'oserait rien affirmer ; mais toujours est-il que de tous ceux qui, dans ces derniers siècles, voulurent écrire parmi nous, il n'y a guère que le prince de Ligne qui ait gardé quel- que originalité et quelque verve. Sans être un esprit de premier ordre, il a su plaire, même aux hommes sérieux; en demandant à l'orgueil de son origine et à la longue habitude des richesses et des dignités qu'avait sa maison, quelque chose de noble et d'exquis qui se refléta dans ses écrits et leur. donna une grâce hautaine; en em- pruntant à l'état militaire, dont il était fanatique, cette fierté et cette vivacité qui ont charmé, il est parvenu à se faire une place à part dans l'histoire des lettres, et il est le seul Belge, depuis Érasme et Marnix, qui ait mérité cet honneur. Érasme a donné d'excellents exemples du style qui convient dansles genres secondaires de la littérature. De même que son génie était plus brillant que profond, plus agréable que vaste, la forme qu'il donna à l'expression de sa pensée fut pleine de finesse et d’atticisme, mais sans grandeur véritable; les saillies, les plaisanteries, les pointes tiennent dans son style la place des majestueuses images et des expressions créatrices où se plaisent les maîtres du langage, ce qui fait qu'admirable dans le genre épistolaire, la critique, la polémique, cet esprit net, concis, piquant, mais dépourvu de feu, n'offre dans les grands sujets qu'une pâle image de lui-même. La (177) nature lui avait refusé ses dons les plus sublimes, et les efforts aux- quels il se livra pour les surprendre ne firent qu’attester son impuis- sance. 1] faut donc le peindre, tel qu'il est, merveilleusement doué pour la satire, la plaisanterie, l'anecdote, la réplique, médiocre dès qu'il veut sortir de la médiocrité. Il excella dans le genre épistolaire, où il appela au secours de sa facilité naturelle tous les artifices du talent, toutes les séductions du style: Ses lettres, d'une lecture si attachante d'ailleurs, sont pleines d'urbanité, de goût et de science; celles qu'il adressait à Budéétonnent par l’érudition; sa correspondance avec Thomas Morus offre l'abrégé le plus spirituel et le plus fidèle de l'histoire littéraire du XVI®% siècle; ce qu'il écrivit au pape Adrien VE nous montre l’homme politique, appliquant un langage élevé aux plus grands intérêts de ce monde. Les lettres d'Érasme révèlent des vues sages et un véritable ami des hommes; il réprouvait également la super- stition et la licence, et de la même main qu'il flagellait l'ignorance et l'intolérance des moines, il jetait son dédain sur les excès des hérétiques. Par son exemple, il remit à la mode ce genre épisto- laire qui, depuis Cicéron, semblait sommeiller, que le moyen âge n'avait connu que par quelques pages éloquentes de saint Bernard, touchantes d’Abélard, et. qui est l'attribut aimable des civilisations raffinées. Le feu étincelant de Voltaire, la grâce de Sévigné, qui, depuis, ont fait pâlir sa gloire, n'ont pas pu l’effacer; il reste leur dévancier, et le champ où ces charmants esprits ont recueilli de si beaux fruits a été semé par ses soins. Le premier, il a vu les peu- ples et les rois se disputer les pensées intimes et les épanchements ” de sa vie privée; le premier aussi, il à fait un art de ce qui, avant lui, n'avait été soumis à aucune règle, mais le livre remarquable où il s’efforça d'obtenir ce résultat a droit à un examen tout spécial, et il mérite d'autant plus de fixer l'intérêt que c'est le seul où il se préoccupe sérieusement des lois du style. Îl avait donné à ce travail de sa jeunesse le titre de Traité sur la manière d'écrire les lettres (1). l'avait composé pour les fils du comte de Montjoie, et ne songeait nullement à le livrer au publie, quand (1) De ratione conscribendi epistolas, Op. Enasur, t. IV. Tome VI.— 2° PARTIE. 12 ( 178 ) ce livre tronqué et dénaturé parut, à son insu, à Lyon (1), par la mau- vaise foi d’un Anglais qui, l'ayant acquis, on ne sait comment, voulut faire un gain illicite, en le publiant sous le nom d'Érasme. Pour en imposer plus sûrement, il le dédia à Pierre Paludanus de Louvain (2); mais ce soin excessif trahit la perfidie; le nom de Paludanusétait Jean et non Pierre (3). Érasme découvrit le piége, et il travailla aussitôt à donner une meilleure apparence à cet écrit, qu'il ne reconnut comme sien qu'après l'avoir entièrement retouché. Érasme y parle tour à tour de la lettre de condoléance, de la lettre familière, etc., et il indique le ton qui sied dans ces diverses circonstances. C'est dire que ce livre abonde en détails oïiseux et que, éomme tous les traités, il rebute plutôt qu'il n'instruit : le genre épistolaire est de tous le plus libre, le plus spontané, celui, par conséquent, qui se prête le