HARVARD UNIVP:RSITY L I B R A R Y MUSEUM OF COîvIEAEATIVE ZOOLOGY. KDOaiLûunj^(L iùdJvul^^ IW. jZn.lDu.2.jl.VVy(^ m. MÉMOIRES COURONNÉS •p Ô) ET AUTRES MÉMOIRES Pl'BLlKS PAR i/académie royale DKS SCIF.I^rES, DF.S LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE REI.f.IQtE. COI.I.K4 Tl«>!% IIV-8». — TOIIK XILX Sa. "BRUXELLES, l\ HAYEZ. IMPUniElIK DE LACADÉMIE UOVALE Février 1S!^0 MÉMOIRES COURONNÉS AUTRES MÉMOIRES. MÉMOmES COURONNÉS AUTKES MEMOIRES PUni-lKS FA» LACADEMIK lîOYALE DIS SCIKACIS, l)i:S I.ETTRKS KT DES BEAUX-ARTS Dï. llli.g.i:ivrBo.% i.%-*'. — roMK xilx, BKUXELLES , F. IIAVKZ. I^JPRISIEUH DE L ACADÉMIE KOYALE. Janvier 1880. (0 SUR LE DÉPLACEMENT DES RAIES DES SPECTRES DES ÉTOILES, M. L'ABBÉ SPEE, Docteur en sciences, professeur au Séminaire de Saini-Trond. (Présenté à la Classe des sciences dans la séance du 5 avril 4879. Tome XXX. [5j SUR LE DEPLACEMENT DES RAIES DES SPECTRES DES ÉTOILES. Dans son rapport annuel sur les travaux exécutés à l'Observa- toire royal de Bruxelles pendant l'année iS78, M. Houzeau fait une large part à l'astronomie pure. Après avoir payé à la mémoire de M. Ernest Quetelet, chef du service astronomique, enlevé ino- pinément il y a quelques mois, un juste tribut d'éloges, le savant directeur s'arrête sur l'importance et l'étendue du travail entre- pris par son regretté collaborateur, et auquel celui-ci s'était pour ainsi dire exclusivement consacré pendant les vingt dernières années de sa vie : Sa recherche des positions des étoiles à mouve- ments propres. Ses observations, dit-il, ne comprennent pas moins de 40,000 à 50,000 positions méridiennes se rapportant à près de 10,000 étoiles, toutes déterminées d'une manière systéma- tique et rigoureuse et rendues comparables entre elles au point de vue de la méthode et des instruments employés. Leur ensemble constitue une collection précieuse et assure à leur auteur une place distinguée parmi les astronomes modernes. L'étude de ces mouvements inaugurée par Halley et immédia- tement continuée par Cassini et Toby Mayer, commença par mettre fin à la dénomination d'étoile fixe, mais elle ne donna de résultats pratiques que lorsque la perfection des instruments permit de (M compter sur la valeur des observations, c'est-à-dire à l'époque de Graham et de Bird. Nommé à la direction de l'Observatoire d'Abo en Finlande, Argelander y rechercha les positions d'étoiles fixées déjà par Bradley et en comparant ses résultats à ceux de l'illustre astronome, il put déterminer d'une façon rigoureuse la valeur des déplacements '. Vingt ans plus tard, Struve se trou- vait à même d'en publier une liste beaucoup plus considérable 2. Ces mouvements, une fois bien constatés, ont toujours fixé l'attention des observateurs. Ils ne sont pas seulement intéressants à étudier en eux-mêmes, ils peuvent de plus fournir des données sur la liaison possible des différents systèmes qui gravitent dans l'espace. Les orbites parcourues par ces astres dépendent de cen- tres d'attraction jusqui'ici inconnus : ces centres sont peut-être à leur tour reliés entre eux et font de l'ensemble de l'univers une immense et sublime harmonie! Mais si le sujet est si vaste et si beau, les difficultés d'exécution qu'il présente sont nombreuses. Les déplacements des astres sont minimes; les plus accentués atteignent tout au plus la valeur de 6 à 7 secondes par an; pour la plus grande généralité il est annuel- lement inférieur à ] seconde. Suivre ces petits points lumineux dans leur mouvement à peine perceptible exige outre l'habileté à saisir l'instant précis du passage sur les fils du réticule, la patience de réduire l'observation par de longs et arides calculs. Il faut apporter à ce travail un vrai dévouement; en effet, cette étude systématique est de date récente; si les étoiles ayant des mouve- ments propres, connus, sont déjà en très-grand nombre, en revanche les quantités dont elles se déplacent ne fournissent encore aucune conclusion. Pour que la science puisse arriver à un résultat certain, il lui faudra recueillir et discuter des observa- tions faites à de longs intervalles. L'astronome qui s'adonne à ces recherches, dit fort bien M. Houzeau , ne travaille pas pour lui- même : il se dévoue en faveur des savants des générations futures. * Obs. astronomicae Aboa factae 1830-1832 et DLX stellarum fixarum posiliones média (1835). ^ Stellarum fixarum in jjrimis duplicium atque mulliplicum positiones mediae. Petropli, 1852. (S) Ceux-ci, grâce à son zèle, se verront en possession de documents précieux à l'aide desquels il leur sera donné d'énoncer les lois qui règlent la marche des mondes. Ces mouvements ne sont en réalité que des mouvements appa- rents. Les positions relevées à l'aide des instruments astrono- miques donnent ce qui s'appelle la composante angulaire du mouvement perpendiculaire au rayon visuel et n'apprennent rien sur la vitesse linéaire. L'étoile se déplace-t-elle dans la direc- tion de l'observateur, celui-ci ne pourra s'en apercevoir. Pour constater ce cas particulier, des savants de grand renom ont em- ployé le spectroscope; d'autres, de moindre autorité, ont reproduit les résultats annoncés sans commentaires, et aujourd'hui certains auteurs répètent comme une chose parfaitement établie qu'au nombre des merveilles réalisées par l'admirable instrument se trouve celle de la détermination de la vitesse absolue des étoiles. Je me propose dans cette note d'examiner la valeur théorique du principe sur lequel on se base pour tirer la conclusion précitée et devoir ensuite, si les expériences permettent, à défaut de démon- stration directe, de considérer ce principe comme vrai. Le mouvement de la source de lumière ou du milieu pondé- rable traversé par les rayons lumineux, a-t-il dans la théorie ondulatoire de l'influence sur la longueur des ondes? Cette ques- tion n'a pas été traitée par Fresnel et jusqu'ici aucun mathémati- cien ne l'a résolue. Christian Doppler, professeur de physique à l'Université de Prague, énonça le premier en 4842, que ce mou- vement devait avoir pour conséquence d'augmenter ou de dimi- nuer la longueur d'onde suivant que la molécule vibrante se rapprochait ou s'éloignait de l'œil. Il chercha à expliquer le phé- nomène de la couleur complémentaire que présentaient les étoiles de quelques systèmes doubles, par le mouvement égal et de sens contraire des deux masses tournant autour de leur centre de gravité commun; celle qui s'éloignait de la terre perdait du rouge, celle qui s'en approchait perdait du violet. On sait aujour- d'hui que quoi qu'il en soit de ce principe, il ne peut avoir l'effet prévu par Doppler. Le spectre réel des rayons lumineux n'est pas limité à la partie visible; il existe des rayons en deçà du rouge et (6) au delà du violet qui n'ont plus la propriété d'ébranler le nerf optique, parce que Tonde est trop grande ou trop petite. La modi- fication due au mouvement affecte le spectre complet, tous les rayons avancent ou reculent, ceux qui s'éloignent d'un côté sont remplacés par d'autres et la somme des rayons visibles reste la même. La couleur résultante ne sera donc pas modifiée. Le P. Secchi auquel on doit cette remarque ', interpréta diffé- remment le principe de Doppler. Si le mouvement supposé n'apporte aucun changement à lensemble des couleurs du spectre, il n'en est pas ainsi des raies obscures qui le sillonnent. Les raies dues à l'action absorbante de l'atmosphère qui enveloppe la source, sont comme autant de solutions de continuité et le fait de l'allongement ou du raccourcissement de l'onde ne peut faire apparaître des rayons d'onde déterminée et si celle-ci se modifie, les raies elles-mêmes seront déplacées. La comparaison de ce spectre avec celui d'une source semblable quant à sa nature mais non altérée par le mouvement, fournira alors la direction et l'intensité de la vitesse 2. Pour le son, ces conséquences du principe théorique se com- prennent facilement, si l'oreille va au-devant d'un corps sonore, ou s'en éloigne, les ondes émises par celui-ci ne sont pas modi- fiées, mais l'oreille, dans le même temps en perçoit plus ou moins, et si la vitesse est uniforme, la durée de chacune est diminuée ou augmentée de la même quantité , la tonalité du son s'élève ou s'abaisse. Si c'est, au contraire, la source qui est en mouvement le chemin à parcourir par chaque vibration est diminué ou aug- menté de la distance parcourue par le corps vibrant; elles se succéderont donc plus ou moins rapidement et dans le même temps l'oreille en percevra un nombre plus ou moins grand ^. * Sugli spettri prismatici délie lace de' corpi celesti. (Bullettino metioro- LOGico, n° U, An 1865.) " Si V est la vitesse de la lumière, v la vitesse de translation], ). la longueur d'onde vraie, 1' la longueur d'onde modifiée, on a la relation très-simple j^ _ > — )/ 5 J. Soient V la vitesse de propagation du son, KV la vitesse de l'observa- ( 7 ) Les expériences exéculées par MM. Fizeau, Scott et Biiys- Ballot ont confirmé entièrement ces prévisions. Le son lancé par le sifflet d'une locomotive s'élève, lorsque la machine s'approche de l'ohservateur et s'abaisse dans le cas contraire; une même note donnée par des instruments parfaitement d'accord, monte et baisse tour à tour lorsqu'on l'entend d'une locomotive roulant à toute vitesse. M. Buys-Ballot trouva une différence d'un demi-ton pour une vitesse de 50 kilomètres à l'heure, soit 14 mètres à la seconde '; deux diapasons dont l'un fait vibrer l'autre par sym- pathie, ne produisent plus cet effet, si l'on imprime un mouve- ment à l'un d'eux. Peut-on faire le même raisonnement et tirer les mêmes con- séquences, quant à la lumière? Son et lumière se propagent tous deux par voie d'ondes, les unes dans l'air, les autres dans l'éther; mais les vibrations sonores sont longitudinales, tandis que les vibrations lumineuses sont transversales. Cette différence dans le mode de propagation ne peut-elle pas en entraîner dans les chan- gements que cette propagation éprouve? de ce que le mouvement du corps sonore ou de l'oreille produise telle modification, peut- on affirmer la même chose, si la source lumineuse ou l'objet qui reçoit les rayons se meuvent. Supposons un prisme, qui se rapproche d'une source lumi- neuse : son mouvement ne peut altérer la longueur des ondes éthérées qui se propagent, celles-ci dépendent de la vibration émise. Mais la durée de la vibration sur la surface du prisme sera plus courte et par conséquent le nombre d'ondes qui arrivera en un temps donné sera plus grand. Or de ce nombre dépend la réfrangibilité, la couleur du rayon, la position d'une raie. Donc leur, N le nombre de vibrations qu'il alteinl quand il est immobile, N (i ± K) sera ce nombre quand il sera en mouvement 2. Soit D la distance qui sépare le corps sonore de l'observateur, dzKV sa vitesse de translation, DdzKV sera la distance de la source après 1 seconde et la vibration émise à cet instant arrivera à l'observateur IzbK secondes après la première. * Akustische Versucfie auf der Niederlandischen Eisenbahn, etc. (Pogg. Ann. LXVI, 521.) (81 rayon et raie changent de place avec le mouvement du prisme ^ Si l'on suppose la source lumineuse en mouvement, le cas n'est plus si simple. Les vibrations originelles, émises par la source, sont transmises grâce à l'élasticité du milieu dans lequel elles se produisent; tout déplacement d'une molécule éthérée détruit réquilibre général; les molécules voisines éprouvent un change- ment de place qui se transmet de proche en proche dans toutes les directions, avec une vitesse déterminée par l'élasticité et la densité du milieu. (v=\/ La longueur d'onde n'est autre chose que la distance à laquelle est parvenue la pulsation de la source pendant le temps nécessaire à sa formation. Soit f cette distance : si le point vibrant est fixe, la vitesse de propagation étant uniforme dans toutes les directions, l'éther de la surface de la sphère décrite du point lumi- neux comme centre avec » pour rayon, sera à chaque instant dans la même phase vibratoire, et il en sera de même pour les surfaces de toutes les sphères concentriques. — Si le point lumineux se déplace de de pendant le temps très-petit ô que dure la première pulsation, dans une direction quelconque, celle d'un prisme, par exemple, la forme de l'onde sera évidemment altérée; ce ne sera plus une sphère et s'il existe encore des surfaces sphériques sur lesquelles l'éther possède la même force vive, ces surfaces auront toutes des centres différents. Selon quelques auteurs, l'effet de ce déplacement n'aurait d'autre résultat que de diminuer la première onde de la quantité de dans la direction du mouvement et ils ne croient pas que les ondes suivantes qui naissent de la première, soient raccourcies de la même quantité, attendu que la transmission du mouvement dépend de l'état du milieu et de la * Si V est la vitesse de la lumière, v, la vitesse du piisme, )., la longueur d'onde, ic le chemin parcouru par le prisme pendant le temps de durée d'une \ibralion,on a la relation^ = ^-^ — , d'où l'on lire a; = ^7 v, c'est-à-dire que la durée de la vibration d'une onde sur la surface du prisme sera .,_, j ^ V dr V au lieu d'être -~ • (9) nature de l'impulsion et nullement de la position du point vibrant. En d'autres termes, si le point vibrant, après avoir donné sa pulsation et cbangé de position, était rentré au repos, l'onde se transmettrait dans l'éther sans altération. Ils admettent que les pulsations suivantes donnent naissance à de nouvelles séries d'ondes, qui se transmettent successivement en se superposant, sans que rien dans cette superposition amène un allongement ou un raccourcissement de l'onde primitive. Sa forme sera profon- dement altérée, il y aura des points où les deux vitesses se com- poseront, d'autres où elles seront de sens contraire. D'autres physiciens veulent que la superposition des ondes ayant des points d'origine différents, ait pour résultat un véritable changement de longueur, que celles-ci deviennent plus longues ou plus petites, que la frangibilité du rayon, sa couleur, soit modifiée. Une de ces deux manières d'envisager le phénomène est-elle exacte? Quelque courte que soit la durée de la pulsation, elle a besoin d'un temps fini pour s'effectuer. Si pendant ce temps le point vibrant est en mouvement, sa vitesse doit entrer en composition avec la vitesse de transmission et la distance à laquelle se propage la vibration de la source, doit se trouver altérée. On peut ration- nellement avancer que si ^ eût été la distance parcourue avec un centre fixe, ce n'est pas v lorsque le centre se déplace et que la première onde dans la direction du mouvement n'est pas f-de. Il en résulte que l'onde qui naît de la première avec un centre mobile, ne peut être égale à celle qu'on aurait eue avec un centre fixe. Ensuite, il est peut-être téméraire d'avancer que l'enchevê- trement des ondes ne peut avoir de conséquences sur leur lon- gueur et que le tout se réduit à un changement dans les ordon- nées de la courbe représentant la transmission du mouvement. Mais d'autre part rien ne prouve que toutes les ondes se trou- vent altérées dans leur longueur d'une quantité fixe, de sorte que la position du rayon correspondant dans l'échelle des couleurs soit avancée ou reculée. Avec une vitesse constante de la source lumineuse, les ondes { 10) qui proviennent immédiatement des pulsations initiales sont alté- rées dans leur longueur de la même quantité, mais la loi suivant laquelle ces ondes se propagent, pour donner lieu par leur com- binaison à l'onde résultante, est encore inconnue. Si une lumière d'une réfrangibilité donnée, pouvait être animée d'une vitesse convenable, un prisme suffirait pour résoudre le doute expéri- mentalement; mais l'énorme vitesse de propagation delà lumière rend le phénomène pour ainsi dire impossible à réaliser. Pour obtenir une altération de de millimètre, il faudrait donner à la source une vitesse de 76 kilomètres par seconde, au delà de deux fois celle de la terre ; la diminution qui en résulterait dans le spectre serait égale au quart de la dislance qui sépare les deux raies du sodium. Certaines particularités présentées par quelques spectres ont reçu une interprétation qui suppose l'existence du principe, mais ne le démontre pas. Les bandes nébuleuses, les raies larges et diffuses ont été don- nées comme le résultat du mouvement rapide qui animait les molécules incandescentes d'un gaz, traversé par un courant élec- trique. L'étincelle, a-t-on dit, modifie l'état dynamique du gaz : il se produit entre les électrodes une vive projection de matière; ce mouvement a lieu dans toutes les directions, dont les unes se rap- prochent de l'observateur alors que les autres s'en éloignent. En vérité, le spectre de l'hydrogène donne avec un prisme de grande dispersion, outre les raies principales, de nombreuses zones ; ce spectre devient continu aux températures élevées obte- nues par de fortes décharges, tandis qu'un courant faible ou l'affaiblissement de l'intensité lumineuse par des réflexions suc- cessives, le réduit aux quatre raies fondamentales. On parvient même à éteindre trois de ces dernières et à ne plus conserver que la raie F. Mais le soufre, le carbone, l'azote surtout, donnent des résultats opposés : le spectre de l'azote à basse température est un magnifique ensemble de larges zones à bandes cannelées qui se ramènent à des lignes fines et brillantes quand on échauffe Je gaz par l'interposition d'un condensateur dans le courant. Deux éminenls observateurs, MM. Lokyer et Young de Dart- ( M ) mouth ont public des dessins du spectre de la lumière solaire *, dans lesquels les raies C et F de l'hydrogène, au lieu d'être recti- lignes comme la fente du spcctroscope, étaient déformées. Ces changements très-courts variaient dans l'intervalle de quelques minutes. La fente étant perpendiculaire au limbe, la partie exté- rieure qui se projetait sur le chromosphère, se terminait par des formes capricieuses et mobiles. Ces changements ne pouvaient avoir pour cause, ni l'agitation de l'air, ni des vibrations produites par l'air chaud en contact avec la fente, ni un défaut de mise au point, mais est-il nécessaire, pour en rendre compte, de recourir à une différence de réfran- gibilité produite par le mouvement de ces masses gazeuses? Au début de l'étude des protubérances, le tracé de leurs formes était long et pénible; la fente, très-étroite, tantôt tangente, tantôt perpendiculaire au disque solaire, était promenée sur une certaine étendue et par tâtonnements on obtenait une forme approximative de l'appendice lumineux. Après deux ans de tentatives multiples, on reconnut qu'il suffisait d'élargir la fente, lui donner une ouverture de ViQde millimètre pour apercevoir la forme véritable de la pro- tubérance ; avantage immense qui permet aujourd'hui de les des- siner avec la plus grande facilité. Mais l'élargissement de la fente, quand elle n'a pas la largeur voulue pour montrer toute l'image, peut produire une illusion d'optique, signalée par le P. Secchi. Ces grandes masses hydrogénées présentent très-probablement des différences d'intensité, elles ne sont pas uniformément lumineuses et des points inégalement brillants peuvent à la fois tomber sur la fente du spcctroscope. Ces points frappent particulièrement l'œil qui, réunissant les parties les plus vives, verra ainsi une ligne brisée. Cette explication est plausible et j'ai eu l'occasion de l'appli- quer dans des circonstances intéressantes. Alors qu'à l'Observatoire du Collège romain je prenais le dessin de la chromosphère, je vis parfaitement se détacher du bord finement dentelé, deux nuages roses qui s'élevèrent dans l'atmosphère solaire à une certaine hauteur et s'évanouirent dans la lumière rouge qui formait le fond * Spect. Notes : Journal of Fbankljn Institute (1870). { 12) du spectre. J'observais dans la région rouge du spectre de second ordre produit par un magnifique réseau de Rutherfurd, avec une fente large et placée tangentiellement.Si la fente eût été plus étroite, les parties des nuages passant devant elle eussent certai- nement modifié l'éclat de la raie C et elle m'eût paru inégalement brillante, déformée. Pour mon œil la direction prise par les nuages était dans un plan perpendiculaire à la fente : si la direc- tion eût été exactement suivant la normale, l'apparence eût été la même. Or, d'après la théorie un mouvement de cette espèce ne peut altérer la longueur d'onde. Le seul fait expérimental qu'on puisse apporter en faveur du principe est la détermination de la vitesse de rotation du soleil, à l'aide du déplacement de la raie C ou de toute autre raie très-fine, par rapport à certaines raies atmosphériques, suivant que l'on observe le bord oriental ou le bord occidental du disque solaire. D'après le P. Secchi, Langley, Zôliner, Vogel, la durée de la rota- tion obtenue par ce procédé est à peu près égale à celle donnée par Carrington et Spoerer et déterminée avec le mouvement des taches. Mais à côté de ce résultat concordant, que d'autres qui sont en contradiction î Le P. Secchi, en étudiant la raie F de l'hydrogène, trouva que Sirius et presque toutes les étoiles blanches doivent avoir un mouvement identique et qu'aucune ne possède dans la direction de l'observateur de vitesse surpassant cinq fois celle de la terre *. Huggins, avec un instrument plus puissant, il est vrai, mais dans des conditions atmosphériques moins favorables fait sur les mêmes étoiles des observations qui bouleversent tous ces résultats. Vogel, à Bothkamp, et Christie à Greenwich, donnent à propos des mêmes astres des chiffres tantôt concordants, tantôt discordants. A Greenwich la même étoile fournit à quelques jours d'intervalle des diff'érences énormes. D'après la position des raies, la comète de Coggia de 1874 devait avoir une vitesse de 46 milles anglais et le calcul ne lui en trouve que 24! Outre les noms de Lokyer, de Huggins , de Langley, etc., on * Sugli spctri primatici,eic., memoria secunda. Roma, 1868. ( 13 ) cite comme ayant admis le principe le nom du P. Secchi. C'est à tort. Un des premiers, comme il l'a écrit lui-même, il s'est occupé de cette question. Dès I8G0, après avoir montré quelles sont les véritables conséquences du principe de Doppler, il fait ressortir l'importance que ce principe donne à l'étude des spectres des corps célestes, et à la fin de la première partie de ses observations il déclare que les divergences de position présentées par certaines lignes fondamentales accusant certainement la présence de telle et telle substance, ne pouvaient être attribuées à des erreurs d'ob- servation K A mesure qu'il perfectionnait ses instruments, il les appliquait à résoudre ce point important, se bornant chaque fois à énoncer les résultats obtenus. Si ceux-ci semblaient parfois favorables à trancher le doute, comme le sont, par exemple, ceux qui lui donnèrent la vitesse du soleil, jamais il ne les reconnut suffisants a prouver le principe. L'absence de démonstration ana- lytique, les grandes différences dans les résultats le frappaient. Il savait par sa longue expérience qui en fait sans contredit le pre- mier spectroscopiste de notre siècle, et les grandes difficultés que présentait l'observation et les illusions dont l'œil pouvait être la victime. Une nuit que nous l'assistions dans ces recherches, sur quatre observateurs présents deux voyaient la direction de la raie F de Sirius à droite et les deux autres à gauche de la raie correspondante, données par l'hydrogène d'un tube de Geissler, placé au-devant de l'objectif. Le spectroscope fut tourné de 480% mais ce changement qui devait faire apparaître les raies dans un ordre inverse ne fut pas également constaté. A la fin de sa vie, l'illustre astronome était moins convaincu que jamais et dans son dernier ouvrage, les Étoiles, résumant ses travaux il dit que pour lui « beaucoup de ces déviations peuvent être dues à un véritable défaut des instruments. » L'expérience, pas plus que l'examen théorique, ne fournit donc rien en faveur de la thèse de Doppler et les conséquences n'en peuvent être légitimement admises. On ne peut, en s'appuyant sur les particularités des spectres des corps célestes, assurer que telle * Loco citalo. ( 14 ) OU telle étoile s'approche ou s'éloigne de la terre; une pareille assertion, dans l'état actuel de la science, ne peut qu'embrouiller la question. J'ajouterai encore : 1° le principe fût-il vrai, rien dans l'examen du spectre ne pourrait faire distinguer si c'est l'astre qui est en mouvement ou la terre; 2° l'explication qu'on donne du déplace- ment suppose toujours que l'absorption qui produit les raies a lieu dans l'atmosphère de l'étoile, atmosphère qui participe à son mouvement. Mais les rayons qui nous viennent d'un astre, avant d'arriver à notre œil, ne pourraient-ils traverser un milieu indé- pendant de ce mouvement propre et exerçant sur l'ensemble des rayons une absorption élective? Ce milieu interposé et agissant ne pourrait-il avoir son mouvement à lui? La grande nébuleuse d'Orion n'est pas limitée à ses contours apparents; la région du quadrilatère, qui ne montre à l'œil aucune nébulosité, donne au spectroscope entre les raies de l'étoile multiple ô' les raies de la nébuleuse. D'après le P. Secchi, celle masse vraiment immense s'étendrait à toute la constellation et donnerait à ses étoiles la teinte verdâlre qui les caractérise. Dans leur spectre, la raie F est très-étroite, ce qui constitue une véritable exception, et l'éminent observateur l'explique, en supposant que la raie est partiellement renversée par l'éclat de la raie brillante correspondante de la nébuleuse. Le même raisonnement peut s'appliquer à d'autres spectres, étant donnés la distance prodigieuse que les rayons ont à parcourir pour nous arriver et le grand nombre de nébuleuses répandues dans l'espace. Le spectroscope est d'invention récente; il est peut-être l'instru- ment le plus précieux, le plus fécond découvert par la science moderne. Grâce à lui, le chimiste a poussé l'analyse des corps à des limites que la sensibilité la plus délicate des réactifs ne pouvait atteindre. Sa manière particulière de déceler la présence des corps a étendu le domaine delà chimie, de nouveaux corps simples ont été découverts. Le physicien, en étudiant les spectres lumineux, s'est trouvé devant un champ nouveau, immense, apei'cu déjà par la thcrmodynomique, celui de la mécanique moléculaire. Il a pu se faire une idée de la manière dont les corps amenés à l'état de ( 13 ) liberté complète se comportent sous l'action des rayons lumineux. L'expérience lui avait révélé que certains diapasons, certaines cordes tendues, pouvaient, sous l'influence d'ondes sonores spé- ciales, entrer à leur tour en vibration; les spectres lui démontrent également que les molécules des gaz peuvent, dans des circon- stances convenables, s'emparer de la vitesse des ondes éthérées d'une longueur déterminée et laisser passer librement les autres. On avait la gamme des tons, on a aujourd'hui la gamme des couleurs et de même qu'un son fondamental a ses harmoniques qui l'ac- compagnent et lui donnent son timbre particulier, de même les lignes principales ont leurs lignes harmoniques qui ont avec elles, quant à leur longueur d'onde, à la position qu'elles occupent dans le spectre, des rapports sim])les. L'astronome enfin a triomphé de la distance incalculable qui le sépare des astres; il peut avec le spectroscope faire l'analyse chimique et en partie physique des mondes avec la même facilité qu'un chimiste analyse un composé dans son laboratoire. Certes, tout n'est pas expliqué, et dans la variété et la multiplicité des phénomènes produits par le spec- troscope, il y a encore bien des points inconnus et le savant ne peut que consigner tel et tel résultat, en attendant qu'il puisse en fournir une démonstration rigoureuse. Dans toutes Icsexpériences un contrôle minutieux est nécessaire. Cet instrument est loin d'avoir épuisé ses ressources, et entre les mains d'un Lokyer et d'un Huggins, on ne peut prévoir les solutions qu'il nous réserve. Mais si merveilleux qu'il soit, on ne peut lui attribuer des résultats qu'il n'a pas encore fournis et dans l'étude des mouvements propres des corps célestes, il ne faut pas substituer aux observations lentes mais sûres des instru- ments astronomiques l'interprétation de particularités douteuses et qui pour les savants eux-mêmes sont des sujets de contra- diction. ESSAI HISTORIQUE SUR LA PROPAGANDE DES ENCYCLOPÉDISTES FRANÇAIS EN BELGIQUE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XYIII^^e SIÈCLE, PAR M. J. KUIVTZIGEU, PROFESSEUR A L'ATHÉNÉE ROYAL D'ARLON. Sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est toujours esclave. CONDORCET. ; Couronné par la Classe des lettres le 5 mai 1879. Tome XXX. [3) INTRODUCTION. Le XVIII™® siècle fut dans tous les pays de l'Europe l'époque la plus féconde pour le développement de l'esprit humain. C'est ce siècle qui produisit Voltaire et Rousseau, Diderot et d'Alembert, et qui vit s'accomplir par l'action de l'intelligence une révolution sans exemple dans les mœurs et dans les idées. De])uis longtemps déjà, il est vrai, déjà depuis le XVI""' siècle, les esprits éclairés sentaient le besoin d'une réforme, d'une régénération intellec- tuelle et sociale. La renaissance des lettres et l'étude de l'antiquité avaient donné l'éveil; puis les travaux de Newton, de Descaries, de Pascal, de Leibnitz, étaient venus rompre définitivement les chaînes de la tradition et renverser de leur base vermoulue les vieux principes et les vieilles théories. On avait démoli pièces par pièces l'édifice gothique du moyen âge, à l'ombre duquel avaient vécu tant de générations; on était arrivé aux temps modernes, la pensée avait brisé ses entraves, on commençait à respirer l'air de la liberté. Mais ce mouvement n'avait guère remué les masses où régnaient toujours les préjugés, l'ignorance, la superstition et le fanatisme. Ce ne fut qu'au XVllI'"^ siècle que les nouvelles doc- trines qui jusqu'alors n'avaient été que l'apanage exclusif de quel- ques hommes d'élite se répandirent enfin dans toutes les classes de la société; et ce mouvement général, cette régénération uni- verselle,fut l'œuvre des encyclopédistes français, de cette phalange brillante de savants et de philosophes qui avaient à leur tète Voltaire et qui comme lui étaient animés d'un ardent amour pour la liberté et la justice, et d'une haine non moins grande contre l'intolérance et le despotisme. On assista alors à un spectacle qu'on n'avait jamais vu : on remarqua partout une ardeur extrême de connaître et d'appro- fondir toutes choses, une activité de l'esprit qui ne veut pas laisser (i) un effet sans en rechercher la cause, un phénomène sans explica- tion, une assertion sans preuve, une objection sans réponse, une erreur sans la combattre, un mal sans en chercher le remède, un bien possible sans tâcher d'y atteindre. Toutes les forces des esprits sont tournées à la recherche du bien public. La littérature n'est plus un agréable passe-temps, l'occupation des oisifs et des heu- reux du monde, elle est devenue une arme dont on se sert pour faire la guerre aux abus et aux privilèges, pour abattre, pour dé- molir ce qui reste encore du vieil édifice du moyen âge, et pour reconstruire ensuite la société sur des bases nouvelles. On ne veut j)lus rien conserver d'un passé qui est synonyme d'oppression et de misère. On attaque tout ce qui scandalise ; on dénonce les défauts de la législation, de la jurisprudence, de l'administration publique; on attaque à la fois l'autocratie religieuse qui empêche de penser, et l'autorité publique qui empêche d'agir; en un mot, on fait la guerre à tous les despolismes, à toutes les iniquités, afin de faire régner la justice à la place de la violence, et de rendre à l'huma- nité ses droits méconnus. Telle était l'œuvre à laquelle s'étaient consacrés les écrivains du XVIII™'' siècle et qui donne un cachet tout particulier au mouve- ment littéraire et scientifique de cette époque. Ce qui distingue en effet ce mouvement de tout autre, c'est qu'il fut avant tout une lutte, une lutte acharnée, une guerre à mort, entre l'esprit nou- veau et l'esprit ancien, entre les partisans du progrès et de la liberté, et les fauteurs de l'ignorance et du despotisme. Les hommes nouveaux l'emportèrent sur les amateurs du passé ; ils l'emportèrent parce qu'ils soutenaient la cause de la justice et de l'humanité, et ils entraînèrent les masses à leur suite. Celles-ci en effet leur avaient prêté l'oreille et avaient ouvert les yeux ; elles avaient accueilli avec enthousiasme les nouvelles doctrines et réclamaient à grands cris des réformes devenues nécessaires; car maintenant qu'elles avaient conscience de leur misère et l'espoir d'un sort meilleur, elles éprouvaient un malaise terrible à vivre dans le cercle étroit où elles avaient vécu jusqu'alors. Cet état ne pouvait plus durer; il fallait une transformation, un changement quelconque; l'ancien régime était condamné à disparaître, et il disparut pour ne plus jamais revenir. ( !i ) Les nouvelles doctrines, dont le eentre de propagande était en France, devaient naturellement se répandre dans les pays voisins, et plus facilement en Belgique que })artout ailleurs à cause de la conformité de caractère et de la conniiunauté de langage d'une grande partie de la [)opuialion avec les Français. Ce fut d'abord dans les provinces wallonnes et surtout dans la principauté de Liège qu'elles firent invasion ; c'est aussi dans cette partie de la Belgique qu'elles exercèrent le plus d'influence sur l'esprit du public. Bien plus, l'ancien pays de Liège, cette terre qui depuis des siècles était gouvernée par un évèque, devint le foyer le plus actif de la propagande philosophique dans la seconde moitié du XV' 111™'= siècle. Les encyclopédistes vinrent s'y établir; ils vinrent s'établir au sein même de la cité épiscopalcî Leur séjour, il est vrai, n'y fut pas long: l'opposition du clergé les força bientôt à quitter la principauté. Ils se retirèrent alors à Bruxelles. Chassés de là par le gouvernement des Pays-Bas, ils se réfugièrent à Bouillon où ils restèrent enfin et où ils continuèrent leur propa- gande dans toutes les provinces de la Belgique et même dans les pays voisins. On leur suscita encore bien des difticultés dans la suite, et ils eurent à soutenir ici comme en France une lutte ardente contre les partisans des vieilles doctrines. Mais ils finirent par triompher de tous les obstacles : ils rencontrèrent partout des sympathies, leurs adhérents devinrent chaque jour plus nom- breux, et leurs idées se répandirent peu h peu dans tous les coins du pays. L'influence que les encyclopédistes exercèrent sur le mouve- ment intellectuel de notre pays fut des plus considérables, et, nous ajouterons, des plus salutaires, bien que nous n'ignorions pas que tout le monde ne partage pas ce sentiment et qu'il se trouve parmi nous des hommes qui déplorent plutôt cette influence comme une chose funeste. Sans doute on ne saurait approuver indistinctement tout ce que prêchaient les encyclopédistes. Mais h quelque parti qu'on appartienne, et à moins de se déclarer le partisan de la placide immobilité des peuples orientaux, on doit reconnaître que l'action exercée par ces écrivains sur notre pays fut éminemment favorable à son développement intellectuel. C'est à eux que nous devons principalement cette renaissance littéraire (6 ) qui se manifesta dans notre pays dans la seconde moitié du XVIII'"*' siècle. C'est grâce à eux, grâce à leur propagande, que nous sommes devenus un peuple vraiment libre, en secouant le joug des vieux préjugés, en brisant la puissance prépondérante du clergé et de la noblesse, puissance intéressée au maintien de tous les abus *, et enfin en nous donnant des institutions que nous envient aujourd'hui tous les peuples de l'Europe. Ah! s'il ne faut ni progrès, ni amélioration; si tout était pour le mieux dans l'ancien monde, on a cent fois raison de maudire les encyclopé- distes et la propagation de leurs doctrines. Mais nul n'oserait sou- tenir un pareil paradoxe; car ce serait se condamner soi-même, ce serait avouer qu'on ne veut pas que l'homme devienne plus éclairé, de peur qu'il ne veuille aussi devenir plus libre et plus heureux. Il n'existe pas de travail complet sur le séjour des encyclopé- distes en Belgique. Le sujet offre cependant le plus haut intérêt et mérite d'être traité dans tous ses détails. L'Académie royale de Belgique elle-même en a jugé ainsi, puisqu'elle a cru devoir mettre la question au concours. Nous nous sommes donc proposé de combler une lacune regrettable, en suivant le programme tracé par l'Académie 2, et en nous servant pour notre travail de tous les documents publiés ou inédits que nous avons pu nous procurer. * Voyez BoRGNET, Histoire des Belges à la fin du XVI 11"*^ siècle, 2« éd., t. 11, p. 564. 2 La question posée par l'Académie est conçue en ces termes : « Les encyclopédistes français essayèrent, dans la seconde moitié du » XVJIIme siècle, de faire de la principauté de Liège le foyer principal de leur » propagande. » Faire connaître les moyens qu'ils employèrent et les résultats de leurs » tentatives, au point de vue de l'influence qu'ils exercèrent sur la presse » périodique et sur le mouvement littéraire en général. » ^1) ESSAI HISTORIQUE LA PROPAGANDE DES ENCYLOPÉDISTES FRANÇAIS EN BELGIQUE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XYIIIm» SIÈCLE. CHAPITRE PREMIER. Situation de la Belgique et de la principauté de Liège dans la première moitié du XYIIIme siècle. — Décadence générale des études littéraires et scientifiques. — Invasion des doctrines philosophiques à Liège. — Établissement des encyclopédistes français à Liège et fondation du Journal encyclopédique par Pierre Rousseau (1756). — Premiers succès du journal. — Opposition du clergé. — Les comtes de Horion protègent les encyclopédistes. — Nouvelles attaques du clergé : il s'adresse à la faculté de théologie de l'Université de Louvain. — Condamnation du Journal encyclopédique par cette faculté. — Le Jésuite Poot, confesseur du prince-évêqu e, et le nonce de Cologne interviennent dans le débat. — Suppression du Journal encyclopédique (27 août i7ol)). — Joie du clergé, félicitations de la Cour de Piome à l'évêque de Liège. — Les encyclopédistes quittent la principauté. Pendant que la France voyait surgir cet immense mouvement philosophique et littéraire dont nous venons de parler, notre pays était plongé dans un sommeil intellectuel dont on a peine à se faire une idée. Cette situation déplorable datait de loin. Elle datait des jours néfastes où la Belgique fut violemment séparée de la Hollande et où l'Espagne, sous prétexte de venger l'Église, expulsa (8) de notre sol tous ceux qui chérissaient la liberté et l'indépen- dance. Ce fut à partir de ce moment qu'une nuit profonde se répandit sur toutes nos provinces. Nos savants, nos hommes de lettres, nos citoyens les plus dévoués au bien de la patrie, avaient dû fuir à l'étranger. Le pays avait perdu ainsi l'élément le plus intelligent et le plus actif de la nation. Les guerres et les troubles politiques incessants qui suivirent achevèrent notre ruine, et au XyiII"'*" siècle toute culture intellectuelle avait presque entière- ment disparu dans notre patrie qu'avaient illustrée jadis les Chas- tellain, les Froissart, les Philippe de Commines. Une apathie énervante, une indifférence stupide, s'était substituée à l'ardeur qu'on avait témoignée autrefois pour les nobles travaux de l'in- telligence. Cet état de choses fut le triste fruit du gouvernement espa- gnol qui avait présidé à nos destinées, Qu'avait-il fait, ce gouver- nement aussi faible que despotique, pour le bien-être de notre pays? Absolument rien : il avait supprimé toute liberté, toute initiative, toute indépendance d'esprit, tout examen scientifique; il avait abandonné aux Jésuites le monopole de l'enseignement, et ceux-ci ne se souciaient guère de travailler à l'émancipation de la pensée et à la diffusion des lumières. Quant à l'Université de Louvain, inféodée aux Jésuites, elle était singulièrement déchue de son ancienne splendeur et ne faisait qu'entretenir les esprits dans leur torpeur naturelle '. En un mot, le mal était devenu tel que, selon la parole d'un contemporain 2, on aurait dit que les esprits, perdant insensiblement leur vigueur et leur activité, ^ NoTHOMB, Rapport sur Vétal de renseignement en Belgique, présenté aux Chambres, le 6 avril 1845, pièces juslificalives. - J.-B. Lesbrocssaut, De Véducation belgique, Avant-propos, p. 6. — Voici encore l'apprécialion qu'un publiciste anglais contemporain fait de notre situation inlellecluelle à l'époque dont il s'agit : « Le gouvernement d'Espagne » sous les derniers princes de la maison d'Autriche, peu occupé du bien public, » négligea les lettres et découragea ceux qui les suivaient. La superstition » espagnole, dont les racines devenaient tous les jours plus profondes, nuisait » à la science, et arrachant tous les esprits aux études vraiment utiles, les » tourna à la frivolité. Dans le temps que les nations voisines faisaient des { 9) allaient retomber dans l'inertie stérile des siècles d'ignorance. Tel était l'état des esprits dans les Pays-Bas. Quant à la prin- cipauté de Liège, la situation y était à peu près la même. Là aussi les études littéraires et scientifiques étaient tombées dans une décadence profonde. Et comment en eùt-il été autrement dans un pays gouverné par un évèque et une armée de prêtres et de moines qui avaient intérêt à entretenir le peuple dans l'ignorance, qui dédaignaient la science comme une vaine superfluité, qui repoussaient la piiilosopbie comme dangereuse pour la foi, qui éloignaient de leur troupeau avec un soin jaloux tout ce qui pou- vait porter atteinte à leur autorité, et formaient comme un cor- don sanitaire autour de la population pour empêcber l'introduc- tion des idées nouvelles? A Liège les Jésuites se trouvaient aussi, depuis près de deux siècles, en possession du monopole de l'en- seignement K Ils avaient su attirer la vogue, comme disait au siècle dernier de Néljs, le sj)irituel évêquc d'Anvers, grâce à la souplesse de leur caractère et surtout à cause de leurs manières plus mondaines que religieuses. Mais leur enseignement était bien pauvre : il se bornait presque exclusivement à la scolas- tique et à quelques notions d'un latin barbare; on ne s'occupait ni d'bistoire, ni de langues modernes; quant au grec, on le con- naissait à peu près comme on sait qu'en Cliine on parle une lan- gue différente delà nôtre. Ainsi tout languissait, tout dépérissait, le pays semblait s'acheminer vers une décadence irrémédiable, et l'on avait déjà dépassé la première moitié du XYin""" siècle. Cependant vers cette époque les doctrines des écrivains fran- » progrès rapides clans toutes les parties des sciences, les efTorts littéraires de » ces provinces étaient faibles et languissants. On cite comme la plus belle » production du génie belgique de ce temps-là une immense compilation » nommée la Vie des Saints, qui n'est autre chose qu'un récit minutieux, et » peut-être encore plus fabuleux, des hauts faits des saints de l'Église » romaine; cinquante volumes in-fol. de cet ouvrage énorme ont déjà paru, » mais il n'est pas encore fini. » (Siiaw, Essai sur les Pays-Bas aulrichiens, p. 1^7.) ^ Depuis 1569; voyez Théod, Juste, Histoire do l'enseignement public en Belgique, p. 102. (10) çais avaient commencé à pénétrer en Belgique et principalement dans la principauté de Liège. Il n'en pouvait pas être autrement. Les relations continuelles que les Belges avaient avec leurs voisins du Midi devaient finir par les initier aux idées qu'on discutait alors à Paris et dans toute la France. Bien que combattues par le clergé, ces idées furent accueillies avec faveur à Liège par tous ceux qui désiraient le relèvement de la patrie. Mais quels étaient ces hommes nouveaux dont les doctrines causaient tant d'alarmes aux partisans du despotisme et de l'igno- rance, et devaient bientôt changer la face de l'Europe? Quelle était leur origine, d'où tenaient- ils leurs principes? Les philosophes du XVIH™^ siècle, les encyclopédistes comme on les appelait, étaient les fds de la Réforme : ils partaient du même principe qui donna lieu à cette grande révolution du XVI™^ sièle, dont Luther et Calvin furent les promoteurs. Les pro- testants avaient proclamé qu'il n'existait sur la terre aucune autorité vivante à laquelle on doive se soumettre en matière reli- gieuse, et qu'en ceci il n'y avait d'autre règle à suivre que la rai- son individuelle. En appliquant ce principe au catholicisme ils en avaient rejeté successivement tous les dogmes et tous les mystères incompréhensibles pour ne conserver que la seule croyance en Dieu. Ce fut la doctrine du pur déisme qui se propagea surtout en Angleterre au XVII™^ siècle et qui de là se répandit rapide- ment en France au siècle suivant. En adoptant cette doctrine les philosophes français l'appliquè- rent non-seulement à la théologie, mais à l'histoire et à toutes les branches des connaissances humaines, et se signalèrent tout d'abord par un esprit d'hostilité très-prononcé contre l'Eglise catholique et ses institutions dans lesquelles ils voyaient le plus grand obstacle à toute réforme intellectuelle comme à toute réno- vation sociale. A leur tète se trouvait Voltaire, l'ennemi le plus acharné de la théocratie que le XVIII"^ siècle ait produit. Toute la carrière littéraire de cet homme, toute sa vie, ne fut qu'une lutte continuelle contre le catholicisme, contre l'Église catholique qu'il appelait \ infâme! II l'attaquait de toutes manières, par la science, par l'érudition, par la critique, par l'histoire, mais surtout ( Il ) par le sarcasme et l'ironie. Sous ses ordres combattaient Diderot et d'Alembert qui, en composant leur grande Encyclopédie, réu- nissaient comme dans un faisceau toutes les sciences pour ébranler les vieilles croyances et propager l'esprit scientifique. Après eux venaient Condillac, Helvetius, Volney, Dupuis, Lalande, d'Hol- bach, et une foule d'autres désignés sous le nom général d'ency- clopédistes. Tous étaient animés du même esprit; tous poursui- vaient le même but : détruire l'autorité de l'Église en l'attaquant de tous les côtés à la fois, et en prêchant l'abolition des privilèges, la liberté de penser, la liberté de conscience et la tolérance chré- tienne. Voilà quels étaient les hommes dont les doctrines commen- çaient à se répandre à Liège, dans la paisible cité des princes- évêques. Qu'on juge d'après cela de l'effroi du clergé. Il redoubla de surveillance et d'activité; mais tout paraissait inutile. Des ouvrages français circulaient déjà dans le public, malgré les rigueurs de la censure sur la presse et la librairie. Il semblait que les évêques eussent publié en vain les édits les plus sévères pour empêcher le serpent de se glisser parmi le troupeau. Les libraires et les imprimeurs s'ingéniaient à tromper la surveillance la plus jalouse, et parvinrent même plus d'une fois à surprendre l'auto- risation des su])érieurs ecclésiastiques. C'est ainsi qu'en 1747 l'imprimeur Lemarié avait pu commencer l'impression du Dic- tionnaire historique portatif sous la surveillance d'un censeur nommé par le vicaire général de Rougrave. Le 7 février 1749 Jean-Théodore de Bavière, qui occupait alors le siège épiscopal, renouvela les anciens édits sur les imprimeries et les librairies, et condamna en particulier les ouvrages suivants : Les trois impos- teurs ; ï Homme-machine ; V Histoire du prince Appiîis ; VAretin. Mais les ordonnances ne furent guère exécutées, et les impri- meurs continuaient à imprimer et à vendre clandestinement des ouvrages philosophiques. Enfin, en 1756, l'évêque crut devoir signaler publiquement toute l'étendue du mal aux curés de son diocèse. Dans son mandement du 1" septembre de cette année, il attira spécialement leur attention sur ce point, en les engageant à veiller de toutes leurs forces à ce que la philosophie ne répandît ( 12 ) point parmi leurs ouailles « l'impiété de ces hommes qui affectent ï (]e paraître des esprits-forts {animo fortes), en raillant et en )> méprisant les augustes mystères de notre sainte religion ^. » 3ïais hélas! le mal était fait, et la parole de l'évéque était impuis- sante à le guérir; car l'ennemi était déjà dans la place et étendait ses ravages du sein même de la cité épiscopale ! En effet vers la fin de Tannée précédente il s'était établi à Liège une Société de cens de lettres dans le but de relever Tétude des sciences et des lettres, et de vulgariser la littérature française. C'étaient des ency- clopédistes français qui venaient essayer de faire de la princi- pauté un centre de propagande philosophique. Ils avaient à leur tète Pierre Rousseau, avaient obtenu l'autorisation de publier un journal, le Journal encyclopédique, et jouissaient de la haute pro- tection du prévôt de Horion, premier ministre du prince-évêque, et du grand-maïeur de Liège, de Horion, frère du précédent. Voyons par quel concours de circonstances ces hommes étaient venus s'établir sur les bords de la Meuse et comment ils espéraient faire de la bonne cité de Liège le foyer principal de leur propa- gande. Pierre Rousseau, le fondateur et le rédacteur en chef du Journal encyclopédique, était né en 17^5 à Toulouse où son père exerçait les fonctions d'instituteur. H étudia d'abord la chirurgie qu'il abandonna bientôt pour prendre le petit collet et le titre d'abbé. Médiocrement satisfait d'une prébende qu'il avait obtenue dans un bourg peu éloigné de Toulouse, il renonça à la carrière ecclésiastique pour aller chercher fortune à Paris, où il entra dans l'étude d'un procureur. Ce métier ne lui plut pas davantage. U s'adonna alors à la poésie et composa plusieurs pièces de théâtre qui lui firent quelque réputation. Il rédigea aussi pen- dant un certain temps le Journal des affiches de Paris. Etant devenu en I7oO le correspondant et l'agent littéraire de l'Électeur palatin, il forma le projet de publier à l'instar du Diclionnaire encyclopédique dont les deux premiers volumes venaient de ' J. Dauis, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège ; 18G8, t. l*''", p. 170. ( 13) paraître, un journal qui portât le même litre et propageât les mêmes doctrines que le recueil de Diderot. 11 fit part de son projet aux auteurs du Dictionnaire, avec lesquels il entretenait des relations. Ceux-ci rapprouvcrent et promirent leur concours. Voltaire surtout applaudit à l'idée de Pierre Rousseau et mit tout en œuvre pour la réaliser : le chef des encyclopédistes était enchanté de trouver un journaliste qui se prêtât pour son propre intérêt à servir en quelque sorte de porte-voix aux philosophes en publiant un recueil où il analyserait leurs ouvrages et prône- rait leurs doctrines *. C'est à Liège que P. Rousseau résolut d'établir son journal, malgré les offres séduisantes que lui avait faites l'Électeur palatin pour l'attirer à Manheim. Il préféra le séjour de la cité épiscopale, cette ville peu philosophique, comme il l'appelait ^, uniquement à cause des avantages de sa situation géographique qui lui permet- tait de répandre plus facilement son œuvre dans les pays voisins, en France, en Allemagne et dans les Pays-Bas. Grâce aux lettres de recommandation qu'il remit de la part de l'Électeur palatin au grand prévôt, le comte de Horion, il se vit accueilli à Liège avec la plus grande bienveillance et ne tarda pas à obtenir l'auto- risation d'y fonder son journal. On s'étonne peut-être de voir le premier ministre du princc- évêque accorder sa protection à un des adeptes de la secte philo- sophique. 3Iais il ne faut pas oublier que cet homme était lui- même imbu des nouvelles doctrines : il avait passé plusieurs an- nées à Paris comme ambassadeur du prince, et y avait été témoin du mouvement qui passionnait tous les esprits. Homme instruit, ami des arts et des lettres, il ne partageait point les idées étroites du clergé liégeois et ne demandait pas mieux que de favoriser une renaissance littéraire dans la principauté, en y accueillant 1 Tous ces détails sont extraits de VÉloge historique du Journal encyclo- pédique; Paris, 1760, pp. 1-25. Cf. Biographie toulousaine; Paris, 1825, t. II, p. 534, et Ulysse Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois^ pp. 50-68, et les Pièces justificatives insérées à la fin de cet ouvrage, pp. 297-305. 2 Préliminaire de P. Rousseau, réimprimé dans TÉloge historique. (14) favorablement les écrivains français. Voici le portrait que nous en a laissé un contemporain : « Incomparable dans la politique, » dit Devaulx, instruit dans les sciences profanes, d'un goût » exquis dans la belle littérature, peut-être plus versé que ne » l'exige la foi dans la critique à la mode, il n'était pas le premier ï de son état dans la science de la tbéologie ni dans l'instruction » chrétienne ^. » Son frère, le grand-maïeur de Liège, quoique moins instruit, était cependant imbu des mêmes idées : « Le grand-maycur, con- » tinue l'auteur que nous venons de citer, n'avait jamais eu de » nom parmi les hommes qui se distinguent par leur savoir ou » par leurs talents; tous les deux avaient assez de suffisance, » d'autorité ou de fausse réputation pour entraîner après eux la » multitude et le peuple soi-disant des belles-lettres. Hélas! que » ne peut- on cacher que plusieurs étaient vraisemblablement » infectés du poison de rincrédulité ^î » P. Rousseau, ayant obtenu l'autorisation de publier à Liège le Journal encyclopédique, lança aussitôt un prospectus pour faire connaître au public le but de son recueil et le mode de sa publi- cation. « L'objet du Journal encyclopédique^ disait-il dans cet » écrit, est de rassembler tous les quinze jours tout ce qui se » passe en Europe de plus intéressant dans les sciences et les arts, » de devancer en cela tous les autres journaux, de recevoir dans » celui-ci tout ce qu'ils peuvent annoncer et de mettre par là le » public dans le cas de se passer de cette multiplicité d'ouvrages » périodiques dont depuis quelque temps il est inondé. — Nous » rendrons compte des ouvrages d'érudition profonds et solides, » des harangues, des séances et des discours académiques, des » causes célèbres, des pièces dramatiques, des livres d'histoire, » des romans et généralement de tout ce qui regarde la belle lit- » térature. Nous ne négligerons rien de ce qui peut honorer les * Devadlx, Histoire civile et ecclésiastique du 'pays de Liège, depuis les temps les plus reculés Jusqu'en 1772, l. VI, p. 2-40. (MS. de la Bibliolh. de rUniversilé de Liège ) 2 Id, ibid., p 240. ( 13) » arts et les talents, comme la musique, la peinture, la gravure, la » sculpture, etc. Nous saisirons aussi avec empressement tout ce » que la médecine, la chirurgie et la chimie offriront de curieux » et d'utile, comme les thèses singulières, les systèmes nouveaux » de guérison, les opérations nouvelles, et tous les événements » qui peuvent intéresser l'humanité *. » D'autre part, P. Rousseau eut soin de prendre avec les direc- teurs des postes de France et d'Allemagne des arrangements qui devaient diminuer pour ses abonnés les frais d'envoi de son recueil et en faciliter la circulation. Enfin il prit toutes les dispositions nécessaires pour assurer le succès de son entreprise. 11 ne fut pas trompé dans son attente. De toutes parts les savants et les hommes de lettres répondirent à son appel. Il trouva des souscriptions à Paris, à Vienne, à Bruxelles, entre autres celle du ministre plénipotentiaire de Marie-Thérèse, le comte de Cobenzl, qui, dans une lettre qu'il lui écrivit à ce sujet, s'exprime en ces termes : « l'établissement que vous projetez ne peut qu'être » louable et vous faire honneur, et je serai charmé de contribuer » à son avcmcemefît 2. » 11 trouva des adhésions dans plusieurs villes de l'Italie, à Florence, à Lucques, à Rome, et jusque dans le sacré collège, notamment celle du cardinal Valenti, secrétaire d'Etat sous Benoît XIV ^. Les écrivains les plus éminents de l'époque lui promirent en même temps le concours de leur plume, entre autres Voltaire ^, Jean-Jacques Rousseau, et l'abbé Yvon qui avait suivi P. Rousseau sur les bords de la Meuse ^; puis d'Alem- ^ Voyez Secrélairerie d'État et de guerre, iP 123, p. 323, où se trouve le prospectus du Journal encyclopédique. (Archives du royaume de Belgique.) 2 Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, dans Seckétairerie d'État et de guerre, n» lo7, p. 3-25. (Archives du royaume). 3 Voyez Éloge historique du Journal encyclopédique, p. 23. ^ Voltaire collabora au Journal encijclopédique depuis 1756 jusqu'en 1764. Il avait pour lui une estime loule particulière et l'appelait le premier des cent soixante-seize journaux qui paraissaient tous les mois en Europe. Voyez ses Lettres à P. Rousseau. (MS. n" 11382 de la Bibliolh. de Bourgogne, à Bruxelles.) 5 Voyez Annales de VInstitut archéologique du Luxembourg, t. VIII, p. 11 1. L'abbé Yvon élait originaire de Normandie. ( 16 ) bert, Marmontel *, le chevalier de Méliégan 2^ J.-D. Bassinet, l'avocat Ant. Bret, L.-C. Godet de Gassicoiirt et un grand nombre d'autres. Jamais aucun journal n'avait débuté avec plus de succès, A Liège même Tan nonce de la nouvelle publication fut accueillie avec faveur et rencontra des sympathies aussi bien au sein de l'état ecclésiastique que dans la bourgeoisie, la noblesse et l'ordre de la magistrature ^. Le 1'"'' janvier 1756 parut la première livraison du Journal encyclopédique. Il était dédié au prince-évêque Jean-Théodore de Bavière. « Il fut lu avec avidité et proclamé par nos beaux-esprits, » dit Devaulx, comme le coryphée de la littérature et l'avant- B coureur des muses à Liège *. » Seuls les curés et quelques membres du haut clergé ne partagèrent pas l'enthousiasme géné- ral et firent bientôt entendre leurs voix discordantes au milieu de ce concert d'éloges. Ils voyaient avec douleur rétablissement d'un journal qui prônait les écrits de Voltaire et des ennemis les plus acharnés de l'Église. Ce qui les irritait surtout, c'est que le nouveau recueil avait été exempté de la censure, contrairement aux ordonnances des princes-évêques. Aussi prirent-ils dès ce moment la résolution de le poursuivre, de l'anéantir et d'éloigner ses auteurs de leur cité. Un article sur l'éclectisme et un autre sur l'immortalité de l'âme ^ leur fournirent bientôt l'occasion d'attaquer le mauvais journal : ils demandèrent à grands cris qu'il fût supprimé ou du moins soumis à la censure. Mais le grand prévôt de Horion les éconduisit en leur promettant d'avoir lui-même l'œil sur le jour- 1 Voyez Justification de plusieurs articles du Dictionnaire encyclopédique, par Tabbé Monllinol; Bruxelles, 1760, p. 185. 2 Le chevalier de Méhégan , professeur tle liuéralure , philosophe et homme de leUres , était originaire de Lille. 11 est l'auteur de l'ouvrage: De l'origine des Guèbres, ou la religion naturelle en action. II mourut à Paris en 1766. 3 Voyez Éloge historique du Journal encyclopédique, p. 44. ^ Devaulx, Histoire civile et ecclésiastique du pays de Liège, t. VI, p. 221. (MS. de la Dibliolh. de TUniversité de Liège.) s Voyez Journal encyclopédique, t. VI, p. 85; 1756. ( 17) nal et d'en avertir les auteurs s'il s'y glissait quelque chose qui mériterait d'être repris K Deux années se passèrent sans que les encyclopédistes eussent a subir aucune nouvelle attaque de la part du clergé. Ils profi- tèrent de ce temps pour fortifier leur position, en étendant de plus en plus leur publicité et en établissant des correspondances avec l'Angleterre, l'Italie, l'Allemagne, la Suisse et la Hollande. Leur influence grandissait chaque jour, non-seulement à Liège, mais encore dans les pays voisins et jusqu'en Italie, à tel point qu'une traduction italienne de leur recueil fut faite et publiée à Lucques 2. La publication de leur journal ne leur suffisait même plus : ils se mirent à réimprimer en pleine cité épiscopale les œuvres des écrivains français, comme V Esprit , le Candide, la Paraphrase de Voltaire sur VEcdésiaste , et d'autres ouvrages, tous également hostiles à l'Église ^. Tout marchait donc admira- blement : le succès avait dépassé toutes les prévisions. Malheureusement vers cette époque il s'éleva à Paris un orage formidable contre le Dictionnaire encyclopédique. Le recueil de P. Rousseau, qui n'avait cessé de prôner cet ouvrage et d'en pro- pager les doctrines qui en avait même pris le titre, ne pouvait rester oublié. Enhardis par la cabale qui se déchaînait en France contre les encyclopédistes, les curés de Liège recommencèrent leurs attaques contre le Journal encyclopédique et recoururent à tous les moyens pour inspirer contre lui la même horreur qu'on tâchait d'inspirer à Paris contre l'œuvre de Diderot et de d'Alem- bert. L'un d'eux, Gilles de Legipont, doyen de Saint-Georges et examinateur synodal, composa sous le titre de Vérité de la reli- gion, « une réfutation » des erreurs que contenait le journal de P. Rousseau. Il rédigea en même temps un rapport destiné à être mis sous les yeux de l'évêque, et dans lequel il demandait la sup- pression « du méchant ouvrage. » 1 Préliminaire de P. Rousseau, dans I'Éloge histokiqde dd Journal excy- CLOPÉDIQUE. ■ - Éloge historique du Journal encyclopédique, pp. 26 et 58. ^ Voyez Éloge du Journal encycîopédiciue, p. il. Tome XXX. 2 ( 18 ) Le synode approuva la réfutation et le rapport, et les envoya le 21 mars 1758 au prince-évêque à Munich. Il y joignit une lettre pour représenter à « Son Éminence que le public est scandalisé » du Journal encyclopédique que le sieur Rousseau imprime con- » tre les dispositions des conciles de Latran et de Trente, des » constitutions apostoliques et des règlements des sérénissimes jo princes-évéques de Liège, » et pour lui demander « d'ordonner » à l'imprimeur dudit journal de se conformer exactement à » l'avenir aux ordonnances de l'Église et aux règlements des » évêques, et de faire examiner ses journaux pour reconnaître si )) on peut encore en permettre la lecture ou la défendre, avant » que la cour de Rome peut-être ne les flétrisse par ordon- » nancc *. » L'évêque renvoya ces pièces à son premier ministre. Le comte de Horion n'y vit que l'œuvre de l'ignorance et de la haine, et, pour toute réponse, il fit écrire aux curés de Liège « qu'il leur » conseillait de ne jamais lire le Journal encyclopédique, attendu » qu'il contenait une nourriture trop forte pour des gens qui, » comme eux, ne s'étaient nourris que des vaines subtilités de » l'École 2. ,, Le clergé, voyant qu'il n'y avait rien à gagner avec le comte de Horion, recourut à d'autres manœuvres. H fit publier dans la Gazette d'Ulrecht, dans les feuilles de Fréron ^ et des Jésuites de Trévoux des articles furibonds contre le Journal encyclopédique. l\ eut même l'audace de faire imprimer dans la Gazette d'Utrecht une lettre supposée de Rome annonçant que le journal de P. Rous- seau venait d'être mis à l'index, « parce qu'il préconisait les doc- » trines des auteurs du Dictionnaire encyclopédique et faisait » avaler à toutes sortes de lecteurs le poison de leurs écrits ''. » * J. Daris, Histoire du diocèse et de !a principauté de Liège, t. I", p. 1 72. 2 Préliminaire de P. Bousseau, daus TÉloge historiqoe du Journal e>cy- CLOPÉDIQDE. 5 L'Année littéraire. * Préliminaire de P. Rousseau, dans TÉloge historique du Journal ency- clopédique. ( 19) Mais tous ces moyens restèrent sans effet. Forts de la protection des deux comtes de Horion, P. Rousseau et ses associés semblaient défier tous les efforts d'une cabale impuissante, et s'élevaient plus fortement que jamais contre le fanatisme et l'intolérance des prêtres. Cependant, sur les conseils de quelques membres du haut clergé et notamment de Ransonnet, chanoine de S'-Pierre, d'Ed- mond Stoupy, vicaire général, du comte de Ghistelle, chanoine tréfoncier, et de Jacquet, évéque suffragant, les curés de Liège résolurent de tenter un dernier effort en dénonçant le Journal encyclopédique à la censure de la faculté de théologie de l'Uni- versité de Louvain. L'acte d'accusation fut encore rédigé par Gilles de Legipont et envoyé à la faculté au mois d'avril 1759 1. Le 5 juin suivant de Legipont reçut le jugement de l'Université rédigé par le docteur Wellens et signé par les huit autres mem- bres de la faculté de théologie. C'était une lettre en forme d'avis qui fut aussitôt imprimée et répandue à profusion -, et dans laquelle les docteurs de l'Aima Mater essayaient de démontrer « succinctement et en réduisant à quelques points les principaux » chefs d'accusation » tout le péril qu'il y avait à tolérer à Liège le recueil de P. Rousseau. « Ce livre, disaient-ils dans leur préambule, n'est propre qu'à » corrompre le cœur et l'esprit, qu'à faire avoir une haute idée » de plusieurs auteurs qui ne respirent que l'incrédulité et l'irré- » ligion, et qu'à faire goûter aux lecteurs les principes du Dic- » tionnaire encyclopédique et d'un livre de V Esprit trop fameux » aujourd'hui pour laisser ignorer les maximes abominables » qu'ils débitent et qui ne tendent à rien moins qu'à la ruine de * Voyez Mémoires historiques sur la suppression du Journal encyclopé- dique. (MS. de la Biblioth. de Bourgogne, n» 17686.) 2 Lettre de MM. les docteurs en théologie de l'Université de Louvain, au sujet du Journal encyclopédique, adressée à MM. les curés de Liège, pour servir de réponse à leur consultation ; Liège, i 759, de cinquante-deux pages. De juin à décembre celte lettre fut réimprimée deux fois à Louvain et deux fois à Paris. Cf. Ul. Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois, pp. 50 et suiv. ( 20) D la religion, de la morale et de l'État ^ » Entrant ensuite dans les détails les docteurs découvrent avec effroi que le journal de P. Rousseau cache dans toutes ses pages un venin dangereux pour la religion : ici l'on trouve des extraits et des annonces de romans licencieux; là c'est l'exposé du système d'un philosophe anglais, Collins, qui nie le libre arbitre ; plus loin c'est la critique peu respectueuse d'un sermon. A côté de cela on trouve des analyses et des extraits nombreux des œuvres de Voltaire, telles que le Poëme de la Religion naturelle, YHistoire générale, en même temps que l'éloge de cet ennemi de l'Église -. Ailleurs on voit réloge de Maupertuis, de Montesquieu avec des extraits de VEs- prit des lois et des Lettres persanes ^. Mais le comble de l'im- piété, c'est la prédilection bien marquée des auteurs pour \e Dic- tionnaire encyclopédique, c'est le soin qu'ils mettent à en faire des extraits et à débiter les maximes et les principes affreux dont il est rempli, c'est enfin le mépris qu'ils affectent pour les écri- vains catholiques et tous ceux qui prennent la défense de l'Église ^ La conclusion de tout cela, c'est que le Journal encyclopédique est un ouvrage abominable qui ne tend qu'à ruiner l'autorité du clergé et de la religion. « Il nous paraît clair, disent les docteurs » en terminant leur réquisitoire^ que cet ouvrage est un livre » très-dangereux, qu'il adopte les principes les plus absurdes, » tendant à renverser l'Église et l'État et à porter la corruption » la plus infâme dans les mœurs. Nous avons vu que les incré- » dules modernes sont ses héros, que ses articles ne sont qu'un » tissu de leurs sentiments et que les auteurs qui les combattent » ne sont auprès de lui que des imbéciles et des ignorants ^ » La décision des théologiens de Louvain ranima les espérances du clergé de Liège, qui témoigna sa reconnaissance à la faculté par une lettre de remerciraents signée par le président du synode ■• Lettre de MM. les docteurs en théologie de Louvain, p. 5. 2 /6/d., pp. 21-25. 5 Ibid.. pp. 25-26. ^ Lettre des docteurs de Louvain, p. 25. - Ibid., p. 48. ( 21 ) et par un chanoine de chaque collégiale de la ville ^ Le synode se hâta d'envoyer à l'évêque un exemplaire du jugement que l'Aima Mater venait de prononcer, en priant Son Éminence de supprimer le Journal encyclopédique. Il écrivit en même temps au Jésuite Poot, confesseur du prince, pour l'engager à appuyer sa demande. Il ne doutait plus que, soutenu par l'Université de Louvain et tout le clergé, il n'obtint enfin l'objet de son désir. Mais un événement qui vint surtout favoriser la cabale et qui devait porter le coup le plus rude à P. Rousseau et à ses associés, ce fut la mort subite des deux comtes de Horion, dont l'un, le grand-maïeur, était décédé à Heel au mois de février 1759, et l'autre, le grand prévôt, le 24 mai suivant. Privés ainsi de leurs plus puissants protecteurs, les auteurs du Journal encyclopédique se trouvaient à la merci de leurs plus implacables ennemis. Leur perte était inévitable. Le prince-évéque, qui depuis cinq ans habitait la Bavière, ne pouvait être au courant de toutes les intrigues qui s'ourdissaient dans son diocèse contre les encyclopédistes. En recevant le juge- ment de la faculté de théologie de Louvain il fut effrayé du dan- ger qu'on lui signalait, et s'empressa de signer une déclaration qu'avait dressée son confesseur, le Jésuite Poot, et par laquelle il retirait à P. Rousseau le privilège d'imprimer son journal à Liège. Il ordonna en même temps au synode de prendre les me- sures les plus efficaces pour arrêter les progrès de cet ouvrage -. Mais sur les instances que firent auprès de lui les protecteurs que les encyclopédistes avaient à la cour de Munich, il revint sur sa première décision et consentit à laisser à P. Rousseau la faculté d'imprimer sa feuille à condition toutefois qu'elle fût soumise à la censure préalable. Le Jésuite Poot notifia cette résolution au synode dans le post-scriptum d'une lettre adressée à Beghin, doyen de S'-Paul ^. lAIais les prêtres liégeois, plus orthodoxes que * Voyez Mémoires hisloriques sur la suppression du Journal encyclopé- dique. (MS. de la Bibliolh. de Bourgogne, n» 17686.) 2 J. Daris, Hist. du diocèse et de la principauté de Liège, t. !«'', pp. 173-174. 5 Id., ibid., p. 174. { 2-2 ) leur propre pasleur, repoussèrent cette transaction et allèrent jusqu'à reprocher au père Poot son peu d'ardeur à défendre la cause de la religion. Celui-ci s'en défendit vivement, car, loin d'avoir manqué de zèle, il avait travaillé de toutes ses forces à la ruine des encyclopédis(es. C'est ce qu'il nous apprend lui-même dans une lettre qu'il adressa à ce sujet au comte de Ghislelle, l'un des membres les plus influents du synode. « J'ai forlemenl » insisté, disait-il, sur la condamnation absolue de Vouvrage, et » j'ai dressé la déclaration de S. A. S. chargeant messieurs du » synode de prendre les mesures les plus efticaces pour arrêter )) le progrès de cet ouvrage; mon sérénissime maître ne m'a » ordonné le post-scriptvm dont vous avez été très-surpris qu'en » conséquence des représentations de trois personnages des plus » respectables de sa cour qui croyaient ce tempérament conve- )) nable par des raisons assez plausibles auxquelles cependant je » n'applaudissais pas, disant qu'il ne serait pas possible de con- » tenir le journaliste dans de justes bornes et qu'il faudrait » refondre ses feuilles pour les rendre dignes de la presse, ce )) qu'il ne souffrirait pas patiemment et donnerait bien de la tabla- » ture au censeur le plus modéré; enfin en exécutant les ordres » du prince touchant le post-scriptum , j'ai eu grand soin d'insi- » nuer que si messieurs du synode trouvaient quelques difficultés » à admettre cette modération, comme je m'y attendais, ils pour- y> raient faire des représentations ultérieures dont je me charge- » rais volontiers *. » Le synode, qui voulait à toute force obtenir la suppression du recueil de P. Rousseau , ne manqua pas de suivre le conseil que lui suggérait le Jésuite Poot. Le 15 août 1759 il répondit au confesseur du prince « que le remède proposé était inefficace » et qu'il n'y avait rien à espérer du journaliste. » Il lui envoya on même temps un projet de mandement portant suppression du journal 2. D'autre part le suffragant Jacquet s'adressa au noncede Cologne, le suppliant de joindre ses efforts à ceux du clergé pour abattre ^ .T. Daris, Hist. du diocèse et de la principauté de Liège, t. !«'', pp. 174-175. - Id., ibid. ( 23 ) enfin les ennemis de TÉglise. Le nonce en écrivit à l'évêque de Liège et lui fit entendre que la religion était dans un danger imminent. Enfin, pour ne négliger aucun moyen, le synode dé- puta à Paris le chanoine Ransonnet pour solliciter le concours de la Sorbonne, tant il craignait que sa proie ne lui échappât ' ! Fatigué de toutes ces réclamations, l'évêque se décida enfin le 27 août à supprimer un ouvrage qui excitait tant de haines au sein de son clergé. « Nous avons jugé nécessaire, disait-il dans le mandement de » suppression , de supprimer le Journal encyclopédique et de » révoquer la permission donnée à P. Rousseau de l'imprimer 5) Et pour arrêter le progrès de cet ouvrage qui, loin d'être utile à y> nos ouailles comme nous l'espérions, ne peut leur être que » très- pernicieux, nous défendons à tous et un chacun de distri- » huer et de lire ledit Journal enci/clopédique; ordonnons en » outre à tous curés et autres ayant charge d âmes et à tous pré- » dicateurs tant de notre cité que des villes et du plat pays de » Liège de publier notre présent mandement, le premier diman- » che après qu'il sera parvenu à leur connaissance, au peuple y> assemblé pour l'office divin 2. » Le mandement de l'évêque fut publié au perron de Liège, au son des trompettes, et mis en garde de loi le 6 décembre i759. Il fut également publié dans les autres villes du pays et lu au prône dans toutes les églises du diocèse. On devine la joie avec laquelle les ennemis des encyclopédistes accueillirent la nouvelle de la suppression du journal de P. Rous- seau. De toutes parts on les entendit applaudir au coup qui frap- pait leurs adversaires dans la principauté de Liège. Le rédacteur de V Année littéraire, Fréron , l'ennemi le plus acharné de Voltaire et de tous les philosophes français du XVIll'"'' siècle, manifesta sa satisfaction en publiant dans son recueil un article dans lequel il déversait l'outrage et l'injure sur P. Rousseau, le représentant comme un écrivain nul et sans mérite, le qualifiant à'ècrivailleur, ^ Préliminaire de P. Rousseau, dans T Éloge historique du Journal ency- clopédique. 2 J. Daris, Histoire du diocèse et de la 'principauté de Liège, t. P'', p. 173. ( 2i) de sous-phîlosophistey de croupier de V Encyclopédie ^\ Les Jésuites de Trévoux renchérirent encore sur leur émule Fréron 2. L'abbé Garriques de Froment publia à Paris une violente satire contre P. Rousseau , intitulée : Eloge historique du Jovrncd ency- clopédique et de Pierre Rousseau, son imprimeur'^. Les rédacteurs des Nouvelles ecclésiastiques, quoique jansénistes, ne purent s'empêcher de décerner des éloges à l'évéque de Liège et aux théologiens de Louvain pour avoir supprimé un recueil « qui » bien certainement , disaient-ils, n avait été imaginé ciue pour » suppléer au Dictionnaire encyclopédique , en préconiser les » éditeurs et les auteurs incrédules et faire avaler le poison de B leurs écrits à toutes sortes de lecteurs Dans quel pays les » encyclopédistes se réfugieront-ils maintenant? La France a » frappé leur séditieux et impie Dictionnaire; ils s'étaient en » quelcjue sorte réfugiés à Liège et avaient cherché à s'y dédom- » mager par un écrit périodique qui distribuait par parcelles ï tout le venin de leurs autres ouvrages; et le voilà cet écrit » supprimé avec les flétrissures et les qualifications qu'il mé- » rite *. » Enfin la Cour de Rome qui suivait de loin un débat qui passionnait tous les esprits, joignit sa voix aux clameurs qui reten- tissaient de toutes parts : elle applaudit à la chute du Journal encyclopédique, fi\. Clément XIII, qui occupait alors le Saint-Siège^ transmit au nonce de Cologne l'ordre exprès de féliciter en son * Année littéraire, 1759, t. VIII, p. Soi. P. Rousseau répondit à Fréron dans son journal du 1" octobre 1759, t. VII, l^e partie, p. 144. — Fréron avait d'abord été l'ami de P. Rousseau et en avait parlé avec éloge dans son recueil (voyez Année littéraire, 1754, t. III, p. 58); mais il se déclara son ennemi le jour où il le vit fonder le Journal encyclopédique, et dès ce moment il y eut une guerre éternelle entre ces deux champions. Cf. Biographie tou- lousaine ; Paris, 18^25, t. II, p. 534. 2 P. Rousseau leur répondit en disant « qu'ils se sont glissés dans la répu- » blique des lettres en qualité de missionnaires qui semblent s'être proposé )) d'arrêter la raison humaine dans ses progrès et de planter à tort et à travers » le drapeau de la foi sur les débris du goût et de la philosophie. » (Voyez Journal encyclopédique, 1759, t. VII, 1'^ partie , p. 142.) 3 C'est une brochure de cent trois pages; nous l'avons déjà citée plusieurs fois. * Voyez Suite des Nouvelles ecclésiastiques du 2 avril 17G0, pp. 69-70. ( 2a) nom l'ëvéque de Liège, pour avoir si vaillamment défendu les intérêts de l'Église. Attaqués de tous côtés et n'étant plus en sûreté à Liège, P. Rousseau et ses associés quittèrent précipitamment cette ville dans les premiers jours du mois de septembre, en emportant avec eux tous leurs ouvrages et leur correspondance. Leur départ mit le comble à la joie du synode et de tout le clergé. On ne regrettait qu'une cliose, c'était de n'avoir pu mettre la main sur les livres et les écrits des fugitifs. « On aurait fait un bon coup, écrivit à ce » sujet le 25 septembre le comte de Gbistelle au Jésuite Poot, si » on avait pu faire main basse sur tous les trésors d'iniquités » que Rousseau renfermait chez lui et que son imprimerie l'au- j» torisait d'avoir impunément. Il est parti, à ce qu'on dit, de » cette ville, msalutato hospite, avec son fidèle ami l'abbé Yvon, î) ce dernier n'ayant pas voulu comparaître après une invitation » simple qu'on avait pris la liberté de lui donner. Enfin, mon » révérend Père, vous avez terrassé ces monstres d'iniquités, je T> vous en félicite de tout mon cœur \ » Le père Poot s'empressa de répondre à son correspondant : « Je suis d'autant plus charmé » que vous soyez revenu de votre étonnement à mon égard , que » j'aurais été inconsolable si j'avais donné lieu aux reproches que y> vous m'avez faits et qui n'auraient été que trop justes, si j'avais » été coupable des fautes dont vous m'avez soupçonné; mais » bien loin d'en être coupable, /ose rfiVe que c'est moi qui ai » travaillé le plus efficacement et que je suis venu à bout de » terrasser les monstres d'iniquités qui vous ont si fortement » et si justement alarmé. J'aurais encore à ajouter à mon apologie » bien des choses qui, en me justifiant entièrement, en accuse- » raient d'autres; mais vous êtes content de moi et cela me » suffit 2. » Les ennemis de la philosophie avaient enfin triomphé à Liège et célébraient bruyamment leur victoire. Mais la lutte était loin d'être terminée comme on se l'imaginait : apaisée pour un mo- ment, elle devait bientôt recommencer avec une nouvelle violence. ^ J. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, 1. 1", p. 176. 2 Id., ibid. 26 ) CHAPITRE H. Les encyclopédistes à Bruxelles. — P. Rousseau s'adresse à la Cour de Vienne pour obtenir l'autorisation de se fixer dans la capitale des Pays-Bas. — Cobenzl intervient en sa faveur. — Dispositions du chancelier Kaunitz. — Jugement de levêque d'Anvers sur la suppression du Journal cncijclopédique et sur la conduite du clergé de Liège à ce sujet. — Réponse de P. Rousseau à la lettre des théologiens de Louvain. — La lutte recommence à Liège ; intrigues du clergé de Liège pour empêcher l'établissement des encyclopédistes à Bruxelles; mesures de rigueur prises contre les libraires; polémique de brochures. — Le gouvernement de Vienne s'adresse à son tour aux théologiens de Louvain; réponse de ceux-ci. — Nouvelle intervention de Cobenzl. — Il échoue. — Les encyclopédistes quittent Bruxelles. En quittant Liège les encyclopédistes s'étaient réfugiés à Bruxelles dans le dessein d'y continuer la publication de leur journal. Le ministre plénipotentiaire de Marie-Thérèse, le comte de Cobenzl, les accueillit avec bienveillance et facilita même leur retraite en ordonnant aux employés de la douane belge de laisser passer « librement et sans exiger aucun droit, les ballots, les » livres, les meubles et autres effets des journalistes *. » Plein d'estime pour le mérite de P. Rousseau avec qui il était en corres- pondance depuis plusieurs années 2, il lui permit, à lui et à ses associés, de s'établir à Bruxelles, en attendant qu'ils eussent obtenu de la Cour de Vienne l'autorisation de se fixer défini- tivement en Belgique. P. Rousseau écrivit aussitôt au chance- lier de l'Empire, le comte de Kaunitz, une lettre dans laquelle, après avoir rappelé les persécutions qu'il venait de subir à Liège, il sollicita l'autorisation d'établir son journal à Bruxelles. « Votre » Excellence connaît, disait-il, le caractère de cette nation qui » est conduite par des ecclésiastiques ignorants, superstitueux et » presque féroces, par conséquent capables de toutes sortes * Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, dans Secrétairerie d'État et de GOERne, n» 157, p. 534. (Archives du royaume de Belgique.) 2 Ibid., pp. 52o-354. ( 27 ) » d'excès. Fatigué de vivre parmi un peuple qu'on rend stupide, » me trouvant sans le moindre secours pour les sciences dans une » ville que mon travail enrichissait un peu, j'avais formé déjà » depuis quelque temps le projet de transporter mon établisse- » ment dans la capitale des Pays-Bas *. » Cobenzl appuya fortement la demande de P. Rousseau dans une lettre qu'il adressa lui-même au chancelier le 28 septem- bre 1759 et dans laquelle il faisait ressortir les avantages que l'établissement des encyclopédistes à Bruxelles pourrait procurer au pays. « Leur journal, écrivait-il, ayant eu l'approbation géné- » raie au point qu'il est demandé dans tous les pays et qu'on le i> traduit même en Italie, je ne serais pas fâché de l'attirer à » Bruxelles, où d'ailleurs cet établissement ferait honneur, atti- » rerait une certaine branche de commerce et contribuerait au » progrès du goût de la littérature qui ne prend que trop peu » dans ces provinces 2. » Le chancelier entra pleinement dans les vues du ministre plé- nipotentiaire et lui répondit le d1 octobre suivant que l'établis- sement du Journal encyclopédique à Bruxelles était effective- ment im objet digne des soins d'un gouvernement éclairé, et qu'il était persuadé pour sa part que le goût des études litté- raires pourrait renaître dans les Pays-Bas « sur des modèles » aussi riants, aussi séduisants et agréables » que ceux que P. Rousseau avait coutume de présenter dans son recueil. « Mais, » faisait-il observer, en même temps qu'on forme l'esprit il faut » éviter tout ce qui peut corrompre le cœur. Nos savants » modernes n'observent pas toujours cette maxime : le goût du » neuf leur fait souvent enseigner l'impiété , et l'envie de plaire » et d'être lus les porte à annuler la pudeur. Des livres qui por- » lent Tempreinte de l'un ou de l'autre de ces vices sont bien » plus dangereux que l'ignorance et la rusticité; et, à ne consulter » que les règles de la bonne police, je préférerai toujours un » peuple ignorant et grossier à une nation savante, mutine et * Voyez Chancellerie des Pays-Bas, d/^, 71, ad I. (Archives du royaume.) 2 Ibid.,Dj.„ll, ad L (28 ) •0 tracassière. » Il pose ensuite les conditions sous lesquelles on pourra, selon lui, autoriser l'établissement du journal en ques- tion, et les énonee comme suit : « 1° 11 faut que P. Rousseau, » comme chef de l'établissement, respecte toujours le plus serupu- » leusement la religion, les mœurs, et les intérêts de la monar- » chie; 2° qu'il ne présente pas d'extraits d'un ouvrage quel- » conque qui par ses principes pourrait blesser l'un ou l'autre » de ces objets , à moins qu'il n'y oppose tout de suite une réfu- » tation victorieuse; 5° qu'il soumette son ouvrage au censeur » que le gouvernement voudra lui donner. » Le chancelier termine en disant « qu'il fera rapport sur cette affaire à Sa » Majesté Impériale Marie-Thérèse ^ » Quelque dures que fussent les conditions qu'on lui imposait, P. Rousseau était prêt à les accepter; et, en attendant la décision de la Cour de Vienne, il se mit à rédiger une réponse à la lettre des docteurs de l'Université de Louvain, pour se justifier de tous les reproches qu'on lui avait faits, à lui et à ses collaborateurs. Il s'en était déjà occupé au mois d'août, lorsqu'il était encore à Liège. Dès cette époque aussi il en avait écrit à Cobenzl, pour lui demander l'autorisation de la publier dans les Pays-Bas, en lui promettant de ne s'écarter en rien des bornes d'une légitime défense, ni du respect qu'il devait à ses lecteurs et surtout à un corps tel que l'était la Faculté de Louvain. « Je travaillerai, avait-il » ajouté, de manière à m'attirer l'estime de ces messieurs et » même leur amitié, si, comme je n'en doute pas, ils sont suscep- » tibles de ce sentiment ^. » Le ministre, qui ne demandait pas mieux que de voir son protégé se justifier, n'avait pas hésité à lui accorder l'autorisation demandée ^. Dès que P. Rousseau eut terminé sa réponse, il l'envoya à Cobenzl. Celui-ci la trouva « sage, modeste et suffisante pour y> justifier les auteurs du Journal encyclopédique aux yeux du * Chancellerie des Pays-Bas, d/^, 71, ad L (Archives du royaume.) - Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, lettres de P. Rous- seau du 16 et du 28 août, et du 2 septembre 1739. 5 Jbid., lettre de Cobenzl du 5 septembre 1759. (29 ) » public éclairé. » Il la communiqua à ses amis et, pour plus de sûreté, à l'évêque d'Anvers qui se trouvait alors à Bruxelles. Il se rendit lui-même chez le prélat, eut avec lui un long entretien sur cet objet et lui lut les principaux passages de la lettre de Rous- seau. Sur quoi l'évêque lui répondit « qu'il était fort fâché de ce y> que les curés de Liège avaient imprimé la lettre qu'ils avaient » reçue des théologiens de Louvain; que l'intention de la Faculté » n'avait jamais été que cette lettre vît le jour, que les curés de » Liège ayant demandé à la Faculté son sentiment sur quelques » passages du Journal encyclopédiqtie , elle n'avait pu que » répondre, mais que ce n'avait été que dans l'intention que la y> réponse 7ie fût pas imprimée-, qu'on n'avait pas même vu le » JOURNAL A LOUVAIN, ET QU'ON n'eN AVAIT JUGÉ QUE SUR LES EXTRAITS » ENVOYÉS PAR LES CURÉS DE LiÉGE. » Puis, vcnaut à la réponse même de P. Rousseau, il l'approuva de tout point, et dit au ministre qu'un journaliste étant plus sujet à des fautes qu'un auteur, on devait le traiter avec plus d'indulgence, et que du moment qu'il explique les passages équivoques qu'on lui reproche, et qu'il révoque les erreurs qu'il peut avoir commises, il le trou- vait pleinement justifié. Il conclut en disant qu'un homme comme P. Rousseau était une « bonne acquisition à faire *. » L'appréciation de l'évêque d'Anvers confirma Cobenzl dans la bonne opinion qu'il avait de la cause des encyclopédistes. Il ne manqua pas d'en faire part à P. Rousseau : « Je suis persuadé, )) lui écrivit-il le 3 septembre 1759, que votre réponse à messieurs » de Louvain est tout à fait bien, et je vous assure qu'ils sont fort » fâchés qu'on ait imprimé leur lettre 2. » La réponse des rédacteurs du Journal encyclopédique à la lettre des théologiens de l'Université de Louvain parut vers la fin du mois de septembre^. C'était une réfutation en règle de tout ce * Tous ces détails nous sont fournis par une lettre de Cobenzl à Kaunitz du 28 septembre 1759; voyez Chancellerie des Pays-Bas, d/^, 71, ad I. (Archives du royaume.) 2 Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, 1. c. s Réponse des auteurs du Journal encyclopédique à la lettre de MM. les docteurs en théologie de l'Université de Louvain; Liège, 1759, in-4o de (30 ) qu'on reprochait aux encyclopédistes. Ecrite dans un langage aussi ferme que modéré, elle formait un contraste parfait avec les vio- lentes déclamations dont était rempli le factum informe des docteurs de Louvain. En la lisant on ne s'étonne plus que ceux-ci aient été contrariés de la publicité donnée à leur lettre, et Ton se convainc aussi qu'en demandant la proscription du recueil de P. Rousseau, les curés de Liège n'avaient en vue qu'un intérêt de parti et se montraient plus jaloux de leur autorité sur un peuple ignorant que soucieux du progrès des sciences et des lettres. Voici en substance ce que disaient les auteurs du Journal encyclopédique. Il n'est pas croyable que la lettre qui porte le nom des théolo- giens de Louvain soit véritablement leur ouvrage : c'est plutôt l'œuvre d'un prêtre de Liège dont le clergé cabalait depuis long- temps contre nous, tantôt ouvertement, tantôt en cachette, et machinait notre ruine en nous imputant des erreurs qui nous sont étrangères. Notre journal qui dès son début obtint le suffrage de tout ce qu'il y avait de plus éclairé dans l'Église, dans la plu- part des Cours de l'Europe et des académies les plus célèbres, a loué, il est vrai, les Montesquieu, les Voltaire, les d'Alembert, les Diderot, les encyclopédistes. Mais il ne faut pas conclure de ces éloges donnés à des hommes éminents que nous adoptions toutes les maximes que contiennent leurs écrits. Tout n'est pas impie dans un auteur, alors même qu'il afficherait l'incréduHté. Nos louanges ne regardent que les idées elles principes que l'esprit et la raison peuvent revendiquer *. — On nous reproche d'avoir exposé les systèmes de certains philosophes qui nient le libre arbitre, entre autres celui de Collins; mais nous avons nous- mêmes combattu et réfuté ces systèmes dans notre journal 2. — Nous sommes étonnés de devoir nous justifier de ce que notre recueil contient des extraits des œuvres poétiques de Voltaire; qu'on veuille donc considérer que ce n'est pas comme théologien trente-deux pages à deux colonnes. Celte réponse fut insérée dans le Journal encyclopédique, 1759, t. VU, pp. 19-157. < Journal encyclopédique, 1759, t. VII, 1" partie , p. 29. 2 Ibid., p. 50. ( 31 ) que nous avons cité Voltaire : c'est comme liittératcur. Comme théologien il eût peut-être mérité notre censure ; mais quels éloges ne méritait-il pas comme poëte? La poésie permet des écarts d'imagination auxquels il serait ridicule de vouloir appliquer le compas théologique. En rendant compte des poésies et des romans de cet écrivain nous n'avons pas prétendu que nos lecteurs y cherchassent les dogmes qu'il faut croire : notre intention a été de leur présenter de heaux tableaux et de grands traits de poésie K — Nous ne sommes pas moins surpris de ce qu'on nous fasse un reproche d'avoir pubhé dans notre recueil un article sur l'éclec- tisme des philosophes anciens. En quoi donc cet article était-il contraire à l'orthodoxie? « L'éclectique, disions-nous, estunphilo- » sophe qui, foulant aux pieds les préjugés, la tradition, l'ancien- » neté, le consentement universel, l'autorité, en un mot tout ce » qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, » remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, » les discuter, n'admettre rien que sur le témoignage de son expé- » rience et de sa raison, et de toutes les philosophies qu'il a ana- » lysées sans égard et sans partialité, s'en faire une particulière « et domestique, qui lui appartienne 2. » Eh bien, s^il s'est trouvé autrefois des philosophes de cette trempe, a-t-on pu leur refuser la qualité de bons esprits? Y a-t-il même une autre manière de devenir philosophe que de secouer les préjugés et de recueillir les vérités éparses sur la surface de la terre ? Croire sur la foi d'autrui ce qui est uniquement du ressort de la raison, mettre des entraves à cette raison quand il s'agit de lui donner l'essor, traiter l'homme d'égal avec Dieu même en lui soumettant aveuglément son intelli- gence et ses lumières, c'est avilir la dignité de son être. 11 est si vrai que notre raison est un oracle respectable pour nous que c'est uniquement sur sa réponse que nous nous remettons entre les mains de la foi pour croire des mystères inaccessibles à ses faibles lumières; il faut que nous nous convainquions nous-mêmes que Dieu a parlé pour que l'hommage que nous rendons aux vérités révé- * Journal encyclopédique, 1759, t. VII, l''^ partie, p. 64 2 /6jd,p. 105. ( 32 ) lées soit digne de lui *. — Quant aux extraits du livre de VEsprit qu'on nous reproche avec tant d'aigreur, nous reconnaissons que le correspondant qui nous a communiqué ces articles n'aurait pas dû exalter l'ouvrage d'Helvëtius comme il l'a fait. Nous l'en avons blâmé, et lui-même a déploré son erreur. En somme tout ce que nos ennemis ont pu dire contre nous et notre recueil se réduit à prouver que nous avons donné des éloges aux principaux écrivains de la France; c'est là tout notre crime; mais ces éloges sont autant d'hérésies et d'impiétés aux yeux des curés de Liège, qui affichent le titre de théologiens et de savants, et qui ne sou- tiennent ce titre que par les subtilités d'une misérable scolastique, et ignorent jusqu'à la langue dans laquelle nous écrivons^. Telle fut la réponse des auteurs du Journal encyclopédique. Cobenzl, qui y voyait, ainsi que l'ëvéque d'Anvers, la justification complète de l'ouvrage incriminé, la fit envoyer aux théologiens de Louvain le 29 septembre 1759, en les invitant en même temps à donner leur avis sur la demande faite par les journalistes de pouvoir s'établir à Bruxelles et d'y publier leur recueil. « Je ne » doute pas, disait dans la lettre d'envoi le président du Conseil » privé, Nény, je ne doute pas que si S. A. R. leur accorde la j permission de continuer leur journal dans ce pays, ils ne se » mettent désormais à l'abri de toute critique par la circonspec- » tion avec laquelle ils se proposent de diriger leur travail ^. » Comme il fallait s'y attendre, les docteurs de Louvain persis- tèrent dans leur sentiment au sujet du Journal encyclopédique. Ils répondirent à Nény le 5 octobre 1759 qu'ils maintenaient le jugement qu'ils avaient porté précédemment sur la Revue de P. Rousseau; que la lettre qui la condamnait était réellement leur ouvrage et non celui d'un théologien liégeois, pour lequel on aurait surpris leurs signatures. Quant à l'établissement des ency- ^ Journal encyclopédique, 1759, t. VII, !'•'-' partie, p. 104. 2 Ibid. '' Ik'gistre du Conseil privé, n° 571, Université de Louvain, t. II, p. 16. (Archives du royaume.) Cf. Mémoires historiques sur la suppj^ession du Journal encyclopédique. (MS. de la Bibliolh. de Bourgogne, u° 17686, pièce D.) ( 35 ) clopédisles à Bruxelles, ils eslimaient « que rétablissement de » semblable société dans ce pays-ci serait d'une très-dangereuse B conséquence pour la religion et le repos public ^ » Dans l'intervalle la lutte s'était rallumée à Liège plus violente que jamais. Le synode de la cité, qui avait cru ses ennemis terras- sés pour ne plus jamais se relever, apprit avec indignation qu'on leur avait accordé à Bruxelles un refuge et une retraite assurée. 11 éclata en cris de rage quand il reçut leur réponse et surtout quand il fut informé des démarches qu'on faisait en leur faveur à la Cour de Vienne et même auprès du prince-évêque de Liège. H se hâta d'en avertir les nonces de Cologne, de Bruxelles et de Vienne, les priant d'user de toute leur influence pour empêcher l'établissement des encyclopédistes à Bruxelles et la publication de leur journal, « cette feuille maudite que Satan avait vomie » du fond des enfers. » Il fit appel aussi pour la seconde fois au zèle du père Pool et le pria de veiller « à ce que le mémoire qu'un » certain quidam se proposait d'envoyer à S. A. S. E. en faveur » du sieur Rousseau ne fasse aucun effet près d'un prince comme » le nôtre 2. » Il s'attaqua ensuite au libraire Boubers qui avait osé distribuer à Liège la réponse des auteurs du Journal encyclo- pédique et le journal lui-même que P. Rousseau publiait sans interruption et même sous la rubrique de Liège. Il demanda au conseil privé l'expulsion et le bannissement de l'audacieux libraire « pour soutenir et venger vigoureusement l'autorité et la souve- raineté du prince si notoirement outragées et vilipendées ^. » Le conseil fit droit à cette demande, et le 17 octobre 1759 Bou- bers reçut l'ordre de « migrer de la cité et du pays dans les trois fois vingt- quatre heures *. » Là ne s'arrêta pas la vengeance du clergé; P. Rousseau avait écrit à plusieurs de ses membres, entre autres au suffragant Jacquet, au tréfoncier de Ghistelle et au chanoine Ransonnet, des ^ Mémoires historiques sur ta suppression du Journal encyclopédique, pièce G, copie de la lettre des théologiens de Louvain à Nény. 2 J. DARts, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, t. Je^^ p. 178. 3 /d., ibid., p. 1 79. •i Id., ibid., p. 179. Tome XXX. 5 ( Ô4 ) letlres dans lesquelles il leur reprochait en termes indignés les odieuses manœuvres qu'ils avaient pratiquées contre lui, et leur annonçait d'un ton triomphant qu'il se flattait de pouvoir bientôt continuer son travail sous la protection du gouvernement de Marie-Thérèse *. Le synode vit dans tout cela une nouvelle insulte et requit sans retard le conseil privé de l'évéque de faire intenter une action criminelle à P. Rousseau devant les échevins de la cité, tant (lu chef de ses lettres que de sa réponse et de la livraison de son journal à ses abonnés de Liège. Les poursuites furent bientôt commencées, mais pas assez vite au gré du clergé qui voulut en finir avec cette affaire le plus tôt possible et qui craignait que l'ac- tion des échevins ne fût entravée par les protecteurs que les en- cyclopédistes avaient auprès du prince-évéque. « Il faut presser » la chose au possible, s'écriait le suffragant Jacquet -, sans don- » ner un moment de temps ni le moindre répit. La raison en est » que periculum potest esse in mora. Nous ne savons ce qui se » machine et ce qui peut nous venir de Munich, parfois une » halte Ce ministre 5, qui se déclare ouvertement et haute- 3) ment pour le journaliste, peut faire des siennes, écrire à Mon- )) sieur le Grand-Maître ^, menacer le pays, etc., étant extrême- )) ment violent, pour qu'on n'aille pas plus avant. L'on lierait » parfois les mains à messieurs les échevins, et voilà qu'on serait » bien planté! » Les craintes du clergé ne se réalisèrent point. Les poursuites intentées à P. Rousseau aboutirent prom])temcnt, et les échevins condamnèrent le Préliminaire de la réponse du journaliste et ses lettres à être lacérés et brûlés parles mains du bourreau^ comme des écrits scandaleux, injurieux et diffamatoires. La sentence fut ^ Voyez Lellres de P. Rousseau. (MS. de la Bibliolhèque de Bourgogne, n» 14625.) Cf. J. Dari«, ouvrage cilé, pp. 178-179. 2 Voyez sa lettre au comte de Ghislelle, datée d'Enibour, 24 octobre 1759, citée par J. D. Daris dans son Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, t. I*''', p. 180. 3 Le comte de Cobenzl. *• Le l réfoncier Velbruck qui succéda à Jean-Théodore de Bavière, el rési- dait alors à Munich. ( ÔS ) exécutée le 5 décembre 1759 sur la grande place du marché « à V extrême satisfaction du public, » dit le chroniqueur Devaulx *. Le jour suivant le conseil privé ordonna de faire ôter de la Bibliothèque publique les journaux de Rousseau et de s'en défaire « de façon qu'ils ne paraissent pliis^; «puis il fit faire la visite de tous les libraires de la cité pour confisquer les livres contraires à la foi et aux bonnes mœurs. « On est à présent, écrivit Jacquet » le 4 décembre 1759 à l'évéque Dosquet à Paris, à la recherche » d'une inondation de livres les plus exécrables qui semblent » forgés dans le plus profond des abîmes, qu'on a pris à tâche de » répandre ici, ce qui fait assez découvrir le dessein abominable » que l'on avait formé d'infecter ce beau diocèse ^! » La visite des libraires se continua durant tout le mois de décembre. Pendant ce temps le clergé fit publier aussi quelques brochures pour réfuter l'apologie des auteurs du Journal ency- clopédique. L'abbé Ransonnet entra le premier en lice, et écrivit sous le titre de « Aiiecdote prophétique de Mathieu Laensberg, » un opuscule destiné « à résister, comme il disait, aux fureurs posthumes du Journal encyclopédique ^. « Un anonyme publia ensuite une Réponse à la Réponse de P. Rousseau ^, dans laquelle il insulte cet écrivain et fait l'éloge de Jacquet, de Ransonnet, du comte de Geloes, et de tous les personnages qui s'étaient distin- gués dans cette affaire. Ce factum fut suivi d'un autre qui eut pour titre « Seconde Réponse à la Réponse de P. Rousseau ^. » L'au- teur y débute par ces mots où il juge lui-même de la valeur de son premier ouvrage : a Ma première réponse n'a été qu'un im- » promplu capricieux jeté sur le papier à la hâte et imprimé avec < Devaulx, Mémoires pour servir à l'histoire civile et ecclésiastique du pays de Liège, t. VI, p. 341. (MS. de la Biblioth. de rUniversité de Liège.) Cf. Ul. Capitaine, Recherches siir les journaux liégeois, p. 62. 2 Voyez Reg. aux Recès du conseil privé, n" 7S4. (Arch. de la ville de Liège.) 3 Lettre citée par J. Daris dans son Histoire du diocèse et de la princi- pauté de Liège, t. I«i", p. 181. ^ Voyez X. DE Thedx, Bibliographie liégeoise, p. 2o7. ^ Brochure de vingt-deux pages, voyez X. de Thedx, ibid. ^ Brochure de vingt-trois pages, voyez X. de Thedx, ibid. (56) » célérité; c'était bien plus pour détromper le public que pour » le régaler. » Le régal qu'il sert ensuite au lecteur est tout aussi insipide que le premier. On chercherait vainement une idée, un argument quelconque dans ce libelle. L'auteur n'y prouve (ju'une chose, c'est qu'au lieu d'insulter les encyclopédistes, il aurait bien fait de se mettre à leur école pour apprendre au moins à écrire convenablement. Aussi, sentant lui-même son impuissance à réfu- ter des hommes qui lui étaient infiniment supérieurs, se hàte-t-il de terminer en disant « que des plumes savamment théologiennes » et perfectionnées dans le style apologétique vont derechef ana- » thématiser ses adversaires. » Et, comme si des anathèmcs n'étaient pas sufiisants, il ajoute à l'adresse de P. Rousseau ces mots qui jettent une lueur sinistre sur sa haineuse intolérance : « On aurait dû, lui dit-il, faire subir d votre individu cette même » mesure que l'on se contenta d'exercer contre votre écrit '. » C'est-à-dire qu'on aurait dû brûler le pauvre P. Rousseau avec sa réponse en place publique, comme on brûlait les hérétiques au XV P"*^ siècle! Quant aux plumes savamment théologiennes dont parle l'au- teur, elles désignent les docteurs de Louvain qui, eux aussi, avaient résolu de répondre à l'apologie des encyclopédistes. Le professeur Wellens avait déjà rédigé une longue réfutation de la réponse de P. Rousseau, et il allait la publier lorsque le prince Charles de Lorraine, gouverneur général des Pays-Bas, l'en empêcha, en défendant à la faculté de ne plus rien publier ni pour, ni contre le Journul encyclopédique, « afin, disait-il, que les discussions h qu'a fait naître cette affaire ne deviennent trop bruyantes ^. » La faculté sollicita, mais en vain, l'autorisation de publier sa réfutation ^. L'œuvre du docteur Wellens ne vit donc pas le jour, et ce ne < Voyez Seconde Réponse à la Réponse de P. Rousseau, p. 22. 2 Voyez Acla facullalis Lov., n° 62, où se trouve la copie de la lettre que Charles de Lorraine adressa à ce sujet à la stricte faculté, le 8 octobre 1759. (Archives du royaume.) 5 Voyez la requête qu'elle adressa à S. A. R. le 6 novembre 1759. (MS. de la Biblioth. royale, no 14625.) . . (57 ) l'ut pas une perle pour le public. Ce n'est en effet qu'une longue et fastidieuse amplification de la lettre par laquelle les théolo- giens de Louvain avaient déjà condamné la revue de P.Rousseau. Elle comprend ilO pages in-folio et repose aujourd'hui manu- scrite dans la Bibliothèque royale de Bruxelles *. L'auteur y attaque lin à un tous les principes des encyclopédistes et cherche à démontrer à grand renfort d'arguments qu'ils sont tous en dés- accord avec les enseignements de l'Église. Les discussions dans lesquelles il entre à ce sujet n'ont de l'intérêt qu'au point de vue théologique. En voici un échantillon qui pourra donner une idée des doctrines que VAiina Maler professait à cette époque. 11 s'agit de la raison que les encyclopédistes plaçaient au-dessus de V au- torité. « Montrez-nous, leur cric Wellens, comment la raison, » indépendamment de toute autorité, me convaincra jamais qu'il » existe réellement des écritures inspirées de Dieu? La raison » seule est- elle capable pour m'apprendre qu'entre deux livres » celui-ci est inspiré et celui-là pas? Ce ne sera jamais la raison » qui me l'apprendra, mais l'autorité dépositaire de la foi. S. Au- » guslin dit très-bien qu'il ne croirait pas à l'Evangile s'il n'y » était conduit par l'autorité de l'Église : Evangelio non crederem » nisi me ecclesiae catholicae commoveret aiictoritas. Le Diction- » naire encyclopédique se fait une objection de ce texte et il y » montre assez qu'il ne s'entend pas beaucoup en cette matière » car, après avoir expliqué ce passage à sa mode, il conclut : enfin » si l'on veut absolument que S. Augustin parle là de l'autorité » divine de l'Église, on pourra croire qu'il ne parle que d'une » partie des Évangiles en supposant l'infaillibilité de l'Église éta- » blie sur les autres. Cela s'appelle dire quelques mots qui ne » signifient rien. S. Augustin parle de tout l'Evangile sans dis- » tinction, et non point d'une partie comme prétend le Diction- » naire. D'ailleurs si on reconnaît l'autorité de l'Église infaillible » pour établir la divinité d'une partie de cet Evangile, quelle » raison a-t-il de la nier pour l'autre ? etc.. '^ » On le voit, l'au- * M S. no \ 7686. 2 Voyez la réfutalion du docteur Wellens, pp. 79 et suiv. (MS. de la Biblio- thèque de Bourgogne, n« 17686.) (58 ) teiir prend le contre-pied de la thèse que soutenaient les encyclo- pédistes; pour lui, la raison n'est rien, l'autorité de l'Église est tout. On aurait pu demander au docteur Wellens comment il s'y prend pour établir cette autorité omnipotente de l'Eglise. Sera-ce sur l'Évangile? Mais il ne croit pas à l'Évangile sans l'autorité de rÉglise, et d'ailleurs si l'on invoque l'Évangile pour établir l'au- torité de l'Église et puis l'autorité de l'Église pour établir la vérité de l'Évangile, ne tournera-t-on pas éternellement dans un cercle vicieux? Sur quoi donc élablit-il cette autorité? H ne l'établit point; pour lui c'est un axiome indiscutable, et voilà comment il prétendait réfuter les encyclopédistes! Pendant que cette polémique de brochures se poursuivait à Liège, à Bruxelles et à Louvain , on attendait de part et d'autre avec autant d'impatience que d'inquiétude la décision de la Cour de Vienne sur le sort des encyclopédistes. Cobenzl, comme nous l'avons vu, s'était hautement déclaré pour eux, et Kaunitz se montrait assez bien disposé en leur faveur. Le 48 octobre le chancelier fit rapport h l'impératrice Marie- Thérèse sur la requête par laquelle P. Rousseau demandait l'auto- risation d'établir son journal à Bruxelles, en faisant ressortir les avantages que cet établissement procurerait au pays *. Avant de prendre une décision l'Impératrice crut devoir s'adresser à son tour aux théologiens de Louvain , afin de connaître leur avis sur l'esprit et les tendances du Journal encyclopédique. Ceux-ci répondirent par une nouvelle condamnation qu'ils formulèrent en ces termes : « Nous avons l'honneur de répondre à V. M. que » nous croyons que l'établissement du Journal encyclopédique à » Bruxelles serait d'une conséquence très-dangereuse pour la » religion, la pureté des mœurs et le repos public, et qu'en accor- » dant la permission que demande le sieur Rousseau, V. M. expo- » serait ses fidèles sujets à un péril évident Nous croyons » qu'il convient absolument d'interdire au sieur Boiisseau une » profession dans laquelle il s'égare, quand même il révoquerait D ses erreurs, qu'il eût les meilleures intentions du monde et ' Chancellerie des Pays-Bas^ D, 71, lilt. J. (Archives du royaume.) ( 39 ) » qu'il promettrait de garder désormais le silence sur tout ce » qui touche la religion et les mœurs. Car il est impossible » aujourd'hui qu'un journal examine ou critique les ouvrages » nouveaux sans discuter les questions qui sont relatives aux » mœurs et à la religion : le goût du siècle est tel qu'on la fait » entrer en toutes sortes de matières et qu'on en parle sous » toutes sortes de titres. Un censeur ne suffirait pas, car il devrAit » à lui seul posséder Tuniversalité des sciences et travailler autant » que tous les journalistes ensemble. Il faudrait donc établir une » compagnie de censeurs comme il y a une compagnie de jus- » tice *. » Et ils conclurent unanimement au rejet de la demande du sieur Rousseau. Le nonce de Bruxelles, M^"" de Molinari, que l'Impératrice avait également consulté, joignit sa voix à celle des docteurs de Louvain et se prononça dans le même sens qu'eux 2. Dès ce moment la cause des encyclopédistes fut perdue. La pieuse Marie-Thérèse se rallia à l'opinion des théologiens et du nonce apostolique, et prononça à son tour le proscription du Journcd encyclopédique. En vain Cobenzl avait-il au dernier mo- ment suggéré à Kaunitz qu'en apportant quelques modifications dans le choix des matières du recueil de P. Rousseau et qu'en chan- geant son litre on pourrait en autoriser la publication ^. Le chan- celier ne crut pas pouvoir se rendre à ces considérations, et, dans son rapport du 12 décembre 1759, il avait proposé à l'Impératrice de refuser purement et simplement la permission d'imprimer l'ouvrage condamné dans ses États. Voici en quels termes il moti- vait cette mesure : « J'ai mûrement examiné l'utilité que nous » pourrions espérer de cet ouvrage et les dangers qu'il y aurait » à vaincre ou à éviter; et j'observe d'abord qu'il s'agit de pro- » léger ouvertement un ouvrage et des auteurs publiquement » proscrits d'un pays catholique voisin des Pays-Bas. Il y aurait * Voyez Lettre des théologiens de Louvain à Marie-Thérèse, du 16 sep- tembre 1759. (MS. de la Biblioth. royale, n» 14625.) 2 Voyez Mémoires historiques sur la suppression du Journal encyclopé- dique. (MS. de la Biblioth. royale, n» 17686.) 3 Chancellerie des Pays-Bas, D/2, 71, ad J. (Archives du royaume.) (40) » une espèce de contraste entre ce procédé et cette piété éclairée » qui caractérise les actions de V. S. M. C'est un cardinal qui a » flétri cette production littéraire comme contraire à la saine » doctrine et au repos public, et ce serait la plus grande protec- ù irice de la catholicité qui l'admettrait et la protégerait dans ses » États! J'avoue que cette idée me paraît si opposée aux sages et » vertueux principes de gouvernement adoptés par V. ^I. que » cela seul m'empêcherait de lui conseiller l'admission du journal, » quand même il serait d'une utilité décidée pour le public; mais » il s'en faut bien qu'il se présente sous un aspect si favorable » La faculté (de Louvain) s'est déclarée hautement contre cet » ouvrage : quand même cette opposition n'aurait d'autre raison » qu'un zèle indiscret ou faux, en résulterait-il moins d'animo- » site, de dissension , de disputes? Tout le clergé des Pays-Bas » prendrait le parti de la faculté contre P. Rousseau et ses asso- » ciés, et celte tranquillité qu'en dépit de nos voisins envieux et » entreprenants nous avons conservée en écartant de nos fron- » tières tout ouvrage suspect et de nos écoles et séminaires toutes » innovations en matière de reWgion, cette pi'écieuse tranquillité » serait exposée à des secousses que la prudence la plus vigilante » aurait peine à prévenir ou à réparer. D'ailleurs le censeur le » plus éclairé a-t-il le regard assez perçant pour découvrir le » poison subtil que l'impiété exercée dans l'art d'écrire présente » souvent sous les enveloppes les plus flatteuses? Ce qui s'est » passé en France sous les yeux de la Sorbonne avec l'Encyclo- » pédie fait la preuve de cette observation. Il serait contre la » ])rudence de s'exposer à ces embarras et contre les principes » de V. M. de se mettre, par l'admission de ce journal, en contra- ï diction avec la proscription qu'un cardinal, un prince catho- » lique et voisin de ses États a prononcée publiquement contre « celte production. Je suis (lotie de très-humble avis que tout » semble inviter V. M. à refuser sa protection à cet ouvrage, » mais sans en donner d'autre raison , ni au gouvernement , ni » ai(x auteurs, si ce n'est que des raisons impérieuses s'opposent » à leur admission \ » * Chancellerie des Pays-Bas, d/i, 71, ad I. (Archives du royaume.) ( 41 ) On se demande comment le chancelier, qui avait d'abord montré les meilleures dispositions pour les encyclopédistes, finit cependant par déconseiller à l'Impératrice leur établissement dans la capitale des Pays-Bas. Pourquoi les abandonna-t-il ainsi au dernier moment? Était-ce par antipathie pour leurs doctrines? Nullement, mais ce fut uniquement pour ne pas susciter des difficultés au gouvernement, comme le prouvent suffisamment les paroles que nous venons de citer. Personnellement il était très-porté pour les doctrines philosophiques du XVIH'"^ siècle, et nous aurons plus loin * l'occasion de constater qu'il favorisait leur propagande autant qu'il pouvait, en soutenant sous-main ceux-là mêmes dont il avait conseillé l'éloignement de nos pro- vinces. C'était là, il faut l'avouer, une politique peu franche; mais pour protéger ouvertement les encyclopédistes et leur permettre de se fixer au milieu des Pays-Bas, il lui aurait fallu soutenir une lutte formidable contre tout le clergé du pays. 11 recula devant « ces embarras », comme il dit lui-même, et préféra la tranquillité et le repos à une guerre ouverte et continuelle contre les prêtres elles moines. P. Rousseau et ses associés ne purent donc point se fixer à Bruxelles malgré l'appui qu'ils avaient trouvé dans les hautes sphères du gouvernement. Quelque temps après la décision de la Cour de Vienne, ils reçurent l'ordre formel de quitter la capitale et de sortir des États de Sa Majesté Impériale. ^ Voyez Chapitre III, pp. 46-47. ( 42 CHAPITRE III. Les encyclopédistes à Bouillon. — Nouvelles attaques du clergé de Liège. — Voltaire venge P. Rousseau et les encyclopédistes. — Il invite P. Rousseau à venir s'établir à Ferney. — Nouvelles démarches de Cobenzl auprès de la Cour de Vienne en faveur des encyclopédistes; conduite du gouvernement autrichien dans cette circonstance. — P. Rousseau essaie de s'établir à Manheim. — Le duc de Bouillon s'oppose à son départ et confisque ses journaux. — Intervention de Voltaire et aplanissement des difficultés. — Prospérité du Journal encyclopédique à Bouillon; la typographie bouillonnaise; fondation de nouveaux journaux; réimpression d'ouvrages français. — Vaste extension des publications de P. Rousseau, principalement du Journal encyclopédique. — Appréciation de ce dernier recueil par les écrivains contempo- rains. Et OÙ iront-ils maintenant? où trouveront-ils un refuge, ces hommes que l'Eglise et TEtat , le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, frappaient de tous côtés à la fois? Voilà ce que deman- daient avec des cris de triomphe les dévots et leurs journaux *, lorsqu'ils apprirent la décision de la Cour de Vienne. Ils pen- saient que cette fois ils avaient définitivement terrassé a ces monstres T> indignes de voir la lumière du soleil, et que plus jamais on n'entendrait parler d'eux. Mais ils se trompaient : il existait encore sur le sol de l'antique Belgique, au milieu des hois sauvages et des montagnes arides des Ardennes, un petit coin de terre où la liberté de penser et d'écrire n'était pas entièrement proscrite; c'était Bouillon, le modeste domaine des ducs d'Auvergne; et c'est là que P. Rous- seau et ses associés trouvèrent un asiîe. Le duc Charles-Godefroid de la Tour d'Auvergne leur permit d'y établir leurs presses et d'y continuer la publication de leur journal 2. Celui-ci reparut en effet dès le premier février 1760 avec une épître dédicatoire à S. A. S. M^"" le duc de Bouillon et un avis où les rédacteurs annon- 1 Voyez Nouvelles ecclésiasliques {iVUlvecht), du 2 avril 1760. 2 Voyez Annales de l'institul archéologique du Luxembourg, 1874, t. VIH, p. 91. (43) çaient au public le lieu de leur retraite ainsi que l'intention de continuer leur ouvrage comme par le passé « en y recueillant » tout ce qu'ils trouveraient de plus précieux dans les sciences, » et en alliant sans cesse la circonspection la plus scrupuleuse à » l'esprit philosophique K » Éloignés du tourbillon des grandes villes et protégés par un prince ami des lettres, ils se flattaient d'être désormais à l'abri de toutes les attaques ^. Mais la haine implacable de leurs enne- mis les poursuivit jusqu'au fond de leur retraite et chercha encore plus d^iine fois, par toutes sortes de moyens, à mettre des en- traves à leurs paisibles travaux. P. Rousseau s'en plaint à plu- sieurs reprises dans sa correspondance avec Cobenzl. « On ne » saurait concevoir, lui écrivit-il le d8 avril i 760, tous les désagré- » ments que j'ai éprouvés jusqu'à présent. On a confisqué mes » journaux à la douane des Pays-^Bas, à Namur et ailleurs, si bien » que mes abonnés, ne recevant plus rien, menacent de me quit- » ter 5. » Dans une autre lettre il informe le ministre « que mal- » gré la défense faite par le prince Charles de Lorraine aux » théologiens de Louvain et à toute autre personne de ne rien » écrire contre le Journal encyclopédique, un fanatique de » Jésuite venait d'exhaler toute sa haine contre lui dans un ser- » mon prononcé à Luxembourg ^ » A Liège aussi on suscita de nouvelles difficultés aux auteurs du journal. Le synode de la cité ne put se consoler de voir le réta- blissement de cet ouvrage diabolique, surtout à Bouillon qui avait fait partie de la principauté de Liège et qui faisait encore partie du diocèse de l'évèque ^. C'était donc en vain qu'il avait réuni tous ses efforts pour éloigner de ses ouailles ces encyclopédistes qui continuaient à envoyer leur recueil aux abonnés de la cité et » Voyez Journal encyclopédique, 1760, t. I", p. 15. 2 Ihid. ^ Voyez Correspondance de ^Cobenzl avec P. Rousseau dans Secrétairerie d'État et de guerre, n» 157. (Archives du royaume.) * Ibid., lettre de P. Rousseau à Cobenzl, du 23 décembre 1761. ^ Ce fui au XV1I« siècle que les princes d'Auvergne s'emparèrent du duché de Bouillon. ( 4M qui du fond de leur ténébreuse retraite répandaient impunément leur venin et leurs erreurs dans toutes les parties du bercail M II vit dans tout cela une insulte publique faite à l'autorité du sou- verain, et fit recommencer les poursuites judiciaires contre les auteurs du Journal encijclopédique, pour avoir osé, au mépris du mandement du prince-évéque, faire circuler leur recueil dans la principauté ^. Mais, grâce aux puissants protecteurs que ceux-ci avaient conservés à la Cour de Théodore de Bavière, les pour- suites furent arrêtées à l'extrême humiliation du synode qui s'en plaignit amèrement au prince. 11 lui écrivit au mois de février 1760 « que la procédure contre le sieur Rousseau avait déjà été » poussée jusqu'à son terme lorsqu'on reçut l'ordre du comte de » Velbruck de ne pas aller plus avant, ce qui a d'autant plus sur- » pris un chacun et le public, que Tunique motif de cette procé- » dure était la nécessité indispensable de venger l'autorité de » V. S. E. outragée par cet aventurier qui ne cessait de contre- » venir dans tous ses points à son mandement, comme si à des- » sein il voulait frauder contre l'autorité souveraine de V. E... ^ » Mais les plaintes du clergé ne produisirent aucun effet. P. Rous- seau, protégé par le duc de Bouillon, continua la publication de son journal, en desservant tous ses abonnés, tant ceux du pays de Liège que les autres, et en bravant impunément les fureurs impuissantes des prêtres et des moines et de tous ses ennemis, quels qu'ils fussent. Parmi ceux-ci il y en avait un qui mérite ici une mention toute particulière, tant à cause de l'acharnement extraordinaire avec lequel il ne cessait de poursuivre P. Rousseau et tous les encyclo- pédistes *, que du châtiment exemplaire que lui infligea Voltaire. C'était Fréron. II avait applaudi, comme nous l'avons vu plus baut ^, à la disgrâce de P. Rousseau. Celui-ci lui avait déjà répondu dans son journal du la octobre 1759, en lui repro- ^ Devaulx, Histoire civile et ecclésiastique du pays de Liège, t. VI, p. 342. 2 J. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, 1. 1^"", p. 181. 3 Id.,ibid.,pp. 182-183. -* Biographie toulousaine ; Paris, 1823, l. II, p. 35 i. ^ Voyez Chapitre I"", p. 23. ( ^*s ) chant sa mauvaise foi et surtout la làclielé avec laquelle il avait osé attaquer un confrère malheureux. Mais Voltaire fil une autre réponse à cet émule des Jésuites. Ce fut ^Écossaise, dans laquelle il vengea P. Rousseau et tous les philosophes des outrages, des insultes, des avanies de toutes sortes dont Fréron les abreuvait chaque jour. Car c'est contre Fréron que Voltaire a écrit cette comédie, où il lui fait jouer, sous le nom de Frelon , le rôle odieux d'espion et de dénonciateur politique; où il le traite « de fripon, de crapaud, de lézard, de couleuvre, d'araignée, » de langue de vipère, d'esprit de travers, de cœur de boue, de » méchant, de faquin, d'impudent, de misérable, de mendiant, de » voleur, de lâche coquin, de dogue *. » Le comédien qui joua le rôle de Frelon avait imité jusqu'à la figure de l'auteur de V Année littéraire; il s'était même procuré un de ses habits! Et ce qu'il y a de plus terrible dans cette vengeance, c'est que Fi'éron assista lui-même à la première représentation de cette comédie qui n'eut jamais sa pareille et qui excita un tumulte incroyable dans tout Paris; il assista à son propre déshonneur, et, pendant les cinq actes de la pièce, il fut montré du doigt comme le plus affreux des misérables! « Est-il possible, s'écria Voltaire en apprenant le » succès étourdissant de sa comédie, est-il possible que quelqu'un » reçoive encore Fréron chez lui! Ce chien fessé dans les rues » peut-il trouver d'autre asile que celui qu'il s'est bâti dans ses » feuilles ^? » La vengeance fut cruelle : elle dépassait la mesure; mais elle s'explique dans l'âme ulcérée du philosophe qui avait sacrifié sa vie à l'œuvre des encyclopédistes, et qui voyait cette œuvre entravée sans cesse par une « cabale de bigots, de coquins » et d'imbéciles ^. » Cependant les embarras de toutes sortes que P. Rousseau éprouvait à Bouillon pour la confection de son journal et surtout le séjour peu agréable de cette ville située au milieu d'affreux < Voyez le compte rendu de la pièce dans le Journal encyclopédique, 1760, t. IV, Ire partie, pp. 102-119. 2 Voyez Lettre de Vollaire à Marmontel, du 15 août 1760. ^ Voyez ses lettres au comte d'Argenlal, du 9 février 1758, du 26 février, du 22 mars, du 4 avril, du 16 juin 1758. ( 40 ) rochers firent bientôt naître chez lui le désir de transporter ail- leurs son établissement. Il s'en ouvrit à ses amis, entre autres à Cobenzl * et à Voltaire. Ceux-ci compatirent à ses maux et essayè- rent de le faire sortir de sa triste situation. Le solitaire de Ferney lui offrit une retraite dans ses terres près de Genève en lui pro- mettant tous les secours nécessaires à la publication de son recueil : « Si vous êtes mécontent, lui écrivit-il le 27 août 1760, de l'en- » droit où vous avez transporté votre ile flottante de Délos, on » vous offre un château ou une maison isolée à l'abri de tous les » flots. Vous y trouverez toutes sortes de secours et de Tindépen- n dance ^. » Cobenzl, de son côté, lui promit de faire tout ce qui dépendait de lui pour améliorer sa position. Il fit même de nou- velles tentatives auprès de la Cour de Vienne pour lui procurer l'autorisation de revenir à Bruxelles ^. Mais ses démarches échouèrent comme toutes celles qu'il avait faites précédemment. La Cour de Vienne se montra inexorable, et Cobenzl se vil réduit à annoncer tristement à son protégé qu'il ne trouvait aucun moyen de le faire venir à Bruxelles ^. Toutefois ses efforts ne furent pas stériles. S'il ne parvint pas à faire rapporter farrêt qui inlerdisaitaux encyclopédistes l'entrée des Étals de Marie-Thérèse, il plaida si bien leur cause auprès du gouvernement de Sa Majesté Impériale, que celui-ci finit par les favoriser secrètement en accor- dant des subsides au rédacteur en chef du Journal encyclopé- dique. Le fait nous est révélé par la correspondance même de Cobenzl avec P. Rousseau. C'est ainsi que dans une lettre du 15 septembre 17C0 le ministre annonce à son protégé « qu'il a 1 Voici ce qu'il écrivait au minisire sous la date du 35 décembre 1760 : « Je voudrais bien quitter cet affreux séjour de douleur et de tristesse; c'est » presque une Sibérie; les gens n'ont ici que la figure humaine, et encore » quelle ligure? Aucun homme de lettres n'ose en approcher. » (Voyez Cor- respondance de Cobenzl avec P. Rousseau.) 2 Voyez Lettres de Voltaire à P. Rousseau. (MS. de la Biblioth. de Bour- gogne, n" 1 1 582.) 3 Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, dans Seciiétairerie d'État et de guebre, n° 157, pp. 408 et suiv. (Archives du royaume.) ^ /6/d.,p. 425. (47) reçu de Sa Majesté Impériale Tordre de lui payer une gratification de 100 pisloles ^ » Et le gouvernement n'en resta pas là, ear dans une lettre du 20 octobre i7G2 nous voyons P. Rousseau exprimer à Cobenzl sa vive satisfaction « d'avoir reçu 1000 flo- rins du gouvernement de Sa IMajesté Impériale^. V Conduite étrange en vérité de la part des hommes d'État de Marie-Thérèse! Mais, comme nous l'avons déjà observé plus haut, il faut ici faire la part des circonstances : un clergé fanatique et intolérant s'élevait de ton (es parts contre les philosophes du XVIII'"*' siècle. Le gouver- nement de Vienne, pas plus que celui de Versailles, n'osait braver ouvertement la puissance sacerdotale. C'eût été se lancer dans une lutte terrible et dont Tissue, selon toutes les apparences, eût été fatale pour le gouvernement. Et voilà pourquoi des hommes comme Kaunitz et d'autres, plus ou moins imbus des doctrines nouvelles, se bornaient à soutenir secrètement ceux qui battaient en brèche l'autorité des prêtres et des moines ^. Plus tard cette politique changera de face, et nous verrons bientôt Joseph II combattre ouvertement les prétentions du clergé. P. Rousseau, convaincu qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui de rentrer à Bruxelles, et voulant à toute force quitter les rochers de Bouillon, s'adressa à l'Electeur palatin dont il avait été l'agent littéraire à Paris et qui depuis lors n'avait cessé de lui témoigner de l'intérêt. Celui-ci s'empressa de l'autoriser à fixer son séjour à Manheim, et d'y établir ses presses et son journal *. Rousseau était déjà prêt à s'y rendre lorsque le duc de Bouillon s'opposa tout à coup à son départ, fit saisir ses livres, ses fonds et tout ce ' Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, loc. cit. 2 Ibid. s Remarquons toutefois que dans les rajipoi ts directs du clergé avec le gouvernement, celui-ci sul toujours sauvegarder son indépendance. La pieuse Marie-Thérèse elle-même ne faiblit jamais sur ce point, et elle se montra en toute occasion très-ferme dans la revendication des droits de l'autorité civile contre les empiétements de l'Église. Voyez à ce sujet E. Discailles, Les Pays- Bas sous Marie-Thérèse, 1875, pp. 190-192. * Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, lettre de P. Rous- seau, du 16 novembre 1762. ( 48 ) qu'il possédait, et lui enleva le privilège de publier le Journal encyclopédique. Ce fut un coup de foudre pour le malheureux journaliste. « J'ai essuyé bien des malheurs dans ma vie, s'écria- » l-il en annonçant à Cobenzl cette nouvelle infortune , mais » aucun n'a élé aussi violent que celui-ci. Après mes naufrages à » Liège et à Bruxelles, j'ai cherché un port. J'aborde sur d'affreux » rochers et l'on veut m'y clouer! Et parce que je ne veux pas y » être attaché, on m'égorge! Ah! Monseigneur! que vais- je » devenir? Si je puis retirer ce que j'ai à Bouillon, je vole à Man- » heim pour y continuer mes journaux. Je ne crains aucune » concurrence; j'élèverai autel contre autel, et le public choisira » celui qu'il trouvera le meilleur *. » Quelle fut la véritable cause de cette nouvelle disgrâce? C'est ce qu'il nous a été impossible de découvrir. P. Rousseau ne s'explique pas trop clairement sur ce point dans sa correspon- dance avec Cobenzl. Bachaumont, en parlant de ce fait dans ses Mémoires^ se contente de dire « que le 10 mars MiSo le Journal encyclopédique fut suspendu », sans indiquer les motifs de cette suspension 2. D'après la correspondance de Voltaire avec P. Rous- seau, il paraît que ce furent les dettes que le journaliste laissait à Bouillon au moment où il allait partir, qui décidèrent le duc d'Auvergne à prendre contre lui une mesure si sévère ^. Quoi qu'il en soit, l'affaire finit par s'arranger grâce à l'intervention de Voltaire qui écrivit à Paris, où résidait alors le duc de Bouillon, plusieurs lettres pour prier le prince de ne pas laisser tomber un journal d'une si grande utilité et d'une si grande réputation *. Le duc se laissa toucher par ces supplications et rendit à P. Rousseau ^ Voyez Correspondance de Cobenzl avec P. Rousseau, letlre de Rousseau (lu 21 février 1765. (Archives du royaume.) 2 Mémoires secrets de Bachaumont, 1. 1*"*", 1763, 10 mars. Il exisle une édition abrégée de ces volumineux mémoires, publiée par le bibliophile Jacob; Paris, 1874, 1 vol. in- 8", voyez p. 60. 5 Voyez Lettres de Voltaire à P. Rousseau, du 26 mars et du 8 mai 1763. (MS. de la Biblioth. de Bourgogne, n" 11382.) * Voyez Lettres de Voltaire à P. Rousseau, du 26 mars 1763. (MS. de la Biblioth. royale, n» 11582.) (i9 ) le privilège de publier son recueil, mais à condition que celle publication continuât à se faire dans sa principauté '. A partir de ce moment le Journal encyclopédique prit une vaste extension et devint à la fois le principal organe de la propa- gande philosophique et une source de prospérité pour le petit État des princes d'Auvergne. Jusqu'alors Bouillon n'avait eu ni impri- merie, ni librairie : c'était une petite ville peu peuplée, dénuée de tout, située au milieu de collines arides qui donnaient à peine quatre récoltes dans la vie la plus longue d'un homme 2. Les ency- clopédistes apportèrent la vie et le mouvement dans ce désert. P. Rousseau y créa en 1769, sous le titre de Société typocjruphicine de Bouillon^ un établissement qui devint une des plus célèbres imprimeries de notre pays, et qui pendant plus de vingt-quatre ans fit rouler douze presses, dont huit pour la Société et quatre pour le Journal encyclopédique et différents autres recueils, tels que le Journal de jurisprudence , la Gazette salutaire, le Journal politique ou la Gazette des gazettes, le Recueil philosophique et littéraire ^. Alléchés par ces succès inattendus, d'autres impri- meries vinrent dresser leurs presses à côté de celles de P. Rous- seau. Ce fut d'abord P. Limier, puis Guillaume Evrard. Le nom du premier figure sur les titres de deux ouvrages publiés à Bouillon, V A nti- Sans-Souci {il 60) et la Laïs philosophe (1761). Le second imprima de 1763 à 1765 la célèbre ouvrage intitulé De Statu ecclesiae et légitima potestate romani ponti/icis, que l'évéque de Hontheim publia sous le pseudonyme de Justin Febronius ^. Bouillon eut encore quatre autres imprimeurs : * Bachaumont , en rapportant ce fait dans ses Mémoires, nous apprend encore que P. Rousseau fut obligé d'accorder 2,000 francs de pension à son associé Méliégan qui avait été mis en possession de son journal par le duc de Bouillon. Voyez Mémoires secrets, t. 1", 1763, 30 mars. Cf. l'édition alîrégée, p 69. 2 OzER.vy, Histoire du duché de Bouillon, t. Ic', p. 209. 5 Id,ibid., pp. 210-213. ^ Voyez Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg, 1874, t. VIII, pp. 93 et 108. Cf. Journal encyclopédique , 1770, t. V, l'^ partie, p. 147, et Ol'ékard, La France lilléraire, t. IV, p. 129. Tome XXX. 4 ( SO) Bi'iisseup, Foissy, Mondon et Baudouin, moins connus que les précédents *. Mais aucun de ces établissements rivaux n'égala en importance celui de P. Rousseau. De ses presses sortaient des livres de toutes espèces, des ouvrages de philoso{)hie, de littérature, d'histoire, de géogra])hie. dethéologie, de bibliographie, et surtout des réimpres- sions d'ouvrages français 2, Plusieurs parurent sous les rubriques supposées de Londres, de La Haye, d'Amsterdam, de Wurtzbourg, de Lille, etc., supercherie fort en usage alors et qui n'étonnait personne. Parmi les réimpressions françaises nous citerons entre autres le Christianisme dévoilé de Boulanger, à propos duquel M. Ozeray, l'auteur de YHistoire du duché de Bouillon j raconte une anecdocte curieuse qui mérite d'être rapportée ici. « Je tiens, dit-il, d'une personne qui ne m'a jamais paru suspecte qu'un jour le Christianisme dévoilé, imprimé à Bouillon par la Société typo- graphique et arrêté par la justice du duc, ayant été saisi, fut brûlé devant le Palais de justice. Eh bien ! le bûcher n'était pas éteint que l'on commençait en sécurité à le réimprimer, parce qu'on affectait de rendre le droit de domicile sacré ^. » Des auteurs qui ne trouvaient pas ailleurs le moyen d imprimer leurs ouvrages se rendaient à Bouillon. C'est ainsi, par exemple, que Mirabeau y vint imprimer ses Mémoires sur rétablissement de la Banque de ^ Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg , ibid. 2 Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg, Bibliographie bouillonnaise, l. VIII, pp. 9o-131. Cî. Calai, de la Soc. typograph.de Bouillon. publié par Ozeray, Arlon, 1867. Nous citerons d'après ce catalogue les ouvrages suivants : Histoire générale des dogmes et opinions philosophiques, tirée du Dictionwaire eixcïclopédique, à Londres (Bouillon) , S. lyp., 1769, 3 vol. — Essais de philosophie et de morale, par L. Caslilhon, Bouillon, S. typ., 1770. — Romans et contes de Voltaire, 3 vol. — Recueil d'épîtres, satyres, contes, odes et pièces fugitives du poète philosophe (Voltaire), 1777. — Histoire de Laurent Marcel, ou l'Observateur sans préjugé, par .lean Bardou, à Lille (Bouillon). — Analyse raisonné de Bayle, ou Abrégé métho- dique de ses ouvrages, particulièrement de son Dictionnaire historique et critique, à Londres (Bouillon), S typ., 8 vol. — Essai sur les règnes de Claude et de Néron (par Diderot), à Londres (Bouillon), S. typ., 1782, 2 vol., etc., etc. 3 Ozeray, Histoire du duché et de la ville de Bouillon, 1. 1**", p. 214, note 2. ( 51 ) S. Charles à Madrid, a II n'eut point de repos, dit Ozeray, qu'il n'eût mis sur les dents les ouvriers typographes. Une fois son ouvrage imprimé, il le mit en entier dans sa valise e iparlit '. » Rien n'égalait l'activité de P. Rousseau. 11 avait ouvert les rela- tions les plus étendues avec les libraires et les savants les plus distingués de la France et de l'Allemagne, et s'était procuré par- tout des collaborateurs assurés 2. En 1771 il s'associa avec les libraires Panckoucke de Paris et avec Michel Rey d'Amsterdam, pour l'impression des Suppléments de la grande Encyclopédie de Diderot. Ses vastes relations avec l'étranger lui procuraient des débouchés nombreux et lui permettaient de faire circuler ses productions dans tous les pays de l'Europe. Il les vendait à Paris, à Lyon, à Toulouse, à Marseille, à Londres, aux foires de Leipzig et de Francfort; il les envoyait aux libraires de Liège, de Bruxelles et de Maestricht, et partout elles étaient accueillies avec faveur. Les gouvernements des pays voisins du duché de Bouillon, loin de leur être hostiles, avaient même prescrit aux directeurs des postes d'en faciliter la circulatioti ^. 11 n'y eut d'exception à cet égard, que dans la principauté de Liège où l'on continuait à faire une guerre acharnée aux écrits des philosophes français. Bouillon était devenu comme un vaste entrepôt littéraire où étaient reçus et où se fabriquaient tous les ouvrages de la secte philosophique pour être répandus ensuite dans toutes les direc- tions. Par sa situation centrale entre la France, les Pays-Bas et l'Allemagne, la petite cité ardennaise favorisait admirablement cette propagande. Sous ce rapport elle avait réalisé en quelque sorte un des vœux les plus ardents de Voltaire qui avait essayé * Ozeray, Histoire du duché de la ville de Bouillon, l. I", p. 214, note 2. ^ Voyez Notice de Grunwald sur la typographie bouillonnaise. (MS. aux Archives de Bouillon.) 3 Voyez Ozeuay, ouvrage cité, t. l", p. 210. Nous lisons d'autre part dans la Correspondance de Cohenzl avec P. Rousseau que, les directeurs de la douane de iXamur ayant un jour arrêté le Journal encyclopédique, le ministre, sur une plainte de Rousseau, leur ordonna de relâcher cet ouvrage et de ne plus s'opposer désormais à sa circulation. (Voyez lettre de Cobenzl à P. Rous- seau, du 25 avril 1700.) ( s^ ) depuis longtemps déjà de trouver une ville où les philosophes pussent sans crainte imprimer leurs livres pour les lancer ensuite dans le public. C'est dans ce but qu'il s'était souvent adressé au roi de Prusse, Frédéric II, lui proposant d'établir à Clèves « une » colonie d'écrivains français qui de là pourraient faire entendre librement la vérité sans craindre ni ministre, ni parlement ^ » Sans doute la liberté de la presse, telle que nous la possédons aujourd'hui, n'existait pas à Bouillon; mais on y était beaucoup moins sévère que partout ailleurs, et cela suflisait pour faire de celte ville le principal foyer de la propagande philosophique. Voici au surplus un extrait des Mémoires de Bachaumont qui achèvera de faire comprendre toute l'importance qu'avait acquise à cette époque la typographie bouillonnaise : « Extrait d'une 1) lettre de Bouillon le 10 juin 17G9 : Rien de plus curieux, de » plus louable, que la fortune de M. P. Rousseau de Toulouse, » qui, d'auteur médiocre et méprisé à Paris, est devenu un manu- » facturier littéraire très-estimé et très-riche. Il préside, comme » vous savez, au Journal encyclopédique , à la Gazette salutaire » et à la Gazette des cjazettes ou Journal politique. Vous ne » sauriez croire, Monsieur, combien ces trois entreprises lui » rendent. Pour le concevoir, imaginez-vous qu'il est à la tête » d'une petite république de plus de soixante personnes, qu'il » loge, qu'il nourrit, qu'il entretient, qu'il salarie; dans laquelle » tout travaille, sa femme , ses enfants, sa famille; que le manu- » scrit, l'impression, la brochure, la reliure de ces ouvrages pério- » diques se font chez lui et que, malgré les frais énormes de cette » triple production, il met encore 20,000 francs net de côté, au V point d'être aujourd'hui en marché d'une terre de 180,000 livres » qu'il est à la veille d'acheter et qu'il compte payer argent T comptant ^. » De toutes les publications qui paraissaient à Bouillon la plus ^ Voyez Baruukl, Abrégé des mémoires pour servir à l'histoire du jaco- binisme; Luxembourg, 1800, p. 24. Cf. Lettre de Voltaire à Helvélius , du 24 août 1765. 2 Baciiaumo.xt, Mémoires secrets, t. XIX, 1769, addition 18 juin. Cf. la Notice sur la typographie bouillonnaise, de Grunwald. (Archives de Bouillon.) ( 35) importante fut toujours le Journal encyclopédique. II n'y avait même clans toute l'Europe à cette époque aucun recueil pério- dique qui pût lui être comparé ni pour retendue des correspon- dances, ni pour le nombre des lecteurs. De nos jours encore il n'existe qu'un seul ouvrage de ce genre rédigé en français qui puisse lui être comparé sous ce rapport : c'est la Bévue des Deux Mondes. Comme celle-ci, il paraissait régulièrement tous les quinze jours et formait par année huit volumes compactes de 500 et parfois de 550 pages. P. Rousseau fut à la tète de sa rédaction jusqu'en 1785, année de sa mort ^ A partir de cette époque le recueil fut dirigé par Weissenbruch, le beau-frère de P. Rousseau et l'héritier de tous ses établissements typographiques, et il parut encore jusqu'au 9 novembre 1795, où il se fondit dans VEsprit des journaux, après avoir produit 295 volumes '^. Quant aux collaborateurs du journal, leur nombre s'accrut considérablement à partir de son établissement à Bouillon ^. Parmi les nouveaux venus nous citerons d'abord Jean-Louis Caslilhon, Frédéric-Emmanuel Grunwald, Jean-Louis Carra, et l'ex-Jésuitc J.-B. Robinet, qui tous s'étaient établis à Bouillon et qui pendant longtemps formèrent avec P. Rousseau le comité de rédaction. Le premier de ces rédacteurs, J.-L. Castilhon, était comme P. Rousseau, originaire de Toulouse. Il rédigeait outre le Journal encyclopédique un ouvrage intitulé Recueil philosophique et littéraire de la Société typographique de Bouilloîi, qui contient un grand nombre d'articles remarquables sur la littérature, la philosophie, l'histoire naturelle *. Il était secondé dans ce travail ^ P. Rousseau mourut à Bouillon le 6 novembre 178o, 2 Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg , 1874, t. VllI, p. H 1 . Cf. Ul. Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois, p. 60; X. de Thedx, Bibliographie liégeoise, p. 257. 5 Nous avons fait connaître plus haut, chapitre I^s page 15, les premiers collaborateurs du Journal encyclopédique, entre autres Voltaire, J.-J, Rous- seau et l'abbé Yvon. Ce dernier suivit P. Rousseau à Bouillon; mais il quitta la rédaction du journal en 1762 et se retira aux Eudistes, à Paris, où il se mit à écrire contre les encyclopédistes. ^ Ce recueil comprend 10 volumes et fut publié de 1769 à 1779. ( S4 ) par son frère, Jean Castilhon, qui était resté à Toulouse comme secrétaire de l'Académie de cette ville. F.-E. Grunwald était un médecin allemand originaire de la Haute-Lusace. Il vint à Bouillon en 17G1, et travailla au Journal encyclopédique jusqu'en 1793 en même temps qu'il rédigeait la Gazette salutaire *. C'était un homme aussi modeste que savant, possédant à fond la connaissance de l'allemand, du français et de l'anglais. Il s'appliquait particulièrement, dans sa publication, à faire connaître la statistique de la médecine et de la chirurgie. Il travailla aussi aux Suppléments de l'Encyclopédie de Diderot. II mourut dans sa solitude de Bellevau, près de Bouillon, le 16 oc- tobre 182G, à l'âge de 91 ans ^. J.-L. Carra se trouvait encore à Bouillon en 1772, et travaillait non-seulement au Journal encyclopédique, mais encore aux Sup- pléments de la grande Encyclopédie ^. En 1789 on le retrouve à Paris, où il fonde, au milieu de la tourmente révolutionnaire, les Annales patriotiques et littéraires, qui devinrent un des princi- paux journaux de la révolution française ^. J.-B. Robinet était né à Rennes en 1753 et avait fait partie de la fameuse Compagnie de Jésus. Non moins laborieux que les rédacteurs que nous venons de nommer, il travailla aussi pendant plusieurs années aux Suppléments de l'Encyclopédie. Avant de venir à Bouillon, il avait habité Liège, où il s'était donné le sur- nom aristocratique de Robinet de Cbâteau-Gii-on. Ce furent les persécutions auxquelles il fut en butte de la part du clergé après la publication de son Livre de la 'nature ^, qui le forcèrent à quitter cette ville. Il fut avec P. Rousseau l'un des principaux fondateurs de la Société typographique de Bouillon; mais, mécon- tent de la gestion de ses affaires, il quitta la Société quelque « Voyez sa Notice sur la typographie houillonnaise. (Archives de Bouillon.) 2 Voyez sa Notice biographique , publiée par Ozeray, dans TAnnuaire de MÉHUL, 1830, 2 Voyez son mémoire intitulé Le faux philosophe démasqué, Bouillon, 1 772. * Gallois, Histoire des journaux et des journalistes de la révolution française; Paris, 1845, t. 1", p. 151. ^ Voyez chapitre IV, page 63. ( 53 ) temps après sa fondation et se retira à Rennes, sa patrie, où il mourut en 1820*. Indépendamment de ees écrivains qui résidaient à Bouillon ou aux environs, il y en avait encore un grand nombre d'autres qui collaboraient au Journal encyclopédique, une foule de corres- pondants habitant les grands centres et pouvant ainsi fournir les matériaux les plus variés pour la rédaction. Nous nommerons entre autres J.-H. Samuel Formey, ministre protestant, profes- seur de théologie et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Berlin; Rénéaume de la Tache; Morand, renommé comme acteur dramatique, et Champfort qui fut l'un des hommes les plus laborieux de cette phalange d'encyclopédistes et qui se distingua encore par la composition de deux belles comédies, la Jeune Indienne et le Mcurhand de Smyrne, et d'une tragédie non moins remarquable, intitulée Mustapha et Zéangir. Nommons encore J.-F. Coster de Nancy, le frère du Jésuite Costcr qui fonda V Esprit des journaux a Liège en i772; le poêle Michel Cubière; Alexandre Deleyre, de Bordeaux, l'ami intime de J.-J Rousseau; Tavocat Duruflé; Jean Deschamp, prêtre de l'Église anglicane, établi a Londres d'où il envoyait la correspondance d'Angleterre; Guillaume Imbert de Bordeaux, qui écrivait aussi dans le Mercure de France ; les deux Naigeon, tous les deux disciples de Diderot et amis d'Holbach dont ils transcrivaient les manuscrits pour les envoyer à l'imprimeur Michel Rey, d'Amsterdam. Citons enfin quelques autres qui, quoique moins importants, n'en contri- buaient pas moins au succès du journal : Jean-Baptiste Merian, de Baie, philosophe et métaphysicien; C. Thévenot de Morande, libelliste connu sous le nom de gazetier cuirassé; J. Prévost de Meaux; A.-G. Meusnier de Querlon ; le Jésuite Pascal; J. Panc- koucke, de Paris; Sabalier de Cavaillon, professeur d'éloquence; l'abbé A.-F. Farion-Saint-Ange, professeur d'éloquence à Blois, et Weissenbruch, qui soccupait spécialement de l'administration et de la correction typographique ^. < Voyez la Notice de Grunwald sur la tijpog. houillonn. (Arch.de Bouillon.) 2 Institut archéologique du Luxembourg, t.. Vlll, pp. Hl-112. Cf. Ulysse Capitaine, Recherches sur les journaux, p. 60. ( KG ) On comprend qu'avec une collaboration si vaste le Journal encyclopédique ait pu acquérir l'importance qu'il a eue et devenir le premier recueil périodique de l'Europe. Tous les savants du XVIll'"'" siècle y contribuaient et l'enrichissaient de leurs travaux. Aussi contient-il un grand nombre d'articles dun mérite saillant. Toutes les branches des connaissances humaines y étaient représen- tées : la philosophie, l'histoire, la poésie, la littérature, les sciences, les arts, la théologie, l'économie politique, le droit et la législa- tion. Le but qu'il poursuivait était le même que celui de la grande Encyclopédie dont il reproduisait une foule d'articles * et dont il défendait chaleureusement les principes, en s'élevant avec force contre le fanatisme, l'intolérance et les doctrines nllramontaines. « 11 est triste, s'écrie-t-il quelque part, de ne pouvoir plus écrire » aujourd'hui sans que l'on ait à traiter avec les théologiens. >■> Jaloux à l'excès de leurs droits, avides de les étendre, ils veu- » lent prononcer sur tout, quoiqu'ils ne sachent qu'une chose. » Cette barrière que la théologie a mise à l'essor de leur génie, » ils veulent la poser devant ceux qui traitent les sciences » humaines. On dirait qu'ils prétendent se venger sur les philo- » sophes de ce qu'on leur ôte à eux-mêmes laliberté de penser^. » — « L'État, dit-il ailleurs, n'a aucun empire sur les opinions; et il » n'est pas plus juste de lui attribuer qu'à l'Église la puissance du » glaive sur ces matières. Ces principes sont surtout ceux de la reli- » gion chrétienne Dieu n'ayant donné à ses apôtres d'autres )) armes que celles de la parole et de la charité, et quiconque sou- » tient qu'il est permis d'employer la force et les punitions civiles » en matière d'opinions, justifie les persécutions en général et en y> particulier les premiers bourreaux des martyrs chrétiens ^. » Mais tout en défendant avec énergie et constance les doctrines philosophiques du XV1II°'^ siècle, le Journal encgclopèdique savait toujours garder une juste mesure. Jamais il n'adopta les idées extrêmes que professait une fraction notable de la secte philoso- < Voyez Journal encyclopédique, ôe 1756 à 1758, et de 1767 à 1778. 2 Ibid., 1758, t. VI, 2« part., p. 12. Cf. ibid., pp. 59-60. 3 Ibid., 1764, t. VI, p. 15. Cf. ibid., 1768, l. 1", pp. 58-60. ( ") phiquc. On le vit même plus d'une fois flétrir les théories matéria- listes qui se produisaient à celte époque ainsi que les productions immorales et malsaines qui pullulaient alors en France et qui de là se répandaient dans les pays voisins *. Dans sa critique il se montrait toujours modéré, judicieux et impartial, distribuant avec circonspection l'éloge et le blâme, sachant rendre justice à tout le monde, même à ses adversaires, toutes qualités d'autant pkis pré- cieuses qu'on les rencontre rarement dans les écrits périodiques qui louent ou condamnent souvent par caprice, et plus souvent encore par des motifs particuliers de haine ou d'amitié. Ce n'était pas un journal de parti; il n'avait en vue que la science; il ne com- battait que pour le triomphe de la raison, de la vérité et delà justice. C'est ainsi qu'en jugeaient du reste les contemporains eux-mêmes, quand la haine et l'esprit de parti ne les aveuglaient pas. « Si, » dit l'un d'eux en le comparant avec d'autres journaux, nolam- 1» ment avec celui de Linguet, si le Journal encyclopédique n'est » pas écrit avec cette éloquence emportée qui caractérise les » Annales de Linguet, ni avec cette légèreté qui distingue les » ouvrages de la plupart des écrivains modernes, au moins on » avouera qu'il est dans la plupart de ses articles impartial et » judicieux. Y donner une analyse exacte de tous les bons » ouvrages qui paraissent, y entremêler des observations dictées » par un goût épuré, voilà la marche ordinaire de ce journal. On » le voit rarement se livrer à des sarcasmes ou à des critiques » envenimées, parce qu'il n'a , dans les guerres qui déchirent la » littérature, arboré aucun drapeau ^. » Le seul reproche qu'on ait fait au Journal encyclopédique, c'est de n'avoir pas toujours été assez méthodique dans la disposition des matières ^. Il mérite assez ce reproche, car souvent ses articles 1 Voyez Journal encyclopédique, 1756, t. II, 3« part., p. 66; t. HI, 2" part., p. 66; 1757, t. IV, 3^ partie, pp. 22-31; 1757, t. VII, 3« partie, pp. 3-4; 1768, t. I^'-, 3^ part., p. 108; 1774, t. II, pp. 191 et 566; l. III, 5« part., pp. 191-203; 1775, t. VII, p. 379; eic. 2 Observations sur la littérature en France, sur le barreau, les jour- naux, etc.j ou Lettres d'un Parisien à son ami en province, 1780, pp. 64-65. 3 Ul. Capitaine, dans l'ouvrage cité, pp. 60 et suiv. { S8) viennent l'un après l'autre sans aucune suite, sans aucune liaison entre eux. Cependant ce défaut qu'on rencontre d'ailleurs dans la plupart des publications périodiques de cette époque, n'ôte pas à l'ensemble du recueil sa portée philosophique. Il fut pendant de longues années l'organe principal des novateurs du XVIII""^ siè- cle, et, comme tel, il ne cessa jamais de défendre leurs principes. Il les prêche dans toutes ses pages, il cherche à les inculquer aux esprits par tous les moyens, en s'adressant à la raison, à la mémoire, à l'imagination, à toutes les facultés de l'âme humaine. Et ses efforts ne furent pas stériles : car l'action qu'il exerça sur le mouvement intellectuel de l'Europe et de notre pays fut des plus considérables; il contribua tout particulièrement à faire renaître chez nous le goût des éludes, h nous faire sortir de l'en- gourdissement où nous étions plongés, à rallumer le feu sacré trop longtemps enfoui sous les cendres de l'indifférence. Dans les chapitres qui vont suivre nous nous efforcerons de mettre cette influence des encyclopédistes dans tout son jour et de faire connaître en détail la lutte que la propagande des idées nouvelles fit naître dans noire pays, principalement à Liège et dans le Brabant. ( 59) CHAPITRE IV. Premiers symptômes d'une révolution intellectuelle à Liège. — L'influence des idées françaises constatée dans les écrits de Philippe de Limbourg, de Godarl, de P>emacle Lissoir, de J.-B. Robinet, de Corneille de Pauw, de l'abbé Pyrard. — Obstacles que rencontre la propagande philosophique : rigueurs de la censure. — Impuissance de la censure contre l'invasion des nouvelles doctrines : la presse clandestine à Liège; séjour de Marmontel à Liège. — Circonstances favorables à la propagande philoso- phique : suppression des Jésuites; établissement de la franc-maçonnerie à Liège; la Société d'émulation. — La propagande philosophique dans le Brabant; obstacles qu'elle y rencontre : rigueurs de la censure et hostilité générale du public contre toute innovation. — Adoucissements apportés par le gouvernement aux édits sur la presse. — Le gouvernement protège les novateurs; discussions à ce sujet avec le clergé. — Attitude de Joseph II vis-à-vis des philosophes du XVIIInje siècle. Lorsqu'en 1759 les encyclopëdisles quittèrent Liège, ils se flat- taient d'y avoir semé pendant leur court séjour les germes des sciences, et exprimaient l'espoir que bientôt cette ville peu philoso- phique secouerait la torpeur intellectuelle où elle était plongée '. Ces espérances ne tardèrent pas à se réaliser, du moins en grande partie et autant que le permettaient les circonstances. En effet, déjà en i7G0, c'est-à-dire au lendemain du départ de P. Rousseau et de ses collaborateurs, parut à Liège un livre dont le titre seul suffirait pour prouver qu'une révolution intellectuelle commençait à s'opérer dans les esprits. Nous voulons parler de l'ouvrage du médecin liégeois Philippe de Limbourg, intitulé : « Caractère des médecins ou l'idée de ce qu'ils sont communé- ment et celle de ce qu'ils devraient être, d'après la Pénélope de * « Si la persécution que nous avons subie dans la ville de Liège, disaient- » ils à leur départ, ne doit pas nous faire regreller ce séjour, au moins » sommes-nous flattés d'y avoir jelé dans les esprits les germes des sciences ; » et nous espérons qu'ils ne tarderont pas à s'y développer, et que Liège » sortira enfin de l'ignorance oti l'a tenue trop longtemps la superslitution, » ce fléau des sciences. Cette vue nous console par avance des maux que nos » ennemis ont voulu nous faire souffrir. Voyez Préliminaire de P. Rousseau dans I'Éloge historique du Journal encïclopédique. ( 00 ) feu M. de La Mettrie * .)> C'est un résume de « la Pénélope ou le Machiavel en médecine-* que La Mettrie avait publié en 1 748 et qui avait tellement irrité la faculté de Paris par ses impiétés et ses théories matérialistes que l'auteur avait été obligé de s'enfuir en Hollande, et de là en Prusse auprès de Frédéric II. Telle était l'œuvre qu'un Liégois osait reproduire dans la bonne cité de Saint- Lambert! Tel était l'homme dont il osait relever le nom! Il est vrai qu'il prend soin de déclarer qu'il n'adopte pas toutes les doctrines de l'écrivain français. Il s'empresse, comme il le dit lui- même, de supprimer « tout ce qu'il y a de choquant dans l'ori- » ginal, les termes peu ménagés en matière de religion, les propo- » silions scandaleuses, et les plaisanteries dirigées contre certains » médecins, avec j)lus d'apparence d'animosité que de zèle pour » la médecine, » Mais il montre dans son travail une préférence si visible pour les doctrines nouvelles, il attaque avec tant d'ardeur les idées de l'ancienne école, qu'il est impossible de ne pas recon- naître en lui un adepte de la secte philosophique du XVIIl"" siècle. « On sent partout dans son œuvre, dit à ce sujet M. Alph. Le » Roy 2, que les anciennes écoles sont devenues suspectes, qu'une » réaction violente se prépare, et que s'il y a désormais des excès » à craindre, ce sera du côté des critiques et non du côté des » dogmatiques. Ensuite le langage prend ici une allure plus » hardie, les droits de la raison sont revendiqués, et malgré toutes » les réticences possibles, de Limbourg, en répudiant La Mettrie, » allègue volontiers à l'appui de ses assertions le témoignage des » nouveaux philosophes. » Un autre ouvrage, intitulé la Physique de Vàme humaine, dû aussi à la plume d'un médecin du pays de Liège, et qui avait paru quelques années avant celui de Philippe de Limbourg^, prouve ^ 1 vol. in- 12, à Paris, aux dépens de la Compagnie. (Liège, chez J.-F. Desoer.) - Voyez La philosophie au pays de Liège (XVlImc et XVIll'»* siècles), dans le Bulletin de l'L>stitut arcuéologique liégeois, t. IV, pp. 1 10-1 1 1 . 5 En 17oo. M. Alph. Le Roy, dans Touvrage cité (page 115, note 2), place la publication de l'ouvrage de Godait en 1775. Mais Godarl indique lui-même l'époque oîi son livre vit le jour : en effet sa préface est datée de Verviers (Cl ) aussi que les nouvelles doctrines commençaient à s'infiltrer dans l'antique principauté. L'auteur, le docteur Godart, avait étudié à Reims où il s'était fait recevoir docteur en médecine en 1745. Son livre, qui n'est que le développement de la thèse inaugurale qu'il soutint à cette occasion devant la falculté de l'Université de Reims, est remarquable par la hardiesse avec laquelle y sont abor- dées les questions les plus ardues de la philosophie et de la méta- physique. La nature de l'âme et celle de la matière, l'origine déc- idées, l'analyse des facultés de l'âme, la perception, l'imagination, le jugement, les passions, la mémoire, le sommeil, les songes, tels sont les objets qui attirent successivement l'attention du lecteur. Quoique trop superficiel et rempli de théories hasardées et arbi- traires, cet ouvrage a du mérite. M. Alpli. Le Roy en a donné une analyse très-complète dans son livre sur la Philosophie au pays de Liège K Voici en quels termes il apprécie l'auteur : « Godart » mérite à juste titre le nom de philosophe; dans d'autres condi- » tions, il eût été capable de rendre à la science d'éminents » services. Mais r habitude d'approfondir des idées n'existait » point alors à Liège j la routine y était choyée malgré les aspi- » rations de quelques hommes d'élite; et ceux-ci mêmes ne s'en » affranchissaient guère que pour adopter les conclusions des » novateurs qui les séduisaient, sans se donner trop la peine de » reprendre les questions dans toute leur étendue et sans perdre » l'espoir d'arriver à une conciliation. Ne leur en voulons pas, » faisons la part des institutions, de l'isolement d'une petite prin- D cipauté ecclésiastique, et rendons plutôt justice aux efforts de » ceux qui essayèrent de vaincre le bienheureux sommeil de leurs » contemporains 2. » Vers la même époque l'abbé Remacle Lissoir publia à Rouillon son traité sur VÉtat de l'Eglise et la puissance légitime du pon- tife romain ^. C'était une traduction du fameux Febronius de le /«'• de l'an 1755. Voyez du reste X. de Theux, Bibliographie liégeoise, p. 2d3. Cf. Becdelièvre, Biographie liégeoise, p. 516. ^ Pages 1 15 à 135 de l'ouvrage cité. 2 Alph. Le Roy, ouvrage cité, pp. 153-134. 3 Wurtbourg (Bouillon), 1766, 2 vol. in-12. ( 62 ) révêque de Honlheira, pour qui l'abbé avait conçu une admiration sans bornes, au point qu'il l'appelle un second Gerson « aussi orthodoxe, aussi savant, mais peut-être plus hardi que le pre- mier *. » Lissoir abrégea considérablement l'ouvrage de l'évéque^, le refondit dans plusieurs parties et le rendit sien, comme il le dit lui-même dans sa préface. Il adoucit aussi les expressions trop dures et supprima entièrement les sorties trop vives contre la Cour de Rome. Mais cela ne l'empécba pas de combattre énergiquement dans cet écrit les doctrines ultramontaines. C'est ainsi qu'il sou- tient avec de Hontheim que le pape n'a pas une juridiction pro- ment dite sur toutes les églises, que la convocation des conciles généraux ne lui est point réservée; qu'un décret du pape accepté par le plus grand nombre des évèqucs de la chrétienté ne forme pas pour cela un jugement irréfragable et final, et qu'on peut toujours appeler de la sentence du pape à un concile général. Mais c'est surtout à la domination universelle que l'Église prétend exercer à la fois sur les souverains et les peuples, que l'auteur en veut : ces prétentions lui inspirent tant d'antipatbie qu'il va jus- qu'à prêcher le schisme, en excitant les fidèles à la révolte et en leur faisant un exposé des moyens qui , selon lui, pourraient les soustraire à linfîuence de la curie romaine ^. L'ouvrage de fabbé Lissoir est sans contredit un des plus hardis qui aient paru à cette époque dans notre pays. L'auteur y fait preuve de talent, de critique et de connaissances profondes en histoire ecclésiastique. Il n'y cache pas non plus ses sympathies pour les philosopbes du XVIII""" siècle. « Je le dis sérieusement, » s'écrie-t-il dans sa préface, si j'étais théologien ultramonlain, je » n'oserais pas sourciller en présence de l'auteur d'Emile! ». Nous pouvons dire la même chose du livre de la Nature que l'ex -Jésuite J.-B. Robinet publia en 17G8 à Liège, sous la rubrique d'Amsterdam ^. C'était un ouvrage mi-théologique et ^ Wurlbourg (Bouillon), 1766, 2 vol. iu-12; Àverlissemeul. 2 L'original comprenait o gros volumes. 5 Voyez au 2e vol., les deux derniers chapitres. * 2 vol. in-12; Amsterdam (Liège), 1768. ( C5 ) mi-pliilosophiquc qui valut à l'auteur un certain renom parmi les philosophes, et qui, en revanche, lui attira la haine du clergé de Liège. Le synode de la cité fut tellement irrité « des propositions téméraires, scandaleuses et audacieusenient impies » dont cette œuvre était remplie, qu'il força l'ex-Jésuite à rétracter ses erreurs et à les abjurer publiquement, sous peine d'être banni de la prin- cipauté; Robinet publia en effet le 24 juillet 1768, dans la Gazette de Liège, une rétractation dans laquelle il désavouait tout ce que son ouvrage pouvait contenir de contraire à la foi de l'Église ^ Mais cette soumission ne désarma pas le clergé qui continua à attaquer l'auteur à propos de quelques autres publications con- çues dans le même esprit que le livre de la Nature. C'est alors que pour se soustraire à toutes les perécutions Robinet se retira à Bouillon où il se mit à travailler au Journal encyclopédique. En 1709 un autre prêtre. Corneille de Pauw, chanoine de Xanten 2, publia des Recherches sur les Américains qui furent bientôt suivies des Recherches sur les Égyptie?is^, deux ouvrages remarquables tant par les idées libérales qu'ils contiennent que par la profonde érudition qu'y déploie l'auteur. Us valurent au chanoine la haine du clergé et tout particulièrement des Jésuites qui virent avec indignation le peu de cas qu'il faisait des Lettres édifiantes et curieuses, écrites par les missionnaires de leur ordre au XVII™'' et au XVIII'"'' siècle, datées de tous les coins du monde et remplies de faits conlrouvés. De Pauw se vit bientôt * Voyez J, Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liége.^ t. b'', p. 219. 2 Corneille de Pauw, né à Amsterdam en 1739, était petit-neveu par sa mère du grand-pensionnaire de Will. Issu de pareils ancêtres, dit son bio- graphe, Becdelièvre, il n'est pas étonnant qu'il en ail hérité le goût de l'indépendance et qu'il ait montré des idées libérales. De bonne heure orphe- lin, il fut envoyé à Liège où il avait des parents. Un chanoine de la cathédrale prit soin de son éducation. Après avoir (ini ses études, de Pauw alla s'établir à Xanten, non loin de son beau-frère, le baron de Cloolz, qui résidait dans les environs. C'est là qu'il composa ses ouvrages. (Voyez Biographie liégeoise, par Becdelièvre, t. Il, p. ool.) 5 Les recherches sur les Américains parurent à Berlin en 1769., 2 vol. Les recherches sur les Égyptiens parurent également à Berlin en 1774; 2 vol. (64) attaqué avec une violence inouïe parles bons pères qui l'accusaient d'ignorance, de mauvaise foi, de faux et de mensonge. Mais il fut amplement vengé de ces critiques malveillantes par l'accueil que reçurent partout ses ouvrages. Diderot et d'Alembcrt en firent un grand éloge et engagèrent l'auteur à les seconder dans les Sup- pléments de l'Encyclopédie. Le chanoine enrichit en effet ce recueil de plusieurs articles traités avec beaucoup de talent. Quelques années plus tard l'abbé Pyrard de Vcrviers, connu sous le nom de l'abbé Duvcil-Pi/rau, fit paraître à Francfort-sur- le-Mein, sous le titre modeste de Catéchisme de l'homme social, un ouvrage où l'on voit pour -la première fois un prêtre du pays de Liège prêcher la tolérance chrétienne en condamnant l'intolé- rance et le fanatisme. Écrit avec chaleur et conviction, ce livre fut accueilli avec faveur et mérite d'être placé parmi les meilleurs écrits philosophiques de cette époque. Mais il valut à son auteur la haine des gens d'Église qui crièrent au scandale et se jetèrent comme une meute furieuse sur le téméraire abbé qui osait mani- fester des idées libérales. L'astuce, le mensonge, la calomnie, tout fut employé pour le perdre. Pourchassé de toutes parts et abreuvé d'outrages, Pyrard se réfugia en Prusse où Frédéric le Grand l'accueillit de la manière la plus honorable et lui fit une pension de 6,000 florins. Il y vécut paisiblement jusqu'à l'époque où la révolution liégeoise lui permit de revenir dans sa patrie *. Les écrits que nous venons d'examiner et qui nous ont conduit jusqu'en 177G témoignent assez du progrès que les doctrines piii- losophiques avaient faits dans le pays de Liège depuis une quin- zaine d'années. Cependant il faut remarquer que ce réveil de la pensée fut encore loin d'être général. Il ne se manifeste encore que chez un petit nombre d'esprits d'élite; la grande masse du peuple semble même n'y prendre aucune part. Engourdi par un long sommeil et ayant presque perdu Thabitude de penser, le Lié- geois n'aborde qu'avec une timidité extrême des problèmes qu'on n'avait jamais soulevés jusqu'alors; il n'ose prendre son essor, il hésite à rompre avec des idées qui gouvernaient le monde depuis 1 Voyez Becdelièvre, Biographie liégeoise., t. II, pp. 559 et suiv. { 65 ) tant de siècIesîM. Le Roy trouve la cause de cette réserve dans le caractère même de ce peuple, idolâtre de sa liberté individuelle, et aussi peu disposé à s'inféoder aux idées qui lui viennent du dehors qu'à s'engouer de ses propres idées ^ L'observation est juste et témoigne même en faveur de ceux à qui elle s'adresse, car tout système exclusif est condamnable, en ce qu'il engendre tou- jours le fanatisme, dans un sens ou dans l'aulre 2. Mais ce qui formait surtout un grand obstacle à l'émancipation intellectuelle de la nation, c'était l'hostilité permanente du gouvernement contre les doctrines nouvelles, c'étaient les mesures sévères qu'il prenait pour en arrêter la propagande dans la principauté. Nous avons déjà parlé plus haut des édits que Jean-Théodore de Bavière avait promulgués contre la presse. Son successeur, Charles d'Oultremont, les renouvela une première fois en 17G4; mais comme ils ne produisirent pas l'effet qu'on en attendait, ils les promulgua une seconde fois en 1766, en y ajoutant des dispo- sitions nouvelles « afin de couper le mal dans sa racine et d'empé- » cher désormais soit l'impression, soit le débit de tout ouvrage » dangereux dans la principauté ^. » De semblables édits furent encore publiés à plusieurs reprises dans la suite. lj'évê(|ue Vcl- bruck lui-même, qui ce])endant se montra favorable aux nouvelles ^ Voyez La Philosophie au pays de Liège, pp. liô-114. 2 Ici, ibicL 3 Voici les nouvelles mesures que décrétait l'évêque : « Les libraires et les » imprimeurs renouveileronl leur profession de foi et leur serment ; ils mel- » Iront au-dessus de leurs portes un écriteau indiquant leur profession, et cela » sous peine d'être punis comme possédant une librairie ou une imprimerie » clandestine ; ils donneront au synode, avant Touverlure d'un ballot de livres, » la liste des livres qu'ils reçoivent de l'étranger; l'entrée des librairies et des y> imprimeries sera libre aux fonctionnaires délégués pour l'examen des livres » pourvu qu'ils soient munis de la clef magistrale pour les endroits de fran- » chise où cette formalité est d'usage; les imprimeurs, les libraires et autres » qui seront convaincus d'avoir imprimé, vendu ou distribué des ouvrages » d'impiété, par exemple, de matérialisme, de déisme, d'athéisme et autres » pareils foudroyés d'analhèmes, seront condamnés à faire amende honorable » en public, outre une amende pécuniaire de cent florins d'or el la privation » du droit de bourgeoisie. « Tome XXX. 5 ( C6 ) doctrines, et qui avait même fait arrêter les poursuites intentées aux rédacteurs du Journal encyclopédique ^, fulmina dès son avènement contre les philosophes un mandement dans lequel il ne les épargnait guère. «... Ces temps dangereux que l'apôtre » annonçait à son disciple Timothée, s'écriait-il, paraissent être » venus, temps où il y a des hommes amateurs d'eux-mêmes, » orgueilleux, blasphémateurs, arrogants, enflés, préférant les » plaisirs à Dieu, corrompus et réprouvés selon la foi; sont-ils » en effet autre chose ces prétendus philosophes qui, pour gagner » des adeptes à leur impiété et à leur folie, inondent le pays de » leurs écrits blasphémateurs et paraissent avoir formé une con- » juration contre Dieu et son Christ? ^ » Non content de ce man- » dément, Velbruck porta le 27 janvier 1775 un édit par lequel il prescrivait la stricte observation de toutes les dispositions que ses prédécesseurs avaient prises relativement à la presse et à la librairie. Et il ne se contenta pas de publier ces ordonnances comme une simple menace : il veilla aussi à leur exécution. C'est ainsi que la Gazette de Lfe^e ayant, dans son numéro du 14 juillet 1775, fiiit mention du livre de VEsprit, il fit donner à l'éditeur l'ordre de désavouer sans retard l'article où il avait été question de ce « livre pernicieux, condamné par ki puissance tant sécu- lière qu'ecclésiastique. » Un journal intitulé : la Feuille sa)is tÂtre, » qui s'imprimait chez Tutot depuis le 2 février 1777, sous la rubrique d'Amsterdam, ayant critiqué quelques actes du gou- vernement, fut supprimé sans miséricorde le 5 novembre de la même année. « Je vous prie, écrivit à celte occasion l'évêque à de » Chestret,je vous prie de faire connaître au conseil privé que » nos volontés sont de suj)primer la Feuille sans titre sans rémis- » sion, et de tenir la main à ce qu'elles soient exécutées sans » aucun délai ni représentation ^. •» La feuille disparut en effet le 51 décembre. * Voyez plus haut, chapitre III, p. 41. ' Mandement du 7 juillet 187:2, cité par J. Daris, dans l'ouvrage cité, 1. 1'''", p. 294. 5 Voyez J Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Uége, t. I", p. 298. ( C7) Ces exemples et d'autres qu'il serait trop long de citer ici prou- vent la sévérité avec laquelle le gouvernement des princes-évê- ques procédait dans ces matières. Il était implacable ; il ne tolé- rait aucune liberté, aucune indépendance d'esprit; il condamnait tout ce qui lui paraissait suspect; il proscrivait tout ce qui pou- vait porter atteinte à son prestige et h son autorité; en un mot, il travaillait de toutes ses forces à empêcher le développement de la pensée et la régénération intellectuelle de la nation. Mais il ne fut pas longtemps à s'apercevoir que la réglemen- tation la plus minutieuse, la censure la plus sévère, était impuis- sante à arrêter un mouvement qui se propageait avec une puis- sance irrésistible dans tous les pays de l'Europe. Car les novateurs, loin de se laisser intimider par les dispositions des édits, conti- nuaient à répandre leurs ouvrages dans toute la principauté, non-seulement dans les grands centres, mais jusque dans les moindres villages. Ils les envoyaient de Paris aux instituteurs des campagnes; ceux-ci étaient chargés d'en faire ensuite la lecture aux paysans qu'ils réunissaient le soir ou même pendant le jour dans leurs maisons ou au local de leurs écoles. C'était d'Alembert qui avait imaginé ce moyen de propagande, qu'il pouvait mettre en pratique avec d'autant plus de facilité, qu'il avait des relations avec les instituteurs du pays de Liège, comme avec ceux de France, d'Allemagne et d'autres pays. Plusieurs de ceux-ci lui devaient même leurs places, ayant été nommés par son influence ^ Mais il y a plus. Les imprimeurs de Liège eux-mêmes se mirent à publier clandestinement, au mépris des édits des princes-évèques, une foule d'ouvrages français hostiles au clergé. Pour se mettre à l'abri des poursuites, ils se contentaient de mettre sur le titre de ces livres les noms de Cologne, de Francfort, de Paris, de Londres, de Rome, de Constantinople et d'autres villes. Et ce n'étaient pas les imprimeurs de la dernière classe, c'étaient les plus riches et les ^ D'Alembert avait établi à Paris un bureau cV instituteurs, clans le but d'envoyer dans toutes les provinces de la France et dans les pays voisins des précepteurs et des maîtres d'école imbus des doctrines philosophiques. Voyez à ce sujet les Mémoires de l'abbé Barruel, p. 50. Cf. le Journal de Vabbé de FeUer, 1785, t. IlI,p.48D,et J.Dahis, FI istoire du diocèse de Liège, pp. '29ii-ô00. ( 68 ) plus distingués de la cite, les Tutot, les Bassonipierre, les Desoer, les Ploiiiteux. qui se livraient à ces pratiques et ne rougissaient pas de faire rouler leurs presses sur les productions les plus impies du siècle *. C'est ainsi que de 1771 à 1777 Ploniteux publia, sous la rubrique imaginaire de Genève, une édition com- plète des OEuvres de Voltaire ^. En 1780 le même imprimeur s'associa avec la maison Panckoucke de Paris pour l'entreprise d'une réimpression liégeoise de la Grande encyclopédie^ sous le titre à' Encyclopédie méthodique. C'est encore lui qui publia vers la même époque, sous la rubrique de Londres, le recueil des meil- leurs contes de La Fontaine décrit par l'auteur du Manuel du li!)raire ^. Et, particularité digne de remarque, cet homme qui transgressait si audacieusement les édits sur la presse, était l'imprimeur officiel de lévêque! IMais le plus hardi de ces con- trefacteurs était Bassompierre. Celui-ci ne se contentait pas de réimprimer clandestinement les écrits des philosophes et des ency- clopédistes; mais, spéculant sur les instincts les plus grossiers du cœur humain, il s'était encore donné pour spécialité de reproduire les œuvres les plus malsaines et les plus corruptrices de cette époque. C'est à lui qu'on doit la réimpression de ces livres obscènes et de bas étage que publiaient en France non les ency- clopédistes, mais les adeptes impurs d'une école sensualiste, qui se présentaient comme les auxiliaires des nouvelles doctrines *. iMarmontel parle de cet éditeur qu'il eut l'occasion de voir pendant un voyage qu'il fit à Liège en 1780, et chez qui il fut surpris de trouver une des plus belles imprimeries de l'Europe ^. Bassompierre montra en effet à lillustre voyageur une foule de réimpressions françaises; il ne lui cacha pas non plus qu'il réim- primait ses propres œuvres, en ajoutant qu'il en avait un grand débit en Allemagne. Et sur ce que Marmontel se récriait qu'on lui ' Ulysse Capitaine, Coup d'œil sur la presse clandestine à Liège, dans le Blllktin du Bibliophile, t. VIII, p. 488. 2 52 vol. in-12. 3 Manuel du libraire, 4«^ éd., t. \", p. 765. * Voyez La philosophie au pays de Liège, ouvrage cité, pp. 157-140. ^ Voyez .Maumomel, OEuvres complètes ; Paris, 1818, t. II, p. 61. (G9) volait ainsi le fruit de son travail, « vos privilèges, lui répondit » rimprimeur, ne s'étendent point jusqu'ici. Liège est un pays de » franchise. Nous avons le droit d'imprimer tout ce qu'il y a de » bon ; c'est là notre commerce. Qu'on ne vous vole pas en France » où vous êtes privilégié, vous serez encore assez riche.» Bassoni- pierre voulut même retenir son hôte à Liège, « en lui offrant » une belle chambre avec tous les moyens pour travailler, et en » lui assurant que tout ce qu'il aurait écrit la veille serait » imprimé le lendemain. » 3Iarmontel, qui nous a conservé lui- même tous ces détails, ajoute qu'il fut presque tenté d'accepter la proposition *. C'est ainsi qu'on éludait les dispositions des édits des princes- évêques. Ceux-ci avaient beau prescrire dans leurs mandements la plus stricte observance de leurs règlements, les libraires n'en tenaient aucun compte : ils se procuraient les ouvrages des philo- sophes français, les réimprimaient secrètement et les vendaient de même. Souvent aussi ils agissaient de concert avec les fonction- naires du gouvernement ou obtenaient leur silence à prix d'ar- gent. Leur opulence et la considération dont ils jouissaient dans le public les mettaient à l'abri des poursuites, ou du moins les firent échapper plus d'une fois à la sévérité des lois. La presse clandestine et la contrefaçon, telles que nous venons de les montrer à Liège, contribuaient puissamment à propager les nouvelles doctrines dans la principauté et même dans les pays voisins. Mais d'autres circonstances vinrent encore favoriser cette propagande. Ce furent, pour n'en indiquer que les trois princi- pales, la suppression de l'ordre des Jésuites, l'érection de loges maçonniques au sein même de la cité épiscopale, et surtout la fondation de la Société d'émulation. On sait avec quel acharnement les Jésuites poursuivaient les encyclopédistes ; il ne se passait pas de jour sans que dans leur Journal de Trévaux ils déversassent un torrent d'injures sur les philosophes, surtout sur Voltaire Dès ce moment le clergé et le gouvernement se trouvèrent presque toujours en désaccord sur l'approbation à accorder à tel ou tel ouvrage. Ce < Voyez Ch. Piot, Le règne de Marie-Thérèse, pp. 126-127. 2 Voyez Censure des livres, conseil privé, carton 1099 (aux Archives du royaume). 