moins à des règles fixes, et le tenter serait aussi insensé que de vou- loir enchaîner la pensée elle-même. Les préceptes qu'il donne ne sont inspirés d'ailleurs ni parle bon sens, ni par le goût. Il prétend qu'une lettre ne doit pas toujours être elaire, et il se fonde mala- droitement sur lobseurité qui règne parfois dans les écrits de Cicéron et de Térence, comme si ces ténèbres n'étaient pas un effet de notre ignorance, plutôt que la suite d’un dessein prémédité; il conseille aussi dar) « des allusions obscures » et « des amphibo- logies » (4). Érasme, ici, était bien l'homme de son sièele, il n'était pas celui de tous les he Disons, toutefois, à son honneur qu'il n'écrivit ce livre que pour s'exercer et qu'il le livra au publie moins de gré que de force. On doit le louer aussi de n'avoir pas étendu la forme épistolaire à certains sujets où elle serait déplacée et de n'avoir pas inventé ce genre faux qu'un grand esprit, Pascal, a seul pu sau- ver à force de sarcasme et d'ironie (5}, et dont un talent vanté, J.-J. Rousseau, malgré ses appels fougueux à toutes les passions (1) Op. Erasmi. — Magni Des. Erasmi. Roterod. vita, publiée par Thysius. — Burigni, F'ie d’Érasme. (2) Erasmus Petro Paludano salutem dat. (3) Atqui ego neminem novi hujus nomini, p. 146. Lettres d'Érasme, éditées par Thysius. (4) De ratione conscribendi epistolas. Oper. Erasmi, t. IV. (5) Dans les Provinciales. (19) qui troublentle cœur, n'a fait que montrer l'ennui et la sécheresse. Le dialogue qu'Érasme a manié avec bonheur (1) mérite en partié les mêmes reproches que le genre épistolaire : quand il se prolonge trop, il fatigue et des personnages qui conversent pendant tout un volume, sans trêve ni merci, sans accorder au lecteur la distraction passagère que, dans le roman, lui apportent les événe- ments extérieurs, des persohnages qui n'agissent pas et qui répè- tent machinalement ce que leur dicte l’auteur, ressemblent parfai- tement aux héros ridicules qui envoient pat lettres les cris brülants de leurs passions, leurs regrets, leurs espérancés où qui s'amusent à ridiculiser une cause, en l’exagérant à dessein. Le dialogue est donc un genre où la vérité des sentiments sera impossible, où l'affectation, la recherche, la pédänterie seront rarement évitées ; où on sera obscur sans être concis, et prolixe sans être clair; mais avec de grands inconvénients, il offre de grands avantages. Chacun sait avec quelle habileté merveilleuse les anciens, Platon surtout, l'ont employé pour exposer un système, pour détruire un sophisme, et avec ces rares esprits, il était devenu l’auxiliaire pour ainsi dire obligé de la philosophie. Quand il est vif et spirituel, il charme; il prête moins à la déclamätion que le genre épistolaire, et comme l’ardeur de la discussion entretient un feu toujours nourri d'attaques et de répliques, on sé laisse gagner peu à peu par la vivacité et la fièvre du débat. Certes, la forme dialoguée restera toujours étran- gère à la haute littéräture ; mais dans une Sphère plus modeste, il y a mainté circonstance où elle aura son prix, et, à l'exemple d'Érasme, qui, le premier, la réduisit à sa juste valeur, en la rejetant dans les sujets graves et sublimes, pour s’en emparer, dès qu'il s'agissait de questions moins relevées, on à vu’des esprits cultivés, Fontenelle , Galiani, Heemsterhuis, départir aux personnages qu'ils faisaient par- ler de brillantes parcelles de leur talent, parfois avec profondeur, plus souvent avec grâce, toujours avec succès (2). Les Belgés imitèrent les lettres d'Érasme avec assez d'habileté ; (1) Dans les Colloques , dans le Cicéronten, etc. (2) 11 y a quelques écrivains belges qui ont adopté la forme du dialogue, notam- ment Latomus, dans le livre qu'il écrivit contre Érasme, et Juste-Lipse, dans son Traité sur la manière de prononcer le latin. ( 180 ) Viglius montra, dans les siennes, la correction de l’érudit, la haute raison du politique et la gravité du prêtre. Sonnius, docteur illustre de Louvain, homme d'une érudition profonde, mais sans littérature, fourmille de détails intéressants sur l'histoire religieuse de son temps et il mérite de la considération, quoiqu'il n'ait pas les qualités qui font les bons épistolaires (1). Juste-Lipse, ce rival souvent heureux d'Érasme, n’a pas su égaler la facilité exquise, la grâce sans apprêt de son modèle, et même, lorsqu'il affecte le ton familier et qu'il s'efforce de montrer une aimable négligence, on devine aisément, sous cette apparence légère, le travail malheureux du savant et ses pesants efforts (2). La correspondance du cardinal Granvelle mérite l'admiration par la profondeur du sens politique et la large apprétia- tion des événements; c'est en vain, toutefois, qu'on y chercherait l'influence d'Érasme, car c’est plutôt celle de Charles-Quint qui perce dans les réflexions de l'habile ministre. Cet homme, que l'Empereur avait façonné à son image, écrivit, comme lui, en langue française, et comme lui, sans rechercher le luxe de l'expression, sans autre ambition que celle de convaincre par de solides raisons, il trouva cette noble simplicité qui devient bientôt de la majesté, lorsqu'on médite de vastes desseins et que le sort des empires est débattu, Auger de Busbecq, fils naturel de ce seigneur de Commines qui aimait tant les savants, et élevé avec tendresse, malgré la tâche de sa naissance, fut, après Érasme, celui des Belges qui dut le plus au genre épistolaire (3). Son style, un peu incorrect peut-être, ne man- que ni d'élégance ni de vivacité; ses aventures sont aussi piquantes et assurément plus véridiques que les étranges récits que nous pro- diguent les voyageurs modernes dans ce qu'ils appellent « leurs im- pressions »; les événements qu'il raconte sont terribles et émeuvent profondément; ses lettres, toutefois, rappellent la manière de Clenard plutôt que celle d'Érasme. Il y eut entre Clenard et Busbecq plus (1) Sonnit epist. ad V'igl. d’ Aytta: On est redevable à M. le chanoine de Ram d'une très-savante édition des lettres de Sonnius. (2) Juste-Lipse, à l'exemple d'Érasme, a laissé un traité sur l’art épistolaire (Justi- Lipsii Epistolica institutio. Plantin. Anvers.) (3) On peut consuller sur ce savant les remarquables travaux de MM. Kickx et de Saint-Genois. (181) d’une ressemblance : animés tous les deux de l'amour le plus pur de la science, ils quittèrent leur patrie pour visiter les nations étran- gères; ils firent d’utiles découvertes, ils observèrent les hommes avec sagesse, et, en donnant à leurs pensées une forme spirituelle et négligée, ils ont mérité de passer à la postérité. Érasme offrit à ses contemporains le premier modèle d'une ma- nière de discuter à la fois ferme et modérée; il excellait dans la polé- mique, et les leçons de goût qu’il donna, sous ce rapport, ne furent pas perdues parmi nous. On vit Dorpius, censeur poli de l'Éloge de la Folie, combattre Érasme avec ses propres armes, l’urbanité, le bon sens, l'indulgence. Maïs notre auteur lui-même ne fut pas tou- jours fidèle aux lois de la délicatesse et de la bienséance: il se montra violent et amer dans ses appréciations des doctrines scolastiques, et, en réfutant ses adversaires, il se laissa aller plus d'une fois à des mouvements d’une regrettable vivacité (1). Était-il bien nécessaire de donner aux théologiens le nom de théologastres et d'appeler l'université de Louvain la carnificine de la raison et des sciences ? De tels discours dégradent l'écrivain et provoquent de cruelles repré- sailles; aussi, lorsque Érasme et ses amis du collége des Trois- Langues se voyaient poursuivis, dans les rues de Louvain, par des écoliers forcenés qui criaient à tue-tête : Nous ne parlons pas le latin du marché aux poissons, nous parlons le latin de notre mère l'uni- versité (2)! IIs n'avaient pas le droit de se plaindre, car ils recueil- laient alors le fruit dont ils avaient jeté la semence. Mais ce qui, chez Érasme, n'était qu’un accès passager de colère ou d'indignation devint, chez les moines et les docteurs, une habitude dont ils se dé- partirent rarement. Ils eurent recours à l'outrage et à la calomnie comme aux seules armes qu'ils fussent en état d'employer et ils se gardèrent surtout d'imiter l’atticisme et la verve que leur ennemi (1) Notamment avec Beda, Sutor, Lee, etc. (2) Non loquimur latinum de foro piscium, loquimur latinum nostræ almæ matris universitatis. Le collége des Trois-Langues était situé au marché aux poissons. M. Altmeyer , dans ses conférences à l’université libre de Bruxelles, a fait des allusions piquantes à ces disputes ; malheureusement il s’est laissé égarer par l'esprit de parti, et ce qu’il dit des adversaires d'Érasme n’est guère que la paraphrase des spirituelles boutades de Nisard. ( 182) ne perdait pas même lorsqu'il obéissait à ses passions. Les gens de lettres se hâtèrent de suivre ces fâcheux exemples (1), et, dans les pays les plus policés, en France, en Halie, en Allemagne, on vit peu à peu le ton des querelles grossières prévaloir dans la discussion, par la faute des ennemis d'Érasme et par la sienne. Quelques lignes des Adages donnèrent l'idée du pamphlet poli- tique. Ce qu'Érasme y disait des moines et des rois était trop spiri- tuel et trop méchant pour ne pas exciter la convoilise d’un siècle déréglé; mais eut-il la conscience de son audace, et en prévit-il toutes les suites? On serait tenté d'en douter, quand on songe à la surprise qu'il éprouva à la nouvelle que des citoyens de Strasbourg, dans un libelle