3 Consulte du conseil privé du 2(3 octobre 1768, citée par Cb. Piol dans son livre sur le Règne de Marie-Thérèse, p. 127. (78) conflit prit chaque jour des proportions plus considérables, et, sous Joseph II il dégénéra en une lutte ouverte entre les deux pouvoirs, à tel point que le gouvernement finit par approuver systématiquement tout ouvrage que les censeurs ecclésiastiques condamnaient, et réciproquement. Joseph II était, en effet, un disciple fervent des nouvelles doc- trines ^ Il avait étudié h fond les ouvrages des philosophes fran- çais sur le gouvernement des hommes et l'économie politique. Aussi sa première pensée, en montant sur le trône, fut de provo- quer une vie nouvelle dans ses États en y introduisant de larges réformes, tant au point de vue religieux que dans le domaine politique et administratif. Pour atteindre plus rapidement ce but, il crut avec raison qu'il fallait donner à l'expression de la pensée encore plus de liberté qu'on ne l'avait fait jusqu'alors. C'est ce qu'il fit sans retard, et voici les principes qu'il prescrivit de suivre à ce sujet dans son ordoimance du 21 juin 1782 : « En » général on procédera avec modération ; la criticjue sera pcr- » mise; les ouvrages qui avancent des propositions hasardées, » mais qui en même temps déposent une érudition profonde, » doivent être jugés plutôt avec indulgence et modération qu'avec » une sévérité outrée toujours manifestement contraire au progrès » et aux connaissances d'une nation qui désire de s'éclairer; les » critiques sur le souverain comme sur le dernier des sujets » seront permises si l'auteur les expose avec discrétion et s'en » établit le garant en y apposant son nom; les livres de droit, de ^ Dans sa correspondance, Voltaire nous donne à ce sujet des détails curieux et qu'on nous saura gré, sans doute, de rapporter ici. Le 28 octobre 1769 il écrit à d'Alcnibert : « Voici une nouvelle intéressante : Grimm ni'assure que l'Empereur (il s'agit de Joseph II) est des nôtres! » Pour s'assurer de la véiité de la nouvelle il écrit ensuite à Frédéric : « Un bohémien qui a beaucoup d'esprit et de philosophie^ nommé Grimm, m'a mandé que vous avez initié l'Empereur à nos saints mystères (novembre 1769). » On voit assez ce que Frédéric a dû répondre à cette lettre par celle où Voltaire lui dit : « Vous m'avez flatté aussi que l'Empereur éloit dans la voie de perdition; voilà une bonne récolte pour la pinlosophie (21 novembre 1770). » Enlin Frédéric lui écrivit encore le 18 août 1771 « que l'Empereur aimoit les ouvrages de Voltaire, qu'il les lisoit autant qu'il pouvoit et qu'il n'étoit rien moins que superstitieux. » I ( 79) » médecine et de science, à l'exception de ceux qui traitent du » droit ecclésiastique et du droit public, ne seront soumis à aucune » censure * ; enfin lacensure ne s'occupera que des livres destinés » à être vendus publiquement. » Des règlements ultérieurs ne firent qu'étendre l'application de ces principes généraux. Le 10 septembre 1 782 Josepli II fit paraître un nouveau décret qui comminait des peines sévères contre les prêtres qui empêchaient la lecture des livres autorisés par les censeurs laïcs. « Les ecclésiastiques, disait l'Empereur, qui enlève- » ront des livres au peuple sous prétexte qu'ils contiennent des » propositions hérétiques seront récfulièrement punis. Les gou- » vernements, ajoutait-il, devront redoubler de zèle à cet égard » envers les évêques étrangers dont le diocèse s'étend sur le terri- » ioire autrichien. » On le voit, ces ordonnances se ressentent bien plus vivement de l'esprit du XVIII™*' siècle que toutes celles du règne précédent. Ce n'était pins celte politique tortueuse et parfois peu avouable que nous avons signalée plus haut. C'était une politique franchement anticléricale, comme on dirait aujour- d'hui; l'Empereur entrait en lutte ouverte avec le clergé et tous les partisans des vieilles doctrines. Nous verrons bientôt les détails de cette lutte. Mais revenons sur les bords de la Meuse et voyons quelle avait été à Liège la marche des idées dans les dernières années du règne de Velbruck. * Les publications de l'Académie royale fureiît égalemeiil exemptées de la censure. Le même privilège fut accordé au prince de Ligne el à Linguet, l'auteur des Annales civiles et politiques. Le gouvernemenl,qui avail pris à sa solde ce journaliste, lui permit de publier son ouvrage à Bruxelles sans lui faire prendre d'autre précaution que de mettre sur le litre un lieu d'impres- sion étranger. Linguel y mil le nom de Londres, el de celte manière il échappa complètement à l'action des censeurs; ceux-ci n'avaient plus rien à voir dans la publication des Annales politiques et étaient censés ignorer l'impression de ce journal en Belgique. (Voyez à ce sujet l'excellent travail que M. Ch. Piot a publié tout récemment sur cet écrivain, sous le titre de : Linguet aux Pays- Bas autrichiens, pp. 11 et suiv. (Extrait des Bulletins de r Académie royale de Belgique,'^'' série, t. XLVI, n» H, 1878.) ( 80 CHAPITRE V. Transformation complète de l'esprit public à Liège. — Les premiers Mémoires de la Société d'émulation. — Succès prodigieux d'un Mémoire de Defrance. — Séjour de l'abbé Raynal à Spa. — La Nymphe de Spa à l'abbé Raynal, par N. Bassenge. — Démêlés de l'auteur avec le clergé à cette occasion. — Intervention de l'évêque Vel- bruck; il se montre favorable à Bassenge. — Les écrits du chevalier de Heeswyck contre le clergé. — Poursuites criminelles contre Heeswyck. — Réponse du clergé aux brochures du chevalier de Heeswyck. — L'Essai sur l'origine des dîmes, de Lambert d'Outrepont. — Réponse de l'abbé Ghesquière. — La presse périodique à Liège. — Fondation de Y Esprit des journaux (1772). — Ce recueil défend les nou- velles doctrines. — Il est attaqué par l'archevêque de Malines, et protégé par le gouvernement de Joseph IL — Appréciation de ce journal. — Les journaux des abbés Brosius et de Feller. — Autres journaux fondés à Liège. — Essor de la presse pério- dique à Liège et à Bruxelles. Dans le chapitre qui précède nous avons signalé les premiers symptômes du mouvement intellectuel qui commençait à se mani- fester dans la principauté de Liège. A l'époque où nous sommes arrivés ce mouvement avait pris des proportions inattendues. Une transformation complète avait eu lieu dans l'antique cité de Saint-Lambert. Ce n'était plus ce peuple paisible, indifférent, apathique et qui semblait avoir perdu le goût pour les choses de l'intelligence. Son horizon s'était élargi, grâce à la propagande des encyclopédistes. Il ne s'occupait plus uniquement des intérêts matériels : des pensées plus élevées, des idées de réforme et d'amélioration politique et sociale agitaient les esprits; car on avait prêté une oreille attentive aux doctrines des novateurs, on avait entendu des paroles à faire tressaillir; et de toutes parts on commençait à aspirer aux vieilles libertés qui avaient fait jadis la gloire du pays, mais que le pouvoir épiscopal avait confisquées à son profit. Peu im[)ortait maintenant l'opposition du clergé; on était décidé à ne plus reculer devant cet épouvantail : les Liégeois, disait de Chestret, ne sont pas des têtes de choux ! Le nouvel esprit qui animait le public se faisait surtout remar- quer dans la Société démulation, au sein de cette phalange de (81 ) jeunes gens ardents et pleins d'enthousiasme pour les nouvelles doctrines. Ce fut même pour cette raison que le clergé avait com- mencé à attaquer cette société, dans laquelle il ne voyait, selon les paroles de Villenfagne, « quun lieu de réunion d'esprits turbu- lents, [adieux et tracassiers, imbus des maximes philosophiques et révolutionnaires dont V explosion retentit depuis dans les quatre parties de l'univers, et nullement le paisible rassemblement d'un petit nombre d'amateurs pour les lettres et les arts *. » Ce fut lors de la discussion des premiers mémoires présentés en réponse aux questions mises au concours par la Société, que les nouvelles tendances des esprits se manifestèrent avec une viva- cité étonnante et qui ne pouvait plus laisser le moindre doute sur la transformation qui s'était opérée. On a vu plus haut qu'entre autres questions on avait demandé l'explication du peu de succès de la littérature française à Liège. Trois mémoires avaient été en- voyés en réponse à cette question, un de Legay, secrétaire de la Société, un autre du chanoine Mongez et un troisième du peintre Defrance ^. Le premier de ces mémoires fut couronné; mais c'est le troisième qui fit le plus de sensation, non-seulement au sein de la Société d'émulation, mais dans toute la ville et jusque dans la Cour du prince-évêque. Villenfagne, qui nousapprend ce fait, nous en a laissé en même temps un récit trop caractéristique pour ne pas être rapporté ici : « Plusieurs membres de la Société, dit-il, » voulaient faire adjuger le prix au mémoire de Defrance. Après » avoir mis tout en usage pour y parvenir, ces messieurs, plus » enthousiastes qu'animés d'un vrai désir de perfectionner les » beaux-arts, demandèrent une lecture publique du mémoire de » Defrance, dans la salle même où la Société tenait ses séances. » C'est ce qu'on leur refusa. Ils insistèrent, cabalèrent, et, ne » pouvant rien gagner, prétendirent qu'on ne les empêcherait i> pas de le lire dans la chambre voisine. Or, c'était la cuisine. » La foule y entre; toutes les places sont bientôt occupées; on se * Mélanges de Villenfagne, ip. 62 (édition de 1810). 2 Léonard Defrance, né à Liège le 5 novembre 1735. Voyez Becoelièviu, Biographie liégeoise, l. II , pp. 583 et suiv. Tome XXX. 6 ( 82 ) » presse, on monte sur les banes et les potagers; chacun prête » une oreille attentive. Un ami de Defrance, muni de son mémoire, » en commence la lecture. Elle est souvent interrompue. A chaque » tirade on entend des battements de mains, un bruit confus de » voix applaudissantes dont l'écho va se perdre dans les marmites. » Ce n'est pas tout: ce mémoire, proscrit par la plus saine partie » de la Société d'émulation, a été accueilli à la cour du prince » Velbruck. Il y a été lu avec avidité. De la cour il s'est répandu » dans la ville; on se l'arrachait. Deux ou trois mille personnes » au moins l'ont vu K » Le succès de Defrance n'était pas dû à l'éclat de son talent ni à la beauté de son style — car son mémoire était médiocrement écrit — , mais uniquement aux traits satiriques qu'il avait lancés contre les prêtres et les moines, contre leur intolérance et leur fanatisme. C'était là l'esprit de l'époque, et cela suffisait pour s'attirer les applaudissements de la foule. A partir de ce moment le clergé fut plus d'une fois encore attaqué dans des mémoires présentés à la Société d'émulation. Celui-ci d'ailleurs ne se faisait pas faute de répondre vertement à ses adversaires, comme le prouve un pamphlet du temps, intitulé: Questions relatives, et dont l'auteur ne trouve pas d'expressions assez malsonnantes pour qualifier ceux qu'il appelle nos prétendus philosophes, élèves de Voltaire. « Qu'un ivrogne 2, s'écrie-t-il, fasse l'apologie de l'impie » Voltaire; qu'un peintre lascif ^ déclame en gaulois contre les » corps les plus respectables de notre cité; qu'un ex-comédien » tourne nos mœurs en ridicule et exalte les prétendus services de » l'esprit philosophique du siècle, les pièces méritent les applau- » dissemenls d'une société liégeoise., soi-disant d'émulation *. » Peu de temps après la scène tumultueuse qui eut lieu au sein de la Société d'émulation à propos du mémoire de Defrance, l'ar- rivée de l'abbé Raynal à Spa devint pour les Liégeois une nouvelle * Mélanges de ViUenfagne, pp. 62 el suiv. ^ Saiiil-Péravi. 3 Léonard Defrance. * Cilé par J, Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, t. I", p. 313. ( 83) occasion de manifester leurs sympathies pour les doctrines philo- sophiques du XVIII" siècle. C'était en 1781. Raynal, le célèbre auteur de V Histoire philosophique, après avoir vu brûler son ouvrage par ordre de la Sorbonne et du Parlement de Paris, s'était réfugié à Spa pour échapper aux poursuites criminelles ordonnées contre lui en France. Spa était alors , à cause de la salubrité de ses eaux et de sa situation pittoresque au pied des montagnes, le rendez-vous de la société la plus brillante de l'Eu- rope. Chaque année des personnages du plus haut rang, des rois, des princes, fatigués du poids de la vie des cours, venaient y cher- cher, les uns le repos, les autres le délassement et les plaisirs. A son arrivée Raynal y trouva le prince Henri de Prusse, le frère du grand Frédéric, et Joseph II, qui le reçurent à leur table et dans leur intime familiarité. Il y rencontra aussi bon nombre de Liégeois qui s'empressèrent autour de lui et lui firent l'accueil le plus sympathique qu'il fût possible de faire à un aussi illustre représentant de la philosophie moderne. Il ne tarda pas à se lier d'amitié avec plusieurs d'entre eux, entre autres, avec un jeune homme nommé N. Bassenge, alors âgé de 22 à 23 ans, qui culti- vait la poésie et faisait parfois d'assez beaux vers. Quand il apprit le départ du célèbre écrivain, le jeune poëte, voulant lui témoigner l'admiration qu'il éprouvait pour ses ouvrages, lui adressa une pièce de poésie intitulée : La Nymphe de Spa à l'abbé Raynal, dans laquelle il faisait un éloge enthousiaste de la philosophie, tout en décochant quelques traits satiriques contre l'intolérance et le cagotisme du clergé. Voici en quels termes Bassenge faisait parler sa Nymphe à l'abbé Raynal : « Tu vas quitter celte aimable retraite « Où, loin du bruit, des fourbes, des cagols, » Libre de soins, ton âme satisfaite » A su goûter les douceurs du repos. t> Dans ces forêts, en mon réduit sauvage, » Où les beaux jours amènent tous les ans » Tant d'êtres nuls, tant de fous indifférents, » Avec orgueil j'ai vu paraître un sage. (84 ) » Ainsi tu vois dans mon riant vallon, » Parmi la mousse et la pâle fougère, » Briller parfois une fleur passagère, » Quelques moments cmailler le gazon » Et parfumer la stérile bruyère. » De ses malheurs imbécile artisan, » Que contre toi dans sa fureur glapisse » Des préjugés l'aveugle partisan; » Que des mortels ce farouche tyran, » Le fanatisme, à ton nom seul frémisse!... » Sous mes berceaux, malgré la calomnie, » L'intolérance et ses affreux suppôts, » L'amant sacré de la philosophie » Fut couronné par la main des héros. » Salut à vous! ô princes magnanimes, » Qui, déchirant le bandeau de l'erreur, « Suivez le cri de vos âmes sublimes » Et des humains cimentez le bonheur. w Oui, des Germains l'espérance première, » Le bon Joseph aux préjugés fatal ; » Du plus grand roi que l'Europe révère, » Ce fier Henri le frère et le rival , » Sourds aux clameurs des rives de la Seine » Au bord fleuri de mon humble fontaine » Des vils cagols t'ont bien vengé, Raynal!... » Poursuis en paix ton illustre carrièrej « Que la santé file tes jours heureux : » Puisse mon onde, et pure et salutaire » En prolonger le cours si précieux! etc. * » Cette pièce circula bientôt manuscrite et excita la haine du clergé contre son auteur. Le synode fit citer le jeune poëte pour lui donner une réprimande. Mais celui-ci refusa de comparaître et alla même se plaindre à l'évêque. Velbruck, qui estimait Bassenge ^ Loisirs des trois amis, t. II. Cf. L'abbé Raynal et Bassenge, dans le Bulletin de l'Institut archéologique liégeois, t. II, pp. 288-289. (85 ) et qui le recevait dans son intimité avec Henkart et quelques autres jeunes talents, prit sa défense et écrivit au tréfoncier Ghisels de laisser tranquille l'auteur de la Nymphe de Spa. Mais tel ne fut pas l'avis du synode qui continua les poursuites et cita Bassenge jusqu'à quatre fois de suite dans l'espace d'une semaine. Celui-ci, loin d'obtempérer à ces injonctions réitérées, protesta par-devant notaire contre les poursuites dont il était l'objet : « Apprenant, » disait-il dans sa requête, les discours peu mesurés et même » injurieux répandus contre moi par les membres du consistoire, » je refuse de comparaître devant des juges aussi prévenus, et je M me réserve d'exiger d'eux par-devant les tribunaux et les dicas- » tères de l'Empire, la ré[)aralion que je suis en droit d'obtenir » pour les injures lancées contre moi *. » L'affaire menaçait de devenir grave et excitait une vive fermen- tation dans le public : les uns blâmaient hautement la sévérité du synode, les autres l'approuvaient. Quelques rimeurs se mirent de la partie et égayèrent le public du produit de leur verve. Ce fut d'abord la Meuse à la Nymphe de Spa, puis la vraie Nymphe de Spa à l'abbé Raynal, puis la Nymphe de Spa plaisamment flétrie au prône, puis le Discours de la patrie aux Liégeois^ et plusieurs autres pièces, les unes pour, les autres contre Bassenge, et qui sont toutes aussi détestables sous le rapport des idées que du style 2. Pour calmer l'effervescence des esprits Velbruck écrivit le 19 octobre 4781 à son vicaire général, de Rougrave, une lettre dans laquelle, après avoir jugé lui-même la pièce incriminée, il demande pour la seconde fois qu'on cesse les poursuites et qu'on laisse le jeune poëte tranquille. Nous ne pouvons résister au plaisir de rapporter ici cette lettre en entier, attendu qu'elle est de nature à faire mieux apprécier ce prince que tout ce qu'on en pourrait dire; c'est, comme l'a dit Polain, un monument de bonté et de * Voyez Bulletin de l'Institut archéologique liégeois, t. JT, p. 291 (article de Polain). 2 Polain, dans son article L'abbé Raynal et Bassenge, inséré dans le Bdl- lETiN DE l'Institut archéologique liégeois, t. Il, pp. 287-297, cite ces diverses pièces et en donne des extraits. Il cite aussi quelques wallonades ou paskées qui parurent à cette occasion et qui toutes déversent le ridicule sur Bassenge. ( 86 ) sagesse, qu'on est heureux de pouvoir mettre sous les yeux du lecteur : « A monsieur le comte de Rougrave, vicaire général. J'ai reçu » votre lettre avec beaucoup de plaisir, mon très- cher grand » vicaire; mais je regrette infiniment que votre voyage de Tavière > me prive du plaisir de vous voir ici, d'autant plus que dans » les circonstances actuelles votre présence au synode eût été » très-nécessaire, etc., etc. Je viens de recevoir un votum du con- » sistoire dressé contre le sieur Bassenge fils, à l'occasion d'une » pièce de vers que celui-ci a envoyée il y aquelque temps à l'abbé » Raynal. A la nouvelle de la première citation portée contre ce y> jeune homme, j'avais écrit à M. de Ghisels, votre substitué, de » le laisser tranquille; mais vous verrez par sa réponse que je » vous joins ici, que ce n'est pas trop son avis, et que la seconde » citation a suivi de près la première. Ce procédé me parait peu » conforme au véritable esprit de l'Évangile, qui nous ordonne » de corriger nos frères avec douceur et en particulier, sans cher- » cher à les humilier, ni à nuire à leur réputation, ni à jeter le » désespoir dans une fanjille honnête, par des citations. » J'ai lu et relu attentivement la pièce qui fait le corps du » délit, et je n'y trouve rien ni contre la religion ni contre les » mœurs, et je pense que tout bon esprit en jugera ainsi. Si l'au- » teur loue l'abbé Raynal, c'est sans adopter ses erreurs, c'est » comme homme de lettres et nullement comme théologien; et » puis cette pièce n'est pas imprimée, ni destinée à l'être. » Je ne connais pas la connexion étroite de mon synode avec )> la Sorbonne et le Parlement de Paris pour poursuivre si chau- » dément les décrets de ce corps avec un zèle persécuteur, contre » un citoyen au plus imprudent. » La censure de Paris : Que l'abbé Raynal doit être le mépris » et l'opprobre des persotines à qui il reste de la religion, n'a pas » été reçue de tout le monde; au reste cette sentence n'a rien de » commun avec la pièce de vers qui peut être interprétée d'une » manière sinistre, ce qui donnera encore une sorte de scandale » public. V^ous m'obligerez de mettre fin à cette tracasserie et de » faire entendre à mon synode qu'il n'est ?ii charitable, ni chré- ( 87 ) » tieriy de donner des interprétations à un jeu d'esprit qui n'est » nu fond nullement susceptible, et qui ne peut avoir aucune » influence sur les mœurs ou la croyance de mes ouailles. » Je dois avoir et j'aurai toujours pour elles les plus tendres » sollicitudes; mais leur repos temporel doit m'inléresser autant » que leur salut; je dois veiller également à ce qu'il ne se propage » aucune erreur qui puisse nuire à l'un, et à prévenir les vexa- » tions qui pourraient troubler l'autre mal à propos. Au reste, » quelque parti que prenne dorénavant mon synode dans cette » affaire, je ne veux pas lui prêter la main pour le suivre, ni en » entendre plus parler davantage, telle tournure que celte affaire » pourra prendre *. » Le synode ne tint aucun compte des observalioiis du prince- évêque et continua les poursuites avec son opiniâtreté ordinaire. Dans l'intervalle Bassenge publia sa pièce. Le synode y vit une insulte publique faite à son autorité et redoubla de sévérité : il écrivit de nouveau à Velbruck pour se plaindre des progrès que la philosophie et l'irréligion faisaient dans le diocèse; puis il rédi- gea, le 27 octobre, un mandement qui condamnait la Nymphe de Spa à l'abbé Raynal, et qui fut lu le lendemain dimanche dans toutes les églises de la cité. Cette pièce était l'œuvre du tréfoncier Ghisels. L'évéque, mieux renseigné, ou plutôt désireux d'échapper aux importunités de son clergé, la signa à Seraing, le jour même où elle fut publiée 2. Ce ne fut pas encore tout. Le synode, pour pousser l'affaire jusqu'au bout, envoya en même temps un moni- toire à Bassenge pour l'obliger de comparaître sous peine d'ex- communication. Mais le jeune homme n'obéit pas plus à cette in- jonction qu'aux précédentes. Alors l'évéque résolut de terminer l'affaire par une sorte de transaction ou conciliation. Il fit venir à son château de Seraing, le 2 novembre, Bassenge et plusieurs membres du synode. On ignore le résultat de cette conférence; mais ce qui est certain, c'est qu'il déplut au synode qui fit de nou- * Voyez L'abbé Baynal et Bassenge, dans le Bulletiîï de l'Institut archéo- logique LIÉGEOIS, 1. c. 2 J. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, l. I^r, p. 502. ( 88) \ elles observations au prince, mais sans aucun succès. L'auteur de la Nymphe de Spa finit par triompher de toutes les citations et de toutes les menaces, et continua même à être bien vu à la Cour de Velbruck, ce qui causa tant de dépit au synode que plusieurs de ses membres donnèrent leur démission, entre autres le tréfon- cier Ghisels '. La persécution que Bassenge venait de subir de la part du clergé de Liège lui valut un renom et une considération qui ne firent que s'accroître dans la suite. Ses talents, son intelligence, sa rare énergie le signalaient déjà à l'attention de ses concitoyens. Nul ne doutait qu'un jour il ne devînt un des hommes les plus éminents de son pays. L'événement ne démentit point cette espérance. En attendant, et pour échapper aux tracasseries de ses ennemis, il se retira à Paris, où il put pendant quelques années se livrer à son goût pour les lettres et les sciences. L'affaire de Bassenge était à peine terminée qu'il en surgit une autre du même genre. Un avocat de Liège , le chevalier de Hees- wyck, avait publié deux ouvrages dont les titres suffiraient à eux seuls pour en indiquer l'esprit et les tendances. Le premier est le Coup d'œil sur l'Église de Liège, fille aînée de celle de Home, et sur l'avantage qu'elle retirerait d'être gouvernée par un prince de la maison d'Autriche ^. Le second est le Tableau de l'Eglise de Liège avec celui de l'état actuel du monachisme dans lequel on démontre l'utilité et la nécessité de plusieurs édits de S. M. Impé- riale sur la réforme des ordres religieux situés dans les États de la monarchie autrichienne et l'injustice des plaintes portées à la Cour de Rome contreles mêmes édits ^. Ces écrits, principalement le second, contiennent des attaques virulentes contre les prêtres et les moines, en même temps que l'apologie des réformes reli- gieuses que Joseph II accomplissaient alors en Belgique. Remon- tant aux temps ténébreux du moyen âge, l'auteur retrace d'abord ^ J. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, t. I*""^ p^ 394. 2 Liège, 1781, in-S", de vii-06 pages, avec une épîire dédicatoire à Tem- pereur Joseph II. s Liège, 1782, in-S", de 168 pages, avec une dédicace à Joseph II. ( 89) le lugubre tableau de la corruption du clergé de cette époque et particulièrement de quelques évêques qui régnaient alors à Liège. II flétrit en termes indignés la conduite de ces prêtres et de ces évéques, qui ne remplissaient pas leurs fonctions, qui abandon- naient leurs ouailles et faisaient leur unique préoccupation du jeu, de leur meute, des divertissements de la chasse et de toutes les réjouissances mondaines *. Puis il dépeint la conduite tout aussi peu édifiante du clergé de son temps, son avarice, ses ra- pines, son attachement aux richesses et aux biens temporels qu'il ne possède que par la ruse et le mensonge ^. C'est surtout aux moines qu'il en veut : il en demande la suppression. « Le dérè- glement de leurs mœurs, dit-il, la conduite scandaleuse de leurs supérieurs, leurs violences, la monstrueuse avidité qu'ils font paraître pour les biens de la terre qu'ils ont usurpés sur la veuve et l'orphelin ou qu'ils ont acquis au préjudice des familles tom- bées en ruine; le relâchement dans la discipline, les excès, les abus, les scandales, les horreurs sans nom qui se commettent à l'ombre des couvents et des monastères, tout cela, sont autant de motifs pour la suppression des maisons religieuses ^. » Il s'étonne avec Voltaire qu'on appelle ces hommes des gens de mainmorte, alors qu'ils montrent, par leurs rapines, qu'ils ont les mains très- vivantes et très-actives pour arracher les biens aux séculiers ^ Il loue Joseph II d'avoir supprimé bon nombre de couvents et d'avoir purgé ses États de ce fléau qui désole la société en rédui- sant ces fainéants de moines au nombre convenable à la pieuse inutilité de leur profession ^. Voilà pour les prêtres et les abbés. Quant à l'Église elle-même, elle n'est guère mieux traitée par le chevalier de Heeswyck. Il lui reproche son ambition, ses intrigues, ses prétentions à la souveraineté universelle, et surtout sa hai- neuse intolérance ^. « Qui croirait, s'écrie-t-il, que dans un siècle * Tableau de l'Église de Liège, p. 33. 2 Ibid.y p. S7. 3 Ibid., pp. 76, 94, 104. M6/d., p. H4. 6 Ibid., p. 96. 6 /6îd., pp. 129 et 137-144. ( 90 ) » tel que le nôtre, où la persécution religieuse est devenue un » objet d'horreur chez toutes les nations policées, et où l'on gémit » sur les maux sans nombre qu'elle a causés à l'humanité, la Cour » de Rome fût encore attachée au dogme affreux de l'intolérance? » La perle irréparable de l'Église grecque, la plus illustre, la plus » savante de toutes les Églises, puisque c'est de son sein que sor- » tirent les plus grands hommes qui firent la gloire de notre reli- » Jigion, celle des deux tiers de l'Allemagne, de la moitié de la » Suisse, de tout le Danemark, de toute la Suède et des pro- » vinces qui en dépendent, celle de la Hollande et finalement de » la Grande-Bretagne, n'ont-elles pu encore dessiller les yeux à la T> Cour de Rome? Hélas! nous savons par l'expérience de tous les » siècles, expérience qui ne s'est jamais démentie, que l'esprit des » persécutions, loin d'exterminer les sectes, n'a fait que les » étendre, les accroître, les multiplier; et cependant Rome con- » tinue toujours à nous prêcher l'intolérance, à nous l'inspirer, à » nous la représenter comme l'unique moyen de conserver la » religion de Jésus-Christ! Mais ce moyen, fût-il réellement bon, » faut-il donc que la religion la plus paisible soit perpétuellement » en opposition avec la tranquillité de l'État et celle des individus » en particulier? Les nations chez lesquelles se trouvent mallieu- » reusementétablies plusieurs religions différentes, devraient-elles » nourrir sans cesse dans leur sein, des haines, des dissensions, des » animosités qui de tout temps ont été les avant-coureurs de leur » chute ^ ! » Ji'auteur cherche ensuite à démontrer, en s'appuyant sur l'Évangile, que l'intolérance est contraire à l'esprit du chris- tianisme, et que les premiers chrétiens la reprochaient aux païens leurs persécuteurs-. A ceux qui lui objectent que les premiers chrétiens n'agissaient ainsi que par faiblesse, mais que lÉglise catholique, étant aujourd'hui forte et puissante, ne risque rien en persécutant les autres Églises, il oppose une réponse aussi digne que ferme, et qu'on pourrait encore aujourd'hui jeter à la face des fauteurs de fintolérance et des discordes religieuses. « Fanatiques * Tableau de l'Église de Liège, p. 143, 2 Ibid., p. 144. ( 91 ) » aveugles, leur crie-t-il plein d'une noble indignation, fanatiques » aveugles et furieux qui osez débiter une pareille maxime! ne » voyez-vous pas qu'elle tend à fermer à notre sainte religion la » porte de tous les empires qui la méconnaissent? Ne voyez-vous » pas que vous excitez leur attention à veiller sur ses progrès, à » la ti'averser, et à la tenir dans un état d'impuissance et d'iiumi- » liation? Quels malheurs n'attirerait pas cette maxime infernale » sur nos frères qui se trouvent sous la domination des héré- » tiques, des schismaliques et des infidèles? Partout où notre » religion n'est pas la dominante, nous serons considéiés comme » les ennemis secrets du repos public, et l'on croira n'être en » sûreté qu'autant que nous resterons dans un état de faiblesse et » d'impuissance. Les Chinois, les Japonais, les Mahométans, les » Russes, les Suédois, les Anglais, etc., se croiront autorisés à em- » pécher les missions et la conversion des particuliers, de peur » que le nombre des catholiques s'augmentant insensiblement, ils » ne parvinssent à renverser la Constitution de l'État et la religion » nationale. Jamais maxime ne fut plus contraire à la propagation » de la foi, et tout vrai catholique doit s'appliquer à la démentir » hautement ^. » Enfin, l'auteur termine par quelques considéra- tions sur les réformes religieuses de Joseph II dans les Pays- Bas, et sur l'utilité qu'il y aurait à introduire ces réformes dans le pays de Liège. Il est à peine nécessaire de faire remarquer combien le langage du chevalier de Heeswyck était énergique. Jamais aucun écrivain liégeois ne s'était élevé avec tant de force contre les abus du clergé, jamais aucun n'avait revendiqué avec tant de vigueur les droits de la conscience humaine contre le fanatisme et l'intolé- rance. L'abbé Pyrard de Verviers avait bien prêché la liberté de conscience dans son Catéchisme de l'homme .soc/a/, mais son livre ne contient rien qui approche de la hardiesse et de la vigueur qui distinguent l'auteur du Tableau de l'Eglise de Liège. On devine la colère du clergé et du synode. Celui-ci ordonna immédiatement des poursuites contre l'audacieux qui avait parlé < Tableau de l'Église de Liège, p. 149. ( 92) avec tant de liberté contre les prêtres. Comme Tauteur s'était réfugié à Namur, le synode demanda son extradition au gouver- nement de Bruxelles. Ramené à Liège comme un malfaiteur, de Heeswyck fut jeté dans les prisons de l'oiïicialité, sans avoir pu obtenir, malgré la protection de Joseph II, ni un défenseur, ni un juge '. Il paya chèrement son audace. Le livre du chevalier de Heeswyck sur TÉglise de Liège eut un succès prodigieux : on en fit trois éditions l'année même où il parut ^, ce qui engagea Velbruck à renouveler tous les édits qui avaient été portés précédemment sur la librairie et limprimcrie. Le clergé, de son côté, publia plusieurs brochures, afin de diminuer l'impression que les attaques, dont il venait d'être l'objet, avaient faite sur le public. Ce furent d'abord les Eclaircissements sur la tolérance ou entretiens d'une dame et de sofi curé ^. où l'auteur, l'ex-Jésuite Dedoyar, essayait de justifier l'Église du reproche d'intolérance, tout en attaquant l'édil de Joseph II qui accordait aux protestants le libre exercice de leur culte. Ensuite parut, sous le titre de : Le clergé de Liège et l'état monastique vengés du libelle scandaleux de M. le chevalier de Heeswyck^ un opuscule anonyme dont l'auteur, après avoir adressé les injures les plus grossières à son adversaire ^, fait l'éloge des moines, en parlant avec admiration des couvents et des monastères, ces édifices sévères, ces asiles consacrés à la prière et aux macérations ^, et en blâmant fortement Joseph II d'avoir osé porter une main ^ Becdelièvre, Biographie liégeoise, t. II, p 480. ^ Voyez X. de Thkux, Bibliographie liégeoise, t. I^r, p. 300-501. 3 Rouen (Liège), 1782. * Nous en citons ici le début qui donnera une idée du style de l'auteur et de son genre de polémique : « Je me serais bien gardé de relever les atro- » cilés, les bévues, les erreurs que ce cynique Éburon (le chevalier de Hees- » wyck), sans honte et sans pudeur, prodigue en forcené, à tort et à travers, » si je n'avais vu ces saloperies accueillies avec le plus chaud transport, » dévorées avec une fureur, une avidité inouïe. Ces pages sales et répu- \> gnanles ont fait en moins de deux mois gémir la presse dans deux ou trois » villes des Pays-Bas; elles se trouvent aujourd'hui dans les mains de tout » le monde, etc., etc. » s Voyez page 36 de l'ouvrage cité. (95) sacrilège sur ces sanctuaires de la pureté et de la science ^ ! Deux autres brochures suivirent celles que nous venons d'indiquer : Le Tableau examiné ou les erreurs du chevalier de Heeswyck et Heeswyck ridiculisé. Elles n'offrent aucun intérêt : ce sont d'odieux libelles dont les titres indiquent suffisamment le con- tenu. Vers la même époque un autre avocat, Ch. Lambert dOutre- pont, également originaire du pays de Liège, publia un ouvrage qui n'était guère moins hostile aux gens d'Église que ceux de Heeswyck. C'est ÏEssai historique sur l'origine des dîmes, qui parut aussi à Liège 2, et dans lequel l'auteur attaque spécialement les prétentions exorbitantes qu'élevait à ce sujet le clergé de Bel- gique. L'ouvrage, qui était aussi bien écrit que bien pensé, fut vivement attaqué par l'archevêque de Malines et finalement sup- primé par la censure « comme contenant des propositions con- traires à la religion ^. «Mais cette mesure, loin de le faire tomber dans l'oubli, ne fit qu'en augmenter le succès, si bien qu'en d784 l'abbé Ghesquière crut devoir prendre la plume pour le réfuter. Dans ses Lettres historiques et critiques *, il soutint les préten- tions du clergé comme fondées sur le droit divin. Mais d'Outrepont ne tarda pas à y opposer une réplique dans laquelle il réfute avec autant de talent que d'esprit les assertions de son contradicteur ^. ^ Voyez p. 96 de l'ouvrage cité. — L'auleur de cet opuscule ne trouve pas d'expressions assez forles pour exprimer l'enthousiasme que lui inspirent les moines de Liège ; il en parle à chaque page , il en admire le nombre el la puis- sance; ei elfeclivement, sous ce rapport, la ville des princes-évêques ne laissait rien à désirer : «. Celte noble cité, dit à ce sujet un de ses meilleurs historiens, » si décrépite, était merveilleuse au point de vue religieux. Elle renfermait une » immense cathédrale, sept vastes églises paroissiales, sept opulentes abbayes » et quarante-trois riches couvents, où fainéantaient environ huit mille pcr- » sonnes des deux sexes. Dans les rues, les chanoines pansa rds el les moines » rubiconds foisonnaient. » Hénaux, Histoire de Liège, l, II, p. 541. 2 X. DE Theux, Bibliographie liégeoise, 1. 1^^^ p. 294. •^ Voyez Censure des livres, conseil privé, carton 1100. (Archives du royaume.) ^ Publiées à Utrecht. 2 Voyez BECDELiÈvaE, Biographie liégeoise, t. II, p 604. ( 9i ) Les écrits que nous venons d'examiner prouvent de la manière la plus évidente la profonde transformation qui s'était opérée à Liège. L'opposition contre le clergé et les partisans de l'ancien régime se montrait déjà menaçante. Jusqu'ici nous l'avons con- staté principalement dans les livres, mais nous allons bientôt la constater dans les journaux et les écrits périodiques, nous la ver- rons s'emparer de la presse pour en faire sa principale arme dans sa lutte contre les vieilles doctrines. La presse, dont l'action avait été complètement nulle chez nous dans toute la première moitié du XVIII'"'' siècle, commençait en effet à sortir de l'abjection et du servilisme où la retenait depuis longtemps un pouvoir ombrageux et tracassier. Soumis à mille restrictions par la censure, les quelques journaux qui avaient existé jusqu'alors à Liège, tels qu la Gazette et le Mercure histo- rique et politique des Pays-Bas ', ne pouvaient donner que les plus maigres renseignements sur les événements du pays ou de l'extérieur, sans se permettre la moindre appréciation politique. Les journalistes liégeois étaient même soumis à une surveillance plus sévère que leurs confrères des pays voisins. Car Tévéque, en sa qualité de prince de l'Eglise, devait veiller avec un soin tout particulier à ce queles écrits périodiques quiparaissaient dans son diocèse fussent conformes à l'orthodoxie 2. De là l'impuissance de la presse liégeoise jusqu'au milieu du siècle dernier. Mais il était * La GaT,etle de Liège existait déjà en 1688, mais son plus ancien numéro connu ne date que du 26 janvier 1732. Elle était l'organe du gouvernement des princes-évêques. Le Mercure dont il s'agit ici était une contrefaçon du journal qui était rédigé à Bruxelles, sous ce titre, d'abord par Conslapel, puis par J.-H. Maubertde Gouvest. 2 « La censure, dit à ce sujet Ulysse Capitaine, s'exerçait d'autant plus » sévèrement chez nous (à Liège), qu'elle agissait sur des populations éminem- » ment religieuses, à des époques oh des sectes dissidentes menaçaient l'invio- » labililé du dogme catholique. Le prince de Liège, revêtu d'un caractère » sacré, devait naturellement se montrer plus circonspect que ses voisins en » matière de polémique et de discussion : au point de vue religieux et poli- » tique une trop grande latitude laissée aux écrivains eût pu être considérée » comme une sorte d'approbation tacite accordée aux doctrines du libre » examen. « (Voyez Recherches sur les journaux liégeois, Introduction.) (OS ) impossible que cette situation ne changeât pas sous l'influence de la propagande philosophique. La presse s'affranchit peu a peu; elle acquit chaque jour plus de liberté, pour devenir enfin, après les jours mémorables de 1789, ce qu'elle est aujourd'hui, c'est- à-dire un des leviers les plus puissants de la civilisation moderne. La presse fut très-florissante à Liège dans les dernières années du XVIII'"'' siècle. En 1772 on y fonda à côté de l'insipide Gazette un recueil qui acquit bientôt une importance considérable : V Esprit des journaux, dont le premier rédacteur fut un Jésuite, Jean-Louis de Coster, de Nancy *. Celui-ci quitta la rédaction l'année suivante et fut remplacé par L -F. de Lignac, docteur en médecine, et l'abbé Outin, chanoine régulier du Val-des-Écoliers à Liège 2. Au début le nouveau journal se montra fort soumis au clergé et conforme à la plus stricte orthodoxie; mais il ne tarda pas longtemps à adopter les principes philosophiques des écrivains français, et dès lors les persécutions et les tracasseries ne lui furent pas épargnées. Il fut proscrit à Liège en \ 77S, à cause de la quantité d'assertions contre la religion qu'il contenait ^. En 1780 l'archevêque de Malines l'attaqua à son tour. Comme le recueil se publiait alors à Bruxelles, le prélat s'adressa au gouvernement des Pays-Bas pour en demander la suppression. Dans la lettre qu'il écrivit à cette occasion au procureur général du Brabantle 18 mai, il représenta V Esprit des journaux « comme le code du philoso- » pkisme, où les livres de l'impiété et de l' irréligion sont élevés y> jusqu'aux nues, tandis que les défenseurs zélés de la foi y » sont ravalés au-dessous du néant; où les livres de l'Esprit, » l'Histoire philosophique et d'autres productions de l'impiété » sont comblés d'éloges et recommandés d la curiosité publique » comme de vrais moyejis d'instruction^.^) A cette lettre l'arche- ^ Voyez, pour les détails biographiques, Ulysse Capitaine, ouvrage cité pp. 80 el suiv. 2 J. Daris, Histoire du diocèse de Liège, t. I", p. 310. 5 Voyez à ce sujet la lettre de l'archevêque de Malines au procureur géné- ral du Brabant (18 mai 1780), où le prélat parle de celte suppression. Cette lettre se trouve aux Archives du royaume. {Conseil privé, csiHon 1104.) i Voyez la lettre citée. (96 ) vêque avait joint une longue liste « des abominations de tous genres » dont le mauvais journal était rempli. Comme exemples de ces abominations il citait: « la déification de Voltaire dans toute » la force du terme, et l'assertion plus qu'impie que les jour na- » listes avaieîit émise en disant que les tableaux représentant > Vhistoire ou les mystères du christianisme sont des peintures )^ 7nesquines en comparaison d'un Jupiter olympien ou d'une » Vénus sortant des eaux ^ » Ces plaintes étaient plus qu'exagérées 2. Aussi le conseil privé repoussa-t-il la demande du prélat et lui répondit le 29 juillet 1780 « qu'il ne trouvait pas dans VEsprit des journaux le caractère » dangereux et licencieux que l'évêque y signalait; qu'il était » évident que le rédacteur de la note jointe à la lettre du prélat » avait cherché à empoisonner les choses en supposant dans le » journal des passages et des expressions qui ne s'y trouvent pas » et en donnant à d'autres qui s'y trouvent un sens qu'ils ne * Voyez la lettre cilée. 2 Le journal n'avait jamais parlé de déifier Voltaire, ni personne. Quant aux tableaux représenta7it Vhistoire ou les mystères du christianisme, il avait dit tout simplement que la religion chrétienne est moins favorable au dévelop- pement du goiît artistique que les religions de Tantiquilé. « Une religion » purement intellectuelle, avait-il dit, n'offre à l'imagination aucun objet » dont elle puisse s'emparer. Comment peindre des esprits? Comment repré- » senter Dieu le père? Un vieillard avec une boule dans la main est un sym- » bole bien digne de la majesté de l'Être suprême! C'est un spectacle bien )) magnifique aussi qu'une légion de têtes emplumées qu'on nous donne pour » les portraits de la milice céleste! Notre divin législateur nous l'a dit lui- » même, la foi qu'il nous a prêchée est faite pour humilier notre raison et non » pour la flatter, pour mortifier nos sens et non pour les amuser. Quelles » différences des peintures mesquines de nos églises à un Jupiter olympien, à 1) une Vénus sortant des eaux! C'est que dans le système de la mythologie la » nature divine n'était, pour ainsi dire, que la nature humaine perfectionnée. » Les artistes, en faisant des dieux, trouvaient des objets de comparaison » dans les hommes : celui qui avait vu Périclès pouvait se former une idée de » la grandeur, et celui qui avait vu Laïs, une idée de la beauté. Le sculpteur » et le peintre n'avaient qu'à flatter leurs modèles pour faire d'un héros un » Jupiter et d'une courtisane une Vénus. » {Esprit des journaux, 1776, t. Vil, pp. 154-153.) ( 97 ) » comportent pas et dont ils ne sont pas même susceptibles ; y qu'enfin l'imprimeur Tutot n'est pas rëpréhcnsible du chef dont » on l'accuse, et qu'on ne peut le luire déchoir de son octroi ^ » Cette réponse ôta à l'archevêque l'envie de renouveler ses atta- ques, et le journal continua à paraître à Bruxelles, sous la pro- tection du gouvernement 2, jusqu'en 1782, où il émigra à Paris. Il resta dans cette ville jusqu'en 1795 et reparut alors à Liège ^. V Esprit des journaux eut une grande vogue dans notre pays. Il était après le Journal encyclopédique le plus répandu et le plus lu de tous les recueils périodiques qui paraissaient alors chez nous. Il plaisait surtout par la grande variété de ses articles em- pruntés pour la plupart aux meilleurs journaux qui se j)ubliaient en France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre *; car les tra- vaux originaux y étaient fort rares. C'était une vaste compilation de tout ce que les autres recueils avaient de mieux dans la litté- rature, dans les arts, dans les sciences, dans la philosophie. Le plus grand écueil dans une pareille publication, c'était la discor- dance des doctrines, l'incohérence des idées; ses rédacteurs surent l'éviter par un choix judicieux des matières qu'ils mettaient en œuvre, si bien qu'une seule et même idée fondamentale se dégage de cette grande variété d'articles et forme ce qu'on pourrait appeler l'unité de celte composition si disparate en apparence. C'est l'esprit du siècle, l'esprit philosophique qui l'anime tout ^ Voyez cette réponse aux Archives du royaume, Conseil privé^ carton 1 104. 2 Charles de Lorraine en avait accepté la dédicace en 1775; il ne cessa, depuis lors, de favoriser la propagande de ce journal en Belgique. 3 Voyez Ulysse Capitaine, Recherches sur les Journaux, p. 80. Cf. X. de Theux, Bibliographie liégeoise, t. I^»", p. 280. C'est en 1794 que le Journal encyclopédique se fondit dans V Esprit des journaux qui, depuis cette époque, fut publié à Bruxelles par Weissenbruch et ne disparut qu'en 1818 : il avait alors produit 487 volumes in-12. ^ Voici les principaux recueils où puisait V Esprit des journaux: le Jour- nal de Paris, la Gazette littéraire d'Amsterdam, le Journal des savants, le Mercure de France, le Journal de politique et de littérature, la Gazette uni- verselle de littérature, VAn7iée littéraire, le Courrier littéraire de l'Europe, le Journal encyclopédique, la Critical Review de Londres, VEfemiridi di Roma. Tome XXX. 7 (98) entier. Comme le Journal encyclopédique, V E sprit des journaux employait tous les moyens pour inspirer au public des idées d'indépendance et de liberté; comme lui, il combattait surtout les doctrines ultramontaines et défendait le pouvoir civil contre les prétentions de l'Eglise. Qu'on en juge par cet extrait où il parle de Grégoire VII, qu'il représente comme bouleversant l'État et l'Église par ses anathèmes inconsidérés : « Son orgueil, dit-il, j) nourri par l'étude des fausses décrétales, ne pouvait supporter » que des princes séculiers exerçassent aucune sorte d'autorité » sur la personne, ni sur les biens du clergé, et il traita de simo- » niaques les prélats mêmes qui, étant canoniquement élus, rece- » vaient d'eux l'investiture des fiefs qu'ils tenaient de leur libéra- » lité. L'ignorance et la superstition de son siècle aggravèrent » encore le mal. Les excommuniés étant privés de la communion » spirituelle, on les crut retranchés de la communion civile. On » alla plus loin. On engagea les juges séculiers à sévir contre ces » malheureux. De là cette maxime absurde qu'un homme qui avait » passé sous l'excommunication une année entière, perdait, jM?'e » ieutomcOj ses fiefs et ses bénéfices. De ces hypothèses outrées » et erronées naît le principe de la déposition de Henri IV. » L'Église a le droit d'excommunier les souverains impies; la » déposition est inséparable de l'analhème : donc l'Eglise peut » déposer un souverain rebelle à ses maximes, donc le chef de » l'Eglise est au-dessus des monarques dans le spirituel et dans le » temporel. Un autre préjugé non moins gratuit vint au secours des » Dictatus de Grégoire. On se persuada que l'empereur dépendait j» du pape, parce que les rois d'Allemagne ne prenaient la qualité » d'empereurs qu'après avoir été couronnés par le pontife. Or, ï disaient les papes, nous pouvons bien détruire notre ouvrage et » dépouiller un vassal félon et réfraetaire. C'est ce beau raison- » nement que l'archevêque de Mayence fit en il 06 pour prouver » que l'on pouvait déposer Henri IV ^. » Nous pourrions encore citer une foule de passages où ce journal s'élève contre les théories ultramontaines, mais les bornes de ce travail ne nous permettent pas de multiplier les citations. Ce n'est * Esprit des journaux, in'ûWi 1117 jpp 14-15. (99) . pas à dire cependant que V Esprit des journaux ait été hostile aux sentiments religieux, bien au contraire; mais ce qu'il combat sans cesse dans l'Église c'est l'intolérance, c'est le fanatisme des prêtres, c'est leur influence politique, c'est leur soif de richesses, d'hon- neurs et de domination. De là son succès, de là aussi la haine que lui vouèrent les gens d'Église. La même année où commença à paraître V Esprit des journaux, fut fondé à Liège le Journal historique et politique des principaux événements des différentes Cours de l'Europe. Il fut d'abord rédigé par un anonyme qui signait H. C. ; mais à partir de i781 il le fut par l'abbé H.-J. Brosius *. En 1773 l'abbé F.-X. de Feller com- mença la publication du Journal historique et littéraire, qu'il rédigeait à Liège où il résidait, et qu'il faisait imprimer à Luxera- bourg 2. Ces deux recueils qui furent fondés dans le but de combattre la propagande philosophique en Belgique, ne tardèrent pas à devenir les principaux organes du clergé et de l'opinion conservatrice. Feller et Brosius, qui en étaient les rédacteurs en chef, y défendirent pendant plus de vingt ans, et avec un courage digne d'une meilleure cause, toutes les institutions du passé; ils ne se retirèrent de la lutte que quand les hommes nouveaux eurent définitivement renversé l'ancien régime. La part active que ces deux écrivains prirent aux événements dont notre pays fut le théâtre pendant les dernières années du XVI 11"'^ siècle exige que nous les fassions connaître ici par quelques détails biographiques. Brosius naquit à Virton vers le milieu du siècle dernier et mourut en Prusse après i830. Il entra dans l'ordre des Jésuites on ne sait à quelle époque ^. C'est en 1781 qu'on le trouve pour la première fois à Liège, et ce fut aussi à partir de cette année qu'il fut placé à la tête de la rédaction du Journal historique et politique. Ce recueil ayant été supprimé en 1788 par un édit de Joseph II, Brosius le remplaça par le Nouvelliste impartial qui, sauf le titre, était absolument le même journal que le précédent, et parut jusqu'au 50 décembre 1789. L'année suivante Brosius ^ Ul. Capitaine, Recherches sur les journaux ; Warzék, Essai historique sur les Journaux belges, p. 140. Cf. de Theux, Bibliographie liégeoise^ p. 280. 2 /d., Ibid. 3 Voyez Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg, t. YI, p. 202. ( iOO ) publia le Journal philosophique et chrétien qu'il dédia à Leurs hautes puissances les Etats helgiques, et dans lequel il soutenait le parti des Etats et du clergé *. Outre ses journaux , l'abbé Brosius composa encore quelques ouvrages de tbéologie ou de polémique, tels que le Catéchisme d'un bon citoyen ^, la Démolition raisonnée du séminaire profane érigé à Louvaiti en i786, et divers articles dans le Journal historique et littéraire de l'abbé de Feller. L'abbé de Feller naquit à Bruxelles le 18 août 1755. Son père Dominique de Feller, alors secrétaire du gouvernement des Pays- Bas, obtint en 1742 des titres de noblesse en récompense de son mérite et de ses services. Il fut ensuite nommé haut-olïicier de la ville et prévôté d'Arlon et mourut en 4 769 à son château d'Autel- Ilaut près d'Arlon. Le jeune de Feller reçut sa première éducation sous les yeux de son aïeul maternel, Jean Gerber, à Luxembourg. Il passa de là au collège des Jésuites à Reims, et fut ensuite reçu au noviciat des Jésuites de Tournai. Ses études terminées, il fut chargé d'enseigner les humanités à Liège et y publia en 1761, sous le titre de Musae leodienses, un recueil de poésies latines, qui contient les travaux de ses élèves et offre plusieurs pièces qui ne font pas moins dhonneur au maître qu'aux disciples. Après avoir donné ensuite pendant plusieurs années des leçons de théo- logie à Luxembourg, il fut appelé à remplir la même mission à Tyrnau, en Hongrie, où il resta pendant cinq ans. 11 revint dans sa patrie en 4771 et prononça alors ses derniers vœux. Ses supé- rieurs, qui le destinaient à la chaire, l'envoyèrent à Liège où il se trouvait à l'époque de la suppression de son ordre. 11 se livra pour lors à la composition d'une foule d'ouvrages de théologie de sciences, d'histoire, de politique, et dont le principal fut son Journal historique et littéraire ^. Outre les recueils que nous venons de nommer, il parut encore plusieurs autres journaux à Liège sous le règne de Velbruck. Nous * Voyez Ulysse Capitaine, ouvrage cité; Warzée, Essai historique sur les journaux belges, \)\). 140-144. 2 Liège, 1792, 1 vol. in-S". 3 Voyez pour lous ces détails la Notice sur la vie et les ouvrages de rabbé de Feller; Liège, 1802. Cf. Ulysse Capitaine, ouvrage cité, et Warzée, Essai historique sur les journaux belges, p. 259. ( 101 ) citerons parmi ceux-ci : V Orphée on les divertissements de musi- que 1; la Feuille sans titre, qui paraît avoir été le journal des francs-maçons ^ et qui fut supprimé par Velbruck en 1777; VAheilk littéraire ou choix des morceaux les plus intéressants de philosophie, d'histoire, de littérature, etc., compilation sem- bable à celle de V Esprit des journaux , et dont le rédacteur fut le chevalier de Laiinay ; la Feuille du jour, et enfin le Poëte voya- geur et impartial ou journal en vers accompagné de notes en prose, rédigé par le chevalier de Saint-Péravi ^. Mais tous ces journaux furent peu importants. Aucun d'eux ne survécut à l'an- née qui le vit naître; la presse n'était pas encore débarrassée des entraves qui semblaient devoir l'cmpécher de jamais prendre son essor. Ce ne fut que vers 178G, sous le règne de Hoensbroek et après les réformes de Joseph II, que le journalisme acquit une véritable importance dans notre pays. C'estalors qu'on vit paraître une foule d'écrits et de journaux révolutionnaires, à Bruxelles, pour combattre les innovations d'un gouvernement réformateur, à Liège, pour attaquer un gouvernement rétrograde et ennemi de toute idée de progrès et de liberté : tels furent d'abord le Journal général de l'Europe^ puis V Avant-Coureur, puis le Journal patriotique , puis la Feuille nationale liégeoise, puis la Nouvelle correspondance de l'abbé Outin, VAmi des Belges, Y Ami des hommes, et une foule d'autres *. C'est alors aussi que le Journal historique et littéraire prit une vaste extension, et que son rédacteur, l'abbé de Fcller, organisa une véritable croisade contre les doctrines philosophiques et les réformes de Joseph II, qui pour la plupart n'étaient que la mise en pratique de ces doc- trines. Ce fut une lutte terrible entre l'esprit ancien et l'esprit nouveau, une lutte qui se poursuit encore de nos jours dans notre pays et ailleurs et qui est loin d'être terminée. Voyous ce qu'elle fut chez nous au siècle dernier. ^ En 1775. 2 j, Daris, Histoire du diocèse de Liége^ t. I^r, p. 309, noie. 5 En 1785. ^ Nous aurons plus loin roccasion de reparler amplement de ces divers journaux. (Voyez chapitre Vil, pp. 1 :26 et suiv.) ( 102) CHAPITRE VI. Polémique de l'abbé de Feller contre les encyclopédistes : il les attaque sur le terrain de la science comme sur le terrain de la théologie. — Ses Observations sur le système de Newton. — Son Examen des époques de la nature de Buffon. — Il approuve l'intolérance de l'Église et loue les princes qui ont persécuté les hérétiques; son opinion sur Philippe II. — Il attaque les réformes de Joseph II, la suppression des nonciatures, l'édit de tolérance, la création du Séminaire général, etc. — Sa polémique contre l'abbé Sabatier, l'avocat d'Outrepont et l'abbé Dufour qui défendent les édits de l'Empereur. — Il va jusqu'à blâmer l'archevêque de Malines. — Il est encouragé et secondé par ses confrères, les abbés Brosius et Duvivier. — Il insulte ses adversaires. — Suppression de son journal par le gouvernement de Joseph II; suppression des journaux de Brosius; proscription de tous les ouvrages de l'abbé de Feller. — Autres ouvrages proscrits. — Protection accordée aux écrivains favorables au gouvernement, à Eybel, à Sabatier, etc. — Les auteurs proscrits se réfugient à Liégeetà Saint-Trond; de Feller se plaint des persécutions dont lui et ses confrères sont l'objet. A l'époque où nous sommes arrivés, les nouvelles doctrines avciient envahi toute la Belgique. A Bruxelles le gouvernement les avait accueillies avec faveur; bien plus, il cherchait à les mettre en pratique, à les faire passer dans la législation. Le clergé et les partisans de l'ancien régime, qui n'avaient cessé de combattre ces doctrines, comprirent qu'il était temps d'employer tous les moyens pour sauver leur position menacée. Ils réunirent tous leurs efforts contre les novateurs et engagèrent la bataille sur tous les points du pays. L'homme qui s'y distingua le plus fut l'abbé de Feller. Toute l'existence de ce Jésuite fut une lutte continuelle contre les encyclopédistes et leurs doctrines : il lutta contre les philosophes; il lutta contre les innovations de Joseph 11; plus tard on le vitaux prises avec les Vonckistes, et, jusqu'à la fin de sa vie, il fut en guerre avec les principes de son siècle. On n'a pas d'idée de ce que cet homme dépensa de talent, d'activité, de science, pour combattre des doctrines qui, aujourd'hui, sont généralement admises et forment comme la base des sociétés moderne. La liste (105 ) de ses ouvrages est immense *; son journal forme à lui seul une collection de soixante-quinze volumes de plus de 500 pages cha- cun. Ajoutez à cela sa correspondance inédite ^ qui est une des plus étendues et des plus variées, car l'ardent polémiste entrete- nait des relations suivies avec les plus hauts dignitaires de l'Église, avec des évêques, des archevêques, des nonces apostoliques et des cardinaux. Ses lettres se croisaient d'un bout de lEurope à l'autre pour recueillir des nouvelles littéraires et politiques, ou pour traiter des questions de théologie, de science, de philosophie. Car il s'occupait de tout, il ne laissait inexploré aucun domaine des con- naissances humaines. 11 travaillait avec une activité fébrile et qui tenait du délire : « Vous ne pouvez vous figurer, écrivait-il à ce » sujet à l'un de ses intimes, vous ne pouvez vous figurer mon » état : c'est en quelque sorte une ivresse continuelle , un bour- » donnement, un tournoiement de tête tel que je ne sais ce que » je dis, ni fais, point par la masse de mes occupations ou l'impor- » tance des choses qui tiraillent mon attention, pas même par » leur multitude, mais par leur étrange bizarrerie de variété, de » manière qu'en passant rapidement du blanc au noir, du grand » au petit, et cela à chaque instant, je confonds nécessairement » les couleurs et les choses et ne jouis plus d'une idée saine ^ » Le but que poursuivait de Feller, c'était le triomphe du catholi- cisme, et c'est pour cela qu'il attaqua les philosophes sur le terrain de la science comme sur le terrain de la théologie. « Les écrits » philosophiques, dit-il dans son journal, se sont si fort multi- » plies de nos jours, la philosophie ou l'incrédulité est devenue » tellement à la mode parmi nous, que la seule manière d'écrire » aujourd'hui avec fruit pour la religion est de chercher à dimi- » nuer, à détruire, s'il est possible, l'autorité que les prétendus » philosophes ont acquise sur Vopinion publique. Le plus sûr * Voyez Bibliothèque des écrivains de la compagnie de Jésus, par îe P. de Backer, t. I", p. 301 ; t. VII, p. 236. 2 Elle forme 3 vol. in-folio et se trouve dans la Bibliolhèque de Bourgogne. 3 Voyez Lettres originales de rabbé de Feller (MS. de la Bibliolhèque de Bourgogne, u' 21349, lettre du 10 mars 1777 à l'abbé de la M***.) ( 104 ) » moyen d'y parvenir est de dévoiler leur charlatanisme et les » ressorts qu'ils ont mis en œuvre pour séduire les esprits; de » faire connaître leurs usurpations, leurs injustices, leur mau- » vaise foi, l'absurdité de leurs doctrines, les dangers de leurs » principes et la fausseté de leurs raisonnements ; de prouver, en » un mot, à la multitude qui les admire, qu'il ont corrompu le » goût, perverti les genres, dénaturé les sentiments, dégradé les » âmes et rendu les hommes plus malheureux '. » Voilà comment l'abbé de Feller voulait que les philosophes fus- sent combattus; et c'est là le système qu'il suivit lui-même dans ses luttes journalières contre les novateurs du XVIII°"' siècle. Nous ne le suivrons pas dans tous les détails de cette guerre acharnée. Pour s'en faire une idée, il suffit de parcourir ses principaux ouvrages et de noter les passages où il s'élève avec le plus de force contre les encyclopédistes. Voici d'abord quelques-unes de ses déclarations : « C'est la prétendue philosophie qui s'efforce de » déshonorer et de détruire l'état religieux : elle a contre le » christianisme une haine profonde et implacable. Elle voudrait » en effacer jusqu'aux traces, en abolir la mémoire. Elle n'oublie » rien pour déshonorer ses ministres, pour exciter contre eux le » mépris et la haine des peuples ^. » — « On ne trouve dans » ses leçons qu'un vrai chaos d'erreurs, d'opinions révoltantes, » d'absurdités inconcevables, de doutes interminables, de contra- » dictions perpétuelles; ses leçons perfides, loin de vous rendre » meilleurs, ne tendent qu'à aous rendre esclaves des passions et » à vous entraîner dans tous les vices ^. » — « Les philosophes » sont les ennemis de la divinité, de la vertu, de la religion; ils » n'emploient ce qu'ils ont d'esprit et de talent que pour outrager » Dieu, railler et calomnier la vertu, décréditer la religion tantôt » par les imputations les plus fausses et les plus odieuses, tantôt » par les abus que les hommes puissants et méchants en ont » faitSî tantôt par les sophismes avec lesquels ils s'efforcent d'en * Voyez Journal historique cl littéraire, décembre 1779, p. 478. 2 Ibid., aoiil 1779, p. 471. 3 Ibid., décembre 1789, p. 569. ( lOS ) » ébranler les fondemenls, la certitude et la vérité *. » A ses yeux les philosophes sont la cause de l'incrédulité ; il les appelle des espèces de dé}nons vomis de Venferpour détruire l'Évmigile : « Si l'irréligion a pénétré jusque dans le sanctuaire, si les mœurs T> ont souffert une dévastation générale, ce sont les discours, y> ce sont les écrits trop répandus des coryphées de la philoso- j> phie qui ont opéré cette triste révolution. En se prenant à » eux du mal qu'ils ont fait, on ne fait que remonter des effets » à la cause ^. » Ailleurs il accuse les philosophes d'anéantir les notions historiques « pour étayer par des faits imaginaires leurs » prétentions et pour empêcher leurs adversaires de se servir » contre eux de l'autorité des événements et de l'expérience ^. » Enfin il leur impute tous les vices : « un philosophe, dit-il, est y> essentiellement un libertin *; il est pire qu'un hérétique ^; » c'est un monstre ^! » On croira peut-être que les philosophes anciens sont mieux traités par notre Jésuite. Qu'on se détrompe : « On ne peut, dit-il, les prendre ni pour modèles, ni pour guides » dans la voie de la vérité; avec des principes incapables de » produire des vertus pures, fermes, consistantes, ces faux sages » alliaient des dispositions directement opposées à la vertu. Plus » on examine à fond ces orgueilleux philoso[)hes, plus on ne » trouve en eux qu'une apparence de vertu, un mépris général » de tous, les hommes, une ambition sans bornes, un amas de » défauts, une foule de vaines pensées qui n'ont point Dieu pour » principe, ni pour fin, une présomption de trouver la vérité » hors de la vérité, un grand nombre de belles idées, mais sans » réalité lorsqu'il s'agit de les réduire en pratique et semblables » aux spéculations des géomètres qui deviennent inutiles quand » on veut les appliquer à la matière qui existe hors des esprits. » Ils n'avaient pas même Yomhre des vertus j mais étaient les 1 Voyez Journal historique et littéraire, août 1790, p. S63. 2 /ô/d., décembre 1774, p. 655. 5 Ibid., décembre 1774, p. 656. ^ Ihicl, décembre 1789, p. 573. 5 /6/d, avril 1782, p. 547. 6 Ibid., août 1791, p. 565. ( 106 ) » plus méchants des hommes et capables des plus grandes injus- » tices : leur histoire sera toujours celle de la raison humaine » dépravée, corrompue par le péché, déréglée et troublée parles » passions et les préjugés *. » On le voit, aucune espèce de philosophes ne trouve grâce devant lui, ni les anciens, ni les modernes; ils sont tous à ses yeux également mauvais et impies. Pour combattre les philosophes avec avantage il ne suffisait pas de leur opposer quelques arguments tirés de la théologie et de la scolaslique : il fallait les suivre sur le terrain scientifique , car c'était là surtout qu'ils battaient en brèche les dogmes de l'Église. Jusqu'alors les théologiens avaient fait bon marché delà science; elle avait été, bien plus encore que la philosophie, l'humble servante de la théologie. Mais il n'en était plus de même au XYjjjme siècle : il fallait désormais compter avec les savants dont les découvertes recueillies et vulgarisées par les encyclopédistes prenaient un caractère de plus en plus alarmant pour l'Église. L'abbé de Feller, qui avait bien compris que c'était surtout sur ce terrain que le catholicisme avait besoin de défenseurs, s'était livré, dès le début de sa carrière littéraire, à l'étude des problèmes les plus ardus de la science, afin de pouvoir montrer « aux yeux » d'u7î siècle incrédule l'accord de la vraie science avec les ensei- » gnements de la foi, et de dévoiler les erreurs, l'ignorance et les » incertitudes de ceux qui se donnent pour les précepteurs du 1) genre humain^. » Les ouvrages qu'il écrivit dans cette intention sont assez nombreux, mais ne valent pas grand'chose au point de vue scientifique. Nous citerons d'abord les Observations philoso- phiques sur les systèmes de Newton, les tremblements de terre et la pluralité des mondes, qui eurent trois éditions ^ et que l'illustre de Lalande ne dédaigna pas de critiquer dans le Journal des savants. Le but que l'auteur poursuit dans ce livre, c'est de ^ Journal historique et liltéraire^ mai 1784, p. 159. - Ibid, août 1781, p. 549. 5 La première édition parut à Liège eu 1771 , la seconde à Paris en 1778, et une troisième à Liège la même année. ( 107) a précautionner le public contre le tonde la philosophie moderne, » en prouvant que le mouvement de la terre n'est pas démontré au point qu'on ne puisse plus défendre le système contraire *. Pour lui, les démonstrations de Galilée ne sont pas concluantes, et, s'il ne faut pas les rejeter complètement, du moins convient- il de suspendre son jugement jusqu'à plus ample information. Les dé- couvertes de Newton ne lui inspirent pas plus de confiance : les forces centrifuges et centripètes sont « un chaos indéchiffrable^. » 11 regarde comme évidemment fausse la fameuse règle que l'at- traction augmente en raison inverse du carré des distances ^. Quant à la pluralité des mondes, il la rejette comme décidément contraire à la saine théologie, et il se raille des écrivains qui, comme Malebranche et l'abbé Pluche*, avaient essayé de concilier cette pluralité avec la foi. « Malebranche, dit-il, trouve que l'idée d'une » infinité de mondes doit réjouir beaucoup, parce que par ce » moyen on fait partie de l'infini. Rien de plus alambiqué, de plus » puéril, de plus faux que cette pensée: 7iubes et inania captât^. v L'Examen impartial des Époques de la nature de M. le comte de Buffon ^ est composé dans le même esprit. Le Jésuite qui se fait ici géologue et naturaliste, trouve un malin [)laisir à mettre son illustre adversaire en contradiction avec ses collègues, afin démon- trer clairement Vinanité des sciences profanes, sans paraître seu- lement se douter qu'il n'y a pas deux théologiens au monde qui soient parfaitement d'accord sur tous les points de doctrine et que le reproche qu'il fait aux savants profanes peut s'adresser avec plus de raison aux aigles de la science sacrée. Nous ne dirons rien de son Catéchisme philosophique '^ , ni de son Dictionnaire 1 Voyez l'inlrodaction de l'ouvrage. "^ Observalions philosophiques, p. 67. 3 Ibid., p. 69. * Voyez Spectacle de la nalurc^ par l'abbé Pluche, t. IV, p. 476. s Observations sur le système de Newton, p. 177. 6 Luxembourg, 1780, 1 vol. in-12. ' Catéchisme philosophique ou recueil d'observations propres à défendre la religion contre ses ennemis; Liège, 1775. Cet ouvrage eut cinq éditions, la dernière parut en 1820. ( 408 ) historique *, où la science profane n'est guère mieux traitée; car, selon lui, il ny a d'autre chose à dire en physique^ sinon que Dieu a ordonné les choses comme elles sont 2. Cette dernière parole est encore ce qu'il a dit de mieux en tout ceci, et il aurait sagement agi de n'en jamais dire davantage. Qui ne voit d'ailleurs que cette manie de nier ou de révoquer en doute les données les plus certaines de la science faisait plus de mal à la religion que les objections de tous les philosophes réunis? « En se plaçant » sur ce terrain, dit M. Alph. Le Roy, on y place aussi bon gré, » mal gré, son adversaire; on subordonne en réalité la certitude » de la foi à l'habileté des observateurs; ou, s'il s'agit, par » exemple, de l'authenticité ou de la pureté d'un texte sacré, on » court, sans hésiter, les chances de l'interprétation philologique. » Bien plus, on en vient à se contenter d'avoir pour un instant » fermé la bouche à l'opposition, comme s'il s'agissait ici de ces » solutions qui s'arrachent aux entraînements des majorités, et qui » sont alors considérées comme parfaitement légitimes jusqu'au » prochain revirement de l'opinion ^. d L'observation est on ne peut plus juste. Mais de Feller était trop emporté par l'ardeur de la polémique pour avoir conscience du danger auquel il s'exposait, lui et l'Eglise qu'il défendait. Il ne voyait pas, comme le remarque encore avec beaucoup déraison l'auteur que nous venons de citer, il ne voyait pas qu'il compromettait la cause de la religion en confondant, avec l'esprit qui vivifie, la lettre telle qu'il Ventendait ou telle que l'Église, si l'on veut, l'a entendue à une époque où la théologie, abusivement, prétendait régenter la science *. Un autre point sur lequel l'Eglise n'était pas moins vivement attaquée au XVlir^'' siècle, c'était la doctrine de l'intolérance. Les encyclopédistes, en préchant sans cesse dans leurs écrits la liberté de conscience, ne perdait;nt jamais une occasion de flétrir le fanatisme des prêtres, de s'élever avec force contre l'inquisition et les maux incalculables qui en furent la suite. Eh bien, ici ^ Liège, 1781, 6 vol. in-S". L'ouvrage fut souvent réimprimé. 2 Observations sur le système de Newton, p. 86. 5 La philosophie au pays de Liège (XVll'ne et XVllI'"^ siècles), dans le Bulletin de l'Institut archéologique liégeois, t. IV, pp. 144-143. * Ibid., p. 144. ( 109 ) encore de Feller crut devoir les poursuivre au nom du dogme. Mais ici il ne conteste plus les faits; il ne nie pas que l'Eglise ne soit intolérante; il la reconnaît, au contraire, comme telle; et loin de la blâmer, il la loue sur ce point, et arbore lui-même le drapeau de l'intolérance. A ses yeux la violence n'est plus un crime quand elle est mise au service du catbolicisme; il l'ap- prouve sans réserve et veut mal de mort aux encyclopédistes et à tous les écrivains qui osent blâmer l'Eglise et les princes catboliques pour avoir persécuté les protestants et les hérétiques '. 11 approuve tout ce qu'on a pu faire contre les sectaires pour les ramener dans le sein de l'Eglise. Il approuve la révocation de l'édit de Nantes et déclare que cette révocation a fait ufi grand bien à la France ^. Il déplore l'indolence des gouvernements qui ne poursuivent pas l'hérésie, car, dit-il, il n'y a que la molle et timide tolérance qui, selon le langage de Dieu même, affermisse l'impie dans ses égarements \ Il trouve mauvais que l'abbé Ber- gier ait loué le gouvernement de France d'avoir repoussé l'inqui- sition '^. Il se plaint amèrement de ce que l'abbé Bérault-Bercastel, dans son Histoire de V Église, ait rendu l'inquisition odieuse et présenté les inquisiteurs comme des monstres ^. 11 approuve tout particulièrement le Saint-Oiïice, ce tribunal calomnié par Vicjno- rance et injustement diffamé par la cabale philosophiCjiue ^ ; il en vante la douceur et V équité et appuie fortement sur les avantages qui en résultent tant pour l'État que pour l'Eglise. « Comment peut-on appeler sévère, s'écrie-t-il, en rappelant la condam- » nation de Galilée, comment peut-on appeler sévère un tribunal » qui condamne à quelques peines et à une commode prison un » homme qui tout ailleurs, dans les pays même protestants ou » turcs, aurait perdu la tête pour avoir entrepris d'abolir la reli- » gion nationale ^? Qu'on compare, ajoute-t-il, le nombre d'héré- ^ Voyez Journal historique et Littéraire, février 1777, p. 196. 2 Jbid., novembre 1781, p. 555. 3 Ibid.^ février 1779, p. 197. ^ Ibid,mâ\ 1782, p. 29. ■^ /6/c/., mars 1784, p. 410. 6 Ibid., février 1777, p. 169. 7 /6jU, avril 1789, p. 361. ( MO ) » tiques ou d'impies exécutés dans les auto-da-fé avec le nombre » d'iiommes qui ont péri dans les guerres civiles excitées parles » nouvelles sectes, et l'on verra que l'on doit à l'inquisition la » conservation cVune bonne partie du genre humain ^ » L'Église, selon lui, a le droit de sévir contre les hérétiques; elle a aussi le droit de demander aux princes séculiers de les punir par des châ- timents corporels, même par la mort, si les peines spirituelles ne suffisent pas pour les ramener dans le sein du catholicisme. « Si » on porte l'impiété, dit-il, jusqu'à se rire insolemment de ses » menaces (des menaces de l'Église), jusqu'à insulter à sa ten- » dresse et à sa bonté ; si des foudres, des anathèmes,qui ne frap- » peut que l'âme, n'ont rien qui étonne des cœurs insensibles » aux terreurs de la foi: si ses enfants, devenus ses plus cruels •b persécuteurs, ne cessent de ravager le champ du père de » famille et d'enlever à Jésus-Christ un nombre innombrable » d'âmes qu'il a rachetées de son sang... , je demande à quiconque » a de la droiture et du jugement, que veut-on qu'elle fasse? Sa » compassion même pour des malheureux qu'on séduit, qu'on » corrompt impunément, que dis-je, pour des nations entières qui » se laissent entraîner dans l'abîme, ne l'oblige-t-elle pas de » recourir à la puissance temporelle, la seule capable de remé'* » dier à tant de maux d'une manière efficace? Protecteurs nés B de l'Église, les magistrats, les princes et les rois peuvent-ils D alors, sans trahir leur conscience, abandonner la cause de Dieu » même? Quoi! pour peu qu'on blesse l'honneur ou le respect » qu'on doit à leur rang suprême, pour peu qu'on attaque les » augustes prérogatives de leur couronne, la punition suit tou- » jours de près l'offense, punition exemplaire et proportionnée » au délit, punition juste et applaudie de l'univers; et les blas- » phèmes de l'impie, qui outragent la majesté infinie du Roi des » rois, les blasphèmes d'une légion d'incrédules paraîtront indif- B férents à ceux-là mêmes qui tiennent de Dieu leur puissance et » leur grandeur! et la gloire du Souverain Monarque des cieux » serait la seule qui n'eût point de vengeur sur la terre î... Ce ^ Journal historique et littéraire, avril 1789, p. 561, ( m ) » n'est pas ainsi que doit être gouverné le monde. La politique » même est intéressée à prendre en main la défense de la reli- » gion, puisqu'elle est la source de toute autorité légitime, l'appui » des trônes, le seul fondement inébranlable des lois et de la » police des empires ^ » Après cela on ne doit pas s'étonner si de Feller décerne les plus grands éloges aux princes qui, répondant à l'appel des pap(îs et de l'Église, employèrent la force pour exterminer les hérétiques. Les Philippe II, les duc d'Albe et leurs pareils sont ses héros. Non-seulement il exalte ces oppresseurs des consciences, mais il ne comprend pas, il ne s'explique pas la réprobation uni- verselle qui s'attache à leurs noms. C'est ainsi qu'en rendant compte dans son journal d'une Histoire de Philippe II écrite par l'anglais VVatson, il constate avec autant d'étonnement que de colère, que l'auteur n'a pas ménagé le despote, a Comment, » s'écrie-t-il , comment le puritain Watson ose-t-il nous parler du » despotisme de Philippe et de l'infernal duc d'Albe?... Non, » mes chers compatriotes (soulFrez que je vous fasse ici inter- » venir et que je demande d'être appuyé par votre suffrage), nos » souverains et leurs ministres n'ont pas été des monstres! Phi- » lippe II, la bonne Marguerite, Jean d'Autriche, Alexandre de » Parme, le sévère duc d'Albe, n'ont pas été des tyrans. Les mo- » numents de deux siècles, la tradition uniforme de nos aïeux » déposent en faveur du doux et loyal gouvernement des rois » d'Espagne... Soumis encore aujourd'hui aux princes du même » sang, gouvernés par les mêmes principes d'équité, de douceur » et de religion, nous sommes à même de réfuter les calomnies » de l'hérésie et du philosophisme par des preuves d'expérience » et de fait. Si nous vivons encore aujourd'hui paisibles et heu- » reux, si nous tenons aux vrais principes de subordination et de » dépendance qui font la base de la félicité publique, si la foi de » nos pères s'est conservée chez nous, si la triste philosophie n'a » pas fait les mêmes ravages parmi nous que parmi nos voisins, » c'est particulièrement au zèle et à la fermeté de Philippe II < Journal historique et littéraire, mai 1792, pp. 9S-96. ( il2 ] » que nous en sommes redevables. Ce sage et vrai politique » regardait la religion comme la chaîne d'or qui, suivant » l'expression d'Homère, attache la terre aux deux ^ ! » Il serait difficile, on doit l'avouer, de trouver un fanatique plus exalté et plus convaincu que l'abbé de Feller. Ce prêtre, qui ose parler aux Belges de la douceur du gouvernement espagnol, aurait applaudi, au XVl""^ siècle, aux ordres sanguinaires de Philippe II, qui s'écriait qu'il aimerait mieux perdre tous ses royaumes et mille vies que de tolérer des hérétiques dans ses États! Faut-il s'étonner dès lors s'il trouva mauvais tous les projets de réforme de Joseph II qui, loin d'adopter les principes du Démon du Midi, voulait la liberté de croire pour tous ses sujets, et qui, en mon- tant sur le trône, n'eut rien de plus pressé que de proclamer la tolérance? De Feller se déclara l'ennemi de ce prince et résolut de le combattre avec la même ardeur quil déployait dans sa lutte contre les philosophes. Ce fut vers 1785, lors de la suppression des nonciatures, que l'abbé de Feller commença sa grande polémique contre les réformes de Joseph II. A vrai dire cependant, ce fut moins contre l'empereur que contre l'épiscopat allemand que se dirigèrent alors ses coups. Car Joseph II n'avait supprimé les nonciatures que sur la demande même des archevêques de Cologne, de Mayence et de Trêves. Ces prélats, imbus des doctrines de Fébronius, préten- daient en effet tenir leur pouvoir immédiatement de Dieu, et con- sidéraient les nonciatures non-seulement comme inutiles, mais encore et surtout comme une entrave portée à l'exercice de leurs droits. En demandant leur suppression, ils n'agissaient, disaient-ils, que dans le but de rétablir l'épiscopat dans ses premiers droits; mais en réalité c'était encore bien plus pour se soustraire à l'influence absorbante de la Cour de Rome. Or, l'empereur qui ne demandait pas mieux que de rendre au clergé et à l'épiscopat leur indépendance primitive, s'était empressé de se rendre aux vœux exprimés par les évêques allemands, et avait supprimé les nonces dans toute l'étendue de l'empire. L'abbé de Feller soutint énergi- < Journal hislor. et littér., août 1778, p. 574. Cf. Ibid., avril 1789, p. 561. ( liô ) qiicment à cette occasion la cause du Sainl-Siëge et publia plu- sieurs écrits dans lesquels il représentait les évéques d'Allemagne comme schismatiques, comme rebelles à l'autorité du pape et indignes de la confiance des fidèles. Il n'appartient pas à notre sujet d'exposer les détails de ce conflit qui dura plusieurs années et qui se termina par la victoire du pape sur les évéques alle- mands. Cette victoire fut due en grande partie à la polémique virulente de l'abbé de Feller contre les prélats schismatiques *. Ce fut une grande défaite pour le gouvernement de Joseph II, une défaite qui ne fit qu'enhardir le fougueux Jésuite dans sa lutte contre les autres réformes de l'empereur. On sait avec quelle rapidité le fils de Marie-Thérèse introduisit ses réformes en Belgique. La tolérance des cultes dissidents avait été à peine proclamée en 4781, que parut l'édit qui supprimait les couvents inutiles et qui soumettait à la juridiction épiscopale tous ceux qui étaient maintenus. Celui-ci fut suivi immédiatement d'une série d'autres qui défendaient le recours au pape pour les dispenses de mariage, qui interdisaient les inhumations dans les églises, qui réduisaient le nombre des fêtes religieuses, qui suppri- maient les confréries, qui prohibaient les pèlerinages et réglaient jusqu'aux kermesses des villages. Enfin, l'Empereur mit le comble à toutes ces mesures en décrétant la suppression des séminaires épiscopaux et l'érection d'un séminaire général à Louvain et d'un séminaire filial à Luxembourg, et en défendant à tous ses sujets la fréquentation du Collegium Romanum à Rome. Toutes ces réformes qui modifiaient profondément l'organisation du clergé en Belgique, mais qui n'attaquaient en rien les dogmes de l'Église 2, irritèrent au plus haut degré les prêtres et les moines ^ Voici quelques-uns des principaux ouvrages que de Feller publia à cette occasion : Le véritable état du différend élevé entre le nonce de Cologne et les trois électeurs ecclésiastiques; Supplément au Véritable état du diffé- rend, etc.; Mandement de l'archevêque de Cologne, avec des notes histori- ques, théologiques et critiques; Coup d'œil sur le congrès d'Ems (178G). 2 Le pape Pie VI avoua lui-nnème que toutes ces réformes n'inléressaient que la simple discipline. Voyez De Potter, L'esprit de l'Église; Paris, 1821, t. V, p. 85, oîi est rapporté ce témoignage du pape. Tome XXX. 8 ( "M qui se voyaient frappés dans leurs intérêts les plus chers. L'abbé de Feller fut le premier à les attaquer en les déclarant des actes arbitraires, despotiques, contraires à la Constitution du pays et à la foi de l'Église catholique *. A chaque édit qui paraissait il ré- pondait par quelque brochure anonyme ou par des articles furi- bonds qu'il insérait dans son journal ou dans son Recueil des représentations et protestations à S. M. I. 2. Toutefois le public ne fit d'abord que peu d'attention aux déclamations de l'ex-Jésuite: il ne voyait pas en quoi les nouveaux édits étaient contraires à la religion. N'avait-il pas vu tout récemment encore la pieuse Marie- Thérèse prendre des mesures semblables soit pour repousser les empiétements du clergé, soit pour empêcher la multiplication des couvents? Cette souveraine, dont le clergé n'avait jamais suspecté l'orthodoxie, avait, elle aussi, diminué le nombre de ces couvents qui menaçaient d'absorber toute la propriété territoriale; elle avait mis des entraves à leurs acquisitions; elle avait fait dispa- raître les abus occasionnés par la prononciation prématurée des vœux monastiques; elle avait enlevé aux ecclésiastiques le mono- pole de l'enseignement; elle avait réprimé leurs prétentions en matière de censure; elle avait même osé déclarer que le sacerdoce n'était pas indépendant quant au dogme, au culte et à la disci- pline! Comment des réformes, qui n'étaient que comme la suite, la conséquence de celles d'une reine pieuse et éminemment catho- lique, étaient-elles devenues tout à coup contraires au dogme? — De Feller eut beau déclamer contre les édits de Joseph II, le peu- ple ne paraissait pas s'émouvoir; seuls les prêtres et les moines s'agitaient. La masse de la nation ne s'émut que lorsque l'Empe- reur loucha aux réformes politiques et administratives. C'est alors que l'agitation devint générale et que tous les yeux se tournèrent vers l'abbé de Feller comme vers le défenseur le plus énergique des institutions du pays. Dès ce moment le fougueux polémiste • Voyez Recueil des représentations , protestations et réclamations faites à S. M. /., 1787, t. I", U^ partie, pp. 97 et suiv. 2 Ce recueil, qui comprend dix-sept volumes in-oclavo, fut commencé par Tahbé de Feller en 1787. Il renferme toutes les pièces que les évêques, les étals et Tauleur lui-même ont écrites contre les édits de Joseph II. ( 115 ) fut récrivain le plus populaire et le plus applaudi de toute la Bel- sique. On l'ccoutait comme un prophète, on recueillait ses moin- dres paroles. Aussi est-ce à lui, à ses écrits révolutionnaires, à ses appels incessants à la violence, à la révolte, qu'il faut attribuer les troubles qui suivirent les réformes, les émeutes qui éclatèrent au séminaire général et ailleurs, et les événements plus graves qui devaient finir par renverser celui qu'il représentait au peuple comme un tyran et un oppresseur. Cependant le gouvernement avait conservé d'assez nombreux partisans parmi les hommes les plus éclairés du pays et même parmi les membres du clergé. Tels étaient, entre autres, Tabbé Sabatier, l'avocat d'Outrepont et l'abbé Dufour, qui prirent la dé- fense de la politique de Joseph II contre les attaques de l'abbé de Feller. Sabatier écrivit, sous le titre de « La vérité vengée ou leUre d'un ancien magistrat à M. l'abbé de Feller ^ », une brochure dans laquelle il s'élève avec indignation contre les incessants appels à la révolte de l'ex-Jésuite, en lui reprochant publiquement d'altérer et de dénaturer audacieusement les faits pour le seul plaisir de calomnier le gouvernement 2. Cet écrit sorti de la plume d'un prêtre est d'autant plus remarquable qu'il révèle des ten- dances très-libérales, à tel point que, si l'on n'en connaissait pas l'auteur, on serait tenté de l'attribuer à un ennemi du clergé plutôt qu'à un de ses membres. Pour cette raison, et aussi parce qu'il est devenu très-rare aujourd'hui, on nous saura gré sans doute d'en citer ici quelques passages. Voici comment l'abbé Sabatier justifie les réformes de Joseph II contre les reproches de ses en- nemis et les réclamations des Belges : « L'Empereur, en sa qualité » de roi, a le droit de faire des lois qui dérogent plus ou moins » à nos anciens privilèges selon le plus de bien qui peut en résul- * Liège, 1789, 1 vol. in-S" de soixante-seize pages. ^ Voyez la brochure citée, pp. 7, 16 et 20 : « Si comme vous, disait » l'auteur à l'abbé de Feller, j'avais Thonueur de haranguer le public deux » fois par mois, je profiterais de cet avantage non pour aigrir les Belges contre » le gouvernement par des déclamations séditieuses et mensongères , mais » pour lâcher de les guérir des injustes préventions que les prêtres leur ont » données contre l'Empereur et ses ministres. » (Page 23.) ( 116 ) » ter pour la nation. Et véritablement presque toutes les bonnes » lois sont nouvelles; nous n'avons d'ancien que nos abus. L'in- » tention de l'Empereur était d'achever de détruire le reste d'uii » édifice barbare et gothique qui empêche les Belges de prospérer ; » et vous avez été assez ennemi de vous-même, peuple belgique, » pour refuser ses bienfaits! Il voulait introduire un nouvel T> ordre judiciaire, pour abréger les formalités et diminuer les » dépenses de la justice ; un nouveau code civil, pour animer » l'industrie et faire fleurir le commerce; un nouveau code pénal » pour diminuer les crimes et rendre la vertu plus honorable; » un nouveau code ecclésiastique, pour réformer les abus con- s traires au véritable esprit de la religion; et vous avez été assez » inconsidéré pour mettre des entraves à l'exécution de ses pro- » jets! Dépouillez-vous enfin de vos prétentions, chers conci- » toyens, et vous verrez que vos plus grands ennemis sont ceux » qui vous ont portés à méconnaître tant de bienfaits Éclairez- » vous, et vous reconnaîtrez qu'il vaut mieux se soumettre à » l'autorité des princes et invoquer leur clémence que de servir V la vengeance du clergé. Ce n'est pas votre cause qu'il défend, i> ce n'est pas no7i plus celle de la religion; c'est la sienne que la » religion et la politique réprouvent également. Dans quelle » histoire avez-vous lu qu'un ordre tel que le clergé qui vit aux » dépens du peuple, se soit élevé contre V autorité royale pour » l'amour du peuple? S'il caresse le peuple, c'est dans les occa- » sions oïl le peuple peut servir ses desseins ^ » S'adressant ensuite aux prêtres, il leur reproche vivement de semer la haine et la division parmi le peuple, au lieu de prêcher la paix et la concorde, et leur fait voir les dangers auxquels les expose une conduite si coupable et si peu digne de leur caractère : « Et vous, » ministres d'un Dieu de j)aix, envoyés pour prêcher au peuple r> l'obéissance et la concorde, quels fruits espérez-vous de vos » complots séditieux? Avez-vous bien réfléchi sur les suites ter- » ribles que peut avoir pour vous et pour la religion catholique » l'esprit d'insurrection que vous avez soufllé dans les têtes bcl- * La vérité vengée, pp. 35-3o. ( H7) » giques? Supposons, contre la vraisemblance, que toutes les » villes fortes des Pays-Bas arborent à la fois rélendard de la » rébellion ; supposons même qu'elles triomphent du courage et » de la fidélité des troupes réglées, en serez-vous plus tranquilles, » moins exposés à des suppressions, moins en butte aux traits de » vos ennemis dont le nombre augmente chaque jour dans les » cours catholiques? Songez que nous ne sommes plus dans ces » temps où par son habit un prèlre en imposait au vulc/aire » superstitieux, où les princes redoutaient les foudres spiri- » tuelleSj oii la menace de l'excommunication suffisait pour ar- » rêter leurs projets. Il n'est plus aujourd'hui aucun roi, aucune » puissance catholicjue qui ne sente la 7iécessité d'humilier l'or- » gueil du clergé et qui ne se propose de joindre le lien de la re- » ligion au faisceau du pouvoir exécutif^. » A ces paroles si modérées, à cet appel à la paix et à la concorde, l'abbé de Feller ne répondit que par des injures, en qualifiant son adversaire de philosophiste et de morcdiste de gazettes ^, et en appelant l'ouvrage que celui-ci lui adressait un libelle calomnieux, sans logique comme sans décence ^. L'énergumène était trop aveuglé par l'esprit de parti pour pouvoir se résoudre à écouter les conseils de la modération et de la prudence. L'avocat d'Outrepont et l'abbé Dufour écrivirent en faveur du gouvernement, le premier, une dissertation sur les Empêchements dirimants du mariage '^y le second des Réflexions sur les édits émanés récemment aux Pays-Bas de la part de l'Empereur en matière ecclésiastique ^. Quand de Feller apprit que l'ouvrage de l'avocat, dans lequel on lisait que le mariage était un contrat civil, circulait dans le public avec ra[)probation impériale, il s'écria, transporté de fureur, que le gouvernement avait certainement arrêté le plan de détruire toutes les idées chrétiennes, puisqu'il 1 La vérité vengée, pp. 40-41. 2 Journal historique et littéraire, novembre 1789, p. 432. 3 Ibid., décembre 1789, p. 539. * Bruxelles, 1 vol. in-8" (1785); l'ouvrage devait avoir trois volumes; un seul a paru. 5 Bruxelles, 1786, 1 vol. { 118) accordait sa protection à ce recueil de blasphèmes et d'infamies * î L'abbé Diifour ne fut guère mieux traité : dans son écrit il avait porté le défi à tous les ennemis du gouvernement de montrer dans les édits de l'Empereur quelque chose qui fût contraire à la religion. De Feller lui répondit aussitôt par les Cent nullités des édits, ordonnances, principes de législation et autres pièces qui ont paru sous le nom de Joseph H ^, pour bien montrer qu'il n'y avait rien dans tout ce que l'Empereur avait fait, qui ne fût con- traire à la religion! Ces exagérations n'étaient que ridicules. Mais voici qui est plus grave : dans l'ardeur de la polémique, l'ex-Jésuite ne se bornait pas à attaquer les amis du gouvernement et tous ceux qui avaient le tort de ne pas partager ses convictions religieuses ou politiques, mais, chose vraiment inouïe, il alla jusqu'à censurer un des plus hauts dignitaires de l'Église, son supérieur hiérarchique, le car- dinal de Franckenberg, archevêque de Malines et primat de Bel- gique. On sait que, pour mettre fin à l'agitation qu'avait excitée l'érection du séminaire général, le gouvernement avait donné à l'archevêque l'ordre formel de se rendre en personne à Louvain pour examiner l'orthodoxie des professeurs qui enseignaient dans le nouvel établissement. Le prélat, après bien des hésitations, s'était enfin décidé à obéir à cette injonction ^. Eh bien! quand de Feller l'apprit, il osa blâmer publiquement la conduite du car- * Voyez Correspondance inédite de l'abbé de Feller. (MS. delà Biblioth. de Bouri^ogne, n» 21142, leltre du 3 avril 1787 à M. D***.) 2 Liège, 1787, 1 vol. 5 L'ordre d'examiner Porlhodoxie des professeurs du séminaire général avait jeté l'archevêque dans un grand embarras : s'il se refusait à la demande de l'Empereur, on le taxerait d'obstination et de résistance aveugle aux ordres de son souverain; mais s'il y déférait, les professeurs, en répondant catho- liquemenl aux questions qu'il leur poserait, avaient droit de sa part à une déclaration d'orthodoxie qui justifierait ainsi le nouvel établissement. Pour trouver un moyen de se tirer de cette position épineuse, le prélat crut devoir convoquer son conseil : tout le monde déclara qu'il fallait repousser la demande du gouvernement, parce que, disait-on, les professeurs ne manqueraient pas de répondre catholiquement à l'examen qu'on leur ferait subir. Cet avis allait être adojité, lorsque le secrétaire général, l'abbé Duvivier, suggéra l'idée de ( 119 ) dinal *, et cela uniquement parce qu'il craignait que les profes- seurs ne répondissent ealholiqueraent aux questions qui leur seraient posées et ne rendissent vaines ainsi toutes les critiques qu'il tlirigeait journellement contre le séminaire général. Il écrivit même à l'archevêque une lettre qu'on pourrait citer comme un modèle d'impertinence ^. Il est vrai qu'il répara plus tard cette incartade avec autant de soumission que de respect, lorsque les questions posées aux professeurs de Louvain eurent été rendues publiques et que leur enseignement eut été condamné. Malgré ces violences de langage et ces déplorables exagérations, de Feller était soutenu par tout le clergé dans la guerre qu'il faisait au gouvernement. Plusieurs de ses confrères se firent même un honneur de l'aider de toutes leurs forces dans cette lutte acharnée. Ce furent, entre autres, l'abbé Brosius, le rédacteur du Journal hislorique et politique , l'abbé Tilquin, l'abbé Duvi- vier, l'abbé Havelange, les docteurs Vonck et Van Leempool, qui publièrent de nombreuses brochures contre les édits de Joseph IL Dans ces écrits, ils se montraient tous également animés d'une liaine profonde contre les principes nouveaux que le gouverne- ment voulait introduire dans la législation du pays. Mais aucun d'eux n'égalait en violence l'abbé de Feller. Cet homme, auquel son caractère de prêtre recommandait plus qu'à tout autre le calme, la patience, la charité chrétienne, ne pouvait ni entendre, ni res- leur poser des questions telles qu'il leur serait impossible d'y répondre calho- liquement « sans ruiner leur institution de fond en comble. » — « Quelles » sont ces questions? demanda vivement Tarchevêque. — C'est, par exemple, » répondit le secrétaire, de leur demander ceci : « Les évêques onl-il en tout » temps, jure divino, le droit d'enseigner la théologie de la manière qu'ils le » veulent aux jeunes gens qui se destinent à l'état ecclésiastique? ensuite, ce » droit divin peut-il être restreint ou annulé par le droit civil qui est d'insli- » tulion humaine? » Tout le conseil fut frappé de l'à-propos de ces questions : on avait trouvé un excellent moyen de surprendre et d'embarrasser les pro- fesseurs, et à l'instant l'examen de leur orthodoxie fut résolu. Voyez pour tous ces détails la Notice sur l'abbé J.-H. Duvivier; Tournai, 18i0, p. 12. * Voyez la Notice citée, p. 14. Cf. Correspond, de l'abbé de Feller. (MS. de la Biblioth. de Bourgogne, n» 21349, lettre du 10 aoijt 1787 à l'abbé Ghesquière.) 2 Voyez la Notice sur l'abbé J.-H Duvivier, p. 15. ( 120 ) pecter ses adversaires; il ne discutait pas, mais il insultait, il déni- grait, il conspuait, il calomniait. Il se fît ainsi une foule d'ennemis qui se crurent en droit de lui prodiguer à leur tour l'insulte et l'outrage et même d'appeler sur lui les rigueurs du pouvoir *. 11 avait affiché publiquement le titre de défenseur des États et du clergé belgiques ; bien plus, il leur avait vendu sa plume et en était largement payé-; ce qui ne l'empêchait pas de répondre à ceux qui lui reprochaient sa vénalité ^^ qu'il n'avait aucun rap- port avec aucun membre de leurs hautes puissances les Etats bel- giques ^. Rien n'égalait son audace, ni l'aplomb avec lequel il savait jouer son rôle. Il était passé maître dans l'art de manier le sarcasme et l'ironie. Parfois cependant ses invectives et ses calomnies lui attiraient des ripostes accablantes. C'est ainsi qu'ayant attaqué Hedderich, recteur de l'Université de Bonn, et ayant publié qu'il avait été démis de ses fonctions pour avoir fal- sifié des bulles, il reçut la réponse suivante du savant professeur : « J'ai pour le Saint-Siège tout le respect que doit avoir un vrai » chrétien pour le chef de TÉglise, mais j'avoue que je ne suis » point de ceux qui se laissent séduire par des promesses ou par * Voici ce qu'on trouve entre autres choses dans un libelle répandu contre lui : « C'est l'ex-Jésuite de Feller qui suscite les nonces, qui leur fabrique des » bulles et des discours au besoin, qui fait des Calilinaires pour les assem- » blées des Élats, qui calomnie à toute outrance, qui trouble le repos public » à Cologne, à Mayence, à Trêves, à Munich, à Florence et particulièrement » aux Pays-Bas. — Si de Feller croit que ce n'est qu'un péché véniel d'assas- » siner le docteur Maraut qui est un honnête homme, croyez-vous que ce ne » serait pas une bonne aclion de l'assassiner lui, de Feller, qui est le plus » méchant des Jésuites, plus fripon que le père La Valette, plus scélérat que » Malagrida, plus fourbe et plus faussaire que Le Tellier? Croyez-vous qu'un » homme aussi abominable ne soit pas athée? Ne pourrait-on pas guérir sa » fureur de l'uliramontanisme en obtenant la protection de l'Empereur des » Russies pour le faire pape en Sibérie? etc., etc. » Voyez le pamphlet inti- tulé Questions proposées à un cardinal par un néophyte. 2 C'est ainsi qu'en 1789 il reçut des États généraux 15,673 florins. Plus tard, en 1790, il reçut une nouvelle somme de 2,000 couronnes. Voyez Tableau de la dilapidation des deniers royaux; Bruxelles, 1792, el \e Martyrologe belgique pour Van de fer 1790, S. N. Z). F., 1791, p. 141. 5 Voyez Journal historique et littéraire, janvier 1790, p. lo9. ( 421 ) » des présents, ni de ceux que des menaces peuvent détourner » du droit chemin qu'ils ont choisi, dont les opinions, ou du » moins ce qu'ils donnent pour leurs opinions, se plient au gré de » leurs intérêts ou de leurs vues T^^rsonuaMes^çX qui vendent leur » taleiit et leur plume au plus offrant. Loin de moi de trahir » ainsi ma conscience, mon prince et ma patrie*. » Les attaques violentes de l'abbé de Feller et de ses confrères contre les édits de Joseph II devaient naturellement attirer sur eux la colère du gouvernement qui résolut enfin de mettre un terme à ce débordement d'outrages. Le 26 janvier 1788 parut un édit qui supprima le journal de l'abbé de Feller et proscrivit celui de l'abbé Brosius comme ayant dégénéré en libelles séditieux, en défendant aux agents de la poste de transporter et de distribuer ces journaux, et en ordonnant à tous ceux qui les recevraient d'en remettre les exemplaires à l'autorité 2. Le 14 février de l'année suivante un autre édit proscrivit indistinctement tous les ouvrages de l'abbé de Feller, sans même en excepter son Dictionnaire his- torique, ni la nouvelle édition qu'il venait de donner de son Catéchisme philosophique. La commission de censure se montra impitoyable et ne voulut plus permettre la circulation d'aucun des écrits de l'ex-Jésuite. « Tous les ouvrages pernicieux de l'abbé » de Feller, disait- elle, tous ces ouvrages qui ont allumé et nour- » rissent encore le feu de la révolte parmi le clergé belgique 7ie » sont bons qu'à servir de manuel à l'office de l'inquisition. Ce » furieux énergumène, entraîné par un aveugle esprit de parti » qui lui fait confondre la théorie du pape avec la croix de Jésus- » Christ, les absurdes prétentions de la Cour de Rome avec les » articles fondamentaux de la religion, ne cesse dans ses écrits » fanatiques de condamner au fagot tous ceux qui diffèrent de » ses opinions extravagantes. C'est pourquoi, comme son Café- » chisme philosophique est accrédité depuis quelques années, la * Cité par Ul. Capitaine dans ses Recherches sur les journaux liégeois, pp. 114-115, ^ Voyez le décret de suppression dans Ut. Capitaihe , Recherches sur les journaux liégeois, p. 316. ( 122) » commission estime qu'en tolérant l'ancienne édition, il convient » d'en défendre la nouvelle et surtout la traduction flamande » qui ne serviraient, par leurs nouvelles déclamations, qu'à exci- » ter davantage l'esprit d'intolérance et de fanatisme parmi le » vulgaire si malicieusement prévenu contre les édits de S. M., » dont l'auteur ex-loyoiiste (ex-Jésuite) ne craint point de relever » audacieusement la prétendue hétérodoxie *. » Le gouvernement supprima ou proscrivit avec la même sévérité les ouvrages d'autres écrivains qui attaquaient ses ordonnances, tels que le Mariage chrétien de l'abbé Duvivier 2, un traité de l'abbé de Havelange, intitulé ^cc/esi«e infallibilitas, et qui n'avait été forgé, disait la commission de censure, que dans le dessein de décréditer l'enseignement du séminaire filial de Luxembourg 5, VAulorité des deux puissances de l'abbé Bergier^, etc. Par contre, il accorda sa protection aux ouvrages et aux auteurs qui adop- taient SCS principes et favorisaient sa politique. 11 approuva ouvertement le Quid est papa? (Qu'est-ce que le pape?) qu'Eybel avait écrit en 1786 contre les prétentions de la Cour de Rome. 11 fit plus : il défendit la publication du bref par lequel le pape con- damna ce livre, et, le nonce de Bruxelles, Zondadari, ayant osé contrevenir à cette défense, reçut immédiatement, et dans les termes les plus durs, l'ordre de quitter les Pays-Bas. La brochure que l'abbé Sabatier avait écrite contre de Feller, sous le titre de La vérité vengée, reçut également la haute approbation du gouverne- ment et fut, par ordre de Trauttmansdorff, tirée à trois mille exemplaires ^. Des récompenses en argent, des subsides, furent accordés aux écrivains qui secondaient les vues du pouvoir ^. De ce nombre fut le fameux Linguet qui, outre de nombreuses gra- tifications, reçut encore de Joseph II des titres de noblesse à * Voyez Conseil du gouvernement général, censure des livres, carton 666. (Archives du royaume.) 2 Ibid., cartou 667. 3 Ibid., canon 666. -* Ibid., canon 668. ^ Ibid., canon 666. c Ibid. ( 123) cause de « la considération qu'il s'était acquise tant par ses diffé- » rentes productions littéraires que dans l'exercice de la profes- » sion d'avocat *, » disait l'Empereur, mais surtout à cause des services qu'il avait rendus à l'Autriche comme journaliste. Mais ce n'était pas là le moyen de fermer la bouche à l'opposi- tion. Les écrivains qu'atteignaient les rigueurs du gouvernement furent obligés, il est vrai, de quitter le pays, et se réfugièrent les uns à Liège, les autres à Saint-Trond. Mais du lieu de leur retraite ils continuèrent leur polémique. La petite ville de Saint- Trond, où la plupart d'entre eux avaient trouvé un asile, devint même, à partir de 1788, le centre de l'opposition contre les réformes de Joseph IL Deux imprimeurs étaient venus s'y éta- blir, J.-B. Smits et J. Michel de Louvain, et c'est de leurs presses que sortirent la plupart des écrits révolutionnaires qui furent publiés depuis cette époque. Le gouvernement de Bruxelles s'en plaignit à plusieurs reprises au prince-évêque de Liège, qui, pour ne pas compromettre les rapports de bon voisinage, donna ordre, le 15 mai 1788, à son maïeur de Saint-Trond, d'empêcher l'im- pression de tout ouvrage dirigé contre l'autorité de l'Empereur. Mais celte ordonnance ne fut pas observée, grâce à la connivence des autorités et peut-être aussi aux ordres secrets du prince- évéque lui-même 2. Le conseil municipal de Saint-Trond accorda même le droit de bourgeoisie à l'imprimeur J. Michel, afin de le mettre à l'abri de toute arrestation de la part de la police autri- chienne. Plus d'une fois cependant celle-ci parvint à mettre la main sur quelques-uns de ces écrivains réfugiés dans la princi- pauté de Liège. Dans son journal, l'abbé de Feller nous fait un triste tableau de ces persécutions : « Malgré la bonté et la justice » de l'évêque, dit-il, un gouvernement impérieux et dur rendait » très-problématique l'existence des individus quelconques exis- ^ Voyez Ch, Piot, Lingiiel aux Pays-Bas autrichiens, pp. 27 et 32. (Extrait des BcLLETiNs DE l'Académie royale de Belgique, 2" sér., t. XLVI,n<» 11, 1878.) Quelque temps après, lorsque les Brabançons triomphèrent de rAutriche, ce même Linguet vendit sa plume aux élats et en reçut la somme de 1,350 florins. Voyez l'ouvrage cité, p. 32, note 1. 2 J, Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, 1. 1", p. 430. ( 124 ) » tants à Liège. Que d'hommes vertueux et étrangers y ont trouvé » la prison et les chaînes et ont été ignominieusement extradés, » sans d'autres crimes que d'avoir cherché chez une nation chré- » tienne et hospitalière un asile contre l'oppression, contre une » tyrannie inquiète et poursuivante *.» Lui-même se vit en hutte à toutes les tracasseries; il fut poursuivi, traqué comme une bête fauve, à tel point qu'il en fut réduit à se cacher pendant quelque temps dans une houillère voisine de la ville de Liège. « C'est de » là, dit M. Voisin qui rapporte ce trait, que tous les matins sor- » taient clandestinement ses feuilles révolutionnaires qui se » répandaient ensuite avec profusion dans le pays, sans que les » limiers autrichiens eussent l'adresse de saisir les distribu- » teurs 2. » * Journal historique et littéraire, décembre 1789, p. 602. 2 Cilé par Ul, Capitaine dans les Recherches sur les journaux liégeois, p. 115. ( 125 CHAPITRE VIL Avènement de Hoensbroech au siège épiscopal de Liège. — Son antipathie contre toute renaissance intellectuelle; sa lutte contre les nouvelles doctrines. — Fondation du Journal général de l'Europe (4783) par Lebrun. — Proscription de ce journal par le prince-évêque. — Polémique des abbés Brosius et de Feller contre le Journal général de l'Europe. — Joseph II le protège et en permet la publication à Hervé. — Appréciation de ce recueil au point de vue de l'influence qu'il exerça dans notre pays. — L'hostilité contre le clergé s'accentue de plus en plus. — Débats politiques soulevés à l'occasion de la prohibition des jeux de Spa; les écrits de Donceel, Lesoinne, Wasseige et Piret. — Les Lettres de N. Bassenge à l'abbé de Paix. — Sa Note aux citoyens. — La révolution liégeoise (1789). — Fondation du Journal patriotique par N. Bassenge, Fabry, Henkart et Reynier. — Autres recueils révolu- tionnaires. — Triomphe des doctrines nouvelles à Liège; chute de l'ancien régime. Tandis que dans les Pays-Bas le clergé et les états combattaient les réformes religieuses et politiques de Joseph II, la principauté de Liège avait continué d'être le théâtre d'une lutte non moins vive entre les hommes du passé et les partisans des nouvelles doctrines. C'était Hoensbroech qui régnait alors. Son prédécesseur Vel- bruck s'était montré favorable à la diffusion des lumières et à l'émancipation intellectuelle de son peuple. Il avait fondé la Société d'émulation, il avait honoré de son amitié les savants et les hommes de lettres, et parfois même il les avait protégés contre l'intolérance de ses propres courtisans. En un mot, il avait travaillé, autant que le comportait son caractère de prélre, à la régénération d'un peuple dont il fut pendant de longues années le souverain vénéré. Le nouveau princc-évéque était animé d'autres sentiments, et manifesta dès le début de son règne l'in- tention de s'écarter complètement de la ligne de conduite suivie par Velbruck. Très-pieux, presque bigot, dit M. Borgnet, il n'avait rien des qualités aimables qui distinguaient le prince défunt et ne montra que de l'antipathie et de l'indiffé- rence pour une renaissance littéraire qui effarouchait son ortbodoxie. Loin d'y voir un bien pour son diocèse, il n'y vit ( 126 ) qu'un mal, un mal affreux, qu'il fallait combattre par tous les moyens. Il déclara la guerre aux doctrines philosophiques, et l'on vit bientôt se produire au sein de tout le clergé une réaction vio- lente contre tout ce que Velbruck avait toléré ou protégé. Mais c'est en vain qu'on essaie d'arrêter l'essor d'un peuple qui aspire à liberté. Il était trop tard, d'ailleurs, d'arrêter le flot qui montait et qui menaçait déjà de tout envahir. Aussi, malgré les sévérités déployées contre les adeptes des doctrines nouvelles, malgré le renouvellement des édits sur la presse et la librairie ', la philosophie continua à gagner du terrain dans la principauté, et Hoensbroech, après avoir soulevé contre lui ses sujets, finit par succomber misérablement dans la lutte qu'il avait entreprise contre l'esprit du siècle. La presse était alors comme aujourd'hui le meilleur moyen de propagande. Les philosophes s'en étaient emparés dès le début et possédaient depuis plusieurs années déjà deux organes dans la principauté, \e Journal encyclopédique etVEsprit des journaux ^ dont nous avons parlé plus haut. En 1785, ils fondèrent à Liège un nouveau recueil, le Journal général de l'Europe, dont le suc- cès fut aussi brillant que celui de ses aînés. Ses rédacteurs étaient P.-H.-M. Lebrun, Fréville, deux ecclésiastiques français réfugiés à Liège, et le Liégeois Smits, imprimeur dans sa ville natale. Pro- scrits en 1786 par le prince-évêque à cause des critiques sévères, mais justes, qu'ils avaient faites contre les actes du gouvernement, ils se réfugièrent à Hervé, où la Cour de Vienne leur permit de s'établir et de continuer la publication de leur feuille. Ce change- ment de résidence ne modifia en rien leurs principes, et ils con- tinuèrent à attaquer avec plus d'ardeur que jamais le gouverne- ment du prince-évêque et à défendre les réformes de Joseph II dont ils avaient la protection, ils osèrent même attaquer les adversaires de ces réformes dans les Pays-Bas, ce qui leur attira de nouvelles persécutions. En effet, le 4 juin 1787, le grand con- < Le 21 novembre 1786 Hoensbroeck renouvela tous les édits que ses pré- décesseurs avaient portés sur la presse. Voyez J. Daris, Hisloirc du diocèse et de la principauté de Liège ^ t. Il, pp. 4-5. ( i27 ) seil du Brabant porta un décret qui proscrivit le Journal général de V Europe et décréta ses rédacteurs de prise de corps. Le conseil du Hainaut, à la demande des états de cette province, proscrivit également ce recueil le 27 du même mois *. Ces décrets, qui anéantissaient le /oî^rw«/ (gênera/ (/e V Europe, comblèrent de joie le clergé qui de toutes parts poussa des cris de triomphe. Brosius et de Feller étaient enchantés de voir enfin réduit au silence leur ennemi le plus redoutable. « Ce journal, » disait Brosius, ce journal où la fausse philosophie, l'irréligion, » la haine de l'Eglise, de son pontife, de ses ministres avaient » pris un libre essor, où les instruments du despotisme étaient » portés jusqu'aux nues, la liberté et les droits du citoyen foulés » aux pieds, les gens de bien calomniés et insultés, provoquait » depuis longtemps l'animadversion des lois et la sévérité de la » patrie, lorsque le Français fugitif qui la rédigeait s'éleva avec » autant de fureur que d'indécence contre la nation belgique, les » états et le conseil souverain de Brabant : ce qui met, enfin, » parmi nous un terme à l'impression d'un libelle que la police » avait déjà proscrit à Liège et qui n'aurait pas du être accueilli à » Hervé ^. » L'abbé de Feller renchérit encore sur son émule et prodigua les injures les plus grossières aux rédacteurs du journal proscrit. Ce qui irritait surtout l'ex-Jésuite, c'était la protection dont ses adversaires jouissaient à la Cour de Vienne. Il s'en plai- gnit amèrement dans son Journal historique et plus encore dans les lettres qu'il écrivit à ce sujet à ses amis. « Quelle contradic- » tion, s'écriait-il, quelle contradiction scandaleuse et alarmante » entre les états et le conseil de Brabant d'un côté, et le gouver- » nement de l'autre? Que signifie ce contraste, sinon qu'on attend » le moment de faire un éclat et qu'en attendant on y prépare » l'esprit des peuples par les fureurs antipatriotiques de cet » aventurier français réfugié à Liège ', et lié intimement avec ^ Voyez Warzée, Essai historique sur les journaux belges, p. 16b. Cf. Ul. Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois. 2 Voyez Journal historique et 'politique^ 12 juin 1787. 3 Lebrun. ( 128) » la cabale qui mcl également le trouble dans ce pays-ci? Comme » sa destinée actuelle dépend absolument de cette feuille, comptez y> qu'on ne le mettra pas aisément à bout de ses moyens. C'est le » plus scélérat et le plus méchant des hommes Si le gouver- » nement est en opposition avec l'Elat, avec la patrie, s'il protège » les écrits des félons et des traîtres, attendons-nous de sa part à » la plus terrible catastrophe!... Mais quoi! tout le langage d'Al- » bert et de Christine sont donc des impostures, un bavardage » de détestable hypocrisie? Et quels suppôts existent-ils donc » encore à Bruxelles dune si odieuse manigance? Non, je n'y » comprends rien. C'est un mystère pour moi, mais un mystère » affreux qui anéantit mes espérances et celles de tous les bons » citoyens Du reste, l'homme est payé et amplement par notre « f^ouvernement; il n'a garde de perdre sa solde; Ton aura soin » de le bien payer, car c'est la seule ressource que les traîtres de » la patrie puissent mettre en ce moment en action *. » Poursuivis comme décrétés de prise de corps, Lebrun et Smith se réfugièrent à Maestricht le 21 juin 1787 , et ne donnèrent plus signe de vie jusqu'à la fin de l'année. Dans l'intervalle Lebrun se rendit à Vienne pour demander à 1 Empereur la levée du décret de prise de corps et l'autorisation de reprendre la publication de son journal. De leur côté, les états de Brabant envoyèrent des députés à Vienne pour justifier leur conduite. Ceux-ci reçurent pour réponse de Kaunitz « que le » conseil de Brabant ne pouvait justifier sur le décret de prise » de corps porté contre les rédacteurs du Journal général de » l'Europe, pour n'avoir pas improuvé, disait-il, les dispositions » nouvelles de Sa Majesté. » Les députés ayant représenté que le publiciste avait décrié les états du Brabant, principalement les ecclésiastiques, le prince répliqua « que leur décret avait toujours » été porté mal à propos, puisque tous les jours on >it alors » éclore vingt feuilles où l'Empereur était indignement dé- » duré 2. » La démarche des états fut donc inutile; Lebrun < Voyez Correspondance de l'abbé de Feller. (MS. de la Biblioth. de Bour- gogne, n" 21 U2, lellre du 19 juin 1787 à M. fi***.) 2 Warzée, Essai sur les journaux belges^ p. 165. ( 129 ) reçut de Joseph II l'autorisation de reprendre la publication de son journal qui reparut en effet à Hervé le 5 janvier 1788. Dans la suite il fut encore en butte à bien des tracasseries non-seule- ment de la part des états du Brabant et du clergé, mais même du gouvernement autrichien qui l'avertit à plusieurs reprises de s'abs- tenir soigneusement de tout ce qui pourrait offenser le pouvoir *. Le Journal général de l'Europe fut publié à Hervé jusqu'à la veille de la Révolution de 1789. Après la restauration épiscopale il émigra à Paris, où il fut encore publié jusqu'en 1792. 11 cessa de paraître le 11 août 1792, le lendemain du jour où son rédac- teur en chef Lebrun fut nommé au Ministère de l'intérieur. Rédigé avec beaucoup de talent et dans les principes d'une sage liberté, \q Journal général de l'Europe , appelé plus commu- nément le Journal de Hervé, avait pris dès le début une vaste extension non -seulement dans la principauté de Liège et dans le Brabant, mais encore en France et en Allemagne. Sa vogue fut telle en 1789 qu'un libraire de Tournai en publia une con- trefaçon pendant plusieurs mois 2. Les persécutions qu'il eut à subir, la haine que lui voua le clergé, la protection que lui accorda Joseph II, tout cela démontre assez l'ardeur avec laquelle il défendait les principes philosophiques. Aussi l'influence qu'il exerça sur les destinées de notre pays fut-elle des plus considé- rables. Il était à peine fondé, qu'il devint le principal organe de l'opposition des patriotes liégeois contre les tendances réac- tionnaires du gouvernement de Hoensbroech. Ce fut en effet dans ce journal que les Fabry, les Bassenge, les Reynier, les Henkart et d'autres attaquèrent tout d'abord les actes arbitraires et plus ou moins illégaux du prince-évêque, en revendiquant hautement pour eux et leurs concitoyens les franchises et les libertés dont ils avaient joui autrefois et dont les avaient privés depuis un siècle les réformes de Maximilicn de Bavière. Leurs paroles qui étaient empreintes du patriotisme le plus ardent et qu'inspirait le souffle de l'esprit philosophique ne * Voyez WAnzÉb, Essai sur les journaux belges^ pp. i6û-!63. 2 Voyez Journal général de l'Europe, 1789, t. l^"", p. 8. Tome XXX. 9 ( 130) furent pas perdues par un peuple qui commençait à renaître à la vie politicjue. On les accueillit avec avidité et le nombre de ceux .qui voulaient rompre avec l'ancien régime augmenta chaque jour. Bientôt les patriotes n'attendirent plus qu'une occasion pour .secouer le joug: elle se présenta dans la fameuse question des jeux de Spa. Les jeux de Spa étaient exploités depuis plus de vingt ans par une Société privilégiée, lorsqu'en 4783 un bourgeois de Liège, nommé Levoz, ouvrit une nouvelle salle de jeux à côté de celles qui existaient déjà. De là un grand émoi parmi les privilégiés qui s'adressèrent au prince-évéque pour lui demander de faire res- ^pecter leurs droits. Levoz, de son côté, présenta à l'évéque et à son .conseil une requête dans laquelle il prétendait que le privilège exclusif accordé aux maisons de jeux était inconstitutionnel et sans force obligatoire comme ayant été accordé sans le concours des trois ordres de l'Etat, ce qui était chose indispensable au pays de Liège pour donner force de loi aux édits émanés des princes-évéques. Les tréfonciers, qui formaient la majorité du conseil, rejetèrent la requête de Levoz. Il n'en fallut pas davantage pour mettre tous les esprits en mouvement. En effet la manière dont Levoz et ses avocats envisageaient la question des jeux fit donner à cette affaire qui n'était d'abord qu'un débat particulier, toutes les proportions il'un débat politique, où le principe fondamental du gouverne- ment était mis en question. Il s'agissait de savoir si c'était l'évéque ou si c'étaient les états qui étaient en possession de la souverai-^ ncté. Les patriotes affirmaient que l'autorité souveraine résidait dans les états et que Iloensbroech, en prohibant les jeux ailleurs que dans les maisons privilégiées, avait commis un abus de pou- voir, attendu qu'il avait tranché une question d'intérêt général sans avoir consulté les états. Les partisans de révoque disaient, au contraire, que la souveraineté résidait tout entière dans l'évéque et que celui-ci n'avait en rien outrepassé ses droits en prenant une mesure de police où les états n'avaient rien à voir. Au fond aucune de ces thèses , quoique soutenues de part et d'autre avec beaucoup de talent et de sincéiité, n'était d'accord { ^^1 ) avec les faits. I.es deux partis étaient dans l'erreur : dire que la souveraineté appartenait au prince seul , c'était presque nier révidence; mais affirmer, d'autre part, que la souveraineté rési- dait dans les états seuls ou dans la nation seule, c'était faire abstraction du passé, c'était substituer à l'esprit des anciennes paix et franchises de la noble cité de Liège l'esprit de la nouvelle philosophie, c'était, en un mot, mettre de côté la tradition pour reconstruire l'État d'après les théories de Rousseau, de Mably et des encyclopédistes. En réalité, dans le système en vigueur jus- qu'à la fin de l'ancien régime, la souveraineté flottait entre des limites vagues et indéterminées. « Dans ce système, dit M. Bor- » gnet, la souveraineté n'était nulle part et elle était partout. » Les accusations d'usurpations que se renvoyaient les défen- » seurs et les adversaires du prince étaient fondées, ce qui est » assez singulier à dire : elles l'étaient parce qu'en effet dans un » tel état aucun des grands principes sociaux n'ayant sa place » bien indiquée, chacun d'eux cherchait à s'en faire une la plus » large possible et procédait avec la brutale violence de ces » siècles grossiers. Le système féodal fut une usurpation au profit » de l'aristocratie, l'institution des communes, une usurpation » au profit de la démocratie, tout comme l'établissement du pou- » voir du prince-évéque n'avait été lui-même qu'une usurpation » sur la souveraineté de l'Empereur. Ces considérations, ajoute » M. Borgnet, expliquent comment chacun des deux partis pro- » duisit une somme à peu près égale d'erreurs et de vérités, et » comment aussi on peut être de bonne foi en soutenant des » systèmes diamétralement opposés K » Dans un tel état de choses Hoensbroecli eût sagement agi en terminant l'affaire des jeux par une transaction. Mais il crut que sa dignité d'évêque ne lui permettait pas de céder, et, le 4 août 1785 il publia un édit qui interdisait sévèrement les jeux partout ailleurs que dans les salles de la Compagnie privilégiée, et qui décrétait que les contrevenants seraient « arrètahUs comme en flagrant délit jusqu'à, entier acquittement d'une amende de * Histoire de la révolution liégeoise de 1789, t. l"^ Introduclion. ( i-oi ) 106 florins. » Cet édit, dont la clause finale était inconstitution- nelle 5 — attendu que d'après les lois du pays nul ne pouvait être arrêté qu'en vertu d'un jugement des échevins — excita une telle effervescence que l'évéque fut obligé de le rapporter le 28 février 1786, sur les instances mêmes du synode ^ Enhardis par ce premier succès, les patriotes s'adressèrent à la Chambre impériale de Wetzlaer afin d'obtenir une déclaration sur la constitutionalité des édits prohibitifs des jeux de Spa. Ils formèrent en même temps entre eux une société, la Société patriotique j dont Jacques Fabry fut le chef et dont le but était de défendre les libertés et franchises de la nation contre les entreprises du pouvoir. Il n'appartient pas à notre sujet d'exposer en détail les débals qui eurent lieu à cette occasion devant la Chambre de Wetzlaer ou devant le tribunal des Vingt-Deux. Mais les écrits auxquels ces procédures donnèrent lieu et dans lesquels étaient discutés les pouvoirs des princes-évêques et ceux des états méritent toute notre attention. En effet, ils sont dus pour la plupart à la plume des hommes les plus distingués de l'époque: de Donceel, de Lesoinne, de J.-J. Fabry, de Wasseige, de N. Bassenge; et quoi- qu'en général ils laissent beaucoup à désirer sous le rapport de la forme, comme ayant été composés à la hâte et au plus fort de la lutte, ils sont cependant pour nous du plus haut intérêt en ce que nous y trouvons nettement marquée l'influence que les idées françaises avaient exercée sur les esprits. Dans les ouvrages que nous avons examinés plus haut, notamment dans ceux du cheva- lier de Heeswyck, nous avons constaté l'hostilité croissante qui se manifestait de toutes parts contre le clergé. Ici nous nous trouvons en pleine période révolutionnaire. La lutte a pris un caractère d'acrimonie extraordinaire; ce n'est plus seulement l'intolérance du clergé qu'on attaque, mais on le signale partout comme l'ennemi à terrasser : « Puissions-nous être délivrés du joug des prêtres-!» Tel était le cri qui s'échappait de la poitrine des patriotes. ^ J. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, t. ÎI, pp. 24-:27. - CVsl ce qu'écrivait J.-J. Fabry à Herzberg le 9 octobre 1787. (Voyez Bor.GKET, Histoire de la révolution liégeoise de 1789, t. h'', p. o8.} ( 135 ) Les brochures politiques qui parurent à l'occasion des procès que les patriotes soutinrent contre le gouvernement du prince- ëvèque sont extrêmement nombreuses; nous ne nous arrêterons qu'aux plus importantes K Le procès Levoz donna lieu d'abord à la publication d'un écrit intitulé : Mémoire pour le sieur Levoz et ses associés 2, dans lequel l'auteur attaque vivement les édits prohibitifs des jeux de Spa. A ses yeux, ces édits sont des actes arbitraires, inconstitutionnels, et qu'il importe de faire cesser dans rintérêt de la liberté commune. « La cause de Levoz, dit-il, y> est celle de tous les citoyens. Elle est celle de la patrie; il s'agit » de défendre ses droits lésés, ses privilèges que Ton veut détruire, » sa liberté menacée, sa constitution en danger, le contrat social » qui lie tous les membres de la Société rompu et presque » anéanti.» L'avocat Donceel publia ensuite un Mémoire en faveur de P. Redouté contre André Robert, officier de Son Altesse, à Spa, dans lequel il défend le principe que le prince ne peut pas légiférer de sa propre autorité, et que partant ses édits sur les jeux sont nuls et sans force obligatoire. Dans un second mémoire, plus étendu que le premier^ et composé également eii faveur de P. Redouté, Donceel revient sur la même idée et ajoute que, même en matière de police, le prince ne peut porter des édits qu'avec le concours des trois états et que, dans le cas où un citoyen viole un édit, « il doit être mené par loi et jugement con- formément aux anciennes paix de la principauté. » Citons encore une brochure de Lesoinne intitulée : La Remonstration de l'observance depuis la paix de Fexhe jusqu'à nos jours pour le sieur Redouté contre Robert ''■, qui est, comme les précédentes, un plaidoyer éloquent en faveur des libertés, des franchises et des anciennes paix de la ville de Liège. A ces écrits, les défenseurs de l'évêque répondaient par d'autres où ils soutenaient la souveraineté absolue du prince. Tels furent 1 On les trouvera indiquées en détail dans la Bibliographie liégeoise de X. de Theux, 1. 1", pp. 310-519. 2 In-4'' de xiv-28 pages (1786). 3 In-80 de 102 pages (1786). ^ ln-8° de 50 pages. (154 ) le Coup cVœil sur l'histoire et la Constitution de Liège, du tréfon- cier Wasseige *, elles Observations sur les jeux de Spa^de l'abbé Hansotte ^. Tel fut surtout le traité de la Souveraineté du prince- évêque et du pouvoir de ses états que l'abbé de Paix publia en 1787, sous le nom de l'avocat Piret ^, et qui l'emporte de beau- coup sur les deux précédents, tant sous le rapport du fond que de la forme. L'auteur, après avoir rappelé l'origine du débat qui préoccupe si vivement l'opinion publique, développe le principe que la souveraineté réside tout entière dans le prince et que les états n'ont d'autre pouvoir que celui qui leur a été accordé parles anciennes paix. Il chercbe ensuite à établir par le texte même de CCS paix, qu'elles ne stipulent le concours des états que dans les matières de justice, et soutient que toutes les autres matières rentrent dans les attributions du prince. 11 termine son travail en représentant les patriotes comme des révolutionnaires qui, « sous » prétexte de défendre les libertés et franchises du pays, vou- » draient ébranler une souveraineté fondée sur les titres les plus » respectables et les plus authentiques. » Ecrite avec talent et répandue à profusion par le clergé, la bro- chure de l'abbé de Paix fit une profonde impression sur le public. Les patriotes s'en émurent et répondirent d'abord à l'abbé dans le Journal général de l'Europe. « Ce mémoire, disaient-ils, en » parlant de son travail, nous a paru très-adroitement présenté, » rédigé avec ordre et écrit avec esprit. Mais nous devons dire » aussi que c'est de l'esprit mal employé que celui qui sert à éta- » biir sa propre servitude, à se dépouiller des plus belles, des plus » précieuses prérogatives de l'homme, de l'usage de la liberté. » Nous devons dire encore que les principes par lesquels » M. Pirel ^ prétend se guider sont plutôt ceux d'un Asiatique » courbé sous le joug du plus affreux despotisme que ceux d'un » fier républicain. Eh! quel serait même l'Asiatique assez avili * In-S" de 55 pages (1786). 2 liî-40 de 30 pages. 3 ln-4o de 84 pages. * Le prèle-nom de l'abbé de Paix. ( 133 ) j> pour oser tenir à son maître ce langage adulateur et insensé : » on veut que les états soient souverains; mais que sont les états? » les représentants de la nation. Or, la nation n'est pas souveraine, » et les représentants ne peuvent pas élre plus que leurs coin- » mettants. Quel serait le despote assez imbécile et farouche pour » entendre sans rougir cet excès d'opprobre et d'ignominie! » Quoi! ce n'est pas dans le corps entier de la nation que réside » la souveraineté? Quoi! la nation entière n'est ])as au-dessus du » prince qu'elle a choisi et commis pour veiller à l'exécution de » ses lois, au maintien de ses droits, à la défense de ses };ropriélés » et de sa liberté * ? » Mais cette réponse sommaire ne suffisait pas : il fallait opposer une réfutation en règle au mémoire de l'abbé de Paix. C'est alors que Basscnge se jeta dans la mêlée et commença la publication de sas Le tir es à labbè de Paix 2, où il démolit pièce par pièce l'ou- vrage de son adversaire, en défendant avec un talent remar- quable et une éloquence entraînante les libertés publiques contre l'omnipotence des princes-évéques. Depuis longtemps les Liégeois n'avaient entendu un langage si viril, ni une si lière revendication de leurs droits. En effet, dès le début l'auteur élève la querelle qui divise les esprits à la hauteur d'une question de suprématie entre l'évèque et la nation. « Il n'est pas question ici de jeu de » hasard. Que de cette source impure soient sorties les querelles » qui nous divisent, il n'en est pas moins vrai que par leurs suites » et conséquences, c'est à la liberté qu'il faut renoncer ou repasser » sous le joug affreux qui nous menace. Le despotisme qui depuis » longtemps lentement s'avance fait chaque jour des progrès » insensibles, mais alarmants pour ceux qui les observent, après » avoir marché par des sentiers obscurs et détournés, il élèvera » tout à coup sa tète monstrueuse et s'emparera avec orgueil des » droits sacrés de la nation qu'il achèvera d'écraser. ^ Voyez Journal général de V Europe, \^^ mai 1787. ^ Lettres à monsieur l'abbé de P{aix), chanoine de la cathédrale de Liège... contenant quelques observations sur les affaires du pays de Liège, en 1787, et sur le mémoire intitulé : De la souveraineté du prince et du pouvoir des états, signé Piret, par N. Bassenge, ciloyen de Liège, 1787-1789. ( 156 ) » Obéissons-nous à Dieu ou aux hommes? Devons-nous rccon- » naître des lois qui n'ont pas reçu notre consentement? Liégeois, » vous êtes un peuple libre! Un peuple est libre quand il n'obéit » qu'aux lois qu'il se donne à lui-même par le consentement de » tous les individus qui le composent, ou par celui des représen- » tants nommés et autorisés par eux ; en sorte que le peuple n'est » libre qu'autant que la souveraineté, le pouvoir législatif réside » dans la nation entière. » Liégeois, vous êtes donc libres, car chez vous cette souve- » rainelé réside dans la nation entière; elle exerce ce pouvoir » par des représentants choisis et autorisés par elle... » Le premier commis de la nation, son chef, et non son maître, » est l'organe de la volonté nationale. Membre de la souveraineté » quand il s'agit de faire la loi, il est son seul délégué pour la » faire exécuter. Il la fait promulguer quand tous y ont consenti; » mais il n'en est que l'organe et non linterprète; il ne peut que » la publier et non la changer; il ne peut même la faire exécuter » que selon les formes prescrites ^ » Certes ces paroles étaient hardies et se ressentaient fort des théories révolutionnaires qui se faisaient jour alors dans les clubs de Paris. Le peuple proclamé souverain, et le prince réduit au rôle de premier serviteur de la nation! Ni Rousseau, ni Mably, ni Raynal, n'avaient jamais rien avancé de plus hardi, et il fallait avoir lu autre chose que la vieille paix de Fexhe, pour oser, en 4 787, tenir à Liège un langage pareil. Les nouvelles doctrines avaient produit leur effet. Après ce début l'auteur remonte à l'origine du conflit et dé- montre qu'il n'y a dans la Constitution aucune loi qui défende les jeux de hasard et que par conséquent tout citoyen a le droit d'en tenir chez lui. Qu'on ne prétende pas justifier le prince régnant en disant qu'il n'a fait que se conformer aux décrets déjà portés par ses prédécesseurs. Car, avant toul, il faut examiner si ses prédécesseurs, en défendant les jeux ailleurs que dans les maisons privilégiées, se sont permis une chose juste et légale. Or, peut-on * Lettres à Vabhê de Paix, t. P»", pp. ô-o. ( 157 ) soutenir que les décrets prohibant les jeux étaient légaux ? Non, car jamais les princes-évèques ne peuvent défendre par leurs édits ce qui n'est pas défendu par les lois du pays K Telle est la thèse soutenue par N. Bassenge, et il faut avouer qu'il la défend avec beaucoup de talent et d'érudition. Il s'appuie sur les faits; il cite le texte des vieilles paix et leurs plus célèbres commentateurs; il compulse les vieilles chroniques; il a soin surtout d'intercaler dans son récit les épisodes les plus saisissants de l'histoire de Liège, tels que le dévouement des 600 Franchimonlois 2, Ja mort de Laruelle ^, la lutte contre Louis de Bourbon ^, le coup d'Etat de Maximilien de Bavière ^. Les réflexions qu'il ajoute à ces aperçus sont des plus judicieuses. Qu'on en juge par ce qu'il dit au sujet de la réconciliation d'Englebert de la Marck avec son peuple après l'émeute de Dinant, cette scène touchante où l'on vit l'évéque reconnaître publiquement les torts qu'il avait eus envers ses sujets : « Cette scène si intéressante, ces larmes si honorables » pour l'évéque, cet aveu réciproque des torts cju'on peut avoir » eus, cette nouvelle alliance scellée par la religion du serment, » effacent toutes les violences dEnglebert de la Marck. Oui, quelles » que puissent avoir été les fautes d'un prince, de semblables » moments les font oublier à jamais. La postérité ne voit que ces » larmes, preuves d'une àme grande, sensible, capable de tout j> bien. Englebeit, versant des larmes à l'aspect de son peuple » quil avait voulu opprimer, ce peuple reconnaissant y mêlant » les siennes, celte pompe militaire, ces embrassements frater- » nels, forment un tableau qui remue puissamment mon âme. » Que l'évéque est grand dans ce moment! qu'il devait être cher » à nos aïeux ! Princes,, voyez votre peuple, sortez du cercle étroit » dans lequel les vils et lâches adulateurs veulent vous emprison- » ner, de ce cercle qui vous cache le peuple; la vue du peuple » élèvera votre âme; votre cœur se sentira pénétré du plus vif, » Lettres à l'abbé de Paix, t. I", p. 299. 2 Ibid., t. IV, pp. 989 et suiv. 5 IbicL, t. V, pp. 1941-1948. * Ibid., t. IV, pp. 967-970. 5 /&ù/.,t. V, p. 1949. (138 ) » du plus délicieux des sentiments; vous frémirez de la pensée )' d'accabler de la moindre vexation, de la moindre violence, ce » peuple qui fait votre grandeur, votre puissance, votre gloire, )) ce peuple sans qui vous n'êtes rien. Dans vos cours le cœur se » dessèche, s'isole, s'abandonne à la stupeur, à l'égoïsme. Voyez » le peuple, vous sentirez combien il est doux d'être aimé, vous » sentirez que lui seul sait aimer; sans cesse il vole au-devant de » vous; il ne demande qu'à vous bénir! Là vos larmes couleront » comme celles d'Englebert. Si cela n'est pas, si votre cœur reste p froid, si vos yeux restent secs, vous n'êtes que des monstres; » renfermez-vous dans vos palais, vivez avec les illustres valets » qui vous entourent, ne connaissez ni liberté, ni vérité, ni senti- » ment; que le langage delà crainte servile, du bas intérêt, de » l'avilissement, se fasse seul entendre à vos oreilles : vous n'êtes » pas faits pour goûter le bonheur, vous n'êtes pas faits pour » connaître des hommes K » On pourrait citer encore d'autres passages non moins éloquents et où Bassenge développe avec une largeur de vue peu commune les principes de liberté qu'il voulait faire revivre dans son pays. Les Lettres de Bassenge eurent un succès prodigieux à Liège ; il fut tel que le gouvernement en fut effrayé et essaya, mais en vain, d'en arrêter la publication 2. Elles étaient, en effet, infini- ment supérieures aux brochures de Wasseige et de l'abbé de Paix et à toutes celles du même genre qui avaient été publiées jusqu'a- lors. Ce n'est pas à dire cependant que ces lettres soient irrépro- chables au point de vue littéraire : elles fourmillent de fautes de langage, on y trouve des longueurs et des répétitions; elles pèchent aussi par l'exagération, par l'emphase, par le ton décla- matoire qui était alors à la mode et qui présidait en quelque sorle à la polémique du jour. Mais ces défauts sont amplement rachetés par la vigueur du style et de la pensée, par la verve passionnée * Lettres à l'abbé de Paix, l. III, pp. 695-69-4. '^ Le 50 décembre i 787 le gouvernement confisqua, dès leur apparition, tous les exemplaires du second volume, ce qui n'empêcha pas l'auteur de publier immédiatement après cette saisie le troisième et le quatrième volume. Le cin- quième ne parut qu'en 1789. ( 139 ) et rimaginalion ardente de l'écrivain. On sent, en lisant ces pages éloquentes, que l'auteur y a mis toute son àme; on est saisi, trans- porté par les tableaux qu'il nous présente; on partage ses con- victions et son enthousiasme, on est animé du même patriotisme que lui. C'est vraiment un livre de boiuie foy et qui fait mieux connaître que tout ce qu'en pourrait dire Thomme qui en est l'auteur. Bassenge s'y montre tel qu'il était alors et tel qu'il fut pendant toute sa vie, c'est-à-dire un caractère plein de loyauté et de sincérité, un ennemi acharné du despotisme et de l'oppression, un défenseur énergique des droits de la patrie et du citoyen, toutes qualités qui font de lui le digne représentant d'une généra- tion fortement trempée et sachant tout sacrifier au succès d'une cause juste et légitime. La haine et l'esprit de parti ont cherché à noircir la mémoire du grand patriote liégeois ainsi que celle de ses amis Fabry, Reynier et Henkart, qui furent avec lui les pro- moteurs de la révolution liégeoise de 4 789. Mais où pourrait-on trouver un homme qui ait montré plus de dévouement et plus de désintéressement dans la lutte contre le despotisme, qui ait, comme lui, employé sans relâche veilles et travaux, sacrifié repos et fortune pour conquérir la liberté? Jamais il n'abandonna la cause sacrée de la liberté et de la patrie; il la défendit avec une constance inébranlable , dans la bonne comme dans la mauvaise fortune; il ne la perdit jamais d(; vue, pas même au milieu des maux qui l'assaillirent de toutes parts après l'échec de la révo- lution liégeoise : proscrit et poursuivi comme un malfaiteur, il se voit obligé de chercher un refuge sur la terre étrangère, afin d'échapper à l'implacable rancune du gouvernement épiscopal. Il se réfugie à Paris ; mais Paris ne peut lui faire oublier la patrie; et c'est du fond de l'exil, bien plus, c'est du fond d'un cachot et au moment même où il s'attend à finir bientôt sa vie sur l'écha- faud •, qu'il écrit à Henkart une lettre où ses dernières paroles ■i Ce fut sur les dénonciations des montagnards liégeois, notamment de WilmoUe, Demany et Nahon, que Bassenge avait éié emprisonné à Paris le 15 mai 1794, comme suspect, par le comité de sûreté générale. Il ne fui rendu à la liberté qu'après une déleulion de plus de deux mois, le 24 juillet 1794. ( 140 ) sont pour sa patrie : a ..Mon parli est pris, dit-il à son ami, et » quelle que soit la suite de cette aventure, elle m'est indifférente. » Mon cœur me dédommage de tout, et, ma patrie libre, j'ai assez » vécu... Mais j'adore ma patrie; mais son honneur est le besoin » de mon cime ; mais sa gloire est ma passion... Je défie l'univers » de me trouver un tort et je dis avec fierté que le dévouement, » le désintéressement, l'ardeur du civisme, l'impérieux besoin de » fouler aux pieds le fanatisme et le despotisme n'ont jamais été » poussés plus loin que je ne les ai constamment sentis en moi. » C'est là mon être, et je ne le dirais pas, si l'on ne m'y for- » çait... ^ » Le succès des Lettres à l'abbé de Paix ne fit qu'enhardir Bassenge et les patriotes dans leur opposition au gouvernement. Leur principal organe dans la presse était toujours le Journal général de l'Europe. Mais bientôt ce recueil ne leur suffît plus, et ils résolurent d'en fonder eux-mêmes un nouveau qui fût destiné principalement à la défense des libertés publiques contre les excès et l'intolérance du pouvoir sacerdotal. Ce fut VAvajit-CoKreiir^ qui parut pour la première fois le 2o janvier 1789, à Tignée 2, chez Urban, imprimeur de Hervé. II était rédigé par Bassenge et ses amis Reynier, Henlvart, Fabry et Defrance ^. Ces hommes qu'unissait l'amitié la plus étroite depuis leur enfance, qui n'avaient qu'un cœur et qu'une âme, et qui étaient tous également anim.és < Cité par Borgnet dans V Histoire de la révolution liégeoise de 1789, t. TI, p. 588. 2 Le village de Tignée, situé à deux lieues et demie de Liège, faisait partie du duché de Limbourg, et, par conséquent, des Pays-Bas autrichiens. L'Avant- Coureur y paraissait deux fois par semaine. ^ Reynier et Henlvart étaient nés tous les deux à Liège, le premier en 1759, le second en 1761. Hommes d'esprit et poètes distingués, ils contribuèrent beaucoup par leurs écrits à raffranchissement de leur pays. (Voyez leurs bio- graphies dans Loisirs de trois amis, et dans Becdelièvre , Biographie lié- geoise, t. II, pp. 494 et 658 ) Cf. Revue belge, l, XXIV, p. 48, où se trouve une notice excellente sur Reynier. Hyac. Fabry était également né à Liège, en 1758. Il fut, comme les précédents, un ardent patriote et un des hommes les plus populaires que- Liège ail produits. (Voyez sa notice biographique dans le Nécrologe, d'Ulysse Capitaine. Liège, 1851. ( 141 ) d'une haine vigoureuse contre Jes abus d'un pouvoir despotique, ne mirent dés ce moment plus aucun ménagement dans leurs attaques. Renverser le gouvernement des prêtres pour établir sur ses ruines le règne de la liberté, tel fut leur unique désir, le but de tous leurs elForts. « II faut servir jusqu'à la mort, disait Bas- » senge, une cause qui est celle de la patrie et doit être l'opprobre » de l'imbécile despote * ! » — « Le prince? écrivait-il le 19 avril, » on le trompe; il ne connaît pas l'état des choses; on abuse de j» son autorité; on déshonore son règne... Eh! qui le déshonore?... » Un tas d'êtres sans principes qui empêchent la vérité d'aller » jusqu'à lui *. » Son langage devenait ciiaque jour plus virulent: — « Hoensbroech est le chef de mon pays, écrivit-il le 20 mai, j'ai » dit, j'ai écrit que ce rang était sacré pour moi; je le répète. » Mais j'ai dit qu'on le trompait; celui qui lui dit la vérité est son » seul ami. Si je me trompe, c'est de bonne foi, qu'il m'entende; » si j'ai commis des fautes, qu'il me fasse attaquer légalement, si y> des crimes, qu'il me fasse punir légalement. Je ne crains rien; » j'attends. Mais quelque haut qu'on soit élevé, ne pouvoir lire, y> ne pas vouloir raisonner, cela n'est pas possible, et celui qui le » veut, à la tête de cent mille hommes ou seul, portant un sceptre » ou une houlette, une mître ou des haillons, n'est qu'un bri- » gand ^. » Ces attaques excitèrent une si violente exaspération parmi les partisans de l'évêque et du clergé, qu'ils envoyèrent des hommes gagés détruire les presses du journal que les patriotes venaient de fonder. Voici en quels termes V Avant-Coureur raconie cet exploit : « Le 23 mai, vers les neuf heures du soir, sept inal- » heureux armés de marteaux, de pistolets bandés, sabres à la » main, fondent tout à coup sur la maison où loge le sieur Urban » à lignée, terre libre, immédiate de l'empire. Ils y entrent avec » impétuosité. Leur première démarche est de saisir et de retenir » la demoiselle veuve Delepont, locatrice de cette maison. Où est » riniprimeur? Il est heureusement absent. Cinq de ces brigands ^ Voyez BoRGNET, Hisloire de la révolution liégeoise de 1789, t. 1", p. 94 2 Voyez V Avant-Coureur du 19 avril 1789. 5 /6/d. du 20 mai 1789. ( Ii2) » au nom du prince de Liège, disaient-ils, s'emparent de l'impri- » merie, ordonnent, pistolets bandés sur la poitrine, aux compa- » gnons de cesser leur travail; ils brisent, cassent, ravagent tout » ce qui s'offre à eux; volent les caractères qu'ils jettent dans des » sacs dont ils étaient munis; volent des outils, des meubles, » mettent en pièces les presses, les cases... ^ » Mais ces actes de violence, loin de servir la cause du prince, ne firent que la compromettre davantage. Ils n'eurent d'autre effet que de rendre encore pins agressifs les patriotes qui en avaient été l'objet et qui ne tardèrent pas à reprendre la publication de leur journal ^. 11 n'était plus douteux pour personne qu'une révolution était imminente dans la principauté, lorsque les événements qui s'ac- complissaient à Paris en vinrent précipiter le cours. A cette époque, la France était déjà depuis quelque temps livrée à une sorte de délire qui devenait frénétique. Il n'était plus possible de se faire illusion sur les conséquences de celte crise. « Déjà des éclairs » écbappés de la nue éblouissent nos yeux et glacent nos cœurs, !• s'était écrié l'archevêque de Lyon dans son mandement de » carême de 1789; le tonnerre gronde au loin, la foudre va bientôt » éclater; une inquiétude universelle s'est répandue subitement » dans la nation; un esprit de vertige s'est emparé de toutes les » têtes; des idées nouvelles substituées brusquement aux an- » ciennes maximes ont semé la discorde et la défiance parmi nos » concitoyens; une subversion générale semble menacer toutes » les institutions politiques, civiles et religieuses; le rovcuime » éprouve une crise épouvantable! » Ce tableau n'avait rien d'exagéré, et les événements prouvèrent bientôt combien il était exact : le 14 juillet la Bastille, cet édifice qui avait renfermé tant de victimes du pouvoir, ce symbole du despotisme, s'écroula sous les coups du peuple de Paris, et la révolution commença. Le retentissement que cet événement eut dans toute l'Europe V Voyez V Avant-Coureur du 6 juin 1789. ^ V Avant-Coureur reparut le 6, juin 1789, quinze jours après le saccage- mentde ses presses, et il fut continué jusqu'au 50 septembre de la même année. ( 143 ) vint enthousiasmer les cœurs des patriotes liégeois et détermina le mouvement révolutionnaire dans l'antique principauté. On était arrivé au 4 7 août. Une agitation extraordinaire régnait dans la cité de Saint-Lambert; des cocardes patriotiques se montraient de tous côtés; des attroupements se formaient dans les rues, et l'on .réclamait à grands cris l'abolition du règlement de 4 084, lorsque parut tout à coup affichée sur toutes les places publiques VAchesse de Bassenge aux citoyens de la bonne ville de Liège : « Elle est » effrayante, y lisait-on, l'administration qui, depuis vingt-cinq » ans de paix et de tranquillité, a laissé croître notre dette » nationale de plusieurs millions; cet abus et tant d'autres doi- » vent indispensablement être corrigés, et l'on n'y parviendra » jamais sans une régénération dont le délai n'est plus possible. » C'est à la source qu'il faut remonter. 11 ne s'agit, dans ce » moment, ni d'impôts, ni d'exemptions : voudrait-on donner » encore le change aux citoyens? On aura bientôt remédié à ces » maux accessoires, quand on aura réglé le point fondamental. » C'est de la constitution nationale qu'il s'agit; c'est à rendre à la » nation une représentation juste et légale qu'il faut porter tous » ses soins. Il est temps que notre fantôme de tiers état fasse » place à cette représentation nationale; il est temps que l'édit » inconstitutionnel et oppressif de 1084 soit anéanti! Que le » prince ne nomme plus, en vertu de cet édit tout dégouttant du » sang de nos braves ancêtres, la moitié de nos magistrats, qui ne » sont alors que des créatures entièrement dévouées!... » Cette proclamation acheva de tourner toutes les têtes, et, le lendemain 18 août, le gouvernement était changé, le règlement de Maximi- lien aboli et le magistrat renouvelé. L"évê(iue lui-même, ramené à Liège au milieu d'une foule enthousiaste, ratifia tout ce qui venait d'être accompli, « car, disait-il, je ne veux vivre que pour aimer mon peuple et pour lui faire du bien. » Liège était libre! Liège avait brisé ses fers, Liège avait recouvré ses anciennes franchises; la révolution était un fait accompli, et tout le monde applaudissait à cette régénération subite de tout un peuple. Mais la réaction se manifesta aussitôt L'évêque avait à peine ratifié l'œuvre du 18 août qu'il se repentit des concessions ( 144 ) qu'il avait faites aux patriotes.il quitta furtivement la principauté et alla invoquer le secours de l'étranger pour rétablir l'ancienne forme de gouvernement cl pour cbâlier un peuple, qui, à ses yeux, n'était qu'une multitude de rebelles et de faclieux. Il s'adressa à la Chambre impériale de Wetzlar, et celle-ci lança aussitôt un décret qui ordonnait de rétablir l'ancien ordre de choses à Liège et de soumettre par la force une nation qui venait de reconquérir pacilîqucment ses droits si longtemps méconnus. Le clergé, de son côté, mit tout en œuvre pour ruiner le nouveau gouvernement et rétablir ses privilèges. Dans ce but, il publia contre les patriotes une foule d'écrits remplis des injures les plus grossières et des calomnies les plus indignes. Pour répondre à ces calomnies et pour défendre la liberté menacée dans son berceau, les patriotes fondèrent à côté du Journal général de V Europe, de V Avant-Coureur et de la Gazette de Liège, la Feuille nationale liégeoise et le Journal patriotique dont Bassenge fut encore le principal rédacteur *. Ils n'avaient pas trop de ces recueils })Our se défendre contre les calomnies dont ils étaient l'objet. On leur reprochait surtout des actes de violence et d'oppression. On disait que la révolution n'avait pas été volontaire, que la [)lupart des citoyenSj les se])t builièmes de la nation, la repoussaient, qu'e//e n avait pour partisans que des libertins et une vile populace gagnée et soudoyée '^. A ces men- songes qu'on forgeait dans l'unique but de faire croire aux Cours étrangères que la révolution liégeoise s'était accomplie violem- 1 L^i Feuille nationale liégeoise parut depuis le 19 août jusqu'au 50 no- vembre 1789, le Journal patriotique depuis le 22 août 1789 jusqu'au 20 mars 1790. Les patriotes fondèrent encore un peu plus tard le Publiciste eburon ou la Feuille patriotique liégeoise (septembre 1790), el le Coup d'essai ou Esprit des gazettes qui succéda à la Feuille nationale liégeoise (avril 1790). Voyez pour les détails bibliograi)hiques de ces recueils l'ouvrage souvent cité d'ULYssE Capitaine sur les Journaux liégeois. Cf. Wauzée, les Journaux belges el la Bibliographie liégeoise de X. de Theux, 1. 1'"". 2 Voyez à ce sujet la lettre du Jésuite Dedoyar à son confrère Frank rési- dant à Munich (mars 1790), Archives Ghisels, n" 6oo. (Aux Archives de la ville de Liège.) ( 143 ) ment et que le prince-évéque avait été forcé de la ratifier, les patriotes opposaient les faits et la conduite des autres villes du pays qui avaient suivi Texemple de la capitale '. « La révolution » du pays de Liège n'a pas été volontaire, s'écriait Bassenge. Qui » donc a forcé les petites villes à imiter la capitale? Pourquoi » donc les citoyens de ces villes et ceux des campagnes se sont-ils » armés, sont-ils venus en foule rendre hommage au magistrat » de la cité? Pourquoi donc cette explosion a-t-elle été si subite, » si universelle? N'était-ce pas un feu qui couvait depuis long- » temps sous la cendre et qui n'attendait qu'une étincelle pour » éclater? Pourquoi les premiers jours de cette étonnante époque » n'ont-ils offert que le spectacle d'une fête publique et géné- » raie? La révolution n'est pas volontaire! et depuis six mois » qu'elle s'est opérée, malgré les obstacles, les intrigues que les » ennemis de la patrie ont suscités, malgré tout ce qu'on a écrit » pour dégoûter le peuple, pour lasser sa patience, pour lui rendre » odieux ses nouveaux magistrats, malgré les foudres de Wetz- » laer, et l'agitation de 1 Empire, ce peuple aussi constant que » modéré ne murmure que contre l'opiniâtreté révoltante de son » prince, contre les tergiversations cruelles de son chapitre! Les » sept huitièmes de la nation repoussent la ré\olution? Ces » sept buitièmes sont donc bien lâches de soulfrir pendant six ^ Plui^ieurs villes de la principauté s'étaient empressées d'imiter l'exemple de la capitale, notamment Spa, Verviers, ThCiUX et tous les villages du marqui- sat de Francliimont. Déjà même avant que le mouvement eût éclaté à Liège, les députés de ces communes avaient été convoqués en congrès pour réclamer Tabolition de Tédil de Maximilien de Bavière. Ils se réunirent au village de Polleur le 26 août 1789 dans une vaste et belle prairie et s'y constituèrent en libre Assemblée nationale franchimontoise. L'homme qui se trouvait à la tète de ces vaillants patriotes était lîrixhe, de Spa. Nourri des doctrines pliiloso- phiques du siècle, il favorisait de tout son pouvoir la régénération de sa patrie. 11 fui élu bourgmestre en 1789 par les sutlrages unanimes de ses concitoyen^ et entra un des premiers dans V Assemblée représentative un pays de Franchi- mont, dont il fut nommé secrétaire per^jétuel. C'est en cette qualité qu'il rédigea et publia le Journal des séances du congrès francliimuntois, un recueil qui apportait un appui chaleureux à la cause de la révolution et dont une grande partie était reproduite par le Journal patriotique. Tome XXX. 10 ( 1^*6 ) » mois qu'un petit nombre de leurs concitoyens, un nombre si » peu redoutable les asservisse! Pourquoi du moins ne faut-il pas » entendre leurs plaintes et leurs réclamations de toutes parts? » Les sept huitièmes de la nation sont mécontents de Tordre de » cboses qu'on veut introduire; qu'on assemble donc cette nation, » qu'elle nomme librement ses représentants, qu'on l'écoute et » qu'on se soumette au vœu, à la décision de la pluralité ^ » Cette réponse n'admettait pas de réplique : il était évident que la révolution s'était opérée avec le concours de tout le peuple et qu'elle n'avait été accompagnée d'aucun excès ^. Reynier publia vers la même époque une traduction de l'ouvrage de Dolim sur la révolution liégeoise, afin de la justifier aux yeux de toute l'Europe et de venger les patriotes de toutes les accusations men- songères qu'on ne cessait de répandre contre eux. La journée du 18 août avait été le triomphe du principe de la souveraineté populaire; pour faire de ce principe une réalité, il fallait changer complètement la composition des étals et organiser la représentation nationale de telle manière que toutes les classes delà société fussent équitablement représentées. C'est à cela que les patriotes s'appliquèrent sans relâche. Déjà on ne parlait plus que d'ériger la principauté en république indépendante de l'auto- rité de révoque et de s'allier avec la France. Des clubs fondés à l'instar de ceux de Paris vulgarisaient ces idées. Telle fut entre autres la Sociélé des amis de la patrie, que Reynier avait affiliée au club des Jacobins de Paris et à la Sociélé des amis de la constiluîioîi établie à Béthune ^. On manifestait chaque jour une * Voyez Journal patriotique, l. III, p. 271 . 2 11 est certain que les patriotes se montrèrent très-modérés el n'exercèrent aucune violence après leur triomphe. C'est ce que reconnut l'abbé de Feller lui-même dans une lettre qu'il écrivit le 9 décembre 1789 àMercy d'Argenteau et dans laquelle il af!irme lexluellemenl que tout est tranquille à Liège. (Voyez sa Correspondance inédite, MS. de la Bibliolh. de Bourgogne, n" 21549.) Si des désordres se produisirent dans la suite, en faul-il accuser les seuls patriotes? Nous pensons que les contre-révolutionnaires y furent pour une grande part. ^ Le 2 décembre 1790 Reynier écrivit à celle Sociélé une lettre où, après avoir parlé de l'édifice de la liberté à ériger, des distinctions de classe et de privilèges à supprimer, de Cégalité des droits de tous les hommes à établir, il ajoute ces mots: « Dès le moment de noire institution, nos vœux les plus ( 1^7) horreur plus profonde contre toute restauration épiscopale. On ne voulait plus à aucun prix se soumettre au gouvernement des prêtres : « Plus de Hoensbroech! s'écriait-on de toutes parts; plus » de Hoensbroech! la nation est libre, souveraine, indépendante » de l'évêque; elle a le droit de se régir elle-même ; elle ne pour- » rait accepter l'évêque sans rentrer dans le plus affreux des » esclavages, sous le plus insupportable des despotismes. Non, le » peuple ne se soumettra jamais au joug avilissant de l'évêque » qui a cherché à dévorer le troupeau confié à ses soins! Plutôt la » mort que de souffrir le retour de Hoensbroech, notre plus cruel » ennemi M » Cependant le triomphe des patriotes liégeois ne fut pas de longue durée. Bientôt l'étranger rétablit dans toute sa plénitude le gouvernement épiscopal, et les auteurs de la révolution durent prendre la fuite, sans avoir pu réaliser aucune des réformes qu'ils n'avaient cessé de réclamer depuis plusieurs années. Ils firent une courte réapparition dans leur patrie en i 792, à la suite des armées françaises. Mais une seconde restauration épiscopale les chassa de nouveau et leur fit reprendre le chemin de l'exil. Enfin l'occupa- tion française et l'annexion de la principauté à la grande Répu- blique leur permirent de rentrer dans leur patrie pour ne plus la quitter. L'ancien régime y était aboli pour toujours! » ardents ont été de nouer avec les Français ces liens d'une fraternité qui nous » honore, dont les avantages seront pour nous seuls, ne pouvant donner en » échange de tant de lumières qui jaillissent de ce beau royaume que beaucoup » de zèle et les sentiments les plus vifs d'estime et d'admiration. » * Voyez la brochure intitulée; Propositions de LL. AA. SS. Électorales, n-4", de 40 pages, avec le recès des soixante sections rejetant ces propositions , (Bibliolh. de l'Universilé de Liège.) ( 148 ) CHAPITRE VIII. La révolution brabançonne ; elle diffère essentiellement de la révolution liégeoise. — Les Vandernootistes et les Yonckistes, ou les conservateurs et les partisans des nou- velles doctrines. — Projets de réformes de Vonck; il est combattu par le clergé. — Attaques violentes de l'abbé de Feller contre les Yonckistes; il excite contre eux les passions populaires; les abbés Duvivier et Brosius le secondent dans cette lutte. — Restauration du gouvernement autrichien. — invasion française; triomphe des doctrines nouvelles. — Jugement général sur l'influence des encyclopédistes. La révolution brabançonne avait suivi de près la révolution liégeoise : quatre mois après la chute de Hoensbroecli les Braban- çons avaient renversé le gouvernement autrichien. Mais , comme nous l'avons déjà remarqué, le caractère des deux révolutions fut fort différent. Celle de Bruxelles fut essentiellement ecclésias- tique et nobiliaire, selon l'expression de La Fayette, et ne devait avoir pour but que la sati^faction des anciens privilégiés; celle de Liège, au contraire, se fit dans un esprit hostile à la domination sacerdotale et avait surtout pour but l'émancipation du peuple. Malgré cette différence de caractère qui faisait de l'une tout l'op- posé de l'autre, les patriotes liégeois applaudirent à la révolte de leurs frères les Brabançons. Il fut même question d'une alliance à conclure entre les deux peuples. Mais elle n'eut pas lieu préci- sément parce que les Liégeois étaient hostiles au cleri^é et qu'ils considéraient la révolution brabançorme comme l'œuvre des prêtres. A leurs yeux, c'étaient les prêtres et non le peuple, qui venaient de triompher dans les Pays-Bas. « Il est évident, disait » N. Bassenge, que jamais l'esprit de liberté n'eut la moindre p<;rt » à ce qu'ont fait les Etats belges. La vengeance monacale et sur- » tout le souffle du repaire pédantesque de Louvain et la fureur » de conserver dans un coin de la terre un asile à tous ces pré- « jugés, fléaux de l'espèce humaine, que la France frappe à coups « redoublés, voilà le plan. Ils sentent que de bons esprits veulent » déjà s'y opposer même au milieu d'eux et cela redouble leur ( I4'J ) » furie. Ils repreralraient les fers autrichiens, plutôt que de voir » germer citez eux V esprit français ^ » Cependant parmi les patriotes brabançons on remarqua dès le début un groupe nombreux dbommes distingués par leurs con- naissances et leurs talents, qui avaient adopté les principes de lecole philosopbique et qui désiraient vivement d'introduire dans leur j)atrieles réformes que réclamaient les circonslances et les progrès du siècle. Ils auraient accepté les réformes de Joseph 11, si celui-ci n'avait cherché à les imposer par la violence. La révo- lution accomplie, ils crurent le moment venu pour réaliser leurs idées. Ils demandèrent tout d'abord pour 1 élément populaire une j)lus large part dans la représentation nationale. Cette revendica- tion n'était que juste, car il n'y avait guère que la noblesse et le clergé qui fussent représentés et qui prissent part au gouverne- ment du pays 2. Mais tel ne fut pas le bon plaisir des privilégiés ^ Voyez BoRGNET, Histoire de la révolution liégeoise de 1789, l. ^""^ p_ 280. 2 « Les états de BrabaiU se comi)OsaieiU d'un petit nombre de privilégiés » choisis dans les trois ordres : clergé, noblesse et tiers élat. Le clergé avait )) pour mandataires: rarchevèquede Malines,en sa qualité d'abbé d'Affligheni, » et révêque d'Anvers comme abbé honoraire de Saint-Bernard; venaient « ensuite les abbés de Vlierbcek et de Villei-s, l'abbé titulaire de Sainl-Bernard, » les abbés de Saint-Michel, de Grimbergh^n, de Paie, d'Heylissem, d'Ever- » boden, de Tongerloo, de Diligem, de Sainte-Gertrude et de Caudenberg. Le » premier ordre, composé exclusivement de représentants du clergé régulier, » était prépondérant. Un contemporain dit que la noblesse, comme le tiers » état, était non pas sous rinfïuence religieuse du clergé, mais sous l'influence » pécuniaire des riches abbés. Leur opulence était écrasante D'a{)rés des 1) documents dignes de foi, le clergé [>ossédait à peu près les trois quarts des )) biens territoriaux, dont deux tiers au moins appartenaient aux abbayes et )) autres monastères. Trente nobles siégeaient aux états. Us devaient avoir au » moins le titre de baron ^ avoir fait preuve de quatre quartiers, et pos- « séder dans le duché, en revenus seigneuriaux : les. ducs et les princes, « 20,000 florins; les marquis et les comtes, 10,000; les barons, 4,000. Le » tiers étal avait pour mandataires le premier bourgmestre et le premier V pensionnaire des trois chefs-villes: Louvain, Bruxelles et Anvers. Ils étaient » assis hors des rangs, sur des banquettes cachées en quelque sorte dans les y embrasures des fenêtres, tandis que les fauteuils des abbés remplissaient le » milieu de la salle. » (Voyez Te. Juste, Les Vonckistes, 1878, p. 11.) ( ISO ) qui voulaient le mainlien pur et simple de l'ancienne Constitution et qui représentaient toute innovation comme destructive des institutions que la révolution avait eu pour but de conserver in- tactes. De là un conflit grave entre les deux partis, un conflit qui prit chaque jour des proportions plus considérables et dont le résultat final fut la guerre civile et la restauration du gouverne- ment autrichien. La lutte éclata au lendemain même de l'expulsion de l'élranger. Vander Noot et Vonck, les deux hommes les plus populaires de l'époque, servirent à désigner respectivement les deux partis en présence : le premier donna son nom aux conservateurs, aux aris- tocrates; le second donna le sien aux partisans des doctrines nou- velles, aux progressifs, aux démocrates; de là les dénominations de Vander noolisles et de Vonckistes qui reviennent à chaque pas dans les écrits du temps. Vander Noot, le héros de la révolution brabançonne, était un avocat d'un talent médiocre, mais possédant un art merveilleux pour exciter et entraîner la niullitude. ce C'était, dit P.-A.-F. Gérard, le type de l'avocat politique. Il avait » ce qu'il faut principalement dans les temps de troubles pour » réussir : l'esprit brouillon et beaucoup d'audace. II ne doutait » de rien, se croyait capable de tout et joignait à une extrême » confiance en lui-même ce ton dogmatique et tranchant, pour » débiter les choses du monde les plus niaises ou les plus ab- » surdes, cet aplomb dans le sophisme, cette facilité dans le men- » songe qui peut s'élever jusqu'à l'impudence et qui ne s'acquiert » qu'au barreau par la pratique des mauvaises causes ^ » Vonck n'avait pas la faconde de son rival, mais il l'emportait sur lui par ses connaissances profondes, ses idées larges et élevées, son patrio- tisme réfléchi et éclairé. Homme de progrès il avait conçu le pro- jet de réformer les états et d'en faire un corps politique où toutes les classes de citoyens fussent équitablement représentées. C'est dans ses Considér allons impartiales sur la position du Brabant qu'on trouve exposé en détail son système. Dans cet ouvrage qui est vraiment remarquable, Vonck dénie aux états du Brabant le * Voyez Rapedius de Berg, par P.-A.-F. Gérard, 1. 1^, pp. 267-268. ( 151 ) droit d'exercer le pouvoir souverain qui, selon lui, n'appartient qu'à la nation ; composés comme ils le sont, les états ne repré- sentent pas réellement la nation, car les petites villes et les habi- tants des campagnes n'ont absolument aucun représentant; le clergé séculier n'en a pas non plus. Une réforme est donc néces- saire , et pour que cette réforme ne s'écarte pas trop de la Consti- tution, l'auteur propose de conférer au tiers état le droit de représenter les campagnes et d'adjoindre à l'état primaire des membres du clergé séculier K Vonck communiqua ses projets de réformes à quelques mem- bres du haut clergé; mais, comme il fallait s'y attendre, ceux-ci les repoussèrent comme tendant visiblement à diminuer leur in- fluence au sein des états. L'abbé de Tongerloo s'y montra surtout hostile : « Les abbés, répondit-il à Vonck, représentent aussi bien » le clergé séculier que le clergé régulier; ils représentent aussi le » plat-pays (les campagnes), comme possesseurs des plus grandes » propriétés, d Et il repousse tout changement dans la composi- tion des états, « attendu que lusage avait toujours été tel, qu'il » devait rester tel pour la suite, qu'il était constitutionnel, et » qu'on ne pouvait rien changer à la Constitution 2. » Van Eupen, Vander Noot et tous les partisans des privilèges rejetèrent égale- ment les projets de réformes de Vonck en le qualifiant dinvenleur d'odieuses nouveautés ^. La révolution, d'après eux, avait eu pour but de maintenir intact l'ancien état de choses contre les innova- lions de Joseph H; elle avait eflicacement protégé contre l'Empe- reur les abus que celui-ci voulait déraciner, et il ne pouvait plus être question d'attaquer ces abus après lui, au nom de la révolu- tion même. Mais Vonck ne recula pas devant les prétentions hautaines et absurdes du clergé et de la noblesse, a Ce n'est pas changer la » Constitution, répondit-il à ses adversaires, que de renforcer la » représentation de la nation. Ce mot de Constitution est devenu ^ Considérations impartiales sur Vétat actuel du Brabant, pp. 10 elsuiv. Cf. Abrégé historique sur l'état actuel du Brabant, pp 91-92. 2 Abrégé liislorique sur l'état actuel du Brabant, p. 10. 5 Ibid., p. 11 ( 1^2 ) » trop vague depuis qu'on s'accoutume à le prononcer; on con- » fond trop les bigarrures féodales, les façades gothiques avec les * fondements solides sur lesquels on peut élever un édifice plus » élégant et plus conforme au goût et aux mœurs des siècles » éclairés. Si on ne s'était jamais relâché des institutions bar- » bares, une partie des paysans seraient encore serfs : tenipora » mutant mores *. » Vonck parvint à faire adopter ses principes par les adversaires du clergé, par quelques membres de la noblesse, entre autres le ducd'Ursel, le prince d'Arenbcrg et même par le général en chef de l'armée des patriotes, Van der Mecrsch. Les Vonckisles formè- rent dès lors un parti considérable; ils furent dès lors aussi en butte aux attaques du clergé qui bientôt ne connut plus de mesure et précipita le pays dans les horreurs de la guerre civile. Ce fut encore l'abbé de Feller qui se distingua le plus dans cette lutte. Les Vonckistes, qui tons étaient plus ou moins imbus des doctrines philosophiques du XVIII""" siècle, étaient à ses yeux aussi impies, aussi méprisables, aussi dignes de haine que les philo- sophes eux-mêmes. Il les traite de faux patriotes, de perturba- teurs du repos public, de traîtres qui trament dans les ténèbres la perte de l'indépendance nationale, et il appelle sur eux toutes les rigueurs du pouvoir. « Décernez des châtiments sévères et » infamants, s'écrie-t-il dans une lettre « adressée au peuple bcl- » gique^ » contre les prétendus régénérateurs et projetteurs quel- » conques, comme contre les plus dangereux ennemis de la patrie. » Proscrivez ceux qui imaginent ces nouveautés fatales, qui les » proposent, qui les répandent; abolissez les livres et les feuilles » qui les contiennent^! » Dans sa haine contre toute innovation il va jusqu'à dire que la restauration du gouvernement autrichien est préférable à une réforme quelconque. « S'il fallait opter entre » ces deux extrémités terribles ou d'établir parmi nous le règne » de la cohue nationale française, ou de rentrer sous le pouvoir < Voyez Lettre de Vonck à Vanschclle, du T6 mars 1790, dans la Coures- po>DA\cE DE Vonck. (MS. de la Riblioth. de Bourgogne, n" 14892.) "^ Voyez sa Lettre au peuple belgique ; Namur 1790. { 153 ) » du prince dépossède, la nation n'hésiterait pas un moment dans » ]a déterminal ion de son choix. J'irais moi-même (car pour le » sakit public je briguerais cette affreuse aml)assadc), j'irais rap- » peler d'Alton avec tout ce qui! y a de bourreaux dans la milice » autrichienne! ' » Ainsi parlait l'abbé de Feller. Mais ce ne fut là qu'un prélude; lénergumène en vint bientôt jusqu'à approuver les violences exercées contre ses adversaires. C'est ainsi que la populace de Bruxelles s'étant portée à des voies de fait contre les Vonckistes, les 10, 17 et 18 mars 1790, parce que ceux-ci avaient présenté aux états une pétition dans laquelle ils demandaient la révision de la Constitution, le fougueux Jésuite encouragea ces excès et témoigna hautement sa satisfaction « des rossades vigou- » reuses dont les démocrates avaient été régalés'^. » Lui-même et ses pareils avaient, par leurs déclamations furibondes, excité cette émeute qui ensanglanta pendant trois jours les rues de la capitale. Des moines exaltés avaient du haut de la chaire frappé d'anathèmes tous les Vonckistes, en les représentant comme dam- nés jusqu'à la troisième génération , et en désignant Vonck lui- même comme un serpent vomi par l'Assemblée nationale de France pour répandre son poison sur le pays. Des appels directs à la fureur populaire avaient été affichés aux portes des églises. Pendant la nuit du 15 mars, veille de Témeute, on avait placardé des images de la Vierge aux maisons qui devaient être respectées, et des inscriptions sinistres sur celles qui étaient vouées au pil- lage. Les pillages ayant eu lieu, l'abbé de Feller en rendit compte en ces termes: « Les 10, 17, 18 mars, quelques-uns des princi- » paux novateurs eui'cnt le désagrément de voir leurs maisons » pillées. Il y eut quelques j)ersonnes tuées. Le peuple fit malbeu- » reusement usage de la souveraineté individuelle que lui attri- » huaient les démocrates, et exprima un peu trop fortement le » refus qu'il en faisait ^. » Rien n'égalait la haine que cet homme ' Voyez sa Lettre adressée à M. le C. A. Magnat de Hongrie, du 30 jan- vier 1790. 2 Voyez Journal historique et lilléraire, 1790, avril, p. 594. 5 Ibid., pp. 594-595. ( io4 ) avait vouée aux Vonckistes : non content d'exciter contre eux les passions populaires et d'applaudir aux violences dont ils avaient été les victimes, il réclamait contre eux l'application des peines les plus sévères, la proscription, le bannissement et même la moit; car, selon lui, tout était permis contre ces impies; il aurait mcnie voulu les mettre hors la loi. « La maxime de garder scru- » puleusement les formalités judiciaires est devenue funeste, » s"écrie-t-il dans son journal du la juin 1790; être traité selon » les lois est un droit assuré à tous les citoyens par la Constitution » brabançonne; mais pour cela il faut que cette Constitution soit » bien affermie, en pleine activité et dans le développement de » tous ses ressorts. Tandis qu'un essaim d'ennemis l'attaque de » toutes parts, qu'une secte de faux politiques s'efforce de la dé- » truire pour la remplacer par la plus odieuse démocratie, c'est » un sophisme ridicule et cruel de l'invoquer en faveur de ces » mêmes ennemis, de la faire servir à sa propre destruction et » de l'opposer à la nation comme un obstacle invincible aux » efforts qu'elle fait pour se mettre en sûreté *. » Dans son jour- nal du 1" juillet suivant il demande de nouveau que les Vonc- kistes soient mis hors la loi, et dans celui du 1" août il réclame des états une loi « par laquelle seraient déclarés félons et traîtres » à la patrie tous ceux qui proposeraient d'une manière et par un » motif quelconque le moindre changement dans la Constitution » et dans la représentation des différentes provinces ^, » Tel était le langage de ce fanatique. Quant à ses confrères, les abbés Duvivier et Brosius, ils n'étaient guère moins violents et soufflaient comme lui le feu de la discorde et de la guerre civile, en représentant les Vonckistes connue des impies, comme les ennemis de la religion et de la patrie. « Le vonckisme, disait » l'abbé Duvivier, embrasse tout ce qui peut intriguer et diviser. » La discorde marche à sa tcte et sous les étendards de celte » déesse malfaisante, peu lui importe par quel moyen il trouble; » la haine, l'envie, le mensonge, le ridicule, le mépris, la préfé- * Journal historique et littéraire, juin 1790, p. 315. 2 /6/d., aoùl 1790, p. 545. ( -13b ) » rence, tout lui est bon, pourvu qu'il puisse troubler la paix et » mettre la dissension parmi les Belges. Tel est le vonckisme ^. » — « Sur les visages des vonekistes, disait un autre, on voit l'agitation » de leurs esprits et les démarches de l'asluce. Leurs yeux enfon- » eés, leurs paupières hérissées, leur contenance hypocrite et » incertaine, sont les indices d'une conscience inquiète. Et c'est » avec raison que le public témoigne sa colère contre les ressorts » qu'ils font jouer pour séduire. Le peuple des campagnes qu'on » croyait pouvoir surprendre plus facilement voit tout aussi clair » dans ses intérêts que les habitants des villes et entre en fureur » au seul nom des vonekistes ^. » Jamais on ne vit une lutte plus acharnée. Les évéques eux-mêmes y prenaient part. Dès le 8 jainier 1790 le cardinal de Franckenberg, archevêque de 3Ia- lines, avait, dans son mandement de carême, fulminé contre « ces » ennemis de la religion et de l'État, qui, par des raisonnements » aussi frivoles que subtils qui se ressenlenl de la philosophie du » siècle, voulaient troubler le bonheur de la nation ^. » Il avait en même temps envoyé à tous les curés, pour les engager à la signer, eux et leurs ouailles, une adresse aux états, dans laquelle il déclarait traîtres à la patrie et perturbateurs du repos public tous ceux qui voudraient introduire des changements dans la con- stitution. Les prêtres colportèrent cette pièce dans les cami^agnes et firent signer tout le monde, les hommes, les femmes, et jus- qu'aux enfants qui fréquentaient l'école et le catéchisme. Us recueillirent ainsi plus de 400,000 signatures! Ces honteuses manœuvres produisirent enlin leurs fruits : la guerre civile; et à la fin du mois de mai 1790 Bruxelles devint de nouveau le théâtre de luttes sanglantes. « On avait répandu le bruit, dit M ïh. Juste, ta qui nous empruntons ces détails, que le 50 mai, dans la procession de l'église de la Chapelle, les Vonekistes devaient assassiner l'archevêque de Malines, Henri Vander Noot * Voyez VAmi des Belges, 1790, p. 80. 2 Voyez Le Vrai Brabançon, 23 juillet 1790, pp. 17-21. 3 Voyez BoRGNET, Histoire des Belges à la fin du XVIII'"' siècle, 2^' éd., t. I", p. 150. ( 156 ) et d'autres encore. Dès le 27, les mesures sont prises pour déjouer la prétendue conspiration. Les doyens des métiers convoquent les bourgeois; des patrouilles parcourent la ville; des canons sont braqués dans les rues; on fouille les maisons; on arrête et l'on entasse dans les prisons et les couvents toutes les personnes suspectes de vonclvisme ou de royalisme, et, en trois jours, le nombre des pri- sonniers s'élève à plus de deux cents, négociants, gens de loi, médecins, ecclésiastiques. Parmi ces derniers, il faut signaler Benoît Vonck, curé de Lombeeck-Notre-Dame : il fut puni, dit le chef des démocrates, in odium fratris. Le tocsin tintait dans les canjpagnes et l'on voyait accourir de tous côtés des troupes de paysans, précédés de leurs curés à cheval, et l'épée à la main. Rangées sous une bannière ornée du portrait de Vandcr Noot et armées de bâtons, de haches, de faux, de fusils, ces bandes de vil- lageois se mettaient en bataille de\ant l'hôtel de ville où siégeaient les états de Brabant et juraient de les défendre. Des moines fana- tiques allaient à la recherche de leurs adversaires, le pistolet ou le sabre au poing. « Tuer un Vonckiste, disait un capucin, cest faire une œuvre agréable à Dieu! » Un autre s'écriait dans la cha- pelle Sainte-Anne : « Si quelqu'un armé d'un fusil rencontre un Vonckiste, il ne faut pas se donner la peine de le bander pour le tuer, mais il faut Texpédier avec la baïonnette. » On compta dans la seule province de Brabant environ deux mille proscrits. « Tous ceux qui ont été les victimes du fanatisme civil et religieux avouent, dit un contemporain, que les prisons où ils ont le plus souffert sont celles des Alexiens, des Capucins, des Récollets, des Augustins, des Dominicains, des Carmes. » Et comment justifiait- on cette odieuse ])erséculion? Feller écrivait dans son Journal historique : « ...Les formes sont respectables sans doute quand elles assurent la vie des citoyens; mais quand elles compromettent la vie de tous , qu'elles encouragent la scélératesse et la félonie , qu'elles rassurent les meurtriers et les brigands, elles sont détes- tables, Salies populi svprema lex esto K « On comprend diflicilemenl aujourd'hui comment les partisans * Th. Jcste, Les Voîickistes, pp. 25-26. ( 157 ) des nouvelles doctrines aient pu soulever tant de haine chez nous à la fin du siècle dernier, alors qu'à Liège et partout ailleurs on réclamait des réformes devenues nécessaires. Il n'y a que l'igno- rance et le fanatisme des prêtres, le bigolisme et la soumission aveugle du peuple à ses chefs spirituels, qui puissent expliquer ce phénomène. Le clergé, en prenant l'ait et cause pour les états contre les Vonckistes, défendait d'ailleurs sa propre cause, car il comprenait bien que toute réforme conduirait à la tolérance ^ et à la suppression de ses privilèges. De là sa haine contre les nova- teurs; de là la violence inouïe avec laquelle il les poursuivit. Il il était alors le maître du pays, et il régnait par la terreur. Mais on fut bientôt dégoûté d'un régime pareil et l'on se jeta de nou- veau dans les bras du gouvernement autrichien. Léopold 11, qui venait de succéder à Joseph II, n'eut pas de peine à soumettre les états et mit fin à la tyrannie cléricale, juste à temps, disent les écrivains contemporains, pour épargner à la Belgique une nou- velle Saint-Barlhélemy ou une effroyable guerre civile '^. Vonck, qui avait été obligé de quitter le pays pour échapper à la fureur de ses ennemis, ne rentra pas en Belgique après la restau- ration autrichienne. Il resta à Lille où il s'était réfugié et y publia diverses brochures pour réj)ondre aux accusations dont lui et ses adhérents étaient l'objet; telles furent entre autres les Considéra- tions impartiales sur le Brabantj dont nous avons déjà parlé. Il défendit aussi la cause de son parti dans plusieurs journaux, notamment dans le Postillon européen qui, pour cette raison, fut proscrit par les états 3, et dans le Journal général de l'Europe ^ Il n'y avait pas alors clans toute l'Europe un clergé plus intolérant et plus fanatique que le clergé belge; la faculté de théologie de l'Université de Lou- vain avait même déclaré que l'intolérance est « un article essentiel et inva- » viable de la foi de l'Église catholique qui ordonne aux fidèles, sous peine » de damnation, de regarder tous les hérétiques indistinctement comme des » victimes dévouées à toute l'hurreur d'un supplice éternel. » (Voyez De PoTTEU, L'Esprit de l'Église, l. V, p. 96.) 2 Th. Juste, Les Vonckistes, p. 54. 3 Voyez Le Postillon européen du 10 avril 1790. Ce journal fut fondé à Saint-Trond le "20 janvier 1790 sous le litre de : Le Postillon extraordinaire de tous les Pays-Bas et autres. Il fut interrompu depuis le 20 mai 1790 ( 138 ) avec le directeur duquel il entrenait une correspondance active *. II fut encore un des premiers à signaler à l'indignation publique la conduite honteuse des états qui se servaient «r des deniers royaux » pour soudoyer les de Feller, les Du vivier, les Brosius, et autres fanatiques du même genre '^. Enfin il flétrit comme elle méritait de l'être la conduite du clergé, ses excitations continuelles à la violence et au pillage, ses calomnies, et l'impudence avec laquelle il mêlait la religion à tous ces excès : « Comment, dit-il, » comment le pillage peut-il s'accorder avec la religion et la con* T> stitution dont la nation se glorifie tant, alors que l'une et l'au- » Ire condamnent toules cruautés et agressions? Voici la réponse » d'un membre des états : le pillage est bien un moyen déraison- » nable, mais enfui on peut en espérer de bonnes et légitimes » conséquences ^. Réponse digne de semblables personnages! » Quelles sont ces légitimes conséquences? Où est la maxime de » la religion qui enseigne que l'on peut faire le mal pour qu'il en » résulte quelque bien *? » L'avocat Vonck est sans contredit une des figures les plus sym- pathiques que nous présente cette époque de notre histoire. Moins ardent, moins impétueux que Bassenge, il fut, comme lui, dévoué à sa patrie et à ses concitoyens. II aimait les antiques institutions de la nation, mais il ne s'aveuglait pas, comme ses adversaires, sur les lacunes elles imperfections qu'il y voyait. « Il » fut, dit M. Th. Juste, le courageux défenseur du tiers état, l'ad- » versaire déterminé des abus engendrés par l'ancien régime, le jusqu'au 18 février 1791. II reparut le 19 février 1791 sous le titre de : Pos- tillon européen, et fut publié jusqu'au 13 février 1792, époque oii le gouverne- ment autrichien en interdit la circulation dans les Pays-Bas. •' Voyez Correspondance de Vonck. (MS. de la Biblioth. de Bourgogne, n» 14892.) 2 Voyez Considérations imparliales sur h Brabant, p. 1 1 1 . Cf. Le Postillon européen du 27 avril 1791 et du 11 janvier 1792. 5 Un membre des étals avait demandé en pleine assemblée que les Vonc- kisles fussent pillés : le pillage, Messieurs, avait-il crié, le pillage! vous n'en sortirez jamais sans cela! (Voyez Tn. Juste, Les Vonckistes, pp. 21-22.) * Voyez Considérations impartiales sur le Brabant, p. 60. » ( m ) » promoteur de réformes nécessaires et légitimes. Malheureuse- » ment il n'avait pas toutes les qualités que doit posséder un » chef de parti; c'était un savant théoricien plutôt qu'un homme » d'action. Si, par ses conseils, il contribua plus que tout autre à » la déchéance de Joseph II, il se laissa vaincre ensuite par Van- » der Noot. Malgré lui il fut entraîné dans les furieuses et déplo- » râbles dissensions qui devaient perdre la révolution braban- » çonne et préparer la conquête des Pays-Bas autrichiens par la » France ^ » Le grand patriote mourut à Lille le I" décembre 179:2, sans avoir revu sa patrie et sans avoir pu réaliser aucune des réformes qu'il n'avait cessé de proposer à ses concitoyens. Mais de son lit de mort, il put saluer l'aurore du jour qui devait enfin faire triompher les principes à la propagation desquels il avait consacré sa vie. Les Français venaient, en efTct, d'occuper la Belgique, moins en conquérants qu'en libérateurs, et avec eux devait commencer une ère nouvelle. Sans doute, nous eûmes encore à souffrir bien des maux, et cela de la part de ceux-là mêmes qui nous apportaient la liberté et se disaient 7îos alliés et nos frères, mais l'ancien régime tomba sous leurs coups pour ne plus jamais se relever, et notre pays finit par être gagné tout entier aux principes prêches par les encyclopédistes et les philo- sophes du XVIII'"^ siècle. Nous voici au bout de notre tache. Non pas que nous préten- dions que la lutte entre les hommes nouveaux et les partisans du passé ait pris fin chez nous avec l'occupation des armées de la République française; non, cette lutte fut poursuivie sans relâche, elle le fut jusqu'à nos jours , où elle est devenue plus violente que jamais. Mais l'époque où nous sommes arrivé, nous ne saurions la dépasser dans ce travail sans empiéter sur l'époque contempo- raine qui commence à la Révolution française. D'ailleurs les plus grands adversaires des doctrines nouvelles avaient disparu de la scène: l'abbé Brosuis n'écrivait plus; l'abbé Duvivier se taisait également; quant à de Feller, après avoir, dans un dernier 1 Th. Juste, Les Voiickistes, pp. 44-43. ( ICO ) pamphlet *, lancé contre les philosophes toutes les injures qu'il soit possihle d'exprimer dans la langue humaine, il avait brisé sa plume de polémiste et s'était réfugié au fond de l'Allemagne, à Ratisbonne, où il mourut le tîo mai 180:2. Il y eut donc une sorte de trêve, un temps d'arrêt dans cette grande lutte de la philoso- phie moderne contre les institutions du moyen-âge; mais la guerre ne tarda pas à recommencer et elle dure encore. Si maintenant, en jetant un dernier regard surlœuvreque les encyclopédistes accomplirent en Belgique , nous voulons l'appré- cier dans son ensemble, nous devrons reconnaître hautement que leur propagande fut pour notre pays un élément puissant de civilisation et de progrès. Pendant toute la première moitié du XVIil"'' siècle la Belgique était plongée dans un profond som- meil : toute activité intellectuelle, toute vie politique avait disparu au sein de nos cites. On était tombé dans une langueur, dans un marasme qui contrastait singulièrement avec le mouvement qui s'accomplissait alors chez nos voisins du Midi. Cette situation était en général la même dans tout le pays. Liège était particu- lièrement remarquable sous ce rapport. Cette cité, jadis si animée, n'offrait plus que le squelette de ce qu'elle avait été autrefois. Elle jouissait, il est vrai, d'une paix profonde, mais c'était la paix du tombeau; les évêques y avaient supprimé toute liberté, et dans ce corps usé, les souvenirs eux-mêmes avaient fini par s'éteindre et jusqu'au mot de patrie était mis en oubli 2. Arrivent les encyclopédistes! Quel réveil dans toute la cité! La vie renaît, le feu sacré qu'on croyait éteint à jamais se rallume, et les esprits se montrent de nouveau animés d'une noble émula- tion dans l'étude des sciences et des lettres. Ce mouvement, qui ' Les Malades du temps ou le théocrate ardennais ; Bruxelles (Liége\ 1 71)3. (Voyez X. de Theux, Bibliographie liégeoise, pp. 5io-5i6.) Cet opuscule, dit M. Al[)h. Le Roy, résume tout ce qu'on a pu dire contre les encyclopédistes. (Voyez La philosophie au pays de Liège , p. 159.) Les philosophes modernes y .'