allemand, avaient pris sur eux de le ranger parmi les ennemis de l'autorité impériale, pour avoir mal parlé des aigles et des scarabées (2). En Allemagne, les lettres des hommes obscurs, en France, les ouvrages de Rabelais donnèrent la vogue à de dange- reuses moqueries. Aux Pays-Bas, on eut le pamphlet anonyme, adressé à Zwingle, où un railleur prudent flétrissait impunément l’univer- sité de Louvain. Sous le règne de Philippe JE, l'esprit inquiet des peuples fit naître une myriade décrits malsains, souvent ingénieux et toujours funestes, où la majesté des lois et l'autorité de l'Église étaient odieusement foulées aux pieds. La légèreté d'Éraëme avait porté ses détestables fruits : il s'était moqué de tout par caprice litté- raire, dans l'espoir peut-être d'obtenir, par le dénigrement, une gloire facile; mais jamais, du moius, il n'avait nourri la coupable pensée de faire servir à la ruine de la société les brillantes facultés qu'il avait reçues.en partage ; et ce fut cependant ce qui arriva, car les écrivains qui l'imitèrent et qui se couvrirent de l'autorité de son nom invoquèrent le sarcasme comme une arme terrible dont ils abusèrent à dessein et qu'ils déchaînèrent pour le triomphe des passions les plus perverses. Moins spirituels, ils furent plus auda- cieux, et après la satire fine et tempérée de l'homme du monde, (1) Voir la Critique du Cicéronien, par Scaliger, etc. (2) Argentorati excuderunt libellum in quo citant auctoritatem Erasmi, locis aliquot, ut suspicor , decerptis e proverbio Searabœus quærit Aquilam et prœfalione in Suelonium. Ep. ad Goclenium. (185 ) on eut l’âpre et violente déclamation du sectaire, l'appel véhément aux passions de la multitude, suite néfaste d’une coupable insou- ciance. Érasme a combattu un grand nombre de préjugés. Dans les Collo- ques, ainsi que dans l'Anti-Barbare, dialogue dont la scène se passe à Anderlecht (1), il raille agréablement les chimères qui obscurcis- saient encore les sciences physiques. il paraît étrange qu'il ait cru aux sorciers (2). Malgré la part qu'il prit aux affaires, malgré la finesse prévoyante de son esprit, il ne s’est pas occupé de questions politi- ques, autres que celles qui regardent la liberté religieuse. Les faits économiques que Commines (3), dès le siècle précédent, avait entre- vus avec Lant de sagacité, qui inquiétèrent Vivès (4) et qui devaient bientôt trouver, dans Bodin (5), un observateur curieux et intelli- gent, le laissèrent indifférent. Seule entre toutes, la question de la guerre occupa un moment sa pensée, et encore la traita-t-il moins en économiste qu'en politique. Il pensait que la guerre est aussi funeste à la liberté des peuples qu'à leur prospérité, et tout en dé- plorant les malheurs qui frappent les familles dans ces douloureuses crises, il cherche dans le deuil des nations qui se laissent asservir au bruit des combats par leurs princes, un spectacle plus digne de pitié et un sujet plus propice aux méditations de l’histoire. Sans dédaigner ce qui touche au bonheur des peuples, il dirige son atten- tion vers des questions plus élevées, et les seules considérations qu'il pèse sont celles qui ont trait à lhonneur du citoyen, à la dignité de l’homme. Il s’intéressait au progrès de toutes les sciences, même de celles qu'il n'avait pas particulièrement étudiées. Un médecin de Gand lui ayant demandé des éclaircissements sur un passage de Galien, il s’em- pressa d’acquiescer à ce désir (6). Quoiqu'il ne connût pas les lois, il (1) Reiffenberg, Ænn. philol. — Anti-Barbar. Op. Erasmi. (2) Dans ses Lettres , il raconte sérieusement des histoires de sorcellerie. (5) Histoires de Commines. (4) Fév. Op. — Roulez, Rapp. à l Acad. — Namèche, Mém, sur Pivès. (5) Baudrillart, Bodin et son temps. — Villemain, Discours à la séance des cinq Acadèmies. (6) Ep. Erasm., t. 11, ep. ad Med. Gandavens. (184) admirait les jurisconsultes et savait deviner les plus habiles. Le jeune Suequet, de Bruges, fils d'un de ses meilleurs amis, ayant voulu se fixer auprès de lui à Fribourg, pour s'instruire dans les sciences humaines, Érasme le dissuada de ce projet et l'engagea à étudier le droit à Bourges, sous la direction du célèbre Alciat. Suc- quet suivit cet avis, détermina Viglius d'Aytta à limiter, et ces studieux disciples, ayant apprécié dans la suite le prix de ce sage conseil, témoignèrent, en termes flatteurs, à leur compatriote leur reconnaissance et leur gratitude (4). I était habitué à ces hommages, mais aussi il faisait tout pour les mériter : ï] avait une parole bien- veillante pour chacun de ceux qui s’'adressaient à lui, ilencourageait le zèle, le travail, le talent et ne refusait jamais aux jeunes gens les leçons de sa vieille expérience. CHAPITRE XIV. SUITE DU PRÉCÉDENT. è Érasme, nous l'avons déjà dit, ne sut pas atteindre aux grands effets de l'éloquence, et la nature même de son génie lui défendit l'entrée des régions les plus hautes de la littérature. Ses essais poé- tiques furent malheureux; dans ses ouvrages de morale, il eut quel- quefois de nobles élans (2), mais pour retomber aussitôt dans sa médiocrité ordinaire; dans la critique même, il est morne et trai- nant, dès qu'il a affaire à Cicéron et aux Pères de l'Église, lui qui se montre si brillant et si spirituel quand il admire Lucien ou qu'il raille Longueil. Il négligea complétement les études historiques et il a justifié l'adage vulgaire, que l’histoire ne s'écrit pas en même (1) F'iglii Epist., dans le tome II des Zettres d'Érasme. (2) Notamment dans la Veuve chrétienne. (185 ) temps qu'elle se fait. Son siècle, en effet, était plus favorable aux discussions et aux disputes qu’à la sereine contemplation du passé; mais s'il ne lui fut pas permis de prendre place à côté des De Thou et des Montluc, il contribua du moins à donner à la Belgique son premier historien, Meyer (1). Cet écrivain dut beaucoup à ses con- seils, moins cependant qu'à ses livres. Quelques reproches qu'Érasme ait encourus sous le rapport de la composition, il reste néanmoins certain que ses ouvrages, s'ils sont loin d’égaler les chefs-d'œuvre de l'antiquité, pour l'ordonnance à la fois simple et majestueuse du sujet, ont encore une incontestable supériorité sur tous les écrits contemporains. On y admire une main plus habile, plus savante, impuissante peut-être à modérer les transports du génie et à leur imprimer une juste mesure, mais habituée à garder, même dans ses écarts, une certaine discipline. L'histoire de Meyer se ressent de ces leçons; elle se signale par l'ordre, la méthode, et, sous ce rapport, elle s'éloigne complétement des chroniques du moyen âge, écrites au jour le jour, avec le manque de réflexion et de profondeur qu'on remarque aussi dans la politique de ces siècles d'enfance. Meyer démêla avec un tact infini, dans l’histoire des Flamands, un fait dominant, qui était leur haine séculaire contre la France, et autour de ce point principal il groupa adroitement tous les événements de quelque importance. C'est là que se trouve tout l’artifice de sa com- position, et ce qui lui a permis de raconter avec clarté des annales assez confuses; c'est par là aussi qu'il mérite d'être appelé historien, car ce procédé littéraire suppose une recherche approfondie des causes qui amènent les événements. On dira peut-être qu'il ne fut redevable qu'à ses propres lumières d’un plan que l'évidence même semblait indiquer. Froissart, tout naïf qu'il était, n’avait-il pas choisi, lui aussi, le fait capital de l'inimitié qui divisait la France et l'Angleterre, pour y rattacher toute l'histoire de son temps? L'ob- jection paraît peu fondée : la chronique de Froissart comprenait quelques années à peine, tandis que l’histoire de Meyer embrassait (1) Meyer, dans son histoire, voulut reconnaître tout ce qu’il devait à Érasme, mais la censure espagnole, qui fut toujours d'uue sévérité excessive pour l’histo- rien flamand, biffa ce passage. (186 ) plusieurs siècles : Froissart, en écrivant le récit des événements auxquels il avait assisté, ne pouvait ne pas voir un antagonisme dont le monde était plein; Meyer, au contraire, faisait un effort de génie en poursuivant avec obstination, à travers les âges, dans la paix, ‘ dans la guerre, une pensée, pour ainsi dire immuable, et les desseins cachés et: tortueux d’une politique avide; il fit plus et déroula avec habileté les anneaux de cette longue chaîne: art tout nouveau, ignoré du moyen âge et dont il avait trouvé le secret, sinon dans Érasme même, du moins dans les illustres anciens que ce savant avait remis en lumière. L'influence de la théologie d'Érasme se fit à peine sentir dans nos provinces. Personne n’ignore que , par ses travaux sur les Écritures, il fut le destructeur de la scolastique et le premier auteur de la réforme , sinon de l'hérésie, et que cette gloire périlleuse qui l'a fait maudire de son siècle laisse encore aujourd’hui planer des doutes sur l'utilité de son œuvre; mais quelles qu’aient pu être les suites de ses tentatives, les esprits éclairés du catholicisme n’ont pas osé les condamner; ils ont vu que ses intentions étaient pures et qu'il ne commit d'autre crime que de se laisser entraîner par la réaction contre les abus de l'Église. En haine du passé, il compromit l'avenir, et le mirage trompeur qui agitait devant ses yeux l'image sereine d'une religion rajeunie, d’un christianisme aussi pur et aussi simple que dans l'étable de Bethléem, lui cacha l'abime qui menaçait la société. On ne saurait le nier