^oiit, en effet, dépeints comme des athées, des libertins, des lâches, de faux savants, de mauvais pères, de mauvais citoyens. (Voyez p[). 5, 7, 11, 16, 23, 4-2 et 43.) 2 L. PoLUN, Récits historiques sur V ancien pays de Liégr, p. 418. ( 161 ) commence à Liège, se propage de proche en proche et opère peu à peu la régénération intellectuelle de toute la nation. Alors com- mence aussi une lutte formidable entre les novateurs et les défen- seurs des vieilles doctrines. Les deux camps sont en présence : d'un côté tout ce qu'il y a de plus puissant et de plus respecté, l'Église avec son clergé innombrable, son armée de moines, et le prestige antique de son autorité et de ses richesses; de l'autre , quelques hommes faibles, pauvres, sans appui, n'ayant d'autres ressources que leur talent et leur courage, des hommes qu'on poursuit, qu'on chasse du pays comme des malfaiteurs. La mêlée s'engage. Des prêtres qui, par devoir autant que par caractère, ne devraient prêcher que l'union et la paix, se jettent au milieu des combattants et les excitent par leur exemple. La lutte devient de plus en plus ardente et fait prendre à la presse un essor inconnu jusqu'alors : les livres, les journaux, les pamphlets, les écrits de tout genre se multiplient avec une rapidité extraordinaire. Les nouvelles doctrines se propagent dans tous les coins du pays. Le clergé réunit en vain tous ses efforts pour arrêter le torrent; les hommes nouveaux l'emportent; l'ancien régime tombe pour faire place à une organisation nouvelle et entraîne dans sa chute ses imprudents défenseurs. Ce n'est pas à dire cependant que cette régénération intellec- luellcet sociale ait été le produit exclusif des doctrines philoso- phiques des écrivains français. Elle avait été préparée par nos gouvernants eux-mêmes qui, dès l'avènement de Marie-Thérèse, avaient pris des mesures pour remédier aux abus et ranimer l'étude des sciences et des lettres. Certes personne ne voudra soutenir que ces efforts aient été stériles et n'aient contribué en rien à notre émancipation intellectuelle. Celle-ci ne fut donc point le résultat exclusif de l'influence française, et encore moins une grossière contrefaçon, comme l'ont affirmé certains esprits peu sympathiques à notre nationalité; non, nous ne copiâmes pas servilement la France, mais, profitant de ce qu'elle nous offrait de bon, nous sûmes conserver au milieu de notre transfor- mation le caractère qui a toujours distingué le peuple belge au milieu des vicissitudes et des phases multiples de son existence. Tome XXX. \ I ( 162) Nous fûmes même assez heureux pour devancer celle qui nous avait initiés aux nouvelles doctrines, en nous donnant enfin des institutions plus libérales, plus rationnelles et plus stables que les siennes, et cela sans jamais rien porter à Textréme, sans tomber dans les idées ultra-démagogiques, et en restant loujours dans les limites d'une liberté sage et modérée. Mais à part ce que nous devons à nous-mêmes, à notre caractère, à nos hommes politiques, nous devons beaucoup aux encyclopédistes français et à leurs doctrines. C'est grâce à eux, grâce à leur propagande,, que notre pays est entré dans le grand mouvement de la civilisa- tion moderne; c'est d'eux que nous viennent les principes fonda- mentaux de notre état social actuel. « Si la Belgique forme » aujourd'hui une nation, dit Borgnet, si le tiers état y a obtenu » enfin dans l'administration des affaires publiques la part d'in- » fluence à laquelle il a le droit, nous en sommes grandement » redevables à la France K » Notre Constitution de 1830 qui, selon l'expression de M. Th. Juste, doit être honorée comme le palladium de notre indépendance^, n'est-clle pas dans ses prin- cipes fondamentaux le résultat , le produit des doctrines prêchées par les novateurs du XVIII'""' siècle? Et notre pays n'a-t-il pas été heureux sous l'égide de cette Constitution et des libertés qu'elle a consacrées? Nous conviendrait-il, en présence d'un tel résul- tat, de maudire l'influence que les encyclopédistes ont exercée sur nos destinées, et de ne parler qu'avec haine et mépris de ceux qui nous ont faits ce que nous sommes? Que ceux qui haïssent et qui conspuent nos libres institutions le fassent, ils seront dans leur rôle. Quant à nous , nous ne pensons pas que la propagande philosophique ait été un mal pour notre pays. Nous ne sommes pas de ceux qui croient que le bonheur consiste dans l'immobilité et que nous serions plus heureux aujourd'hui si une sorte de muraille de Chine nous eût séparé de tout contact étranger. C'eût été là, selon nous, la ruine', le dépérissement complet, la mort de la nation. Sans doute il ne faut pas méconnaître la valeur de ' Histoire des Belges à la fin du XVJII'"^ siècle , 2^ édit. , t. If, p. 364. 2 Voyez Th. Juste, Les Vonckistes, p. Ao. ( 165 ) nos vieilles institutions. Mais est-ce une raison pour en dissimuler les imperfections? Exalter sans mesure les franchises dont jouis- saient nos ancêtres à la vue des lois mille fois plus libérales qui nous régissent aujourd'hui, n'est-ce pas méconnaître à la fois le passé et le présent? Soyons donc justes : aimons notre passé, mais reconnaissons aussi ses côtés défectueux et réjouissons-nous de ce que, sous l'influence des idées généreuses des philosophes du XVIII'"'' siècle, nous avons enfin secoué le joug des préjugés, renoncé aux prérogatives féodales, à la division des personnes en ordres, aux idées d'intolérance, pour en arriver à l'égalité des personnes devant la loi , à la tolérance religieuse et aux autres conquêtes de la civilisation moderne. (/w; ( 16b ) TABLE DES MATIERES. Pages. Introduction 3 CHAPITRE I". Silualion de la Belgique et de la principauté de Liège dans la première moitié du XVIII™^ siècle. — Décadence générale des études littéraires et scienti- fiques. — Invasion des doctrines philosophiques à Liège. — Établissement des encyclopédistes français à Liège et fondation du Journal encyclopédique par Pierre Rousseau (4756). — Premiers succès du journal. — Opposition du clergé. — Les comtes de Horion protègent les encyclopédistes. — Nouvelles attaques du clergé : il s'adresse à la faculté de théologie de l'Université de Louvain. — Condamnation du Journal encyclopédique par cette faculté. — Le Jésuite Poot, confesseur du prince-évèque, et le nonce de Cologne interviennent dans le débat. — Suppression du Journal encyclopédique (27 août 1759). — Joie du clergé, félicitations de la Cour de Rome à l'évéque de Liège. — Les encyclopédistes quittent la principauté CHAPITRE II. Les encyclopédistes à Bruxelles. — P. Rousseau s'adresse à la Cour de Vienne pour obtenir l'autorisation de se fixer dans la capitale des Pays-Bas.— Cobenzl intervient en sa faveur. — Dispositions du chancelier Kaunitz. — Jugement de l'évéque d'Anvers sur la suppression du Journal encyclopédique et sur la conduite du clergé de Liège à ce sujet. — Réponse de P. Rousseau à la lettre des théologiens de Louvain. — La lutte recommence à Liège ; intrigues du clergé de Liège pour empêcher l'établissement des encyclopédistes à Bruxelles; mesures de rigueur prises contre les libraires; polémique de brochures. — Le gouvernement de Vienne s'adresse à son tour aux théolo- giens de Louvain; réponse de ceux-ci. — Nouvelle intervention de Cobenzl. — Il échoue. — Les encyclopédistes quittent Bruxelles . 26 ( 460 ) CHAPITRE III. Pages. Les encyclopédistes à Bouillon. — Nouvelles attaques du clergé de Liège. — Voltaire venge P. Rousseau et les encyclopédistes. — Il invite P. Rousseau à venir s'établir à Ferney. — Nouvelles démarches de Cobenzl auprès de la Cour de Vienne en faveur des encyclopédistes; conduite du gouvernement autrichien dans cette circonstance. — P. Rousseau essaie de s'établir à Manheim. — Le duc de Bouillon s'oppose à son départ et confisque ses journaux. — Interven- tion de Voltaire et aplanissement des difficultés. — Prospérité du Journal encyclopédique à Bouillon; la typographie bouillonnaise; fondation de nou- veaux journaux; réimpression d'ouvrages français. — Vaste extension des publications de P. Rousseau, principalement du Journal encyclopédique. — Appréciation de ce dernier recueil par les écrivains contemporains .... 42 CHAPITRE IV. Premiers symptômes d'une révolution intellectuelle à Liège. — L'influence des idées françaises constatée dans les écrits de Philippe de Limbourg , de Godarl, de Remacle Lissoir, de J.-B, Robinet, de Corneille de Pauw, de l'abbé Pyrard. — Obstacles que rencontre la propagande philosophique : rigueurs de la censure. — Impuissance de la censure contre l'invasion des nouvelles doc- trines : la presse clandestine à Liège; séjour de Marmontel à Liège. — Cir- constances favorables à la propagande philosophique : suppression des Jésuites; établissement de la franc-maçonnerie à Liège; la Société d'émula- tion. — La propagande philosophique dans le Brabant; obstacles qu'elle y rencontre : rigueurs de la censure et hostilité générale du public contre toute innovation. — Adoucissements apportés par le gouvernement aux èdits sur la presse.— Le gouvernement protège les novateurs; discussions à ce sujet avec le clergé. — Attitude de Joseph II vis-à-vis des philosophes du XVIIIn'e siècle S9 CHAPITRE V. Transformation complète de l'esprit public à Liège. — Les premiers Mémoires de la Société d'émulation.— Succès prodigieux d'un Mémoire de Defrance.— Séjour de l'abbé Raynal à Spa. — La Nymphe de Spa à l'abbé Raynal, par N. Bassenge. — Démêlés de l'auteur avec le clergé à cette occasion. — Inter- vention de l'évêque Velbruck; il se montre favorable h Bassenge.— Les écrits du chevalier de Heeswyck contre le clergé. — Poursuites criminelles contre Heeswyck.— Réponse du clergé aux brochures du chevalier de Heeswyck. — ( 167 ) Pages. L'Essai sur l'origine des dîmes, de Lambert d'Outrepont. — Réponse de l'abbé Ghesquière. — La presse périodique à Liège. — Fondation de VEsprit des journaux (1772). — Ce recueil défend les nouvelles doctrines. — Il est attaqué par l'archevêque dé Malincs, et protégé par le gouvernement de Joseph IL — Appréciation de ce journal. — Les journaux des abbés Brosius et de Feller. — Autres journaux fondés à Liège. — Essor de la presse pério- dique à Liège et à Bruxelles 80 CHAPITRE VI. Polémique de l'abbé de Feller contre les encyclopédistes : il les attaque sur le terrain de la science comme sur le terrain de la théologie. — Ses Observations sur le système de Newton. — Son Examen des époques de la nature de Buffon. — Il approuve l'intolérance de l'Église et loue les princes qui ont persécuté les hérétiques; son opinion sur Philippe IL - Il attaque les réformes de Jose[di II, la suppression des nonciatures, l'édit de tolérance, la création du Séminaire général, etc. — Sa polémique contre l'abbé Sabatier, l'avocat d'Outrepont et l'abbé Dufour qui défendent les édits de l'Empereur. — Il va jusqu'à blâmer l'archevêque de Malines.— Il est encouragé et secondé par ses confrères, les abbés Brosius et Duvivier. — Il insulte ses adversaires. — Sup- pression de son journal par le gouvernement de Joseph II; suppression des journaux de Brosius; proscription de tous les ouvrages de l'abbé de Feller.— Autres ouvrages proscrits.— Protection accordée aux écrivains favorables au gouvernement, à Eybel, à Sabatier, etc. — Les auteurs proscrits se réfugient à Liège et à Saint-Trond; de Feller se plaint des persécutions dont lui et ses confrères sont l'objet -102 CHAPITRE VII. Avènement de Hocnsbroech au siège épiscopal de Liège. — Son antipathie contre toute renaissance intellectuelle; sa lutte contre les nouvelles doctrines. — Fondation du Journal général de l'Europe (178o) par Lebrun. — Proscription de ce journal par le prince-évêque. — Polémique des abbés Brosius et de Feller contre le Journal général de l'Europe. — Joseph II le protège et en permet la publication à Hervé. — Appréciation de ce recueil au point de vue de l'in- fluence qu'il exerça dans notre pays. — L'hostilité contre le clergé s'accentue de plus en plus. — Débats politiques soulevés à l'occasion de la prohibition des jeux de Spa; les écrits de Donceel, Lesoinne, Wasseige et Piret.— Les Lettres de N. Dassenge à l'abbé de Paix. — Sa Note aux citoyens. — La révolution liégeoise (1789). — Fondation du Journal patriotique par N. Bas- senge, Fabry, Henkart et Reynier. — Autres recueils révolutionnaires. — Triomphe des doctrines nouvelles à Liège ; chute de l'ancien régime . . . . 42S ( 108 ) CHAPITRE VIII. Pages. La révolution brabançonne ; elle diffère essentiellement de la révolution lié- geoise. — Les Vandernootistes et les Vonckistes, ou les conservateurs et les partisans des nouvelles doctrines. — Projets de réformes de Vonck; il est combattu par le clergé. — Attaques violentes de l'abbé de Feller contre les Vonckistes; il excite contre eux les passions populaires; les abbés Duvivier et Brosius le secondent dans cette lutte. — Restauration du gouvernement autri- chien. — Invasion française ; triomphe des doctrines nouvelles. — Jugement général sur l'influence des encyclopédistes •148 (/j ESSAI HISTORIQUE SUR LA PROPAGANDE DES ENCYCLOPÉDISTES FRANÇAIS DANS LA PRINCIPAUTÉ DE LIÈGE, PAR M. Hemri FRAl^COTTE, DOCTEUR ES LETTRES, A LIÈGE. En majeure partie, les hommes ne savent ni remonter ni redescendre le cours des idées; ils se contentent de les voir passer comme l'eau, et se moquent volontiers de ceux qui leur disent qu'en naissant celle eau lut une goutte et qu'à son terme elle sera un torient. AUG. COCHIN. (Couronné par la Classe des lettres le 5 mai 1879.) Tome XXX. [Si] LV PREFACE. Dans la seconde moitié du XVIII"'^ siècle, quelques hommes entreprirent d'implanter à Liège les idées philosophiques qui régnaient alors en France. Les premières tentatives que fit le voltairianisme pour étendre sa domination sur la cité des princes-évêques échouèrent; il revint à la charge, redouhla d'efforts et finit par emporter la place. Les nouvelles doctrines comptèrent à Liège de nombreux pro- sélytes recrutés surtout dans les rangs d'une jeunesse lettrée, pleine d'illusions généreuses et avide de changement; elles eurent à leur service de puissants organes et d'un boulevard de l'ortho- doxie firent un des foyers les plus actifs de la propagande ency- clopédiste. Une transformation aussi radicale ne s'opéra pas sans rencon- trer quelque résistance. Menacés à la fois, la Religion et l'État voulurent un peu tardi- vement, il est vrai, l'enrayer par des mesures de rigueur et par une propagande contraire. Vains effortsî Le flot montait toujours! l ( 4 ) C'en fut bientôt fait des derniers remparts de l'ancien régime et la révolution liégeoise vint consacrer le triomphe des idées nou- velles. Voilà en peu de mots et dans ses principales circonstances, le fait dont je me propose de décrire les diverses phases, en répon- dant à la question suivante inscrite au programme de concours de la Classe des lettres pour 1879 : a Les encyclopédistes français essajèrent, dans la seconde » moitié du XVIII""'' siècle, de faire de la principauté de Liège » le foyer principal de leur propagande. » Faire connaître les moyens qu'ils employèrent et les résultats » de leurs tentatives, au point de vue de rinfliience qu'ils exer- » cèrent sur la presse périodique et sur le mouvement littéraire » en général. » En m'attachant à faire aux publicistes français qui furent à Liège les propagateurs du philosophisme, la part qui leur revient dans le grand événement où sombra une antique et vénérable nationalité, je trouverai parmi leurs coopérateurs des écrivains liégeois dont les noms sont encore, après un siècle, l'objet des appréciations les plus passionnées et les j)lus diverses. Si j'essaie de les juger, je me garderai bien de révoquer en doute un patriotisme dont ils se flattaient d'être les champions exclusifs; j'aime mieux croire que, cédant à l'attrait de séduisantes théories, irrités du spectacle d'abus dont nul gouvernement n'est exempt, enivres des déclamations dont l'écho retentissait dans tous les domaines de la littérature, ils ne prévoyaient pas qu'en portant sur le vieil édifice une main téméraire, ils en hâtaient la ruine complète et travaillaient à faire de leur patrie une humble annexe de la république française. Tandis que je demandais aux livres, aux journaux, aux pam- plilets, aux documents manuscrits du temps les éléments de ce travail, j'ai lâché de me prémunir contre la tentation de donner une importance excessive aux minuscules épisodes des annales d'un petit pays, me souvenant qu'en matière historique le pire des défauts, c'est la curiosité ou, ce qui revient au même, l'amour exagéré des détails. Le but que je poursuivais n'était pas d'ailleurs de recueillir les minuties de l'érudition, mais bien de trouver le moyen de mettre en relief les côtés par lesquels le fait que je viens d'indiquer se rattache à des questions d'un intérêt plus vaste, plus général et, par cela même, plus dignes d'attention. Plusieurs historiens liégeois ont eu le tort de se laisser absor- ber par les préoccupations d'un patriotisme étroit; ils se sont cantonnés dans leurs recherches: ils ont presque oublié qu'au delà des frontières liégeoises était l'Europe. Sans doute la petitesse de son territoire défendait à la princi- pauté d'aspirer à une action marquée sur la politique européenne ; mais ce serait se faire une bien fausse idée de son existence natio- nale que de se la représenter comme absolument isolée, complè- tement abritée contre les orages du dehors. Par sa situation géographique, le pays liégeois était appelé à jouer un rôle dans les destinées du monde. Placé entre la France et l'Allemagne, il était le terrain neutre où venaient se croiser des influences contraires, influences politiques, religieuses, philo- sophiques, littéraires; il constituait une transition d'un pays à l'autre et, si j'ose le dire, il était comme le marché où venaient s'échanger les idées françaises et les idées allemandes. Cependant, en dépit des liens politiques qui l'attachaient à l'Al- lemagne, la communauté de langage, l'analogie des caractères le prédisposaient à subir de préférence l'ascendant du génie français. ( 6 ) Liège qui, deux siècles plus tôt, s'était ënergiquenient défendue contre l'invasion allemande du luthéranisme, adopta d'enthou- siasme l'idée toute française d'une rénovation sociale. La révolution préludait à la conquête du monde en s'empa- rant, avec une incroyable facilité et par son seul prestige, d'un pays qu'un gouvernement débonnaire et des institutions dont 3Iirabeau lui-même admirait la sagesse, semblaient devoir pré- server de l'esprit de changement. Dans ce mouvement prodigieux du XVIII""^ siècle, Liège ne fut pas seulement passive; elle ne se contenta pas de s'aban- donner au torrent; elle fut un des affluents qui contribuèrent à grossir ses eaux et à précipiter la rapidité de son cours. Elle avait reçu de l'étranger les idées nouvelles; elle en fit son •propre bien ; elle chercha à les répandre autour d'elle : bientôt de nombreux journaux, des livres, des pamphlets rendirent avec usure à la France ce qu'elle avait donné et rien ne put garantir l'Allemagne contre la hardiesse de cette propagande. Je me propose donc d'étudier une des forces les plus puissantes et, à coup sûr, la moins connue de celles que la philosophie eut à son service. Ce travail peut aussi, je pense, offrir quelque intérêt en mon- trant en action sur un petit théâtre les hommes et les idées qui ont fait la société moderne. Ainsi on les juge plus aisément, on les apprécie en eux-mêmes sans se laisser éblouir par le talent, l'élo- quence, le génie des hommes, par la grandeur de la scène où ils s'agitent, par l'importance des résultats qu'ils obtiennent. A ce point de vue, Liège me paraît avoir comme lieu d'observa- tion un mérite tout spécial. Né à la liberté dès le moyen-âge, le peuple liégeois n'avait pas attendu le XVIII™" siècle pour jouir d'une constitution libérale; (7) il ne se sentait pas courbé sous le joug d'un gouvernement arbi- traire et despotique, et quoique bien loin d'être parfait, l'état social de Liège n'offrait aucun de ces abus criants qui firent ail- leurs la fortune de la philosophie : la révolution liégeoise est ainsi l'irrécusable témoin de la force de l'idée et de la logique populaire. Si je ne me fais pas illusion , en suivant dans ses progrès favo- risés par l'apathie et l'aveuglement du pouvoir le travail hardi des pionniers de la révolution liégeoise, en les rattachant aux entreprises des hommes qui préparaient ailleurs la ruine de l'antique monarchie française, j'assurerai au sujet que je traite une petite part de l'intérêt qui s'attache à la grande convulsion du XyiII""^ siècle. Quoi qu'il en soit, sous un rapport plus spécial, au point de vue de l'histoire liégeoise, il mérite de fixer l'attention. L'Allemagne a voulu de nos jours connaître les causes de la disparition rapide et silencieuse des nombreuses principautés ecclésiastiques qui se partageaient une notable partie de son ter- ritoire; elle a décrit, avec une émotion respectueuse, les derniers jours de ces gouvernements paternels renversés avec la conni- vence des populations même qui disaient proverbialement : il fait bon vivre sous la crosse *. Je serai amené par le cours de cette étude à faire un travail analogue pour la principauté de Liège et à toucher à ces côtés parfois négligés de l'histoire de la révolution liégeoise : ^ D' Bruck, Die rationalistischen Bestrehungen im katholischem Deutsch- land; Mainz, Kirchheim, 1865. — D"" Haffiver, Die deutsche Aufklcirung ; Mainz, Kirchheim, 1863. — D"" Schmid, Geschichte der kalhoiischen Kirclie Deutschlands von der Mitte des 18. Jahrhunderls bis in die Gegenwart; Mùnchen, Oldenbourg, 1872. (8) Quelles ont été les causes d'où elle est sortie? Comment un État aussi complètement ecclésiastique n'a-t-il pas réussi à arrêter les progrès du yoltairianisme? Quel est le caractère spécial que les idées du XVIII'"^ siècle ont revêtu sur le sol liégeois, à raison des circonstances où elles se produisaient? En chassant ses princes, en renversant son antique Constitution, le peuple liégeois savait-il ce qu'il allait leur substi- tuer? Ce que d'autres * ont fait avec une science qu'il faut désespérer de dépasser et un détail auquel on ne peut rien ajouter, je n'es- sayerai pas de le refaire. Reconstituer les événements, raconter les faits, reste en dehors de mon cadre : je n'écris pas l'histoire de la révolution liégeoise, je ne m'occupe que des idées qui l'ont engendrée. J'espère ne pas m'être trompé sur l'esprit qui doit présider à un travail comme celui que j'entreprends. Il me reste à ne pas se laisser perdre dans la masse des détails les idées générales que j'ai prises pour guides. * BoRGNET, Histoire de la révolution liégeoise de 1789 ; Liège, 1865, 2 vol. — Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège (1724-1852); Liège, 1868, 2 vol. — Henaux, Histoire du paijs de Liège; Liège, Desoer, 1873-1875. 2 vol. Second volume. LV ESSAI HISTORIQUE SUR LA PROPAGANDE DES ENCYCLOPÉDISTES FRANÇAIS DANS LA PRINCIPAUTÉ DE LIEGE. CHAPITRE PREMIER. Uége en l'an fl95 0. I. Apathie politique des Liégeois. Causes : le règlement de 4684, son origine et sa portée; le développement du commerce et de l'industrie. — II. Torpeur intellec- tuelle, les lettres et les arts. — III. Situation religieuse. Raisons de l'insuccès du protestantisme et du jansénisme; raisons du succès du voltairianisme. Quarante ans ont suffi à la philosophie encyclopédiste pour pénétrer de son esprit la vieille cité de Notger. Ce court espace de temps a vu ses faibles commencements, sa marche d'abord silencieuse, sa hardiesse croissante, ses victoires à peine disputées et enfin sa puissance fermement établie. Les conséquences de la transformation des idées ne lardèrent pas à se manifester dans l'ordre politique. Elles amenèrent la ruine des institutions et l'entier bouleversement de l'ancien ordre de choses. (10) Un siècle mémorable avait fourni la moitié de sa carrière. Le pays de Liège jouissait d'une paix profonde, et sa turbulente capitale, elle-même, semblait avoir effacé jusqu'au souvenir de longues et cruelles dissensions. Le peuple et le prince vivaient dans un constant accord. La douceur des mœurs prévenait l'abus des privilèges réservés aux deux premiers ordres et les progrès rapides de l'industrie et du commerce assuraient au moindre des citoyens le bien-être et la sécurité. Ces bienfaits de la concorde, cette prospérité nouvelle consolaient les Liégeois de l'uniformité un peu routinière de leur existence. Telle était, en 4 750, l'heureuse situation de Liège et telle était aussi à la même époque, celle de tant de principautés ecclésias- tiques qu'un avenir prochain allait rayer de la carte de l'Europe. Quarante ans plus tard, nous ne retrouvons plus aucun trait de ce tableau; le tumulte des luttes politiques a envahi la cité, le sinistre tocsin des révolutions a réveillé dans les masses les instincts héréditaires. Les anciennes institutions tombées, l'évêque en exil, la nation divisée en fractions, voilà l'aspect que nous présente Liège en 4 790; sur les places publiques retentit l'éloquence fougueuse des tribuns et, comme aux grands jours de son histoire, la nation, presque tout entière en armes, se lève contre son prince. J'ai à retracer la période qui s'étend entre ces deux dates et, plus spécialement, à marquer la transition qui relie ces deux moments si différents de l'histoire liégeoise. Il importe, pour bien saisir la nature des transformations qui s'accomplirent dans l'in- tervalle, de se placer au point de départ du mouvement philoso- phique et littéraire dont ces transformations furent le résultat, d'étudier le milieu dans lequel se produisirent les idées nouvelles, les circonstances extérieures dont elles eurent à subir l'action. J'entreprends de peindre tout d'abord le fond du tableau : en négligeant ce soin, je courrais risque de ne pas donner aux objets leurs véritables proportions. Le trait qui domine dans l'histoire de la principauté de Liège durant tout le dernier siècle, et qui se modifie seulement, quand ce siècle touche à sa fin, c'est, je viens de le dire, le silence qui { M ) s'est fait dans la cité, la tranquillité qui a succédé aux com- motions inséparables jusqu'alors, semble-t-il, de son existence nationale. A en croire Tadage par lequel les historiens se consolent du vide qu'offrent certaines parties de leurs récits, Liège est entrée dans une période de bonheur : elle n'a plus d'histoire. De 1684 à 1789, les annalistes n'ont à enregistrer que quelques faits sans intérêt et leur tâche pourrait sans grand inconvénient se borner à faire connaître la suite des princes-évcques. Quel contraste avec les siècles précédents! Les événements s'v pressent, s'y accumulent et l'historien craint sans cesse de perdre le fil qui le guide. On assiste à la vie ardente d'un peuple plein de sève et de jeu- nesse, amoureux du bruit, possédé du besoin de répandre son acti- vité exubérante. Loin d'apporter un frein aux tendances du carac- tère national, les institutions démocratiques les favorisent; le citoyen y puise le sentiment de son importance; elles l'appellent à se prononcer sur les affaires publiques; elles lui apprennent à ne se reposer que sur lui-même; elles lui inspirent avec le goût et le besoin de la vie politique , l'ombrageuse défiance qu'il apporte à défendre ses droits. En face de ce peuple se tient dans l'arêne, une aristocratie puissante encore, moins par le nombre que par l'éclat du nom, l'étendue de ses possessions territoriales et ses glorieux services; il est naturel qu'elle essaie de prendre un rôle prépondérant dans l'Etat. La puissance nécessairement attribuée au clergé dans une principauté ecclésiastique, ses richesses en font un rival non moins redoutable du parti démocratique et enfin, contre toutes ces influences à la fois, se dressent les prétentions du prince. Souvent il appartient à une famille régnante dans les pays voi- sins, il appelle a son aide l'intervention étrangère et sème ainsi de nouveaux germes de rancune et de haine dans des âmes qu'on peut dompter, jamais soumettre. Entre ces champions, la lutte devait être longue et vive; elle dura plusieurs siècles, répandit des flots de sang et couvrit le pays de ruines. ( 12 ) C'est tantôt la tyrannie du prince qui soulève les résistances populaires; à d'autres moments, c'est la démagogie qui prétend rejeter tout frein; puis c'est la noblesse qui fait du territoire de la principauté le champ clos, où elle vide ses querelles particu- lières. Mais à travers ce désordre des événements, la nation suit une voie bien marquée; en dépit de tous les obstacles, en dépit de ses propres fautes, elle marche d'un pas décidé à de nouveaux pro- grès politiques guidés par les deux sentiments qui font sa force: l'amour de la liberté et la fidélité à sa foi religieuse. Cette histoire n'est pas de celles qu'on peut lire sans émotion ; il s'y rencontre d'admirables modèles d'héroïsme, de grandeur chevaleresque, de dévouement à la patrie, et parfois les annalistes les plus secs eux-mêmes, échauffés à leur insu par le sujet, élèvent leur style jusqu'au ton de l'épopée. Au XVIII"'' siècle, l'épopée a pris fin, nous entrons de plain- pied dans la prose; les agitations de la place publique ont dis- paru; l'humeur batailleuse des anciens Liégeois s'est apaisée. Les influences hostiles qui s'étaient si longtemps disputé la préémi- nence ont enfin trouvé la place qui leur revenait et renoncé à empiéter les unes sur les autres. Entourée de grands États , la principauté a déposé toute vel- léité de gloire mihtaire : elle n'a plus d'ennemis à sa taille; à quel- ques années de distance, son aspect n'est plus reconnaissable ; dans le livre de l'histoire, à une page noire des horreurs de la guerre civile, succède immédiatement une page où tout respire l'union et la paix. Observez toute la hiérarchie des pouvoirs, toutes les classes de la société, vous verrez que partout une surprenante métamorphose s'est opérée. Les grands princes -évéques guerroyeurs infatiga- bles, habiles politiques, profonds législateurs ont fait place à une série de princes d'une humeur plus douce et dont la seule ambi- tion est de vivre tranquilles au fond de leur palais. George-Louis de Bcrgues, Jean-Théodore de Bavière, Charles d'Oultremont se succèdent sur le trône sans laisser aucune trace profonde de leur passage, sans attacher leur nom à aucune œuvre éclatante; mais I ( 13 ) ce qui vaut mieux, leur mémoire est bénie pnr leurs sujets et tout le XVIII"* siècle nous offre ce spectacle si rare duii peuple, qui aime son prince. La suite de ce travail fera plus d'une fois ressortir l'apathie profonde où végéta le gouvernement des derniers successeurs de Notger. Jamais le régime du laisser-faire et du laisser -passer n'a eu des partisans plus convaincus: quand ils prennent une mesure éner- gique, c'est à contre-cœur, constamment leurs édits restent lettres- mortes; après plusieurs années seulement, ils s'en aperçoivent; ils les renouvellent alors; mais sans plus de succès. Qu'on le remarque, ce caractère débonnaire à l'excès du gouvernement se rencontre à la même époque dans tous les États ecclésiastiques de l'Allemagne. Et, si on allait au fond des choses, on trouverait que ces petits États-n'ont pas eu d'ennemis plus funestes qu'eux mêmes; par leur négligence, leur incurie, leur mollesse, ils ont consommé leur propre ruine. En même temps que le prince, le clergé, l'aristocratie, le peuple ont mis bas les armes. La puissance politique des trente-deux métiers est brisée, la noblesse réduite à un petit nombre de familles occupe les charges publiques auxquelles son rang l'appelle, et forme la cour assidue de l'évêque et, pour que rien ne trouble le pays, tout ce qu'il compte dans son sein d'hommes amoureux des aventures, s'en va chercher fortune à l'étranger. Il restait sans doute des mécontents; mais la facilité exempte d'arrière-pensée, avec laquelle la grande majorité du tiers état s'était résignée à l'amoindrissement de son rôle, les avait décou- ragés pour longtemps. Non-seulement le gouvernement n'a plus à se défendre contre des tentatives de révolte ouverte; mais ses adversaires renoncent même à se servir de leur arme favo- rite : les pamphlets incendiaires qui, dans certaines années du Xyil"'" siècle, avaient alimenté en grande partie les presses lié- «;eoises. .Aussi bien, aucune excitation n'aurait pu ramener dans une voie funeste à leurs intérêts privés les citoyens voués désormais au soin de leurs propres affaires. Ils s'y appliquent tout entiers. ( 1^^ ) Ils V trouvent un repos dont ils se contentent et au delà duquel ils ne souhaitent plus rien. Mais, s'écriera-t-on, c'est un bonheur négatif: celui du sommeil! En elîet, et l'oii peut pressentir que cette situation ne sera qu'une halte, un accident dans la vie des Liégeois. Une éternelle immo- bilité fatigue plus encore que l'excès de l'action, un peuple vif et intelligent. Les abdications arrachées à sa lassitude sont tou- jours révocables. Sil ne se relève pas spontanément, il suffit d'un souffle venu du dehors pour ranimer le feu couvant sous la cendre. Les idées voltairiennes ne pouvaient espérer un concours de circonstances plus favorables. Les Liégeois commençaient à prêter une oreille plus attentive aux bruits du monde extérieur. Aussi devaient-ils accueillir les nouvelles doctrines, comme un hôte impatiemment attendu qui apportait avec lui la variété, le mouvement et la vie; elles tran- chaient sur le fond terne d'une existence monotone; elles étaient une distraction avant de devenir une conviction. 11 n'est point malaisé de fixer la date précise à laquelle il faut faire remonter l'origine de cette pacification si complète. Ce fut en 4684 que prirent fin les agitations populaires et que la principauté s'abandonna au long sommeil qui précéda ses dernières convul- sions et sa mort. Le règlement du 2G novembre IG84, par lequel Maximilien de Bavière rétablit l'ordre dans la cité et en même temps restreignit les droits des citoyens, est, à raison même de ce caractère complexe, l'objet des appréciations les plus contradictoires. Selon qu'on se place à l'un ou à l'autre de ces deux points de vue, on s'emporte en récriminations passionnées ou en éloges enthousiastes. Je ne veux pas rentrer dans un débat qui, tant de fois soulevé, n'est pas encore épuisé; mon sujet me force cependant à m'y arrêter quelques instants. Je voudrais essayer d'envisager cet acte en lui-même et, pour cela, de le séparer entièrement de ses plus lointaines conséquences, je veux dire les re\endications qui amenèrent la révolution lié- geoise et dont il fut au moins l'un des principaux prétextes. (15 ) Je n'ai pas à tenir compte de l'opinion de Bassenge, qui, le jugeant au point de vue exclusif de i789, accable sans réserve de ses déclamations enflammées ce monumenl de la tyrannie épiscopale. Je refuse de prendre part au combat sans merci que le fou- gueux auteur des Lettres à l'abbé de P*"" engage contre l'édit de Maximilien. Qu'en 1789 ses dispositions n'aient plus de raison d être, qu'elles engendrent même des abus criants, cela peut être vrai, sans m'obliger à croire quil en fut de même cent ans auparavant, alors qu'elles furent promulguées. Les mesures politiques veulent être appréciées au milieu des circonstances qui les ont fait naître. Par nature, elles sont de leur temps. Au moment où elles ont vu le jour, elles pouvaient être le chef-d'œuvre de la sagesse politique, répondre à d'impérieuses nécessités, trancher dans le sens conservateur des questions de vie et de mort, d'où dépend le salut de l'État; plus tard et dans des conditions différentes, les plus modérés, eux-mêmes, pourront, sans en méconnaître les bienfaits temporaires, demander l'abrogation de ces mesures surannées et réclamer l'exercice des droits que leurs ancêtres ont jadis sacrifiés à une loi suprême. Les causes qui rendirent nécessaire « le coup d'État » du 16 novembre 4 684 sont bien connues; elles sont rappelées dans le préambule même de l'édit '. Maximilien met ici le doigt sur la plaie ; le sulTrage universel admis pour la nomination des magistrats municipaux, et ce qui était, de ce temps-là, l'accompagnement obligé du suffrage uni- versel, la corruption électorale, les brigues des candidats et tous les désordres qu'amenaient des compétitions trop ardentes. Depuis plusieurs siècles Liège se trouvait, par le fait même de ses franchises, dans un état d'anarchie presque continuelle. Dès i424, Jean de Heinsbergh s'efforça d'y porter remède. La fortune du règlement du 1 6 juin 1424 ne fut pas très-stable; ^ Voyez DE Crassier, Recherches et dissertations sur Vhistoire de la prin- cipauté de Liège; Liège, Dessain, 1843. ( 16 ) dès 1431, il n'était plus observé; mais, en 1477, Louis de Bourbon le renouvela. Il subsista jusqu'en 1598. Alors reprennent, plus vives que jamais, les querelles politi- ques et s'ouvrent les terribles dissensions qui tachent de sang toute rhistoire de Liège durant le XVII"^ siècle. Au règne troublé de Ferdinand de Bavière, succéda celui de son neveu Maximilien-Henri de Bavière. Monté sur le trône en 4650, Maximilien qui, en l'année 1649, avait rétabli par la force des armes l'autorité de son oncle, eut à son tour à défendre la sienne; de 1675 à 1683, il est en guerre ouverte avec son peuple. En 1683, il se décide à acheter la paix par des concessions; il n'obtient qu'une trêve de courte durée. Enfin, l'année suivante, il se résout à frapper un grand coup. Il «publie le fameux édit du 29 novembre 1684 qui établit à » Liège une forme de gouvernement stable et régulier. Cet édit » subsiste plus de cent ans, chose inouïe chez une nation habi- » tuée depuis plus de quatre siècles à changer si souvent de » lois K » Quelle était la véritable portée de cet acte et faut-il s'associer aux historiens qui y voient la ruine de la liberté, la chute de la république liégeoise? On ne peut méconnaître que Maximilien mit un terme aux vio- lences qui déshonoraient périodiquement l'élection magislrale. En rétablissant l'ordre, il satisfit au premier devoir d'un prince, au premier besoin d'une nation; mais n'alla-t-il pas trop loin? Réussit-il à résoudre ce problème si difficile : la conciliation de l'ordre et de la liberté? Avait-il des visées plus personnelles? Espé- rait-il mettre la main sur le trésor sacré des franchises du peuple liégeois et à les confisquer à son profit? Peut-être, comme on l'a prétendu, Maximilien de Bavière obéissait-il à ce désir de pouvoir absolu qui s'était emparé de presque tous les souverains de son époque; mais quelles que fussent ses intentions secrètes, ni lui ni ses successeurs n'es- ^ De Gerlache, Histoire de Liège; Bruxelles, 1845, p. 272. I ( 17 ) sayèrent de porter atteinte à des droits plus essentiels et plus précieux. Je n'en veux d'autre preuve que ces paroles d'un his- torien peu suspect : « Certes au siècle dernier, dit M. Henaux *, » les institutions locales reçurent de profondes atteintes; néan- » moins, dans le détail de la vie privée, le gouvernement central » n'était ni trop Iracassier ni trop oppressif. La justice était assez » bien rendue, le fisc peu vorace, la propriété respectée. » Il n'y a dans le règlement de dG84 qu'une réforme adminis- trative 2. Il ne fait autre chose que substituer un système élec- toral nouveau à une organisation que l'expérience avait condam- née. Cent ans plus tard, l'œuvre de Maximilien dut à son tour subir d'immenses modifications. Je n'ai pas, je le répète, à me pro- noncer sur leur opportunité et leur légitimité, et j'ai hâte d'arri- ver à ce qu'il nous importe le plus de connaître : les effets que produisit à Liège, durant la première moitié du XVIII'"^ siècle, le règlement du 26 novembre 1684 ^. C'est lui et lui seul qu'on veut rendre responsable de l'absence de vie politique qui, pendant cette période, se remarque dans la cité. Il suffît de comparer les dispositions de ce document avec les résultats qu'on lui prèle pour être frappé de l'étrange dispropor- tion qui existe entre la cause et les effets. Sans doute, en réglant les conditions des scrutins, en les soumettant à un mécanisme assez compliqué, et surtout en donnant au pouvoir central une part assurée dans le choix des magistrats, il enlevait aux élections municipales une partie de leur attrait. ^ Henaux, Hisloire du pays de Liège ; Liège, 1856, t. II, p. 326. « En 1781, » dil encore M. Henaux, Raynal écrivait : Les Liégeois jouissent d'une liberté )) plus illimitée que celle même des Anglais dont les Loix, les Constitutions » assurent la plus grande indépendance parmi les individus, dont les proprié- » tés, les privilèges sont à l'abri de toute infraction de la part du corps qui » gouverne comme de celui qui est gouverné. » 2 Dewez, Hisloire du pays de Liège; Bruxelles, 1822, t. II, p. 308. 5 « La ville de Liège, écrivait Coyer {Voyage en Hollande; 1770, t. II, » p. 297), quoique soumise à son prince-évêque, jouit pourtant de si grands » privilèges qu'elle peut être regardée comme une Republique libre gouvernée » par ses bourgmestres. » Tome XXX. 2 { 18) Cependant, il n'aurait pu provoquer une abstention aussi géné- rale des citoyens, une indifférence aussi complète pour les affaires publiques, si d'autres causes ne s'y étaient ajoutées. A la faveur de la tranquillité que Maximilien rétablit dans la capitale, la prospérité matérielle se développa rapidement à Liège el dans les principales villes du pays. L'industrie et le commerce prirent un vif essor *. Les anciennes manufactures que les discordes civiles et les guerres étrangères avaient fermées se rouvrirent; de nouvelles industries furent introduites. Un vaste champ s'offrait au déploie- ment des aptitudes des Liégeois; ils y entrèrent suivant leur habitude en gens qui ne font rien à demi; la politique céda le pas au négoce. Il était temps d'ailleurs qu'une ère de réparation se levât. Les siècles précédents avaient accumulé les ruines; le moment était venu de combler les brèches qu'ils avaient faites à la fortune publique et privée. Ce fut précisément là l'effet le plus immédiat du règlement de iC84 : en réduisant à une moindre importance les élections muni- cipales, il fit passer du club à l'atelier les agitateurs de profession et la foule des artisans désœuvrés qu'ils égaraient, et rendit pos- sible cette transformation d'un peuple voué corps et âme à la politique en un peuple de manufacturiers et de marchands. L'heure d'une renaissance artistique et littéraire n'avait-elle pas sonné? Débarrassés des agitations de la vie politique, les Liégeois n'allaient-ils pas s'apercevoir qu'il leur restait, dans d'autres sphères , des progrès à réaliser; qu'à peine sortis des luttes sécu- laires où ils avaient jusque-là dépensé leur force, d'autres luttes plus pacifiques et non moins fécondes les réclamaient? Dans le cours de sa longue existence, la principauté de Liège n'a pas connu une de ces périodes glorieuses, où l'heureux concours des circonstances fait éclore à la fois sur un même point une réunion de talents et les entoure d'un public sympathique. * F ELLt.n, Dictionnaire géographique, Liège, 1778, t. !«'", p. ol7. — Des- champs, Essai sur le pais de Liège; Londres, 1772, p. 4. ( 19 ) On le sait, les lettres, les sciences, les arts n'exercèrent qu'un faible attrait sur les Liégeois du XVIII'"« siècle; jamais ces nobles car- rières ne furent plus délaissées; une invincible léthargie accable tous les esprits; seul, semble-t-il, un impérieux désir de repos et de silence les possède encore. L'imprimerie s'était établie tardivement à Liège. Quand Mor- berius, le premier, vint y installer ses presses en 4S60, des villes d'une importance bien inférieure étaient depuis longtemps en possession de ce merveilleux instrument de la pensée. L'introduction de l'imprimerie excita le besoin de produire; elle ouvrait aux écrivains du terroir une large publicité. Ils en usèrent avec un empressement qui se soutint, et alla croissant à mesure qu'ils se familiarisaient avec ses avantages et avec ses périls. C'est dans le calme relatif du règne 'd'Ernest de Bavière que s'épanouis- sent les pâles fleurs de la littérature indigène. Les laïques s'asso- cient faiblement au mouvement intellectuel dont le clergé prend l'initiative et garde la direction. Il défend par la plume aussi bien que par la parole les vérités sacrées dont il est le dépositaire. La patiente érudition du chanoine Chapeaville s'applique à recueillir et à éditer les chroniques manuscrites; son zèle patriotique pré- serve de la destruction les précieux matériaux que les Jésuites Foulon et Fisen mettront en œuvre dans leurs travaux sur l'his- toire de Liège*. Dans leurs livres écrits en français, d'autres écri- vains ecclésiastiques abordent, avec une liberté qui semble étrange aujourd'hui, les questions les plus scabreuses de la morale 2. Les poètes abondent ^; mais égarés par leur admiration exclusive pour les modèles de l'antiquité classique, ils s'obstinent presque tous à s'exprimer en latin au moment où cette langue est déjà détrônée en France au moins comme idiome poétique. ' Qui gesta episcoporum Leodiensium scripserunt auclores prœcipui; Leodii, 1612, 3 vol. in-4°, 2 MoHY DU RoNDCHAMP, Le Cabinet historial; Liège, 1610, in-i". — De Gleiv, Du debvoir des filles; Liège, 1597. — Le même, V Économie chrétienne ; Liège 1608. — Maigret, V Heraclite chrétien ; Liège, 1613. — Alard Le Roy, La vertu enseignée par les oiseaux; Liège, 1653, elc , etc. '' Jean Polit, Lambert de Vlierden, les frères Lampson, Libert de Hou- ihem, elc., elc. ( 20 ) Sous Ferdinand de Bavière, l'impulsion se ralentit. Les muses, on l'a dit, n'aiment pas le bruit des armes. Cependant, dans la cité livrée aux fureurs des discordes civiles, il est encore de sûrs asiles, de studieuses retraites où n'arrivent pas les clameurs des factions, où le penseur poursuit ses méditations, où Thistorien, détournant sa vue des malheurs du présent, s'absorbe dans les souvenirs du passé. En dehors de la capitale, Mélart, bourgmestre de Huy, consacre la vesprée de ses ans à l'histoire de la petite ville où il a extrait sa vie et puisé ses honneurs. C'est le dernier chroniqueur lié- geois. Son livre, grossi par la profusion et la minutie des détails, montre avec la crédulité de l'auteur et sa naïve bonhomie, son entière bonne foi et la chaleur de son patriotisme. Sa diction incorrecte et négligée plaît encore par sa simplicité souvent gra- cieuse et par le pittoresque de l'expression. Il est curieux comme terme de comparaison entre les écrivains liégeois qui ont écrit en français et les auteurs français de naissance, leurs contemporains. Les premiers sont loin de se régler sur l'heure de Paris; ils sont en retard d'un demi-siècle et chez eux les formes de styles que la France proscrit, les mots vieillis qu'elle bannit flearonnent encore dans leur plus verte nouveauté. En même temps que les lettres jettent quelques pâles lueurs, plusieurs artistes remarquables tiraient la peinture de l'obscurité où elle végétait depuis la mort de Lombard. Bien quil y eût, chez les Liégeois d'alors, un parti pris de défiance et même de dénigrement envers ceux de leurs compatriotes dont les talents n'avaient pas reçu de l'étranger le baptême de la renommée, Bertholet, Lai- resse et leurs nombreux émules, peintres, sculpteurs et graveurs, n'eurent pas trop à souffrir de ces fâcheuses préventions. Ils ornèrent des productions de leurs pinceaux les chapelles de diverses communautés religieuses elles cabinets de quelques cha- noines curieux et connaisseurs. Mais les commandes étaient de rares bonnes fortunes sur lesquelles on ne pouvait compter; les émotions populaires, toujours renaissantes, entretenaient une per- pétuelle incjuiétude du lendemain qui empêchait les plus riches de céder aux fantaisies du luxe. Aussi, la plupart des artistes se ( 21 ) hâtaient-ils de fuir un théâtre trop étroit et un public trop indifférent et de demander à des contrées plus heureuses les moyens de se perfectionner et aussi les encouragements généreux sans lesquels l'artiste le plus désintéressé est exposé à mourir d'inanition. Au retour du voyage d'Italie qui, dans ce temps, formait le complément obligé de toute éducation artistique, ils s'arrêtaient le plus souvent à Paris. Les uns, comme le célèbre Jean Warin, graveur général des Monnaies de France, s'y fixaient définitive- ment; les autres ne regagnaient le pays natal qu'aorès avoir passé à l'étranger les plus belles années de leur vie et de leur talent. Ces circonstances expliquent pourquoi Liège est si pauvre en productions de ses artistes. Les musées de France, de Hollande et d'Allemagne ont recueilli leurs œuvres capitales. C'est là qu'il faut les juger. En dressant ce bilan sommaire de la situation des Liégeois du XVII'"* siècle au point de vue artistique et littéraire, je ne pré- tends point la représenter comme absolument satisfaisante. Telle qu'elle est, on peut l'opposer sans désavantage à la situation de maints pays , plus étendus , plus riches et plus paisibles , et grâce surtout aux artistes qu'elle a vus naître, Liège n'aurait pas à rougir du rang qu'elle tiendrait dans un Panthéon élevé aux illustrations de la Belgique. Ces conquêtes intellectuelles, achevées par un petit peuple, en même temps qu'il poursuit avec passion les conquêtes politiques, montrent ce qu'on peut attendre des qualités de la race wallonne si bien dépeintes par un illustre écrivain : « Les Liégeois, dit » M. de Gerlache * , ont je ne sais quoi de prompt , d'ouvert, de » facile, de plaisant, de résolu , d'aventureux, dont on retrouve » encore l'empreinte à travers les formes de la société actuelle. » Au XVIIl'"^ siècle, cette empreinte s'efface, ces qualités s'éclip- sent, le portrait n'est plus ressemblant. On croirait qu'à la faveur du calme et de la tranquillité enfin rétablis, vont se révéler de * Cité par M. A. Le Roy, La philosophie au pays de Liège; Liège, 1860, p. 132. { 22 ) nombreux talents et se répandre l'esprit scientifique, le goût littéraire et l'amour des arts. Chose singulière! le contraire arrive et le XVIIl'"^ siècle marque sur les siècles antérieurs une réelle décadence. Jamais Liège n'a été plus dénuée d'hommes distingués, jamais rindifîérence pour les plaisirs de l'esprit n'a été aussi générale et aussi complète. Les arts languissent et s'abaissent jusqu'à la médiocrité. Les écrivains qui s'étaient signalés auparavant n'ont pas de successeurs. Les ateliers typographiques ne chôment pas, mais quelle insi- gnifiance! quelle insipidité dans les livres qu'ils produisent! La Bibliographie liégeoise en a fait l'inventaire. Rien qu'à en lire les titres, on se sent gagné par l'ennui et l'on plaint une nation qui n'a qu'un pareil fatras pour contenter son besoin d'instruction et d'amusement. Des livres de prières dont la multiplicité étonne et dont, en ce temps de tiédeur, l'offre surabondante semble avoir dû dépasser la demande, les œuvres des mystiques anciens et modernes, les innombrables traités pour et contre Jansénius, quelques ouvrages de généalogie, une masse de mémoires juridiques , quelques tra- vaux sur des questions de'droit local, voilà les éléments d'une bibliothèque fort divertissante. Quatre ou cinq productions historiques ou littéraires plus sérieuses, quoique d'un mérite fort inégal, reluisent dans ces ténè- bres. Il faut, pour être juste, les porter à l'actif de la librairie liégeoise des cinquante premières années du XyiII"*^ siècle. Elle publie l'histoire de Liège du carme Bouille, le dernier et le moindre des annalistes de la principauté , XHistoria Leo- diensis de Foulon, restée jusque-là inédite , mais c'est l'œuvre d'un autre temps, elle n'appartient à celui-ci que par la date de sa publication; la volumineuse et indigeste compilation du Fran- çais Sommery paraît sous le titre de Délices du pays de Liège; enfin, un versificateur à qui Boileau, dans un jour d'excessive complaisance, avait délivré un brevet de capacité poétique, le baron de Walef, rentré à Liège où il se repose des fatigues de sa carrière diplomatique et militaire, réunit en cinq volumes ses œuvres complètes. ( 25 ) Quelles sont les causes de cette désolante stérilité? — J'en trouve une première dans un travers du caractère national. Le « Liégeois, a dit M. Le Roy », est idolâtre de sa liberté person- » nelle et il se réserve d'être roi chez lui selon l'ancienne for- » mule légale: mais il se défie à priori de ses propres engouements » et il s'arrête en chemin. C'est peut-être à cause de cela même » qu'on a vu dans notre principauté peu dhommes s'élever au - » dessus d'un niveau moyen En matière scientifique et spé- » culatrice, on est disposé en faveur des idées nouvelles; mais on » ne s'y inféode pas ; toutefois cette prudence éclectique est en » général peu féconde, et quoiqu'elle procède du désir déjuger » par soi-même , elle a parfois pu être attribuée à la paresse » d'esprit et à l'irrésolution. » Je crois en discerner une seconde raison dans l'usage habituel du dialecte wallon que la bourgeoisie et même les classes les plus élevées parlaient de préférence. Une autre cause de cette stérilité ne se rencontrerait-elle pas dans l'insuffisance de l'enseignement public? — On n'a pas encore consacré de travail spécial à l'histoire de l'instruction dans le pays de Liège. D'après les données déjà recueillies 2, il semble que les conclusions d'un travail de ce genre surprendraient plus d'un Liégeois d'aujourd'hui et dissiperaient bien des préjugés. L'ensei- gnement primaire était largement répandu dans les villes et dans les campagnes. Les collèges étaient nombreux; les études y étaient développées, mais, il faut le reconnaître, il leur manquait un couronnement. La plupart des jeunes gens ne franchissaient que deux degrés de l'échelle, et négligeaient ces études plus élevées et plus géné- rales qui donnent à l'esprit toute sa maturité. La ville de Liège n'avait point d'établissement où ils pussent compléter leur éducation. Les fils de familles assez aisées pour subvenir aux frais d'un * La philosophie au pays de Liège; Liège, 1860, p. 113. 2 Voyez principalement Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège (1724-1832); Liège, 1868, 4 vol. (24) long séjour à Louvain, à Reiras ou à Paris, se vouaient presque tous à la science du droit; leur diplôme leur donnait des litres à des fonctions honorables et lucratives ou, tout au moins, leur ouvrait 1 entrée du barreau dont les dispositions processives du temps rendaient la pratique très-fructueuse. Quant nu plus grand nombre des jeunes gens de la bourgeoisie, contraints de s'absorber très-tôt dans les préoccupations de la vie matérielle, ils prenaient une direction tout opposée à la littéra- ture et aux arts. Le désir des richesses s'était accru avec les moyens de les acquérir : le commerce et l'industrie *. Quoi qu'il en soit des causes de cette situation, deux faits sont certains : Liège, heureuse au sein de la prospérité et de la paix, semble n'en pas demander davantage; mais, sevrée des jouissances de l'esprit, Liège s'ennuie. Les amuseurs seront les bienvenus. 11 nous reste un dernier trait à ajouter à ce tableau : quelle était, au Xyill""^ siècle, la situation religieuse à Liège? Un voyageur, qui visitait cette ville en 1724, s'écriait : « c'est le paradis des ecclésiastiques ^. » 11 reproduisait, sans le savoir peut-être, la parole d'un illustre devancier, Pétrarque qui, quatre siècles auparavant, écrivait: « Vidi Leodium insignem clero locum. » C'était l'impression dominante que les étrangers emportaient de Liège. Il n'en pouvait être autrement. Nulle part ailleurs, si l'on excepte Rome, la piété des fidèles n'avait multiplié davantage les édifices du culte et doté plus géné- reusement les milices régulières de l'Église. Les collégiales, les églises paroissiales, les monastères, les chapelles sans nombre dressaient vers le ciel, en masse serrée comme les arbres des forêts, les flèches de leurs tours, leurs clochers ou leurs modestes campaniles. Parmi ces monuments où toutes les époques de l'architecture chrétienne avaient laissé leur empreinte, la vénérable basilique de Saint- Lambert tenait comme mère et maîtresse un rang à part. * Apologie en faveur de la nation liégeoise , par M. D. L.; Liège, Bron- cart, MDCCXXXIV. 2 Deschamps, Essai sur le pais de Liège; Londres, 1772, p. 2. ( 23 ) Elle personnifiait à la fois les gloires de la religion et celles de la patrie. Les nobles souvenirs qu'elle rappelait, ses vastes pro- portions, l'opulence de son trésor, la dignité de son chapitre aristocratique, la pompe fastueuse de ses cérémonies, tout contri- buait à en faire l'objet de l'admiration jalouse et du respect presque superstitieux des Liégeois. Longtemps après sa destruction, ils regrettaient encore avec amertume de ne plus entendre la voix austère de ses cloches et les joyeux concerts du carillon dont ils aimaient la musique aérienne. Tout ce que l'étranger observait autour de lui fortifiait sa pre- mière impression. A chaque pas dans la ville et dans la banlieue, il découvrait une maison conventuelle et partout des chanoines avec leur suite de valets, des prêtres séculiers, des moines de tout ordre et de tout costume se présentaient à ses regards. Le clergé possédait des richesses considérables qui s'accrois- saient encore chaque jour; une notable portion du territoire de la principauté se trouvait entre ses mains; il jouissait de pré- cieuses immunités Mais ce n'est pas tout : le clergé constitue à coté du prince un pouvoir avec lequel ce dernier doit compter. Pendant les inter- règnes, le chapitre exerce tous les droits régaliens; il introduit dans la capitulation, à laquelle le prince lors de son avènement jure de se conformer, des articles qui sont autant d'empiétements sur les attributions du chef de l'État. Le chapitre ne vise à rien moins qu'à partager l'autorité que ses suffrages ont décernée et, dans ce partage, il prétend à la part du lion. Cette puissance incontestée du clergé, celte opulence qu'on ne jalouse pas, semblent attester la vivacité de la foi et la ferveur de la piété liégeoise. Mais déjà la réalité ne répondait plus tout à fait aux appa- rences. Un même phénomène s'était manifesté dans toutes les principautés ecclésiastiques au siècle dernier, car Thistoire de Liège se rencontre ici encore dans de frappantes analogies avec l'histoire de Mayence, de Cologne, etc. : au premier aspect, tous ces petits États offrent les signes d'une situation religieuse extrême- ( 26 ) ment florissante; mais, en fait, ils roulent sur la pente de l'in- difFérence et de l'incrédulité. Dans toutes les classes, la foi s'est attiédie. Le temps des convictions robustes, des croyances inébranlables est passé; dans beaucoup d'âmes, le doute a déposé des germes et dans les autres, le vent de la persécution sera nécessaire pour ranimer une flamme qui s'éteint. Le haut clergé surtout est infecté par la contagion. Sa vie est frivole, mondaine. Quelques-uns de ses membres fréquentent plus les salons que l'Église; ils s'adonnent au jeu, à la chasse, s'amusent des productions dangereuses ou futiles de la littérature légère qui forme l'avant-garde de l'armée des encyclopédistes *. Le clergé inférieur, fidèle à sa mission, respectable par ses vertus et ses lumières, ne comprend pas la gravité du mal qui ronge sourdement son troupeau. En apparence d'ailleurs, rien n'est changé: le respect des tra- ditions, l'habitude, le sentiment des convenances, attachent encore aux pratiques extérieures du culte ceux-là mêmes qui n'y apportent plus l'intégrité de leur foi. A la faveur de l'inaction des pasteurs, le doute religieux, presque inaperçu d'abord, mêlé qu'il était à des vœux de réformes salutaires dans le gouvernement et d'amélioration dans le sort de la classe pauvre, étendit ses ravages et pénétra dans beaucoup d'intelligences. Il fallut les excès de la philosophie incrédule pour dissiper les malentendus, pour dévoiler la vraie portée d'une entreprise où les corrupteurs de la littérature frayaient la route aux détracteurs de la religion. Le clergé alors jeta le cri d'alarme et s'efforça de regagner le terrain perdu ; mais il était trop tard. Il n'était pas d'ailleurs pré- paré à soutenir la lutte; à l'incrédulité qui se présentait sous de * H faut le dire à rhonneur des dignitaires de l'Église liégeoise. Aux pre- mières lueurs de l'incendie, leurs yeux se dessillèrent. Ils eurent honte des coupables vanités qui charmaient leur vie oisive. La plupart d'entre eux rachetèrent généreusement la faute de leur scanda- leuse faiblesse et combattirent au premier rang des défenseurs des autels et de la nationalité. ( 27) nouveaux dehors, il eût fallu ojjposer de nouvelles armes et le clergé n'en avait d'autres que celles que lui fournissait la vieille théologie scolastique. On se tromperait, si l'on croyait qu'au XVIII™*' siècle le corps sacerdotal eût dégénéré sous le rapport de la science. Les nom- breux renseignements. qui ont été recueillis* me permettent d'as- surer que jamais les études ne furent plus florissantes dans les écoles où se formait le clergé séculier. Les ordres religieux n'avaient pas rompu avec leurs traditions; ils se souvenaient qu'autrefois les monastères avaient été l'unique asile des lettres et des sciences. Mais, je le répète, leurs armes tant de fois victorieuses de l'hé- résie étaient impuissantes contre un adversaire qui employait une méthode nouvelle, souple et insidieuse. Je viens de faire allusion aux hérésies qui, dans les siècles anté- rieurs, avaient essayé de briser l'unité et de troubler la paix des consciences. Une briève digression ne sera pas , je pense, déplacée. Elle aidera à faire comprendre comment le voltairianisme triompha sur le champ de bataille où ses précurseurs avaient succombé sans retour. A peine le protestantisme eut-il franchi les frontières de la principauté, qu'il rencontra partout, dans les villes et dans les campagnes, d'ardentes sympathies. De hardis missionnaires prê- chèrent sur tous les points du territoire les dogmes nouveaux. On put croire, pendant un temps (1551-1361), que l'hérésie allait enlever à l'Église l'une de ses plus fortes citadelles. Mais cette crise ne fut pas de longue durée. Le peuple sentit se réveiller sa ferveur pour la foi de ses pères. Erard de la Marck , Gérard de Groesbeek, Ernest de Bavière, trois des plus grands princes que Liège ait possédés, tournèrent toutes leurs forces contre une doctrine qui les menaçait à la fois comme souverains et comme évêques. * Il faut ici encore citer les remarquables travaux de M. le chanoine Daris, Hist. du diocèse et de la principauté de Iie^fe (1724-1852); Liège, 1868,4 vol. ( 28 ) Les rigueurs d'une loi souvent cruelle furent appliquées aux transfuges. L'ordre des Jésuites, qui semblait suscité tout exprès pour défendre l'Église contre un des plus terribles dangers qu'elle ait courus, emporta par la persuasion des victoires plus glorieuses et non moins décisives. Je ne dois point passer sous silence un fait tout à l'honneur du clergé séculier. Il se jeta avec ardeur dans la mêlée, et prit la plume pour répondre aux écrits que les ministres de Maestricht et du Lim- bourg faisaient circuler jusque dans les paroisses rurales du dio- cèse. Le ton de leur polémique marque bien la vivacité de la lutte. Les questions personnelles, les formules injurieuses, les plai- santeries grossières, y tiennent trop de place; mais les novateurs avaient fourni l'exemple de ces procédés de discussion. Un siècle environ après la défaite du protestantisme, une autre hérésie réussit à se glisser au cœur même de l'orthodoxe cité et à s'y faire de nombreux partisans. Le jansénisme régnait en maître à l'Université de Louvain; celle-ci comptait parmi ses élèves beaucoup de jeunes Liégeois. De retour dans leur pays, ils y rapportaient la doctrine des pro- fesseurs louvanistes. A Liège même , le jansénisme pénétra dans le séminaire et vit bientôt les chaires de théologie et de philosophie aux mains de ses adhérents. Le séjour à Liège de plusieurs de ses plus illustres docteurs favorisa encore ses progrès. Dans les dernières années du XYjjme siècle et dans les premières du XVIII"'^ la principauté donna asile à Nicole, Codde, Arnauld, Quesnel et Gerberon. Joseph Clément de Bavière n'avait pas tardé à prendre des me- sures énergiques pour étouffer ce mouvement; dès 1698, il avait enlevé aux disciples de Jansénius les chaires qu'ils occupaient au séminaire de Liège et les avait confiées aux Jésuites anglais. De 4702 à 1715, l'absence du prince qui avait dû s'éloigner devant les armées étrangères, laissa libre carrière aux Jansénistes. Ils en profitèrent pour publier et pour répandre de nombreuses apologies de leurs doctrines. ( 29) Rentré dans sa capitale, Joseph Clément poursuivit avec une nouvelle activité la guerre contre l'hérésie. En 1 7i20, il voulut s'as- surer des fruits de la répression, en ordonnant à tous les ecclé- siastiques du diocèse d'adhérer à la huile Unigenitus. Il s'en rencontra un nomhre assez considérahle qui persistèrent dans « leur opposition. » Et ce fut seulement en 1 740 que le jansénisme rendit le dernier soupir. En cette année, non-seulement le clergé, mais encore les cours de justice, les bourgmestres et les conseillers municipaux furent sommés de reconnaître la bulle. C'en fut fait du jansénisme; a les refusants » durent quitter le pays. « Les brebis galeuses ont pris le parti de s'éloigner et par » là nous avons tout lieu d'espérer que ce diocèse est absolument » purgé de mauvais esprits et que la religion catholique, apos- ï> tolique, romaine, y règne et est observée dans toute sa pureté » et sa simplicité '. » Dans les premières pages de ce travail, j'ai déjà fait pressentir quelles sont, à mon sens, les causes diverses auxquelles la philo- sophie dut le succès qui avait manqué à deux sectes redoutables. Je n'y reviens que pour les résumer. Les Luthériens et les Jansénistes, ne touchant qu'à l'ordre théo- logique, soulevaient des questions auxquelles le petit nombre seul était capable d'atteindre. La sombre austérité de leur enseignement ne pouvait retenir longtemps des populations qu'enchantaient les pompes solennelles et les fêtes joyeuses de l'Église catholique. Ils ne s'adressaient qu'à la froide raison et n'intéressaient à leur cause ni les sentiments, ni les passions de ceux qu'ils préten- daient convertir. Les doctrines du XVIII™' siècle, au contraire , parlaient à tous un langage que tous pouvaient comprendre. Elles s'avançaient, prodiguant des promesses d'autant plus séduisantes que léchéance en paraissait plus prochaine et qu'elles ^ Louvrex cité par M. Daris, t. J'''', p. 70. ( 50 j dépeignaient comme possible dès ce monde le règne de l'égalité et de la justice. A ces avantages, elles ajoutèrent ceux que donne la supériorité de la tactique. Le voltairianisme, je l'ai dit, s'empara de l'ancienne société par surprise. 11 la circonvint de toutes parts, et quand elle voulut se déo-ao-er, elle était enserrée dans les mailles d'un filet qu'elle n'avait plus la force de rompre. Il se présenta, à son insu sans doute, sous des dehors trompeurs. Il ne révéla nettement qu'une partie de ses tendances, celle qui répondait à la fois aux meilleurs et aux pires sentiments de la nature humaine' La mollesse de la résistance l'enhardit. Il devient universel, il s'insinue dans tous les domaines de la littérature, il revêt toutes les formes; au moment où Ton s'y attend le moins, il rappelle sa présence souvent par un seul mot. Il s'adapte à tout, il est partout, son ubiquité déconcerte ses adver- saires; il finit par constituer l'atmosphère même que la société respire. Au fond, il se réduit à un petit nombre de principes fort sim- ples et fort saisissables. Il est le dernier mot de la clarté , de l'es- prit, de la légèreté aimable : pas d'intelligence qui sache résister à ses fascinations; enfin il devient à la mode, et la mode, de tout temps, a été Tune des puissances qui dirigent le monde. Celle différence entre les doctrines de Luther et de Jansénius, et celles de^ encyclopédistes, n'cxplique-t-elle pas suffisamment la différence de leurs fortunes? Je termine celte esquisse de Liège telle qu'elle était vers r Pour en revenir aux Méprises , je crois qu'il y avoit de quoi en faire une ^ jolie pièce en deux ou trois actes : il y beaucoup trop de sujet pour un seul » acte » Pierre Rousseau a étranglé son sujet en le resserrant en un seul acte. » Cela l'a obligé encore à ne pas fonder ses situations, qui auroient pu paroî- » tre vraisemblables, s'il avoit eu de l'espace pour les établir. I) Les détails ne soni pas écrits et il n'a pas jeté dans ce sujet la gaieté » qu'il comportoit. Les plaisanteries sont trop grosses et souvent basses ; bref, >, cela fait une mauvaise pièce qui auroil pu être jolie. » (Collé , t. l^f-, pp. 417-418.) • On a fait ce sixain sur les trois Rousseau : Trois auteurs que Rousseau l'on nomme , Connus de Paris jusqu'à Rome Sont dilTérens, voici par où Rousseau de Paris fut grand homuie. Rousseau de Genève est un fou , Rousseau de Toulouse un atome. '> La mort de Bucéphale, tragédie burlesque en vers par P. Rous.seau ; Paris, veuve Duchesne, 1767, in-12. (Cité par la Biographie toulousaine; Paris, 1823, t. II, p. 552.) ( Ô7) » plus aisément encore pétille également dans sa prose et dans » ses vers *. » Contre cette appréciation, je pourrais invoquer les vers sui- vants que je trouve dans V Eloge historique : La sensibilité Est le don le plus beau fait à riiumaniléj Pourquoi donc le trépas est-il si redouté? Mais je ne veux pas condamner un homme d'après deux lignes de son écriture. Afirès ces succès au théâtre, notre auteur s'essaya dans un autre genre : il écrivit le Faux pas ^ roman, dont le fond était une aventure tragique arrivée à Aix en Provence. Ce livre acheva d'établir sa réputation littéraire; l'acquéreur du privilège des Afjîcheshù confia la direction de ce journal qui, son titre l'indique, était une simple Feuille d'annonces; au bout de quelques mois, cet emploi lui fut retiré, on ne sait pour quelle raison. Cette fois encore il essuyait les caprices delà fortune; cependant, après tant d'aventures ^, il approchait du port. L'Electeur palatin le choisit comme sou ageut pour les belles- lettres à Paris ^.Tous ces petits princes allemands, ^îc\clopédique à la lettre de MM. les docteurs en théologie de C Université de Louvain contre ce Journal; à Liège, de rimprimerie du bureau du Journal, 1759. — Préliminaiie. ( 39) riches visitaient d'ordinaire afin de compléter leurs éludes les Uni versilés étrangères; nul doute que la philosophie n'eût fait parmi eux des recrues. Peut-être aussi avait-il rencontré à Paris quelques- uns des nombreux Liégeois que les plaisirs y attiraient ^. Il y avait certainement connu les deux comtes de Horion, dont l'un était devenu le premier et tout-puissant ministre de Théodore de Bavière. Leur appui était acquis à sa cause. Ils se déclarèrent aussitôt ses patrons. Restait le synode. Son œil vigilant n'allait-il pas épier les moin- dres démarches du journaliste? Sa rigoureuse sévérité n'arrête- rait-elle pas, dès le début, toute tentative de prosélytisme en faveur des idées philosophiques? Rousseau crut que la protection du comte de Horion serait une sauvegarde suiïîsanle contre ce danger et que, le moment venu, la confiance du prince dans son premier ministre contre-balancerait l'hostilité du synode. Toutefois, il ne voulait négliger aucune précaution et il s'im- posa pour tacheté satisfaire les juges les plus ombrageux. 11 se garda bien d'annoncer ses véritables intentions; il dissimula tout ce qui, dans son programme, aurait pu cffarouclier une ortho- doxie trop scrupuleuse. U mit en avant des projets qui ne pou- vaient provoquer aucune critique. U se dit animé de Tunique désir d'implanter à Liège les lettres et les arts; |)ar là, il masquait liabilement son jeu et faisait de son journal une œuvre nationale, à laquelle tout bon citoyen devait apporter son concours. Sans perdre un instant, il réunit les premiers éléments de son ) écrivait Voltaire en I7a7 à P. Rousseau, une lettre de M, de la Caussade 1) datée de Liège ; il me parle d'un projet d'abréger el de rectifier les Mémoires » de madame de Mainlenon « (Voltaike, Œuvres complètes, édit. Beu- chol, t. LVII,]ellre !24o4.) ^ Lettre de Ms'' Dosquet, ancien évêque de Québec, au chanoine Ransonnet. (Fonds Gliisels, farde 575.) tîousseau portait un jugement analogue sur l'abbé Yvon. « Je me suis séparé de l'abbé Yvon, « écrit-il à Cobenlzl, « dont le nom » m'aurait écrasé partout. ^> ( i2 ) une imprimerie ', et non content de faire servir ses presses pour SCS propres ouvrages, il les employa à commettre quelques-unes de ces « pirateries littéraires » dont aucun imprimeur de l'époque n'est innocent. L'auleur de V Éloge historique lui rcj)rocIie de s'être rendu cou- pable de nombreuses contrefaçons. II n'était pas non plus, paraît- il, très-scrupuleux dans le cboix des livies qu'il réimprimait clandestinement. L immoralité et l'irréligion qui distinguaient plusieurs d'cnti-e eux contrastaient singulièrement avec la décence et l'ortbodoxie qu'il aflicbait dans son recueil ^. Deux ans se j)assèrcnt dans le calme le plus profond et avec une prospérité toujours croissante. Mais les défiances que la revue avait excitées dès son apparition ne s'étaient pas dissipées et, malgré leur extrême prudence, les rédacteurs avaient plus d'une fois laissé percer leur convictions ^. En 1758, le Diclionnaire encyclopédique fut mis à l'index. Le 15 novembre de l'année précédente, le journaliste s'était écrié dans un moment doubli : « 11 sci'ait bien glorieux pour nous » qu'on put appliquer à notre Journal ces mots du poêle latin : » vires acqiiiril eundo, et dont le Diclionnaire encyclopédique » remplit tonte la force et toute retendue. Formé sur le même » plan et dirigé par les mêmes vues que cet ouvrage célèbre, » notre Journal doit le représenter en tout, imiter sa manière, » prendre son ton et faire sur les ouvrages que chaque jour voit » éclore, ce que le Diclionnaire fait sur tous ceux dont se com- ^ Élocje historique, p. 38. E. KiiUs avait d'abord été l'imprimeur du Journal. Rousseau installa son atelier rue Hors-Chàteau et le transféra ensuite rue Derrière-Saint-Thomas. 2 Rousseau aurait réimprimé, pendant son séjour à Liège, V Esprit, Can- dide, les Lectures amusantes ou Mœurs de ce siècle, V Histoire des Grecs ou de ceux qui redressent la fortune dans les jeux (Rousseau, d'après Quérard, serait l'auteur de ce livre), le Tableau du siècle, la Paraphrase de M. de Voltaire sur VEcclésiaste , le Jugement du Tribunal de P Inconfidence de Lisbonne; enfin il aurait vendu une édition presque entière de la Pucelle. {Éloge historique, pp. 41-42.) Voyez pièces justificatives V et XII in fine. ^ Ainsi, dans le numéro du 1" mars 1756, parlant du Dictionnaire ency- clopédique, ils s'étaient écriés : « Il est semblable à ces superbes galeries où » sont réunis les cliefs-d'œuvre des grands peintres. » Le 15 octobre 1756, ils ( 45 ) » j)Ose la sphère immense des eonnaissances liiimaiiies. Il doit » surlout prendre de VEncyclopédie eet esprit philosophique qui » la caractérise et qui, réj)andu dans toute la masse de Touvrage, » anime et vivifie toutes ses parties. » Le disciple ne pouvait compter sur une meilleure fortune que le maître. « Notre journal 5 dit Rousseau, paya pour VEîicyclopédie. » Encouragés par l'exemple qui leur venait de haut, les adver- saires du puhliciste crurent le moment favorahle pour commencer les hostilités. Le a pieux et savant « curé de S'-Georges G. de Légipont, avait suivi pas à pas la marche du Journal ; il rédigea un mémoire où il s'efforça de jeter une pleine lumière sur les prin- cipes que Rousseau cachait avec tant de soin. Le synode adressa ce mémoire à Théodore de Bavière et demanda que le journaliste ne fut pas plus longtemps dispensé d'obéir aux règles que le prince lui-même avait prescrites dans son ordonnance de 175i et qu'il reçût donc un censeur K Théodore se déclara « très-satisfait du zèle que montrait le » synode pour conserver l'intégrité des mœurs et la pureté de la » religion dans la diocèse-;» mais peu soucieux de prendre sur lui les difficultés de cette affaire, il l'abandonna à son premier ministre qui donna gain de cause à son protégé, accompagnant sa sentence de paroles très-vives pour les ecclésiastiques liégeois ^. Ceux-ci ne désespèrent pas. Ralliant autour d'eux tous les hommes qui, abusés dans le principe parles habiletés de Rousseau, renchérissent encore : ils se hàtenl d'annonrer au public « ce grand ouvrage »; lis en donnent des extraits et ajoutent : « Aucun journaliste de l'Europe n'a » songé à procurer cet avantage à ses lecteurs. Aussi n'ont-ils pas le bonheur >> de compter parmi leurs souscripteurs autant de philosophes que nous. Nous « avons le rare plaisir de converser dans nos journaux avec nos maîtres, de » nous instruire avec eux et de profiter de leurs leçons. » Plus loin, ils ajoutent : « C'est le plus beau monument qu'on puisse ériger à la {jloire » des connaissances humaines et à celle de la vérité et de la vertu. » En décembre 1736, ils disaient : « C'est notre trésor , il y a peu de gens qui » aient conçu une si haute idée que nous des chefs de rEncyclopédie. » ' Voyez pièces justificatives L 2 Ibid. II. ^ P.éponse des auteurs du Jour.\al kncyclopédique, etc. — Préliminaire. ( 4i ) discernaient enfin ses véritables tendances, i!s résolurent de le combattre avec ses propres armes. A leur instigation, le Journal (le Trévoux, V Année littéraire de Fréron, la Gazette ecclésias- tique s'appliquèrent à l'opinion contre lui, La Gazette dUtrecht annonça même « que le Journal avait été mis à l'index, comme faisant avaler à toutes sortes de lecteurs le poison de leurs écrits (des encyclopédistes). » Tous ces efforts échouèrent devant la protection hautement avouée du comte de Horion. On eut alors recours à une stratégie plus savante, G. de Légi- pont avait entraîné dans sa croisade Ransonnet, chanoine de S'-Pierre, le suffragant Jacquet et le tréfoncier comte de Ghistclle. Ces trois derniers étaient les chefs du synode. Inspirée par eux, cette assemblée déféra le Journal encyclopédique au jugement de la Faculté de théologie de Louvain. L'acte de dénonciation dressé par Légipont fut envoyé au mois d'avril 1759. Le 5 juin, arri- vait à liiége la réponse de la Faculté ' ; elle condamnait Rousseau sur tous les chefs et conseillait de prendre contre lui des mesures rigoureuses. Pour comble d'infortune, le malheureux journaliste venait de perdre ses deux plus zélés protecteurs. Le grand maïeur de Horion était mort à Heel, au mois de février; son frère, le grand prévôt, était décédé à Liège, le 24 mai. Armé du jugement doctrinal des théologiens louvanistes, le synode réitéra ses instances auprès du prince-évêque. A la Gourde celui-ci, se faisaient jour deux influences contraires (jui divisaient sur cette question en deux partis bien distincts, les conseillers ' Lattre de MM. les Docteurs en théologie de l'Université de Louvain^ au sujet du JoDR^NAL ENCYCLOPÉDIQUE, adrcssée à MM. les curés de la ville de Liège, pour servir de réponse à leur consultation ; s. I. 1759, [let. iii-8«. La même année, il parut une seconde édition à Liège et à Louvain. Ces deux édi- tions sont du mois d'août; au mois de septembre, il en fut encore publié une à Paris. (Voir MS. 17G86 de la Bibliolh. royale, Mémoire historique sur la suppression du Journal encyclopédique.) Celte lettre est Pœuvre du doc- teur Welltns : Toriginal se trouve aux Archives de l'Iillal à Liège. (Fonds Ghisels, farde 375.) ( 43 ) de Théodore de Bavière. Luii, plus enclin à la modération et favorable aux idées de Rousseau , prêchait l'indulgence. Comme ii n'osait pas engager une guerre ouverte avec deux autorités aussi considérables que l'Universilé de Louvain et le synode de Liège, il consentait à ce qu'on imposât un censeur au journal. 11 avait à sa tête le grand maître de Velbruck K L'autre représentait les idées du synode et ne voulait ni trêve ni répit. 11 était dirigé par le Jésuite Poot, confesseur du prince, et les ecclésiastiques liégeois ne se faisaient pas faute de stimuler son zèle -. Les défenseurs de Rousseau l'emportèrent tout d'abord et le père Poot ^ fut chargé de notifier au synode qu'une surveillance active empêcherait le journaliste de retomber dans les fautes qui lui étaient reprochées. Le synode répondit immédiatement que le moyen proposé eût pu être employé elïicacement dans le prin- cipe, que l'heure de la temporisation était passée, que seule la suppression du journal pouvait réparer le mal déjà fait. En niême temps, il soumettait au prince un projet de mandement qui don- nait satisfaction à sa demande. Sentant bien que celle campagne serait décisive, il ne négligea rien pour en assurer le succès. Le suffragant Jacquet obtint du jionce de Cologne qu'il usât de son inllucnce auprès de l'évêque. D'un autre côté, par les soins de Gilles de Légipont fut imprimée et réj)andue à profusion la Leiire de MM. les docleurs de Lou- vain, elc. II })révoyait que le prince ne [)Ourrait résister à la pres- sioii de lopinion publique. Enfin, le chanoine Ransonnet * fut, })araîl-il, député à Paris afin de lancer les docteurs de la Sorbonne ^ Le futur [)iiiice-évêque.. 2 Voyez pièces jusliticatives IV, V, Vï, qui donnent des renseignements ciH'ieux sur le dissentiment des conseillers de Théodore el sur la manière dont les adversaires de Rousseau menèrent leur campagne. ^ Le P. Poot Qt connaître celle décision au synode dans le posl-scriplum d'une lettre qu'il écrivit à Begliein, doyen de Saint-Paul. Je n'ai pas retrouvé celle lettre aux Archives. (Voyez pièces justificatives IV.) * Ransonnel, chanoine de Saint-Pierre, avait élé grand vicaire de Québec. Më"" Dosquel, ancien évcque de Québec, résidait alors à Paris et s'associa aux ( 46) aux trousses du coupable. Celte suprême ressource ne fut pas nécessaire. Fatigué de la lutte ou enfin mieux éclairé, Théodore de Ï3avière signa le 27 août, à Ismaring, la révocation du privilège *. Ce docu- ment rédigé parles ecclésiastiques liégeois reproduisait les termes de la consultation de Louvain; il fut publié à Liège le 6 septembre, proclamé au Perron à son de trompe et puis dans toutes les villes et lu dune manière solennelle dans toutes les églises. Rousseau n'avait pas attendu le 6 septembre pour tout disposer en vue d'un prompt départ. Aussitôt qu'il avait senti la fortune tourner contre lui, il s'était mis en quête d'un nouvel asile. Le vif intérêt que le comte de Cobcntzl , ministre i)lènipotentiaire à Bruxelles, n'avait cessé de lui témoigner, désignait naturellement à son choix la capitale des Pays-Bas. La correspondance de Cobentzl ^ fournit les plus curieux ren- seignements sur ses relations avec Rousseau. Partisan convaincu des idées vollairiennes, Cobentzl avait accueilli avec faveur les projets du journaliste; il n'avait pas dédaigné de lui envoyer des notes pour son recueil. Rousseau, en échange, lui faisait parvenir les ouvrages nouveaux. Dès le 2 septembre, il écrivait à son puissant j)rotecteur : a J'aime trop Ihumanité pour ne pas vouloir vivre avec des » hommes et surtout sous les yeux des grands hommes. Je suis » dans la ferme résolution de quitter le pays et de porter ailleurs » mon établissement. On m'en ouvre les moyens dans quelques » Cours, mais, Monsieur, je l'avouerai naturellement , je préfère eiForls des ecclésiastiques liégeois. (Voyez Fonds Ghisels 573.) Ce fut peut- être, grâce à son intluence, que ceux-ci ublinreiit l'appui des écrivains de la Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies dédiée à Ms^' le Dauphin par une Société de gens de lettres. Le Mémoire historique sur la suppression du Journal encyclopédique cite l'extrait suivant de cet ouvrage : « Nous » avons souvent remarqué que ce qui est conforme aux bons principes lui » déplaît (à Pierre Rousseau); s'il continue, son Journal sera proprement la » sauvegarde de l'impiété. )> ' Voyez pièces justificatives 111. "^ Archives de l'État à Bruxelles, Chancellerie T 103. I ( " ) » toujours celle des Pnys-Bas, surtout depuis que j'ai eu le bon- » heur d'approcher Votre Excellence, y> Cobeiilzl applaudit à son dessein et se hâta de lui faciliter son arrivée à Bruxelles '. Rousseau ne s'était pas laissé égorger sans crier. Dès qu'avait paru la lettre des docteurs de Louvain, il s'était mis en devoir de lui opposer une réfutation énergique. Son apologie ^ ne fut pas terminée assez tôt pour le préserver des foudres dont il se voyait menacé. Quand elle parut, il se trouvait déjà à Bruxelles. 11 la publia alors, précédée d'un court historique de ses tribulations. Certains traits de ce préliminaire piquèrent au vif îa susceptibi- lité des Liégeois. Rousseau y disait: « Le comte de Horion, en » obtenant le j)rivilége du Journal encijdopédique , voulut illus- » trer cette ville qui n'était alors connue dans la république des » lettres que par son almanach ^. Tout était bien concerté de la » part de M. Rousseau, mais une chose qui lui échappa fut de » n'avoir pas assez réfléchi sur le danger qu'il y avait à introduire » un journal philosophique dans une ville qui n'était rien moins » que philosophe '*■. » Rien que la mort n'élait capable D'expier son forfait On se contenta d'un moindre chtàtiment. On ne condamna au feu • Arrivé à Bruxelles, Rousseau écrivit à ses persécuteurs des letlrcs remplies d'injures. (Voy. pièces justiliciit. VU un échantillon rie celle cojrespondance.) 2 Réponse des auteurs du Joubival encyclopédique à la Lettre de MM. (es docteurs en théologie de l'Université de Louvain ; à Liège, de l'imprimerie du bureau du Journal, 1759. — In-4« de trente-deux pages, précédées de deux feuilles non numérotées, intitulées : « Préliminaire. » Celte l)rochure fut réimprimée dans la livraison du recueil, qui p;irul au mois d'octobre; mais les passages du Préliminaire qui a\ aient si vivement froissé la vanité liégeoise avaient été adoucis. 3 Dans la version corrigée, Rousseau disait: « Le comte de Horion... pensait » alors à faire naître le goût des lettres dans des esprits très-bien pié[>arés /} pour cet effet par la nature, n ^ L'édition du Journal portail « dans une ville où l'on ne connaît de philo- » phie que la scholaslique qui y est encore très-négligée. » (48 ) que l'œuvre de Rousseau; elle fut lacérée et brûlée, le 5 décem- bre 1759, par les niaius du maître des hautes œuvres *, « à la grande satisfaction du public sensé ^. » On ne s'en tint pas là et une pluie de pamphlets acheva d'acca- bler le malheureux publiciste. Deux petits écrits -^ : Réponse à la Réponse de monsieur Rous- seau et Seconde Réponse d monsieur Rousseau vinrent relever assez vivement la grave injure que le préliminaire avait faite à l'honneur des Liégeois. I.e plus piquant était que deux ans aupa- ravant, Rousseau, lui-même, avait, dans son Journal, entrepris la réhabilitation littéraire de la Cité. On pouvait rapprocher du mépris avec lequel, après sa proscrip- tion, il secouait sur ses hôtes la poussière de ses souliers, l'ardeur qu'il avait employée à les défendre au temps de sa prospérité ^. < Voyez .Mémoire historique sur la supjjression du Journal encijclopé- diq ue. {\i\h\\olh. royale, MS. 17686.) Les pièces iustificalives de ce Mémoire renferment sous litt. P: acijournement de Rousseau le :2i2 octobre devant les éctievins de Liège ; sous litt. Q : sentence des èchevins le 1 " décembre 1739. 2 De Vaulx , Histoire civile et ecclésiastique depuis les temps les plus reculés jusqu'en '7772. (MS, de la Bibliotli. de l'Université de Liège.) Le tome VI contient de nombreux renseignements sur la proscription du Journal de Rousseau. ^ Réponse à la Réponse de monsieur Rousseau, MDCCLIX, petit in-S» de vingt-deux pages. — Seconde Réponse à monsieur Rousseau, MDCCLIX, petit in-8" de vingt-trois pages, (liibliolh. de TUniversilè de Liège, collection Capitaine.) L'auteur de ces deux opuscules serait, d'après V Éloge historique , p. 18, « un athlète de dix-huit ans encore au collège. » ■* Voyez Analyse raisonnée et Réponse à la lettre adressée aux auteurs du Journal encyclopédique, par le Gazetier littéraire de Gottingue au sujet de quelques remarques sur tes Finnois ou Finlandais ; Liège, Everard Kinls, sans date. Rousseau avait eu le malheur d'exprimer dans son Journal le peu d'estime où il tenait les Finlandais au point de vue des sciences, des lettres et des arts. Le baron d'Erckenholiz, bibliothécaire de Cassel, lui répondit en attaquant la jéputation lilléraire de Liège et lui cita les noms de plusieurs illustres Finlan- dais entre autres : « L'évè(iue David Lund, homme Irès-scavant qui, dans sa « jeunesse, fut sauvé sur une planche de bois, comme par miracle, du nau- » frage. » Il concluait que parmi ses compatriotes « il y en a beaucoup qui f ^^9 ) L'ybbé Ransonnet, dans l'cniv renient de la vicloire, composa contre son adversaire un ijaniphlel virulent où il chargeait i\Jalliieu Lacnsbergh de plaider la cause des Liégeois et de coni- liatlie leur détracteur au moyen de quelques lourdes plaisante- ries *. Enfin, l'abbé Garrigues de Froment écrivit V Eloge hislorique"^. Cette brochure restait dans les bornes d'une polémique honnête, elle était remplie de détails très-curieux sur le passé de Rousseau et lui décochait de ci, de là , quelques traits spirituels. Dans sorï malencontreux préliminaire, Rousseau s'était écrié : « La tempête nous a jetés dans le port. » 11 n'était pas destiné à jouir longtemps du repos qu'il se pro- mettait. Les ecclésiastiques liégeois se dirent que leur adversaire, un instant terrassé, ne tarderait pas à reprendre pied et à leur susciter de nouvelles dilTicultés. De Bruxelles, le Journal encijclo- pèdlque pouvait aisénient pénétrer dans la principauté; et dail- ieurs, SCS protecteurs à la Cour du prince ne cessaient pas d'inti'i- gucr en sa faveur ^. » se sont poussés par leur niérile el qualités personnelles el qui commencent » à se produire dans les arts el dans les sciences, ayant donné des preuves bien w éclalanles de capacité et du i>énie d'y pouvoir réussir aussi bien que tout » autre, quand il ne manque'pas d'occasion et de moyen v Rousseau ne fut pas encore convaincu! Il répliqua par la brochure dont j'ai cité le tilre, et à son tour opposa à son contradicteur les noms des hommes dont Liège pouvait tirer honneur et dont la gloire était moins conlestable que celle de David Lund « sauvé sur une planche de bois, v ^ Anecdote jirophétique de Malliicu Laensberg , auteur immémorial de CAlinanach de Liège, traduite fidèlement du gaulois par un Liégeois , pour résister aux fureurs posthumes du Journal Ei^jcvclopéuique contre Liège; à Liège, de l'imprimerie de Ilovelelle , MDCGLIX, petit in-8« de dix-neuf pages avec la vignette de M. Laensberg sur le litre. Cette édition parut aussi sous la rubrique de veuve Barnabe, 1759. (^Uibliolh. de M. le chevalier de ïheux de Mont jardin.) •2 (Garrigues de Froment.) Éloge historique du Jourinal EtNCYCLorÉuiQUE el de Pierre Rousseau, son imprimeur; à Paris, chez l'imprimeur, rue de la Huchelte, au Pt^rroquet, 1760. (.biblioth. de l'Université de Liège; collection Capitaine.) ^ Voyez pièces justificatives IX, X el XI qui rendent compte de toutes ces Ï0.ME XXX. 4 ( 30) Le synode avertit Monseigneur de Molinari, archevêque de Damas et nonce à Bruxelles, des projets du journaliste et des hautes influences qu'il avait su intéresser à sa cause *. Charles de Lorraine et le comte de Cobentzl étaient bien décidés à favoriser de toutes leurs forces l'établissement dans les Pays-Bas du journal proscrit; mais l'opposition de l'Université de Louvain secondée par le nonce n'était pas de celles qu'on put mépriser. Cobentzl tenta d'abord de fléchir les théologiens de Louvain; le comte de Nény leur fit parvenir la justification de Rousseau, en se portant garant des bonnes intentions de l'auteur pour l'avenir^; celui-ci, de son coté, leur écrivit une lettre pleine de protesta- lions (le respect et de soumission ^. Les docteurs se montrèrent inexorables. Rousseau avait commis la maladresse* de leur refuser la paternité de la lettre au synode, en l'attribuant à un ecclésias- tique liégeois auquel ils auraient prêté leurs noms. La Faculté de Louvain releva très-vertement cette supposition dans sa missive du 5 octobre et ne cacha pas que le philosophe ne pouvait espérer d'elle aucune merci. En même temps, elle manifestait son inten- tion de ne pas laisser sans réplique ^ l'apologie du journaliste. intrigues dont un dos résultats fut la disgrâce du P. Poot; elles fournissent aussi des détails inléressauls sur la Cour du prince-évècjue. ^ Le nonce de Cologne intervint également. (Voyez pièces justificatives X.) 2 Voyez pièces justificatives VIII. 5 Celle lettre est insérée dans le Mémoire historique sur la suppression, etc., pièces jusiificalives E. « i\olre manière de penser sera toujours conforme à » vos leçons, » écrivait-il audacieusement. La missive de Rousseau fut envoyée aux théologiens par le comte de Nény. Les théologiens dédaignèrent de répondre à Rousseau et firent parvenir au comte de Nény la dépêche n" VI H des pièces justificatives. * Rousseau avait commis celle maladresse dans son mémoire imprimé et dans sa lellre particulière à la Facullé. Le jugement doctrinal rendu par l'Uni- versité de Louvain « n'est aulre chose, disait-il, que le contenu exact d'un » mémoire envoyé par nos ennemis à Ms'' le comle de Horion et qui nous a 1) été communiqué. » (Voyez pièces jusiificalives E du Mémoire historique.) ^ Voyez une copie de la réponse de la Facullé de théologie à la juslification d«' Rousseau dans le Mémoire historique sur la supjiression du Journal ency- clopédique. {UihWoih royale, MS. 17686.) (51 ) Cobentzl prit les devants; sur son conseil, Charles de Lorraine, par sa dépêche du 8 octobre ', interdit aux théologiens de donner suite à leur dessein. Ceux-ci essayèrent'^ en vain d'obtenir lauto- risalion de publier leur mémoire. Cobentzl ne voulut pas leur permettre d'affirmer une deuxième fois devant le public leur opposition au projet qu'il caressait et den rendre ainsi la réahsation presque impossible. 11 était résolu à passer outre. Toutefois, Charles de Lorraine refusa d'adopter aucun parti avant d'avoir demandé officiellement son avis ^ à la Faculté de théologie; cet avis fut tel qu'on le prévoyait. Cette formalité remplie, le conseil privé se réunit et se prononça pour le journal. Restait le consentement de l'impératrice ; le 29 novembre Charles de Lorraine soumit le tout à sa décision. La l'éponse dictée par Monseigneur de Molinari ^ arriva le l.o octobre. iMarie-Thérèse y déclare (pie des raisotis impérieuses s'oppo- sent à ce qu'elle permette et protège dparences; mais qu'on v regarde de j)lus près, qu'on se souvienne surtout que le W'III'"* siècle n'était point, comme le nôtre, blasé sur la hardiesse des doctrines. Ce qui aujourd'hui passerait inaperçu à nos yeux, habitués que nous sommes à la libre manifestation de toutes les opinions, constituait alors des audaces qu'on payait de la Bastille ou de l'exil. Lisez avec attention le Journal eiicijclopèdiqne , attachez-vous à suivre la pensée dans ses détours, vous découvrirez bientôt ce (fue vous navicz pas remarqué tout d'abord : vous ferez la part (le ce qu'il faut prendre au sérieux et la part de ce qu'on ne pour- rait croire sans tomber dans un excès de crédulité. Dans les endroits où Rousseau affecte pour la religion un zèle qu'il n'éprouve pas, vous retrouverez le so«jrire moqueur avec lc(piel Voltaire devait écrire la dédicace de Mahomet. Retranchez tout ce qui n'est que pures précautions oratoires, pures conces- sions aux préjugés des auditeurs, lisez comme les contemporains lisaient, entre les lignes, ayez comme eux l'esprit sans cesse en éveil pour saisir sous les artifices de langage les idées qui n'osent se produire au grand jour et vous ne tarderez pas à être con- vaincus que Rousseau, ainsi que le lui écrivait Voltaire, pense en vrai philosophe '. Rarement, il se départit d'une extrême prudence; il se sait épié et menacé; son caractère d'ailleurs l'incline à la modération; il ne sera jamais de l'école des démolisseui's; son >éritable modèle, c'est d'AIembert : « Avant tout, a dit M.Geruzez, d'AIembert voulait vaincre et il ' Lettre du 2i dé'cembn^ 1755, fH]l)Ii(^(^ par M. Capitaine, Hecherclies hiw les journaux liégeois. Pièces justiticalives I. ( S4 ) )• avait pris pour devise : dolas an virliis qiiis in ho.ste requirat ; » ce que la guerre a de pis, c'est d'autoriser la ruse et la vio- » lence, et de fausser par là et la prudence et l'intrépidité. La » lactique de dAlembert fut la prudence : il nattaqua jamais de » front la religion qu'il voulait détruire; il lui rend perfidement » hommage, et, sans jamais prétendre qu'elle soit fausse, il veut » amener doucement le monde à s'en passer. Il emploie contre » elle, non pas le bélier, mais la sape, bien assuré que s'il par- )) vient à enlever aux fondements leur solidité, l'édifice croulera » de lui-même '. » Cette stratégie fut celle de Rousseau. On conçoit d'après cela qu'il faille désespérer de le saisir en flagrant délit. On s'efîorce de le serrer de près, de l'acculer dans ses propres déclarations; il s'est ménagé une porte de sortie; au moment où l'on croit le tenir, il s'esquive. Les docteurs de Louvain en tirent lexpérience; leur lettre est rédigée en termes très-calmes, elle articule des griefs sérieux, elle est loin d'être un indiculus ridiculusj mais Rousseau répond à tout; sa justification est écrite avec une componction dont ses adversaires pourraient être jaloux. Seul, le zèle de la religion l'anime; il se pique « dans ce siècle malheureux » d'en apprécier mieux que tout autre les véritables intérêts; il a été victime ^ « Toute la stratégie, continue M. Geruzez , qu'il a employée sans relâche » contre le christianisme, il nous Ta révélée sous le couvert de l'abbé de Saiut- » Pierre qui, de son côté, avait proposé la destruction du mahomélisme. La » théorie, selon le formulaire que d'Alembert en a tracé, s'étend à toutes les >■ religions , elle est complète et conforme à sa pratique; en voici quelques M tr.iils ; « Parmi les abus sans nombre sous lesquels le mahométisme fait >' gémir l'iiumanité, on doit relever avec soin ceux que les ministres de cette » religion n'oseraient défendre à force ouverte ; il ne faut surtout négliger » aucune occasion de faire sentir au sullan que le mufti et ses suppôts le » tiennent comme en tutelle par l'autorité qu'ils prennent sur lui et par celle » dont ils s'emparent auprès des peuples ; il faut sans cesse mettre en opposi- )i tion leur conduite avec leur doctrine, leur luxe avec le détachement dont » ils font profession, leur fanatisme avec la charité qu'ils prêchent et qu'ils » annoncent. » (Gkkuzez, Histoire de la littérature française^^^ édit.; Paris, Didier, 187-2, t. II, pp. 441-442.) ( 3b ) d'une méprise ^ Il s'étonnerait des accusations formulées contre lui, s'il ne savait que la calomnie choisit de préférence ses vic- times parmi ceux dont la réputation est encore sans tache : « Que répondront au tribunal du juge suprême » les juges qui l'ont condamné? « Quel scandale pour les chrétiens, s'écrie-l-il, » que le faux zèle puisse se couvrir des intérêts de la religion » au point d'en imposer aux simples et de prévaloir contre » l'innocence! » C'est Garot qui en remontre à son curé, mais avec un ton pénétré que le Garot de la fable ne connaissait pas 2. Lui et ses collaborateurs ne prétendent pas n'avoir jamais glissé dans aucune faute. C'est ainsi qu'ils ont exalté le livre de VEsprit'^, vanté la Pucelle *, signalé à l'attention de leurs lecteurs des ^ Voyez le préliminaire. \)M\'&\di Réponse des auteurs du Journal, etc., se trouve une aftirmation donl je n'ai pu trouver la preuve, Rousseau prétend qu'on réimprime son journal à Lucques et « qu'il obtient le suffrage de tout ce » qu'il y a de plus élevé dans l'Église, dans la plupart des Cours de l'Europe » et des Académies les plus célèbres. » 2 Rousseau glisse assez légèrement sur les éloges qu'il a décernés au Dictionnaire encijclopédicfue; mais il entreprend de défendi-e longuement les articles : Existence et Eclectisme, contre Chaumeix qui n'était pas ici en cause. « Nous prolestons devant Dieu, s'écrie-t-il, que l'auteur (Chaumeix) les a tous » ainsi défigurés (les articles du Dictionnaire) pour jeter sur les encyclopé- » disles l'odieux soupçon d'incrédulité et de matérialisme. » Et il ajoute à l'adresse des ecclésiastiques liégeois ce trait ; « Peut-on concevoir un plus » grand crime que celui que commet un théologien qui, s'armant du fer sacré, » ose en percer des hommes plus religieux que lui dans leurs écrits. » {Réponse des auteurs du Journal kncyclopédique , etc. , p. 28.) Voyez abbé MoNTLiivoT, Justification de plusieurs articles de l'Encyclopédie., ou préjugés légitimes contre Abrah. Jos. de Chaumeix; Bruxelles, Paris et Lille, 1760, in-12. ^ « La condamnation que cet ouvrage a essuyée n'est que la peine du » moment, et s'il passe chez les nations étrangères et à la postérité, le juge- )) ment qu'elles en porteront peut d'avance dédommager l'auteur des disgrâces » qu'on lui suscite dans sa patrie. » {Journal encyclopédique du 15 sep- tembre 1738.) Rousseau, dans sa Justification, convient que ce passage est fort répréhensible; il l'aurait désavoué spontanément, s'il n'avait craint d'accroître le scandale! * Sur ce point Rousseau, pour toute excuse, dit que la ville était inondée ( 5(i ) romans légers. Ils ne cherchent pas à le nier : en annonçant qu'ils allaient faire de Vffistoire générale de V^oltaire « la base essen- tielle de leur ouvrage ' », ils ont commis une erreur regrettable^ pour laquelle les théologiens louvanistes ont montré encore trop d'indulgence '^. Mais il est d'autres griefs plus graves dont ils ne peuvent recon- naître la réalité. On leur a imputé une tendance pour le déisme, un mépris marqué envers la révélation et l'autorité de lEglise. Rien de plus faux. Ne tiendra -t- on aucun compte de protestations si souvent répétées et prétendra-t-on en détruire reffet au moyen de quelques phrases équivoques? Ici, leur innocence doit éclater à tous les yeux et s'il existe encore quelques doutes sur leurs sentiments, « le christianisme devant le déisme, s'écrient-ils, c'est l'idole du Dagon des Philistins qui tombe devant l'arche des Israélites ^. > Celte réponse est un chef-d'œuvre dhabileté, Pour faire un pareil chef-d'œuvre, il a bien fallu un peu torturer l'honnêteté et la sincérité; mais ces procédés étaient passés à l'état de coutumes dans la république des lettres. Privés de la liberté de la presse, les écrivains cherchaient à y suppléer par d'adroites manœuvres qui leur permissent, sinon de tout dire, au moins de tout faire entendre. d'exemplaires de ce poëme. II oubliait d'ajoulei" que ces exemplaires c'était lui qui les avait répandus. {Réponse des auteurs du Jour.\al encvclopi;- DiouB, etc., p. 8.) ' Journal encyclopédique, 1737, l. H, livraison d'avril. / - « M, de Voltaire, disent-ils, ne devait-il faire Thistoire du christianisme » (jue pour le flétrir sans cesse? La plume des historiens est le pinceau par » lequel ils se peignent eux-mêmes sans le vouloir. Quelle idée M. de Voltaire » veut-il qu'on ait de la vertu, tandis qu'il se plaît bien plus à présenter les » vices de quelques monstres particuliers qui ont déshonoré la nature que les B belles actions et les vertus des grands hommes? Pourquoi M. de Voltaire, » au lieu de ne laisser qu'entrevoir les taches qui blessent dans quelques » pontifes et dans quelques souverains , cherche-t-il à les étendre el à les » multiplier? » {Réponse des auteurs du Jourival encyclopédiçde, etc., p. 1 7.) '- Ibid., p. 28. ( 57 ) Dans ce but, rien ne leur coûtait; les capitulations de con- science, la dissimulation et la duplicité étaient leurs moyens lavoris. En les employant, ils s'imaginaient n'user que de \euv droit et s'estimaient les plus honnêtes gens du monde. On pourra trouver qu'ils se faisaient illusion. La sévérité des lois n'excuse pas le sacrifice journalier de la franchise, de la loyauté et de la droiture, et, c'est au fond pratiquer un métier immoral que mu- tiler ses convictions et feindre des sentiments qu'on n'a pas. En résumé, le court séjour de Rousseau à Liège ne fut pas totale- ment infructueux; sans doute, le Jonrnal encyclopédique n'avait pu encore exf^rver dans les esprits les ravages dont les ecclésias- tiques liégeois l'accusaient; la modération de ses principes, la circonspection de sa polémique ne permettaient pas a Rousseau, quel qu'en fût son désir, de se rendre coupable de tous les mé- faits dont on le chargeait. Son action avait été })lus lente et moins eflicace; il avait ouveK les voies; il avait montré aux novateurs les moyens de s'introduire dans la place , préparé les Liégeois à recevoir leurs leçons. Il avait posé des questions indiscrètes, il avait provoqué des doutes, signalé des points faibles. Grâce à lui, les laïques liégeois avait cessé d'être étrangers à tout un ordre d'études. Ils savaient maintenant que les croyances pour lesquelles ils avaient éprouvé jusque-là une sorte de crainte respectueuse étaient ailleurs l'objet de vives attaques, que les sciences natu- relles, l'histoire, la philosophie, toutes les connaissances hu- maines pour ainsi dire, étaient tournées contre elles. Rousseau leur avait appris les noms des écrivains engagés dans ce vaste travail de destruction; il avait placé leurs écrits dans toutes les mains. En quittant Liège, il pouvait affirmer que ses travaux n'y avaient pas été stériles et répéter avec confiance ce mot de Diderot: « Semez quelque part un giain de philosophie, il germera aussitôt K » ' « rs'ous sommes flallés, lit-on dans le Préliminaire, d'avoir jelé dans les » esprits liégeois les germes des sciences. A mesure que nous dissipions les » ténèbres d'une longue nuit à la faveur des lumières que nous puisions dans » les divers écrits dont nous rendions compte , etc. » ( :i8 ) J'ai dit le cljàtiinent que valurent à Rousseau les atteintes qu'il avait osé porter à l'honneur des Liégeois. Le supplice du feu infligé à son journal, le 5 décembre 1739, ne produisit sur lui (ju'une médiocre impression; il continua à faire parvenir son recueil à ses abonnés liégeois; le synode s'en émut et résolut, de concertavecleséchevins, d'intenter de nouvelles poursuites contre « l'insolent folliculaire. » Le niaïcur Dejozé ne rencontra d'abord aucun obstacle dans son action; mais, au mois de février ITOO, il reçut « l'ordre du comte de Velbruck, graiid-maître, de ne pas aller plus avant '. » Le synode s'en plaignit vivement et dénonça au prince laudace de Rousseau qui, en dépit des dernières défenses, persistait à répandre son journal à Liège. 11 rappelait que la ville de Bouillon appartenait au diocèse et priait Tévèque de mettre ordre à ce nouvel attentat contre son autorité^. Théodore de Bavière se garda de faire les démarches que le synode lui demandait. II en conjuussait l'inutilité; le duc de Houillon n'était ])as homme à s'en inquiéter. Le Journal enc}jclo- pèdiqiie ne cessa donc pas de propager les idées philosophiques dans la principauté. Rousseau était de quelques mois à peine à Bouillon, que son seul désir était de fuir cette terre inhospitalière. Il écrivait le la décembre I7G0 à Cobentzl : « Je voudrais bien quitter cet » afl'reux séjour de douleur et tristesse quoique, à la vérité, je » n'y aie rien i)erdu, j'ose me flatter que si l'occasion se présen- » tait pour rendre mon sort moins cruel, Votre Excellence la » saisirait avec bonté Ce séjour est pire qu'une Sibérie. Les » gens n'ont ici que la figure humaine, et encore quelle figure ! .. » Comme on vient de le voir, il plaçait tout son espoir dans la bienveillance dont Cobentzl lui avait fourni tout récemment des preuves. En effet, une lettre du 15 septembre 1760 avait transmis au journaliste cette heureuse nouvelle : « J'ai l'honneur de vous » faire savoir que l'Impératrice vient de me donner l'ordre de >' vous j)ayer cent pistoles. » ' Voyez pièces juslificalives XII cl Xlli. - Ihid., ibid. ( yl)) De son côté, le philosoplic ne négligeait rien pour se concilier les faveurs du ministre. Ses lettres nous montrent qu'il avait consenti à exercer à Bouillon une sorte d'espionnage. Il tenait minutieusement son protecteur au courant des faits et gestes d'un personnage qu'il désigne sous le nom de baron * et les cent pistoles étaient peut-être le salaire de ces tristes ser>ices. Rousseau se calomniait quand dans une lettre- à Cobentzl, il disait : « Je n'ai jamais été un homme à projet; » il s'appréciait plus justement quand il ajoutait : « Mais j'exécute assez bien ce » que je me suis proposé. » En décembre 1700, il fonda la Gazette salutaire, journal iVagrk^dlure, etc. La rédaction en fut confiée à un médecin allemand Grûnwald ^. Malgré le développement qu'il avait donné à ses entreprises, Rousseau n'avait pas renoncé à changer de résidence. Dans les premiers jours de l'année 176:2, il écriNait : « Il me » tarde bien de pouvoir chanter in Exitu Israël de Egijpto, que » Votre Excellence daigne être à certains égards mon Moyse. » II avait résolu de créer un Journal de jurisprudence et avait pensé qu'un ouvrage aussi inotïensif ne rencontrerait à Bruxelles aucune opposition. Ce premier point gagné, il aurait introduit son Journal encyclopédique sous le titre de Nouvelles littéraires, et, en outre, il se proposait de commencer la publication des Petites affiches *. ^ Voyez dans la Correspondance de Cobentzl une lettre de Rousseau du 8 février 1761 et au>si une lettre non datée qui doit être du mois de mai 1760. 2 Lettre du 2 septembre 1759. 3 Frédéric-Gui lia ume-Emmanuel Griinwald, associé correspondant de la Société d'agriculture de Paris, naquit à Kupper (Haule-Lusace), le 10 avril 1754. Il dut le jour à un paslenr de la Confession d'Augsbourg et reçut une éduca- tion très-soignée. Ses goûts le portant vers la médecine, il fut envoyé à l'Uni- versité de Leipzig, oli il fit de brillantes études. En décembre 1761, il fut appelé par Rousseau à Bouillon. Connu par ses travaux de l'Europe entière, il dirigea la Gazette salutaire jusqu'en 1795, et mourut le 16 octobre 1826 à Bellevanx, près Bouillon. (Voyez une notice publiée par M. Ozeray dans V Annuaire de Maliut., 1850.) *• La Correspondance de Coftenf^/ contient : Mémoire pour rétablissemetit d'un journal de jurisprudence à Bruxelles (p. 408); Mémoire pour l'établis- sement des Nouvelles littéraires (p. 410); Projet pour rétablissement des Petites affiches (p. 412). ( 00 ) Col)entzI le laissa quelque lemjDs en suspens, lit sans doule d'activés démarches, niais dut bien finir par lui enlever ses illu- sions. « Si dans ma dernière, lui e'crivail-il, je vous ai parlé à » mots couverts, c'est que j'avais de la peine de vous dire que je j> ne trouve pas le moyen de vous faire venir à Bruxelles. » Résolu à planter sa tente ailleurs, Rousseau s'entêta; un instant, il hésita entre Strasbourg et Manbeim ' ; son choix s'arrêta sur cette dernière ville, l'Électeur palatin s'étant enfin réconcilié avec l'idée de voir ses sujets devenir philosophes. Mais ces projets devaient encore une fois être traversés. De- puis I70!2, le journal avait pour ronchfcteyr à Paris ^ Tabbé de iVIéhégan ^ qui avait réussi à s'insinuer dans les bonnes grâces ' Correspondance de Cobenizl : Lettre de Rousseau du 20 octobre 176'2; le journaliste demande que rimpéralrice accepte du moins la dédicace du Recueil de jurisprudence. 2 Mémoires secrets pour servir â P histoire de la république des lettres: Londres, Adanison, 1777-1789. (Voyez t. l'-'^'â la date du 5 février 1762; voyez encore à la date du tOniars 1765.) ^ Guillaume-Alexandre de Méhégan, né d'une famille irlandaise à la Salle (diocèse d'Alais) en 1721, mort à Paris le 25 janvier 176H. (Voyez la liste de ses ouvrages dans Quérard : La France littéraire). A la même époque , Morand (voyez Quérard) collabora également d'une façon assidue. {Journal encyclopédique , 1774, t. Il, 179.) En 1760, Pascal (voyez Quérard) contribua (juclque temps au Journal; mais au bout de six mois, il abandonna Rousseau et demanda au gouvernement des Pays-Bas un octroi pour une feuille littéraire, le Bédacleur. Cobenizl consulta Rousseau qui lui répondit, le 8 février 1761 : « J'ai vu le plan du Rédacteur qui n'est autre que le Journal des Journaux, V (|uoiqu'il tut en de bien meilleures mains que celles de Tliomme qui ose )> entreprendre le Rédacteur. Le sieur Pascal, qui est l'homme en question, » est un mauvais sujet à tous égards et dans tonte l'étendue du terme; je ne » l'avois pris avec moi que par charité. Il est parti d'ici furtivement , parce » que j'avois eu la foiblesse de lui avancer beaucoup au delà de ses liono- » raires Il est allé se jeter à corps perdu dans les bras du chanoine Ran- » sonnet, à Liège, qui Ta d'abord pris .sous sa protection parce qu'il s'est dit » mon ennemi; le plan du Rédacteur a été |)résenté au synode liégeois, qui » na pas voulu en accorder le privilège. >> Le Journal des Journaux auquel Rousseau vient de faire allusion est. sans doule, celui qu'un nommé Preclercs ou Préclos sollicita en 1700 d'établir i\ Liège et pour lequel il obtint, un octroi le 9 juin.(Voy. pièces justilicatives XIV.) ( Ci ) du duc de Bouillon. Aussitôt qu'il eut connaissance des plans de P. Rousseau , il comprit le parti qu'il en pouvait tirer; il se hâta de les dénoncer au prince. Celui-ci n'entendit nullement qu'on se dégoûtât de son hospitalité et ne consentit pas à perdre les avan- tages que lui procurait rétablissement du Journal encyclopédique dans ses Étals. Aussi, le ^1\ février 1765, Rousseau mandait-il à son bienfaiteur : « Le duc de Bouillon, sachant que je voulais aller » à Manheim, vient de faire l'acte d'autorité le plus cruel et le plus » injuste; il m'a pris mes journaux, mes fonds, mes registres, » s'est emparé de tout, a donné de nouveaux privilèges à une » compagnie de brigands qui prétendent faire sur mes errements » le Journal encyclopédique et le Journal de jurisprudence. « Voici, Monseigneur, d'où vient toute cette horreur. Le sieur » Bodson , homme intrigant, et de la lie du peuple bouillonnais, » s'est emparé de l'esprit du prince, il s'est imaginé de m'arracher » mes privilèges et le fonds de mes journaux sous le nom de l'abbé » de Méhégan qu'il s'associe ^lans cette œuvre d'iniquité; comme il » fallait un motif pour saisir tout, il prétend (|ue ce que j'ai chez » moi est le gage du public et que ne pouvant plus continuer les » journaux jjarcequeje n'en ai plus le privilège, on alliiit fournir w le public; d'ailleurs ayant deux créances très-fortes, il se char- » gérait de faire vendre tout pour y satisfaire'. » Devant un pai'cil cou}) dantoritè, il n'} avait plus qu'à s'incliner. Rousseau dut bien finir par où il aurait dû commencer: il se résigna à son sort; il sollicita sa gi'àce aupiès du duc; ses amis n'épar- gnèrent aucune démarche; Voltaire lui-niènuî accepta d'inter- céder pour lui '. IjC duc se laissa touclier par ses « suppliques et soumissions; » il lui permit « de retourner dans sa principauté ^ Lettre de Voltaire à P. Rousseau, en date du 28 novembre i762 : (' Ce que vous m'apprenez, Monsieur, me surprend beaucoup, si pourtant » quelque chose de ce monde doit nous surprendre. Je vous croyais à l'abri de » tout dans le pays des Ardennes et au milieu des rochers. )> Je nVuiiaginais que M. le duc de tiouillun y éiait absolument le maître et V en étal de vous favoriser. Vous me paraissiez avoir sa protection ; je ne vois » pas ce qui a |)U vous rùier. Si vous m'aviez averti plus toi, j'aurais lâché île )' vous être utile; il aurait été plus convenable à vos intérêts que vous eussiez » accepté le château que je vous offrais dans le voisinage de Genève, vous y ( 62 ) et d"v continuer son journal. « Toutefois, « afin qu'il n'oubliât pas ce qu'il en coûte de déplaire aux princes, on l'obligea à faire deux mille livres de pension à l'abbé de Méhégan et cent pistoles à l'abbé Coyer '. » Dès ce moment, il bannit toute velléité de fuite. D'ailleurs, il était gardé à vue. L'abbé de Méhégan cessa de collaborer au Journal ; il fut remplacé comme correspondant à Paris par M. de Castilhon 2. La tourmente passée, le publiciste se remit courageusement à l'œuvre. Il fonda en 17G4 la Gazette des Gazettes dont le litre indique assez le programme; le rédacteur était M. Renéaume de la Tache, ancien ofllcicr français, qui ne crut pas s'abaisser en échangeant l'épée contre les ciseaux et en acceptant le rôle assez vulgaire d'un écumeur de journaux. Rousseau n'avait cependant pas complètement vidé la coupe des tribulations. Dès l'année 1704, il put se croire^abandonné par ses meilleurs amis; le duc de Prasiin avait créé la Gazette littéraire d^oni le but était le même que celui du Journal encyclopédique. Voltaire avait promis de collaborer à la Gazette littéraire et bien qu'il eût » auriez joui de la plus grande indépendance et vous auriez eu les débouchés » les plus sûrs pour votre Journal. » (Voltaire, OEuvres complètes, édil. Beuchot, t. LX, leltre 5704.) Voltaire, comme on en pourra juger par la lettre suivante et comme Rous- seau l'avait plus d'une fois éprouvé, possédait une façon à lui d'obliger ses amis. (Lettre du 7 mars 1763, n" 5784 de l'édition Beuchot.) « Je n'ai jamais conçu, Monsieur, comment vous vous étiez fait esclave, » pouvant être libre. Voire Journal avait une grande réputation. Vous y auriez » travaillé dans le château de Ferney beaucoup plus facilement qu'ailleurs » étant à un pas d'une ville de commerce et pouvant établir toutes vos corre.«^- » pondances, sans demander permission à personne. Malheureusement j'ai » prèle celle habitation pour une année. Je ne vous conseille pas d'aigrir » M. le duc de Bouillon. Si je peux vous servir auprès de lui, diles-moi préci- » sémeni ce que vous lui demandez... . » * Mémoires secrets, 50 mars 1765. ' Journal encyclopédique , 1762, t. IV, partie I", p. 142. « Nous n'avons * pas de correspondants, sauf M. de C... à Paris ; nous faisons tout à Bouillon. » ( <3Ô ) demandé le plus grand secret, les rédacteiii's de celte feuille s'y j^rirent de façon à révéler au public que le grand homme les honorait de son concours. Rousseau espérait garder pour lui seul les travaux du maître et il vit dans la conduite de Voltaire une sorte de trahison. Il s'en plaignit vivement; mais on lui fit entendre raison K Dès cette époque d'ailleurs, le nombre toujours croissant des pubh'cations périodiques fut une source féconde d'inquiétudes. « La cupidité, disent les Alémoires secrets en » mai i7{)5, ne cesse de s'agiter pour gagner de l'argent, et sous » jirélexle de travailler au bien public , des milliers d'écrivains » ne travaillent en effet qu'à duper le public. On répand tous les » jours les prospectus de nouveaux journaux qu'on distribue dans » le plus grand appareil avec les vues les plus belles ])our le bien » du royaume et la prospérité de l'État. » Cinq ans plus tard, en 1709 ^^ Rousseau fonda à Bouillon la Société typographicpie; il en annonça l'établissement dans ces termes : « Une société très-peu nombreuse de gens de lettres a » formé, il y a quelques mois dans celte ville, un établissenient * Lettre de Voltaire, 1b août 1764, publiée par M. Capitaine , Recherches sur les journaux liégeois. Pièces justilicatives III. 2 A la date du 18 juin 1765, les Mémoires secrets contiennent des détails évidemment exagérés sur la fortune de P. Rousseau; il n'y a probablement là qu'une simple réclame, car trois ans auparavanJ, le journaliste s'était vu dans de grands embarras d'argent; il avait de nombreux créanciers et telle était sa détresse qu'il avait dû prier Cobentzl de lui obtenir des délais. (Lettre du 20 novembre 176'2.) « Rien de plus singulier, disent les Mémoires secrets, de » plus louable que la fortune de M. Pierre Rousseau de Toulouse, qui » d'auteur médiocre et méprisé à Paris, est devenu un manufacturier litié- » raire très-estimé et très-riclie. Il préside au Journal encyclopédique, à la » Gazette salutaire et à la Gazette des Gazettes ou Journal politique. Vous » ne sauriez croire combien ces trois entreprises lui rendent. Pour le conce- » voir, imaginez qu'il est à la tête d'une petite République de plus de » soixante personnes qu'il loge, nourrit, entretient, salarie, etc., dans laquelle » tout travaille, sa femme, ses enfants, sa famille et que le manuscrit, l'impres- » sion, la brochure de ces ouvrages périodiques se font chez lui et que, malgré y les frais énormes de cette triple production, il met encore 20,000 francs net » de côté au point d'être en marché d'une terre de 180.000 francs, qu'il est à )> la veille d'acheter et qu'il compte payer argent comptant. » ( «^ ) » typographique. Les membres éclairés de celle société se sont » proposés de consacrer leurs travaux et lenrs presses, en même » temps, à toutes les branches du commerce de la librairie. Leur » correspondance, leur amour et leur zèle pour le progrès des let- » 1res les mettent en état de remplir leurs engagements. Unis » par le goût du travail, ils invitent les littérateurs à concourir à » leurs vues... outre ces sources toujours subsistantes et d'autant » plus précieuses que nous n'y puiserons que des morceaux qui » joindront à leur mérite intrinsèque l'agrément de la nouveauté, » nous nous proposons de faire revivre quantité de pièces peu » connues. Nous n'excluons aucun genre utile et agréable. Nos » presses consacrées aux progrès des sciences, à l'amour de la » vertu et à l'avancement de la vraie philosophie, ne refuseront » que les ouvrages qui leur seront contraires ^ » Déjà pendant son séjour à Liège, il avait édité quelques ouvrages et surlout pratiqué de fructueuses contrefaçons. Les livres qu'il avait répandus dans le public liégeois ne faisaient pas honneur à la pureté de ses convictions morales et religieuses. La Société typographique suivit-elle la même voie? Sa réputation était détestable. 11 est difiicile de dire si elle était tout à l'ait mé- ritée. Le catalogue des livres édités ou mis en ^ente par Rous- seau 2 ne contient qu'un très-petit nombre d'ouvrages répréhen- siblcs,et d'autre part, il en renferme plusieurs d'un caractère tout op})osé. Mais au XVIII'"'' siècle, et cela est également vrai des écrivains et des imprimeurs, il y a toujours deux choses : ce (ju'on voit et ce qu'on ne voit pas. A côté du métier qu'ils avouent, ils en exer- cent un autre qu'ils cachent soigneusement et qui, d'ailleurs, n'est guère avouable. Les éditeurs se gardent Lien de mettre leur nom sur des ouvrages trop téméraires. Ils observent le même incognito, * P^xlrail du Mercure de France. {Annales de l'Institut archéologique d'Arlou , 1874, p. 158.) "^ Catalogue des livres imprimés par la Société typographique de Bouillon et de ceux dont elle a un grand nombre d'exemplaires. Les livres de fonds sont marqués d'un astérique, MDCGLXXl. (Vo}'ez également Dovret, Diblto- grapliie houillonnaise.) (Co) lorsqu'ils se permeUent, ce qui n'arrive que trop souvent, de contrefaire les éditions françaises. Ainsi, toutes les apparences sont sauvées; i)as de poursuites judiciaires à craindre. Que ce fut là la manière d'agir de la Société typographique, tout autorise à le croire. Ainsi 31. Ozeray rapporte qu'un jour le Christianisme dévoilé de Boulenger fut arrêté par la police du duc et brûlé devant le l'alais de justice et il ajoute que deux mois après paraissait une nouvelle édition de ce même livre. II signale aussi comme a}ant été imprimés à Bouillon * les Çonles de La Fontaine, etc. On peut aussi tirer certains indices du fait suivant : Le ])rocureur général écrit au Conseil privé, sous la date du 11 mai 1775, que les employés de la douane à Namur ont saisi un ballot de livres adressé par le nommé Dieu de Bouillon au sieur Varié, libraire à Tournai et que ce ballot contenait des ouvrages immoraux et irréligieux 2. li y a tout au moins là une coïncidence curieuse. ' Ne doii-ou pas rapprocher de ce fait le passage suivant du Journal ency- clopédique, 17G7, t. VIII, parU'e II, p. 167 : « Bouillon (16 déct^nibre). La « rigidité des ordres du premier magistral de ce duché relatifs aux livres pro- » hibés et les recheiches qui se font en conséquence, s'élendent jusque sur » ceux qui traversent les terres de la souveraineté. On en saisit, il y a quelque » temps , mille à douze cents exemplaires de toute espèce venant de Mont- » médy et Tliionville, passant par celle ville pour le pays de Liège; ces livres » qui formaient une collection complète d'ouvrages des plus dangereux contre » la religion el les mœurs ayant été dénoncés à M. le procureur général de » S. A. S., la Cour souveraine a rendu, sur son réquisitoire, un arrêt par M lequel une partie a été condamnée à être lacérée et briîlée par rexécuteur » (le la haute justice au pied des marches du perron du palais, et l'autre partie » supprimée au greffe de la Cour. Cet arrêt a été exécuté le iO de ce )) mois. » — M. Ozeray rapporte encore ce fail curieux : « Mirabeau aurait fait impri- » mer à Bouillon les Mémoires sur Vélablissement de la Banque de Sainl- » Charles, à Madrid; il surveilla lui-même l'impression el emporta toute » l'édition dans sa valise. » (Aperçu historique sur l'imprimerie à Bouillon. Annales de Vlnstiiul archéologique d'Arlon, 1874, p. 113.) " « Comme les employés faisant l'ouverture du ballot pour en fixer et « percevoir les droits d'entrée, furent surpris d'y voir un paquel d'estampes Tome XXX. b ( G6 ) L'époque où nous sommes arrivés est le point suprême de la prospérité de P. Rousseau. La Société typographique était pour lui une source abondante de fortune; en même temps, elle lui donnait un surcroît d'in- fluence, et mettait entre ses mains un puissant instrument de propagande. Dès ce moment aussi, une foule d'écrivains dont quelques-uns n'étaient pas sans mérite, se groupèrent autour de lui. Il faut citer Jean et Louis Castilhon, Robinet, Naigeon jeune, Carra et Grunwald. De tous, le plus fécond et le plus actif était sans contredit Louis Castilhon; la liste de ses ouvrages * peut fournir une idée de la » infâmes, ils vinrent de suite m'en avertir et me remirent à l'instant ledit » ballot » Ma surprise continua encore, lorsqu'en examinant tous les livres » contenus dans ce ballot, je n'y remarquai que des impudicités poussées à » leur comble que le plus grand libertin auroit peine de lire sans rougir, enfin » des ordures dignes du feu, ces livres portant pour titre : Margot la Ravau- » deuse, la Tourière des Carmélites, Vie de l'Arétin, Thérèse philosophe, le » Jeune philosophe, tous contenant les impudicités et les paillardises les plus » atroces. J'y ai aussi trouvé VArétin moderne, imprimé l'an 1774, qui n'est » proprement qu'une dérision complète des plus augustes mystères de notre » religion. » (Archives de l'État à Bruxelles, Conseil privé, carton 1100.) * 1° y4lma)iach philosophique ; Goa, \~Q1 /\n-i'2. 2" Considérations sur les causes physiques et morales de la diversité du génie, des mœurs et gouvernements des nations; Bouillon, 1769, in-S». — Seconde édition, augmentée; Bouillon , Société typographique, 1770,3 vol. in-12. 3» Les dernières révolutions du Globe ou Conjectures physiques sur les causes des tremblemens de terre et sur la vraisemblance de leur cessation prochaine ; Bouillon, 1771, in-B". 4» Le Dioyène moderne ou le Désapprobateur; Bouillon, 1770, 2 vol. in-S". 5» Essai de philosophie morale, imité de Plutarque ; Bouillon, 1770, in-S". 6" Essai sur les erreurs et les superstitions anciennes et modernes; Amsterdam, Arkstée, 1763, in- 12. 7" Histoire générale des dogmes et opinions philosophiques, depuis les anciewi jusqu'à nos jours; Londres, 1769,3 vol. in-8°. 8" La mendiant boiteux ou Jventure d'Ambroise Guinelt; Bouillon, 1772, 2 |)art. in-8». ( 67) variété des sujets sur lesquels s'éparpillait la euriosité de son esprit. C'est l'incarnation la plus parfaite de ce type si commun au XVIII'"^ siècle et que j'ai cherché à esquisser tout à l'heure : l'homme de lettres, propre à tous les métiers, mêlé à cent entre- prises diverses, et, ce qu'il faut remarquer, dans celte multitude de travaux, apportant, je ne dirai pas de grands talents, ni de profondes connaissances, mais une heureuse facilité et un certain art qui font beaucoup pardonner. Le frère de Louis Castilhon, JeanCastilhon fut aussi l'un des col- laborateurs de Rousseau; mais il disséminait moins que son frère son activité et sans avoir d'aussi brillantes qualités, il possédait, semble-t-il, plus de science véritable. Après les deux frères Castilhon, vient Robinet ^, l'auteur de la Nature 2, l'un des ouvrages les plus hardis qui aient paru au XVIII™^ siècle. Ses témérités lui avaient valu un succès tapageur; avant de se fixer à Rouillon, Robinet avait demeuré quelque temps à Liège; sa ré[)utation d'incrédule l'y rejoignit. Elle excita les inquiétudes du synode. Il fut contraint de signer une rétractation 9° Recueil philosophique et littéraire de la Société typographique de Bouil- lon; Bouillon, 1769-1779, 10 vol. in-12. 10» Zingha, reine d'Jngola, histoire africaine; Bouillon, 1769, 2 part. in-12. 11» Trois discours couronnés par l'Académie des jeux floraux; 17o6, 17o7, 1758. 1 2° Collaboration à de nombreux journaux. Louis Castilhon était un compatriote cie Rousseau. Né à Toulouse en 1720, il mourut vers 179o. Son frère, Jean Castilhon, né à Toulouse en 1718, mourut à Paris le l^r janvier 1799. 1 En 1769, L. Castilhon et Robinet entreprirent ensemble la publication du Recueil philosophique et littéraire de la Société typographique de Bouillon, à Bouillon. Aux dépens delà Société typographique,in-12. Il parut cinq volumes de ce Recueil en 1769 ; sa publication fut alors interrompue; elle fut reprise en 1779 et fournit encore cinq volumes. 2 Mémoires secrets, 5 janvier 1761 : « il parait depuis quelque temps un » livre intitulé : De la Nature; — il exige une grande contention d'esprit. Il » pouriail, quant au sujet, servir de pendant au Livre de l'Esprit; mais (C8) de ses erreurs et une déclaration (i'orlhodoxie. Peu de temps après, P. Rousseau le fit entrer dans la Société typographique K En 1771, Robinet fut chargé de diriger un travail très-important. V Encyclopédie offrait de nombreuses lacunes; il s'agissait de les combler au moyen de quatre volumes de supplément auxquels collaborèrent tous les écrivains de Bouillon. M. Carra vint encore grossir leur nombre; mais il ne tarda pas à se brouiller avec Robinet et, selon l'habitude du temps, il porta sa querelle devant le public. Le pamphlet qu'il lança contre son adversaire est rempli de détails biographiques peu connus sur l'auteur de la Nature, et on pourrait aussi en extraire plus d'un renseignement curieux sur l'existence que menaient à Bouillon les écrivains qui y étaient réunis ^. Cette entreprise établit définitivement la fortune de Rousseau; il devint presque l'égal des Panckoucke et des Rey ^. A eux trois, on peut dire qu'ils sont les princes de la librairie et constituent au XVIII'^ siècle trois puissances redoutables. Toutefois, notre philosophe était encore obligé d'observer une grande circonspection et dès que la nouvelle du travail auquel il participait se fut ébruitée, il crut bon de lui opposer une espèce de démenti dans son journal. » quant à la forme, ce serait mettre un tableau du Gerchin à côté d'un de » TAIbane. » 22 février 1762 : « C'est une nouvelle pierre ajoutée à l'éditice du maléria- » lisme, façonnée à peu près comme les autres. » 2 février 1764 : « La seconde partie de la Nature vient de paraître; elle » est aussi profonde et aussi obscure que la première. » 4 7 juillet 1766, publication du troisième et du quatrième volume . J.-B. Robinet, né à Hennés en 1733, mourut vers 1820. (Quéhard, La France litléraire.) ^ Voyez pièces justificatives XV. 2 Le Faux philosophe démasqué ou Mémoire du sieur Carra, collabora- râleur aux supplémens de la Grande encyclopédie de Paris, contre le sieur Robinet^ éditeur desdils supplémens; à lîouillou, aux dépens de la Société typographique, MDCCLXXII. (Biblioth. royale.) 3 L'année précédente, le fondateur de la Société typographique lui-même avait subi une mésaventure analogue; un certain Malebranche, que Rousseau ( fio ) Les années 1773 et 1774 furent fécondes en malheurs : Rous- seau, dès 1772, avait vu surgir un rival dangereux. Le libraire Panckoucke avait publier sous les auspices du duc d'AiguiJlon, alors ministre des affaires étrangères, le Journal historique et politique dans le but de faire tomber la Gazette des Gazettes et de s'enrichir de ses dépouilles. Le premier incident qui marqua le duel de Rousseau et de Panckoucke est mentionné en ces termes par les Mémoires secrets à la date du 2 juillet 1775. « Le Journal historique et politique institué depuis peu par les » sieurs Martin et consorts, sur lesquels ils avaient fondé les plus » grandes espérances de fortune, ne se débite pas comme ils l'es- » péraient. En consé([uence, ils ont imaginé de le réunir à celui » de Rousseau (La Gazette des Gazettes faite également par Rous- » seau) et de forcer le sieur Rousseau à leur faire un sort. Celui-ci, » en butte à cette cabale puissante, a été obligé de recevoir la loi » qu'ils ont voulu lui faire, et il doit dorénavant prélever à leur » profit une somme de 5 1,500 livres, ce qui paraîtrait incroyable, » si l'on ne tenait le fait de Rousseau lui-même '. » Je ne sais trop, dirai-je avec M. Hatin, si ce sera pour beau- coup de lecteurs une raison de croire à une pareille énormité^. avait beaucoup contribué à faire expulser des Pays-Bas, lanoa conire lui et contre sa femme, Louise Weisseiibruch, une violente satire : Le Microscope bibliographique; Amslerilam, 1771, in- 12. Le journaliste, en celte occasion, ne balança pas à user des moyens qui lui paraissaient si condamnables quand on les employait contre lui. Il fit jeter eu prison François Jacciuemart, libraire à Sedan, lequel avait mis en vente le pamphlet de Malebranclie. j'ai vu aux Archives de l'État à Liège une supplique de la femme de Jacquemart, par laquelle elle sollicite des échevius communication du jugement rendu en 1759 contre Rousseau. Cette supplique fut accueillie. (Voyez aussi Mémoire à consulter et consultation pour le sieur François Jaccjuemart, libraire à Sedan, contre le sieur P. Bousseau; Paris, 1772, in-i".) ^ Hatin, Histoire de la presse, Paris, 18o9, t. 111, p. 116. 2 A la date du 8 avril 1775, les Mémoires secrets, t. XXIV, contiennent encore l'information suivante : « M. Pierre Rousseau, de Toulouse, qui s'est » établi à Bouillon , où il a formé l'entreprise de divers ouvrages périodiques » qu'il conduit avec succès pour sa bourse et avec l'approbation du public à ( 70 ) Rousseau eut bien loi à subir des malheurs plus réels. Ne par- venant pas à lui enlever la faveur du public, Panckoucke saisit l'occasion qui se présentait de porter un coup mortel à son adver- saire : dans un conflit entre l'évêque de Rennes et le parlement de Bretagne, le journaliste de Bouillon avait pris parti pour le prélat; le duc d'Aiguillon soutenait les magistrats bretons, il ne fit donc aucune diftîculté d'agir, suivant les désirs de Panc- koucke. Le journal « fut condamné à être lacéré et brûlé par la main » du bourreau, l'arrêt exécuté au mois de janvier; par suite, » l'introduction de l'ouvrage était interdite en France ^ » Panckoucke ne s'arrêta pas en si beau chemin; il « travestit VAva?ît-Coureur en Gazette de littérature ^ » et dirigea ses atta- ques contre le Journal encyclopédique ; mais il était écrit que Rousseau ne périrait pas. A force de sollicitations, il obtint que la Gazette des Gazettes rentrerait en France; le public, de son côté, lui resta fidèle, mais Panckoucke s'entêta; il concentra ses forces, fondit SCS deux feuilles en un Journal de politique et de littéra- ture, à la direction duquel il appela Linguet. Le célèbre avocat ne répondit pas entièrement aux espérances qui reposaient sur lui, et tout en infligeant des jjertes sérieuses aux journalistes de Bouillon, il ne réussit pas à les exterminer. Cette série de mésaventures n'est pas encore complète; la dis- corde se glissa dans le camp d'Agramant. En 1774, les deux frères Castilhon, fatigués d'être les seconds à Rouillon, voulurent être les preiniers à Trévoux ^. beaucoup d'égards, est à Paris pour se disculper de quelques imputations qui lui sont faites à roccasion de son Journal encyclopédique, où l'on trouve des choses très-forles sur les despotes et sur le despotisme. M. le chancelier veut examiner la chose par lui-même et le journaliste est à la veille d'être proscrit de la France. On Ta aussi chargé de quatre mille francs de pension, quoique dans le principe il ne dût en supporter que deux, nouvelle lésion conire laquelle il réclame. » < Mém. secrets, t. XX VII, p. 258. (Voy. p. 261 l'arrêt de la Cour de Rennes.) 2 Mémoires secrets, t. XXVIl, p. 307. 3 L. Casiillion fut remplacé, comme correspondant à Paris, par A.-G. Meus- { 71 ) Depuis la suppression de l'ordre des Jésuites, le Joiirnal de Trévoux végétait misérablement; de décadence en décadence, il était tombé entre les mains de l'abbé Aubert qui l'avait nommé Journal des beaux arts et des sciences; il agonisait lorsque les frères Castilbon le reprirent et s'efforcèrent de lui rendre la vie. Rousseau et ses anciens amis ne se séparèrent pas sans un échange de mauvais procédés. Il paraît bien que L. Castilbon n'était pas étranger à la condamnation du Journal à Rennes ^ De son côté, Rousseau s'exprima fort aigrement dans son recueil sur le compte des deux frères 2. « Mais les calembours de M. Castilbon n'eurent pas le même » succès que le sérieux des Bons Pères ^ » et le nombre des souscripteurs étant réduit à deux cents, Castilbon retourna à Bouillon où on le reçut comme l'enfant prodigue. Je ne poursuivrai pas plus longtemps l'bistoire des journaux de Bouillon; à mesure que nous approchons de la fin du siècle, leur influence diminue à Liège. Ils sont supplantés par des journaux établis dans la ville même, ou à ses portes, et qui exercent une action plus directe sur l'esprit des Liégeois. Dès ce moment, d'ailleurs, l'existence de Rousseau présente peu de ressources aux biographes; il pouvait s'écrier avec vérité celte fois : « Nous sommes entrés au port. » La fortune avait eu enfin pitié de lui. Il aurait pu se croire parfaitement heureux si, de temps à autre les tracasseries de la censure * ne s'étaient char- gées de le rappeler aux réalités de ce monde. La mort Tarrêla au cours de ses prospérités, le 10 novembre 4 785; « M. Pierre Rous- » seau de Toulouse, conseiller aulique de l'Electeur palatin, vient, » disent les Mémoires secrets , de succombei' enfin à de longues nier de Querlon, né à Nantes le 13 avril 1702, mort à Paris le 20 avril 1780. (QuÉRARD. La France littéraire) ne cite point parmi les nombreux journaux auxquels collabora Querlon, le Journal encyclopédique. * Mémoires secrets, t. XXVI 1 , p. 261. - Journal encyclopédique , 1774, t. I", partie P«, p. 179 et t. II, p. 2. 2 Mémoires secrets, 5 janvier 1774. '*' Voyez Correspondance secrète^ politique et littéraire, t. XI, pp. 194, 195, 196, 197. ( 72 ) » et cruelles souffrances. On ne sait encore à qui le Journal eticy- 3 clopédique sera confié Il parait qu'il a très-bien soutenu son » rôle d'encyclopédiste et qu'il est mort philosophiquement. M. le » curé de Saint-Roch était venu le voir une fois et il avait été w admis; depuis celte première visite, le malade reposait toujours y> lorsque le pasteur se présentait. » Les œuvres auxquelles il avait dévoué sa vie subsistèrent; elles passèrent aux mains de son neveu, Weissenbruch, et du médecin Trécourt *. Peut-éire trouvera-t-on que je me suis arrêté trop longuement sur les détails qui précèdent; mais leur nombre et leur variété offraient le moyen de se rendre un juste compte de ce qu'était un journal au siècle dernier; c'est ce qui m'a ôté le courage de les sacrifier ^. Il me reste maintenant à jeter un dernier coup d'œil sur l'en- semble des travaux de P. Rousseau. Aidé de trois journaux, d'une Société de publications très- active, groupant autour de lui des hommes distingués dans tous les genres ^, Rousseau fut sans nul doute l'un des plus puissants * Mémoires et observations de chirurgie, par M. Trécourt, docteur en médecine, correspondant de l'Académie royale de Paris, cliirurgien-major de rhopilal militaire de Rocroy, 17G9, 2^ édition en 1770. (Voyez Journal ency- clopédique, 1769, III, p. 150; 1777, t. l*-'", partie I", p. 160.) 2 J'ajouterai que M. Halin {Histoire de la presse , t. III, p. 116etseq.) avait traité d'une façon fort incomplète l'histoire du Journal encyclopédique , et que M. Capitaine {Recherches sur les journaux liégeois, p. 40 et seq.) avait omis beaucoup de renseignements inléressants sur P. Rousseau et ses œuvres. 5 Je les ai fait connaître précédemment M. Douhet, Bibliographie bouillon- naise {Amiales de rinstitut archéologique du Luxembourg, 1874) cile encore comme collaborateurs du Journal encyclopédique : D'Alembert, A.-J.-D. Bas- sinet, A. Brel, L. Cadet de Gassicourt, S.-R.-N. Champfort, J.-F. Coster, frère du Jcsuiie Coster fondateur de VEsprit des journaux, M. de Cubières, Alexandre Deleyre, Durutlé, J.-H.-S. Formey, Grainville, Guill. Imbert de Ron- deaux, J.-B. Merian, Cli. Théveneau ou Thévenol de Morande, dit le Gazetier cuirassé, Sabatier de Cavaillon, Maignaud, J. Panckoucke, A.-J. Fariau de Sainl-Ange. Cette liste ne comprend que des collaborateurs d'occasion. Plusieurs ont contribué aux deux cent quatre-vingt-huit volumes du Journal encyclopédique ( 75 ) agents de propagande dont la philosophie disposa. 11 fut pour elle un ouvrier fidèle jusqu'à la dernière heure. Mais ce serait rabaisser injustement la valeur de ses travaux que de ne les considérer que sous cet aspect. On ne peut nier qu'il n'ait bien mérité des lettres; « il en propagea l'amour, en les faisant mieux connaître. » En parcourant les deux cent quatre-vingt-huit volumes qui for- ment la collection complète du Journal encyclopédique, j'ai été frappé de l'extrême monotonie de ce recueil; d'un bout à l'autre, mêmes matières distribuées dans le même ordre, mêmes procédés, même style. Et Un style trop égal et toujours uniforme En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme. Ouvrons un de ces volumes; ils se ressemblent tous : d'abord une partie critique qui contient l'analyse des livres nouveaux; puis ce qu'aujourd'hui on appellerait l'article variétés, annonces d'ouvrages, anecdotes, nouvelles politiques, faits curieux, traits de bienfaisance, etc. Un contemporain * décrit très-exactement la méthode des par une seule pièce de vers! J'ai signalé soigiieusemenl les auteurs qui écri- virent clans le recueil de P. Rousseau d'une façon régulière, et je crois inutile de faire un relevé des écrivains de passage qui ne furent jamais spécialement attachés à la rédaction. ' Observations sur la littérature en France, sur le barreau, les journaux ou Lettres d'un parisien à son ami^ en province, s. 1., MDCCLXXX. (Biblioth. de l'Université de Liège, collection Capitaine.) L'auteur porte encore sur le Journal de P. Rousseau les appréciations suivantes : « Si ce Journal n'est pas » écrit avec celte éloquence qui caractérise les Annales du célèbre Linguet, ni » avec celte légèreté qui dislingue les écrils de la plupart des écrivains « modernes, au moins on avouera qu'il est, dans la plupart des articles origi- » naux, impartial et judicieux Au journal assez étendu dans toutes les » sciences, on accole, on ne sait trop pourquoi, un article long et déplacé des » nouvelles politiques. C'est un hors-d'œuvre que l'auteur pourrait supprimer. » Userait aussi ridicule d'aller chercher des nouvelles dans le Journal encij- » clopédique que des extraits de bons livres dans le Courrier de l'Europe. » (Pages 6o et suiv.) ( 74) rédacteurs du Journal encyclopédique : « Donner une analyse » exacte de tous les bons ouvrages qui paraissent, y entremêler » des observations dictées par un goût épuré, voilà la marche » ordinaire de ce journal. On le voit rarement se livrer à des cri- » tiques envenimées parce qu'il n'a, dans les guerres qui déchirent » la littérature, arboré aucun drapeau. » Tel est le caractère de cette critique ; elle est absolument imper- sonnelle et l'on aurait une bien fausse idée des auteurs du Jour- nal encyclopédique^ si, trompés par la similitude des mots, on se les représentait comme des précurseurs des Sainte-Beuve et des Pontmartin. Il n'y a pas seulement entre eux la différence des talents, il y a encore celle des genres. Aucun journaliste du XYIll""^ siècle, Fréron lui-même et les auteurs du recueil de Tré- voux, ne fait penser le moins du monde aux feuilletonistes con- temporains. Si Ton voulait absolument leur trouver un ancêtre, il faudrait nommer Diderot. Le premier, il s'essaya dans cette critique qui est plus qu'un métier, qui est un art; qui demande plus que de la patience, qui réclame les dons les plus brillants de l'imagination et de l'àme. Elle n'a point l'altitude froide et com- passée de sa devancière; elle se livre davantage, elle a plus de chaleur, plus d'enthousiasme; elle est pleine d'élan, érudite et minutieuse à ses heures. Il lui arrive de découvrir dans un sujet ce que l'auteur n'y a pas vu et de refaire un livre. Elle étudie les replis du cœur humain; elle devine le secret de tout le monde. Les livres nouveaux ne sont pas la prison étroite dont elle explore tous les recoins. Les maîtres d'aujourd'hui ne s'asservissent plus à résumer péniblement les idées d'autrui; leur but n'est pas d'offrir aux lecteurs une analyse décolorée où ils n'ont mis presque rien d'eux-mêmes. Aussi leurs œuvres ont-elles chance de vivre plus longtemps que celles de leurs devanciers; elles ont pour cela ce qui donne la longévité aux livres : l'originalité. On n'ira donc pas chercher dans le Journal eticyclopédique ce qui n'y est pas; on n'attendra pas de ses auteurs les brillantes Causeries du lundi; ils tenaient leur tâche pour accomplie, quand une analyse fidèle et entrecoupée de nombreux extraits réussissait ( 75 ) à faire connaître exactement à leurs lecteurs le contenu d'un ouvrage. Dans ces conditions, on ne peut exiger d'eux que l'impartia- lité *, la délicatesse du goût, un choix heureux dans la multitude des livres que chaque jour voit éclore , le soin de n'en laisser échapper aucun qui mérite l'attention et d'emhrasser tous les genres. Ces qualités, le Journal encyclopédique les réunissait au plus haut point. Qu'on le compare à d'autres recueils du temps, on ne l'estimera inférieur à aucun et supérieur à beaucoup. II en est peu qui soient plus riches de renseignements sur les litté- ratures étrangères ^ et qui, sous ce rapport, aient été plus utiles. Si l'on dressait une table des matières, comme on l'a fait pour \q Journal de Trévoux, on verrait quelle mine précieuse il con- stitue pour l'histoire littéraire du siècle dernier. L'histoire poli- tique, elle aussi, y aurait son profit. Si maintenant on veut savoir l'esprit qui animait les rédacteurs du Journal encyclopédiquCf leur programme, je ne puis que rap- peler ce que j'ai dit plus haut. Jamais ils n'ont dévié delà ligne de conduite que j'ai indiquée. La déclaration de principes qu'ils faisaient en i7C2 ne les trouva pas un seul jour infidèles ^. ^ Celle venu était très-rare chez les critiques du XVII I'»^ siècle. « On ne » connaît que tro|), disait Bayle dans ses Mélanges littéraires, 1rs guerres des » auteurs. La plupart des journalistes qui sVrigenl en arbitres font souvent » eux-mêmes les plus violents actes d'hostilité. Je puis donc dire, par l'expé- » rience que j'ai dans la littérature, qu'il se forme autant d'intrigues pour » faire valoir ou pour détruire un livre, dont personne ne se soucie, que pour » obtenir un poste important. » {Esprit des journaux, 1817, t. Il, pp. 215, et seq.) 2 Le Journal eut pendant longtemps un collaborateur très-actif à Londres, en la personne de Jean Deschamps, prêtre de l'église anglicane et auteur de plusieurs ouvrages religieux, né en 1708 à Butsow dans le Mecklenbourg, mort à Londres en 1767. 3 « Dans le grand nombre des écueils que doit redouter la prudence des » plus habiles journalistes, il en est qu'ils n'écarteront jamais, quelque cir- » conspecis qu'ils puissent être. Il y a même des circonstances où ils ne peu- » vent se sauver d'un danger sans tomber dans un autre. Qu'un livre, par ( 7G ) Je ne dois pas oublier un point qui rerommande d'une façon toute particulière le Journal encyclopédique à notre attention , c'est qu'il est, pour ainsi dire, le journal officiel de la secte ency- clopédiste, Torgane attitré de Voltaire ^. A chaque ligne, on y sent son inspiration; le fanatisme en moins, il a les mêmes doc- » exemple, où les questions les plus profondes et les plus délicates sont agi- » tées , vienne à paraître, il leur est aussi dangereux de se taire que d'en » parier, car l'un el l'autre sont sujets à de malignes interprétations; cepen- » dant il est impossible de les éviter tous deux. Si l'on se tait, la plupart des )) lecteurs avides de connaître un ouvrage qui fait, du bruit, ne pardonnent » pas ce silence; l'auteur, encore plus mécontent, n'hésite pas d'accuser le » journaliste de manquer ou d'intelligence pour oser entreprendre d'en faire » l'analyse, ou de hardiesse pour oser dire ce qu'il pense sur des vérités que » son amour-propre imagine avoir démontrées. Si l'on prend, au contraire, » le parti de parler, les risques que court le journaliste sont infiniment plus » grands. Qu'il se tienne bien sur ses gardes, car, avec les meilleures inlen- » tions el les vues les plus droites, c'est un miracle s'il échappe à toutes l(^s » sortes de reproches et de mauvaises interprétations auxquels son travail est » exposé. Vous pouvez hardiment admirer le génie d'un ancien, de Lucrèce, » par exemple, mais si un moderne avait le malheur de penser et d'écrire » comme ce poëte philosophe, et que vous ayez l'imprudence de lui rendre » justice à l'égard de son esprit, vous aurez beau vous déclarer contre le fond » de ses opinions, bien des gens ne laisseront pas de jeter sur vous de cruels » soupçons. Faut-il donc être injuste pour ne pas être suspect aux yeux de » certaines personnes dont la faiblesse, l'ignorance ou l'envie, lire des con- » séquences criminelles des éloges les plus innocents. * P. Rousseau n'avait pas toujours éprouvé pour Voltaire une aussi vive dé- votion, comme le prouve cette anecdote racontée par Collé, t I^»", pp. 1:2-^-1 ;26 : « Le samedi du 7 courant (février 17o0), fut la neuvième et dernière repré- » senlation de VOreste, de Voltaire. 11 faudroil une brochure entière pour » écrire les extravagances qu'il a faites pour faire applaudir celle rapsodie; il » n'en est pourtant pas venu à bout. Il se présentoit à toutes les représenta- w tions, animanl ses partisasis, distiibuanl ses fanatiques et ses applaudis- » seurs soudoyés. Tantôt, dans le foyer, d juroit que c'éloit la tragédie de » Sophocle el non la sienne, à laquelle on refusoil de justes louanges ; tantôt » dans l'amphithéâtre el plongeant sur le parterre, il s'écrioit : Ah! les bar- )> bares, ils ne sentent pas la beauté de ceci! et se retournant du côté de » ses gens, il leur disoit: Ballons des mains , mes chers amis! applaudissons, » mes chers Athéniens! et il claquoit sa pièce de toutes ses forces. « « Lnfin, un jour, il a poussé les choses jusqu'à insulter un nommé Bous- ( 77 ) trilles, les mêmes aspirntions. Comme Voltaire, il se sépare des extrêmes du parti; comme lui, il proteste contre les exagéra- lions d'Helvétius et d'Holbach avec autant d'énergie * qu'il lui est permis d'en déployer contre ceux qui se sont chargés de tirer les conséquences de ses principes. Les rédacteurs l'ont h Voltaire une cour assidue; presque chaque numéro du journal est enrichi de l'une ou l'autre des pièces de poésie dont il était si prodigue; ils insèrent ses démen- tis, ses protestations, ils épousent ses haines contre Fréron ^ et Palissot. Ils le suivent dans sa campagne en faveur de Calas, dans celle qu'il mena contre J.-J. Rousseau ^ et cela avec plus de déci- sion qu'ils ne l'ont jamais fait; ils ne manient pas l'injure comme leur maître, mais ils {)ublient soigneusement toutes les pièces défavorables à Rousseau ^, relèvent le moindre pamphlet qui » seau, parce qu'il avoit les mains dans son inanction et qu'il n'applaudissoit V pas. Ce dernier lui répondit assez ferme, mais sagement, et point aussi verte- » ment qu'il auroit pu. » 1 Voyez Journal encyclopédique ^ 1766, l. Vlil , partie Ir< , un article assez énergique contre 1 eloge du système de Hobbes par l'Encyclopédie, et encore, 1771, t. Vl^ partie 1'^, p 57. 2 Journal encyclopédique, 176-2, l. IV, partie III, p. 7. '" Il semble d'après une lettre de Voltaire, publiée par M. Capitaine {Re- cherches sur les journaux liégeois, n" Il des pièces justiiicalives) que J.-J. Rousseau collabora en 1736 au Journal encyclopédique. « On m'a dit ■» que M. Rousseau, citoyen de Genève, qui est actuellement à Paris, travaille » avec vous à cet ouvrage utile. Je vous en i'ais mon compliment à tous les » deux. » Je n'ai retrouvé aucune trace de celte collaboration; au contraire, dès cette année-là môme, le Journal entrait en guerre contre Jean-Jacques. (Voyez Journal e^icyclopédique , 1756, t. îll, {)artie II, [>. 53.) ^ Le Journal encyclopédique du mois d'octobre 1780 donne une version peu connue, si je ne me trompe, d'une anecdote que les ennemis de J.-J. Rous- seau cherchaient à répandre: « En 1750, M. P. Rousseau reçut de Lyon une » lettre qui éloit adressée tout simplement à M. Rousseau, auteur à Paris. » M. Jean-Jacques Rousseau n'avoit pas encore cette grande et juste célébrité, )> dont il a joui depuis. M. Pierre Rousseau avoit déjà doniié plusieurs pièces » au théâtre et il éloit chargé d'un ouvrage public. Le facteur crut naturelle- » ment qu'elle éloit pour celui-ci qui en recevoit beaucoup. La lettre élait >^ conçue à peu près eu ces termes : Monsieur, je vous ai envoie la musique du ( 78) l'attaque et gardent le silence sur les écrits qui prennent sa défense. Ils allaient si loin que certains de leurs lecteurs eux- mêmes les jugaient trop adulateurs de Voltaire *. Le patriarche de Ferney les payait de retour et, dans ses livres comme dans ses lettres, il ne reculait pas pour les louer devant l'hyperbole 2. En voyant que chaque jour leurs idées gagnaient du terrain, leur timidité s'était un peu dissipée. A leur insu peut-être, ils se mettaient au pas avec l'opinion publique. Ce changement d'atti- tude ne s'affirme nulle part avec précision; il peut se constater par des voies indirectes : ils ne craignent plus de donner de longs extraits d'ouvrages très-hardis et ils les accompagnent de moins de réserves et d'atténuations qu'autrefois. Enlin, ils poussent assez souvent l'audace jusqu'à laisser percer leurs véritables pensées dans des phrases habilement équivoques ^. Ce sont là leurs plus grandes témérités. » Devin du village, dont vous ne m'avez pas accusé réception : vous m'aviez )' promis d'autres paroles ; je voudrois les avoir, parce que je vais passer » quelque temps à la campagne où je vais travailler, quoique ma sanlé soit » toujours chancelante. Celle lettre était signée Grenet ou Garuier, autant que » nous pouvons nous en souvenir. » ^ Journal encyclopédique , 1760, t. II, p. 1:21. 2 Dans la préface de VÉcossaise, Voltaire disait : « Qu'il consulte seulement » le Journal encyclopédique du mois d'avril 1758, journal que je regarde » comme le premier des cent soixante-treize journaux qui paraissent tous les » mois en Europe, il y verra, etc. » (Cité par V Esprit des journaux, 1817, t II, p. 245.) Il écrivait le 24 août 1758 : « Votre Journal sera continuellement une » des plus agréables lectures qui puissent amuser les gens de goût. Je n'aurai » guère que des fleurs irès-fanées à vous otfrir pour voire parterre, et d'ail- » leurs on dit qu'il y a des épines qui blesseraient certains lecteurs délicats. » Si jamais je fais des psaumes, je vous prierai d'eu inonder votre livre, mais » je le ferais tomber. En attendant, je le lis avec un très-grand plaisir. » (Voltaire, OEuvres complètes, édil. Beuchol, t. LVII, lettre 2699. Voyez éga- lement t. LXI, lettre 5950.) 3 Je donnerai comme spécimen le préambule de l'analyse û' Emile (1765, l. 1", partie 1^% p. 48) : « Nos lecteurs nous reprocheront peut-être notre lenteur à les en entretenir. » Mais lorsque d'un cùlé un zèle respectable el une politique nécessaire lan- » çaieiit des foudres contre l'auteur; lorsipie de l'autre la superstition et (79) Parfois ils pénètrent dans les domaines qu'ils s'étaient jusque-là interdits; ils font une courte et discrète incursion dans la poli- tique. Quand vous verrez le journaliste s'occuper avec un soin touchant des affaires des Chinois ou des Assyriens, décrire avec complaisance leurs mœurs simples, sous un prince philosophe exempt de fanatisme (ce trait ne manque jamais), faites attention. Le journal est plus près de vous qu'il n'en a Fair et il se pourrait fort bien qu'en s'occupant des affaires des Chinois, il s'occupât des vôtres. Dans les questions religieuses, ils recourent fréquemment à la méthode ingénieuse de Dargens * : ils placent en opposition la Foi et la Raison, rangent du côté de celle-ci leur bon sens, du côté de celle-là leur conscience. Ils savent bien que ce divorce imaginaire, le lecteur ne le pratiquera pas, et c'est précisément ce qu'ils veulent. Ils atteignirent ainsi Tannée 1789 ; ils pouvaient se croire à la veille de recueillir les fruits de leurs travaux. La circonspection était chez eux une habitude trop invétérée pour qu'elle disparût même au milieu de la victoire; ils restèrent ce qu'ils avaient tou- jours été et ne cédèrent que rarement à l'entraînement géné- ral 2. » Tenvie liiomphaienl de le voir suspect et criminel, était-ce à nous à chercher » de le justifier? Moins téméraire et moins dangereux, nous n'aurions pas » balancé à en entretenir nos lecteurs. Tâchons, cependant, de présenter ce » traité sous un jour nouveau; nous ne le montrerons qu'en philosophes, et » respectueux également pour le sanctuaire et pour le trône, trop convaincus » de notre faiblesse pour toucher à ces redoutables objets, nous laisserons les » hommes d'Etat venger l'État, les ministres de l'autel venger raulel,nous » nous réserverons uniquement ce c|ui est du ressort de la raison et de » l'expérience. » Ce passage est le dernier mot du galimatias; mais c'est un » galimatias prémédité. (Voyez encore 1776, t. II, l'analyse de l'ouvrage de » Raynal.) ^ Dans son Commentaire cVOccellus Lucanus. (Journal eivcyclopédique, 1702, t. 1", partie l"") Je puis citer comme des modèles du genre, la critique de V Essai analytique des facultés de rame, par Honnet, et surtout la critique de la Nature, par Robinet. (1762, t. 111, partie l^e; t. IV, partie Ill.j - Ils disaient dans un avertissement au leclenr en janvier 1795 : « L'objet ( 80) Du rôle de vainqueurs, ils devaient passer presque sans tran- sition à celui de victimes. La révolution pour laquelle ils avaient tant fait, les engloutit eux et leur œuvre en 4 71)3. », essentiel de ce Journal est de rassembler toutes les nouvelles les plus inlé- » ressaules de la lilléralure, les sciences et les arts. Il réunit tout ce que les » autres écrits périodiques offrent de meilleur dans ces trois genres Peut- » être depuis trois ans nos vues n'ont-elles pas été remplies comme nous » l'aurions désiré; mais qui ne nous excusera en voyant l'état de dépérisse- » ment où se trouve la vraie et saine littérature...? Nous osons espérer que le » ton de sagesse et de modération qui règne dans notre Journal depuis trente- » cinq ans, le choix et la variété des matières que noire Journal rassemble, » enfin l'instruction et les principes de goût que nous lâchons d'y répandre, » démontrent assez son utilité. » Le dernier numéro du Journal encyclopédique que j'ai vu est du 20 août 1793; mais en réalité, le recueil fondé par P. Rousseau ne cessa d'exister qu'au mois de novembre 1795; Weissenbruch, à cette époque, le réunit à V Esprit des journaux. ( 81 ) CHAPITRE III. Le règne «lu Prîuce-Évêque Velbruck. Le règne du prince Velbruck est l'âge d'or de la philosophie; inefficacité de la censure ; elle est en partie responsable des rapides progrès du voltairianisme. — Caractère de Velbruck; son insouciance; sa légèreté; son zèle pour l'instruction; la figure historique de Velbruck se réduit, en réalité, à de minces proportions. — Les jour- naux : l'Esprit des journaux; son histoire; son programme; La feuille sans titre, etc. — Les livres sont les principaux propagateurs du philosophisme; immo- ralité des productions de la typographie liégeoise; audacieuse contrefaçon des ouvrages français ; les principaux éditeurs : J.-J. Tutot, Plomteux, Bassompierre; en fait la liberté de la presse la plus illimitée existe à Liège; Marmontel et Kassom- pierre, — Autres agents delà philosophie du XVlIIme siècle: la franc-maçonnerie, son action paraît peu efficace; les théâtres; la Société d'Émulation, but que poursui- vaient ses fondateurs, les sociétaires s'en écartent chaque jour davantage et au lieu d'une Académie forment bientôt un club. — La fondation de la Société d'Émulation marque les progrès accomplis par les idées françaises ; celles-ci ont définitivement pris racine à Liège. — Le chevalier de Heeswyck, ses brochures; Raynal et Bas- senge; Y Ode à la Nymphe de Spa; poursuites intentées par le synode contre le poëte; attitude indécise de Velbruck; le synode doit renoncer aux poursuites; écla- tante défaite de l'ancien régime. Le règne du prince Velbruck fut Tâge d'or de la philosophie à Liège. C'est alors qu'elle s'implante dcfinilivemenl dans le pays et prend son plein développement : aucun instrument de diffusion ne lui est refusé. Journaux, livres, brochures, théâtres, confé- rences , elle les manie tous avec un égal succès et une liberté presque sans limite. Les proscriptions dont elle avait été frappée sous Jean-Théo- dore de Bavière et sous Charles d'Outremont ' avaient été des épreuves passagères qui n'avaient guère enrichi son martyrologe. Quelque rigoureux que fussent les termes des arrêts de bannis- sement portés contre elle, elle n'avait pas souffert de longs exils : 1 Ordonnance touchant l'impression et le débit des livres à Liège du 9 jan- vier 1766, mise en garde de loi le lendemain. Tome XXX. 6 ( 82 ) elle reparut bientôt; mais instruite par l'expérience, elle se dis- simula, s'effaça davantage. Contre l'envahissement des idées nouvelles, l'ancienne société usait de moyens de défense à la chinoise : grandes menaces, grands déploiements de forces; mais les canons qu'elle abrite derrière ses murailles sont des canons de bois. Sévérité dans les mots, faiblesse dans les actes, c'est là toute la pratique de la censure. A moins d'accès subits de rigorisme, elle ne demande qu'à fermer les yeux. Tant qu'on ne fait pas d'éclat, l'impunité est assurée. Les manifestations trop bruyantes d'opinions prohibées sont seules réprimées. Pourvu qu'en apparence rien ne soit changé, qu'aucune main sacrilège ne vienne publiquement toucher l'arche sainte, la cen- sure est tranquille et satisfaite. « N'a-t-elle pas rempli sa tâche? Où lirréligion ose-t-elle lever la tête? Le trône et l'autel ne re- cueillent-ils pas les hommages accoutumés? » Qu'après cela, un travail caché s"opère dans les intelligences, qu'on vende sous le manteau les productions les plus infâmes, que les mœurs et les idées se corrompent lentement, elle semble n'avoir pas à s'en inquiéter. Rien ne manque davantage aux censeurs que les premières vertus de leur état : la vigilance et la sagacité. Et s'il fallait apprécier dans leurs résultats les restrictions que l'ancien régime posait à Liège à la liberté de la presse, ne serait-il pas permis de dire qu'au XVIH'"'' siècle du moins elles ont été totalement à l'encontre de leur but? La société avait établi un ensemble d'institutions spécialement chargées de la défendre contre les nouveautés. Elle se reposait sur les censeurs, la police, les tribunaux et s'abandonnait à une fausse sécurité. C'est ainsi que nous avons vu, à Liège, le clergé, les ordres religieux poursuivre paisiblement les travaux qui , deux siècles auparavant, occupaient leurs prédécesseurs, sans se demander si en réalité quelque chose n'était pas changé, si des devoirs plus |)rcssants ne les réclamaient pas. (8Ô ) Chacun se croyait à l'abri du danger. Peut-être même, comme le sage de Lucrèce, s'imaginait-on être dans le port d'où l'on pou- vait contempler avec une secrète satisfaction les navires battus par le vent des doctrines nouvelles. La censure n'est-elle pas aussi jusqu'à un certain point respon- sable du caractère particulier de la propagande encyclopédique à Liège? La })hiIosophie du XVlil'"'^ siècle se révéla surtout aux Liégeois sous ses côtés les moins louables; elle attira les masses par ses appâts les plus grossiers. Le roman licencieux, le conte p;rivois, l'irréligion mêlée à l'immoralité, mais dans des pro- portions où celle-ci l'emporte de beaucoup, voilà les formes sous lesquelles la j)liilosophie se glissa dans la Cité. Le secret, le mystère, dont on forçait sa propagande à s'entourer, n'élaient-ils pas favorables à l'éclosion et à la diffusion des ouvrages immo- raux? On fermait au voltairianisme les voies honnêtes; on lui laissait des voies plus cachées, moins honorables et plus sûres. La censure ne fit donc rien pour arrêter les progrès de la contagion et l'on put constater l'étendue du mal, quand la philo- sophie osa jeter son manteau et paraître au grand jour. Jusqu'à présent, l'histoire n'a pas encore rendu sur le prince- évêque Velbruck un jugement définitif. On se l'explique aisément, lorsqu'on pense qu'autour de cet homme s'agitent aujourd hui encore les passions des partis; peut-être d'ailleurs le caractère même de Velbruck, l'époque où il a vécu ne sont-ils pas faits pour faciliter une équitable appréciation. Son règne se place à l'un des moments les plus critiques de la transition à un nouvel ordre de choses. Il s'écoule au milieu du choc de toutes les opinions; il embrasse tout ensemble les premiers assauts de la révolution et les pre- mières résistances de l'ancien régime. Dans cette confusion d'idées qui se produit autour du prince, dans cette société si divisée déjà où il vit, ses véritables convictions, ses réelles sympathies ne s'aftirment qu'imparfaitement. Quelle part fuut-il lui attribuer dans les progrès si rapides de l'incrédulité? (84 ) £st-ce de complicité, de faiblesse, de légèreté ou d impuissance qu'il faut l'accuser? On comprend que cette question est essentiellement une ques- tion de nuances, où il faut se garder d'apporter un préjugé quel- conque et se défier des décisions trop tranchées. Voir en Velbruck un adepte convaincu des idées du jour, le soupçonner de trahison envers ses devoirs, de parjure envers ses serments n'est ni possible, ni juste en présence des faits. 11 ne peut être rangé parmi ces prélats du XVIII'"* siècle, qui du prêtre n'avaient conservé que Ihabit et auxquels, disait-on, on ne peut reprocher qu'uia petit défaut, ne pas croire en Dieu '. D'autre part, il serait difficile de nier qu'il n'eût été plus ou moins touché par Tesprit de son temps. 11 était familiarisé avec les idées nouvelles, ressentait pour leurs partisans une sympathie qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Il faut renoncer à lui prêter des vertus qu'il n'avait pas, des mœurs austères, le zèle d'un défenseur de la foi. Chacun de nous, selon la parole de saint Paul, porte en lui plu- sieurs hommes. Il n'y a donc point de caractère fait d'une seule pièce, l'âme humaine est remplie de contradictions et nos instincts sont perpétuellement en lutte avec eux-mêmes. Pourquoi, dès lors, nous étonnerions-nous de découvrir en Velbruck deux hommes, l'homme du prescrit et l'homme du passé, le partisan des idées nouvelles et le défenseur des anciennes tra- ditions, l'évêqueet le philosophe? On voit pour ainsi dire coexister en lui deux individualités bien distinctes, se disputant sans cesse la prééminence et l'obtenant tour à tour. N'essayez pas de concilier des actes qui semblent se contredire et se contredisent en effet, de ramener à l'unité ce duahsme, de mettre de l'enchaînement, de la logique, de l'esprit de suite dans ce caractère et dans cette vie. Vous vous trouvez devant une nature* ondoyante et diverse » s'il en fût jamais, et les contradictions qui vous frappent, aux- quelles vous pouvez à peine prêter foi, n'étaient pas même aper- * Correspondance secrète, politique et littéraire; Londres, 1787, l. 1"^ p. 361. I ( 83 ) eues par eet esprit léger, frivole, adonné aux plaisirs et peu fait pour les choses sérieuses. Il aime à s'environner d'un certain faste; il protège les lettres pour elles-mêmes • d'abord et aussi pour l'éclat qu'elles jettent sur leurs Mécènes ; il se plaît à s'entourer d'écrivains, d'artistes; il est généreux, indulgent par caractère, ennemi des moyens violents; il veut qu'on soit heureux autour de lui et, dans ce temj)s de ber- geries, il a sans doute, lui aussi, rêvé son idylle : « un prince adoré » de ses sujets; un peuple dont rien ne trouble la félicité; la » poésie, l'éloquence, les arts déposant leurs couronnes sur le » front de leur protecteur. » — Mais voici le vieil homme qui reparaît. Entendez les anathèmes que ce pi'ince-philosopJte lance à ceux-là mêmes dont il a encouragé les travaux; entendez-le flétrir les idées auxquelles tout à l'heure il semblait applaudir. « Ces » temps dangereux que l'apôtre saint Paul annonçait à son disciple » Timothée paraissent être revenus, temps où il y a des hommes » amateurs d'eux-mêmes, orgueilleux, blasphémateurs, arrogants, » enflés, préférant leurs plaisirs à Dieu, corrompus et réprouvés » selon la foi. Sont-ils en effet autre chose ces pscudo-pliiloso- » plies qui, pour gagner des adeptes à leur impiété et à leur folie, » inondent les pays voisins de leurs écrits blasphémuleurs et » paraissent avoir formé une conjuration contre Dieu et son I « En visitant les npparlemenls, écrivait un voyageur, nous fûmes frappés » (le deux choses, savoir du peu de luxe qui y règne, contre la coutume des » princes ecclésiastiques de i'Allemague, et surtout de la quantité de livres » choisis que nous trouvâmes sur les tables et sur le bureau de la chambre » et du cabinet du prélat. Sur la table auprès du lit , nous trouvâmes des » livres d'agriculture, d'économie politique, un volume de VEspril des loix » et d'autres pareils. Quel étonnemenl pour des gens comme nous, qui avions » déjà vu quantité de palais de princes ecclésiastiques, où il y avait à la vérité » quelques livres, mais pas un seul livre dans l'appartement même du prince.^) PiLATi, Lettres sur la Hollande ; La Haye, MDCCLXXX, -2 vol. in-1 2, t. Il . p. 298. II faut louer le zèle que Velbruck déploya pour l'instruction ; c'est ainsi qu'd fonda à Liège une académie de peinture, de sculpture et de gi^avure, une école gratuite de dessin pour les arts mécaniques, une école gratuite de mathéma- tiques, une école gratuite de chirurgie et accouchement, un cours public de droit civil et canonique. ( 86 ) » Christ?... ils s'élèvent autlacieuscment contre tout pouvoir, ils » méprisent toute autorité, surtout celle de l'Église dont ils attri- y> buent l'origine à Tustirpalion des prêtres et à la superstition » du peuple... ils attribuent à chacun pleine liberté de professer » telle religion qu'il lui plaît à l'exception de la catholique qu'ils » persécutent parce qu'elle est l'adversaire de leurs mauvaises » passions * » Que la véhémence de ces paroles ne vous surprenne pas et ne croyez pas que Velbruck les prononce uniquement pour s'ac- quitter des devoirs de sa charge; il est convaincu de la vérité de ce qu'il dit et plus d'une fois il saura le prouver; il se souvien- dra qu'il est évéque, et oubliant les faiblesses et les complai.-,ances de la veille, il sera rigide, scrupuleux même, ne reculera pas devant l'emploi des mesures les plus énergiques. C'est une vérité banale que rien ne fait mieux connaître les hommes que leur correspondance : nous possédons les lettres de Velbruck au secrétaire du conseil privé, de Chestret'^. Il se peint là au naturel et nous dévoile les replis les plus intimes de son caractère. Il s'y montre bienfaisant, soucieux de l'intérêt des petits, olîranl sa protection aux faibles; mais en même temps toute la légèreté de son caractère s'y révèle. La Comédie et Spa prennent la meilleure part de ses préoccupations. Quant aux affaires de l'État, il les laisse aller où le vent les pousse. Sa tranquillité personnelle lui est par-dessus tout à cœur; il veille à se procurer ses aises, s'épargne les fatigues et après cela, il lui échappe cet aveu naïf : « en vérité, c'est honteux la négli- )) genre, ou paresse extrême, que je vois régner en tout ^. » H serait injuste de contester à Velbruck un fond réel de bonté et dejustice. Pourquoi faut-il que ces qualités mêmes soient obscurcies par les défauts d'un caractère inconsistant et qui ne se gouverne pas lui-même? Qu'on lise ce passage d'une lettre à de Chestret * : a Vous pouvez hardiment mettre le comédien S'-Albin en pri- » son , vous me ferez le plus grand plaisir du monde, et, si cela < Mandement du 7 juillet 1772. Daris, ouvrage cité, t. Ter, p. 29-i. 2 Fonds de Hambourg, 2 vol. rel. (Archives de rÉlal à Liège.) ^ Lcllre du 27 mai 1785 à de Chestret. * Lellre du 15 mai 1779. (87) » ne suffit pas, de le faire conduire hors du pays sous peine, s'il » y revient, de le faire pourrir en prison » Quand vous aurez fini l'affaire de S^-Albin et Clairville, vous » me ferez plaisir de faire mettre pour mon compte S'-Albin en » prison, comme étranger. Cet impertinent procureur Marson » n'aura pas le moyen de me faire articuler les raisons, puisque » telle est ma volonté. » A ce langage superbe, ne croirait-on pas entendre Louis XIV lui-même? Est-ce bien Velbruck, le modèle des princes, t\uï donne pour toute raison une paraphrase du vieux vers latin : Sic volo, sic jiibeOy sit pro ralione voliuitas. Nous voilà bien loin du Léon X doublé d'un Frédéric de Prusse qu'on nous représente quelquefois, et la figure historique de Vel- bruck se réduit en réalité à de bien minces proportions. Malgré ses fautes, il lui reste cependant assez de qualités aima- bles pour justifier le souvenir sympathique que les Liégeois lui conservent encore; plus que le génie et que les grandes vertus, des abords faciles, la générosité, la bonté, l'indulgence poussée jusqu'à la faiblesse assurent aux princes la popularité. Le règne de Velbruck vit s'établir un grand nombre dejournaux. Les Liégeois cessaient d'être tributaires de l'étranger; le goût des lectures semblait s'être répandu parmi eux : des spéculateurs essayèrent de tirer profit de cet heureux changement. En 4772 *, fut créé à Liège V Esprit des journaux français et étrangers. Ce journal, qui eut une destinée remplie de vicissitudes, fournit un exemple de longévité rare chez ses pareils; car il ne disparut qu'en 1819. Son fondateur et premier directeur fut l'ex- Jésuite Jean -Louis Cosler ^. Celui-ci, comme le titre de son recueil l'indique, se servait plus des ciseaux que de la plume. Bien qu'il insérât de temps à autre dans son journal des articles originaux, en général il le composait des dé[)Ouilles des autres feuilles et, au jugement de M. Sainte- ^ Voyez pièces juslificalives XXI, Le Privilège. 2 Jean-Louis Cosler, né à Nancy, devint bibliothécaire de l'évêque de Liège après la suppression des Jésuites; il mourut subitement, en 1780, en se pro- menant le long de la Meuse. Il est l'auteur d'un écrit indigne du caractère dont il avait été revêtu : Les Disciples de Laverne. A Londres, 1763. Au revers ( 88 ) Beuve, il mettait à détrousser ses confrères du goût, du tact et de riiabilelé. « II ' m'est arrivé aux champs dans la bibliothèque d'un » agréable manoir de rencontrer et de pouvoir dépouiller à loisir 0 plusieurs années de cette considérable et excellente collection » intitulée : X Esprit des journaux , laquelle, commencée à Liège » en 4772, s'est poursuivie jusque vers 1813. Je ne revenais pas » de tout ce que j'y surprenais à chaque pas d'intéressant, » d'imprévu, de neuf et de vieux à la fois, d'inventé par nous- » mêmes hier. Cet Esprit des journaux était une espèce de journal » (disons-le sans injure) voleur et compilateur, qui prenait leurs » bons articles aux divers journaux français , qui en traduisait à » son tour des principaux journaux anglais et allemands, et qui » en donnait aussi quelques-uns de son crû, de sa rédaction » propre. » Voilà un assez bel idéal de plan, ce semble; V Esprit des » journaux le remplissait très-bien. Que n'y ai-je pas retrouvé » dans le petit nombre d'années que j'en ai parcouru ^? » L'Esprit des journaux fit à Liège un court séjour; dès 1775, J.-J. Tutot sollicita du gouvernement des Pas-Bas un privilège pour continuer à Bruxelles l'impression de son recueil. Ce privi- lège fut accordé le 18 juin 1775, et le duc Charles de Lorraine acce{)ta la dédicace de l'ouvrage. Quelle était la raison qui avait engagé Tutot à quitter Liège? Il semble bien que le synode n'avait pas été étrangerà sa détermination. C'est du moins ce qui résulte d'une lettre que le cardinal-arche- vêque de Malines écrivait, le 2G août 1780, au procureur général du Brabant. du litre : Exposition de l'affaire qui s'est passée à Dinant entre le sieur Jean-Joseph Coster, négociant et bourgeois de cette ville, et le chevalier Stappleton. In- 12 de 86 pages. ^ Revue des Deux Mondes; édition de Bruxelles, t. VIII, p. 704. 2 La collection complète se compose de 480 volumes. Il faut y joindre 7 volumes de tables malheureusement incomplètes ; Table des matières de 1772 à 1784 (rédigée par l'abbé Lambinet); Liège, 1784, 4 vol. in-12. — Table des matières de IS07 à /S// (rédigée par Weissenbruch); Bruxelles, 1801-1809-1812,5 vol. ( 89 ) D'après le prélat , le journal aurait été « supprimé à Liège, à » caii-se de la quantité d'assertions contre la religion et les mœurs » qu'il contenait » et il ajoutait : « Cette feuille est devenue le » code du philosophisme; c'est dans cette feuille que les livres de » l'irréligion et de l'impiété sont élevés aux nues, tandis que les B défenseurs de la foi de nos pères sont ravalés au-dessous du » néant. » Il n'est pas difficile de se convaincre que dès le début VEsprit des journaux avait plus ou moins donné prétexte à ces reproches : les rédacteurs n'étaient pas très-scrupuleux dans le choix de leurs extraits; ils mettaient surtout à contribution des feuilles renom- mées pour leur peu d'orthodoxie, telles que la Gazette de litté- rature et le Journl encyclopédique. En réalité, VEsprit des journaux ne suivait pas une ligne de conduite inflexible et, exploitant (c'est le mot) une branche de littérature presque entièrement aux mains des encyclopédistes, il était naturel qu'il se fît le partisan de leurs idées ^ le prôneur de leurs ouvrages ^, le détracteur de leurs ennemis ^. A ce titre, il ' Chaque livraison contient une ou plusieurs pièces de Voltaire auquel ou n'épargne pas les éloges. Voici un passage qui semlile viser les ecclésias- tiques liégeois : « Cette philosophie contre laquelle on s'élève aujourd'hui, )) que tant de gens estiment intérieurement et semblent mépriser, celte » philosophie a rendu à l'iiumanité le service d'apprendre aux hommes qu'il » n'est point de l)onheur sans le respect des loix de la nature et que de )) leur soumission aux chefs de la Société dépend leur repos et leur félicité. » 50 mars 1773, t. lll , part. 2. 