toutefois, les avertissements ne lui manquèrent pas. Les docteurs de Louvain, moins accessibles aux séductions du cœur, aux chimères de l'imagination, firent entendre de sinistres prophéties. Il daigna écouter à peine ces voix impor- tunes qui le troublaient dans ses rêves et qui annonçaient des mal- heurs. Ce fut la gloire des théologiens de l’université de prévoir la réforme et d'en préserver leur patrie, et, en fait, les doctrines d'Érasme, quoiqu'elles fussent fort prônées par ses amis, furent accueïllies dans nos provinces avec plus de défiance que de faveur. On rendit justice à la beauté du style, à la noblesse des pensées, on redouta la témérité, l'inquiétude, le besoin d'innover, et à toutes ces angoisses de l'esprit qui hésite et qui doute on préféra la foi naïve et superstitieuse du passé. 7 dé PE d (187) Le service le moins contesté qu'Érasme ait rendu à cette science, ç'a été, sans contredit, d'en améliorer la langue; il la rendit plus humaine et en: bannit les sophismes inutiles de l'argumentation scolastique; à} imprima de la grandeur et de la majesté aux discus- sions religieuses, sans y répandre néanmoins cette clarté qu'elles demandent avant tout. Dans la plupart de ses ouvrages on regrette que son abondante facilité se déploie trop à l'aise, mais c'est surtout dans ses livres de théologie qu'il paraît dédaigner les avantages de la brièveté et de la concision. Ses défauts dans l'art de la composi- tion, peu saillants dans l'Éloge de la Folie, où la nature même du sujet n'imposait d'autre loi que celle du caprice, dans les Adages, où il y avait encore moins lieu à un savant enchaînement d'idées, ses défauts, disons-nous, apparaissent manifestement dans ses écrits théologiques, où bien souvent le plan manque et où l'on cherche en vain celte structure simple et pourtant habile du discours, sans laquelle l'attention se fatigue , et l'esprit s'égare; en effet, la clarté, ce don si précieux, cette qualité si nécessaire dans tout ce qui se rapporte à la discussion ne s'obtient pas seulement par une étude approfondie du sujet; c'est même peu que l'écrivain ait une nette intelligence de l’ensemble et de toutes ses parties, si, par un soin constant, il ne s'attache à disposer ses idées avec ordre el, pour ainsi dire, avec discipiine, à retrancher les pensées parasites qui, pendant - le cours même du travail, viennent obséder l'esprit, le séduisent, par un cerlain éclat, et jettent dans le style l'obscurité et la con- fusion qu'elles traînent à leur suite, Or, cette règle sévère fiz défaut à Érasme (1); son esprit avait assez détendue pour embrasser un vaste ensemble, il était assez vif pour exprimer une pensée avec netteté, mais cet écrivain ne sut pas travailler avec assez de lenteur, il ne voulut, d'après son propre aveu, ni polir ni corriger, et parut plus jaloux de laisser beaucoup de livres que d’en laisser de parfaits. Il sentait cependant, aussi bien que personne, la nécessité d’une méthode dans l'art d'écrire, et il appliqua même ce grand prineïpe au genre épistolaire, où il était inutile, tandis qu’il était indispensable (1) Il y aurait peut-être une exception à faire en faveur de l’/nstitution du mariage chrétien, dont le plan est irréprochable et montre ce qu'Érasme aurait pu laisser s’il'eût travaillé. (188) dans ces écrits plus relevés, où il voulait convaincre les hommes et où, par conséquent, l'ordre tenait à l'essence même du sujet. Le plan de ses livres était heureusement conçu, mais il s'en écar- tait trop facilement, et ce défaut capital a produit des taches dans son style qui, à certains endroits, se traîne péniblement, sans force et sans grâce, comme la pensée qui l'avait inspiré. Buffon (1) l'a dit dans son admirable langage, le style n’est que l'ordre qu'on met dans les idées; si on les enchaîne étroitement, si on les resserre, il sera nerveux, concis, clair; si on les laisse se succéder lentement, il deviendra lâche, diffus, incohérent. Chez Érasme, il est vrai, ces défauts sont effacés en partie par l'heureux choix des expressions et par la solidité des pensées; il est admiré avec raison comme un de ceux qui ont retrouvé la pureté de la langue latine; profondément nourri de la lecture des anciens, il s'attacha avec bonheur à les imiter, il saisit leurs allures et ne tomba dans aucun des excès qui ridiculi- sèreut tant de nobles efforts. On le loue surtout d’avoir parlé des mystères de la religion, sans blesser les convenances et sans s’éloi- gner des traditions de la bonne latinité. Les dévots, toutefois, lui reprochent de manquer d’onction et de ferveur. Ignace de Loyola , entre autres, trouve que ses ouvrages ascétiques dessèchent le cœur, et, en effet, la religion d'Érasme était froide comme son génie; l'amour