2 30 avril 1775, t. IV, part. 2, p. 177 : « On sait que les philosophes » modernes ont rappelé et éclairci dans leurs ouvrages tout ce que les anciens » ont écrit de solide, qu'aux découvertes de ces sages ils ont ajouté les leurs. » Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a paru plus d'hommes de génie dans » l'espace de trois siècles qu'il n'en a vécu depuis le déluge jusqu'à la renais- » sancedes lettres..... Aussi les grands coups ont été frappés. On a fait l'ana- » lomie de l'entendement humain et l'analyse de ses passions. On a fixé les » limites des sciences exactes et reculé celles de la physique et de l'histoire » moderne » 3 15 mai 1773, t. V, Ire part., p. 83 : « L'ouvrage des Trois siècles (par » Sabaiier de Castres) a été jugé comme une production conçue par la haine » du mérite et exécutée par l'ignorance et la faiblesse. » ( 90) exerça à Liège, à partir de 177:2, une action analogue à celle que le Jour nul encyclopédique continuait à y exercer, mais moins fianche encore et plus sourde ^ < Je ne pourrais, sans m'exposer à sortir de mon cadre, poursuivre l'histoire de VEsprit des journaux. Voici aussi brièvenienl que possible les renseigne- ments que j'ai recueillis à ce sujet : Le 18 juin 1773, J.-.I. Tutot obtint un privilège pour l'impression delà Revue à Bruxelles. Ce privilège se trouve à la iin du numéro du 15 juil- let 1775. Ce numéro porte : « dédié à S. A. R. monseigneur le prince Charles de Lorraine » et l'indication, « à Bruxelles, de l'imprimerie de J.-J. Tulot, rue de la Steen-Porte. » En 1773, VEsprit des journaux subit d'importantes transformations. Son formai fut considérablement agrandi et de notables améliorations furent introduites dans sa rédaction. Au Jésuite Coster succédèrent J.-F. Lignac et l'abbé Outin qui le dirigèrent jusqu'en 1795. J.-F. Lignac, docteur en médecine et en chirurgie, professeur de belles- lettres à l'École centrale du département de l'Ourthe, a laissé quelques ouvrages, entre autres : De Vhomme et de la femme considérés physiquement dans l'état de mariage. (CapitaiiXe , Rech. sur les journaux liégeois, p. 80.) L'abbé Outin, géuovéfain, chanoine du Val-des-Ecoliers, né en 1751, mou- rut à Liège au mois de janvier 1811. Ces deux rédacteurs renouvelèrent com\i\(diemQ\\iV Esprit des journaux ; ils le firent paraître mensuellement en un gros volume in-douze d'environ 400 pages. Ils exposèrent leur plan dans le numéro du mois de janvier 1773; depuis ce moment lé Journal contint des matières nombreuses et variées. En voici le détail d'après l'avis au lecteur du mois de décembre 1776 : I. Analyses d'ouvrages extraites des autres recueils périodiques; II. Mélanges; III. Poésies fugitives; IV. Académies, séances des diverses Sociétés; V. Spectacles; VI. His- toire naturelle, physique, chimie, botanique; VII. Médecine, chirurgie; VIII. Agriculture, économie, industrie, commerce; iX. Traits de bienfaisance; X. Anecdotes, singularités; XI. Bibliographie de l'Europe; XII. Musique; XIII. Catalogue des livres nouveaux. J'ai reproduit cette longue ènumération afin de montrer quel intérêt peut offrir aujourd'hui encore la lecture de VEsprit des journaux et quelles res- sources précieuses il renferme pour l'histoire du siècle dernier. On aurait tort de croire que toutes ces promesses soient des promesses en l'air. Elles ont été tenues à la lettre. D'après M. Capitaine, page 8:2, les développements que J.-J. Tutot avait donnés à son entreprise lui auraient occasionné des pertes considérables; il aurait dû, en 1776, renoncer à l'établissement qu'il possédait à Bruxelles et revenir à Liège. Il est vrai qu'à partir de ceile époque la men- { ÎH ) En même temps qu'une revue litléraire, paraissait à Liège un journal politique sous le titre de Journal historique et politique (les principaux événements des différentes cours de l'Europe. (ion « â Bruxelles » est remplacée sur le titre par ces mois : « de l'impres- sion du Journal. » La dédicace à Charles de Lorraine subsiste; mais comme nous le verrons, le gouvernement des Pays-Bas tolérait difficilement que les journaux portassent Tindication d'une de ses villes. Il voulait être censé Ignorer leur existence et pouvoir décliner toute responsabilité en cas de récla- mation des Êlals voisins. Jusqu'en 1780, Tutot continua donc son Journal à Bruxelles sans être inquiété; mais, le 18 mai de cette année, le cardinal-archevêque de Malines adressa au gouvernement une plainte qui commence par ces mois : « Mon » devoir, le zèle de la religion, mon attachement pour la gloire de V. A. R. et » de Sa Majesté même m'obligent de lui représenter très humblement qu'il )) paraît, depuis quelques années, une feuille périodique, dont les rédacteurs » s'étaient d'abord établis à Liège, où ce journal avait été supprimé par » le prince-évêque pour la multitude d'assertions contre la religion et les » mœurs qu'il renfermait. » M. Capitaine assure que le zèle de la religion n'inspirait pas seul le prélat; il avait, paraît-il, à se plaindre de l'appré- ciation litléraire que VEsprit des journaux avait faite de plusieurs de ses mandements. Le procureur général se borne à répondre « qu'il n'avait pas remarqué le » caractère dangereux et licencieux signalé. » Les observations de l'archevêque produisirent cependant un certain effet, et il est probable que sur les réprimandes du gouvernement , ïutol jugea prudent de transporter à Liège l'impression de son recueil; néanmoins le privilège qu'il avait obtenu à Bruxelles le 18 juin 1775 subsistait. Ce fut prol)ablement au mois de septembre 1780 qu'il ramena sa Bévue à son lieu d'oiigine; la livraison de ce mois ne porte plus la dédicace : à Charles de Lorraine. Kn i~Q\ ,V Esprit des journaux doit avoir entrepris un nouveau voyage, car sur le. litre est indiquée la rubrique à Paris, chez Valude; mais le 6 avril de cette année, son directeur sollicitait des Pays-Bas la continuation du privi- lège de vingt-cinq ans obtenu en 1775. Sur sa supplique, les gouverneurs inscrivirent ra|>ostille suivante : « Leurs Altesses Royales ayant eu rapport w de cette requête ont agréé, comme elles agréent , que l'ouvrage intitulé : » VEsprit des journaux, leur soit dédié et que les rédacteurs viennent s'établir « à Bruxelles avec leurs presses pourvu qu'ils remplissent les formalités aiix- « quelles la confrérie ûes librairies et autres peuvent avoir droit, et, au sur- » plus, que ledit ouvrage passe à la censure de la Secrétairerie d'État jusqu'à ( î^2 ) Cette feuille n'avait de remarquable que le talent de son rédac- teur à éviter tout ce qui aurait pu le compromettre. Il s'abstenait prudemment de donner des nouvelles de la principauté. Le 1" février 1777, 1 infatigable Tutot lança dans le public un nouveau journal * qui devait paraître tous les jours « à 8 beures du matin en été, et à 9 heures en hiver, en une feuille in-quarto divisée en deux colonnes. » Tutot, dans l'embarras de trouver à son journal un nom piquant, l'appela simplement la Feuille sans titre. Le rédacteur était un certain Mauiî. Par un surcroît de précaution, louvrage était édité sous la rubrique Amsterdam. La Feuille sans titre eut tout d'abord une grande vogue, l'idée d'une gazette quotidienne fut accueillie avec enthousiasme; mais son existence fut bientôt interrompue. Le 5 novembre 1777, Vulbruck écrivait à de Chestret : « pour des raisons à moi con- » ce qu'elles ai(Mit nommé un autre censeur. Fait à Bruxelles le 16 juii- » lel 1791. » Ce fut seulement en juin 1795 que Tulot songea à profiler de celte faveur. Par une requête datée de juin 1795, il sollicila Faulorisaiion de lever le décret et demanda que la censure de son Journal fui confiée à l'Académie des sciences et belles-lettres. Sa requête fut repoussée, le 8 août 1 795, sur avis conforme du conseil privé daté du 2d juillet. « Il est, disait le secrétaire de celle assemblée, partisan du » syslème jacobin ; il résulte des informatio!)s . .. que cet homme était du parti » contraire au prince de Liège, et que c'est celte raison qui l'a obligé de » quitter la dite ville, quoique sa boutique y existe encore. » (Archives de l'État à Bruxelles. Conseil royal, 667.) Les détails qui précèdent ont échappé à M. Capitaine. {Recli. sur les jour- naux liégeois, pp 80 et seq.) On trouvera dans cet ouvrage le récit des tribu- lations de VEsprit des journaux depuis 1 795 jusqu'en 1818, année de sa mort. ^ La feuille sa7is titre contennnt toutes productions (Cesprit, les pièces de poésies JiMjitives, les bons mots, les anecdotes réventes, les découvertes les plus intéressantes dans la médecine, la chirurgie, la botanique, l'agriculture et dans les arts, soit libéraux, soit mécaniques, les fêles irillantes et surtout les modes, etc. A Amsterdam, chez les libraires associés, MDCCLXXVIJ. La bibliothèque de l'Université de Liège possède 554 numéros, du 1" février au 51 décembre 1777. Ce journal, comme le litre l'indique, s'abstenait de rapporter les nouvelles politiques. ( 93 ) nues ', je vous prie de faire connaître au conseil prive que mes volontés sont de supprimer la Feuille sans litre sans rémission. Je vous prie aussi de tenir la main à ce qu'elles soient exécutées sans aucun délai, ni représentation. «Malgré les ordres du prince, le journal ne cessa de paraître que le 31 décembre 1777'^. Je cite encore pour mémoiie V Orphée ou les divertissements de musique ^, en 1773; V Abeille littéraire ou choix des morceaux les plus intéressauts de philosophie, d'histoire et de littérature ''', en 1 778 ; le Poëte voyageur et impartial ou journal en vers accom- pagné de notes en prose ^, en i 785. Aucun de ces journaux ne dépassa l'année qui l'avait vu naître et aucun ne méritait une plus longue existence. D'ailleurs, sous le prince-évêque Velbruck, les propagateurs du philosophisme ne furent pas les journaux, mais les livres. ^ Je n'ai pas réussi à découvrir ces raisons; il est possible que le ton général de la Feuille sans titre déplùl à Velbruck; le journal, rempli de futilités, sans jamais se laisser aller à des écarts bien graves, était parfois assez léger en ses propos; il est possible aussi que la reproduction, dans le numéro du 8 mars, d'une pièce de vers, oîi le prince était repiésenté comme le protecteur de la franc-maçonnerie, ait provoqué ces rigueurs. 2 A partir du l^»" décembre, le formai du Journal fut même agrandi et com- prit huit pages m-i° au lieu de quatre. Le numéro du 2G décembre 1777 contient cet avis : « Cette feuille devant )) cesser au mois de janvier prochain, on a cru, pour satisfaire l'empressement » du public pour celte production, devoir lui substituer, sous le titre de « r Indicateur de Bruxelles avec privilège, ouvrage qui en remplira tous les )) objets. Il ne paraîtra que tous les samedis et sera composé d'un cahier de ); quarante pages chacun, qui formeront six volumes in-S", chaque année » ornée de cinquanle-deux figures en taille-douce gravées à Paris. » 5 Velbruck accorda, le 5 octobre 1775, à l'imprimeur Lalour, un privilège j)Our l'impression de ce recueil. (Archives de l'Etat à Liège, conseil privé; dépêches.) ^ M. Capitaine, p. 95, croit pouvoir attribuer ce recueil au chevalier de Lau- nay. V Abeille littéraire parut du 1" février au 50 décembre 1778. 4 vol. in-S». (Biblioth. de l'Université de Liège, collect. Capitaine.) s II n'a paru de cette feuille curieuse, œuvre du chevalier de Saint-Péravi, qu'un seul volume, du l^^r novembre 1785 au 15 avril 1784. (Biblioth.de l'Université de Liège , collect. Capitaine.) ( 94 ) A cette époque, l'imprimerie et la librairie liégeoise atteignent leur apogée. Cette branche du commerce devient en peu de temps la plus florissante de toutes : imprimeurs, éditeurs, libraires ouvrent presque dans chaque rue leurs ateliers, leurs boutiques ou leurs modestes échoppes. On ne connaîtra jamais, et riionneur de la Cité n'a rien à y gagner, ce qu'il s'est imprimé de livres dans ses murs, durant un espace de quarante ans. Ils ont couru par le monde, cachant soigneusement leur extrait de naissance et comme reniés par leur père. Personne ne sait à qui ils doivent le jour, ni d'où ils viennent; mais chacun les a rencontrés, car il n'y a pas de distances qu'ils ne franchissent, pas de police qui puisse les arrêter en chemin. Quand on remue, au fond d'une vieille bibliothèque, assez gros- sièrement imprimées et portant sur le titre Ispahun, Londres, Francfort, Rome, etc., quelques productions malsaines du siècle dernier, il y a fort à parier que l'on a en main des œuvres liégeoises: ce gros papier de mauvaise qualité, ces caractères des- sinés sans goût et surtout l'imnioralité du livre sont comme autant de marques de fabrique. En même temps que le règne do limprimerie clandestine, est inauguré celui de la contrefaçon, et de la contrefaçon la plus audacieuse, la plus effrontée qui fût jamais. Il semble que ce soit un jeu du sert qui ait désigné Liège pour être l'asile de la liberté de la presse partout proscrite: en France, la censure a redoublé de sévérité ^ ; en Hollande, la licence des imprimeurs ne permet plus au gouvernement de fermer les yeux; ' « Tous les soins qu'a pris et que prend M. de Miromesnil, ou plutôt » M. de Nevil pour empêcher les livres imprimés dans rétranger d'entrer en » France, n'empêchent pas que ceux qu'on imprime ici n'y pénètrent même à » Paris.,.. Depuis que M. de Miromesnil est en place, la France a perdu plus de » la moitié de son commerce de livres qui, avant, s'élevait à vingt-six mil- )♦ lions. » {Le voyage dans les Pays-Bas autrichiens ou Lettres sur l'état actuel de ces pays; Amsterdam, Changuyon, et à Bruxelles chez Emmanuel Flon, 178-2-1784; 6 vol. avec plans, t. h»-, pp. 2'20-255.) ( 93 ) et c'est dans une principauté ecclésiastique que vient se réfugier un commerce dont les États voisins rougissent. « A Liège, écrivait un voyageur en 1778, où la liberté de la » presse n'est pas gênée, les imprimeries ont depuis peu d'an- » nées emporté une grande partie des fonds de la librairie fran- » çaise.... Autrefois les libraires hollandais faisaient un commerce » actif avec les étrangers, aujourd'hui ils n'en font qu'un passif. » Autrefois les étrangers débitaient des éditions de Hollande, » aujourd'hui les impressions de Liège inondent la Hollande; » qu'on défende aujourd'hui l'impression d'un livre en Hollande, » demain on en vend une de Liège ^ » Deux ans plus tard, Pilati disait :« Liège est très-bi"Cn peuplé » et très-commerçant...., les imprimeries y ont un grand succès » par la liberté dont y jouit la presse. Toutes sortes de livres se » vendent publiquement, tant à Liège qu'à Spa.... Les imprime- » ries de Liège et de Maestricht font un grand tort à celles de la » Hollande parce que dans ces deux villes la liberté de la presse » étant égale, et le prix de la main d'œuvre plus bas qu'en Hol- » lande, les libraires peuvent donner toutes sortes de livres à » meilleur marché, et quand un libraire hollandais a fait im- » primer un livre qui est recherché par le publie, les libraires de » Maestricht et de Liège écrivent aussitôt au libraire de Hollande » et lui en demandent telle quantité d'exemplaires pour un tel » prix qu'ils fixent eux-mêmes, en lui déclarant très-nettement » qu'au cas où ils y trouvent à redire ou qu'ils traînent trop à » leur en faire l'expédition, ils en donneront tout de suite une '• contrefaction eux-mêmes ^. » En 1 785, un voyageur encore constatait que « le principal magasin » de librairie étaitremplideromanslicencieuxetdecontesgrivois^.» Ces citations disent mieux que je ne l'aurais pu faire quelle était à cette époque l'activité de la typographie liégeoise et quels étaient ses travaux de prédilection. ^ La richesse de la Hollande, 1788, t. II, p. 410. 2 Lettres sur la Hollande; La Haye, MDCCLXXX, 2 vol. in-12, t. II, p. 301. 5 Extracts of Ihe Journal and Correspondence of 3Iiss Berry from the year 1783 ta 1852; London, 1865, 5 vol. Revue britannique, 1865, p. 382. ( 96 ) La liberté de la presse existait donc en fait; mais en droit, un luxe inouï de précautions plus ingénieuses les unes que les autres n'en laissait pas subsister l'ombre. Lisez ledit porté par Velbruck le 27 janvier 1775 : rien n'y manque ^. Mais voulez-vous savoir ce qu'il advenait dans la pratique de toule cette belle législation : voici ce qu'écrivait, cette même année, le censeur au conseil privé : « Soit par négligence des employés, soit par acception » de personnes, ces articles ne s'observent pas exactement à » l'égard de tous les libraires. On en pourrait nommer un qui » depuis l'an 1789 n'a annoncé au censeur aucun ballot, de sorte D que lundi 16 du courant un ballot adressé à ce libraire (Plom- » teux) aurait été retiré sans billet relâché de la part du censeur, » à effet de le visiter ensuite, comme il se pratique chez d'autres » libraires qui ne peuvent s'empêcher de murmurer de cette » distinction 2. » En 1785 ^, le Journcd général de l'Europe publiait Varticulet suivant: « On nous annonce de Francfort-sur-le-Mein un ou- » vrage, dont le modèle n'existait pas encore dans la littérature. > C'est ÏAlmanach des contrefacteurs les plus infatigables de » lEurope. Leur nom, leur demeure y seront indiqués, leurs » talents typographiques appréciés et l'on y joindra leur portrait » en taille-douce. Le volume sera considérable, car le nombre de » ces messieurs n'est pas petit. La seule ville de Liège a fourni à » clic seule à l'auteur sept ou huit gravures. » Le Journal général de V Europe n'exagère rien. Liège renfer- mait dans son enceinte une bande nombreuse de forbans de la république des lettres. A leur tête, pour ne nommer que les chefs, marchaient Plomteux, Bassompierre, J.-J. ïutot. Plomteux, imprimeur de l'êvêque, faisait servir ses presses à des ouvrages beaucoup moins orthodoxes que les mandements épiscopaux; il mêlait sans gêne le sacré au profane, faisait pa- ^ Le prince-évêque, à son avènement, renouvelait toujours les édits de son prédécesseur sur la librairie. Ce n'était là qu'une simple formalité. {Journal général de l'Europe, 1787, t. II, numéro du 14 juillet.) 2 D.VRIS, 1. 1", p. 296. 3 Journal général, t. Il, p. 191. ( 97 ) . raître en 1771 les œuvres de Voltaire * et s'associait avec Panc- koucke pour une nouvelle édition de VEncyclopédie ^. En même temps, il tirait bon profit de l'impression des livres religieux'. Cet homme avisé avait, comme on voit, deux cordes à son arc. J.-J. Tutot n'était pas moins habile. II était à la tête d'un établissement très-important qui comprenait trente-trois presses et employait plusieurs centaines d'ouvriers ^. Le trait suivant donnera une idée de son audace : en 1785, Tutot avait entre- pris d'imiter un journal de modes ^ de Paris et, dans la pre- mière livraison de 1787, page 5, il reproduisait avec le plus grand sang-froid cette note : « Nous avons appris qu'en divers » pays de l'Allemagne, qu'à Liège, qu'en Saxe, les libraires » contrefaisaient nos cahiers; mais qu'ils les contrefaisaient à ne » point les reconnaître, que ce n'étaient ni nos modes, ni nos » dessins, ni notre enluminure, ni nos couleurs, ni nos descrip- » tions; que rien n'était soigné, n'était fait; que ces contrefaçons * Sous la rubrique Genève. * Encyclopédie méthodique ; Paris, Panckoucke ; Liège, Plomleux, 1782-1792. Cette édition fut continuée à Paris chez Agasse, 1792-1832. {Journal général de VEurope, 1789, t. II, annonces, p. 71.) 2 « L'Espagne et le Portugal, écrivait un voyageur en 1782, tirent aussi des » Pays-Bas autrichiens des livres, surtout de vieux livres, et plus qu'aucune » autre nation des livres de théologie L'Espagne tiroil autrefois des Pays- » Bas tous ses livres d'église, depuis elle les a tirés de Liège. C'étoient les » presses de Plomteux qui les fabriquoient. Cette branche de commerce, qui » donnoit de très-grands bénéfices à cet imprimeur, n'existe plus; les Espa- » gnols impriment à présent leurs livres d'église. Les Pays-Bas liroient aussi » de Liège la plus grande partie des livres; ils ne le peuvent plus aujourd'hui » et doivent faire usage de ceux qui sont fabriqués par leurs propres impri- » meurs. » {Le voyage dans les Pays-Bas autrichiens ou Lettres sur l'état actuel de ces pays; Amsterdam, Changuyon, et chez Emmanuel Flon à Bruxelles, 1782-1784, 6 vol. in- 12 avec des plans, t. l", pp. 220-233.) * Archives de l'État à Bruxelles, Conseil privé, 1104. s Cabinet des modes ou Les modes nouvelles décrites d'une manière claire et précise, et représentées par des planches en taille-douce enluminées, etc.; in-8o de 16 pages et 5 figures gravées et coloriées par H. Godin. D'abord bi- mensuel, puis tous les dix jours, l" décembre 1783 au 30 novembre 1787. Celte revue paraissait à Paris chez le libraire Buisson, hôtel de Mesgrignj. Tome XXX. 7 ( 98) » étaient grotesques et ridicules et qu'elles n'empruntaient de nos » cahiers que le nom. » Tutotn'en était plus à son coup d'essai; déjà en 1776, il s'était permis de réimprimer en deux volumes et l'année suivante, en quatre volumes, les lettres que le comte de Caraccioli avait attri- buées au pape Clément XIV ^ Le Saint-Siège s'en plaignit; Velbruck résolut d'empêcher le retour de pareils abus ; le 20 octobre 1 777, il écrivait à de Chestret : « Quand le libraire La tour viendra demander l'octroi, nous verrons » ce qu'il aura à répondre. L'imprimerie mérite certainement de » l'attention. A la rentrée de l'hiver, nous examinerons celle du » sieur Tutot, qui mérite particulièrement toute considération. Il » faudra voir comment éluder les reproches de la Cour de Rome et i> le moyen de garder le silence sur le lieu de l'impression. ^ » En même temps, il fit réimprimer l'ouvrage du P. Bonnaud qui avait démasqué la fourberie de Caraccioli ^. Inutile de dire qu'on s'en tint là et que ni Tutot, ni aucun de ses confrères ne furent surveillés plus attentivement que par le passé. Bassompierre l'emportait peut-être sur tous les autres par l'activité de sa production et son peu de scrupule * dans le choix * Lettres du pape Clément XIV, précédées de la Vie de ce pontife et suivies de V Oraison funèbre, prononcée à Fribourg, en Suisse, par un ancien membre de la Société de Jésus. 2 Lettre de Velbruck à de Chestret, 20 octobre 1777. Qu'on remarque ce fait significatif : deux éditions de ces Lettres supposées avaient déjà paru à Liège et personne ne s'en était aperçu! 5 LeTarlufe épistolaire démasqué ou Épître très-familière à M. le marquis de Caraccioli^ colonel {in partibus), éditeur et comme qui dirait auteur des lettres attribuées au pape Clément XIV. \111. * M. Capitaine rapporte dans le Bulletin des bibliophiles, 1851 , p. 484, le fait suivant : « Dans les premiers mois de 1851, mourut subitement à Liège, dans un âge » avancé, M™* veuve Huet, bien connue des bibliophiles liégeois. Cette dame » avait la monomanie des livres, ou, pour mieux dire, du papier imprimé. Pen- » dant plus de trente ans, elle assista régulièrement aux ventes qui se firent » dans la province. Non contente de ces accroissements en quelque sorte jour- ( 99 ) des livres qu'il imprimait. Une anecdote bien connue et que je laisse raconter par Marmontel lui-même suffira à peindre le personnage : « A Liège où nous avions couché , je vis entrer chez moi le » matin un bourgeois d'assez bonne mine et qui me dit : » Monsieur, j'ai appris hier au soir que vous étiez ici : je vous » ai de grandes obligations, je viens vous en remercier. Mon nom » est Bassompierre; je suis imprimeur-libraire dans cette ville. » J'imprime vos ouvrages, dont j'ai un grand débit dans toute » l'Allemagne; j'ai déjà fait quatre éditions copieuses de vos » Contes Moraux , je suis à la troisième édition de Bélisaire. » Quoi, Monsieur, lui dis-je en l'interrompant, vous me volez » le fruit de mon travail, et vous venez vous en vanter à moi? » Bon, reprit-il, vos privilèges ne s'étendent pas jusqu'ici. » Liège est un pays de franchise, nous avons droit d'imprimer » naliers, elle acquit encore plusieurs fonds de librairie Un petit grenier, » fermé à clef, où personne n'avait été admis du vivant de M™« Huel, consli- » tuait l'enfer de celle singulière bibliolhèque. Comme on le pense bien, notre » curiosilé était vive. Nous fûmes assez heureux pour y pénétrer le premier; » mais grand a élé notre désappoinlemeul de n'y trouver que quelques cen- » laines d'exemplaires de quatre des ouvrages les plus infâmes enfantés par » les dérèglements de la dernière moitié du XVII In^^ siècle : » 1° Académie des Dames; Venise, Arétin (sans date),in-8ode 420 pages; » 2» Thérèse philosophe ou Mémoires pour servir à l'histoire de Dirrag » et de mademoiselle Eradice; sans nom de ville (1786), 2 vol. in-S", t. I"', )) 182 pages; t. TI, 87 pages; plus l'Histoire de madame de Bois- Laurier ; » 28 planches, y compris les frontispices et les titres gravés; » 3<» La fille de joie ou Mémoires de miss Fanny , écrits par elle-même; à » Paris, chez madame Gourdau, 1786, in-80 de 235 pages en deux parties et » 55 planches; » 4» Histoire de Gouterdam, portier des Chartreux, nouvelle édition » revue, corrigée, augmentée sous les yeux du Saint-Père; à Rome, 1786, » in-8", [«"c partie, 179 pages et 12 planches; H"»*" partie, 123 pages et » 11 planches. )) Ces ouvrages, publiés sous une rubrique fausse, sortaient clandestinemeul » des presses du sieur B imprimeur liégeois, qui exploita la licence révo- » lulionuaire pour répandre dans le public ces livres ignobles et les annoncer » en vente dans un catalogue qu'il publia en aoiît 1793. » ( 400 ) » tout ce qu'il y a de bon ; c'est là notre commerce. Qu'on ne vous » vole point en France, où vous êtes privilégié, vous serez encore » assez riche. Faites-moi donc la grâce de venir déjeuner chez » moi. V^ous verrez une des belles imprimeries de l'Europe et vous » serez content de la manière dont vos ouvrages y sont exécutés. » Pour voir celte exécution, je me rendis chez Bassompierre. » Le déjeuner qui m'y attendait était un ambigu de viandes » fraîches et de poissons. Les Liégeois me firent fête. J'étais à » table entre les deux demoiselles Bassompierre, qui, en me ver- » sant du vin du Rhin, me disaient : M. Marmontel, qu'allez-vous » faire à Paris, où Ton vous persécute? Restez ici; logez chez » mon papa; nous avons une belle chambre à vous donner. » Nous aurons soin de vous, vous composerez tout à votre aise » et ce que vous aurez écrit la veille sera imprimé le lendemain. » Je fus presque « tenté d'accepter la proposition. Bassompierre, » pour me dédommager de ses larcins, me fit présent de la » petite édition de Molière que vous Hsez, elle me coûte six mille > écus *. » Ces détails, ces témoignages des contemporains jettent un plein jour sur les mystères de l'imprimerie liégeoise dans la seconde moitié du siècle dernier. Je n'y veux rien ajouter. Je ferai seule- ment observer que les anciens Liégeois ne connurent pas seule- ment la philosophie du XVIII"^ siècle par ses plus indignes interprètes, par les livres obscènes : ils connurent aussi et lurent avec avidité les œuvres des grands écrivains de l'époque, où du moins les idées morales les plus élémentaires n'étaient point per- pétuellement insultées. Outre ces instruments tout-puissants, dont la philosophie se servait pour faire parvenir ses idées bien loin au delà des murs de la Cité, elle en possédait d'autres plus restreints dans leur influence, mais qui, à I^iége même, agirent fortement sur l'esprit public. Depuis longtemps déjà 2, un théâtre s'était établi dans la ville; ' Œuvres complètes de Marmontel; Paris, 1818, t. II, p. 61. ' En 1718. (Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, 1724-1752; Liège, 1865, 1. 1^^, p. 300.) ( lOJ ) mais il ne jouissait pas d'une grande vogue. Velbruck lui prodigua ses encouragements; il ressentait un goût très-vif pour les diver- tissements de la scène et souvent il assistait aux représentations. Les pièces qu'on donnait étaient généralement les œuvres les plus récentes des auteurs français ; la religion et les mœurs n'y étaient pas toujours respectées. Velbruck cependant veillait * assez attentivement à ce que la Comédie restât ce qu'elle devait être, un délassement honnête ; mais il n'était point malaisé de tromper sa vigilance. Sous le règne suivant, les Liégeois furent saisis d'un véritable engouement pour le théâtre. Des sociétés particulières se formèrent et les autorités ecclésiastiques ne purent empêcher qu'on ne jouât, comme le dit avec une indignation feinte, le Journal géné- ral de l'Europe y « des pièces proscrites ailleurs : Figaro, Tarare, V Inconséquent et d'autres impiétés semblables 2. « D'après M. Daris ^ « la franc-maçonnerie qui pénétra au dio- cèse de Liège, dans la seconde moitié du XVIII""' siècle, y seconda activemenl l'œuvre du déisme et de l'incrédulité. » La première loge fut fondée, le 16 décembre 1774, sous le nom d'Union des cœurs j le 12 octobre 1775, le Grand Orient de France * « II est de rintérêt de l'Élal dans le siècle frivole où nous vivons, que » nous ayons une bonne comédie, sui lout à Spa. » (27 juin 1779. Correspon- dance de Velbruck avec de Chestrel.) Pendant l'hiver de 1781 à 1782, Vel- bruck dut écrire à de Chestret de « défendre de sa part aux associés comé- » diens de ne plus jouer la Veuve du Malabar dans ces circonslances-ci. » 2 Ce fut en 1788 que plusieurs jeunes gens formèrent entre eux une troupe d'acteurs. Ils devinrent si nombreux qu'ils durent se diviser en deux groupes. Le 29 mars 1789, trente curés de la ville adressèrent» l'évêque une énergique protestation « contre cette jeunesse effrénée. » Le 3 avril suivant, une exhor- tation pastorale flétrissait sans ménagement les acieurs improvisés. Un trait de mœurs qui m'a paru mérité d'être noté, c'est qu'un certain abbé D., peu de jours après la protestation de ces confrères, ne craignit point, au grand scandale de toute la ville, de paraître en personne sur la scène. Voir sur cet incident : Journal général de l'Europe, annonces, 1789, t. Il, pp. 83, 95, 126. 3 Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège ; Liège, j868, t. ]«'■, pp. 294 et seq. ( i02 ) érigeait La parfaite intelligence ; enfin la grande loge de France établit, en i776, La parfaite égalité. Spa etMaestricht possédaient également leurs loges. A Liège, un nombre considérable de hauts dignitaires de l'État s'enrôlèrent dans la mystérieuse milice. Le chapitre de St-Lambert lui fournit plusieurs recrues; Velbruck, a-t-on prétendu, lui accorda sa protection ^. Nous n'avons aucun moyen d'apprécier exactement les résul- tats que produisit à Liège son introduction. L'obscurité la plus impénétrable enveloppe ses agissements. Un fait est certain, dit M. Capitaine ^, c'est qu'à l'époque de la révolution, les loges ne comptent plus qu'un petit nombre de membres et leur action ne se fait nulle part sentir. Peut-être aussi pourrait-on soutenir qu'à Liège, au siècle dernier, la franc -maçonnerie n'était que l'amusement de quelques esprits amis du mystère. Je n'essaierai pas de reprendre les investigations du laborieux érudit que je viens de citer; je renonce avec lui à deviner un secret si bien gardé. Je me borne à une seule observation : la franc-maçonnerie avait * En tout cas, les francs-maçons liégeois se prévalaient de l'appui du prince, comme cela ressort d'une pièce de vers, publiée dans la Feuille sans litre du 8 mars 1777 : C'est vainement que l'aveugle Ausonie Lance sur nous des arrêts foudroyans, Laissons l'envie exciter ses serpens. Et moquons-nous de la rage ennemie. Dans nos climats, loin de ces vains caprices, Sûrs de l'appui d'un prince vénéré, Sensible, bon, juste autant qu'éclairé. Nous élevons en paix nos édifices. Comme je l'ai dit, c'est peut-être la publication de ces vers qui amena la suppression de la Feuille sans titre. * M. Capitaine, Aperçu historique sur la franc-maçonnerie liégeoise avant 1830; Liège, Carmanne, 1853, cite parmi les hauts personnages qui se firent initier aux Mystères modernes : le comte Charles de Horion, grand- maïeur; de Goër d'Haltine, président du Conseil ordinaire; de Bourguignon et Hodeige, bourgmestres; de Lantremange et de Paix, tréfonciers. ( ^05) été condamnée par le pape Clément XII, le 28 avril i738, par le pape Benoît XIV, le 18 mai 1751 , et c'était ime secte ainsi proscrite qu'un évêque laissait s'introduire dans son diocèse et que le tréfoncier de Paix célébrait dans ses vers *. Ce simple rapprochement nous dit assez la situation morale de certains membres du haut clergé liégeois à cette époque. Velbruck, je l'ai dit, n'avait point pour les lettres un amour absolument désintéressé. En échange de ses faveurs, il leur demandait la gloire qu'elles dispensent à leurs Mécènes. Son rêve le plus cher était de susciter à ses côtés un groupe d'écrivains et d'artistes dont il se serait fait l'inspirateur et le protecteur. Sous les voûtes sévères du palais des princes-évéques, il aurait voulu appeler les fêtes joyeuses que l'austérité de ses prédécesseurs en avaient bannies. Entouré, lui aussi, de ses poètes et de ses histo- riographes, il aurait tenté de se rapprocher de l'idéal commun à tous les souverains de son temps, à faire revivre autour de lui quelque chose de la cour brillante , spirituelle et lettrée de Ver- sailles. Longtemps il s'était contenté des plus maigres reliefs de la table de Sa Majesté Très-Chrétienne. Des poètes, tels que Saint-Péravi ^ * Voici la fin du poëme de de Paix : Nous coulons dans les ris des jours remplis d'appas; Des mœurs de l'âge d'or, les nôtres sont l'image, Nos cœurs sont sans malice et nos jours sans nuage, Amis de la vertu sans affectation, Sans haine, sans ennui, sans soin, sans passion, Justes, vrais, bienfaisans, voilà ce que nous sommes, Et le Maçon parfait est le premier des hommes. Réimprimé par M. Capitaine à la suite de : Aperçu historique sur la franc- maçonnerie liégeoise avant 4830 ; Liège, Carmanne, 18o3. ^ Jean-Nicolas-Marcellin Guérineau, chevalier de Saint-Péravi, né à Janville (Beauce),le 15 avril 1752; en 1778, à la suite d'une aifaire d'iionneur, il quitta la France, s'arrêta quelque temps à Bruxelles auprès du prince de Ligne, puis vint à Liège. Velbruck lui accorda une pension de 800 livres et le nomma membre orateur derÉmuIafion. Saini-Péravi mourut à Liège, dans la misère, en 1789, ainsi que nous l'apprend Villenfagne , iWe/angfes littéraires, 1810, p. 57, dont le témoignage est confirmé par ce passage de V Avant-Coureur, ( i04 ) et de Launay * s'étaient seuls chargés d'apprendre par leurs vers son nom à la postérité; mais il était indulgent. Cependant il n'avait pas renoncé à trouver des chantres mieux inspires. II avait surtout la généreuse ambition de les trouver dans le sein même du peuple liégeois , de donner à la vieille cité la seule gloire qui lui fût encore contestée, la gloire des lettres et des arts. Cette noble pensée rencontra un écho. En 1779, quelques per- sonnes s'associèrent aux desseins patriotiques du prince. Elles furent séduites par l'exemple de la France où depuis peu d'années les hommes d'études, comprenant tous les inconvénients de l'iso- lement, avaient groupé leurs forces et cherché un appui les uns dans les autres. Les réunions qu'ils avaient formées paraissaient appelées à produire les meilleurs fruits. Partout elles s'appli- quaient à encourager et à susciter les talents et plus d'une, sem- blait-il, pourrait s'enorgueillir un jour d'avoir été le théâtre où s'était révélé un génie ignoré. Les étrangers, auxquels Liège accordait à cette époque l'hospi- tahté, saisirent cette occasion de témoigner leur reconnaissance à la nation. Ils se mirent à la tête du mouvement et se posèrent en initia- teurs. Ce rôle leur fut abandonné, sans que personne songeât un moment à le leur disputer. t. Il, p. 154, numéro du 26 août 1789 : « Votre pays fourmille de papiers » publics et aucun d'eux n'a pas encore annoncé la mort de deux auteurs » françois décédés il y a peu de temps : Mallebranche et de Saint-Péravi » Cependant d'autres biographes font mourir Saint-Péravi, à Paris, dans les premières années de ce siècle. M. Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois, pp. 96 et seq., donne la liste des ouvrages publiés par Saint-Péravi durant son séjour à Liège; comme le prouvent les vers cités p. 99 du même ouvrage , Saint-Péravi ne manquait pas de talent. * Le chevalier de Launay était un autre réfugié français, et ce fut aussi une affaire d'honneur qui l'amena à Liège. (Voyez Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois, pp. 95 et 289.) ( i05 ) Grâce aux conseils de ces hommes actifs et entreprenants , des idées vagues et sans portée pratique reçurent un corps : la créa- tion d'une Société artistique et littéraire fut décidée. On lui donna le nom d'Émulation *, afin d'en bien marquer le but; on arrêta un règlement, on obtint la protection et l'appui pécuniaire de Vel- bruck 2 et, le 2 juin i779 ^ avait lieu l'inauguration solennelle du nouvel établissement. Les Liégeois, convaincus des nombreux avantages qu'il présen- tait, en avait adopté l'idée avec empressement. Ils commençaient à rougir de leur longue inaction.- Peut-être s'exagéraient-ils l'influence du « tribunal de goût >» qui venait d'être institué. Ils s'imaginaient que de tous les points du sol liégeois allaient surgir des génies; mais il n'est pas besoin de génie pour se livrer aux nobles délassements de rintelligence et, si la Société d'Émulation ne tint pas toutes les promesses que ses fondateurs avaient prodiguées en son nom, elle eut du moins l'honneur de raviver à Liège l'amour des choses de l'esprit. Sous un autre rapport, l'effet de cette institution se fit sentir plus vive- ment. Elle ouvrit toute grande la porte que la main du synode s'efforçait de fermer. Elle permit aux idées philosophiques de s'étaler au grand jour. II ne manquait plus désormais au voltai- rianisme aucun moyen de propagande. 11 avait les journaux, les livres, le théâtre, la parole publique. La Société groupa les hommes d'action, elle leur fournit une tribune, elle leur donna l'occasion de se signaler et d'apprendre à la foule les noms de ceux qui devaient la diriger un jour. C'est là que, dans l'échange continuel des idées révolutionnaires, se prépara la ruine delà nationalité liégeoise; c'est là que se recruta et s'organisa l'état- major de la révolution. * Voyez Capitaine, Notice swr la Société libre d'Émulation. Annuaire de la Société libre d'Émulation, 1856. 2 Velbruck donna 4,000 florins pour les frais d'établissement. (Voyez Le Privilège, pièces jusliBcalives XIX.) ^ Discours prononcé par M. de Saint- Péravi, le jour de V inauguration de la Société d'Émulation, suivi des couplets du même auteur, mis en musique, par M. Hamal; Liège, Boubers, 1779, in-S" de 18 pages. ( 106 ) A l'origine cependant, la nouvelle Société sembla se consa- crer tout entière à réaliser la pensée qui avait présidé à sa fondation. Parmi les cent membres qu'elle compte se rencontrent tous les dignitaires ecclésiastiques, Tévéque à leur tête, presque tout le cha- pitre et un grand nombre des membres du clergé secondaire. Les idées anarchiques et irréligieuses ne sont représentées que par une faible minorité. Velbruck d'ailleurs entendait bien que la religion ne souffrît pas de l'éloquence des orateurs et de la verve des poètes qu'on s'attendait à voir poindre de tous côtés. Le privilège et le règle- ment n'avaient pas oublié ce point important et avaient mis la morale, l'orthodoxie, le prince à l'abri des hardiesses de nos cent académiciens. Ces défenses si expresses n'étaient plus dans les documents épiscopaux qu'une vaine formule; elles n'empêchèrent pas la Société de devenir, comme le dit Villenfagne avec plus de vérité que d'élégance, « plutôt le lieu de réunion de quantités d'esprits turbulents et tracassiers, imbus des maximes philosophiques et révolutionnaires dont l'explosion a retenti dans les quatre par- ties du monde, que le paisible rassemblement du petit nombre d'amateurs soit pour les lettres, soit pour les arts, que nous avions parmi nous. » Un an à peine après son établissement, l'Émulation ne répon- dait plus entièrement aux intentions de ses fondateurs; la partie la plus turbulente et la plus jeune de l'assemblée prenait le dessus. Defr.'ince exerçait sa verve grossière contre la religion et le clergé; il recueillait un succès bruyant et les protestations de quelques sages ne servaient qu'à augmenter le scandale *. Velbruck, selon son habitude, laissait faire et son indifférence était comme une approbation de ces écarts; bien plus, l'écrit de Defrance arrivait jusqu'à la Cour et y était lu avec une avide curiosité. Ces violences passaient encore pour de simples jeux d'esprit dont on pouvait s'amuser sans scrupule; le jour n'était ^ Voyez Daris, t. ^s p. 298 passim. ( 107 ) pas loin où ces brutalités de langage allaient se traduire en de déplorables excès. Une nouvelle génération se levait tout imprégnée des idées philosophiques; l'ancien régime était à la veille de subir de terri- bles assauts: ses adversaires ne devaient plus être d'obscurs étran- gers, isolés et sans appui ; les futurs champions du philosophisme étaient des jeunes gens pleins d'ardeur, d'audace, de décision. A l'attaque indirecte et dissimulée, succéderait bientôt l'attaque directe, franche, ouverte, irrésistible. Mais le feu couvait encore sous la cendre; de temps à autre seu- lement une flamme plus vive faisait présager l'imminence du danger. En 1781 et 4 782, le chevalier Gaspar François de Heeswyck publia deux opuscules qui excitèrent une vive émotion dans le pays K 11 proposait à Joseph II une nouvelle division du diocèse de Liège et le conviait à s'emparer du comté de Looz; à ces vues politiques, il mêlait de virulentes attaques contre les moines et le clergé. Ces pamphlets, œuvres d'un esprit détraqué, furent bientôt dans toutes les jnains et le plus violent fut même réimprimé trois fois en 1782. Les censeurs se décidèrent alors seulement à agir; ils intentèrent des poursuites contre le chevaher de Heeswyck et comme, à raison de sa qualité de choral, il ne pouvait être jugé que par une cour spirituelle, ils obtinrent de la collégiale de Fosses qu'elle retranchât de sa choralité ce membre indigne. La cour des échevins fut alors saisie de l'affaire; elle fît arrêter le pamphlétaire et le renferma dans sa prison 2. En cette même année 1781 où de Heeswyck avait mis au jour * Coup d'œil sur l'Église de Liège, fille aînée de celle de Rome, et sur Vavantage qu'elle retirerait d'être gouvernée par un prince de la maison d'Autriche; Liège, in-8" de vii-36 pages. — Tableau de V Église de Liège, avant l'érection des nouveaux évêchés des Pays-Bas autrichiens faite l'an 4559, etc., avec celui de l'état actuel du monachisme^ dans lequel on démontre Vutilité et la nécessité de plusieurs édits de S. M. I.sur la réforme des ordres religieux, etc.; Liège, in-S» de 168 pages. 2 Fonds Ghysels, 381. ( 108 ) son premier opuscule, se produisit un autre incident * plus grave et appelé à un grand retentissement. Le fougueux auteur de V Histoire philosophique des deux Indes venait de voir octroyer à son œuvre le suprême honneur qu'il ambitionnait et qui manquait encore à sa gloire 2; le 29 mai 1781, sa prétentieuse compilation était dévouée au feu. L'auteur lui- même, décrété de prise de corps, s'enfuit de Courbe voie près Paris où il résidait, et vint à Spa; l'empereur et le prince Henri de Prusse, qui s'y trouvaient, lui firent un accueil empressé ; Vel- bruck lui-même céda à l'entraînement général et reçut plusieurs fois à sa table l'illustre proscrit. (le fut un véritable événement, qui excita tout à la fois l'indi- gnation du synode et la joie de nos philosophes. « Un jeune » homme, âgé de 22 à 23 ans, de mœurs irréprochables, vif, » aimant la poésie et faisant quelquefois d'assez jolis vers ^ » crut l'occasion favorable pour produire son talent : il composa une sorte d'idylle dans le goût du temps, où la nymphe de Spa adressait la parole au philosophe dans la langue des muses. * L'aflfaire de Raynal et Bassenge a fait l'objet d'une notice incomplète sous plusieurs rapports, publiée par M. Polain dans le Bulletin de C Institut archéo- logique liégeois, 1834, tome II, pp. 287 et seq. ^ « La brûlure, dit Métra, est pour un livre ce qu'est le titre d'académicien » pour un homme de lettres. » {Correspondance secrète, etc., t. IV, p. 293.) Madame de Genlis exprime la même idée dans la Veillée des chaumières : « Je travaille présentement, dit un philosophe, à une seconde édition , j'y » ajouterai deux ou trois morceaux dont on parlera; ils vaudront peut-être à » l'ouvrage les honneurs du biîcher. Si trop d'ambition ne m'abuse , je crois » pouvoir raisonnablement m'en flatter. — Et si on vous exiloit? — Plût au » ciel! quel poids important on donneroit à mon ouvrage. J'irois dans les pays » étrangers; j'y serois reçu comme un homme de génie, comme un héros ^) persécuté et de là j'inonderois la France d'une multitude d'écrits. — Et si » on vous privoit de votre liberté? — Bon! ils ne sont pas si noirs, ni si w méchants que nous les dépeignons. Quel philosophe parmi nous a éié victime » de son audace : nous parlons toujours de persécutions , parce que nous ne » nous soucions guère de l'à-propos, pourvu que nous puissions disserter et » surtout déclamer. » {Journal historique et littéraire, 1786, t. II, p. 518.) ' Mémoires secrets, 2 avril 1783. ( 109 ) En dépit des efforts de l'auteur, ce morceau, rempli du verbiage alors à la mode, ne contenait rien de bien méchant et des inten- tions avortées ne pouvaient être considérées par personne comme un délit '. La pièce, après avoir circulé manuscrite à Spa, fut imprimée; elle arriva aux mains du tréfoncier Ghisels2,etcelte pauvre nym- phe, qui méritait tout au plus d'être un peu molestée au Parnasse ', fut sommée de comparaître au synode; le grand vicaire était alors absent et ce fut le tréfoncier Ghisels, qui prit l'affaire en main, aidé du père Pfeller *. Aussitôt quil fut averti de ce qui se préparait, Velbruck écri- vit de laisser tout tomber. Le synode refusa de céder et alla jusqu'à assigner Bassenge quatre fois en une semaine. Bassenge fut non moins opiniâtre et protesta par-devant notaire : « Apprenant les discours peu mesurés et même injurieux, » répandus contre moi par les membres du consistoire, je refuse » de comparaître devant des juges aussi prévenus; je me réserve 1 La pièce débutait ainsi : Tu vas quitter cette aimable retraite, Où, loin du bruit, des fourbes, des cagots, Libre de soins, ton âme satisfaite, A su goûter les douceurs du repos. De ses malheurs imbécile artisan, Que contre toi dans sa fureur glapisse. Des préjugés l'aveugle partisan Que des mortels ce farouche tyran Le fanatisme à ton nom seul frémisse. {Loisirs de trois amis... Liège, 1823, 2 vol., t. II, p. 44,) 2 Jean-Baplisle-Nicolas Ghisels, né à Liège le 22 juin 1748, mort à Munster le 26 dècennbre 1826. 11 fil ses études d'humanités chez les Jésuites de Liège; il prit le 21 septembre 1769, à l'Université de Nancy, le grade de licencié en l'un et l'autre droit; admis au chapitre de la cathédrale de Saint-Lambert le 24 octobre 1769, il fut élu graud-écolàtre, le 25 juin 1787. 5 Correspondance secrète, etc., pp. 148, 149, 180, 181. * Voyez pièces justificatives XVI. ( HO ) » d'exiger d'eux par-devant les tribunaux et dicastères de l'ein- » pire la réparation que je suis en droit d'exiger pour les injures » lancées contre moi. » De son côté, Velbruck fit savoir, le 19 octobre, à son vicaire eénéral, le comte de Rougrave S qu'il désapprouvait hautement les « vexations » suscitées au jeune poëte. « J'ai lu et relu très- ,) attentivement, disait-il, le corps du délit et je n'y trouve rien » contre la religion ni contre les mœurs... la censure de Paris que » l'abbé Raynal doit être le mépris et l'opprobre des personnes à » qui il reste de la religion n'a pas été reçue de tout le monde. » Il terminait par ce trait conforme à ce que nous connaissons de son caractère. « Au reste, quelque parti que prenne dorénavant » mon synode dans cette affaire, je ne veux point lui prêter main- » forte pour le suivre ni en entendre plus parler davantage, quelle » tournure que cette affaire pourrait prendre. » Le synode ne se considéra point comme battu; il marcha de l'avant et rédigea un mandement qui, sans nommer Bas- senge, le désignait très-clairement à l'indignation générale. Ce mandement fut, paraît-il. soumis à Velbruck 2, qui, en tout cas ne fit rien pour en arrêter la publication, et, le 28 octobre, ce docu- ment, signé par le tréfoncier Ghysels en Vahsence du vicaire général"^ j était lu dans toutes les églises du diocèse et faisait tenir à Velbruck devant ses ouailles un langage bien différent de celui que, dans l'intimité, il avait tenu au comte de Rougrave. Encouragé par la faiblesse du prince, le synode continua ses poursuites contre Bassenge; il lui envoya un monitoire pour l'obliger de comparaître sous peine d'excommunication; Bassenge persista dans sa rébellion. Enfin Velbruck, fatigué du bruit que faisait cet incident, résolut de s'interposer. Il manda, le 2 novembre, * Voyez pièces justificatives XXI. 2 Le mot de Piron serait ici en situation. Un prélat, rencontrant un jour l'auteur de la Mélromanie qui faisait antichambre à Versailles, lui demanda : « Avez- vous lu mon dernier mandement? » — « El vous Monseigneur? » répliqua Piron. ^ Voyez pièces justificatives XXII. ( Ml ) à son château de Seraing l'aeeusé et ses juges , dans l'espoir de les amener à une conciliation; mais le synode ne voulut rien en- tendre et, le 5 novembre , il présentait à l'évêque de nouvelles observations *. Bassenge finit cependant par triompher des citations et des monitoires; les intransigeants du synode donnèrent leur démis- sion. En apparence tout était rentré dans l'ordre. Mais cette affaire insignifiante en elle-même avait marqué d'une façon très- précise les immenses progrès accomplis par la philosophie. Pour la première fois peut-être depuis qu'il exerçait son im- portante magistrature, le synode était vaincu. Il sortait de la lutte, amoindri dans son prestige et dans son influence. Les seuls défen- seurs que l'ancien régime opposât aux doctrines du XVIII'"« siècle, avaient été abandonnés par ceux-là mêmes, qui étaient le plus intéressés à les soutenir. Dix ans auparavant, pareil fait n'aurait pu se produire; mais les idées avaient marché; les philosophes comptaient maintenant pour quelque chose aux yeux même de leurs plus opiniâtres adversaires. C'est qu'ils avaient pour eux la jeunesse, le talent, le nombre, c'est qu'en réalité ils étaient déjà maîtres des masses^ L'heure était proche, où les rôles seraient intervertis, où les accusés de la veille deviendraient à leur tour les accusateurs. * Voyez pièces juslificalives XVII et XVIII. ( H2) CHAPITRE IV. P. Lebruu et le Joufnal genévaï (f« VJEut^ope. P.-P. Rousseau a été le propagateur des pures doctrines de Ferney; grâce aux impri- meurs locaux, les ouvrages des exagérés du voltairianisme se sont répandus à Liège; P. Lebrun initie les Liégeois aux nouveaux progrès de la philosophie, il est l'organe des théories des économistes et des idées du Contrat social. — Premières années de P. Lebrun. En 4785, il obtient un octroi du gouvernement des Pays-Bas pour publier à Hervé un journal. Néanmoins le Journal général de l'Europe s'imprime à Liège; il est protégé par le gouvernement des Pays-Bas. Au début Lebrun n'est que l'écho des écrivains révolutionnaires, il n'a pas d'idées propres; il prône les ré- formes de Joseph IL Le gouvernement liégeois s'inquiète de la polémique du Journal général; Lebrun, à la suite de plusieurs avertissements, s'enfuit à Hervé. — Exposé du programme que Lebrun adopte vers cette époque; il défend la théorie du Contrat social et les principales thèses de Quesnay; il est partisan de la liberté de la presse, adversaire du monachisme; ces doctrines forment les principaux articles du Credo des révolutionnaires liégeois. — Lebrun continue sa guerre contre le prince-évêque Hoensbroeck et prend la défense des réformes de Joseph IL II attaque les États de Brabant qui proscrivent son recueil. L'empereur lève le décret de proscription. — Situation difficile où se trouve Lebrun en reprenant ses travaux : il doit se prononcer entre l'empereur et les patriotes; inconvénients que présente pour lui l'inféodalion à l'un ou à l'autre parti. Les patriotes possèdent les sympathies du journaliste, il les estime plus favorables que l'empereur au progrès des idées françaises qui lui tiennent par-dessus tout à cœur; cependant il observe dans sa polémique une grande prudence; les Brabançons lui témoignent une profonde défiance ; le gouvernement autrichien s'apprête à sévir contre lui ; Lebrun lui pro- digue les protestations de fidélité; mais à bout de patience, le gouvernement se décide à mettre fin au double jeu que joue le Journal général; Lebrun s'enfuit à Liège où triomphe la révolution. — Lebrun se range du côté des Vonckistes et engage contre Feller et Brosius une virulente polémique; le parti aristocrate tire vengeance de Lebrun en proscrivant son journal. Celui-ci continue à se publier à Liège; à la restauration du prince-évêque Hoensbroeck, Lebrun se retire à Paris. Les deux chapitres qui précèdent retracent l'introduction et les progrès de la philosophie du XYlIl""" siècle dans la princi- pauté de Liège; je me suis efforcé de marquer l'influence toujours croissante qu'elle y acquiert sur l'esprit public, et, comme ma lâche n'était pas seulement d'étudier un épisode de l'histoire ( 115 ) intellectuelle des Liégeois, j'ai également essayé de signaler les voies nombreuses par lesquelles les doctrines nouvelles fran- chissent l'enceinte de la cité et gagnent les pays voisins. Ces doctrines se sont présentées à nous sous leur première forme, celle que leur donnaient Voltaire et ses plus proches disciples : leurs interprètes empruntent au patriarche de Ferney les ruses de guerre, auxquelles son génie ne dédaignait pas de recourir. La perspicacité du lecteur doit suppléer à la timidité de l'auteur, deviner les arrière-pensées, saisir les allusions, opérer les rapprochements qui sont seulement indiqués. De tous les abus de l'ancien régime, le plus attaqué est celui qu^on appelle prudemment fanatisme ou superstition. Mais bientôt celte discrétion, ces ménagements avaient été jugés inutiles. Les disciples mêmes de Voltaire, outrant sa pensée et faisant fi des circonlocutions de langage, s'étaient empressés de dénoncer clairement les réalités qui correspondaient aux expressions vagues de leur maître. En véritables enfants terri- bles, ils criaient tout haut et à tout passant le mot défendu. Pierre Rousseau fut à Liège l'apôtre des pures doctrines de Ferney; les altérations que leur firent subir d'Holbach, Helvé- tius, Diderot, les exagérations auxquelles il les poussèrent, furent connues, grâce à l'activité peu scrupuleuse des impri- meurs locaux. Pendant que ce mouvement s'accomplissait à Liège, en France les principes de la philosophie s'étaient développés et marchaient rapidement à leurs dernières conséquences. Aux encyclopédistes avaient succédé les économistes : les questions sociales avaient revendiqué une large part de l'intérêt qu'on avait jusque-là presque exclusivement porté sur les questions religieuses; on recherchait les sources de la richesse, on essayait d'établir les bases d'un impôt équitable, de fixer les règles d'une sage admi- nistration. Ainsi se créait peu à peu une science nouvelle. L'impulsion donnée ne se ralentit pas. L'attention était éveillée. Des penseurs osèrent aborder des problèmes d'un ordre plus élevé encore : ils voulurent remonter à l'origine des lois, de- mander compte à tout gouvernement de sa constitution; ils pré- TOME XXX. 8 ( il4 ) tendirent mettre au jour les fondements mêmes de l'Etat. Refu- sant de voir dans la vie sociale une manifestation essentielle de la nature humaine, ils imaginèrent de retrouver les clauses du contrat qui, dans le commencement, aurait créé les sociétés et de déterminer ainsi les droits des sujets et ceux du souverain. Ils dressaient la liste des abus qui, dans le cours des temps, s'étaient glissés dans l'organisation sociale, s'imposant pour mis- sion de lui rendre sa pureté primitive. Ces deux écoles se transportèrent simultanément à Liège; elles y eurent un organe puissant, qui sut se faire écouler non-seulement en Belgique, mais en France et en Allemagne, le Journal général de VEurope, dont j'entreprends maintenant de faire l'histoire. Le hasard seul avait amené à Liège le fondateur de ce journal : Pierre-Hèlène-Marie Tondu dit Lebrun ou Lebrun dit Tondu , car les avis sont partagés, était né à Noyon en 1765. Doué d'heu- reuses dispositions, mais pauvre, il fut élevé aux frais du cha- pitre de cette ville, qui l'envoya à Paris, au collège Louis le Grand. Lebrun ne répondit point aux vues de ses bienfaiteurs : l'état ecclésiastique ne lui sourit pas longtemps. On lui fit alors obtenir « une des places payées par le roi à » l'Observatoire aux jeunes gens qui paraissaient propres aux » mathématiques ^ » Cette position n'eut pas non plus l'heureuse chance de lui plaire et il entra dans l'armée; il la quitta bientôt après et se réfugia à Liège. Le célèbre Paquot le prit sous sa protection et l'introduisit comme précepteur dans une noble famille : au bout de quelques mois, Lebrun abandonnait son élève et s'engageait comme com- pagnon imprimeur, dans l'atelier de J.-J. Tutot. Las aussitôt de n'être qu'un simple ouvrier, il pense à devenir patron à son tour et s'associe avec un imprimeur liégeois, J. Smits, dans le but de fonder un journal. Lebrun avait trouvé sa voie : cet abbé défroqué, ce soldat déserteur était du bois dont on fait les journalistes et les bons journalistes. * Biographie des ministres français, depuis 1789 jusqu'à 7ios Jours. Bruxelles, 1826, pp. 185 et seq. ( us ) II ne songea pas un instant à demander au prince-évêque un privilège : l'accueil que pareille demande eût obtenu était trop facile à prévoir. Cependant les deux associés voyaient de nom- breux avantages à l'établissement de leur feuille et de leur impri- merie sur le territoire de la principauté. Ils s'avisèrent d'un détour fort ingénieux. Sans avoir la moindre intention de s'y aller installer, ils sollicitèrent du gouvernement des Pays-Bas un octroi afin de publier leur ouvrage à Hervé. Ils connaissaient leur monde; ils savaient la censure liégeoise inca- pable de susciter des obstacles à une publication dont elle aurait prétexte pour décliner la responsabilité, le journal devant être supposé s'imprimer ailleurs qu'à Liège. Le gouvernement des Pays-Bas accueillit leur requête. Le 10 janvier 1785, LL. AA. RR. inscrivent sur la supplique l'apos- tille suivante * : « Il ne peut être question d'octroi, ni de cen- » sure 2, et on peut laisser au suppliant la liberté de faire circuler » sa feuille, bien entendu par provision et sans engagement. » Ils n'en désiraient pas davantage; ils mirent immédiatement leur projet à exécution et le 2 juin, parut le Journal général de l'Europe, Politique, Commerce, Agriculture. A Hervé, aux dé- pens de la société typographique, MDCCLXXXV. Avec permis- sion du gouvernement général des Pays-Bas autrichiens. Sur le titre étaient gravées les armes de l'empereur. Des indications aussi précises déplurent au gouvernement, à qui elles ne permettaient guère de désavouer facilement les étour- deries possibles des journalistes. Aussi LL. AA. RR. mandaient- elles, le 50 mai 1785, au Conseil privé ^ : « C'est notre intention y> qu'il soit interdit au rédacteur et à l'éditeur de faire usage des » armes de S. M., ou de parler de permission du gouvernement » et qu'il soit déclaré que les cahiers seront soumis à la censure » ordinaire. » Telle était l'importance qu'on attachait à ces ordres * Archives de l'État à Bruxelles. (Conseil privé, carton 1104.) « L'auteur de la supplique était J. Smits, et il avait proposé, comme censeur du journal, le maïeur de Hervé, s Archives de l'État à Bruxelles. (Conseil privé, carton 11 Oi.) ( 116) que, le 25 juin 1783, on les rappelait encore au conseiller fiscal du Brabant, en ajoutant: « C'est notre intention que vous fassiez » connaître aux rédacteurs qu'ils ne peuvent plus désigner le lieu V de rimpression *. » Lebrun obéit aux injonctions qui lui furent transmises. Le tome II de son recueil portait : en Europe, ce qui ne pouvait com- promettre personne. L'attitude du gouvernement des Pays-Bas s'explique sans peine, si l'on se souvient que les projets de Joseph II rencon- traient une vive opposition en Belgique et qu'ils avaient besoin d'un avocat pour plaider leur cause auprès du peuple : qui mieux qu'un journaliste pouvait accepter ce rôle? « Il était bon, comme » l'écrivait Raunilz h ïrautmansdorfT ^, d'avoir un homme à la » main qui pût défendre la cause de l'empereur. » Les gouvernements s'étaient enfin rendu compte de la puis- sance de la presse. Trop longtemps cette puissance avait été em- ployée contre eux. Ils essayaient maintenant de la placer de leur côté et, pour y réussir, on voit à quelles concessions ils ne crai- gnaient pas de coiidescendre *. S'il fallait déterminer quelle impression produisirent les pre- miers numéros du Journal général de l'Europe et dire l'opinion que les lecteurs se formèrent de Lebrun, on ne serait pas sans éprouver quelque embarras. Il semble cependant qu'il dût passer pour un jeune homme de talent, possédant des connaissances variées, mais trop rapidement acquises et qu'il fallait mûrir encore. Il a lu tous les ouvrages des philosophes, il les a même étudiés * Conseil privé. Carton 1104. * Conseil privé. Carton 1105. * Dès la première année de son existence, le Journal général donna lieu à des plaintes : le 19 octobre 1785, le comte de Melternich, ministre à Coblence, envoie au Conseil privé un numéro, oîi il trouve « des choses répréhen- sibles ». Le comte de Metlernich s'était déjà plaint au prince-évêque de Liège, qui avait promis d'agir. Le Conseil privé passa à Tordre du jour; il fit le même cas de réclamations présentées par TÉlecleur palatin, le 9 juin 1786. (Conseil privé, carton llOi) ( iI7) d'assez près. Il est imbu de leurs idées, mais il les a accueillies sans faire entre elles de distinction. Peut-être n'a-t-il pas de toutes une conception bien nette. Il a parfois l'air de répéter une leçon apprise par cœur; il a beaucoup amassé, mais dans ces richesses accumulées, il devra tôt ou tard faire un choix. Parmi les prin- cipes qu'il adopte sans les discuter, il devra un jour ou l'autre prendre les éléments d'un programme personnel. Mais il n'en est pas encore là. Rhéteur et déclamateur, tout le monde l'était à cette époque, il cherche la tirade pour la tirade. Le fanatisme, la superstition, le despotisme sont les lieux com- muns de son éloquence; il ne sort guère de ces généralités et probablement ces longues phrases sont aussi innocentes, au moins dans l'intention, que celles de l'abbé Raynal ', l'un de ses maîtres préférés. La conviction commune h tous les écrivains du temps était que les rois marcheraient à la télé du mouvement réformateur, que la révolution trouverait en eux ses plus chaleureux auxiliaires. Lebrun partageait ces illusions 2. II lui fut donc facile de ne pas trahir la confiance que le gouvernement des Pays-Bas avait mise en lui : Joseph II semblait avoir accepté sans arrière-pensée le ^ « Peul-èlre aucun auleur jusqu'alors, dit M. de Baranle, n'avait manqué « à un tel point de raison dans les idées, et de mesure dans la manière de ■» les exprimer. Il est diftîcile de concevoir comment on peut parvenir à un » pareil délire dans les opinions, à une emphase si ridicule dans les paroles. » Raynal étale avec complaisance des principes opposés au bon ordre de » toute société. 11 n'est pas de crimes, commis pendant les derniers troubles » de la France, qui n'aient été, pour ainsi dire, appelés à grands cris par ce V déclamateur. Cependant quand il se trouve réellement au milieu des » désordres d'une révolution, il se montre jusie, modéré et courageux. Tant » est dangereuse cette confiance dans des opinions qui ne sont le fruit ni de » l'expérience, ni de la réflexion. » {De la littérature française pendant le XVIII'^ siècle; Paris, 1829, pp. 280 et seq.) 2 « Quand l'histoire, disait-il dans son premier numéro, crayonnera un jour » les traits caractéristiques du XVlIIe siècle , on remarquera sans doute ') avec une surprise mêlée d'attendrissement, qu'il fut un temps où presque » tous les trônes de l'Europe étaient occupés par des princes sages, généreux, » bienfaisans » ( H8) rôle réservé par la philosophie aux souverains dans l'accomplisse- ment de son œuvre. Aussi ne doutera-t-on pas de la sincérité au moins relative du dithyrambe, que \t Journal général entonne en l'honneur du bon Joseph aux préjugés fatal. « Son génie est à tout, son génie est partout; rien n'échappe » à sa vigilance , et chaque jour, amenant pour lui de nouveaux » soins, amène pour ses sujets de nouveaux bienfaits, pour l'hu- » raanité de nouveaux sujets d'admiration. » A Liège, dans le commencement, personne ne songea à s'in-' quiéter des tendances qu'accusait le Journal; ses aspirations vagues vers un meilleur état de choses, ses vœux platoniques, pensait-on , pour des réformes qu'il ne précisait pas , ne provo- quèrent aucune critique, ne soulevèrent aucune protestation. Cependant depuis 1785, les événements avaient marché; les intelligences s'étaient prises d'un superbe dédain pour les insti- tutions du passé; la philosophie fermentait dans toutes les tètes; les passions populaires grondaient menaçantes. Au bord de l'abîme, les yeux du gouvernement liégeois se dessillèrent enfin ! Le danger reconnu , il n'était pas malaisé d'en découvrir les causes : les journaux avaient fomenté et entrete- naient cette surexcitation des esprits; le Journal général de l'Europe était sans aucun doute l'un des coupables. Son langage n'était certainement pas celui d'un ami; derrière les généralités qui semblaient l'absorber, apparaissaient des intentions hostiles. Certaines de ses tirades * s'appliquaient avec un merveilleux à-propos au prince-évéque Hoensbroeck, Le temps des demi-mesures, des atermoiements était passé. Le gouverne- * Voici un échantillon de ces morceaux d'éloquence : « Contentons-nous » de déplorer le malheur d'un prince, qui auroit la faiblesse de laisser envahir » toutes les avenues par lesquelles la vérité pourroit percer jusqu'à lui ') Comment un tel prince ne risqueroit-il pas d'être trompé, et s'il l'est, com- » ment pourroit-il s'en apercevoir, et s'il s'en aperçoit, comment auroit-il la » force d'y remédier? Il s'est mis sans défense, il n'a plus de pouvoir, il est >> le premier et le plus malheureux des esclaves. Nos lecteurs pensent sans V doute, comme nous, que l'original d'un tel portrait ne peut plus guère se » trouver que sur un trône asiatique. » ( H9) ment voulut se hâter. N'étant pas avec lui, le Journal générât devait être contre lui; au mois de juin 1786 ^ un premier aver- tissement était donné aux publicistes, qui ne se laissèrent pas intimider et ne changèrent rien à leur manière d'agir. Bientôt de nouveaux avertissements furent suivis d'une action judiciaire. Lebrun n'en attendit pas la fin et se réfugia à Hervé avec ses associés J. Smits ^ et l'abbé Fréville ' qu'il s'était ad- joint depuis peu. * « Un avenir plus effrayant peut-être nous attend, écrivait Lebrun » Quelque funeste que puisse être le sort qui nous est réservé, il suflBra, pour » notre consolation, de n'en avoir mérité la rigueur que par un attachement » inviolable à la justice et à la vérité. Notre âme demeurera donc calme et » tranquille au sein de l'orage et des tempêtes, et si la foudre doit nous » frapper, elle nous frappera du moins entourés de notre vertu. » {Journal général; il m, i. m, p. iQ±) 2 Smits racheta une partie du matériel de J. Urban, imprimeur à Hervé; il édita plusieurs ouvrages importants, entre autres : Voyage du jeune Anacharchis en Grèce; Hervé, 1789, 5 vol. avec un allas, gravé par H. Godin, artiste liégeois. En 1786, Smits avait commencé la publication d'une revue littéraire, qui cessa après quatorze numéros : Bibliothèque raisonnée de littérature, sciences et arts. Multa dies et multa litura coercuit; Horace , De arte poëlica. Dans l'avis qui ouvre le tome I**^, les auteurs promettent « une noble v hardiesse, accompagnée toutefois d'une juste réserve pour tous les objets » qui méritent leurs respects. » Le tome II contient une élude très-considérable et très-curieuse sur la Constitution anglaise. « La nation anglaise, apprend-on dans ce travail, » ignore l'objet de la société. » 3 Le Journal général contient aussi quelques articles dus à la plume de Courtois de Longuyon. Les Annonces générales de 1789 (p. 109), renferment cet avis : « Le Jour- » nal de Luxembourg, interrompu depuis un an, va reparaître. Il sera le M même quant à la forme, la distribution, le prix. Voici son nouveau titre : w Mélanges historiques et politiques. Quant à la rédaction, elle a été confiée }> à M. Courtois de Longuyon, avocat au Parlement, membre de plusieurs y Académies, et connu déjà Irès-avantageusemonl dans la république des w lettres. On aura pu se former une idée de sa manière. Les amateurs de >; poésie trouveront des pièces charmantes de lui dans nos différens recueils » littéraires, entre autres dans VAlmanach des Muses. » ( 120 ) Il nous dira lui-même son odyssée dans le style emphatique qui lui est propre : « Menaces particulières, menaces publiques, » propositions captieuses, intrigues secrètes, suppositions fausses, 1. critiques sourdes et amères, rien n'a été négligé pour nous » priver du fruit légitime, que nous avons lieu d'attendre, un » jour, de nos travaux. A ces attaques diverses, nous avons tou- » jours opposé les armes de la patience, de la modération, et, » nous osons dire aussi, presque toujours celles de la raison. » Comme nous étions préparés à tout, rien ne nous a étonnés, » rien n'a pu ébranler notre fermeté, ni abattre notre courage. » Aujourd'hui encore, peu avant de nous mettre au travail, nous » nous disions : il est incertain, si ce volume que nous allons j. commencer, s'achèvera dans ce lieu; mais que nous importe, » nous sommes assurés depuis longtemps d'une retraite paisible, » nous irons y jouir de la tranquillité qui nous fuit ici » « L'on nous intime de comparaître pour la troisième fois » devant une assemblée qui se dit l'organe de la souveraineté » dans ce pays , en matière d'impression. Nous recevons cet » ordre avec tranquillité, et nous y obéirons avec confiance. Le » calme de nos expressions annonce assez la sérénité de notre » âme. Comme elle est sans reproche, elle se montrera sans » crainte. » « L'heure nous appelle Hâtons-nous d'apprendre quelle y> sera notre destinée future » a Le sort en est jeté! H est décidé que nous allons » porter dans les États d'un grand, d'un sage et d'un puissant » monarque nos personnes, nos familles, notre industrie, le peu y de talent dont le ciel nous a fait don, et quelques lumières » que nous avons acquises. Prince généreux et magnanime, sans » doute vous daiguercz nous accueillir avec bonté, vous ne refu- >' serez pas votre protection à des hommes qui , nous osons l'as- » surer, en sont dignes à plusieurs égards. » « Nos intentions ont toujours été pures, notre conduite a tou- » jours été sage, nos actions ont toujours été dirigées par l'amour y du bien. Vous aimez à entendre la vérité; nous aimons surtout » à la divulguer. Vous êtes l'appui et le soutien de l'ordre et de (121 ) » la justice; nous en avons toujours été les apôtres; nous en » sommes peut-être aujourd'hui les martyrs. Ah! ces litres ne » peuvent manquer de trouver grâce auprès de Joseph II. Et » bientôt placés sous l'influence plus immédiate de cet astre » bienfaisant, nous pourrons nous écrier, comme les enfants » d'Israël, en entrant dans la terre promise : Si nous avons un » si puissant protecteui'j qui sera contre nous? » Ce fut là comme l'hégire de Lebrun. Avec cet événement coïncident d'importantes modifications dans ses opinions ^ L'étude et la réflexion avaient mûri ses idées; il avait pénétré plus avant dans les écrits des novateurs; il s'était fait des convictions per- sonnelles; de plus sa nouvelle position, sans le rendre tout à fait indépendant, lui donnait plus de liberté pour exposer et défendre ses théories. C'est, je pense, le lieu d'exposer son pro- gramme ^. Dans le principe, séduit par les prestiges d'une politique rou- tinière, il avait suivi « une de ces routes battues où le grand nombre se perd. » Aujourd'hui plus sage et mieux éclairé, il a compris « le vide du système des contre-forces, il a renoncé à la chimère de l'équilibre, à la folie de cette balance de pouvoir et de commerce. » Il abjure ses anciennes erreurs; ce n'est point d'après des prin- cipes versatiles et variables qu'il faut se guider dans l'appréciation de la situation actuelle de l'Europe. Cet équilibre tant vanté n'est * Vers celle époque aussi, Lebrun commença la publication des Annonces générales de VEvrope, in-S" de qualre pages, bis-hebdomadaire. Ce recueil fut compris dans la proscription dont le Journal général fut frappé, le A juin 1787, par le Conseil souverain du Brabanl. Il reparut le 5 janvier 1788, sous le titre d'Annonces, articles et avis divers, et constitua dès lors un supplément du journal « où l'on renvoya toutes les nouvelles que leur arrivée » trop récente, leur moindre degré de certitude, le manque de détails n'avaient pas permis de classer dans le corps du journal. » (Journal général, 1788,1. 1", avertissement.) 2 Tout ce qui suit est extrait presque textuellement d'un discours prélimi- naire, qui se trouve au tome I*'" de l'année 1788, pp. 5 et suiv. Comparez le discours préliminaire placé en tête du tome I" de l'année 1785, ou le Système des conlre-forces était exposé. ( 122 ) qu'une utopie et la plus funeste des utopies. 11 est temps que nos hommes d'État mettent fin aux puériles combinaisons où ils dépensent inutilement leur génie, et se fassent une idée plus juste de la science politique *. A une science sans fondements stables et à la merci des hommes et des choses, il faut substituer une science certaine en toutes ses parties, s'adaptant partout et toujours, sans distinction de per- sonnes ni de lieux. II est des lois fixes dont le penseur doit s'efforcer d'assurer le règne. La politique n'est pas un jeu de forces entre lesquelles on essaye vainement d'établir une balance : c'est l'application uni- forme et invariable de quelques principes généraux. Le théoricien, au fond de son cabinet de travail, en sait plus que le ministre qui a passé des années dans la pratique des affaires. L'art et l'ha- bileté dont ce dernier se pique lui sont aussi inutiles qu'au géo- mètre qui, possédant les vérités premières, en déduit naturelle- ment et sans effort toutes les conséquences. Il est une politique qui découle des lois fixes et immuables de la nature. Les hommes se sont dépouillés d'une partie de leur indépendance pour vivre en société. Dans quel but? Uniquement pour s'assurer des droits dont ils étaient déjà en possession et pour en jouir avec sûreté sous la protection de l'État. Si telle est l'origine, la raison d'être de la société, les pouvoirs du souverain sont nettement spécifiés. * On peut rapprocher de ceci ce que dit Coiidorcet dans son Esquisse des progrès de l'esprit humain; Paris, 1795 (neuvième époque) : « On se vit » obligé de renoncer à celle politique astucieuse et fausse, qui, oubliant que * les hommes liennent des droits égaux de leur nature même, voulait tantôt » mesurer l'étendue de ceux qu'il fallait leur laisser sur la grandeur du ter- » riloire, sur la température du climat, sur le caractère national, sur la » richesse du peuple, sur le degré de perfection du commerce et de l'indus- » trie, et tantôt partager avec inégalité les mêmes droits entre diverses » classes d'hommes, en accorder à la naissance, à la richesse, à la profession, » et créer ainsi des intérêts contraires, des pouvoirs opposés, pour établir » ensuite entre eux un équilibre que ces institutions seules ont rendu néces- » saire et qui n'en corrige même pas les influences dangereuses. » ( 123 ) L'autorité n'est érigée que pour défendre et conserver dans chacun de ses sujets ces droits primitifs et inviolables qui sont la sûreté de la personne, la liberté des actions et la propriété des biens; par conséquent les fonctions de l'autorité ont nécessaire- ment pour limite la conservation de ces droits et toute constitu- tion qui tendrait à les gêner, à les modifier, à les restreindre, serait une constitution injuste, vexatoire, directement contraire à l'objet du pacte social. Voilà le grand mot lâché, et c'est bien la pure doctrine de Rousseau que prêche le Journal général. La pierre angulaire du système qu'il prône, c'est le contrat social, c'esl-à-dire la société établie en vertu du seul consentement de ses membres, chacun d'eux investi à raison même de sa nature de certains droits aux- quels il n'a pu renoncer, l'égalité régnant originairement et devant subsister entre tous; ces quelques formules sont toute la science politique. Pour juger sainement de la situation de l'Europe, il ne faut pas un seul instant les perdre de vue. Elles vous diront où est la vérité, la justice, le droit. La paix et le bonheur du monde sont attachés à leur application. Répandez donc la véritable connaissance des lois de la société ; apprenez aux gouvernants qu'ils sont faits pour elle et qu'elle n'est pas faite pour eux. Qu'ils reconnaissent que la société ne peut avoir d'autre intérêt que l'intérêt commun , que cet intérêt n'est pas seulement le même pour les individus d'une même société particulière, mais qu'il est encore celui de toutes les sociétés sem- blables, qu'ainsi il s'étend généralement à tous les corps politi- ques, à toutes les nations, à tous les peuples. Le système des contre-forces n'est donc point admissible. 11 n'est qu'un tissu d'erreurs monstrueuses. 11 est appelé à faire le mal- heur de toute nation qui le prendra pour guide. Il faut que l'autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus et à toutes les entreprises particulières, car l'objet de la domination et de l'obéissance est la sûreté de tous et l'intérêt de tous : aussi est-elle absolument condamnable cette division des citoyens en divers ordres, dont les uns gouvernent ( 124 ) les autres, qui à l'intérêt général de la nation substitue les intérêts particuliers des différentes castes. Quant à la forme de la souveraineté, la monarchie semble la meilleure; elle est plus propre à une prompte exécution; les res- sorts en sont moins compliqués; elle n'est pas également sujette aux vicissitudes, aux changements et, ainsi, les vrais principes ont moins de chances de s'altérer entre ses mains qu'en toutes autres. Sur ce dernier point, les idées de Lebrun subirent dans la suite quelques modifications. Aux approches de la révolution, son enthousiasme monarchique se refroidit sensiblement. Il adopta les principes qui dirigeaient l'Assemblée constituante. Sa thèse favorite fut la division ou plus justement le morcellement des pouvoirs. Le despotisme, disait-il *, ne dépend point des formes; il n'y a qu'un seul moyen de l'éviter, c'est de distinguer tellement les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qu'il ne puisse jamais y en avoir deux réunis dans les mêmes mains. Nous ne connaissons encore qu'une partie du programme du Journal général de l'Europe : Lebrun n'est pas seulement le dis- ciple de Rousseau, il est aussi celui de Quesnay, « du bon, du » sage, du bienfaisant Quesnay ^. » Son recueil, disait-il déjà en 1786, devait comprendre toutes les connaissances qui ont une influence immédiate sur le sort des sociétés politiques, l'agriculture, le commerce, les finances. Et dans ces matières, que d'erreurs et de préjugés. La véritable nature, la source des richesses sont généralement ignorées. L'agriculture ^ est la seule tige de toute prospérité; le com- merce et l'industrie sont des branches qui se dessèchent, dès que la culture commence à languir. Le commerce ne produit aucune richesse, toutes ses fonctions se réduisent à un échange de valeurs contre des valeurs égales. L'industrie n'est pas moins stérile, car les formes qu'elle fait prendre aux matières premières * Journal général, 1790, t. i^r, p. 245. 2 Journal général; 1787, l. III, numéro du 24 mai 1787. 5 Je ne fais ici que reproduire les idées exprimées sous la forme d'un dialogue, entre un curé, un marchand et un conseiller, t. II, année 1788, pp. 57,83, 105, 143, 348. ( 125 ) coûtent ce qu'elles valent. Il n'en résulte aucun accroissement des richesses. De là découlent de nombreuses conséquences. Si le commerce et l'industrie sont improductifs, il faut supprimer toutes les lois prohibitives; plus de droits d'entrée, ni de sortie; liberté pleine et entière K Laisser faire, laisser passer, voilà en deux mots le seul code raisonnable du commerce. Mais pareille réforme amène un vide considérable dans les finances de l'Étal. Comment le combler? D'abord il ne faut pas s'inquiéter des petites injustices locales et personnelles; elles sont inséparables des grandes opérations du gouvernement. L'intérêt général prime l'intérêt particulier, ou plutôt il est absurde de les opposer, puisque le premier est la somme des seconds. Cela posé, rien n'est plus facile que de réparer la brèche faite au trésor public. La source de la fortune du gouvernement ne peut différer de la source de la fortune privée. La terre est le foyer, d'où partent les richesses particulières. Comment serait-il donc possible de procurer un revenu au souverain, autrement qu'en l'appelant à partager les fruits de la culture? < « Moi! que je contribue aux besoins de l'État! Vous voulez rire, mon » ami ; J'ai hérité d'un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate; » je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrais, en billets sur » la place ; je ne dois rien à l'État ; c'est à vous de donner la moitié de votre » subsistance, puisque vous êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, » si le ministre des finances exigeait de moi quelque secours pour la patrie, » il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer, car tout vient de la terre ; » l'argent et les billets ne sont que des gages d'échange; au lieu de » mettre sur une carte au Pharaon cent setiers de blé, cent bœufs, mille » moutons et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui » représentent ces denrées dégoûtantes. Si, après avoir mis limpôt unique » sur ces denrées, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous » pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la » même chose? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de voire blé, el » pour deux millions d'étofTes fabriquées avec votre laine; il gagna plus de » cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profil fut » fait sur des terres déjà taxées. » (Voltaire ; L'Homme aux quarante écus, édition de KehI.) ( 126 ) Il ne s'agit pas d'enlever au fermier sa part dans la récolte; celte part représente les avances qu'il fait à la terre; elle lui sert à augmenter les richesses : à ce titre elle doit être respectée. Le propriétaire seul supportera les charges de l'impôt. Il faut répartir le vide fait dans la caisse publique au marc la livre sur le revenu des fonds de terre. Ce système consacre, scmble-t-il, de criantes injustices *, et les conséquences auxquelles il aboutit pourraient être invoquées contre les principes d'où il part; mais ce n'est là qu'une appa- rence. Cette théorie est aussi certaine que la géométrie d'Euclide. Il ne faut point hésiter à l'appliquer partout; et l'on se convaincra bientôt qu'elle est la seule théorie juste, équitable et raisonnable. A ces théories générales se rattachent quelques idées plus spé- ciales que je signalerai, afin de n'omettre aucun des points sur les- quels se concentre la polémique du Journal général de V Europe. < « L'Homme aux quarante écus : » N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice démontrée à me prendre la » moitié de mon blé, démon chanvre, de la laine de mes moutons, etc., et de « n'exiger aucun secours de ceux qui auront gagné dix ou vingt ou trente » milles livres de rentes avec mon chanvre dont ils ont fabriqué des draps, V avec mon blé qu'ils auront vendu plus cher qu'ils ne l'ont acheté? » Le Géomètre : » L'injustice de celte administration est aussi évidente que son calcul est » erroné? Il faut que l'industrie soit favorisée; mais il faut que l'industrie » opulente secoure l'État. Cette industrie vous a certainement ôlé une partie )» de vos cent vingt livres et se les est appropriées, en vous vendant vos » chemises et votre habit vingt fois plus cher qu'ils ne vous auraient colite, » si vous les aviez faits vous-même. Le manufacturier qui s'est enrichi à vos )) dépens, a, je l'avoue, donné un salaire à ses ouvriers, qui n'avaient rien par » eux-mêmes; mais il a retenu pour lui, chaque année, une somme qui lui a » valu enfin trente mille livres de rente; il a donc acquis cette fortune à vos » dépens; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denrées assez cher pour vous » rembourser de ce qu'il a gagné sur vous ; car si vous tentiez ce surhausse- » ment, il en ferait venir de l'étranger à meilleur prix. Une preuve que cela est » ainsi, c'est qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, » et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, au lieu » d'augmenter. » (Voltaire : L'Homme aux quarante écus, édition de KehI.) ( i27 ) Lebrun avait fait une trop dure expérience des entraves multi- pliées, que la législation ancienne apportait aux écrivains et sur- tout aux journalistes , pour ne pas inscrire parmi ses revendica- tions les plus instantes la liberté de la presse. D'après lui, le salut de l'État est intéressé à cette liberté. Sans le droit absolu pour chacun de tout dire et de tout écrire , il n'y a point de bon- heur possible dans une société. 11 se croit « voué par état à ensei- » gner les loix de la justice, à défendre les droits imprescriptibles » des peuples , à instruire les souverains de leurs augustes dé- fi voirs *. » Ses opinions ne sont pas moins arrêtées et moins hardies sur le Monachisme. Il concède aux ordres religieux le mérite d'avoir été de quelque utilité dans des temps de barbarie ; mais à l'époque de progrès et de haute civilisation où l'on est arrivé, ils doivent disparaître comme d'odieux restes d'un autre âge 2. On comprend que les réformes de Joseph II aient recueilli les chaleureux applaudissements des journalistes de Hervé. Et d'ail- leurs n'était-ce pas là une des mille applications de la grande thèse révolutionnaire, l'état absorbant l'individu, plus d'associations collatérales? Logiquement donc on était amené à la suppression des couvents; mais l'humanité ne devait rien y gagner, puisque, selon le mot spirituel de M. Tanie, l'idéal qu'on poursuivait, c'était un grand couvent Spartiate ^. Je n'ai pas craint de ra'arréter longtemps à l'exposé de ces théories, parce qu'elles forment les principaux articles du Credo des révolutionnaires liégeois. Lebrun fut le dernier maître de Bassenge, Reynier, Defrance, Henkart; il donna à leurs idées leur forme définitive. C'est dans le Journal général que les pa- ' 1786,1. V, p. 7. 2 1786, t. VI, pp. 71 et 235. Je place ici un passage qui se rapporte à cet ordre d'idées : « Si le règne de Frédéric 11 a eu un bon côté, sans aucune » tache , il faut en convenir, c'est par la conduite qu'il a tenue, en matière h de religion, comme prince. Eh! qu'a-t-il donc fait à cet égard? Beaucoup » sans doute, puisqu'il n'a rien fait. « (1788, t. IV, p. 13-4.) 2 Les origines de la France contemporaine : L'ancien régime; l'^ édition, p. 3!23. ( 128 ) trioUîs cherclièrent leurs inspirations; nous en aurons la preuve, quand nous nous occuperons des derniers philosophes liégeois, qui furent en même temps les premiers révolutionnaires. Reprenant maintenant l'histoire du Journal de Hervé , après avoir indiqué les principes généraux dont il se constitue le défen- seur, nous allons le suivre dans les diverses questions de poli- tique piatique et déterminer sa part de responsahilité dans leur solution. A Liège, les affaires empiraient de plus en plus : comme affolé, le gouvernement ne savait où donner tète et les patriotes s'en- hardissaient tous les jours. Désireux de posséder l'appui d'un journal, ils se mettent en relation avec Lebrun, lui fournissent des renseignements et des articles. Dès lors, le Journal de Hervé devient comme le moniteur de l'opposition; il ne cesse de déclamer contre le despotisme et les despotes. Toute cette rhéto- rique vise évidemment Hoensbroech ; parfois même; sortant de ces généralités, les rédacteurs dirigent contre lui des attaques directes. Cette guerre sans trêve ni merci était intolérable. Le gouverne- ment songea au procédé cxpéditif , dont il s'était déjà servi avec tant de bonheur contre Lebrun. Le chapitre envoya, dans les pre- miers mois de l'année 4 787, des députés * à Bruxelles pour exposer ses griefs et réclamer bonne et sommaire justice; mais le journaliste jouissait de la faveur des ministres : on avait pour lui tous les égards qu'on doit à un puissant allié. Le baron de Feltz répondit qu'on « n'avait i)as trouvé tant de malignité dans » celle feuille, que néanmoins on emploierait les moyens conve- » nables pour faire taire l'auteur. » Le chapitre fut donc éconduit; sa démarche cependant ne fut pas sans produire quelque résultat. Vers cette époque, en effet, le Journal général « change de gamme. Reste à savoir si ce n'est » pas le cas de dire : Lalet anguis in herha ^. » * Ces détails sont puisés dans la farde 1 1 du Fonds de Hambourg. Voyez aussi farde 381, Fonds Ghysels; Archives de TÉtat à Liège. ' Leltre de Dolrenge à Delalle, Fonds de Hambourg, farde 11. ( 129 ) Mais Lebrun s'était fait d'autres ennemis encore, qui devaient être plus heureux; la chaleur qu'il avait apportée à défendre les réformes de Joseph II avait attiré sur lui le ressentiment des patriotes belges : loin de les ménager, il publia, dans son numéro du 24 mai 1787, un dialogue entre un paysan et un phi- losophe où, tout en faisant l'éloge des réformes judiciaires pro- jetées par l'Empereur, il lançait contre les Etats une virulente diatribe. « L'opposition des États est uniquement basée, disait-il, sur » ce que les prélats et les nobles qui forment les deux premiers » ordres ont des seigneuries et qu'ils nomment aux emplois de )> justice. Perdant cette prérogative, ils n'auraient plus l'avantage » de s'attacher des créatures et de dominer le paysan. » Et il allait jusqu'à attaquer la constitution même des Etats. « Les ecclésiasti- » ques et les nobles forment deux ordres contre celui du peuple, ^> quoique le peuple possède plus de fonds qu'eux et contribue » davantage dans les charges publiques Il faudrait que le » peuple eût la majorité. » Et plus loin il approuvait sans réserve la suppression des abbayes; cette mesure, il est vrai, pouvait être contraire à la Joyeuse Entrée; mais, ce qui importait davan- tage, elle était favorable au bien général. Ainsi pris à partie, les Etats du Brabant usèrent de représailles; ils dénoncèrent le journaliste au conseil souverain du Brabant; celui-ci ne demandait qu'à faire preuve d'énergie et rendit un décret ^ qui prononçait l'interdiction du journal et déclarait le rédacteur de prise de corps 2. Cet acte de vigueur fut salué par les ennemis de Lebrun avec ^ Journal général de l'Europe, 1787, t. III, pp. 266, 509. *^ La même mesure fut adoptée par le Conseil souverain du Hainaul, le 27 juin 1787. Ces décrets se trouvent dans le Becueil des représentations, protestations et réclamations des dix provinces des Pays-Bas autrichiens ; Liège, Tuiot, 1787 à 1790, t. Ili, p. 172; t. VI, p. 39. Les fiscaux du Brabant commencèrenl immédiatement des poursuites contre Lebrun; mais ils furent arrêtés par un ordre du gouvernement « de n'y donner aucune suite et de ne gêner en aucune façon, la circulation de la feuille de Hervé ». (Conseil privé, carton 1103. Archives de rÉlat à Bruxelles.) Tome XXX. 9 ( lôO ) une joie bruyante. Brosius laissa éclater toute sa satisfaction dans son Journal historique et politique; en présence des infortunes de son rival, il pouvait d'ailleurs s'écrier : « Quorum pars magna fui. -o « Il n'y avait rien à ajouter aux soins qu'il avait pris de » rappeler aussi sou\ent sur le Journal général l'attention de » ses lecteurs *. » Lebrun ne voulut pas être en reste de gros mots avec son adversaire. Il composa contre lui un dialogue intitulé : La mort de Socrate, où Anitus . Brosius, Ignarios, « montraient toute la ^) bassesse de leurs âmes 2. » Lebrun dut se contenter de cette petite vengeance; craignant pour la sûreté de sa personne, il quitta Hervé le H juin 1787, et s'enfuit à Maestricbt avec ses deux associés. Ils portèrent leur recours auprès de 1 Empereur; Josepb II ne pouvait oublier que le zèle de sa maison les avait perdus, a Sa » main protectrice les soutint et l'équité du tribunal souverain le » poussa à se désister de sa première rigueur ^. » L'eupbémisme était beureux! La vérité est que le conseil souverain avait été forcé de retirer son décret de proscription ''*. ^ Aiinonces générales de l Europe, 1787, u" 6:2, 12 juin 1787. 2 Journal général de VEurope, 1787, t. 111, 19 juin 1787, p. 3a7. ^ Journal général, 1788, t. I, u" du d janvier 1788. * Warzée, Essai historique et critique sur les journaux belges, Gand, 1845, p. 16d: « Dans l'entrevue que les députés des provinces belgiques eurent avec » le prince de Kaunitz à Vienne au mois d'août de celte année, il fut parlé de )) cette afifaire. Le ministre Kaunitz dit aux députés que le Conseil de Bra- » haut ne pouvait se justifier sur le décret de prise de corps porté contre le » rédacteur de celte feuille, pour n'avoir j)as improuvé, disait-il, les disposi- » lions nouvelles de Sa Majesté; à quoi on a répondu que le périodiste avait » décrié les Etats, particulièrement les nobles ei les ecclésiastiques, surtout « dans une de ses feuilles, où il les traita de la manière la plus indigne sur » quoi le prince dit que ce décret fut toujours porté mal à propos, puisque » tous les jours on vil alors éclore vingt feuilles oii l'Empereur était indigne- » ment déchiré. « Relation et protocole du voyage des députés des États de Flandre, devers S. M. Empereur et Roi, par commission du 25 juillet 1787. Cette relation est insérée dans le Messager des Sciences historiques, année 1843. ( ^^^ ) Le Journal put reparaître le 5 janvier 1788 *. En reprenant ses travaux, Lebrun se vit en face d'une situation particulièrement difficile. Les partis en étaient arrivés à ce degré d'acharnement qui exclut toute idée de justice, ne laisse plus à personne la saine appréciation des choses et rend intolérable même la critique la plus modérée. 11 n'était pas possible de se transformer en juge de camp pour décider des coups. Il fallait être partout et toujours, à temps et à contre-temps, à tort ou à raison, avec l'Empereur contre les patriotes ou avec les patriotes contre l'Empereur. Il était donc nécessaire de choisir; mais le choix n'était pas commode. Les adversaires étaient d'égale force et la victoire encore indécise. Et puis la philosophie avait des attaches dans les deux partis. Lebrun était bien embarrassé de discerner de quel côté la pru- dence et la politique voulaient qu'il portât l'appoint de ses forces. Le triomphe de l'Empereur, c'était le triomphe du despotisme, ce vieil ennemi du journaliste; mais en même temps, c'était l'écrasement de l'odieux fanatisme, comme Lebrun parlait. D'un autre côté, les griefs qui poussaient en avant la nation belge n'étaient pas de nature à l'émouvoir outre mesure : sous le nom de libertés, elle défendait de ridicules abus et, pour comble de malheur, le premier mobile de la révolution était la religion; mais, enfin, que ne pouvait-on attendre d'un peuple qui avait l'énergie de secouer ses chaînes? Et parmi les Belges se dessinait * Pour remplir le vide laissé par la prohibition du 4 juin J787 dans la col- leclion du Journal, Lebrun annonça un travail en trois volumes, « lequel ferait l'histoire du monde politique durant l'intervalle de silence où il avait élé forcé ». Cet ouvrage parut du 2 avril au 8 décembre 1788, sous le tiire de : Courrier du Danube ou Histoire des révolutions actuelles du monde poli- tique, ([es bords du Danube, 1788. Il s'occupait spécialement de la guerre contre les Turcs. De là son titre. (Archives du Conseil privé à Bruxelles, canon llOi.) Conseil royal, carton 667. Le procureur général du Luxembourg « envoie la feuille publique intitulée le Courrier du Danube qui se distribue à Liège, demandant qu'on veuille lui faire connaître s'il peut la laisser circuler ». La réponse fut affirmative. ( 152) un parti mieux disposé pour les idées françaises et sur lequel on avait le droit de fonder quelque espoir. Lebrun changea donc de drapeau; mais il essaya dans le prin- cipe de ménager encore ses anciens amis. Ses sympathies pour les patriotes brabançons n'étaient pas d'ailleurs très-vives et son intérêt lui défendait de se prononcer trop franchement pour eux. « Dans l'impossibilité d'embrasser ouvertement la cause du peuple » sans courir les plus grands risques, » il se borna à rapporter exactement et complètement les faits et à mettre sous les yeux de ses lecteurs toutes les pièces du procès. Cette attitude pleine de prudence et qui n'était pas exempte de quelque duplicité ne pouvait, je l'ai dit, satisfaire personne *. Les Brabançons continuèrent à regarder avec défiance cet ouvrier de l'onzième heure et le gouvernement fut vivement irrité de ce qu'il voyait bien être une défection. Il adressa aux rédacteurs un premier avertissement 2 en mars 4788; il n'en fut tenu aucun compte. Le fiscal du Brabant Cuylen^ réitéra l'avertissement, mais sans plus de succès. 1 « Eu vain, écrivait Lebrun le 12 novembre 1789, nous sommes-nous » abstenus de porler aucun jugement sur ces affaires si délicates, si épi- » neuses, si incertaines. En vain, nous nous étions-nous fait une loi de nous » borner au simple rapport des événements et de donner dans nos feuilles un » égal accès aux relations publiées par les deux partis... » (Journal général, 1789, t. VI, p. 81.) 2 La plus grande partie des détails qui suivent est extraite du Journal général de l'Europe, 1789, t. VI, pp. 404 et seq. Lebrun, en faisant le récit des per.sécutions auxquelles il avait été en butte de la part du gouvernement essayait de se concilier la faveur des patriotes et de se justifier des accusa- tions que Linguet venait de lancer contre lui. Le récit de Lebrun est confirmé par les renseignements que fournissent les archives du Conseil privé à Bruxelles, cartons 1105-1104, 1378-1580. 3 Le gouvernement attendait le meilleur effet de ses admonitions. « Loin de gêner la circulation de celte feuille, il convient de la faciliter. Le » Journal général de r Europe s'imprime à Hervé; il jouit de la protection D du gouvernement et on ne croit pas que Feller ni Brosius y aient la » moindre part. On a remis le sieur Lebrun, qui en est Tauleur, sur la bonne - » voie par une admonition que le fiscal du Brabant a été chargé de lui faire. » (Conseil royal, carton 667.) On trouve dans le même carton une lettre des fiscaux des Flandres, datée ( 153 ) A mesure que le succès de la cause nationale devenait plus certain, Lebrun s'enhardissait. Il saisit le premier prétexte pour décocher une virulente tirade contre le despotisme. Cette tirade arriva à son adresse; le gouvernement la prit pour lui, et à la fin du mois de juillet 1788, le fiscal communiquait au journaliste une dépêche de LL. AA. RR. , où on les menaçait de supprimer leur recueil si « sans égards pour de fréquentes admoni- » tions, ils continuaient à se permettre des commentaires tout à >' fait téméraires dans les allégués et par les conséquences qu'on » en peut tirer contre les opérations du gouvernement. » Peut-être eût-il été prudent de battre en retraite; mais Lebrun s'était engagé trop avant pour pouvoir encore reculer. Pressé entre les deux partis, il se jeta ouvertement du côté des patriotes. Les avertissements redoublèrent* « C'était tantôt le fiscal du » Brabant qui nous intimait des ordres ou des plaintes, tantôt » le ministre lui-même, tantôt le général d'armée, tantôt un con- » seiller du gouvernement, tantôt un simple secrétaire, tantôt » un agent subalterne du pouvoir militaire. » Rien n'y faisait. Le gouvernement d'ailleurs voulait douter encore que ces anciens protégés l'eussent abandonné '; il avait du 11 février 1788, où ils annoncent qu'ils ont arièlé le Journal de Hervé, parce qu'il leur paraît avoir repris toutes les idées des feuilles supprimées de Feller et de Brosius. On leur écrivit de lever imnaédiatement cette interdiction. * Conseil royal, carton 669 : Le substitut procureur général du Luxem- bourg dénonce le Journal de Hervé : « Outre raffeclation de n'insérer qu'à » regret les nouvelles agréables aux vrais sujets de Sa Majesté, il se complaît « à les désoler par les faussetés les plus insignes sur les affaires du Brabant. » On répondit au zélé substitut : « Dans ce moment d'anarchie... on en est )j réduit à gémir de la licence à laquelle se livrent la plupart des rédacteurs » de papiers publics et à tolérer des écarts auxquels, vu les circonstances, il » serait moralement impossible d'opposer les remèdes efficaces. » « On ne peut, dit un rapport au Conseil privé, qu'être étonné de la tour- « nure de ces deux articles de la feuille de Hervé, rédigée par un écrivain sur m lequel on aurait dii avoir lieu de compter après la protection dont il a été > honoré de S. M. l'Empereur contre l'injuste et téméraire proscription » exercée envers lui et sa famille par le Conseil du Brabant. » (Conseil privé, cartons 1378-1580.) ( 134 ) besoin de leur ap[)ui, il essaya de les ramener par la douceur. Cependant il fallait aviser : une censure plus sévère parut le moyen de tout concilier. La lettre que le conseiller Leclcrq écrivit à Lebrun pour lui notifier cette décision mérite d'être lue ^ Le digne conseiller est plein d'égards pour les journalistes; il parle à leurs sentiments; il est le premier à déplorer les rigueurs que la légèreté, l'étourderie des rédacteurs ont rendues nécessaires. Dix ans auparavant, pareil message eût été conçu en termes altiers et impératifs : aujourd'hui on traitait avec Lebrun de puissance à puissance. Profitant des illusions du gouvernement, les publicistes répon- dirent avec plus d'habileté que de loyauté : « nous osons vous » protester que jamais nous n'avons varié dans les principes que » nous avons soutenus, il y a deux ans; qu'au contraire notre » zèle et notre attachement pour la cause et la personne de S. M- » n'ont fait qu'accroître Nous sommes encore prêts à tout » sacrifier pour son service. » Le seul désir des ministres de l'Empereur était de pouvoir ajouter foi à ces belles protestations 2; mais il fallut bien se rendre à l'évidence. Lebrun fut soumis à la censure dont on l'avait précédemment menacé; le sieur Jardon de Hervé fut chargé d'exercer sur ses écrits une surveillance toute spéciale ^. Lebrun n'en persista pas moins dans la voie où il était entré : au mois de septembre, le procureur général du Limbourg fut forcé d'intervenir et lui défendit de se permettre désormais les réflexions déplacées, dont les affaires de Liège ^ lui fournissaient le prétexte ^. * Voyez pièces justificatives XXIII. 2 Le 14 novembre 1789, les ofliciers principaux de la douane de Marche dénoncent le n" 151 « comme propre à soulever el inquiéter les esprits. » Même dénonciation du magistrat de Mons. « Vu la rétractation du rédacteur, on lui » écrira seulement une lettre d'admonition, » (Conseil royal, carton 669.) ^ Le sieur Jardon remplit ses fonctions avec zèle, car le 12 septembre 1789, il supprima une letu^e de Malmédy sur les troubles survenus à Slavelot et des <; expressions fortes » sur les atlaires de France. (Conseil royal, carton 669.) * Le 12 septembre 1789, on défendit l'introduction dans les Pays-Bas des ouvrages concernant la révolution liégeoise. (Conseil royal, carton 669.) ^ Toutes ces persécutions ne nuisaient pas à la prospérité du journal; au ( 13b ) Enfin la coupe fut pleine : en octobre 1789, le Journal annonça les premiers mouvements des patriotes. C'était là un crime impardonnable : le gouvernement devait bien se résigner à être battu: mais il ne pouvait tolérer qu'on le dit. Cette fois, le ministre lui-même écrivit : « Je m'attends à ce que, plus circon- » spects, vous vous absteniez à l'avenir de débiter aussi légère » ment de pareils avis, parce que si vous vous permettez encore » de nouveau des écarts de cette espèce, ils seront suivis immédia commencement de l'année 1789, un imprimeur de Tournai, Varié, répandai un prospectus, où il annonçait la contrefaçon de la Gazette de Hervé à 18 livres au lieu d'un louis. Ce fait montre la vogue dont jouissait le Journal de Lebrun. (Journal général, 1789, t. I, p. 8.) — Le 2 juillet 1789, Lebrun fonda une feuille allemande, qui n'eut qn'une courte existence : Schauplatz der Welt, in-4« à 2 colonnes, puis in-8« de 4 pages, bis-hebdomadaire. « Celle feuille, disait le prospectus, aura pour M l'Allemagne et tout le Nord le mérite infiniment précieux de donner les nou- )> velles les plus sûres et les plus fraîches de toutes les contrées du midi et de » l'occident de l'Europe .... 1" parce qu'elle se fait dans un endroit également y à proximité de ces différents pays et situé d'ailleurs sur les frontières des » Pays-Bas e( de l'Empire, et 2" parce que les rédacteurs ont fait avec les pro- » priétaires du Journal général de l'Europe des arrangements, qui leur per- » mettent de profiter de toute la correspondance de ce dernier ouvrage, cor- » respondance très-étendue et solidement établie depuis plusieurs années, e(c. » — Le 15 janvier 1789, l'abbé Fréville fit paraître les Éphémérides de l'humanité, qui s'imprimèrent à Hervé. « L'agriculture, le commerce, l'indus- '> trie, l'impôt, la justice, la police, la législation, la paix, la guerre et tous y les actes d'administration qui, d'un bout à l'autre de l'Europe, influent sur M les destinées des peuples, la science de l'ordre enfin, tels sont les grands » et intéressants objets qui feront la matière du journal. » Les Éphémérides, qui ne dépassèrent pas leur première année, se publièrent d'une façon clandestine. Cela ressort de la manière dont Lebrun en annonçait l'apparition. {Annonces générales, 1789, p. 15) : « On souscrit chez M. Serulh i> au bureau des postes à Baltice pour les Éphémérides de l'humanité, nouvel » ouvrage périodique, dont il paraîtra un cahier de 96 pages in-8'' le 15 et » le dernier de chaque mois Il sera dirigé par M. l'abbé Fréville, connu » déjà dans le monde littéraire par de profondes dissertations sur la politique, » la morale et la métaphysique. » Voyez également Annonces générales, p. 59 : « Le premier cahier des » Ephémérides de l'humanité, nouvel ouvrage périodique, rédigé par » M. l'abbé de Fréville, a paru le 15 de ce mois (janvier 1789). » (136) T> tement de la suppression de votre feuille et de sa proscription ). dans tous les États de lEmpire. » Trois jours après, le commandant militaire du Limbourg réité- rait cet ordre et annonçait « qu'il leur feroit passer bientôt l'envie » de débiter de pareilles impertinences. » Le sachant homme à tenir sa parole , Lebrun crut qu'il était sage de lui en enlever les moyens. Il s'enfuit à Liège *. Au moment où Lebrun arrivait à Liège, les patriotes étaient seigneurs et maîtres de la ville. Ils firent fête au journaliste; il avait été à la peine; ils voulurent qu'il fût à l'honneur 2. Parmi eux du moins il pouvait parler à cœur ouvert. Personne ne le re- gardait comme un faux frère. Il n'en était pas de même dans les Pays-Bas : sa tentative pour « se glisser sous le drapeau de la liberté triomphante » avait échoué. Les Brabançons avaient a repoussé ce lâche gazetier, long- » temps vil organe du gouvernement tombé. » On avait caracté- risé son ouvrage « un des plus insolents, des plus infidèles réper- » toires de l'Europe, un de ceux qui exigent le moins de talent ^. » Ces aménités sont de Linguet; elles répondaient au sentiment général. Tout le monde savait que, défenseur avant tout des idées fran- çaises, Lel)run ne se ralliait à la cause nationale que pour assurer leur succès : au fond peu lui importaient patriotes et empereur, pourvu qu'il « pût avec sécurité étendre les ravages du mal fran- » çais. » La lettre que lui adressa, le 28 décembre 1789, le secrétaire des < A Liège, vint les rejoindre une lettre d'un secrétaire du gouvernement: « Les mensonges, écrivait-il, sur les prétendues victoires des soi-disant » patriotes, que vous recueillez en ce moment-ci avec tant de soin dans votre » Journal, vous attirent avec raison l'indignation de Son Excellence le Ministre » plénipotentiaire. 11 me charge, Monsieur, de vous la faire connaître et de » vous prévenir en même temps que votre Gazette va être défendue dans tous » les États de Sa Majesté l'Empereur et Roi. » {Journal général, 1789, t. VI, p. 405.) Cette menace ne fut pas réalisée. ^ 11 reçut le titre de citoyen et bientôt après fut nommé conseiller municipal. 3 Lettre de M. Linguet au Comité patriotique de Bruxelles, pp. 5, 6 et 7. {Journal général, \ 789, t. VI, p. 404.) ( 137) États belgiques, lui dit clairement l'estime où on le tenait. « Ne » vous imaginez pas, Monsieur, écrivait Van Eupen, que les » dogmes, que vous débitez et cachez tour à tour soient jamais » goûtés ici; notre peuple se rit chrétiennement de la folie philo- » sophique du jour.... » Je vous conseille de vous épargner la peine de nous débiter )> ces petites misères anti-chrétiennes Recevez cet avis en ami » et évitez-moi la nécessité de pousser la chose plus loin *. » Lebrun avait donc fait fausse route. Entre les patriotes braban- çons et le philosophe, il n'y avait, il ne pouvait rien y avoir de commun ^. Il renonça donc à des tentatives d'un rapprochement impossible et dès lors suivit résolument sa propre voie. 11 semblait d'ailleurs que rien ne pouvait plus arrêter les pro- grès des idées révolutionnaires. L'année 1790 ^ permettait toutes les illusions, autorisait la confiance la plus aveugle dans l'avenir. En France, l'Assemblée nationale achevait son œuvre que toutes les nations, croyait-on, s'apprêtaient à prendre pour modèle. Tout annonçait « une révolution universelle, à laquelle on ne » fixait d'autre époque que lintervalle qui reste à parcourir à la » jeunesse actuelle pour arriver à la maturité de l'âge ^. » 11 est vrai qu'en France les choses ne marchaient pas à souhait, les réformes étaient parfois mal accueillies et les belles théories qu'on avait échafaudées en l'air avaient l'inconvénient d'être fort fragiles et de s'adapter très-peu à la réalité des choses ^. Mais on * Celte lettre a été publiée par M. Capiiaine [Recherches sur les journaux liégeois. Pièces juslificalives). "^ Les États du Brabanl n'allaient-iis pas jusqu'à apporter des entraves à la liberté du commerce des grains, contredisant ainsi l'une des thèses favorites de Lebrun? 3 En 1790, le titre du Journal de Lebrun portait : Journal général de l'Europe, contenant le récit des principaux événements politiques et autres. Veracemfecitprobitas, OwEN, LiB.n, Epig.clix. — Pour l'an degràceMDCCXC ou l'an premier de la liberté. De l'imprimerie impartiale, 1790. ^ Journal général, 1 790, 1. 1*"", p 5. ^ « On ne peut se le dissimuler : une grande partie du peuple souffre en w France, le commerce languit, le numéraire est rare. « {Journal général, 1790, t. m, p. 38.) ( 158 ) avait une explication toute prête; la « contre-révolution * d était une excuse commode et d'une application universelle. De toutes les nations de l'Europe, la plus arriérée était sans contredit la nation belge. Elle se distinguait par son esprit conser- vateur, une singulière répugnance pour toutes les innovations, une obstination invincible à rester dans l'ornière que les siècles précédents avaient creusée. « En France, on supprimait les ordres religieux; en Flandre, » on comblait d'honneurs et de confiance jusqu'aux ordres B mendiants 2. » Et tous ces moines s'employaient avec une activité incroyable à rapetisser les hommes et les œuvres de l'Assemblée nationale et à prêcher la guerre sainte contre le philosophisme ^. Le dernier espoir de Lebrun reposait sur les Vonckistes qui se rapprochaient davantage de ses idées, étaient moins rebelles à l'influence française. « Si, disait-il, la décence, la modération, l'honnêteté doivent » former un préjugé favorable à la bonté d'une cause; si les » injures, les plattes grossièretés, le fanatisme annoncent des » torts, il est facile de prononcer entre les deux {)artis ^. » Et plus tard il allait jusqu'à souhaiter le rétablissement du régime déchu plutôt que la domination des aristocrates. « Au cas » que le projet de nos aristocrates s'exécute, tous les individus » qui sont partisans de la Constitution française se joindront de » cœur et d'intérêt au parti royaliste, dussent-ils être gouvernés » par un sceptre de fer, plutôt que d'être asservis sous le despo- » tisme religieux, le plus outrageant pour l'esprit humain de tous * Journal général, 1790, t. III, p. I08. 2 Journal général, 1790, t. l"^'',p.590. 5 Journal général, t. Il, p. 69. Lebrun s'élève contre « rellronlerie avec » laquelle des esprits pervers et hypocriles s'étudient tous les jours dans le » Brabanl à déprimer l'Assemblée nationale de France. » Le Journal philosophique et chrétien, t. III, pp. 26-104, contient une longue dissertation en deux parties, pour prouver 1« la nullité et 2^ le despo- tisme de l'Assemblée nationale. * Journal général, 1790, t. hs p. 137. ( 139 ) » les despotismes Ils feront vœu de tout sacrifier.... pour » repousser un système, qui replongerait la nation dans les » ténèbres de l'ignorance... » Au mois de mars 1790 *, des troubles éclatèrent à Bruxelles; les deux partis en vinrent aux mains; les amis de Lebrun suc- combèrent et lui-même se trouva dans la plus triste des posi- tions. Le premier usage que fit de sa victoire le parti aristocrate fut de tirer vengeance des insultes que les journalistes de Hervé lui avaient prodiguées. Le 25 mars éclatent les premières menaces 2, et, quatre jours après, le cardinal -archevêque de Malines leur fait écrire une lettre, où il qualifie leur recueil « un répertoire » de calomnies, d'impostures et de sarcasmes, un vrai libelle » diffamatoire, » et leur fait savoir qu'il renonce à son abonne- ment ^. Le 29 du même mois, les états de Brabant interdisent le Journal général de l'Europe *; le 12 avril, le conseil souverain de Namur, le 24 avril, les états du ïournaisis, le 12 mai, le conseil souve- rain du Hainaut et le 2G juin^ les états du Limbourg imitent cet exemple. Et enfin pour que la mesure soit comble, une sentence du tri- bunal de Welslar enjoint, le 17 juillet, aux princes exécuteurs de ses décrets « d'enquêter sérieusement contre l'auteur de la Gazette 1 Journal général, 1790, l. II, numéro du 17 mars 1790. 2 Le 25, le comle de Bréderode se plaint, dans une lettre à Fabry, des attaques des journalistes contre le Congrès et s'enquiert des moyens de les poursuivre. Papiers de Fabry (Borgnet, t. I^i", p. 279.) 5 On trouvera celte lettre parmi les pièces justificatives des Recherches sur les journaux liégeois. * Journal général, 1790, t. II, p. 506. « Qu'est-ce qu'une injustice parli- 1) culière en comparaison du renversement de toutes les loix? Est-ce à nous » de nous plaindre, quand les vexations les plus odieuses tombent indistinc- » tement sur les têtes les plus chères et lés plus respectables.. .., quand la » calomnie n'épargne pas même les hommes les plus irréprochables, quand y) le dénigrement, la mauvaise foi, de viles délations publiquement autorisées » ont généralement remplacé l'empire des loix.^ » ( 140 ) » scandaleuse * appelée Journal général de VEurope. » La Cour de Munich, puis les Cours des principautés ecclésiastiques, se rendent à cet appel. Appliquées avec une rigueur inusitée, ces mesures enlevèrent à Lebrun la plus grande partie de ses souscripteurs^. Le Journal ^ < Le Journal général avait commis en juin 1790 (l. IH, p. 281) un acte peu délicat, en publiant une trentaine de lettres que Hoensbroech avait écrites à une comtesse de sa parenté et où il exposait toute sa politique vis-à-vis du roi de Prusse et de l'Électeur de Mayence. En les publiant, Lebrun espérait compromettre la bonne entente de l'évêque avec ces princes. Les lettres dont il s'agit avaient été obtenues par Pinfidélilé d'un domestique. 2 « Non-seulement les États de Brabant, ceux de Namur, ceux de Haynaut » ont successivement défendu l'entrée et la distribution de nos feuilles dans V ces provinces..., mais .. donnant l'extension la plus absurde à une simple » ordonnance du Conseil souverain du Brabant, l'agent plénipotentiaire » Van der Noot a, de son autorité privée, fait défense au bureau général des » postes de Bruxelles de recevoir et d'expédier aucuns paquets contenant » lesdites feuilles, même ceux adressés aux pays circonvoisins et étrangers. » Par là nous avons été privés d'un tiers de nos souscripteurs. » (Journal général, 1790, t. IV, p. 162.) "^ 11 continua aussi sa guerre contre le Congrès belge, au grand méconten- tement de celui-ci qui ne cessait de s'en plaindre. Voici un curieux passage d'une lettre de Lesoinne à Fabry (Borgnet, t l*""", p. 36o) : « On ne cesse de » me faire sur le Journal général de l'Europe les plaintes les plus fortes et » les plus sérieuses, et avec ce ton d'amertume qui dénote une plaie doulou- » reuse et profonde. On a été jusqu'à me dire nettement qu'il n'y avait que y> des ennemis déclarés des Belges qui pussent souffrir chez eux le fabrica- » teur d'un semblable journal, et je puis vous assurer que cette manière de » voir est générale ici, car presque tout le monde me parle de Lebrun sur ce » ton. Je conçois donc et je crois devoir vous annoncer que le moment » approche, où il nous faudra prendre un parti; j'entends qu'il faudra nous » consulter, pour savoir s'il convient aux intérêts de la nation liégeoise de » demeurer amie, ou tout au moins de n'être pas ouvertement brouillée avec » les Belges. Si on incline pour demeurer amis, il sera indispensable de » parler nettement à M Lebrun. Il est et doit être citoyen liégeois, il faut » donc qu'il se résolve à faire ce que l'intérêt de sa patrie adoptive exige, » qu'il n'écrive plus contre les Belges, ni contre les principes de leur révolu- » tion. S'il ne voulait pas se soumettre à cela, s'il préférait sa haine, sa ven- » geance, son intérêt particulier à l'intérêt commun des Liégeois, il faudrait y> l'y contraindre ; je ne suis pas plus que lui partisan des principes des ( 141 ) continua cependant de paraître à Liège et d'y faire un prosély- tisme ardent en faveur des idées révolutionnaires. Il surexcitait les sentiments du peuple contre le régime déchu; il nourrissait dans tous les esprits des convictions et éveillait dans tous les cœurs des passions qui éloignaient de plus en plus et sans retour possible les Liégeois de leur passé. Une restauration éphémère eut lieu cependant; le 12 janvier 1791, les armées autrichiennes entraient à Liège, ramenant à leur suite le prince-évéque Hoensbroech. Lebrun ne voulut pas s'exposer aux vengeances des vainqueurs. Il quitta la ville avec son associé J. Smits * et se rendit à Paris où l'attendaient de hautes destinées 2. » Belges; mais je sais que Ton fait toujours frès-peu de chemin quand on » rabâche vingt fois la même chose, quand on la rabâche avec humeur et » que Ton descend jusqu'à de plaies personnalités, La prudence me prescrit » de voir, d'écouter et de me taire. Pourquoi M. Lebrun n'agirait-il pas de » même? Aurait-il, comme journaliste, le privilège d'être imprudent? » < Le 16 avril, après trois mois d'interru|)tion, Smits reprit la publication du Journal général; il acheta en même temps la propriété de deux feuilles intitulées : Journal des clubs ou Sociétés patriotiques, dédié aux amis de la Constituiion, membres de différents clubs de France (in-8", 20 novem- bre 1790 au 11 septembre 1791), et \e Mercure national (31 décembre 1789 au 29 mars 1791). Le Journal général servit dès ce moment d'organe aux partisans de Dumouriez; il continua de circuler en Belgique; mais le 17 février 1791, le prince de la Tour et Taxis fil défense, sous peine de cassation, à tous les employés des postes de favoriser directement ou indirectement le débit de celte feuille. Elle cessa de paraître le 11 août 1792, lendemain du jour où Lebrun parvint au ministère. 2 Dès son arrivée à Paris, Lebrun s'était appliqué à la politique et avait laissé la direction du recueil à son associé. La protection de Dumouriez le fit entrer dans les bureaux du Ministère des Affaires étrangères; il devint ministre après la journée du 10 aoiît ; mais attaché à la faction brissotine, il succomba avec les Girondins. Arrêté le 23 septembre 1793, il fui condamné à mort; mais il réussit à s'échapper; on l'arrêta de nouveau et on l'envoya à l'échafaud le 22 décembre Le jugement portait : « Lebrun, abbé, journaliste, imprimeur, » ministre, âgé de trente ans, né à Noyon, condamné à mort comme conlre- » révolutionnaire, ayant été appelé au ministère par Roland, Brissot et » Dumouriez et ayant été à cette époque l'âme du parti d'Orléans, et appuyé ( ^^2 ) Son œuvre d'ailleurs était achevée; Liège était gagnée à la révo- lution et les armées autrichiennes étaient impuissantes à lui ravir sa conquête. » de tous ses efforts, avec Clavière et Roland, la proposition de Kersaint de )) fuir au delà de la Loire avec l'Assemblée législative, le Conseil exécutif » et Capet. » M. Thiers {Histoire de la Bévolution, 20« édil., Tournai, p. 1 15) dit : « On ); porta Lebrun aux Affaires étiangères et on récompensa dans sa personne » l'un de ces hommes laborieux, qui faisaient auparavant tout le travail dont » les ministres avaient l'honneur. » M"'« Roland, dans ses Mémoires, apprécie Lebrun en termes moins bien- veillants; elle assure « qu'il passait pour un homme sage parce qu'il n'avait » d'élans d'aucune espèce, et pour un habile homme, parce qu'il était un » assez bon commis; mais qu'il n'avait ni activité, ni esprit, ni caractère. » La Biographie des minislres français explique ainsi la sévérité de ce juge- ment : « Lebrun était humain et n'avait aucune exagération dans les idées. » Il n'était pas même républicain, et cette opinion qui était celle de » M™e Roland, a rendu injuste cette femme illustre si consciencieusement » républicaine.... Il vit avec une véritable douleur la mort de Louis XVI qu'il » avait voulu sauver, et l'expression de celle douleur et de celle que lui cau- » sèrent plus tard les événements du 51 mai ayant été consignée dansquel- M ques lettres, qui furent interceptées dans les premiers jours de septem- » bre 1793, motivèrent le décret d'accusation du 25 de ce même mois. » {Biographie des ministres français depuis juillet 1789 jusqu'à ce jour; Hruxelles, Grignon elTarJier, 1826, pp. 185 et seq.) (U3) CHAPITRE V. lies défenseurs du trône et de l'autel. Le parti conservateur, à Liège, comprend enfin la nécessité de défendre ses idées par la voie de la presse. En 4787, quelques ecclésiastiques liégeois forment le projet de fonder un journal. Ce projet n'est pas réalisé; mais l'abbé Brosius dans le Journal historique et politique, le P. de Feller dans le Journal historique et littéraire engagent une vigoureuse campagne contre les révolutionnaires. Autour de ces deux écrivains se forme tout un groupe de polémistes. — Caractère du P. de Feller. II possède toutes les qualités intellectuelles du journaliste; ses violences et ses excès ne sont pas sans excuse ; son courage et son désintéressement. — Parti que prend Feller à la lutte contre le fébronianisme. — Polémique contre Joseph II; Liège et Saint- Trond, centres de la propagande anti-joséphiste Tracasseries que le gouvernement autrichien fait essuyer au Journal historique et littéraire et au Journal historique et politique; suppression de ces deux feuilles. Le Nouvelliste impartial. Persécu- tions contre Brosius et Feller. Linguct, Lebrun. Sabatier de Castres mettent leur plume au service du gouvernement. — Attitude de Feller. Il reproche à ses amis leur mollesse. Son opposition aux projets des Yonckistes. — État des esprits à Liège. La révolution chasse le prince-évèque. Propagande contre-révolutionnaire.Le Co?«/ifé aristocratique. L'abbé de Paix. Sabatier de Castres. Brochures publiées à Aix-la- Chapelle et à Liège. Inefficacité de ces efforts. Jusqu'à présent, nous ne nous sommes occupés que de l'armée envahissante ; nous avons suivi sa marche rapide, et d'étapes en étapes, nous sommes arrivés à l'investissement complet de la vieille cité des princes-évêques. 11 nous faut maintenant passer dans l'autre camp et compter les défenseurs qui se levèrent pour le trône et l'autel. Il s'en leva une poignée. Eussent-ils été vingt fois plus nom- breux, il était trop tard pour disputer encore la victoire à la phi- losophie; aussi ne combattirent-ils que pour sauver l'honneur, en tombant les armes à la main. Je le dis dès l'abord; car, s'ils ont commis des fautes, je n'en veux parler qu'avec indulgence, 11 faut en effet beaucoup pardonner à des gens auxquels on n'a laissé le temps de choisir ni leurs armes, ni leur terrain , et qui, sachant ( iU ) que tout est perdu, se portent cependant, avec le courage du désespoir, au-devant de l'ennemi. Le désespoir n'est pas un meil- leur conseiller que la colère et, si l'on ne doit pas se montrer trop sévère pour ceux qui, dans l'enivrement de la victoire, abu- sent de leur triomphe, à bien plus forte raison doit-on savoir ne juger pas avec trop de rigueur les excès où peuvent mener la perspective d'une ruine certaine et le ressentiment impuissant de la défaite. Depuis 1756, le journalisme liégeois était aux mains de la phi- losophie; l'ancien régime abandonnait ainsi à ses adversaires l'emploi presque exclusif du moyen le plus propre à agir sur l'opinion publique; il conservait pour lui l'inefficace protection des lois; encore ne faisait-il des mesures de rigueur qu'un rare et timide usage. D'ailleurs, si elles atteignaient l'auteur, elles ne louchaient pas le lecteur; or, c'est là une vérité vieille comme le monde, que les lois à elles seules sont impuissantes à enrayer un mouvement philosophique ou religieux, qu'il faut répondre aux idées par des idées. La multitude croira toujours qu'il est plus aisé d'emprisonner un écrivain que de réfuter ses idées, et ne sera que mieux disposée en faveur de doctrines grandies par l'auréole du martyre. Cette vérité ne fut comprise à Liège que tardivement; en 1787, quelques ecclésiastiques, inquiets des progrès de l'incrédulité, avaient formé le dessein de fonder une feuille conservatrice ^. Ils avaient enfin acquis la conviction que supprimer un journal, poursuivre un publiciste ne saurait constituer une réponse péremptoire à son argumentation et qu'un esprit où pénètre le doute, qu'une âme où naissent des passions, peuvent être inti- midés, mais non persuadés par ces exemples. Les ecclésiastiques liégeois ne donnèrent aucune suite à leur projet; mais la fortune se montra généreuse envers eux; pendant (fu'ils dormaient, elle réalisa leur vœu. * Archives de FÉlal à Liège, fonds Giiysels, farde 577. — On citait parmi les collaborateurs sur lesquels on pouvait compter : Feller, Villenfagne, cha- noine de Saint-Denis, le chanoine de Paix, le médecin Anciaux et l'avocat Warzéo. ( i45 ) Depuis la suppression de l'ordre des Jésuites, s'était établi à Liège, j'emploie l'expression peu obligeante d'un contemporain *, « un sanhédrin de membres de l'ordre proscrit; » c'étaient le P. Dedoyar, le P. de Feller, le P. Brosius, pour ne citer que les noms les plus connus; autour d'eux se groupèrent quelques prêtres séculiers, l'abbé Hubens, l'abbé deSaive, le chanoine de Paix , etc., etc. Fondé en 1773 parle P. de Feller, le Journal historique et litté- raire, bien que son rédacteur eût sa résidence à Liège, fut d'abord imprimé à Luxembourg; le recueil ayant été supprimé en 1788 par Joseph U, Feller le transporta dans la cité liégeoise. L'année précédente, H,-l. Brosius avait engagé dans une campagne ardente contre les novateurs, le Journal historique et politique , qu'édi- tait depuis longtemps J.-J. Tutot 2. La cause conservatrice possédait donc à Liège deux organes et ses partisans avaient enfin secoué leur apathie. Le P. de Feller ^ est l'individualité la plus marquante du groupe de publicistes dont nous allons nous occuper. De toutes les qualités intellectuelles nécessaires à un journa- 1 Mémoires secrets, 17 octobre 1787. 2 « 11 nous tombe sous la main, disent les Mémoires secrets^ à la date » du 10 octobre 1787, un nouvel écrit périodique étranger, qui a pour titre : '^ Journal historique et politique des principaux événements du temps pré- » sent ou Esprit des Gazettes et Journaux politiques de toute l'Europe. Cet » ouvrage se débite par cahier, chaque semaine, depuis le premier janvier de » cette année. 11 s'imprime chez ïutot, libraire de Liège, et est rédigé par un » ecclésiastique nommé Brosius, jeune Luxembourgeois, élève de l'abbé Feller, » ex-jésuite et rédacteur du Journal historique et littéraire de Luxembourg. » Il est cependant sans privilège, sans nom d'imprimeur, ni lieu d'impression, » et se répand très-librement. Il parle beaucoup des troubles du Brabant, il » prêche la doctrine ultramontaine et contient des choses très-fortes et très- » hardies contre le gouvernement de ces provinces et les entreprises de Sa » Majesté Impériale. » 5 « François de Feller naquit, à Bruxelles, le 18 août 1735 ; son père, Domi- » nique de Feller, alors greffier au Grand-Conseil de Brabant, fut anobli par » lettres patentes de Marie-Thérèse, du 28 janvier 1742; il fut fait ensuite » haut-officier delà ville et prévôté d'Arlon, etmourul à son château d'Autel » en 1769. Sa mère, Marie-Catherine Gerber, était fille d'un conseiller aulique Tome XXX. lo ( 146 ) liste, aucune ne manquait à Feller. Un journaliste est un per- pétuel improvisateur; chaque jour lui apporte une tâche qui veut être accomplie sans répit; il ne peut demander trêve, ni songer à renvoyer au lendemain les affaires sérieuses. Une ques- tion surgit : il lui faut se prononcer sur-le-champ et, s'il attache à sa profession l'importance qu'elle mérite, il ne lui suffira pas de dire quelque chose, ce que le premier venu peut faire; beaucoup de ses lecteurs forment leurs convictions d'après ce qu'il écrit; responsable ainsi du bon sens public, il a l'obligation non pas seulement d'être au courant des matières qu'il expose, mais de les connaître réellement et sérieusement. Il doit avoir beaucoup lu et beaucoup retenu, s'être muni d'un fonds de connaissances solides qui sera mis quotidiennement à contribution, sans espoir d'avoir jamais le loisir de l'augmenter. Des connaissances universelles lui » de Charles VI, plus tard inlendant des biens domaniaux à Luxembourg; » ce fut auprès de son aïeul maternel que François de Feller passa les pre- » mières années de sa vie ; en 1732, il fut envoyé au pensionnai des Jésuites » à RheJms; deux ans plus lard, entra au noviciat de la compagnie de Jésus » à Tournay; à cette époque, il ajouta à son prénom celui de Xavier, saint » pour lequel il avait une vive dévotion. Son noviciat achevé, il enseigna les >) humanités à Luxembourg et à Liège. Les recueils de poésies latines que ses » élèves publièrent dans cette dernière ville, en 1761 et 1762 {Musœ Leo- » dienses, Liège, S. Bourguignon.), conliennenl des pièces vraiment remar- » quables. » En 1763, il fut e nvoyé à Tyrnau, en Hongrie. De retour aux Pays-Bas en » 1770, il devint, trois ans après, prédicateur du collège de Liège. Il occupait » ces fonctions, lorsque survint la suppression de la compagnie. A la suite de » cet événement, il se dévoua tout entier à la profession d'écrivain. » {Notice sur la vie et les ouvrages de M. l'abbé de Feller; seconde édition, Liège, Lemarié, 1810.) Cette notice est précédée d'une gravure, qui reproduit le por- trait peint à l'insu même de Feller, pendant son séjour à Ratisbonne. Ce tableau, qui était en la possession de l'imprimeur Lemarié, appartient aujour- d'hui à M. le chanoine Henrotte à Liège. Voyez encore De Backer, Bibliothèque des écrivains de la compagnie de Jésus; Liège, MDCCCLXiX, t. I", pp. 189-197. — Le P. De Backer donne une liste complète des nombreux ouvrages de Feller. — Ne\en, Biographie luxembourgeoise, Luxembourg, 1860, p. 192.— Dictionnaire historique, Lille, Lefort, 1839, t. 111. Voici un arbre généalogique de la famille de Feller, dont je dois la commu- ( 147 ) sont indispensables, car le journaliste traite de toutes les parties de la science et, s'il néglige l'une ou l'autre, il est au-dessous de ce qu'on est en droit d'exiger de lui. Au savoir il doit joindre la viva- cité d'esprit qui saisit rapidement une difliculté, et sur l'heure sait donner une réponse, ou découvrir une échappatoire. Un style aisé, agile, clair, mouvementé; l'art d'élucider les questions, de rendre les sciences les plus élevées accessibles aux intelligences les plus ordinaires; le secret d'emprisonner beaucoup d'idées en peu de mots, et comme il est nécessaire de se répéter souvent, le talent d'introduire la variété même dans les redites: autant de vertus cardinales du véritable journaliste qui porte, à lui seul et sans l'assistance de collaborateurs spécialistes, le far- deau de la rédaction. Feller les possédait toutes. Doué d'une mémoire prodigieuse ' , nication à Tobligeance de M. Wiirlh-Paquet , à Luxembourg. L'original se trouve aux Archives du gouvernement grand- ducal : 1) Antoine Feller eut deux fds : a) Antoine, curé de la paroisse de St-Nicolas à Luxembourg, né vers 1636, et h) Martin. 2) Martin Feller eut six enfants: a) Antoine, prêtre; h) Jacques, prêtre; c) Michel, seigneur de Sept-Fonlaines ; cl) Suzanne; e) Barbe; f) Marie, religieuse du couvent de Differdange. 3) Michel Feller a eu quatorze enfants : a) Dominique, né le 8 octobre 1697, anobli en 1741, époux de Marie-Catherine Gerber; b) Antoine, né le 7 novembre 1699; c) Anne, née le 4 mars 1701; d) Thomas, né le 6 décembre 1702; e) Jacques-Antoine, né le 7 février 1706; f) Marie- Catherine, née le 15 juillet 1708; g) Paul, né le 5 novembre 1709; h) Michel, né le 4 janvier 1711; z) Anne-Élisabeth, née le 4 juillet 1712; /) Marguerite, née le 19 mars 1714; m) Marie-Catherine, née le 23 octobre 1713; n) Marie-Joséphine, née le 22 mars 1717; o) Nicolas, né le 18 juillet 1718; p) Pierre, né le 16 juillet 1720. 4) Dominique de Feller a eu un enfant : François-Xavier de Feller. 1 « De Feller savait par cœur la Sainte Bible, Thomas a Kempis, Virgile, V Horace et une infinité d'autres choses : aussi voit-on combien ces livres lui » étaient familiers et lui étaient propres par les nombreuses citations dont il » en a orné ses ouvrages. » {Notice sur la vie et les ouvrages de M. l'abbé de Feller, ex-Jésuite; Liège, Lemarié, 1802, p, 13^) { 148 ) animé d'un étonnant amour du travail *, il avait acquis une vaste érudition; les classiques latins lui étaient familiers; il connaissait la Bible par cœur d'un bout à l'autre, pour en avoir fait sa lec- ture habituelle. Versé dans les sciences ihéologiques, il ne l'était pas moins dans les sciences naturelles ^. Il ne manquait donc aucune pièce à son armure. Outre cela, il avait une manière d'écrire à lui, où se reflétaient toute l'ardeur de son caractère et toute la verve de son imagination; son style avait quelque chose de coloré, d'emporté; il maniait habilement l'ironie et le sarcasme. Une seule chose, et ce n'était pas la moins importante, faisait défaut à Feller; c'était le tempérament nécessaire à sa profession. Son âme fougueuse ne s'accommodait d'aucune prudence, d'au- cune concession. Incapable de se maîtriser, il se jetait à corps perdu dans la mêlée et alors il n'entendait, ne voyait plus rien; son bras frappait à tort et à travers. On serait tenté de croire que la pensée seule d'être modéré et conciliant lui répugnait; comme s'il redoutait par-dessus tout de ne pas être en perpétuel désac- cord avec ses adversaires, comme s'il voulait ne laisser entre eux et lui aucun point commun, il outrait ses idées ou en forçait l'expression. On a souvent reproché à Feller, et avec trop de raison pour que je cherche à l'en défendre, ses exagérations de doctrine et ses intempérances de langage; il me sera cependant permis de dire que le bouillant athlète n'est point sans excuse. La modération est une vertu facile à pratiquer pour ceux qui n'ont point de convictions arrêtées, mais embrassent les doctrines * « Le goût du travail sembloit inné en lui, et le poussoit souvent bien ii avant dans la nuit Il étoit souvent si occupé de ce qu'il faisoit que, quand » on rapprochoit, il étoit comme saisi de spasmes qui Tempêchoient de » répondre pendant un certain temps. » {Opiis citât., pp. 15 et 14.) 2 Je ne puis que rappeler en passant le titre de quelques-uns des ouvrages de Feller sur ces matières : Observations philosophiques sur les systèmes de Newton, etc.; Liège, 1771 ; Examen critique de V Histoire naturelle de M, de Buffon; Luxembourg, 1773. Ces ouvrages, dont la doctrine est fort discutable, attestent en tout cas de nombreuses connaissances. ( 149 ) les plus contradictoires dans un indulgent éclectisme. Cette modé- ration n'est que l'indifférence parée d'un beau déguisement. Mais Feller, lui, avait des opinions ancrées au plus profond de son âme; toute négation, le simple doute à leur égard le blessaient à l'endroit le plus sensible de son être. Il était si intimement péné- tré de la justice de sa cause qu'il ne pouvait la voir un instant discutée, sans être tenté d'accuser la sincérité de ses adversaires. Ceux-ci, d'ailleurs, apportaient-ils dans les bautes discussions où ils s'engageaient, la sérénité et le sérieux dont elles étaient dignes? A les entendre, aurait-on pensé qu*ils agitaient la question la plus grave et la plus élevée de toutes aux yeux de Feller? En combat- tant le Catholicisme par k mépris et la raillerie, ne légitimaient-ils pas toutes les violences de leur antagoniste? On comprend aisément la douloureuse indignation qu'une pareille attitude devait provoquer chez un croyant, surtout chez un prêtre et ce qu'il lui aurait fallu de vertu pour user vis-à-vis de ses adversaires des ménagements nécessaires. Encore une fois, ceci n'est pas une justification; c'est à peine une excuse et si j'insiste , c'est que trop fréquemment l'on a cri- tiqué la polémique agressive du Journal historique et littéraire j sans tenir compte de ce que ses contradicteurs ne brillaient pas non plus par leur bon ton et leur sagesse. Tous se chargeaient de confirmer la parole de Voltaire : le XVIII'"'' siècle est le siècle des injores. Ces réserves faites, on doit rendre hommage et au désintéres- sement* et au courage de Feller. Il fallait une âme fortement ^ Le Tableau de la dilapidation des deniers royaux et publics (Bruxelles, 1792) accuse Feller d'avoir reçu en 1789 des États la somme de 15,675 flo- rins. Et le Martyrologe belgique pour Van de fer 1790-1792, p. 141, affirme qu'en mars 1790 on lui paya encore un à-comple de 2,000 couronnes. La cor- respondance de Feller contient des preuves de son désintéressement; le 19 décembre 1788, il écrivait au nonce de Cologne : « Si vous avez encore » quelque rancune contre moi du refus un peu brusque et dur (je Tavoue et » je ne veux pas disconvenir de ces épilhètes) que j'ai fait du petit subside » pontifical, je suis sur qu'aujourd'hui vous m'applaudirez et me saurez gré » d'avoir pensé de la sorte Remarquez d'ailleurs l'inutilité de tout cadeau ( 130 ) trempée pour soutenir le rôle qu'il a rempli et, quelle que soit la divergence d'idées qui sépare de lui, on ne peut s'empêcher de ressentir de la sympathie pour sa personne ^. Il attire sur lui l'intérêt qu'on ne refuse jamais aux vaincus. Sa constance, son opiniâtreté à se faire le défenseur d'une cause perdue ne se démentirent pas un seul jour. Insouciant de la popu- larité, n'obéissant qu'à la voix du devoir, il n'avait rien à attendre ni de la faveur de la foule, ni de la protection des puissants; et la mémoire de cet homme qui seul, abandonné de tous, s'épuise à » daus les circonstances Les 32 louis, qui sont mes revenus actuels, seront » une matière de luxe, vu que toute ma nourriture, pour l'année entière, ne » va pas au delà d'un louis, ne consistant qu'en œufs et en pommes de terre. » (Bibliolh. royale, man. 21142.) La Notice sur les œuvres et la vie de M. Vahbé de Feller (Liège, Lemarié, 1810, p. 7) dit aussi : « Il portait le désintéressement jusqu'à l'excès, et laissait » à ses imprimeurs tout le profit de ses ouvrages littéraires. Certainemenl, il » pouvait par là se faire une fortune considérable; mais rien ne put le déla- » cher de l'esprit de pauvreté, qu'il avait voué en religion^et il en donnait des » marques en tout, dans ses habillements, dans les ameublements de sa » chambre, et dans sa nourriture. » 2 Feller reconnaissait lui-même que la fougue de son caractère le faisait parfois tomber dans des excès regrettables. Fragment d'une lettre au comte d'Oultremont, le 10 février 1791 : « ... Un point de vue qui ne doit pas vous » échapper dans la véhémence de mes conseils ou propos quelconques, ce sont » les longues années, oii j'étais le maître absolu d'une jeunesse nombreuse, » qui eiit été mal confiée, si mes décisions n'avaient été des lois irréfragables. » Ce long, mais nécessaire et raisonnable empire, dans le fond cependant très- » despotique, laisse par sa durée et le sentiment de son utile usage, dans les » âmes les plus droites, une impression de roideur, que l'âge, et l'expérience, » et la raison et la plus douce disposition ne corrigent que par degrés; et, » avec tous les progrès de correction, il en reste encore assez pour étonner » quelquefois les meilleurs amis et se confondre soi-même A cela, ajoutez » un homme qui depuis tant d'années est dans un état de guerre ouverte, » contre lequel toutes les mains sont armées comme contre le pauvre Ismaël , » et dont les mains sont aux prises avec tout le monde, qui combat d'une » main et travaille de l'autre, tantôt vainqueur, tantôt vaincu (au moins par » les événements), jamais rendu, et vous comprendrez qu'un tel homme doit » avoir le langage de sa destinée. » (Biblioth. royale, man. 21 142.) ( isi ) une tâche dont il connaît la stérilité, mérite bien quelque respect *. On ne peut séparer l'abbé de Feller de ceux qui, comme les abbés Brosius et Dedoyar ^ partageant ses idées, partagèrent aussi sa bonne et sa mauvaise fortune. * Feller écrivait le 20 octobre 1790 à de Latour : « Je suis, clier ami, abso- » lument seul, sans assistance aucune et parfois la tête me tourne, mes yeux » s'égarent, ma main droite devient infidèle. Si j'avais le moyen de me » donner un secrétaire quelconque, ou la moindre petite assistance, ma tête » conserverait sa consistance, et ces malheurs n'arriveraient pas.... » Le 21 décembre il écrivait encore : « Ma vie de galère se complique de plus en » plus, je ne puis me donner de tels plaisirs, sans quitter une station que la » prudence me défend d'abandonner, et qu'elle me démontre comme une » tâche désignée pour la délétion de mes iniquités et l'opération de mon » salut. » (Bibliothèque royale, manuscrit 21349.) * Henri-Ignace Brosius, né à Virton, était Jésuite en 1773 (c'est donc erro- némenl que M. Capitaine le fait naître en 1760). Pendant la révolution, il émigra aux États-Unis et revint mourir en Prusse en 1830, à un âge très- avancé. Il est l'auteur de : La démolilion raisonnée du séminaire profane érigé à Louvain en 1786; du Catéchisme d'un concitoyen, ou entretiens d'un Luxembourgeois sur l'autorité souveraine ou les devoirs des peuples; Liège, 1792, in-S». En 1789 et 1790, il s'efforça dérailler son pays natal à la cause des patriotes. Il écrivit dans ce but un Manifeste de la nation luxembourgeoise, huit pages in-S», s. 1. n. d. Le même esprit inspire : Lettre de Luxembourg à l'abbé Brosius, avec sa réponse en date du 6 juin 1790 ; Louvain, seize pages in-12 ; Lettre adressée par quelques notables de la province de Luxem- bourg à M. l'abbé Brosius, en date du 3 mai 1790; s. 1., 1790 ; réimprimée à Louvain la même année. (De Backer, Bibliothèque des écrivains de la com- pagnie de Jésus; Liège, MDCCCLXIX, t. I". — Neïen, Biographie luxem- bourgeoise ; Luxembourg, 1860.) D'après Lebrun, Brosius aurait pris une part encore plus active au soulève- ment de la Belgique. « El, c'est à la fin du XVIII*' siècle, s'écrie-t-il, au milieu » de l'Europe, que ce scandale est donné au monde! Et ils se disent armés » pour venger la cause de Dieu! Et ils étaient conduits, encouragés par un B prêtre, ce même Brosius, le sacrogorgon belgique, l'infâme auteur du » Journal philosophique et chrétien, le même qui vomit tant d'indignités » périodiques contre tout ce qu'il y a de plus vénérable en France, le même » qui, depuis trois ans, fabrique et colporte dans les villages les brochures » les plus Incendiaires pour séduire les peuples, les soulever et les armer; le (132) La première rencontre où ils se signalèrent concerne plus spé- cialement l'histoire de TAllemagne. Dans la seconde moitié du XVIII"*' siècle, parut en Allemagne un livre dont la doctrine hardie devait alarmer un grand nombre de consciences : Justini Fehronii Icti : de statu ecclesiœ et légi- timas potestate Romani pontificis liber singularis ad reuniendos dissidentes in religione Cliristianos compositus. Bulleoni, MDCCLXIII. Le secret de ce pseudonyme ne tarda pas à être trahi et la voix publique désigna Jean Nicolas Von Hontheira, sufFragant de Trêves. L'anecdote suivante indiquera quel était l'esprit de cet ouvrage : « Lors de l'élection de Charles VII, en 1741, furent agités les » griefs des princes ecclésiastiques de l'Allemagne contre le pape. » L'archevêque de Trêves insistait pour qu'on s'appliquât immé- » diatement à les faire disparaître ; mais la majorité de ses col- » lègues ne se rendit pas à son avis. Le représentant de la cour » de Trêves se serait alors écrié : si du moins il se levait un savant » théologien pour mettre en lumière la différence entre le pou- » voir spirituel des papes et les empiétements de la curie romaine » même qui, peu coulent d'être aumônier d'un régiment levé par des moines, » a la prélenlion d'en lever un aussi et d'en être le chef, le même qui, der- » nièrement, se mettant à la tête de quelques dragons et chasseurs de ); Tongerloo, a volé le comptoir du Petit-Tier (province de Luxembourg), en » a fait enlever et maltraiter le receveur et deux commis, tous vieillards et •» infirmes, le même enfin, qui, dans celte expédition, a hautement maudit » son caractère, parce qu'il lui défendait de répandre le sang » {Journal général, 1790, t. IV, p. 244.) Je ne doute pas qu'on n'ajoute une confiance très-limitée à ces accusations. — Pierre Dedoyar, naquit le 18 février 1728, à Hermalle-Sous-Argenteau, de Pierre Dedoyar et de Marie Corbisier, entra dans la Compagnie de Jésus vers 1750. Après la suppression de l'ordre, il demeura à Liège chez son neveu Labeye, curé de Sainle-Aldegonde. 11 le suivit à Clermont en i803 et y mourut le 5 novembre 1806. Dedoyar combattit avec beaucoup d'énergie iesédits de Joseph II, et ne sut pas toujours éviter les exagérations de doctrine et de langage Ses publications montrèrent en lui un théologien érudit et un écri- vain distingué. (De Backer, Biblioth. des Écrivains de la Compagnie de Jésus. — Daius, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège (1 723-1852); Liège, 1868, l. l'S pp. ôôô, 401, 407, 409 et 417.) ( iS3 ) )> et marquer exactement la limite qui sépare l'autorité spirituelle » de l'autorité temporelle! » Cette parole fut recueillie par Hont- heim qui, vingt-deux ans après, donna satisfaction au vœu qu'elle exprimait *. Et en effet, dans son ouvrage, il restreignait le pouvoir du pape, étendait celui des évéques, accordait aux souverains le droit de réglementer les matières ecclésiastiques. Le pape protesta vivement contre ces doctrines, qui conti- nuèrent néanmoins à se répandre sous le patronage des arche- vêques dont elles servaient l'ambition. En -1785, ils ne reculèrent même pas devant la pensée d'entrer en conflit avec le Saint-Siège. Pie VI venait d'établir une nouvelle nonciature à Munich sur la demande de l'électeur palatin Charles Théodore. Cette mesure fut le prétexte qui alluma la guerre; les arche- vêques contestèrent d'une façon générale la juridiction des nonces dans leurs diocèses et déclarèrent ne plus vouloir reconnaître leur autorité. Le pape maintint énergiquement le droit de ses envoyés. Les prélats en appelèrent alors à l'Empereur qui, le IÎ2 octobre 1785, leur écrivit une lettre où il approuvait leur attitude et leur promettait son appui. L'année suivante, avait lieu la célèbre réunion d'Ems et, le 26 août, paraissait l'acte connu sous le nom « A'Emser-puncta- tion r> , qui énumérait en vingt-trois articles les erreurs et les prétentions des dissidents. Ce fut le grand jour du fébronianisme; la nouvelle doctrine n'atteignit pas cependant la fin du siècle qui l'avait vu naître. En 1789 et en 1790, elle fut reniée par ses plus chaleureux défen- seurs; mais elle eut le temps de susciter une lutte ardente où plusieurs ecclésiastiques liégeois et, à leur tête, l'abbé de Feller se distinguèrent parmi les champions de la papauté. Feller mena la campagne avec toute la fougue de son carac- » J'emprunte celte anecdote assez invraisemblable, je l'avoue, à l'ouvrage déjà cité du D'' H. Sclimid, p. 5. ( 154 ) tère; il transforma son Journal historique et littéraire en une redoutable machine de guerre eontre les schismatiques, et ne cessa de les harceler de ses brochures et de ses pamphlets *. Liège, grâce aux écrivains religieux, auxquels elle donnait asile, contribua donc puissamment à la pacification de TÉglise d'Alle- magne. L'action trop ignorée qu'elle exerçait à l'étranger en faveur du catholicisme coïncidait précisément avec les développements toujours plus rapides que prenait dans son propre sein la philo- sophie. Fébronius, dans la préface de son livre, adressait aux souve- rains un pressant appel ; les dangers que faisait courir à leur autorité la puissance du Souverain -Pontife exigeaient de leur part, disait-il, une action immédiate. Il les poussait, au nom de leurs droits et de leurs intérêts, à s'immiscer dans les affaires de l'ÉgHse, à revendiquer dans ce domaine le pouvoir qu'on leur refusait illégitimement et à pro- téger leur autorité contre les usurpations du Saint-Siège. Ces idées avaient trouvé un représentant convaincu sur le trône d'Autriche. Imbu de la philosophie du jour, autoritaire par nature, possédé de la manie de réglementer, voulant le bien de son peuple, mais ne le voulant que par l'accomplissement de ses projets per- sonnels, Joseph II avait mis la main à l'oeuvre. Ses premières réformes furent toutes religieuses; plus d'une, de l'avis même de M. Borgnet 2, constituaient des empiétements sur le pouvoir spiri- tuel. On conçoit donc la vivacité de l'opposition qu'elles soule- vèrent. Cette opposition se fit jour dans un grand nombre d'écrits dus à la plume des ecclésiastiques qui résidaient alors à Liège. Dedoyar ouvrit le feu en 1782 par V Éclaircissement sur la tolé- rance on Enlretic7i d'une dame et de son cttre. Cette brochure écrite avec talent eut une grande vogue. * Je suis forcé d'omettre bien des détails peu connus , mais qui m'écarte- raient de mon sujet. Je renvoie pour une partie de ces détails aux ouvrages déjà cités des Dr« Schmid, Haffner et Briick. Le livre du D»" Briick offre un intérêt spécial, parce qu'il est rédigé d'après les archives du vicariat général de Mayence. * Histoire des Belges à la fin du XVIII^' siècle ; Bruxelles, 1 865. ( i55 ) Trois ans après, les Lettres d'un chanoine pénitencier de la métropole de à un chanoine théologal de... sur les affaires de la relig ioîi ohl'inrent un succès attesté par vingt éditions clandes- tines en cinq ans. Feller ne restait pas en arrière; passé maître dans l'art du pam- phlet, il maniait contre les édits de l'Empereur cette arme redou- table. Celui-ci s'entêtait; les réformes suivaient les réformes, boule- versant tous les anciens usages des Pays-Bas et descendant parfois à des petitesses ridicules. L'activité des opposants ne se ralentissait pas. Liège et Saint- Trond * ne cessaient de produire des livres, des brochures, des journaux unanimes à prêcher la résistance. Le Journal historique et littéraire à Luxembourg , le Journal * Au commencement de l'année 1788, peu de temps après les troubles suscités par l'établissement du grand séminaire, un certain nombre d'ecclé- siastiques louvanistes cherchèrent un refuge à Saint-Trond. L'abbé, qui était hostile à Joseph if, les accueillit avec joie et offrit Thospilalité aux abbés Van Elsken et Ghyen, au docteur Vonck et à Van Leempoel. Les imprimeurs J.-B. Smits et Michel vinrent les rejoindre et installèrent leurs presses dans la ville, qui devint alors un centre de propagande anli-Joséphiste. Le gouver- nement autrichien réclama vivement auprès de l'évêque de Liège, et le 15 mai 1788, Hoensbroeck rendait une ordonnance à laquelle on ne donna aucune suite. Le 27 juillet 1789, Trautsmansdorff demanda l'arrestation de l'auteur des lettres de Keuremenne et de l'imprimeur J. Smils. L'auteur était Jean-Joseph Van Elsken, né à Forest près Bruxelles, chanoine de Saint-Pierre et directeur du grand Béguinage de Louvain. Le mandat d'arrêt fut lancé le 29; le maïeur de S. A. à Saint-Trond l'exécuta aussitôt et se saisit de Van Elsken; mais une émeute permit au prisonnier de s'échapper. « Le sort de » Saint-Trond, disait VAmi des Belges (28 mai 1 790) ne saurait être indiffé - » rent à la juste reconnaissance des Belges ; cette ville fut l'asile des proscrit s; » c'est là que s'imprimèrent toutes les pièces propres à préparer et à conso- » lider la révolution. Des hommes qui se sont exposés à tout le ressentiment » autrichien, méritent toute compassion des Brabançons. » {Bulletin d u Bibliophile belge, année 1867, p. 348. — Capitaine, Recherches sur les jour- naux liégeois; Liège, Desoer, 1850, p. 292.— Warzée, Essai sur les journaux belges; Gand, 1845, p. loi. — Dauis, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège (1724-1852); Liège, 1868, 1. 1", p. 429.) ( 156 ) historique et politique à Liège *, liraient à feu continu sur la nou- velle législation. Le gouvernement impérial se crut tout d'abord hors de la por- • Ce journal existait à Liège depuis 1772, el jusque vers 1787 se borna à reproduire les nouvelles poliliques. En 1784 (aoiît, pp. 284-286), il faisait même l'éloge de Joseph 11, ne pouvant assez admirer ce mot de l'empereur : « Toutes les parties du gouvernement doivent être simplifiées et disposées » comme les différentes pièces du jeu d'échecs; » et, parlant des derniers édils, le journal disait : « Le zèle de S, M. I. pour ramener la pratique de » notre sainte religion à sa pureté primitive, et le soin qu'elle se donne pour » introduire dans le service des saints autels, cette régularité, cet ordre » respectueux, cette sublime et majestueuse simplicité, qui faisaient son » principal ornement dans les premiers siècles de l'Église, peuvent être faci- » Icmrnl appréciés par les sentiments exprimés dans les ordonnances suivantes » que S. M. a elle-même pris soin de rédiger. » En 1786, le Journal historique et politique n'était pas encore revenu de cette appréciation favorable sur le gouvernement de Joseph II : « On ne » saurait s'empêcher d'admirer les grandes qualités que ce monarque déploie, » la profondeur et l'étendue de ses vues, son activité, sa patience, son afla- » bilité, son aménité, et surtout, l'élévation de son âme. » (1780, t. I*''', mars, p. 446.) Ce ne fut que l'année suivante que Brosius lui imprima une autre direction. En 1788, le journal avait passé avec armes el bagages du côté des patriotes; dans le numéro du 2 janvier, p. ol, on trouvait ces lignes : « Si l'on se rap- » pelle avec combien de fermeté et de noble franchise, nos évêques se sont » conduits dans le cours de l'année qui vient d'expirer, on comprendra sans » peine qu'à la réception de la nouvelle dépêche ils ne sont pas restés muets. » Jusqu'à présent, leurs réponses ne sont pas encore publiques, mais tout le » monde en sait ici le contenu. Les dignes pasteurs appuient de nouveau sur » les droits imprescriptibles de l'Église et sur les limites précises et invaria- » blés qui séparent le sacerdoce de l'Empire. On ne doute pas que l'héroïsme » épiscopal ne plaise davantage à l'Empereur que la lâcheté de l'adulation et » de l'apostasie. » Ce passage concerne l'établissement du séminaire de Louvain. Il provoqua la suspension du Journal, le 26 janvier 1788. L'ordon- nance impériale fut révoquée par édit du Congrès, le 20 mars 1790. En 1788, le titre du recr.eil est : Journal historique et politique des événements prin- cipaux du temps présent, ou Esprit des Gazettes et Journaux politiques de toute r Europe. En 1780, Urban avait créé à Louvain V Esprit des Gazettes qu'il ne faut pas confondre avec le Journal édité à Liège par Tutot. (i57 ) lëe de ses adversaires et ne se mit pas en peine de refréner leur audace; mais l'agitation publique toujours grandissante le força de quitter cette attitude dédaigneuse. Le 5 février 1787, la commission ecclésiastique écrit à M. de Gerden, président du conseil souverain de Luxembourg, que « le » rédacteur du Journal de Luxembourg ne cesse de se permettre » des remarques indécentes et téméraires sur les dispositions de » S. M. et du gouvernement général en matière ecclésiastique; » elle prie M. de Gerden de faire rentrer l'imprimeur dans l'ordre et de l'avertir que son recueil sera supprimé à la moindre incar- tade. Ces menaces demeurèrent sans effet; on accusa la faiblesse de M. de Gerden, on le remplaça par M. de Traux qui ne satisfit pas davantage le gouvernement *; les fonctions de cen- seur furent alors confiées à un homme plus énergique, le con- seiller de Rieux ^. Mais Feller était incorrigible; il ne resta bientôt plus qu'un moyen : supprimer son journal. Cette mesure fut adoptée le * Le gouvernement chargea, le 29 décembre 1789, le conseiller de Rieux de faire connaître, en plein conseil, à M. de Traux, le mécontentement des mi- nistres de rEmpereur « à l'égard de la façon dont il a censuré Feller. Nous » vous faisons la présente, pour vous charger de faire connaître au conseiller » de Traux, en plein conseil, combien nous sommes mécontents de la négli- » gence ou de la connivence, avec laquelle il a toléré pendant si longtemps les » insolentes tirades du Jésuite Feller, contre l'autorité souveraine et contre » le gouvernement, surtout les qualiflcations odieuses qu'il a osé donner aux • séminaires de Louvainetde Luxembourg. » (Archives de l'État à Bruxelles. Conseil royal, carton 667.) 2 M. de Rieux écrivait à l'imprimeur, au mois de décembre 1787 : « Il est » sérieusement défendu au rédacteur du Journal de Luxembourg de glisser » plus ou moins ouvertement dans ses feuilles des réflexions contraires à » l'esprit des édits de Sa Majesté. Le Journal doit être remis à la censure du » conseiller de Rieux, et il en doit être envoyé deux exemplaires au gouver- » nement général, immédiatement après la publication. » Le nouveau censeur flt du zèle; on peut en juger par les suppressions qu'il exigea dans les livrai- sons du 15 décembre 1787 au 13 février 1788. Les passages supprimés furent publiés en 1790. {Journal historique et littéraire^ 1790, t. lll, p. 343.) ( 138) 26 janvier 1788 * et atteignit du même coup le Journal histo- rique et politique de Brosius. Feller transporta l'impression de son journal à Liège et conti- nua son opposition contre le gouvernement de l'empereur ^. * Cet édit se trouve parmi les pièces justitîcalives des Recherches sur les journaux liégeois^ par M. Capitaine. Linguel n'avait pas été étranger à la sup- pression du Journal historique et littéraire. De Feller l'accuse du moins d'y avoir pris une large paît, dans la Lettre de l'abbé de Feller à un de ses amis, à Pam, imprimé de quatre pages in-12. « Les menaces de M. Linguet se » sont réalisées. Les pantalonnades qui remplissaient les Annales, touchant » la grande autorité qu'il a à Bruxelles, n'étaient pas exagérées, puisque peu » de jours après qu'il eiît annoncé la suppression du Journal historique et » littéraire, l'édit de suppression a paru. Mais ce qui étonne, c'est que le » célèbre avocat, peu rassuré par là sur la réponse qu'on pouvait faire à ses » diatribes, a fait l'impossible pour faire adopter à Liège la proscription des » ouvrages, dont son brillant verbiage redoutait la simple raison. La chose » n'a pas été loin de r éussir, il avait trouvé moyen de mettre en action un » homme dont l'influence allait assurer le succès. Mais la justice du prince el » les lumières du Conseil privé ont prévalu sur Tartifice et les moyens de » surprise. » P. S. En ce moment j'apprends que le Conseil de Brabant a refusé d'en- » registrer l'édit, représentant : Qu'on ne peut supprimer aucun ouvrage sous » prétexte d'être séditieux, à moins que la preuve n'en ait été loyalement » fournie, que l'auteur n'ait été entendu, el son procès instruit dans les » formes. » 2 M. Voisin rapporte dans le Messager des sciences historiques (t. VIII, p. 319) que a Feller, traqué par la police impériale, fut contraint de se cacher » dans une houillère des environs de Liège. C'est de là que seraient sorties » ces feuilles ré volutionnaires qui répandaient l'agitation en Belgique, sans » que les limiers autrichiens parvinssent à découvrir leur auteur. Cette tra- » dition, restée populaire à Liège » , est démentie par une lettre de Feller, datée du 22 octobre 1789. « Il est faux que je sois caché à Liège, que mon » séjour soit inconnu; je vais à mon ordinaire, en ville, à la campagne, à » pied, à cheval, en voiture; pas d'enfant, de citoyen, ni d'étranger qui » ignore ma demeure ; qu'il y ait dix mille florins sur ma lêle, cela peut être; » je suis même persuadé qu'il y a quelque chose de cela depuis longtemps; » mais il n'en arrive, et il n'en arrivera ni plus ni moins que la Providence )> n'en a ordonné. Au reste, je me glorifierai toujours en Dieu d'avoir été » pour lui un objet de haines et de terreurs. De haine pour mes ennemis, de » terreur pour mes amis, et timor notis meis. » (Biblioth. royale, MS. 21549.) ( 159 ) Son confrère Brosius changea le titre de son ouvrage et mo- déra le ton de sa polémique. Les adoucissements qu'il mit à ses critiques lui furent imposés par son imprimeur J.-J. Tutot, qui ne se souciait pas de perdre le profit du journal. Tutot joua même, dans celte occasion, un rôle assez singulier et réussit à duper habilement les ministres de l'empereur. Il leur écrivit qu'il n'avait rien eu de plus pressé que de con- gédier l'abbé Brosius et qu'il avait confié la rédaction à un homme « sage et éclairé sur lequel l'esprit de parti et d'opposition r> n'aurait jamais d'influence. » Il demandait que la circulation du Nouvelliste impartial^ qui avait succédé au Journal historique et politique, fût autorisée dans les Pays-Bas. D'abord repoussée, sa requête fut acceptée le 2 juillet 1788, à condition « que chaque cahier serait soumis à la censure du » chargé d'affaires de S. M. à la cour du prince-évêque de Liège, » M. Bastin. » Brosius, malgré les déclarations de Tutot, était resté à la direction générale du journal; mais, grâce à la vigilance du censeur et surtout de l'imprimeur, il observa une très-grande prudence *. ' Dans une leltre du 17 mai 1788 Tutot attribue « ces coups d'infortune et de malheur à la jalousie de quelques-uns de mes confrères, de ceux de Hervé « particulièrement. M.Lebrun, rédacteur du Journal de Hervé, a fait pendant « trois ans chez moi l'apprentissage d'auteur, et nous nous sommes séparés » assez mécontents l'un de l'autre. Son style frondeur de tout gouvernement » quelconque a fait beaucoup de tort à ma fortune et à la sienne Son » associé Smits est un impudent menteur qui se croit le génie d'Apollon, » parce qu'il en emballe la lyre. » Tutot finissait par demander la levée de l'interdiction du Journal historique et politique et la libre circulation du Nouvelliste impartial. Il avait déjà présenté la même requête les 22 et 27 mars, mais le baron de Feitz l'avait repoussée sans rémission. Le Nouvel- liste impartial fut publié du 10 février 1788 au 50 décembre 1790; le Jour- nal historique et politique continuait à paraître, et ces deux journaux ne différaient guère que par le titre. On envoyait le premier aux abonnés des Pays-Bas; malgré les promesses de Tutot, le Nouvelliste impartial donna encore lieu à des plaintes; le 10 décembre, M. X. Olivart, directeur des postes ( ICO ) Le gouvernement était décidé à se montrer implacable contre Feller et contre lui. Le 23 février 1788, le conseil royal mandait aux fiscaux : « Nous vous faisons la présente pour vous charger de veiller » avec la plus scrupuleuse attention à ce qu'il ne s'introduise » dans votre ressort, sous quelque titre ou dénomination que ce 11 puisse être, aucun ouvrage que vous sauriez ou soupçonneriez » être sorti de la plume de l'ex-Jésuite Feller ou de l'abbé » Brosius K » Ces ordres furent exécutés ponctuellement; le gouvernement fut même obligé de calmer le zèle de ses agents, qui arrêtaient tous les ouvrages indistinctement où ils soupçonnaient la main de Feller et de Brosius. Lui-même, cependant, exaspéré par les attaques dont il était l'objet, finit par proscrire toutes leurs œuvres, m odio aitctorum 2. à Luxembourg, transmit au gouvernement un numéro, contenant des calom- nies atroces qu'il faut punir par la suppression du journal. (Archives de l'État à Bruxelles. Conseil royal , carton 667.) Le Nouvelliste impartial ne s'occupait plus que d'une façon secondaire des différends des Pays-Bas; il tenait principalemeutses lecteurs au courant de la politique française. < Le 21 décembre 1791, le substitut-procureur général au Grand conseil à Maliues, Vivario, demande au conseil privé s'il doit appliquer ce décret ; ré- ponse affirmative. Le 16 septembre 1792, nouvelle lettre du même magis- trat; il se plaint qu'on vende partout le Dictiomiaire, et même à la foire de Louvain; le 3 novembre de la même année, des perquisitions infructueuses ont été faites; le conseil privé ordonne de les réitérer et enjoint aux employés de saisir tous écrits de Feller, journaux et dictionnaires. Le conseiller Leclercq écrit le 28 février que la dépêche du 23 courant ne doit s'entendre que des ouvrages traitant « des affaires du pays , sur lesquelles on ne peut s'attendre à rien de bon de leur part. « (Archives de l'État à Bruxelles. Conseil royal , carton 667; Conseil privé , carton 1101.) ^ Le gouvernement fil arrêter la Vie de Saint-François Xavier, par le P. Bouhours, dont Feller avait donné une nouvelle édition; les Observations philosophiques sur le système de Newton, etc. {Journal historique et litté- raire, 1790, t. 111, p. 343.) — Dès 1787 {Journal historique et littéraire^ t. ler, p. 286), Feller seplaignait de la censure autrichienne à laquelle « on a vu « approuver des abominations et rejeter 'des ouvrages édilians, accueillir le ( l cris de la vérité, de Thonneur, de la religion, de la décence s'èlèveni, » aujourd'hui en faveur de la liberté de la presse ; il a élé un temps où les » mêmes cris ont formé des accents contraires. Alors les mœurs et les vertus » antiques, la foi de nos pères... craignaient d'être troublés dans une posses- » siou respectable. Aujourd'hui que tous les ressorts de la corruption, de la « violence et de l'astuce jouissent d'une liberté exclusive, que la voix de la » religion est étouffée, que les fiscaux, vice-fiscaux, sous-fiscaux, petits fiscaux » multipliés comme les insectes après la retraite du Nil, dragonnent les « citoyens, répandent partout l'inquiétude et la terreur, couvrent les grands " chemins..., il n'est plus de ressource que dans une liberté générale. Si le » mal circule, le bien circulera aussi; l'homme aura du moins le choix et ne >^ sera pas sous l'infernal empire où le mal seul est permis. » {Journal his- torique et littéraire, 1789, t. ler, p. 75.) ' Voy. sur Linguet une notice publiée par M. Ch. Piol, dans les Bulletins de l'Académie, 2e série, t. XLVI, n« II. ^ On trouve sur ce fait, dans les Archives du Conseil royal à Bruxelles, carton 666, les renseignements suivants : Au mois d'octobre 1789, Traulmans- dorf écrit : « L'abbé Sabathier de Castres aïant fait imprimer ici, sous agré- » ment de la Présidence, un ouvrage intitulé : la Vérité vengée, et l'impri- « meur Hayez demandant pour l'impression de 3,000 exemplaires de cet » ouvrage, la somme de fl. 750, la Présidence charge le département des » caisses de faire pourvoir par la recette générale au remboursement de cette » somme, et d'une autre de fl. 12-10, que le même Hayez répète pour l'im- » pression d'un autre petit ouvrage, intitulé : Lettre-circulaire au Cardinal » archevêque de Matines. M. l'abbé Sabathier désire qu'il soit tiré au moins » 4,000 exemplaires de sa diatribe contre l'abbé Feller, afin qu'on puisse la Tome XXX. ii ( 162 ) sinon le plus désintéressé, au moins le plus chaleureux pour la cause de l'empereur. Feller tint tête à tous ses ennemis; contre les journalistes, il avait beau jeu. Linguet avait certaines faiblesses bien faites pour exercer la verve de son antagoniste. Feller, toutefois, se montra clément et dans cette joute n'abusa pas trop des personnalités. Linguet, au contraire, avec une imperturbable audace lui impu- tait ses propres défauts, la versatilité et la vénalité. Il provoquait par là d'écrasantes répliques, d'indiscrètes et dangereuses inves- tigations dans sa vie passée; plus d'une fois le Journal historique et littéraire fut contraint de rappeler au fougueux pamphlétaire que le désintéressement n'était pas sa vertu dominante. Durant ces deux années 1788 et 1789, l'activité et l'énergie de Feller ne se démentirent pas un instant; combattant d'une main, de l'autre il ralliait ses amis et les poussait au plus fort de la mêlée. A son gré ils étaient mous et indécis K n répandre avec profusion... Je crois qu'on ne doit pas regretter cette dépense « pour donner. une fois quelque cho.se de bon au public. » Sabathier de Casires ne se piqua jamais d'une grande fidélité à ses convic- tions. Il déserta lesdrapeauxdel'Empereur quand la fortune parut leur devenir contraire, et se mit courageusement à réfuter ses erreurs passées, sans renon- cer pourtant à les reprendre un jour. Il appartenait au plus fort enchérisseur. 11 est bien vrai qu'il a trahi son maître Mais sans malice et pour très peu d'argent 11 s'est vendu, mais c'est au plus offrant. {Journal général de l'Euroiie, 1790, t. II, p. 401. — La Vérité vengée ou Lettre d'un ancien magistrat à M. Vahhé de Feller, rédacteur du Journal HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE. Liège, 1789, 76 pages in-S".) * Voir la lettre que Feller écrivait, le 28 janvier 1787, à M. Grenlz, aumô- nier du cardinal de Malines. V» Voilà donc un institut de séminaire qui est annoncé légalement par la » plus fanatique, la plus extravagante, la plus détestable de toutes les décla- » mations! El nos évêques regarderont et entendront tout cela en silence. Et » ils abandonneront celte charmante, orthodoxe et courageuse jeunesse à )) une pédanterie brutale et hétérodoxe, cette prunelle de l'œil épiscopal, >' ces tendres rejetons du sacerdoce chrétien? Hélas! on peut bien dire : >> crudeles quasi struthio in deserto! " Et vos demandes, cher ami! vous savez mieux que moi les réponses qu'il ( 163 ) Ils ne marchaient pas assez vite; ils s'arrêtaient à des demi- mesures et à des tentatives de conciliation. Pour ce tempérament bouillant qui s'était tracé une voie droite » y faul faire ... Je n'ai garde de vouloir instruire mes maîtres, de donner des « leçons à mes pasteurs. Je me contente de la triste béatitude, « beati qui « lugent... beati qui esuriunt et sitiunt justitiam. » Dieu me consolera et me » rassasiera quand il le jugera convenable, mais la chose est jusqu'ici sans » beaucoup d'apparence... Je dirai seulement que ces secrètes et prudentes » remontrances ne suffisent pas. Trajan et Marc-Aurèle empêchèrent-ils qu'on '^ n'en fil de semblables! Eh! sans doute que non; ils étaient bien trop jaloux » des apparences de la popularité et de la justice, et cependant avec toute » cette courloisie que seroit devenue la chose chrétienne? En atlendant » mieux, il y a au moins deux ans que j'aurois défendu à tous mes curés sous « peine de sus()ense a divinis, de publier dans l'église quoi que ce fût de 1^ profane, d'interrompre le sacrifice éternel, pour parler de vaches, de co- » chons et de potences.... Jamais mes séminaristes n'eussent quitté mon école » épiscopale sans des voies de fait contre lesquelles l'Église n'a point d'armes. » Et pour abréger beaucoup d'opérations semblables (car la matière est très- « variée et se multiplie sous nos yeux à chaque heure du jour), j'aurois fait » une instruction pastorale profondément raisonnée, avec des noies et des » citations péremptoires, où, en ménageant et respectant le souverain, j'au- » rois mis au jour tout le tort de ses opérations. Après en avoir tiré 20 mille » exemplaires et les avoir rapidement fait distribuer de tous cùiés, j'aurois » vendu tous les meubles de mon palais en un jour ou deux sub hastâ et dis- V tribué le prix aux pauvres, y compris la dernière obole de ma possession; et » sans perdre un jour, au milieu du sacrifice célébré avec une solennité par- « ticulière, j'aurois prêché mon mandement. Après quoi, retourné dans mon « palais, oti il n'y auroit plus eu une chaise pour m'asseoir, j'aurois attendu » assis à terre que les satellites vinssent me saisir. — Vous me direz que cela » est étrangement loin des précautions et des ménagements regardés comme » les fruits de la prudence et de la discrétion ; qu'un tel homme passeroit à « coup sûr pour fanatique, pour insensé, soit. Il passeroit pour tout ce qu'ont » passé aux yeux du monde payen, peut-être moins corrompu que le monde n actuel, les évêques des premiers temps. Mais non. Si la démarche étoit bien )) soutenue, bien préparée; si elle n'avoitaucune empreinte ni d'enthousiasme, » ni d'humeur, ni d'ostenlalion, ni d'incertitude, ni d'inconstance, elle lour- » neroit à l'honneur du courage chrétien.... Je sens que nous ne sommes pas » dans le temps de telles choses; mais remercions le bon Dieu de ce que dans » un temps de faiblesse et de pusillanimité nous n'ayons ni charge, ni emploi » qui demande des résolutions et des opérations courageuses. » (Bibliothèque rovale, man. 21 142 ) ( 164 ) et la suivait sans s'inquiéter des résultats, la modération n'était que faiblesse, les concessions que lâchetés. A ses yeux, les esprits plus pratiques s'efforeant de faire sortir le bien du mal étaient presque des traîtres. Loin de chercher à guider les événements, il allait à travers tout. II ne s'inquiétait pas de trouver ce qui rapproche les hommes. II se hâtait de fuir tout terrain où il aurait eu chance de se rencontrer côte à côte avec ses adversaires. Il leur avait juré une guerre à mort, et ce serment il entendait bien le tenir scrupuleusement *. Le sentiment national et religieux des Belges se réveilla enfin; le peuple se leva pour défendre ses traditions politiques et sa foi religieuse également compromises par les réformes impériales. Feller triomphait; ses amis et lui étaient les premiers auteurs de la Révolution brabançonne. Mais ils n'eurent pas le temps de s'endormir sur leurs lauriers : à peine rendue à elle-même, la ' Je lie sais s'il y a eu au XVI ll'""^ siècle beaucoup d'hommes qui soient restés aussi complètement en dehors des atteintes de la philosophie; Feller résista toujours à ses fascinations; il ne se laissa séduire par aucune de ses promesses; il ne partagea aucune de ses illusions. Dans les questions les moins importantes, dans les détails les plus insignifiants parfois, son opinion diffère de celle des écrivains révolutionnaires. On croirait vraiment que c'est de sa pan un système; il les combat en tout et partout; il est impitoyable pour toutes leurs marottes : « telle est la trempe et la marche de l'esprit humain n d'exercer Tinlolérance dans tout ce qui lui est important, et comme les jou- » jeux et les grelots ont plus de partisans aujourd'hui que les plus grandes » vérités, ne soyons pas surpris de ce que les disputes en matière de religion » aient été remplacées par des querelles très-vives sur les ballons, l'inocula- » tion et autres jolies choses de cette nature. 11 est inconcevable à quel point » l'enthousiasme est monté pour toutes les marottes du jour. » Il relègue au rang des chimères V inoculation, Vemploi de riiuile pour cal- mer les tempêtes, présente comme insoluble le problème de la direction des ballons, taxe « d'absurde et réellement effrayant le système du spéculateur Beccaria », assure o qu'il faut être bien persuadé par la multitude des tenta- tives inutiles faites pour détourner la foudre, que nous sommes trop ignorants, trop faibles, et si on ose le dire d'après un païen, trop criminels pour trouver le moyen d'anéantir l'imposante et salutaire impression de ce redoutable météore ». D'après lui, les Sociétés littéraires n'ont pour résultat que de fournir aux médiocrités l'occasion de s'étaler; les Compagnies d'assurances ( 165 ) Belgique leur parut entraînée dans des dangers plus graves encore que ceux auxquels elle venait d'échapper. Un parti se formait qui, séduit par l'exemple de la France, semblait vouloir lancer notre pays dans les mêmes aventures. Feller se raidit de toutes ses forces contre ces projets et dans la vivacité de la réaction tomba lui-même dans un autre excès. Sa polémique contre les Vonckistes a été Tobjet de nombreuses cri- tiques. Je dois me borner à signaler les éléments de justification que fournit sa correspondance ^. On y possède sa véritable pensée dégagée des exagérations de la forme et si, après la lecture de ses lettres, on ne le trouve pas encore à l'abri de tout reproche, il en est sans doute plus d'un qu'on lui épargnera. Fuite de lu nouveauté '^, ces mots qui figurent au titre d'une de ses brochures, sont tout son programme et celui de ses amis; c'est à la défense de ce programme que se consacrèrent Brosius dans le Journal philosophique et chrétien ^, Dedoyar dans VAmi contre l'incendie ne trouvent même pas grâce à ses yeux. Elles « occasionnent une perte certaine et irréparable des vraies richesses, en rendant les hommes indifférents les uns aux autres; elles brisent un des grands liens de la société. » Le début de sa Critique du jeune Ânacharcis peut donner une juste idée de ses dispositions dVspril. « Nous remarquerons, dit-il, que les éloges incroyables qui lui sont prodi- w gués font une espèce de préjugé contre lui. Argument invincible e! qui » tous les jours acquiert de nouvelles forces proportionnelles à la subversion » des principes et au progrès des erreurs. » On conçoit qu'un homme, se guidant d'après une telle théorie, est sujet à se tromper et, ce qui est plus grave, à ne pas toujours observer les régies de l'équité. [Noy. Journal histo- rique et littéraire, 1789, t. I"', pp. 489-95; 1782, 1. 1", p.2o9; t. Il, p. 557 ; 1786, t. II, p. 628; 1781, t. II, p. 421, etc.) * Bibliothèque royale, man. 21159 et 21142. 2 Fuite de la nouveauté ou Réponse à une brochure ayant pour titre : Considérations impartiales, etc. De l'imprimerie patriotique, 1790. ' Le Journal philosophique et chrétien, dédié à leurs hautes et souve- raines puissances les États-Belgiques-Unis. — Non prœteribo Veritatem. — Parut chez Tutot, à Liège, du 1^' janvier au 51 décembre 1790. Le dernier numéro du Nouvelliste impartial contenait celle note de Brosius : « Ne » pouvant m'assujettir au plan formé par l'imprimeur de publier, après la » révolution de l'année, le Nouvelliste impartial deux fois par semaine, en ( 166 ) des Belges ^ et nombre d'autres que je ne puis citer, dans une multitude d'opuscules. « Le parti patriotique qui est l'antipode de celui qu'on affecte » de nommer ainsi en France ne veut ni de la tolérance, ni du » philosophisme, ni du jansénisme, ni du vonckisme qui sont à » la lettre frères et sœurs. » » Le vonckisme, disent les exagérés du parti ^, n'a pas de sys- » tème ou de plan suivi. C'est un nom vague qui embrasse en » général tout ce qui peut intriguer et diviser. La discorde marche » à sa tète et sous les étendards de cette déesse malfaisante, peu » lui importe par quel moyen il brouille. La haine, l'envie, le » mensonge, le ridicule, le mépris, la préférence... tout lui est » bon, pourvu qu'il puisse troubler la paix et mettre la dissension » parmi les Belges. Tel est le vonckisme. Il encourage la scéléra- » tesse et la félonie dans les provinces, il enhardit au massacre » dans Bruxelles, il y désigne les victimes à immoler et rassure » les meurtriers et les brigands. Chacun a sa partie. Le rôle des » une feuille in-12, de 24 pages, je saisis avec empressement roccasion, que » j'avais cherchée depuis longtemps, de publier un journal plus conforme à » son goût et qui (j'ose m'en flatter) sera aussi plus conforme à celui de mes » lecteurs. » — Pendant l'année 1790, le Journal historique et politique cessa de paraître; mais Tutot continua à publier le Nouvelliste impartial, « qui, dit l'avis au lecteur, se livrera uniquement à la politique. » Le Journal se montre en maints endroits très- favorable aux idées révolutionnaires. En 1791, le Nouvelliste impartial disparaissait à son tour et céda la place au Journal historique et politique, qui expirait à la On du mois de juin « à cause de la défaveur des circonstances, » * L'Ami des Belges, ouvrage périodique. A Bruxelles, chez Lemaire, imprimeur-libraire, rue de l'Impératrice, MDCGXC. Le premier numéro parut le 14 mai 1790; le 16 juillet 1790, le litre fut changé et porta le Vrai Bra- bançon. Feller n'approuvait pas les exagérations de Dedoyar. « VAmi des » Belges, disait-il, où je n'ai aucune part, mais où il y a bien des choses qui w autrement n'y seroient pas, si celte feuille étoit dans ma dépendance. Est-il » possible que des gens qui devroient me connoître, me supposent des rémi- » niscences aussi contraires à mes principes qu'à la disposition de mon cœur. » {Journal historique et littéraire, 1790, t. Il, p. 479.) Le Vrai Brabançon cessa de paraître le 20 novembre 1790. 2 Ces citations sont empruntées à VAmi des Belges, pp. 1, 67 et 81. ( 167 ) » uns est de murmurer contre le congrès et le département; celui » des autres est de critiquer la représentation des ecclésiastiques, » des nobles ou du tiers; il y en a qui sont chargés d'exagérer la » misère qui résulte du défaut de payement des pensions et de » circulation dans le commerce depuis le départ de la cour; il en » est d'autres qui crient aux accaparements et au monopole; les » gazettes étrangères sont gagées pour exhaler le sarcasme et » l'ironie. Chez le petit peuple, c'est une chose, chez les grands, » une autre... Voilà le vonckisme : il cherche à nuire d'une ma- » nière ou d'une autre et semblable à Junon il remue ciel et » terre; il évoquerait les furies des enfers pour parvenir à son » but. » « Les opposants réclament une représentation plus équitable » et plus nombreuse; » d'autres « demandent une assemblée » nationale et la Constitution française ^ » Jamais! nous ne vou- lons point de cohue nationale où triomphe la logique des pou- mons et retentissent les hurlements de la rage. Notre politique est celle de Bossuet. « La conservation des anciens droits et de » ces louables coutumes concilie aux royaumes une idée non- » seulement de fidélité et de sagesse, mais encore d'immortalité » qui fait regarder l'Etat comme gouverné ainsi que l'Univers par » des conseils d'une immortelle durée ^. » * Remercîment à M""^ V Avocat et consorts pour leur avis à M^^ Brosius, Feller, Du Vivier et autres...., par l'abbé Du Vivier. De l'imprimerie patrio- tique, 1790, p. 19. 2 Lettre de Pabbé de Feller au peuple belgique. Namur, chez G.-J. Le- clercq, 1790, Je citerai ici deux brochures assez curieuses contre de Feller : Visions du grand prophète de Feller, 7 pages in-8o, s. 1. n. d. Lettre à V ex-Jésuite de Feller par un de ses abominés à Paris. 1789, 16 pages in-8o. Le passage suivant du Journal général de VEurope forme le contraste le plus frappant avec le programme de Feller et de ses amis : « La nation attend » une déclaration de la liberté de la presse, une invitation à tous les citoyens » de proposer à votre assemblée les projets de loi ou de déclaration qu'ils » croiront les plus utiles à leur patrie et la liberté de leur discussion par un 0 chacun, la publicité de vos assemblées, l'abolition des restes de la féodalité ( 168 ) « Autant vaut être gouverné par des butors que par des bala- )> dins, par des baïonnettes que par des clameurs insensées. » Ce sont là de bien gros mots pour des projets aussi modérés que ceux de Vonck < ; mais « il y avait dans le parti de nom- T> breuses nuances et si quelques-uns, les plus nombreux, sans )> contredit , eussent été satisfaits de changements dans l'organi- T. sation des États 2, » il en était d'autres plus difficiles à satis- faire et qui écrivaient ^ : « Les Belges sont précisément dans le T. même cas où ils se trouveraient si dans ce moment ils sortaient » des mains du Créateur. » L'heure était-elle du reste bien choisie pour inaugurer une nouvelle Constitution? Dans la situation précaire où l'on était placé, fallait-il songer à autre chose qu'à défendre les conquêtes déjà faites? L'union n'était-elle pas le premier besoin de la Bel- gique régénérée et le devoir d'ajourner les questions irritantes ne s'imposait-il pas à tous *? Je m'arrête, car je n'ai pas à refaire l'histoire de la Bévolution brabançonne. Il me suffit d'avoir esquissé sous ce rapport spécial » comme une transaction du despotisme, la tolérance et la liberté des prin- )> cipes et du culte en matière de religion. » Lebrun réclamait encore la sup- pression de la représentation par ordres et des mandats héréditaires, la convo- cation d'une Assemblée nationale chargée de faire une Constitution. — Adresse d'un citoyen aux États de Brahant. Extrait du Journal général de V Europe, n» 154. — De l'imprimerie patriotique, 1789. ^ Voy. Considérations impartiales sur la position actuelle du Brahant. Nouvelle édition, s.l., 1790. 2 BoRGNET, Histoire des Belges à la fin du XVII I^ siècle. Bruxelles, 1865, t. T", p. 123. 3 Celle phrase se trouve dans une brochure intitulée : Qu'allons -7wus devenir? et qui est Tœuvre de l'avocat d'Outrepont. (Voyez Remercî- ments à 3/" V Avocat et consorts, pour leur avis à M" Brosi^lS, de Feller, Du Vivier et autres... , par M. l'abbé Du Vivier. De l'imprimerie patriotique, 1 790, p. 5.) * C'est ce que de Feller lui-même faisait observer en disant : « S'il y a des » améliorations possibles, renvoyez-les au temps de calme et de paix. Le )» comble de la démence est de s'en occuper dans un moment où le salut géné- » rai est encore un problème. « {Lettre de Vabbc de Feller au peuple bel- f)ique. Namur, chez G.-J. Leclercq, 1790.) ( 169 ) l'attitude et les projets des hommes dont j'étudie l'action sur la marche des idées à Liège. Depuis le 29 août i789, la Révolution était maîtresse a Liège *. Le prince-évêque lui avait abandonné la place; elle s'y installait avec l'intention de ne pas la quitter de sitôt. Pour la faire déguerpir, on comptait avant tout sur l'interven- tion à main armée des princes allemands , mais le parti aristocra- tique ne voulut pas laisser à ses auxiliaires toute la peine et tout l'honneur. Feller, Brosius, Dedoyar mirent leur plume à son service; mais absorbés, comme ils l'étaient, par les événements des Pays- Bas, ils ne s'occupèrent qu'en passant et par occasion des affaires liégeoises. Le centre des agissements contre-révolutionnaires fut le châ- < Feller quitta Liège à Pépoque de la révolution et se réfugia à Maestricht, où il demeura jusqu'à la retraite des Autrichiens en 1794. Le prince-évêque de Paderborn l'appela auprès de lui. En 1797, Feller accepta riiospiialilé que lui offrait dans son palais l'évêquede Ralisbonne; il mourut dans celte ville, le 23 mai 1802. Feller et Dedoyar exercèrent encore dans les affaires liégeoises une action diplomatique sur laquelle on trouvera des renseignements dans Borgnet, Histoire de la Rèvoluiion liégeoise de 1189. Liège, 1865, t. I", pp. 247 et 283 seq. — Dedoyar (M. Borgnet dit erronémenl Feller) écrivit au mois de mars 1790, une lettre très-importante au P. Franck, confesseur de l'Électeur palatin, où, s'adressant aux sentiments religieux de ce prince, il cherchait à le persuader de ne plus différer l'exécution militaire des décrets de Wetzlar. Feller, de son côlé, usa de son influence pour empêcher tout rapprochement entre les patriotes belges et les révolutionnaires liégeois; il désapprouva vive- ment les négociations entreprises dans ce but par Van Eupen. Il écrivait, le 28 décembre 1789, à De Latour, curé deSainte-Gudule, à Bruxelles : « Je me D hâte de vous détromper touchant les voisins liégeois, que vous êtes dans » une étrange erreur! Dieu nous garde d'avoir jamais quelque chose de com- » mun avec eux..., mais on espère qu'ils rentreront dans l'ordre. Ce sont les » singes des François ; bien pis encore. Mais le bon Dieu va y pourvoir et alors » l'association sera bonne. » (MS. de la Bibliothèque royale, 21349.) Le fonds Ghysels, farde 413, contient un assez grand nombre de lettres de Feller se rapportant aux négociations deV^an Eupen, où les mêmes sentiments sont exprimés avec non moins d'énergie. ( 170 ) leau de Hamal où s'étaient retirés le baron Ferdinand Conrad de Haxhe, prévôt de S'-Lambert, son neveu le baron Georges-François de Buchwald, officier aux gardes du prince et le tréfoncier de Paix. Dans le principe, de Paix avait été séduit par la philosophie; il avait chanté dans ses vers la franc-maçonnerie et son Voyage à Chaud fontai?ie * récemment publié atteste encore la légèreté de sa muse. Mais il fut l'un de ces hommes dont les premières lueurs de l'orage ouvrirent les yeux. Il s'arrêta sur la pente de l'abîme, où d'autres, engagés plus avant, furent entraînés. Il échappa à la honte d'être, lui prêtre, parmi les destructeurs des autels. Il eut le temps de racheter, par son activité et son dévoue- ment, ses complaisances coupables. « Maniant la plume avec facilité , il devint l'écrivain du corps » auquel il appartenait, le principal polémiste de son parti et le » directeur d'une véritable fabrique d'écrits contre-révolution- » naires ^. » Buchwald, le baron de Haxhe et lui constituèrent un triumvirat qui se donna pour mission de ramener l'opinion publique vers le régime déchu; au mois de décembre 1789, afin d'étendre leur action ils fondèrent à Liège un comité aristocratique inspiré du même esprit ^. Les journaux étrangers, les gazettes de Leyde, Utrecht et Cologne acceptèrent d'être leurs organes ^ Parmi les ouvriers qui travaillaient sous les ordres du chanoine de Paix, nous retrouvons Sabatier de Castres. Il faudrait un volume pour écrire l'histoire des variations de M. Sabotier, comme l'appe- lait Voltaire. Cet homme était sans doute de l'école de celui qui a * Le Voyage de Chaudfontaine, par H.-T. de Paix, chanoine de Liège. Chaudfontaine, de Timprimerie des Francs-maçons, 1873. (Publié par M. de Theux.) * BoRGNET, Histoire de la Révolution liégeoise. Liège, 1865, 1. 1", p. 187. 3 Les procès-verbaux des quatre premières séances de ce comité se trou- vent aux Archives de l'Élal à Liège. Fonds Ghyseis, farde 653. * Fonds Ghyseis, farde 633. Le procès-verbal de la séance du 27 décembre 1789 porte « que les gazeliers de Leyde et d'Utrecht inséreront dans leur » gazelles les articles qu'on leur envoiera. » ( 171 ) dit que l'argent n'a pas de couleur et quand on le payait bien, peu lui importait ce qu'on lui faisait écrire. Il avait d'abord voulu fonder un journal : Le contre-poison ou les amis de la vérité; mais ses projets étaient si grandioses que le Chapitre recula devant leur exécution. Il offrit alors une brochure de sa façon intitulée la Valise décousue. Faute de mieux, le triumvirat s'en contenta ; mais il n'était pas sans éprouver quelque scrupule sur l'indignité de son allié ^ Saba- tier avait a joint l'insurrection des Pays-Bas à celle de Liège 2. » * Voy. une lettre de DelaMe, du 18 janvier 1790, où les plans de Sabalier sont exposés. (Fonds Ghysels, farde 653.) 2 Procès-verbal de la séance tenue le 27 décembre 1789 par le comité aris- tocratique. (Fonds Ghysels, farde 653.) « Arrêté qu'en approuvant le plan de » l'auteur de la Valise décousue, il est prié de ne pas joindre l'insurrection des » Pays-Bas à celle de Liège, dont les motifs sont différents à tous égards. » De Paix exigea la suppression de certains passages; il en restait cependant encore un bon nombre qui lui paraissaient trop forts. « Ce livre, écrivait-il >^ le 22 février 1790, contient avec beaucoup d'excellentes choses, des pas- » sages que nous ne pouvons jamais avouer et qui dans le fait sont trop forts. » Si on jugeait à propos d'en faire une édition pour nous, je me chargerais » volontiers de l'élaguement. » Le tréfoncier Waseige écrivait aussi le 5 sep- tembre : « M. l'abbé met trop de personnalités dans son ouvrage, pour que » nous ne devions pas éviter soigneusement de nous en rendre les colpor- » leurs. » (Fonds Ghysels, farde 653.) Le prince-évêque désapprouvait vivement la conduite du triumvirat, qui se montrait trop peu scrupuleux sur le choix de ses auxiliaires «Je suis mor- » liflé, écrivait-il, le 18 mai, à Delatte, que des personnes nullement propres » à mériter de la confiance, veuillent s'immiscer et intriguer dans nos » affaires. N'épargnez pas les moyens à ouvrir sur cet article les yeux du grand » prévôt, fut-ce même par des avis anonymes. » (Fonds Ghysels, farde 654.) — Sabatier composa encore VAvis aux Liégeois, par un ex-ministre, les Avis d'un vrai patriote, les Nouvelles observations d'un habitant du plat pays, les Observations amicales adressées aux Liégeois. Cette dernière brochure n'est d'un bout à l'autre qu'une violente diatribe contre les patriotes liégeois et particulièrement contre les membres du chapitre et de l'État noble, qui s'étaient séparés du prince. Lebrun y répondit sur le même ton : Réponse aux observations soi-disant amicales. Hoensbroech écrivait, le l^"" octo- bre 1790, à Ghysels au sujet de la brochure de Sabatier : « les person- » nalités qu'elle renferme ont empêché Waseige d'en faire usage. J'eus ( 172) On aurait désiré qu'il laissât de côté les calomnies qu'il avait en- tassées contre certains patriotes belges et l'on réprouvait vivement les personnalités auxquelles il descendait. Très-pénétré de son importance , Sabatier n'aimait pas les cri- tiques et se jugeant indispensable, il taxait très-haut ses services. Le Chapitre continua à l'employer, mais à contre-cœur. Son offi- cine était établie à Aix-la-Chapelle. Outre la Valise décousue, il en sortit encore quatre ou cinq opuscules remplis des attaques les plus violentes contre les pa- triotes liégeois. A Liège même, des défenseurs de l'ancien régime mirent au jour quelques brochures * que leur parti osait avouer. Mais qu'était-ce que cela contre une doctrine qui, à son propre prestige, joignait encore celui de la victoire? » désiré qu'on s'en fût abstenu et qu'on se fût borné à appuyer la bonté de i» notre cause sur des principes, sans attaquer la réputation de personne. B II faut se souvenir qui nous sommes, et en chrétiens, nous ne pouvons » pas avouer ni distribuer de semblables ouvrages. » (Fonds Ghysels, farde 415.) ^ Le conseiller E.-A.-J. Ânsiaux se signala particulièrement dans cette polémique. Pendant la révolution, il publia entre autres brochures : Lettres de diverses personnes sur les affaires du temps, etc. (Maestrichl, 1790.) — Réponse à la lettre de M. Fabry par un citoyen qui l'observe depuis trente ans. (Maestrichl, 1790.) — Précis de la scandaleuse révolution du pays de Liège depuis Carrivée des troupes prussiennes, etc. A l'avocat Deleau de Spa, on doit une brochure intitulée : Tout est au mieux, car on le dit. Étrennes aux Liégeois pour l'an mil sept cent quatre- vingt et dix. Liège, aux dépens de la liberté, à l'enseigne des Chaînes rompues, etc., etc. 173 ) CHAPITRE VI. Les derniers philosophes liégeois et les premiers révolutionnaires. I. La Révolution accomplie dans les esprits. L'affaire des jeux de Spa. Position de la question. Prétentions du prince. Revendications des patriotes. Thèses historiques des partis opposés. Caractères distinctifs de la Révolution liégeoise; sous quels rapports elle est une annexe, une reproduction de le Révolution française; le débat ne reste pas longtemps circonscrit à la question des droits du prince en matière d'édits de police; il met en présence l'ancien régime et la philosophie du XVIII™e siècle. L'impôt des 40 patards. Écrivains des deux partis : les jurisconsultes, Waseige, Piret, Bassenge, les pamphlétaires, les journalistes. — H. Journée du 48 août 1789; la Révolution triomphante; ses premières revendications consignées dans les Points Fondamentaux ; peu à peu elle adopte sans restrictions le programme des révolutionnaires français; les Montagnards et les Girondins; d'accord sur les prin- cipes, ils sont en désaccord sur le moment de leur application. Réformes poursuivies par les patriotes liégeois. Assemblée nationale, meilleure organisation des États, leurs plans en matière d'impôts; sécularisation de la principauté, politique reli- gieuse, etc., etc. — Appendice : les journaux liégeois pendant la Révolution. Nous avons assisté, jour par jour, à l'élaboration de la Révo- lution liégeoise. Commencée mais non achevée par les encyclopé- distes français , la pièce a reçu la dernière main des philosophes liégeois : ils vont en être les acteurs. Ce travail serait incomplet, si je ne m'arrêtais quelques instants aux commotions qui terminent l'histoire de la principauté. La crise suprême, où succomba la nationalité liégeoise, est la con- clusion pratique de toutes les théories que nous avons rencon- trées et, si je puis le dire, la Révolution est le rond-point où aboutissent tous les chemins que nous avons suivis. Au terme des différents chapitres qui précèdent, nous l'avons aperçue et, maintenant que nous l'avons atteinte, nous embrassons d'un coup d'œil les étapes que nous avons fournies. La Révolution était déjà accomplie dans les esprits et il ne ( 174 ) restait plus qu'à l'accomplir dans les faits, lorsque l'affaire des jeux de Spa mit aux prises les défenseurs du passé et les cham- pions des idées modernes. Il existait à Spa deux salles de jeux, munies d'un privilège exclusif : le Vauxhall et la Redoute, En dépit des édits , qui pro- hibaient « les jeux de hasard dans les maisons et endroits privés de la ville, » un citoyen liégeois, Levoz, fit, en 1784, bâtir une nouvelle salle, le Club. Les privilégiés se refusant à lutter à armes égales avec ce nouveau concurrent invoquèrent les règlements des princes-évêques et lui suscitèrent mille tracasseries. Levoz protesta auprès du conseil privé , mais n'obtint aucune satisfac- tion; il réitéra ses instances et fatigua si bien de ses sollicitations le prince et le conseil qu'espérant lui imposer silence ils se déci- dèrent à renouveler l'édit sur lequel se fondaient les proprié- taires de la Redoute et du Vauxhall. Une dernière planche de salut lui demeurait : c'était que l'édit de Hoensbroech fût reconnu inconstitutionnel par le tribunal de Wetzlar. Levoz la saisit avec empressement, et ainsi commença entre lui et le prince-évêque un premier procès qui devait amener une longue série d'autres contestations judiciaires. Les procès se greffèrent sur les procès; des incidents de toutes sortes, des complications sans fin surgirent et ne laissèrent chômer un seul jour ni le tribunal de Wetzlar , ni le tribunal des XXH. Tous ces procès se résumaient en un seul, le procès de la philosophie nouvelle contre l'ancien régime : d'abord restreint aux bornes d'une simple contestation entre particuliers, le débat s'élargit tout d'un coup et mit en question le droit du prince- évêque d'édicter en matière de police. Les révolutionnaires refusent ce droit au chef de l'État. « Les » évéques, disent-ils *, ne peuvent donner des lois à la Nation » liégeoise, sans le consentement de ses représentants. » Le contrat social, les serments qu'ils prêtent à leur inaugu- » ration en sont les preuves irrécusables. » » Toute loi portée sans la Nation est nulle. Chaque citoyen a * Journal patriotique ; Introduction, t. I", {). 40. ( I7S ) » droit de ne pas y obéir et de faire punir celui qui vou droit l'y » soumettre, par le tribunal spécialement établi pour cet objet. » De sorte que si les bals et les jeux semblent avoir donné '> naissance à cette cause , elle n'en étoit pas moins la cause de la » Liberté générale, car elle se réduisoit à cette grande question : » l'Evêque seul peut-il nous doîiner des lois? » Voilà la question j)Osée en termes très-clairs. Quelle réponse y donne la Constitution? Elle établit de la façon la plus formelle que le prince n'est pas législateur unique , qu'il ne peut agir sans le concours du Sens du pays , c'est-à-dire des trois États. Ce principe fondamental du droit public liégeois , Hoensbroech ne le conteste pas. Il ne prétend pas à exercer seul le pouvoir législatif. Il s'agit simplement de savoir si le prince de Liège a conservé toutes les attributions inbérentes au pouvoir exécutif en matière de police et d'administration générale et spécialement le droit de porter en ces matières des édits et des mandements. C'est ce droit et ce droit seul que je revendique. Vous déplacez la con- troverse, objecte-t-il à ses adversaires, vous vous agitez dans le vide. Les patriotes accordent au prince que, pouvoir exécutif, il peut prendre les mesures nécessaires pour assurer l'exécution des lois et maintenir l'ordre dans l'état; mais ils lui reprochent d'empiéter sur le pouvoir législatif : /)es édits en matière de police y ces mots, au sens que leur donne Hoensbroech, s'entendent de tout et la limite que l'évéque essaye de tracer entre ses droits et ceux de la Représentation nationale est une limite fictive, imaginaire, toute de convention, qu'on peut avancer ou reculer à volonté. Peut-être la théorie du droit public condamne-t-elle les reven- dications de Hoensbroech; mais la question ne peut être résolue par la théorie, elle est essentiellement une question historique. C'est dans l'histoire que les révolutionnaires cherchent leurs arguments, c'est par l'histoire aussi qu'on leur répond. L'Evéque a toujours été le seul souverain du pays, disent les uns. Les Etats n'ont jamais eu d'autre pouvoir que celui qui leur a été attribué, concédé par les Paix. La nation, disent les autres, est et a été de tout temps seule sou- ( I7(i ) veraine. L'Évéque a pour unique mission de faire exécuter la volonté de la nation. De ces deux thèses historiques j quelle est la vraie? Ni l'une ni l'autre évidemment. Il faut torturer tous les faits pour les accommoder au système défendu par les conservateurs : le moyen-âge n'offre rien de semblable à un prince originairement investi du pouvoir absolu et qui, n'obéissant qu'à une bonne inspi- ration de son cœur, consent bénévolement à en octroyer l'une ou l'autre parcelle à son peuple. Les choses ne se sont point ainsi passées et l'arrangement qu'on en fait après coup n'a pas même le mérite de la vraisemblance. L'histoire ne se prête pas davantage aux interprétations fantai- sistes du parti adverse : cette nation seule souveraine, les plaines de Fexhe transformées «en Champ de Mars, en Assemblée nationale, » la paix de Fexhe elle-même transformée en contrat social, tout cela sont des inventions modernes qu'on tente vaine- ment de vieillir de plusieurs siècles. Peu importe d'ailleurs : ce n'est pas la paix de Fexhe, ce n'est pas le pouvoir constitutionnel du prince qui sont ici en jeu. Le terrain sur lequel on lutte en réalité est tout différent de celui sur lequel on croit lutter. La guerre est , non pas entre les défenseurs de l'absolutisme et les redresseurs des griefs du peuple, elle est entre le passé et la philosophie du XVIII""' siècle. Ouvrez au hasard les Lettres à l'Abbé de P..., vous en aurez la preuve incon- testable et pour ainsi dire matérielle; à chaque pas vous trou- verez l'esprit, les doctrines et jusqu'aux mots nouveaux : contrat social, droits de l'homme, etc. Le mouvement populaire qui commence à Liège en 1784 ne rappelle les agitations des temps antérieurs que par les appa- rences. Ce qui le distingue, c'est qu'il marque l'apparition d'un nouveau système politique, social et religieux, c'est qu'il a pour fin dernière le renversement de l'ancien ordre de choses et l'ap- plication de toutes les théories modernes. il en fut à Liège comme en France : les démolisseurs se mirent à l'œuvre, croyant que leur tâche serait bientôt achevée; mais de destructions en destructions, ils finirent par tout abattre. C'est (177 ) qu'à mesure qu'ils avancèrent, ils s'aperçurent que les change- ments d'abord jugés suffisants conduisaient nécessairement à d'au- tres changements plus radicaux, que pour réaliser leur idéal ils devaient bâtir tout l'édifice à nouveau, qu'il ne fallait pas seule- ment une réforme, mais une révolution. Les troubles qui terminent l'histoire de Liège se distinguent encore de ceux qui s'y rencontrent à d'autres époques, en ce que leur première et principale cause vient de l'étranger. La Révolu- lion liégeoise, ce qui précède l'a dit à satiété, ne peut être consi- dérée indépendamment de la Révolution française. Elle en est une annexe, une reproduction. Mais l'imitation ne fut pas servile : si les patriotes liégeois em- pruntèrent aux Français leurs aspirations, ils ne leur prirent pas du moins leurs plus dangereuses chimères et leurs plus détestables excès; ils eurent assez d'honnêteté, de modération, de bon sens pour ne pas copier les crimes et les folies de la Terreur. En outre, les idées françaises s'étaient, si je puis le dire, natio- nalisées sur le sol liégeois; de là les différences de formes qui existent entre les revendications de la Révolution en France et à Liège. Ces différences sont même assez fortes pour qu'elles puis- sent, si l'on n'y prend garde, faire illusion et laisser croire que ces deux mouvements sont indépendants l'un de l'autre, tandis qu'il n'y en a qu'un seul, mais se présentant sous deux aspects divers. Dans ces conditions, le débat soulevé par les affaires de Spa ne pouvait rester longtemps circonscrit à la seule question du pou- voir des évéques en matière d'édits de police. Le parti du prince invoquait l'article 53 du règlement de 1684 : « Le droit d'édicter étant des régaux et nous appartenant exclu- j> sivement, il ne sera permis à qui que ce soit de l'entreprendre, » à peine d'être traité comme usurpateur. » Mais ce règlement lui-même n'était-il pas inconstitutionnel? N'avait-il pas été porté sans la coopération du sens du pays? De plus, cet acte restreignait les droits du tiers état. Inconstitutionnel et attentatoire à la souveraineté nationale, il devait disparaître. Comment les ingénieuses combinaisons, ima- TOME XXX. 12 ( ï'8 ) ginces par iMaximilicn de Bavière pour la nomination des magis- trats municipaux, pouvaient-elles se concilier avec le dogme de la souveraineté du peuple qui fait de la nation la source de toute autorité, l'arbitre de toute loi et ne voit dans le prince qu'un simple mandataire; il fallait donc restituer au peuple le droit de désigner seul ses représentants dans le Conseil de la Cité et dans l'Assemblée des Etats, enlever à l'évéque jusqu'à l'apparence d'une intervention dans cette élection. Bientôt ce ne fut plus uniquement Tarticle 53, ce fut tout le règlement de 1684 qui eut à subir l'assaut. Les patriotes se pré- sentèrent comme les restaurateurs de l'ancienne Constitution. Ce thème était habilement choisi et facile à exploiter. 11 n'y a aucune raison de suspecter leur sincérité; mais il est permis de dire qu en réalité ils se préoccupaient beaucoup moins des antiques traditions liégeoises que des principes de la philosophie moderne. Le 26 décembre 1787, s'ouvrit la deuxième session des Etats, dont l'objet était le renouvellement des impôts. L'impôt dit des quarante patars souleva une vive discussion et fournit aux philo- sophes liégeois l'occasion d'exposer leurs systèmes, de prôner leurs réformes et d'exciter les sentiments populaires contre les inégalités consacrées par les institutions de la principauté *. « 11 s'agissait d'un droit établi sur le blé préparé pour la fabri- ^ Dès 1781, on recherchait à Liège « des moyens plus équitables de » répartir rimpôlj qui, quoique supportable, pèse peut-être avec trop de » forces s*ur la partie du peuple, qui n'a que son travail et son industrie pour » propriétés, tandis qu'il atteint à peine les ordres de l'État, qui ont la richesse » et la puissance. » (Mémoires lus à la séance publique de la Société d'Ému- lation, le 25 février 1782, p. S.) — Il n'existait à Liège d'autre impôt direct que la taille, et encore ne la percevait-on que lorsque les circonstances la ren- daient nécessaire. Elle était réglée sur le nombre et la valeur desbonniers et s'élevait, pour toute la principauté, seulement à 9,886 florins du Brabanl. Les autres impôts étaient établis sur divers objets de consommation générale et consistaient principalement en droits d'entrée sur le territoire ou d'octroi pour les villes; le produit de ces impôts s'élevait à 900,000 florins. (iNotice par M. Polain dans le Bulletin de V Institut archéologique liégeois, 1857, l. III, p. 545.) ( i7y ) » calion de la bière (le braz) à raison de 40 sous (patars à Liège) » par 200 livres K » Cet impôt n'atteignait que le tiers état. Deux dixièmes de son produit étaient attribués aux ordres exemptés, deux cinquièmes au prince; les vingt-trois bonnes villes recevaient un cinquième de ce que rapportait l'impôt dans chacune d'elles; enfin le surplus était versé dans la caisse de l'État. S'il était peu onéreux, cet impôt avait néanmoins le tort de constituer un don du tiers état aux ordres privilégiés et au prince; une très-mince partie de son produit était affectée aux dépenses publiques. A ce titre, il méritait la critique. Les nobles et les ecclésiastiques votèrent sans difficulté le renouvellement des 40 patars; mais les députés des villes émirent un vote négatif: la proposition du gouvernement fut donc re- jetée, suivant la maxime constitutionnelle : « Deux États, point » d'États. » Les opposants s'attachèrent, dans les débats de l'assemblée comme dans leurs écrits, à faire ressortir l'injustice d'une contri- bution qui pesait uniquement sur les citoyens les moins fortunés et qu'on détournait de sa destination naturelle pour la verser entre les mains des plus riches. Dans la mêlée, quelques hommes se distinguent au premier rang; ce sont d'abord les jurisconsultes qui, à Wetzlar et devant les XXII, soutinrent les procès des patriotes. Répandus dans le public, les Mémoires de Donceel et de Lesoinne ^ préparèrent le succès de la cause qu'ils défendaient devant le juge qu'on tenait surtout à convaincre. Dans le camp opposé, nous rencontrons deux écrivains remar- quables, le tréfoncier Waseige et l'avocat Piret qui, en 1787, s'efforcèrent d'établir historiquement le bon droit de l'Évéque. Tel fut le but du Coup d'œil sur l'histoire du pays de Liège ^ et ' BoBGNET, Histoire de la Révolution liégeoise^ t. i", ch. III. 2 Voyez principalement Démonstration de l'Observance depuis la paix de Feœhe jusqu'à nos jours, in-i" ôe 30 pages. 2 Par Waseige. ( 180 ) d'un écrit intitulé: De la souveraineté des princes -évêques de Liège et du pouvoir de ses États *. Ces deux brochures, qui révélaient une connaissance approfon- die de l'histoire de Liège, étayaient d'une façon très-habile le sys- tème du prince-évéque, lavaient Hoensbroech du reproche de viser au despotisme et s'attachaient à rendre ses prétentions acceptables. Waseige et Piret réussirent à provoquer un retour de l'opinion publique vers le prince ; la cause de la révolution était perdue, au moins pour le moment, si elle ne trouvait sur l'heure un habile avocat. Cet avocat fut Bassenge. Au mois de mai 1787, parurent les Lettres à l'abbé de P Écrites dans un ton lyrique, déclamatoire et emphatique, elles reçurent un accueil très-favorable. Toute cette rhétorique était prise alors pour de l'éloquence; l'écrivain, soucieux de répondre au goût du jour, devait, pour exprimer les choses les plus simples, monter sur le trépied et s'agiter comme une Pythonisse en délire. Les grands mots, les longues phrases, les périodes sonores, les pompes cicéroniennes de Bassenge nous font sourire aujourd'hui. L emploi à temps et à contre-temps de toutes les figures de rhé- torique, l'abus de la prosopopée, de l'hyperbole, de l'imprécation, ces procédés mécaniques d'éloquence qui consistent dans l'usage des points suspensifs, d'exclamation et d'interrogation sont passés de mode; mais en ce temps-là, ils constituaient le dernier mot de l'art de bien dire et la connaissance que Bassenge possédait de ces recettes littéraires lui assurait d'avance les applaudissement de la foulée < Ceue brochure parut sous le nom de l'avocat Piret; mais, à en croire Hassenge, elle serait l'œuvre du tréfoncier de Paix, * J'extrais des Mémoires de Publicola Chaussard, une page qu'on peut con- sidérer comme un véritable monument d'un certain genre de style et qui n'a pas son équivalent dans Bassenge lui-même : « Qu'il me soit permis, pour » acquitter la dette de la justice et de mon cœur, de parler d'un vieillard de )) Méerhault. Il étoit nuit; je cherchois le repos et un asyle. Le magistrat me » donne un billet de logement. — Magistrat, je n'habiterai aucune maison » par contrainte; la force me suit, je le sais, mais je demande et j'apporte ( 181 ) A côté de ces qualités relatives, ces lettres avaient tous les dé- fauts d'une improvisation hâtive. Elles étaient diffuses, se répé- taient, présentaient un raisonnement désordonné, s'égaraient dans mille digressions et finalement revenaient toujours au même point. Elles rendirent un service signalé à la Révolution. Dans sa première lettre, Bassenge lui-même constatait l'apathie de la nation, « l'ignorance générale de ses loix, de sa constitu- » tion. » Il secoua « cette malheureuse indifférence, cet assoupis- » sèment, ce sommeil du peuple sur les bords du précipice » « Encore quelques pas, le Liégeois était esclave», Bassenge « le « tira de sa léthargie ! » Le parti épiscopal s'émut du succès de ces lettres et guetta » l'amilié. — C'est à ce litre, — J'accepte : on me conduit ; un vieillard ouvre. » Il est suivi de ses deux filles; il se trouble; au nom d'agent de la république » il m'a pris pour une puissance. — Je suis un homme, un frère..., rien de » plus, rassurez-vous. — Je n'ai qu'un lit et celui de mes enfants.. .. Il est à » vous. — 0 mon père, vous priver!.... Non, non !.... Vous veilleriez, je repo- » serois.... Quel renversement de toute morale. Le vieillard debout devant le » sommeil d'un jeune homme !.... Je sais, je dois respecter un citoyen et des )) cheveux blancs Cette chaise me suffit auprès de ce foyer.... Si vous le » permettez, c'est là que j'attendrai le lever de l'aurore. 11 est ému; ses en- » fants me regardent avec une curiosité mêlée d'intérêt ; ils se consultent.— » Je pense, mes amis, que cela peut vous déranger encore.... Je puis passer » la nuit dans ma voiture. — 0 mon bon monsieur, écoutez.... je vous dirois )> bien,... Oh oui! Je puis vous le dire à vous J'ai là une autre chambre, » un lit.... Il a servi à un ministre autrichien ; en me quittant, ils pillèrent ma » maison.... Depuis ce tems, je crains les grands seigneurs. — Citoyen et » Français, voilà mes titres, soyez homme, ils seront les vôtres, ô mon » père! et le serrant dans mes bras, puissé-je vous apprendre à connoître la » différence qu'il y a entre l'agent d'un despote et celui d'une république. » Aussitôt de m'introduire, de me prodiguer les soins les plus touchants, de )) faire circuler de bouche en bouche la coupe écnmaiWe 6e Bitermann,ôe » s'attacher à tous mes pas, de suivre, d'épier dans mes yeux le désir, de » voler empressé. Il me quitta en me serrant dans un long adieu sur son sein. » 0 vieillard ! puisse-tu n'avoir pas recueilli pour prix de tes bienfaits les » outrages féroces de nos ennemis! Puissé-je bientôt t'enlacer de mes bras » reconnoissans dans ces campagnes redevenues libres ! » PoBLicoLA Chaussard, Mémoires historiques et politiques sur la révolution de la Belgique et du pays de Liège en 1793. Paris, 1793, pp. 41, 42 et 43. ( 182 ) attentivement le publiciste, décidé à profiter de sa première impru- dence pour le bâillonner par un procès de presse. Bassenge, dans sa sixième lettre qui parut à la fin de 1787, donna libre carrière à sa verve. Les exemplaires au nombre de douze cents étaient déjà chez le brocheur; le gouvernement les fit saisir, en se fondant sur les édits qui défendaient de rien imprimer, saiis son autorisation et rensure préalables. Bassenge fit parvenir aux États * une protestation contre la mesure dont il était l'objet et, croyant que le prince ne tenterait pas une nouvelle aventure judiciaire, mit au jour, pendant l'année 1788, le 5* et le 4' volume de son ouvrage. Pareille audace ne pouvait rester impunie et l'archifisc Lebrun assigna Bassenge devant Tofllcial. L'inculpé protesta, par-devant notaire cette fois 2, contesta la juridiction de l'olTicial et en appela au tribunal de Wetzlar. L'affaire en demeura là; les tracasseries impuissantes du gou- vernement n'empêchèrent pas les idées de Bassenge de faire leur chemin. L'incident des 40 patars donna lieu à une polémique moins ardente, mais où l'avantage fut encore du côté des patriotes. L'un des principaux opposants de l'état tiers, Demaret, bourg- mestre de Châtelet, fit connaître les motifs de son vote dans une lettre qui affirmait avec une grande énergie les revendications de la Révolution. Un des bourgmestres de la cité, Plomtcux, répondit à son collègue ^ Fabry répliqua sous le nom de Demaret ^ et publia dans le journal de Hervé un travail très-étudié qui con- cluait à l'adoption des réformes économiques préconisées par Lebrun ^. ^ Hemontrance très-humble présentée à Messeigneiirs les tiers États, le 30 décembre 4787 , par N. Bassenge, citoyen de Liège. 2 Fonds Ghysels, farde 381. 3 De l'impôt des 40 patars, in-^i" de 1:2 pages. * Lettre de M. Demaret, bourgmestre régent de Châlelet, à M. Plomteux, bourgmestre régant de Liège, in-4" de 4 pages. s Journal général de l'Europe, 1788, t. l", pp. tilC^-t'ôo, ( 183) « Si l'assemblée des Etats, disail-il, pouvait prendre la résolu- » tion de supprimer toutes les taxes indirectes pour leur substi- » tuer le régime salutaire de l'impôt unique territorial, propor- » tionnel au revenu des propriétaires, ce serait sans doute le » service le plus signalé qu'elle pourrait jamais rendre à la » nation qu'elle représente. Ce jour mémorable serait l'époque » de l'heureuse régénération de cette contrée. » Le plan de Fabry instituait une contribution foncière égale au cinquième du revenu des biens-fonds et arrivait à doubler les res- sources publiques aux dépens des ordres privilégiés. Pour être complet, il faut signaler encore une multitude de pamphlets que Defrance, Jehin, Levoz *, etc. composèrent dans la vivacité de la lutte. Peut-être même ces écrivains firent-ils plus que Bassenge et que Fabry, pour précipiter le cours des évé- nements. La foule aime les violences de langage; elle obéit plus volontiers à ceux qui lui communiquent leurs passions qu'à ceux qui cherchent à lui inspirer leurs convictions; les injures parlent plus haut à son imagination que les raisonnements à son intelligence. Il me reste à faire aux journalistes leur place parmi les ouvriers de la Révolution. Lebrun et le Journal général de l Europe nous ont arrêtés assez longtemps pour qu'il ne soit plus besoin d'y revenir. Le Furet politique et littéraire e.iV Avant-Coureur ïyxvani deux satellites du journal de Hervé. Le premier sortit, au mois de sep- tembre 1 787, des presses d'Urban à Tignée. Il n'avait de littéraire que le nom, car on ne peut vanter ni la correction ni la pureté de sa langue. S'occupant particulièrement des affaires de Liège, il était loin d'y apporter un jugement calme et impartial. Le Furet cessa d'exister, probablement dans les derniers mois de l'année 1788; il fut remplacé par V Avant-Coureur dont le pre- mier numéro dut paraître à la fin de janvier 178!) 2. < BOROET, 1. 1", p.^4. 2 Archives de l'État à Bruxelles, Conseil royal, 667. Plainte de l'a vocal Dewez, demeurant à Hervé, contre le Furet a qui l'a atlaqué pour son ( <84) Le second numéro contenait une lettre de Bassenge aux rédac- teurs, où il les engageait a à se croiser contre les préjugés et le despotisme , ces fléaux de l'humanité. » Chacune des livraisons suivantes fut enrichie par la collaboration du Mirabeau liégeois. Dans ces lettres, écrites au jour le jour, et au milieu des ardeurs de la lutte, il s'abandonnait à toute la fougue de l'improvisation, se préoccupait plus de frapper fort que de frapper juste et, il faut bien le dire, se payait trop souvent de gros mots '. Le gouvernement essaya de ramener V Avant-Coureur h \a modé- ration. S'il faut en croire Urban,on usa vis-à-vis de lui « de moyens d'intimidations qui ne firent qu'effleurer son âme 2. » Informé des » altitude en qualité de commissaire dans une cause criminelle, dans laquelle » se trouve impliqué le prêtre Curnel, vicaire de Julémont, qui a été décrété » de prise de corps. » Le gouvernement refuse de s'occuper d'une affaire qui relève des tribunaux. (29 mars 1788.) * Il écrivait le 15 mal : « Rapprochons un moment ces paroles, ces mots >^ précis de l'apôtre, du rôle qu'un saint évêque joue en ce moment à Welz- » laer. Rapprochons : Ne advocatus Litium Fias, ne vous montrez pas )) l'avocat des procès.... » Et quel est l'objet des procès dont ce ministre des autels va se rendre )) le solliciteur? » Soutenir que tout un pays doit recevoir la loi de quelques prêtres.... » Soutenir le scandaleux monopole d'une Banque exclusive de Pharaon, » Riribi, Creps, Trente-un, etc., toutes ces belles inventions de la basse cupi- » dite, de l'abjecte duperie; monopole dans lequel les évêques ont une part; » monopole dont le chapitre d'une ancienne et vénérable cathédrale a eu la » grandeur de se faire donner aussi sa part, et de répartir les gains provenant » de cette noble source entre chacun des individus qui le composent.... à la lin » du XVIIIe siècle. » Soutenir les vexations dont on accable depuis près de deux ans douze » estimables citoyens, pères de famille; vexations, l'opprobre éternel de » ceux qui n'ont pas rougi de s'en rendre coupables, agens affreux des pas- » sions de quelques individus et convaincus de l'innocence de leurs vie- » limes. » .... L'or, Messieurs, l'or! voilà le Dieu! » {Avant-coureur, l. I''',pp. 580, 381 et 382.) 2 Voy. le récit d'Urban {Avant-Coureur, 1. 1", p. 356). On trouve de uom- breux détails sur l'/lvanf-C'owreMr dans le Bibliophile belge, 1866, t. I", p. 375, et 1867, 1. 11, p. 337. ( 185) dangers auxquels il exposait l'éditeur, Bassenge dans le numéro du 20 mai se déclara l'auteur des Lettres de Liège et provoqua le prince-évéque à l'attaquer juridiquement *. Hoensbroech n'avait nulle envie de répondre à cette provoca- tion. Ses agents lui rendirent le mauvais service de défendre sa cause par des procédés injustifiables. Tignée appartenait à l'Au- triche. Urban se trouvait donc légalement à l'abri des vexations des policiers liégeois; mais ils ne s'arrêtèrent pas pour si peu. Ils organisèrent une expédition à main armée contre l'imprimerie d'Urban et la dévastèrent de fond en comble 2. * Voici un passage de la lettre de Bassenge : « Hoensbroech est le chef de » mon pays; j'ai dit, j'ai écrit que ee rang étoit sacré pour moi, je le répète, » mais j'ai dit qu'on le irompoit; celui qui lui dit la vérité est son seul ami... » Si je me trompe, c'est de bonne foi; qu'il m'entende; si j'ai commis des j^ fautes, qu'il me fasse attaquer légalement; si des crimes, qu'il me fasse » punir légalement; je ne crains rien, j'attends. Mais que haut qu'on soit « élevé, ne pas vouloir lire, ne pas vouloir raisonner!.... « Stat pro ratione •» voluntas ».... Cela n'est plus possible; et celui qui le veut, à la tête de cent » mille hommes, comme seul ; portant un sceptre ou une houlette, une mître » ou des haillons n'est qu'un brigand! Ames des Marc-Aurèle, des « Trajan, des Henri IV, éiiez-vous des âmes de princes? Je le redis donc, » qu'on cesse toutes ces démarches de goujat, qu'on se montre; que les tri- » bunaux parlent et mes vœux sont remplis. » (t. I", p. 394.) * Urban fit le récit de ses malheurs dans un imprimé de huit pages , adressé : A Messieurs les souscripteurs de V Avant-Coureur. « Le 23 mai, dit-il, V Avant-Coureur avait paru le 20, vers les neuf heures » du soir, sept malheureux armés de marteaux, de pistolets bandés, sabres à » la main, fondent tout à coup sur la maison oti loge le sieur Urban, à » Tignée, terre libre, immédiate de l'empire. Ils y entrent avec impétuosité. » Leur première démarche est de saisir et retenir la demoiselle veuve Dele- >' pont, locatrice de cette maison.... Où est l'imprimeur?.... 11 est heureuse- )) ment absent. Cincq de ces brigands (au nom du prince de Liège, disent-ils) » s'emparent de l'imprimerie, ordonnent, pistolets bandés sur la poitrine, aux « compagnons de cesser leur travail. Ils brisent, cassent, ravagent tout ce qui » s'offre à eux; volent les caractères qu'ils jettent dans des sacs dont ils » étoient munis, volent des outils, des meubles; mettent en pièces la presse, « des caisses; accompagnent cette honnête expédition de menaces, d'impré- « cations, de blasphèmes. Si Urban s'avise encore d'écrire contre le prince ou « son mayeur Colson (ce sont leurs mots), ils reviendront lui casser bras et ( 186 ) Cet acte de brigandage, comme le qualifie exactement M. Bor- gnet, n'était pas de nature à calmer l'exaspération de V Avant- Coureur contre le prince-évêque. Bassenge continua à y publier ses philippiques chaque jour plus virulentes. Au mois d'aoûtjsous l'action des événements extérieurs, Hoens- broech se départit tout à coup du système de la compression à outrance. « La prise de la Bastille venait de révéler la force irré- sistible du flot populaire et de frapper d'épouvante les gouverne- ments brouillés avec l'opinion K » Le 13 août, il annonça son intention de réunir les États - « pour s'occuper à chercher les moyens les plus propres à soulager la plus pauvre et la plus nom- breuse partie du peuple; » en même temps, il proposait au cha- pitre de renoncer à ses exemptions pécuniaires ^ Ces concessions venaient trop tard, et le 17 août, Bassenge » jambes. (Notez qu'Urban jure n'avoir jamais écrit, ni parlé decemayeiir, » et jamais il ne fut question de son nom dans la feuille.) La demoiselle qui « pendant tout ce tapage est à demi morte entre ces furieux, qui la croient » l'épouse de celui qu'ils cherchoient, aura à lui répéter ce qu'ils jurent en » blasphémant d'accomplir s'il s'étoit trouvé chez lui, d'oîi par un hasard • heureux, il venoii de sortir, il est probable qu'il eût péri victime de ces » assassins. Les habitants du village, rentrés paisiblement chez eux, se » reposant des fatigues de la journée, ne se doutant nullement de cette scène » inconcevable, » Des femmes épouvantées crient par les fenêtres pour arrêter ces mons- )> très... Qu'on leur brûle la cervelle est la réponse de celui qui paraît être ^) leur chef. Le sieur Simon Hardi, neveu de la demoiselle Délépont, recon- »> naît au milieu de ces elfrénés le nommé B... de Liège; il a le malheur de » prononcer son nom ; celui -ci, consterné, furieux de se voir reconnu, s'élance •> vers le jeune homme, le poursuit pistolet à la main, jurant, blasphémant » jusqu'au grenier, où, pour échapper à la mort dont il se voïait menacé, il >» n'eut d'autre ressource que de se précipiter de la lucarne sur la place, » d'une hauteur qui fait frissonner, elle est au moins de quarante pieds d'élé- V vaiion. Ces brigands sortirent enfin en jurant qu'ils reviendroient. » < BonoNET, Histoire de la Révolution liégeoise. Liège, 1865, t. \", p. 116. * Trois mois auparavant, Hoensbroech avait refusé de se rendre aux sollici- tations de la noblesse, qui demandait la convocation des États. 5 Proposition faite par Son Altesse à son chapitre cathédral, louchant les impôts, In-4" d'une page ( 187 ) publiait sa Note aux citoyens ', qui sonna le tocsin de la Révolu- lion. « 11 ne s'agit dans ce moment ni d'impôts, ni d'exemptions, » s'écriait le tribun, c'est de la Constitution nationale qu'il s'agit, » c'est à rendre à la nation une représentation juste et légale » qu'il faut porter tous ses soins. 11 est temps que notre fantôme » de tiers état fasse place à cette représentation nationale; il est » temps que l'Édit inconstitutionnel et oppressif de 1684 soit » anéanti » La Révolution était faite. Hoensbroech consentit à tout, ratifia les décisions populaires et signa l'abrogation du règlement de J684. Dix jours après, il quittait furtivement son cbâteau de Seraing. En apparence, sa fuite consommait le triompbe des patriotes; en réalité, elle l'avançait de quelques heures. Mis en goût par ses premières concessions, les patriotes n'auraient pas tardé à en réclamer d'autres. La logique de leurs idées leur interdisait de s'arrêter déjà dans^ la voie où ils étaient entrés. Ils n'avaient plus la force de lutter contre l'attraction, désormais irrésistible, qu'ils avaient permis à la Révolution française d'exercer sur eux. Les patriotes se trouvèrent assez embarrassés de leur victoire imprévue '^. Tout se réunissait pour rendre leur position plus difficile : à l'extérieur, les intrigues diplomatiques et la menace d'une intervention à main armée des princes allemands; h l'inté- rieur, l'inexpérience des chefs, l'impatience de la foule, le désar- roi le plus complet. Les réformes, auxquelles en ce moment les principaux auteurs < Petit in-i" de 2 pages * Fabry écrivait, le 22 juillet 1791, à un de ses amis : « Ils ont raison, ceux )' qui disent, que notre révolution a été trop hâtive. Je ne la voulois pas au » monienl où on l'a faite. J'avois su apprécier nos têtes qui la vouloient » alors. Je l'avois dit un an auparavant à Mirabeau qui en avoii jugé comme » moi, et qui ne s'attendoil pas lui-même, dans ce temps-là, à la révolution )' française. L'exemple des Français échauffa nos têtes; on se hâta le 18 août, » et je fus entraîné par le torrent. » (Borgnet, 1. 1*»", p. 118.) ( 188 ) de la Révolution bornaient leurs prétentions, sont consignées dans un document célèbre, œuvre du jurisconsulte Donceel. Les Points fondamentaux *, adoptés par le tiers étal le 27 sep- tembre, comprennent treize articles. Dans ces treize desiderata, les révolutionnaires ne se montraient pas trop exigeants; mais déjà se dessinaient derrière leurs revendications toutes les idées de la philosophie moderne. D'abord reléguées à l'arrière-plan, dis- simulées par l'étalage de sentiments scrupuleusement constitu- tionnels, par l'incessante affirmation qu'on ne demandait autre chose qu'un retour aux anciens temps de la liberté liégeoise, ces idées apparurent de plus en plus et finalement mirent dans une ombre complète les réclamations premières '^. Qu'on prenne pour terme de comparaison, avec les Points fon- damentaux, les Réflexions d'un citoyen, etc., etc., ^, on se persua- dera de la réalité de cette épuration progressive des convictions du parti, de son affranchissement toujours plus complet des anciennes traditions, de l'adoption qu'il fait de tous les principes de la Révolution française : « La conservation de l'homme est son premier soin; celui du j> bien-être, son premier désir. Voilà le principe de la sociabi- » lité. » L'objet primitif des hommes en se réunissant est leur bon- « heur. Ce bonheur ne peut exister sans justice, c'est-à-dire » sans l'assurance de la conservation de leurs propriétés indi- » viduelles. » L'homme social a donc des droits éternels et inaliénables à * Pièces jusliflcalives XXIV. 2 « Dans leur inexpérience, écrit M. Borgnet lui-même, les patriotes lié- )> geois se laissèrent trop aisément aller au courant des idées qui dominaient » en France; ils ne comprirent pas qu'il n'est de progrès politiques sérieux » que ceux qui sont gradués, et que tout soubresaut en avant prépare falale- D ment un soubresaut en arrière ; ils auraient du ne pas oublier que leur » Constitution renfermait des garanties sociales dont la France était privée, )) et que, si nos voisins avaient besoin de faire table rase, ce besoin n'existait » pas chez nous. » (T. I", p. 161.) ^ Par SoLEURE, Journal pathotique, t. IV, p. 42 etseq. Tous les journaux révolutionnaires de Liège ont publié ce document important. ( 189 ) » la liberté, à la propriété, à la sûreté, qu'aucune force ne peut » altérer, ne peut détruire. » Ainsi la base de l'association humaine est de défendre ces » droits contre tout ce que la violence pourrait tenter pour en » suspendre l'exercice. » Donc la Constitution d'un peuple est le pacte qui établit » l'égalité de ces droits imprescriptibles et qui les assure à » jamais à chaque individu, par l'exacte limitation des pou- » voirs. » Tous doivent concourir à la formation de la loi. » Donc toute loi qui n'est point consentie par la volonté gêné- » raie, dont le vrai caractère est le suffrage du plus grand nom- » bre, est nulle et ne peut obliger personne. » Donc la souveraineté réside dans le peuple et c'est de lui )' qu'émanent tous les pouvoirs. » Donc le prince, l'exécuteur de la loi, n'est que le mandataire » du peuple. » Donc le peuple peut révoquer son mandataire dès que celui- » ci, en violant ses droits, a rompu le lien social. » Et dernier résultat : « La Constitution assure toutes les propriétés dont la jouis- » sance n'est nuisible à personne : liberté de penser, de parler, )) d'écrire; liberté de la presse! droit précieux qui suffît seul » pour écraser l'oppression. » Après cet exposé de principes, l'auteur passe « à l'examen de ce qu'on appelle la Constitution liégeoise. )• Il y trouve de nom- breuses violations « des droits naturels des peuples. » D'abord, confusion du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif dans les mains du prince, puis mauvaise organisation des ordres qui ne a représentent rien; » enfin, et surtout l'existence même de plu- sieurs ordres. Conclusion : « 11 n'est qu'un seul moyen de régénérer » l'État une Assemblée nationale. « Les idées qui, dans le document que je viens d'analyser, sont exprimées avec tant d'énergie s'étaient manifestées dès les pre- miers jours de la Révolution. Deux tendances s'étaient révélées ( -190 ) dans les rangs des patriotes. 11 y eut d'une part, les têtes chaudes, les exaltés, les Montagnards; d'autre part, les sages, les prudents, les Girondins, « les provisoires ou privilégiés, » comme disait pins tard Chestret de ses anciens amis et compagnons d'armes, les Bassenge, les Fabry, les Henkart, les Reynier '. Portés par les circonstances à la tétc des affaires, ces hommes essayèrent de calmer les passions qu'ils avaient déchaînées, de faire taire les appétits qu'ils avaient excités. Les violences de la démagogie ne leur paraissaient pas avoir en elles une vertu par- ticulière qui les rendît plus supportables que le despotisme d'un prince ou l'oppression d'une caste. Ils auraient désiré fonder un gouvernement stable, régulier, assez puissant pour ne pas livrer aux plus forts la liberté et les biens des plus faibles. L'œuvre était difficile et il n'était guère possible d'arrêter sou- dain le torrent au milieu de son élan. Les réformes auxquelles leurs convictions les poussaient, ils les voulaient à leur heure, se succédantlentement et sortant non pas d'une échauffourée popu- laire, mais des paisibles délibérations des législateurs. Une partie considérable de la nation prétendait aller plus vite en besogne. On lui avait dit cent fois que l'organisation sociale était remplie d'abus ; elle demandait qu'on les fît disparaître sur- le-champ; elle ne comprenait pas qu'on laissât subsister les insti- tutions contre lesquelles on avait tant déclamé, qu'on ne tînt pas les promesses par lesquelles on l'avait séduite, qu'on ne réalisât pas immédiatement l'âge d'or qu'on lui avait dépeint. Le quartier général du parti extrême fut le marquisat de Fran- chimont 2. 1 Mémoire du citoyen Chestret, ex-bourgmestre de Liège. In-S", de 1 6 pages. ^ Les Franchimonlois se réunirent en congrès et opérèrent dans le pays une division funeste à la cause des patriotes. Les délibérations de cette assem- blée ont été consignées dans : Code du droit public du pays réuni de Fran- chimont, Stavelot et Logne; 3 parties en 2 vol. in-8<». Verviers, an IV. Les procès- verbaux des premières séances ont également paru dans le Journal des séances du congrès du marquisat, du congrès de Franchimont, tenu au village de Polleur. Ce congrès se distingua par l'exagération des idées qui y régnaient et ne ( li)l ) Ce qui séparait les Franchimontois et les Girondins liégeois était plutôt une question d'opportunité qu'une question de prin- cipe. Les premiers voulaient aller sans relard jusqu'au bout dans la voie des réformes; les seconds voulaient marcher d'un pas plus lent; mais en réalité le but était le même. Les Franchimontois, moins disciplinés et moins politiques, aban- donnent parfois le thème favori, qu'il faut rainener la Constitu- tion à sa pureté primitive. Ils n'ont point pour elle une aussi tendre sollicitude et plus d'une fois laissent entendre que le plus simple est de la supprimer d'un seul coup, au lieu d'y faire des changements de détail. Ils veulent non- seulement régénérer, mais perfectionner, d'après les lumières du siècle, les institutions K Ils proclament les Droits de l'Homme, suivent pas à pas les traces de la nation française, et l'on comprend qu'avec un pareil guide ils ne peu- vent manquer de quitter les sentiers parcourus par leurs ancê- tres. Ils réclament d'une façon impérieuse la convocation d'une Assemblée nationale, poi^' travailler à extirper les abus et à con- solider la liberté. Or une Assemblée nationale, c'est-à-dire tout le peuple concourant par ses représentants h la confection des lois, sut pas toujours se défendre d'une certaine singularité dans ses décisions. Voy. surtout : Code du droit public, t. l^^,p. I, p. 43, le Projet d'un plan de défense du marquisat; on y trouve cet article : « Messieurs les officiers se- » roient invités à suivre, dans leurs manœuvres, la tactique la plus » moderne. » La première séance eut lieu le 26 août 1789, « à neuf heures du matin, au village de Polleur ». Après « la messe chantée par le pasteur du lieu, décoré » de la cocarde patriotique, tous les délégués se sont rendus à la maison de » Jean-Gilles Cornesse, escortés par une garde bourgeoise ; d'où ils ont passé » dans la prairie en amphiléâtre située derrière ladite maison; là, en plein » air, placés sur des bancs entourant une grande table et environnés d'une » foule de citoyens spectateurs; lesdits députés ainsi réunis, ceux de Theux » ont ouvert le congrès, aux acclamations du peuple et au bruit de plusieurs » décharges de mousqueterie. » {Code, 1. 1*'', p. 1, p. 17.) * Code du droit public, t. !«% p. i, p. 17. ( 192 ) malgré toute la bonne volonté du monde, on ne pouvait trouver rien de pareil dans la paix de Fexhe. Sur le principe, il n'y eut, dès l'abord, aucune divergence. On est d'accord pour déclarer que le grand, le nécessaire ouvrage devait être consommé par tous, être le résultat de la volonté générale *, « qu'il fallait travailler incessamment à procurer au bon peuple liégeois une Constitution tellement organisée que tout ce qui se fera pour le bonheur de tous, soit vraiment le résultat de la volonté de tous 2. » Mais après avoir fait ces déclarations, les modérés en remirent l'accomplissement à des jours meilleurs. Les Franchimontois ne l'entendirent pas ainsi. Ils demandèrent une nouvelle organisa- tion de l'état-tiers qui comprenait seulement les représentants des villes et excluait les représentants des campagnes. La plus grande partie de la nation était, sous ce régime, privée de ses droits politiques les plus précieux. Les députés du tiers à l'Assemblée des États se montrèrent très-peu disposés à accéder à cette demande. Ils haïssaient bien les privilèges, mais leur haine s'arrêtait à ceux dont jouissaient le clergé et la noblesse. Cependant l'insistance opiniâtre des Franchimontois finit par vaincre cette opposition et par faire admettre les représentants des campagnes ^. Cette mesure était un acheminement vers une Assemblée natio- nale, une violation ouverte de la Constitution. Mais on ne s'en mettait plus en peine. « Si notre Constitution » fait le contraire, disait le Journal 'patriotique, si elle commet la » faute bien grave que vous lui supposez , elle est dans ce point » important très-vicieuse : corrigez-la donc, car vous êtes appelés » à corriger tous les abus. » * Recès de l'état-tiers, le !«'• sept. 1789. (/our?i. pafnoïïgue, 1. 1", p. xlviii.) 2 Renouvellement de l'alliance des bonnes villes le \^' septembre 1789. {Journal patriotique, t. I^"", p. lui.) 3 Le 7 mars 1790, le tiers admit le principe {Journal patriotique, t. III, p. 359), mais de nouveaux ajournements survinrent, et le 5 mai seulement les députés du plat pays furent reçus. ( 193 ) Soit : mais encore ne fallait-il pas se donner comme les restau- rateurs de l'ancienne Constitution. Des esprits impatients voulaient qu'on allât plus loin et qu'on opérât la confusion des ordres; d'autres s'attachaient à montrer la mauvaise organisation de l'état primaire et de l'état noble; mais les opportunistes s'opposaient à ce qu'on brusquât les choses et demandaient qu'otr laissât au temps et aux lumières le soin de perfectionner l'édifice *. Plusieurs patriotes nourrissaient des projets plus hardis encore. Déjà, avant que la révolution éclatât, Fabry avait caressé l'idée d'une sécularisation de la principauté ; il voulait échapper à tout prix à la tyrannie des prêtres ^ et avait même noué des intrigues avec un agent anglais pour amener le renversement du pouvoir épiscopal. Plus tard, les événements l'empêchèrent de donner suite à ce dessein qui n'en posséda pas moins à Liège de nombreux parti- sans. Bassenge suggérait encore ce plan aux ministres prussiens : « Pourquoi un prince? Du moment que nous tirons l'épée contre » le cercle, rébellion pour rébellion, allons au but. Ces princes » sont la boîte de Pandore pour notre petit pays, et une répu- » blique, qui vous serait attachée par intérêt et par reconnais- » sance, vaudrait mieux que tout cela ^. » L'allégement des charges, qui pesaient sur la partie la plus indigente du peuple, était de tous les articles du programme révo- lutionnaire le mieux fait pour entraîner les masses : dans les évé- nements où elles avaient servi d'instrument au parti patriote, elles n'avaient guère compris, ni désiré autre chose que la diminution et même la suppression des impôts. Aussi furent-elles cruellement désillusionnées, quand, le 15 août, * Lellre de Bassenge. (Borg^et, 1. 1*''-^ p. 275.) ^ Lettre de Fabry. {Borgnet, l. jfi-, p. 92.) 3 Lettre de Bassenge. (Borgnet, l. !««■, p. 245.) — « Ils avaient conçu le projet de métamorphoser le pays entier en république. » Mémoire instructif sur la révolte liégeoise et les motifs, manœuvres et prétextes employés par ses chefs, avec une analyse du droit de régler la police et de Véditde 1684, dont il est joint une copie. Wetzlar, 1790, in-S» de 67 pages. TOMR XXX. iô ( 194 ) un recès du conseil de la cité annonça « qu'il était d'une nécessité » indispensable qu'on continuât à lever les impôts sur le même » pied que ci-devant K » Des rassemblements tumultueux se formèrent. Le conseil prit peur; il savait trop bien que la foule ne raisonne pas et qu'une fois soulevée elle n'écoute plus que ses passions. 11 déclara que dès ce moment toutes « les impositions de la cité étaient abolies et » supprimées ^. » Au mois d'octobre , on revint sur cette décision et on ordonna la « perception des impôts de la cité qui avaient lieu avant le 18 août » « à l'exception de ceux qui se prélevaient sur les objets d'alimentation habituelle de la classe indigente ^. » Inutile de dire que jamais Fabry ni Bassenge n'avaient eu l'idée insensée de supprimer les contributions publiques. Ils avaient partagé le sort commun de tous les partis : on s'était trompé sur leurs véritables intentions. Eux-mêmes, il faut le reconnaître, ne s'étaient pas assez inquiétés de dissiper ces inter- prétations erronées. Leurs principes étaient ceux que le Journal général avaient exposés en leur nom : « une imposition unique payée indistinc- tement par tous et qui obligeât chacun , en proportion de ses facultés *. » Ce principe adopté par l'état tiers fut rejeté par les deux pre- miers ordres, qui se bornèrent h demander « l'abolition des impôts qui pèsent plus particulièrement sur la classe la plus indi- gente » et émirent d'une façon générale le vœu qu'on « cherchât » les moyens de remplir le déficit que cette abolition occasion- » nera , de la manière la moins onéreuse à la majeure partie de » la nation ^. » La position que l'Eglise occupait dans l'État était inacceptable * Feuille nalionale^ t. !«', p. 31. 2 Idem.i I'''-, p. 100. 3 Idem^ t. I", p. 1:22. — « On avait aboli les impôts, mais non les besoins; » il fallut rétablir les premiers pour subvenir aux seconds. » Tout est au mieux, car on le dit. Liège, 1789, in-12 de 59 pages. * Journal patriotique, 1. 1", p. xlix. ° Journal patriotique, t. V, p. xi.vi. ( 195 ) aux yeux des révolutionnaires liégeois : rien ne fait mieux saisir leur esprit que le jugement de Bassenge * sur le soulèvement brabançon dont le premier mobile était la défense de la liberté religieuse. « Leurs Etats sont de ridicules animaux et leur puissanee fondée » sur rimbécillité du peuple, sur les manèges du fanatisme fait » pitié leurs idées, leurs manières, leur but me dégoûtent » Ils sont bien préjugistes!... Il est évident que jamais l'esprit de » liberté n'eut la moindre part à ce qu'ont fait les États belges. )' La vengeance monacale et surtout le souffle du repaire pédan- » tesque de Louvain et la fureur de conserver dans un coin de la » terre un asile à tous ces préjugés fléaux de l'espèce bumaine » que la France frappe a coups redoublés, voilà le plan. Ils sentent » que de bons esprits veulent déjà s'y opposer, même au milieu ». d'eux, et cela redouble leur furie. Ils reprendraient les fers » autricbiens plutôt que de voir chez eux germer l'esprit français. » Si vous l'aviez vu dans le moment où la nouvelle de la suppres- » sion des religieux en France arriva! lis ont beau faire cepen- » dant, ils y viendront. La lumière percera partout; pas de recoin » où ses rayons bienfaisants ne parviennent. » Cette question de la suppression des couvents fut agitée plus d'une fois à Liège; en s'appropriant les biens des moines, on aurait rempli les caisses de l'État et d'ailleurs les ordres religieux n'étaient-ils pas absolument inutiles au bien public? Ces projets exposés dans V Avatit-Coiireur'^ y furent combattus 5, non pas au nom de l'utilité des institutions monastiques, « notre » siècleestassezéclairépoursavoiràquois'en tenir»; maisaunom du droit des gens : « qu'il faut respecter les propriétés de chacun, » loin de l'en vouloir chasser, car qui souffrirait patiemment » qu'on le mette hors de sa maison ? Personne. — Ainsi , soyons » justes et ne faisons jamais rien par la forée. » < BoRGNET, t. If»", pp. 280 et 283. Lettres de Bassenge. « — Il suffit, disait » aussi le Journal général (1 790, t. IV, p. 259), de connoître la différence des » principes, qui mènent les deux peuples dans leur révolution, pour voir qu'il » doit y avoir entre eux un mur de séparation impénétrable. » * Avant-coureur, t. I-', p. 180. 3 ldem,\. I",p. 203. ( 196 ) Ces considérations si sincèrement libérales n'auraient probable- ment pas arrêté la révolution, si les événements n'étaient venus se mettre à la traverse de ses desseins. L'égalité des citoyens, l'abolition des servitudes personnelles, des droits féodaux et allodiaux, les réformes judiciaires, l'adoucis- sement des lois pénales, etc., toutes ces questions furent portées à l'ordre du jour par les patriotes et l'on sait assez dans quel sens il les auraient trancbées; mais ici encore ils durent rebrous- ser chemin, après quelques pas. D'ailleurs, ces problèmes qui, en France, avaient si vivement passionné l'esprit public, n'excitaient à Liège qu'un bien moindre intérêt. Le plus souvent, on se contente de les signaler, en en remettant indéfiniment l'examen, et même, si on les signale, c'est qu'ils occupent l'assemblée française qui est le type qu'on cherche à reproduire dans les moindres détails. Cette situation s'explique par les nécessités de la politique et le caractère assez anodin à Liège des abus qui pesaient plus lourde- ment sur le peuple de France. Telles furent les premières revendications de la révolution lié- geoise, ses premières œuvres et les principes qui l'auraient guidée dans l'accomplissement de sa lâche, si l'intervention autrichienne ne l'avait forcée de quitter ses travaux à peine ébauchés. Quand le pays fut de nouveau ouvert aux patriotes, ils n'en étaient plus les maîtres : la république française le courbait sous sa domination. Et alors ces hommes éprouvèreut sans doute la douleur la plus cuisante qu'il fût donné à leur cœur de ressentir : leurs peines, les agitations où ils avaient lancé leur patrie, les sacrifices qu'ils lui avaient imposés, la ruine de sa nationalité étaient demeurés stériles. La liberté proscrite , les droits les plus sacrés de l'individu violés, plus de lois ou le mépris des lois, la tyrannie la plus intolérable, ce n'étaient encore qu'une faible partie des maux qu'ils voyaient déchaînés sur l'ancienne princi- pauté. La révolution liégeoise n'avait-elle donc abouti qu'à échan- ger un maître débonnaire contre de sanguinaires despotes? ( lî)7 ) APPENDICE AU CHAPITRE Vl. LES JOURNAUX LIÉGEOIS PENDANT LA RÉVOLUTION. Vers l'époque du 18 août 1789, il parut à Liège un assez grand nombre de journaux. Leur courte existence ne leur permit pas d'exercer une influence bien considérable. En outre, chose remar- quable, le public leur fit, à la plupart, un accueil très-froid. A quoi faut-il attribuer cette indifTérence? II est difficile de le dire. Certainement l'exagération des idées, la violence et l'incorrection du langage, qui caractérisent généralement ces journaux, ne furent pas étrangères à leur sort malheureux. l** U Abeille politique Jiollandaise. — On trouve sur celte feuille les renseignements suivants (Archives de l'État à Bruxelles, Conseil royal, carton 069) : « Le 18 avril 1789, le substitut-procu- j) reur général du Luxembourg, Périn, par rapport du 9, exhibé » le H de ce mois, informe que la feuille, intitulée Y Abeille poli- » tique hollcmdaise, s'imprime à Liège. Il a fait les devoirs néces- » saires pour arrêter le cours de cette feuille périodique. » 2" Nouvelle correspondance littéraire et politique. — Ce journal avait vu le jour en avril 1789; ses principes étaient cal- qués sur ceux de la gauche avancée de l'Assemblée française. Conseil royal, carton 6G9. — Commission ecclésiastique, séance du 4 avril 1789 : « Le chanoine Outin, rédacteur de la Corres- » pondance littéraire secrète, dénonce le n° 12 du Nouvelliste » impartial. Il prie le gouvernement de souscrire pour cinquante » exemplaires du recueil qu'il vient de fonder. Il est tout aux » ordres de l'Empereur et demande qu'on lui envoie les ouvrages » à faire connaître dans l'intérêt de l'Empereur. » Le gouvernement souscrivit pour douze exemplaires, malgré la note suivante : « l'imprimeur.... (nom illisible) a remis au baron » de Fellz un pacquet de feuilles de la Correspondance littéraire » secriite de Paris, contrefaite à Liège, avec un prospectus qui ( 198 ) » annonce celte contrefaçon à débiter par les principaux libraires » de Liège et des Pays-Bas et par les bureaux de postes. » L'imprimeur susdit s'est refusé à faire circuler ladite conlre- » façon, dans laquelle il a remarqué plusieurs passages dangereux » dans les circonstances présentes *. » 3" L' Avant-Coureur parut du 2o janvier au 3 septembre 1789. Sa fin fut entourée de circonstances tragiques, que les rédacteurs rapportent en ces termes : « Le 23 du présent, le baron de Libolte fut chassé avec sa » femme de son château ^ par M. Nagant, qui était accompagné de » 10 hommes armés, et par un secours soudoyé le reprit il est » accusé d'en avoir fait une contestable acquisition. Je vais entrer » en détail sur cet événement singulier et si j'ose le dire, plaisant. » Le S"" de Nagant, habitant de Liège, muni de titres consé- » quens et évidens, ne pouvoit jouir d'un bien qu'on lui avoit » usurpé depuis bien des années. Ce bien, qui est la baronnie de j> Tignée, avoit été vendu par un régisseur, donc vente très-con- » testable et nulle, cependant les acheteurs l'avoient gardé jus- » qu'à ce jour, non pas sans inquiétude, mais au moins sans être » forcé par aucune voye de le remettre à qui il appartenoit. Un * semblable au sieur Nagant avoit entrepris sa prise non seu- » lementsans succès, mais encore en y laissant sa vie. Depuis ce f> tems le S"" de Libotte gouvernoit en tyran celte petite terre, il y » avait réuni la plupart de ses vassaux et rendoit ce séjour aussi » désert qu'affreux pour ceux qui l'habitoient, enfin, depuis ce D tems, l'endroit sous sa domination honteuse est devenu rien, B puis qu'il ni a plus de marché. L'on peut à cet égard s'assurer » de ce que j'avance en questionnant le premier habitant des » environs. » Le S' Nagant, las de ne point jouir de son bien pris la réso- » lution de le conquérir et y parvinit le 23 du courant avec 12 » hommes armés, les trois quarts d'inconnus et le reste ses amis. » Le S'' Nagant ne fut coupable en cette action que de n'avoir pas < Voy. Capitaine, Recherches sur les journaux liégeois. * Le château de Tignée. ( 199 ) » assez pris de précautions. En effet comment pouvoit-on garder » longtems le refuge des aristocrates liégeois avec 2G cartouches, » refuge que l'argent et la crapule devoit défendre et reprendre, » en effet au bout de 48 heures le siège s'en fit et força les assiégés » de quitter une place qu'ils défendoient bien jusqu'à la fin. Les n chefs des assiégeants étoient un de bel air un de France * son » agent un greslé espion et cabarlier de lignée, Nicolay un » menuisier de ce seigneur haï de ses sujets : qu'il a rendu très- f misérables. Enfin d'autres qui souilleroient le papier s'il failoit » les décrire ici. » Ces nouveaux Don Quichottes avoient parmi les trucheurs 1) des environs fait des largesses si grandes qu'en un jour ils en » amassèrent 600 et avec ce nombre reconquirent cette usur- » pation. » Je n'excuse point le S"" Nagant qui doit prouver ses droits et » que l'on ne peut point encore nommer coupable, mais je » demanderai raison au S' Libotte des horreurs qui se sont com- » mis en sa terre (puisque la force et l'injustice lui conservent) » dans quatre maisons que l'on a pillées et dont on a vendu les î> meubles et 1° celle d'Urban dont tous appartenoit à M"* Delé- » pont chez laquelle il logcoit avec moi, les manuscrits de la der- » nière conséquence pour moi, dévoient -ils assouvir la rage et /> l'ignorance de ses bandits qui l'on remit sur son trône. Il ne » peut m'accuser d'avoir trampé dans cet événement qu'accidcn- « tellement. » Ce morceau, dont j'ai scrupuleusement respecté le style et l'or- ihographe, peut donner une idée de la manière habituelle des rédacteurs de V Avant-Coureur. Je dois dire cependant qu'en général ils montrent plus de respect pour la grammaire ; néan- moins ils se donnent encore beaucoup de libertés. Leur recueil forme une lecture très-récréative : les poésies surtout méritent d'être signalées et au milieu de tout cela, pour compléter l'ensem- ble, retentissent les périodes étourdissantes de Bassenge! * « Cet avocat, habitant de Sève, parut près du château, à 1 1 heures du soir, » pour décider comment l'attaque s'en feroit. » . ( 200 ) Pour les renseignements complémentaires, voir le chapitre VI et aussi l'ouvrage de M. Capitaine. 4" Pendant la Révolution, l'imprimeur Dejosez publia plusieurs journaux : a) Feuille Nationale Liégeoise^ du 49 août 1789 au i5 avril 1790; b) Coup d'essai ou esprit des gazettes et journaux les plus intéressants, succéda au précédent; c) Le Publiciste Ehuron ou Feuille patriotique Liégeoise. (Non cité dans l'ou- vrage de M. Capitaine. La Bibliothèque de l'Université de Liège possède quelques numéros dépareillés : N*' 2, du 4 septembre 1790; n° 8, du 18 septembre; n° 15, du 15 octobre.) 5° Feuille Nationale Z/e'^eo/se, publiée par Lemarié du 10 octo- bre 1787 au 18 juin 1790. G" Journal Patriotique pour servir à l'Histoire de la Révolu- tion arrivée à Liège le 18 août 1789, etc., par une Société de citoyens. A Liège, de l'imprimerie J.-J. Tu tôt. Ce journal, rédigé par Bassenge, Reynier, Henkart et H. Fabry, offre un intérêt spécial à raison des nombreux documents qui y sont insérés. Il parut du 24 août 1789 au 4 juillet 1790. A dater du 4 mars 1790, il changea de rédacteur et fut dirigé par Lebrun. Ce journal, malgré la position prépondérante qu'occupaient à Liège ses fondateurs, ne recueillit qu'un petit nombre de sous- cripteurs. « Le titre de ce journal, dit le prospectus, en annonce assez le )) but et le plan c'est l'ouvrage d'une Société de citoyens, » qui, depuis long-tems, ont fait leur étude des objets les plus » importans delà politique; qui, pleins d'amouretdezèlepour leur )) patrie, ont mille fois gémi des abus crians, auxquelles elle étoit » en proie et qui profitent enfin de l'heureuse Révolution dont ils » sont les témoins, pour publier les vues qu'ils croiront utiles. En » quel tems fut-il plus nécessaire de répandre l'instruction, de » propager les bons prijicipes? Ils s'attacheront d'abord adonner » leurs idées sur l'organisation de la Municipalité de la ville de » Liège, sur une représentation plus juste du Tiers-Etat, sur le » meilleur mode de convocation, sur la forme des élections, etc. » Ils appelleront à leur secours les lumières de la France et » s'empresseront de faire part à leurs lecteurs des décrets et dis- ( 201 ) » eussions de TAssemblée nationale de cet Empire sur tous les )» points analogues à notre Constitution et à notre Régénération.» La violence habituelle des organes du parti révolutionnaire fut réprouvée par le Conseil de la Cité dans un recès peu connu, je crois : « En Conseil de la noble cité de Liège, tenu spécialement » le 22 septembre 1789 au matin : » Messieurs, quoi qu'éloignés de vouloir porter atteinte à la )• liberté de la presse, si propre à répandre les lumières et îi » manifester l'opinion publique, qui en est le résultat, ne peuvent » cependant voir qu'avec peine et surprise, les faits faux, hasardés » ou erronés, qu'on avance souvent avec autant de précipitation » que d'imprudence, dans plusieurs feuilles qui s'impriment ou » se distribuent en cette ville, sous les titres de Fetiille Nationale y » Avant-Coureur ou autres. Craignant que quelques esprits mal » intentionnés, qui affectent de tout croire et s'empressent de tout » interpréter en mal ne fassent passer le silence du Conseil à cet » égard, pour un aveu tacite. Messieurs déclarent qu'ils ne don- » nent approbation à aucune de ces feuilles, requièrent le public » de se mettre en garde contre les nouvelles qu'inventent l'oisi- » veté ou la malignité et recommandent sérieusement aux édi- » teurs des dites feuilles de n'adopter que des faits constatés et » de ne jamais sortir du ton de dignité et de décence que doit se » prescrire tout écrivain public *. ' Journal patriotique, i. F^"', pp. civ, cv. 202 ) PIÈCES JUSTIFICATIVES. Requête du synode de Liège au prince-évêque J.-Th. de Bavière. Liège, 21 mars 1758. Le synode de votre diocèse de Liège a Thonneur de représenter très humblement à Votre Sèrénissime Éminence, tant en acquit de son devoir que sur les plaintes des pasteurs de votre cité, que le public est scandalisé du Journal encyclopédique que le sieur Rousseau imprime et débite contre les dispositions des conciles de Latran et de Trente, des constitutions apostoliques et des règlements des Sérénissimes princes- évêques de Liège où, entre autres choses, il est expressément défendu à tout imprimeur d'imprimer, de vendre, de distribuer, de retenir aucun livre, si préalablement il n'a prêté en mains du vicaire général le ser- ment accoutumé et fait profession de foi, fait examiner et approuver ses livres, libelles ou feuilles par le dit vicaire général et son député. Dans plusieurs assemblées synodales tenues particulièrement à ce sujet, après la lecture faite collégialement de quelques parties du dit Journal; nous avons suffisamment reconnu que cet ouvrage ne peut produire que de mauvais effets dans le public et nous jugeons convenable et même nécessaire que Votre Sèrénissime Éminence ordonne à Timprimeur et débiteur de ce Journal, et à tous autres, de se conformer exactement à l'avenir aux ordonnances de l'Église et aux règlements des évêques et fasse examiner ses Journaux pour reconnaître si on peut en permettre la lecture ou les défendre, avant que la Cour de Rome, peut-être, ne les flétrisse par ordonnance. [Fonds Ghysels, farde 573; Archives de l'Étal à Liège.) ( 203 ) H Lettre du prince- évêque J.-Th. de Bavière au synode de Liège. 6 août 1759. Nous sommes très satisfait de Votre zèle à conserver l'intégrité des mœurs et la pureté de la religion dans notre diocèse. Nous n'avons permis l'impression de l'ouvrage que vous nous dénoncez, que dans la persuasion qu'il ne contiendrait rien qui ne fût exactement conforme à ces deux points essentiels et qu'on y observerait scrupuleu- sement toutes les formalités prescrites tant par les conciles que par les constitutions apostoliques et les règlements de nos prédécesseurs, nom- mément par notre ordonnance du 7 février 1749, mais comme vous nous informez du contraire, de manière à ne pouvoir en douter, nous révoquons notre permission et vous ordonnons de prendre les mesures les plus efficaces pour arrêter le progrès d'un ouvrage qui, bien loin d'être utile à nos ouailles, comme nous l'espérions, ne peut leur être que très-pernicieux. (Fonds, Ghysels, farde 573; Archives del'Étal à Liège.) m Mandement de Jean-Théodore de Bavière f princc-évêque de Liège ^ qui condamne le Journal encyclopédique. Jean-Théodore, par la grâce de Dieu, duc des deux Bavièrcs, cardinal, évéque et prince de Liège, de Freysing et de Ratisbonne, duc du Haut- Palatinat et de Bouillon, comte palatin du Rhin, prince du S^-Empire romain, landgrave de Leuchtemberg, marquis de Franchimont, comte de Looz et de Home, baron de Herstal, etc., etc. A tous ceux qui ces présentes verront ou ouïront, salut en Dieu per- manable. Comme rien ne nous est plus à cœur que de conserver dans les diocèses qu'il a plu à la divine Providence de confier à nos soins, l'inté- grité des mœurs et la pureté de la religion, et que nous n'avons permis au nommé Rousseau l'impression d'un ouvrage périodique sous le titre de : Journal encyclopédique , que dans la persuasion qu'il ne contiendrait ( 204 ) rien qui ne fût conforme à ces deux points essentiels, et qu'on y obser- verait scrupuleusement toutes les formalités prescrites, tant par les con- ciles que par les constitutions apostoliques, les règlements de nos prédé- cesseurs, et notamment par notre ordonnance du 7 février 17^9, qui sera sous-inséréc. Mais comme nous sommes informé, par notre Conseil ecclésiastique, du contraire, de manière à nVn pouvoir douter, et que ce Journal est un livre très dangereux, qu'il adopte les principes les plus absurdes, tendant à renverser TÉglise et TÉtat, et à porter la corruption la plus infâme dans les mœurs, et dans lequel on voit que les incrédules modernes sont les héros du journaliste; que ces écrits ne sont qu'un tissu de ses sentiments, et que les auteurs qui les combattent ne sont auprès de lui que des imbéciles et des ignorants. A ces causes et autres à ce nous mouvantes, nous avons jugé de suppri- mer le dit Jouriud eîicyclopédiqiic, et de révoquer la permission donnée au dit Rousseau de l'imprimer, comme nous le supprimons et révoquons par les présentes; et pour arrêter le progrès de cet ouvrage, qui, bien loin d'être utile h nos ouailles, comme nous l'espérions, ne peut leur être que très-pernicieux, nous défendons à tous et un chacun de distribuer, lire et retenir le dit Journal encyclopédique. Ordonnons, en outre, à tous curés et autres, ayant charge d'âmes, et à tous prédicateurs, tant de notre cité que des villes et plat pays de Liège, de publier notre présent mande- ment et notre dite ordonnance du 7 février 1749, le premier dimanche après qu'il sera venu à leur connaissance^ au peuple assemblé pour l'office divin; comme pareillement tous officiers et ministres de justice seront tenus de les publier incontinent, ou faire publier tant de vive voix que par affiches es lieux accoutumés, demeurant néanmoins, quant au reste, en leur force et vigueur, tous les mandements antérieurs de nos prédécesseurs qui concernent les imprimeurs et les libraires. Finalement commandons bien sérieusement à tous nos susdits officiers et ministres de justice de tenir la main à l'exacte observance d'iceux mandements et ordonnances, et de procéder irrémissiblement contre les contraventeurs en toute rigueur, sans port ou dissimulation, sous les peines y portées et signamment par ceux et celles de S. A. S. E. Ernest et Ferdinand de Notre auguste Maison. Donnée à Ismaring, le :27 août 1759. Bkeidbach, Vt. G. OsTERWALD. Jean Théodore. (Fonds Ghysels, farde 573; Archives de l'État à Liège,) ( 205 ) ÏV Lettre du père Poot au tré foncier de Ghistelle. Ismaringen, 9 septembre 1759. Monsieur, Je ne sçai par quel hazard la lettre dont vous m'honorez ne m'a été rendue que le 2 du courant, quoiqu'elle soit datée du 15 d'août; un voiage précipité que j'ai été obligé de faire avec S. A. m'a empêché d'y répondre d'abord, mais je m'acquitte de ce devoir avec plaisir sitôt à mon retour et je commence par le point principal dans lequel vous me croyez répré- hensiblc. Je m'étonne infiniment, dites-vous, qu'un théologien de la Compagnie de Jésus, confesseur d'un prince dont le zèle a toujours éclaté partout, se soit laissé aller à ne point représenter à S. A. S. que la modé- ration que vous insinuez de sa part n'était d'aucun chef praticable. J'espère, Monsieur, que vous reviendrez bientôt de votre étonncment, quoiqu'infini, si vous daignez faire attention aux articles suivants : i" que j'ai fortement insisté sur la condamnation absolue de l'ouvrage en question, et j'ai dressé la déclaration de S. A. S. (dont vous dites que vous êtes extrêmement satisfait) sans aucune restriction, chargeant Mes- sieurs du synode de prendre les mesures les plus efficaces pour arrêter le progrès de cet ouvrage ; 2° mon Sérénissime maître ne m'a ordonné le post-scriptum dont vous avez été trés-surpris qu'en conséquence des représentations de trois personnes des plus respectables de sa Cour qui croyaient ce tempérament convenable pour des raisons assez plausibles, auxquelles cependant je n'applaudissais pas, disant qu'il ne serait pas possible de contenir le journaliste dans de justes bornes et qu'il faudrait refondre ses feuilles pour les rendre dignes de la presse, ce qu'il ne souf- frirait pas patiemment et donnerait bien de la tablature au censeur le plus modéré; 3° enfin, en exécutant les ordres du prince touchant le post-scriptum j'ai eu grand soin d'insinuer que , si Messieurs du synode trouvaient quelques difficultés à admettre cette modération , comme je m'y attendais, ils pourraient faire des représentations ultérieures, dont je me chargerais volontiers, et c'est ce que j'ai fait avec succès, puisque ( 206 ) j'ai obtenu la signature du mandement tel qu'ils me l'avaient envoyé pour le présenter à S. A. E. qui m'a dit, avant que de le signer, que le journaliste réclamait sa protection et s'offrait à faire l'apologie de son ouvrage contre la fureur de quelque ennemi secret qui abusait du nom de quelques docteurs de Louvain. Voilà ce que j'ai fait ; aussi l'apologie de ma conduite. Il ne me reste plus qu'à vous prier de m'accorder l'honneur de votre protection et d'agréer, etc. (Fonds Ghysels, farde 573; Archives de l'État à Liège.) Lettre du tréfoncier de Ghistellc au père Poot *. 23 septembre 1759. Mon révérend père, J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; vous ne devez point, mon révérend père, être étonné de la lettre que j'ai pris la liberté de vous écrire puisqu'alors je ne connaissais que votre post-scrip- lum qui nous empêchait d'agir conformément à nos désirs; après avoir pris la respectueuse liberté de remontrer à Son A. S. E. le mal que fai- soit ce Journal à la religion et aux mœurs et dans la crainte où j'étois que les clameurs qu'il causait ne passassent jusqu'à Rome, vous jugés bien, mon révérend père, qu'on y auroit été très étonné de voir le nom du cardinal de Bavière à la tête d'un si mauvais livre. Le respect très profond que j'ai et aurai toute ma vie pour une aussi auguste maison dont les bienfaits que j'en ai reçus me seront toute ma vie présents, m'exciteroient à prévenir tout ce qui pourroit altérer le zèle infini de cette auguste maison de Bavière pour la religion apostolique et romaine. Après de pareilles sentiments, mon R. P., ne me pardonnerés-vous pas volontiers la liberté que j'ai pris de me plaindre un peu de vous dans cette occasion, puisque je ne savais point : 1° Que vous aviez insisté à la condamnation de cet ouvrage; tout au contraire, l'auteur se vantait d'avoir votre protection. Encore moins, * J'ai scrupuleusement respecté l'orthographe de cette lettre dont le hrouillon seul ou une mauvaise copie se trouve aux Archives. ( 207 ) savais-je que vous étiez l'auteur de la déclaration de S. A. S. E. qui est certainement charmante et que nous ne pouvions désirer rien de mieux pour arrêter les progrès de cet ouvrage ; 2° Je trouve que les trois personnes les plus respectables de ce que vous me dite de sa Cour n'aient pu engager S. A. E. à ce tempérament et qu'ils n'aient pu avoir des raisons plausibles puisque tous les livres mis à la L'embicque * il ne serait sorti qu'un venin contre la religion et les mœurs. Vous l'aviez bien remarqué, mon R. P., par votre opposition que vous me dite avoir fait à ce sujet; 50 Enfin, mon R. P., nous avons fort bien senti que par le post- scriptum, nous avions encore la resource de faire d'ultérieures remons- trances à S. A. S. E. qui ont produit l'effet que nous avions tant désirés, et je suis charmé que vous aïez la gloire d'avoir obtenu la signature du mandement que nous n'avons pas tardés un moment de taire publier aïant pris la précaution pour le rendre plus solennelle de le faire mettre en garde de loix. Nous sommes en attendant avec impatience l'apologie que prêtant faire le sieur Rousseau de son ouvrage. Il se trompe quand il dit ses ennemis secrets; ils sont, je vous assure, très-publiques. Les docteurs de Louvain et bien d'autres l'attendent du pied ferme. Leurs livres n'ont pas été seulement imprimés icy et à Louvain , mais on me mande encore qui l'a été à Paris. On aurait fait un grand coup, si on avait pu faire main basse sur tous les trésors d'iniquités qu'il renfermait chez lui et que son imprimerie l'autorisait d'avoir impunément. Il est parti, à ce qu'on dit, de cette ville, insalutato hospite, avec son fidèle ami l'abbé Yvon, ce dernier n'ayant pas voulu comparaître après une invitation simple qu'on avait pris la liberté de lui donner. Enfin, mon R. P., vous avez terrassé ces deux monstres d'iniquités, je vous en félicite de tout mon cœur puisqu'il me conste à présent que vous y avez coopéré. J'ai l'honneur, etc. (Fonds Ghysels, farde 573; Archives de l'État à Liège.) 1 A l'Alambic. ( :208 VI Lattre du père Poot au tréfoncier, comte de Ghistelle. Septembre 1759. Je suis d'autant plus charmé que vous soyez revenu de votre élonne- nient à mon égard, que j'aurais été inconsolable si j'avais donné lieu aux reproches que vous m'avez faits et qui n'auraient été que trop justes , si j'avais été coupable des fautes dont vous m'avez soupçonné; mais bien loin d'en être coupable, j'ose dire que c'est moi qui ai travaillé le plus efficacement et qui suis venu à bout de terrasser les monstres d'iniquités qui vous ont si fortement et si justement alarmé. J'aurais encore à ajouter à mon Apologie bien des choses qui, en me justifiant entièrement, en accuseraient d'autres; mais vous êtes content de moi et cela me suffit. (Fonds Ghysels, farde 575; Archives de l'Étal à Liège.) VII Lettre de Rousseau au tréfoncier de Ghistelle. Bruxelles, 29 septembre 1759. On vient de m'envoyer, Monsieur, un article pour être inséré dans mon premier Journal qui va paraître où l'on vous traite à peu près comme vous me traitiez dans les deux lettres que vous aviez envoyées à l'auteur de la Gazette de Cologne. J'ai plus de charité que vous, je n'en ferai pas usaige; j'en suis assez venge par l'accueil qu'on m'a fait ici, et je méprise trop les coquins qui m'ont persécuté et qui, malgré leurs titres ou dignités, sont bien méprisables à tous égards. Il est bien heureux que la religion m'inspire plus de modération qu'à vous, misérable cafard, sans cela je vous démasquerais complètement. Jouisses en paix, si vous le pouvez, du plaisir d'avoir cru me faire du mal; que le Ciel change votre cœur, vous en avez bien besoin. (Fonds Gliysels, farde 573; Archives de l'Etaf à Liège.) :209 ) VllI Lettre du comte de Nény, président du Conseil privé de Brahant, aux membres de la Faculté de théologie de Louvain. 29 septembre 1759. Messieurs, Les auteurs du Journal encyclopédique , qui sont actuellement ici (à Bruxelles), aiant fait imprimer à Liège une réponse à la censure de ce Journal qui a paru sous votre nom, ils ont souhaité vous la communiquer, et de vous donner en même temps, Messieurs, une preuve de leur défé- rence et de leur respect par la lettre ci-jointe qu'ils vous adressent. S. E. le ministre plénipotentiaire de S. M. a désiré que je vous Tenvoiasse, aussi bien que l'Apologie des journalistes. Je ne doute pas que si S. A. R. leur accorde la permission de continuer leur Journal dans ce pays, ils ne se mettent désormais à Tabri de toute critique, par la circonspection avec laquelle ils se proposent de diriger et de conduire leur travail. J'ai l'honneur d'être, avec une parfaite considération, iMessieurs , Votre très humble et très obéissant serviteur, Nénv. Réponse des docteurs de la Faculté de théologie de l'Université de Louvain à la lettre précédente. Louvain, o octobre 1759. Monseigneur, Nous avons reçu avec un très-profond respect celle qu'il a plu à votre Seigneurie illustrissime de nous écrire le 29 septembre dernier, ensemble une lettre que les auteurs du Journal encyclopédique nous adressent avec leur Apologie, le tout suivant les intentions de Son Excellence le ministre plénipotentiaire de S. M. Ensuite de quoi nous avons l'honneur de dire que la lettre publiée Tome XXX. I4 ( 210 ) sous le nom des docteurs en théologie, contre le Journal encyclopédique, est véritablement Touvrage de ces docteurs particuliers, tant de la stricte faculté, qu'autres, qui on* donné leur avis sur ce Journal , à la réquisi- tion de MM. les curés de la ville de Liège, et qu'elle n'est d'aucune façon l'ouvrage d'un théologien liégeois, pour lequel on aurait surpris leurs signatures, comme les journalistes voudraient bien le faire accroire. Ces éclies. (Archives de l'Etat à Liège.) ( 221 ) XX Octroi dHmprimer un ouvrage intitulé : l'Espuit des journaux, pour J. J. Tulot, François-Charles y etc. A tous ceux qui ces présentes verront, salut. J. J. Tutot, imprimeur et libraire de notre cité, nous a remontré en très profond respect qu'il souhaiterait d'enireprendre l'impression d'un ouvrage périodique dont il nous a présenté le prospectus, sous le litre de l'Esprit des journaux ; nous suppliant très humblement de daigner lui accorder nos lettres d'octroi et de privilège exclusif à cet égard : à quoi condescendant comme à chose utile et favorable à la littérature, nous déclarons d'ac- corder, comme par les présentes accordons audit Tutot, l'octroi et le privilège d'imprimer, vendre et débiter à l'exclusion de tout autre ledit ouvrage périodique, sous le titre de l'Esprit des journaux et en con- formité dudit prospectus sous la condition bien expresse néanmoins que ledit ouvrage ne renfermant absolument rien qui puisse, soit directement, soit indirectement, blesser la religion, l'honnêteté, les mœurs ni le res- pect dus aux puissances; pour assurance de quoi aucun volume dudit ouvrage ne pourra paroilre avant d'avoir été revu et examiné par le cha- noine Delatte , notre examinateur et secrétaire synodal que nous nommons pour censeur spécial à cet effet : nous réservant en cas de contravention aux conditions ci-dessus de révoquer incontinent le pré- sent privilège; défendons à tous et quelconques libraires, imprimeurs, marchands, colporteurs et autres, d'imprimer, vendre, débiter ou con- trefaire en aucune façon ledit ouvrage, à peine outre la confiscation des exemplaires d'une amende de 30 florins d'or pour chaque contravention applicables pour un tiers à l'ofïîcier, un autre tiers au délateur, et le reste au profit dudit Tutot. Mandons et commandons à tous ceux qu'il peut appartenir, de se conformer à la teneur des présentes; ensemble à nos officiers hauts et subalternes de veiller à leur extrême et parfaite exécution, car telle est notre volonté. Donné en notre conseil privé et par notre concession expresse, le -ijuin 1772. Vidimé baron Vanderhevden de Blisia. Contre-signe : De Chestret. Conseil privé , dépêches. (Archives de l'Étal à Liège.) (222 ) XX F Lettre de. Velbrûck à M. le comte de liovgrave, vicaire yénéral. ■ 19 octobre 1781. J'ai reçu avec beaucoup de plaisir, mon très cher grand vicaire votre lettre, mais je regrette infiniment que votre voïage de Tavier me prive du plaisir de vous voir icy, d'autant plus que dans les circonstances actuelles votre présence au synode eût été très nécessaire. Votre pru- dence ordinaire auroit sûrement assoupi dans sa naissance l'affaire dont il s'occupe et fait plus d'éclat et en fera encor qu'elle ne devroit : je viens de recevoir un volume du consistoire dressé contre le sieur Bas- senge fils à l'occasion d'une pièce de vers que celui-ci a envoyée il y a quelque tems à l'abbé Raynal. A la nouvelle de la première citation portée contre le jeune homme, j'avois écrit à M. de Ghisels, votre substitué, de le laisser tranquille. Vous verrez par la réponse que je joins icy n" 1 que ce n'est pas trop de son avis. La seconde citation a suivi de près la première. Ce procédé me paraît peu conforme au procédé de l'Évangile qui nous ordonne do corriger nos frères avec douceur et en particulier sans les humilier ni à nuire à leur réputation , ni à jeter le désespoir dans une famille hon- nête par des citations. J'ai lu d'ailleurs et relu très attentivement le corps du délit que je vous joins sous n" 2 afin que vous en jugiez vous-même et je n'y trouve rien ni contre la religion, ni contre les mœurs, et je pense que tout bon esprit en jugera ainsi. Si l'auteur y loue l'abbé Raynal, c'est sans adopter ses erreurs, c'est comme homme de lettres et nullement comme théolo- gien et puis celte pièce n'est point imprimée ni destinée à l'être. Je ne connais pas la connexion si étroite de mon synode avec la Sorbonne et le Parlement pour poursuivre si chaudement les décrets de ces corps, avec un zèle persécuteur contre un citoyen au plus imprudent. La censure de Paris que l'abbé Raynal doit être le mépris et l'opprobre des personnes à qui il reste de la religion n'a pas été reçue de tout le monde. Au reste, cette sentence n'a rien de commun avec la pièce de vers qui peut être interprétée d'une manière sinistre, ce qui donnera encore une sorte de scandai publique. ( 223 ) Vous m'obligerez de mettre fin à cette tracasserie et de faire entendre à mon synode qu'il n'est n'y charitable ni chrétien de donner des inter- prétations à un jeu d'esprit qui n'est au fond aucunement susceptible et qui ne peut avoir aucune influence sur les mœurs ou la croïance de mes ouailles. Je dois avoir et j'aurai toujours pour elles les plus tendres sollicitudes, mais leur repos temporel doit m'intéresscr autant que leur salut. Je dois veiller également à ce qu'il ne se propage aucune erreur qui puisse nuire à l'un et à prévenir les vexations qui pourraient troubler l'autre mal à propos. Au reste quelque parti que prenne dorénavant mon synode dans cette affaire, je ne veux pas lui prêter la main pour la suivre ni en entendre plus parler davantage quelle tournure que cette affaire pour- roit prendre. Foonds Gliysels, farde 381. 'Archives de l'État à Liège.) XXlï A tous ceux qui ces présentes verront, salut. Ce n'est pas sans la plus vive douleur que nous venons de voir s'élever du sein des brebis confiées à nos soins, un homme turbulent, assez auda- cieux que d'oser publier, par une témérité inouïe, une pièce de vers insultante pour tous les genres d'autorité, contenant l'éloge de l'abbé Raynal, dont les ouvrages sont si justement proscrits, condamnés, comme impies, blasphématoires, séditieux, tendant à soulever les peuples contre l'autorité souveraine et à renverser les fondements de l'ordre civil. Ne pouvant ni tolérer, ni dissimuler une entreprise aussi hardie, nous jugeons devoir rendre publique l'indignation que nous avons ressentie à la lecture de celte pièce scandaleuse, portant le titre de la NympJic de Spa à Vabbé Raynal, dont nous entendons punir l'auteur selon la rigueur des lois. Et comme nous n'avons rien de plus à cœur que d'écarter de nos peuples le souffle empoisonné dcTirréligion et de les prémunir contrecette funeste épidémie, qui partout ailleurs fait les plus grands ravages, nous vous conjurons, N. T.C. F., de conserver avec soin le précieux trésor de la foi, dont vous connaissez l'excellence et le prix, fermes et inébranlables dans la religion de vos pères, qui a toujours fleuri dans le diocèse, et ( iU ) qui par son éclat en a fait une portion distinguée de rhéritage de Jésus- Christ; vous n'aurez que du mépris et de Thorreur pour les sophismes et les attentats d'une philosophie insensée, qui ose s'élever contre Dieu, et blasphémer contre nos mystères. Nous ordonnons que la présente soit imprimée pour la connaissance d'un chacun, et qu'elle soit publiée demain dimanche 28 du courant, dans toutes les églises de notre cité de Liège, au prône de la messe paroissiale. Donné à Liège ce 27 octobre 178i. Pour M. le vicaire général absent, Ghysels '. XXIH Lettre du conseiller d'État Leclerc aux rédacteurs du Courrier DE l'Europe. Par ma lettre du 24 juin dernier j'espérois vous ramener dans les bornes de la circonspection et de l'impartialité qui doivent faire le mérite principal des feuilles périodiques destinés à servir de matériaux pour l'histoire et dans cet espoir je m'étais fait un plaisir d'obtenir la sur- séance de l'ordre qui devoit déjà être expédié alors pour soumettre vos feuilles à la censure ordinaire, mais les réflexions que vous venez de vous permettre dans votre n" 91 sur les événements récemment arrivés en France ont prouvé au gouvernement qu'il était nécessaire de mettre" une fin à vos déclamations si souvent répétées sur les avantages pré- tendus d'une liberté illimitée qui, se convertissant le plus souvent en licence, expose partout la tranquillité et l'ordre public aux plus dange- reuses commotions. C'est dans les loix que les citoïens de toutes les nations doivent trouver leur vraie liberté et une sûreté qu'en vain ils chercheroient ailleurs que sous cette égide sacrée. Comment avez-vous ' Loisirs de trois amis; Liège, 18;2o, t. II, pp. 44 et seq. — Une copie de ce man- dement se trouve dans la farde 881 du fonds Ghysels; elle ne porte pas de signature. ( 225 ) donc pu vous rendre panégyristes d'exéculions sanguinaires, destituées de toute apparence de forme légale. Elles font frémir la nature et feront un jour le désespoir de tous ceux qui peuvent y avoir coopéré. Vos feuilles rédigées dans cette esprit deviendraient des coups de tocsin pour toute l'Europe; il est de la prudence du gouvernement d'en prévenir à temps les dangereux effets; vous avez encore un champ assez vaste pour déploier vos talents, quoique vous soyez restreints dans les bornes légales d'une sage circonspection de laquelle vous n'auriez jamais dû vous écarter. Le juge des domaines et droits de Sa Majesté à Hervé, N. Jardon, vient d'être chargé de censurer vos feuilles sur le pied de ce qui est statué par les loix de la librairie; c'est à regret que je vous fais par la présente l'in- timation de l'ordre de ne plus rien laisser sortir de vos presses sans être préalablement munis de son approbation à peine de révocation de votre privilège et de poursuites ultérieures suivant l'urgence du cas; vos feuilles revêtues de ce sceau d'authenticité publique n'en auront que plus de vogue. Bruxelles, i«''août 1789. (Archives de l'État à Bruxelles, Conseil royal 608 ) XXÏV POINTS FONDAMENTAUX PROPOSÉS PAR LE TIERS ÉTAT K Dans ces moments où lu réunion devient de plus en plus nécessaire, il est indispensable de présenter . aux Seigneurs de la cathédrale et de la noblesse ces points fondamentaux ; d'accord sur ces points, la base serait posée , et le reste ne pourrait éprouver de difficultés. I. Reconnaître dans toute sa pureté la paix de Fexhe et celle des XXII; en conséquence, déclarer que le pouvoir de porter des lois générales quelconques, soit en matière de justice, soit en matière de police, réside dans le sens du pays. II. Ratification ultérieure de la réintégration des citoyens dans leur droit de choisir leurs magistrats et leurs représentants. ' Journal général de l'Europe, 1789, t. V, p. 250. Tome XXX. is ( 226 ) m. Convenir de travailler incessamment à chercher les moyens d'éta- blir une manière d'imposition plus juste, pesant moins sur la classe pauvre et proportionnée aux facultés des citoyens. IV. Confirmation de l'abolition pour toujours de l'impôt des quarante pattars. V. Confirmation de l'abolition des exemptions pécuniaires et égalité dans les contributions. VI. Privilèges exclusifs, monopoles et tout ce qui peut y être relatif à jamais proscrits du pays. VII. Lois et règlements nécessaires pour la police à porter par le sens du pays, revoir toutes les lois existantes, abolir ou corriger les abusives, telles entre autres que l'édit de 1719, édit obscur, et dans plusieurs points attentatoire à la liberté et qui blesse tous les principes de la jurisprudence, particulièrement en ce qu'il laisse l'interprétation aux juges; celui de l'an 1740 pour les grains et autres, etc. VIII. Égalité de tous les citoyens vis-à-vis de la loi. IX. Réformalion du tribunal des états réviseurs qui, indépendamment des défauts de sa formation, doit, ou être supprimé, ou être annulé selon l'esprit nécessaire de l'institution des XXII. X. Recherche des droits féodaux nuisibles au peuple qui pourront être supprimés, bien entendu en indemnisant selon l'équité. IX. S'occuper incessamment des abus introduits dans Tordre judiciaire de nos tribunaux, principalement l'officialité et les échevins de Liège, poser des limites nécessaires à la juridiction du pre- mier, etc., et travailler surtout à un Code criminel digne de la liberté et de l'humanité, toutes nos lois tant civiles que crimi- nelles, étant, pour ainsi dire, un chaos. Les dispositions sages qu'elles contiennent étant d'ailleurs presque toutes éludées par nos juges en faveur des puissants et au détriment du faible, ce qui heurte directement le but de l'institution sociale. XII. Assujettir la dîme à toutes les charges qui en sont inséparables, selon les sacrés canons et le concile de Trente. XIIÏ. Corriger les abus de l'administration des revenus publics tant généraux que particuliers. iO^^^c J ( ^27) LISTE DES JOURNAUX ET RECUEILS PÉRIODIQUES CITÉS DANS CE MÉMOIRE, AVEC RENVOIS AUX PAGES. Abeille littéraire fl'), 98. Abeille politique hollandaise (1"), l!)7. Ami des Belges (1'), 166. Annales politiques (les), 161. Annonces générales de l'Europe (les), 119, 127. Avant-Coureur fl') ', 70. Avant-Coureur (1') 2, 183, 198. B. Bibliothèque raisonnée de littérature, sciences et arts, 119. Cabinet des Modes (le), 97. Coup d'essai (le) ou Esprit des Gazettes et journaux les plus intéressans, 200. Courrier du Danube (le), 131. Éphémérides de l'humanité (les) , 135. Esprit des Gazettes (1'), 156. Esprit des journaux français et étran- gers (1'), 87. F. Feuille nationale liégeoise (la), 200. Feuille sans titre (la), 92, 102. Furet politique et littéraire (le), 183. Gazette des Gazettes (laj, 62, 69. Gazette littéraire (la), 62, 70. Gazette salutaire (la), 59. I. Indicateur de Bruxelles (1'), 93. J. Journal des clubs ou Sociétés patrio- tiques (le), 141. Journal encyclopédique (le), 31. Journal général de l'Europe (le), 112. Journal historique et littéraire (le), 145, 156. Journal historique et politique (le) 5, 69. Journal historique et politique des prin- cipaux événements des différentes Cours de l'Europe (le) •*, 91, 145, 156, 166. Journal des journaux (le), 60. Journal de jurisprudence (le), 61. Journal de Luxembourg (le), 119, 145, 156. Journal patriotique (le), 200. Journal philosophique et chrétien (le), 138, 165. Journal de Trévoux (le), 44, 71. * Édile à Paris par Panckoucke. -^ Édité à Tignée par Tutot. "' Édité à Paris par Martin. * Édité à Liège par Tutot, ( -228 ) Mélaiigei; historiques et politiques, 1 19, Mercure national (le), 145. N. Nouvelle correspondance littéraire et secrète, 197. Nouvelliste impartial (le), lo9, 465. O. Orphée (1') ou les divertissements de musique, 98. Poète voyageur et impartial (lej, 98. Publiciste éburon(le), ou Feuille patrio- tique liégeoise, 200. R. Recueil philosophique et littéraire de la Société typographique de Bouillon, 06. S. Schauplatz der Welt (der), 185. Vrai Brabançon (le), 166. LISTE DES NOMS d'Écrivains, de publicistes et d'éditeurs de journaux CITÉS dans ce mémoire, AVEC RENVOIS AUX PAGES. A. Alembert (d'), 58, 72. Ansiaux (E.-A.-J.), 444, 472. Aubert (l'abbé), 74. Arnauld, 28. B. Bassenge, 45, 408, 427, 480, 498, 200. Bassinet (A.-J.-D.), 72. Bassompierre, 96, 99. Bonnaud(leP.),98. Bouille (le P.), 22. Boulenger, 65. Bret (A.), 72. Brosius (H.-l.), 430, 482, 445, 454. Cadet de Gassicourt (L.), 72, Carra (M.), 66, 68. Caraccioli (le comte de), 98. Castilhon (Louis), 62, 66, 70. Castilhon (Jean), i)Q, 70. Champfort (S.-R.-N.), 72. Chapeaville, 49. Chaumeix (A.), 55. Chauffard (Publicola), 480. Cheslrct (de), 490. Codde, 28. Condorcet, 422. Coster (J.-F.), 72. Coster (J.-L.), 87. ±2d ) Courtois de Longuyon, 1 ID. Coyer (l'abbé), il, 62. Cubières ( M. de), T2. Dargens, 80. Dedoyar (le P.), 145, loi, 154, 161, 166, 169. Defrance, 106, 127, 188. Dejosez, 200. Deleau, 172. Deleyre (H.), 72. Demaret, 482. Deschamps (J.), 75. Diderot, 74, 113. Donceel, 179, 188. Doutrepont, 168. Duruflé, 72. Duvivier (l'abbé), 167. E. Elsken (l'abbé J.-J. van), 155. Erckenholtz (le baron d'), 48. Fabry (J.-J.), 140, 182, 187, 190, 198. Fabry (H.), 200. Fariaii de Saint-Ange (A.-J.), 72. Feller (le P. de), 182, 144. Fisen, 19. Formey (J.-H.-S.), 72. Foulon, 19, 22. Fréron, 44, 74, 77. Fréviile (l'abbé), 119, 185. Garrigues de Froment (l'abbé), 88, 49. Gerberon, 28. Gliyen (l'abbé), 155. Glen (H. De), 19. Grainville, 72. Griinwald, 59. Heeswyck (G.-F. de), 107. Helvétius, 118. Henkart, 127, 190, 200. Holbach, 118. Honlheim ^J.-N. von), 152. Hubens (l'abbé), 145. I. Imbert de Boudeaux (G.), 72. Jehin (l'abbé), 188. Kints (E.), 42. K. L. I Lafontaine, 65. Lambinet (l'abbé^ 88. Lampson, 19. Latour, 198. Launay (le chev. de), 104. Lebrun (P.), 112, 159, 161, 171, 182, 200. Leempoel (Van), 155. Lemaire, 166. Lemarié, 146, 200. Le Roy (Alard), 19. Lesoinne, 179. Levoz, 174, 188. Libert de Houthem, 19. Lignac (J.-F.), 90. Linguet, 70, 182, 186, 158, 161. M. Maignaud, 72. Maigret. 19. Malebranche (l'abbé), 68, 104. Marmontel, 99. Mauff, 92. Méhégan Q'abbé de), 60. Mélart, 20. Mérian (J.-B.), 72. Meusnier de Querlon (A.-G.), 70. Michel, 155. Mirabeau, 65. Mohy du Rondchamps, 19. Montlinot (l'abbé), 55. Morand, 60. 250 Naigeon, 66. Nicole, 28. IS. O. Outin (le chanoine), 90, 197. P. Paix (le chanoine de), lOo, 144, 170. Palissot, 77. Panckoucke, 69, 97. Paquet, 114. Pascal, 60. Piret, 179. Plomteux , imprimeur, 96. Plomteux, bourgmestre, të± Polit (Jean), 19. Préclos, 60. Prévost, 41. Quesnay, l^o. Quesnel, 28. Q R. Ransonnet (le chanoine), 44, 49. Raynal (l'abbé), 17, 108, H7. Renéaume de la Tache, 62. Reynier, 127, 190, 200. Robinet, 66, 79. Rousseau (J.-J.), '<% 77, 12o. Rousseau (P.), Hl, llo. S. Sabatier de Castres, 89, 161, 170. Sabatier de Cavaillon, 72. Saint-Péravi (le chev. de), 9o, lOo, lOo. Saive (l'abbé de), 145. Smits(J.), 114,119, 141,159. Smits (J.-B.), 155. Soleure, 188. Sommery, 22. T. Théveneau (Ch.), 72. Trécourt, 72. Tutot (J. J.), 88, 90, 96, 114, 145, 159, 465, 200. U. Urban(J.), 119, 156,188,199. V. Valade, 91. j Varié, 65, 135, 186. Villenfagne (de), 144. Vlierden (L. de), 19. Voltaire, 84, 88, 40, 52, 56, 61, 76, 89, 113, 125. Vonck (le D^, 155. W I Walef (le baron de), 22. Warzée, 144. Waseige (le tréfoncier), 179. Weissenbruch, 72, 80, 88. Y. Yvon (l'abbc), 41. (251 ) TABLE DES MATIERES. Pages. Préface 3 CHAPITRE 1er. Liège en l'an 17o0. I. Apathie politique des Liégeois. Causes : le règlement de 1684, son origine et sa portée; le développement du commerce et de l'industrie. — II. Torpeur, intellectuelle, les lettres et les arts. — III. Situation religieuse. Raisons de l'insuccès du protestantisme et du jansénisme; raisons du succès du voltai- rianisme CHAPITRE II. p. Rousseau. — I.e tfoumal encyclopédique; et la Société typographique de Bouillon. Les premières années de P. Rousseau; sa vie aventureuse, ses débuts dans la carrière littéraire, ses pièces de théâtre; l'homme de lettres au XVIIpne siècle. — Rousseau conçoit l'idée de fonder un journal; rebuté à Manheim, il vient à Liège; son habile tactique lui assure un accueil favorable; le Journal ency- clopédique est soustrait à la censure; cette mesure excite quelques défiances; imprudences de Rousseau; son imprimerie clandestine; ses collaborateurs, Prévost de la Caussade et l'abbé Yvon; quelques ecclésiastiques liégeois demandent en vain qu'on impose un censeur à Rousseau; ils font intervenir la Faculté de théologie de Louvain et renouvellent leurs instances ; dissenti- ment à la Cour du prince; suppression du Journal encijclopédique , le 27 août 1729; Rousseau publie une apologie; il y insulte les Liégeois; son ( 232 ) Pages. Journal est condamné à être brûlé. — Rousseau à Bruxelles; malgré la pro- tection de Cobentzl, il doit renoncer à y continuer son recueil; il s'installe à Bouillon. — Quelle influence le Journal encyclopédique avait-il exercé à Liège? Difficulté d'apprécier son esprit; la stratégie de Rousseau est celle de d'Alembert; immoralité de cette stratégie. — Rousseau à Bouillon; fon- dation de la Gazette salutaire; il essaye de retourner à Bruxelles ; le duc de Bouillon, à l'instigation de l'abbé de Méhégan, l'en empêche ; Voltaire lui off're un peu tardivement un asile; Rousseau rentre dans les bonnes grâces du duc ; création de la Gazette des Gazettes ; établissement de la Société typo- graphique; la détestable réputation de cette Société paraît justifiée; ses principaux membres, Robinet et les frères Castilhon; la Société collabore aux suppléments de VEncijclopédie; Rousseau est arrivé au point suprême de sa prospérité. Panckoucke entreprend de faire tomber les journaux de Bouillon; diverses combinaisons qu'il tente dans ce but; il échoue. Rousseau se brouille avec L. Castilhon qui prend la direction du Journal de Trévoux; réconciliation. Mort de Rousseau; son œuvre continue. — Appréciation générale; monotonie du Journal encyclopédique; les critiques littéraires contemporains comparés avec ceux du XVIIIme siècle ; services qu'il a rendus aux lettres; il est le moniteur officiel de Voltaire dont il défend les principes; la campagne contre J.-J. Rousseau; il se sépare des exagérés du parti; son programme; le Journal disparaît en 1798 3d CHAPITRE III. I.e règne du Prince-Évéque Velbruck. Le règne du prince Velbruck est l'âge d'or de la philosophie; inefficacité de la censure; elle est en partie responsable des rapides progrès du voltairianisme. — Caractère de Velbruck; son insouciance; sa légèreté; son zèle pour l'in- struction; la figure historique de Velbruck se réduit, en réalité, à de minces proportions. — Les journaux : l'Esprit des Journaux; son histoire; son programme; La feuille sans titre, etc. — Les livres sont les principaux propagateurs du philosophisme; immoralité des productions de la typogra- phie liégeoise; audacieuse contrefaçon des ouvrages français; les princi- paux éditeurs : J.-J. Tutot, Plomteux, Bassompierre; en fait la liberté de la presse la plus illimitée existe à Liège; Marmontel et Bassompierre. — Autres agents de la philosophie du XVIIIme siècle: la franc-maçonnerie, son action paraît peu efficace; les théâtres; la Société d'Émulation, but que poursuivaient ses fondateurs, les sociétaires s'en écartent chaque jour davantage et au lieu d'une Académie forment bientôt un club. — La fondation de la Société d'Émulation marque les progrès accomplis par les idées françaises; celles-ci ont définitivement pris racine à Liège. — Le chevalier de Heeswyck, ses brochures; Raynal et Bassenge; YOde à la Nymphe de Spa; poursuites intentées par le synode contre le poëte; attitude indécise de Velbruck; le synode doit renoncer aux poursuites; éclatante défaite de l'ancien régime. . SI ( 235) CHAPITRE IV. P. E.ebrun et le tfoufnal général de VEurope. Pages. P.-P. Rousseau a été le propagateur des pures doctrines de Ferney; grâce aux imprimeurs locaux, les ouvrages des exagérés du voltairianisme se sont répan- dus à Liège; P. Lebrun initie les Liégeois aux nouveaux progrès de la philo- sophie, il est l'organe des théories des économistes et des idées du Contrat social. — Premières années de P. Lebrun. En 1785, il obtient un octroi du gouvernement des Pays-Bas pour publier à Hervé un journal. Néanmoins le Journal général de l'Europe s'imprime à Liège; il est protégé par le gou- vernement des Pays-Bas. Au début Lebrun n'est que l'écho des écrivains révolutionnaires, il n'a pas d'idées propres; il prône les réformes de Joseph II. Le gouvernement liégeois s'inquiète de la polémique du. Journal général; Lebrun, à la suite de plusieurs avertissements, s'enfuit à Hervé. — Exposé du programme que Lebrun adopte vers cette époque; il défend la théorie du Contrat social et les principales thèses de Quesnay; il est partisan de la liberté de la presse, adversaire du monachisme ; ces doctrines forment les principaux articles du Credo des révolutionnaires liégeois. — Lebrun con- tinue sa guerre contre le prince-évèque Hoensbroeck et prend la défense des réformes de Joseph IL II attaque les États de Brabant qui proscrivent son recueil. L'empereur lève le décret de proscription. — Situation difficile où se trouve Lebrun en reprenant ses travaux : il doit se prononcer entre l'em- pereur et les patriotes; inconvénients que présente pour lui l'inféodaliou à l'un ou à l'autre parti. Les patriotes possèdent les sympathies du jour- naliste, il les estime plus favorables que l'empereur au progrès des idées françaises qui lui tiennent par-dessus tout à cœur; cependant il observe dans sa polémique une grande prudence; les Brabançons lui témoignent une profonde défiance ; le gouvernement autrichien s'apprête à sévir contre lui ; Lebrun lui prodigue les protestations de fidélité; mais à bout de patience, le gouvernement se décide à mettre fin au double jeu que joue le Journal général; Lebrun s'enfuit à Liège où triomphe la révolution. — Lebrun se range du côté des Yonckistes et engage contre Feller et Brosius une virulente polémique ; le parti aristocrate tire vengeance de Lebrun en proscrivant son journal. Celui-ci continue à se publier à Liège; à la restauration du prince- évêque Hoensbroeck, Lebrun se retire à Paris VH CHAPITRE V. Les défenseurs du trône et de l''autel. Le parti conservateur, à Liège, comprend enfin la nécessité de défendre ses idées par la voie de la presse. En 1787, quelques ecclésiastiques liégeois forment le projet de fonder un journal. Ce projet n'est pas réalisé; mais l'abbé Brosius dans le Journal historique et politique, le P. de Feller dans le Journal historique et littéraire engagent une vigoureuse campagne Tome XXX. is* ( 234 ) Pages. (!ontre les révolutionnaires. Autour de ces deux écrivains se forme tout un groupe de polémistes. — Caractère du P. de Feller. Il possède toutes les qualités intellectuelles du journaliste; ses violences et ses excès ne sont pas sans excuse; son courage et son désintéressement.— Parti que prend Feller à la lutte contre le fébronianisme. — Polémique contre Joseph II ; Liège et Saint-Trond, centres de la propagande anti-joséphiste. Tracasseries que le gouvernement autrichien fait essuyer au Journal historique et littéraire et au Journal historique et politique; suppression de ces deux feuilles. Le Nouvelliste impartial. Persécutions contre Brosius et Feller. Linguet, Lebrun, Sabatier de Castres mettent leur plume au service du gouvernement. — Attitude de Feller. Il reproche à ses amis leur mollesse. Son opposition aux projets des Vonckistes. — État des esprits à Liège. La révolution chasse le prince-évêque. Propagande contre-révolutionnaire. Le Comité aristocratique. L'abbé de Paix. Sabatier de Castres. Brochures publiées à Aix-la-Chapelle et à Liège. Inefficacité de ces efforts 14;» CHAPITRE VI. E.es derniers philosophes liégeois et les premiers révolutionnaires. I. La Révolution accomplie dans les esprits. L'affaire des jeux de Spa. Position delà question. Prétentions du prince. Revendications des patriotes. Thèses historiques des partis opposés. Caractères distinctifs de la Révolution lié- geoise; sous quels rapports elle est une annexe, une reproduction de la Révo- lution française; le débat ne reste pas longtemps circonscrit à la question des droits du prince en matière d'édits de police ; il met en présence l'ancien régime et la philosophie du XVIII'»« siècle. L'impôt des 40patards. Écrivains des deux partis: les jurisconsultes, Waseige, Piret, Bassenge, les pam- phlétaires, les journalistes. — II. Journée du 18 août 1789; la Révolution triomphante; ses premières revendications consignées dans les Points Fon- damentaux ; peu à peu elle adopte sans restrictions le programme des révolu- tionnaires français; les Montagnards et les Girondins; d'accord sur les prin- cipes, ils sont en désaccord sur le moment de leur application. Réformes poursuivies parles patriotes liégeois, Assemblée nationale, meilleure organi- sation des États , leurs plans en matière d'impôts ; sécularisation de la principauté, politique religieuse, etc., etc. — Appendice : les journaux liégeois pendant la Révolution ITIS PIÈCES JUSTIFICATIVES. I. Requête du synode de Liège au prince-évêque J. -Th. de Bavière . . . HO"! 11. Lettre du prince-évêque J.-Th. de Bavière au synode de Liège .... 208 m. Mandement de J.-Th. de Bavière, prince-évêque de Liège, qui condamne le Journal encijclopédique 203 ( 25:i ) l'agcs. IV. Lettre (lu pèi'e Poot au tréfoncicr de Ghistelle ;205 V. Lettre du tréfoncier de Ghistelle au père Poot 20(> VI. Lettre du père Poot au tréfoncier, comte de Ghistelle . 208 VIL Lettre de Rousseau au tréfoncier de Ghistelle !208 VII L a) Lettre du comte de Nény, président du Conseil privé de Brabant, aux membres de la Faculté de théologie de Louvain ^Of) b) Réponse des docteurs de la Faculté de théologie de l'Université de Louvain à la lettre précédente ;20y 6") Réponse du comte de Nény 240 dj Dépêche du gouverneur des Pays-Bas à la Faculté de théologie . . 211 IX. Lettre du tréfoncier de Ghistelle au père Poot 211 X, Lettre du suffragant Jacquet au tréfoncier de Ghistelle 213 XI. Lettre du même au même 214 XII. Lettre du synode au prince-évêque J.-Th. de Bavière 21o XIII. Lettre du synode au prince-évêque J.-Th. de Bavière 21H XIV. Octroi pour M. Préclers , colonel au service de Pologne, autheur du Journal des Journaux , qvCil su\)Tplie d'établir k Liège 217 XV. Rétractation des erreurs contenues dans l'ouvrage intitulé : De la nature. 218 XVI. Lettre du prince-évêque Velbruck au secrétaire du conseil privé de Chestret 219 XVII. Lettre du même au même 219 XVIII. Lettre du même au même 220 XIX. Privilège pour l'établissement de la Société d'Émulation 220 XX. Octroi d'imprimer un ouvrage intitulé : L'Esprit des Journaux , pour J.-J. Tutot 221 XXI. Lettre de Velbruck au comte de Rougrave, vicaire général 222 XXII. Mandement de Velbruck qui condamne La Nymphe de Spa .... 22o XXIII. Lettre du conseiller d'État Leclerc aux rédacteurs du Courrier de l'Eu- rope 224 XXIV. Les Points fondamentaux proposés par le tiers état 225 Liste des journaux et recueils périodiques cités dans ce mémoire . . 227 Liste des noms d'écrivains, de publicistes et d'éditeurs de journaux CITÉS dans ce mémoire 228 LES COLLECTIONS D'ALTOGRiPHÉS DE M. DE STASSART. NOTICES ET EXTRAITS M.lebaronKERÏÏNDELETIENHOVE, MKMBRE DE L ACADEMIE. (Présenté à la Classe des Lettres dans la séance du 2 juin 1879.) Tome XXX. L^ (>?/ INTRODUCTION. En 1787, 1111 des corps littéraires les plus illustres de l'Europe abordait une vaste publication destinée à faire connaître à la France les richesses qu'elle possédait et à rendre, disait-on, aux lettres un éminent service, le seul peut-être dont Louis XIV n'eût pas dérobé la gloire à ses successeurs. 11 s'agissait de mettre au jour les textes inédits de la Bibliothèque du roi et d'en faire res- sortir la valeur par une discussion approfondie. Ma tache sera bien plus modeste. Je me bornerai à emprunter à une collection particulière quelques fragments parfois assez courts, et mon commentaire n'offrira guère plus d'étendue. Tout l'intérêt de ces investigations sera dans leur variété, et le titre que j'invoque surtout pour leur assurer un bienveillant accueil près de l'Académie, c'est qu'elles lui rappelleront la libéralité d'un de ses membres les plus éminents; c'est son bien que je lui offre : je n'ai cherché qu'à en dresser un rapide inventaire. En présence d'une série considérable de documents recueillis par une main zélée et érudite, j'ai été surtout guidé par l'espoir de pro- voquer d'autres recherches qui embrasseront beaucoup de pièces omises ou à peine indiquées ici et qui les réuniront dans un tableau plus complet. Parmi les lettres que j'ai citées, il en est sept ou huit que M. le baron de Stassart lui-même avait fait connaître : je n'ai point vu là un motif pour les exclure de ce mémoire. 11 se peut aussi que d'autres aient été imprimées ailleurs. H est parfois difllcile de s'en assurer, et en ce cas encore, j'aurai une excuse à invoquer; (4 ) car il est toujours utile, lors même qu'il s'agit d'un document qui n'est pas inédit, de savoir où repose le texte original, tel que Tautcur l'a tracé. J'ai cru devoir m'arréter à 1830, non pas que la collection de M. de Stassart ne renferme pour les années postérieures, et sur- tout pour celles qu'a marquées la fondation delà nationalité belge, des documents originaux fort nombreux et plus intéressants peut-être que tous les autres; mais c'eût été toucher à des souve- nirs trop récents et s'exposer à citer souvent des noms qu'on prononce encore aujourd hui parmi ceux de nos contemporains. Cinquante années ne forment point une période trop longue pour séparer les temps que Ihistoire a à juger, et ceux pour lesquels son heure n'est pas venue. De même que dans la vieille Egypte, nous n'avons à apprécier l'œuvre des hommes et des générations que lorsqu'elle est pleinement achevée. Cette fois, ce seront les illustrations de la politique, les célébrités de la science et de la littérature qui se révéleront elles-mêmes à nous, et c'est leur propre témoignage que nous reproduirons avec soin ^ ^ Toutes les pièces citées dans ce mémoire, lors même qu'elles ne sont point indiquées comme ayant appartenu à M. de Stassart, sont empruntées à sa collection. co LES COLLECTIONS D'AUTOGRAPHES DE M. DE STASSART. NOTICES ET EXTRAITS. CHAPITRE PREMIER. DU Xir^ SIÈCLE jusqu'à LA FIN DU XV""^ SIÈCLE. Les chartes de Brogne. — Philippe-Auguste. — Agnès Sorel. — Jacques Cœur. — Le comte de Charolais. — Hugonet. — Charles VIIL Les anciennes chartes de l'abbaye de Brogne ont déjà donné lieu à un excellent travail de M. Bormans qui, en en discutant rauthenticité, a exposé l'intérêt qu'elles présentent. Je me féli- cite, au seuil même de ce travail, de pouvoir constater que mes recherches ont produit, pour l'étude des annales religieuses du comté de Namur, un résultat qui a déjà été signalé à l'attention de l'Académie. A une époque presque aussi reculée, je rencontre une charte de Philippe-Auguste, revêtue de son monogramme et donnée par ( c ) les mains de Hugues, son chancelier. 11 s'agit d'une libéralité en faveur des religieux de Montgutlion. Ce qui rend cette charte précieuse, c'est qu'elle est donnée, en 1184, dans la ville de Montargis qui venait d'être cédée au roi de France par son cousin Pierre, depuis comte de Nevers, et elle se place dans cette caté- gorie à côté d'un document du Trésor des chartes analysé par M. Léopold Delisle dans son excellent ouvrage sur les actes de Philippe-Auguste *. M. de Stassart avait recueilli dans sa collection une lettre d'Agnès Sorel au prévôt de la Chesnaye, au sujet de poursuites dirigées contre des pauvres qui avaient volé du bois dans son domaine. Ce document, qui a appartenu à M. Chambry, a été inséré par M. de Beaucourt dans la Revue des Questions histo- riques 2, mais plusieurs phrases y manquent, et c'est ce qui m'engage à en reproduire les dernières lignes : Ayant sceu qu'aucunes des dictes gens sont povres misérables personnes et que ils aient grant misère à gagner leur vie et gouverne- ment d'eulx, leurs femmes et enfans, ne veus en rien qu'il soit suivy oultre à la dicte information et que les dictes gens soient empeschiés aulcunement en corps, ne en leurs biens, mais por eulx au contraire soit mise la dicte afèrc à nient, et en ce faisant sans délay, me ferés service aggrcable Vostre bonne mcstresse. Du Plessis, ce viii juing. Agnès ^. Il y a un sentiment doux et compatissant dans ces mots tracés par la belle Agnès : « en ce faisant sans délay, me ferés service » aggréable Vostre bonne meslresse. » Il y a de plus lieu de remarquer que le château du Plessis appartenait à un de ses parents nommé Aubert Sorel. ^ Catalogue des Actes de Philippe-Auguste, p. 26. ^ Bévue des Questions historiques, 1. 1", p. 212. 3 Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 1062. (7 ) Le célèbre argentier de Cljarles VII, Jacques Cœur, que Thomas Basin appelle fort inexactement un homme illettré, n'a laissé que peu d'autographes. Nous avons cru devoir reproduire complètement celui que nous avons sous les yeux : 3Ionsicur de Barbancoys, je me recommande à vostrc bonne grâce tant que faire le peus, et vous plaise scavoir que hycr après vespres est venu par deçà ung homme incongneu, lequel a dict qu'il vouloit parler à moy, moyennant que luy promettions tenir sadicte parolle secreitu sans rien descouvrir, ne révélera personne vivant que de luy venoit, ouquel ayant donné oreille, m'a dict que le rccepveur des aydes à Saincl- Benoyst avoit accoinctance avecques des arginneurs par le moyen des- quels faisoit escus d'arginnc, lesquels employoit ou payement des gens d'armes, et avoit jà pièca de celle sorte, à la congnoissance du dict oui parloit, esehangé cinq lingos qui n'estoient d'or que sembloyt, mais n'esloient que lelon doré par le dit moyen d'arginnc, et que se dc]>- voyent réunyr le dict rccepveur et tous ensemble avec les dicls argin- neurs de nuyt en une ostellerie oudict Sainct-Benoyst où pend renseigne de rOmme Sauvaige, et là se debvoient eschangier encor aultres lingos. Que me fait vous mander par la présente entendre à faire espier et agueter le dict rccepveur et tous qui aynsy advcndront en la dicte ostellerie et yceulx faire prendre prisonniers et rendre le dict rccepveur à Bourges afin de enquester sur ses dictes besoingnes, et à ce Jie debvés en riens faillir pour estre chose de grant utyllité ou service du roy nostre sire, et d'abundant, monsieur de Barbançoys, me recommande à vous et à Dieu pour que vous doint bonne vye et longue. De Bourges, ce vui^i"^ jour de apvril. J. Cler. Monsieur de Barbançoys, cappilainc de la ville de Sainct-Benoyst K A la date du 8 octobre i465, nous rencontrons une quitlciiice de 598 francs 10 sous payés par le roi Louis XI au comte de Cha- rolais, qui peu après devait succéder h Philippe le Bon et devenir * M. Pierre Clément a fait usage de cette lettre. J'ai cru utile de la repro- duire d'après l'original. M. Vallet de Viriville la place entre 1422 et 1436. (8) 'implacable ennemi du roi de France. Moins de trois mois s'étaient écoulés depuis la bataille de Montlhéry, et ce don de Louis XI coïncide avec le traité de Conflans, qui mit un terme aux succès de l'armée bourguignonne. Charles le Téméraire venait d'être vaincu à la journée de Morat, lorsque Guillaume Hugonet, son chancelier, arrivait à Nancy pour le rejoindre. C'est de là qu'il adressait la lettre sui- vante, le 8 avril 1475 (v. st.), aux magistrats de Metz : ISobles, trôs-chcrs et cspéciaulx seignours, je me recommande à vous tant que je puis. Pour ce que, à cause de certaine maladie qui m'est survenue au temps du parlement de mon très-rcdoubté et souverain sci- gnour monseigneur le duc et pour recouvrer santé, il m'a esté besoing séjourner après son dit parlement et ne Tay peu suivre jusques à présent que je me suys mis en chemin pour tirer devers lui et désire d'estre sab- medy prouchain en la cité de Metz pour y tenir Pasques, j'envoye pré- sentement par devers vous et vous prie, nobles, très-chers et espéciaulx seigneurs, que aux porteurs de cestes vous veuilliez faire délivrer logis pour moy et mes gens et aucuns du conseil de mon dit seigneur qui sont on ma compaignie, pour tel nombre de gens et de chevaulx que les dits porteurs vous diront. Et d'autre part, pour ce que je suy adverti et qu'il est commune renommée qu'il n'y a point seur passage entre Nomcny * et la dite cité de Metz, obstant certaines courses qui se font, comme l'on dit, par aucuns qui se trouvent en l'abaye de Gorse ^ ou ailleurs, je vous prie aussi que vueillez ledit jour de samedi envoyer de vos sol- doycrs sur ledit passage et chemin de Nomény et es extrémités et destrois d'iceluy que moy et ceulx de madite compaignie puissons passer seure- ment et sans dangier desdits coureurs.... Escript de IVancy, le vii'^ jour d'avril. G. Hugonet, s»" de Saillant et d'Espoisse, chevalier, cliancelier de monseigneur le duc de Bourgogne, tout vosfre. (Signé) Hugonet. ^ Nomény-sur-Ia-Seille (entre Metz et Nancy). - Gorze, abbaye et château sur la rive gauche de la Moselle. ( 9) Un an après, Hiigonet avait péri sous la liaclic du bourreau. Je citerai également une lettre datée de Tours, le 50 avril (1490?), par laquelle Charles VIII mande au comte de Nassau et aux États de Flandre qu'ils aient à remplir leur promesse de payer trente-cinq mille livres au maréchal dEsquerdes, qui, con- formément au traité de Francfort, a mis en liberté Philippe de Nassau et Martin de Polheim, ses prisonniers. ( ÏO ) CHAPITRE H. PREMIÈRE JIOITIÉ DU XVl"*' SIÈCLE. Bayard. — François !<''■,_ Luther. — Zwingli. On lit au XLVI^ chapitre de l'histoire de Bayard par le Loyal Serviteur : « L'empereur demanda secours au roy de France pour la con- » queste du Fryol. Sa demande lui fut accordée, et escripvit ledit » seigneur à son lieutenant général, le seigneur de Chaumont, » qu'il envoyast le seigneur de la Palisse, et y alla avec tout plain » de gentils capitaines. Vous pouvez penser qu'il ne laissa pas le » hon chevalier, son parfait ami, derrière ^. » Ces quelques lignes précisent les faits auxquels fait allusion la lettre suivante du bon chevalier. Quant au passage où il est parlé du capitaine Seriguen, auquel il a rendu de bons offices et qu'il espère gagner à la cause de l'empereur, il s'applique, cro} ons- nous, à Francisque de Sickinghen que Bayard eut plus tard à combattre sous les murs de Méziéres. Sire, sy très-umblement que faire puys, à vostre bonne grâce me recom- mande. Sire, j'ay reseu icy à Suane les lelrcs qu'il vous a pieu me fayre escripre, rcsponsivcs aux mycncs précédantes du ix™<= de juilet; mes des- puys, sire, le fayt ayant esté divulgué par aulcun des gens de Tampercur, corne bien à croyre est, ne scroyt plus possible y ryen entreprandre, qui me est grant regret d'estre aynsy degccté de Fespoir que vous avoys mandé en bone confyance de le mener à bonc et loyale fin, quy estois celé que j'avoys à scurs indyccs. Sire, je suis présentemant isy à Suane, attendant la venue de ftlons"" de la Palise, lequel est délyberé me venyr joyndrc avecq ses lanses pour mettre le tout en ung à Tefect d'estre à ^ Édition de la Société de l'Histoire de France, p. 248. ( 11 ) poynt au fayt de rantrcprynsc du Froyle' quy présentement se traytc des gens de Tampereur. Sire, m'estant aynsy reniys à mon dyt s"" de la Palise, je vouldroys, sy Fan loue le dcsayn, m'aboucher au capilayn Seri- guen, lequel est principal h tenir le dyt fayt, et luy ay aultre fois fayt bons ofyces et auroys espoir le tourner au bycn de Tampereur, quy seroyt bon suxcès et avanseroyt du tout la dyte reprynse. Sire, de toutes novelles, qui ocuront icy, en scrcs tousjours adverty, pryant Nostre Seigneur, sire, vous doner en gloyre et prospérytc très bone vye et longue. Vostre très-humble et très-obéissant subget et servyteur, Bayart. jdados : Au roy mon très-redoublé et souverayn seigneur ^, François l'^'' avait succédé à Louis XII, quand, dans des instruc- tions fort intéressantes adressées le 23 avril i o55 au bailli de Troyes, son ambassadeur à Londres, il lui recommandait vive- ment de marcher en toutes choses d'accord avec le roi dAngle- lerrc « son bon fils et perpétuel allié. » II y avait lieu, notam- ment, au sujet de toutes les communications relatives au concile dont était chargé Waldin, chambrier du pape, de convenir d'une réponse identique. En ce moment Henri VIII avait déjà fait célé- brer son mariage avec Anne Boleyn que François I", dit-on, avait songé à éj)ouser lui-même, et cette union adultère devait bientôt rompre toutes les relations avec le siège pontifical. Bien plus importante encore est une longue lettre où Fran- çois P'" exprime à l'évéque d'Auxerre, son ambassadeur à Rome, ses plaintes contre les retards apportés par le pape au mariage de sa nièce avec un dauphin de France : Monsieur d'Auxerre, j'ay puis naguaires entendu, par mon cousin le duc d'Albanye à son retour devers moy, tout ce qu'il m'a dist et exposé de la part de nostre Sainct Père et entre autres choses le désir et affection 1 C'est-à-dire du Frioul. 2 OEuvres complèles de M. de Stassart, pp. 1037 et 1071. ( 12 ) que Sa Saincteté a que la veue d'elle et de moy se face et comme elle avoit trouvé la dépesche que vous luy porlastcs dernièrement de moy si très-bonne et si très-honneste qu'il ne seroit possible de plus; et combien que icelle dépesche eust esté bien et mcurcment dressée sur ce que m'avoit apporté auparavent mon cousin le cardinal de Gramont à son dernier retour de Romme devers moy, néanlmoins par ce que a apporté depuis mon dict cousin d'Albanye, nostre dict SainctPére faict maintenant quelque difficulté sur deux points et articles faisans mention du faict du mariage de mon fils le duc d'Orliens et de ma cousine la duchesse d'Ur- bin sa niepce. Le premier article est que, nonobstant que le dict cardinal de Gramont, estant icelle Sa Saincteté dernièrement à Boullongne et depuis son retour à Romme, m'eust escrlpt à la très-grande instance d'icelle Sa Saincteté et qu'elle m'ayt par deux ou trois fois escript de sa propre main et que icelluy cardinal m'en ait encore asseuré de bouche à son retour devers moy que toutes et quantes fois que je vouldrois avoir la dicte duchesse d'Urbin par deçà pour y estre nourryc et eslevée avec mes filles, qu'il n'y auroit poinct de faulte qu'elle la envoyast, néant- moins icelle Sa Saincteté a depuis dict au dict duc d'AIbanye qu'elle entcndoit que, devant que icelle duchesse entrast en mon royaulme, que la consumation du mariage se feist sur les confins d'icelluy et que ce qu'elle avoit par ci-devant consenty et offert que ladicte duchesse fust amenée par deçà, c'estoit du temps qu'elle cstoit détenue à Flcurance et que Sadicte Saincteté eust bien désiré que je l'eusse eue en mes mains, ce que toulcffois le dict cardinal m'a asseuré avoir esté dict et consenty de nouveau par icelle Sa Saincteté depuis l'arrivée de la dicte duchesse à Romme, disant en oultre que, luy estant audict Romme et présent mon dict cousin d'AIbanye, nostre dict Sainct Père avoit voulu user de la mesme excuse dont cy-dessus est faictc mention, mais qu'il repplicqua lors que c'estoit chose que Sadicte Saincteté avoit accordée sans faire en ce temps aucune mention de la détention d'icelle duchesse au dict Flcu- rance, ce que le dict duc a confessé, laquelle mutation d'article j'ai trouvé merveilleusement estrange, si ce n'estoitque nostre dict Sainct Père eust délibéré de l'amener avecques luy ou lieu où se feroit la veue de luy et de moy pour là consumer ledit mariage, ouquel cas je trouverois très- bonne la dillation en cest endroict et que ladicte veue se feist, d'autant que je désire singulièrement veoir Sadicte Saincteté et que nous puissions deviser et communicqucr ensemble de nos affaires particulières et de ce qu'il touchera les biens de nos maisons: mais là où la dicte dillation et ( 13 ) changement d'article dessusdit seroit fonde sur autre chose, cella me feroit penser que nostre dict Sainct Père auroit peu de fiance et de seu- rcté en moy que je fusse pour faire espouser ladicte duchesse à mondict fils après que je l'aurois en mes mains. L'autre poincl est que icelle Sa Sainctclé m'a faict porter parollcs par le dit cardinal de Gramont que de soy, oultre les choses contenues aux articles secrets qui furent signés par Sadicte Sainctcté, lesquels demeurèrent lors es mains de mon dict cousin d'Alhanye et le double d'iceulx le cardinal de Gramont m'apporta signé de Rainée mon secrétaire, elle donneroit à sa dicte niepce la somme de cent mil escus, ensemble les terres qui sont de la maison de Médicis sit- tuées et assises en Tuscane appartenant à la dicte duchesse, néantmoins icelle Sa Sainctcté a depuis dict à mondict cousin d'Albanye qu'elle n'avoit jamais accorde lesdictcs terres, mais seullemcnt ladicte somme de cent mil escus, qui est une autre mutation et changement d'article que j'ay trouvé et trouve fort estrange, veu que c'estoit chose conceuttc et accordée par nostre dict Sainct Père aux dessusdicts cardinal et duc d'Albanye. Et samble que Sadicte Sainctcté vucille maintenant marchan- der avec moy et ne mesure poinct en cella quel honneur je luy fais, ne quelle réputation ce peult estre à elle et à toute sa maison, sortant ledict mariage son effect (comme j'ay lousjours désiré et désire qu'il se face), qui sont toutes choses que je ne sçaurois trouver bon ; car n'est pas suivy ce chemin qu'il fault tenir pour longuement conserver une amytié. Touteffois, avant que me résouldre et prandre là dessus autre oppinion que bonne, j'ay bien voullu derechef entendre desdits cardinal et duc comme il alloit de ceste affairej et pour conclusion icelluy cardinal m'a derechef certiffyé m'avoir tenu les propos et porté les parollcs dessus- dictes de la part de nostre dict Sainct Père, disant davantage que ledict duc d'Albanye et ledict Raince mon secrétaire avoient esté présens et oyans, ce que icelluy duc d'Albanye a dict estre véritable. Par quoy je altendray jusques au terme que icelle Sa Sainctcté a conclu d et arresté pour mettre fin à toutes choses (qui est le mois de may prochain) et, si dedans ledict temps elle ne me lient ce qu'elle m'a promis, elle peult estre asseurée d'avoir abusé le meilleur amy qu'elle ayt en la chrcs- tienlé, lequel ne se fiera jamais en elle, ne à parollcs qu'elle lui saiche faire porter. A ceste cause, monsieur d'Auxerre, je veulx et entends que incontinent vous vous retirez devers Sadicte Sainctcté et que saigementet destrement vous lui facicz entendre le malcontentement que j'ay eu et ay de la mutation des choses dessusdictes, luy remonstrant bien que ce que ( 14 ) je luy ay faict mettre en avant pardevant touchant le faict dudict mariage, ce a esté i30ur raffection que j'ay eu et ay cncores d'avoir plus ferme amylié avecques elle et de eslevcr et exalter sa maison en tout ce qu'il me seroit possible; et, si elle veult bien penser à ce que j'ay faict par le passé pour elle et aux grandes innumérables despences que j'ay portées pour sa liberté, elle trouvera, sans ce que je vueille user maintenant de reproche, que si je n'eusse désiré sa dicte amytié et la grandeur de sa maison, je ne m'y fusse pas mis si avant, luy déclarant bien de par moy que quant elle vouldra entretenir de sa part ce qui a esté conclud et arresté touchant le faict dudict mariage et les parolles que m'en a porté de par elle Icdict cardinal de Gramont, elle peulteslre asseurée que de la myenne il n'y aura point de faulle que je ne luy tiengne entièrement ce que j'ay promis, et là où elle vouldroit faire le contraire (que je ne puis croire qu'elle voulsist faire) je luy laisse penser de combien cella luy pourra importer en l'advenir, vous priant entendre et bien notter les parolles et responces que Sadicte Sainctelé vous dira sur les propos que luy tiendrez touchant ce que dessus, affîn de m'en advertir incontinent; car entendez que jusqucs à ce que j'aye responce de vous sur la résolu- lion que Sadicte Saincteté aura prinse touchant ce que dict est, je ne suis point délibéré de respondre autrement sur toutes les autres choses que m'a apporté mondict cousin d'Albanye de ce costé là. Et pour ce présen- tement ne vous feray plus longue lettre, sinon que je prie à Dieu, mon- sieur d'Auxerre, que vous ayt en sa très-saincte et digne garde. Escript à La Fère-sur-Oyze le quinziesme jour de novembre l'an mil cinq cens trente et cinq. Francoys. François l" croyait servir ses intérêts en Italie. Son ambition, en appelant Catherine de 3Iédicis en France, y faisait entrer avec elle la funeste influence des intrigues florentines, c'est-à-dire un demi-siècle de crimes et de désordres. Déjà Luther agitait l'Allemagne par ses véhémentes invectives. M. de Stassart possédait deux lettres de Luther, mais il est difïicilc (le traduire ce langage où le sarcasme épuise les derniers degrés de l'injure. ( 15 Paix et grâce en Dieu avant tout! Les criaillcurs et batteurs de paille de Rome ne cessent d'attaquer et d'accuser d'hérésie chaque parole qui sort de ma bouche; mais ces braillards et ces grognards ne font que mordre leur langue venimeuse et nous mettent le glaive en main pour combattre ces crapauds puants, ces prêtres de Baal... Le franciscain Hiéronymus prêche à Nuremberg que docteur Martin est sorti de l'œuf du diable... On peut voir combien cette inique et infâme brute de Rome m'a causé de soucis; elle m'avait presque fait douter moi-même du chemin que je dois suivre... Je me propose de répondre désormais avec plus d'énergie... Mon doux et excellent ami Philippe (Mclanchton) est d'avis de laisser aboyer sans répondre; mais je ne puis rien contre ma nature, et maître Hiéronymus peut s'attendre à une rude réplique. 11 faut aussi mentionner une longue lettre de Zwingli, écrite en 1528. ( 16 ) CHAPITRE m. SECONDE MOITIÉ DU XVl""^ SIÈCLE. Catherine de Médicis. — Charles IX. — Henri 111. — Marie Stuart. — Le roi Antoine de Navarre. — Le duc de Nemours. — Le maréchal de Biron. — Claude de Baufi're- mont-Senecey. — Sébastien de l'Aubespine. — Le cardinal de Guise. — Le duc de Maj'enne. — Le duc d'Aumale. — Le chevalier d'Aumale. — Le prince de Condé. — Michel de l'Hospital. — Philippe IL — Marguerite d'Autriche. — Le cardinal de Granvèlle. — Le duc d'Albe. — Requesens. — Don Juan d'Autriche. — Alexandre Farnèse. — L'empereur Rodolphe II. — L'archiduc Albert. — Ernest de Bavière. — Le comte d'Hoogstraeten. — Philippe d'Egmont. — Jacques-Auguste de Thou. — Auger de Busbecq. Nous citerons en première ligne dans ce chapitre une lettre de Catherine de Médicis, du 9 mars 1oG2, adressée à la ville de Paris. Trois semaines à peine se sont écoulées depuis que le duc de Guise, vainqueur à Dreux, a péri assassiné sous les murs d'Orléans. Catherine de Médicis s'est rendue au camp, moins pour le venger que pour traiter avec les Huguenots. Dans ces graves circonstances il lui importe de calmer par de vaines adu- lations les habitants de la capitale du royaume : Messieurs, j'ay la ville de Paris et sa conservation, aussi le contanlc- ment de tant de notables et affectionnés subgets que le roy monsieur mon fils y a, en telle et si chère recommandation qu'il ne me faudra jamais prier de les secourir et favoriser de tout ce que je pourray, et n'y a lieu en ce royaume où je désire plus que nous soyons que là. Mais estant venue icy pour Tinconvénicnt advenu à feu mon cousin le duc de Guysc pour Pamytié que je luy portois afin de le faire secourir et après la for- tune demourée par Tadvis de tous les cappitaincs pour donner faveur à ceste armée et cmpeschcr qu'elle ne se ruynast, nous sommes entrés si avant en termes que d'adoulcir le mal par quelque paciffication ou d'avoir telle raison de ceste ville^ que je ne puis de riens plus espérer de bien (17) et de fruict à ce royaume que de Tj^ssue prochaine que j'attends de l'une ou de l'autre chose, qu'il ne scroit raisonnable, ne à propos de laisser sans effect : ce qui nous retient par deçà, avec ce que, gr.âces à Dieu, nous ne cognoissons rien qui vous presse , ne puisse faire tant désirer nostrc pré- sence pour faulte d'une si bonne occasion, estant assurée que vous croyez bien aussi que s'il en estoit besoing, il n'y a rien en ccst royaume que nous ne voulsissions posposer au bien et seureté de la dicte ville et contantement de tant de notables personnages, bons et loyaulx subgets, que le Roy mondit fils a en ceste ville, de laquelle aussi près et loing attendons tout secours et ayde, mesmement en affaire si urgente et nécessaire que celle-cy qui s'ofFre. Priant Dieu, Messieurs, vous avoir en sa sainte garde. Escript au camp Saint-Mesmin près Orléans le ix^ jour de mars 1562. Caterine. 11 faut aussi mentionner une lettre fort intéressante adressée le 10 mai 1573 par Charles IX a son frère le duc d'Anjou. Il lui annonce que la Pologne est « en meilleure espérance pour luy » que jamais. » Il s'est plaint au duc Casimir de la levée de reîtres en Allemagne. Celui-ci proteste qu'il n'en est point instruit, « mais a bien dict que quant le comte Palatin son père en fcroit, » il y en auroit assés de justes occasions pour les forces nouvelles » de IIII"" Espagnols et quelques Italiens, que le roy d'Espaigne » faict venir es Pays Bas, semblablement aussy pour quelques » levées que le duc d'Albe continue de faire en toute la Germanye.» En effet, Henri III avait été élu la veille roi de Pologne, et quel- ques mois après il devait ceindre la couronne de roi de France. Manet iiltima cœlo. Plusieurs lettres de Henri III se trouvent dans la collection de M. de Stassart ; on y trouve aussi la lettre originale que Marie Stuart^ prisonnière au château de Shefïield, lui adressa le 51 mai 1579 *. Nous citerons aussi une lettre écrite par le roi Antoine de Navarre le 22 juin 4562 et adressée au Rhingrave. Il commandait * C'est d'après une copie que cette lettre a été publiée par le prince Laba- noff, t. V, p. 80. Tome XXX. 2 ( 18) en ce moment l'armée royale qui fit échouer l'entreprise du prince de Condé et des Huguenots. Cinq mois plus tard il mourait d'une blessure reçue au siège de Rouen. Monsieur le conte, vous entendrez par la lettre que la royne vous cscript présentement, Poccasion qui nous faict désirer que sans plus lon- guement vous amuser à voulloir faire vostre comte de vi"" lansquenets entière et completlc, vous vous contentez de nous en administrer seule- ment ni"" des meilleurs hommes que vous pourrés retrouver, parce que, estant promptement secouru de ce petit nombre, cela nous fera beaucoup plus de bien et de service que plus grand nombre à l'attendre longue- ment. Par quoy je vous recommanderay, tant que je puis, d'y user de toute dilligcnce et de ne vous soulcyer de vostre paiement, car il y sera donné si bon ordre qu'il n'y aura aucune faulte que vous n'en soyés content.... Après le roi de Navarre, je placerai Jacques de Savoie, duc de Nemours. C'était la fleur de la chevalerie, d'après Brantôme qui le dépeint : « brave, vaillant, aimable et accostable, bien » disant, bien escrivant autant en rithme qu'en prose... II cstoit » pourvcu d'un grand sens et d'esprit, ses discours beaux, ses » opinions en un conseil belles et recepvables... ^ » Brantôme ajoute que, lorsque la première guerre civile éclata : « il fut envoyé quérir pour en avoir besoin de sa suffisance pour » bien servir le roy. » C'est à cette époque que parait appartenir une lettre adressée à Catherine de iMédicis, où se trouvent ces lignes : Je n'us jamais plus d'anvie de vous faire très -humble et fîdclle service que j'ay, et quant il vous plaira , madame, vous me trouvères fort véri- table. Il me desplaist bien fort de voir Testât en coy je trouve voslre réanime. Je croy que Dieu et vous y metlrcs bon ordre. Jaques de Savoye. * Édition de la Société de l'Histoire de France, t. IV, pp. 164 et 163. ( 19) Brantôme ne loue pas moins le maréchal de Biron. Il l'appelle le plus grand capitaine de France et recommande fort sa mémoire et ses goûts littéraires : « Dès son jeune âge, il avoit esté curieux » de s'enquérir et sçavoir tout si bien qu'ordinairement il portoit » dans sa poche des tablettes, et de tout ce qu'il voyoit et oyoit de » bon, aussitost il le mettoit et escrivoit dans les dictes tablettes, » si que cela couroit à la court en forme de proverbe; quand » quelqu'un disoit quelque chose, on lui disoit : Tu as trouvé cela » dans les tablettes de Biron ^ » Les tablettes de Biron sont perdues; mais on reconnaîtra la vigueur de son esprit dans la lettre suivante écrite en 1578 après l'Édit de pacification qui n'avait eu d'autre résultat que d'exalter l'orgueil des Huguenots : Sire, Pour responsse à la lettre qu'il a pieu à Vostre Magcsté m'cscrîpre de sa main, je say que Vostre ditte Majesté ne veult la guerre et ay inprimé en moy de ne faire que ce que viendra de vos voilantes et conmande- ments, et vous supplie très-humblement, sire, de croire que ce sont les Uguenols quy ont fait toute desmonstration de guerre avec beaucoup de grands effets quy s'en sont ensuivis... Et encores se que altère le plus vos subgcts, sont des menasses pubh'ques à la noblesse et aulx villes quy ont tenu vostre party, quy les met en toute deffîansse. Et, sy je n'usse bien prouvcu à fère en sorte que iaditte noblesse et villes heust quelque créansse en moy, vous estiés à la guerre par le désespoir en quoy estoient ung chescung d'isseuls.... Et vous supplie très-humblement, sire, vousasseurer que je empeschc- ray de tout mon pouvoir que n'entrics en guerre, comme je ay fayt jusque issy par trois fois, et ay inprimé se que me conmandcs dans mon ccur et esperit; mais, sire, sy vous voies que ne soie propre pour cest effect, vous me révoquercs s'il vous plest, et envoierés personnage quy sache conduire les tèches de ces cartiers, dont les ungs se sautent offansés, les auttres veullent enbrasser tout. Sire, ce que je vous ay donné advis, ce n'est pas pour fère la guerre, sy on le vous a bien représanté, mais au contrère pour guarder que ne Tussiés, comme je feray encores , tant soil peu qu'ils * Édition de la Société de l'Histoire de France, t. V, p. 149. (20) veullent estre resonnables. Et vous supplie très-humblement vous sou- venir que je vous ay servy sellon vos conmandements et non sellon l'oppignon d'aultru5% ny mienne, et que tousjours je vous ay servy de cappitaine pour vous aconseillier pour la guerre tant qu'elle vous a pieu et par après de négotiateur passifique où avec ennuy de mes envieulx j'ay satisfect à vos conmandements et intantions.... Vie de Biron, ce xxiiii« may. Ce fut le maréchal de Biron qui plus lard, selon l'expression de Henri IV, mit la main droite à sa couronne; mais ce souvenir ne suffît point, aux yeux de Henri IV, pour sauver son fils du dernier supplice. Claude de Bauffremont-Senecey, auteur d'une harangue pro- noncée aux Étals de Blois, fut, comme son père, gouverneur d'Auxonne; mais les habitants de celte ville lui firent un assez mauvais accueil, comme nous l'apprend la lettre suivante qu'il leur adressa : MM. , estant venu par le commandement du roy treuvcr monsieur le Grand, il m'a faict cest honneur me communiquer une de vos lettres datée du dernier descembre, par laquelle vous l'advertissez que le roy m'^a pourveu du gouvernement de vostre place, comme soulloist cstrc M. le visconte de Tavanes, et an ung aultre article que Sa Mageslé ne veut que vous ayés vos lettres de descharge jusques à ce que soyés remis à mains d'ung quy vous traictera pirement que le premier, ce que je croy que dictes pour moy. Je vous supplie, messieurs, estre bien informés de mes actions et comme j'ay vcscu, avant que juger et de moy et de l'avenir ensamble..,. Je ne vouldrois estre subject de troubler ny vous, ny la patrie en laquelle je suis né. Dieu plus tost me doinct la mort. Ayant tousjours contenu mes désirs dans les bornes de la rayson,mon particul- lier ne m'an fera jamais sortir. Je me conformeray aux ordres de Sa Majesté... vous conservant ce titre sy cher tenu de vous et des vostres de Irès-fidelles subjects, ne permettant que la passion d'aucuns particiilliers amporte vostre raison, et treuvés bon que, comme vostre voisin, je vous die qu'ainsy qu'il n'i a chose plus douce que la bonne grâce de son prince, aussy n'i-a-il rien de plus amer que son indignation, de laquelle je pricray Dieu vous conserver. (G janvier 1588.) ( 21 ) Je mentionnerai une lettre de Sébastien de l'Aubespinc, par laquelle il annonce le 4 juin 1569 à Charles IX que les ennemis prennent le chemin de Limoges et que le duc d'Anjou se prépare à les combattre. J'indiquerai aussi une lettre du maréchal de Joyeuse (2 octobre sans date d année, 1575?) relative aux services rendus par M. de Bourdcille dans l'affaire de Périgueux. Il faut grouper les autographes qui appartiennent à divers personnages de la maison de Lorraine. Le 51 janvier 1560, le cardinal de Guise adresse à Sébastien de l'Aubespine, évéque de Limoges et ambassadeur de Charles IX en Espagne, une lettre où je remarque la phrase suivante : Les affaires preignent un bon chemin, mcsmcs celles de la Religion. Le document cité ci-après rappelle les derniers temps de la domination de la Ligue à Paris : Le duc de Mayenne, lieutenant général de Testât et couronne' de France. Il est très-expressément deffendu à toutes personnes de quelque qualité et condition quils soient de prendre aucuns prisonniers tant du party contraire que autres sans permission et congé du S»" de Belin, gouver- neur de Paris, sur peine de la vie à cculx qui y contreviendront. Donné à Paris le xxvn"^ jour de juillet 1593. (Signé) Chaules de Lorraine. Le brillant adversaire de Henri IV, le vaillant due d'Aumale, termina ses jours dans l'exil. L'infante Isabelle lui donna l'hospi- talité, et la lettre que nous allons reproduire, appartient aux der- nières années de sa vie : Monsieur, je bayse très-humblement à Vostre Altesse les mains du vin qu'il a pieu m'envoyer, tenant à grand honneur la souvenance qu'elle a de moy son très-humble serviteur. Mon viel âge et les incommodités qu'il m'apporte, m'ont fait retirer de la court, la Sérénissime Infante me l'ayant permis, et me retirer à Baux prier Dieu qu'il me pardonne les faultes ( 22) passées, et je me tyens (?) à Tavenir soubs robéissance de ses sains com- mandemens affin qu'avec sa miséricorde je puisse avoir une place en son paradis. Tous les services que je puys rendre à présent à Vostre Altesse, c'est de prier Dieu qu'il la conserve longues années en parfaicte santé, heureuse et longue vie, demeurant, Monsieur, tant que je vivray, De Vostre Altesse Très-humble et très-obéissant serviteur, Le duc d'Aumalle. Baux, ce xii« de mars. Le duc d'Aumale avait eu un frère mort avant lui : c'était Claude de Lorraine, dit le chevalier d'Aumale. Celui-ci écrivait au comte de Mansfcld pour lui témoigner son ardent désir de prendre part à une expédition contre l'Angleterre, qui paraît être celle de Ylnvincible Armada. Monsieur, le plus grand désir que j'aye en ce monde, est de me trouver en* une sy saincte entreprise du voyage d'Engleterre, et, ayant eu congé de monsieur de Guyse, j'ay envoyé la Roche que connoissés, pour me rendre certain de toutes choses, et d'autant que saurés plus parfaite- ment les affaires de ce païs, je ne vous en manderay rien. Scullement vous suppliray-je d'asseurer Son Altesse du désir que j'ay de luy faire très-humble service, sa réputation estant telle qu'elle m'auguemente la vollonté de luy tesmoygner, en ceste ocasion ou telle autre qu'il luy plaira me commander, combien je désire cstre honoré du tiltre de ceus qui s'estiment heureux d'estre reconneus pour gens d'honneur, m'asseu- rant. Monsieur, que me ferés ce bon office envers Son Altesse, et je me tiendray prest, au retour de la Roche, de partir puisque monsieur de Guysc me l'a permis. Quand le roy ne le trouveroit bon, je suis résolleu ne perdre ceste ocasion, espérant y assarder mavye fort librement et en raporter du contentement. Vous me réserverés, s'il vous plaist, place de l'un de vos soldas et espère vous bien obéir et servir, et je vous dcmeu- reray, Vostre bien humble et obéissant amy pour vous servir, Claude de Lorraine. Monsieur le conte Charles de Mansfel. (23) Le parti qui lutta contre les Guise, est aussi représenté dans la collection de M. de Stassart. Citons d'abord une lettre de l'amiral de Coligny : Les affaires de dcssà ne se hastent trop d'estre terminées et ne le seront, pcnsse-ton, de si tost, car chascun n'y voit que d'un euil avant Taultre. D'aultre costé, parle -ton tousjours de mauvaises pratiques quy se pourchassent ou Ton croyt pourchasser des deux parts. Toutes- voyes se semble amoindrir de maulvaise volenté et selon moy s'achemyne à la pacification avèques espcransse de conclure. On penche bien et vou- drais faire pencher le reste. Chastillon. (A M"" de Plancey. Blois, 2 octobre, sans date d'année.) La collection de M. de Stassart renferme une lettre de Louis 1", prince de Condé, au dos de laquelle se trouve la minute dune longue épître latine de Michel de l'Hospital. Je mentionnerai aussi une lettre de Lanoue au vicomte de Turenne sur les progrès menaçants des Espagnols. Le nom de Lanoue, si activement mêlé à nos guerres aussi bien qu'à celles de la France, peut servir de transition pour indiquer d'autres autographes qui rappellent les troubles des Pays-Bas. Le 22 juin 1559, le duc d'Albe épousait, au nom de Philippe II, Elisabeth de France, et Philippe II écrivait à ce sujet à Catherine de Médicis : Madame, J'envoie Ruy Gomez, prince dEboli, pour rendre visite de ma part au Roi mon père et à Votre Majesté et pour leur dire le contentement que j'éprouve de ce que le duc d'Albe m'a écrit qu'il s'est marié en mon nom. Votre Majesté peut se réjouir de m'avoir pris pour fils, car elle aura en moi quelqu'un qui désirera toujours la servir et lui obéir en tout ce qu'il pourra. Quant à moi, je ressens une très-grande satisfac- tion d'avoir Votre Majesté pour mère, ainsi que le dira plus au long Ruy Gomez, à qui je supplie Votre Majesté d'ajouter foi, comme je la supplie de me tenir pour son Bon fils et frère. Moi LE Roi. A la Reine Très-Chrétienne, ma mère et dame. (24 ) Parmi les documents qui concernent plus directement les Pays- Bas, on peut citer : Une lettre autographe de Marguerite d'Autriche a la comtesse deMansfeld, du 9 février 1569; Plusieurs lettres du cardinal de Granvelle; Une ordonnance du duc d'Albe du 10 mai 1572, défendant tous les enrôlements au service étranger; Plusieurs lettres de Requesens; Une longue lettre de don Juan d'Autriche au duc Eric de Bruns- wick, écrite à Axel le 9 juillet 1577; Une lettre d'Alexandre Farnèse à Charles comte de Mansfeld; Des lettres de l'empereur Rodolphe II à Alexandre Farnèse et à Spinola; Une lettre de l'archiduc Albert en date du 25 août 1597 sur la guerre de cette époque; Des lettres d'Ernest de Bavière, évêque de Liège, de 1585 et 1586; Une lettre du 20 juin 1588, par laquelle le comte d'Hoogstraeten recommande monsieur de Châlon au comte de Mansfeld. Je crois devoir une mention spéciale à une lettre fort intéres- sante écrite par Philippe d'Egmont le 20 septembre 1582 à Gand où il était prisonnier de Lanoue. Les agitations politiques si vives dans ce temps ne doivent point nous faire oublier les travaux littéraires, et il faut recueillir avec soin une fort belle épître de Jacques-Auguste de Thou à Scévole de Sainte-Marthe qui travaillait à ses Galtorum doctrina illus- trium elogia et qui se proposait d'y joindre de nombreux extraits empruntés aux ouvrages les plus estimés : ... Il n'est besoing d'excuser la longueur de la vostre, car tout ce qui vient de vous est comme Ton disoit des oraisons de Démosthène, duquel l'on estimoit celle de ses oraisons la plus belle laquelle estoit la plus longue... Je suis très-aise de ce que vous continués au desseing jh pro- jette par deçà et désire voir à vostre commodité ce qu'avés choisi du cardinal du Bellay, de Joachim et de Martin, pour ce que il est besoing de vostre jugement en ces trois... En La Boétie n'y a que choisir non plus (23) qu'en Tournebus... Puisqu'il vous plaist trouver bon que je face Teslite de ceus de feu monsieur de THospital, j'accepte volontiers ceste charge pour par ceste occasion me nourrir tousjours de plus en plus et gouster les douceurs profitables et naïvetés inimitables de ses beaux vers, èsquels je n'aurai aultre peine sinon que de plusieurs belles pièces en mettre à part quelques-unes pour orner vostre receuil ; car je n'i vois non plus de chois qu'es aultres, sinon en quelques pièces non jamais achevées par lui, dont vous estes témoin oculaire. De Langelais et de Belleau nous y mettrons ce que trouvères bon... Le desseing est de faire receuil de bons poètes, non de bons vers seu- lement, et monstrer que les grands s'en meslent en France, non les petits comme ailleurs... (li novembre 1585). Il faut aussi mentionner ici une lettre d'Auger de Busbecq à Juste-Lipse, écrite la même année (15 mars 4 585). ( 26) CHAPITRE IV. PREMIÈRES ANNÉES DU XVII™^ SIÈCLE. Henri IV. — Sully.— Du Plessis-Moraay. — Henri de la Tour. — Henri de Rohan, Pisani. — Villeroy. — Le maréchal de Schomberg. — François de Joyeuse. LesdïGuières. Après avoir mentionné le dossier qui concerne Henri IV, il faut placer en première ligne celui de son ministre Sully. Sully a rapporté avec de longs détails dans ses Mémoires la mission qu'il remplit en Angleterre après la mort de la reine Eli- sabeth. Il écrit le 22 mai 1603 aux trésoriers généraux de France : Messieurs, le roy s'estant résolu de m'envoier vers le nouveau roi d'Angleterre pour y traicter et résoudre diverses affaires, j'ay estimé estre à propos de vous en advertir et vous dire corne j'ay remis es mains des S''^ de Vienne et de Maupeau toute la sollicitude des affaires sur les- quelles vous avés accoustumé de m'escripre. [Signé) Rosny. On trouve dans le supplément aux Mémoires de Sully une lettre que lui adressa Marie de Médicis, le 28 août 1614, au sujet d'un mémoire qu'elle avait reçu de lui et qui portait la date du 9 du même mois. A ce mémoire était jointe sans doute la lettre si importante (elle est entièrement de la main de Sully) que nous allons reproduire : Monsieur, la reine et vous m'ayant asseuré que mes advis et conseils seroient mieux receus que par le passé, je panse estre obligé de deschar- ger ma conscience et mon honneur afin qu'il ne me soit pas reproché qu'ayant peu servir mon roy et ma patrie, j'ay négligé de le faire. J'es- cris à Sa Majesté ce qui se passe en ces quartiers et ay donné charge au (27) porteur de le vous représenter particulièrement afin que sachant ce que je puis, vous jugiés s'il est à propos de se servir de moy ou nonj car je receveray les commendemcns de Tun ou de Tautre tout ainsi qu'il sera agréable à la reine, vous priant croire qu'il ne s'est rien passé que je n'oublie facillement, ny qui m'empesche de servir Leurs Magestés, ma patrie et ceux qui me tcsmoigneront estre mes amis avec toute la fîdel- lité que l'on sauroit désirer sans circonvenir personne de quelque costé que ce soit. Sur ceste vérité je vous baise les mains et suis Monsieur, De Orval, ce xiiii« aoust i614. A M. de Villeroy. Vostre plus affectionné serviteur^ Le duc de Sully. J'indique ici, après ces documents émanés de Sully, une lettre intéressante de Philippe du Plessis-Mornay à sa femme, les lettres de Henri de la Tour à Philippe du Plessis-Mornay et des lettres assez dignes daltention écrites par le chef du parti calviniste, Henri de Rohan, à Henri IV. En d598, le grand nom de Condé était porté par un enfant de dix ans. Sa mère, Charlotte de la Trémoille, exerçait sur son esprit une influence funeste, et bien qu'élevé dans le catholi- cisme, il avait autour de lui plus d'un adhérent au parti de la Réforme. C'est ce qu'expose dans une longue lettre à Villeroy Jean de Vivonne, marquis de Pisani, que Henri IV avait choisi pour gouverneur du jeune prince : Monsieur, J'ay receu, avecque selle qu'il a pieu au roy me escripre, la vostre du 24^ du passé, et me trouvant tousjours misérablement traitté de goutte et enquore ataché au lit, aussi laust avoir leules dictes lettres, je fis apeler M. d'Ancourt pour qu'il pust porter à monseigneur le prinse sele que Sa Magesté luy cscripvoit et de plus luy lire la mienne et luy faire bien entandre se qu'elle luy conmandoit et ordonnoit d'estre vertueus, cri- gnant et aimant Dieu sur toute chause, se norissant et professant les ( 28 ) bonnes meurs. Madame sa mère s'i trouva présante, laquelle aussi taust mit son interprétation et jugemant sur les dictes lettres qu'elle condamna en ses propres mots : que s'estoient lettres de balle et de douzaines... Et en ce desdin elle me renvoia les lettres et me manda que je luy ren- voiasse selles de son fils et qu'elle y vouloit respondre. Elle ne peult voir, ne sanlir chause qui vienne ou soit du roy. Voilà, Monsieur, pourquoy je y suis mal veu et che qui faict aussi que je y vis avee tous les desplaisir et malcontantemcnt qui se peult panser, ne croire, et d'autant plus de voir comme se petit prince est conduit, servi et traictié, qui faict horeuretpitié d'aultre part à sens qui en sont informés, que je crois estre tout le monde puisqu'on l'escript de Roume et de Venise. Je trouve qu'il importe gran- demand à la dignité du roy de pourvoir qu'il soit mieuls servi, en se qui regarde se geune prince, qu'il n'a esté jusques issi. Sa Magesté y faict la despanse et a monstre avoir un fort grand soing de luy; et fault aussy qu'elle monstre que s'est pour s'en valoir à tamps et s'en servir selon qu'il en réusira capable et n'y perdre, qui poura, l'huille que l'on y em- ploie. Je tiens pour moy que s'il est bien conduict, que Sa Magesté en aura contantcment; mais, comme il a esté ménagé jusque à sete heure, s'il n'y est pourveu bien taust, j'ay grand peur qu'il demoura court et au blasme et mespris de seuls qui auront la charge de son éducation... Je vous envoie un petit abrégé du désordre de sete maison et se qu'il me samble se deveroit faire pour la réformer.... Sur les lettres du roy sete famé a vouleu piqué M. d'Ancourt, luy disant que vous ne parliés poinct de luy j)arse qu'il estoit hugenot, mais bien du précepteur qui est catho- lique. Quant à moy, je ne say pas enquore se qu'elle est. Le dict sieur d'Ancourt la connocst. Il est sage et très-bon serviteur du roy. Je ne vouldrois importuner Sa Magesté; mais pour la bien servir et faire se que je doibs à ses commandements, à ma consianse et honneur, je lui doibs donner conte de se qui regarde et touche le jeune prince, vous suppliant ne me tenir pour importun en sete affaire, croiant estre de très-grande importance et tel que vous seul en estes quapable de représanter à Sa Magesté de qui despant de mal ou de bien à la conduicte et bonne éduca- tion de se prince... Et plus bas : Monsieur, je oublies à vous faire souvenir que tous seuls qui sont en la chambre du prince, sont tous hugenos, et tout le reste de la famille assés insolants, mais jans de peu. (29) Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, successivement minisire de Henri III, de Henri IV et de Louis XIII, est rejjré- senté dans la collection de M. de Stassart par beaucoup de lettres qu'il écrivit ou qu'il reçut. Elles méritent un examen approfondi. C'est à Villeroy qu'est adressée non-seulement la lettre de Sully reproduite plus haut, mais aussi une longue et importante lettre du maréchal de Schomberg, écrite à Paris le 4 décembre 1594. Malgré la soumission de Paris, l'ordre n'était pas rétabli dans le royaume, et une vague inquiétude continuait à y régner. Henri IV est résolu, à ce que nous apprend le maréchal de Schomberg, à faire démolir toutes les fortifications des petites villes et des maisons des particuliers, de peur de voir éclater de nouveaux troubles; mais la principale plaie du gouvernement, c'est le manque d'argent. On sue son sang en eau à en chercher; on n'en trouve point : Non pas qu'il n'y en aye en ceste ville, mais la mémoire des mal- heurs des dernières cinq années lient encores les hommes en suspens, et ne peuvent bonnement se résoudre à prendre des asseurances en l'eslat de nos affaires, voyant le royaume plein de caballes, menasse d'ung nou- veau prétexte de guerre, le roy sans enfans et en attendant ce bonheur sans ung héritier recogneu. Six moys de terme est ung siècle en telles occurences. Sur les négociations de Henri IV^ avec la cour de Rome, on pourra consulter avec fruit une longue lettre de François de Joyeuse, archevêque de Toulouse, à la date du 27 mars 1605. Au milieu de tant d'affaires importantes, Henri IV oubliait-il quelque peu ses anciens compagnons d'armes? Le 24 août 1601, le due de Lesdiguières fait parvenir des plaintes assez vives au roi de France : Je suplie très-humblement Vostre Magesté de me pardonner si je prens la hardiesse de luy dire que je n'eusse jamais creu qu'elle eut donné tant de créance à mes ennemis, qui n'ay jamais pansé à aucune chose pré- judiciable au bien de vostre service, vous ayant jusques icy tesmoîgné par mes services la fidellité et affection que j'y ay tenu. Le temps, sire, ( oO) CHAPITRE V. LOUIS XIII. § jer. — ta politique. Concini. — Luyiies. — Bouteville. — Louis de Vendôme. — Le duc de Saint-Simon. — Le cardinal de Richelieu, — Feuquière. Le règne de Louis XIII fut d'abord celui de ses favoris, plus tard celui de son ministre. Concini exerça une influence souveraine de iGlO à 1617. Tous le flattaient; mais, dès qu'il ne fut plus, les grands se réjouirent, et l'un d'eux, Louis de la Valette, duc d'Épernon, oubliait l'amitié qu'il avait témoignée au marécbal d'Ancre, pour féliciter en ces termes Villcroy : Monsieur, vous m'avés fet beaucoup de faveur de me donner de vos nouvelles et de Tlicureux succès des affères du roy qui par sa bounlé s'est volcu délivrer en nous délivrant tous de la tiranie de cekiy dount il a fet une justisse cxcmpicre ^ qui porte à tous les gens de bien et au général de son royaume une joye indicible de voyr Sa Mageslé s'estre si généreusement rcndcue mètre absolu de ses volountés. Geste aclioun nous donne à tous une merveilleuse counsoialioun, nous fesant espérer, puisqu'il a rapellé les ansiens counseillicrs et serviteurs du feu roy soun père auprès de luy, que toutes les affères de soun estât ne pcvcntquc bien aller, mesmes puisque vous estes du noumbre... (Bordeaux, 4 mai 1617.) Louis de la Valette. Huit jours à peine s'étaient écoulés depuis l'assassinat de Concini. * On lit en marge d'une main du temps que le duc d'Épernon était toutefois l'un de ceux qui soutenaient Conciui. (31 ) Charles de Luynes ne se rendit pas moins odieux par son orgueil. Ayant fait donner en 1G20 à son frère une mission en Angleterre, il eut soin de recommander à l'envoyé de France à Londres qu'on lui réservât un accueil digne d'un nom porté si haut par une récente fortune : Monsieur, Je ne doute point, puisque c'est pour le service du roy que mon frère va en Angleterre , que vous ne Tassistiés de tout voslre pouvoir et que vous ne moieniés qu'il y reçoive tous les honneurs que un homme de sa calité et envoies d'un si grand prince comme le nostre, y doit recevoir... J'aurois en mon particulier un estrême desplaisir s'il ne recevoit ces mesmes honneurs que sens de sa condition qui l'ont précédé en samblable ambassade, ont receu. C'est le suget de la présente, m'assurant que, puis- que vous estes sur les lieus, il ne faut point que j'an sois an peine et que vous n'y oublierés rien... (Abbeville, 22 décembre 1620.) De Luynes. La puissance du marquis de Luynes ne dura que quatre années. Plus rapide encore fut la carrière de François de Montmorency- Bouteville, dont nous avons sous les yeux une lettre au cardinal de la Valette. Il n'avait que vingt-sept ans quand, à la suite de nombreux duels, il subit le dernier supplice. Si le jeune prince de Condé dont nous avons raconté les pre- mières années d'après une lettre du marquis de Pisani,fut le père du grand Condé, le seigneur de Bouteville laissa pour fils son rival en gloire le maréchal de Luxembourg. Au moment où Bouteville expirait sous la hache, le donjon de Vincennes recevait un fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrécs, César de Vendôme; il fut le père de Louis de Vendôme qui recourut pour lui en ces termes à la clémence du cardinal de Richelieu : Monsieur, Les faveurs que j'ay receu de vous et par vous, quand j'eus l'honneurde vous voir, et la continuation de ces biens que la lettre que vous avés escrite à monsieur l'cvesque de Nantes, me fait espérer, m'ont donné lieu et { 32) hardiesse de commancer à vous importuner de mes lettres puisque c'est la seulle voye que j'ay maintenant de vous faire paroistre l'afection que j'ay à vostre service très-humble et le sentiment que j'ay de vos courtoisies joint à l'espérance que j'ay, monsieur, que je recevray par vous la liberté entière de monsieur mon père, qui me sera une éternelle obligation et le moyen à mon frère et à moy de nous signallcr en toutes occasions pour vos particuliers serviteurs. Sans cela ceste dernière ne se fast point passé sans que nous eussions eu l'honneur d'estre auprès de vous pour servir le roy, qui est la seule ambition que nous ayons au monde qu'au péril de nostre vie nous acquerrons cet honneur et celuy aussi de me dire Monsieur, Vostre très-humble et très-afectionné serviteur, De Paris, ce xxiiii« mars. Louis de Vendosme. A Monsieur le cardinal. Le 6 décembre 1635, Claude Boulhillier écrit au duc de Saint- Simon pour le féliciter sur sa brillante conduite dans l'armée; mais ces éloges ne l'empêchèrent point de tomber peu après dans une complète disgrâce. Le ministère du cardinal de Richelieu remplit les dernières années du règne de Louis XIIL Sa politique, souvent impitoyable à l'intérieur, multiplie au dehors les négociations et les alliances. Je mentionnerai ici une lettre adressée par la reine Henriette d'Angleterre en 1655 au cardinal de Richelieu, et il n'est point sans intérêt d'insérer dans ce travail la lettre où le marquis de Feuquière, en annonçant la défaite des Suédois à Nordlingen, insis- tait pour qu'une armée française franchît le Rhin. Monsieur, Vous verrez par la diférance de ccstc despesche avec celle d'ier comme les affaires changent icy de face en peu de temps. Hyer deux heures apprais que M"" Arnould fut party, ariva la nouvelle de la perle de la bataille qui s'est donnée devant Nordlinguen, dont tous les divers advis qui arivèrent hyer, s'accordent en ce poinct qui est que le vu'' de ( 53 ) ce mois le combat se commença aprais midy et que, la nuict les sépa- rant, se recommença le lendemain h la poincle du jour et dura jusqucs sur les dix heures du matin, dont enfin la victoire demeura sy entière aux ennemis que Ton dict ne s'estre poinct donné de toute ceste guerre une bataille plus sanglante. Le M^' Horne y est demeuré, et le duc Bernard extraimemcnt blessé à la gorge (d'autre le disent mort), Crate, Ofqucrque, mors et quasy tous les officiers, de sorte qu'on ne croyt pas sauver de ce desbris qu'une partie de la cavalerie. Hyer ausy tost que nous aprimc ceste nouvelle, nous conférame avec le chancelier de ce qui estoit pré- santement à faire, lequel ausytost alla à l'assamblée pour en prandre résolution où, aprais les avoir exhortés à ne poinct perdre courage et se porter en toute dilligencc à travailler de tout leur pouvoir à rassambler ce qu'ils pouront de trouppcs pour arester le cours de ceste victoire et rasseurer ceux ausquels elle pouvoit apporter de l'estonnement, ensuite il les convia d'avoir recours à Sa Ma'^ et, affîn de l'obliger de les assister plus puissamment, se lier plus estroitement avec elle. Ensuite de quoy ils ont résolu de nous deppuler ceste aprais-dinée ; mais, parce que leur misé- rable coutume d'agir lentement en leurs affaires me faict doubler de tirer d'eux devant demain une résolution déterminée, j'ay cru important de ne perdre davantage de temps à vous donner cest avis que j'ay super- sedé jusqucs à aujourdhuy, ne m'en voulant fier aux premières nou- velles. Enfain, Monsieur, les affaires sont maintenant en tel estât par l'imprudante entreprise de ce combat que je ne voy point de lieu de pouvoir relever ce party qu'en les assistant puissamment et promtement, à quoy la venue de M»" le M"' de la Force en dilligence sur le bord du Rein ne sera pas une petite aide à les rasseurer et contenir les trouppes qui leur restent, qui sont encore assez considérables, Bavière, le duc de Leunebourg, le landgrave de Cassel, le Ringrave Otto Ludovic, auxquels on a mendé h tous de se rendre icy en dilligence, où ils font estât de ras- sambler encore trente-cinq mille bons hommes sans les communes; mais avec tout cela je vous supplie me pardonner sy je dis cy librement mon advis, qui est que, sy Sa Ma'^ ne se résout à faire passer le Rhein à ses trouppes, que tout se dissipera. Ce sera à Sa Ma^*" et à Monseigneur le cardinal à me mender promtement ce qu'ils auront agréable de résoudre sur cela sous des seuretés qu'ils nous doivent proposer ce jourd'huy ou demain, lesquelles je vous envoiray ausy tost en dilligence. Elles pouront pcutaitre estre telles que ce malheur ne sera pas dommageable à Sa Ma'^. J'atands avec impatience le temps de mon congé, m'imaginant que Tome XXX. 3 ( 34 ) Ton me fera l'honneur de se servir de moy en mon premier mestier où je pense eslre moins mal propre qu'à celuy que je fais maintenant, duquel M"" de la Grange s'aquitera mieux. Comme je finissois ceste lettre, la mort du due Bernard m'a cstée con- firmée. Francfort, \0 septembre iG'ùi. Feuquière. A M. Bouthillier, conseiller du roi et secrétaire des commandemens. Onze ans plus tard, la victoire d'une armée française devait immortaliser les champs de Nordlingen. § 2. — l.a littérature. Malherbe. — Le cardinal de Bérulle.