sans bornes et sans fin , les tendresses ineffables, les extases, toutes les séductions divines et charmantes du mysticisme devaient être autant d'impénétrables mystères pour l'ennemi des cloîtres! On à élevé, au sujet de ses œuvres théologiques, une autre eriti- que, que l'autorité de celui qui l’a faite nous engage à combattre. D'après Nisard (2), Érasme aurait négligé la sobriété et la concision des anciens, pour emprunter la fastueuse abondance des Pères de l'Église. En tant qu’elle s'applique à l'un des éléments du style, à l'ordonnance du sujet , l'observation de ce savant est exacte, et elle se justifie suffisamment par ce qui a été dit plus haut ; mais elle ces- serait d'être juste, si on voulait l'étendre aux formes du langage, c'est-à-dire au choix des mots. Érasme, malgré son admiration pour (1) Buffon, Discours de réception à l’Académie. ÿ (2) Nisard, article sur Melanchton, publié dans la Revue des deux mondes. (189) les Pères, se garda de reproduire les bizarreries, les irrégularités qui déparent leurs œuvres, écrites, pour la plupart, dans des temps où le génie se débattait avec peine contre la décadence. N'a-t-il pas voulu être plutôt l'héritier de Démosthènes, de Cicéron, de Lu- cien , lui qui propose ces grands modèles à tous ceux qui veulent écrire, et qui aurait méconnu ses propres préceptes, s'il avait dédai- gné de les imiter! Son style, toutefois, est bien loin de la perfec- tion antique; mais ce qui le dégrade, ce n'est l'influence d'aucun écrivain, c'est un reste impur du moyen âge, que, malgré toute la finesse de son goût, il fut impuissant à vaincre, et de même que les Pères avaient trouvé dans la barbarie qui commençait des ger- mes d'imperfection, de même Érasme ne put bannir de son style les derniers vestiges des siècles grossiers que la renaissance allait remplacer et qui laissèrent dans ses œuvres des traces ineffaçables ! Le style de ses ouvrages de théologie ne fut pas trop goûté aux Pays-Bas. L'université de Louvain, où se concentrait à cette époque toute l’activité scientifique et littéraire du pays, ayant censuré pres- que toutes ses propositions, on n'osa pas imiter la beauté funeste d’un langage que les plus fanatiques d’entre les moines déclaraient hautement entaché d'hérésie ; les docteurs ne voulurent pas renoncer à leur jargon suranné; et, tandis que les érudits italiens s’efforçaient de faire renaître la latinité du siècle d'Auguste, les théologiens de notre pays, par une exagéralion semblable, mais moins littéraire, regardaient comme un devoir pieux de conserver, dans sa barbarie gothique, la langue dépravée du moyen âge. Quant aux hommes éclairés qui applaudissaient aux innovations d'Érasme ; ils étaient peu nombreux, et comme ils s'occupaient surtout de littérature, ils laissèrent les pédants écrire sans artet penser sans méthode. Mais, comme il faut cependant qu'un grand esprit agisse par quelque côté sur le progrès des sciences dont il daigne s'occuper, l'influence d'Érasme, même en théologie, ne fut pas tout à fait inféconde. On vit, dans notré pays, des hommes admirables se livrer à d'immenses travaux, soulever la poussière des chartes, des chro- niques, des légendes, et donner au monde l'histoire du christia- nisme étrange du moyen âge, avec ses croyances naïves, ses super- stitieuses ténèbres et ses touchants enseignements. Érasme, par ses (190) travaux Sur les Pères, avait retiré de l'oubli les premiers jours de l'Église et les commencements de la société chrétienne. Les Bollan- distes , qui le suivirent, continuèrent son œuvre : ils racontèrent les vertus et les miracles des saints qui succédèrent aux martyrs, et, ranimant à leur tour la cendre du passé, ils évoquèrent une reli: gion nouvelle, moins sublime sans doute que celle d'Augustin et de Basile, mais plus tendre et plus mystérieuse, poëme éternellement beau des peuples du Nord , admirable monument de leur génie! Les travaux d'Érasme sur les Pères eurent aussi quelques imita- teurs, dont le plus célèbre fut sans contredit Jacques de Pamele (1), évèque de S'-Omer (2); il était né à Bruges, en 1536, d’une famille illustre, On lui doit de savantes éditions de saint Cyprien et de Tertullien, ainsi qu'un commentaire sur l'Épître de saint Paal aux Hébreux. Ce prélat érudit, qui repoussa les subtilités des écoles de Louvain, fut celui dés prêtres belges qui suivit avec le plus d'éclat l'exemple d'Érasme. Tels furent, en dernière analyse, les fruits que nos pères veti- rèrent de l'œuvre d'Érasme, et quand on les envisage sans passion, - on ne peut nier que les Belges ne doivent à sa mémoire de la reconnaissance et du respect; il leur rendit des services dont le souvenir sera impérissable : il les arracha à la barbarie; il leur enseigna la