— Guillaume du Vair. — Peiresc. — Bongars. — Saumaise. — Eryclus Puteanus. Désormais nous aurons un paragraphe spécial à consacrera la littérature. Avec le ministère du cardinal de Richelieu, avec la fondation de l'Académie française commence la période de sa splendeur en France. Enfin Malherbe vint. M. de Stassart possédait une lettre autographe de Malherbe. On la retrouve dans ses œuvres, mais elle y est donnée d'une manière incomplète : ce qui nous engage à la reproduire ici. Monsieur mon cousin , J'ay rcceu vostre lettre du 24« du passé et avec elle celle de Monsieur de Cagny. Ce n'a pas esté sans m'estonner de ce que vous m'escrivcz que par une de mes lettres je vous avoys asseuré que je tenoys de luy mesme ce que je vous mandoys qu'il avoit un livre de la noblesse de Normendie qui avoit passé avec le duc Guillaume. Je vous supplye, mon cousin, de revoir ma lettre, et vous treuverés que c'est chose dont je ne vous parlé jamais. Monsieur de Cagny a grande raison de dire qu'il ne ( 3S ) me connoissoyt point parce que c'est un homme que je n'ay point Thon- neur d'avoir jamais veu. Un nommé Monsieur de Montgriffon est celuy de qui je le tenoys et qui le m'a dit non une fois ou deux, mais une dou- zaine. Depuis ma dernière lettre nous avons recouvert deux roollcs d'An- gleterre où nous sommes en l'un et l'autre. Il y en a l'un qui est en rime, l'autre en prose, l'un imprimé et tiré d'un plus gros livre, et l'autre escrit à la main. C'a esté M. Gamdenus qui les a envoyés par deçà sur ce que j'avoys désiré sçavoir de luy d'où il avoit tiré ce qu'il avoit escrit de l'anti- quité de ma maison. Il a signé le mémoire que je luy en avois fait envoyer : Gulielmus Camdenus rex artnorum^et y a encorcs adjousté quelques parti- cularités sur le mesmesuget. Cela ne doit pas empescher que nous ne gar- dions tousjours curieusement nostre arrestj car ce n'est pas tout que de prouver que la maison des Malherbes de S*-Agnan est ancienne; il faut monstrer comme nous en sommes sortis. Et là-dessus je vous diray qu'il me soijvient qu'autrefois un de mes oncles religieux à S^-Ephrème fît renouveler nos armoiries qui sont au nombre de plusieurs autres en la bordure d'une sale où l'on dit que le duc Guillaume fit mettre toutes celles des grands de son Estât qui l'avoyent acompagné à sa conqueste. Je voudroys bien que cela se fust fait avec quelque forme de justice et qu'il y eust assisté quelque officiel qui en eust baillé acte, pour ce que de toutes les preuves que nous sçaurions avoir, celle-là est la plus claire et la plus illustre. Si cela ne se fit alors, il se pourroit faire à ceste heure en faisant rapporter par les autres religieux comme ils ont de tout temps veu les dites armes en leur sale et qu'ils les avoyent aussy veu rafrais- chir pour oster le soupçon que l'on pourroit avoir que ce fut chose faite a poste. Quant à ma maison, je vous en laisseray faire comme de chose vostre. Aussy l'cst-elle puisqu'elle est à moy. Je suis bien de vostre advis de ne rien précipiter puisque, grâces à Dieu, nous n'avons rien qui presse. Je ne sçay pas comment ma sœur de Malherbe porte patiemment que son aisné se fasse jésuite; mais pour moy j'estime si peu le monde que je n'estime pas en quel habit nous faisons le peu de chemin que nous avons à y faire. Je voudrois qu'il y en eust encor un religieux et deux cheva- liers de Malte afin qu'il n'en demeurast qu'un qui fust un peu à son aise. J'attends toujours le retour de M. de Vignancourt pour le prier de faire avccq M. le grand maislre son frère qu'il donne à un de mes neveux une place de page chez lui pour ce que par ce moyen il pourra estre receu chevalier dès à ceste heure là ou sans cela il ne le pourroit cslre qu'à seise ans. Pour mon fils, je n'ay jamais craint qu'il fust d'humeur de se ( 56 ) faire jésuite, ny capuchin; car, encores qu'il étudiast, il a tousjours porté le bas de soye et de plumes à son chapeau. Ces fantosmcs mélancoliques viennent d'une nourriture mélancolique. Je croy bien que sans cela il eust couru fortune de faire comme les autres, car il en a esté fort recher- ché par ces M'"« là, et ma femme a esté fort solicitée de le leur bailler, mais elle n'y a jamais eu intention non plus que moy. Je vous diray sur ce suget une chose qui luy arriva à Tâge de quatorze ans, au moins n'en avoit-il pas quinze. Monsieur du Vair estant lors premier président en Provence donna la classe de philosophie à un grand personnage espa- gnol. Il arriva qu'à quelque temps de là un autre Espagnol, passant par Aix et entendant qu'il y avoit là un docteur de son pais, eut envie de l'al- ler ouyr. Comme le régent d'Aix faisoit sa leçon, l'autre sur quelque point l'interrompt et se met à luy faire un argument pour deslruire ce qu'il avoit dit. Le régent, comme le desdaignant, commanda à mon fils de luy respondre, ce qu'il fit de sorte que l'argumentant ne luy répliqua autre chose sinon : 3Ii fîli, cave a JesuitiSj le jugeant un morceau propre pour eulx. Je croy que, grâces à Dieu, il est à ceste heure hors de danger de ce costé-là. Au reste. Monsieur mon cousin, je vous remercie de tout mon cœur de l'avis que vous me donnez. Je le communiqueray à gens du mestier et verray s'ils en font espérer quelque chose. Cela estant, celuy qui vous l'a baillé, se peut asseurer de ce que vous lui avez promis. Des nouvelles il n'y a ici rien sur le tapis que l'affaire de Biart. M'' de Mon- pouillan, fils de M"" de la Forche, gouverneur de ce païs-là,a eu comman- dement de se retirer de la cour, ce qu'il a fait avecq beaucoup de larmes 5 mais le roy veut cstre obcy de tous ses subjects : aussy est-il bien raison- nable, et croy que ceux qui font les foux, s'en trouveront mal. Dieu nous garde la paix comme j'espère qu'il fera. Vostre serviteur très-humble et très-affectionné, Malherbe. A Paris, ce 2« d'aoust iC18. Pour la même époque la collection de M. de Stassart offre des autographes intéressants du cardinal de Bérulle, de Guillaume du Vair, de Peiresc, de Bongars^ de Saumaise et d'Erycius Puteanus. ( 57) CHAPITRE VI. LOUIS XIV. § 4<'r. — La politique. Charles I*"»". — La reine Henriette d'Angleterre. — Cliarles IL — Le cardinal de Retz. — Mademoiselle de Montpensier. — Mazarin. — Fouquet. — Colbert, — Anne d'Autriche. — Condé. — Turenne. — Luxembourg. — Fabert. — Catinat. — Duguay- Trouin. — Tourville. — Le duc de Bouillon. — Jacques IL — Le marquis de Villars. — La princesse des Ursins. — Le cardinal de Noailles. — Le prince Eugène de Savoie. — Bournonville. — Le duc de Villa-Hermosa. — Philippe de Vendôme. — Chamillart. — Le duc de Bourgogne. — Louis XIY. — Madame de Maintenon. Louis XIV n'avait que quatre ans lorsqu'il succéda à Louis XIII. Charles l", roi d'Angleterre, dans une lettre autographe, se hâta de faire parvenir ses compliments de condoléance à Gaston dOrléans, lieutenant-général du royaume : Mon frère, le sieur de Gressi * m'ayant fait entendre la nouvelle du déceds du deffunct roy très-chrestien, monsieur mon frère, vous dira mes ressentiments sur ce faict et de l'affection que vous m'avés tesmoigné. Je vous prie me la continuer dans les ocasions que la part que vous possé- dés dans le gouvernement, de quoy je me réjouy avec vous, feront naistre, comme je vous renderay de marques de la miene en celles qui me seront présentes. J'envoyerés au plus tost un ambassadeur pour accomplir plus solennellement les offices de ceste ocasion et pour renouveller les alliances et estahlir, si cela se peut, des correspondences et intelligences encore plus estroites que celles qui sont pour le présent. Vous i contri- buerés, si vous plaist, à ceci comme à une chose qui regarde le Lien des deux couronnes et du public aussy bien que le contentement particu- lière de, Mon frère, Vostre bien affectionné frère, Charles. * Probablement le comte de Croissy. (38) La royauté anglaise penchait vers sa tombe au moment où elle saluait la grandeur de la royauté naissante de Louis XIV : six années à peine devaient s'écouler avant qu'elle disparût sous les sombres draperies de l'échafaud de White-Hall. Le cardinal Mazarin a, de son côté, recueilli l'héritage du car- dinal de Richelieu. Le 22 janvier (1644?) la reine Henriette d'Angleterre lui fait agréer ses remercîments et lui annonce qu'elle a chargé le comte d'Harcourt de lui exposer l'état des affaires d'Angleterre. Ici se place tout naturellement la mention d'une lettre de Charles II à l'archiduc Léopold d'Autriche, gouverneur des Pays- Bas. Charles II se trouvait en ce moment à Paris et réclamait une somme d'argent accordée par le roi d'Espagne et payable en Flandre : < qui nous est bien importante en la conjoncture où nos » affaires se trouvent. » Cependant le cardinal de Retz devint le compétiteur du cardinal Mazarin, et j'emprunte à la collection de M. de Stassart une lettre qu'il écrivit à la fin de sa disgrâce après la mort de Mazarin : J'ai appris par M. de Perraçon les obligations que je vous ai. Jugés, s'il vous plaist, monsieur, à quel point elles me doivent estre sensibles dans la conjecture prcsante. Vous sçavés que Thonneur de vos bonnes grâces m'a toujours esté très-cher et par le respect en particulier que j'ai tou- jours eu pour vostre mérite et par la bonté que vous m'avés tesmoignée en tant de rencontres. Je manquerai de vie plustot que de recognoissance, et comme je suis assés malheureux pour ne vous la pouvoir faire cognois- tre par des services, je vous conjure de croire que je vous la marquerai si fortement par une confiance entière et parfaite que vous n'aurés jamais subjet de doubler que vous ne soies la personne du monde, dont l'amitié m'est la plus précieuse et la plus chère et que j'honore le plus véritablement et le plus sincèrement. Vous cognoistrés ceste vérité par les suites. Je me remès du surplus à ceux qui vous randront ceste lettre et qui ont déjà pris la peine de vous asseurcr de mes services. Ce 5 juillet 1661. Le cardinal de Rets. {Saiis adresse. A Colbert?) Mademoiselle de Montpensierjia grande mademoiselle, n'a-t-elle point sa place marquée à côté du cardinal de Retz? ( 59) Quelques lignes intéressantes se reneontrent dans une lettre autographe assez peu lisible, et je me borne à les en extraire : A S' Fargeau, ce l^"" aoust. Je vous suis bien obligée des soins que vous avés des choses qui me regardent. Je trouve le Iret de Sa Sintetc fort obligeant. Vous me dites que vous êtes persuadé que les intérêts de Monsieur et les miens sont unis, et mes sentimens contraires des siens (?). C'est la chose du monde la plus véritable, mes la moins dite par de sertaines gens ; mes elle sera tost ou tar conue de tous, comme elle est des gens de bien, car Ton ne peut plus celer et n'en estre pas persuadé.... (A M. Goelas^) Ce fut du moins sous le patronage de Mazarin que s'élevèrent Fouquet et Colbert, l'un si malheureux, l'autre si habile. Fouquet éerit en 165G au cardinal Mazarin : Ce 2 juinl65G. Les soixante mil livres que V. Em. avoit demandées, ont esté fournies avec beaucoup de peine, et il est resté tant de despenses à payer et si peu de fonds que Ton aura beaucoup de peine d'y satisfaire. ... Les fermiers des gabelles se plaignent des violences qui leur ont esté commises avec impunité, que les officiers que Ton avoit mandés à Paris pour mettre à la Bastille, ont esté renvoyés sans qu'on leur ayt rien dit, que le nommé Brodair, du régiment de M. le maréchal d'Estrées, a fait charger leurs gardes, tué et maltraitté sans que l'on ayt voulu le punir, et il seroit encor important de le casser ou faire quelque exemple. Autrement j'appréhende qu'il n'arrive du désordre à cette ferme. Il y a encor d'autres subjects de plainte nouvellement arrivés. Les cstats de Bourgongne s'arrestent à l'exemple des autres à deman- der la révocation des édits avant que rien donner ; mais les autres pro- vinces faisoient des ofres, et ceux-ci ne veulent rien du tout ofrir, ny délibérer qu'après une révocation. FOIIQUET. * Nicolas Coulas, genlilliomme ordinaire de la chambre du duc d'Orléans. Ses mémoires ont été récemment publiés par la Société de l'Histoire de France. ( 40 Trois ans plus tard, Colbert présente à Mazarin un rapport que nous reproduisons avec les apostilles du cardinal : A Fontainebleau, ce 27 juillet 16o9. Je suis venu icy pour prendre congé du roy et de la reyne et faire voir à Leurs Majestés un ha- bit de page de la chambre com- plet, un habit de suisse et un habit de page de Tcscurie de la livrée ordinaire. Toutes les dépenses augmentent tous les jours considé- rablement, et assurément elles se- ront beaucoup plus grandes que V. E. ne s'est imaginé. Aussitost que le roy sera parly, je travail- leray à en faire un projet pour l'envoyer à V. E. Outre l'in- quiélude que j'ay que tous les ouvrages ne soient pas faits dans le temps nécessaire, j'avoue que j'ay beaucoup de déplaisir de voir que la précipitation et la quan- tité d'ouvrages qui se font de toutes parts, m'empêchent de les faire avec toute l'économie et le bon ménage que je souhaiterois. Il a été impossible de faire re- cevoir sy promptemcnt que je l'aurois souhaité les 50'» livres sur le fonds des voyages. Demain sans faute mon commis les recevra... Je ne laisse passer aucun jour sans voir Lescot chez lui et sans y envoyer, mais je ne vois pas que les ouvrages s'advancent assez pour le besoin que V. E. en a. Il Je seray bien ayse d'avoir le projet de la despense que vous me faites espérer; et pour ce qui est du temps, ne vous inquiétez pas, car vous en avez plus que il ne vous en faudra, et ensy, ne pres- sant pas les ouvrières, vous pour- rez faire plus de mesnage. Bien. Bien. Je crois que le garde que j'ay despéché de Bidache, sera arrivé à point nommé pour m'apporter ce que Lescou vous aura promis de vous donner et tout ce que (41 ) me promet de jour en jour la croix de diamans et quelques autres choses. Je cherchcray quelque bonne occasion pour les envoyer à V. E... J'envoie à V. E. quatre bastons de cire d'Espagne et lui en en- voyerai davantage dans le ballot que je fcray partir demain. Je fisprésentlascpmaine passée àMonsieur' de la part de V.E.d'un veau de Vincennes, de deux dou- zaines de pigeonneaux, de dix pa- niers de fruit et de trente melons. Monsieur m'ordonna d'en remer- cier V. E. de sa part et de l'as- seurer de ses services... COLBERT. vous aurez prest d'ailleurs pour m'envoyer... Je les ay reccu. Vous avez bien fait. Je vous prie de faire chercher partout des agenda, les plus jolis qu'on puisse trouver ; j'en vou- drais jusque à douze. Gard. 3Iazarin. A cette année 1659, mémorable par la conclusion du traité des Pyrénées, appartient une lettre pleine de protestations de zèle et de dévouement que la reine-mère Anne d'Autriche, tombée en disgrâce, adresse à Gaston d'Orléans exilé à Blois. S'agissait-il de quelque intrigue politique? Mon frère, je ne doubte point que la naissance du second fils du roy d'Espagne, monsieur mon frère, ne vous ait donné touste la joye que vous me tesmoignez, estant asseurée, comme je le suis, de l'amitié que vous avés pour moy, dont je vous demande et me promettes la continuation, de mesme que je vous prie destre asseuré de la mienne et de croire qu'il ne vous arrivera jamais contentement qui ne soit au dessoubs de ceux que je vous souhaite et que je n'en auray de plus sensible que de vous pou- voir donner tousjours plus de suject de me croire comme je suis Vostre bien bonne et alTectionnce sœur, A Paris, ce dernier janvier 1659. Anne. « Philippe, duc d'Orléans, frère de Louis XIV. Il avait alors près de dix- neuf ans. (42) Le soleil, emblème et devise de Louis XIV, chassa tous ces nuages. Jamais la gloire des armes ne fut plus resplendissante, et parmi les autographes qui la rappellent, nous citerons ceux du Grand Condé, de Turenne, de Luxembourg, de Vendôme, de Catinat, de Fabert, de Duguay-Trouin. La première lettre de Condé retrace, il est vrai, l'époque où il combattait la France, et sa lettre adressée au duc de Bournonville voile trop les préoccupations qui devaient l'agiter : Monsieur, Je ne serois pas bien satisfait de mon festin de la Sainct-Anthoine, si vous ne me faisiés la grâce de vous y trouver. C'est pourquoy je vous en advertis de bonne heure affin que vous vous disposiés à venir à Bruxelles pour ce temps-là. Cependant, comme je me dispose à vous faire la meil- leure chère que je pourray et que Ton m'a dict qu'il y avoit des ortolans à Valcncicnnes, je vous seray bien obligé si vous voulés m'en envoyer. (Gand, 51 décembre 1657.) Quinze ans plus tard, Condé, qui allait envahir la Hollande à la tête d'une armée française, faisait parvenir au même duc de Bour- nonville ce billet écrit en grande hâte et à peu près illisible : Au camp de Trcct (?) le 25 may 1672. Monsieur, Je suis si peu accoustumé à estrc vostre ennemi que j'ay esté surpris de voir un de vos trompettes m'amener des prisonniers et m'en rede- mander. J'ay tout aussy tost donc ordre qu'on les cherchât, et je vous les renvoie. S'il s'en trouve davantage et si on prent de nouveaus, je ne manqueray pas de vous les envoler. J'espère que vous voudrés bien en user de mesme. Cependant je vous asseure que les dcsmeslés de nos maistres n'en causeront jamais entre nous et que je rechercheray tous- jours avec soin les occasions de vous faire cognoistre que je ne suis pas moins que par le passé, Monsieur, Vostre très-affectionné serviteur, Louis DE Bourbon. J'ay veu souvent cet hiver M"" vostre fîls et je Tay veu pardevant que je sois parti de Paris. Vous pouvés croire sur ma parole que c'est le plus joly enfant du monde. ( '^0 ) Turenne était à Brisach lorsqu'il ajoutait le 15 mai 1644 à une dépêche au cardinal Mazarin les lignes suivantes : Je croi que V. E. aura receu mes lettres par lesquelles je lui mandois comme tout va fort bien à Brisac, et me semble que ces nouvelles de la marche des ennemis ne doivent point empeschcr ce dont M. de Roque- Serrière (?) parlera à V. E. Le 12 janvier 1675, Turenne écrivait de Vuclit (au sud de Maseyck) à M. de Saint-Silvestre : J'ay sceu que vous vous estiés signalé en diverses rencontres. Vous savés bien que je vous estime beaucoup. Assurés-vous que je vous ser- virai auprès du roi. Sa Magesté distingue fort les personnes de mérite, et je ne perdrai point d'occasion de faire valloir le vostre. Turenne. Je citerai également ici une lettre du Palatin du Rhin au duc de Bournonville, parce qu'elle se rapporte à la célèbre campagne de Turenne en Alsace pendant l'hiver 1 674-1 G75 : Il faut que le roy de France aye Tinvention de Cadmus pour faire renforcer Tarmée de Mons"- de Turenne en si peu de temps jusqu'à 20"' hommes ou qu'il craigne peu les armées des Pays-Bas.. .Je ne doute, mon- sieur, quoyque vous ne parliés que d'espérance, que néantmoins vous ne soies bien assuré que l'armée de Brandebourg vous secondera contre l'approche de Turenne. (14 décembre 1C74.) Voici un billet du maréchal de Luxembourg à Colbert : A Paris, ce dernier avril. La famille des petits chiens de la comédie des Plaideurs n'a jamais esté sy désolée, Monsieur, que j'ay trouvé la mienne sur ce que le mar- quis de Courtalain,fi!s deM.de Montmorency, n'a point d'ordre pour pou- voir faire cette campagne sur un vesseau. Comme il désire d'aprendre son mestier sur mer, il voudroit bien pouvoir servir dès cette heure, et je vous serois fort obligé sy vous vouliés bien luy envoyer un ordre pour cela et toujours me croire autant à vous que je puis Montmorency-Luxembourg. ( 44 ) Je suis heureux de reproduire une admirable lettre e^crite par Fabertà Denis Godefroy, historiographe de France. Retiré dans son gouvernement de Sedan et touchant au terme de sa carrière, il se reposait avec confiance, pour lui et pour ses compagnons d'armes, sur le jugement de la postérité : A Sedan, le 12" novembre d6b9. Monsieur, Je vous suis bien obligé de m'avoir fait part de vos nouvelles de la cour et encor plus de vostre souvenir et des marques d'amitié que vous continuez à me donner. Vous n'en gralifierés jamais personne qui Tes- lime plus que moy, ny qui cherche à se la conserver plus chèrement que je ferez. J'ay impatience d'aller à Paris pour vous veoir chez vous et pour raporter avec moy toutes les œuvres qui portent vostre nom. Il me semble que quand je les aurez, je pourez estre instruit seurement de bien des choses qu'on veoid dans une grande obscurités. J'estime fort le soing que M. le duc de Longueville a pris d'illustrer la mémoire de son grand ayeul en mettant es mains d'une personne aussy capable que vous Testes de resusciter les actions des grands hommes que l'ignorance du temps qui nous a précédés, avoit tuées. Mais, après avoir fait pour ceux qui ne sont plus, ne voudrez-vous pas faire pour ceux qui font mainte- nant ce que les autres ont fait? Et ce que vous savez estre fait de vostre temps jusques à la paix, ne l'escrivcz-vous pas pour laisser avec la vérité tant de grandes actions faittes par le maistre que nous avons et celuy duquel il est servy pour cela? Je ne puis m'empescher de vous convier à cella, ny de vous asseurer qu'on ne peut estre plus que je ne suis Vostre très-humble et très-atfectionné serviteur, Fabert. Une lettre de Câlinât est écrite à Marseille le 9 juin 1690. 11 en est une autre du maréchal de Boulïlers, du IG novembre 4685; mais elle ne se rapporte qu'aux mesures prises contre les religionnaires à la suite de la révocation de l'édit de Nantes. Aux dernières années du règne de Louis XIV appartient une ( 45 ) lettre où Duguay-Trouin expose avec amertume ses épreuves et ses souffrances : Je suis, Monsieur, attaqué d'un rhumatisme avecq fiebvre et doulleur de teste, qui m'oblige depuis quinse jours à garder la chambre et mesme le lit. L'envie que j'ay d'aller chercher du soulagement dans mon air natal, aussitost que mes forces le permetront, me fait demander un congé à la cour... J'ay déboursé du mien dans le temps que les autres capitaines se sont tirés d'affaires. J'ay eu toute l'attention dont j'ay esté capable à leurs inté- rêts, négligeant entièrement les miens. Ils en useront comme bon leur semblera. 11 me suffît d'avoir remply mes debvoirs et de me trouver en estât de rendre compte de ma conduitte à toute la terre. Plus elle sera approfondie, plus elle paroistra estimable. A Brest, ce 26 avril 1715. Duguay-Trouin. A côté du nom de Duguay-Trouin se place celui de Tourville : on peut trouver dans une lettre de Barbesieux,du 26 juillet i695, le re'cit de sa victoire sur la flotte anglo-hollandaise dans la baie de Lagos. Je mentionnerai aussi une lettre écrite au mois d'avril 1707 par le duc de Bouillon, grand chambellan de France. Jacques II, retiré à Saint-Germain, saluait dans les victoires de Louis XIV l'espoir de voir se relever sa propre fortune : il écri- vait au comte de Lauzun : S^-Germain, le 10 avril 1692. Je ne puis pas exprimer la joye que j'ay eu d'avoir apris par Bon- temps que Mons capituloit. Jamais entreprise n'a esté mieux concerté et mieux exécuté et avec plus d'esclat et de gloire pour le roy et de celuy qui a eu soin de si bien exécuter ces ordres... J. R. J'indique en passant, comme sources d'informations sur ce qui se passait en France, une lettre de Henri Justel, du 11 décembre 1684, et une lettre de Dupuy au comte du Gua (vers 1695). (46 ) Pour les relations de la France et de l'Espagne, on peut con- sulter une dépêche du marquis de Villars, du 3 avril 4669. Quarante ans après se place une lettre de la princesse des Ursins : Madame , Il ne me falloit pas moins que la grossesse de la Reine pour me don- ner rhonneur d'écrire à V. A. R., après avoir cslé si longtemps dans un respectueux silence. Comme je ne puis douttcrque cesle nouvelle ne vous soit infiniment agréable, j'ose me flatter, Madame, que V. A. R. recevra ma lettre avec bonté... Je ne puis exprimer à V. A. R. la satisfaction qu'a le roy de ce bon- heur, ny le ravissement qu'en montrent ses sujets j car cela est au delà de toute expression. J'auray l'honneur, Madame, de vous rendre compte de temps en temps de Testât où se trouvera la Reine, et je m'estimeray bien heureuse si mes soins rapelent un peu à vostre mémoire certain temps où V. A. R. me donnoit tant d'assurances et de marques de l'honneur de sa précieuse amitié, car rien n'a esté capable de diminuer mon attachement pour elle, et personne ne sera jamais avec plus de passion, ny de respect que je suis De Vostre Altesse Royalle Madame, La très-humble, très-obéissante et très-obligée servante, A Madrid, ce 31 janvier J709. La princesse des Ursins. (Sans adresse.) Cependant le moment approchait où la fortune de Louis XIV allait s'incliner devant les revers et où les humiliations allaient servir d'expiation à tant de faste et à tant d'orgueil. Je lis dans une lettre du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, du i 4 juillet 1G98: Votre lettre du 24% Monsieur, ne me fait pas espérer une aussi prompte décision que je le souhaite. Ceux qui la retardent, se rendent coupables devant Dieu de grands maux. Je le vois parce que nous (47) découvrons tous les jours des mauvaises suittes de ces nouvelles maximes. Je continue à vous dire qu'il faut commencer à faire peur en disant que nous nous ferons bon justice nous-mêmes puisqu'on ne veut pas le faire... Quel mauvais air peut-on donner au changement que le roi a fait dans la maison des princes? Il est de sa sagesse de ne laisser personne auprès d'eux, qui soit suspect par la doctrine, ni par les mœurs. Un cadet de la maison de Savoie, destiné à l'état ecclésiastique et connu sous le nom de l'abbé de Carignan, avait vu traiter avec dédain ses démarches pour entrer dans l'armée. De là un vif mécontentement. 11 continua d'abord à protester de son inaltérable attachement à la France, et la collection de M. de Stassart possède une lettre, adressée vraisemblablement à Colbert, où, après avoir rapporté que sa mère (Olympe Mancini, nièce du cardinal Mazarin) lui a fait part de certains griefs vaguement énoncés contre lui, il s'excuse et se défend en ces termes : Monsieur, Vous pouvés juger comme j'ay esté percé jusques au fond de l'âme d'apprendre que nos affaires sont empirées parce que nous prennons des voyes et avons des relations qui ne sont point agréables, sans en pou- voir comprendre davantage. Il seroit à souhaiter que vous voulussiés me faire connoistre plus particulièrement l'objcct de cest avertissement j car, s'il y avoit quelque chose à corriger dans nostre manière, nous ne manquerions pas de le faire, ou, s'il y avait de l'imposture de nos ennemis, nous aurions lieu de nous justifier avec beaucoup de facilité, et au cas que vous n'ayés pas des lumières plus grandes, il vous serait aisé, dans les entretiens que vous avés avec S. M'^, de faire nestre l'ouverture de la faire expliquer davantage, et nous espérerions par là que vous auriés belle occasion de la radoucir et de nous justifier, puisqu'estant certain que nous n'avons point fait de pas sans vous en demander vostre avis et suivy ponctuellement ceux qu'il vous a plu de nous donner, vostre tes- moignage pourroit avec beaucoup de facilité effacer toutes les impressions que nos ennemis luy pourroient avoir insinué. Eugène de Savoye. (48) Eugène de Savoie ne tarda point à quitter la France et à prendre service dans les armées impériales. Il se signala dans les guerres de Piémont (1690-1695), et c'est à cette époque de sa carrière militaire qu'appartient la lettre suivante écrite sous l'empire d'une vivacité extrême et avec une précipitation qui en rend la lecture fort difficile : Du camp de Moncalier, ce 7 juin. Vous verres, par la copie de ce que j'écris à Tempereur, ce qui se passe. Ce que vous me mandés qu'on a écrit à Vienne et qui ce débite par toute la cour, ne me surprend pas, y ayant toujours quelque j... f ca- pable de croire des sottises. Pour ce qui me regarde, je ne crois pas jus- qu'à présent avoir rien fait qui puisse faire repentir de m'avoir donné le commandement de quelque manière que ce soit. Tasché de sçavoir qui c'est et mandé-ie moy. Je ne puis accuser que le secrétaire de guerre, qui est le plus extravagant des hommes et connu pour tel dans toute l'armée. Il m'importe tant de sçavoir ceste affaire de Heinau (?). Je ne seré assu- rément pas après luy pour mes lettres. Informe-vous si elles vont à leur adresse, et en cas que vous n'en ayés point encore receu pour moy, envoyés-y Jean pour sçavoir si l'on ne veut plus escrire. Adieu, croyé que personne n'est plus à vous que Eugène de Savoye. La collection de M. de Stassart renferme aussi, à la date de 1 726, des lettres du prince de Savoie sur un projet qu'il avait conçu et qui n'est que vaguement indiqué*. On remarque que le baron de Walef y figure,et il s'agissait probablement dequelque entreprise contre la France. On peut aussi consulter le dossier spécial du baron de Walef. Parmi les dossiers des adversaires de Louis XIV, il y a lieu de citer celui de Frédéric-Guillaume, le Grand Électeur de Prusse ^, et celui du duc de Bournonville, tous les deux fort considérables, ^ La collection de M. de Slassart offre un dossier important à peu près pour tous les princes de la maison de Savoie. 2 Voyez OEuvres complètes de M. de Stassart, [)[i. 391-403. (49) et Von peut comprendre dans cette catégorie une lettre du duc de Villa-Hermosa, ëcrite à Bruxelles le 12 mars 1674. ... Je vous rends mille grâces sour les choses que vous me mandez touchant les petites guerres qui naissent avec le nouveau soleil. Il valoit bien mieux, comme vous dittes, n'avoir que la grande besogne sur le bras, sans estre obligé d'acourir aux secours des princes, ce qui ne laisse pas de donner de Tembaras et afoiblir une armée. Les François nous les promettent icy si nombreuses pour le printemps qu'elles inonderont toute la terre s'ils ne la trompent pas. Je suis pour le moins certain qu'ils seront bientost en campagne, en quoy nous devons les imiter, et suis d'opinion qu'après les deux premiers mois passés nous pourons redou- bler avec plus de vigueur par l'arrivée des levées d'Espaigne, Allemaigne et Italie j mais, avant cela, il nous faudra essuyer quelques secousses. Pour moy, la considération que vous estes à la teste de l'armée de l'em- pereur, m'anime beaucoup. Les afaires de Bourgoigne me donnent de l'inquiétude, et si le secour que Mons^ le duc d'Ossune a négotié (selon qu'on m'écrit) avec les cantons, n'arrête le cours du torrent qui s'est débordé dans ceste province-là, le mal ne s'arrêtera pas avec la seule perte de Gray. C'est ce qui est pour nous autres un bien fâcheux contre- temps. Tout est icy paisible, la saison n'étant pas encore propre aux fonctions militaires. Je croy cependant que l'on nous éveillera bien- tost. (Sans adresse. A Bournonville?) Les malheurs militaires se précipitent et s'accumulent. En Italie, les elTorts du grand prieur de France, Philippe de Vendôme, ne conduisent qu'au combat douteux de Cassano. Jusqu'à quel point les ordres venus de France gênèrent-ils ses mouvements ? Il n'est pas inutile de citer à ce sujet une lettre qui offre toute la valeur d'un document historique : De Mantoue, ce 1" d'avril 1704^. Je viens, Monsieur, de recevoir par banière une lettre du roy qui, je croy, vous surprendra autant que moy et dont je vous envoyé coppie. Comme vous estes dans le fait des affaires de ce pays beaucoup mieux que moy, je ne vous prieray point de faire attention sur les termes qui Tome XXX. 4 ( 30 ) composent ceste lettre. Je vous diray seulement que Ton m'ordonne une deffensive qui est capable de perdre entièrement toutles les affaires d'Italie et que n'estant pas plus supérieur aux ennemis que je le suis, rien ne peut les contenir que de les serrer de près et leur oster un des coslés du Po, après quoy tout ira bien. Je suis à la veille de le faire, et, puisqu'il faut vous le dire, je suis seur de prendre Revene lorsque je reçois la belle lettre dont je vous envoyé coppie. Touttes les nouvelles qiiej'ay des ennemis, ne m'apprenent que leur peur et leur incertitude, et mesme l'on m'asseure qu'ils ne deffendront Revene que jusqu'à un certain point et qu'ils se retireront à Ostiglia. De plus le pape a fait mar- cher ses trouppes pour defTendre son pays contre les Allemans en cas qu'ils voulussent s'y eslablir. Lorsque je les auray chassés de Revene, tout cela mis ensemble, veu l'ordre du roy qui n'est pas tout-à-fait posi- tif et l'importance du projet qui est inconnu là-bas, je ne suspens ma marche que jusqu'à ce que j'aye receu vostre réponse, et, pourveu que vous vouliés mander à la cour que vous m'avés ordonné ou du moins conseillé l'entreprise de Revene, je suis résolu d'y marcher, et mesme je vous demande en grâce de m'accorder ce que je vous demande. La réus- site nous justifiera touts deux, dont je vous réponds sur ma teste. Sy après cela la cour n'est pas contente, j'ayme mille fois mieux servir de lieutenant général dans vostre armée et avoir le plaisir de vous voir que de commander une armée à de pareilles conditions. Pardonnés-moy, Monsieur, ce petit mouvement. Vous estes trop vray et trop bon citoyen pour le désapprouver. Encor une fois joignés-vous à moy pour entre- prendre une chose qui décidera quasy de touttes les affaires d'Italie et dont la réussite est plus seure que je ne vous le puis dire. Philippe de Vendosme. Trois ans après on craignait l'invasion de la Provence, et pour suffire aux frais de la guerre de ce côté, il fallait recourir à d'oné- reux emprunts, témoin celte lettre de Chamillart : A l'Estang, ce 2« juillet 1707. Je voi, Monsieur, par la lettre que vous avez pris la peine de m'escrire hier à Paris, que vous regardés l'engagement dans lequel j'ai prié monsieur vostre fils d'entrer avec M. de Grignan pour emprunter avec plus de diligence la somme de SOÛ^^livres à Marseille comme un contract ( 31 ) à faire de particulier à particulier dans lequel on discute les efFects de celui qui s'oblige. Je vous rend grâces de voslre bonne volonté. Il ne convient point que 31. voslre fils fasse de si grands efforts pour décréditer les affaires du roy plus qu'elles ne sont. Ce n'est pas la première fois queMiM.deBasville, Legcndre et Trudainese sont rendus garends en leurs noms des sommes qu'ils ont fait advancer sur leur crédit pour le service de la guerre. Ces sortes de debtes s'acquittent à leur eschéance, et je n'en ai point encore veu manquer. J'envoie cent mil francs en argent à M. vostre fils par la diligence. C'est tout ce que je puis faire en atten- dant que les Gennois nous apportent de l'argent, ce qu'ils auront peinne à faire tant que la Provence sera menacée. Si M. vostre fils avoit esté em- ploie dans les pais de guerre, il en connoistroit l'utilité dans la conjonc- ture présente et que 54000 hommes sur le papier, dont une partie doit garder le Piedmond et les places de Testât de Milan et de M. de Savoye, n'en sauroient faire plus de trente sur les bords du Waar. La Provence aurait grand besoin de M. de Vendosme pour la rasseurer.... CUAMILLART. Dans les Pays-Bas, les Français, bien que le duc de Bourgogne, petit- fils de Louis XIV, se fût mis à leur tête, subirent un grave échec devant Audenarde. Nous insérerons dans ce mémoire une lettre écrite à cette époque par le duc de Bourgogne et sans doute adressée au duc de Vendôme : Au camp de Saulzoir, le 17 octobre 1708. J'ai receu, Monsieur, vos lettres du IS et du 16, par lesquelles il paroist que les ennemis n'ont pas tiré grand chose par eau. J'espère que, quelque petit que puisse estre le transport, vous l'interromprés tout à fait cette nuit et que votre entreprise réussira. Nous en avons formé une de nostrc costé. Des charpentiers sortis d'Ath avoient offert d'y introduire les troupes du roy par les souterrains dans ceste place en levant doucement les portes et les barrières. Artagnan était chargé d'exécuter celte affaire la nuit dernière. Les charpentiers avoient déjà ouvert les barrières du chemin couvert et de la demy-lune et fait un pont pour gagner le sou- terrain j mais 2400 hommes à pied et 800 chevaux qui étoient partis hier de l'armée pour rejoindre Artagnan qui amenoit 600 hommes de { 5!2 ) Mons, li'étant arrivés que lorsque le jour alloit paroislre et le plus diffi- cile de la besogne étant encor à faire et devant prendre du temps, il n'a pas jugé à propos de la pousser plus loin et est revenu au camp avec ses troupes sans qu'il ait paru que les ennemis se soient appcrceus de rien. Je voudrois bien que les ennemis fussent en situation que l'on pust exécutter le projet que vous me proposés dans votre lettre du 15; mais M'arlborough ne m'en donneroit jamais le temps, et ses postes avancés se replieroient aisément vers son armée. Il a des troupes étendues jusqu'à Menin, et il y a deux jours qu'ayant fait avancer mil chevaux jusqu'au Pont-à-Tressin pour chasser des partis qui venoient trop près de Tour- nay, l'alarme fut à l'armée, et 18 brigades eurent ordre de marcher parce que l'on crut que c'étoit la teste de l'armée qui marchoit pour attaquer le prince Eugène. Ainsy je courois risque d'eslre battu si Marlborough condense toute son armée, et je perdrois l'avantage des postes où je suis et ne m'y pourois rétablir qu'avec une extrême diffi- culté pour y subsister, car je perdrois une grande partie des fourrages que j'y avois surtout au camp devant Oudenarde. Il y a quelques jours que je n'ay eu de lettres du maréchal de Boufflers, mais deux colonels dont l'un est le fils de Dopt, qui ont été pris hier soir par un partisan de Tournay entre Lille et Menin, disent que l'on ne peut encore tenter de saigner le fossé, et le feu de canon a été très-médiocre aujourd'hui. Quoique le roy ne soit point entré dans la première proposition que vous lui avés faitte de tirer des troupes d'Allemagne en les remplaçant par d'autres venues du Dauffiné, je luy en ai récrit encor, car rien n'est plus important, étant d'une nécessité absolue de reprendre Lille avant la cam- pagne prochaine, si nous avons le malheur de perdre cette ville comme je l'appréhende infiniment. Louis. De nombreuses plaintes s'élevaient contre le duc de Vendôme. Louis XIV, se souvenant de ses glorieux services, refusait d'y ajouter foi, et c'était au général malheureux qu'il faisait parvenir la noble expression des sentiments les plus généreux : Cesamedy au soir, 15""^ septembre 1708. Je suis très-aise du party que vous avés pris avec le duc de Bour- gongnc de vous camper près de Tournay, ne pouvant attaquer les enne- mis postés comme ils sont. Je suis persuadé qu'ils pourront bien dans (33) peu estre cmbarassés du party qu'ils auront à prendre. J'aprouve touttes les dispositions que Ton fait et les lieux où vous envoies des troupes pour assurer ma frontière. J'attendray l'arrivée de Chamillart poiw savoir ce qui s'est passé à la garde du duc de Berry devant que de dire mais intentions. Je serois fasché de faire tort à personne : c'est pourquoy je veux estre bien instruit devant que de décider. Soies assuré de mon amitié et de la confiance que j'ay en vous. Louis. Louis XIV, peu habitué à Tadvcrsité, ne trouvait de consola- tions que dans rafîection, désormais calme et irréprochable, qu'il avait vouée à Madame de Maintenon. La beauté de Madame de Maintenon s'était longtemps conservée; son esprit doux et gracieux ne perdit jamais ses charmes, et nous en trouvons la trace dans ce billet adressé à l'abbé de Merinvillc : A S»-Cir, le 23 novembre i709. Je suis très-satisfaitte, Monsieur, de vos explications, et j'espère que M. le cardinal recevra, comme il doit, la sincérité de vos excuses. Il ne faut pas dire: Je demande excuse. C'est une mauvaise façon de parler, dont on se sert sans réflexion ; car on fait des excuses et on de- mande pardon. J'ai fort envie que vous parliés et escriviés bien : vostre saint oncle faisoit l'un et l'autre très-noblement. L'abbé de Merinville était neveu de Godet des Marais à qui il succéda sur le siège épiscopal de Chartres *. Si Louis XIV oubliait près de Madame de Maintenon d'autres passions qui avaient éveillé un tardif remords. Madame de Main- tenon elle-même ne songeait qu'à se dérober aux pompes de la cour pour se retirer dans le cloître de Saint-Cyr. Elle écrit dans une lettre du 27 juillet 1715 : Vous ne doutez point que je ne sois toujours à S'-Cir par mon incli- nation. < On a publié en 1765 un livre inlilulé : L'esprit et les vertus de M. de Merinville. Voyez la Biographie universelle. ( 54 ) Ces deux lettres de Madame de Mainlenon portent un cachcl différent. Le cachet dé la première figure un M formé par un niveau de maçon au centre duquel descend perpendiculairement un fil terminé par un plomb. Devise : Rede. Celui de la seconde offre une lanterne couronnée par une fleur de lys, qui jette d'un seul côté un vif rayon de lumière. Devise : Per lei sola ardo. § !2. — L,a littérature. Première période. - Julie d'Angennes. — Madeleine de Scudery. — Chapelain. — Le P. Bouhours. Le siècle de Louis XIV compte deux périodes littéraires bien distinctes, celle qui releva de l'influence quelque peu étroite du cardinal de Richelieu, celle qui, s'associant à la gloire militaire de Louis XIV, la surpassa par le libre épanouissement des plus admi- rables génies. Deux femmes occupent une place considérable dans la galeiie de la première période : Madame de Montausier et Mademoiselle de Scudery. Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, était la fille de la marquise de Rambouillet et la petite-fille du marquis de Pisani, gouverneur, sous Henri IV,du jeune prince de Condé.Ce fut pour elle que les beaux esprits de Ihôtel de Rambouillet composèrent la guirlande de Julie, et nous lui devons la lettre suivante adressée le 4 juin 1657 au cardinal de la Valette : Monseigneur, Je ne vous expliqueray point combien les tesmoignages de Thonneur de vostre souvenir me sont chers. 11 me sufit que vous continuiés à m'an juger digne pour croire que vous cognoisés parfaitement les resentiments que je suis capable d'en avoir. Jevousen ransdoncseulementdetrèshum- blcs grâces et vous supplie, Monseigneur, de me vouloir pardonner sy j'ay mal usé de vos bontés, car j'ay fait tout se que j'ay peu pour randre Voi- ture jaloux, mais j'ay bien jugé de sa mine qu'il croit que je ne me des- niaisercs jamais et que c'estoit la seulle impression que j'avois faite en ( 5S ) son esprit. Il ne s'est rien passé depuis voslre parlement digne de vous estre mandé. C'est pourquoy je ne me suis pas donné l'honneur de vous escrire plus tost. Je n'y manqueray pas toutes les fois que je croirés que mes letres vous seront agréables ou nécessaires à vous lesmoigner la passion avec laquelle je suis, etc. Angennes. Et plus bas : Mon père, ma mère, M. de Chaudebonne, Voiture et mon frère sont avec tout le respect et l'afection qu'ils vous doivent. Monseigneur, vos très-obéissants serviteurs et servantes. Mademoiselle de Scudery continua, dans ses réunions du samedi, les traditions de l'hôtel de Rambouillet. Je lui emprunterai une lettre écrite au docte Huet, évêque d'Avranches. Ce iO de may. Comme tous ceux qui m'entendent parler de vous, Monseigneur, se persuadent que je dois avoir du crédit auprès d'un prélat que je loue avec tant de zèle, et comme ceste opinion m'est glorieuse, je n'ai pas la force de refuser ceux qui me proposent de vous faire des prières. Et pour vous prouver ce que je dis, je vais vous prier de deux choses dif- férentes, mais avec la condition qui accompagne toutes les prières que je fay à mes amis, c'est-à-dire que je ne leur demande que ce qu'ils peuvent m'accorder sans beaucoup de peine. La première chose que j'ai promise, c'est de vous avertir que dimanche prochain M. Rollin , recteur de l'Université, prononcera à la Sorbonne un éloge du roy fondé par la ville de Paris, et comme vostre voix est comptée pour mille par ceux qui m'ont engagée de vous prier de l'aller entendre, je vous serai obligée d'y aller si vous pouvez m'accorder ceste grâce, dont on m'assure que vous ne vous repentirés pas.... Pardonnés-moy la liberté que je prends, Monseigneur, et souvenés-vous du temps qu'il y a que je suis plus que nulle autre ne le peut estre Vostre très-humble et très-obéissante servante , Madeleine de Scuderv. (56) C'est à Madeleine de Scudery que Chapelain adresse, le 19 juin 1646, une lettre où il fait un grand éloge de Mascaron, auteur d'une Vie de Coriolan et de quelques discours, dont le fils figura parmi les plus éloquents prédicateurs du grand siècle. Mademoiselle , Le présent que vous m'avés voulu faire de ramitié de Monsieur Mas- caron, est une chose si précieuse que j'eusse creu vous priver de la prin- cipale de vos richesses en Tacceptant si elle eust esté de ces biens ordi- naires qu'on ne peut donner et retenir en même temps. Mais, comme c'est un trésor que je reçois de vous, trouvés bon que je vous die que vous n'avés en cette rencontre autre avantage que de me l'avoir donné et que je me réserve celuy de l'avoir descouvert. Dès lors qu'il jetta son premier éclat en faisant parler Sénèque mourant comme un homme immortel, je le remarquay, et si j'eusse esté ce grand conquérant que vous dittes, je n'eusse pas laissé échapper une si belle occasion d'estendre mes limites. Je ne pouvois le posséder que par vous, et c'estoit une avanture qui vous estoit réservée, je dis à vous qui sçavés gaigner les cœurs d'une manière toute particulière et qui les acquérés si absolument que vous en pouvés faire ce qu'il vous plaist jusqu'à les engager à aymer hors de vous des choses qui comme moy ne sont pas aymables. L'exemple en est évident en ma personne que Monsieur Mascaron, tout accomply qu'il est, daigne regarder comme aymable, quelque imparfaitte qu'elle soit, soit que vous l'ayés aveuglé, soit qu'il ne vous ose contredire. Jugés par là, Mademoi- selle, quelle obligation je vous ay et à combien de remercimens cette faveur m'engageroit, si vous ne m'aviés expressément défendu de vous en faire, afin, comme je croy, que je sois doublement vostre débiteur, et qu'aussi bien que de la grâce je vous sois encore en reste du remcrci- ment. Il est vray que, si vous m'avés interdit la parole, vous ne m'avés pas interdit l'action, et peut-estre ne m'avés-vous fermé la bouche qu'afin que je ne creusse pas estre quitte envers vous pour un compli- ment. Il faudra donc essayer de vous rendre les grâces que vostre libé- ralité mérite en donnant des effects à Monsieur Mascaron au lieu de vous donner des paroles et faire en sorte qu'il reconnaisse par mes services que vous n'avés pas moins d'autorité sur moy que sur luy pour me faire estimer sa personne comme vous lui avés fait estimer la mienne. Je ne vous diray rien. Mademoiselle, de l'ennuy que vostre long séjour ( 57 ) en Provence cause à tout ce que vous avés d'amis et d'amies en ces quar- tiers, de peur de Taccroistre en vous le disant. Plaignés-nous pourtant un peu de cela et vous souvenés qu'il y a trois mois que l'année est passée, qui estoit le terme que les almanachs avaient marqué pour vostre retour. Ce sera quand il plaira à Dieu et à vous. Cependant je vous supplie de me croire tousjoursetdemefaire tousjours croire à Monsieur vostre père grand admirateur de vostre commune vertu et de l'un et de l'autre, Mademoiselle, Très-humble et très-obéissant serviteur, Chapelain. De Paris, ce 19 juin 1646. A Mademoiselle Mademoiselle de Scudery. C'est aussi à Mademoiselle de Scudery qu'est écrite une lettre du P. Bouhours, de 1688, qui se trouve parmi les autographes de M. de Stassart. Seconde période. — Corneille.— Racine.— Boileau. — Valincour.— Huet.— Bossuet. — Fénélon. — Massillon. — Fléchier. — Arnauld d'Andilly. — Le P. Levalois. — Rancé. — La Rochefoucauld. — Bussy-Rabutin. — Mabillon. — Baluze. — Des- cartes. — Bayle. — Leibnitz. Corneille qui, par ses essais, appartient à la première période, domine la seconde par ses chefs-d'œuvre. A défaut d'autographes de Corneille, M. de Stassart avait ras- semblé un dossier fort intéressant sur sa famille. H en a fait usage dans une notice insérée dans les ^w/Ze^ms de l'Académie de 1851 *. II y cite notamment une lettre signée : Dupuits Corneille d'Angély, où la citoyenne d'Angély, petite-fille du grand Corneille, s'adresse le 22 thermidor an IV à Barras, membre du pouvoir exécutif; * OEuvres complètes, pp. 331, 352. M. de Stassart a établi que Charlotte Corday était issue de Pierre Corneille, et on sait qu'elle récita un vers d'une de ses tragédies en montant sur l'échafaud. ( 58 ) mais il est un autre document qui n'y figure point : c'est une lettre de Marie-Françoise Corneille, la pupille de Voltaire, mariée en 1763 à M. Dupuits, qui se i)laint, le 12 messidor an IX, que son mari a été porté à tort sur la liste des émigrés. Ce fut en sa faveur que M. de Dompierre d'Hornoy, petit-neveu de Voltaire, écrivit à l'Institut ces paroles éloquentes et émues : Le sang des Corneille était oublié. M. de Voltaire, il y a plus de quarante ans, Va tiré de robscurité. 11 a adopté, doté, marié Marie- Françoise Corneille, dernier rejeton de cette famille.... Les bienfaits de M. de Voltaire ont été secondés par tous ceux qui aimaient et culti- vaient les lettres. Ils l'ont été surtout par TAcadémie française.... Je suis le petit-neveu de M. de Voltaire, le seul de sa famille. C'est pour moi un devoir, et il m'est cher, de ne pas laisser détruire Touvrage de mon grand-oncle. J'implore les bontés du gouvernement pour ses en- fants adoplifs. J'ose vous supplier d'appuyer ma demande auprès du pre- mier consul; il ne vous verra pas sans intérêt faire pour la descendante du père du théâtre français, âgée, infirme et pauvre, ce que vos prédé- cesseurs avaient fait pour elle dans sa jeunesse '. On trouve aussi dans la collection de M. de Stassart, une lettre où la veuve Duplessis, née Corneille, expose en 1809 son extrême misère 2, Elle possédait naguère cinquante mille livres de revenus à Saint-Domingue et ne reçoit qu'une subvention de vingt-cinq livres sur le trésor public tous les quatre mois ^ L'âme tendre et compatissante de Racine se révèle dans le billet suivant à sa sœur: A Paris, ce 16 aoust. Je ne vous escris qu'un mot pour vous prier, ma chère sœur, de ne point envoyer d'argent.... J'en ay besoin dans le pays où vous estes. Donnez quatre ou cinq pistolles, selon que vous le jugerez à propos, à * OEuvres complètes de M. de Stassart, p. 352. ^ La veuve Duplessis habitait à Paris, rue Vi vienne-Bonne-Nouvelle, n° 8. 5 Parmi les autographes de M. de Stassart se trouve aussi une lettre de Pierre- Alexis Corneille, professeur au collège de Rouen, du 24 mai 1828, par laquelle il réclame l'honneur de descendre de l'auteur du Cid. ( S9 ) ccsle des Fosses que vous dites fort âgée et fort incommodée avec son mari. Est-ce la fille qui fut mariée à Ncuilly,il y a deux ans, qui est main- tenant veuve? Mandez-le moy, car, si elle est dans le besoin, je taschcray encore de Tassister. Je vous envoyerai de l'argent tant que vous en juge- rez à propos. Je me repose sur vous de tout cela... Adieu, ma chère sœur, je suis tout à vous. Racine. Pour Mademoiselle Rivière. Pour la famille de Racine comme pour celle de Corneille, la gloire du nom ne fut pas un héritage suffisant pour proléger contre la misère, témoin celle lettre : Maubuisson, le 15 juillet 1770. Vous m'assurez, Monsieur, que M. Necker est bien disposé en notre faveur... Hélas! quand nos infortunes finiront-elles? Leur durée est quel- quefois accablante. Pardonnez-moi les mots. L'âme n'est pas toujours égal- lement forte.... Votre très-liumbic et très -obéissante servante, Racine d'Hariagle, Petite- fille de Racine. La collection de M. de Stassart est fort précieuse en ce qui touclie Boileau. D'abord, celte lettre autographe du poëte est pleine d'intérêt, et elle eût mérité d'être jointe à ses œuvres : A Paris, 8 janvier. Je vous ay bien de l'obligation, mon cher neveu, de vostre souvenir j mais depuis quand avés-vous oublié nostre ancienne familiarité et de quel front venés vous le prendre avec moi sur un ton si respectueux? Pensés-vous que j'aye oublié Sed, si le colo, Sexle, non amabo ', et n'appréhendés-vous point que j'en conclue que vous estes dans la * Comparez une lettre de Boileau à Brosselle, du 20 mars 1701. ( 60) mesme disposition d'esprit envers moi que Martial estoit envers Sextus? Au nom de Dieu, quand vous me ferés la faveur de m'cscrire, soyés moins mon neveu et soyés davantage mon ami. Gardons, vous et moy, nos respects pour l'illustre M. de Maurepas. C'est en escrivant à des per- sonnes de son élévation qu'il faut se servir des termes que vous rac prodigués. Je vous prie donc de lui bien tesmoigner que j'ay pour lui toute l'estime et tout le respect que je dois et que c'est sur l'honneur de sa protection que je fonde une des plus seures espérances de ma tran- quillité en ce monde. J'ose me tlater de le voir encore une fois en ma vie à Auteuil, et c'est ce qui me faict atendre avec plus d'impatience le retour de mon ami le soleil. Adieu, mon cher neveu; aimés moi toujours et croyés que je suis encore plus celte année que l'autre vostre très-humble et très-obéissant serviteur Despréaux. La collection de M. de Stassart renferme une charmante lettre adressée à Boîleau par son ami M. de Valincour à qui il dédia sa XV satire sur l'honneur. Elle est écrite à Dinant, le 14 mai 1692, au moment où Valincour partageait avec Racine la tâche de com- poser la relation du siège de Namur; et bien qu'on y trouve quelques nouvelles de la guerre, elle offre un caractère tout litté- raire : .... En vérité, parmi tant de choses extraordinaires qui se sont faites de nostre temps, je n'en say point qui le soient davantage que de vous voir estre de l'Académie et M»" vostre frère de la S'^-Chapelle, et ce der- nier coup vous doit faire comprendre que vous avez plus de crédit à la cour depuis l'avoir quittée que du temps que vous y estiez. Mais que diront là-bas sous les tombes poudreuses Du jésuite Rapin les mânes généreuses ? Je vous remercie du secours que vous me promettez pour Criton, et j'espère estre bientost en estât de vous en aller faire souvenir à Auteuil, mais ce ne sera qu'à condition que vous le rendrez digne d'accompagner vostre préface. Je n'ose vous dire comme Ciccron : incredibili studio lenvor ( e< ) nomcn meum libris inseri tuiSj et je ne le prétends pas, sachant bien que dans ces ouvrages faits pour rendre justice au mérite et au ridicule A moins d'estre au rang d'Horace ou de Voilure On rampe, etc. Mais je vous avoue que je suis fort louché de voir ma traduction en, estât de témoigner à la postérité, non pas le mérite de son aulheur, mais l'amitié que vous avez pour lui et l'attachement qu'il a pour vous comme pour son maître. Cependant la verve ironique de Boileau ne laissait point de susciter contre lui de vives rancunes. Huet écrivait en 1683 à Barbier d'Aucourt : « .... Je vous avoue que depuis que j'eus senti la dent venimeuse de M"" des Préaux et que ce qui n'estoit qu'une différence d'opinion entre vous et moy, estoit devenu une querelle entre ce faiseur de satires et moy par la manière malhoneste et brutale dont il m'avoit traitté, je vous avoue, dis-je, que je fus fasché qu'il pust se vanter de vous avoir pour second.... Quand je vous ay dit que mon adversaire s'est déclaré le vostre avant que d'estre le mien, je ne l'ay pas supposé. Je l'appris à Versailles en fort bonne compagnie dans le temps qu'on parloit du différent que j'avois avec luy, et je ne savois pas mcsme que vous eussiés escrit l'ou- vrage qu'il a attaqué. Du reste vous expliquez trop à mon avantage le refus que j'ay fait à plusieurs honcstes gens de rendre publique la lettre que j'ay escrite contre luy. Je ne l'ay point supprimée pour ne le tenir pas digne de ma colère, comme vous me le mandez, mais parce que n'estant point nommé dans l'endroit qu'il a escrit contre moy, j'ay cru que cette injure seroit suffisamment repoussée par ma dissertation , si je la faisois voir à toute la cour et à Paris, affectant de dire, devant ceux qui le luy pouvoient rapporter, lorsqu'on me demandoit si je ne la ferois pas im- primer, que j'en userois selon la manière dont il recevroit cette cor- rection. .... Je vous jure par les muses nos chères maistrcsses, quarmn sacra fero, ingenli percussus amore, qu'on ne peut estre à vous avec une amitié plus tendre, plus fidèle et plus respectueuse que je suis, etc. A Aunay, 13 août 1683. Hlet. ( 62 ) Si l'on passe des poëtes aux prosateurs, la première place est réservée à l'éloquence de la chaire et d'abord à Bossuct et à Fénélon. L'un et l'autre ont un dossier dans la collection de M. de Stassart; mais c'est en dehors de ce dossier que se trouvent les documents les plus intéressants sur le trop célèbre démêlé qui les divisa. A Versailles, ce hindi 7^ juillet 1698. Par les dernières lettres de Rome, il paroist, Monsieur, qu'encores que la santé du pape est bonne, on voit cependant à diverses marques que son corps s'affoiblit; cecy pour vous seul je vous en suplie. Comme tout est considérable à une personne de son aage, je vous demande en grâce, quand vous escrirés à M. le cardinal de Bouillon et dès le premier ordinaire, si cela se peut, de luy mander que dans ces circonstances il me fera un plaisir très-sensible d'avancer le plus qu'il se pourra la décision sur le livre de Monsieur de Cambray... Dans la situation où sont les choses, rien ne seroit plus mauvais que la plus longue durée de la suspention de cette affaire. Je me serois donné l'honneur d'en escrirc directement à M. le cardinal de Bouillon, mais j'ay cru qu'il valloit mieux suivre jusqu'au bout le party que j'ay pris de ne luy rien mander du tout sur cette affaire. (Sans adresse.) Duc de Beauvilliers. Ici se placent deux lettres de larchevéque de Reims Le Tellier, frère de Louvois, à l'abbé Bossuet : J 9 juillet 1698. J'avoue que je ne comprends pas les longueurs de la cour de Rome dans l'affaire de M. de Cambray. Je vous exhorte à ne point perdre courage. Paris, ce lundy 22 décembre 1698. M. de Meaux est parti ce matin de cette ville pour aller à 3Ieaux... Je le vis hier au soir chez lui où il me leust vostre lettre du 20^ de ce mois... Je ne comprends pas que la passion puisse porter un homme à l'extré- mité que vous expliquez à M. vostre oncle. J'en suis pourtant moins ( 65 ) surpris de celuy-cy que de tout autre, car je le concis depuis longtemps. Je crois pouvoir vous assurer que vous aurez à Rome M. de Monaco dans les premiers jours du mois de mars prochain au plus tard. J'espère qu'il trouvera la besogne faite et bien faite. Je signalerai aussi une lettre de Gabriel -Jacques marquis de Fénélon au cardinal de Bissy, où il s'agit des renseignements qui ont été communiqués sur ce différend à dom Duplessis, auteur d'une histoire de l'église de Meaux (1751). En dehors de celte dispute théologique, je mentionnerai un mémoire de Fénélon où il invoque : « l'état de dépouillement et » de souffrance où est notre église (23 mai 1705), » et je citerai quelques lignes d'une belle lettre adressée à Bossuet par Valin- cour au moment où celui-ci allait s'embarquer au port de Toulon. Je rends grâces à Dieu de ce qu'il a conservé à son Église un prélat si instruit de la véritable doctrine et si propre à instruire les autres. Je souhaitte de tout mon cœur que vous puissiez continuer encore un grand nombre d'années à apprendre aux chrétiens ce qui leur est le plus impor- tant de savoir et ce que la plupart savent le moins, c'est-à-dire la manière dont il faut lire et entendre le Nouveau Testament Il faudroit prouver Tauthorité des prophéties par leur évidence et l'accomplissement exact de ce qui a esté prédit : travail raille fois plus nécessaire en ce temps qu'il ne l'estoit du temps des payens que l'on touchoit par le cœur et par la sainteté de nostre morale, au lieu que les gens d'aujourd'huy ayant le cœur corrompu et la bonne morale en hor- reur cherchent dans leur esprit à en détruire l'authorité en ébranlant, s'ils pouvoient, les fondements de la créance. Toulon, à bord de VAmi7'al, M septembre. [Sans date d'année.) 11 faut aussi mentionner une lettre du P. Leroy, de l'Oratoire, écrite le 24 mars 1746 à un évêque qui devait, disait-on, blâmer la doctrine de Bossuet et les quatre articles de la déclaration de 1682 Je remarque dans le dossier de Massillon une lettre relative au mariage de Mademoiselle de Gramont et dans le dossier de Flé- chicr une lettre à M. de Ghâteauneuf. ( 64 ) Arnaud d'Andilly fait parvenir de sa retraite de Port- Royal de respectueuses félicitations à un personnage dont le nom n'est point indiqué : Monseigneur, 11 y a tant de plaisir de voir les plus grandes dignités données au plus grand mérite que quand je ne ferois point une profession particulière d'estre vostre très-humble serviteur, je ne pourrois apprendre sans beau- coup de joye la nouvelle marque que le Roy vient de vous donner de son estime pour Vostre Altesse en la choississant pour remplir une charge si éminente. Ce choix digne de Sa Majesté et de vous montre quel bonheur c'est de vivre sous le règne d'un prince qui, agissant avec une lumière égale à son pouvoir, ne se fait pas moins d'honneur à lui-mesme qu'à ceux qu'il honore des témoignages de son afiPection. 12 décembre 1672. Arnauld d'Andilly. Ce sont bien moins des félicitations que de graves avertissements qu'offre une lettre du P. Le Valois, sans date et sans adresse, mais évidemment destinée à quelque prélat favorisé par les privilèges de sa naissance : Je vous plains, Monseigneur, d'estre obligé de demeurer à la cour dans un temps qu'il faut vous disposer à recevoir le Saint-Esprit : Spiritum verilalis que?n mundus non potcsl accipere. Si le monde ne peut recevoir le Saint-Esprit, la cour qui est la partie du monde la plus mondaine, le peut-elle recevoir?... Il n'est que trop manifeste que la sensualité est une contagion qui à la cour corrompt tous les corps, que l'esprit de vanité est comme un démon qui y possède tous les esprits, et que la foy est tellement obscurcie que l'on peut dire qu'elle y est quasi tout à fait éteinte. Sçait-on seulement à la cour ce que c'est que de recevoir le Saint-Esprit? Je voudrois bien que le prédicateur qui doit prescher dimanche à Fontainebleau, s'avisast de faire aux seigneurs et aux dames qui l'enten- dront, une demande pareille à celle que saint Paul fil autrefois aux Corinthiens : 5/ Spiritum Sanclum accepislis credentes. Je suis sûr qu'il n'y auroit quasi personne qui comprit ce qu'il voudroit dire, et que la ( 63) plus part luy pourroient répondre ce que les Corinthiens répondirent dans un autre sens à saint Paul : Sed neqiie, si Spiritus Sanctus est^ audi- vinms 0 quel pays, Monseigneur, que celuy où vous estes! qu'il est loin du Ciel! qu'il est difficile d'attirer jusque-là le Saint-Esprit! qu'il est rare de l'y recevoir! Pour trouver la renonciation complète aux vanités du monde, il faut chercher les lettres d'Armand de Rancé, l'austère réforma- teur de la Trappe. II nous reste à dire quelques mots d'autres autographes inté- ressants d'écrivains du XVUP siècle. La lettre suivante nous montre La Rochefoucauld (depuis, le sage auteur des Maximes) entraîné à vingt-cinq ans par son zèle aventureux pour le parti de Madame de Chevreuse et devenant, non sans quelque péril, le receleur de ses bijoux aussi bien que le confident de ses projets : Mon cher oncle, Comme vous estes un des hommes du monde de quy j'ay toujours le plus pationément souhaité les bonnes grâces, je veux aussy, en vous ren- dant conte de mes actions, vous faire voir que je n'en ay jamais fait auchune quy vous puisse empescher de me les continuer, et je confesse- rois moy-mesme en estre indigne sy j'avois manqué au respect que je dois à Monseigneur le Cardinal après que nostre maison en a receu tant de grâces et moy tant de protection dans ma prison et dans plusieurs autres rencontres, dont vous-mesme avés esté tesmoin d'une grande partie. Je prétens donc icy vous faire voir le subjet que mes ennemis ont pris de me nuire et vous suplier, sy vous trouvés que je ne sois pas en effet sy coupable qu'ils ont publié, d'essaier de me justifier auprès de son Eminance et de luy protester que je n'ay jamais eu de penssée de m'esloi- gner du service que je suis obligé de luy rendre, et que l'entreveue que j'ay eue avec un apelléTartereau, a esté sans nulle circonstance que j'aie eue quy luy peut déplaire, comme vous apprcndrés par ce que je vas vous en dire. Lorsque je fus la dernière fois à Paris pour donner quelque ordre aux affaires que Madame de Mirebeau nous avoit laissées en mourant, un Tome XXX. 5 ( 66) gentilhomme, que je ne cognoissois point, me vint trouver et après quel- ques civilités me dit qu'il en avoit à me faire d'une personne quy avoit beaucoup de déplaisir d'cstre cause de tous ceux que j'avois receu depuis un an, qu'il avoit eu ordre de Madame de Chevreuse de me voir et de m'assurer qu'elle avoit esté bien faschée de la peine que j'avois soufferte et bien aise de ce qu'elle cstoil finie. Ensuite de cella, il me dit que ce n'estoit pas là le seul subjet de sa visite et que Madame de Chevreuse me prioit de luy remettre entre les mains les piererics qu'elle m'avoit con- fiées, lorsqu'elle me renvoia mon carosse. Je luy tesmoignay que ce dis- cours me surprenoit extrêmement et que je n'avois jamais houy parller des piererics qu'il me dcmandoit. Il me rcspondit que je faisois paroistre d'avoir beaucoup de méfiance de luy, et que puisque je ne me contentois pas de la particularité qu'il me disoit, il alloit me faire voir une marque quy m'osteroit de soupçon en me donnant une lettre que Madame de Chevreuse m'escrivoit sur ce subjet. Je luy dis que bien que je fusse son très-humble serviteur, néantmoins je panssois qu'elle ne deut pas trouver eslrange sy, après les obligations que j'ay à Monseigneur le Cardinal, je refusois de recevoir de ses lettres de peur qu'il ne le trouvast mauvais et que je ne voullois me mettre en ce hasart-là pour quoy que ce soit au monde. Il me dit que je ne devois pas apréhender en cella de luy déplaire par ce qu'il m'engageoit sa foy et son honneur qu'il n'y avoit rien dedans quy fut directement, ny indirectement contre les intérêts de son Éminance et que c'estoit seullement pour me redemander son bien qu'elle m'avoit donné à garder. Je vous avoue que, volant qu'il me parlloit ainssy, je creus estre obligé de prendre sa lettre où après avoir leu qu'elle me prioit de remettre ses piereries entre les mains de ce Tartereau, je vis aussy qu'il m'en devoit donner une pour une personne qu'elle ne me nomoit point. Je luy dis que ce n'estoit pas là observer ponctuellement la promesse qu'il m'avoit faite et qu'il sçavoit bien que Madame de Chevreuse ne se contentoit pas de me redemander ses piereries, mais qu'elle me chargeoit aussy de faire tenir une lettre à une persone sans me la nomer et que je trouvois bien estrange qu'il m'eut pressé de lire celle qu'il m'avoit don- née, après la déclaration que je luy avois faite dès le commencement. II me respondit là-dessus que, quoy qu'il y eût quelque chose de plus qu'il ne m'avoit dit, il n'avoit pas toutefois manqué à sa parolle pour ce qu'il avoit eu ordre, s'il me trouvoit à la court, de me dire que ceste seconde lettre estoit pour la Reine et de savoir sy je m'en voudrois charger, sinon de faire présenter à la Reine, sans qu'elle se peut douter de rien, sy elle ( 07 ) fcsoit difîculté d'en recevoir de particulières de Madame de Chcvreuse, mais qu'aianl tesmoigné fort netement qu'elle trouveroit seullement bien cstrange qu'on eût eu ceste panssée-Ià en Testât où sont les choses, il avoit aussytost jeté ceste lettre au feu sellon Tordre qu'il en avoit et qu'ainssy je ne me dcvois mettre en peine de quoy que ce soit que de luy remettre les piererics qu'on me demandoit et que ce fut sy secrètement que Mon- sieur de Glievreuse et ses domestiques n'en sceussent rien, de sorte que je crcus n'y devoir plus aporter de retardement, et luy dis qu'il falloit que je partisse bicntost pour m'en retourner chés mon père, que je ferois quelque séjour à Amboise et, s'il vouUoit s'y rendre dans ce mesme temps, que j'y ferois trouver les piereries. Nous prismes donc jour ensemble, et le lieu devoit estre en une hostellerie quy se nomme le Cheval bardé où il ne se rendit que deux jours après celluy qu'il m'avoit promis et sy tard que je n'eus de ses nouvelles que le lendemain où je le fus trouver au lit et sy incomodé d'avoir couru la poste qu'il fut longtemps sans se pouvoir lever, ce quy Tobligca de me prier de sortir jusqu'à ce qu'il fût en estât de me voir. J'aliay cepandant dans un petit jardain où je me promené près d'une heure, et mesme il m'y envoia faire des excuses de ce qu'il ne m'y vcnoit pas trouver, mais qu'il avoit esté sy mal depuis que je Tavois quité, qu'il avoit panssé esvanouir, néantmoins qu'il se portoit mieux et que, sy je voullois monter dans sa chambre, je l'y trouverois habillé. J'y fus et luy fis voir des estuis et des boittes cachetées. Nous résolusmes de les ouvrir et de mettre en ordre ce que nous trouverions dedans affîn de le conter plus aisément. Tout estoit envelopé dans de petits paquets de papier et de coton séparés, de sorte qu'il fallut beaucoup de temps pour les défaire sans rien rompre, et beaucoup plus encore pour conter séparément les diamants tant des boutonières que des bijoux, des bagues et des autres pièces, outre les esmcraudes, les perlles, les rubis et les turquoises dont il a mis le nombre, la forme et la grosseur dans Tinvan- taire qu'il me laissa, que je vous envoiray ou une copie, aussy tost que ma maladie me donnera la force de pouvoir regagner Vertocil. Il me pria, ensuite de cellà, de luy aider à remettre les choses au mesme estât qu'elles estoient, et après avoir tout arrangé le mieux que nous pcusmes, je le priay de faire mes très-humbles compliments à Madame de Che- vreuse et de l'assurer qu'elle n'avoit point de serviteur en France, quy souhaitât sy pationément que moy qu'elle y revînt avec les bonnes grâces du Roy et de Monseigneur le Cardinal. Je vous puis assurer, mon oncle, que voillà quelle a esté noslre entreveue et que je n'ay jamais crcu me ( 68) pouvoir empescher de rendre un bien qu'on m'avoit confié. Sy je suis touttesfois sy malheureux que cella ait dépieu à Son Eminance, j'en suis au désespoir et vous suplie d'essaier de me justifier autant que vous le pourés et de me tesmoigner en ceste rencontre-icy que vous me faites toujours rhoneur de ra'aimer et de me croire, Mon très-cher oncle, Votre très-humble et très-obéissant neveu et serviteur, Marcillac. A M. de Liancourt. Une autre main a ajouté : septembre 1658. Bussy-Rabutin écrivit ses mémoires comme La Rochefoucauld ; mais le caractère en est bien différent. C'est à l'époque la moins agitée de sa vie qu'il faut rattacher la lettre suivante adressée à Colbert : Monsieur, II y a quinze jours que je suis arrivé de la campagne, pendant lesquels je n'ai peu avoir Thonneur de vous voir à cause de votre incommodité. Il y en a trois que prenant congé du Roy pour aller faire ma charge en Lorraine, je supplié très-humblement Sa Majesté de me faire avancer mes appointcmens de cette année en faveur du service que je luy allois rendre. Il me répondit : « Je songeray à cela, Bussy. « Si j'avois peu avoir l'honneur de vous en parler, Monsieur, je vous aurois supplié très-humblement de m'étre favorable en une affaire que je croy si juste j mais, ne l'ayant peu, trouvé bon, Monsieur, que je vous en conjure par cette lettre... Bussy-Rabutin. Nous terminerons cette revue par les écrits plus graves de quelques auteurs à jamais célèbres dans les annales de l'érudition. C'est au cardinal de Bouillon qu'est adressée une belle lettre deMabillon, du 7 avril 1706 K < OEuvres complètes de M. de Stassart, p. 1065. ( 69 ) Un dossier fort curieux se rapporte à la célèbre généalogie de la maison de la Tour d'Auvergne composée par Etienne Baluze. Le 5 avril 1707, Baluze écrit au cardinal de la Tour d'Auvergne, grand aumônier de France : Je demeure d'accord avec V. A. que, si le bruit qui court icy depuis quelques mois sur la défense de continuer l'impression de vostre histoire cstoit vray, cela vous fairait honeur par les raisons que V. A. m'a fait l'honeur de m'alléguer; mais d'un autre costé cela vous porteroit un grand préjudice parce que cela rcndroit inutiles tous les soins et toutes les peines que V. A. s'est données pour esclaircir et relever vostre généalogie, et si cette histoire n'estoit pas publiée du vivant de V. A., elle ne la seroit jamais et seroit entièrement abismée comme beaucoup d'autres choses. On trouve ailleurs, de la main même de Baluze, un projet d'arrêt où l'on expose qu'après la sortie du cardinal de Bouillon de France l'on a répandu le bruit qu'on avait inséré dans ce travail généalogique des extraits du cartulaire de Brioude déclarés faux en 1704, mais qu'il n'en est rien. Ces extraits n y figurent point, et par suite il y a lieu de mettre à néant la sentence du 1" juillet 1710 qui s'était fondée sur cette allégation pour ordonner la sup- pression de l'ouvrage. Citons aussi une lettre de Baluze à dom Martène, du 21 mars 1700; et plaçons à côté de son nom, deux noms non moins célè- bres à divers titres dans les annales de l'érudition : celui de René Descartes, dont nous rencontrons une lettre écrite en 1643, et celui de Bayle dont M. de Stassart a conservé une lettre fort inté- ressante du 25 mars 1704. N'est-ce point une devise commune à tous les disciples de la science que ce vers tracé par Leibnitz sur le feuillet de garde d'un de ses livres : Pars vitse, quoties perditur hora, péril? (70) CHAPITRE VIL LOUIS XV. § jer. — La politique. Marie Leczinska. — Le cardinal de Fleury. — Le chancelier d'Aguesseau. — Belsunce. — L'empereur Charles VIL — Le comte de Choiseul. — Le duc de Broglie. — Le maréchal de Richelieu. — Madame de Pompadour. — M. de Mercy-Argenteau. — Le chevalier d'Eon. — Lalude. — Le baron de Trenck. Il y a aussi deux périodes bien distinctes dans le règne de Louis XV. La première s'arrête à la mort du cardinal de Fleury et offre encore un reflet de la grandeur du siècle de Louis XIV. La seconde cyniquement corrompue, impudemment impie, appelle les catastrophes qui marqueront Iheure de l'expiation. Dans la première période Marie Leczinska occupe, entourée de respect, le trône de reine à Versailles, Elle accorde toute sa con- fiance au cardinal de Fleury; elle distingue et honore de son amitié le président Hénault. Marie Leczinska écrit au cardinal de Fleury : Je ne puis m'enpeseher, mon cher cardinal, de vous eserire aujourd'hui pour vous dire que Ton n'a jamais rien vu de si beau, de si agréable et en mesme temps de si magnifique que la feste de M"^ de Clermont. Je ne m'ai suis couché qu'à 4 heures, mais je n'en m'en ressents pas. Dieu merci, et ma santé est très-bonne. Je vous prie de faire mille complimens au roy et de luy dire que malgré toutes ces festes je m'enuye beaucoup de n'estre point avec luy. Je suis de cœur et d'âme à vous, Ce 18. Marie. A mon cousin le cardinal de Fleurie. Une autre main a ajouté : 18 juillet 1750. ( 71 ) Et au président Hénault : Vous avés bien pris vostre temps, mon cher Président, pour vous plaindre de moy, à la veille de recevoir ma lettre. Cela m'a fait un vray plaisir. Nous avons eut enfin de bonnes nouvelles. Voilà ce que c'est de s'adresser à Celuy de qui tous les événements dépendent. Mon petit-fils va de mieu en mieu, bien guéri. Il se promenne, pour mieu dire on le pro- menne dans la galerie. Je ne puis m'empescher, en parlant, de vous faire une petite remarque. Voici ma seconde lettre. Je n'en ay point devons. Chacun à son tour. Papa vient le mois qui vient. J'espère que nous vous posséderons ici dans ce temps-là. Ce sera, mon cher Président, avec grand plaisir. Ce 27. Quel était ce petit-fils de Marie Leczinska qui avait éveillé de si vives inquiétudes? Probablement l'enfant qui devait succéder à Louis XV : si elle eût connu l'avenir qui lui était réservé, elle se fût peut-être consolée de lui voir finir ses jours au berceau. André-Hercule de Fleury était, dit Saint-Simon : « discret, » doux, liant. » De 4698 h 1713, il fut évêque de Fréjus, et c'est à cette époque de sa vie qu'appartient la lettre suivante adressée à Christophe de Lamoignon : A Fréjus, ce 10« juillet. Je m'attendois. Monsieur, à des remercîments et non à des reproches de vous avoir laissé quelque temps en repos, et je voi bien que l'orgeuil des présidens à mortier est bien diminué de ce qu'il estoit autrefois. Les finances l'ont emporté et ont vangé l'épée d'avoir esté obligée de céder autrefois à la robbe. J'ay dit des nouveaux directeurs ce que vous en avés apparammant pensé, et il me semble que nous estions souvant de même advis quand nous discourions dans les allées de Basville... Vous me demandés si j'ay bien discouru avec M. de Basville. En pouvés-vous doutter? Je vous asseure que je luy en ay assés dit pour le corriger de toute pensée d'ambition. Je l'en crois fort revenu et bien (72) guéri. Il ne liendroit pourtant pas mal son coin, et je suis, en vérité, tou- jours plus charmé de son esprit et de son cœur. Pour vous, Monsieur, il vous sied bien de faire le philosophe avec une belle maison et toujours bonne compagnie. Je sçai que vous avés eu des dames de la cour. Basville et vous avés une cour comme si vous estiés directeur des finances... A. H., évêque de Fréjus. En 1726, Fleury devint premier ministre, et ce fut dès le com- mencement de son administration qu'il transmit au duc de Riche- lieu, ambassadeur de France à Vienne, une lettre confidentielle entièrement écrite de sa main, dont nous regrettons de ne repro- duire que quelques passages : Je me trouverois bien heureux de pouvoir contribuer à une réunion si nécessaire pour la pacification de l'Europe, mais les moiens d'y parvenir ne sont pas facilles et je ne vois qu'un congrès qui pût en faire trouver les ouvertures. La seule compagnie d'Ostende y paroît un obstacle bien difïicille à surmonter aussi bien que le retour des gallions, dont on a grand sujet de craindre que le roy d'Espagne n'ait le dessein de se servir pour nous faire la guerre. Je vous avoue que je ne vois guères de dénoue- ment aus deux diflîcultés, et on auroit besoin d'une puissance impartiale pour médiatrice. Les outrages et les meffîances réciproques, plus diffîcilles à guérir quelquefois que des sujets réels de discussion, sont généralement répandus, et l'Espagne de qui nous aurions dû naturellement espérer plus de correspondant et d'amitié, est celle qui met les plus grands obstacles à une pacification solide... C'est moins par la gloire que me procureroit la pacification de l'Europe que je la désirerois, que par l'intérêt commun que toutes les puissances auroient à l'établir; car on ne peut sçavoir quand finira la guerre si elle est une fois commencée. Si j'étois plénipotentiaire ou plustot médiateur, je sçaurois à peu près par où on pourroit sortir d'afi'aire; mais nous sommes parties, nous avons des alliés, et nous ne devons, ni ne pouvons rien faire, ni entendre que de concert avec eux (50 octobre 1726.) (75) A cette époque les fonctions de chancelier étaient exercées par Henri d'Aguesseau, et celui-ci trouvait dans cette charge si impor- tante des loisirs pour s'occuper de littérature, même pour écrire des vers latins en l'honneur de Baluze : Oh! quanto patriœ me dudum incendis amore, Quamquc tibi invideo! Quam dixi sœpe beatum Balusium! En même temps le clergé s'honorait de compter des évêques comme Henri de Beisunce, le héros de la peste de Marseille, mauvais courtisan peut-être, mais pasteur intrépide du troupeau confié à ses vertus et à son dévouement. Beisunce écrivait le 15 août 1759 au cardinal de Fleury : On m'assure que vous n'avés plus pour moy vos anciennes bontés et que vous aviés même donné à connoître que vous n'esliés pas content de moy. Ma conscience ne me reproche rien. Je suis assurément le plus fidèle de vos serviteurs et le plus désintéressé. Vostre Éminence sçait que je ne lui ai jamais rien demandé pour moy et que toutes mes très-humbles prières n'ont jamais eu d'autre but que celuy du bien de mon diocèse. Henri, évêque de Marseille. Un an après la mort du cardinal de Fleury, Louis XV fut gra- vement malade à Metz. H eût fallu mourir alors, car sa convales- cence ouvre la seconde période de son règne. Nous trouvons dans la collection de M. de Stassart une lettre de l'empereur Charles de Bavière qui félicite Louis XV de sa gué- rison (24 août 1 744). Un dossier important est celui du duc de Broglie. H écrivait le 27 décembre 1758 à Madame de Pompadour : Depuis mon retour de l'armée, Madame, je me suis présenté plusieurs fois dans votre appartement. Je pensais que vous désireriez peut-être d'apprendre quelques détails de l'armée de M. le maréchal de Soubise et ( 7i. ) que cela me mettrait à portée de vous entretenir de mes affaires particu- lières; mais vos occupations multipliées pouvant me faire craindre de n'en pas trouver le moment, j'espère que vous voudrez bien ne pas dés- approuver le parti que je prends de vous adresser cette lettre et que vous aurez quelque indulgence pour la longueur que les objets relatifs au service du Roi que je suis obligé d'y traiter, rend inévitable. Qu'il me soit permis de vous rappeler, Madame, le temps où j'ai com- mencé à suivre Sa Majesté à la chasse. Ce fut vous qui me prévîntes alors par les offres de services les plus obligeantes et qui eurent d'autant plus lieu de me flatter que, n'ayant point l'honneur d'être connu de vous, je devais moins m'y attendre. Vous ne les accordâtes qu'à ce zèle et à l'atta- chement dont je faisais profession d'être animé pour le service du Roi. Je puis vous assurer que ces titres ont dû me conserver la même façon de penser de votre part. J'ose vous dire qu'ils sont héréditaires du nom que je porte. Le premier de ma maison qui passa en France avec l'agrément de son souverain, y étant appelé dans des temps difficiles sur la réputation qu'il s'était acquise en Italie, y scella de son sang son inviolable fidélité à son nouveau maître; il fut tué au siège de Valence, commandant l'armée française sous M. le duc de Modène. Depuis cette époque il n'y a eu presque aucune guerre où il n'ait péri quelqu'un de mon nom , et vous n'ignorez pas combien les deux dernières campagnes lui ont été funestes. Élevés par le père le plus attaché au service et à la personne du Roi, nous avons été par lui menés à la guerre à l'âge de quatorze ans. Nous avons depuis ce temps fait toutes les campagnes. Nous avons servi sous différents généraux, et je puis dire avec vérité que nous avons été assez heureux d'obtenir leur amitié et leur estime. Le zèle qui m'a animé jusques ici est toujours le même : il ne s'étein- dra jamais, et je ne souhaite rien plus ardemment que d'être à portée d'en donner des preuves. Après une campagne où la fortune m'a favorisé, je pouvais m'attendre à quelque approbation de la part de mon maître, récompense la plus flatteuse pour un cœur tel que le mien : il me l'aurait accordée sans doute et vous ne m'auriez pas refusé votre suffrage si l'envie n'avait cherché à me noircir.... Ce blâme sur ma conduite s'est répandu à Paris et à la cour. Que n'aurait-on pas dit si j'avais été battu?... Je suis tantôt un ambitieux prêt à tout hasarder et tantôt un homme timide que les plus grandes récompenses ne peuvent engager à se charger (73) d'une besogne difficile. On y ajoute, et je suis certain qu'on l'a dit au Roi, que je n'étais jamais content... Ces propos se répandent dans le public, tout le monde en est imbu, et, sans me parler, on commence à se plaindre de moi... Est-il possible qu'un officier général dans cette posi- tion puisse avoir dans l'armée la considération nécessaire pour y servir utilement Sa Majesté? Dans le cas où je serais destiné à retourner à l'armée de Soubise en qualité de premier lieutenant général, je ne pourrais m'en charger qu'autant que j'aurais une confiance entière, que je recevrais un traite- ment qui me permettrait d'y vivre d'une manière convenable pour le bien du service du Roi, et que quelque grâce considérable qu'il jugerait à propos de m'accorder, serait une preuve éclatante à tout ce qui entoure M. de Soubise et compose celte armée, que Sa Majesté est contente de mes services et en imposerait assez pour prévenir toutes les cabales que j'ai éprouvées celte année.... Quelque parti que le Roi juge à propos de prendre là-dessus, Madame, j'ai l'honneur de vous prier avec la plus grande instance de me continuer vos bontés auprès de lui. Malgré le portrait qu'on a cherché à vous faire de moi, il est très-vrai que personne n'a un cœur plus droit, plus fidèle au Roi et plus capable d'amitié et de reconnaissance. J'ai toujours bien vécu avec généraux, camarades et parents. Je ne refuse pas de servirj je désire au contraire de servir toute ma vie : je demande seulement les moyens de le faire utilement pour le service de Sa Majesté. Rien ne peut y contri- buer davantage que des marques journalières de bonté de la part de mon maître et d'intérêt et d'amitié de la vôtre. Si, avant de vous plaindre de moi presque publiquement, et, au lieu de chercher à me faire circonvaller et intimider, vous jugiez à propos de me dire ce que vous désirez de moi, d'écouter mes raisons, de les discuter, je suis persuadé que vous revien- driez des impressions qu'on a cherché à vous donner et que vous avez adoptées sur mon compte, et que vous sentiriez qu'il m'est permis, comme à tout le monde, d'aimer ma famille, la douceur de la société et quelque repos, et que pour me résoudre à demeurer dix mois par an à l'armée, à être souvent chargé de mauvaise besogne, à abandonner mes affaires et à hasarder ma santé, il m'est permis de désirer de pouvoir me persuader que mon maître veut bien me savoir quelque gré des sacrifices que je lui fais. Je n'imagine point. Madame, que ce soit trop demander, ni sortir des bornes du respect et de l'attachement que j'aurai toute ma vie pour la (76) personne et le service du Roi. Je désire que vous veuilliez bien lui en renouveler les plus humbles témoignages et rendre justice aux sentiments de reconnaissance et de respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur, Le duc de Broglie *. Un an plus tard le duc de Broglie reçut le bâton de maréchal. Il partagea cet honneur avec Richelieu dont nous trouvons dans la même collection une lettre de I7G3. Tels sont les successeurs du cardinal de Fleury. Il faut descendre bien plus bas pour constater à quelles mains était passé l'héritage de l'ascendant qu'avait exercée pendant trop peu de temps la bonne reine Marie Leczinska. La marquise de Pompadour, dont le duc de Broglie invoquait l'influence, est Jeanne Poisson, fille d'une mère qui lui a donné l'exemple de tous les désordres. C'est à Latour, l'habile miniaturiste, qu'est adressé le billet sui- vant de M""" de Pompadour : Je suis à peu près dans le mcsme embonpoint que vous m'avcs vu à la Muette, monsieur, et je crois qu'il seroit à propos de profiter du moment pour finir ce que vous avés sy bien commencé. Sy vouspouviés venire(s/c) icy demain, je seray libre et sy peu de compagnie que vous voudrés. Je vous en laisse le maîtrej vous connoissés. Monsieur, le cas que je fais de vous et de vos admirables talents. La marquise de Pompadour. Après M"" de Pompadour vint M"*' du Barry, et ici la collection de M. de Stassart nous offre quelques lettres fort intéressantes du comte de Mercy-Argenteau 2. • Voyez Œuvres complètes de M. de Stassart, pp. 503-508. 2 Ces lettres sont adressées à M™^ Nelinne, veuve d'un riche banquier de Bruxelles, qui était activement mêlée aux affaires politiques. ( 77) i^^ mai 1768. ... Vous n'ignorez pas, sans doute, Tobjet qui nous occupe icy mainte- nant. Cette malheureuse intrigue de M™'' du Barril occasionne une con- sternation presque générale, d'autant plus qu'il y a grande apparence que cette femme sera présentée et mise en évidence comme maîtresse du Roy. M. de La Borde en est personnellement affligé par une suite de son atta- chement pour M. de Choiseul et pour le bien en général. Chacun fait ce qu'il peut pour faire manquer cette aventure, mais on y travaille avec bien peu de succès, et l'aveuglement de ce monarque est en ce point si extraordinaire qu'il ne croit à rien de ce'qui peut lui revenir sur la favo- rite et ses entours... 10 juillet 1769. Le Roy est parti pour Chanlilli. Mesdames de France sont du voyage. La favorite n'en est pas... 4 août 1769. Les petites nouvelles sont peu intéressantes. Quoique la faveur de M™e du Barry se soutienne, il n'en résulte rien relativement aux grands objets. Le crédit de M. de Choiseul ne reçoit aucune atteinte. 17 mars 1771. Le marché du terrain de M. de Laborde avec M™'' du Barry est conclu. L'affaire est médiocre quant au prix, mais je la crois bonne pour les conséquences. C'est au moins se mettre à couvert du côté de la favorite, ce qui n'est pas peu de chose dans le tems où nous sommes. 22 mai 1771. La vente du terrain de M. de Laborde à M™^ du Barry est manquée faute d'argent et plus encore par réflexion sur le mauvais effet qu'auroit fait dans le public une pareille dépense dans un tems où tout le monde meurt de faim. M™^ du Barry, en rompant son marché, a fait dire les choses les plus obligeantes à M. de Laborde, de façon qu'il lui reste le mérite d'un procédé très-honnête *. * Comparez les lettres du comte de Mercy à Marie-Thérèse qui sont de la même époque. { 78) Vingt-deux ans plus tard, la Convention nationale votait une mention honorable aux députés de la commune de Luciennes annonçant qu'ils venaient d'arrêter « une ci-devant comtesse » Dubarry » et décrétait son renvoi devant le comité de sûreté générale (3 juillet 1793) *. Trois personnages dont le nom a éveillé une vive curiosité, sont mêlés à l'histoire des dernières années du règne de Louis XV: le chevalier d'Eon, Latude et le baron de Trenck. La collection de M. de Stassart nous fournira à ce sujet des renseignements pleins d'intérêt. Le chevalier d'Éon remplit heureusement et sans être reconnu, dit-on, pendant deux années consécutives deux rôles tout à fait différents à la cour de Russie, celui de lectrice de l'impératrice et celui d'officier de dragons attaché à l'ambassade de France. Cinq ans après, en 1761, il prend part à la guerre d'Allemagne comme aide de camp du duc de Broglie et s'y distingue par son courage. A cette campagne se rapporte une lettre du duc de Broglie, du d4 mai 1701. Il ne me reste qu'à vous parler de l'affaire de M. d'Eon de Beaumont. M. le duc de Choiscul m'a accordé pour luy un congé pour faire la cam- pagne comme mon aide-camp. J'ay depuis imaginé qu'il seroit plus court de lui faire donner une lettre de passe à la suitte du régiment d'Auti- champ au lieu du Colonel-général où il est actuellement. Je vous prie donc de vouloir bien faire finir cette petite affaire, et sur cette lettre de passe spécifiés, je vous prie, les appointements qui luy sont destinés et qui, je crois, n'ont pas esté fixés lorsqu'on luy a donné la première commission parce que estant alors en Russie il avoit des appointements des affaires étrangères. {Pas d'adresse.) Le duc de Broglie. M. d'Éon, devenu ministre plénipotentiaire en Angleterre, se sépare par la plus violente inimitié du comte de Guerchy, qui y * Moniteur de 1 793. ( 79) remplit les fonctions supérieures d'ambassadeur, se de'guise en femme pour échapper aux mauvais desseins dont il se croit l'objet, rencontre sous ce costume une dame russe qui reconnaît la lectrice de l'impératrice Elisabeth et doit bientôt à cette aventure la plus étrange célébrité. Beaumarchais, en quête de tous les scandales, accourt à Londres et négocie la rentrée en France du chevalier d'Éon avec une pension, mais à une condition qui doit rassurer tous ceux qui le craignent ou le haïssent, c'est qu'il conservera des habits de femme. Le texte de cette convention a été imprimé. Les qualités des par- lies étaient ainsi déterminées : « Nous soussignés Pierre-Auguste 3) Caron de Beaumarchais, chargé spécialement des ordres du roi » de France, et demoiselle Charles-Gencviève-Louise-Auguste-Thi- » mothéc d'Éon de Beaumont, fille majeure connue jusqu'à ce jour » sous le nom de chevalier d'Éon, écuyer, ancien capitaine de dra- » gons, chevalier de Saint-Louis, aide-camp de M. de Broglie, » ministre plénipotentiaire près le roi de la Grande-Bretagne, » ci-devant docteur en droit civil et en droit canon, avocat du » parlement de Paris et censeur royal, etc. » Puis Beaumarchais ajoutait fort sérieusement, si ce mot peut s'appliquer à l'auteur du Mariage de Figaro, qu'il exigeait au nom du roi que le travestis- sement qui avait caché jusqu'à ce jour la personne d'une fille sous l'apparence du chevalier d'Eon, cessât entièrement, sans qu'on cherchât à lui reprocher le déguisement de son sexe, dont la faute ne retombait que sur ses parents, puisque tout le monde rendait justice à sa conduite sage, honnête et réservée. La reprise de ses habits de fille devait du reste fixer à jamais les idées du public sur son compte. Le chevalier d'Éon n'éleva qu'une seule objection. Les statuts de l'ordre de Saint-Louis excluaient les femmes, et il tenait beau- coup à sa croix gagnée sur le champ de bataille. On considéra que si l'ordre de Saint-Louis eût existé du temps de Jeanne d'Arc, il eût été bien difficile de le refuser à la Pucelle d'Orléans, et à ce titre on le conserva exceptionnellement à mademoiselle d'Éon. Ceci ayant été réglé, toute opposition cessa de la part du chevalier (80) d'Éon, et il s'engagea à porter des habits de fille jusqu'à sa mort, à moins que le roi, en faveur de sa longue habitude de porter des habits d'homme, neTautorisât à les reprendre s'il lui était impos- sible de soutenir la gêne des autres après avoir essayé de s'y habituer dans l'abbaye royale des Dames Bernardines de Paris ou dans tel autre couvent de filles qu'il lui plairait de choisir. C'est à cet étrange épisode que se rapportent les documents que nous allons citer. Le 25 août d775, Louis XVI avait permis à la chevalière d'Éon de rentrer en France. Elle continue, toutefois, à prendre son ancien nom dans la lettre qu'elle adresse de Londres le 22 septembre 1 775 à Malesherbes : Je ne vous entretiendrai pas de mes malheurs peu mérités et de la persécution atroce que j'ai essuyé et soutenu avec constance depuis 1765. Le feu roi et notre jeune monarque y ont apporté un remède jusqu'à présent inconnu du public. M. le comte de Vergennes qui connoit main- tenant les ordres secrets du feu roi qui ont servi de baze à toute ma conduite, pourra vous donner des preuves de mon entière innocence. Je m'estimerai heureux de pouvoir bientôt vous la dévoiler dans toute son étendue. Londres, 22 septembre 1775. Le chevalier d'Éon. (Aîilographe.) Le 5 décembre 1776, le chevalier d'Éon signe également du même nom l'accusé de réception (la collection de M. de Stassart en possède le texte autographe) de l'autorisation qui lui est accordée de rentrer en France pourvu qu'il y porte des habits de femme. Au mois d'août 1777, Éon retourne en France, mais il se pré- sente à la cour en capitaine de dragons. Le comte de Maurepas lui rappelle sa promesse et lui impose sous des habits de femme un noviciat d'au moins une année. Si Éon ne se retira point au couvent des Dames Bernardines, il reparut du moins à la cour en robe montante, les cheveux poudrés, mais très-courts, et une toque de velours noir sur la tête. ( 81 ) L'année 1778 vit la conclusion d'une alliance avec les États^ Unis d'Amérique et la déclaration de la guerre à l'Angleterre. Combien il devait tarder au chevalier d'Eon de reprendre son épée avec son uniforme d'officier de dragons, et de même qu'il avait été aide de camp du duc de Broglie, d'aller offrir ses services à Lauzun ou à Rochambeau! A la date du 17 février 1779, nous trouvons cette lettre à une duchesse, qui occupait une haute position à la cour de Versailles : Madame la Duchesse, Je vous supplie de protéger auprès des ministres du roi le succès de mes démarches. Vous portez, Madame, un nom familiarisé avec la gloire militaire. Comme femme, vous aimez celle de notre sexe. J'ai tâchée de la soutenir pendant la dernière guerre en Allemagne... Il ne me reste plus qu'à combattre sur mer avec la flotte royale. J'espère m'en acquitter d'une façon que vous n'aurez nul regret de protéger la bonne volonté de celle qui a l'honneur d'être avec un profond respect (Copie.) Votre dévouée servante, La chevalière d'Éon. Le lendemain autre lettre plus éloquente, plus vive, au comte de Maurepas. Versailles, le 18 février 1779. Monseigneur, Je désirerais de ne pas interrompre un instant les moments précieux que vous consacrez au bonheur et à la gloire du roi et de la France, mais animée du désir d'y contribuer moi-même dans ma faible position, je suis forcée de vous représenter très-humblement et très-fortement que l'année de mon noviciat femelle étant entièrement révolue, il m'est impossible de passer à la profession. La dépense est trop forte pour moi et mon revenu est trop mince. Dans cet état je ne puis être utile ni au service du roi, ni à moi, ni à ma famille, et la vie trop sédentaire ruine l'élasticité de mon corps et de mon esprit. Depuis ma jeunesse Tome XXX. 6 (82) j'ai toujours menée une vie agitée, soit dans le militaire, soit dans la politique. Le repos me tue totalement... J'ai bien pu par obéissance aux ordres du roi et de ses ministres rester en jupon en temps de paix; mais en temps de guerre, cela m'est impos- sible. Je suis honteuse et malade de chagrin de me trouver dans cette posture dans un temps où je puis servir mon roi et ma patrie... J'ai toujours pensé et agi comme Achille. Je ne fais point la guerre aux morts et je ne tue les vivants que.lorsqu'ils m'attaquent... Vos grandes occupa- tions vous ont fait oublier. Monseigneur, qu'il y a plus de quinze mois que vous avez bien voulu me donner votre parole que je serais heureuse et contente quand j'aurais obéi au roi en reprenant mes habits de fille. J'ai obéi constamment. Je dois espérer d'un ministre aussi grand et aussi bon que Monseigneur le comte de Maurepas qu'il daignera me tenir sa parole ou me remettre in statu quo... Monseigneur le comte de Maurepas doit sentir que mon obéissance silencieuse doit avoir un grand mérite à ses yeux, que dans ma position femelle je suis dans la misère avec les bienfaits du fou roy, qui suffisaient pour un capitaine de dragons, mais qui sont insuffîsans pour l'état qu'on m'a forcée de prendre, que le plus sot des rôles à jouer est celui de pucelle à la cour, tandis que je puis encore jouer celui de lion à l'armée... (Copie.) Votre dévouée servante, La chevalière d'Éon. Rue de Noailles. Chose bizarre! Le chevalier d'Éon, porté sur la liste des émigrés et réduit à se réfugier à Londres, y porta librement ces habits de femme qui lui répugnaient si fort et ne les quitta même pas pour soutenir en présence du régent un assaut d'armes contre le fameux Saint-Georges. Etait-ce en signe de deuil parce qu'il croyait ne pouvoir plus servir la monarchie française? Était-ce, au contraire, par désir de s'assurer l'obscurité qu'il recherchait désormais? Tout devait rester mystérieux dans cette carrière si inquiète et si agitée. Après le dossier du chevalier d'Éon on peut encore consulter avec intérêt celui de Latude, le célèbre prisonnier de la Bastille, et quelques lignes me suffiront pour analyser celui du baron de Trenck. (83), Le baron de Trenck était sorti de la forteresse de Glatz comme Latude de la Bastille. Latude avait offensé M""" de Pompadour. Trenck avait plu à une sœur du grand Frédéric. On composa sur ses longs malheurs une pièce intitulée : Le baron de Trenck ou le Prisonnier prussien, qui fut représentée en 1788 à Paris sur le théâtre d'Audinot. Un document de la collection de M. de Stassart nous apprend qu'afin de mieux en assurer le succès on traita avec lui pour qu'il y jouât lui-même son propre rôle. Un autre auto- graphe porte la date : Altona, 15 septembre 1792, jour de notre séparation à jamais. En effet, comme le baron de Trenck avait voulu s'associer avec trop d'ardeur aux idées de la Révolution française, il en fut bientôt la victime et périt sur l'échafaud le même jour qu'André Chénier. Le poëte rêvait à son avenir. Trenck avait épuisé dans un passé d'un demi-siècle toutes les passions, toutes les amitiés, tous les succès, tous les revers. § 2. — Ta littérature. L'abbé Fleury, — Le duc de Saint-Simon. — Le chevalier de Folard. — Dom Bouquet. — Montesquieu. — J.-J. Rousseau. — Mme d'Houdetol. — Grimm. — Voltaire. — Le comte Schouwallof. — Lekain. — M"e Clairon. — >!•»« du Châtelet — Helvé- tius. — D'Alembert. — Diderot. — L'abbé Raynal. — Rulhière. — Gustave IlL — J.-B. Rousseau. — Gresset. — Bachaumont. — Piron. — Florian. — Rivarol. — Le prince de Ligne. — Euler. — Maupertuis. — Montgolfier. — Rameau. — Grétry. La littérature, image de la société, se partage également en deux périodes que diversifient les mêmes caractères. Dans les premières années du règne de Louis XV, l'abbé Fleury continue son Histoire ecclésiastique, monument qui restera ina- chevé. La collection Stassart possède de l'abbé Fleury un mémoire autographe sur le prince de Conti et la copie d'une note qui se rapporte au même personnage. Le prince de Conti, compagnon intrépide du maréchal de Luxembourg, élu un instant roi de Pologne, presque constam- ment en disgrâce à la cour de Louis XIV, joignait la noblesse (84) d'âme des Bourbons au courage des Condé '. Les plus hautes espé- rances étaient liées à sa vie quand il mourut âgé de moins de quarante-cinq ans. « Les regrets, dit Saint-Simon, furent amers et » universels; sa mémoire est encore chère. » François-Louis de Bourbon, prince de Conti, né le 30 avril 1664, perdit le prince son père à deux ans, en 1666; la princesse sa mère, le A^ février 1672. On Tapelloit alors le prince de la Roche -sur-Yon, à cause de son frère aisné Loiiis-Amand de Bourbon, prince de Conti. Après la mort de la mère, le roy les fit venir à Saint-Germain pour estre élevés avec M^"" le Daufinj et ce fut alors que j'entrai auprès d'eux en qualité de précepteur à la place du S»" Lancelot qui se rendit moine à Saint-Cyran. Le prince de la Roche-sur-Yon, qui n'avoit pas encore huit ans, étoit le plus agréable enfant qu'on peust voir. La phisionomie noble, douce, spirituelle, les yeux vifs et riants qui me faisoient un plaisir singulier toutes les fois que je les rencontrois. Il entendoit dès lors finement des vers qui paroissoient au-dessus de la portée de son aage. En travaillant à son instruction, je reconnus bientost un esprit pénétrant, solide et suivi. Si je lui racontois une histoire, il vouîoit en voir la fin. Si je commençois un raisonnement, il demandoit la conclusion et ne se païoit que de bonnes raisons. Quoique son corps fust dans un continuel mouve- ment par la vivacité de l'aage et du tempérament, l'esprit ne laissoit pas d'estre attentif. Il comprenoit et retenoit ce que je lui avois dis dans le temps où ceux qui ne le voïant qu'en passant l'auroient cru le plus distrait. On voïoit dès lors un grand courage dans cet enfant. Il vouloit faire tout ce que faisoit le prince de Conti, son frère, plus aagé de trois ansf et comme quelquefois, quoique rarement, on le faisoit étudier avec Ms"" pour exciter l'émulation, il faisoit le même thème et réussissoit, ce qui faisoit un plaisir singulier à M"" de Montausier et à M'' Bossuet, alors évéque de Condom. Dès l'aage de douze ans il entendoit si bien les Odes d'Horace qu'il en goùtoit la finesse et les lisoit avec plaisir. Vers le même aage, aux fcstes de Pasques, feuilletant de lui-même un livre de < On trouve dans la collection de M. de Slassart une lettre autographe du prince de Conti adressée en 1693 à M. de Saint-Sylvestre. (8S) la Semaine Sainte, il s'arrêta à lire quelques homélies des Pères, dont les pensées ingénieuses le charmèrent. A ce même aage de douze ans, il donna la première marque éclatante de sa fermeté et de son courage. Il éloit sous la tutelle et la conduitte de Louis de Bourbon, prince de Condé, son oncle. Ce prince aïant perdu un de ses petits-fils, pourvcu de plusieurs bénéfices, pensa à les faire donner au prince de la Roche-sur-Yon , qui, étant cadet, n'avoit pas des biens proportionnés à sa naissance. Il lui en fit parler et à ceux qui cloient auprès de lui par le S»- de Gourville, homme peu scrupuleux et peu instruit des règles de l'Église , mais éloquent et fort en raisonne- ment, qui fit touts ses efforts pour persuader. Le jeune prince son frère aisné étoit de la partie et lui conseilloit fortement de prendre les béné- fices, car il n'étoit pas encore dans les sentiments de piété qu'il prit depuis. Je dis à l'un et à l'autre prince sur ce sujet, particulièrement au cadet, ce que je crus devoir dire en conscience. M"" le prince prit en particulier le prince de la Roche-sur-Yon et, sans user de son autorité, lui proposa la chose et les avantages qui lui en pouvoient revenir, que ce ne seroit point un engagement et que si dans un aage plus mcur il ne se sentoit pas de goust pour la profession ecclésiastique il pourroit la quitter. « Enfin, ajouta-til, parlés-moi franchement, je vous laisse dans » une entière liberté. « Le jeune prince répondit : « Puisque vous me » permettes. Monsieur, de m'expliquer librement, je vous avouerai que '> je ne me sens aucune inclination pour Testât ecclésiastique et que je » ne veux point embrasser une profession pour n'y pas faire mon devoir » et n'y pas réussir. » M»" le prince l'embrassa et loua sa franchise, et il ne fut plus mention des bénéfices. Mad" de Longueville, qui avoit craint qu'il ne succombast, fut ravie. Tout le monde vint faire des compli- ments au jeune prince sur ce refus; et j'en eus une des grandes joies que j'aie senti en ma vie. En une promenade avec M^"" le prince de Conti, l'aisné, je ne sai à quel sujet, s'emporta furieusement contre son frère jusques à le fraper. Le jeune prince garda toujours le respect à son aisné et soufril son insulte avec une modération qui fut admirée de toute la petite cour, particu- lièrement de M"" de Montausier. Et cette avanture n'altéra point l'union entre les deux frères. A l'aage de quinze ans , le prince de la Roche-sur-Yon donna la pre- mière preuve de sa valeur à Fontainebleau où dans une chasse en pré- sence du Roy et de toute la cour il tua un sanglier d'un seul coup d'espée. (86) Il réussissoit parfaitement dans ses études, mais le cours en fat inter- rompu trop tost à Toccasion du mariage du prince de Conti, célébré au mois de janvier 1680. Le prince de la Roche-sur-Yon ne voulut plus s'assujettir aux leçons dont son frère étoit délivré 5 j'en parlai à M"" le prince, qui n'appuia pas le dessein que j'avois de le faire continuer, et je me tins en repos. Le jeune prince n'eut plus d'occupation réglée que les exercices du cheral et des armes, et demeura sous la conduite d'un gouverneur peu capable de prendre autorité sur lui. Ainsi, avant l'aage de seize ans, il se trouva livré à ses passions et aux tentations les plus dangereuses de la cour dont il étoit les délices. Au mois d'aoust 1684-, j'allai pour la première fois à l'abbaïe de la Trappe, Ce prince, qui n'avoit guère que vingt ans, me fit raconter fort au long à mon retour tout ce que j'y avois vu , l'écouta avec une grande attention et m'en parut singulièrement touché. Au printemps de l'année 1685, le prince de Conti l'aisné obtint du Roy la permission d'aller servir le roi de Pologne contre les Turcs comme volontaire. L'aïant appris, j'allai aussi tost lui en faire mon compliment et je le trouvai transporté de joie. Le prince de la Roche- sur-Yon étoit à la chasse avec Ms^ Il entra tout botté dans la chambre de son frère et, apprenant cette nouvelle, il en fut surpris et allarmé, prévoïant les suittes de ce voïage, qu'il savoit dans le fonds cstre désagréable au Roi. En effet, au lieu d'aller en Pologne, le prince de Conti alla à Vienne au service de l'Empereur, et le prince de la Roche- sur-Yon le suivit par pure complaisance, leur étroite amitié ne lui per- mettant pas de le quitter. Ils passèrent par la Hollande, et, comme ils estoient incognito, le prince de la Roche-sur-Yon m'a dit depuis qu'il y sentit un plaisir qu'il n'avoit point encore gousté et qui fut un des plus grands de sa vie de se trouver dans les maisons de caffé et les autres rendés-vous semblables avec des gens qui parloient en pleine liberté, qui, feignant de ne le pas connoître, s'entrctcnoient familièrement entre eux et avec lui, assis et couverts, sur touttes les affaires de l'Europe et disoient des vérités qu'il n'avoit pas coutume d'entendre. Les deux princes firent la campagne de Hongrie où le prince de la Roche-sur-Yon donna les premières preuves de ses talents pour la guerre. Un grand courage, mais simple et naturel, sans empressement, affectation, ni ostentation; une application continuelle à tout observer et à s'instruire de tout; un jugement seur et une prudence au-dessus de son aage. (87 ) Il Ha une étroite amitié avec le duc Charles de Lorraine qui comman- doit Tarmcc de l'Empereur et m'en parloit à son retour avec une haute estime, louant particulièrement sa probité et sa religion solide. Il revint de Hongrie avec une extrême précipitation, par complaisance pour le prince de Conti qui voulut faire en six jours le chemin de douze. Aussi la santé du prince de Conti, déjà mauvaise, en fut nota- blement altérée et la petite vérole survenant l'emporta promptement le 9 de novembre 1685. Le prince de la Hoche-sur-Yon en fut inconsolable j il ne pouvoit se résoudre à le survivre,- et malgré sa modération natu- relle il frapoit de sa teste contre les murailles et vouloit se jettcr par les fenestres. Il a confessé toute sa vie un respect et une affection singulière pour ce cher frère, et je ne lui en ai jamais ouï parler autrement. Vers le même temps on surprit ces malheureuses lettres qui attirèrent sa disgrâce. Elles lui étoient écrites par quelques jeunes seigneurs et contenoient des railleries insolentes contre les premières femmes de la cour et contre le Roi même, qui ne crut pas qu'on eust osé les écrire au prince de la Roche-sur-Yon si elles n'eussent esté de son goust. Il a néantmoins toujours nié qu'il y eust aucune part, et le Roi l'aiant inter- rogé sur les auteurs de ces lettres, il n'en voulut découvrir aucun. Il passa le temps de cette disgrâce, partie chés lui à l'Isle-Adam, partie à Chantilli près du prince de Condé, son oncle, et il ne le quitta guère pendant l'année dG86 qui fut la dernière de sa vie. Ce prince, voïant dans le nouveau prince de Conti la pluspart des grandes qualités qu'il avoit lui-môme, sentoit pour lui une tendresse de père et prenoit plaisir à l'instruire de l'art de la guerre qu'il possédoit si parfaitement. Il lui racontoit le détail de ses campagnes, ses desseins, les raisons de l'exécu- tion, ses jugements sur le succès, sur sa conduite et celle des autres généraux, leurs fautes et les siennes. Le jeune prince l'écoutoit avec attention et avidité 5 et, quoiqu'il eust la mémoire excellente, il ne s'y fîoit pas et écrivoit ce qui lui paroissoit le plus considérable de ces impor- tantes conversations. C'est lui-même qui me l'a dit. Il sçut ainsi profiter de sa disgrâce pour se rendre plus capable de servir l'Estat. La dernière prière que le prince de Condé fit au Roi en mourant, fut de rendre ses bonnes grâces au prince de Conti, et il l'obtint. Je laisse à ceux qui l'ont vu à la guerre et qui sont du métier, à décrire son courage, sa capacité et ses autres qualités héroïques. Je dirai seule- ment quelques faits qu'il m'a racontés. Au retour de la campagne de Flandres en , il me dit comment il avoit fait celle marche d'infanterie (88) pour arriver au pont d'Espierre, qui parut si merveilleuse. II avoit fait préparer dans touttes les villes sur la route, du pain, de la bière, de Teau-de-vie et d'autres rafraîchissements pour encourager les soldats ; et il alloit continuellement de la teste à la queue pour les faire avancer, haster les traîneurs et empêcher qu'on ne marchât deux à deux aux endroits où on pouvoit passer à quatre. Après le combat de Steinquerque, le lendemain matin, il ramassa tout ce qu'il put de chariots dans l'armée jusques au nombre de trois cents, les conduisit lui-même sur le champ de bataille et les fît charger de tout ce qui se trouva de blessés encore vivants, amis et ennemis. On peut juger à combien de malheureux il sauva la vie par cette action d'huma- nité. Après la campagne de 1688 où Ms*" prit Philipbourg, M. le duc de Beauvillier me dit que M. le prince de Conli lui avoit esté d'un grand secours pour tenir dans le devoir touts les jeunes seigneurs et faire rendre à Ms"" le respect convenable dont il montroit toujours l'exemple, nonobstant la familiarité que donne la guerre. On rcmarquoit la même chose aux voyages de Meudon. M^*" avoit une amitié particulière pour ce prince qui avoit de si grandes qualités et qui avoit esté élevé avec luij mais le prince n'abusoit jamais, ni de la bonté de M^"", ni de l'honeste liberté de la campagne, comme faisoient quelques courtisants bien au dessous de lui. Il savoit allier le respect avec les manières les plus nobles et les plus aisées. Il n'étoit jamais oisif et savoit remplir tout son temps par ses devoirs envers le Roi et M^"", l'action s'il étoit à la guerre, la lec- ture ou la conversation. Il lisoit tout en original, aïant assés bien apris le latin pour entendre touttes sortes d'auteurs, et sachant l'italien presque comme sa langue naturelle. La princesse, sa mère, qui étoit italienne, avoit toujours eu quelques domestiques de cette nation ; et j'ai vu entre autres un valet de chambre romain auprès des deux princes pendant toutte leur éducation. Le prince dont nous parlons savoit si bien l'italien qu'il m'a quelquefois marqué les fautes de Vittous Sii qui, par son long séjour en France, avoit altéré sa langue. Il entendoit bien l'espagnol j il entendoit même l'alleman, mais il ne le parloit pas aisément. Il n'étoit jamais sans livres et disoit que les voyages de Marli ou de Meudon lui étoicnt d'une grande commodité pour lire, soit dans sa chambre, soit dans les jardins en se promenant. A Versailles ou à Paris, comme il ne pouvoit se dispenser de recevoir ceux qui venoient lui faire la cour à son lever, il demeuroit au lict tout le temps qu'il vouloit donner (89) le matin à la lecture. Ses lectures étoient suivies : il ne quittoit point un auteur qu'il ne l'eust achevé, et relisoit ce qui lui faisoit plaisir. Après avoir lu les neuf premiers volumes de mon Histoire ecclésiastique à mesure que je les lui avois donnés, il les relut tout de suitte et me dit qu'il Tavoit fait en trois mois. Il lisoit souvent l'Écriture Sainte et tout ce qui paroissoit de nouveau et d'important sur les matières de religion, comme le discours de M*" Bossuet, évêque de Meaux, sur l'Histoire universelle, et l'Histoire des variations, dont il me parla si pertinemment que je vis qu il l'avoit non- seulement lue avec application, mais parfaitement entendue, quoiqu'il y ail bien des endroits de pure théologie. Il lisoit aussi touts les écrits qui parurent dans la dispute de ce prélat avec M»" l'archevêque de Cambrai et en jugeoit sainement. Il savoit très-bien la religion et en parloit tou- jours avec le respect convenable, et ce fonds de conoissance nous a este d'un grand secours dans les derniers jours de sa vie. Sa curiosité étoit réglée : c'est pourquoi il avoit fait sa principale étude de l'histoire des derniers siècles, dont la connaissance est la plus utile pour les affaires présentes. Il y a, me dit-il, trois ou quatre ans qu'il savoit bien l'histoire de l'Europe depuis deux cents ans : ce que je pris au pied de la lettre, sachant combien il étoit éloigné de se vanter ou d'exa- gérer à son avantage. En effet, il me fît entendre qu'il avoit lu touttes les histoires originales et tous les mémoires de ce qui s'est passé depuis Fran- çois l^i" et Charles V, tant en France que dans les pais voisins; et il ne se contentoit pas de la conoissance des faits, il y joignoit de solides réflexions et ses jugements sur le fond des choses et sur les écrivains. Il étoit instruit d'une science assés rare aux persones de son rang : de la jurisprudence. Je luy en avois donné quelque légère teinture dans sa première jeunesse, par ordre du prince de Condé, son oncle; mais il cultiva si bien depuis cette connoissance, qu'il entendoit parfaitement les affaires et en parloit correctement. On le vid principalement dans les procès qu'il eut avec Mad<^ de Nemours où les juges qu'il alloit solli- citer, étoient surpris de l'entendre parler de ces matières comme si c'eust esté sa profession. M"" Daguesseau, procureur général, en rendroit un bon témoignage. Cette estendue de conoissances lui donnoit la facilité de s'entretenir avec touttes sortes de persones et d'accommoder la conversation à la portée de chacun. Gens de guerre, gens de robe, ecclésiastiques, savans, ignorans, touts lui convenoient, et il convenoit à touts. 11 raisonnoit avec (90) ceux qui en étoient capables; il mettoit les autres sur les faits de leur connoissance. On se trouvoit à son aise avec lui et on en sortoit satisfait. Sa conversation étoit délicieuse pour ceux qui savoient la goûter. Au fonds, les pensées justes et solides, le jugement droit, les sentiments élevés; au dehors, l'expression facile et noble, les tours ingénieux et délicats, souvent des traits vifs et des railleries fines, quelquefois un peu mordantes, un agréement singulier répandu sur son visage et toutte sa persone. Ses mœurs étoient douces et faciles. Jamais il n'y eut un ami plus com- mode pour ceux qu'il honoroit de son amitié, ni un maître plus indul- gent pour ses domestiques. S'il manquoit quelque chose à son service, il s'en passoit ou se contentoit d'en railler; mais sa grandeur d'âme ne trouvoit pas matière de colère dans de si petits sujets. La nuit de devant sa mort, quelque domestique, fatigué de veiller, ronfloit à un coin de la chambre; on vouloit l'éveiller. Le prince dit d'un ton plein de compas- sion : « Eh! laissés-le dormir. » Il étoit simple et ennemi de l'ostentation. Je Tai souvent rencontré dans les cours de Versailles seul, à pied, sans aucune suitte : ce que je remarquai particulièrement dans le temps qu'il croioit avoir esté élu roi de Pologne. Si tost qu'on eut receu celte nouvelle, j'allai le trouver à Marli où il étoit et lui demandai d'abord s'il falloit le traitter de Majesté. JI me dit qu'il n'y avoit rien à changer au traittement et me fit asseoir à l'ordinaire. Il vouloit attendre qu'il eust reçeu le diplôme d'élection et l'ambassade solennelle; et la suite fît voir combien il avoit eu raison d'en user ainsi. Quand il fut arrivé sur les lieux, c'est-àrdire près de Dantzic, il se plaignit que quelques-uns de ceux qui s'étoient meslés de cette affaire, l'avoient gastée par leurs mensonges, et dit qu'il vouloit essaïer de la rétablir en disant la vérité. Aussi étoit-il souverainement vrai et ennemi de l'artifice, son grand courage le mettant au-dessus des finesses qui sont la ressource des foibles et des petits esprits. Pendant toutte son éducation je ne me souviens point de l'avoir vu recourir aux mauvaises excuses et aux déguisements si familiers aux enfans pour couvrir leurs fautes. Je fus un jour témoin d'une réprimende sévère qu'il fît sur ce sujet à la princesse , sa fille aisnée, encore enfant. Il lui dit que rien n'étoit plus indigne de sa nais- sance que le mensonge et la dissimulation, qu'il lui pardonneroit toutte autre faute, mais qu'il n'auroit aucune indulgence sur ce point. Dans les derniers temps, quoique j'eusse quelquefois avec lui des ( 91 ) conversations de deux heures où il m'ouvroit son cœur et me parloit avec une entière confiance, même des affaires publiques, il ne lui est jamais échapé aucune plainte de ce qui le rcgardoit personnellement, ni aucune parole qui ne marquast son amour sincère pour TEstat et une fidélité inviolable pour le Roi. Ce qui est d'autant plus remarquable que ce prince étoit plus ennemi de toutte dissimulation. Quant à la fin de sa vie, le R. P. de la Tour en est mieux informé que moi : il est témoin de tout ce que j'en pourrois dire, et il y a des parti- cularités que je n'ai aprises que de lui. Fleury. A Paris, i9 mars 1709. [Autographe.) La perle de W^ le prince de Conti m'a esté d'autant plus sensible. Monsieur, que j'en ai esté témoin oculaire. Outre que je l'ai vu très-sou- vent pendant sa longue maladie, je ne l'ai point quitté les derniers jours. J'ai passé dans son hoslel les deux dernières nuits et suis demeuré auprès de lui jusques au dernier moment. Il l'avoit ainsi désiré et que le R. P. de la Tour et moi ne le quittassions jamais ensemble. Vous aurés seu sans doute qu'il le choisit pour confesseur vers la mi-décembre lorsqu'on l'avertit la première fois qu'il étoit en danger, et dès lors il rcceut le Viatique, qu'il receut encore le mardi avant sa mort. Depuis ce jour il parut n'estre plus occupé que des pensées de son salut, et nous avons vu en celte occasion combien il est utile pour bien mourir d'estre bien instruit de la religion, car il la savoit parfaitement quoiqu'il ne l'eust pas toujours pratiquée de même. 11 entendoit à demi-mot tout ce que nous lui disions et y entroit de tout son cœur. Quelquefois il ache- voit le verset ou autre passage qu'on avoit commencé à lui dire, et sou- vent il le répétoit pour marquer ce qui étoit le plus de son goust. Il satisfit à touts ses devoirs, recommanda en peu de mots au prince son fils de se souvenir de Dieu et de ne pas suivre son mauvais exemple. 11 prit congé de ses amis les plus particuliers et de ses domestiques jus- ques aux moindres de sa chambre, leur donnant sa main à baiser. M^"" le cardinal de Noailles l'étant venu voir le jeudi veille de sa mort, il lui demanda sa bénédiction de lui-même et la receut avec grande dévotion. Ce fut lui qui demanda rexlrcme-onction deux jours avant sa mort, et il craignoit tellement que le temps nemanquasl pour les prières des agoni- sants qu'il nous les fit dire jusques à cinq fois. 11 a eu de la conoissance ( 92) jusques à la fin, et, dans ses souffrances qui ctoient extrêmes, ses gémisse- ments continuels se tournoient en prières, et il répétoit souvent les actes de foi, d'espérance, de charité et de componction, qu'on lui avoit sug- gérés. Enfin il y a tout lieu d'espérer que Dieu lui aura fait miséricorde, et on doit prier pour lui avec grande confiance. Ce sera le R. P. Macillon qui fera l'oraison funèbre, pour laquelle Madame la princesse de Gonti m'a envoyé ce matin demander des mémoires. 4« mars 1709. {Copie,) Ce fut, en effet, Massillon qui prononça Toraison funèbre du prince de Conti. Il prit pour texte ce passage du livre de la Sagesse : Haheho claritatem ad turbas et honorem apiid seniores juvenis. Haheho immorlalitatem. Il y fit usage des notes de l'abbé Fleury,et nous ne pouvons,à propos du séjour du prince de Conti à Chantilly, que répéter ses paroles : « Quel historien digne du grand » Condé, si ces mémoires que nous avons encore écrits de sa » propre main avec tant de noblesse et de précision, étaient enfin » mis au jour! Rien ne manquerait plus à la gloire de ce grand » homme! » Ces mémoires du Grand Condé, écrits sous sa dictée par le prince de Conti, que Massillon avait sous les yeux, exis- tent-ils encore aujourd'hui? A défaut des mémoires du Grand Condé, on a conservé ceux qu'un grand seigneur, obéissant surtout à sa vanité et à ses ran- cunes, traçait avec une verve incomparable sous le règne de Louis XV. M. de Stassart possédait plusieurs extraits des mémoires de Saint-Simon, qui ne semblent point autographes, malgré l'autorité d'une attestation signée: Blanche de Saint-Simon. Il avait de plus une lettre que nous reproduirons : Paris, 18 février 1740. Je rends mes très-humbles grâces à V. E. de ce qu'elle a bien voulu faire à M. d'Angervilliers et d'avoir bien voulu me le mander j je la sup- plie d'estre persuadée de ma très-sensible reconnoissance. V. E. qui a fait le plus, achèvera sans doute le moins. Je n'ay qu'elle (93 ) auprès du Roy. Je me flatte avec confience que mon fîls, ny moy, n'avons pas mérité sa disgrâce, ny démérité en rien de V. E. II seroit bien mal- heureux pour luy et bien aflligeant pour moy que la corde cassast sur luy, quand M. de la Feuillade, en disgrâce profonde et personnelle dont il ne s'est jamais relevé du vivant du feu roy, eut un logement au château lors et presqu'au moment de Téloignement de M. Chamillart. Je conjure donc V. E. de faire que le roy veuille bien ne pas nous traiter plus mal que n'a fait le feu roy vers ceux qui se sont trouvés en pareils cas et d'estre bien persuadée de tout mon attachement et de ma reconnois- sance. Le duc de S'-SiMOiN. A Son Em. le cardinal de Fleury. C'était aussi à cette époque que le chevalier de Folard publiait son Polybe et ses traités sur la guerre et la défense des places. Le chevalier de Folard écrit à un personnage qu'il appelle « son « bon patron » pour lui recommander son frère qui était ecclésias- tique. La mort de mon père m'a mis dans l'état le plus malheureux... Je n'avois jamais éprouvé ce que c'est que de sçavoir ses proches dans l'état oii ils sont. J'achèterois leur repos de la perte de ma vie. Ce frère obtint en effet un bénéfice. Il cultivait aussi les lettres; mais il blâmait fort les auteurs qui publiaient leurs œuvres et gourmandait vivement de ce chef le traducteur de Polybe : Vous voulez estre loués, admirés, applaudis. Je vous louerai, je vous admirerai, je vous applaudirai et j'élèverai la voix si long qu'on m'enten- dra du lac des Songes et des Cadetaillcs. Mais, en vous louant, en vous admirant, en vous applaudissant d'un côté, je vous mépriserai souverai- nement de l'autre; car, avec tout votre esprit, tout votre savoir et vos autres talents, vous estes en effet des gens très-méprisables, de très-petites gens, de très-pauvres gens, n'aiant pas le courage de vous aller sans bruit en l'autre monde, courant après la fumée, cherchant à vous faire estimer de ces belles gens qu'on appelle les hommes, c'est-à-dire des habitans d'une misérable planète de la sixième grandeur, qui passent ( 94 ) peut-être pour des automates dans d'autres planètes, qu'on attelle peut être à la charrue dans Saturne, qui servent peut-être de bêtes de somme dans Jupiter et qui peut-être dans Mars portent les sacs au moulin. Montez nn peu là haut, M. le chevalier, pour voir ce qui en est. (Nîmes, 16 juin 1728.) Il faut mentionner une lettre de dom Bouquet qui fit paraître en 1738 le premier volume de la grande collection des Rerum gai- licariim et f'rancicarum scriptores. Ce fut en 1727 que Titon du Tillet publia la description de son Parnasse où il avait fait représenter en bronze Louis XIV et les principaux génies de son temps. Montesquieu lui écrit à ce sujet : Je vous remercie. Monsieur, de votre beau et magnifique présent, et je crois qu'Apollon luy-même est descendu du Parnasse pour me rap- porter... Je partiray lundy pour la campagne... Quoi qu'il en soit, je ne partiray point sans avoir l'honneur de vous aller remercier et vous dire le cas infini que je fais de l'illustre ami de tous les gens de lettres. Montesquieu, par les allusions transparentes des Lettres fer- saunes, aussi bien que par quelques théories hardies de \ Esprit des lois, indique la transition entre la première période littéraire du règne de Louis XV et celle qui en marquera la fin. Jean-Jacques Rousseau développera les conclusions de V Esprit des lois. Voltaire s'inspirera des Lettres persannes, Jean-Jacques Rousseau écrit en 1765 : A Motiers, le 9 janvier 1763. Ah! cher Lenieps, la bonne chose pour les affaires que d'êlre hypo- crite, fourbe et menteur! Avec cela l'on n'est guèrcs décrélc et l'on perd rarement ses procès... Vous savez, cher ami, que la seule ressource que je me suis réservée (93) pour avoir du pain, est une collection générale de mes écrits. Ces Mes- sieurs (les éditeurs de Paris), m'ôtant cette ressource autant qu'il est en eux, font de leur mieux pour me forcer à mourir de faim ou à vivre d'aumônes, ce que je suis bien déterminé à ne faire jamais... Je ne puis pas empêcher qu'on n'imprime mes livres à Paris après les y avoir brûlés... Et cependant Rousseau qui se plaignait si vivement, ajoutait dans cette même lettre, et non sans quelque vanité, que le duc de Luxembourg lui avait donné son portrait et qu'il avait fait placer dans sa galerie celui de Rousseau peint par Lalour. Il terminait par ces mots : Je vais toujours traînant ; tâchez au milieu de vos peines de vous maintenir au moins en meilleure santé que moi. J.-J. Rousseau. Monsieur Lenieps, banquier, Paris. On lit sur le cachet la devise : Vitam impendere vero. Rousseau nous amène à parler de M"* d'Houdetot, comme Vol- taire nous amènera à parler de M""^ du Châtclet. C'est à M'"^ d'FIoudetot qui était allée résider à Cambrai, qu'est adressée une charmante épître, également autographe, de Grimm. Paris, ce 6 août 17S0. Loin de la superbe cité Que baignent les eaux de la Seine, Quelle estrange falalité Aux bords de l'Escaut vous enchaîne? ... Je sais qu'aussitôt que vous reparaîtrez, tous vos amis retourneront (96) à vous. Si cependant vous ne reveniez pas telle que vous estes partie et que le climat, par un trop long séjour, vous eût rendu flamande, je ne répondrais de rien, par exemple si on alloit nous ramener pour équivalent à votre retour de Flandre Une de ces beautés massives, Telle que l'Escaut sur ses rives En offre à nos yeux par milliers, Dont l'ennuieuse simmétrie, De beurre et de bierre nourrie, Dans les traits les plus réguliers Ne montre expression, ni grâce, £t qui, dans le patois rouchi, A chaque mot pesamment place L'ennuieux terme de loudi. M. de Stassart avait reçu à Berlin en i808 de M. Lombard, ancien secrétaire du roi de Prusse, l'autographe de la célèbre lettre adressée à Frédéric par Voltaire quand il quitta Postdam (Beuchot, t. LVI, p. 266). Il possédait aussi une lettre de Voltaire à Malesherbes, du d2 novembre 1775 (Beuchot, t. LXIX, p. 410). Il a publié lui-même *, comme inédite, une fort belle lettre relative à Charles XII, qui est insérée dans l'édition de Beuchot (t. LIX, p. 126). Nous en insérerons ici, soit en entier, soit par fragments, quelques autres que nous n'avons point rencontrées dans les principales éditions de Voltaire. A Vassy en Champagne, ce 24 aoust 1735. Je voudrois bien, Monsieur, que la Mort de Jules César eût été plus digne de Thonneur que vous lui avez fait et de la manière dont elle a été représentée. Je vous prie de vouloir bien faire mes compliments aux deux acteurs dont on a été si content. Le talent de bien réciter ne saurait être parfait sans supposer de l'esprit et des qualités aimables qui doivent réussir dans le monde. Des jeunes gens qui ont un pareil talent, méritent qu'on s'intéresse à eux. Au reste, j'ai beaucoup retouché cet ouvrage depuis que l'honneur qu'il a reçu de vous, me l'a rendu plus cher j mais il * Œuvres complètes de M. de Slassart, p. 1071. (97 ) ne sera jamais autant embelli par mon travail qu'il Ta clé par vos soins dans la représentation qui s'en est faitte. Je suis bien sincèrement, Monsieur, votre très-humble et obéissant serviteur, Voltaire. Monsieur l'abbé Asselin, proviseur d'Harcour*. Je me trouve. Monsieur, dans la nécessité de vous prévenir sur le besoin que j'auray de quelque attention de votre part en arrivant à Paris. J'ay eu le malheur de déranger un peu mes affaires à Lunéville et je vous auray une très-sensible obligation si vous voulez bien vous arranger pour me payer vers le d 5 de janvier l'année 1748 que vous me devez... Voltaire. A Cirey, ce 24 décembre 17-48. (A M. Guénot.) 17 décembre 1760. J'ay eu encor assez de tête pour dicter un dernier mémoire; mais je n'ay pas assez d'expressions pour dire à mes anges tout ce que je leur dois. J'avoue que Madame d'Argental m'étonne toujours. Je ne crois pas qu'il y ait encor une dame dans Paris capable de faire ce qu'elle a fait. Ce n'est pas assez d'avoir beaucoup d'esprit et de goust. Il faut se donner la peine de mettre touttcs ses pensées par écrit, de s'étendre sur les dé- fauts, d'y substituer des beautés. Elle a tout fait. En vous remerciant, Madame, vous êtes encor au-dessus de l'idée que j'avais de vous. J'ay été honteux de prendre moins d'intérest que vous à Tancrède. Vous m'avez donné de l'ardeur : il me semble qu'il y a plus de cent vers changés depuis la première représentation. Je ne crois pas Tancrède un excellent ouvrage; mais enfin, tel qu'il est, grâce à vos bontés, je crois qu'il peut passer. J'y ay fait ce que j'ay pu. Il faut enfin finir comme vous dites. Peut-être affaiblirais-je la pièce en y retouchant encore. Il y a une grande différence entre descendre de Pierre Corneille ou de Toraas. Je me sens bien moins d'entrailles pour le sang de Tomas que pour l'autre. Je n'en ai guère non plus pour la muse limonadière et j'aime beaucoup mieux luy donner une caraffe de soixante livres que de lui écrire... {La fin vianque.) (A Madame d'Argental.) * Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 1061. Tome XXX. ( 08 ) En 1759, Voltaire achevait une Histoire de Russie, composée à la prière de Catlierine 11 et d'après les notes de plusieurs hommes d'État de sa cour, notamment du comte Schouvallow. Celui-ci écrivait à Voltaire : Puisque vous voulez bien donner vos soins au succès d'un projet que j"ai fait pour le bien et la gloire de ma nation, je ne négligerai jamais rien de ce qui pourra en accélérer la réussite. C'est le seul moyen par lequel je puisse espérer d'être utile à ma patrie, et j'avouerai toujours avec gloire, 3Ionsieur, que je vous en dois tout le mérite... J'attendrai Thiver avec im- patience par l'espérance que vous me donnés, Monsieur, de voir le fruit de vos travaux. Quelle satisfaction d'admirer les actions éclatantes d'un héros et de les voir tracées par une plume comme la vôtre! L'histoire et rhistorien seront dignes à la fois de l'attention de toute l'Europe. 2/1 3 juillet 1759. Schouvallow. Si Voltaire, historien de Louis XIV, de Charles XII et de Pierre le Grand, a fixé l'attention sur les précieuses informations qu'il a réunies, il a dû surtout ses succès sur la scène tragique à ses interprètes qui s'appelaient: Lekain ou M"" Clairon. Je signalerai une longue lettre de Lekain à M. d'Argental datée d'Aix-la-Chapelle, le 7 juillet 1768. Une lettre de M"^ Clairon adressée à Garrick se rapporte pré- cisément à sa détention au For-l'Évéque. qui mit un terme à sa carrière théâtrale : De Paris, ce 9 mai 17Co. Mon âme à jamais pénétrée d'un Iraittement aussi barbare qu'injuste avoit besoin, mon cher ami, du plaisir que votre lettre vient de lui faire. Cette lettre a suspendu quelques momens d'indignation et la douleur qui me consument Le croirés-vous? Mes camarades sont encore en prison. Moi l'on m'a mise aux arrêts chez moi Je ne vous ferai point part de toutes mes réflexions sur le passé, le présent et l'avenir, non que je craigne de les soumettre à vos lumières et votre amitié^ mais ma lettre peut être ouverte, on pourroit m'interpréter mal, je ne veux donner (99) aucun prétexte à la persécution. Embrassés pour moi M^^^ Garrick, soyés sûrs tous deux que je vous aime, vous estime et vous regrette autant qu'il est possible et autant que vous avés droit de l'attendre du cœur le plus sensible et le plus rcconnoissant. Clairon. Après avoir si longtemps parlé de Voltaire, un mot seulement de M™^ du Châtelet. Elle possédait à Bruxelles une maison où elle lui avait donné l'hospitalité et écrivait le 28 août 1747 qu'on devait considérer comme appartenant à Voltaire tous les meubles qui se trouvaient dans la chambre et l'antichambre qu'il avait occupés. C'est à M™® du Châtelet qu'est adressée la lettre suivante d'Hel- vélius : Madame, Je ne doute point que vous ne me rendissiez un zélé partisan de la métbaphisique de 31. de Leibnitz, et quand même elle ne serait pas aussi excellente et aussi supérieure que vous la croyez, ce qu'elle est sans doute, je sens que vous me persuaderiez aisément que vous estes capable de faire de plus grands changements en moy. J'examinerai encore votre article sur les forces mortes... Soyez bien persuadée, Madame, que personne dans le monde ne vous honore, ne vous estime et ne rends (sic) plus de justice à la supériorité de voire génie cl de vos lumières. 12 mars 1711. Helvétius. D'Alembert est aussi représenté parmi les autographes de 3I.de Stassart. Un billet de Diderot est adressé à M. Roland. On ne sait si le danger qu'il y entrevoit pour lui, résultait de la publication de V Encyclopédie ou de celle de ses romans. Tout bien considéré, Monsieur Roland, je trouve que vous avez donné un bon conseil à Madame Diderot et qu'il serait bien imprudent de s'ex- poser à un coup de main. Ainsi venez me voir le plus tôt possible afin de tromper par nos précautions le malin vouloir des mal intentionnés. La veille de Noël. Diderot. ( 100 ) L'abbé Raynal, ayant vu son ouvrage condamné au feu par le Parlement de Paris, se relire à Bruxelles et de là se rend en Alle- magne où l'attend le plus chaleureux accueil. Il écrit le 20 avril i 782 : Mon voyage a été heureux. A mon arrivée a Gotha, je fus conduit à la cour où je loge et où je suis traité avec des bontés qu'il m'éloit impos- sible de prévoir. La ville imite les princes. A celle époque la philosophie absorbait toutes les études, et l'histoire n'était guère représentée dans les lettres que par Rul- hière, qui décrivait avec une élégante précision l'anarchie de la Pologne. Nous insérerons ici une importante lettre de Rulhière à un de ses amis qui se trouvait alors à l'Ile-de-France. Elle fut écrite au printemps de l'année 1769, c'est-à-dire au milieu des dernières convulsions de la nationalité polonaise agonisante. Paris, 26 mars 1769. Il y a, mon ami^ de grandes nouvelles en Europe. Enfin la haine des Polonais contre les Russes a éclalté par de grands soulèvements après que la Russie a eu placé sur le trône de Pologne Thommc que vous savés. Toute la famille de ce roi a voulu profiter de la faveur que Cathe- rine accordoit à leur parent et de la légèreté de cette princesse dont la superbe ostentation n'empêche pas que sa conduite ne soit très en Tair. Ils ont donc donné au gouvernement polonais une nouvelle forme qui meltoit entre leurs mains toute rautorité de la république et qui, en servant leur ambition particulière , retiroit cependant la Pologne de son anarchie et pouvoit lui donner assés de force pour résister à ses voisins et la soustraire au joug de Catherine. Le roi s'est même porté à des démarches d'éclat pour donner à son pays de nouvelles alliances. Catherine, se voyant ainsi jouée, s'est mise fort en colère : elle a profité (le la haine des Polonais contre leur Roi et contre toute cette famille, et annonçant le projet de la détrôner et de remettre tout sur les anciennes formes, elle a fait former une grande confédération, mais c'étoit un piège. ( 101 ) Elle s'est contentée d'humilier le Roi, de renverser les nouvelles constitu- tions et d'en faire établir d'autres qui enehaînoient entièrement la Pologne à la Russie j et pour être plus sûre de se former un nouveau parti, elle a voulu établir dans le gouvernement touts ceux qui en Pologne professent la religion grecque. On a enlevé à main armée et on a transporté dans les prisons de Russie plusieurs grands seigneurs polo- nais qui se sont opposés à tant de violences. C'est dans cette circonstance qu'un comte Potocki disait à l'ambassadeur russe : « Monsieur, vous abu- » ses de votre pouvoir et vous le perdrés. Vous ne connoissés pas notre » nation. On nous ôte aisément l'habit et la veste; mais, quand on veut » nous ôter la chemise, nous reprenons tout. » — « Qui est-ce qui osera » remuer? » reprit l'ambassadeur. — « Moi, monsieur. Je suis entre vos » mains, vous pouvés me faire arrêter; mais, si vous ne le faites pas, je » vous annonce que dans quinze jours je serai à la tète d'une confédéra- » tion ; et quand vous me fériés arrêter, vous n'y gagneriés rien. Toute la « Pologne est pleine de gens qui pensent comme moi. » L'ambassadeur se conduisit en Russe qui tremblent, comme vous sçavés, mon ami, devant touts ceux qui leur parlent haut. Il laissa sortir Potocki, et, comme il l'avoit dit, quinze jours n'étoient pas passés qu'il étoit chef d'une confé- dération. Cependant les grands seigneurs, incertains d'être appuyés, n'ont pas osé se déclarer. 11 a fallu chercher à émouvoir le peuple, et ces pre- mières confédérations n'ont eu l'air de se former que pour la defïense de la relligion catholique attaquée par les Russes. Il s'en est formé sept ou huit. Elles ont envoyé demander du secours partout où elles ont imaginé en obtenir et surtout à Constantinople. Cependant il y a eu plusieurs actions entre les confédérés et les Russes, ceux-ci se battant de pied ferme et les Polonais ne faisant qu'escarmoucher. Les Russes restèrent toujours maîtres du champ de bataille, mais les Polonais, dissipés dans un endroit, étoient aussitôt reformés à quelques lieues de là. Ils ont voulu tenir bon dans Cracovie, ils ont été assiégés et la ville prise. Les grands, incertains de l'événement, ne se déclaroient point encore, mais sous main ils attisoient le feu. Enfin les confédérés se sont retirés sous les premiers; ils ont tendu des pièges aux Russes pour les obliger de combattre sur le territoire turc. Là ils ont pris les équipages du commandant russe et ils ont trouvé toutes les marques du pillage de leur patrie, de la vaisselle d'argent aux armes de tout le monde, 45 mille ducats d'argent comp- tant, etc.; mais, à l'occasion de ce combat, les Turcs ont déclaré la guerre à la Russie. Voilà où les choses en étoient à la fin de l'automne. ( 102 ) Le peuple turc a pris celte guerre avec une joye folle ; il la dcsiroit depuis lonf^lcmps. Ils veulent faire des esclaves chrétiens et ils s'ennuient de leur longue paix. L'Angleterre alliée des Russes a voulu leur rendre de bons offices à Conslantinoplej mais, quand le sultan y auroit été accessible, il n'en auroit pas été le maître. L'impulsion du peuple le force à la guerre. Crimguerai, un ancien kan des Tartares, qui vouloit absolument la guerre contre la Russie et que les intrigues des Russes à Constanlinople avoient fait déposer, a été rappelle et arrive ne respirant que la vengeance. Les Turcs auront sur pies une armée de trois cent mille hommes. 11 y aura cent mille Tartares sous les ordres du kan. La cour de Vienne a promis de ne se point mesler dans la guerre, et seulement pour sa propre sûreté elle envoyé sur les frontières une armée de 80 mille hommes commandés par M. Laudon pour former un cordon depuis les Monts Carpathes jus- qu'en Transilvanie. Les Russes ont d'abord parlé avec leur vanité ordi- naire. On croyoit qu'ils alloient manger l'Europe, qu'ils alloicnt mettre sur pies 7 à 8 cent mille combattans. On publioit qu'ils alloient tout de suite conquérir la Turquie européenne et commencer une campagne d'hyvcr. La vérité est qu'il n'y avoit pas dans tout l'empire un canon sur son affût, qu'ils ne comptoient point du tout sur cette guerre, rassu- rés par le succès de leurs intrigues à Constanlinople, et qu'ils s'y prépa- rent du mieux qu'ils peuvent. On fortiffie à la hâte toutes leurs villes frontières depuis Riga jusqu'à Astracan, cette immense frontière étant également menacée dans louts ses points par les Polonais, par les Tar- tares et par les Turcs. Les confédérés polonais ont soutenu l'hyver comme ils ont pu. Sur la déclaration des Turcs, leur nombre s'est beau- coup accru, mais les grands seigneurs sont restés tranquilles sur leurs tcrresdont ils craignent le ravage j mais dès le commencement de mars le kan entre déjà en action. Il y a deux nouvelles qui se contredisent : l'une que 12 mille Tartares attaquant les lignes d'Aslracan ont été battus j l'autre au contraire est qu'ils ont battu les Russes. .le crois les deux nou- velles vraies. Vous scavés la manière de combattre des Tartares; ils se divisent en 15 ou 20 corps différents; ils attaquent par 20 endroits, mais, pourvu qu'ils aient pénétré, le ravage sera bientôt dans toute la Russie. La Russie avec un effort incroyable ne peut opposer à tant d'en- nemis que 120 mille hommes. Voilà enfin les dernières nouvelles : on en envoyé 20 mille à Cracovie pour deffendre le roi et la capitale. Cepen- dant chaque jour augmente les confédérations. Des palalinats entiers prennent les armes. Les armées de la république refusent de marcher ( 103 ) contre les confédérés. Les détachements de ces armées qui ont marcIié, se sont joints à eux. Les grands seigneurs polonais, même ceux qui ont des emplois à la cour, donnent leur démission des places qu'ils ont dans l'ar- mée pour ne pas marcher contre leurs concitoyens, et les Russes, craignant de voir ces armées se tourner contre eux, ont pris le parti de les laisser dans leurs anciens quartiers. La puissance des confédérés augmente au point qu'à ce moment ils somment la ville même de Dantzik de se décla- rer pour eux, et on peut être sûr que dès que l'armée turque sera sur la frontière, la révolution sera totale. Tous les grands se déclareront et la Pologne toute entière peut être comptée au nomhre des plus mortels en- nemis des Russes. Voilà, mon ami, oii la légèreté et l'ostentation de Catherine ont mis son empire. Il n'y a que le Dannemark qui fasse des préparatifs de guerre. Il arme 80 vaisseaux. Quelle est son intention, je l'ignorej son petit roi de 20 ans veut-il déclarer la guerre aux Turcs? M. le prince Adam Czatoriski éloit venu passer l'hyver à Paris avec M"^ sa sœur; il annonçoit même en arrivant le projet de quitter son pays et d'entrer au service de France. Ce que ce voyage cachoit, je n'en sçais rien. On dit que son père Va rappelle parce que le premier projet avoit été de faire marcher l'armée de la république et qu'il devoit s'y rendre à son emploi; mais, cette armée ne marchant plus, j'ignore ce qu'il va devenir. La princesse sa sœur m'a envoyé cette lettre pour vous au moment de son départ, et je lui ferai parvenir la vôtre à Varsovie si, chemin faisant, la lettre de la princesse n'est pas interceptée par les con- fédérés. En ce moment, Rulhière était logé chez M. de Breteuil, dont il avait été le secrétaire pendant son ambassade de Saint-Péters- bourg; et le correspondant de Rulhière ne peut être autre que Bernardin de Saint-Pierre qui avait naguère voyagé en Russie et en Pologne et qui était allé chercher à l'Ile-de-France les inspira- tions qui donnèrent naissance au naïf et touchant épisode de Paul et Virginie. Un historien manqua à la révolution de la Suède qui abolit ses anciennes institutions au moment même où allaient disparaître celles de la Pologne. ( 104 ) Gustave III écrit de Stockholm, le 28 septembre 1772, à M. Grand * : ... Si le peuple d'Hollande, comme vous le dites, prend quelque part à cet événement, c'est un juste retour de la bonne opinion que j'ai d'une nation, dont l'équité, la justice et la droiture ont dans tous les temps éclairé les vues et conduit les mouvements. Il nous reste à parcourir quelques dossiers qui relèvent soit de la poésie, soit de la littérature légère. Nous avons d'abord à nommer Jean-Baptiste Rousseau. Dans une lettre écrite à Bruxelles, le 7 mai 1729, à la duchesse d'Aren- berg, il rappelle qu'il lui a envoyé le livre de M. Rollin. Il espère qu'elle en sera contente et que tout la confirmera dans la bonne opinion qu'elle a de « ce sage et vertueux savant 2. » En ce moment, Rousseau, de concert avec l'abbé Rollin, mettait ses soins à trouver un homme instruit, associant l'expérience à des formes polies, qui pût diriger l'éducation du jeune duc d'Arenberg. On voit par une autre lettre de 1729 que Rousseau cherchait aussi un précepteur pour le comte de Lannoy. Rien n'est plus intéressant pour la biographie littéraire de Jean- Baptiste Rousseau qu'une lettre de l'abbé Desfontaines, de 1737, conservée aussi dans la collection Stassart ^. C'est à Jean-Baptiste Rousseau que Gresset adressait le 29 sep- tembre 1757 la lettre suivante : Je vous présente toujours, Monsieur, avec la même confiance toutes les bagatelles qui m'échapent... Nostras ne despice nugaSj mais quand * M. Grand était un banquier établi, rue Montmartre à Paris. Il était pro- bablement d'origine hollandaise. 2 Voyez Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 1038. ^ M. de Stassart raconte dans une note que vers 1812 le duc d'Ursel, maire de Bruxelles, découvrit dans un des caveaux du couvent des Carmes les restes de Jean-Baptiste Rousseau; mais ce ne fut que plus lard qu'on lui érigea un tombeau. ( 103 ) sortirais-je enfin des bagatelles? J'en ai toute Tenvie du monde en vérité, et quoique né très-paresseux d'une part, comme je suis né aussi très- sensible au plaisir de penser et d'écrire, je ne désespérerois point de moi-même si j'étois déterminé à quelque genre. Personne, Monsieur, n'est plus capable que vous de me décider. Votre goût et vos conseils me fixeront. Bachaumont écrit le 15 juillet 1748 au comte de Clermont : Monseigneur, Seray-ce abuser des bontés de V. A. S., la fatiguer et prendre une trop grande liberté avec elle, que d'hasarder à luy présenter une espèce de plaisanterie? Ses bontés infinies ne m'y authorisent-elles pas un peu? Je commence par luy en demander très-humblement pardon, et j'ose espérer qu'elle ne le trouvera pas mauvais. La voicy donc celte espèce de plaisanterie avec sa permission. M. le comte d'Argenson oste une femme à M. de Billy. Une femme est quelquefois une espèce de croix. Celle-cy eût esté une croix blanche, car la demoiselle a le plus beau teint du monde. M. d'Argenson, pour consoler M. de Billy de cette perte, ne pourroit-il pas luy faire le plaisir de luy donner une autre espèce de croix qui s'attache avec un ruban rouge? Bachaumont. Piron écrit à l'abbé Trublet le 50 mai 4731 à propos d'une bio- graphie de Ninon de Lenclos : Si on n'étoit pas vicieux par goût, on le seroit par fatuité. De là l'es- pèce de canonisation d'une Lenclos et de ses pareilles. Courage, M. le pré- dicateur, courez sus aux vilains. Fulminez. Oh! que j'y voudrois bien cstre pour entendre cela et voir en ma vie au sermon un auditoire bien éveillé. Une autre lettre de Piron, du 25 juin 1762, donne des rensei- gnements intéressants sur son élection à l'Académie française. Il a reçu sa patente et s'est empressé de faire parvenir ses remercî- ments. 11 dit qu'il ne peut plus travailler et ajoute : Notre pauvre Crébillon, à qui je ne survivrai guère et qui vient de payer le tribut à la nature, n'aura guère mieux payé que moy celui que ( 106 ) la compagnie semble, après ses faveurs, avoir droit d'exiger de ses mem- bres... Je laisse à faire son éloge à l'illustre inconnu qui va le remplacer parmi nos quarente. Je ne dirai qu'un mot mauvais ou bon : terreur y régnoit ; ce ne sera plus que pitié. On sait que l'élection de Piron fut annulée, et sa célèbre épi- taphe resta une vérité. Nous emprunterons aux autographes de M. de Stassart une charmante lettre de Florian : Vernon, ce 21 octobre 1790. Je suis arrivé ici à très-bon port, mon cher Girod, et je suis chargé de compliments pour vous de la part de ma tante qui n'est pas trop gaie des circonstances où se trouvent les maisons religieuses. C'est assés simple j chacun sent son mal. J'ai un service à vous demander. Je voudrais faire présent à ma tante de 15 cuillères à cafîé d'argent qu'elle veut donner à ses religieuses, et, comme je veux la surprendre, voici ce qu'il faudrait que vous fissiés. Aussitôt ma lettre reçue, allés sur le quay des orfèvres et tâchés de rassembler 15 petites cuillères à cafîé toutes égales. Si vous pouvez les trouver d'hazard, tant mieux. Elles vous coûteront moins. Vous les ferez seulement polir pour qu'elles paraissent neuves. Vous les adresserés à jVIme (Je Florian, abbesse de S^-Louis à Vernon, et vous mettrés dans le paquet la lettre suivante : Madame l'abbesse, Il y a un an que la pauvreté et mes souffrances me forcèrent d'entrer à l'hôpital de S^-Louis à Vernon. On me témoigna tant de compassion que le souvenir de vos bonnes et respectables hospitalières ne sortira jamais de mon cœur. A qui puis-je mieux adresser l'hommage de ma juste reconnaissance qu'à la vertueuse abbesse qui leur donne l'exemple de la charité et de la piété? Daignez donc, Madame, recevoir avec bonté le petit paquet ci-joint comme un tribut du respect et de la vive gratitude avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc. Jonathas-Lévi-Jacob, marchand porteballe, juif de nation. ( ^07 ) Nous lisons dans une lettre à peine postérieure de quelques mois et signée par Rabaut-Saint-Etienne où l'on engage les habi^ tants du district de Bourg-la-Reine à ne point prendre les armes et à avoir confiance dans l'Assemblée nationale, cette phrase, qui dans cette bouche non suspecte, offre l'éloge assez inattendu du chantre d'Estelle et de Némorin : « J'appuyc ma confiance sur » l'estime que m'a inspirée M. de Florian qui est venu me consulter » sur cet objet (juillet 1791). » Nous restons aux limites de l'ancien régime et de la Révolution en signalant le dossier de Rivarol. D'après une note transmise par un citoyen Durand le 20 plu- viôse an II au libraire Garnery, la maison des Rivarol était ancienne en Italie, mais elle n'avait pas maintenu son rang en France. Antoine de Rivarol, après avoir servi dans les gardes wal- lonnes, s'établit en Languedoc à Bagnolles où il tint auberge. Il eut pour fils Jean qui entra dans la régie générale, et celui-ci fut le père d'Antoine qui a, dit le citoyen Durand, pris le titre ridi- cule de comte, parce qu'il a épousé une soi-disant comtesse anglaise du nom de Flint. Traducteur de Dante, il a obtenu un prix à l'Académie de Prusse. Quant à son frère, le soi-disant chevalier de Rivarol, il n'a d'autre mérite que de bavarder et de jouer un rôle de Don Quichotte. La comtesse de Rivarol, née Flint, vécut jusqu'à la Restaura- lion. Ce fut au duc d'Otrante, ancien conventionnel devenu le ministre de Louis XVIII, qu'elle exposa en termes assez étranges les services rendus par Rivarol à la cause royaliste et sa propre misère : Convient-il, Monseigneur, que la veuve d'un homme aussi aimable (est-il rien au monde de si aimable que l'esprit?}, que la veuve d'un homme d'un si rare talent soit sans pain chez un peuple qui est un des premiers peuples du monde et qui restera tel, je vous en prends pour garant. Veuillez par commisération pour la veuve à laquelle j'ose dire que vous vous intéresserez des qu'elle sera connue de vous, sauver ce reproche à la France Puissiez -vous en récompense terminer ( 1Û8 ) heureusement ce qu'il vous reste à faire pour consommer votre ouvrage d'où dépend le salut de la France et celui de l'Europe entière. Et en P.- 5. .- C'est au nom de l'amour, le plus puissant des dieux, que la veuve vous invoque. (7 août 181 S.) Cette galerie des hommes d'esprit et des poètes des derniers temps de l'ancien régime serait-t-elle complète si nous n'y com- prenions (c'est un titre littéraire pour la Belgique) le courageux et aventureux prince de Ligne? M. de Stassart devait au prince de Ligne une pièce de vers, pro- bablement la dernière qui soit sortie de sa plume * ; mais j'aime mieux grouper ici quelques témoignages rendus à la verve iné- puisable du châtelain de Belœil. Le chevalier de Boufïlers lui écrit de Vienne le 51 mai i771 : Sais-tu bien, misérable, que je ne me suis jamais levé sans le projet de t'écrire et que je ne me suis jamais couché sans y avoir manqué? As-tu seu mes projets héroïques? As-tu lu mon traité d'alliance offen- sive et défensive avec la Pologne contre la Russie? As-tu entendu parler de la perfidie de ces confédérés qui m'avaient promis une légion et qui ne m'ont pas donné la queue d'un homme?... J'ai toujours eu l'esprit de ne point croire à la guerre, tant que je ne t'ay pas vu venir; car, malgré tes agrémens, ils ne pourront se passer de toi. Tu seras toujours leur Renaud ou leur Roland. C'est encore le chevalier de Boufflers qui lui écrit le 19 juin 1785: Tout ce que tu me proposes, me tente, mon brave Chariot;... mais, en examinant de près ton ordre de marche, je vois qu'il n'y a que mon régiment que je ne verrois pas. Mande-moi quand tu vas à Tourna)^ Je prétens aller te défier à la * Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 130. ( 109 ) tête de ton armée, et, si je te trouve sur deux lignes, j'essaierai de les enfoncer... Cher prince, je t'aime comme si je te voyais tous les jours de ma vie. C'est qu'après toi il n'y a rien qui plaise autant que le souvenir qui en reste. Envoye-moi ton ordre de marche pour que je te joigne quelque part et que , s'il se peut, je ne quitte nulle part. De nombreuses péripéties s'étaient accomplies dans l'ordre politique lorsque Talleyrand, appelé à Vienne par le vainqueur d'Austerlilz, écrivait au prince de Ligne : Votre Altesse parle de Paris comme Lusignan, mais Vienne est moins éloigné que Jérusalem, et heureusement vous n'êtes point aveugle. Il faut avoir bien complètement tous ses yeux pour conserver comme vous toute la fraîcheur et toute la grâce de son esprit. Vous avez pu désirer de les fermer quelque temps sur la France et plus récemment quelques mois sur l'Autriche; mais tout cela est fini. Il y a paix et amitié entre les deux pays. L'amitié sera perpétuelle de la part de ceux à qui vous permettez de vous aimer et de vous le dire. (51 décembre dSOS.) Nous terminerons celte revue en mentionnant une note du philosophe Euler, et des lettres très-intéressantes de Maupertuis. Ce n'est point sans curiosité que l'on interrogera le dossier fort complet de l'aéronaute Montgolfier; et ceux qui s'occupent de recherches musicales ^ pourront, non sans utilité, étudier Rameau et s'arrêter à Grétry, le naïf compositeur de tant de mélodies popu- laires, qui, au milieu de ses succès de Paris, n'oublia jamais pour emprunter ses propres paroles : « notre bon et loyal pays que je » n'espère plus revoir, mais que je porte dans mon souvenir et » dans mon cœur 2. » * Il y a dans la collection de M. de Stassart beaucoup de documents sur l'histoire delà musique. Parmi les dossiers les plus intéressants on peut citer celui de Spontini. 2 Lettre de Grétry à M. de Stassart, 10 août 1812. ( 110 ) CHAPITRE VIII. LOUIS XVI. § l^i*. — Les derniers temps de la monarchie. Louis XVI. — Marie - Antoinette. — Madame Elisabeth. — Malesherbes. — Duport- Dutertre. — Lally-Tollendai et Épremesnil. — Le comte d'Estaing. — Servan. — foulon. — Favras. — Franklin. — Fox. Louis XVI est représenté dans la collection de M. de Stassart par deux pièces importantes. La première se rapporte à la nomination de Turgot au contrôle général des finances; la seconde à la naissance du premier dauphin. Compiègne le 24 août 1774. Informez sur-le-cliamp M. Turgot que je le nomme définitivement con- trôleur général de mes finances. Je fonde de grandes espérances sur ce choix pour le bonheur de mes peuples que l'administration de M. Tabbé Terray a tant alarmés. M. Turgot viendra me trouver demain matin et m'apportera le second mémoire qu'il a composé sur les grains. Dittes-lui bien que j'y compte. Je donne la charge de secrétaire d'État du départe- ment de la marine à 31. de Sartine lieutenant général de police de Paris, et je remplace Sartine par M. Lenoir, maistre des requestes, qui avoit suc- cédé à M. Turgot dans l'intendance de Limoges. Expédiez sur-le-champ les provisions nécessaires pour toutes ces nominations, et, si les lettres pour M. de Miromesnil ne sont pas encore prestes, préparez-les. Vous leur donnerez la date d'aujourd'hui. Je vous demande de faire placer dans touttes mes bibliothèques les œuvres d'Euler à qui je viens d'en- voier une récompense. Je voudrois pouvoir récompenser ainsi tous les grands talents qui honorent leur siècle en contribuant à la civilisation et au bien-eslre des peuples. Louis *. < OEuvres complètes de M. de Stassart, p. 1067. ( m ) La lettre suivante est adressée à l'empereur : Mon cher beau-frère, je connois trop vostre amitié pour moi pour tarder plus longtemps de vous faire part de la naissance d'un dauphin que vient de me donner la Reine vostre bien aimée sœur. II est né à Ver- sailles le 22 du présent mois d'octobre, bien portant, bien constitué, et j'espère qu'il nous a esté donné par la bonté divine pour faire le bon- heur de la France, de la Reine et de toutte sa famille. L'aparence de santé qu'il montre, fait nostre joie, car la grossesse avoit eu quelques accidents qui avoient alarmé mon cœur. Je ne saurois vous rendre le bonheur de la Reine d'avoir un garçon. Elle m'a chargée de vous redire qu'elle a voulu lui donner vostre nom et qu'il s'appellera Louis-Joseph-Francois- Xavier. Je finis, mon cher beau-frère, en vous priant de ne pas douter de tous mes sentiments pcrsonels et de mon amitié constante pour vous. Je vous écris en toutte haste. Louis. Versailles le 23 octobre 1781. La Reine à qui j'ai annoncé que j'allois écrire à Vostre Majesté, m'avoit demandée de signer cette lettre pour vous prouver son amitié et sa sanlé j je vous garantis l'une et l'autre. Tout le monde est ici dans la joie. Louis. Marie-Antoinette écrit à la princesse de Lamballe à propos de la mort de son frère le prince de Savoie-Carignan : Ce 26 septembre. Mon cher cœur, vous savez combien je vous aime, et vous ne devez pas douter de toute la douleur que j'ai éprouvée en apprenant la mort de votre frère aîné. Cette perte a rendu le roy bien triste et affligé comme moi. Mourir à trente-sept ans est bien cruel, quand on avoit tant de raisons d'estre aimé et qu'on laisse une jeune femme si intéressante et un fils qui n'a encore que dix ans. Nous devons nous dire, ma chère Lamballe, dans cette nouvelle douleur qu'il faut bénir la main de Dieu. ( M2 ) Votre frère étoit fort religieux : il est allé à lui. Ainssi c'est un protecteur qui veille sur sa famille dans le Ciel. C'est bien dans des moments comme cecy que je sens davantage combien je vous aime et vous aimerai tou- jours. Adieu, mon cher cœur, je vous embrasse comme je vous aime. Marie-Antoinette. Elisabeth de France ne s'exprime pas en termes moins tou- chants dans une lettre à la marquise de Bombelles : Ce 2 juin 1787. Ma tendre amie, tu as esté semblable à toi-même. Je suis reconoisante de ta lettre tout aimable. Dieu l'inspire, et tu fais bien d'aller au sanc- tuaire ausi souvent. Je sents le prix de ton amitié. Je t'envoie la prière au cœur adorable de Jésus. Dis-la à mon intention. Notre petite a fait sa première communion, et il faudra que nous songions à la placer... Ma petite nièce Sophie est fort malade, et la douleur du roy et de la reine sont à leur comble. Ma chère Bombelles, Dieu seul est notre refuge, notre espérance pendant la viej prie-le beaucoup pour notre pauvre famille dans l'effroi. J'ai vu l'autre jour l'abbé de l'Épée qui m'a montré les signes qu'il a composés pour l'éducation des sourds-muets. Adieu, ma petite, jamais tu ne trouveras une amie plus vraie et plus tendre que moi. Elisabeth-Marie *. Malesherbes était entré au ministère en même temps que Turgot; il en sortit avec lui, et ce fut à cette occasion que l'histo- riographe de France Moreau lui écrivit : J'eus l'honneur de vous tesraoigner ma joye quand le roy vous appella au ministère. Me sera-t-il permis de vous féliciter sur votre retraite? Elle ajoute au respect que l'on doit à votre vertu, et il doit être permis à un homme qui n'aborda jamais le ministre, de complimenter le sage. (17 mai 1776.) * Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 1067. ( Ho ) Diiport-Dutertre, appelé aux fonctions de ministre de la justice, répondait le 5 décembre 1780 aux compliments qui lui étaient ofFerts : Vos félicitations sur la place à laquelle il a plu au roi de m'élever, me flattent d'autant plus que je sais bien qu'un homme libre ne flatte jamais. J'ai travaillé déjà à l'établissement de la Constitution...; je travail- lerai à son aff'ermissemcnt. C'est le seul but que je me propose, et j'ose espérer que mon ministère dépose, aux yeux de mes concitoyens, de mon amour de la liberté, des lois et du bien public. Un acte éclatant de réparation marqua les premières années du règne de Louis XVI. Ce fut la révision du procès de Lally-Tol- lendal. On peut consulter sur cette révision une longue lettre de Jean d'Épremesnil, le conseiller du parlement qui la combattit avec le plus d'acharnement. Il s'agissait selon lui « d'une mémoire » abhorrée dans toute l'Inde. » Voudrait-on revenir là-dessus dans l'intérêt du bâtard d'un traître? Celui qui signe : comte de Lally-Tolendal, est un bâtart, adultérin, dit-on. Il s'est appelé : Tropliime, puis Valcourt, puis Tolendal. On ose justifier l'odieuse mémoire de Lally aux dépens de celle du frère de mon père! (17 septembre 1783.) Vers ce même temps, le comte d'Estaing se signalait par son courage dans les guerres maritimes, et Servan par les succès de son éloquence au barreau. Le comte d'Estaing avait vaincu une flotte anglaise et s'était emparé de la Grenade. Il commandait la garde nationale de Ver- sailles lors des journées des 5-6 octobre, et on l'accusa de ne pas avoir montré le même courage pour la défense du roi. Bien qu'il eût flatté parfois la cause populaire, sa tète était promise à l'éclia- faud. Il écrivait le 12 juillet I7i)0 : Lorsqu'à l'assaut de la Grenade, messieurs les oflicicrs de la marine accompagnèrent M. d'Estaing et que tous ceux qui croyoient n'être pas nécessaires à bord vouloient être avec luy, ils daignèrent l'honorer de leur Tome XXX. 8 ( H4 ) confiance. 11 la réclame pour un objet aussi honorable; il est à ses yeux plus important que la conquête d'une colonie. L'unité de cœur et d'ac- tion entre le peuple et ses dcffenseurs est le salut de l'État. Il semble permis à celui qui vient de perdre une des distinctions les plus pré- cieuses de l'antique chevalerie, non pas de chercher à se consoler, mais de perpétuer l'honneur dont il jouissoit de toute antiquité; il porte encore la livrée et les armes du roy en ayant celles de la nation. Servan, terminant sa vie dans une profonde obscurité à Vous- sais près Saint-Remi (Bouclies-dii-Rhône), s'exprimait en ces termes dans une lettre du 9 vendémiaire an VIII : Je quitterai bientôt une existence inutile aux autres et douloureuse pour moi. En mourant dans mon lit, je me rappellerai avec quelque douceur que la persécution ne vint pas m'y troubler. On trouve dans la collection de M. de Stassart d'importants mémoires du contrôleur général des finances Foulon et du mar- quis de Favras. L'œuvre de celui-ci est un traité de l'administra- tion générale et particulière de la France. Foulon et Favras devaient être les premières victimes de la Révo- lution. Parmi les contemporains de Louis XVÎ qui figurent dans cette collection d'autographes, se trouvent Franklin qui vint à Paris négocier l'alliance de la France et de l'Amérique, et Fox qui eut Ihonneur de rétablir la paix entre la France et rAngletcrre. Franklin, dans une lettre antérieure à l'insurrection des États- Unis, la prophétise comme la conséquence des mesures violentes du gouvernement anglais : It is by Ihe arbitrary proceedings of governors and other crown-ofïiccrs that the affections of the Americans to Ihis country are daily diminishing and their attachmcnt lo its govcrnment in danger of being lost in the course of a few succecding ycars. Une lettre de Fox n'est pas moins intéressante. ( 115 ) § 1, — Les Assemblées nationales. Mirabeau. — Thouret.— Malouet. On sait combien fut orageuse la jeunesse de Mirabeau. Il était enfermé depuis trois ans au donjon de Vincennes, quand Dupont de Nemours écrivait à Boucber, premier commis du lieutenant de police : Secourable ami de notre pauvre ami, si sa lettre à sa sœur n'est pas partie, arrêtez-la. Vous en verrez la raison dans ce que je lui marque. Dans tous les cas faites-lui passer ceci comme le vent afin qu il puisse de même vous envoyer une lettre pour son père par le courrier de jeudi. 11 ne la faut pas longue, mais d'une profonde tendresse. Dites-le lui bien. (7 novembre 1780.) A la date du 9 mars 1781, je trouve une lettre d'une main de femme, qui, bien qu'adressée à M. Briouset à Paris, est destinée à Mirabeau : J'ai reçu ta lettre par TafTetat. Voici en conséquence ce que je te reponds à l'adresse que tu me donnes en comprenant très-bien que ce n'est pas toy qui la lira, mais faignant de le croire.... Je reçois ta lettre d'assez bonne heure, mon ami, pour pouvoir répon- dre aux questions que tu me fais. Elle lui dit qu'elle ne sait rien de M. de ***, qui, après avoir écrit à sa mère, a pris avec elle des tons malhonnêtes : il a voulu la voir lors de ses couches, mais M. Amelot s'y est opposé. Le curé de D. pourrait leur être utile près de M. de Mon. (Monlmorin?). Puis ces deux lignes : Mon tendre ami.... (une ligne chiffrée). Ne cesse pas.... (autres chiffres). Sophie- G A BRI ELLE. ( M6 ) Cette lettre est de cette malheureuse marquise de Monnier que Mirabeau séduisit et pour laquelle il a laissé s'épancher toute sa passion dans ses Lettres à Sophie. Mirabeau, rendu à la liberté et réconcilié avec son père, allait revoir Sophie de Monnier, quand il écrivait le 23 août 1781 à M. de Vitry : 23 août 1781. Le jour dont l'aurore me luit, ne sauroit me manquer; mais un acci- dent qui m'inquiète, le retarde un peu. Une douleur vague est devenue un rhumatisme fort douloureux et qui ne lui permet pas de se transporter en ce moment. Or, vous sentez combien il m'importe de l'emmener avec moi pour cent et une mille raisons. Ceci d'ailleurs me rend esclave et me prend tout mon temps *. J'ai cependant fait bien des choses ici. Je ne puis vous envoyer les plus importantes par la poste, mais il m'est avis, par exemple, qu'il paroîtra bientôt un ouvrage intéressant sur un ancien ministre ^; vous l'aurez et le lirez avec plaisir. Oui, mon ami, vous aurez de Suisse toutes mes rapsodies. La B. s'est plainte hautement.... Cela me rappelle l'histoire de 31iladi Montaigu.... Il est vrai que ce Grand-Seigneur-là n'avait pas été 5 ans '/â au d. d. V. (au donjon de Vincennes).... 0 quand ne dépendrai-je plus que de moi! Mirabeau fils. Une lettre qui paraît postérieure de plusieurs années est adres- sée à l'abbé Cérutti : Il ne faut jamais défier la haine lorsqu'elle n'est ni franche ni géné- reuse, et lorsqu'elle l'est, elle vaut d'être désarmée... J'ai passé hier matin chez Monsieur Céruti.... J'espère trouver sa porte ouverte et le convaincre de plus en plus qu'une disposition inquiète provoquée par des perfides on-dit a fait place dans mon esprit et dans mon cœur au désir de former une liaison qui nous devienne chère à tous deux. Vendredi. L. C. D. M. * Cette phrase est effacée. ^ C'était un mémoire sur le ministère du duc d'Aiguillon. ( 117 ) L'abbé Cérutti devait payer la dette de ramilié qu'on lui offrait, en prononçant en 1791 dans l'église Saint-Eustache l'éloge funèbre de Mirabeau. Thouret, fort inférieur comme orateur a Mirabeau, exerça une influence considérable. Non-seulement il fit décréter l'institution du jury, la confiscation des biens du clergé et l'abolition des ordres monastiques, mais il fut aussi choisi pour être le rappor- teur du projet qui devint la Constitution de 1791. François de Neufchâteau écrivait à Thouret le 13 août 1791 : Permettriez-vous à l'un des amis les plus zélés de la Coastitution de vous adresser à la hâte quelques remarques grammaticales sur le projet sublime d'acte constitutionnel présenté le 3 de ce mois à l'Assemblée nationale? Et plus loin : Pour le fond, si j'avais le temps et si je présumais que mes observations puissent vous frapper, je prendrai la liberté de vous demander instam- ment d'admettre dans la chartre constitutionelle trois ou quatre objets que je ne conçois pas que vous en ayez écartés.... Pourquoi n'y a-t-il rien sur l'agriculture dans les lois fondamentales d'un royaume agricole? Il faut la recommander aux législateurs; il faut la faire aimer aux Français ; il faut la rendre constitutionnelle. Pourquoi dans le nombre des suppressions dont vous flattez l'oreille du peuple, n'avez-vous rien dit de la dîme?.... Pourquoi n'avez-vous pas annoncé comme inhérente à la Constitution la réduction des lois, des poids et des mesures à une seule loi, un seul poids, une seule mesure comme une seule monnaye?.... Pourquoi avez-vous omis la loi qui défend aux législateurs de diminuer la faveur des arbitrages?.... Pourquoi avez-vous oublié de statuer que les jugemens en matière civile seraient nécessairement publics?.... Je vous avoue, Monsieur, que je tiens fermement à ces cinq objets et que je verrais avec chagrin qu'ils fussent exclus des articles de notre loi fondamentale. ( M8 ) Je mentionnerai aussi une fort belle lettre de Malouet; mais je ne sais à quelles circonstances elle se rapporte. Il déclare à celui à qui il écrit et à qui il donne le titre de Monseigneur, qu'il est prêt à donner sa vie pour lui, mais qu'il respectera sa volonté en s'abstenant de paraître en sa présence ^ ^ Ceue lettre ne serait-elle point d'une époque bien postérieure? Ne se rapporterait- elle pas à la proscription dont Malouet fut frappé en 1812? N'est-elle pas adressée à Tun des ministres de Napoléon? (119 ) CHAPITRE IX. TROUBLES DU BRADANT ET DE LIEGE. Van der Noot. — Yan der Merscli. — Le prince d'Arenberg. — Reynier. L'insurrection des Liégeois et la Révolution brabançonne pré- cédèrent la Révolution française. Ce fut dans nos provinces que la déchéance de l'autorité supérieure fut pour la première fois pro- clamée au nom des droits du peuple; ce fut là aussi que les ten- dances démocratiques, rejetant l'appui de la noblesse et du clergé, se révélèrent dans toute leur netteté et avec toutes leurs menaces. Et là, comme depuis en France, le mouvement, d'abord soutenu par les classes supérieures de la société, ne tarda point à descendre aux orgies et aux violences d'une plèbe impatiente de .tout frein. Nous ne nous occuperons ici que des chefs de la Révolution brabançonne. Le 28 janvier 1790, Van der Noot, alors à l'armée, écrit au mayeur et aux échevins de Namur pour faire interdire dans les cafés et autres lieux publics les jeux de hasard, nuisibles à la dis- cipline et à l'ordre parmi les troupes. Peu de jours après, le 45 février 4 790, Van der Mersch,qui se trouvait également à Namur, s'occupa aussi dans une autre lettre des intérêts militaires des patriotes : Je suis bien affligé qu'on n'ait pu jusqu'ici trouver les moyens efficaces pour engager le duc d'Ursel à rentrer au bureau de la guerre. Ce sei- gneur, qui s'est concilié à juste titre la confiance de la nation, ctoit propre plus que personne à diriger un département si important... Je voudrois bien pouvoir m'absenter pendant quelques jours pour aller h Bruxelles où vous me dites que ma présence seroit nécessaire. Je ne vois pas ce que j'y pourrois faire plus que la première fois, quand je n'ai pu réussir à faire accélérer les choses qui vont toujours aussi lente- ment que ci-devant. ( 120 ) Ici vient se placer une lettre importante du prince d'Arenberg adressée aux États de Brabant : Bruxelles, ce 1" avril 1790. Messeigneurs, Depuis la lettre que je vous ai adressée le 22 mars , a-t-il été fait aucune poursuite eflScace concernant les pillages et les proscriptions?... Le pillage qui a eu lieu le 16 mars est constaté par des faits non équivoques... Le danger d'avoir signé l'adresse présentée aux États est avoué par rinquiétude que M. Vander Noot en a témoignée le 18 mars dans sa lettre à M. Chappelle. MM. d'Olrange, d'Outrepont et Balzo, etc., ont été publiquement maltraités, au point même de courir risque de la vie, et cela parce qu'ils étaient de la Société patriotique. M. Vander Linden a été grièvement blessé par la populace. MM. Simon n'ont été protégés contre les assauts de cette populace que par la défense qu'ils ont sçu se préparer dans leur maison. Plusieurs cytoïens respectables se sont éloignés de Bruxelles en dépo- sant solennellement de l'horreur que leur inspirait un séjour où le crime était impuni. M. Vonck, président de la Société patriotique, que lui seul aurait dû faire respecter, ce citoïen qui a si bien mérité de la patrie, M. Vonck a été obligé de fuir de sa maison et de demeurer caché; il n'ose encore à présent retourner dans sa maison. Ces excès... retentissent dans l'Europe entière *. Ces détails que je vous présente, peuvent-ils être contestés? vous sont-ils inconnus?... Je n'ai besoin d'aucune réparation personnelle, mais je serais vray- ment navré du déshonneur que vous laisseriés peser sur ma patrie, si vous ne sorties pas de votre inaction, et ne serait-il pas déshonorant pour vous de recourir à mon zèle pour réparer des désordres commis sous vos yeux, dont vous avés été les témoins? Le Prince d'Arenberg et de la Marck. * Sur l'élat moral de Bruxelles à cette époque on peut consulter une lettre du cardinal de Franckenberg, du 8 novembre 1790. ( 121 ) Pour ce qui concerne la Révolution liégeoise, rien n'est plus intéressant que la correspondance de Reynier que ses amis avaient envoyé à Pai-is pour réclamer l'appui de Louis XVI et de l'As- semblée nationale ^ Le 19 août 1790, Reynier rapporte qu'il a demandé une audience « au ministre éclairé, au ministre citoyen qui a su » mériter la confiance et de la patrie et de son roi » (Il s'agit du comte de Montmorin). Il a sollicité l'autorisation de lui communi- quer ses pouvoirs, « Vous y verrez, lui écrivait-il, le tribut si juste » de respect et d'admiration que le peuple liégeois paye aux » vertus d'un roi restaurateur de la liberté. » Une autre lettre du 22 novembre 1790 nous apprend que Rey- nier a été souffrant. Le marquis d'Aoust,le soutien le plus actif des Liégeois, prolonge ses visites jusqu'à une heure du matin, et la marquise d'Aoust elle-même a daigné s'asseoir au chevet du malade. D'autres membres de l'Assemblée ne lui portent pas moins d intérêt : l'un d'eux est le curé d'Embermesnil, Grégoire. L'énergique et digne abbé Grégoire est venu me voir ce matin... Il assure que rAssemblée s'occupera bientôt de nous... L'abbé Grégoire est mécontent de la politique de l'Assemblée nationale. Elle eût dû, selon lui elle eût pu facilement nous donner des preuves de sa bienveillance ainsi qu'aux Brabançons, mais à nous surtout qui nous en sommes montres dignes à tant d'égards. A la date du 20 décembre 1790 nous rencontrons une longue et précieuse lettre de Reynier à son ami Henkart : Malheureusement quelques membres de l'Assemblée, les Mirabeau, les Barnave, ceux dont l'influence est si grande, si importante, quoique pleins d'estime pour nous (ils ne peuvent nous refuser cette estime), ne songent qu'à leur propre situation, qu'aux dangers intérieurs et exté- rieurs que court la France, qu'à la prudence dont elle doit se faire une * Sur Reynier voyez une notice de M. de Stassarl, Œuvres complètes, p. 484. ( 122 ) loi, etc., et, comme ils composent le Comité diplomatique, leurs senti- ments, leur politique timide et j'ose dire indigne d'une nation courageuse qiii a donné le plus sublime exemple au monde, arrêtent reffervescence généreuse de beaucoup d'autres membres qui seroient prests non-seule- ment à nous payer d'abord, mais même à faire plus. L'abbé Grégoire, Merlin. Prieur, Boutancourcclle sont de ce nombre... Quant à Mirabeau, mon bon ami, je le dois dire, je suis presque convaincu qu'on a réussi à le refroidir pour notre cause 5 il me fuit, ne me reçoit plus, est embar- rasse quand je lui parle aux .Jacobins. Je m'en suis plaint à son secrétaire qui est bon enfantj il m'assure que c'est à force de soins, de travail et de fatigue qu'il est devenu si difficile. Il l'est, dit-il, pour tout le monde. J'ai reçu vendredi la lettre des Amis de la Liberté pour les Jacobins. Quoiqu'il fût tard, pour prouver à la société de Liège mon empressement, je voulus le même jour demander la parole aux Jacobins, lire la lettre et profiler de cette occasion pour rappeler encore notre situation et l'espoir qui nous reste dans les François. Je fus inscrit sur la liste. Mirabeau laissa passer à Tordre du jour sans m'accorder la parole. Le lendemain de bonne beure je courus cbez lui. Sans me recevoir, il m'envoya son secrétaire me promettre de sa part que le dimanche (hier) la parole me serait donnée. Hier donc, après avoir reçu sa lettre, après avoir ajouté quelques traits au petit discours que j'avois arrangé dans ma tête (car pour faire plus d'effet je ne lis plus, je parle), je courus aux Jacobins. Inscrit le o« sur la liste avant l'ordre du jour, j'étois sûr d'avoir la parole. Hé bien ! Mirabeau arrangea si bien les choses qu'il fut impossible de me la donner et que même je ne l'eusse point acceptée à raison des affaires importantes dont l'intérêt pour l'assemblée auroit étouffé ou du moins bien affoibli celui que je me proposois d'inspirer. A la fin de la séance je me contentai de m'offrir aux yeux de Mirabeau. Il sentit le reproche muet, le prévint, se récria sur les difficultés de la présidence, sur ses désagrémens, me remit à la séance de mercredi prochain. Juge, mon cher Hcnkart, des sentimens douloureux qu'une pareille conduite d'un homme dont j'admire le génie et les talcns rares, d'un homme en qui nous mettons tant d'espoir, me fait éprouver! Après dix lettres au moins écrites à Mirabeau, j'en prépare une dernière où je lui dévoilerai tout ce qui se passe dans mon cœur et lui peindrai la situation des braves Liégeois et ce qu'ils attendoient de lui... Je remue ciel et terre. Je te jure que la besogne est au-dessus des forces d'un seul homme!... Ce sera donc mercredi que je lirai la lettre des Amis ( 123 ) de la Liberté; elle est belle, simple et courte; elle est telle qu'il faut pour une assemblée devenue très-sévère, très-impatiente et très-tumultueuse... P. S. Grélri Tinfortuné a perdu sa troisième fille. J'ai dîné et soupe chez lui. Au moment même où la Belgique se séparait de rAutricbe,clIe laissait dans ses armées de braves ofiiciers qui soutinrent avec honneur la réputation de fidélité et de courage acquise h leur pays. Parmi les lettres qui les représentent dans la collection de M. de Stassart, je me bornerai à en citer une fort belle, écrite par le baron d'Asprc le 24 octobre 1796 au moment où une grave blessure venait de mettre sa vie en péril. ( 124 ) CHAPITRE X. La république française. § 1^1*. — Fondation de la République. Bailly. — Roland. — M^e Roland. — Barbaroux. — Camille Desmoulins. — Lucile Duplessis. — Sylvain Maréchal. La République fut proclamée le 21 septembre 1792 : ce fut la première résolution votée par la Convention. En droit, ce fut la condamnation violente des idées pacifiques de la réforme monarchique de 1789. En fait, ce fut la proscription des hommes qui avaient apporté à l'œuvre éphémère de 1789 le concours de leur popularité ou de leur talent. Nous signalerons d'abord le dossier du savant Bailly qui se réfugia à Nantes. Mort sur l'échafaud le H novembre 1793. Roland n'avait pas eu comme Bailly le courage de se séparer du mouvement revolutionnaire.il ne quitta le ministère de l'inté- rieur que deux jours après le 21 janvier, et, cherchant à rache- ter ses faiblesses par un aveugle désespoir, il se suicida le 15 novembre 1793, quatre jours après le supplice de Bailly. En 1792, Roland est l'instrument de la haine des Jacobins contre La Fayette. Paris, 20 août 1792, Tan 4 de la liberté. Je vous envoie un décret d'accusation contre M. Lafayetle. Employez tous les moyens qui sont en voire pouvoir pour le faire connoître au peuple et à Tarmée; faites-le publier et afficher dans votre municipalité partout où vous imaginerez qu'il sera nécessaire; faites-le réimprimer si vous le croyez convenable j répandez-le à profusion. Que le peuple et ( 125 ) rarmée soient éclairés et que ce décret soit mis à exécution le plus promptement possible, mais avec le moins d'inconvénient pour la chose publique, la vie et la sûreté des citoyens. Le Ministre de rintcrieur, (Au maire de Lille.) Roland. M"^ Roland, qui, dans sa vie comme dans sa mort, s'honora par plus de fermeté, périt sur l'échafaud le 9 novembre 1793. Voici quelques lignes d'une lettre de M"*= Roland à M'"''Cannet* : Adieu, chère amie, mon bonheur, ma joyc , mon âmej adieu, excuse ma folie. Plains-moi quelquefois, aime-moi toujours. M. Roland sait fort bien que j'aime Rousseau j il n'ignore pas ce que je pense de l'abbé Raynal... Adieu, adieu, adieu mon tout. Le d 1 janvier 1776, au soir. Ne m'oublie pas auprès de ta maman; je viens d'embrasser mon petit papa pour toi. Sur le cachet on remarque une couronne de fleurs el un lévrier. Devise : Sensible et {fidèle ?). La collection de M. de Stassart renferme quelques vers de M™" Roland, antérieurs de quelques années et quelque peu incor- rects dans la forme; mais on ne peut oublier qu'elle n'avait à cette époque que dix-huit ans. Retentissez de mes accens, 0 bords fortunés de la Seine; Et vous, Zéphirs, dans ces momens. Retenez votre douce haleine. ^ On a publié quelques lettres de M-ae Roland à M°»e Cannet. Je ne connais point cet ouvrage. ( I2C ) C'est Tamitié, c'est l'innocence Que je veux chanter dans mes vers, Et non l'odieuse vengeance Des conquérans de l'univers. Chérir la vertu et ses loix, Tels sont nos plaisirs suprêmes j Elle seule guide nos choix, Nos désirs, nos pensées mêmes. Exemts d'amour, d'ambition, De craintes et de jalousie. L'objet de notre affection Fait la douceur de notre vie. Des favoris de l'opulence Nous n'envions point les plaisirs. Une honnête et modique aisance Satisfait nos plus grands désirs. (Juillet 1772.) Le parti des Girondins est représenté parmi les autographes de M. de Stassart par un billet de Barbaroux, sans date et sans adresse, qui ne serait point sans intérêt si l'on pouvait en expli- quer le sens et l'origine. Nous nous occuperons avec quelques détails de ce qui con- cerne Camille Desmoulins, le fougueux orateur du Palais Royal, et sa femme Lucile Duplessis, Sapho révolutionnaire qui a écrit un touchant journal et qui, en cherchant à arracher Camille Desmou- hns des mains de ses bourreaux, le suivit elle-même sur l'échafaud. Les documents de M. de Stassart nous apprennent que M. et M"^ Duplessis habitaient rue de Tournon dans une maison neuve qui faisait le coin de la rue du Colombier. On a prétendu que M"'' Duplessis avait été la maîtresse de l'abbé Terray, con- trôleur général des finances, et que Lucile était le fruit de ces relations sacrilèges. M. Duplessis avait été premier commis des finances. Devait-il cette position à l'abbé Terray? Quoi qu'il en ( 1^7 ) soit, la maison de la rue de Tournoii paraît avoir été un club politique où les charmes de Lucile attiraient les esprits les plus ardents. Camille Desmoulins y vint, et Lucile s'attacha à lui pour ne plus le quitter. Là se réunissaient aussi Sylvain Maréchal, l'au- teur du Dictionnaire des Athées, et Fréron, le fondateur de VOra- teur du Peuple. Le 7 janvier 1788, le Parlement avait condamné à la fois et les doctrines et l'auteur d'un Almanach des bonnes gens pour l\ui premier du rècjne de la Raison. Dans une lettre adressée de Saint-Lazare à 31. Duplessis le 18 janvier 1788, Sylvain Maréchal se plaint vivement de l'arrêt du Parlement. Je me vois saisi et brûlé, décrété par le Parlement et arrêté par ordre du Gouvernement. Voilà comme on traite les gens qui s'avisent de parler raison. Si cela m'arrive davantage, priez de ma part mademoiselle Lucile de chanter la romance de Marie Stuart dans sa prison. Puis il rapporte qu'il sollicite un arrêt de défense contre l'arrêt du Parlement, une mainlevée de la lettre de cachet et l'autori- sation de sortir le jour pour ses affaires, et il ajoute : Beaumarchais obtint tout cela et ne resta pas ici longtemps. Le 2 juin 1789, Sylvain Maréchal se met en frais d'imagination pour Lucile Duplessis. Il compose des stances qui portent ce titre: A Lucile qui est priée de remettre sans faute ceci sur l'autel de la Nature dans le bosquet ' : En voici les dernières strophes : Et toi, fille sensible, D'Emma l'unique appui, A toi seule est possible De charmer son ennui. * 11 y a ici peut-être une allusion au poëme du berger Sylvain intitulé: Le contrat de mariage par-devant notaire. Lucile Duplessis l'avait transcrit sur son cahier rouge. Voyez le récent ouvrage de M. Ciaretie, p. 144. ( 128 ) Viens souvent la surprendre Au pied de cet autel; Souvent verse ton âme tendre Dans le sein maternel. Le B. Sylvain. Près de six années s'étaient écoulées depuis la mort de Lucile, lorsque Fréron écrivait à sa mère : Paris, 29 pluviôse an VIII. A la ciloyenne Diiplessis, en sa maison au Bourg-Egalité, ci-devant Bourg-la- Reine, Route de Sceaux jjrès Paris *. Il y a longlems que j'aurois dû répondre à madame Duplessis. Sa lettre m'a rappelé des souvenirs bien chers, sans cesse renouvelés par les noms de mes cnfans. Je les lui amènerai pour leur faire faire con- noissance avec Horace qu'on dit avoir tout Fesprit de son père et toutes les grâces de cette pauvre et à jamais regrettable Lucile. Aucun jour ne s'est écoulé depuis cette affreuse époque sans que mon cœur n'ait été occupé de sa mémoire, et c'est pour lui rendre hommage et consoler mon amitié que j'ai appelé ma petite-fille de son nom. Madame Duplessis peut compter sur mon empressement à faire tout ce qui dépendra de moi. Je n'attends qu'une occasion et j'espère qu'elle sera prochaine. Je la prie d'agréer l'assurance de mon ancien et respec- tueux attachement. Fréron. Il faudra pourtant que Madame Duplessis veuille bien nous recevoir un jour de la décade prochaine au Bourg-Égalité... C'est un vœu que j'ai formé depuis bien longtems. * C'était dans celte maison que Camille Desnioulins s'était retiré peu après son maringe. C'était un domaine de vingt et un arpents, au Clos Payen; il comprenait des terres arables, des vignes et des prés. Voyez l'ouvrage de M Claretie, p. 488. ( li'J ) La Terreur. Marat. — Robespierre.