grâce, la politesse, la fine raillerie, ét, pour eux, comme pour le reste de l’Europe, il fut le restaurateur des lettres et le flambeau le plus lumineux de la renaissance! Aussi sa mort fut pleurée comme un malheur public, comme une perte irrépa- rable; mais il ne mourait pas tout entiér : il laissait des élèves, des admirateurs qui continuèrent sa gloire, qui, au milieu des mal- heurs des temps, conservèrent le dépôt de ses sages doctrines, et qui , par leur généreuse persévérance, perpétuèrent jusqu'à Juste- Lipse de nobles traditions de travail et de talent. Avant Érasme, il y avait eu quelques moines instruits et quelques historiens illustres; après Jui, il y eut une longue suite d'esprits éminents, qui furent lornement de leur siècle, et qui sont encore l'orgueil de leur patrie! (1) 11 était fils d'Adolphe de Pamele , conseiller d’État sous Charles Y. (2) 1 mourut comme il allait prendre possession de son siége. Fix, sLrpnshe" Inrrop CuapiT Fe dl UCTION . RE L IL. JL. IV. TABLE DES CIAPITRES. 0 . . L L ° LL Ê ° C2 . e Jeunesse d'Érasme. . . . ; Séjour d'Érasme à Louvain (1 509). ‘ Premiers travaux théologiques d'Érasme Adrien VI et Érasme . Influence de la civilisation anbe sur ki es d ons Séjour d'Érasme en Angleterre. — L'Éloge de la folie. — Discussion avec Dorpius . ES Second séjour d’Érasme en Brabant . . Suite. — Départ d’Érasme pour Bale. Le collége des Trois-Langues . De quelques ouvrages théologiques d’Érasme . Le Cicéronien . À Dernières années d'Érasme . De l'influence d’Érasme sur les Dites belges à Suite du précédent 75 100 104 133 147 162 170 184 Cu Fa TABLE MÉMOIRES CONTENUS DANS LE TOME Vi. 1. Mémoire sur l’organisation de l’enseignement dans les établissements d'instruction moyenne ; par M. F. Degive. 2, De l'influegce exercée par la Belgique sur les Provinces-Unies, sous le rapport politique, commercial, industriel, artistique et littéraire, depuis labdi- cation de Charles-Quint jusqu’à la paix de Munster ; par M. V. Gaillard. 3. La vie et les travaux d'Érasme, considérés dans leurs rapports avec la Belgique ; par E. Rottier. ii 4e shétenalrorT ef un a EURE: LL ui La suplne ; jee À PUBLICATIONS DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE. Annuaire de l’Académie, in-12°, 1r° à 21me année. 1855-55. Bulletins de l'Académie royale des sciences el belles-lettres de Bruxelles, tome 1 à XIL. — Bulletins de l’Académie royale des sciences, des leltres et des beaux-arts de Belgique, tome XII à XXI, in-8°. — Appendice aux Bulletins de 1854. — Prix : 4 francs par vol. ” Nouveaux Mémoires de l’Académie royale des sciences et belles- lettres de Bruxelles, tome I à XIX. — Mémoires de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome XX à XXVIIL; in-40. — Prix : 8 francs, à partir du tome X. Mémoires couronnés par l’Académie royale des sciences et belles- lettres de Bruxelles, tome 1 à XV. — Mémoires couronnés, tome XVI à XVIII. — Mémoires couronnés et Mémoires des savants étrangers, publiés par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome XIX à XXV, in-4°. — Prix : 8 francs par vol.. à partir du tome AH. Mémoires couronnés, collection in-8° : Tone I. — Des moyens de soustraire l'exploitation des mines de houille aux chances d’explosion; 1 vol. in-8?, 1840. — Prix : 4 fr. Tomr IL. — Mémoire sur la fertilisation des landes de la Campine et des dunes; par M. Eenens, 1 vol. in-8°, 1849. — Prix : 2 francs. Tows II. — 1re partie. Exposé général de l’agriculture luxem- bourgeoise; par Henri Le Docte, 1 vol. in-8°, 1849. — Prix : fr. 1 60 c5. — 2° partie. Mémoire sur la chimie el la physiologie végétales, par le même; 1 vol. in-8°, 1849. — Prix : 2 francs. Tone IV. — Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres , par Ed. Ducpetiaux ; 1 vol. in-8?, 1850. Tome V.— 1"° partie. Mémoire sur l’organisation de l'assistance, par M. Wery; 1 vol. in-8°, 1852. — 92° partie. Mémoire sur les polders de la rive gauche de l’'Escaut, par M. A. De Hoow; 1 vol. in-8°, 18553. Tome VI. — 4r° partie. Mémoire sur l’organisation de l'ensei- gnement moyen, par M. F. Degive; 1 vol. in-8°, 1853. Bibliographie académique, ou liste des ouvrages publiés par les membres, correspondants et associés résidents. 1854, 1 vol. in-8°. Commission royale d'histoire. — Recueil de documents histo- riques relatifs à la Belgique , 14 vol. in-4°. Compte rendu des séances de la Commission royale d'histoire, ou Recueil de ses Bulletins, 16 vol. in-8° (1857-1849). — Nouvelle série, tome VIe, in-8° (1854). NUE + \ ( ! ai on ADN SENS k Dot AUOT AL NA PEUT 422 ao (13 1 D JE Mon pr pote EF bi à RER NT AIS SAN ‘ 2i j “à ASH Ÿ f RU Y {G Pre û TUEUR RE: LUE L … w he: "7 2 1 Lu TETE Vu ”. CAT T0 HUM: #! nr Mi ‘ ATACA ND OR ATAE Dre : ne 1 ! u À \ ( l v4 0 ï