— Fouquier-Tinville, — Lebon. — Hérault de Séchelles. — Fréron. — Legendre. — Théroigne. — Palissot. — Grégoire. — Fabre d'Églautine. — Levasseur, de la Sarthe. — Drouet. — Blanqui. Les doctrines de VAmi du peuple l'ont emporté : la première place dans la sombre galerie où nous allons pénétrer, appartient à Marat, à ce monstre hideux dont la lèpre rongeait le corps et dont l'âme était dévorée par des vices non moins honteux. M, de Stassart possédait une page de Marat; mais elle n'offre qu'un fragment de ses ouvrages scientifiques. Il y avait joint le fac-similé de quelques lignes tracées par Marat lorsqu'il venait d'être frappé par Charlotte Corday et dont sa cuisinière aurait ajouté l'adresse. Elles étaient destinées à un ami et on y lisait : « Les barbares, mon ami, ne m'ont pas voulu laisser la douceur » de mourir dans vos bras! » N'y a-t-il point quelques réserves à faire sur celle tradition et sur ce billet presque posthume? De Marat nous passerons à Robespierre. Paris, le 14 de brumaire an 2 de la République une et indivisible. Ilerman à Maximilien Robespierre. Salut et fraternité. Lorsque nous avons adressé au Comité de Salut public une lettre relative à la procédure des députés fédéralistes, dans le paquet a dû se trouver une lettre à la Convention relative à une fausse application de la loi faite par le tribunal dans l'affaire d'un nommé d'Ozonville, convaincu d'avoir fait passer de l'argent à un émigré, lequel on a condamné par une grande erreur au bannissement au lieu d'appliquer la peine de mort... Nous demandions l'annulation de ce jugement en ce qui concerne seule- ment l'application de la loi... Autre chose. Dumas m'a dit vous avoir présenté un projet d'organi- sation pour ce tribunal... Il m'a paru bon en général... Tome XXX. 9 ( roo ) Nous avons clans ce moment trois juges malades. Si vous proposez à la Convention de les completter, je vous présente un nommé Caron, actuel- lement juge au tribunal criminel de notre département. C'est un sans- culotte bon républicain et que je crois propre à être avec nous. llerman était juge au tribunal révolutionnaire; mais sur ces bancs sans cesse ensanglantés siégeait un autre juge dont le nom est reste plus tristement célèbre: c'est Fouquier-Tinville. Paris, le 19 juillet 1795, Tan 2"^ de la République une et indivisible. Citoyen président, Par la loy du 10 mars dernier portant création du tribunal révolu- tionnaire il a été dit qu'il y auroit cinq juges et quatre suppléants. Il a été»proceddé à la nomination des juges et suppléants; mais depuis que le tribunal est entré en fonctions, il ne s'est jamais présenté que quatre juges ; et encore le tribunal s'est-il trouvé réduit à trois lorsque Desfriche- Desmadeleine, frère du citoyen Valazé, a quitté son poste dans les pre- miers jours de juin dernier; et en ce moment, au moyen de l'arrivée du citoyen Ardouin , maire de Parthenay, le tribunal se trouve de nouveau composé de quatre juges; mais j'ay l'honneur d'observer à la Convention que le nombre de quatre juges est évidemment insuffisant pour faire le service de Tinstruction et de l'audience, eu égard au nombre des affaires dont le tribunal est chargé et à leur importance, et je ne crains pas de dire que malgré le zèle et le patriotisme de ceux qui le composent, les forces humaines ne leur permettent pas de remplir avec exactitude la tâche qui leur est imposée. La quantité d'affaires exigeroit au moins huit juges, dont cinq feroient le service de l'audience et les trois autres feroient l'instruction, et ce à tour de roUe. De cette manière j'ose répondre à la Convention que je feray juger toutes les affaires aussy promptement que l'exigent les cir- constances. L'accusateur public du tribunal extraordinaire et révolutionnaire, FoUQLIER-TlNVlLLE. Au citoyen président de la Convention nationale. ( 131 ) Joseph Lebon n'a pas laissé des souvenirs moins sinistA"es dans le nord de la France : 29 vendémiaire Tan III. Unité, union. Guffroy à son collègue Derlier. Fais, mon bon ami, une invitation à tous les citoyens d'oser dire tout ce qu'ils ont souffert d'injuste et de révoltant. On rassemble contre Lebon et complices les pièces au Comité de Sûreté générale. J'en rassemble aussi moi, et dans peu je ferai, si mes concitoiens le désirent, le tableau des iniquités de ce scélérat prêtre. On t'attend cà Saint-Pol, à Frévent. Tu y trouveras bien des malheureux à consoler. C'est le lieu d'origine de Lebon et de sa mégère de femme... Carrier sera sans doute décrété d'accusation aujourd'hui. Les trois Comités ont dû se réunir hier soir. II paroit que l'on propose l'établisse- ment d'une commission de 42 membres pour examiner les inculpations et faire le rapport. Cette commission n'aura que 24 heures d'existence. Si la commission ne sévissoit pas contre les égorgeurs en chef, elle per- droit dans l'opinion. Nous mentionnons, et non sans regret, une lettre du célèbre jurisconsulte Merlin, de Douay, à son collègue Joseph Lebon à Arras (30 floréal an II). Hérault de Séchelles remplissait dans les départements de l'Est la même mission que Lebon dans ceux du Nord. Quatridi 2'°'= décade, brumaire, deuxième année de la République française. Hérault, député extraordinaire au déparlement du Haut- Rhin, à son collèr/ne dans le département du Bas-Iîhin. Il est, citoyen collègue, peu de départements qui exigent des mesures plus promptes et plus révolutionnaires que le département du Haut-Rhin. J'y suis envoyé. Arrivé hier à Béfort, j'ai fermé à l'instant les portes de la ville et arrêté les gens suspects. Je tiens aujourd'hui dans une vaste église une assemblée où tout le peuple est convoqué, et le sort des magistrats, des ( 132 ) autorités, des hommes dangereux, en un mot tout ce qui concerne la sûreté générale y sera agité et décidé Je me propose d'agir, dans le pays qui m'est confié, rapidement et avec vigueur. A Fréron était attribué la même tâche dans le Midi. Frëron était le fils du rédacteur de V Année littéraire, si violem- ment dénigré par Voltaire, qui à la fin de sa vie s'était retiré dans un petit bien de campagne nommé : Fantaisie, dans la plaine de Montrouge. Témoin des embarras financiers de sa famille, il s'était jeté de bonne heure dans le parti révolutionnaire, et nous l'avons déjà rencontré avec Desmoulins et Sylvain Maré- chal chez M'°' Duplessis. Des bureaux de son journal il était passé à la Convention et en était devenu, comme Lebon et Hérault, l'un des missi dominici, c'est-à-dire l'un des zélés pourvoyeurs de la guillotine ambulante. Fréron essaya plus tard de se justifier. Isnard lui répondit (thermidor an IV) : 0 Fréron! tu n'as pas craint que je te ferme la bouche en l'abreuvant du sang innocent que tu as fait verser! Tu n'as pas craint que je révèle les allenlats inouïs de ta première mission!... J'étonnerai les siècles par le tableau de tes forfaits Ah! sans toi, l'olivier qui embellit les climats où je reçus le jour et où vole mon cœur, n'eût jamais cessé d'être l'arbre de la paix. Les plaisirs, le bonheur reposeroient sous nos treilles j les échos y retenliroient comme jadis du chant des troubadours , et la danse folâtre au son des tambourins fixeroit encore sous les orangers l'amour, les ris et les jeux. Puis Isnard cite ces lettres de Fréron à son collègue iMoyseBayle: Toulon, G nivôse, 2"'^ année républicaine. Cela va bien ici. Nous avons requis 12,000 maçons pour démolir et raser la ville. Tous les jours, depuis notre entrée, nous faisons tomber deux cents têtes. Fréron. ( 153 ) II y a déjà 800 Toulonnais fusillés. Toulon, 16 nivôse. Fréron. Toulon , i9 nivôse. Toutes les grandes mesures ont été manquées à Marseille Si on eût seulement fait fusiller comme ici 800 conspirateurs dès rentrée des troupes et qu'on eût créé une commission militaire pour condamner le reste des scélérats, nous n'en serions pas où nous sommes. Fréron. Puis Isnard, après avoir cité les lettres de Fréron, s'abandonne à celle véhémenle apostrophe : Tigre, vas dans les forets de la Tartarie siéger avec les bêtes féroces! Descends dans les enfers pour représenter le crime Tremble, mal- heureux! la justice s'avance et l'échafaud te réclame! Isnard avait lui-même voté la mort de Louis XVI en disant que s'il avait entre ses mains le feu du ciel, il en frapperai4, tous ceux qui attentaient à la souveraineté du peuple *. Au bas de cette énumération de dictateurs et de proconsuls, il faut encore réserver une place au boucher Legendre et à la trico- teuse Théroigne. Legendre était secrétaire de la Convention. Il devait ce poste à son zèle et non point à ses connaissances littéraires. Une pièce qui a passe par ses mains, se termine par ces lignes que je copie textuellement : Bon a espédié, Legendre S'". Tliéroigne, avant d'être l'une des mégères des saturnales révo- * Je lis dans une lettre du 15 messidor an III qu'on vient de condamner à mort dans le déparlement de Vaucluse un homme qui voulait faire périr tous les ex-nobles, tous les prélres, tous les gros négociants. Au haut de celte lettre figure une vignette portant en exergue ces mois, d'un côlé : Guerre aux par- tisans des émigrés el de la royauté; de l'aulre : Guerre aux partisans de Va Terreur. ( 154 ) liilionnaires, s'était occupée de musique, et sa beauté en avait fait la maîtresse de je ne sais quel personnage qui lui payait une pen- sion chez le banquier Perrcgaux : Ce 16 octobre 1790. Monsieur, Je vous remercie beaucoup de m'avoir envoj'er la procédure du Cha- teloit. Je n'ai pas moins de grâce à vous randre d'avoir accepté le petit arrangement que je vous ai proposé. Si vous voulez bien avancer trois mois à mon frère pour faire revenir mes effets, vous me feriez grand plaisir. D'après notre arrangement, à quatre louis par moi, ce seroit douze louis que vous lui donneriez, et pendant l'espace de trois mois vous ne m'envericz rien à Liège. Si mon frère a besoin de votre ministaire ou de vos conseils pour m'arranger quelques petites affaires ou faire revenir mes effets à meil- lieurc marché, je vous serois obligée, Monsieur, d'avoir toujours les mêmes bontés pour moi. Je craindrois de vous fatiguer si je ne comptois singulièrement sur le plaisir que vous avez à obliger. Je suis avec estime, Monsieur, votre servante, TllÉROlGNE. M. Perregaux, banquier, Paris '. Ici doivent se placer, d'après un autographe de M. de Stassart, ces vers de Palissot : 0! des grands cœurs mâle divinité. Toi dont le nom si cher, si respecté, Fait sous le dais pâlir la tyrannie, Besoin de l'homme, auguste liberté, Qu'ils étoient loin de sentir ton génie! Tous ces brigands parloient d'humanitéj Tous invoquoient la sainte égalité. ^ OEuvres complètes de M. de Stassart, p. IOGd. { 13S ) Ici Marat, le féroce Marat, Enveloppé de sa toge sanglante, L'œil teint de fiel et la bouche écumante, Un glaive en main, prêchoit l'assassinat. Plus loin Couton, Saint-Jusl et Robespierre Formoient les nœuds de leur trionvirat. Il faut citer dans une autre catégorie quelques hommes qui furent, à des degrés différents , les complices des Terroristes, mais qui s'en séparèrent parfois : Grégoire, Fabre d'Églantine, Drouet, Levasseur, de la Sarthe, et Blanqui. L'abbé Grégoire associa aux commotions politiques la constante mais bizarre préoccupation du progrès des lettres. Au citoyen Ameilhon. Citoyen, le comité d'Instruction Publique chargé par la Convention nationale de recueillir les traits de vertu qui ont signalé la Révolution, a formé pour cet objet une commission dans son sein. Elle désirerait avoir quelques ouvrages que le genre de son travail l'obligera quelquefois à consulter, soit pour acquérir des renseignemens, soit pour établir un parallèle entre les faits que présente notre sublime révolution et ceux des tems qui l'ont précédée. Nous avons pensé que dans l'immensité des livres confiés à vos soins il vous serait facile de lui procurer les ouvrages dont la liste suit : 1" Pluiarqiie; 2" Le Dictionnaire liistorique, par une Société de gens de lettres ; 0" Le Dictionnaire des anecdotes; 4-° L'honneur français, par Sacy j 5° VaVere Maxime ; C*» Cornélius Nepos; 7° Julu-Gelle; 8" Jthénée. ( 136 ) Vous connaissez sans doule quelques autres ouvrages de ce genre. Nous vous prions également de nous les indiquer et de nous les procurer. Salut et fraternité. Paris, ce 24 brumaire, an 2 de la République une et indivisible. C. Basire. Grégoire. Daoust. Fabre d'Églanllne fut d'abord comédien et vint avec une troupe nomade à Liège. Ayant obtenu aux jeux floraux une fleur dont il voulut orner son nom, il consacrait tous ses loisirs à la poésie; et celui qui depuis fut le régicide Fabre, offrait, le 1 G janvier 1781, un bommage déclamatoire à son Altesse Sérénissime monseigneur le prince-évêque de Liège. A S, A. S. Monseigneur le prince-évêque de Liège pour le jour de l'anniversaire de son élection. Qu'il est flatteur ce jour où la publique joye Rappelle aux souverains celui de leur grandeur! Ce jour où des sugets tout le cœur se déployé Pour célébrer un père et bénir un pasteur! L'airain sur les remparts annonça sa naissance, Et ce bruit, aujourd'hui sur les mers redouté, Est alors pour les cœurs un signe de gaieté Qui les rappelle tous à la reconnaissance... Par son très-humble et très-obéissant serviteur, Fabre d'Églantine. Fabre d'Églantine se lia pendant son séjour à Liège avec l'avocat Henkart qui fut l'un des cliefs des patriotes liégeois , et quand il quitta les bords de la 3Ieuse, y laissant un enfant confié ( 137) à une nourrice, il continua à entretenir avec Ilenkart une corres- pondance dont nous reproduirons quelques fragments : Arras en Artois, i^'' mai 1781. J'ai été engagé, ainsi que ma femme, pour la troupe qui tient cette ville-cy et Mons... Je suis engagé pour les premiers relies en chef, et ma femme pour les premières chanteuses en chef aussi... L'on n'a pu trouver d'autre pièce pour le premier jour que la Partie de chasse de Henri IV, où j'ai joué Henri avec un agrément universel. .... Nous gagnons à nous deux 4200 livres et deux demi-représenta- tions. Ces appointements, sans être forts, sont honnêtes, et j'espère qu'ils nous mettront à même d'arranger bien des affaires. J'ai retiré mes deux montres à Paris. Maintenant il s'agit d'avoir mes habits en gage, dont j'ai besoin, ainsi que du lot où est la robe blanche de ma femme. Je t'enverrai six louis au premier jour.... Je retirerai tout ce qui est au lombard de Liège, à mesure que tu trouveras de l'argent... Mais le plus pressé, ce sont les habits et la robe. Ici quelques lignes dans lesquelles il offre d'aller de nouveau jouer à Liège où il a eu beaucoup de succès en revenant de Sedan. Tous les camarades sont convenus non-seulement de mon talent, mais de l'excellence de mon caractère, et il m'a été bien doux de me voir attribuer les qualités contraires des defîauts qu'on m'avait malicieuse- ment et témérairement attribués. F. d'Églantine, Comédien du Roi. Chez M. Lapierrc, épicier, rue des Trois-Visages, à Arras. {Cachet armorie. Supports et couronne.) Dans une autre lettre, datée de Douai, G août 4781, Fabre se plaint du directeur qui paye mal : ce qui le met dans l'impossibilité d'envoyer de l'argent. D'autre part, sa femme ne joue plus le soir au théâtre; mais, par compensation, elle joue toute la journée au trictrac. ( 1Ô8 ) Puis ces lignes où se révèle le futur conventionnel : Je commence pourtant à goûter la vengeanl^ dont j'avais besoin après le trait de notre directeur. Il voudrait bien être encore à lâcher rengage- ment de ma femme. Quant aux ennemis de coulisse que Thumeur flat- teuse m'avait suscités à la suite d'un tel esclandre, je vous les ai si bien menés que je les domine de façon à les humilier à la fois et à n'en rien craindre. Comme Fabre d'Égîantine, Levasseur, de la Sartlie, vota la mort de Louis XVI. Cependant son zèle ne paraissait point suiïisant aux sociétés populaires, et l'on suspectait même ses vertus : Le Mans, 27 vcnlôse l'an 2^ de la République une et indivisible. A Levassetir^ député. Je te répète à toi ce que j'ai dit à la Société populaire... J'ai dit que tu avois servi la liberté... J'ai dit que tu avois servi la République dans la Convention nationale en soutenant la cause sublime de la démocratie... Voilà le bien. J'ai dit ensuite que les vertus n'étoicnt pas dans ton cœur, et j'ai essayé de le prouver par les raisons suivantes : ■1° Tu n'as jamais su connoîtrc les hommes. Tu les as toujours jugés d'après tes passions. 2° Tu es pétri d'orgueil et d'amour-propre... Ton âme n'est pas assez grande pour renoncer au plaisir de la vengeance et tu te sers de tous les moyens possibles pour écraser celui que tu crois ton ennemi parce qu'il ne t'aura point flagorné ou t'aura dit la vérité. Notre Société populaire en est maintenant la preuve... o" Tu as menti dans ta réponse à Philippeaux... Tes fils ont été mal élevés par toi. L'aîné sera toujours un mauvais sujet; le jeune deviendra un monstre... Ils te haïront, et tu supporteras dans ta viellesse les résultats amers de leur mauvaise éducation. (159 ) 4^« Tu as le despotisme dans le cœur... Tu es âpre, dur, insociable, vindicatif. Tu aimes Tégalité pour tout ce qui étoit au-dessus de toi, et tu la détestes pour tout ce qui étoit au-dessous. Voilà le mai. Je Tai dit partout 5 il faut bien que je finisse par le dire à loi-même... J'agis avec la dignité d'un homme libre. L'agent national du district du Mans, C. Bazin. Drouet avait, aux yeux des Terroristes, deux titres éclatants : il avait fait arrêter Louis XVI à Varennes et l'avait condamné à mort sans appel ni sursis. Je trouve de lui une lettre écrite pen- dant sa détention à l'Abbaye où il se plaint d'absurdes dénoncia- tions articulées contre lui et où il invoque le délai de trois jours francs que lui garantit la loi pour ne comparaître qu'octodi 28 prairial. Drouet parvint à écbapper au bourreau. Bîanqui, autre conventionnel, écrit aussi du fond d'une pri- son; sa lettre est datée : Paris, hôtel de la Force, maison d'arrêt, 8 octobre 1795. II espère se justifier devant la Convention : Le salut de la République est uniquement attaché à celui de la Con- vention nationale et à la soumission aux décrets qui en émanent. La captivité de Blanqui ne fut pas aussi courte qu'il l'espérait, et il a composé lui-même un mémoire qu'il intitula : Mon agonie de dix mois. ( 140 ) § 3. — l.es armées républicaines. dre PARTIE. — Les commissaires de la Convention : Lindet. — Loiseau. — Féraud. — Roberjot. — Ritter. — Delacroix. — Albitle. Les commissaires de la Convention se trouvent partout où il y a des généraux à surveiller, c'est-à-dire partout où il y a des armées, et presque toujours leur influence est néfaste. Nous les rencontrons dans les armées de Vendée, de Lyon, de Hollande, des Alpes, des Pyrénées. Le mouvement royaliste de la Vendée avait effrayé la Conven- tion. Charette et La Roche-Jaquelein en restèrent les héros. Le comte de Puisaye en fut l'un des derniers chefs. Nous avons sous les yeux un diplôme d'officier qu'il délivra le i"^ mars 1795 dans l'armée catholique et royale de Bretagne. Au haut se trouve une vignette où figurent deux hiboux, emblèmes de la sagesse, avec cette devise : lîi sapieniia robur. Au-dessous de l'écu aux fleurs de lys, on lit : Sic reflorescent. Puis vient la formule : Le conseil militaire de Tarmée catholique et royale de Bretagne, auto- risé par Monseigneur le comte d'Artois en vertu des pouvoirs à lui con- fiés par Monsieur régent de France; Après avoir reçu le serment de ne poser les armes qu'après avoir réduit les factieux et rétabli la religion, la monarchie, la paix et la tran- quillité publique ; Sous le bon plaisir du roi et sous l'autorité de Monsieur régent de France et de Monseigneur le lieutenant général du royaume. La nomination est signée par le comte Joseph de Puisaye, lieu- tenant général des armées du roi, général en chef. L'un des commissaires répubHcains de l'Ouest était un ancien ( 141 ) curé nommé Lindet. Il s'ejfFraya plus que personne et écrivait de Manies : Citoyen minisire, De la poudre, des canons, des munitions par la posle. Par la poste, ministre... Mon collègue me demande de prompts secours. Nous n'avons point de général. Cela est incroyable. R. Lindet. 11 faut exceptionnellement citer une lettre fort remarquable sur le système stratégique à suivre en Vendée. Elle est adressée au Comité de Salut public et signée : Loiscau, montagnard (6 fri- maire an 11). Féraud, ce conventionnel dont la tète sanglante fut placée h la pointe d'une pique dans la salle même des séances, transmettait, le 4 frimaire an II, de l'armée des Pyrénées, des espérances qui ne devaient point se réaliser : La grande armée de Saint-Jean de Luz se renforce de moment à mo- ment. Oui, mon pronostic se réalisera. Si nous ne sommes trahis, le drapeau tricolore flottera sur les murs de Madrid avant la fin de la campagne prochaine. On peut consulter sur l'invasion de la Hollande des rapporls intéressants de Roberjot (pluviôse an 111). Rittcr, délégué à l'armée des Alpes, lui donnait, le 29 frimaire an IV, sans consulter les généraux, l'ordre de se porter en avant et écrivait à ce sujet: « Il y eut un stathouder en Hollande, et » bientôt peut-être dira-t-on : il y eut un roy en Piémont. » Nous citerons plus loin l'ordre donné par Delacroix j)our faire arrêter Dumouriez. Enfin Albitte, envoyé dans la ville de Lyon alors livrée à toutes les violences, qu'on avait dérisoiremcnt appelée : Commune (142) affranchie, mandait, le il nivôse an II (31 décembre 1793), au ministre de la guerre Bouchotte : Mon cher Bouchotte, ... Songe an nom de la patrie à Tarmée des Alpes. Il y a encore bien de mauvais officiers. Tâche que cet armée soit sur un bon pied au mois de prairial prochain. Songe qu'elle a toujours été négligée et commandée par des traîtres ou des ineptes. Quand punira-t-on le traître Kelerman, le perfide Saint-Remi, le scé- lérat Doyen? Albitte. Et en effet, « le traître » Kellerman, qui avait dirigé le siège de Lyon, mais qui déplaisait à Albitte et à Boucliotte, fut jeté dans les cacbots de l'Abbaye où il resta enfermé pendant treize mois. Plus tard Napoléon, se souvenant de ses exploits de 1792, le créa duc de Valuiy. S»^ PARTIE. — Les généraux : Custine. — Dumouriez. — Pichegru. — Marceau. — Bernadotte. — Junot. — Masséna. — Desaix. Custine avait été le liéros des armées françaises lorsqu'il fran- chissait la barrière du Rhin. Au premier échec il fut accusé, se rendit à Paris pour se justifier et fut condamné à mort. Un prêtre l'accompagna à l'échafaud et fut lui-même arrêté. Custine ne démentit pas un instant son courage. On peut lire dans le Moni- ieitr du 4 septembre 1793 le récit de sa mort, immédiatement avant quelques vers sur la belle Eucbaris. Le dossier de Custine est l'un des plus précieux de la collection Stassart. On y trouve son rapport adressé d'Alzey le 29 mars 1793 aux commissaires de la Convention. ( Uo ) Trois jours après, le 1^'avril i795, il écrit de Neustadt au pré- sident de la Convention pour déposer le commandement en chef: Je serais un mauvais citoyen et ce ne pourroit être désormais que par une folle ambition que je pourrais le conserver. Je le remets donc aux représentants du peuple. Je ne renonce pas à servir mon pays, à tra- vailler à conquérir sa liberté, mais ce sera comme soldat... J'envoie cette lettre aux départements dont la conservation m'était confiée. Nous omettons des plaintes énergiques contre Beurnonville et l'exposé d'autres griefs. Le lendemain, Custine fait part de sa résolution aux départe- ments de l'Est. Au quartier général à Landau, le 2 avril 1795, Tan II de la République. Le général Custine aux citoyens administrateurs du département de la Meurlhe. Citoyens administrateurs, vous trouvères ci-jointe la lettre que j'adresse au président de la Convention : elle vous donnera la parfaite connois- sance des événcmens qui se sont passés depuis quelques jours. Quand je vous ai annoncé que le plus parfait accord régnait entre l'armée du Rhin et celle de la Moselle, je comptois sur les promesses que m'avait faites le ministre^ mais, ne connoissant point l'art de tromper, je l'ai été et je vous ai entraîné dans mon erreur. Le général en chef de l'armée du Rhin , Custine. Cette lettre répandit une vive inquiétude. Le 7 avril 1795, le conseil général du Bas-Rhin adressait aux administrateurs du département de la Meurthe le récit des revers ( 444 ) de rarmée du Rhin et faisait un pressant appel au patriotisme des citoyens pour repousser les ennemis *. Dumouriez avait été le défenseur de l'Argonne et le vainqueur de Jemmapes. Au premier échec il fut dénoncé comme Custine et réduit à fuir pour ne pas subir le même sort. Delacroix, commissaire de la Convention, eût voulu l'envoyer à Paris chargé de chaînes. Lille, 29 mars 1793. Depuis ma dernière lettre, mon cher collègue, j'ai insisté de nouveau deux fois pour que la commission suspendît Dumouriez et le mît en état d'arrestation provisoire et le fît conduire à Paris. J'avais encore échoué, mais je ne me suis pas rebuté et je suis parvenu à faire prendre par nos collègues et Carnot et Lesage-Fcnan que nous avons appelés, une délibé- ration qui requiert Dumouriez de se rendre ici dans le jour pour s'expli- quer avec nous sur des inculpations graves qui lui sont personnelles. La délibération va lui être expédiée au moment où je t'écris par une ordonnance. J'ignore s'il obéira. Nous lui recommandons de se faire rem- placer pendant son absence. Je ne sçais si, après l'avoir entendu, mes col- lègues auront le courage de le suspendre et de le faire arrcster. Delacroix. Le 22 juillet i814, Dumouriez écrivit à Louis XVIII. Il paraît que cette lettre, que nous ne connaissons point, fut froidement accueillie; car Tannée suivante il s'exprime en ces termes dans une lettre adressée à M. de Forlair : J'ai été sensiblement affecté de la constance de votre amitié, de l'éner- gie qui vous a inspiré voire lettre à mon ami Macdonald, des proposi- tions que vous lui faites, du plan que vous lui tracez pour me tirer de l'oubli où on me laisse ou plutôt pour me dérober aux peines qu'on se * On peut aussi consulter dans la colleclion de M. de Siassart le dossier militaire de Biron-Lauzun, né dans le même rang que Custine et devenu éga- lement en 1795, après bien des aventures, général de la République française. ( 145 ) donne pour m'effacer du souvenir de mes compatriotes en me tendant le piège de me présenter moi-même à ma patrie comme un invalide inutile, objet de la pitié de mon souverain et un fardeau de plus pour la malheu- reuse France qui ne nourrit déjà que trop de bouches inutiles. Recevez tous mes remercîmcnts, continuez-moi votre intérêt et ral- liez-vous à mes amis pour éclairer le roy par l'opinion publique et pour sauver à ce grand prince un de ces actes de partialité malheureusement si familiers au pouvoir. Comme vous me demandez mon avis sur la con- duite que mes amis doivent prendre pour me tirer de l'oubli et me rendre intéressant, je vous dirai que je crois qu'il faut éviter les apologies sous quelque forme que ce soit. Point d'éloges, point de plaintes, point de phrases. Un tableau frapant, court, d'une vérité incontestable, suffit pour fixer l'opinion tant de la cour que de la nation. Le voicy : « Le général Dumouriez a eu le bonheur de rendre à la France quatre » services très-importants, dont elle recueille les avantages H" la créa- » tion du port de Cherbourg; 2" l'expulsion des armées étrangères de « la Champagne; 3" la victoire de Jemapes qui a été le fondement de la » supériorité et de la gloire des armées françaises; 4° la délivrance de » l'auguste et intéressante fille de Louis XVI, échangée contre les com- « missaires français qu'il avait donnés comme otages de la sûreté de « cette princesse qui fait à présent la gloire et l'exemple de la cour de « France. Ces quatre services importants, connus de toute l'Europe, » consacrés par l'histoire, et qui ne peuvent pas être encore effacés de la » mémoire des Français, sont les titres de ce général à la reconnaissance » durable de sa nation et à la bienfaisante justice d'un roi chéri. « Voilà mon opinion, mon cher Fortair, je la soumets à mes amis. Dans ma position je ne peux être que passif. Je ne peux me permettre ni plaintes, ni réclamations, ni démarches. Je dois tout attendre de la justice de mes droits présentés, sans mon intervention, par ceux de mes amis qui ont accès au trône et aux deux conseils de la nation. (28 février 1815.) Dumouriez mourut en Angleterre en 1823. Moreau, dans une lettre du 25 pluviôse an IX adressée au pre- mier consul, lui recommande la ville de Francfort qui désire voir reconstituer sa neutralité. Tome XXX. 10 ( 14G ) Dans le même dossier figure une lettre par laquelle Joseph Moreau, ancien président du Tribunal, sollicite en 1815 un siège à la Chambre des pairs. Le nom du général Moreau ne peut être représenté que par moi, et il me paraît convenable qu'il le soit dans une charge héréditaire qui trans- melle ainsi le souvenir de ses services et du prix que Sa Majesté a bien voulu y mettre. J'ai Tcspérance la plus forte que Tempereur de Russie demandera cette faveur pour moi au Roi. Après Dumouriez et Moreau vient Pichegru. La collection Stassart renferme une lettre de Pichegru à Kléber, relative aux opérations militaires. Elle est datée de Matines, le 5 thermidor an IL On sait quel mystère entoura la mort de Pichegru, et l'on ignora longtemps où son corps avait été inhumé. La lettre suivante, datée du 5 novembre 1815, est adressée au curé de Saint-Médard : J'ai rhonncur de vous prier d'assurer M"<= Pichegru que nous n'étions que trois qui suivaient le corps du général Pichegru lorsqu'il fut conduit au lieu du repos. J'assure de plus qu'un homme âgé de 60 ans, couvert d'une redingote de drap gris mêlé, pleurait amairement. On lui ferma la porte de l'entrée du cimetière. J'y entrai seul... Il fut enterré à trois heures et demie du soir et déposé dans l'angle du fond du cimetière. Je devais à ce bon général ce témoignage de reconnaissance, et j'assis- terai lundi au service qui sera célébré dans votre église. L. A. GouYON. Il ne fut pas donné à Custine, ni à Dumouriez, ni à Moreau, ni à Pichegru de mourir à l'ombre du drapeau qu'ils avaient illustré. D'autres plus heureux eurent la gloire des armes pour com- pagne de toute leur carrière, et parmi ceux-ci nous nomme- rons, d'après les autographes de M. de Stassart: Marceau, Junot, ( ^47) Masséna, Desaix. Si une autre destinée était réservée à Berna- dotte, une haute fortune le consola d'un volontaire exil. Coblentz, le 3 pluviôse an III de la Rép. française une et indivisible. Marceau, général de division, au général Kléber. ... Le général Vincent m'annonce qu'il arrive sans aucune espèce d'administration. Je le préviens et je te préviens aussi que sans admi- nistration le général Vincent et toute sa troupe risque de mourir de faim, que la mienne, déjà insuffisante pour le service, ne peut se charger de celui de la division qui arrive. Donne donc les ordres les plus prompts pour que cette bévue soit réparée et que les soldats ne risquent pas de périr de misère, comme il y en a déjà beaucoup des miens à qui cela est arrivé. Je te remercie du surcroît de commandement dont, sans doute, tu m'as gratiffîé. Je ne récriminerai jamais quand il s'agira du service de la République, mais je t'avoue que je ne puis être flatté de ce surcroît de besogne avec d'autant plus de raison que je n'i apperçois aucun but avan- tageux pour moi, et que vingt lieues de pays à deffendre sont trop forte affaire... ... Si encore je pouvais espérer de me rapprocher de toi, j'en aurais bien du plaisir, surtout ayant à te gronder d'une fameuse force pour la mauvaise interprétation donnée à une phrase de ma dernière 5 car com- ment est-il possible que Kléber, qui a de l'esprit trois fois comme mon chétif individu, ait pu se méprendre sur mon expression : en franchise et sur le sens qui avait nécessité ce mot? Comment n'a-t-il pas eu assez d'indulgence, dans le cas où ce mot aurait pu être improprement appliqué, pour substituer à sa place la véritable expression, ou, pour mieux dire, celle qui lui eût semblé pouvoir exprimer ce que je voulais dire sans blesser son amour propre. Oh! Kléber, Kléber, ce n'est pas bien. Je suis fâché et très-fâché. Je t'aime cependant toujours, et quoique tu en dises et malgré ta modestie même, je m'enorgueilliray toujours d'avoir pour ami un homme de ton mérite, et je le diray partout que quand tu auras vaincu ce que tu appelles ton imbécile timidité, que j'appelle, moi, irré- solution causée quelquefois par l'incertitude des événemens qui se sont succédés, tu seras un des meilleurs généraux possibles. Je finis ainsi et je ne veux pas t'en dire davantage; car enfin suffît (22 janvier 1795.) Marceau. ( 148 ) En 1804, M""^ Marceau-Sergent écrivait à Moreau de Saint-Géry, administrateur général des duchés de Parme et de Plaisance, qu'elle désirait que la nièce du général Marceau fût reçue dans un couvent, « avec l'idée de lui faire embrasser l'état religieux, » et celui-ci lui répondait : Cela n'est point dans les principes actuels du gouvernement français, et la prononciation de vœux monastiques est suspendue dans les Etats que j'administre. Il ajoutait qu'on pouvait la placer ailleurs et qu'il payerait les frais de son éducation. C'est aussi des bords du Rhin que Bernadotte écrit à Masséna : Worms, le 22 germinal an VII (11 avril 1799). Bernadotte à Masséna. Conformément aux intentions du général Jourdan, j'ay remis avant mon départ de Manheim au général Calaud le commandement de l'aile gauche de l'armée du Danube... J'ai rendu compte du tout au général en chef; je le fais de nouveau à Masséna mon amy, et je t'assure que je me suis réjoui avec tous les bons républicains de ses succès et de ses avan- tages. Un crachement de sang très-abondant, occasionné par les fatigues et le dégoût qu'on s'est efforcé de me faire avaler à pleine cuiiiière, m'a forcé, malgré moy, de prendre quelque temps de repos... Sitôt que je serai remis, je reviendrai participer aux succès de l'armée ou périr au milieu de mes compagnons. Je ne pense pas que tu sois encore en mesure de prendre l'offensive. Du moins j'imagine que tu auras soin, pour assurer tes succès, d'établir avant tout tes pivots de droite et de gauche. L'événe- ment nous prouve, mon cher Masséna, que les victoires n'ont pas de résultat lorsque tous les mouvements ne sont point liés ensemble. Adieu, mon cher Masséna, ma lettre est déjà trop longue pour un géné- ral d'armée. Crois que mes sentiments pour toy sont indépendants de tous les événements. J. Bernadotte. ( 149 ) Bernadollc devint plus tard roi de Suède et mourut sur le trône. Un autre de ses compagnons d'armes, Junot, rêva, dit-on, la cou- ronne de Portugal et s'éteignit dans le désordre du désespoir après s'être vu abandonné en 1815 dans son gouvernement des pro- vinces illyricnncs. Junot écrit en 1805 à Moncey : J'ay reçu, mon cher maréchal, la nouvelle de ma mort que vous avés eu la bonté de m'adresser. Il y avait déjà longtems que j'étois enterré. Je n'en suis pas moins reconnoissant pour l'intention qui a dirigé votre lettre, et croyés, mon cher maréchal, que si l'on ne me tue pas bientost réellement, il me sera toujours doux de vous donner des preuves de mon amitié... Junot. (23 nivôse an XIII.) Rien n'explique mieux la triste fin de Junot que quelques lignes autographes adressées de Goritz, le 5 juillet 1813, à l'empereur. On craint le débarquement des Anglais. Il n'a plus de troupes, car on ne lui a laissé que deux bataillons italiens qui désertent par soixante-dix hommes à la fois. Le 18 nivôse an IIÏ, Masséna appuie la démarche faite en sa faveur par le général Belair pour qu'il soit envoyé à l'armée d'Italie. 11 prie le ministre delà guerre détre à ce sujet son inter- prèle : Auprès du premier consul qui est bien véritablement par sa place, par ses qualittécs et par ses rares talens le général des généraux. Desaix ne portait point un jugement différent : Toulon, 15 floréal an VIII. ^u premier consul de la République, le général Bonaparte, le général de division Desaix. Je vous ai écrit ce malin, mon général, pour vous prévenir de mon arrivée. Dans ce moment même je reçois des nouvelles de ma famille. J'apprends que vous Pavez comblée de biens. Il n'y aura jamais au monde ( 150 ) que vous qui saurez trouver le secret de rendre les hommes les plus heu- reux. Que vous y avez bien réussi avec moi ! Recevez mille et mille fois mes remercîments. J'ai bien eu la preuve de l'amélioration de la situation de la France depuis que vous la gou- vernez Heureux changement! Aujourd'hui est le plus beau jour de ma vie. Je jouis du bonheur dans l'intérieur de ma maison. C'est le premier des biens. Croyez au désir que j'ai bien vivement de servir avec zèle et activité à augmenter votre gloire. Employez-moi bien vite. Salut et respect, Desaix. Il fut fait droit à l'ardent désir de Desaix de servir avec zèle et activité à augmenter la gloire du premier consul. Deux mois après il tombait à Marcngo. L'hommage rendu par Desaix à lautorité réparatrice de Bona- parte sert de transition entre deux époques. Nous retrouverons parmi les généraux de la République les maréchaux de l'Empire. § 4. — Réorganisation sociale. Le conseil d'État. — Porialis. — Troncliet. — Treilhard. — Bigot-Préameneu. — Malleville. — La princesse de Condé. La Convention a accompli son œuvre de sang et de honte. Après l'anarchie et les supplices, l'ordre se rétablit sous le Directoire et sous le Consulat. Le conseil d'État compte dans son sein les hommes les plus éminents par leur science et leurs études. Presque tous sont représentés dans la collection de M. de Stassart; et jamais la rédaction d'un code de législation civile ne fut confiée à des esprits plus judicieux et plus doctes que les Portails, les ïronchet, les Treilhard, les Bigot-Préameneu, les Malleville. Les travaux des jurisconsultes avaient consolidé ce qu'avait vaillamment conquis l'épée de l'armée : l'ordre à Tintérieur et la gloire au dehors. Ceux qui avaient été de bonne foi entraînés dans la Révolution, en ressentaient ou l'horreur ou la fatigue. ( 151 ) D'autre part, les Bourbons étaient à peu près oubliés, et une prin- cesse, qui était à la fois la belie-fille du prince de Condé et la sœur de Philippe-Égalité, écrivait aux membres du Directoire : Cytoyens directeurs, Ma belle-sœur réclame les droits de cytoyenne. Moi, je les ai réclamés dans le temps où, jouissant encore de toute ma fortune, je voulais en offrir la plus grande partie des revenus au soulagement de mes concytoyens. Toutes deux nous sommes dans la misère, toutes deux nous attendons la justice du gouvernement... L.-M.-J.-B. Orléans-Bourbon. Louise d'Orléans- Bourbon ne parlait point de son fils qui revendiquait plus fièrement les traditions de ses ancêtres. 11 devait bientôt disparaître dans un fossé du château de Vincennes, et deux mois après les tribuns de la République proclamaient humblement l'empire héréditaire. ( 452 CHAPITRE XI. L EMPIRE. § 1", — Napoléon. Napoléon I".— Madame Mère, — L'impératrice Joséphine.— Fanny de Beauharnais. — Alexandre de Lameth. — Caulaincourt. M, de Stassart devait à ses relations publiques et privées de nombreux autographes, non-seulement de Napoléon I**", de Napo- léon II et de Napoléon III, mais aussi de tous les membres de la famille impériale,y compris le roi deNaples qui signait en 4814 : Joachim Bonaparte. Napoléon campait à Austerlitz quand M. Menneval écrivit par son ordre la dépêche qui annonçait à Talleyrand la défaite et l'humiliation de l'empereur d'Autriche. M. de Stassart en a con- servé le texte autographe, et nous recherchons non sans curiosité dans ces mots tracés à la hâte les impressions de celui qui les dictait, fièrement appuyé sur son épée *. Les lauriers d'Iéna s'étaient joints à ceux d'Austerlitz quand l'ancien compagnon de La Fayette, Alexandre de Lameth, dans une lettre du 8 janvier 4807, rendait le plus enthousiaste hommage : A l'homme extraordinaire qui ne marche jamais sans être accompagné de la puissance, qui se présente souvent sous les apparences de l'audace et qui est toujours suivi de la fortune et de la victoire qui lui sont soumises. On voit par l'adresse d'une lettre écrite a l'abbé Bonnevie, cha- noine de Lyon, qu'il logeait au mois de mai 4805 chez M""^ Bona- parte, la mère, rue du Montblanc, n° 4, à Paris. Plus lard l'abbé Bonnevie dut à la protection de Napoléon une position assez élevée dans le clergé. * Cf. Correspondance de Napoléon, t. XI, p. 531. ( iS3 ) Les lettres de 3Iadanie Mère annoncent peu dinslruction. On lit avec plus de plaisir celles de Joséphine. Il y en a une notamment où elle rappelle sa captivité dans la maison des Carmes pendant la Terreur. Je mentionnerai aussi une lettre fort intéressante de la comtesse Fanny de Beauharnais, connue par quelques romans, à sa filleule, la reine Hortense (29 juin I8II). Elle était à cette époque âgée de quatre-vingt-trois ans. Napoléon reposait depuis quatre ans sous la pierre solitaire de Longwood lorsqu'un de ses conseillers les plus habiles, le duc de Vicencc, portait ce jugement sur l'appréciation des historiens de l'Empire : Nous sommes arrivés au moment où il faut que l'histoire reprenne son impartial et grave caractère. Pourquoi dissimuler les ombres de ce grand tableau? Elles n'en affaibliront pas Teffet. Pourquoi ôter de frayeur sa cuirasse et même son épée? Pourquoi nous le montrer dans son cabi- net avec la bonhomie qu'il avait réellement dans sa chambre à coucher? Ses passions, sa gloire, la nôtre, l'immortalité de ce qu'il a laissé, tout cela se tient, tout cela avait et a encore le cachet d'un génie politique et militaire qui avait une autre allure. C'est sous ces fortes couleurs qu'il conviendra de livrer à l'histoire la majesté de nos souvenirs. (29 décembre 1825.) § 2. — v» Le duc de Rovigo. — Poniatowski. — La prise d'Alexandrie. — La bataille d'Aboukir. — Sidney Smith. Parmi les documents militaires compris dans la collection de M. de Stassart, je placerai au premier rang deux rapports auto- graphes du duc de Rovigo sur la guerre d'Espagne, écrits à Madrid, le iC et le 29 juin 1808 au moment où il prenait le commande- ment de l'armée. Aux noms des généraux de la République devenus les maré- chaux de l'Empire que j'ai déjà cités, il faut joindre celui de Poniatowski qui, au lieu de ceindre une couronne à Varsovie, ( IS4 ) ne reçut le bâton aux abeilles d'or que pour avoir le droit de mourir sous les drapeaux français. Dès 1807, Alexandre de Lamelh écrivait à M. de Stassart : Si vous êtes à Varsovie, je vous recommande le prince Joseph Ponia- towski, neveu du dernier roi de Pologne, Il est très-attaché à son pays et par conséquent le sera à Tempereur libérateur. On trouve dans le dossier de M. Villenave l'état de tous les corps qui de 1805 à 1809 ont pris part aux campagnes dirigées par l'empereur. Beaucoup de dossiers concernent des généraux de second ordre et peuvent répandre des lumières sur des faits spéciaux. C'est surtout pour la guerre d'Egypte que la collection de M. de Stassart offre le plus de documents. J'ai remarqué dans le dossier : Soubait, une lettre du 18 messidor an VI sur la prise d'Alexandrie; et dans le dossier : Jacotin, une autre lettre du 20 messidor an VI sur la bataille d'Aboukir. On raconte dans la première que ce fut du haut de la colonne de Pompée que Bonaparte donna l'ordre de l'assaut et qu'après le succès il voulut qu'on fît de la célèbre colonne antique un monument à la gloire moderne des armes françaises. La fortune de Napoléon en Orient se brisa contre des murailles en ruine défendues par un officier anglais. Le dossier de Sidney Smith ne retrace rien de ses exploits, mais uniquement les excen- tricités de ses dernières années. La plus bizarre fut la résurrec- tion de l'ordre du Temple qu'il lui appartenait, croyait-il, de rétablir en souvenir de ses succès de Syrie. Je me borne à signaler les actes du ministère de la secrctairerie magistrale du Temple en 1826 et l'étrange discours prononcé par un sieur Raoul sur la tombe de Sidney Smith en 1840 : Vous aussi, Templiers, vous applaudirez à tout ce qu'il a fait pour répondre à votre confiance et pour étendre votre influence. Vous vous rappellerez avec reconnaissance qu'il fut l'un des fondateurs de ce cou- vent de Londres qui compte tant d'illustrations anglaises présidées par votre illustre frère le duc de Sussex. ( 155 ) § 3. — l.'admlnis qui combat dans les rangs de nos ennemis. » ( loG ) On recommande de faire figurer dans les adresses des conseils généraux des départements, qui, du reste, doivent paraître spon- tanées : 1" L'affirmation d'un élan unanime; 2° La déclaration qu'on est prêt à tous les sacrifices pécu- niaires; 5° Une vive indignation contre les Français alliés à nos ennemis ; 4° Le vœu qu'on rappelle tous les Français qui sont au service de Suède. Il est bon que les conseils municipaux présentent les mêmes adresses. Quand la conspiration de 3Ialet vient effrayer Paris, comme un symptôme de la prochaine décadence de l'empire, les dépêches les plus rassurantes sont aussitôt communiquées aux préfets. Voici en quels termes est conçue celle du ministre de la police Real : Paris, 23 octobre 1812. Une tentative aussi audacieuse qu'insensée vient d'éclater ce matin à 7 heures à Paris. Des misérables connus déjà par leurs intrigues, tels qu'un Mallet, un Guidai, etc. ont osé, à la faveur de faux ordres, attenter à la liberté du ministre de la police générale, du préfet de police et du général comte d'Hullin. Ces hommes coupables ont été arrêtés sur-le- champ. On les a trouvés munis d'un faux sénatus-consulte. Ils avaient répandu le bruit que fempereur avait été assassiné à Moscou, tandis que Sa Majesté, rayonnante de gloire et de santé, poursuit ses hautes entre- prises. Paris jouit de la plus grande tranquillité. On n'a pas eu un mo- ment d'inquiétude. On se repose sur la force du gouvernement. Rassurez les fidèles habitants de votre département. Ils savent qu'il n'est point au pouvoir de quelques factieux d'ébranler un gouvernement fondé par la victoire et maintenu par le génie et la sagesse. RÉÂL. ( 1S7 ) De son côte, le ministre de l'intérieur Montalivet mande aux préfets : 23 octobre 1812. Une poignée de mauvais sujets a voulu ce matin causer du trouble dans Paris. Ils ont violé le domicile du ministre de la police générale, celui du préfet de police et du commandant de la l""^ division militaire. Une heure après, ces misérables étaient arrêtés. Ils projetaient dans leur délire toutes les horreurs d'une nouvelle révolution. Ils répandaient la plus étonnante des nouvelles, celle de la mort de l'empereur, et cela au moment même où de nombreuses dépêches de Sa Majesté donnaient une entière sécurité sur sa précieuse santé et des marques touchantes de sa sollicitude pour ses sujets. Montalivet. Les dépêches transmises aux préfets présentaient quelquefois un caractère tout différent s'il s'agissait des pays annexés. Là l'Empire ne dédaignait point de recourir à des mesures étranges et violentes pour rattacher plus étroitement les populations à la mère-patrie, à peu près comme la vieille Rome agissait à l'égard du peuple sabin. Dans une dépêche datée de Paris, 29 juillet 1811, police géné- rale, et signée du due de Rovigo, on demandait deux tableaux de statistique. Le premier concernait la levée des gardes d'honneur. Le second touchait à une matière plus délicate : L'autre tableau présentera les noms des plus riches héritières de votre département dans l'âge de 14 ans et au-dessus, non encore mariées. Il indiquera avec toute la précision possible la dot présumée et les espé- rances d'héritages, la situation et la nature des biens, les noms et qualités des père et mère, l'époque de la naissance des jeunes personnes, l'éduca- tion, les principes religieux, les talens acquis, les agrémens naturels. De même la difformité ferait l'objet de votre colonne d'observation. Vous serez convaincu, Monsieur, que la statistique personnelle est le fruit d'une pensée bienveillante et libérale... Le gouvernement n'a en vue que de répandre des bienfaits... Ma lettre est confidentielle. Votre réponse devra l'être. ( lî*8 ) Le i\ novembre suivant, le duc de Rovigo insistait sur ce point : Je désire que vous ne perdiez point de vue Tétat qui vous a été demandé par ma lettre du 29 juillet des jeunes personnes non mariées et destinées à jouir d'une fortune considérable. Rien ne contribuera davan- tage à prouver votre zèle. Les rapports du gouvernement avec le clergé n'étaient ni moins absolus, ni moins impérieux. L'abbé de Pradt, devenu archevêque de Malines, que Napoléon maltraita si rudement dans l'audience donnée a Laekcn,le 50 avril dSlO, dont M. de Stassart a conservé une relation, l'abbé de Pradt luttait contre les sentiments du clergé belge et des popu- lations, quand le 22 juillet 1815 il écrivait à l'empereur qu'il avait recommandé à tous les curés de louer la conscription devant leurs ouailles. L'évêque de Gand, Fallot de Beaumont, témoigne un assez vif embarras dans une lettre du 17 mars 1806 : J'ai reçu la très-belle lettre du cardinal légat au sujet de la fête de saint Napoléon. Je suis à présent occupé à chercher dans les Bollandistes des notices sur ce saint qui n'était pas connu en France et qui va l'être beaucoup. J'aurai de la peine à faire goûter ici cette fête... Ici on n'aime rien de ce qui vient de Paris. Il y aura peu d'empressement. Il faudra que je fasse le discours. Personne autre ne s'y prêteroit. Le vénérable directeur de Saint-Sulpice, labbé Émery, était plus sage quand il se bornait à rédiger de pieuses instructions pour les prêtres qui avaient à donner leurs soins aux prisonniers de guerre de différents cultes (mars 1807). ( 459 ) — E.a litteratur*. Fourcroy. — Fontanes. — Lcmontey. — M^^ de Staël. — Bernardin de Saint-Pierre. — L'abbé Morellet. — François de Neufchâteau. L'Institut de France avait été fondé sous la République. Napo- léon consul en modifia l'organisation. J'emprunte à une lettre de Fourcroy, du 17 germinal an IV, quelques détails sur l'inauguration de l'Institut : L'Institut national des sciences et des arts a fait avant-hier son inau- guration par la première séance publique. Le Directoire exécutif y a assisté avec toute la pompe possible. Jamais on n'a vu traiter les sciences et les arts avec plus de dignité, de majesté même. La salle la plus belle de TEurope par Tarchitecture, ornée de vingt-six statues de marbre des grands hommes françois, remplie de toutes les autorités du corps diplo- matique, d'une foule immense d'amateurs, rendoit cette cérémonie solen- nelle et réellement magnifique. C'est ainsi que la République française relève le lustre des connoissances humaines et les fera servir à la pros- périté publique. LUniversité de France ne remonte qu'au 17 mars 1808. Fon- tanes en fut le premier grand-maîlre; mais, dès le mois de mars -1809, il offrait à l'empereur sa démission qui ne fui point acceptée. Sire, Depuis que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me nommer grand- maitre de Son Université impériale, je lutte contre tous les dégoûts et toutes les difficultés. Je ne perdrais pas courage si je conservais l'espérance de vous être agréable et de faire un peu de bien. Mais cette espérance qui me soutenait, s'affaiblit de jour en jour. D'un côté, je vois un ministre qui surveille l'instruction publique j de ( 160 ) Tautre un conseiller d'État qui la dirige. Je cherche la place du grand- maître et je ne la trouve pas. Si cet état de choses ne me condamnait qu'à des peines personnelles, qu'à des humiliations si affligeantes et si peu méritées, j'attendrais sans murmurer le retour de votre bienveillance, mais il en résulte un mal plus réel. Soit par la force des circonstances, soit par ma propre faiblesse, je n'apperçois aucun moyen d'élre utile. La carrière administrative veut des talens qui sans doute ne sont pas les miens. Je me rends justice. Daignez donc, sire, exaucer la prière que j'ai déjà faite à Votre Majesté. Permettez que j'abandonne des fonctions dont l'essai m'a été si funeste. D'autres seront plus heureux et plus habiles que moi '. (Mars 1809.) L'Université devait préparer une génération formée à l'image du gouvernement; mais, sans attendre si longtemps, il importait que la France contemporaine ne pensât aussi que comme pensait Napoléon, et la censure impériale fut établie en vertu d'un rap- port du ministre de la police générale, signé : Fouché. La législation est encore muette sur la police des productions litté- raires. La presse flotte parmi nous entre la licence et la répression arbi- traire : deux excès également dangereux. Fouché proposait comme un moyen provisoire l'organisation d'un Bureau de la Presse, que dirigeraient Lemontey, Lacretelle jeune et Desfaucheretz. Il justifiait en ces termes la censure à laquelle il y avait lieu de soumettre les journaux : L'indocilité des journalistes et la malveillance de quelques écrits ont été combattues par deux moyens puissants. Les entrepreneurs de feuilles publiques ont pu comprendre que leur prétendue propriété n'était qu'une concession gratuite et révocable du gouvernement. Le Bureau a, d'autre part, composé un grand nombre d'articles qui * OEuvrcs complètes de M. de Stassarl , p. i061. ( iGi ) ont été insérés dans les diverses feuilles et ont dirigé l'esprit public dans les vues de Votre Majesté. Plus bas se trouvent deux apostilles autographes de l'empereur: Bon à communiquer à l'archi-trésorier pour avoir son avis. 12 ventôse an 13. Napoléon. Approuvé pendant Tannée jusqu'à ce que la loi organise la règle de cette matière. Paris, 18 ventôse an 13. Napoléon ^ L'un des censeurs était Leraontey. Dans un avis du 47 brumaire an XIV, il proposa d'interdire une traduction du poëme de Casti : Gli animali parlantîj parce qu'on aurait pu y trouver, disait-il, « des allusions ironiques à une foule d'usages et de circonstances » inséparables de notre constitution politique. » Ce fut une femme qui eut le plus à combattre et à subir les rudesses de la censure impériale. Jai nommé M""^ de Staël. N'est-ce pas à M'"'' de Staël qu'est adressée une lettre de l'aca- démicien Guibert où l'on trouve à la fois le nom de M. Necker et l'éloge de la personne à qui l'on écrit? Corinne venait de paraître lorsque le roi Louis de Bavière féli- citait en ces termes M"'^ de Staël : Le sentiment mélancolique mais doux que Tâme éprouve quand l'œil se repose sur les ruines de Rome, vous nous le faites éprouver de nou- veau dans cet ouvrage suplime (sic). La grandeur de Rome n'existe plus. Tout le faste, toute puissance s'anéantit : pas ce que nous possédons, ce que nous sommes ; cela seulement reste. D'un cotté, l'âme s'élève dans la guerre, mais il dégénère dans d'autres. C'est un art destructeur. Plus beau c'est de conserver et de gréer {sic), (Munich, 27 avril 1809.) Je mentionnerai ici une fort belle lettre de M™' de Staël, écrite à Coppet le 26 octobre sans date d^année, où, après être entrée * Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 1062. Tome XXX. 11 ( 16-2 ) dans des détails tout intimes sur ses chagrins de famille, elle rap- pelle son exil et les persécutions auxquelles elle a été en butte. La touchante églogue de Paul et Virginie conservait, à côté de Corinne, un succès que rien n'avait affaibli. On discutait, même à Bruxelles, si l'auteur ne s'y était pas montré quelque peu fataliste en donnant pour dénouement à son récit la mort inévitable qui était réservée à son héroïne, et c'était à un membre de la Société de Littérature de Bruxelles que Bernardin de Saint-Pierre écrivait en 1809 : Monsieur, Ma santé dérangée par un hyvcr malsain et surtout par mes travaux ne m'a pas permis de répondre tout de suite à la lettre que vous m'avés fait rhonneur de m'écrire. Je tâcherai de réparer en peu de mots le petit scandale que j'ay donné à votre compatriote et peut-être aussi à vos aimables dames qui désirent des éclaircissements sur mes opinions à regard de la Providence. Je peux les assurer que je n'en doute point, et j'ay employé quelques bonnes pages de la fin de ma pastorale pour prou- ver que la mort même de Virginie en est une preuve... Je suis convaincu qu'elle règne d'une manière admirable dans tout ce que j'ay pu entrevoir de la nature; mais il n'en est pas de même de ce qui se passe dans la société des hommes. Quelques bons que soient vos Flamands, ainsi que vous les qualifiés, croyez-vous, Monsieur, qu'il n'y a pas dans leur histoire des injustices triomphantes? Pour n'en citer que de petites, mais qui me sont personnelles, n'ai-je pas pense êlre ruiné par les contrefaçons de leurs libraires? Qui sçait si à-présent même ils ne contrefont pas ma mort de Socrate, car pour celle de Virginie, avec des figures, elle est au-dessus de leur industrie. Non, Monsieur, il n'est pas aisé de suivre les traces d'une Providence dans les événements qui remuent le genre humain, même en Flandres. J'en excepte cependant ceux qui, comme vous, se livrent à la philosophie dans une société de littérature et ont de belles Flamandes dans leur audi- toire; on peut dire aussi qu'elles sont bonnes, puisqu'elles vous ont assuré que j'étois de l'espèce du bon Lafontaine. Je vous prie de leur présenter mes hommages et de leur dire que leurs charmes, plus que mes raisons, fermeront la bouche à mon champion. (19 mars 1809.) Bernardin de Saint-Pierre. ( 165) L'abbé Morellet s'occupait de travaux plus sévères. Je lis dans une de ses lettres : Je me suis tellement attaché au dictionnaire de l'Académie que je suis obligé personnellement à tout honnête homme qui veut bien joindre son travail au mien. D'après cette lexico-manie dont je vous fais l'aveu, vous croirés à ma reconnaissance. Parmi les hommes de lettres qui consacrèrent plus spéciale- ment leur talent aux panégyriques de l'empereur et de l'empire, se trouvait François de Neufchâteau qui avait autrefois gour- mande Thouret sur les fautes grammaticales de la Constitution de 1791. Ses pompeuses harangues ont été conservées, mais il nous apprend lui-même qu'il y en eut une qui lui valut une froide réception de la part de Napoléon. Quel était son tort? D'avoir trop loué Tacite. § 5. — Chute de l'tinipire. Le duc de Plaisance. — Talleyrand. — Le général Drouot. — Le comte de Ségur. — M. de Stassart. — La reine Hortense. — Fouché. — Le maréchal Davoust. Lorsque M. de Stassart alla prendre les ordres du duc de Plai- sance pour le Te Deum que l'on devait chanter au sujet de la prise de Moscou, l'archi-trésorier impérial le prit à part et lui dit : « C'est très-bien. On est à Moscou, mais comment en revien- > dra-t-on * ? » Un an à peine s'est écoulé, et les premiers jours de 1814 sont marqués par l'invasion de la France. Parmi les hauts personnages qui avaient prévu l'issue fatale de tant d'aventures militaires figurait au premier rang Talleyrand, évêque sous Louis XVI, orateur révolutionnaire aux États géné- raux, prince de Bénévent et archi-ehancelicr sous l'Empire. Nous n'avons point à juger ici cet homme si habile, mêlé à tant * Sur le duc de Plaisance voyez Œuvres complètes de M. de Slassart, p. 9i2. ( 464 ) d'événements et à tant d'intrigues, et nous nous bornons à insérer une appréciation exprimée par une femme qui porta avec assez peu de dignité le titre de princesse de Talleyrand : J'ai eu rhonneur, Monsieur, de recevoir votre lettre, ainsi que cette dernière où vous me parlez de la perte que la société a faite de madame de Stal, la personne qui avoit le plus d'esprit, et pour les personnes qui comme nous avions l'avantage de la connoître et d'avoir su apprécier toutes ses qualités et son fonds de bonté, j'ai éprouvé une véritable peine en apprenant sa mort. La manière de vivre qu'a adoptée le prince de Talleyrand me fait infiniment de peine. Il est triste, à cette âge, de voir qu'il attache si peu de prix à l'opinion publique et à l'estime de ses con- temporains. Il paroît qu'il a un grand besoin d'argent, car ici son régis- seur est tourmenté des demandes qu'il lui fait sur les bois, et pour mon compte il faut attendre les deux mille cinq cents livres qu'il me donne chaque mois. Vous me rendriez service, 3Ionsieur, si vous aviez la bonté de me faire connoître ce que l'on dit et qui est à votre connoissance. Je n'en abuserai pas, et cela peut m'être utile. De Cotterai on revient à Valençay. Le chambellan Gienboni a dû repartir pour Valençay. Je suis triste et souvent fatiguée de mes lectures. La journée est longue et la conversation me manque. Adieu, Monsieur, recevez Texpression de toute ma gratitude et de mon bien sincère attachement. La princesse de Talleyrand. Sachez, je vous prie, du général Vincent (?) si le duc de San-Carlos a obtenu ce qu'il désirait de rester à Viene et de ne pas aller en Angleterre. (20 juillet 1817.) Une vive impatience s'attache à la publication des Mémoires de M. de Talleyrand. Ils ne seront ni plus intéressants, ni surtout plus sincères que les fragments que j'emprunte à sa correspon- dance avec la duchesse de Courlande, dont la fille avait épousé en 1800 un neveu du prince de Bénévent. Les Russes occupent Nancy et les Autrichiens sont aux portes de Dijon. Un conseil est convoqué aux Tuileries pour délibérer ( d6o ) sur la gravité de la situation : Talleyrand y assiste le 18 janvier 1814. Ici commencent nos extraits : 20 janvier i814. Les nouvelles de ce matin sont qu'il y a à Paris une lettre adressée au duc de Vicence, signée du prince Metternich, qui annonce que Ton accepte l'ouverture d'un congrès et qui indique Châtilion-sur-Scine, petite ville de Bourgogne, comme lieu de réunion. Cette lettre a été, dit-on, apportée par un courrier qui a pris une autre route que celle par laquelle il aurait pu rencontrer M. de Caulaincourt, et en son absence elle doit avoir été ouverte par l'empereur. Cela se disait beaucoup hier chez la princesse de Neufchâtel. Les puissances ne sauraient prendre trop do sûretés si elles ne veulent pas être obligées à recommencer sur nouveaux frais l'année prochaine. Les mauvais restent toujours mauvais. Quand on a fait des fautes par la tête, tout est pardonnable : quand on a péché par le cœur, il n'y a pas de remise et par conséquent pas d'excuses... Ce billet est à brûler. 4 février. On a appris ce matin que l'empereur avait éprouvé un grand échec en avant de Troyes et qu'il se retirait sans hommes (?) et argent. Nous sommes bien près d'une crise qui peut être terrible. 8 février. L'empereur revient à Provins; il peut prendre de là la route de Montereau et aller de l'autre côté de la Seine. Si cela est ainsi, il fera partir l'impératrice. 9 février. On a fait évacuer les poudres qui étaient à Essonne et on les a portées à Vincennes. Quatre cents pièces de canon qui étaient à Vincennes, ont été portées, moitié à l'École militaire, moitié aux Invalides et beaucoup à Montmartre, ce qui fait croire que l'empereur veut défendre Paris. Cela effraye tout le monde. ( iG6 ) 10 février. Nous sommes à quatre jours de je ne sais quoy. 12 février. Hier après le départ de la poste est arrivée une lettre de Tempereur au roi Joseph. Cette lettre est datée de Champobert; elle porte que l'empe- reur a complètement battu un corps détaché de farmée de Biûcher. 12 février. Le général Sacken a été surpris près de Montmirail et battu, et lui- même fait prisonnier. L'empereur a envoyé son épée à Timpératrice. 14 février. ... On disait aujourd'hui que l'empereur qui a couché à Château- Thierry le 13, serait obligé de revenir prompteraent parce que le prince de Schwarlzemberg avait tourné la position de Nogcnt et avait passé la Seine à Bray. Cette marche le rapproche de Paris Si l'approche du prince de Schwarlzemberg est vraie, cela diminue beaucoup Tefifet des glorieuses journées de jeudi, de vendredi et de samedi. Nous sommes encore dans les hazards. 15 février. ... Le bulletin de demain nous dira ce que nous devons croire. Cela ne sera pas probablement d'accord avec la modeste vérité, mais on nous compte pour rien et nous devons être contents de ce que l'on nous dit... Il faudrait être bien peu Français pour ne pas souffrir horriblement de tous les maux et de toute l'humiliation qu'éprouve notre pauvre pays... D'ici à dimanche la marche des affaires deviendra claire. Nous saurons si l'empereur défendra Paris ou s'il se retirera sur la Loire. 16 février. L'empereur à couché h Meaux... On jette deux ponts de bateaux sur la Seine au-dessus du confluent de la Marne. Paris est parfaitement tranquille. ( 167 ) En ce moment, un mouvement de retraite semblait s'imposer h l'armée française. Un corps russo-prussien avait forcé le passage de la Seine. Oudinot et Victor s'étaient repliés à son approche, et l'on croyait que l'empereur serait bientôt réduit à subir la même nécessité. Dans une lettre du 18 février, le prince de Talleyrand annonce qu'il envoie ses malles à Rosny. Cependant Napoléon trouve dans son génie militaire de nou- velles ressources, et la victoire répond à son appel. A quatre jours de distance, il culbute les troupes de Blùcher à Vauchamp et celles du prince de Wurtemberg à Montereau. C'est dans ces circonstances que Talleyrand écrit à la duchesse de Courlande : 20 février. On n'est tout à fait rassuré que par la grande confiance que Ton a dans rempercur. On dit aujourd'hui que sa réponse à la suspension d'armes qui lui a été proposée, a été : « Je signe tout à l'heure la paix, » telle qu'elle m'a été proposée à Francfort par les alliés eux-mêmes. » Si l'Empire doit tomber, la dynastie des Bourbons remontera- t-elle sur le trône? Un vague symptôme de retour à la monarchie traditionnelle s'est fait jour; mais les esprits sérieux ne s'en préoccupent point encore, témoin cette lettre de Talleyrand ; 24 février. Il court ici une proclamation daltée de Bailleul aux habitants de la Flandre française. Elle est du 17 février *... Ce qui rend celte proclama- tion remarquable, c'est qu'elle est la première dans laquelle il est ouver- tement question de la maison de Bourbon. Lord Castlereagh a cependant déclaré à Châlillon que Louis XVIII n'était et ne pouvait être un obstacle à la paix, et il a assuré que l'Angleterre n'avait aucun engagement avec la maison de Bourbon... ... Mon estomach ne va pas encore trop bien. Les inquiétudes dans lesquelles nous sommes, ne doivent pas être trop bonnes pour la santé. Il faut croire que nous approchons d'une solution. * Cette proclamation était d'un général prussien. ( i68 ) Un échec subi par Napoléon au pont de Méry réveilla chez Blûcher l'audacieux projet de marcher vers Paris, et l'on voit par une lettre de Talleyrand que le 23 février il songeait de nouveau à s'éloigner de la capitale. Nous reprenons nos citations : 2 mars. On s'est battu près de nous... A toutes les heures il y a un motif d'inquiétude ou un motif de tran- quillité. 8 mars. ... Si Paris se rendait aux ennemis par capitulation, je ne vois aucun inconvénient à y venir après avoir appris comment et par qui l'autorité s'y exerce *. 15 mars. On dit que la garde nationale va porter des blouses au lieu d'uni- forme : cela s'appellera l'habillement gaulois. Le décret est rendu. Je ne sais ce qui en retarde la publication. « Talleyrand, dit M. de Chateaubriand, n'avait rêvé qu'une » chose : la disparition de Bonaparte, suivie de la régence de j> Marie-Louise, régence dont lui, prince de Bénévent, aurait été » le chef. 1» Ce jugement de la conduite de Talleyrand au mois de mars 1814 est justifié par les lettres suivantes : ^ 17 mars. Il paraît que Louis XVIII a été proclamé à Bordeaux au moment de l'entrée des Anglais. La ville était fort animée dans le sens contre-révo- lutionnaire au départ du courrier... Si la paix ne se fait pas, Bordeaux devient quelque chose de bien important dans les afifaires. Si la paix se fait, Bordeaux perd de son importance; il la perdrait de même si l'empe- reur était tué, car nous aurions alors le roi de Rome et la régence de sa ' La duchesse de Courlande avait demandé si elle pouvait sans péril se rendre à Paris. ( i69 ) mère. Les frères de Tempereur seraient bien un obstacle à cet arrange- ment par rinfluence qu'ils auraient la prétention d'exercer, mais cet obstacle serait facile à lever. On les forcerait à sortir de France où ils n'ont de parti, ni les uns, ni les autres... Brûlés cette lettre, je vous prie. 20 mars. Le Congrès est ou va être rompu. C'est sûr. Maintenant le dénouement ne peut se faire attendre, mais quel sera-t-il? On parlait aujourd'hui d'une conspiration contre l'empereur el l'on nommait des généraux parmi les conjurés 5 tout cela vaguement. Si l'empereur était tué, sa mort assu- rerait les droits de son fils, aujourd'liuy aussi compromis que les siens par les événements de Bordeaux et par le mouvement général des esprits en France. Tant qu'il vit, tout reste incertain, et il n'est donné à per- sonne de prévoir ce qui arrivera. L'empereur mort, la régence satisferait tout le monde parce qu'on nommerait un conseil qui plairait à toutes les opinions et qu'on prendrait des mesures pour que les frères de l'empe- reur n'eussent aucune influence sur les affaires du pays. ... C'est Marcoucy qui vous porte cette lettre, que vous brûlerés aussi- tôt que vous l'aurés lue. C'est essentiel. En général, chère amie, ne gardés point de lettres. Les alliés ne semblaient pas toutefois plus disposés à recon- naître cette régence que Napoléon lui-même n'était prêt à leur ofTrir son abdication; et le jour même où Talleyrand écrivait qu'une régence satisferait tout le monde, il était réduit à recon- naître qu'il n'y avait aucune chance d'atteindre ce résultat et ajoutait, dans un second billet tracé sous la vive impression d'un découragement passager, qu'il voulait se séparer des affaires du monde. Ici se placent quelques lignes empruntées à d'autres lettres de Talleyrand : S-i mars. Le prince de Schwartzemberg ne fait aucun mouvement. Cela est vrai, mais inconcevable ! La lenteur autrichienne n'a jamais mieux mérité de devenir proverbiale. L'empereur François doit être bien étonné de l'acti- vité de son gendre. ( 170 ) 27 mars. La dccomposilion sociale va toujours en augmentant. Personne n'obéit et personne n'ose toutefois commander. Le 28 mars, Talleyrand écrivait à la duchesse de Coiirlande qu'il était appelé aux Tuileries. Ce fut en effet dans la soirée du 28 mars qu'eut lieu une réunion du Conseil de régence où il soutint qu'il ne fallait point quitter Paris. On le loua fort de son courage : il eût suffi de reconnaître son habileté dans les motifs qui le guidaient. Tant que Marie-Louise restait dans la capitale, des négociations avec les alliés étaient possibles, et Talleyrand pouvait espérer que, Napoléon se retirant de la scène politique, l'ancien évéque d'Autun eût exercé sous Marie-Louise l'autorité prépondérante dont avaient joui Richelieu et Mazarin sous Marie de Médicis et sous Anne d'Autriche. On sait que l'avis de Talleyrand ne prévalut point; et dans trois billets adressés le lendemain 29 mars à la duchesse de Courlande, il lui annonce successivement que le voyage de l'impératrice est décidé et qu'elle se rendra à Tours, que ce voyage est ajourné, et enfin que l'impératrice est partie, suivie de nombreux fourgons. La fuite de Marie-Louise laissait la capitale dans une morne stupeur. Talleyrand écrit à la duchesse de Courlande : 30 mars. La question de la deffense même, cette question si importante est indécise. Les uns veulent se deffcndre. Beaucoup d'autres s'y opposent. On s'agite, mais l'on ne fait, ni ne délibère. Je ne crois pas qu'une masse d'hommes ait jamais été dans un état si humiliant. Ces perplexités agitaient vivement l'esprit de Talleyrand. Il voulut, raconte-t-on, feindre de suivre Marie-Louise afin de donner un gage de dévouement à la cause bonapartiste, et fit jouer aux barrières de Paris une scène de contrainte et de vio- lence par des amis qui le retinrent là où il lui importait désor- mais de rester au centre de ses relations de tout genre. ( i71 ) Talleyrand rend compte fort brièvement de cet incident dans une lettre à la duchesse de Courlande. Déjà il a reconnu que l'empereur est perdu, que les Bourbons vont lui succéder. Ce sont des heures décisives, et l'on ne saura peut-être jamais avec quelle activité il les remplit de négociations secrètes avec les alliés et d'efforts incessants pour développer les murmures de la population et le mécontentement des généraux eux-mêmes. Enfin la capitulation de Paris est signée, et nous recueillons dans la correspondance de Talleyrand cet important billet où éclate, comme un cri de triomphe, la révélation de ses intrigues : 4 avril. Voilà, chère amie, une bonne nouvelle. Le maréchal Marmont vient de capituler avec son corps. C'est Tcffct de nos proclamations et papiers. Il ne veut plus servir pour Bonaparte contre la patrie... Je vous prie de dîner ici avec Dorothée *. Donnés-lui un des imprimés ci-joints. L'empereur de Russie, entrant à Paris, y a accepté l'hospitalité du prince de Talleyrand. Celui-ci écrit à la duchesse de Courlande: 5 avril. Le dîné de famille n'aura pas lieu aujourd'hui parce que l'empereur dîne seul et fait maigre à la russe, mais il dînera ici demain. Le 6 avril, Talleyrand annonce qu'il doit se rendre au Sénat où aura lieu une séance importante : c'est celle où la royauté hérédi- taire sera rétablie au profit du frère de Louis XVI; et le lende- main il ajoute dans un autre billet à la duchesse de Courlande : 7 avril. Lises les vingt premières lignes du Moniteur. Tout est fini et très- bien fini. * Dorothée, fllle de la duchesse de Courlande, avait épousé, en 1809, Alexandre de Talleyrand, neveu du prince de Bénévent. ( ^72 ) Dans deux billets, l'un du 10 avril, l'autre du lendemain, il fait connaître que le 10 l'empereur de Russie dînera chez lui et que le 42 le comte d'Artois fera son entrée à Paris. Talleyrand écrit quelques jours après : 23 avril. J'ai fini mon armistice; c'est déjà une bonne chose. Plus tard, mais d'ici à un mois , nous aurons la paix. En ce moment Talleyrand, dont les envoyés n'avaient point reçu un excellent accueil à Hartwell, ne savait encore s'il irait à Compiègne au-devant de Louis XVIII : c'est ce que nous apprend une lettre du 29 avril. Il s'y rendit après quelque hésitation et y fut bien reçu. Un autre personnage avait fixé l'attention de Talleyrand : c'était le vainqueur de Toulouse qui devait l'année suivante devenir le triomphateur de Waterloo : Ce 0 mai. Vellington est le personnage le plus curieux de notre temsj jesuis bien aise que vous Payés vu. Cela vous aura fait plaisir, à vous qui aimés le grand et le beau. ... Ce qui a été vingt ans à se détruire, ne se refait pas en trente jours. Dès ce moment la correspondance de Talleyrand n'offre plus qu'un bulletin de cérémonies et de fêtes jusqu'à ce qu'elle trouve sa conclusion dans la pacification de l'Europe. \4f mai. La cérémonie a été belle; l'entrée était difficile; le discours médiocre *. 16 mai. Notre platonique Alexandre était hier au soir au bal chez la maré- chale Ney. * Il s'agit ici d'une cérémonie funèbre en mémoire de Louis XVI. (173) Ce 28 mai. M. le duc d'Angoulême est maigre et chétif; il a assez bonne grâce; il paraît moins vif que M. le duc de Berry. Ses manières sont polies et agréables. 31 mai. J'ai fini mes paix avec les quatre grandes puissances... A quatre heures la paix a été signée : elle est très-bonne, faite sur le pied de la plus grande égalité et plutôt noble, quoique la France soit couverte encore d'étrangers... En efTet, le 50 mai 1814, un traité définitif d'alliance avait été conclu entre la France, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie. Neuf mois à peine s'étaient passés quand Napoléon, débarquant sur les côtes de Provence, reprenait la route de Paris et ressaisis- sait le sceptre impérial. Une note du général Drouot porte pour titre : Compte du dùier donné par ordre de l'Empereur ^ dimanche dernier, aux troupes des garnisons de Grenoble et de Lyon et à une partie de la Garde nationale de Paris. On a payé pour les dîners des officiers (vin compris) 55,000 francs, pour les dîners des soldats 24',000 francs. Les frais accessoires ont atteint 2,659 francs 46 centimes. Total : 61,659 francs 46 centimes. Les entrepreneurs réclament 6,000 francs pour ce qui a été brisé par les soldats. Le prix du dîner des soldats n'a pas dépassé la somme accordée par l'Empereur (50 sous et une bouteille de vin par homme). Une cérémonie solennelle succéda à ce banquet : ce fut celle du Champ de Mai où Napoléon jura l'acte additionnel et distribua les aigles. Nous avons ici sous les yeux le programme officiel écrit de la main du comte de Ségur. ( 174 ) N'y a-t-il pas lieu d'introduire un moment sur la scène des événements politiques, l'homme émincnt qui rassembla avec un soin si persévérant tant de précieux autographes? Le 29 mars 1814, M. de Stassart offrit ses services à l'empereur comme aide de camp. Pendant les Cent jours, il renouvela à l'em- pereur les protestations d'un ancien dévouement et reçut la mis- sion de se rendre à Vienne, de profiter de sa clef de chambellan autrichien pour arriver jusqu'à l'empereur François et de cher- cher à lui faire accepter sinon Talliance de la France, du moins une neutralité pacifique et la remise à Napoléon de sa femme et de son fils séparés de lui parle sort des armes. M. de StasFart a laissé sur cette mission qui ne réussit point, un document important : c'est la lettre qu'il fit parvenir à l'em- pereur d'Autriche : Rapport adressé de WiKz le 27 ou 28 avril 1815 à l'empereur d'Autriche. J'ai été témoin de la révolulion qui vient de s'opérer en France, et je crois rendre service à V. M. en lui donnant des détails dont je garantis sur mon honneur Texactitude. Ce n'est point Parmée seule, comme le prétendent les émigrés qui depuis vingt ans ne cessent d'induire en erreur toutes les cours de l'Europe, ce n'est point l'armée seule, mais la nation pour ainsi dire tout entière qui replace Napoléon sur le trône. Partout la voix du peuple a devancé la force militaire. La marclie de PEmpcreur, du lieu de son débarquement au palais des Tuileries, fut véritablement une marche triomphale. Les déparlements de la Vendée se sont empressés de se soumettre malgré la présence du duc de Bourbon. Bordeaux a suivi cet exemple, quels qu'aient été les efforts de la duchesse d'Angouléme pour s'y créer un parti. Lorsque Marseille prit la cocarde aux trois couleurs, les troupes étaient encore à quatre lieues de cette ville. Le duc d'Angouléme fut arrêté, non par des soldats de la ligne, mais par la garde nationale du département de l'Isère. Voilà des faits que l'on ne peut révoquer en doute. La plus grande tranquillité règne aujourd'hui sur tous les points de l'Empire. Il n'est pas une seule com- mune où ne flotte le drapeau tricolore. Toutes les classes de citoyens se réunissent autour d'un chef qui vient pour la seconde fois les soustraire (173 ) aux horreurs de Tanarchic. Une nouvelle constitution, analogue aux habitudes nationales, en harmonie avec les lumières du siècle, va cimenter encore de plus en plus l'union entre le souverain et le peuple : ils sont désormais inséparables. Si la guerre éclatait, Ton verrait bientôt se renouveler les mêmes efforts qu'en 1792, et certes ils seraient conduits avec plus d'habileté. Déjà les enrôlements volontaires se multiplient d'une manière prodigieuse. La France, j'ose l'affirmer à V. M., n'a jamais été plus formidable qu'en ce moment. Néanmoins elle n'abusera point de sa force; elle désire le maintien de la paix. Ce vœu du peuple est aussi celui du chef, dont les vues et les projets doivent être nécessairement changés avec les circonstances qui les avaient fait naître. J'ai vu l'em- pereur Napoléon, Sire, et j'ai cru concilier tous mes devoirs en sollici- tant une mission de paix auprès de V. M. Je suis assez heureux pour l'avoir obtenue. L'empereur Napoléon a bien voulu me confier une dépêche que j'espérais avoir l'honneur de vous présenter en personne; mais. Sire, votre directeur de police à Lintz y mettant obstacle, je prends le parti de vous l'envoyer par estafette, ainsi qu'une lettre adressée à M. le prince de Metternich, que je ne devais lui remettre qu'après avoir reçu l'autorisation de V. M. Pour me conformer à la déci- sion de la police de Lintz, je retourne à Munich où je vous supplie, Sire, de me faire passer vos ordres. Puisse V. M., en m'appelant bientôt au pied de son trône, me charger d'une réponse favorable aux ouvertures pacificjues de S. M. l'empereur des Français! Puisse la Providence me faire servir d'instrument à la conservation d'une paix si désirable et si généralement désirée! Le cœur de V. M. m'est connu; c'est sur lui que je fonde toutes mes espérances.... Et d'ailleurs pourquoi recommencerait-on la guerre? Quel serait le but de cette guerre anti-germanique? Voudrait- on rétablir ces fleurs de lys qui, nonobstant un concours de circonstances impossibles à reproduire, n'ont pu prendre racine en France? On le tenterait en vain A Dieu ne plaise que j'insulte au malheur des Bourbons, mais circonvenus par des courtisans avides, présomptueux et maladroits, un esprit de vertige, une espèce de fatalité semble les avoir entraînés à leur perte. Un cri général les proscrit et proclame la dynastie napoléonnienne, c'est-à-dire le gendre et le pctit-fils de V. M. Cependant je ne dois pas vous laisser ignorer, Sire, que l'absence forcée de S. M. l'im- pératrice Marie -Louise, celle du Prince impérial et le renvoi des courriers français exaltent toutes les imaginations, toutes les têtes V. M. vraisemblablement jugera convenable de faire cesser un tel état ( 1-G ) de choses. Oui, Sire, vous serez le pacificateur de TEuropc; vous pré- viendrez une guerre désastreuse par les résultats qu'elle peut avoir et pour TAlIemagne en général et pour TAutriche en particulier. Voilà ce que je désirais pouvoir dire de vive voix à V. M. Sans doute, en faveur des motifs qui me font agir, elle excusera la liberté que je prends. Vous approuverez, j'en suis sûr, la délicatesse qui m'engage, Sire, avant de reprendre du service en France, à solliciter l'agrément de V. M. Je serais au désespoir d'être obligé de lui remettre ma clef de chambellan '. M. de Stassart se trouvait à Paris au mois de mai 181 a : il y i-evint quelques semaines plus tard, après la bataille de Waterloo, et sollicita une audience dont le but était d'offrir à l'empereur de l'accompagner dans sa fuite ou dans son exil. Il réclama l'appui de la reine Hortense pour réussir dans cette généreuse démarche. C'est ce que nous apprend un billet de Daru ; Le .... juin 181 S. J'ai l'honneur de prévenir M. le baron de Stassart que la princesse Hortense a bien voulu me charger de lui dire que sa lettre lui a été remise hier et que Son Altesse fera en sorte de profiter des derniers instants pour rappeler sa lettre à l'Empereur. Huit ans plus tard, la reine Hortense retraçait à M. de Stassart ce souvenir qui ne devait jamais s'efîacer de sa mémoire : Je me rappelle très-bien que vous vous êtes proposé pour accompa- gner l'Empereur dans son malheur. C'est un souvenir qui doit vous être doux, car la conscience d'avoir bien fait est la plus douce consolation de la vie, et n'est-ce pas bien faire que de se vouer à l'infortune? (14 mars 1823.) Hortense. L'œuvre, commencée par un ministre de Napoléon : Talleyrand, allait être achevée par un autre de ses ministres : Fouché. Celui- ci, comme Talleyrand, voulut d'abord écarter la restauration des < Cf. Œuvres complètes de M. de Stassart, p. 1073. Le texte imprimé diffère eu quelques endroits de la copie autographe. ( i77 ) Bourbons afin d'établir sous le nom de Napoléon II une régence toute favorable à son influence. Talleyrand avait nourri ce des- sein en i8l4, après les longues et douloureuses épreuves de la campagne de France. Fouché le forma en 4815, après le désastre de Waterloo. Parmi les autographes de M. de Stassart se trouve une minute de la main de Fouché. C'est un projet de lettre au prince de Met- ternich, et une autre main y a ajouté pour date : 22 juin 1815. Ce jour mémorable par la seconde abdication de Napoléon avait fait de Fouché le président de la commission executive, c'est-à- dire le chef du gouvernement provisoire. A S. A. le prince de Metlcrnich. Le seul motif pour lequel TEurope s'est armée contre la France, a cesse. Napoléon a abdiqué. Les deux chambres, en recevant son abdication, ont établi un gouvernement. Aucun obstacle ne s'oppose plus aux rela- tions amicales de la France avec les autres Étals. Le premier acte du nouveau gouvernement est de vous proposer de faire cesser l'effusion du sang et d'ouvrir des négociations pacifiques. Ces négociations seraient d'autant plus faciles que la France partage les vues que les souverains n'ont cessé de manifester. L'affermissement de la paix en Europe est le premier de ses vœux. Satisfaite de ses limites actuelles elle met son honneur à les conserver dans leur intégrité, comme elle se fait un devoir de ne pas les étendre, et décidée à respecter con- stamment les droits des autres nations elle peut s'attendre d'un autre côté que son indépendance dans le choix de son nouveau chef et de son gouvernement intérieur ne sera pas non plus violée. Les Français ne peuvent croire, ils ne croiront jamais que leur bon- heur fût étranger à l'Autriche et qu'après l'abdication de Napoléon aucune cause de guerre puisse encore subsister. Ils rendent trop de jus- tice aux principes qui la dirigent et qu'elle puise dans son véritable intérêt, pour avoir aucun doute à ce sujet. Les ministres plénipotentiaires que nous avons accrédités près de vous et auprès des ministres des puis- sances alliées et qui trouveront un appui particulier dans les mêmes principes, ont les pouvoirs les plus étendus. Nous traiterons en même temps d'un armistice et de la paix. Tome XXX. d2 ( 178 ) On lit plus bas : Je ne pouvais traiter cette question. La France est trop éclairée aujourd'hui pour vouloir autre chose que son indépendance. Aucun pays n'a besoin d'être plus libre dans ses pen- sées, dans ses affections et dans ses actions. Puissance réelle. Les cinq dernières lignes sont barrées. Ce n'était évidemment qu'un mémento a développer. Cependant les débris de Tarmée écrasée à Waterloo s'étaient repliés vers Paris, et le 7 juillet 1815 le maréchal Davoust déclara déposer les armes dans une lettre qui ferme les annales militaires de l'Empire : Messieurs, Dans les circonstances graves où se trouve notre patrie, il est du devoir de tout bon Français de faire tout ce qui dépend de lui pour éloigner de plus grands malheurs et la guerre civile qui serait inévitable si on ne parvenait pas à rallier l'armée au gouvernement que la France va rece- voir. Ce ralliement ne pourra avoir lieu qu'autant que l'honneur sera sauf et les intérêts de la patrie stipulés. Dans ce but je vous envoie, Messieurs, les lieutenants généraux comte Gérard, comte de Valmy et Haxo qui jouissent de l'estime générale de l'armée, avec la mission de s'entendre avec vous et de prendre vos ordres pour obtenir des condi- tions favorables aux intérêts de la patrie et à ceux de ses défenseurs. Le maréchal d'empire, Prince d'Eckmuhl. Lonjumeau, le 7 juillet 1815. ( 179 ) CHAPITRE XII. LA RESTAURATION. Louis XVIII. — Ducis. — Conspirations militaires.— Chateaubriand. — Lamartine. — Casimir Delavigne. — Fiévée. — Fouclié. — Manuel. — Le duc Decazes. — Royer- Collard. — Benjamin Constant. — Guizot. — Berryer. Le comte de Provence n'avait jamais doute qu'un jour viendrait où il monterait sur le trône de France. Il écrivait de Blanckcn- burg, le 25 septembre 1793, à M. de Watteville qui lui avait exprimé les sympathies des Suisses dont le sang colorait encore les marches des Tuileries : ... Je ne puis en ce moment que partager vos désirs, mais j'espère bien les réaliser un jour. Rien ne peut rompre ralliance que mes pères ont faite avec votre République. Dans un mémoire placé en 1799 sous les yeux du comte de Provence on l'engage à ne plus rétablir les Parlements et à rem- placer les compagnies franches de l'ancienne monarchie par un corps de maréchaussée régulièrement recrutée. La rédaction de la Charte remplit les loisirs que créaient à l'hé- ritier des Bourbons les victoires de l'Empire, et Ducis qui avait repoussé toutes les faveurs de Na[)oléon, put avant de mourir s'associer à l'enthousiasme avec lequel elle fut accueilhe. Sire, Permettez qu'un vieillard que vous avez honoré du titre de votre secrétaire, offre à Votre Majesté le recueil de ses faibles ouvrages. II se présente à vos yeux sous le poids et les infirmités d'un long âge qui se ranime au bruit de l'allégresse universelle et aux acclamations de la France et de l'Europe. ( 180) Nous couvrons de pleurs entre vos mains paternelles le pacte social.... Béni soit le Ciel dont les décrets viennent d'ouvrir cette grande époque de la monarchie française, époque qui prépare le bonheur de tant de générations à naître et dont ma vieillesse aura du moins vu les pré- mices. Ducis. Cependant les souvenirs de la gloire napoléonniennc conser- vaient leur prestige, et parmi les soldats de Wagram et d'Eylau il en était peu qui ne regrettassent la cocarde tricolore. Labédoyère avait péri comme Ney, et j'aime à passer sous silence le dossier où j'ai trouvé, non sans un douloureux étonnemcnt, le nom d'un de ses compagnons d'armes qui réclamait de Louis XVIIÏ, sans qu'on tînt compte des garanties données par la Charte, la nomination d'une commission extraordinaire appelée à rendre dans les vingt-quatre heures une sentence dont l'unique résultat fut d'émouvoir profondément le sentiment public en faveur de la victime. Les frères Faucher subirent le même sort, et l'on trouve parmi les autographes de M. de Stassart une lettre qu'ils adressèrent en 1813 à Louis XVIIL Vers la fin de 18 IG, quelques déclarations du duc de Feltre, ministre delà guerre, provoquèrent un assez vif mécontentement parmi les anciens serviteurs de lEmpire. Ceux qui l'exprimèrent le plus énergiquement, furent un maréchal et un général qui avait commandé en chef l'armée du Rhin. Il fut plus violent encore chez un général qui s'était signalé en Espagne et surtout à Waterloo. C'était un intime ami de Manuel. Bientôt se forma un complot à la fois politique et militaire. Il paraît que Lafitte et Sébastian! en furent instruits, que Voyer d'Argenson s'y associa, et que La Fayette, le perpétuel héros des révolutions, ne refusa point son concours. D'un rang bien plus élevé étaient deux per- sonnages désignés dans les lettres des conspirateurs sous les noms de Marie et de Marguerite. Je ne crois pas devoir les nommer et je laisse à ceux qui se livreront après moi à de nouvelles recher- ches dans les collections de M. de Stassart, le soin d'analyser d'une ( 181 ) manière plus complète celte conjuration que l'auteur des princi- pales lettres mentionnées ici paya de sa vie. L'épée des généraux restés iidèles à Napoléon ne parvint point à le ramener de lile de Sainte-Hélène, où la plus merveilleuse carrière qu'eussent connue les fastes militaires de l'Europe, allait s'éteindre sous un autre horizon. Une autre blessure plus profonde fut portée à la monarchie des Bourbons par le poignard de Louvel. M. de Stassart devait h l'un des juges de l'assassin du duc de Berry la reproduction exacte des paroles que celui-ci prononça, se disant le vengeur de Waterloo et invoquant comme justification le meurtre juridique de Louis XVI. Deux enfants survécurent au duc de Berry. Quelques lignes rappellent les derniers moments de leur séjour en France avant la Révolution. C'est la copie écrite le 9 juillet 1850 à Saint-Cloud par Mademoiselle du télégramme annonçant la prise d'Alger. «Venez » tous au Trocadéro, avait dit son jeune frère, nous y lii'crons le » canon. » Le canon d'Alger ne devait avoir d'autres échos que les mornes créneaux d'Holyrood. Cependant la littérature, la tribune et la polémique comptaient sous la Restauration des hommes éminents dont les travaux assu- reront un lustre durable à cette époque. Chateaubriand ', Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo sont représentés parmi les autographes de M. de Stassart. Le dossier de Fiévée donne une idée piquante de ce qu'était sous la Restauration la situation faite aux publicistes qui montraient le plus de zèle pour la défendre. Ce qui explique mieux les procès de Fiévée, c'est l'influence qu'exercèrent deux ministres, dont le rôle fut néfaste. Fouché, devenu le ministre d'un roi dont il avait condamné le frère sans appel ni sursis, tendait la main dès 1815 à Manuel, * A l'ombre de ce nom on peut ciler une lettre fort intéressante où M. Fau- vel, le guide de Chateaubriand au milieu des ruines d'Athènes, expose tous les services qu'il a rendus à l'étude de l'art antique. ( 182 ) comme cela résulte de sa correspondance avec le président du collège des Basses-Alpes. Le i5 août 1815, le duc d'Otranle avait écrit pour qu'on ne négligeât rien afin d'assurer l'élection de Manuel, mais sa lettre n'arriva à Digne que le 25. Il était trop tard. L'élection était ter- minée depuis le 23. Le président du collège des Basses-Alpes répondit en ces termes à Fouché : Quant à M. Manuel, personne ne rend plus de justice que moi à ses lalcns distingués, aux principes de modération et de sagesse qu'il a con- stamment professés... Mais vous connoissés, Monseigneur, les effets de rinjuslc prévention... Le collège étoit terrorifié et il suffisoit de pro- noncer le nom de M. Manuel pour estre exposé à une sorte de proscrip- tion... Je ne saurois, Monseigneur, exprimer à Votre Excellence le regret que j'éprouve de n'avoir pu concourir à ses vues. Le Président du collège, (Digne, 29 août 1815.) Arnaud. On trouve dans divers dossiers des pièces relatives au duc Decazes, tantôt sur les efforts qu'il fit pour faire amnistier les régicides, tantôt sur les diverses causes qui le portèrent au pou- voir, tantôt sur «es liaisons avec la Franc-Maçonnerie. La tribune conservait, au milieu de ces luttes politiques, son éclat et sa renommée. Les autographes de Royer-Collard qui appartiennent à diverses époques, sont fort intéressants. 11 en est un où il rappelle que sous TEmpire il a fait partie du comité secret qui représentait à Paris la maison de Bourbon et où siégeaient aussi M. de CIcrmont-Gal- Icrandc, l'abbé de Montcsquiou et M. Bccquey. « Ce conseil, dit » M. Royer-Collard, adressa au roi une lettre dont le commen- » cément et la fin semblent écrits sous l'inspiration prophétique » des événements qui se sont accomplis dix ans plus tard. » Benjamin Constant ne jouissait pas de moins de popularité. Consulté [)ar un membre des Etats généraux des Pays-Bas, qui a ( 185 ) ctc depuis l'un des constituants de 1830, sur une question de droit criminel, il lui fit cette réponse : ... Je serais Ircs-fàché qu'on s'appuyât de mon nom pour prodiguer une peine irréparable * que je n'ai pu admettre que dans des cas Irès- rares et pour des crimes atroces. J'ajouterai même que les graves objec- tions qui m'ont été faites, ont ébranlé mon opinioi). J'ai toujours qucbiuc répugnance pour l'arbitraire irréparable de la détention. L'exemple de nos bagnes me fait considérer nos travaux forcés comme plus alîrcux que la mort pour les condamnés... J'ai toujours quelque peine à admettre comme peine le travail , partage de l'immense majorité de l'espèce bu- maine; mais je sens toute la force des objections contre la peine de mort, et je serais indigné qu'on abusât de quelques raisonnements que je n'ai basardés qu'avec réserve et incertitude, pour nmlliplier les supplices et pour prodiguer une punition excessive, qui, si elle est légitime, doit être bien rare. Je n'ai pas vu sans quelqu'étonnement que dans votre lettre vous paraissiez croire que je ne désapprouvais pas de toutes mes forces la peine de la marque, œuvre de la cruauté la plus stupide qui jamais ait souillé un code pénal. Flétrir des bommes qui ne sont soumis qu'à une peine temporaire et qui après l'expiration de cette peine rentrent dans la société, est une mesure où la férocité le dispute à la bêtise. C'est le gouvernement impérial qui a réintroduit la marque en France dans un temps où l'imitation de tout ce qui tenait à l'ancien régime, était à la mode. On voulait avoir des gens marqués aux galères comme des Beauveau à la cour. Benjamin Constant. 28 avril 1828. Les mêmes succès oratoires étaient réservés à deux hommes qui firent leurs premières armes sous la Restauration et qui sont représentés d'une manière intéressante dans la collection de M. de Stassart : je veux parler de M. Guizot et de M. Berryer, l'un guidé parla pensée que Ton pouvait fonder l'ordre sur une révolution, l'autre dominé par la conviction que le principe reli- gieux et monarchique est la seule base de la liberté. * La peine de mort. ( 184 ) ERRATA. Page 11, ligne 4 (lettre de Bayard), au lieu de : lequel est principal à tenir le dyt fayt, lisez : lequel est principal à tenir le dyt Froyle. — 98, — 27 (lettre de M"*^ Clairon), au lieu de : d'indignation , lisez : rindignalion. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler, à propos de la lettre de Bayard, les réserves auxquelles a donné lieu l'authenticité de la plupart des pièces attribuées au Clievalier sans peur et sans reproche. Je crois devoir signaler à ceux qui recherchent les dépêches et les lettres de Napoléon, la précieuse collection de feu sir Thomas Phillipps, à Cheltenham. Voyez notamment les n^s 10316-10320, 44705 et 44747 de son catalogue de manuscrits. Le n" 40317 renferme une lettre du 4er germinal an V (21 mars 4797) relative à l'expé- dition du général Moreau sur le Rhin et un assez grand nombre de dépèches écrites pendant la campagne de Marengo. Les Anglais songèrent-ils à cette époque à renou- veler en Bretagne leur tentative d'invasion de 4793 sur les côtes de Provence? On lit dans une dépêche du 48 thermidor an YIII (6 août 4800) qu'une flotte anglaise portant quinze mille hommes de troupes de débarquement doit être soutenue par une flotte espagnole et que les Anglais ont des intelligences à Brest. En conséquence on ordonne à Bernadotte de s'y rendre et d'éloigner de cette ville tous les officiers se trouvant à Brest depuis deux ans, qui n'ont pas fait la dernière campagne, et ceux dont il n'est pas complètement sûr. C'était une fausse alarme : la flotte anglaise se dirigea vers la Méditerranée et s'empara de Malte. Le 20 ventôse an XI (44 mars 4803), Napoléon écrit à Murât qui faisait alors la guerre en Itahe, pour l'engager à se rapprocher des patriotes qui se sont montrés dès l'origine les ennemis de l'ancienne domination et les soutiens de l'armée française. Quoi qu'il arrive, il importe qu'il ne prête point l'oreille aux insinuations de ceux qui excitent les esprits par toutes sortes de moyens contre les Français. Napoléon ajoute : « Le caractère dominant des Italiens est l'intrigue et » la fausseté, et vous ne vous tenez pas assez en garde contre lui. » Rien n'est plus intéressant que les ordres de marche dictés par l'empereur au baron Fain pendant les campagnes de 4813 et de 4814. J'extrais les lignes suivantes fort caractéristiques de l'ordre de marche du 42 octobre 4843: « 11 faudrait faire » passer une revue avec apparat comme si j'étais là et faire crier : Vive l'empereur! » Il ne faut pas se dissimuler qu'il est d'une grande importance de conserver Leipzig. » Sir Thomas Phillipps a bien voulu placer sous mes yeux, pendant mon séjour à Cheltenham. d'autres documents relatifs à Napoléon. Le 'plus précieux est un recueil de lettres adressées par Napoléon à Murât, roi de Naples. Pour une époque antérieure, je citerai : « Testât de logement dû au citoyen Buonaparte jeune, employé en qualité » d'adjudant-major d'artillerie. Nice, messidor, an II >> (après le siége"^ de Toulon). Une proclamation révolutionnaire du 9 mars 4793, où nous lisons : «Le Peletier est » mort; comment le venger? par la destruction des tyrans! » est signée : « Les mem- » bres de la Société des amis du peuple séante à Corte: Arrighi;"Buonaparte. » La seconde signature me paraît avoir été ajoutée d'une main plus récente. Ni Napoléon, ni Lucien "ne se trouvaient à cette époque en Corse. J'ai vu aussi à Cheltenham plusieurs rapports des maréchaux Lefebvre et Moncey et le journal des dépenses de l'empereur en 4807 tenu par son valet de chambre Constant. ( 185 ) TABLE DES MATIERES. Pages. Introduction î^ CHAPITRE 1er. DU XIl"^ SIÈCLE jusqu'à LA FIN DU XV™« SIECLE. Les chartes de Brogne. — Philippe-Auguste. — Agnès Sorel. — Jacques Cœur. — Le comte de Charolais. — Hugonet. — Charles VIÏI S CHAPITRE II. PREMIÈRE MOITIÉ DU XV1™= SIECLE. Bayard. — François I^r. — Luther. — Zwingli 40 CHAPITRE III. SECONDE MOITIÉ DU XVl"^ SIÈCLE. Catherine de Médicis. — Charles IX. — Henri IIL — Marie Stuart. — Le roi Antoine de Navarre.— Le duc de Nemours.— Le maréchal de Biron.— Claude de Bauffremont-Senecey. — Sébastien de l'Aubespine. — Le cardinal de Guise — Le duc de Mayenne. — Le duc d'Aumale. — Le chevalier d'Aumale. — Le prince de Condé. — Michel de l'Hospital. — Philippe H. — Marguerite d'Autriche. — Le cardinal de Granvelle. — Le duc d'Albe. — Rcquesens. — Don Juan d'Autriche. — Alexandre Farnèse. — L'empereur Rodolphe IL — L'archiduc Albert. — Ernest de Bavière. — Le comte d'Hoogstraeten. — Phi- lippe d'Egmont. — Jacques-Auguste de Thou. — Auger de Busbecq .... 46 CHAPITRE IV. PREMIÈRES ANNÉES DU XVII"'^ SIECLE. Henri IV. — Sully. — Du Plessis-Mornay.— Henri de la Tour. — Henri de Rohan. — Pisani. — Yilleroy. — Le maréchal de Schomberg. — François de Joyeuse. — Lesdiguières 26 Tome XXX. 12* ( 186 ) CHAPITRE V. LOUIS XIII. Pages. § '1«''. — La politique. — Coiiciiii. — LuyDGS. — Boutcville. — Louis de Ven- dôme. — Le duc de Saint-Simon. — Le cardinal de Richelieu. — Feuquière . 30 § 2. — La littérature. — Malherbe.— Le cardinal de Bérulle. — Guillaume du Vair. — Peiresc. — Bongars. — Saumaise. — Erycius Puteanus 34 CHAPITRE VI. LOUIS XIV. § jer. _ La politique. — Charles 1er. _ La reine Henriette d'Angleterre.— Charles H. — Le cardinal de Retz. — Mademoiselle de Montpensier. — Maza- rin. — Fouquet. — Colbert. — Anne d'Autriche. — Condé. — Turenne. — Luxembourg. — Fabert. — Catinat. — Duguay-Trouin. — Tourville. — Le duc de Bouillon. — Jacques IL — Le marquis de Villars. — La princesse des Ursins. — Le cardinal de Noailles. — Le prince Eugène de Savoie. — Bour- nonville. — Le duc de Villa-Hermosa. — Philippe de Vendôme. — Chamillart. — Le duc de Bourgogne. — Louis XIV. — Madame de Maintenon 37 § 2. — La littérature. — PREMIÈRE PÉRIODE. — Julic d'Angenucs. — Made- leine de Scudcry. — Chapelain. — Le P. Bouhours 54 Seconde période. — Corneille. — Racine. — Boileau. — Valinceur. — Huet. — Bossuet. — Fénélon. <— Massillon. — Fléchier. — Arnauld d'Andilly. — Le P. Levalois. — Rancé. — La Rochefoucauld. — Bussy-Rabutin. — Mabillon. — Baluze. — Descartes. — Bayle. — Leibnitz 37 CHAPITRE VII. 1er. _ La politique. — Marie Leczinska. — Le cardinal de Fleury. — Le chancelier d'Aguesseau. — Belsunce. — L'empereur Charles VII. — Le comte de Choiseul. — Le duc de Broglie. — Le maréchal de Richelieu. — Madame de Pompadour. — M. de Mercy-Argenteau. — Le chevalier d'Éon. — Lalude. — Le baron de Trenck 70 2. — La littérature. — L'abbé Flcury.- Lc duc de Saint-Simon. — Le che- valier de Folard. — Dom Bouquet. — Montesquieu. — J.-J. Rousseau. — Mm-î d'Houdetol. — Grimm. — Voltaire. — Le comte Schouwallof. — Lekain. — Mlle Clairon. — Mme du Châtelet — Helvétius. — D'Alembert. — Diderot. — L'abbé Raynal. — Rulhière. — Gustave III. - J.-B. Rousseau. — Gresset. — Bachaumont. — Piron. — Florian. — Rivarol. — Le prince de Ligne. — Euler. — Maupertui's. — Montgolfier. — Rameau. — Grctry 83 ( i87) CHAPITRE VIII. LOUIS XVI. Pages. S 1*'. — Les derniers temps de la monarchie. — LOUÏS XVI. — Marie- Antoinette. — Madame Elisabeth. — Malesherbes. — Duport-Dutertre. — Lally-Tollendal et Épremesnil. — Le comte d'Estaing. — Servan. — Foulon. — Favras. — Franklin. — Fox MO § !2. - Les As!iembiées nationales. — Mirabeau. — Thouret. — Malouct . 115 CHAPITRE IX. TROUBLES DU BRADANT ET DE LIEGE. Van der Noot. — Van der Mersch. — Le prince d'Arenberg. — Reynier . . . 119 CHAPITRE X. LA RÉPOBLiyUE FRANÇAISE. § Icr. — Fondation de la République. — Bailly. — Roland. — M^e Roland. ~ Barbaroux. — Camille Desmoulins. — Lucile Duplessis. — Sylvain Maré- chal m § 2. — la Terreur. — Marat. — Robespierre. — Fouquier-Tinville. — Lebon. — Hérault de Séchelles. — Fréron. — Legendre. — Théroigne. — Palissot, — Grégoire. — Fabre d'Églantine. — Levasseur, de la Sarthe. — Drouet. — Blanqui 129 § 3. — Tes armées républicaines. — l'C PARTIE. — LeS COmmiSSûireS de la Convention : Lindet. — Loiseau. — Féraud. — Roberjot. — Ritter. — Delacroix. — Albitte 140 2e PARTIE. — Les généraux : Custine. — Dumouriez. — Pichegru. — Marceau. — Bernadotte. — Junot. — Masséna. — Desaix 142 § 4. — Réorganisation sociale. — Lc couscil d'État. — Portalis. — Tronchct. — Treilhard. — Bigot-Préameneu. — Malleville. — La princesse de Condé. ioO CHAPITRE XI. l'empirh. § 1". — wapoiéon. — Napoléon 1er. _ Madame Mère. — L'impératrice José- phine. — Fanny de Beauharnais. — Alexandre de Lameth. — Caulaincourt. 'lo2 § 2. — i^'armée. — Le duc de Rovigo. — Poniatowski.— La prise d'Alexandrie. — La bataille d'Aboukir. — Sidnev Smith 453 ( 188 ) Pages. 3. — L'administration intérieure.— Caiiibacérès. — Lebruii. — Daru. — Montalivet. — Real. — Savary. — Mg"" de Pradt. — Ms^ Fallot de Beaumont. — L'abbé Émery 45S 4. — i.a littérature. — Fourci'oy. — Fontancs. — Lemontey. — Mme de Staël. — Bernardin de Saint-Pierre. — L'abbé Morellet. — François de Neuf- château io9 5. — Chute de TEmpire. — Le duc dc Plaisancs. — Talleyrand. — Le général Drouot. — Le comte de Ségur. — M. de Stassart. — La reine Hor- tense. — Fouché. — Le maréchal Davoust Uiî-î CHAPITRE XII. LA RESTAURATION. Louis XVIIL — Ducis. — Conspirations militaires. — Chateaubriand. — Lamar- tine. — Casimir Delavigne. — Fiévée.— Fouché. — Manuel. — Le duc Decazes. — Royer-CoIIard. — Benjamin Constant. — Guizot. — Berryer -179 (!) VOYAGE DANS l£S PAYS-BAS ET MALADIE D'ÉLÉONORE D'AUTRICHE (ou DE Portugal) FEMME DE FRANÇOIS V\ d'après des documents inédits tirés des archives du royaume de BELGIQUE; Ch. PAILLARD, lauréat de l'institut de FRANCE. (Mémoire présenté à la classe des lettres le 5 août 1878.) Tome XXX. {V C5/ INTRODUCTION. Le traité de Crépy-en-V alois venait d'être signé (18 septem- bre 1544), et jamais peut-être François I" ne s'était vu si près d'atteindre l'un des principaux objectifs de sa politique et de réa- liser ce rêve, qui, à partir du règne de Louis XII, coûta si cher à la France et à ses rois. Nous voulons parler de l'acquisition définitive du duché de Milan et du comté d'Asti, fatal héritage de Valentine Visconti, duchesse d'Orléans. Voici en effet, d'après ledit traité, l'économie des dispositions nombreuses et compliquées, qui étaient destinées à mettre fin à des guerres durant depuis cinquante ans. Le duc d'Orléans, second fils de François 1% devait épousg' soit l'infante Marie, fille de l'empereur *, soit la princesse Anne, se- conde fille du roi des Romains, Ferdinand 2, et ce au choix de Charles-Quint, qui était tenu de déclarer et de notifier son option dans les quatre mois de la date du traité. Si l'empereur se décidait à accorder la main de sa fille, le ma- riage devait se faire en dedans les autres quatre mois à compter de la déclaration d'option, c'est-à-dire en dedans huit mois à partir de la date du traité. L'empereur, pour ce cas, s'obligeait à con- stituer en dot à Tinfante Marie « dès lors y> , dit le traité, c'est-à- dire à compter du jour du mariage « les duchés de Brabant. » Gueldre, Luxembourg, Limbourg, comtés de Flandre, Hollande, * Laquelle épousa son cousin-germain, Tarchiduc Maximilien, qui devint l'empereur Maximilien IL ^ Mariée, en 1546, à Albert, (ils du comte Guillaume de Bavière. ( i) > Zélande, Artois, Namur,Zutphen, pays de Frise, Utrecht, Over- » yssel, Groningue, et généralement tous et quelconques les Pais » que ledit Seig*^ empereur avoit et lui apertenoient en ce costé- > là, et aussi les comtés de Bourgogne et de Cliarolois, ensemble » toutes leurs apertenances et dépendances ^ » Toutefois l'infante ne devait avoir l'entière propriété et plé- nicre jouissance de cette dot splendide qu'à compter du décès de l'empereur, qui en restait en quelque sorte usufruitier. Pendant la vie de Charles-Quint, la princesse et son mari n'étaient que simples gouverneurs desdits pays, « pour et au nom et sous l'au- » torité et bon plaisir de sa majesté impériale,... avec tel pouvoir » et instruction qu'elle verroit être requis. » Pour leur tenir lieu de l'usufruit réservé à lempereur, celui-ci devait leur « bailler » tel traitement et entrctènement qu'il conviendroit. » Si l'infante Marie mourait la première sans enfant, le duc d'Orléans perdait tous droits sur ladite dot et devait « se désister » et départir des pais d'embas. » Mais dans le cas contraire, les jeunes époux avaient, à compter du décès de Charles-Quint, le droit de tenir et posséder ces belles provinces paisiblement et à toujours, par eux-mêmes, leurs hoirs et successeurs. Moyennant le mariage susdit, le roi de France, stipulant tant pour Jui que pour le Dauphin et la princesse Marguerite, sa fille, était tenu de renoncer à toutes prétentions sur le duché de Milan et le comté d'Asti; mais si le duc d Orléans venait à perdre ses droits sur les Pays-Bas, par suite du prédécès de sa femme sans enfants, cette « querelle et prétention » sur Milan et Asti lui était réservée à titre de dédommagement, sans que toutefois l'empereur en reconnût la légitimité. Celui-ci réservait en effet de son côté les droits de l'empire sur ces possessions italiennes, de même que ses propres prétentions sur le duché de Bourgogne, la vicomte d'Auxonne, le ressort de Saint Laurent, la t(;rre de Bar- sur-Seine, ^ L'empereur s'obligeait, en outre, à rapporter le consentement à cette constitution de ciol du prince d'Espagne, son tils unique (dans les six mois), el celui des Elats généraux ou provinciaux des provinces ainsi données. Les eùt-il jamais obtenus ? Il est bien permis d'en douter. ( 5 ) les comtés dAiixerrc et de Maçon, en un mot sur toutes les pro- vinces, fiefs ou terres, qui lui avaient été assurés par le traité non exécuté de Madrid, et qu'il avait lui-même abandonnés par le traité de Cambrai. Voilà pour la première alternative, celle du mariage de Charles de France avec l'infante Marie; voyons maintenant la seconde, c'est-à-dire celle du mariage du jeune prince avec l'archiduchesse Anne. Si l'empereur se décidait pour ce dernier parti (et Toption de- vait toujours se faire dans le délai de quatre mois à compter de la date du traité), le mariage s'accomplissait dans les huit mois sui- vant la déclaration d'option, c'est-à-dire dans l'année à compter de ladite date. Charles-Quint, s'obligeait alors à accorder aux jeunes époux, à partir du mariage^ l'investiture des duché et état de Milan, pour eux et leurs hoirs mâles descendant dudit mariage, selon la nature du fief K Le roi des Romains était dis- pensé de fournir tout supplément de dot à sa fille, celle-ci devant, en cas de dissolution du mariage, recevoir de son oncle une dot de 100,000 écus d'or au soleil, productive d'intérêts à 5 p. "/ol'an, et assurée sur quelque place dudit duché. Du reste, l'investiture dont il vient d'être parlé, était défini- tive à partir du mariage. Si la princesse Anne mourait sans en- * Suivant Charles-Quint, le duché de Milan était donc un fief masculin, devant faire retour au saint empire romain, à défout d'héritiers mâles du titu- laire. Rien de plus important que celle question préliminaire, car, du moment, où le duché était un lief masculin , Valeiitine Visconti, ou plutôt son fils aîné (Valentine mourut le 4 décembre 1108, avant ses frères), n'avait pu l'hériter de ses oncles morts sans postérité (Jean-Marie, assassiné en 141 1, et Philippe- Marie, décédé en 1447); de même le fils aîné de Valentine, Charles d'Orléans, n'avait pu le transmettre à sou propre fils, Louis XII, d'abord duc d'Orléans; celui-ci n'avait pu le transmettre à sa fille, Claude, première femme de Fran- çois I"; et dès lors les fils de celle-ci, le dauphin Henri et le duc d'Orléans (primitivement duc d'Angoulème), n'avaient pu le recueillir dans la succession de leur mère. C'est ce qui a fait dire à Sismondi que les prélen lions des Orléans-Valois sur le duché de Milan étaient sans fondement. Mais il faudrait vérifier avec la dernière exactitude celte thèse qui excède les limites de notre étude. (6) fant avant son mari, celui-ci conservait ledit duché et pouvait même le transmettre aux « hoirs mâles naturels ' et légitimes », qu'il pourrait avoir de mariages subséquents, pourvu que ces mariages eussent été agréés par l'empereur; après la mort de celui-ci, par le roi des Romains et enfin, à défaut de ce dernier, par le roi d'Espagne. La délivrance du duché de Milan devait se faire, comme le ma- riage, dans les huit mois à compter de la déclaration d'option 2, mais l'obligation que contractait l'empereur à cet égard, était entourée de quelques correctifs. Ainsi, comme il était permis de prévoir le cas où le duc d'Or- léans, même devenu veuf d'Anne et s'étant remarié, ne laisserait pas d'hoirs mâles et légitimes (cas où le duché, fief masculin, devait faire retour à l'empire), le prince français était tenu d'entretenir dans les châteaux et forteresses de son état des capitaines qui rele- vassent de l'empereur, lui prétassent serment, et lui remissent en définitive lesdites places, si le possesseur précaire venait à mou- rir sans hoirs mâles. De plus, Charles-Quint se réservait d'excepter de Tinvestilure et de retenir en sa main et puissance, pour le terme qu'il lui plai- rait de fixer, les châteaux de Milan et de Crémone. On sait que l'empereur se décida en 1545 pour la seconde al- ternative, non sans avoir songé sérieusement à la première et sans avoir consulté les principaux seigneurs des Pays-Bas ^, mais * On voit qu'ici le mot « naturel » n'a pas le même sens qu'aujourd'hui. Un enfant « naturel et légitime » est un enfant légitime, suivant le sang et la nature. 2 Remarque essentielle : il n'est pas dit dans le traité que ladite délivrance se fera en même temps que le mariage s'accomplira. Ainsi le mariage pouvait être célébré six mois après le traité et la délivrance du duché de Milan n'être faite que huit, neuf, dix ou onze mois à partir de la date dudit traité. Une seule chose était stipulée, à savoir que le mariage et la délivrance s'effectue- raient l'un et l'autre dans les huit mois qui suivraient la déclaration d'option. 5 Voir sur ce point dans la collection des Documents historiques, t. VII, p. 143, la pièce intitulée : « Copie du billet que l'empereur communiqua aux »> seigneurs et gouverneurs principaux des Pays-Bas, au mois d'avril 1543, » pour y penser, à Matines. » ( 7 ) cette option était-elle sérieuse? ou n'était-elle qu'un leurre à l'adresse de son rival? qui pourrait le dire? la mort prématurée du jeune duc d'Orléans, arrivée en septembre 4545, rend la ques- tion presque insoluble. D'un côté, il est certain que Charles-Quint et la reine Marie aimaient le jeune prince, agréable et séduisant de sa personne. En second lieu, l'empereur avait un tel besoin de la paix qu'il l'eût au besoin achetée fort cher K En troisième lieu, ce projet d'al- liance entre le duc d'Orléans et l'archiduchesse Anne (avec Milan) ou l'infante Marie (avec les Pays-Bas) était un projet profondé- ment politique et dont la réalisation eût pu être extrêmement nuisible à la France. Étant données l'ambition du jeune prince, sa haine pour son frère 2, les suggestions auxquelles il aurait été soumis de la part de sa femme, il est évident que Charles de France serait devenu un instrument dangereux entre les mains habiles de son futur oncle ou beau-père. Pour nous, qui avons longuement médité sur ce problème historique, il n'est pas dou- teux que la réalisation de ce projet aurait été aussi pernicieuse à la France que le fut la seconde création du duché de Bourgogne * Charles-Quint n'était pas dans la même position que François I«>". Celui-ci n'avait à s'occuper que des affaires de son royaume, où il était maître absolu. Charles-Quint n'avait pas à surveiller que ses possessions héréditaires. Il était avant tout empereur^ chef du saint empire romain^ et, à ce titre, défenseur militant de la chrétienté et tuteur du catholicisme. Comme défenseur de la chrétienté, il lui incombait de défendre l'Europe contre les agressions répé- tées de Soliman II et des Barbaresques; comme tuteur du catholicisme, il avait à maintenir l'unité de foi, à réprimer la réformation de Luther et la ré- forme de Calvin. Joignons à cela que les Cortés espagnoles et les États géné- raux des Pays-Bas lui opposaient, en matière de subsides, des difficultés et des entraves que ne connaissait pas François P"". Pour apprécier le désir intense de la paix qu'éprouvait l'empereur, il suffit délire aux Archives de Bruxelles son inestimable correspondance avec la reine Marie de Hongrie. Les angoisses de celle-ci, ses cris de désespoir, l'anxiété avec laquelle elle guette une simple apparence de trêve, ne peuvent laisser aucun doute sur ce point capital. 2 Le dauphin Henri qui devint le roi Henri II. Voir sur ce point les Mémoires de Vieilleville. (8 ) par Jean II au profit de son quatrième fils, Philippe le Hardi (i563) *. Voilà donc des raisons graves et sérieuses qui empêchent de qualifier a priori les promesses de Charles-Quint des mots de leurres ou de mensonges. Mais, d'un autre côté, il faut reconnaître que les bonnes rai- sons ne font pas défaut à ceux qui soutiennent le système opposé. Et d'abord, peuvent-ils dire, l'empereur apposait à la donation du duché de Milan des restrictions qui en diminuaient singuHè- rement la valeur et étaient tout à fait contraires à la maxime juridique : donner et retenir ne vaut. En second lieu, il est diffi- cile de comprendre comment Charles-Quint aurait pu se dessaisir soit des Pays-Bas, d'où il tirait presque tous ses subsides 2, soit du duché de Milan. Ce dernier état lui était en effet nécessaire, tant pour conserver son ascendant en Italie et assurer la conserva- tion du royaume de Naples, que pour lui permettre de passer par la voie de mer et de Gènes, de la haute Italie en Allemagne, et de là dans le comté de Bourgogne et dans les Pays-Bas. On ne recommence pas deux fois l'expérience qu'il avait osé faire, quatre ans auparavant, en traversant la France. Comme on le A oit, il est peu de problèmes historiques plus difficiles à résoudre. Mais au lendemain de la paix de Crépy, toutes ces difficultés napparaissaient pas clairement au roi de France et surtout à son fils. L'avenir au contraire leur semblait presque assuré. Ce n'était pas toutefois chose indifférente pour eux que d'entretenir l'empe- reur dans ses bonnes dispositions, de le tenir en quelque sorte en haleine, et de presser autant que possible l'exécution du traité. Aussi est-ce sans surprise que l'historien voit, presque aussitôt après la signature du traité de Crépy, la reine de France et le duc dOrléans se diriger vers les Pays-Bas, et y faire pendant les der- niers jours d'octobre et les premiers jours de novembre (1544) un ' El, en effet, la France eut-elle jamais de pires ennemis que Jean sans Peur, Philippe le Bon ou Charles le Téméraire? '^ Il est vrai qu'en iS-iO, au moment où il avait paru pencher pour l'aban- don des Pays-Bas, toujours en faveur du mariage de Charles d'Orléans avec l'infante Marie, il s'était réservé l'usufruit desdils pays, et cette réserve avait encore été insérée, comme on Ta vu plus haut, dans le traité de Crépy. (9) voyage signalé par les fêtes les plus pompeuses. Ce voyage a deux raisons : d'abord, ce qui est tout simple, l'excellente Éléonore, Tune des meilleures femmes que le XVl^ siècle ait produites, dé- sire revoir sa sœur la reine Marie, dont elle est séparée depuis l'entrevue de la Fère \ et son frère, qu'elle n'a pas embrassé de- puis son voyage de 1559-1340. L'autre raison est politique et nous Tavons indiquée ci-dessus. Comment en douterait-on, lors- qu'on trouve réunis dans ce voyage le jeune duc, tout bouillant d'impatience et qui, six mois plus tard, ira encore retrouver l'em- pereur à Anvers ; la bonne Eléonore qui, n'ayant pas d'enfant de son second mariage, s'est attachée à ceux de son mari, et enfin la maîtresse de François V% Anne de Pisseleu, duchesse d'Étampes. Pour nous, la présence de celle-ci est, à elle seule,* un indice cer- tain. Bien que, suivant un proverbe connu, l'on ne prête générale- ment qu'aux riches, la duchesse d'Étampes est, à notre avis, une des femmes les plus calomniées qui aient jamais existé. Nous n'aimons pas les paradoxes historiques et par conséquent nous n'avons nulle envie de tenter la réhabilitation de cette femme cé- lèbre. Nous croyons cependant, puisque l'occasion s'en présente, devoir cherchera réagir contre les accusations de trahison qui ne lui ont pas été épargnées. A entendre certains historiens, appartenant à l'école sentimen- tale et anecdotique des XVIF et XVI1I"= siècles, il y aurait eu entre Charles-Quint et Anne de Pisseleu, une véritable connivence, criminelle au premier chef de la part de celle-ci, et ce concert coupable remonterait au voyage que fit l'empereur, en 1559-1540, pour aller châtier la révolte des Gantois. C'est en cet endroit de l'histoire de France que sont enchâs- sées, comme des perles fausses, deux anecdotes controuvées. D'une part, François I", conduisant l'empereur chez sa maîtresse, aurait dit à son confiant rival : « Sire, vous voyez cette belle dame. » Eh bien! elle m'a conseillé de vous faire arrêter et de vous re- » tenir jusqu'à ce que vous ayez effacé jusqu'aux dernières traces * Octobre 1358. ( 10) » du traité de Madrid! » — A quoi l'empereur aurait répondu : « Si le conseil est bon , il faut le suivre. » L'autre historiette est celle de la bague que l'empereur laisse tomber intentionnellement dans une aiguière présentée par la duchesse, afin de trouver l'oc- casion de l'offrir à celle-ci. Ce sont là des assertions sans fonde- ment, des racontars^ puériles et qu'il est temps de cbasser du domaine de l'histoire, mais le branle étant donné, on ne doit pas s'étonner de voir des historiens sérieux, tels que Mézeray, im- puter à la duchesse davoir livré à l'empereur, dont l'armée était en détresse vers la fin de la campagne de 1544, les magasins de vivres formés à Épernay et h Château-Thierry. Or, ce sont là encore des imputations dont la preuve est impossible à faire, car d'une part la correspondance de l'empereur et de la reine Marie de Hongrie manque aux Archives de Bruxelles pour les premiers jours de septembre 1544, tandis que celle du chancelier Perrenot de Gran^ elle manque à Vienne pour la même période , ainsi que nous nous en sommes assuré. Il est bien plus probable que la perte de ces magasins fut due aux deux circonstances suivantes : la première, la négligence d'un officier français qui, chargé de rompre des ponts sur la Marne, montra peu d'activité et se laissa prévenir par l'empereur; la seconde, la nécessité où se trouva celui-ci de marcher en avant après avoir masqué et dépassé Châ- lons, attendu que, si son armée eût stationné dans les environs complètement ravagés et épuisés de cette ville, elle y fût en effet morte de faim ^ * L'expression est de M. Gachard. 2 Nous croyons qu'il convient (sous cerlains correctifs) d'accorder plus de créance à un autre fait (|ui nous est révélé par les écrivains les plus sérieux, à savoir qu'une dépéchei chiffrée adressée par le comte de Sancerre, gouver- neur de Sainl-Dizier, au duc de Guise (Claude de Lorraine), ayant été inler- cepléepar les coureurs ennemis, le chancelier Perrenot de Granvelle se serait servi du chiffre pour fabriquer une fausse dépêche prescrivant au comte de rendre la place, qu'il était impossible de secourir immédiatement. Nous avons sous les yeux une lettre de Charles-Quinl à sa sœur, en date du 2 août 1544 (Archives de Bruxelles, Correspondance de la reine Marie de Hongrie, t. V, pp. 156 à 138), laquelle lettre contient les passages suivants : « Depuis {i\ ) Toutefois il convient de rechercher la cause de ces faux bruits, de ces rumeurs, échos des rivalités et des fureurs qui, à cette époque, agitaient la cour de France et la partageaient en deux fac- tions acharnées l'une contre l'autre. Cette cause existe et nous » mes dernières du passé, Ton a surpris ung espie, pourtant lettres du » conte de Sampcerre à Mons" d'Orléans^ les quelles ont esté desciffrées » et par icelles Ton a sçeu, et d'ung aullre prisonnier pyonnier qui s'est saulvé » de S'-Dizier, que ceulx qui y sont ont faulte de pain pour leur avoir » rompu les molins, et sans vin ni chair passez xii jours, et aussi leur fail- » lentlapouldre, houllelz et plomb. » L'empereur parle ensuite de 50 Fran- çais, porteurs de petits sacs de poudre, qui ont tenté de pénétrer dans la ville assiégée et qui ont été presque tous pris ou tués, et il ajoute : « L'ung d'iceulx » qui a esté tué avoit lettres du roy de France et de l'amiral Hennebault du » xix« (juillet), que ne contenoient sinon que led' s"" Roy avoit baillé son ordre » aud* conte. Et y en avoit du seig"" de Guysse, en zifFre, sans date, que, » selon que Ton a entendu des prisonniers et le guyde qu'il les menoit, furent » escriptes mercredi dernier, par lesquelles il exhortoit led' conte de Sancerre » de soubslenir encoires vi jours, et qu'il seroit cause de gaigner une bataille V ou venir à une paix... Et procède l'on continuellement aux trenchées et » mynes et à faire ung cheval (machine de guerre), el es^èvQ que le toul » sera appoint, pour en dedans vi jours, au plésir de Dieu^ avoir la raison >) dwd' S' Désir par la forche, si ceulx du dedens ne se rendent. — Et est l'on » après pour adviser moyen de faire responce au mesme conte en la mesme y> ziffre qu'il a escript, pour luy rompre tout espoir de secours. » Si nous comparons le texte de cette dépêche impériale (inconnue en France) avec les récils des historiens français, nous arrivonsaux conclusions suivantes : {0 La lettre du comte de Sancerre, dont on chercha plus ou moins fruc- tueusement à reproduire le chiffre, était adressée, non au duc de Guise, comme le disent et répètent à l'envi tous nos historiens, mais au duc d'Orléans. Ces mots : en la mesme ziffre qu'il a escript, le prouvent avec la dernière évi- dence, puisque le comte de Sancerre n'écrivit qu'une seule lettre adressée, dit l'empereur, au Gis de François l^^. 2° On chercha dans le camp impérial à se servir du même chiffre « pour » rompre tout espoir de secours. » Rien ne dit qu'on y parvint, puisque Charles-Quint se sert de cette expression : Von est après pour... Toutefois cela paraît probable, car l'empereur a écrit plus haut que la lettre du comte de Sancerre avait pu être déchiffrée. Remarquons en passant que la relation de l'ambassadeur vénitien Rernardo Navagero, qui était en ce moment auprès de Charles-Quint, ne dit pas un mot de cet incident. On peut cependant difficilement supposer qu'il l'ait ignoré, ( 12 ) allons l'exposer telle qu'elle nous apparaît, sans exagération comme sans parti pris. En 1544, l'étoile de la duchesse d'Étampes pâlissait , en même temps que déclinait la santé du Roi, et, par contre, l'influence et le crédit de Diane de Poitiers, la maîtresse du Dauphin, grandis- saient de jour en jour. Depuis sa funeste aventure de 1538 ', François P"" était devenu maladif, chagrin, morose, défiant, et, pour employer l'épithète appliquée à Louis XIV par M"" de Main- tenon, « inamusable. » C'est à cette période de son règne qu'ap- partiennent la disgrâce du connétable de Montmorency, le procès du chancelier Guillaume Poyet, et celui complètement injusti- fiable de Brion-Chabot. On savait que le roi de France n'avait plus que peu de temps à vivre, et la favorite, qui savait cela mieux que personne, était fort inquiète sur le sort qui lui était réservé. Les dangers pour elle pouvaient venir de trois côtés : de son mari, qui en elîct, lui intenta plus tard un sale procès d'argent dans lequel Henri 11 ne dédaigna point d'intervenir comme témoin; de car il avait des rapporls journaliers avec l'empereur et le chancelier Gran- velle On tloitdonc supposer qu'il n'a allaché aucune importance à la dépêche apocryphe, si lanl esl qu'on ait eu le temps de l'écrire et de l'envoyer. Du reste nous pensons que le fait de cet envoi pourra être difficilement prouvé. Nous avons, en effet, tenté de l'éclaircir délinitivement el pour y par- venir, nous avons demandé à M. d'Arneth copie des lettres du chancelier Granvelle relatives à la prise de Sainl-Dizier. — C'est par l'éminent archiviste pénéral de l'empire d'Autriche que nous avons appris la non-existence dans le giand dépôt confié à ses soins, de la correspondance de Granvelle du mois d'aoïJt 154i. 3° En supposant que le comte de Sancerre ail reçu la lettre apocryphe (ce que nous ne dénions ni affirmons, car l'intention de l'envoyer 7ious est seule officiellement co?inMe), nous pensons que l'eiyet aura dû en être presque nu!. Dès le 20 juillet, Charles-Quint annonçait à sa sœur que la place tombe- rait sous huit jours sans grande effusion de sang. Celle-ci était donc à bout de résistance. Les assiégés étaient sans pain, sans poudre, sans viande, etc., et l'empereur dit formellement le 2 août : « Dans six jours, s'il plaît à Dieu, nous » aurons la ville par force, si elle ne se rend pas. » Tel est pour le moment, à notre avis, l'état de la question, qui ne pourra être définitivement tranchée que par la découverte de nouveaux documents. * Avec la femme de l'avocat Féron . ( 13) la reine Éléonore, qui, heureusement pour la favorite, avait trop de dignité pour songer à venger ses mésaventures conjugales, et enfin de Diane de Poitiers. De ce côté, la duchesse ne se trompait pas, car les haines et les jalousies de femmes sont souvent inexo- rables. Anne de Pisseleu se voyait donc déjà jetée dans un cloître, dépouillée de tout, ou renvoyée devant des juges vendus. Dans ces circonstances critiques, elle imagina un plan qui ne manquait pas d'habileté. Le Dauphin et son frère puîné, le duc d'Orléans, se détestant cordialement, elle résolut de s'attacher à la fortune de ce dernier et de confondre ses intérêts avec les siens. 11 s'agis- sait de trouver pour son jeune allié un grand établissement hors de France. Si par suite d'un mariage, le jeune duc devenait suze- rain d'un État étranger et indépendant, Anne de Pisseleu pouvait s'y retirer à la mort de François I" et y mettre en sûreté sa tète et sa fortune. Ceci explique pourquoi, pendant cette singulière campagne de 1544 qui, d'une part, mit la France à deux doigts de sa perte, et de l'autre, causa parfois à l'empereur les plus cruels embar- ras S la diplomatie française est des plus actives. A Henri VIH, François I" envoie le seigneur de Frénezelle (ou de Forraezelles), dont la femme est enfermée dans Boulogne assiégé. Vis-à-vis de Cbarles-Quint, les ouvertures se succèdent. C'est d'abord Nicolas de Bossut, seigneur de Longueval, le confident intime de la du- chesse d'Étampes, qui, pendant le siège de S'-Dizier, écrit au chan- celier Granvelle. a II est prêt, dit-il, à se rendre pour traiter au » lieu qui lui sera désigné. Le roi de France est animé des inten- » lions les plus pacifiques. Il sera donc aisé de s'entendre, et la y> duchesse d'Étampes y emploiera tout son crédit. » Puis se pré- * Ces embarras vinrent de plusieurs côtés : delà mésintelligence qui éclata enire les soldais espagnols et les lansquenets allemands après la capture du comte Guillaume de Fiirstemberg; du manque de vivres et surtout des pluies torrenlielles qui signalèrent l'été de 1344. H faut lire la correspondance de la renie Marie pour avoir une idée des inquiétudes qu'elles occasionnèrent. Ces inquiétudes furent si vives que, vers le 10 septembre, la reine quitta Bruxelles et vint se fixer à Valenciennes pour se rapprocher de son frère et avoir plus lot de ses nouvelles. ( ii) sentent au camp impérial, le bailli de Dijon (le seigneur de Villers- les-Pons) et le sieur de Berleville, lieutenant de la bande du comte de Brienne. Le premier des deux est porteur d'une lettre de créance du duc d'Orléans. Enfin le i4 août 1544,1e duc de Lorraine, beau neveu de l'empereur, vient trouver celui-ci dans le même but '. Dans toutes les négociations engagées avec Charles-Quint, il est sans cesse question du duc d'Orléans et de son mariage. La diplo- matie française a donc deux buts : i° jeter des ferments de dé- fiance entre Henri VIII et Charles-Quint et de ce côté elle réussit à merveille; 2^ faire avec l'empereur une paix séparée au profit du duc d'Orléans et c'est ce à quoi semble pourvoir le traité de Crépy. Aussi, dès que cet instrument diplomatique a été signé, un cri de réprobation s'élève-t-il dans toute la France. Le Dauphin jiroteste par acte du 12 décembre 1544 et le parlement de Tou- louse suit son exemple ^. Nous avons voulu, avant d'entreprendre le récit du voyage d'Eléonore, en faire ressortir les motifs politiques ^. Nous nous sommes également proposé de montrer qu'il est nécessaire de consulter les documents étrangers, pour éclaircir quantité de points de l'histoire de France. Nous abordons maintenant le sujet proprement dit de cette étude. ^ Gaghard, Trois ans de rèync, étude historique, publiée dans le Bulletin de l'Académie royale de Belgique. ^ Aux mêmes négociations semble se rattacher une tentative faite dans le même sens par le cardinal de Lenoncourt, probablement en avril ou en mai 1544. Aucun historien n'ayant parlé de cette ouverture, dont le fondement est toujours le mariage du duc d'Orléans, nous donnons ci-après cet important document que nous avons découvert dans une des liasses de l'audience. (Ar- chives du royaume de Belgique.) ^ Disons aussi que ces motifs furent transformés en crimes lors de l'avéne- ment de Henri IL La duchesse d'Étampes et tous ses familiers furent enve- loppés dans une vague accusation de trahison au profit de l'Espagne. C'était là un excellent moyeu pour rançonner tous les accusés. Ainsi Longueval, dont la tète était menacée, fut laissé en paix aussitôt qu'il eut fait don au cardinal Charles de Lorraine de sa terre de Marchais ''près Laon). un VOYAGE DANS LES PAYS-BAS ET MALADIE D'ÉLÉONOilE D'AUTRICHE (ou DE POHTUGAL) FEMME DE FRANÇOIS I-. § 1. LE VOYAGE d'ÉLÉOXORE, REINE DE FRANCE. Aussitôt que ce voyage eut été décidé, les deux cours résolu- rent de déployer un grand faste. Cette entrevue de famille revêtit donc de suite une apparence triomphale. Par l'exact et métho- dique Jean Vandenesse, « contrerolleur de la maison impériale, » nous connaissons la composition de l'escorte française : Éléonore était accompagnée de : La duchesse d'Etampes, admise à partager la litière royale; Charlotte de Pisseleu, sœur de la duchesse, épouse de Fran- çois de Bretagne, haron d'Avaugour, comte de Vertus ' ; La comtesse d'EiNtremont, dame d'honneur et amie intime de la reine; » Morte en 1604, à Tàge de 79 ans. Elle avait donc au moment du voyage environ 20 ans. (16) M'"" DE Lestrange *; M™" d'Arpajon (ou d'Arpejon) ; M"" DE PoNTiEURE (ou dc Ponticnne) ^; — deMartigues; — DE Ri eux; — DE Bressieure; — DE Gernac ; — DE Margy, dames ou filles d'honneur. La maison royale était au complet. Elle comprenait, toujours d'après Vandenesse : Deux maîtres d'hôtel ; Les femmes de chambre de la reine; Les femmes des dames et des filles d'honneur; Les valets de chambre, le maître et les valets de la garde- robe; Le trésorier de la chambre aux deniers; Le contrôleur et les clercs de l'oflice et dc l'argenterie; Les gentilshommes' servants et vivant dc la desserte de la reine; Le confesseur, le médecin et l'apothicaire de celle-ci ; Les officiers de la panneterie et de l'échansonnerie de la reine; Les mêmes officiers pour le commun; L'écuyerde cuisine et les ofiiciers dc la bouche de la reine; L'écuyer et les officiers de la bouche du commun; Les valets de la fourrière; Les valets de chambre tapissiers; Le maréchal et les serviteurs mâles des dames; Le capitaine des mulets et des chnrriots; Le portier du logis de la reine; Les pages; Les lavandières, etc. * Ancienne maîtresse du premier dauphin François. Elle était fort belle, et Marolavait proposé de changer son nom en celui-ci: «Madame,qui estunange- » ^ Les ditrérenis manuscrits des itinéraires de Vandenesse portent Pon- lieuro, Pontitnne el Tontines. ( 17) Cette liste, déjà si longue, est loin d'être complète. Nous voyons, en effet, dans le trcs-curieux compte des dépenses supportées par l'empereur, que les fournitures faites à la suite de la reine étaient énormes. C'est ainsi que, chaque jour gras, elles compre- naient, rien que pour la bouche du commun, un demi-bœuf, dix- huit moutons, trois veaux , douze porcs, soixante chapons, qua- rante-huit poulets, quarante pièces de gibier, etc. On croirait lire certaines pages de Rabelais. Éléonore et sa suite arrivèrent par Péronne à Cambrai. Aussitôt que leur approche eut été signalée, l'empereur choisit, pour aller les recevoir à la frontière, l'évêque de Cambrai, Robert de Croy, le prince de Chimay etle premier duc d'Arschot, Philippe de Croy, gouverneur et capitaine général du Hainaut K Le 15 octobre, Arschot, qui avait quitté Mons pour Valen- ciennes, envoya à Cambrai un gentilhomme chargé de le rensei- gner sur l'itinéraire suivi par la reine. Celui-ci fit savoir à son maître, par un courrier qui arriva à Valenciennes le même jour vers minuit, qu'ÉJéonore avait quitté Péronne le 13 dans l'après- midi. On ne savait pas où elle passerait la nuit , car il n'y avait pas de logement préparé à Metz-en-Couture, qui paraissait natu- rellement désigné pour l'étape. Toutefois on tenait pour certain que la reine arriverait à Cambrai, le mardi 44, dans l'après-midi. En conséquence, Arschot partit, le 14 vers deux heures du matin, de Valenciennes pour Cambrai, après avoir donné avis de son départ à la reine Marie. Dans cette lettre 2, il informait la Gouver- nante que les villes, que devait traverser la sœur de l'empereur, feraient de leur mieux pour recevoir la souveraine, bien qu'elles fussent un peu pressées par le temps. Il consultait aussi Marie de Hongrie sur une question de cérémonial. La reine devant entrer * Cette indication est dans tous les historiens du temps Notons toutefois que , dans la correspondance du duc d'Arschot, il n'est question ni de l'évêque de Cambrai, ni du prince de Chimay. On ne voit pas davantage figurer ces personnages parmi ceux admis à la table de l'empereur pendant le voyage, de sorte que nous sommes porté à penser qu'en réalité Philippe de Croy fut le seul qui s'acquitta de cet office. ^ Datée de Valenciennes,du 14 octobre, une heure du ijtialin (n" 2 des pièces). Tome XXX. 2 { 18 ) à Cambrai sous un dais , Arschot demandait qu'on lui envoyât de Bruxelles un trompette et des hérauts avec leurs cottes d'armes. Il ajoutait qu'il retiendrait pendant toute une journée la reine à Cambrai, sans doute pour donner le temps aux hérauts d'arriver, comme aussi pour permettre aux villes d'ache\ er leurs préparatifs. Ces dernières dispositions ne furent pas approuvées par Marie de Hongrie. Elle n'envoya ni le trompette ni les hérauts d'armes, et recommanda à Arschot de ne pas retenir la reine de France, qui, suivant le plan concerté entre les deux cours, devait arriver à Mons le samedi, 18 octobre, et à Bruxelles, le lundi 20 *. La reine de France arriva en effet à Cambrai, le 14 octobre dans l'après-midi. Arschot alla au-devant d'elle à la distance d'une bonne lieue, et lui présenta incontinent les lettres dont l'empe- reur et Marie de Hongrie l'avaient chargé pour leur sœur. En échange, Eléonore lui remit deux lettres adressées à Charles- Quint et à la Gouvernante , auxquelles elle ajouta un billet désignant les dames et demoiselles, qui devaient être logées à Bruxelles au plus près de leur souveraine. Mais ce qui frappa le plus vivement le gouverneur du Hainaut, ce fut l'insistance qu'elle apporta à réclamer pour la duchesse d'Etampes un accueil prin- cier. Aussi Arschot s'empressa- 1- il de prévenir l'empereur de cette particularité, qui avait bien son importance ^. Eléonore séjourna à Cambrai le 15 et le IG octobre. Partie le 17 de bon matin, elle arriva quelques heures après à Valen- ciennes et rencontra dans le faubourg de cette ville Lamoral, comte d'Egraont, que l'empereur avait fait partir dès le 15 de Bruxelles, en le chargeant d'une nouvelle lettre de bienvenue. Si l'accueil avait été bon à Cambrai , il fut brillant à Valen- ciennes, ville alors fort riche ^, et qui au surplus s'est de tout temps distinguée par ses goûts artistiques. A peine Eléonore étail- * La reine de Hongrie à Arschol du 14 octobre 1544 (n" 3 des pièces). 2 D'Arschot à l'empereur, 14 octobre. (Pièce n« 4), « me semble, dit d' Arschot, qu'elle (la reine) a en meilleure recommandation le Iraictement de Mad'^ d'Estampes que le syen. » s Les troubles religieux ne l'avaient pas encore ruinée. (19) elle descendue en bonne santé à la Salle-le-Comte *, qu'un gen- tilhomme du duc d'Orléans s'y présenta chargé d'un message pour M'^'^d'Étampes. Le jeune prince mandait que ledit jour, 17 octobre, il était à Saint-Pol en Artois, qu'il serait le 18 à Arras, traverse- rait ensuite Douai, Valenciennes et Mons, et qu'il rejoindrait sa belle-mère, avant quelle arrivât à Bruxelles. M'"*' d'Étampes se montra fort joyeuse de cette nouvelle, ajoute d'Arschot, qui eut soin de prévenir immédiatement l'empereur et la reine Marie. Il paraît quà Valenciennes, la favorite, qui, pour la réussite de ses plans, entretenait des rapports avec certains personnages de la cour de Bruxelles, demanda au duc quelles dames elle rencon- trerait dans l'entourage de la reine Marie, et notamment si celle-ci amènerait avec elle M"^ la princesse douairière d'Orange '^ (Anne de Lorraine), M™" d'Egmont ^ et M™*' la marquise de Berghes (Jac- queline de Croy, femme dAntoine, marquis de Berghes *). Arschot, parti précipitamment , n'en savait rien , mais en bon courtisan, il se hâta de transmettre à la reine de Hongrie le vœu exprimé par M'"'' d'Étampes ^. * Ancien palais des comtes de Hainaut. 2 Veuve de René de Chàlon, qui venait d'être tué devant Saint-Dizier. Elle était fille d'Antoine, dit le Bon, duc de Lorraine. 5 Nous ne savons trop s'il s'agit ici de Sabine de Bavière, queLamoral d'Eg- mont venait d'épouser à Spire, en présence de l'empereur, ou de la douairière d'Egmont, mère de Lamoral (F"^^ de Luxembourg, veuve de Jean d'Egmont, morte le le^" novembre ]o57). ^ Ici trouve sa place une particularité des plus importantes, si elle est vraie ; c'est que M™" d'Étampes, pour avancer le mariage du duc d'Orléans entretenait une correspondance en chiffre avec une grande dame des Pays- Bas, que le maréchal de Vieilleville, à qui nous devons cette révélation, appelle M">e d'Arenberghe. Le maréclial se vante même auprès du roi (Henri II) de posséder ce chiffre, qui lui aurait été livré par un secrétaire du duc d'Orléans nommé Clairefon laine. Nous renvoyons le lecteur pour les détails au cha- pitre XI, tome pi" (édition Pelitot) des Mémoires de François de Scépeaux. Il n'est pas impossible de supposer que, lorsque M™e d'Étampes adressait au duc d'Arschot la question rapportée au texte, elle se préoccupait surtout de retrouver sa correspondante. s Arschot à la reine Marie, 17 octobre (pièce n"5). Arschot à l'empereur, même jour (pièce n° 6). ( 20 ) Le 18 octobre au soir, Éléonore et sa suite allèrent coucher à Quiévrain. Le même jour, l'empereur avait quitté Bruxelles, accompagné de ses deux neveux, les archiducs Maximilien et Ferdinand *, des cardinaux de Lorraine 2 et de Meudon 3, otages livrés par Fran- çois l^^ en vertu du traité de Crépy *, et enfin de plusieurs grands seigneurs et hauts dignitaires. Tout ce monde coucha à Braine- le-Comteel arriva à Mons le dimanche, 19 octobre,dans la matinée. Après son dîner, l'empereur alla jusqu'à une demi-lieue de la ville au-devant de sa sœur et la ramena au logis qui lui était pré- paré. Le soir, il lui offrit à souper en son hôtel. Etaient assis à la table impériale la reine, les archiducs, le cardinal de Lorraine, la duchesse d'Etampes et la comtesse de Vertus. La table fut. selon le langage du temps, de trois plats qui furent servis, le premier par le maître d'hôtel et les officiers de la bouche deCharles-Quint; le second par un maître d'hôtel et les pages de la reine; le troi- sième, par don Juan Manrique , gentilhomme de la bouche de l'empereur et par les pages de ce dernier. Le lundi, ^0 octobre, nouveau dîner de trois plats offert par Charles-Quint en son hôtel. Furent admis à la grande table, outre les mêmes personnages que la veille, le cardinal de Meudon, l'évêque de Reims ^, le seigneur de Laval ^, et Jean d'Annebaut, * Fils du roi des Romains, Ferdinand. 2 Jean de Lorraine, fils de René II, duc de Lorraine, et frère du premier duc de Guise (Claude de Lorraine). ' Antoine Sanguin, cardinal de iMeudon, oncle delà duchesse d'Élampes. ^ Pour assurer la restitution des villes et forteresses qui devaient faire retour à Tempereur. s Voici le passage de Vandenesse : « Et lors furent assis à sa table les dessus » nommez etdadvantage le cardinal de Médon, évêque de ReimSy S^de Laval » et Hénaudie... » Nous ne voyons pas quel personnage ce titre d evêque de Reims peut désigner, si ce n'est Charles de Lorraine, second fils du duc de Guise et neveu du cardinal, qui fut lui-même cardinal de Lorraine après le décès de son oncle, arrivé le 18 mai 1550. Jean avait, dès 1558, résigné l'ar- chevêché de Reims au profit de son neveu, alors âgé d'environ 14 ans, (Né le 17 février 1524). 6 Sans doute Claude, dit Guy XVI , chevalier de l'ordre, etc. Mort en 1547 (gendre de Lautrec). ( 21 ) seigneur de la Hunaudaye (fils de l'amiral de France) *, autres otages livrés en vertu du même traité. Pendant le dîner, l'empereur fut averti que le duc d'Orléans approchait rapidement. Aussitôt, il envoya au-devant de lui, comme chevalier dhonneur, don Fernando de Gonzague, vice-roi de Sicile, qui venait de commander en chef l'armée impériale pendant la campagne de France 2. Après le dîner, Charles-Quint et Eléonore partirent ensemble de Mons, et rencontrèrent à Soignics leur sœur, Marie de Hongrie, qui les y attendait, entourée des évêques de Liège et dcTournay, des comtes de Lalaing et d'Hooghstraeten (ce dernier gouverneur de la Gueldre) et de plusieurs grandes dames. Les deux reines se jetèrent dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent avec effu- sion. Après quoi, l'empereur, les archiducs et les cardinaux fran- çais allèrent prendre leurs logis à Braine-Ie-Comte, laissant à Soi- gnics Eléonore et Marie, qui y soupèrent et y couchèrent. Le même soir, à neuf heures, le duc d'Orléans arriva à Braine et fut logé au quartier impérial. Le mardi, 21 octobre, les deux reines, traversant à leur tour cette localité, prirent avec elles Charles-Quint « et les autres », et vinrent dîner à Notre-Dame de Hault (Hal), à trois lieues de Bruxelles. Le repas fut servi aux frais de la Gouvernante. Puis l'empereur, la reine de Hongrie et le duc d'Orléans laissèrent à Hal Eléonore de France et allèrent coucher à Bruxelles. * Tué à la bataille de Dreux. 2 Peut-être aussi Gonzague fut-il accompagné par l'un des confidents in- times de Charles-Quint, Louis de Bruges, seigneur de Praet, qui venait de suc- céder au défunt prince d'Orange comme gouverneur de la Hollande. C'est du moins ce que semble indiquer la pièce n*» 7. (2-2) §11- LE SEJOUR A BRUXELLES. Le mercredi, 22 octobre, eut lieu l'entrée solennelle de la reine de France dans la capitale des Pays-Bas. Vers une heure de l'après-midi, les archiducs, le duc d'Or- léans, les cardinaux français, le chapitre de Sainte-Gudule, les ordres mendiants, « les princes, ducs, comtes, seigneurs et les » seigneurs de la ville, » sortirent de Bruxelles au-devant d'Éléo- nore. Le magistrat patricien était en robes de satin cramoisi, le magistrat plébéien en robes de satin écarlate, les secrétaires et clercs de la ville en robes rouges bordées de satin. Les clercs du receveur, les varlets ainsi que les trois procureurs et les quatre musiciens de l'échevinage et enfin les 246 confrères des serments portaient de simples robes rouges. Il était cinq heures du soir lorsque Éléonore arriva à la porte d'Obbrussel. Les hommes des métiers, au nombre de 084, faisaient la haie depuis la porte jusqu'au palais (la Court), « tenant chascun une torse allumée en a la main. En cette sorte, entra la royne en sa litiesre, soubz ung » poésie qui estoit porté par les gouverneurs de la ville (les éche- » vins). » Devant la litière marchaient les trompettes, massiers et rois d'armes de la cour. L'empereur et la Gouvernante, entourés d'un brillant cortège, attendaient au bas du grand escalier du pa- lais leur sœur, qu'ils conduisirent en cérémonie à son quartier. Après quoi, Charles-Quint se retira dans ses appartements, lais- sant les deux reines, qui soupèrenl ensemble. Le jeudi, 25 octobre, il dina avec ses sœurs. Après le repas, les augustes convives et le duc d'Orléans, suivis des principaux per- sonnages de leurs suites respectives, se rendirent en la maison de ville de Bruxelles. Placés aux fenêtres de ce splcndide édifice, ils purent contempler à loisir « les joustes fort triumphantes, » ( 23) qui eurent lieu sur le grand marché, et dont furent tenants le comte d'Egmont et le prince de Camerino (Octave Farnèse, fils de Pierre Louis). Vint ensuite un souper ofîert par la ville. Deux tables « de cincq plastz » furent dressées dans la grande salle du palais communal, ornée pour la circonstance de magnifiques ta- pisseries et de dix-huit grandes croix dorées portant chacune six torches. A l'une des tables siégèrent l'empereur, les deux reines et vingt-deux hauts personnages *; à l'autre, les seigneurs et les dames de la suite d'ÉIéonore. « Après le souper, y eurent plu- » sieurs beaux masques et danses , qui durarent jusques à my- » nuict. » Avant que la reine de France se retirât , le magistrat lui fit hommage d'une fontaine en argent doré, de six pieds de haut et du prix de 4,320 florins. L'empereur fut très-flatté de cette réception. Il remercia avec effusion les échevins et leur dit : « demandez-moi une faveur; je vous la baillerai, à moins qu'elle n ne soit bien grande. » Ceux-ci se contentèrent de demander l'ordrede la chevalerie pour quelques-uns d'entre eux, et Charles- Quint le conféra sur-le-champ à Jean Vandereycken, à Jean de Brecht, à Arnoult de Heetvelde et enfin à Jean Pipenpoy. Le dimanche, 20 du même mois, Sa Majesté impériale et ses sœurs allèrent à Sainte-Goule (Sainte-Gudule) entendre la messe, puis dînèrent ensemble. A deux heures de l'après-midi, eut lieu en leur présence « à la court » un combat à pied, dont les deux archiducs furent les tenants. A six heures du soir, somptueux souper servi sur trois tables, chacune de cinq plats, dans la grande salle du palais. donna le disner et leur feit avoir le passe-temps de la chasse. » Puis eut lieu la représentation d'une escarmouche, où cent sei- gneurs figurèrent, partagés en deux troupes égales. Pendant la nuit qui suivit, Marie de Hongrie fut prise de la fièvre, ce qui la contraignit à garder le lit pendant quelques jours. Le samedi, 1" novembre, jour de la Toussaint, l'empereur, la reine de France et «tous les princes, seigneurs et dames » furent ouïr la messe à Saintc-Gudule. Vu l'indisposition de la Gouver- nante, Charles-Quint ne réunit à sa table que la reine de France et le duc d'Orléans. Le dîner fut suivi d'une joute donnée en » bas du parcq » , et dont furent tenants le comte d'Egmont et Octave Farnèse (Camerino). Le dimanche, 2 novembre, à une heure après-midi, l'empereur, la reine Éléonore, le duc d'Orléans et leurs suites se transpor- tèrent en la maison de ville de Bruxelles. Après leur arrivée eut lieu sur le grand marché un tournoi, « dont le comte Feria fut entrepreneur,» et où l'on vit combattre l'une contre l'autre deux bandes, composées chacune de vingt chevaliers, costumés en Maures et armés de larges dagues. La magnificence déployée en celle occasion fut telle que les frais de cette joute furent évalués à 10,000 couronnes d'or *. On retourna au palais pour y souper h six heures. Puis, l'on dansa « et y furent bien riches masques. ^ Ces détails sont tirés de l'ouvrage de MM. Henné el Wauters. Vaudenesse parle simplement « d'un jeu de cannes fort triumphant. » ( 25 ) » Après entrarent quatorze gentilzhommes à cheval, à selle rase, » armez, la lance sur la cuisse, lesquelz coururent chacun ung » coup de lance et ung coup d'espée, l'ung contre l'autre, et après » sept contre sept, à la foulle.et fut fort beau à veoir ledit combat » à cheval en une salle, comme chose extraordinaire. » Le lendemain lundi, 5 novembre, était le jour fixé pour le dé- part de la reine de France. Le matin, l'empereur fit présent à la reine Éléonore, à la duchesse dÉtampes et aux dames françaises de « bagues et pièreries » d'une valeur de cinquante mille écus d or *. II dîna ensuite en tête à tête avec la reine, qui alla faire ses adieux à la régente toujours alitée. Le départ d'Éléonore et du duc d'Orléans eut lieu à trois heures de l'après-midi. La première étape se termina à Hal, où la reine coucha. L'empereur l'avait conduite jusqu'à une demi-lieue de Bruxelles; les archiducs d'Au- triche étaient chargés de l'escorter jusqu'aux portes de Mons, et le duc d'Arschot, jusqu'à la frontière ^. § m LE RETOUR ET LA MALADIE D ELEONORE. Ces fêtes brillantes devaient avoir un triste lendemain. Nous avons déjà vu Marie de Hongrie tomber malade de la fièvre le 2 novembre. Le 2 décembre suivant, Charles-Quint quitta Bru- xelles avec la régente et alla coucher à Alost. Le lendemain, il arrivait à Gand, et dès le 5 décembre, il était en proie à un vio- ' Somme très-considérable, puisque l'écu d'or de par deçà valait trois florins el cinq ou six deniers d'Artois. 2 Nous avons suivi pour le récit qui précède, 1° l'excellente Histoire de Bruxelles de MM. Henné et Waulers; 2° la Relation de Jean Vandenesse, publiée par M. Gachard. Tous les passages guillemetés sont tirés de Vandenesse. ( 26 ) lent accès de cette cruelle maladie, qui, de bonne heure, mina «on organisme (la goutte). Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Revenons à la reine de France. Le mercredi, 5 novembre 1544 dans l'après-midi, Éléonore en- trait à Mons. Elle voyageait dans sa litière, ayant à ses côtés M""" d Élampes. Au moment où, avant d'arriver au logis qui lui était préparé, elle traversait le marché, il lui prend une faiblesse. Delà, grand émoi dans le cortège royal. On dépose à terre la litière et l'on transporte la reine dans la maison d'un bourgeois. Le duc d'Arschot, son chevalier d'honneur, accourt l'y visiter. Il la trouve plongée « en quelque resverye », qui heureusement est de courte durée. Le duc d'Orléans et la comtesse d'Entremont s'efforcent de le rassurer. C'est, lui disent-ils < malladie de la > mer, dont elle en a quelquefois une attaincte et n'y a nul » danger K » Cela n'empêche pas d'Arschot de prévenir à l'instant même Charles-Quint. Suivant lui, il est inutile que l'empereur se mette en route. Il l'avertirait, si le mal empirait. Quant à la reine de Hongrie, dont l'état exige des ménagements, il vaut mieux lui laisser ignorer le fâcheux incident. C'est pourquoi d'Arschot s'abstient de lui écrire -. Revenue de sa torpeur, Eléonore est transportée en son logis. D'Arschot retourne la visiter dans la soirée; il la trouve au lit et mieux portante. Le lendemain , une potion devait lui être admi- nistrée, et sans doute le départ pourrait avoir lieu le surlende- main, 7 novembre ^. Le jeudi, 6 novembre, à six heures du matin, d'Arschot envoya l'un de ses gens s'informer de la santé d'Éléonore. « La reine a bien reposé, lui répondit le médecin, et il ne lui > reste que de la lassitude. » L'auguste malade était toutefois * Peut-être de matrice. {3Jer pourrait bien être la contraction française de moeder (mère). Or matrice se dit en flamand : baermoeder. ^ Le duc à l'empereur, 3 novembre, à 7 heures (pièce 8). 3 Arschol à l'empereur, 3 novembre, à minuit (pièce 9). ( 27 ) d'avis de ne pas partir ce jour-là et c'était aussi l'opinion de d'Arschot. Mais déjà il prévoyait des difficultés du côté de M"'^ d'Étampes. Elle a, disait-il, < tant d'affection de trouver le » roy de France que, je crains, elle tiendra main à plus tost partir ï qu'elle ne debveroit*. » Le même jour, à une heure assez avancée, arriva à Mons le prince d'Espinoy, porteur d'une lettre de Charles-Quint pour sa sœur. Arschot le conduisit au chevet de la reine, à qui le message impérial fit grand plaisir. Son état était du reste de plus en plus satisfaisant et elle comptait se remettre en route le dimanche, 9 novembre, pour aller coucher à Quiévrain. Elle achèverait en- suite le trajet à petites journées, « respectant son salud le plus » qu'il luy seroit possible. » Il n'était pas du reste étonnant que la pauvre reine se remît lentement. Elle était un peu tourmentée par M. d'Orléans et M™^ d'Étampes, dont ces retards contrariaient les projets. Ces deux personnages montraient de l'impatience et de la mauvaise humeur. « Ils disoient que le Roy estoit esseuUé et que leurs » allées luy seroient agréables. » La duchesse était sans doute préoccupée de la santé de son royal amant, peut-être aussi de cette petite révolution de cour, dont parle d'Arschot dans sa pre- mière lettre du 6 novembre 2. Il devint bientôt évident pour la bonne Éléonore que son beau-fils et M""^ d'Étampes manœuvraient de façon que le conseil de partir en avant leur vint d'elle. Pa- raître dupe de toute cette « démenée » lui parut sans doute un peu dur. C'est pourquoi elle résolut de rendre toute liberté à ses compagnons, sans toutefois leur donner d'une manière positive l'ordre qu'ils attendaient. « En très prudente princesse, » elle leur tint donc le langage suivant : « Je ne vous diray ny : allez, 5 ny : demeurez. Vous voiez Testât en quoy je suis et ne » pourray estre devers le roy sy tost que désireroyz. Je vois » que vous, Madame d'Estampes, craindez de non trouver vostre * Arschol à l'empereur, 6 novembre (pièce 10). * Il y est question de la disgrâce de cinq ou six « bons personnages », et, entre autres, de celle du seigneur d'Humières. ( 28 ) » mary *, et vous, Monsieur d'Orléans, avez grande envie d'aller » trouver le roy. Faictes tous deux ce que vous voirez pour le » myeulx et j'en auray très bon et grand contentement.» Les deux alliés entendirent à demi-mot et prirent la résolution d'aller le lendemain dîner au village de Boussu et coucher à Valen- ciennes. Tout le monde gagna à ce compromis, car la reine était désormais libre « de prendre ses journées suivant sa sancté,... » et non de faire journées pour elle insupportables, que luy eust » peu causer grande malladie ^. » Ici nous rencontrons dans la correspondance de Philippe de Croy, un passage peu clair, mais dont il faut tenir compte, car il reflète ou certaines intrigues de la cour de France, ou d'assez mauvais sentiments de François P^ à l'égard de Charles-Quint. Dans toutes ses lettres précédentes, le duc avait conseillé à son maître de ne pas quitter Bruxelles. Il lui avait donné pour motif le peu de gravité de l'indisposition d'Éléonore; ce sont, avait-il dit, « malladies ordinaires à dames. » Puis, il avait pris pour prétextes la fatigue de la route (le chemyn) et les grandes affaires de l'empereur. Cette fois, et toujours dans sa lettre datée du 6 novembre, à onze heures du soir, il insiste dans le même sens, en employant un langage énigmatique, rempli de réticences et de contradictions. Sans doute, écrit-il à son maître, en venant ici , Votre Majesté fera grand plaisir à la reine, qui la voit plus volontiers que toute autre personne au monde, mais, tout compte fait, mieux vaut s'abstenir maintenant que la séparation a eu lieu. Agir autrement, ce serait vouloir préparer des désagréments à la reine, « luy causer plus de foscherie que aultrement. Le » temps et gens sont telz que il vault myeulx que non, se Fay » bien entendu. » Et enfin il ajoute ces paroles singulières par lesquelles il demande pardon à son maître de sa témérité grande : « tant y a que vostre venue seroit désagréable à aultruy. Je ne * Si Ton ne connaissait la parfaite bonté d'Eléonore, qualifiée dans certaines correspondances d'innocente (ingénue), on pourrait croire qu'il y avait là comme une pointe d'ironie. * Arschol à l'empereur, 6 novembre, 11 heures du soir (pièce 11). (29) » sçay comment vostre Majesté prendra mon fol escript. Je » crains d'en faire trop ou trop peu. Je le fay en bonne inten- » tion, vous suppliant, sire, le prendre en bonne part. » Ce passage n'est-il pas curieux? François 1" n'est-il pas désigné parce mot: cmltruy? Quel ombrage pouvait lui causer une dé- marche affectueuse d'un frère auprès de sa sœur malade? 11 y a là un voile qu'il serait intéressant de soulever. La journée de 7 novembre se passa sans incident et la nuit du 7 au 8 fut bonne. Mais le samedi (8), au matin, la reine éprouva a quelque remeuement en l'estomacque, quy luy fit souvenance B et donna crainte de son mal précédent. » x\ussi retarda-t-elle son départ d'un jour (du dimanche 9 novembre au \mu\ï iO). Le samedi matin, le duc dOrléans quitta Mons pour aller cou- cher à Cambrai et de là retrouver son père. Madame d'Étampcs l'accompagna-t-elle ou fi!-eîle route de son côté? Nous n'en savons rien, car, à partir du 6 novembre, d'Arschot ne prononce plus son nom. Le gouverneur du Hainaut accompagna le fils de France jusqu'à une demi-lieue de Mons, et, au moment de la sé- paration, celui-ci le chargea pour l'empereur d'un mess.ige, dont les termes dépassent peut-être les bornes de la courtoisie et même celles du respect. « Il m'a bien expressément prié, écrit Arschot, » faire ses très humbles recommandations à la bonne grâce de » V. M'^ et que icelle n'a serviteur plus deslibéré ny affectionné » à luy rendre obéissance et faire service que luy, me faisant )i prommettre de ainsy l'escripre à V. M^*". » N'y avait-il pas dans ces protestations plus qu'empressées comme la révélation d'une ambition impatiente, comme l'écho des paroles et des promesses qui avait dû être faites ou échangées à Bruxelles '? A la première nouvelle de la maladie d'Éiéonore , le roi très- chrétien dépécha vers sa femme un gentilhomme nommé Lira- mont, chargé de prendre des nouvelles de celle-ci. En réponse à cette gracieuse démarche, la reine, qui était encore à Mons^ fit savoir à son époux « qu'elle feroit toute diligence de l'aîer » trouver. » * Arschol à Charles-Quint, 8 novembre 1544 {pièce 12). ( 50) En effet, elle se mit en route le 12 novembre, stationna et coucha à Quiévrain, «pour ung peu de rhume que l'avoit tenue. » Mais auparavant, non contente d'avoir fait parvenir de ses nou- velles à son frère et à sa sœur par le prince d'Espinoy, elle leur envoya un nouveau message par un de ses serviteurs nommé Paulin 1. Du 15 au 16 novembre, la reine de France séjourna à Valen- ciennes et à Cambrai. Le 10, se trouvant dans cette dernière ville, elle «avoit sentu quelque peu de son mal » et avait été obligée de prendre une légère médecine. Pendant ces derniers jours, Eléonore reçut une seconde fois la visite du seig'" de Liramont, renvoyé par François l^"" avec une lettre autographe très-affectueuse, où il avertissait la reine qu'il l'attendrait pour faire sa rentrée à Paris. L'excellente princesse, habituée à se contenter de peu , se montra si touchée de cette marque de haute courtoisie, qu'elle ne put se retenir de com- muniquer à d'Arschot la lettre de son mari. Sur ces entrefaites, Paulin rejoignit sa maîtresse, et il paraît que l'empereur ne l'avait pas négligé, car le gentilhomme se montrait fort satisfait « du bon traitement que Sa Majesté luy » avoit fait. » Enfin la reine quitta probablement Cambrai le 17 novembre. Son indisposition avait donc duré douze jours. Avant de se séparer du duc d'Arschot, elle lui remit encore deux lettres à l'adresse de l'empereur et de la reine de Hongrie. En outre, elle voulut lui faire «ung présent honoeste. » Le grand seigneur se défendit tant qu'il put, « pour non estre accoustumé » de prendre. » Il dut se rendre à la fin, mais il eut soin de pré- venir aussitôt son maître de la libéralité dont il était l'objet 2. * Arschol à l'empereur, 15 novembre (pièce 15). ^ Arschol à l'empereur, 17 novembre (pièce 14). PIÈCES JUSTÎFICATIVKS INÉDITES. Note .secrète adressée au chancelier Nicolas Perrenot de Granvelle par Robert de Lenoncourt, évêqne de Châlons, puis archevêque d Embrun et d^ Arles, cardinal en i538. Archives du royaume de Belgique. — Fonds de l'audience, liasse 20. Cette pièce, fort intéressante, se réfère h un traité de paix à conclure entre l'empereur et le roi de France, lequel traité aurait eu pour base le mariage du duc d'Orléans avec Tinfante Marie. 11 est fort probable qu'elle fut dressée à l'instigation de la duchesse d'Étampes, ainsi que semble en témoigner ce passage : «. led' seig»" pense « bien avoir moien de se aider en cest affaire de tels personnaiges du coiistd »> de deçà, qu'il n'y en a point qu'il aient meilleure volenté ny plus grande » puissance que eulx. « Seulement, quelle est la date de cette pièce ? Est-elle de l'année 4 544- et contemporaine de la guerre qui se termina par la paix de Crépy ? Est- elle au contraire antérieure ? Cette question est bien difficile à résoudre; cependant il nous semble que ce document doit être daté d'avril ou de mai 15M. Voici nos rai- sons : la liasse 20 correspond au mois de mai 1544, c'est-à-dire, à une époque où la guerre était à peine commencée, puisque la prise de Luxem- bourg, qui en fut le premier fait d'armes, eut lieu le 29 mai. — Cette guerre ne devaitpas êtreencore sérieusement entamée; sans cela l'ambas- sadeur de l'empereur auprès de la cour de France (François Bonvalot, abbé de Saint-Vincent) n'aurait plus été à son poste au moment où fut écrite la note, et cependant il y est désigné comme pouvant servir d'in- termédiaire. (32) Qui est « Monsieur de M. » ? Ce ne peut être le connétable de Montmo- rency, qui était en disgrâce complète depuis 1541 et par conséquent sans influence sur la marche des événements. Peut-être cette initiale désigne- t-elle le cardinal de Meudon (Antoine Sanguin), oncle de M^^d'Étampes? « M»" de L « est plus probablement encore le cardinal de Lenoncourt. Nous savons en effet par la suscription de la note que celle-ci émane de lui. « Mémoire de parler à Mons»" de Granvelle et lui dire ou faire entendre par Mons»" de Sainct Vincent ou aultrement que Mons"" de M, désire tant le bien de la paix entre le Roy et TEmpereur, qui est le repos de chris- tienté, qu'il luy semble, si led* empereur se vouloit faire entendre jus- ques là qu'il voullu bailler sa fille en mariage à Monseig»" d'Orléans, qui seroit l'assurance de l'amitié perdurable entre lesd'^ seigneurs, que toutes choses se pourroient bien appointer, soit que on voulu bailler les Pais- bas, comme l'empereur les a aullresfois offert \ ou par le moien de la duché de Milan ou aultrement. « Et si led' seigneur de Granvelle veult faire entendre que l'empereur soit pour vouloir le susdict mariage, volontiers led' seig"" de M. ou le seigneur de L, ou l'ung d'eulx, se trouveront pour communiquer avec le seig'" de Granvelle ou aultre que on vouldra déléguer, pour adviser à tous articles qui peuvent estre en débat, pour les moienner et accorder le plus doulcement qu'il sera possible, et pense bien led' seig»" M. avoir moien de se aider en cest affaire de tels personnaiges du cousté de deçà * qu'il n'y en a point qu'il aient meilleure volonté ny plus grande puis- sance que eulx. » Et se conduira cest affaire du costé de deçà si secrètement que on vouldra. Et se trouveront les personnaiges délégués d'une part et d'aultre en la maison de Vaulvillcrs ou ailleurs, ainsi que par entre eux sera advisé pour leur grande sûreté. » Suscription au dos de la pièce : Mémoire du cardinal de Lenoncourt. Cardinal de Lenoncourt. * L'empereur les avait offerts en 1340, dans les négociations qui suivirent son pas- sage à travers la France. - C'est-à-dire du côté français (le côté de celui qui écrit). ( r^o ) II Le duc d'Ai^schot à la reine de Hongrie. Du 14 octobre 1544. Autographe, inédit. — Archives générales du royaume de Belgique, liasse 24 de l'audience. Madame, en chemin ' j'ay reçeu les lettres de Sa M**" et rostre adres- sante à la royne de France et ne fauldray me conduyrc selon son com- mandement. Pour ces empeschemens en quoy suis esté à Mons et en semblable en ceste ville ^, n'ay peu faire plus de dilligencc, car il con- vient faire beaucop de choses que le brief temps ne comporte. Toutesfois j'ay fait tout ce que m'a esté possible.  ma venue icy, ay envoyé ung gentilhomme vers Cambray, pour sçavoir de certain nouvelles de lad' royne et le chemin qu'elle prendroit. 11 m'a mandéà cest heure, xiiheures du soir, qu'il esloit venu deux genlilzhommes de sa court, qui cstoient partiz hier à l'après-dîner de Péronne et ne sçavoient où elle debvoit loger, car à Metz-en-Cousture il n'y avoit logis, mais ilz tenoient pour cer- tain qu'elle seroit cejourd'huy xiiii^ à l'après-dîner à Cambray, et je pars le matin pour la trouver et faire mon debvoir. Il m'a semblé, Madame, vous en debvoir advertirpour le faire entendre à Sa M'% à laquelle pour ceste fois je n'escriptz, pour n'avoir aultres nouvelles plus certaines. Ceulx des villes icy feront tout leur possible. Le temps sy brief sera cause que les choses ne seront dressées que à demy. Madame, puisque il y aura entrée avec pasle, il vous pléra en toute dilligence envoler héraulx avec leurs costcs d'armes et trompette, et que ce soit en toute dilligence. Sy je puis, je la retiendray ung jour à Cambray. Madame, je prie le créateur vous donner très bonne et longue vie. De Vallenchiennes, le xiiii" octobre, à une heure après mynuyt. Vostre très humble et très obéissant serviteur, PiiiLippES DE Croy. A la royne, cito. 1 De Mons à Valenciennes? 2 Valenciennes. Tome XXX. 3 { ô4) III La reine de Hongrie au duc d'Arschot K Du 14 octobre 1544, Minute, inédit. — Archives générales du royaume de Belgique, liasse 24 de l'audience. Mon cousin, ayant à ce soir reçeu vostre lettre escripte ce matin ', j'en ay incontinent escript à Tempereur, mon seigneur, lequel treuve très bonne la dilligence qu'avez faicte pour sçavoir le chemin que prendra la royne très chrcstienne, ma seur, et mesmes ^ vostre partement de Val- lenciennes pour Taller trouver à Cambray. Au surplus. Sa M''' a bon contentement du debvoir que font ceulx des villes pour la recevoir. Et cncores que, h l'entrée de Mad<^ seur, y aye pasle, si ne sera-il besoing qu'il y aye hérault ny trompette, mais pour cela ne fauldra retenir Mad"^ seur, moyennant qu'elle continue son voyaige, selon qu'elle avoit déterminé d'arriver samedi à Mons et lundi en ceste ville ^ dont, mon cousin, par charge de Sa M'^ impériale, ay bien voulu vous adviser, pour selon ce vous régler. A tant, mon cousin, nostre seigneur vous ait en garde. De Bruxelles, le xiiii*' jour d'octobre 1344. Au duc d'Arschot, du xiiii^ d'octobre 4544. A Bruxelles. ' Réponse à la lettre du même jour. 2 Cette rapidité est presque inconcevable; il fallait que les relais fussent très-bien organisés. ^ Mesmes a presque toujours le sens de surtout, principalement. * En 1544 (Pâques, 13 avril, lettres dominicales FE), le 14 octobre tombe un mardi, le samedi suivant est le 18, le lundi suivant, le 20. ( 55 ) IV Le duc d'Arschot à V empereur. Du 14 octobre IS44. Original et autographe pour partie, inédit. — Archives générales du royaume de Belgique, liasse 24 de l'audience. Sire, cejourd'huy, suis allé dèz ceste ville au devant de la royne de France une bonne lyeue, à laquelle j'ay présenté les lettres de Vostre M*^ en luy exposant la charge et commandement qu'il vous a pieu me don- ner. Elle Ta pris de si bonne part qu'il n'est possible de plus. Et me semble, sire, à ce que j'ay peu entendre, qu'elle a en meilleure recom- mandacion le traictement de Mad^ d'Estampes que le sijen, dont j'ay bien voulu advertir Vostre Majesté, et aussi comme elle m'a faict bailler ung billet par ung gentilhomme , que j'avoye envoyé devers elle, des dames et demoiselles qu'elle désireroit fussent logées au plus près d'elle à Bru- xelles, ainsi que aussi j'escriptz à la royne % en la suppliant très humble- ment le vouloir communicquer avec ma lettre à Vostre M*% à la bonne grâce de laquelle très humblement me recommande, en suppliant nostre seigneur vous donner, Sire, en santé et prospérité, très bonne et longue vye. De Cambray, le xiiii« d'octobre xv« xliiii. Sire, ^ après avoir signé ceste, la roine m'a envoie deux lettres, l'une a Vostre M"^ et l'autre à la Roine, vostre seur. Elle démonstre bien n'estre paresseuse à vous respondre et vois très bien que, combien que la veue ' de Vostre M^^ sera brefve, elle la treuve très longue selon son désir. J'es- père d'entendre cy après des particularitéz dont feray debvoir en ad- vertir Vostre Majesté. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur. Philippes de Croy. A l'empereur. * De Hongrie. - La partie autographe commence ici. 3 Veue signifie : entrevue, mais, dans l'espèce, il est probable que le duc d'Arschot a voulu écrire : venue. ( 50) Le duc d'Arscltot à la reine de Hongrie. Du 17 octobre 1544. Original et autographe eu partie, inédit. — Archives générales du royaume de Belgique, liasse 24 de l'audience. Madame, ceste sera pour advertir Vostre Majesté comme Mons"" d'Eg- mond ^ (par lequel j'ay reçeu voz lettres), est ce jourd'huy venu trouver la royne de France aux faubourgs de ceste ville, en laquelle elle a esté bien et honnorablement reçeue avec démonstracion de bonne volenté, et est, grâces au Gréateur,descendue au logis de Tempereur en bonne santé, vous advertissant, madame, que, au mesmes instant, icelle dame Royne a eu nouvelles comme Monseig'" d'Orléans est aujourd'huy à Sainct-Pol, demain Arras, après demain à Douay, et deslà à Valenciennes. El ainsi continuera son chemin pour actaindre la Royne par ses journées, laquelle se partira demain d'yci pour aller au giste à Quyeuvrain. Le gentilhome, qui a apporté lesd'^* nouvelles, s'est adressé à madame d'Estampes, qui en a démonstré estre fort joyeuse, laquelle m'a demandé quelles dames estoient auprès de Vostre M'*", et si elles y trouveroienl mad« la princesse d'Orenges ^, madame d'Egmont ® et mad« de Berghes *. Je luy ay respondu que je m'estoye party de Bruxelles en si grande hastc que je n'en sçavoye riens. Parquoy me semble, madame, à correction, que si desjà elles n'y sont, que feriez bien de les commander venir, afin que Vostre M'^ soit tant mieulx accompaignié, laquelle m'avoit escript et en- chargé de faire son logis à Songnies, ceque j'eusse volontiers fait, mais mon fourrier est tousjours avec le marcschal de logis de la Royne et ses four- riers avec ung gentilhomme de ma maison, que je leur ay baillé pour les assister, pour raison de quoy, vous supplie très humblement envoyer quelque personaige de vostre part pour faire vostre logis à Songnies. * Sans doute Lamoral d'Egmont, qui venait d'épouser à Spire la comtesse Sabine de Bavière. '^ Veuve de René de Chalon, qui venait d'élre tué devant St-Dizier. Elle était de la maison de Lorraine (fille du duc Antoine). 3 Sabine de Bavière ou la douairière d'Egmont, Françoise de Luxembourg. * Épouse du comte de Walhain, de la famille de Glymes. ( 57) Que sera Tendroit où je pricray iiostre seig"" vous donner, madame, en santé, très bonne et longue vie. De Valenciennes, le xvii" d'octobre xv xliîit. Madame, j'ay veu par voz lettres que Sa ]\F* et vous avez bon conten- tement de ma charge et dilligence dont suis très ayse, et très humble- ment vous mercie. Ce n'est sans peine et sans rompement de teste. J'en feray mon myeulx. Quelque jour, il vous pléra avoir souvenance que je vous suis et seray bon serviteur. J'ay fait voz recommandacions à mad« d'Estampes qui vous rend les siennes très humbles et désire bien vous faire très humble service. Vostre très humble et très obéissant serviteur. Philifpes de Croy. A la royne. Despêché à Vallenciennes, le xvii^ d'octobre, à xi heures du soir. VI Le duc iVArschot à V empereur. 17 octobre 1544. Autographe, inédit. — Archives générales du royaume de Belgique, liasse 24 de l'audience. Sire, la Royne, madame vostre sœur, est arrivée ce jourd'huy en bonne sancté en vostre ville de Vallenchiennes, et l'est venu trouver monsieur d'Egmont, avec lettres de vostre M'^ et visitacion que luy at esté très agréable. L'on a fait en ce lieu tout ce que possible a esté et très bien, selon le temps et peu de jours que l'on at eu pour ce faire. En entrant au palaix, est venu ung gentilhomme de monseigneur d'Orléans, quy s'adressoit à mad« d'Estampes, laquelle me dit avoir lettres dud' seigneur qu'il estoit ( 38) ce jourd'huy à Sainct Pol, demain seroit en Arras, après à Douay, pas- seroit par Vallenciennes, Mons et droit à Bruxelles, et démonstroit eu avoir grant plésir. Et, pour mieulx faire mon debvoir, m'a semblé con- venir en advertir vostre Majesté, et seroit bien de pourvoir en son endroit de réception et recoeuil, tel qu'il pléra à vostre Majesté. Cela gist à vostre bon plésir de l'ordonner et commander. Sire, je me recommande plus que très humblement à la bonne grâce de vostre Majesté et prie au Créateur, en sancté et prospérité, vous donner très bonne et longue vie. De Vallenciennes , ce xvii« d'octobre. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes de Croy. A l'Empereur. Cito. Parti de Valenciennes le xvii^ d'octobre, à xi heures du soir. VII L'empereur au sieur de Praet, grand chambellan '. Du octobre 1544. Minute, inédit. — Archives générales du royaume de Belgique, liasse 24 de l'audience- Mon cousin, pour ce que j'ay en ce jour certain advertissement que la Royne très chrestienne, madame ma meilleure seur, sera saraedy pro- chain à Mons, je me délibère partir mercredy d'icy et l'aller trcuver avant son entrée aud^ Mons et deslà la mener icy, pour y estre le lundy * Louis de Bruges ou de Flandre, seigneur de Praet ; il avait été second chambellan, tandis que Henri de Nassau était premier chambellan. ( 59 ) OU le mardy au plus tard, selon les jornces qu'elle voldra faire, dont vous veulx bien advertir, afin que selon ce regardez sur vostre retour. A tant, etc. Au seig"" de Praet. Même lettre au vice-roi de Sicile, Don Fernando de Gonzaga. VIU Le duc iVArschot à Vempereur. 5 novembre 1544. Original, inédit. — Archives de TÉlat, à Bruxelles, liasse 25 de l'audience. Sire, je n'ay volu faillir de advertir vostre Majesté comme, estant la Royne arrivée dedens Mons, et estre sur le marchié, madame d'Estampes en sa littière avec elle, luy est prins une foiblesse, de sorte qu'il la fallu descendre en la maison d'ung bourgois, sans aller jusques à son logis. Je suis esté la veoir incontinent. Lors elle print quelque resverye, quy ne l'a tenu longuement, de manière que j'espère sera peu de chose de son mal. Monseigneur d'Orléans, la comtesse d'Entremont disent que c'est malladie de la mer, dont elle en a quelquefois une attaincte, et qu'il n'y a nul danger, et qu'il n'est besoing que, pour cela, vostre Majesté ce mecte en chemin. Touttesfois, si elle se trouvoit de pis, ne fauldray de temps à aultre en advertir icelle, et, pour la malladie de la royne de Hongrie, de peur qu'elle ne se meuist, croy qu'il ne seroit besoing luy faire sçavoir. Vostre iMajesté en fera à son bon plésir, car je ne luy en mande riens. Sire, me recommandant plus ({ue très humblement à vostre Majesté et (40) bonne grâce, je prie Dieu, en sancté et prospérité, vous donner très bonne et longue vie. De Mons, à sept heures avant mynuyt, le v^ novembre XLIIII. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes de Croy. A l'Empereur. IX Le duc d'Arschot à V empereur. 5 novembre 1544. Original, inédit. — Archives du royaume de Belgique, liasse 23 de l'audience. Sire, après que la Royne, madame vostre sœur, at esté transportée en sa litière pour son logis, je la suis esté visiter estant au lict, et avoit prins ung cristère et bien revenue de sa foiblessej elle prendra demain aultre médecine, quy causera le séjour icy; mais, à ce que j'ay entendu, sy aultre fortune ne luy advient, elle partira après demain. Sir«, combien que vostre Majesté puisse * paine (?) et que ce sont malladies ordinaires à dames, le chemyn et affaires voslres jugeront vostre bon plésir '. Tant y a que demain j'entenderay de bonne heure le succès de son mal, dont j'en advertiray vostre Majesté, à laquelle plus que très humblement me recommande, priant Dieu icelle donner, en sancté et prospérité, très bonne vie et longue. De Mons, le v« de novembre, à xii heures de mynuyct LXIIII. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes de Croy. A l'Empereur. * Le texte donne : puisse, qui n'a pas de sens. Je crois qu'il faudrait plutôt lire : prinse. 2 Philippe de Croy continue de chercher à rassurer son maître : en ce qui concerne voire venue, vous prendrez, lui dit-il, en considération la fatigue de la route et vos occupations. ( 41 Le duc d'Arschot à l'empereur. 6 novembre 1544. Original, inédit. — Archives du royaume de Belgique, liasse 25 de l'audience. Sire, ce matin à six heures, j'ai envoie sçavoir comme se portoit la Roine très chrestienne,et comme elleavoitprins ceste nuyct lerepoz.Le personnaige a parlé à son médecin , quy luy a dict avoir la nuyct très bien reposée, et que le cristère, qu'elle avoit prins le soir, avoit très bien opéré, et ne luy demeure de mal que la lassure. Dict qu'elle trouvoit la conclusion de non partir ce jourd'huy et, sy l'on vouUoit croire son con- seil, elle ne parliroit encores demain, quy seroit pour mon advis très bien fait, mais madame d'Estampes a tant d'affection de trouver le Roy de France que , je crains, elle tiendra main à pluslôt partir qu'elle ne debveroit. Sire, de chemyn, j'ay entendu, ne sçay s'il est vray, qu'il y a eu de la nouvelleté en la court de France, et que l'on a renvoie en leurs mai - son, cincq ou six bons personnages, dont entre aultres l'on m'a dé- nommé le seigneur de Humyères. Je n'ay pas volu faillir d'en advertir Votre Majesté, comme je feray d'aultre chose digne de vous en faire advertance. Sire, je supplie le créateur, en sancté et prospérité, vous donner très bonne vie et longue. De Mons, ce vi^ de novembre, à viii heures du matin. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes de Croy. A TEmpercur. 42 ) XI Le duc cVArschot à V empereur. 6 novembre 1544. Original, inédit. — Archives du royaume de Belgique, liasse 23 de l'audience. Sire, ce soir est arrivé le prince d'Espinoy, avec lettres de V'oslre Majesté, pour visiter la Royne très chrestienne. Je i'ay mené souldain vers elle, laquelle a reçeu très grand plésir de la bonne souvenance qu'il vous plest avoir d'elle, et, grâces à Dieu, elle va méliorant, de sorte qu'elle fait compte de partir d'icy dimenche * pour aller à Quié- vraing, et dois là thirer les journées tant avant qu'elle pourra, respectant son salud le plus que luy sera possible. Sire, j'ay veu ung démené quy ce conduissoit par tierce personne, lequel à ce soir s'est widé j c'est que monseigi" d'Orléans et mad« d'Es- tampes euissent bien volu conduyre que il fust venu de la Royne les exhorter de gaigner chemyn et se thirer vers le Roy, la laissant derrière, pour non se povoir trouver tost vers luy, donnant à congnoistre que le Roy estoit esseullé et que leurs allée luy seroient agréable. La Royne, comme très prudente princesse, s'en est doubtée et franchement leurs a dit : «Je ne vous diray : ny allez ni demeurez; vous votez; Vestat en » quoy je suis et ne ponrray estre vers le Roy si tost que désireroyz. Je vois « que vouSj madame d'Estampes, craindez de non trouver vostre mary, et » vous^ monseig' d'Orléans, avez grande raison d'aller trouver le Roy ; faicîes » tous deux ce que vous voirez pour le myeulx, et j'en auray très bon et fl grant contentement », en fasson que ilz ont conclud de partir demain disner à Bossu et gister à Vallenciennes, et, à mon advis, la Royne sera plus à repoz qu'il en soit fait ainsy, car elle fut esté pressée de faire journées pour elle insupportables, que luy euist peu causer grande mal- ladic et, par ce boult, prendra ses journées selon sa sancté. Sire, Vostre Majesté aura pour agréable sy je vous dis que j'ay bien * !> novembre ; la lettre est écrite le jeudi U. ( 43 ) lantsçcu que, sur toute chose, ron ne désire que Vosire Majesté prende ce travcil de venir icy vissiter la Royne, et, principallcment, puisque ceste séparation est faicte, car cela pouroit causer plus de fâcherie pour la royne que aultremcnt, combien que luy feriez honneur et vous verroit voUentiers et plus que aultre personne de ce monde. Le temps et gens sont tclz qu'il vault myeulx que non, se l'ay bien entendu ainsy. Le prince d'Espinoy partira demain, par lequel aurez de ses nouvelles. Tant y a que vostre venue seroit désagréable à aultruy. Je ne sçay comment Vostre Majesté prendra mon fol escript. Je crains d'en faire trop ou peu. Je le fay en bonne intention, vous suppliant, Sire, très humblement le prendre à bonne part. Sire, je supplie au créateur, en sancté et prospérité, vous donner très bonne et longue vie. De Mons, le vi^ de novembre, à xi heures du soir. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes de Croy. A l'Empereur. Xlï Le duc d'Arschot à l'empereur. 8 novembre 1544. Original, inédit. — Archives du royaume de Belgique, liasse 25 de l'audience. Sire, pour suyvre vostre commandement et adverlir souvent du por- tement de la Royne, vosire sœur, elle s'est gracieussement portée ceste nuyct, comme encores fait à ceste heure, saulf qu'elle at pu quelque remeuemcnt en l'estomacque, quy luy a fait souvenance et donné craincte de son mal précédent, et, à cest cffect, combien qu'elle euist conclud de partir demain et aller à Quiévraing, par l'advis de son médecin, ne par- tira jusque lundy prochain. Ce matin, monseig"" d'Orléans est party pour aller coucher à Cambray, (44 ) faissant compte se trouver demain en court de France. Je Tay conduict quelque demye lieue hors cesle ville et, entre aultres devises, m'a bien expressément prié faire ces * très humbles recommandations à la bonne grâce de Vostre M*^, et que icelle n'a serviteur plus deslibéré ny affec- tionné à luy rendre obéissance et faire service que luy, me faissant prom- mectre de ainsy l'escripre à Vostre Majesté, à laquelle je supplie en toute humyllité avoir pour agréable ce que sy souvent luy escriptz, car c'est pour faire mon debvoir. Sire, je supplie le créateur vous donner, en sancté et prospérité, très bonne et longue vie. De Mons, le viii« de novembre, à x heures du soir. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur. Philippes de Croy. A l'Empereur. XIII Le duc d'Arscfiot à l'empereur. 13 novembre 1544. Original, inédit. — Archives du royaume de Belgique, liasse 25 de l'audience. Sire, la Royne, vostre sœur, demeura hyer à Quiévraing pour quelque peu de rhume quy l'a tenu. Touttesfois, elle sera ce jourd'huy à Vallen- ciennes et se porte gracieussement. J'entends qu'elle a envoie vissite (sic) ^ vostre Majesté et la Royne de Hongrie, dont aurez peu entendre de ses nouvelles. Le Roy très chrestien luy a envoie ung gentilhomme nommé Liramont pour la visiter et est jà de rethour, et luy mande qu'elle fera toute dili- gence de l'aler trouver, mais il me semble que le temps n'est commo- dieux pour faire grande jornée. * Sic pour ses. « Visiter. ( ^3 ) Sire, je me recommande plus que très humblement à la bonne grâce de vostrc Majesté et supplie le Créateur vous donner, en sancté, très bonne et longue vie. De Vallcnciennes, le xin* novembre. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes dk Croy. A TEmpercur. — Despéché à Vallenciennes, le xiii« de novembre, à cincq heures du soir. XIV Le duc d'Arschol à V empereur 17 novembre lo44. Original, inédit. — Archives du royaume de Belgique, liasse 25 de l'audience. Sire, la Roine, madame vostre sœur, avoit hier sentu quelque peu de chose de son mal, dont, pour tout myeulx, elle séjourna icy, prenant légière médecine, dont elle c'est bien trouvée et part ce jourd'huy. Le Roy Fa envoyé de rechief visiter par le mesmes gentilhomme quy y avoit esté et Tatendra authour de Paris, pour y entrer avec elle. Et me monslra les lettres que led' seig'' Roy luy avoit escript de sa main fort gracieusse, Tatendant avec très grand désir. Paulin est repassé de vostre Majesté vers elle, quy a très bon conten- tement du bon traictement que vostre Majesté luy a fait. A mon rcthour vers vostre Majesté, décela et toutes aultres choses qu'elle m'a commandé vous dire, je ne fauldray lors, Sire, d'en faire mon debvoir, car ce sont choses qui ne perdent temps et non hastives. Sire, j'ay reçeu lettres de vostre Majesté par lesquelles j'entends que icelle est myeulx de la goutte, dont je loue Dieu, et la royne de Hongrie, ( 46 ) en semblable, de la fîebvre. Dieu vous veuille à tous deux préserver et garder, comme singulièrement je le désire... Et ay mon congié de la Roine, pour faire mon relhour ce jourd'buy, laquelle, après avoir prins mon congé, me feit ung présent bonncste , lequel j'ay refusé, pour non estre accouslumé de prendre, mais, en fin, elle Ta volu ainssy, don n'ay volu faillir le faire entendre à vostre Majesté, à la bonne grâce duquel plus que très humblement me recom- mande, suppliant au Créateur, en sancté et prospérité, donner à icelle très bonne et longue vie. De Cambray, le xvii*^ novembre. Sire, j'avoie obmis dire à vostre Majesté que la Roine m'a commandé vous faire tenir les lettres siennes, que présentement vous envoie. Elle fait le 'semblable à la Royne, sa sœur. Vostre très humble et très obéissant subgect et serviteur, Philippes de Groy. A TEmpercur. LES ORIGINES CONSERVATOffiE ROYAL DE MUSIQUE DE BRUXELLES: Ed. MAILLY, MEMBRE DE L ACADEMIE ROYALE DE BELGIQUE. (Présenté à la classe des beaux-arts le iO octobre 1878. Tome XXX. co AVANT-PROPOS. Lorsqu'on recherche les origines du Conservatoire de Bruxelles et qu'on remonte jusqu'à la source, on trouve une Ecole de CHANT, instituée en 1813 dans le but bien défini de former pour le théâtre des élèves qui iraient ensuite se perfectionner au Conservatoire impérial. Cette École n'avait que deux classes, l'une de solfège, l'autre de vocalisation et de chant. Vers J824, on lui donna un accompagnateur, et l'on établit à côté d'elle une classe de violon. Puis on songea aux moyens de réunir les trois classes et d'en faire le noyau d'une École de mu sique plus complète. Instituée par un arrêté royal du 29 janvier 1826, l'École plus complète de musique et de chant fut autorisée le 4 novembre suivant à prendre le titre d'EcoLE royale de musique. Le même titre était octroyé aux écoles fondées la même année à Liège, à Amsterdam et à La Haye. Enfin, le 15 février 1852, l'École de musique de Bruxelles fut érigée en Conservatoire. Le Conservatoire de Bruxelles , le seul dont nous voulons nous occuper, comprend quatre périodes distinctes, qui s'étendent : la première, de 1815 à 1826; la seconde, de 1826 à 1832; la troi- sième, de 1832 à 1871 (direction de M. Fétis), et la quatrième, de 1871 jusqu'à nos jours (direction de M. Gevacrt). ( " ) On connaît peu les deux premières périodes : elles offrent cependant beaucoup d'intérêt, la seconde surtout. Lorsqu'on étudie l'histoire de l'École royale de musique, on est frappé du grand nombre d'artistes distingués qu'elle produisit en moins de quatre ans, à partir de son installation au mois de février 1827 jusqu'à la suspension des cours, occasionnée par la révolution de 1850. Malgré l'insuffisance des subsides, la Commission de l'Ecole était parvenue, grâce au désintéressement des professeurs, à organiser l'établissement sur un pied très large. Les exercices publics qu'on y donnait se font remarquer par la bonne compo- sition et la variété des programmes; et si l'on s'en rapporte aux journaux de l'époque, l'exécution des morceaux devait être très satisfaisante. Nous avons cru qu'il ne fallait pas laisser dans l'oubli un temps déjà loin de nous, et dont le souvenir s'est oblitéré. Nous allons donc essayer de retracer l'histoire de ÏEcole de chant et de V Ecole royale de musique. Notre travail a été écrit d'après les pièces conservées aux Archives de la ville de Bruxelles, les papiers mis à notre dispo- sition par la famille de M. Walter, ancien secrétaire de l'École royale, les journaux du temps et nos souvenirs personnels. Dans une Introduction, nous donnons quelques pièces cu- rieuses relatives à un appel fait, en 1807, -aux jeunes gens de Bruxelles qui voudraient concourir pour l'admission dans le pen- sionnat fondé Tannée précédente au Conservatoire impérial, et dont l'objet était de former des artistes lyriques. Un appendice conduit le lecteur jusqu'à l'ouverture des classes du Conservatoire de Bruxelles, au mois d'octobre 4855. Bruxelles, octobre 1878. ^'} INTRODUCTION, Lorsque le Conservatoire de musique de Paris fut érige, en vertu d'un décret de la Convention du 3 août 1795, la Belgique était, depuis un an, réunie à la France. Envoya-t-elle des élèves à la nouvelle institution? Quels furent ces élèves? Quelle a été leur carrière? Il nous est impossible de répondre à ces questions ^. Les premiers documents que nous avons trouvés dans les Archives de la ville de Bruxelles se rapportent au pensionnat et à l'Ecole de déclamations établis par un décret impérial du 5 mars 4806. Le H août 1807, le maître des requêtes, préfet du départe- ment de la Dyle, membre de la Légion d'honneur, de Chaban, écrit au maire de Bruxelles : « Monsieur le MAHiE, tt Vous avez connaissance du décret impérial du 5 mars 1806, qui fonde à Paris un pensionnat gratuit dans le Conservatoire impérial de musique. « L'objet de cette institution est de former à l'étude spéciale de la musique vocale des jeunes gens de l'un et de l'autre sexe, indiqués au 1 Nous pouvons toutefois citer parmi les Belges qui firent leurs études au Conser- vatoire de Paris, dans les premiers temps de son institution, Fr. Fétis admis au mois d'octobre 4800, et J.-B. Roucourt admis au mois de février 1802. (2) gouvernement comme doués des plus belles dispositions pour le chant et la déclamation lyrique. » En exécution de ce décret, S. E. le ministre de l'intérieur vient d'ar- rêter un règlement particulier, et je me hâte de vous faire connaître les dispositions de ce règlement qui vous intéressent, pour que vous avisiez promptement aux moyens d'en assurer Texécution... » M. de Chaban ne s'était pas rais en frais de rédaction ; il se bornait à copier la circulaire envoyée de Paris, le 12 juillet 1807, aux préfets des départements par le directeur général de l'in- struction publique, Fourcroy. On pourra lire le décret et la circulaire dans V Histoire du Con- servatoire, publiée en 1860 par M. Lassabathie. Le décret portait que le pensionnat établi dans le local du Con- servatoire impérial de musique ne pourrait admettre que douze élèves hommes; six élèves femmes seraient pensionnées chez leurs parents ou dans une pension particulière, au choix du ministre. La pension des hommes devait être de onze cents francs, celle des femmes de neuf cents francs. Le règlement stipulait les conditions dâge et autres, auxquelles les candidats devaient satisfaire. Une commission d'artistes musi- ciens, composée de professeurs ou amateurs distingués, serait ap- pelée à procéder à un examen préalable des aspirants. Le ministre se réservait de payer les frais du voyage de Paris, où devait avoir lieu le choix définitif des élèves. Par sa lettre susmentionnée du 11 août, le préfet de la Dyle invite le maire de Bruxelles à lui désigner les jeunes gens de cette ville qui désireraient prendre part au concours. Le 20 août, le maire adresse la lettre suivante à MM. Dodelet, Moris, Godecharles, professeurs de musique, et Borremans, direc- teur de l'orchestre du théâtre de la Monnaie : a Je désire vous (3) consulter sur le moyen de remplir les intentions de S. E. le mi- nistre de l'intérieur en lui indiquant des candidats pour les places d'élèves au Conservatoire, classe de musique vocale. Vous m'obli- gerez en vous rendant à cet effet près de moi à la mairie le 24 de ce mois, à H heures. » Le 25 août, une affiche émanant de la mairie est placardée sur les murs de Bruxelles. Elle sort de l'imprimerie de Weisscnbruch, place de la cour, et porte la signature de Louis Devos , adjoint. En voici le texte : « Mairie de Bruxelles. » Conservatoire impérial de musique « Le maire, membre de la Légion d'honneur, informe ses concitoyens qu'il est chargé de transmettre à monsieur le préfet les demandes à reflfet d'être admis au concours pour les places gratuites d'élèves au Conservatoire impérial de musique 5 en conséquence les jeunes gens de l'un ou l'autre sexe, qui auraient d'heureuses dispositions pour le chant, et qui désireraient concourir, devront s'annoncer au secrétariat général de la mairie. » Une commission de professeurs de musique procédera ensuite à l'examen des candidats, et fera un rapport au maire sur le degré de talent de chacun d'eux, et décidera s'ils méritent d'être admis au con- cours qui s'ouvrira à Paris. « L'âge des aspirants est, pour les hommes, depuis la mue jusqu'à vingt-quatre ans, et, pour les femmes, depuis l'âge de quatorze ans révo- lus jusqu'à vingt. » Les candidats devront s'annoncer avant le premier septembre pro- chain. » ( 4 ) Y eut-il des inscriptions? Les Archives de la ville nous laissent à cet égard dans une ignorance complète. Même lacune pour les années qui suivirent; nous ne trouvons plus rien jusqu'à l'année 4815, époque de la fondation d'une École de chant qui fut le ber- ceau de l'École royale de musique, établie en 1826 et devenue, après 1850, le Conservatoire royal de Bruxelles. L^) LES ORIGINES DU CONSERVATOIRE ROYAL DE MUSIQUE DE lîHUXELLES. PREMIÈRE PARTIE. s Fondation d'une École de chant à Bruxelles. — Son histoire. Le 17 mars 4815, le préfet du déparlement de la Dyle, baron de Fempire, membre de la Légion d'honneur, écrit au maire de Bruxelles: « Monsieur le maire, » Son Excellence le ministre de l'intérieur m'informe que le S^^ Rou- court, natif de cette ville, élève distingué du Conservatoire impérial de musique, lui a proposé d'établir au chef-lieu de mon département une classe publique de vocalisation, pour y exercer les belles voix que cet artiste dit avoir reconnues dans les habitants de ce pays; il offre de don- ner gratuitement des leçons pendant trois années. « Avant de statuer sur ce projet, S. E. désire qu'on lui fasse con- naître s'il y aurait à Bruxelles, un local dont on pût disposer pour y établir la classe que propose de former le S"" Roucourt. » S. E. me recommande aussi particulièrement de lui donner sur le fond de la proposition mon avis motivé... Veuillez donc, monsieur le (M maire, examiner attentivement le projet dont il s'agit, qui me paraît n'avoir qu'un but d'utilité, la musique étant fort cultivée à Bruxelles, et me faire parvenir votre avis, tant sur le fond que sur le local à fournir. » Le 1" juin, le comte d'Ursel, maire de Bruxelles, répond que les renseignements qu'il a pris sur l'utilité d'une semblable École et sur les talents du sieur Roucourt, le portent à désirer que le pro- jet dont il s'agit se réalise. Il s'est d'ailleurs assuré qu'il existe dans les bâtiments du Musée un local qui pourrait convenir pour y donner les leçons. Le 9 juillet, le sieur Roucourt est prévenu par le maire, que le ministre de l'intérieur a approuvé l'établissement d'une École de vocalisation à Bruxelles. Il reçoit l'arrêté du préfet qui établit cette École dans le local du Musée. Le sieur Roucourt est chargé de la diriger. L'arrêté du préfet, dont il est ici question, porte la date du 2 juillet. En ^ oici le texte : « Le préfet, « Vu la lettre de Son Excellence le ministre de l'intérieur, en date du 25 février dernier, qui fait part des propositions faites par M. Roucourt de Bruxelles, élève du Conservatoire impérial de musique, pour l'éta- blissement d'une École de vocalisation en cette ville. « Vu la lettre de monsieur le maire de Bruxelles, du l^"" juin dernier, portant qu'il existe un local propre à cet établissement dans les bâti- ments du Musée. » Vu enfin la lettre de Son Excellence en date du 20 du même mois, qui autorise l'établissement projeté. « Arrête : » 1" Il sera établi dans les bâtiments du Musée une École de vocali- sation; » 2» Un local convenable y sera mis à la disposition de M. Roucourt, élève du Conservatoire de musique, à charge par lui d'y donner des (7) leçons publiques et gratuites pendant trois ans, ainsi qu'il en a fait Toffre. » Expédition du présent sera adressée à M. le maire de Bruxelles, chargé de son exécution. » (Signé) Bon d'Houdetot. » Pour expédition conforme : » Le conseiller de préfecture, » (Signé) d'Anethan. » Celte décision fut portée à la connaissance des habitants de Bruxelles par la proclamation suivante : « Mairie de Bruxelles. Création d'une École gratuite de chant à Bruxelles. « Le maire de Bruxelles, comte de Tempire, officier de la Légion d'honneur, » Prévient ses concitoyens, que Son Excellence le ministre de Tinté- rieur, ayant en vue d'ouvrir aux jeunes gens qui se destinent à l'art dramatique, les moyens de développer et de cultiver leurs talents, a autorisé le projet qui lui avait été soumis par M. le préfet de ce dépar- tement, d'établir une École gratuite de chant, qui s'ouvrira au local du Musée en cette ville, et dont Son Excellence a confié la direction au sieur Roucourt, professeur de chant, et élève du Conservatoire impérial de musique. » Cette École devant s'ouvrir incessamment, les jeunes gens des deux sexes, savoir : les hommes de l'âge de li à 24 ans, et les dames, de 14 à 20 ans, qui voudraient profiter de la faveur qui leur est offerte, devront s'adresser au concierge du Musée, qui les inscrira; ils ne seront définiti- vement admis que sur l'approbation du maire. » Bruxelles, le 25 août 1813. » (Signé) Charles d'Ursel. » Vu et approuvé par nous, préfet du département de la Dyle. » Bruxelles, le i septembre 1813. » (Signé) Baron d'Houdetot. » ( «) L'afliche que nous venons de donner avait été soumise le 2 sep- tembre à l'approbation du préfet; celui-ci la renvoya le surlende- main revêtue de sa signature, mais avec une remarque critique : « Peut-être, disait le baron d'Houdetot, penserez-vous qu'il con- viendrait d'en retrancher ce que vous y dites concernant l'art dramatique, attendu que cela pourrait empêcher beaucoup de personnes de fréquenter cette Ecole. » Le maire passa outre : « J'ai cru, écrivit-il au préfet le 1 1 sep- tembre, que comme l'unique but de l'établissement de cette École est de former des élèves pour le théâtre, qui aillent ensuite se perfectionner au Conservatoire impérial, ce serait en quelque sorte tromper l'attente de ceux qui pourraient s'y présenter à une autre fin, que de leur laisser ignorer leur véritable destina- tion. » L'ouverture de l'École eut lieu le 20 octobre. Une trentaine de jeunes gens s'étaient fait inscrire : vingt furent reçus et parmi eux « une dizaine pour qui, selon Roucourt, la chance n'était point douteuse. » Dans le nombre, on remarquait Nicolas-J.-B. Kerckx qui, plus lard, obtint des succès au théâtre sous le pseudonyme de Der- vilîe. Kerckx abandonna la scène de bonne heure ^ et vint re- prendre à Bruxelles l'état de ferblantier-lampiste, dans lequel son père avait acquis une certaine aisance. Il avait une voix char- mante et continua pendant longtemps à se faire entendre au con- cert et à réglise. Les événements politiques ne lardèrent pas à mettre en péril l'existence de l'École de chant. Le l^"" février 1814, les troupes des souverains alliés étaient entrées dans Bruxelles : la Belgique se trouvait séparée violem- ment de l'empire français. Roucourt perdit beaucoup d'élèves, mais ne se laissa pas décourager et, soutenu par le nouveau maire, M. le baron Joseph d'Hoogvorst, il put organiser un exercice pu- * Le dernier engagement qu'il accepta fut pour la saison de 1823 à 1824 ail théâtre d'Anvers ; il y débuta le 20 septembre 1823 dans l'opéra Ma Tante Aurore, de Boieldieu, et dans V Œdipe à Colonne, de Sacchini. ( 9) blic qui, annoncé d'abord pour le 25 septembre 1814, mais re- tardé par l'indisposition d'une des élèves, eut lieu le 4 octobre devant une nombreuse et brillante société. On y exécuta plusieurs scènes et chœurs de VOEdipe à Colonne, de Sacchini. A la de- mande générale, Roucourt chanta un air italien, et, entre les deux- parties, les élèves firent entendre un morceau sur l'air God save the King, arrangé à trois voix par le directeur : c'était un hom- mage au prince d'Orange; M. Van Bemmel en avait composé les paroles. Le maire témoigna à Roucourt toute sa satisfaction en présence de l'assemblée, et la séance fut levée au milieu des applaudisse- ments les plus vifs. Le 26 novembre, le baron J. d'Hoogvorst écrivait à Roucourt qu'il abandonnait à son choix la fixation du jour pour la réception à l'École, « qu'il dirigeait avec tant de succès, » des élèves dont il lui avait envoyé la liste (neuf élèves seulement s'étaient pré- sentés). Les parents auraient à signer devant lui, maire, l'engage- ment qu'ils étaient tenus de contracter, de faire suivre le cours à leurs enfants pendant trois années consécutives. L'engagement dont il est ici question se trouvait dans le règle- ment que Roucourt avait fait approuver et arrêter par le maire. L'élève qui se retirait ou qui était renvoyé devait payer, pour le temps de la fréquentation de l'École, une indemnité calculée sur le pied de 500 francs l'an. Le cours commençait le 1" novembre et finissait avec le mois de septembre. Les jeunes gens qui désiraient le suivre avaient à se faire in- scrire chez le directeur pendant le mois d'octobre, accompagnés de leurs père, mère ou tuteur. Ils devaient avoir : les filles au moins 12 ans, les garçons au moins 14 ans. Outre le cours de chant, donné par le directeur, il y avait un cours de solfège, confié à Van Helmont K Les leçons pour chacun avaient lieu trois fois par semaine, de neuf heures à midi. * Adrien-Joseph Van Helmont était un ancien musicien de la chapelle des gouverneurs généraux des Pays-Bas autrichiens. Il avait succédé à son père ( 10 ) Tous les trois mois , le directeur rendait compte au maire de l'état de l'École et des progrès des élèves. La dépense de l'année i 814 fut de 800 francs environ : elle comprenait l'ameublement, la location d'un piano, l'accordeur, le garçon de salle, l'achat d'un solfège et la gratification de 200 francs accordée au professeur de solfège. Pour l'année 1815, Roucourt présenta le budget suivant : Professeur de solfège fr. 600 Loyer du piano ioO Concierge 60 Bois de chauffage 60 Accordeur 36 Loyer de musique 64 Total fr. 970 « Quant à l'existence honorable que je réclame avec confiance, écrivait-il au maire de Bruxelles, baron d'Hoogvorst, je m'en ré- fère entièrement à votre juste équité, persuadé qu'elle sera pro- portionnée aux sacrifices que j'ai faits, aux services que j'ai rendus et au titre de chef d'un établissement dont je m'honore d'être le directeur et en quelque sorte le créateur. » En post-scriptum, Roucourt proposait d'établir une taxe sur les théâtres pour subvenir aux dépenses de l'Ecole. Les documents sur l'Ecole de chant que nous avons pu consul- ter sont très incomplets. En voici le résumé : Le 18 avril 1816, la commission municipale qui avait remplacé la mairie refuse d'augmenter le subside de l'École (Roucourt de- mandait un second professeur). Le 10 avril 1818, le bourgmestre Vanderfosse avait fait pré- en qualité de maître de musique de la collégiale de Sainte-Gudule. En i814, il perdit ou abandonna cette place qui fut donnée à Duquesnoy, ancien artiste lyrique, mais elle lui fut rendue en 1822 à la mort de ce drrnier. Après quel- ques années, Van Helmont l'abandonna définitivement et eut pour successeur Joseph Borremans, dont il sera parlé plus loin. (Il ) parer une lettre annonçant la cessation des traitements du direc- teur et du professeur de l'Ecole à partir du 1'' avril. Le même jour et avant l'expédition de cette lettre, Roucourt écrit au bourg- mestre qu'il se charge sans hésiter de supporter les frais de son École. Vanderfosse le remercie et lui annonce qu'il le recomman- dera au directeur général du culte catholique, baron Goubau. II tient sa promesse, et le 43 avril 1818, la lettre suivante est adressée à ce directeur général par les bourgmestre et échevins de la ville de Bruxelles : « Informés que Votre Excellence vient d'être consultée et priée (le s'entendre avec le ministre de l'instruction publique sur les moyens de faire revivre et conserver le goût delà bonne musique dans tout le royaume,nous croyons de notre devoir de lui recom- mander spécialement le sieur Roucourt , directeur actuel de l'École de chant de notre ville. » Outre les talents connus et distingués qui militent en faveur de cet artiste et dont Votre Excellence, en les utilisant, peut tirer le meilleur parti, il s'est surtout rendu recommandable par un désintéressement dont il vient de nous donner la preuve, en se chargeant de continuer l'École de chant confiée à sa direction, quoique la situation des finances de la ville jointe aux nouvelles charges qui incombent à son administration pour les dépenses de l'Athénée, ne lui permettent plus de lui allouer un traitement de ce chef. » En recommandant M. Roucourt à Votre Excellence, nous rem- plissons donc deux devoirs, celui de lui indiquer un des sujets les plus propres à concourir d'une manière efficace aux projets de Conservatoires dont elle va s'occuper et celui de donner à cet artiste estimable un témoignage de la reconnaissance de notre administration pour son attachement à la ville de Bruxelles dont il vient de donner une si belle preuve. » 11 résulte de cette lettre que, dès le commencement de l'année 1818, le gouvernement des Pays-Bas songeait à fonder des Con- servatoires de musique. ( 12 ) Il en résulte également queRoucourt recevait un traitement; à partir de quelle époque ? Nous l'ignorons, mais la pièce suivante nous apprend que ce traitement était de 300 florins '. Par lettre du 24 mars 1820, le collège informe Roucourt que son traitement et celui du professeur [de solfège] seront rétablis au budget de 1820. Un crédit de 589 florins a été porté à ce bud- get et sera employé comme suit : Traitement du directeur fl. 300 — du professeur 150 Chauffage, accordeur du piano, loyer de musique, menues dépenses -139 Total fl. o89 II Continuation de l'histoire de l'École de chant. — L'institution d'une classe de violon. La vifle augmenta peu à peu les fonds qu'elle destinait à l'École de chant, de sorte qu'en 1825 efle allouait une somme de 739 florins, répartie comme suit : Traitement de M. Roucourt .... fl. 300 00 ct^ — de M. Van Helmont. ... 250 00 Location d'un piano 68 00 Accordeur 18 00 Achat de musique 28 32 Chauffage et éclairage 46 36 Concierge 28 32 Total .... fl. 739 00 ' Le florin des Pays Bas valait 2 francs 12 centimes. (13) A la même époque, le gouvernement des Pays-Bas consacrait une somme annuelle île ^2550 florins à l'enseignement de la musique à Bruxelles. Voici quel était l'emploi de celte somme en i8:>a : J.-B. Roucoiirt 11. 1200 Aimé Michelot 300 N.-L,Wery 750 N.-A. Prealle 300 Total. . . . fl. 2o50 Les 1:200 florins accordés à Roucourt lui étaient payés à titre de r(3munération supplémentaire pourles services qu'il rendait en sa qualité de directeur de l'École de chant. M. Aimé x>lichelot avait été nommé accompagnateur de celte École. Quant à M. Wery, voici comment une pièce officielle justifie le traitement de 750 florins qui lui était alloué K « ... Jusqu'à présent, dans l'espoir de propa- ger la bonne école de violon, S. M. accordait un traitement à celui qui allait à Paris profiter des leçons des grands maîtres, mais on a représenté à S. M. que ces fonds accordés par sa munificence auraient un résultat plus a^anlageux si l'on pouvait trouver un sujet qui aurait faiî les études nécessaires pour transmettre à ses élèves la meilleure méthode. Ces qualités se sont trouvées dans M. Wery, natif de Liège [lisez : Huy], élève de M. Baillot, et sur le ra[)port qui en a été fait à S. E. M. de Falck, alors ministre de l'instruction publique, M. Wery a été chargé de former un cer- tain nombre délèves dans le même local que celui de l'École de chant. » !1 résulte des mots que nous avons soulignés, que le cours de violon était indépendant de l'École de Roucourt. La nomination de Wery remontait au l"" janvier 1824, ou du moins c'est à ce moment qu'il avait commencé ses leçons. Dans le courant de l'année, il s'était fait adjoindre son élève et neveu Prealle, en qualité de répétiteur. ^ Nous donnons ci-après celte pièce en entiei'. Tome XXX. 2 ( iM Le 12 janvier 1825, on lisait dans le Journal de Bruxelles : a Les élèves de l'École royale de violon, dirigée par M. Wery, exécuteront jeudi [13] au grand théâtre une ouverture, entre les deux pièces, de la composition de leur maître. C'est un motif pour piquer la curiosité du public; et sans doute tous les amateurs de musique voudront juger les prémices d'une École qui n'a guère plus d'une année d'existence. Après l'ouverture, M. Prealle, neveu et élève de M. Wery, exécutera un air varié de la composition de son maître. » L'essai fut heureux, si l'on peut en croire le même journal : « C'était avant hier [15] un spectacle curieux, » disait-il dans son numéro du 16, « que de voir sur notre tiiéâtre les élèves de l'École royale, dirigée par M. Wery, exécuter une ouverture de leur maître avec une précision, une vigueur, un aplomb qui rap- pelaient à quelques nuances près la belle exécution des sympho- nies d'Haydn par les élèves du Conservatoire de Paris. » Venait ensuite un vif éloge de Prealle et des compositions de Wery, qu'il avait lui-même dirigées. Le 29 mars 1825, les élèves de V École royale de chant exécu- tèrent le Stabat mater de Pergolèse, dans un concert donné par Wery et dont le programme comprenait encore un air des Folies amoureuses et une romance de Roucourt, chantés par Kerckx qui avait été, on s'en souvient, un des premiers élèves de l'École. Roucourt, paraît-il, organisait de temps en temps des exercices, mais nous nen avons trouvé d'autre trace que les lignes suivantes, insérées au Journal de Bruxelles du 15 mai 1825 : « Je ne sais plus, je ne veux plus : tel est le titre de la nouvelle romance de M. Wery qui a été chantée au dernier exercice des élèves de l'École royale de chant. » ( io ) III Les négociations pour donner plus d'extension à l'enseignement musical dans la ville de Bruxelles. Tel était l'étal des choses lorsque, le 5 août 1825, M. Van Ewyck, administrateur de l'instruction publique, des arts et des sciences, adressa de La Haye la lettre suivante au collège des bourgmestre et échevins de la ville de Bruxelles. « Souvent et de différents côtés l'on a exprimé le désir de voir donner une plus grande extension à l'enseignement dont sont chargés dans votre ville, M. Roucourt pour le chant et M. Wery pour le violon , de manière à établir une École plus complète de chant et de musique. y> Sa Majesté, ayant eu connaissance de ce désir, a déclaré qu'Elle ne serait pas éloignée de favoriser l'établissement d'une pareille École par une augmentation du subside payé aujourd hui par l'État : Elle a permis qu'on s'entendît avec vous, au sujet d'un plan d'organisation, et que l'on s'enquît de la part des frais que la ville pourrait prendre a sa charge. » J'ai, en conséquence, l'honneur de vous communiquer quel- ques idées qui ont été couchées sur le papier, concernant l'érec- tion d'une semblable École de musique, et je vous prie de vouloir bien, après délibération, me faire connaître votre manière de voir, tant sur la chose en général que sur les points mentionnés ci- dessus. » Cette lettre, écrite en hollandais, avait comme annexes les deux pièces, rédigées en français, que nous allons transcrire. I. — a On doit convenir que dans le royaume des Pays-Bas l'art de la musique n*a pas suivi la progression des autres arts. Tandis que la peinture fait espérer de voir revivre les beaux temps de la célèbre École flamande, les monuments qui s'élèvent (KO de toutes parts prouvent de grands progrès dans rarchitcclure; plusieurs auteurs se font aussi remarquer par leurs productions littéraires; mais on ne veut pas s'éloigner du sujet de ces réflexions dont le but est de prouver la possibilité de porter l'art de la musique au degré où il doit être et de n'avoir plus rien à envier à nos voisins. » Pendant la réunion de nos provinces à la France, beaucoup de sujets distingués sont entrés au Conservatoire impérial; ils se sont placés la plupart en France, nos grandes villes, simples cliefs-lieux de départements, ne leur offrant aucune ressource; le découragement était tel que nous nous en ressentons encore aujourd'hui. Mais à peine nos provinces ont-elles été sous la do- mination de l'auguste maison d'Orange que tous les arts ont été protégés et ont reçu des encouragements, » Une classe de musique vocale a été confiée à un habile pro- fesseur sous le titre de Conservatoire [?], titre dédaigné en France ', mais qui n'en est pas moins celui qui convient le mieux à un pareil établissement; cette classe a déjà fourni des sujets remarquables et l'on pourrait espérer de plus grands résultats avec quelques améliorations que l'on croit nécessaires. » Jusqu'à présent, dans l'espoir de propager la bonne école de violon, S. M. accordait un traitement à celui qui allait à Paris profiter des leçons des grands maîtres, mais on a représenté à Sa 3Iajesté que ces fonds accordés par sa munificence auraient un résultat plus avantageux si l'on pouvait trouver un sujet distin- gué qui aurait fait les études nécessaires pour transmettre à ses élèves la meilleure méthode. Ces qualités se sont trouvées dans M. Wery, natif de Liège [lisez : Huy], élève de M. Baillot, et sur le rapport avantageux qui en a été fait à S. E. M. de Falck, alors ministre de l'instruction publique, M. Wery a été chargé de for- mer un certain nombre d'élèves dans le même local que celui de lEcole de chant. II ne doit faire que douze élèves, mais comme son zèle et sa reconnaissance sont sans bornes, il en a pris plus de * Sous la restauration, le Conservatoire de Paris portait le litre â'ÉcoIe royale de musique et de déclamation. Éd. M, ( 17) S(Mze qu'il fait travailler avec assiduité, ce qui rend absolument nécessaire de lui adjoindre un répétiteur pour l'ordre et la sur- veillance [du cours] qu'il est obligé de diviser dans plusieurs pièces : cette place pourrait valoir quatre ou cinq cents francs *. » Cet heureux commencement fait entrevoir l'époque si désirée d'une augmentatation de classes, du moins pour ce qui est indis- pensable. » Une classe de basse parait la plus essentielle après celle de violon, ces deux instruments formant la base fondamentale du bon orchestre; le traitement du professeur pourrait être à peu près semblable à celui de M. Wery; cependant la classe devant être moins nombreuse, ce traitement pourrait être moins élevé. Dailleurs un professeur de basse qui ne serait pas attaché au spectacle pourrait très bien faire ses affaires par les leçons et les soirées; cette place pourrait être mise au concours. » La ville accorderait au Musée quelques pièces convenables pour ces classes. D Le Conservatoire devrait être dirigé par une Commission composée d'un commissaire du roi, de plusieurs artistes et de quelques amateurs des plus distingués de la ville. » Cette Commission ferait son raj)port tous les ans au ministre. » Elle donnerait un plan très simple j)our l'ordre des exer- cices et présenterait les sujets pour leur admission; ces sujets seraient choisis dans de bonnes familles qui offriraient une res- ponsabilité suffisante. » On peut aflirmer que ce que le gouvernement accorderait dans ce moment pourrait être considéré à titre d'avance, et que dans peu d'années le produit des exercices publics rapporterait tout ce qui serait nécessaire pour augmenter progressivement les classes du Conservatoire, fournir aux frais d'entretien des salles, d'achats de musique, des prix, etc. » De temps à autre on ferait exécuter aux élèves dans les ^ Nous avons vu ci dessus que celte place de répétiteur avait été créée au protil de Prealle, élève et neveu de Wery, avec des appoiiilemeiiis de 500 florins. Éd. M. ( 18 ) entr'actes des comédies, des symphonies qui remplaceraient le maigre quatuor d'usage, et cela sous la direction et la surveil- lance de iM. Wery, et si la classe de basse est accordée, on pour- rait faire entendre quelquefois les élèves dans un concert sur le théâtre royal ou au théâtre du Parc, ce qui pourrait être avanta- geux pour les recettes. » Avec ces moyens et une bonne direction, la musique sera cultivée avec succès dans le royaume, et nos élèves pourront prouver dans les pays les plus éloignés la protection spéciale que notre souverain accorde aux beaux-arts. » II. Projet d'organisation. — « La Commission sera composée de cinq membres, non compris le commissaire du roi; elle nom- mera un président et un secrétaire. » Elle rédigera un projet de règlement qui sera soumis et approuvé par le ministre. » Elle réglera le mode de réception des élèves et prendra tous les renseignements nécessaires sur eux et leur famille. » Elle fixera les époques de trois ou quatre exercices publics qui devront avoir lieu dans le courant de l'année, ainsi que celle de la distribution des prix. j> La Commission s'assemblera... au moins une fois par mois, pour entendre le rapport de celui de ses membres qui sera chargé de visiter les classes pendant le mois. » L'orchestre, lors des exercices publics, sera dirigé par un élève... » On entendra alternativement dans ces exercices des mor- ceaux composés par des auteurs du pays tant pour la musique vocale qu'instrumentale, ce qui est vivement désiré par les com- positeurs qui n'ont actuellement aucun moyen de faire entendre leurs productions. » Dorénavant les places vacantes au théâtre ou dans la musique particulière du roi seront mises au concours parmi les élèves du Conservatoire royal. » ( 19 ) Nous ignorons qui était Fauteur de ces singulières annexes. On serait porté à croire que c'était un personnage haut placé, et bien vu à la cour. Par elîes-mémes, elles ne justifiaient nullement leur ciivoi à la régence de Bruxelles et ne pouvaient en aucune façon l'éclairer. Aussi la régence prit-elle le parti de les transmettre, avec la déj)éche de l'administrateur, au référendaire de KnyfT, chargé de la police : « Comme vous vous occupez de musique, » lui écrivit-elle le 22 août 18i2o, « nous vous prions de vouloir bien nous communiquer vos idées sur cette affaire spéciale. » La réponse de de KnyfF, sil en fit une, n'est pas aux Archives de la ville. Voici l'analyse de la correspondance qui eut lieu postérieure- ment à la dépêche de Van Ewyck du 5 août, donnée ci-dessus. Par lettre datée de La Haye le 2 novembre !82o, le ministre de l'intérieur, Van Gobbelschroy, mande à la régence que S. M. portera à 4000 florins la somme de 2550 florins dépensée au- jourd'hui sur les fonds de l'Etat pour l'enseignement de la musi- que à Bruxelles, celte augmentation devant faire face aux traite- ments de deux nouveaux professeurs. — Il désire être informé si la ville fournira un local et un subside annuel pour couvrir les frais de luminaire, achats de musique, prix, etc. Le cas échéant, n'y aurait-il pas lieu de former une Commission, dont deux ou trois membres seraient nommés par le roi et qui serait chargée de présenter un j)rojet d'organisation, un règlement, etc.? Le 29 novembre, la régence promet un subside annuel de 1200 florins. Le 29 décembre, l'administrateur Van Ewyck fait savoir qu'un subside de 1200 florins lui semble suffisant, pourvu que le local soit donné en sus. Il demande à cet égard un éclaircissement caté- gorique. Le 10 janvier 1826, la régence annonce que la nouvelle Ecole pourra disposer provisoirement de deux ou trois chambres de l'ancienne Cour pour les leçons et d'une salle de l'hôte! de ville pour les exercices. Cette proposition ayant paru satisfaisante, le roi signa l'arrêté du 29 janvier 1826, instituant à Bruxelles une Ecole de musique et de chant. (20) L'nrrétc du 29 janvier fut transmis à la régence par lettre de l'administratfurVan Ewyck du 9 février, et, le 4 mars, par lettre delà députation des États. Le 10 mars, le collège des bourgmestre et échevins fit le rap- port suivant au conseil de régence : a Nobles et honorables seigneurs » Par une disposition de l'administration en date de 1815, il avait été établi une École de chant à Bruxelles, dont le directeur et les répétiteurs étaient payés par le gouvernement et la ville. » La quote-part de la ville dans cette dépense était annuellement de 759 fl. ainsi qu'il résulte du budget. )» Le gouvernement, désirant augmenter les moyens d'instruc- tion dans l'art de la musique, nomma, il y a environ trois ou quatre ans, MM. Wery, Michelot et Prealle pour donner des leçons de violon, etc. » Mais on s'aperçut bientôt que ces deux établissements mar- chant séparément ne produisaient point tout le bien que Ton était en droit d'en attendre. )» L'idée fut conçue au département de l'intérieur de réformer ce qui existait pour établir à l'instar du Conservatoire de Paris, mais sur une échelle appropriée à nos besoins, une École de mu- sique à Bruxelles. » Le département de l'intérieur ayant communiqué cette idée à l'administration à l'effet de connaître, entre autres, ce que la ville consentirait à faire de son côté, pour voir se former un pa- reil établissement à Bruxelles, il a été convenu que les fonds accordés jusqu'à cette heure par le gouvernement et la ville seraient réunis, afin de n'avoir qu'une seule École de musique; que dans les dépenses de celte École, évaluées à 5*200 fl., le gou- vernement contribuerait pour celle de 4000, et la ville pour la somme de 1200 fl. ou 461 florins en plus que le crédit jusqu'ores alloué pour l'entretien de l'École de chant dirigée par 3L Rou- court. » Le collège s'est d'autant plus empressé, Nobles et honorables ( ^^î ) seignours, d'accepter ces propositions, qu'il a été informé que la régence (le Liège faisait des démarches à l'effet (rohtenir rétablis- sement de cette École en celle dernière ville. » Il espère, Nobles et honorables seigneurs, que vous voudrez bien ratifier ce qu'il a fait, et que vous voudrez bien voter par suite que le crédit de 759 tl. figurant au budget de 18-26 Foil ma- joré de la somme ci- dessus mentionnée de 461 îl., afin de parfaire celle de 1^200 il. à laquelle a été fixée la part contributive de la ville dans la nouvelle Ecole de musique. « La résolution conforme du conseil de régence ayant été sou- mise à l'approbation des Étals provinciaux j)ar lettre du 14 mars, ceux-ci la ratifièrent par lettre du 29. Le rapport du collège semblerait faire croire que dès l'origine de l'Ecole de chant, le directeur et les répétiteurs étaient pnjés par le gouvernement et par la ville. On sait qu'il n'en est rien : rinlervenlion du gouvernement ne datait que d'une é{)oque rela- tivement récente; elle s'était bornée, comme on l'a dit, à payer une pension annuelle de 1200 florins à Roucourt, et à lui doniier un accompagnateur, A. Michelot, qui recevait 500 florins. F.a nomination de cet accompagnateur, l'institutiou d'une classe de violon ne remonlaient pas à trois ou quatre ans, mais à deux ans et que'({ues mois pour ^Yery et à moins de temps encore pour son répétiteur Prcaile. Ces inexactitudes, du reste, ^ont peu de chose, comparées à l'asserlion que la régence de Liège faisait des démarches à Peffet d'obtenir rétablissement dans cette ville de l'École de musique dont il était question pour Uiuxelîes. Le ô août 182o, le jour même où M. Van Evvyck avait écrit à la régence de Bruxelles, au sujet de Textension à donner à l'École de chant de Roucourt, cet administrateur avait adressé à la ré- gence de Liège une lettre qui disait : « ... Dans un rapj)ort que le ministre de l'intérieur a fait à S. M. sur l'enseignement de la musique dans le royaume, Son Excellence a appelé l'attention du roi sur Tutilité qu'il y aurait d'ouvrir à Liège une École spé- ciale de musique... wSa Majesté a apprécié cette idée... Elle est dis- (22) posée à payer sur le trésor un subside annuel pour faciliter à la ville ]{;s frais d'entretien d'une École de cette espèce... » En con- séquence l'administrateur priait la régence de vouloir bien déli- bérer sur un objet aussi intéressant et, au cas que les moyens de la ville lui permettraient de couvrir une partie des frais, de s'occuper d'un plan d'organisation de l'École dont il s'agissait. Le conseil de régence de Liège résolut de mettre un local à la disposition de l'établissement projeté et de lui allouer un subside annuel de 4000 florin-, beaucoup plus généreuse en cela que la régence de Bruxelles dont on n'avait pu obtenir que Î200 florins. Le gouvernement, de son côté, accorda 4000 florins; mais l'ar- rêté royal décrétant la création d'une École de musique et de chant dans la ville de Liège ne fut signé que le 9 juin 1826 : le retard provenait de ce que, par suiîc de Timpossibililé d'obtenir de l'État une somme supérieure à iOOO florins, la régence avait dû modifier son plati primitif d'organisation, conçu sur la base d'un crédit annuel de 12000 florins, dans lequel l'Étal devait inter- venir pour les deux tiers. Voici comment un homme bien au courant de ce qui s'était passé, expliquait après la révolution la création d'une École de musique à Liège, M. Victor Waltcr écrivait le 8 novembre 1850 à la régence de Bruxelles, une lettre dont nous extrayons ce qui suit : « ... Le gouvcrMcment projetait déjà dej)uis quelque temps r<''tablisse- ment d'un Conservatoire sur un j)ied large et convenable aux besoins du pays. Des renseignements m'avaient été plusieurs fois demandés; enfin, en 4825, je fus chargé de présenter un rapport détaillé sur cet objet et d'indiquer les mesures qu'il conviendrait de prendre h cet égard. Quoique je fusse bien convaincu qu'une seule École suffisait pour le royaume et qu'il était même beau- coup plus avantageux pour les progrès de l'art de ne pas diviser une institution de cette nature, cependant afin de contenter les exigences inévitables des deux parties du royaume, je proposai d'établir deux Conservatoires, l'un à Bruxelles et l'autre à Ams- terdam. J'étais persuadé d'ailleurs que ce n'est que dans des villes de premier ordre que l'on peut espérer d'obtenir des résultats ( 20 ) satisfaisants pour ce qui concerne les beaux-arts, parce que c'est naturellement là qu'on acquiert ou qu'on justifie sa réputation et que les moyens de fortune sont plus aisés à acquérir. Malheureu- sement une affaire de coterie fit établir à La Haye une autre École et comme on voulut être conséquent, on en érigea aussi une à Liège. De cette manière, tout le bénéfice que l'on pouvait attendre de celte institution fut perdu; en effet la somme que l'on se pro- posait d'allouer aux deux Écoles étant divisée en quatre parties, les moyens de prospérité étaient ainsi restreints de nioitié, l'uni- formité de système était détruite et le but proposé était anéanti... » Le gouvernement accorda à chaque École une somme annuelle de fl. 4000, en laissant à chacune le droit d'organisation comme elle IVutendrait... » (Mi w DEUXIÈME PARTIE. flS36 A 193S. ÏV La création d'une École plus complète de musique et de chant. — Le titre d'École royale de musique qui lui est donné. — Les membres de la Commission de !'É<;ole royale. — Le secrétaire. L'arrête royal du 29 janvier 1826, dont nous avons parlé, était conçu en ces termes (nous en donnons la traduction) : « Nous Guillaume, par la grâce de Dieu, roi des Pays-Bas, prince d'Orange-Nassau, grand-duc de Luxembourg, etc., etc., etc. , » Prenant en considération Tutilité de donner quelque extension à l'enseignement de Tart du chant et de la musique tel qu'il est donné aujourd'hui à Bruxelles, partie aux frais de l'État, partie aux frais de la vil!e ; » Sur le rapport qui nous a été fait sous la date du 26 de ce mois par notre ministre de l'intérieur, après s'être entendu avec la régence de Bruxelles ; »' Avons arrêté et arrêtons : Article premier. « 11 sera établi dans la ville de Bruxelles une École plus complète de musique et de chant [eene meer voUedige muziek- en zangschool]. Art. 2. » Cette École sera placée sous la surveillance d'une Commission com- posée de cinq membres à nommer par notre ministre de l'intérieur. » Le bourgmestre de Bruxelles est de droit membre de la Commission. ( 20 ) Art. o. « La dite Commission s'occupera en premier lieu de préparer et de soumettre à l'approbation de notre ministre précité un règlement d or- ganisation pour rÉcoleà établir. Art. 4. « Un subside annuel de quatre mille florins (tl. iOOO), prenant cours au l^*" janvier 4826, sera accordé sur le trésor du royaume en faveur de l'École de chant et de musique de Bruxelles. Art. a. « Nous acceptons l'ofi're faite par la régence de Bruxelles, de fournir un local pour l'École à établir ainsi qu'une somme annuelle de douze cents florins (fl. i200) pour subvenir à ses autres besoins. » Jusqu'à ce qu'il soit pourvu à l'installation de l'École dans un local définitif, les appartements que la ville propose à titre provisoire sont con- sidérés comme suffisants. Art. 6. « Notre ministre de l'intérieur déterminera, sur la proposition de la Commission, l'emploi qui sera fait des sommes susmentionnées de fl. 4000 et de fl. 1200. » La Commission rend compte annuellement à notre minisire susdit de l'emploi des sommes mises à sa disposition ; et elle est dégagée de toute responsabilité ultérieure. Art. 7. » A partir du \^^ de ce mois cesseront les payements qui ont eu lieu depuis un certain temps sur la caisse de l'État, savoir de : fl. 1200 au professeur de chant Roucourt; 750 au violoniste W'ery ; 300 à l'instituteur adjoint Michelot; 300 » « Prealle. ( ->7 ) Art. 8. » A partir de la même époque cesseront les dépenses qui jusque-là avaient lieu pour l'enseignement précité sur la caisse de la ville de Bruxelles. Art. 9. » Notre ministre de l'intérieur nous fera ultérieurement, dans la forme ordinaire, une proposition sur le mode de payement, pendant celte année, du subside mentionné à Tarticlc 4. » Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent arrêté, qui sera communiqué pour information et direction à notre ministre des finances et à la Chambre générale des comptes. » Donné à La Haye le 29 janvier de l'an 1826, le treizième de notre règne. >i (Signé) Guillaume. « Par le roi : » (Signé) J.-G. DE Mëy van Streefkerk. » Le 24 mars 1826, le ministre de rintérieur signa la résolution qui nommait les membres de la Commission de l'École. Voici la traduction de cette pièce : « Le ministre de l'intérieur, ayant revu l'arrêté de Sa Majesté du 29 janvier 1826, n" 108, relatif à l'établissement d'une École de chant et de musique dans la ville de Bruxelles. « Et ayant particulièrement égard au contenu de l'article 2 du même arrêté. « A trouvé bon et entendu : « 1" De nommer comme membres de la Commission directrice de la dite École de chant et de musique, ainsi qu'il fait par les présentes: » Le comte de Liedekerke Beaufort, « Le prince de Chimay, n Le baron Fortuné de Freins, « Monsieur M. Robyns, « Le bourgmestre de Bruxelles étant de droit membre de la Commis- sion en vertu de l'arrêté royal susmentionné. « 2" De faire parvenir une copie de cette résolution avec une copie de l'arrêté royal à chacun des messieurs prénommés, avec invitation de ( 28 ) l'informer, lui ministre, s'ils acceptent cette nomination, et, s'ils l'accep- tcnt, de se réunir au temps et lieu qui seront portés à leur connaissance par le bourgmestre de la ville de Bruxelles, à Teffet de se constituer en Commission et de procéder à Télection d'un président. « 0° D'informer les dits messieurs, que dans le cas où ils jugeraient à propos de charger une personne étrangère de l'expédition des affaires en qualité de secrétaire, ils devront en faire l'objet d'une proposition à joindre à la lettre par laquelle ils feront savoir qu'ils se sont constitués. » 4" D'envoyer une copie de cette résolution et de l'arrêté royal susdit à M. le bourgmestre de la ville de Bruxelles, avec invitation de s'entendre avec les messieurs prénommés pour se constituer en Commission. » La Haye, le 24- mars 1826. » (Signé) H. VA?\ Gobbelschroy. « Le 9 avril, la Commission porta à la connaissance du ministre de l'intérieur qu'elle avait élu M. deWellens, bourgmestre de Bruxelles, comme président, et lui proposa de confier les fonc- tions de secrétaire à M. Victor Walter. Celui-ci fut nommé aux dites fonctions par une résolution datée de La Haye le 21 avril suivant. Le 4 novembre, sur la demande exprimée par la Commission de surveillance de TÉcoîe de musique et de chant établie dans la ville de Liège, le roi Guillaume signa un arrêté portant que chacune des quatre Écoles de musique et de chant prendraitle titre d'École royale de musique. Le vœu de la Commission précitée avait été communiqué à Sa Majesté par un rapport du ministre de l'inté- rieur du 2 septembre, et avait fait l'objet d'un rapport ultérieur du même ministre du 51 octobre. Le baron Fortune de Freins qui était du nombre des membres de la Commission de l'École de musique et de chant de Bruxelles nommés le 24 mars 1826, ayant demandé à être déchargé de ces fonctions, fut remplacé le l^'^ janvier 1828, par iM. Spruyt, avocat général à la Cour supérieure de justice de Bruxelles. Celui-ci fut installé dans la séance de la Commission du G mars suivant. Nous ne connaissons rien du baron F. de Freins, hormis qu'il était membre du conseil général des hospices et qu'antérieure- ment il avait été échevin de la ville de Bruxelles. ( 29 ) Son remplaçant, Tavocat général Spruyt, devait porter bientôt la parole clans la fanieuse affaire De Potter,Tielcmans et consorts; linipopularité que lui attira ce procès eut une influence fâcheuse sur les destinées de lÉcole royale de musique, ainsi que la pré- sence dans la Commission de deux grands seigneurs regardés comme hostiles au mouvement d'où sortit la révolution de Î850. Le comte de Licdekerke était commissaire du roi près le théâtre de la Monnaie, et c'est probablement cette position qui le fit nom- mer membre de la Commission de 1 École royale. Le prince de Chimay cultivait la musique avec succès : il avait organisé chez lui des séances de quatuor dans lesquelles il tenait une [larfie de violon; les autres parties étaient remplies parWery, Platel et le duc de San Lorenzo, grand d'Espagne, que les événe- ments politiques avaient amené à Bruxelles '. Martin Robyns avait le goût, mais non le sens de la musique; c'était un brave houimc, un j)eu maniaque, qui faisait des coUec- ïions de chauve-souris et qui prêtait ses salons })our des concer(s de symphonie dont Van der Plancken, artiste très connu à cette époque, avait accepté la direction. Une anecdote suOîra à donner une idée de la valeur musicale de Robyns. Un jour, il avait mis Van der Plancken dans une vio- lente colère en venant lui [proposer de supprimer un alto de Tor- ehestre et de le remplacer par une contre-basse, parce que, disait- il sérieusement, les altos cela ne s'entend pas. Notons que l'alto était l'instrument dont il jouait, Dieu sait comme. A la révolution de 1830, Robyns resta seul à Bruxelles des membres de 1 École royale de musique; mais, quoique très popu- laire, il n'avait guère d'influence. Je me tromj)e en disant qu il resta seul : le secrétaire de l'École, M. Victor Walter, son véri- table organisateur, ne quitta pas non plus la capitale. Malheureu- sement il fut enveloppé dans la disgrâce de son père, l'inspecteur général de 1 instruction publique sous le roi Guillaume. * Le petit-fils du prince de Chimay, prince de Caraman-Cliimay, est aujourd'hui (1878) président delà Commission du Conservaloire; comme père, le prince Joseph, et son aïeul, il joue Uès bien du violon. Tome XXX. 5 son ( ÔO ) Organisation de l'École royale de musique. Pour satisfaire à l'article 5 de l'arrêté royal du 29 janvier ISSf), relatif à l'établissement d'une École de musique à Bruxelles, la Commission adressa, le 112 juin, un projet d'organisation de cette École à M. le ministre de rintéricur : « Le (iOnseil de régence, disait-elle, n'ayant pu mettre à notre disposition qu'une somme de li200 florins, il nous sera impos- sible d'attacber, cette année, un professeur à chacune des classes. Nous avons cru, en conséquence, devoir nous borner aux cours dont nous avions à espérer le plus de succès. » La classe d'harmonie et de composition doit certainement être regardée comme l'une des plus intéressantes par les résul- tats qu'elle procure : nous aurions aussi beaucoup désiré pouvoir l'établir, mais la somme qu'il fallait affecter à celte place nous en a empêchés. Nous serons forcés d'attendre que nos moyens pécu- niaires nous mettent à même de remplir cette lacune. » Votre Excellence^ verra par le tableau ci-joint quels sont les cours que nous avons d'abord admis. Les traitements ne sont cependant que provisoires ; la pénurie de nos ressources nous a obligés à n'accorder à plusieurs professeurs que des sommes bien au-dessous de leur mérite et de la besogne qu'ils auront à remplir, mais nous avons tout lieu de compter sur leur bonne volonté et sur le désir que chacun d'eux a de se rendre utile. D'ailleurs leur sort sera amélioré aussitôt que les circonstances le permettront. » M. Van der Plancken méritait à beaucoup d'égards d'être attaché à l'École, nous n'avons pas trouvé d'autre moyen que de Je nommer inspecteur. Ses fonctions seront gratuites, mais nous avons la certitude que ce litre seul lui sera agréable; d'ailleurs ( 51 ) nous avons décidé qu'aussitôt que nos fonds seraient suffisants, il serait affecté à cette place un Irnitcment de quatre à cinq cents florins. » Les fonctions de M. Beeckmans, répétiteur pour la classe de basse, seront également gratuites jusqu'à nouvel ordre. » Le total des sommes employées se monte h 4900 florins. Il nous reste 500 florins dont nous aurons besoin pour l'achat de musiques, confection de pupitres, bancs, etc. » La Commission appelait ensuite l'attention du ministre sur l'utilité qu'il y aurait à adopter un mode d'enseignement uni- forme dans les différentes Écoles de musique du royaume. Nous n'avons pas le projet de règlement ni le tableau joint à la lettre de la Commission, mais les probabilités nous paraissent être pour la répartition suivante du fonds de 5200 florins dont 1 École pouvait disposer : MM. Roucourt, professeur de chant fl. -1200 Wery, » de violon 1000 Platel, » de violoncelle 500 Lahou, » de flûte 400 Bertrand, » de cor 400 Ch, Borremans, » de solfège ...... 400 Van Helmont, répétiteur de solfège 200 Michelot, accompagnateur de chant 300 Prealle, répétiteur de violon 300 Michel, bibliothécaire et accordeur 200 Achat de musiques, etc 300 Total fl. 5200 Le 27 juin, le ministre de l'intérieur fît connaître sa manière de voir au sujet du projet de règicment que la Commission lui avait soumis par sa lettre du 12 juin précédent. « Il s'est demandé, disait-il, si, en adoptant ce règlement, l'École ne serait pas érigée sur un trop grand pied et hors de proportion avec la somme de 3200 florins dont elle peut disposer. Quatre mille neuf cents flo- ( 5^2 ) rins sont déjà consacrés au personnel; et le professeur d'har- monie et de composition ne ligure pas parmi les personnes pré- sentées, bien que Timportance de ses fonctions semble exiger sa nomination avant l'ouverture de l'École. — Il désire savoir si la ville deBruxelles serait disposée à augmenter son subside à partir de 1827, et ajourne sa décision au sujet de l'organisation proposée jusqu'à ce qu'il ait été informé des intentions de la régence. — Les points suivants n'ont pas été touchés dans le règlement ; Qui nommera les j)rofesseurs? Dans quelle langue renseignement sera -t il donné? î/enseignement ne sera-t-il pas gratuit? Il y aura lieu de remplir ces lacunes. Le ministre est d'avis que ce soit lui qui nomme les professeurs et fixe leurs appointements. Pour autant que possible, renseignement, daprès lui, devra être donné en hollandais, et l'on fera en sorte que, dans un avenir plus ou Fiîoins rapproché, la langue nationale soit seule admise. La Commission jugeras! les élèves à recevoir dans l'École ne devraient ])as connaître les deux langues et pouvoir s'exprimer en hollan- dais et en français. — Le secrétaire devrait être en même temps trésorier. — Quant à l'idée exprimée par la Commission qu'il serait désirable d'établir luniformilé d'enseignement dans les dif- férentes Écoles de musique, le ministre se réserve de se pronon- cer (juand il aura reçu les propositions que la Commission pour- rait lui faire à cet égard. » Croirait-on que le ministre ne reçut de réponse à cette lettre que le 25 novembre, et cela malgré une lettre de rappel du (> sep- tembre î Les causes de ce retard sont expliquées dans une lettre confi- dentielle adressée par Walter à Van Gobbelschroy, sous la date du 25 septembre. « Le retard, » y est-il dit, « qu'éprouve notre École de musique à s'organiser me force à \ous écrire confiden- tiellement à ce sujet. — Lorsque je reçus la lettre de Votre Excel- lence du 27 juin dernier, n" 1 15, j'écrivis de suile à M. le bourg- mestre pour le prier de convoquer MM. les membres de la Commission. Malheureusement le prince de Chimay et le comte de Liedekerke étaient à la campagne. Je ne sais si M. le bourg- mestre leur a écrit particulièrement, mais je n"ai reçu aucune réponse. (35) » Le 22 aoùl, j'ccri\is encore une longue lettre à M. le bourg- mestre dans laquelle j'exprimai ma manière de voir relativement aux observations contenues dans la dépêche de Votre Excellence, et je le priai de communiquer, s'il le jugeait convenable, ma lettre à MM. de Cliimay et de Liedekerke, afin qu'ils pussent juger de suite de ce qu'il y avait à faire. Je lui rappelai surtout que la lin des vacances approchait et qu'il était de toute urgence d'organiser l'École le plus tôt possible. Je suis encore en attendant des nou- velles. » J'ai cru devoir prévenir Votre Excellence de ces circonstances dans la crainte qu'elle ne me soupçonnât de négligence, et il est toujours désagréable d'être obligé de se justifier. — Le gibier commence à diminuer, il faut espérer que cela influera beaucoup sur la possibilité de convoquer une réunion de la Commission. » Enfin, le 25 novembre, deux mois après l'envoi de la lettre qu'on vient de lire, la Commission écrivit au ministre : « Par sa lettre du 27 juin dernier, n"" i 15 , Votre Excellence a bien voulu nous communiquer quelques observations sur le projet d'organisation de notre École de musique. Nous avons Ihonneur de lui transmettre à cet égard les éclaircissements suivants. » 11 est bien vrai que, pour nos ressources actuelles, notre École paraît montée sur une échelle trop grande, et qu'avec les moyens pécuniaires que nous avons maintenant h notre disposi- tion, nous sommes loin de pouvoir remplir toutes les places que nous avons énumérées dans notre projet; mais aussi le plan que nous avons présenté n'était qu'un simple mode d'organisation: nous avons seulement voulu indiquer par là comment nous comptions pouvoir monter l'École, lorsque nos ressources seraient suffisantes. Nous devons toujours supposer que notre établisse- ment prospérera. Par conséquent nous avons dû prévoir le cas où il n'y aurait plus de places vacantes. Si l'on se bornait à ne comprendre dans l'organisation que ce qu'il est possible d'exécu- ter maintenant, l'on serait obligé de changer le règlement chaque fois que les ressources s'augmenteraient. Nous avons cru enfin qu'il était préférable d'embrasser tout d'un coup ce que Ton ( 34) comptait faire par la suite, plutôt que de se restreindre à ce que Ton pourrait rigoureusement exécuter pour le moment. » Dans la liste des professeurs que nous avons eu l'honneur de soumettre h Votre Excellence, nous n'avons pas mentionné celui d'harmonie et de composition , parce que nous espérions que le conseil de régence pourrait incessamment nous accorder une somme capable de faire face à cette dépense, et puis le traitement qu'il fallait affecter à cette place nous forçait à resserrer beaucoup le nombre de nos })rofesseurs. Cependant, pour satisfaire au désir de V^otre Excellence, nous avons cherché les moyens de trouver une somme suffisante pour cet objet. Nous y sommes parvenus en retranchant 100 florins à quatre professeurs et en su|)primant jusqu'à nouvel ordre les traitements des professeurs de flûte et de cor. Nous avons obtenu ainsi une somme de 1200 florins; on ne pouvait guère donner moins : c'est la classe la plus importante et la plus difficile. Les professeurs de flùle et de cor ne jouiront d'aucun traitement à la vérité, mais comme nous aurons cette année un fonds de caisse assez considérable, nous pourrons tou- jours provisoirement leur accorder, à litre de gratification, une somme égale à celle du traitement qui leur était assigné. » Nous allons, en conséquence, annoncer un concours pour la place de professeur d'harmonie et de composition. Nous croyons avoir pris toutes les mesures et toutes les précautions nécessaires à cet égard. Nous aurons l'honneur de proposer ultérieurement à Votre Excellence le candidat qui nous paraîtra le plus propre à cette place. » Nous n'avons pas cru devoir faire mention dans notre projet d'organisation de l'autorité qui nommerait les professeurs, parce que cela rentrait dans la marche ordinaire des affaires. Nous pen- sons, au reste, ainsi que Votre Excellence, que c'est elle qui doit nommer les professeurs sur la présentation de la Commission et arrêter leurs traitements. » Quant à la langue dont on se servira pour donner les leçons, nous prions Votre Excellence de considérer qu'il est impossible, quant à présent, d'enseigner dans une autre langue qu'en fran- çais, puisque la plupart des professeurs eux-mêmes ne connais- ( 55) sent pas la langue nationale. Cependant, de même que par la suite,lorsdu remplacement ou de la nomination d'un professeur, on aura égard aux candidats qui connaissent les deux langues, on s'attachera principalement aussi à admettre dans l'École les élèves (jui connaissent la langue nationale, de préférence h ceux qui ne la connaissent pas. » Pour ce qui concerne la comptabilité, nous avons nommé M. Robyns trésorier. Nous avons pensé que la marche la plus simple à adopter était de faire transmettre tous les trimestres, par le secrétaire de la Commission, un mandat pour le payement des traitements, et un mandat séparé pour les autres dépenses; le trésorier recevrait l'ordonnance de payement et remettrait à cha- que professeur on créancier le montant de ce qui lui est du, contre une quittance de la part de celui-ci. Le trésorier serait alors tenu de rendre tous les ans compte à la Commission de sa gestion et de l'état de sa caisse. » Nous espérons, monseigneur, que ces explications seront suf- fisantes, cl nous vous prions, en conséquence, de vouloir bien approuver notre plan d'organisation et de nommer définitive- ment les candidats que nous avons l'honneur de vous proposer sur la nouvelle liste ci-jointe, avec les traitements provisoires qui leur sont accordés. » Cette lettre, avons-nous dit, était datée du 25 novembre. Dès le 4 décembre, le ministre faisait connaître qu'il approuvait les ex- plications données par la Commission relativement à lorganisa- lion de l'École de jnusique; mais il exprimait la crainte que le caractère de M. Platel, proposé pour la classe de violoncelle, ne portât préjudice à l'Ecole. « Nous ne pouvons pas nier, monseigneur, » lui répondit la Commission le 9 décembre, « que M. Platel n'est pas l'homme du monde le plus agréable, mais son talent est tellement supérieur à celui de tous les violoncellistes qui se trouvent à Bruxelles qui! n'est pas possible d'offrir la place à un autre sans comriiettre une injustice réelle envers lui. Au reste nous pouvons assurer à Votre Excellence que nous prendrons toutes les précautions pos- ( se ) siblès à cet égard, et nous serons les premiers à provoquer la démis- sion de M. Platel si, contre notre attente, il ne remplissait pas exactement les devoirs qui lui seront imposés. D'ailleurs Votre Excellence jjourrait ne le nommer que provisoirement, si elle le jugeait préférable; alors à la moindre infraction, il pourrait être remplacé. » Le i8 décembre, la Commission transmit au ministre de l'inté- rieur un règlement définitif de l'École royale de musique; ce règlement fut approuvé par une résolution du ministre, datée de Bruxelles le 1 G janvier 1827. Par résolution du même jour étaient nommés : Professeur de chant . . , J.-B. Roucourt, aux appointements de 1200 florins: » de violon . . . N. Wery, » » 900 » » de violoncelle . L, Platel, » » 400 » deflÙtO. . . . L. LahoU. | icurs appoiatemems devaient » de cor . . . . D. Bertrand, f "^'^ «*«^ ultérieurement. » de solfège. . . Cli. Borremans, aux appointements de ?>00 » Accompagnateur de chant . A. Michelot, » » 300 » Piépétiteur de violon . . . Prealle, » » 200 » » de violoncelle . Beeckmans, sans traitement. » de solfège. . . A. Yan Helmont, aux appointements de 200 » Bibliothécaire et accordeur. J.-B. Michel, » » 200 » Platel, Lahou et Bertrand commencèrent leurs leçons le 25 fé- vrier; Ch. Borremans avait commencé les siennes le 10. Il est probable que la nomination de Van der Plancken aux fonctions d'inspecteur de l'École portait aussi la date du 10 janvier. Bien que le règlement ne parlât que d'un seul inspecteur, la Commission décida d'en nommer un second, et, le 14 février 1827, elle écrivit la lettre suivante au ministre de l'intérieur : « Les intérêts de notre École de musique sont entièrement liés avec ceux du théâtre. Cette considération nous porte à prendre la liberté de vous proposer la nomination du chef d'oichestre comme inspecteur de l'École. Ses attributions seraient les juèmes ( 57 ) que celles de M. Van der Plancken déjà nommé a celle place. On s'arrangerait facilement pour la division du travail. » Nous avons cru, monseigneur, qu'il était préférable de décla- rerquele chef d'orchestre du théâtre serait de droit inspecteur de rÉcoic, plutôt que dénommer spécialement M. Ilanssens; de cette manière il n'y aurait rien à changer au règlement qui, autrement, aurait dû être modifié dans quelques articles. » Le ministre accueillit favorablement cette proposition, mais nous n'avons pas retrouvé la résolution par laquelle il y fit droit. Vï Installalion de l'École royale de musique. — Son règlement. — Son personnel. Les élèves sortis de l'ancienne École de chant. L'installation de l'École royale de musique eut lieu le 22 février 1827, en présence d'une nombreuse assemblée. Elle se fit à Thôtel de l'ancien conseil des finances, dont plu- sieurs salles avaient été définitivement cédées à l'Ecole pour les leçons et les exercices publics. Voici le compte rendu de cette cérémonie qu'on lisait le sur- lendemain dans le Journal de Bruxelles: « Les noms des professeurs attachés à l'Ecole figuraient sur le programme du concert: ainsi l'exemple des maîtres allait devenir le garant de la sûreté et de la bonté de leurs préceptes pour l'ave- nir des élèves, et le public, juge naturel en celte solennité, était appelé à sanctionner de ses suffrages les choix heureux faits par la Commission chargée de l'organisation de la nouvelle École. » Le concert a commencé par l'air national modulé d'abord dans le mouvement d'une marche belliqueuse d'un grand effet, et dont le thème reparaissait ensuite sons les formes les plus suaves et les plus gracieuses. (38) » Après l'exécution de ce morceau, M. le bourgmestre de Wel- lens s'est levé et a prononcé le discours suivant qui a été couvert des plus vifs applaudissements : a Tous les arts méritent également la protection d'un gouver- » nement sage et éclairé. Le plus populaire de tous les arts » d'agrément, celui qui contribue le plus à nos plaisirs, la musique B enfin ne pouvait manquer de fixer l'attention d'un monarque » tout occupé du bonbcur de ses sujets. » De tout temps le goût de la musique a régné parmi les Belges; » ils l'ont cultivée avec le plus grand succès et quelques-uns de » leurs compatriotes occupent un rang honorable parmi ce que » l'Europe a produit de plus illustre : et combien notre nation » doit-elle être plus fière de ce succès lorsque l'on considère quels » étaient les désavantages de sa position? Jusqu'ici la Belgique, » sujette d'une métropole lointaine, ne possédait point dans son » sein les ressources qui font germer les talents, et ses artistes, » forcés d'aller à l'étranger chercher une instruction qu'ils ne » trouvaient pas chez eux, frustraient souvent de leur gloire une » patrie qui ne pouvait dignement récompenser leur mérite. Le » roi a senti ces inconvénients; il veut y porter remède. Son àme » généreuse a compris que notre orgueil national serait flatté » d'être affranchi de tout tribut étranger. Quatre Écoles de rau- » sique ont été créées dans les Pays-Bas. Dans ces établissements » où seront rassemblés les artistes les plus distingués, l'uniformité » de l'instruction, la transmission constante des principes puisés » à l'École des grands maîtres, la réunion des différentes bran- » ches de l'art musical, tout doit concourir à produire les résultats » les plus satisfaisants. » La Commission vient aujourd'hui ouvrir l'École royale de » Bruxelles. Elle regrette que la modicité des fonds mis à sa dis- » position ne lui ait pas permis d'admettre un plus grand nombre » de professeurs, mais si, comme nous aimons à le croire, l'École » royale répond aux vues bienfaisantes de Sa Majesté, peut-être » par la suite prendra-t-elle plus d'extension et nous pourrons » alors utiliser desr talents que nous regrettons de ne pouvoir » employer. (59) » Messieurs les professeurs, livrez-vous donc avec ardeur à vos » utiles travaux; nous vous confions une jeunesse ardente et stu- » dieuse, dont les premiers essais donnent les plus belles espé- » rances; cultivez ces bonnes dispositions, mais n'oubliez pas que » le bon ordre et l'assiduité sont les bases de toute instruction. » Que l'exemple de votre conduite inspire à vos élèves ces sen- T> timents nobles, cette décence, ce bon ton qui rehaussent l'éclat »» du talent. » Ne travaillez pas seulement à former des artistes, mais à faire » de bons citoyens. Placez au premier rang de leurs devoirs » l'amour de la patrie. Quel Belge ne serait pas fier de vivre » sous un roi dont toutes les pensées sont un bienfait pour ses » peuples, et dont la sagesse est notre égide contre le fanatisme » politique et religieux, et qui se proclame le protecteur de la » liberté et des lumières au moment où l'on fait tant d'efforts » pour les détruire. » Jeunes élèves, profitez donc des intentions paternelles de » notre auguste souverain, prouvez-lui votre reconnaissance par » vos progrès. La Commission se trouvera heureuse, si elle peut » rendre à Sa Majesté un témoignage favorable de votre bonne » conduite et de votre instruction. » » Ce discours achevé, quatre des professeurs de lÉcole, MM. Bertrand, Wery, Lahou et Platel, ont exécuté un morceau de leur composition, à l'exception de M. Bertrand qui avait choisi un concerto de cor de M. Duvernoy. Sans doute on attendait beau- coup du talent déjà connu de ces artistes, mais il avait doublé cette fois; aussi les bravos les ont-ils souvent interrompus. Le grand nom de Grétry et l'exécution d'un de ses chefs-d'œuvre s'associaient nécessairement à l'éclat de cette solennité musicale: professeurs, amateurs, élèves, tous ont rivalisé de verve et de chaleur dans l'ouverture d'Eliska où notre célèbre compatriote a réuni les couleurs les plus sauvages, les plus pittoresques. Un Hymne à Apollon^ chanté par M. Damoreau ^, puis accompagné en chœur par les jeunes élèves de l'École, a dignement terminé le * Premier ténor au théâtre de la Monnaie. ( 40) concert. Ce morceau est dû à M. Joseph Borrcraans: il porte à la fois le cachet de l'inspiration et de la science, les chœurs surtout y sont traités en harmoniste profond... » Avant daller plus loin, nous ferons connaître le règlement arrêté par le ministre de lintérieui' le 16 janvier 18^27, et nous donnerons quelques renseignements biographiques sur les artistes qui formaient le personnel de l'École royale au moment de son* installation. L'École comprenait les onze classes suivantes : harmonie et compo ition; — chant; — violon et alto; — violoncelle; — piano; — flûte; — hautl)ois; — clarinette; — cor, trombone et trompette ; — basson; — solfège. On devait y adjoindre une classe de déclamation, aussitôt que les circonstances le permettraient. Un professeur était attaché à chaque classe. Celles d'harmonie, de violon, de violoncelle et du solfège avaient un répétiteur ap- pointé. Les élèves qui se distinguaient dans leur classe respective, pouvaient aussi être appelés aux fonctions de réj;étiteur; ces fonctions étaient provisoirement gratuites. Une bibliothèque de musique était établie dans l'École. La Commission était chargée de l'administration et de la sur- veillance générale. Elle présentait les candidats aux places vacan- tes et prononçait l'admission et le renvoi des élèves. Elle nommait dans son sein un trésorier. Le secrétaire veillait principalement à l'ordre et à la police intérieure des classes, dont il faisait la visite, au moins une fois par mois, conjointement avec l'inspecteur. Il tenait im tableau secret des élèves, et des progrès et dispositions de chacun d'eux; préparait toutes les pièces relatives à l'administration, et rédigeait tous les ans un rapport général sur le matériel et le personnel de rétablissement, rapport que îa Commission adressait au minisire de l'intérieur. Un inspecteur pris en dehors du corps professoral assistait aux exercices d'admission, de mutation ou de radiation pour cause d incapacité, et au concours pour la distribution des prix. Ses I I { 41 ) alîribulions ne s'étendaient que sur les élèves; les professeurs communiquaient directement avec la Commission. Les membres de la Commission, les professeurs et les répéti- teurs appointés étaient nommés par le ministre; les répétiteurs non appointés par la Commission. Nul ne pouvait être admis à 1" École avant l'âge de 10 ans, ni aj)rès celui de 20, à moins dé présenter des dispositions extraonii- naires. Les élèves une fois reçus contractaient l'obligation de fréquen- ter l'École pendant trois ans au moins, sinon, de [)ayer une in- denuiilé de fl. 2-30 c' par mois, pour tout le temps qu'ils y seraient restés. Les aspirants devaient, autant que possible, connaître les lan- gues nauonale et française. Le service de l'enseignement se divisait de la manière suivante : le professeur d'harmonie et d(! composition donnait leçon à tous les éièves jugés capables de passer dans celle classe; le profes- seur de chant avait 12 élèves des deux sexes; le professeur de violon, i2; celui de violoncelle, 8; celui de piano, 7; les profes- seurs d'instruments à vent, chacun 6 ; le professeur de solfège enseignait les principes élémentaires à tous les élèves admis par la Commission. Les élèves suffisamment instruits paraissaient chaque année dans des exercices publics dont la Commission déterminait le nombre. Les anciens élèves pouvaient y être admis comme exé- cutants. Le prix d'entrée était fixé par la Coniînission, et la recette, après les frais prélevés, était employée à favoriser les élèves peu fortunés qui se distinguaient dans leur classe et à l'achat d'objets ou d'ouvrages utiles à l'École. il était annuellement distribué des prix aux élèves de chaque classe, excepté celle de solfège, après un concours à juger par la Commission, assistée de l'inspecteur. Les autres articles du règlement se rapportaient aux devoirs des professeurs et des élèves, à la police des classes, etc. On aura sans doute été frappé de la grande disproportion qui existait entre les traitements des professeurs, mais il avait fallu ( 42 ) tenir compte des positions acquises, et encore Roucourt perdait-il 500 florins; Weryseul, dont les appointements avaient clé jusque- là de 750 florins, allait en recevoir 900, et le premier projet, comme on l'a vu, lui allouait un traitement de iOOO florins. C'est (jue Wery était « spécialement épaulé » par le prince de Chimay, ainsi que nous l'apprend V. Walter dans ses notes sur les pro- fesseurs de l'École de musique. Wery faisait la partie de quatuor du prince et s'était concilié ses bonnes grâces : né à Huy le 10 février 1790, il avait eu des leçons de Baillot et ne laissait à désirer qu'une meilleure qualité de son. Très bon musicien, il dirigea les exercices publics de la nouvelle École et lit preuve du plus grand dévouement. Les 900 florins qu'il recevait étaient sans doute bien gagnés, mais on souffre quand on voit à côté de lui Platel, grand artiste et excel- lent professeur, n'en recevoir que 400. Platel, au moment de sa nomination à lEcoIe, avait quarante- neuf ans : français de naissance, il avait habité Gand et Anvers avant de se fixer à Bruxelles où il demeurait depuis 1820. Vio- loncelle-solo h l'orchestre du théâtre de la 3fonnaie, il n'avait pas une conduite fort régulière. La bizarrerie de son caractère et sa négligence étaient si connues que le ministre van Gobbelschroy avait d'abord hésité, comme on se le rappellera, à le nommer professeur, et n'avait cédé que devant la promesse de la Commis- sion de destituer Platel à la moindre infraction. Celui-ci était ar- livé à un âge où l'on ne change plus; le vieil homme dut repa- raître plus d'une fois, mais les succès du professeur furent tels qu'on ferma les yeux sur ses écarts de conduite. Non-seulement Roucourt perdait 500 florins par an dans la nouvelle organisation, mais, ce qui dut lui être plus pénible, il se voyait enlever le titre de directeur de l'École. Consultée par le ministre sur la question de savoir s'il n'y aurait pas moyen de lui accorder quelque litre honorifique autre que celui de professeur, la Commission répondit le i^"" juin 1827 par une lettre où perce une mauvaise humeur bien marquée : « Avant l'établissement de l'Ecole actuelle, y lit-on, M. Roucourt jouissait, comme directeur d'une Ecole spéciale [l'École de chant], d'un traitement sur le tré- ( 45) sor de 1200 florins et d'une indemnité de 500 florins que lui accordait la ville. Lorsque l'arrêté du 29 janvier 1826 eut décrété l'érection d'une École régulière de musique à Bruxelles, Sa Majesté déclara, par l'article 7 de cet arrêté, que les traitements antérieu- rement accordés étaient supprimés et laissa à la Commission le choix des moyens qu'elle croirait les plus propres à assurer la prospérité de rétablissement... M. Roucourt ne peut donc s'ap- puyer sur cet antécédent pour réclamer le litre de directeur^ puisque l'ancienne Ecole de cliant étant dissoute, et Sa Majesté ayant autorisé la Commission à présenter un nouveau plan d'or- ganisation, celle-ci pouvait, sans retour sur le passé, créer ou non une place de directeur. Elle crut qu'il était préférable de diriger elle-même plutôt que de nommer un professeur directeur qui, au total, ne dirigerait rien, puisqu'à chaque contestation qui s'élè- verait entre ses collègues, il faudrait toujours quMl s'en rapportât à la Commission... Si les ressources de l'École eussent été suflî- santes, on eût peut-être laissé à M. Roucourt les 1500 florins dont il jouissait depuis quatre ans, mais pour lui conserver ses 1200 florins, on a déjà été obligé de diminuer le traitement de tous les autres professeurs, dont plusieurs ont certainement beau- coup de mérite et dont les moyens d'existence ne sont pas à beau- coup près aussi grands que ceux de M. Roucourt. Nous pensons donc qu'à cet égard ce pétitionnaire a grand tort de se plaindre. La Commission a fait pour lui tout ce qu'elle pouvait faire. Nous ne voyons pas quel autre titre honorifique pourrait encore lui être accordé, d'autant plus qu'il n'y a réellement pas de raison pour le distinguer ou le mettre au-dessus de ses collègues... » On voit que la Commission n'était pas fort aimable pour Rou- court. La régence de Bruxelles lui avait montré plus de bienveil- lance. Ayant reçu vers la fin de 1826 une lettre dans laquelle il rendait compte des résultats produits par l'Ecole de chant depuis sa fondation, elle lui écrivait le 50 janvier 1827 : a Le conseil de régence auquel nous avons immédiatement donné lecture de ce compte rendu par vous, monsieur, non-seulement a entendu cette communication avec le plus vif intérêt, mais il nous a encore chargés de vous faire connaître sa satisfaction et ses remercî- ( 4i ) rnents à raison de tout ce qni a été fait par vous dans l'intérêt de l'art, de l'École et des élèves, pendant tout le temps que vous avez dirigé cet établissementmunicipal dont la suppression n'a été ordonnée que pour le voir remplacer par un établissement royal. En nous acquittant, par la présente, du devoir qui nous incom- bait par la résolution du conseil de régence, nous ajouterons ici, monsieur, que nous nous félicitons d'avoir à vous faiie une pareille communication. » Roucourt, probablement, s'était prévalu de cette réponse auprès du ministre de l'intérieur. Dans sa lettre à la régence, il avait donné la liste des élèves sortis de l'École de chant et attachés à divers théâtres du royaume et de l'étranger, sans compter les coryphées et les choristes. C'étaient : à lîruxelles, M"*^ Caro- line Linscl, engagée en qualité de 3™^ chanteuse pour l'année i827;àGand, M""" Nicolo, l-"^ cbanteusc; à Anvers, M"'^ Delos, 2™*= cbanteuse; à La Haye, M"'' Ternaux, 2""= chanteuse ; à Tournai, M"'' Margery, 1'"' chanîeusc; à Rouen, M"*" Langle, •'•^chan- teuse. Caroline Linsel et M™^ Delos (Fanny i.inscl) étaient les filles d'un comédien qui avait brillé sur le théâtre de la 3Ionnaie. Toutes jeunes encore, Fanny l'aînée n'avait pas quinze ans, elles faisaient déjà partie, avec leur sœur Betsy, du personnel de ce théâtre en iSlD. 31"^^ Delos mourut à Bruxelles le 4 juillet 1850, à la fleur de l'âge. Caroline épousa quelques années plus tard le célèbre artiste, Henry Monnier. 3I110S Margery et Langle avaient débuté au théâtre de la 3Ion- naie en janvier 1824 : la seconde avec un succès qui lui valut immédiatement un engagement au théâtre de Rouen, où elle obtint un succès complet et demeura un grand nombre d'années. Pour autant que notre mémoire nous retrace les artistes d'il y a cinquante ans, Roucourt se distinguait par une grande élégance : il était fort répandu dans le monde et l'on recherchait ses leçons. Si nous le jugeons d'après les élèves qu'il a formés, ce devait être un bon maître de chant. Le choix des morceaux qu'il fit exécuter dans les exercices de l'École royale prouve également en faveur de son goût musical. (45 ) A l'époque de l'ouverture de la nouvelle École, il avait atteint sa (}uai'ante-sixiènie année : dès lors rien d'étonnant qu'il ne se fît plus entendre en public, mais en remontant dans le passé par la voie des journaux, nous n'avons pu retrouver d'autre audition de lui que celle du 4 octobre 1814, lorsque, ainsi que nous l'avons rappelé, il chanta un air italien, «à la demande générale. » 11 avait composé beaucoup de romances. Le Journal de la Belgique du 7 mars 1815 annonçait une souscription pour une édition revue et augFuentée de ses OEuvres de musique. Cet ouvrage devait for- mer huit cahiers, chacun de six romances, chansons, pièces ita- liennes, etc., com|)osées sur les paroles des meilleurs littérateurs; le prix de la souscription était de 56 francs. En lS20-1821,Roucourt avait publié un Essai sur la théorie du chant. Lors du mariage du prince Frédéric des Pays-Bas, en '18!25. il avait composé une can- tate qui fut exécutée le 15 juillet dans une fête donnée à l'hôtel de ville. L'accompagnateur à l'Ecole de chant, Aimé Michclot, était passé avec le même titre à l'Ecole royale. Né à Nancy, il habitait Bruxelles depuis 1818; sa sœur y avait débuté avec le plus grand succès dans l'emploi des Dugazoa et fut emportée, après quatre ans de triomphe, par une maladie de poitrine, le 5 mai 18:22. Aimé Michclot, pianiste distingué, donnait des leçons de son instru- ment et l'on ne sait trop les motifs qui empêchèrent la Commis- sion de la nouvelle École de l'appeler dès l'abord à professer le j)iano: ily avait un homme tout prêt pour la place d'accompagna- teur, c'était J.-B. Michel, de Dinanl, à qui la Commission, sur la l'ccommandation, sans doute, d'un de ses membres, soit le comte de Liedekerke, soit le prince de Chimay, faisait allouer un traite- ment de 200 florins, comme accordeur et bibliothécaire. Michclot ne fut chargé que le 20 mai 1827 de remplir provisoi- rement la place de professeur de piano. 11 est possible que la Commission ait voulu faire cesser la sinécure donnée à Michel, sinécure contre laquelle de justes plaintes avaient dû s'élever, car, tandis que celui-ci, accordeur de l'ancienne Ecole de chant avec un salaire de 18 florins par an, se voyait octroyer des appointe- ments de 200 florins, Van Helmont, le professeur de solfège, dont Tome XXX. 4 ( 46 ) la nomination remontait aux premiers temps de l'École, subissait une réduction annuelle de 50 florins et descendait au grade de répétiteur. Toutefois une autre raison encore peut avoir provoqué la no- mination provisoire de Michelot. Dès le 29 mai 1826, Ch. Angelct, qui se donnait le titre de pro- fesseur à l'École royale de Paris , quoiqu'il ne fût que répélitcui', avait écrit la lettre suivante au bourgmestre de Bruxelles, baron de Wellens : « Monsieur le baron, « M. le prince de Chimay vous a peut-être dit que j'ai demande la place de professeur de piano à TÉcole de musique que Ton forme à Bruxelles, c'est lui qui m'a conseille de vous prier de vous joindre aux autres membres de la Commission qui sont disposés en ma faveur. » Je suis de Gand et lorsque je fis il y a deux ans une tournée dans mon pays (j'ai donne concert à Bruxelles à cette époque), tous mes amis et particulièrement mes parents voulaient que je me fixasse en Belgique. Il y avait déjà question de cette place à Bruxelles, et dans une soirée que j'ai eu l'honneur de passer chez M. le prince de Chimay, on m'a conseillé de faire une pétition au roi; elle a été envoyée à M. De Coninck qui me connaît aussi. Si j'avais voulu rester à Bruxelles h cette époque, j'aurais eu beaucoup d'élèves, mais je ne pouvais me décider de quitter Paris où j'ai mes affaires et où je suis depuis cinq ans professeur au Conservatoire; ce serait tout différent si j'y trouvais une place fixe autorisée par le gouvernement. )^ J'ose espérer, monsieur le baron, que vous ferez de votre côté tout ce que vous pourrez pour rappeler dans son pays un artiste qui cultive son art chez l'étranger. « Agréez, etc. » (Signé) Ch. ângelet, » Professeur à l'École royale de Paris. « Le i2 février 4827, Angelet renouvela sa demande dans une lettre qu'il adressa au secrétaire de la Commission. Il offrait de donner gratuitement son cours pendant quelque temps dans l'espoir qu'il y aurait bientôt des fonds alloués pour cette classe. Le surlendemain, 14, Walter le prévenait que l'organisation d'une (/w ) classe de piano élait forcément ajournée vu le manque de fonds et la certitude que les ressources de l'établissement ne pourraient s'accroître cette année. Par conséquent,sa requête n'avait pu être prise en considération : il avait été, dailleurs, admis en principe que dorénavant les places de professeurs seraient, autant que pos- sible, mises au concours. Angelet ne se tint pas pour battu : il s'adressa au gouverne- ment, et, le 1 1 avril, l'administrateur Van Ewyck en écrivit à la Commission de rÉcole pour avoir son avis. Déjà la Commission avait décidé qu'elle chargerait provisoirement Michelot de la classe de j)iano, sans pour cela le présenter pour la place de professeur, « Cette mesure, «disait-elle dans sa réponse à Van Ewyck ['2G avril], «était juste et d'autant {)lus avantageuse que d'un côté, au moyen de son traitement actuel de 500 florins, Michelot se trouvait à peu près indemnisé, et que, d'un autre côté, son nouvel emploi ne pouvait nuire en rien aux intérêts de l'établissement, puisque M. Michel, étant déjà nommé accompagnateur surnuméraire [?], passait naturellement à la place de M. Michelot. » Lorsque .^ngelct avait connu la décision prise, il avait adressé au président de la Commission une lettre que celle-ci joignait à son rapport du 2G avril, en la qualifiant d'insolente et en ajoutant qu'on s'était bien gardé d'y répondre. « Dans la dernière séance,» disait-elle, «tous les membres témoignèrent hautement leur indi- gnalion à la lecture de cette lettre, et vous sentez, monsieurTadmi- nistrateur, que quand bien môme M. Angelet aurait plus de talent que M. Michelot, ce que Jious n'avouons pas, il serait de la dignité de la Commission de ne pas présenter un homme qui se permet de manquer aussi grossièrement à des personnes dont l'unique désir est de faire le bien. Nous estimons, en conséquence, que la demande du jiétitionnaire est de nature à ne point être accueillie. » Michelot fut nommé définitivement j)rofesseur de piano par une résolution du ministre de l'intérieur du 3 juin 1829. Par une résolution du même jour, Michel devint accompagnateur etlectif. Le professeur de solfège, nommé le 16 janvier 1827, Charles Ooriemans, avait été vingt et un ans chef d'orchestre du théâtre ( 48 ) de la Monnaie *. Sans grande instruction musicale, il avait ce qu'on appelle du métier. Lorsqu'on organisa TÉcoIe royale, il venait de perdre sa place qu'on avait donnée à Hanssens aîné, et le comte de Liedekerkc, qui était en même temps membre de la Commission de l'I^lcole et commissaire du roi près le théâtre, avait probablement tenu à lui faire obtenir une compensation. Ajoutons que Borreraans avait été pensionné sur la caisse du théâtre - et qu'il avait conservé le titre de chef de la musique particulière du roi. Il fut enlevé le 17 juillet \S^7 par une fluxion de poitrine, après une maladie de quatre jours, à lâge de 58 ans et ô mois. Le 27, les musiciens et amateurs de la ville exécutèrent en son honneur le Requiem de Mozart dans léglise de Saint- Jacques- su r-Caud en berg. Dès le 51 juillet, la Commission de lEcolc proposait au ministre j)Our la place de professeur de solfège, en remplacement de Ch. Borremans, son frère Joseph. « M. J.Borremans, » disait-elle, « est tout à fait l'homme qui convient à cette place. Excellent musicien, compositeur distingué^ il est encore maître de musique à Sainte-Gudule; il a été longtemps répétiteur des chœurs au grand théâtre [et second chef d'orchestre, aurait-elle pu ajoulerj; il est professeur de piano et conduit les chœurs dans presque tous les orchestres de la ville. Il est aussi propriétaire d'une superbe bibliothèque musicale qu'il met généreusement à la dispo.^ilion de lÉcole et celte circonstance est encore de quelque poids. » J. Borremans fut nommé par une résolution du ministre, datée du j novembre 4827.11 entra en fonctions le l'^'" décembre suivant^. Né à Bruxelles le 25 novembre 1775, il était déjà en 1809 sous-chef d'orchestre du théâtre de la Monnaie, et y avait fait représenter deux opéras comiques en un acte, l'un sous le litre : Le Clupperman ou le crieur de nuit d'Amsterdam^ le 51 octo- bre 1804; le second, sous le titre: La femme impromptue, le » Du 21 avril 1804 au 20 avril 1825. - Au moment de sa retraite, Ch. Borremans comptait quarante-cinq ans (l'un service actif, au théâtre de la Monnaie, comme musicien, acteur et chef (l'orchestre. 5 Van Helmonl avait fait rintérim à partir de la mort de Ch. Borremans. ( 49 ) f) janvicj' 1801). Lors de riiiaiiguration du roi drs Pays-Bns, eu 1815, il avait composé la musique d'une scène lyrique dont les paroles étaient du comédien Bourson et qui fut exécutée, le 22 septembre, dans un spectacle gratis, en présence de la famille royale. Enfin il était l'auteur, comme nous l'avons dit, de VHijinne à Apollon.cxéculé lors de l'installation de l'École royale. Les professeurs désignés par la résolution du 16 janvier pour les classes de flûte et de cor, étaient des artistes de mérite. François Lahou, surtout, avait un talent d'exécution remar- quable, beaucoup de goût et de distinction : c'était, de plus, un excellent musicien qu'on ne prit jamais en faute. Né à Lille en 1798, il avait été admis en 1815 au Conservatoire (le Viivh. A[)rès avoir résidé pendant quelques années à Amster- dam, où il avait épousé une hollandaise, il était venu à Bruxelles au mois de février 1825 et s'y était fait entendre, d'abord au théâtre royal et ensuite dans un concert donné par Platel '. Puis il avait profité d'un coup de tète de la première flûte du théâtre, J. Cardon, pour entrer à l'orchestre, et n'avait pas tardé a vaincre les préventions de ses camarades. Comme il arrive toujours, lorsque Cardon s'élait vu remplacé, il avait regretté d'avoir donné sa démission. Sa haine contre Lahou arriva à son paroxysme, après que celui-ci eut été nomnié profes- seur à lÉcole royale. II se plaignit amèrement au ministre, et l'ad- luinislrateur Van Ewyck fut chargé de communiquer ses plaintes à la Commission, avec demande d'explications. La Commission ayant tardé de répondre, reçut une lettre de rappel le 19 mai 1827. Dans sa réponse, datée du 25 mai suivant, elle disait: « Lorsqu'il s'est agi d'organiser rÉcole, la Commission a cru qu'en principe la qualité d'étranger n'était pas un motif d'exclu- sion, mais qu'à mérite égal un indigène aurait toujours la préfé- rence. D<;ux artistes se présentaient pour la classe de flûte, M. Cardon de Bruxelles et M. Lahou, étranger à la vérité, mais établi depuis longtemps dans le pays... Le talent des deux con- * Le Journal de la Belgique nous apprend que dans ce concert, qui eut lieu le 29 mars, Plalel chanta deux morceaux. (50) currents était parfaitement connu des membres de la Commis- sion et le choix ne fat pas un instant douteux. M. Labou joue très juste, qualité que M. Cardon ne possède pas du tout; M. Labou est très exact et de fort bonne volonté, M. Cardon a toujours été négligent. M. Labou était d'ailleurs première flûte au théâtre et cette considération est encore de quelque poids... » On se rappellera peut-être qu'avant l'organisation de l'École royale, M. Prealle recevait un traitement de 500 florins, comme répétiteur de la classe de Wery. La résolution ministérielle du 16 janvier i827 l'avait maintenu dans son emploi, mais avait ré- duit ses appointements d'un tiers. Trouvant que les 200 florins qui lui étaient alloués n'étaient pas suflisanls, Prealle donna sa démission au mois de mars. A celte époque, Wery comptait parmi ses élèves un jeune Liégeois destiné à parcourir une belle car- rière... de chanteur, mais alors il s'adonnait exclusivement à l'étude du violon: Jacques Masset demanda de remplacer Prealle et remplit les fonctions de répétiteur pendant le dernier trimestre de 18:27; il allait être présenté définitivement pour cette place, lorsqu'à la suite d'une querelle avec son maître, amenée par une affaire d'amour-propre, il quitta l'École et entra au Conser- vatoire de Paris, le 51 janvier 18iî8. La même année, il obtenait wn second prix dans la classe d'Habeneek, tandis que le preniier prix était décerné à Joseph Artot *. On sait qu'après avoir été chef d'orchestre du théâtre des Variétés, Masset débula comme ténor à l'Opéra-Comique, et que malgré de brillants succès à Paris, en Italie et en Espagne, il abandonna de bonne heure la carrière du théâtre pour se livrer à l'enseignement : il fut nommé professeur de chant au Conservatoire impérial, le l^"" juillet 1855. La place de répétiteur de violon à l'École de musique de Bruxelles resta vacante jusque vers la fin de 1828 : un arrêté du 10 décembre de cette année appela à la remplir M. P. De Greef, ' Joseph Artol, dont on connaît la brillante, mais trop courtp carrière, était fils d'un Français, mort à Bruxelles en janvier 1829, et qui avait été premier cor pendant vingt ans au théâtre de ta Monnaie. Lors de sa retraite, en 1825, il y avait été remplacé par Bertrand, et celui ci eut à son tour pour successeur au théâtre et au Conservatoire Désiré Artol, frère consanguin de Joseph. ( 51 ) élève de l'École, nvcc un Iraitenient de 200 florins qui devait courir du i" novembre précédent. L'intérim avait été fait par M. Wery, et celui-ci avait cumulé les deux traitements, excepté })endaut le dernier trimestre de 18ii7 où Masset avait occupé pro- sisoirement la place vacante. Beeckmans, le répétiteur de la classe de violoncelle, nommé le !6 janvier 18::?7, sans appointements, avait dépassé la soixantaine : c'était le doyen de l'École. Il jouait de la contre-basse au théâtre royal, à côté de Platel chargé de la partie de violoncelle : les deux voisins étaient coustanmient à se disputer, la plupart du temps pour des questions de mécanisme; tous les deux avaient de grandes ])rétentions, mais Platel au moins les justifiait j)ar un talent hors ligne. Pour mieux appeler l'attention sur lui, Platel avait imaginé de se faire construire une estrade très élevée d'où il dominait l'orchestre; il ne voulait jouer qu'à cette hauteur. Becckmans, qui était petit, disparaissait, lui et sa contre-basse, à côté du violoncelliste, et portait partout ses doléances : il fallut un ordre supérieur, provoqué parles abonnés, pour faire abaisser la terrible estrade. Beeekmans fut nommé professeur de contre-basse par une réso- lution ministérielle du 5 juin ISi^OjCt la place de répétiteur de vio- loncelle, par une résolution du même jour, fut donnée à F. Servais. Nous reviendrons en temps et lieu sur ces deux nominations. II nous reste à dire quelques mots des inspecteurs attachés à l'École, lors de sa formation. Corneille Vander Plancken, né à Bruxelles le 2t2 octobre 177'2, jouissait d'une grande notoriété. En 1797, il avait été nommé pre- mier violon-solo du théâtre de la Monnaie, et avait occupé cette place pendant vingt ans environ. Nous avons parlé des con- certs qu'il dirigeait chez Robyns : il le faisait gratis, a par amour (le la bonne musique, » disait-il plus tard, « cette Société musi- cale étant alors la seule qui existât à Bruxelles. » Il avait aussi conduit pendant dix ans les concerts du Concert noble. Beaucoup d'amateurs influents ne juraient que par lui : quand « Plancken l'avait dit», il fallait s'incliner. On aurait voulu le voir nommer directeur ou tout au moins professeur de violon de la nouvelle (52 ) École; mais la place de professeur était occupée par Wery et la Commission de surveillance s'était réservé la direction : comme elle ledisait dans son rapport du 12 juin 1820, touten reconnais- sant que M. Van der Plnncken méritait à beaucoup d'égards d'être attaché à l'École, elle navait pas trouvé d'autre moyen que de le nommer inspecleur, sans traitement. Pour rendre ces fonc- tions attrayantes, il aurait fallu leur donner un certain prestige; mais on s'était évertué à en diminuer l'impoi'lance. Il ne faut pas s'étonner dès lors qu'un artiste du mérite de Van der Planckcn n'ait pris aucun souci de les rempli]'. L'adjonction d'ÏIansscns aine ne fut guère plus fructueuse : celui-ci n'avait aucune prétention, mais il était négligent de sa na- ture et son emploi de clicf d'oi'clicstre du grand lliéàtre absor- bait une grande partie de son temps. H avait pris possession de cet emploi le 21 avril 1825 en dirigeant l'opéra : Les deux Jour- nées, de Clierubini, et s'était concilié la faveur des musiciens par une grande bienveillance jointe à un talent réel. Né à Gand le 4 mai 1777, Hanssens avait étudié Ibarmonie à Paris sous la direc- tion de Berton. Il ne manquait pas d'un certain mérite conjme compositeur et a laissé un œuvre assez considérable, ayant écrit pour le théâtre et pour l'église. Peu de temps après son arrivée à Bruxelles, il avait composé un PieJesu qui fut exécuté aux funé- railles du peintre David. VIÏ Le premier exercice public des élèves de l'École royale. — La noniinatioii d'un professeur de déclamation théâtrale. Le ])remier exercice public des élèves de lÉcole royale eut lieu le 14 juillet 1827. Voici dans quels termes le Journal de la Bel- (fique du 1G en rendit compte : « Le concert s'est ouvert par une symphonie d'Haydn, dont l'ensemble dexéculion a on ne peut plus agréablement surpris l'auditoire. On a ensuite entendu successivement, soit en solo, (53 ) soit en duo, soit à plusieurs exécutants, divers morceaux de vio- lon, de flûte, de cor, de violoncelle, de piano et de chant, parmi lesquels on a particulièrement remarqué un quintette de Cosi fan tuile de Mozarl, chanté par M"*"^ Berthault, Visscher, (LLinsel, MM. DcGIimes ctFournier, un adagio et rondo pour le violoncelle, exécutés |)ar M. Servais, et l'air de Gulistan, chanté par M. Bec- quet : ce jeune homme a une voix de ténor d'une étendue peu commune et d'un heau timhre; il est de Valenciennes, d'où il est arrivé récemment pour continuer ses éludes à noire Conserva- toire, et il n'est pas douteux qu'il n'y devienne bientôt un sujet digne de figurer avec distinction sur notre scène lyrique. » La Gazelle des Pai/s-Bas du 17 juillet imprimait de son côté : « Nous serions fort embarrassés de dire lequel a été le moins applaudi des douze ou treize morceaux dont se composait cet exer- cice; rejetant Toubli des noms sur notre peu de mémoire, nous citerons le S'"" air varié de M. Wery, si abondant en idées gra- cieuses et dont le violon de M. Ghisiain a l'ail ressortir toutes les nuiinces avec un aplomb et une chaleur remai'quables. Le rondo et les variations de violoncelle ont valu aussi à MM. Servais et BaUa fils d'unanimes suffrages. En tète de ces jeunes émules, il faut placer M. Masset, et nous n'en voulons pour preuve que l'exécution tout à la fois j)lcine de mouvement et de vie du con- certo de Hode *. La partie vocale n'a pas causé un moindre plaisir. Le bel air de Montana el Stéphanie a permis à M"^ Berthault de déployer une voix flexible, sonore^ riche d'oppositions, comme disent le.> maîtres, et guidée surtout par une excellente méthode. Le jeune De Glimes a également triomphé des ditïicultés d'un des chefs-d'œuvre de Cimarosa, le Pria che spunti du Mariage secret, {»ar une sûreté d'exécution bien l'are à son âge. Le délicieux quin- tette de Cosi fan tulte de Mozart était le dernier morceau. Pour < Masspl s'élail iait enlendre le 50 :ivi-il 18f26 flans un exercice des élèves (les classes de chant et de violon. Il y avait exécuié un concerto de Kreutzer; Prealle, de son cô'.é, avait joué un concerto de Rode, et un autre élève nommé Dcpas, un air varié. La parlie vocale comprenait un air de Garaudé, chante par Caroline Linsel , et une cavatine de la Dame blanche, chantée par J. De Glimes. ( 54 ) le chanter au piano, il est nécessaire qu'aucune intonation dou- teuse n'en altère ni la suavité ni l'expression, et c'est à quoi ont réussi sans efforts les demoiselles Berthault, Visscher, C. Linsel, et iMM. De Glimes et Fournier. » Plusieurs des jeunes gens qui prirent part à cet exercice du 14 juillet J8'27, devaient parcourir une brillante carrière. Nous avons déjà parlé de Masset : tout le monde sait quelle fut la for- tune artistique de François Servais et d'Alexandre Oalta ; Jules De Glimes est devenu l'un de nos meilleurs professeurs de chant. Dés le mois de novembre 18'27, M"' Julie Berthault était en£ra£;ée comme première chanteuse au théâtre d'Anvers, aux appointe- ments de 500 francs par mois. Au mois de mai I8:Î9, elle débutait avec le plus grand succès à Lyon. M"*' Berthault élait tille d'un comé- dien qui, après avoir tenu l'emploi de premier comique à Bruxelles, reprit cet emploi au grand théâtre de Lyon, la même année 1829. M. Becquel se destinait également au théâtre : vivement re- commandé par le secrétaire de l'Ecole au comte de Liedekerke et au ministre Van Gobbelschroy, il obtint une pension sur la caisse du théâtre de la Monnaie, en attendant qu'il pût y débuter. Bec- quet était cousin de M"" Dorus, la célèbre cantatrice, fort en fa- veur dans ce moment à Bruxelles : elle aurait travaillé d'abord, paraît-il, à éloigner son parent, de crainte qu'il ne fût appelé à remplacer M. Cassel, dont les leçons lui avaient été très utiles, et j)ar reconnaissance pour cet honorable artiste. Mais on était par- venu à faire cesser son opposition ; du moins cela résulte delà lettre que V. Walter écrivait le 4 décembre 1827 au ministre de l'intérieur : « Les obstacles qui venaient de la part de iVjiie Dorus, » disait-il, a n'existent plus, elle rend maintenant une entière justice à son cousin... Si l'administration théâtrale, v ajoutait-il, «ne vient [)as de temps en tem})s au secours des élèves qui se destinent au théâtre, comme cela se fait dans tous les Conservatoires, on ne pourra jamais espérer que de former des sujets médiocres, parce que du njoment qu'ils sauront un peu chanter, les théâtres de province les accapareront aussitôt, et il est bien difficile de les faire renoncer à des avantages certains ])Our des es])éranees, tandis que si on leur accordait une petite ( KS) pension, cela sufTirnit pour les retenir, sans compter l'honneur d'avoir formé des sujets clans le t>ays. On dit toujours que Rou- court ne fait pas d'élèves que l'on puisse citer, mais comment cela est-il possible s'ils partent à moitié instruits?... » Quelques jours auparavant, le *28 novembre 1827, Waltcr avait sollicité un engagement au théâtre de la Monnaie pour M'"^ Ber- thault : « M"^ Julie, » écrivait-il au ministre de l'intérieur, « a pleinement réussi dans ses débuts, et elle fait beaucoup de plaisir à Anvers. Son père, que je trouve du reste très reconnaissant des soins particuliers que l'on a eus pour sa fille, est cependant prêta renoncer pour elle à tout engagement ultérieur, si elle pouvait être placée sur notre théâtre. Elle continuerait en même temps ses études musicales, et les progrès étonnants qu'elle a faits à l'Ecole sont un sûr garant de ceux qu'elle fera par la suite... Elle a de la figure, du jeu, une très belle voix... Elle consent très vo- lontiers à descendre d'emploi et d'appointements... Je prends donc la liberté de prier Votre Excellence de vouloir bien examiner s'il ne serait pas possible de l'engager ici pour l'année prochaine. Il serait bien fâcheux pour l'honneur de l'École de musique que nous la perdissions : c'est parmi les femmes la seule qui annonce de grandes dispositions .. » La lettre de Waîter commençait par ces mots : a Permettez- moi d'entretenir encore un instant Votre Excellence de notre École de musique, c'est une marotte et d'ailleurs je me crois inté- ressé à ce qu'elle marche bien.)) La démarche qu'il faisait en faveur de M"'' Berthault n'eut pas de suite pour des raisons que nous ignorons. 11 était du reste préoccupé depuis longlem[)s de l'avantage qu'il y aurait à former des sujets pour le théâtre. « 11 faut es- pérer, » avait-il fait écrire par la Commission au ministre de l'in- térieur, le 29 juillet 1827, « que nous finirons par ne plus guère devoir recourir à l'étranger et que notre scène chantante pourra se peupler d'élèves sortis de nos Écoles. » Mais pour parvenir à ce but, une lacune restait à remplir : il n'y avait pas de classe pour la déclamation théâtrale. « Nos jeunes gens, » disait la Commis- sion, « quoiqu'étant très à même de chanter des airs et des mor- { 56 ) ceaux d'ensemble, seraient très embarrassés lorsqu'il s'agirait de débiter ou de coneevoir un rôle et de parler ou de gesticuler convenablement... Nous avons très beureusement un artiste qui convient sous tous les rapports pour remplir cette place : nous voulons parler de M. Paulin qui a tenu pendant si longtemps l'emploi de premier comique a notre ancien tbéàtre. Ses connais- sances dans l'art tliéatrai sont notoires, son caractère est très doux et sa moralité est excellente. Nous avons eu plusieurs en- îretiens a\ec lui, et il est entièrement disposé à nous seconder de tous ses eiTorts pour la prospérité d'un art qu'il aime (oujours. Il ne réclame pas dappoinlemcnts et se contentera d'être agrégé à l'Ecole. Nous prions en conséquence Votre Excellence de vou- loir bien nommer M. Paulin professeur de déclamation tbcâlrale sans faire mention d'appointements, jusqu'à ce qu'on puisse recon- naître ses soins par une indemnité quelconque. » Conformément à celte demande, M. Paulin fut nommé profes- seur de déclamation tbéàtrale par une résolution du miidstre de l'intérieur du i2! août I8"27. Il y a une singulière coïncidence entre la date de la présentation de M. Paulin comme professeur de déclamation et la dale dune dépécbe de l'administrateur Van Ewyck, qui transmettait une demande de J.-IL Mees, tendante à obtenir une place de profcsseui' de cbant pour la partie théâtrale et celle de maître de musique de la cour. La lettre de la Commission était du 29 juillet et celle de l'administrateur, du 27 : cette dernière pouvait donc avoir été remise avant que l'autre partît, et peut-être la Commission avait- elle voulu présenter le vieux Paulin pour écarter H. Mees. Mais ceci n'est qu'une conjecture. Il y avait d'excellentes raisons en fii\eur du système qui faisait confier l'éducation ibëàtrale descban- leurs à un vrai comédien, quand même celui-ci eût été étranger à l'art du cbant : il s'agissait, dans l'esprit de la Commission, défor- mer les élè^ es à l'entente de la scène et à la manière de concevoir et de débiter un l'ôle, et c'était bien là ce qui importail le plus. Du reste, la Commission ou plutôt son secrétaire n'était rien moins que favorable à ce nouveau postulant. « M. Mees, » répon- dait-elle à Van Ewyck, le 15 août 1827, « est un homme très actif ( SV) et très entreprenant, mais malheureusement fort léger et ce qui est pis encore, c'est un bien pauvre musicien [?]. Il a déjà visité une bonne partie de l'Europe , sans avoir jamais pu se fixer nulle })art; ceci tient bien un peu à la nature de son caractère, mais, nous sommes forcés de l'avouer, cela tient aussi à son peu de talent. C'est un homme qui, s'il ne connaît pas très bien la théorie (le la musique, connaît à fond celle du charlatanisme... Nous ne croyons nullement qu'il ait les qualités requises pour être profes- seur de chant à l'École, et encore bien moins pour être maître de musi(|ue de la cour; cependant comme ceci n'entre pas dans nos altiibutions, nous croyons devoir nous dispenser d'entrer dans aucune considération à cet égard... » Henri Mecs, dont il est ici question, avait établi à Bruxelles une Académie de musique dans laquelle les éléments de la musique étaient enseignés d'après la méthode du Méloplaste, imaginée par Galin. Son père, Bruxellois comme lui et portant le même pré- nom, avait été attaché au théâtre de sa ville natale, en qualité de première basse-taille. Vïïï Le concours pour la place de professeur d'harmonie et de composition. On se rappellera que dans son rapport du 25 novembre 1820, la Commission informait le ministre de l'intérieur qu'elle allait mettre au concours la place de professeur d'harmonie et de composition. Ce concours fut annoncé par un avis inséré dans divers jour- naux du royaume K La Commission demandait aux candidats : 1° un aperçu succinct de leur manière d'enseigner; 2" une sym- phonie complète avec un final fugué. Un traitement de 1200 florins était promis au vainqueur. 1 On le trouve dans le Journal de la Belgique du 29 novembre i826. ( 38 ) l.e terme du concours, d'abord fixé au 1" février 4827, fut ensuite prorogé au I" mars. La Commission reçut quatre symphonies; « mais, tant pour se décharger de toute responsahiUlé quant au jugement à porter sur chacune d'elles, que pour éviter toute critique et produire en même temps une autorité irrécusable, » elle ne crut mieux faire que de s'en remctlrc à la décision de Reicha, professeur de contre- point et de fugue à l'École royale de musique de Paris. Le 16 mars 1827, Reicha écrivit la lettre suivante au prince de Chimay : « Monseigneur, « Je vous prie de vouloir bien faire tous mes remercîments à Thono- rable Commission dont vous faites partie, de la confiance qu'elle met en mes faibles talents. J'accepte sa proposition sans avoir cependant la pré- tention de vouloir faire dépendre le sort de la place vacante, uniquement de ma décision. La Commission voudra donc bien , dans cette affaire délicate, ne me compter que pour un membre de plus. >v Pour accorder la place à un compositeur et prononcer avec un peu plus de connaissance de cause, il faut savoir: i° Quelle est la partie que Ton doit professer : Est-ce le contre -point et la fugue dans le style sévère? — La musique instrumentale ou la musique vocale? — La mu- sique dramatique ou la musique d'église? — Ou bien, simplement Thar- monie pratique? Car pour bien enseigner toutes ces branches-là, un seul homme ne pourrait pas suffire : et rien de plus rare qu'un talent qui serait en état de traiter avec clarté toutes ces matières. » 2° La Commission, en mettant la place au concours, a-t-elle donné aux candidats des propositions à réaliser, et quelles sont ces propo- sitions? >^ Je prie aussi la Commission de vouloir bien prendre en considéra- tion qu'un compositeur pratique, même fort distingué, n'est pas pour cela un excellent professeur : mille exemples attestent cette vérité. Ainsi donc, un morceau de musicjue, fût-il un chef-d'œuvre, ne peut fournir aucune garantie sûre de la capacité de son auteur sous le rapport d'un excellent enseignement. « J'ai l'honneur, etc. » (Signé) Reicha. » ( S'J ) Quand on lil celte lettre de Reielia, on j)ense involontairement à cej'lain philosophe du Mariage forcé de Molière : elle dénote tout au moins l'origine et léducalion allemande de l'auteur, qui était né à Prague. Le 26 avril, la Commission répondit à Rciclia : « Monsieur, « Nous avons riionneur de vous envoyer les pièces qui nous ont été remises pour le concours de la place de professeur d'harmonie et de com- position. >^ Nous vous sommes extrêmement reconnaissants, monsieur, du ser- vice éminent que vous voulez hien nous rendre,- votre impartialité connue et vos connaissances profondes dans Tart musical sont des titres que tout musicien apprécie et respecte, et personne dans notre pays ne s'avisera certainement d'appeler d'une décision que vous aurez pro- noncée. Vous pouvez, monsieur, nous exprimer très ouvertement votre opinion sur le mérite des divers ouvrages envoyés au concours, votre nom sera la meilleure garantie pour les artistes concurrents. « Voici maintenant les renseignements que vous avez demandés par votre lettre du 16 mars dernier à M. le prince de Chimay : » Le professeur nommé devra enseigner principalement l'harmonie, c'est à-dire prendre les élèves à partir de la connaissance des accords et les mener, autant que possible, jusqu'à la connaissance du contre-point et de la fugue. La durée des cours est telle que cela sera possible; d'ailleurs nous avons espoir que le gouvernement augmentera incessamment nos ressources; alors il y aurait un professeur qui s'occuperait spécialement des premières notions de l'harmonie , et le professeur qu'il s'agit de nommer actuellement n'enseignerait plus que la fugue et le contre-point comme complément d'instruction, en y comprenant les ressources de la composition. » [Ici la Commission rappelle la nature du concours, puis elle continue] : « ... Quant à la capacité d'enseigner, la Commission a également pris des mesures pour mettre les concurrents à l'épreuve. « Nous vous prions donc, monsieur, de bien vouloir nous donner votre opinion motivée sur le mérite particulier de chaque pièce, et nous vous renouvelons encore nos sentiments de reconnaissance pour les peines que vous voulez bien vous donner... « ( La Commission, en promettant la chaire à l'auteur de la sym- ToME XXX. S ( «2 ) plionic n" 1, s'assurera s'il est en état de traiter le style rigoureux, les différents genres de contre-point et des fugues vocales dans ce genre. Si l'auteur ne connaît ces objets que très imparfaitement, ou peut-être pas du tout (ce qui est bien possible), la Commission lui proposera un séjour de six mois à Paris avant d'occuper la place, pour y consulter un contre-pointiste expérimenté. Ces six mois peuvent suffire pour lui communiquer ce dont il aurait be- soin, et le mettre à même de remplir plus dignement sa tâche au £:ré de la Commission. » Pour occuper avec gloire et satisfaction une chaire hono- rable et importante, je pense que le concurrent acceptera cette j)roposition avec empressement : et si ses moyens ne lui permet- taient pas d'entreprendre ce petit voyage, je suis persuadé que la i)onté de Sa Majesté le roi des Pays-Bas le secondera dans ce projet... » Le :2 septembre, Waller écrit à Reicha : « Lorsque j'eus Tlion- neur de vous envoyer les quatre symplionies concurrentes pour la place de professeur d'harmonie à notre École royale de mu- sique, j'avais dit à la fin de ma lettre que la Commission avait pris des mesures pour s'assurer de la capacité du vainqueur. » Nous avons cru qu'il était préférable de lui faire compose!* à huis clos une pièce de musique qui réunirait à peu près les dif- férents genres de gracieux et de sévère. A cet effet, j ai composé une cantate que j'ai remise à l'auteur de la symphonie que vous avez jugée la meilleure. J'ai tâché de lui fournir, autant que pos- sible, les moyens de se développer. Voici son travail que je prends encore la confiance de vous adresser au nom de la Commission. » L'auteur a été renfermé dans une chambre de l'École dont le surveillant avait seul la clef; lorsqu'il sortait, le surveillant ser- rait le tout dans un tiroir, et lorsqu'il rentrait on lui remettait son ouvrage; nous avons donc toutes les garanties nécessaires par de- vers nous. )> J'espère, monsieur, que vous ne serez pas moins satisfait de celte épreuve-ci que de la première. Nous attendons maintenant votre jugement pour proposer au roi la nomination du profes- seur, qui, aussitôt que vous aurez bien voulu nous faire connaître ( 05 ) votre opinion, partira pour Paris, afin de recevoir de vous, mon- sieur, les conseils dont il peut encore avoir besoin... » Le... septembre, Reicba répond : « La cantate que vous avez bien voulu m'envoyer renferme de fort bonnes eboses : nul doute que son auteur n'ait des dispositions heureuses»pour la composi- tion musicale, et qu'il ne connaisse la mécanique et les ressources de son art. » Aussitôt après avoir reçu le rapport de Reicba du j 2 juin, la Commission de l'École royale s'était assemblée; et M. le bourg- mestre qui présidait, ayant fait l'ouverture du billet cacheté joint à la symphonie n" 1, il ^^vait été reconnu que cette symphonie était l'ouvrage de M. Charles-Louis Hanssens, de Gand, profes- seur d'harmonie et de composition à Bruxelles. Sur la proposition de la Commission et sur le rapport qu'elle adressa au ministre de l'intérieur, le 17 septembre, celui-ci nomma C.-L. Hanssens professeur d'harmonie et de composition à 1 Ecole royale, par une résolution du 29 septembre. II devait entrer en fonctions le i^janvier 1828; mais au lieu des 1200 flo- rins qui avaient été promis, il n'en reçut que 1000, par suite dune décision de la Commission, prise en séance du 17 mars sui- vant. Nous ignorons s'il fit le voyage de Paris. L'auteur de la symphonie n"2, en ut majeur, dont Reicba avait fait 1 eîoge, était C. Gildemyn, de Bruges. A l'époque de sa nomination, Charles-Louis Hanssens avait 25 ans. Au physique, il était maigre, mais vigoureux. Son carac- tère présentait un singulier mélange d'énergie et de faiblesse, dans lequel toutefois l'énergie dominait. Passionné pour Mozart et Beethoven, il promettait de devenir, ce qu'il a été depuis, un virtuose jouant de l'orchestre avec une incomparable dextérité. H avait débuté en 1825 à Bruxelles par un ballet. Le cinq juillet^ écrit en collaboration avec Snel, à l'occasion du mariage du prince Frédéi'ic des Pays-Bas. En 1826, il avait composé la musique de la cantate intitulée Missolonghi, qui fut exécutée dans le conceit donné le 3 juin au profit des Grecs : Lesbroussart en avait fourni les paroles. On l'appela d'abord Hanssens jeune pour le distinguer de son ( 64 ) oncle, Hanssens aîné, directeur de l'orchestre du grand théâtre et inspecteur de l'Ecole royale. Plus tard il fut généralement connu sous le nom de Charles Hanssens. Entre musiciens et amateurs, on disait le petit Hanssens, à cause de lexiguïté de sa taille. Comme professeur, il était d'avis « que la véritable méthode consiste à enseigner aux élèves la route la plus simple et la plus facile, en leur inspirant le goût de l'étude, et qu'il fallait, suivant le précepte d'un grand maître, peu de théorie et beaucoup de pratique. » Voici le' programme qu'il avait soumis à la Commission de l'École de musique : HAR.MOiNIE ET COMPOSITION. MODE D'ENSEIGNEMENT. Ir*" partie. I. Intervalles. 12. Diss'onances et coiisonnances. H. Les accords et leurs renversements. 4. Basses chiffrées pour s'exercer sur les articles ci-dessus. 5. Mouvement de la basse. Basse fondamentale. Modulations. Emploi de chaque accord pris sé[)a- rément. Liaison des accords, leur résolution, le rapport qu'ils ont entre eux et leur classification. 2e partie. 1. Suspensions. — Prolongations. — Petites notes. — Notes de goût et imitations. 2. La pédale. 8. Règle de l'octave. 4. Octaves. - Quintes et quartes per- mises, tolérées, défendues et ca- chées. î). Mouvements : directs, — obliques, — contraires. 6 Relations : bonnes ou fausses. 7. Manière d'écrire à plusieurs parties. 8. Direction et plan d'un morceau de musique. 9. Unissons. 10. Contre-point.— Contre-point double. — Canons et fugues. 11. Connaissance et emploi des instru- ments. ■12. Geui'es : sévère et libre. Noia. L'élève ne passera à la seconde partie qu'après avoir été sévère- ment examiné et interrogé sur tous les articles contenus dans la première partie. (65 ) ÏX Ouverture de nouvelles classes. — Plaintes portées au ministre de l'intérieur contre la Commission. — Rapport général sur la situation de l'École en 1826 et 1827. — Augmentation du subside de la ville. Le l*""" octobre 4827, M. Friard, premier hautbois du théâtre de la Monnaie, ouvrit, avec Tapprobation de la Commission, une classe de hautbois à l'École royale. Il n'avait pas de titre, mais recevait un traitement annuel de 500 florins sur la caisse du théâtre. Louis Fiiard était arrivé à Bruxelles avec de puissantes recom- mandations. Né à Genève, il avait fait ses études à l'Ecole royale de musique de Paris, et y avait riMiiporté en 1825 le premier prix de hautbois. Son maître, Vogt, le regardait comme un de ses meil- leurs élèves, et, d'après la Commission, « son talent était certai- nement supérieur à celui de tous ceux qui jusqu'à ce moment avaient occupé la place qu'il remplissait au théâtre royal, b L'une et l'autre de ces affirmations pouvaient être vraies, mais il ne faudrait pas en conclure que Friard fût un artiste hors ligne : il n'est pas même certain qu'il s'élevât au-dessus de la moyenne. .\insi (ju'il arrive toujours, il y avait eu, à la suite de l'organi- sation de l'École royale de musique, des ambitions déçues, des intérêts lésés ou se prétendant lésés. Des plaintes étaient arrivées au ministre de l'intérieur, et celui-ci les a^ait fait communiquer à la Commission de l'Ecole, au commencement de l'année 1828. Les griefs qu'on alléguait portaient sur différents points : On était trop facile pour l'admission des élèves. — Les prescriptions du règlement relatives aux limites d'âge n'étaient pas observées. — On admettait des jeunes gens dont les familles auraient pu payer des professeurs particuliers. — Les inspecteurs n'avaient pas une influence suffisante. — Il n'y avait pas de professeur de basson. Dans sa réponse en date du 12 février, la Commission fit re- ( 66 ) marquer que la première année, il n'avait pas fallu être trop dif- ficile sur l'admission : c'était un essai qu'on faisait. On avait pré- féré essayer, sauf à renvoyer, à la fin de l'année, ceux des élèves qui n'auraient pas justifié de leurs capacités, et c'est ce qui avait eu lieu. Quant à l'âge des élèves, cinq seulement avaient plus de 20 ans, et aucun n'en avait moins de JO. Des cinq premiers, trois se destinaient au théâtre, et ce n'était pas probablement par rapport à ceux-là que des plaintes avaient pu êti-e formées; les deux autres avaient été reçus en quelque sorte par charité. Il était bien enlendu que la classe de composition devait faire nécessairement une exception par les études qu'elle exige : cependant encore sur les dix élèves de cette classe, il n'y en avait que quatre qui eussent plus de 20 ans. Pour ce qui regardait la fortune des parents, la Commission ne pensait pas qu'il y eût eu de l'abus jusqu'alors. « Nous pour- rions, » disait-elle, « si Son Excellence le désirait, lui transmettre un tableau où nous indiqueriojis la profession de chacun, et elle pourrait alors vérifier notre assertion. » Avant d'accorder à MM. les inspecteurs une plus grande in- fluence sur l'établissement, » continuait la Commission, « il serait peut-être bon de s'assurer qu'ils s'acquitteront convenablement de leurdevoir. Or, nous sommes forcés de le dire, M. VanderPlancken n'est jamais venu une seule fois h l'École; et M. Hanssens, depuis sa nomination, n'y a encore paru que trois fois, au commence- ment du mois de janvier dernier, lorsque l'examen rappelé ci- dessus a eu lieu en présence de MM. Robyns et Waller. Nous croyons pouvoir nous abstenir de toute réflexion à cet égard. » Nous désirerions beaucoup, ainsi que S. E., avoir un profes- seur de basson; c'est un instrument qui devient très rare et dont cependant on ne peut se passer dans les orchestres. Si la Commis- sion administrative du théâtre royal voulait faire pour cet objet les mêmes avantages que ceux accordés à M. Friard,... nous pour- rions proposer un homme rempli de talent et d'une conduite irré- prochable: M. Borini, Italien de naissance, qui a demeuré pendant douze ans à Amsterdam... Il est maintenant premier basson au (67 ) théâtre de Bruxelles. Cet homme est excellenl musicien, bon iiar- luoniste, de mœurs très douces et très régulières... Puisque S. E. nous autorise à lui faire des propositions à cet égard, nous la prions en conséquence de vouloir bien nommer M. Borini (Joseph) professeur de basson; et comme il nous est impossible de lui assi- gner un traitement sur le subside qui nous est accordé, de le faire jouir, ainsi que M. Friard , d'un traitement annuel de 500 florins sur la caisse du théâtre royal Nous prenons encore la liberté de prier S. E. de vouloir bien accorder à M. Friard le titre de professeur de li;uitbois à l'École. » Cette lettre était adressée au bourgmestre de Bruxelles, h qui les observations du ministre avaient été adressées par rinternié- diaire du gouverneur de la province. « Nous espérons, monsieur le bourgmestre, » disait la Com- mission en terminant, « que les explications précédentes démon- treront sulfisammeat l'inexactitude des plaintes que l'on a })u adresser à S, E. le ministre de l'intérieur, et nous la priojis in- stamment de conserver enveis rétablissement la bienveillance qu'elle a bien voulu lui accorder jusqu'ici. » Borini était suisse comme Friard, mais il appartenait à un can- ton italien, étant de Bellinzona dans le Tessin : de là sans doute l'assertion de la Commis-ion (jui le qualifiait d'Ifulien de nais- su ne e. II ne paraît pas qu'il ait obtenu la rémunération sur la caisse du tîiéâtre, sollicitée dans la lettre de la Commission du li févjier 1828. Mais cette circonstance ne len^jjécha pas d'ouvrir une classe de basson à I École royale : il y avait été autorisé pas une résolu- tion prise en séance, le 17 mars. Pareille autorisation fut accordée le même jour à Bachmann pour renseignement de la clarinette. Georges Bachmann, né à Paderborn , en Westphalie, jouait la première clarinette à l'orchestre du théâtre de la Monnaie; il n'avait que 124 ans et avait fait partie du corps de musique d'un régiment d'infanterie en garnison à Bruxelles : on sait qu'avant 1850, ces musiques se recrutaient presque exclusivement en Alle- magne. C'était un artiste d'une grande valeur, aussi modeste que zélé : on lui doit l'école belge de clarinette, qui a jeté un si vil éclat. { 68 ) Le 9 mai 1828,1a Commission transmit par la voie hiérarchique son rapport au ministre de l'intérieur sur la situation de l'Éeole royale de musique en 1826 et 1827. « Depuis rinstallation de l'Ecole royale, » disait-elle, « la Com- mission... n'a cessé de s'occuper de toutes les mesures capables d'assurer la prospérité de l'établissement. Malheureusement, la pénjirie des fonds l'a souvent contrariée dans ses projets : elle espère néanmoins qu'un jour viendra où, avec la munificence du gouvernement et des secours plus efficaces qu'elle est en droit d'attendre de la ville de Bruxelles, l'Ecole royale pourra se placer au rang qu'elle doit naturellement occuper. » Nous ne croyons pas devoir suivre la Commission dans Thisto- rique qu'elle trace de lÉcole et de la formation du corps profes- soral : on a déjà pu voir précédemment ce qui avait été fait à cet égard . En ce qui concerne les élèves, la Commission constate que leur nombre était de 71 au 5i décembre 1827. « L'école a perdu, il y a (juelques mois, une de ses meilleures élèves, ^l"%Iulie Oerthault... M. Becquet, auquel Voire Excellence a bien voulu accorder des secours sur la caisse du théâtre royal, doit débuter incessamment. Ce jeune homme a une très belle voix de 31 art 191 ; la Commission croit et espère qu'il réussira dans ses débuts. Il reçoit depuis longtemps déjà des leçons de déclamation théâtrale qui lui sont données par M. le professeur Paulin. » Parmi les élèves qui se distinguent par leui's dispositions, la Commission cite : Pour la classe de piano, les jeunes Hoeberechts, Balta (Laurent), DeLatour (Charles) et M"Mïoeberechts. — Pour la classe de violon, les jeunes Massef.Gliislain,Cousseran et Singelée. — Pour la classe de violoncelle, le sieur Servais et le jeune Batta (Alexandre), âgé de 12 ans au plus. — Pour la classe de fîiile, MM. Hagué, (Chasseur et De Rudder. — l^a classe de cor compte aussi plusieurs bons élèves. « ... La Commission a jugé qu'elle ne devait point décerner de prix dans le courant de la première année de la création de l'École; et d'ailleurs ses moyens pécuniaires auraient contrarié ses inten- ( es ) lions, si elles eussent été différentes sur ce point. Elle espère enfin que dans la suite, et à titre de récompense, V. E. voudra bien admettre de préférence à l'orchestre du théâtre royal ceux des élèves de l'établissement qui auront fait le plus de progrès et (jui donneront le plus d'espérances par leurs dispositions naturelles. » Enfin la Commission appelle Taltention du ministre sur la né- cessité où elle va se trouver de créer le matériel de l'École, abso- lument nul jusqu'ici, et d'aviser aux moyens d'accorder une gra- tification au sieur Friard , pour ne point s'exposer à voir faiblir son obligeance. Elle tiendrait à cœur de placer tous les profes- seurs dans une position à peu près égale sous le rapport du trai- tement. Mais pour arriver à ce résultat, une somme supérieure à celle qui est allouée chaque année par le gouvernement devient indispensable... Le rapport dont nous venons de donner une courte analyse n'avait pas été rédigé par M.Waltcr qui voyageait alors en Ilaiie. Quoiqu'il porte la date du 9 mai, il devai! avoir été préparé bien plus tôt, car on y annonce le prochain début de 31. lîecquef, début effectué dès le 125 avril j)rccédent dans le rôle de Frontin du Nouveau seigneur du village. Cç^ début avait été heureux: d'après la Gazette des Pays-Bas, M. Becquet avait le physique de son emploi, un visage ouvert où la gaieté, la bonne humeur venaient se placer sans effoi'ts, sans grimaces. Mais ce qui avait mis le comble à son succès, c'était une voix suave, étendue , allant du sol et même du fa grave au la de poitrine avec les ressources d'un fausset qui avait du mordaiit et de l'éclat. L'aeteur était encore inexpérimenté, mais nul doute qu'il ne se formai bientôt. Soit que Becquet n'eut pas tenu ce qu'il promettait, soit pour toute autre raison , îa Gazette lui devint complètement hostile après ses deux aiitrcs débuts dans Giilistan ei Une Folie, au j)oint qu'on est tenté de s'écrier avec le poëte : (Comment, en un plomb vi! for i)Ui' s'est-il changé? Quoi qu'il en soit, Becquet joua les Martin à Nîmes en 1851, et, en 1840, il tenait le même emploi à Nantes. ( 70) Le 18 juin 1828 le conseiller d'État, gouverneiip de la province du Brabant méridional, Vanderfosse, communiqua le rapport sur la sitiiaiion de l'Ecole royale de musique en 182G et 18^7 à la ré- gence de Bruxelles, en y joignant une requête adressée à S. ^î. par la Commission de celte Ecole, tendante à obtenir une augmen- tation du subside annuel et un subside extraordinaire pour l'acbat du matériel nécessaire. «L'Étal, » faisait remac(}ucr Vanderfosse, « donne 4000 florins, la ville l!200. La disproportion est trop grande. La régence de Liège fournit ^iOOO florins et comme eî!e reçoit 4000 florins de l'État, la dolalion de son École monte à 8000 florins. Si Bruxelles accordait aussi 4000 florins au lieu de 1200, » ajoutait-il, « j'appuyerais lapprobalion de cette augmen- tation auprès delà dépulation des Etats, et je la ferais valoir au- près du gouvernement, pour obtenir de celui-ci un subside à con- sacrer au matériel. » Déjà, l'année précédente, la Commission de lÉcole avait mis à profit le succès de l'exercice public du 14 juillet 1827, pour solli- citer auprès de la régence une augmenlatioji de subside, motivée par la nécessité de mieux rétribuer les professeurs, de combler les lacunes de renseignement et d'acquérir le matériel indispcn>able: musiques, pianos, etc. Elle terminait sa lettre, en date du 2i juil- let, en appelant la bienveillance de l'administration sur un établis- sement 0 qui tendait à nous afîrancbir de l'étranger, à jeter un nouvel éclat sur la ville de Bruxelles, à procurer de nouveaux moyens d'existence à une ])orlion de ses liabitants qui, jusqu'à ce jour, a^ aient été forcés de s'expatrier j>our acquérir du talent, et à attester la constante sollicitude de ses administrateurs pour une institution dont le bien moral n'était plus contesté. » La régence avait maintenu le cliifï're de 1200 florins au budget de 1828, mais elle accorda, pour cette dernière année, un subside suj)plémentaire de 8C0 florins. Au mois de novembre 1828, elle résolut de porter son subside annuel à 4000 florins à partir de 1829. La Commission de l'Ecole fut informée de cette résolution le 10 février, après que le conseil de régence eut approuvé la pioposilion du collège en votant le nouveau cbilTre porté au budget de la ville. (71 ) Les deux exercices donnés par les élèves au mois de mai i828, — Démarche de la Commission en faveur de l'élève Servais. — Résolutions diverses. Deux exercices publics des élèves de lÉcolc royale de musique eurent lieu pendant l'année 1828, le 4 et le 11 mai. La Commission n'avait pas cru devoir exiger de rétribution : celte circonstance, jointe à Finlérèt que Ion portait à l'École, et surtout à la curiosité qu'elle excitait, fut cause qu'un public extrêmement nombreux remplit cbaque fois la salle des concerts et que bon nombre damateurs fuient obligés de se tenir dans les anticbambres et dans les corridors. Parmi les articles que les journaux publièrent à l'occasion de ces exercices, nous cboisirons , comme étant les plus complets, ceux de la Gazelle des Pays-Ban. Numéro du 7 mal 1S28. — « Premier exercice annuel des élèves de l'École royale de musique. » Cet exercice a eu lieu dimancbc, à une heure, à l'ancien hôtel des finances. » L'orchestre a comniencé immédiatement l'exécution dune symphonie d'Haydn... Dans les deux parties de la sympiionie aussi bien que dans l'ouverture du Figaro de Mozart, on a été étonné du sentiment musical qui paraissait animer les jeunes artistes, et surtout de l'ensemble parfait qu'ils ont mis dans leur exécution, ce ({ui semblait le plus difficile à ol)lenir d'un orchestre tout nouveau. « Le même ensemble a été vivement applaudi dans !c chœur de Moïse et la prière de la Muette de Portici, deux mor- ceaux chantés par les élèves avec beaucoup de goût et de préci- sion, et dont l'exécution a fait regretter davantage que nous ne puissions pas encore voir ces opéras représentés sur notre ( 7-2) théâtre '. Dans un trio de la Création, MM. Beeqiiet, De Glimes et Leroy ont marie trois belles voix, parfaitement d'accord entre elles. » Les solos n'ont pas fait moins de plaisir que les morceaux d'ensemble. Un air de la Prise de Jéricho [de Mozart] a prouvé dans M'"'" Rigaud une voix flexible et étendue; on y a reconnu l'excellente méthode de M. Roucourt, quoiqu'une émotion visible, mai-; naturelle lorsqu'on paraît si rarement en publie, altérât les moyens de la jeune cantatrice. Le solo de violon exécuté par M. Singelée, et la fantaisie pour flûte, composée par M. Lahou et exécutée par M. Hagué, nous donnent l'espérance de posséder un jour deux bons instrumentistes. Mais le public a paru charmé surtout d'un concerto de piano exécuté par le jeune Batta avec une aisance qui se joue des plus grandes difficultés, une volubilité qui n'a jamais exclu la précision et une sûreté de touche vraiment extraordinaire dans un enfant qui ne })araît pas avoir plus de 8 ou 9 ans. » Entre les deux parties, une jeune Italienne. M"^Ventenati de Pomposi [élève de M. Paulin, âiîjée de II ans], a déclamé deux pièces de poésie française et une de poésie italienne... Elle pro- nonce très nettement l'une et l'autre langue, l'on entend parfaite- ment bien tout ce qu'elle dit et elle le dit avec chaleur et senti- ment... » Numéro du 15 mai 1828. « Le second exercice public annuel de l'École royale de musique avait attiré dimanche dernier une société plus nombreuse encore que le premier, et le résultat ncn a pas été moins satisfaisant. » On a applaudi de nouveau dans l'ouverture de Y Hôtellerie portugaise, de Cherubini, cet ensemble si rare dans des élèves, que l'on avait déjà si avantageusement remarqué dans la séance pré- cédente. La voix si fraîche et si féminine du jeune De Glimes, le chant pur et animé de M. Becquet ont donné un nouveau charme à la musique de Mehul et d'Haydn dans un air de Joseph et de la ' La première représentation de la Muette eut lieu le 12 février 1829; Mo'isc ne fut donné que longtemps après, le 28 avril 18i2. ( 73 ) Création... Le talent de ces deux messieurs et la manière dont les élèves ont chanté le second chœur de la Muatte de Portici et deux quatuors sacrés de Winter, avec accompagnement arrangé par M. Ilanssens, font le plus grand honneur à M. Roucourt; on sait avec quelle constance, quel désintéressement ce professeur dis- tingué a maint(.'nu pendant plusieurs années notre Conservatoire avant qu'il fut Ecole royale de musique. On pourrait peut-être désirer plus de mordant et de variété dans l'exécution de M. La- grange sur le cor et de M. Ghislain sur le violon, mais il est diOi- cile d'y mettre plus de pureté et de moelleux. » Si jamais le calcul des probahilités pouvait être l'objet de plaisanteries le programme que nous avions sous les yeux dimanche serait un document précieux en faveur de la probabilité d'être liabile virtuose à onze ans plutôt qu'à tout autre âge. Du moins est-il certain que sur quatre jeunes artistes que nous avons applaudis ce jour-là, M"^ Hoeberechts, âgée de M ans, est une excellente pianiste, quoique les petits Batta et Cousseran, tous deux âgés de Ll ans, soient plus étonnants peut-être sur le vio- loncelle et le violon, et M''"-' Ventenati de Pomposi,qui n'a que ] \ ans, possède toutes les qualités requises pour devenir une tra- gédienne très distinguée » Ce qui rend le jeu de M"^ Hoebercchts sur le piano plus extraordinaire, c'est qu'elle n'a, à notre connaissance, que huit ou neuf mois des leçons de M. Michelot, avec lequel elle a commencé. Le jeune Cousseran déploie sur le violon une agilité, une précision et une netteté d'exécution qui ont fait applaudir en lui l'excel- lente méthode de M. Wery ; mais les amateurs ont principalement adnn'ré le jeune Batta qui manie un in-trument aussi difficile que le violoncelle avec une aisance et une dextérité réellement éton- nantes... » Le 5 décembre 1828, la Commission adressa au ministre de l'intérieur la lettre suivante, que nous croyons devoir reproduire, parce qu'elle concerne un artiste arrivé plus tard à une grande célébrité, et dont nous avons déjà parlé à propos de l'exercice publie du 14 juillet 1827. ( 74) « 3l0NSEIGNEUR, « Lorsque V^otre Excellence daigna visiter TÉcoIe de musique, nous eûmes Thonneur de recommander à sa bienveillance le sieur Servais, de Hal, élève de la classe de violoncelle. » Ce jeune homme, né de parents pauvres et ne vivant que du faible produit de quelques leçons dans sa ville natale, mais animé par le désir de se procurer une existence supportable et l'espoir de devenir un jour un artiste distingué, vint suivre les leçons de notre École. Depuis deux ans il fréquente régulièrement et assidûment les leçons de M. Platel. Les progrès quMl a faits depuis son entrée à TÉcole, sont réellement éton- nants ; il est déjà digne d'être rangé dans la classe des artistes. M. linspec- Icur lîansscns Ta entendu plusieurs fois et il a été h même de juger de la vérité du témoignage que nous lui rendons. Le malheureux est obligé de venir trois fois par semaine de Hal à Bruxelles. Le conseil de régence de sa ville, en considération de son zèle, de son application et de sa bonne conduile, lui accorda, au commencement de l'année courante, une grati- fication de iOO florins pour l'indemniser en partie des frais qu'il avait dû supporter lorsque le mauvais temps l'empêchait absolument de venir à pied. « Nous prenons la liberté de réclamer votre protection, monseigneur, envers cet intéressant jeune homme. Il demande instamment de pouvoir être attaché à l'orchestre. Si on daignait lui accorder seulement un trai- tement d'environ 300 florins, cela suffirait à ses besoins; il viendrait se fixer à Bruxelles et pourrait ainsi continuer son éducation musicale à l'Ecole qu'autrement il serait forcé de quitter faute de ressources suffi- santes, et il serait alors forcé de s'arrêter aux deux tiers de sa carrière, lorsqu'il serait peut-être possible de l'aidera poursuivre son chemin. Nous ne demandons pas d'ailleurs qu'il soit accepté sans avoir été entendu ; nous réclamons au contraire qu'il soit ouvert un concours et nous nous en rapportons uniquement h l'impartialité des juges. " Nous prions Votre Excellence de vouloir bien prendre cette demande en considération, et, si c'est possible, de jeter un regard favorable sur elle. .^ Dans sa séance du If? décembre 1828, la Commission prit dif- férentes résolutions relatées, comme suit, au procès-verbal. Étaient ( 7-i ) présents : M. le bourgmestre, présidenl, le prince de Chimny et VValter, secrétnire. « La Commission considérant qu'une classe de contre-basse est indispensable, et en attendant qu'une proposition formelle soit adressée à S. E. le ministre de l'intérieur, charge provisoirement M. Beeckmans d'organiser immédiatement cette classe. M. le secré- taire est chargé de prendre les arrangements convenables pour les jours et heures des leçons. » Sur la proposition de M. le prince de Chimav,la Commission accorde à MM. les inspecteurs deux jetons de présence par mois, de la valeur de 2 florins. Ils jouiront de cette faveur [?] à dater du r»- janvier 1829. » La Commission, désirant indemniser les professeurs qui ne jouissent d'aucun traitement, accorde les gratifications suivantes: A M. Fiiard,200 florins; à M. Borini,1yO florins, à M. Bachmann, I;iO florins; à M. Paulin, GO florins... » La gratification accordée à Friard venait-elle en sus des 300 flo- rins (]ui lui avaient été alloués sur la caisse du théâtre? Nous ne saurions le dire. Nous ignorons également quand cette dernière allocation cessa de lui être pa}ée. Xï Rapport général sur la situation de l'École en 1828.- Emploi de la somme de 8000 flo- rins accordée pour Tannée 1829. — Demande d'un subside extraordinaire pour le miUériel. Le 17 février 1829,1a Commission adressa au ministre, par l'intermédiaire du gou^ crneur de la province, son rapport général sur la situation de lÉcolc pendant l'année 1828. Dans ce rapport, la Commission commence par se féliciter de ce que, disposant actuellement d'une somme annuelle de 8000 flo- rins, grâce à l'augmentation de subside accordée par la ville, elle pourra élargir Icb projets quelle avait jusqu'alors dû réduire a une échelle bien petite, en marchant conséqucmment d'un pas plus ( 76 ) assuré vers le but qu'elle s'est toujours proposé, la participation d'un plus grand nombre d'individus à un nouvel état de bien- être... S'occupant ensuite des inspecteurs, la Commission constate que pendant toute l'année 1828, ils ont montré une grande négligence à remplir leurs fonctions. D'après elle, les dispositions réglemen- taires qui concernent les inspecteurs leur attribuent une part active dans l'enseignement, bien suffisante pour la prospérité de rÉcole. La Commission n'a que des éloges à donner aux professeurs. Il est impossible d'apporter plus de zèle, de bonne volonté et de louable émulation pour le progrès de leurs élèves. Outre ceux déjà nommés, soit définitivement, soit j)rovisoirement,la Commis- sion a encore autorisé ^îM.Bacbmann et Borini, tous deux artistes d'un mérite reconnu et d'une conduite irréprocbable, à donner respectivement des leçons de clarinette et de basson, sans rétribu- tion aucune. La Commission a pu cependant leur accorder, à la fin de l'année écoulée, une gratification individuelle de 150 florins... [Elle] aura incessamment l'honneur de proposer à S. E. la nomi- nation définitive des professeurs provisoires. La j)lace de répétiteur de violon , aux appointements de 200 flo- rins, a élé donnée à M. De Greef, et la Commission a nommé MM. Singelée, Ifagué et Hoeberechts, répétiteurs non appointés pour les classes de violon, de flûte et de piano. Il sera fait sous peu une proposition pour nommer un répéti- teur à la classe de violoncelle en remplacement de M. Beeckmans, qui organise une classe de contre-basse, « instrument très-impor- tant ({uoique j)artout négligé. » La Commission a autorisé M.Bosselet, artiste du grand théâtre, à tenir une classe de prononciation et de prosodie. Au 51 décembre 1828,1e nombre d'élèves admis à f Ecole était, d'après le rapport que nous analysons, de 116 '. Le rapport ne donne pas la répartition des élèves entre les dif- ^ Parmi les élèves on remarque le célèbre fadeur d'inslrumenls, Adolphe Sax , et son émule Ch. Mahillon. ( 77) férentes classes, mais d'après une liste qui semble avoir été dressée pendant l'année scholaire 1828-1829, cette répartition aurait été la suivante : harmonie et composition, 10; chant, 15; vocalisation (classe particulière de M. iMichel), 9 ; violon (5 classes), 2a; violoncelle, 6; contre-basse ^, 5; piano (2 classes), 17; flûte, 5; hautbois, 6 ; clarinette, 7; cor, 7 ; tromj)elte, 2; basson, G; solfège (3 classes), 34; déclamation, 15. — Total, 105. La différence entre ce nombre 105 et celui des élèves inscrits, provient de ce que beaucoup d'élèves fréquentaient deux, trois et même quatre classes. Ainsi la plupart des demoiselles de la classe de chant étudiaient en même temps le piano et la déclamation. M. J. De Glimes était aussi inscrit dans ces trois classes. Parmi les élèves qui se distinguaient, la Commission citait par- ticulièrement : « Chant. — M. Arnaud, excellent musicien et doué d'une voix de ténor très étendue: il est attaché au théâtre comme coryphée, il a tout ce qu'il faut pour devenir un sujet très remarquable. — M™^ Rigaud : elle possède une belle voix et ^it maintenant des leçons qu'elle donne en ville. [M""^ Rigaud était une harpiste de talent.] — M. J. De Glimes, âgé de 13 ans. Sa voix mue dans ce moment; si la nature ne vient pas contrarier les moyens qu'elle lui a donnés 2, ce jeune homme aura certainement un grand talent comme chanteur. Il suit la classe de M. Bosselet et fait aussi de grands progrès. — M"'= Ottmann, âgée de IC ans : elle a une belle voix. Elle suit aussi les leçons de M. Bosselet. — M'"' Dorsan, âgée de 47 ans : voix pure, quoique peu étendue encore; mais elle promet beaucoup. Elle prend des leçons de M. Paulin. Ces trois derniers se destinent à la carrière dramatique. M"'' Dorsan va même débuter très incessamment dans l'emploi des Dugazon. j> Piano — Les S" A. Hoeberechts, âgé de J6 ans; — Batta, âgé de 10 ans, et ayant des dispositions extraordinaires; — Rou- hette, âgé de 14 ans. — M"^^ Borger, âgée de 14 ans, et Visscher, âgée de 19 ans. ^ La classe de contre-basse avait été ouverte le l^r janvier 1829. ^ Ce fut malheureusement ce qui arriva, et De Glimes dut se borner au pro- fessorat. Tome XXX. 6 ( 78 ) » Violon. — Singeléc, âgé de 15 ans : il vient d être attaché à l'orchestre du grand théâtre comme 1" violon. — Cousseran, âgé de 12 ans. — De Marck, âgé de 14 ans ', et De Loose,âgéde 15 ans. » Violoncelle. — Servais, âgé de 18 ans : ce jeune homme peut être compté au rang des artistes distingués. — Batta, âgé de 12 ans, organisé pour devenir un artiste de premier mérite. » Cor. — De Clerck , âgé de 1 5 ans : ce jeune homme . que la ville d'Alost entretient à ses propres frais à Bruxelles, deviendra sans doute un sujet d'un mérite fort distingué. — Quinet... et Lagrange,qui a... été récemment attaché à l'orchestre du grand théâtre. » Flûte. — Hagué, âgé de 19 ans. — De Rudder,âgé de 1 1 ans: cet enfant a de très grandes dispositions. — Chasseur, âgé de 15 ans. » La classe de hautbois est organisée depuis trop peu de temps pour pouvoir mentionner particulièrement des élèves qui la fré- quentent. C'est d'ailleurs un instrument sur lequel on n'avance pas très vite. On peut cependant citer comme faisant des progrès sensibles, les S" Fohler et Servais [?]. » La classe de clarinette compte deux jeunes gens qui parais- sent avoir de fort grandes dispositions : ce sont les S""^ Franck, âgé de 18 [ans], et Blaes, âgé de 15 ans. » Dans la classe de basson , le jeune Van Hove, âgé de 1 5 ans, mérite d'être cité particulièrement. » Classe dliarmonie. — Les S"^ Lintermans, jeune homme plein d'idées et grand travailleur, Schepens et Arnaud, ce dernier de la classe de chant, ont déjà composé des morceaux d'une belle facture. Il y a espoir fondé qu'ils feront honneur à l'École. » Le rapport de la Commission dont nous venons de donner une courte analyse avait été adressé au gouverneur de la province, le 17 février 1829, avec prière de le transmettre au ministre de l'intérieur. ' Il fut renvoyé de l'Ecole par décision du 29 avril 1 830, « pour s'être permis de se placer, lors d'un exercice public, dans rintérieurde la salle, au lieu de se trouver à l'orclieslre, comme son devoir l'y obligeait, » ( 79 ) Dès le 20 février, M. Vanderfosse en accusait la réception par la lettre suivante, écrite en français : « Le conseiller d'Étal, gou- verneur du Brabant méridional, a reçu avec la plus vive satisfac- tion et lu avec le plus vif intérêt le rapport de la Commission de l'École royale de musique pour l'année 1828. — Les détails que contient ce rapport prouvent à la fois ce qu'un travail bien dirigé et un zèle éclairé peuvent obtenir avec de petits moyens, et font entrevoir ce qui pourra être obtenu dans le cours de l'année 1829 avec des ressources plus considérables. — Le soussigné portera à la connaissance du roi, par l'intermédiaire de S. E. le ministre de l'intérieur, dans son rapport général, tout ce qui peut assurer de plus en plus à l'École royale de musique la bienveillante pro- tection de S. M. — Il félicite l'administration de la ville de Bruxelles, en la personne de son digne chef, président de la Com- mission, de la manière généreuse et politique dont il a été pourvu, dans le budget de cette ville, à la dotation de l'Ecole de musique pour l'an 1829; il n'hésite point à affirmer que cette générosité aura pour la prospérité de la ville les résultats les plus satisfai- sants : \^ en procurant aux familles étrangères qui viennent habiter Bruxelles pour y faire l'éducation de leurs enfants, des professeurs capables, en grand nombre, et à des prix modiques; 2" en procurant des occasions et des moyens de développements à des jeunes gens dont les dispositions eussent toujours été igno- rées ou inutiles, sans cette institution; 5" en préparant pour les théâtres de nos villes et les chœurs de nos églises des sujets que nous avons été réduits jusqu'à présent à faire venir de l'étranger. » Le soussigné saisit avec empressement celte occasion de témoigner à chacun des membres de la Commission de l'Ecole royale de musique de Bruxelles, toute l'étendue de sa satisfaction et de sa reconnaissance pour le zèle qu'ils déploient et les peines qu'ils veulent bien se donner. Il espère que MM. les inspecteurs montreront plus de bonne volonté, à défaut de quoi il pense qu'ils devront être incessamment remplacés par des individus qui auront plus de temps à consacrer aux devoirs de celte fonction. » Le soussigné prie la Commission de vouloir bien offrir ses (80) félicitations et ses compliments d'encouragement à MM. les pro- fesseurs, répétiteurs et élèves, dont il est fait une mention si honorable dans le rapport de cette Commission. » Quatre jours après avoir signé celte lettre, le gouverneur expri- mait le désir de connaître l'emploi que la Commission comptait faire des 8000 florins dont elle disposait actuellement. Le {"avril, la Commission répondit : a ... Les professeurs nommés définitivement sont : MM. Roiicourt, aux appointements de i!200 florins. Hanssens, » 1000 Wery, u 900 Platel, » 400 Borrcmans, w 300 Yan Helmont, » '200 De Greef [répétiteur] » 200 Michelot, » 800 Michel, » 200 i> MM. Lahou et Bertrand ont été nommés professeurs de flûte et de cor, mais leur traitement n'a pas été déterminé, parce que lors de leur proposition, le subside dont nous pouvions disposer n'était pas suffisant pour leur assurer des appoinlement fixes. Nous avons pu jusqu'à présent les indemniser sur le botii qui res- tait chaque année, mais qui vient d'être absorbé à la fin de 18^8. » M. Michelot avait été d'abord nommé accompagnateur de chant, mais la nécessité de l'organisation d'une classe de piano se faisant journellement sentir, nous a-\ons chargé provisoirement xM. Michelot de tenir cette classe, et la manière brillante dont il s'est acquitté de ses fonctions ne nous permet pas de difl'érer de le pro- poser pour professeur de piano, en lui conservant le traitement de 300 florins dont il jouit déjà; nous aurions beaucoup désiré améliorer son sort, mais nos ressources sont encore trop bornées. D ... MM.Borini, Bachmann et Friard ont rempli gratuitement[?] et avec le zèle le plus digne déloges les fonctions dont ils avaient provisoirement été chargés. Nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser de les proposer maintenant, puisque nous nous trou- (81 ) vons heureusement à même de les attacher définitivement à l'éta- blissement. » Nous proposerions également de nommer M. Beeckmnns, déjà répétiteur de la classe de violoncelle, professeur de contre-basse, et de le remplacer dans les premières fonctions par le S"" Servais, jeune homme dont nous avons eu souvent 0(îcasion de faire Téloge. » La santé continuellement chancelanle de M. Paulin, profes- seur de déclamation, nous a engagés à lui adjoindre M. Bossclet, artiste du grand théâtre de Bruxelles; nous avons l'honneur de le proposer comme professeur de [)rosodie et de prononciation, sans traitement, du moins pour le moment; il a rendu des services trop réels à l'établissement pour ne pas désirer de nous l'attacher. » En conséquence et par altération de la résolution de S. E. le ministre de l'intérieur, en date du 16 janvier 18'27, n° 11 G, nous pre- nons la liberté de proposer les nominations suivantes: MM.Lahou et Bertrand jouiraientd'un traitement fixe de 400 florins; M.Beeck- mans, professeur de contre-basse, [aurait] 500 florins; M. Miche- lot, professeur de piano, 500 florins; M. Friard , professeur de hautbois, 500 florins; M, Borini, professeur de basson, 500 flo- rins; M. Baclimann, professeur de clarinette, 300 florins; M. Ser- vais, répétiteur de la classe de violoncelle, 150 florins; M. Bos- selet, professeur de prosodie et de déclamation, [n'aurait pas de traitement.] » Les traitements des professeurs allaient donc absorber une somme de G850 florins : il fallait y joindre 250 florins pour les gages du surveillant, fl. 1 72 4G c" pour les gages d'un domestique; fl. 64 G4 c* pour ceux de la portière et 500 florins payés au secré- taire pour frais de bureau, de sorte qu'il ne restait plus que fl. 5G2 90 c* pour l'achat du bois de chaufFage, la location des poêles, des instruments, l'achat des musiques, etc. Les deux pre- miers articles et la location d'un piano absorbaient déjà fl. 287 G5 c% et l'on avait fl. 73 25 e" pour payer toutes les dépenses extraordi- naires ou imprévues, etc. ^ * Ces détails sont extraits d'une autre lettre adressée au gouverneur, sous la date du 16 avril. (82) La Commission terminait sa lettre du 1" avril en disant : € Nous n'avons absolument aucune espèce de matériel; cependant l'acquisition d'instruments et de partitions est indispensable ; nous ne pouvons vous prier trop instamment, monsieur le gouverneur, d'inlerposer vos bons offices auprès de qui de droit, afin de nous procurer un secours au moyen duquel nous puissions acheter les objets dont nous ne pouvons nous passer. Une somme de 5000 flo- rins pourrait suflire, et si, comme nous n'en pouvons douter, le gouvernement a égard au zèle et à l'activité de toutes les per- sonnes attachées à l'établissement, et surtout aux résultats obtenus, nous osons espérer, monsieur le gouverneur, qu'il voudra bien faire un effort extraordinaire en notre faveur et accomplir une œuvre dont les commencements sont déjà si beaux. » Par une lettre subséquente du d6 avril, la Commission faisait connaître, sur la demande de M. Vanderfosse, le mode d'emploi de la somme de 5000 florins qu'elle avait sollicitée du gouverne- ment. Voici le détail approximatif des objets dont elle avait, disait- elle, indispensablement besoin: Deux pianos communs, l'un pour la classe de chant, l'autre pour la classe d'harmonie 1 . fl. 800 00 c», Trois contre-basses .300 00 Deux altos 7o 60 Trois violoncelles 2:20 00 Une paire de timbales 2;24 00 » de cymbales 94 50 Trois trombones : ténor, alto et basse 141 75 Deux trompettes 108 67 Achat de partitions, musiques, exercices pour les élèves, etc. . 600 00 Six poêles i20 00 Chaises, banquettes, pupitres oOO 00 Total fl. 2984 52 ck * La Commission avait trouvé le moyeu d'en acquérir un sur le boni des années précédentes. (85 ) Le 20 juin, la Commission fut informée officiellement que pour le moment il ne pouvait pas lui être alloué une augmentation (lu subside de l'État, ni un subside extraordinaire pour l'achat du matériel de l'Ecole. Dès le 29 mai, le gouverneur Vanderfosse, en adressant à la Commission les félicitations du ministre de l'inté- rieur au sujet des résultats obtenus à l'École de musique, avait fait connaître la décision du roi de n'accorder aucun nouveau subside. Une tentative faite auprès des États provinciaux [par lettre du 6 juillet] n'eut pas un meilleur succès. XII Personnel de l'École : nominations définitives et nominations nouvelles. Les exercices des élèves en 1829. Par une résolution du ministre de l'intérieur du 5 juin 1829, MM. Lahou et Bertrand avaient été nommes définitivement pro- fesseurs de flûte et de cor, aux appointements de 400 florins chacun; MM. Michclot, Friard, Borini, Bachmann, Beeckmans et Bosselet avaient été nommés respectivement professeurs de piano, de hautbois, de basson, de clarinette, de contre-basse et de pronon- ciation : les cinq premiers aux appointements de 500 florins, le dernier sans traitement; F. Servais, répétiteur de violoncelle, aux appointements de 150 florins. Servais est trop connu pour que nous en parlions ici : il faut rendre cette justice à la Commission qu'elle ne s'était pas méprise un instant au brillant avenir qui attendait le jeune Hallois. Beeckmans avait 66 ans : bon musicien, il jouait de la contre- basse à trois cordes, en tenant l'archet comme le font les violon- cellistes : c'était l'instrument et la manière d'en jouer universel- lement adoptés parmi nous à cette époque. Bosselet avait au théâtre de la Monnaie remj)loi des raison- neurs ' c'était un homme lettré , beau diseur, mais très froid au (84) théâtre et d'un physique désavantageux. II apportait beaucoup de zèle dans l'exercice de ses fonctions à TEcole royale, et pouvait rendre de vrais services en rectifiant la prononciation vicieuse de la plupart des élèves. Un troisième inspecteur avait été attaché à TÉcole, par résolu- lion du ministre du 19 juin 1829. C'était M. Spaak, chef des seconds violons au grand théâtre. La Commission l'avait iirésenté comme un excellent musicien, d'une conduite irréprochable et qu'elle était persuadée de trouver zélé pour le bien de l'École, e Quel que soit le zèle dont M. Hanssens pai'aît animé mainte- nant, » écrivait-elle au gouverneur du Brabant méridional, le 21 mai, « il lui est impossible d'examiner tous les mois avec l'attention convenable les diiTérentcs branches de renseignement : ce serait une lâche beaucoup trop forte, quand même il n'aurait pas d'autre besogne. Pour M. Van der Plancken, on ne peut guère compter sur son cxaclitude. » Van der Plancken avait reçu le 50 avril une lettre très dure, signée par le bourgmestre, par laquelle il était mis en demeure de faire savoir, dans le plus court délai possible, s'il pourrait doré- navant rem[)lir d'une manière régulière les obligations que lui imposait le règlement, afin que dans le cas contraire la Commis- sion avisât aux moyens d'assurer Tordre et la marche de rétablis- sement confié à ses soins. 11 est probable qu'il ne répondit pas, et c'est alors que, reculant devant une révocation, la Commission résolut de faire nommer un troisième inspecteur. Pour en finir avec le personnel de l'Ecole royale pendant l'année 18:29,11 nous reste à dire que lors de la nomination de M. Michclot comme professeur de piano, il avait été convenu entre les membres de la Commission que M. Michel le remplacerait comme accompagnateur. Le 16 août, J. liorremans, professeur de solfège, donna sa démis- sion pour des raisons de santé, et il fut décidé que Ion charge- rait provisoirement un des élèves de l'École de tenir cette classe. Ce sont les concerts et les concours qui mettent les Écoles de musique en communication avec le public et permettent de juger des progrès des élèves et du niveau des études. (85) Le public de 1829 eut lieu d'être satisfait de l'École de Bruxelles, si l'on en juge d'après les programmes des exercices, les comptes rendus des journaux de l'époque, et les résultats des con- cours auxquels se présentèrent des jeunes gens devenus depuis des artistes renommés. Quatre exercices furent donnés les io, 2ii et 29 mars, et le 5 avril, sous la direction de M. Wery. Le prince d'Orange assista au second. Les programmes présentaient beaucoup d'intérêt et de variété : on avait eu l'heureuse idée d'y introduire des scènes de comédie, empruntées au théâtre classique. Voici l'énumération des morceaux symphoniques : symphonie en ut mineur de Beethoven; symphonie de M. Ch. Hanssens, professeur à l'École; 6'"^ sym- phonie de Mozart ; ouverture de V Hôtellerie portugaise, de Clieru- bini; ouverture composée par M. Iluyghens, élève de l'École; ouverture de Charles de France, de Boieldieu. — La musique vocale comprenait : deux cantates de M. Ch. Hanssens; des chœurs de Moïse, du Comte Ory *, de la Muette; un trio de Faniska, de Cherubini, chanté par M"'^® Melotle, Ottmann et M.Arnaud; un 0 Salittaris, du même, chanté par M''" De Glimes et MM. Arnaud et Warnols 2; un air de la Fiancée, d'Auber, chanté j)ar M. Arnaud ; un air de la Vestale, de Puccita, chanté par M'" De Glimes; des scènes d'Adolphe et Clara et du Chaperon rouge, jouées et chau- lées par M"'' Dorsan et M. Arnaud; des scènes des Deux jaloux y par M'"' Dorsan et MM. Arnaud, Leroy et Tournillon. Les solos ou duos d'instruments étaient: pour le violon, un frag- ment de concerto de Viotti et un air varié de Wery, exécutés par le jeune Cousseran; le 8""^ concerto de Rode, exécuté par M. Sin- gelée; — pour le violoncelle, l'andante et le rondo du 5'"'' concerto de Platcl, exécutés par M. Servais; un concerto du même, exécuté par Alex. Batla; — pour le piano, des variations sur un air de la < La première représenlalion du Comte Ory au théâtre de la Monnaie eut lieu le 24 août 1829. * Warnots épousa plus lard la sœur du violoncelliste De Munck et en eut deux fils, dont l'aîné, Henri Warnols, est aujourd'hui professeur de chant au Conservatoire. ( 86 ) Dame du Zac, composées par Herz et exécutées par M'^'Borger; un concerto de Ries, exécuté par L. Balta; — puis venaient: une fantaisie pour la flûte, de Lahou; un air varié pour le cor, de Bertrand; un air varié pour le basson, de Borini, exécutés res- pectivement par MM. De Rudder, De Clerck et Van Hove; et enfin un adai^io et un rondo pour deux clarinettes, exécutés par MM. Franck et Blaes. Comme scènes de comédie, on avait choisi des scènes des Femmes savantes (5"'' acte); du Misanthrope (^""^ acte) et du Philosophe marié. Les interprètes étaient respectivement : M"*^^ De Bruyn, De Glimes, Ottmann, Bosselet, et MM. De Glimes, Tournillon et Warnots; — M^'*^^' De Bruyn, Ottmann, De Pauw, Bosselet, et MM. De Glimes, Tournillon, Hoeberechls et Warnots; — M"" De Glimes, De Pauw et M. De Glimes. On serait assez embarrassé d'établir au juste ce que pouvait être en 1829 l'exécution d'une symphonie de Beethoven par de jeunes élèves, auxquels on avait adjoint un petit nombre d'artistes étrangers à TEcole : ces élèves étaient soutenus, il est vrai, par leurs professeurs, tous hommes de mérite et musiciens éprouvés, jouant à côté d'eux, et directement intéressés au succès de l'entre- prise, et M. Wery n'épargnait ni soins ni peines pour la faire réussii'. La Gazette des Pays-Bas était probablement dans le vrai, lorsqu'elle disait dans son numéro du 17 mars : « Une magnifique symphonie de Beethoven, par laquelle s'ouvrait le concert [du 15], a laissé un peu à désirer sous le rapport de l'ensemble et des nuances; mais, m ajoutait-elle et tout le monde sera de son avis, « le prodige contraire n'est pas l'ouvrage d'un jour. » Pour être juste, il faut ajouter que la critique de la Gazette ne s'adressait qu'à la P^ partie de la symphonie. Le Journal de la Belgique disait de son côté que « la grande symphonie de Bee- thoven avait élé exécutée avec un aplomb et un ensemble remar- quables. » Parmi les chanteurs qui figurent aux programmes des exer- cices, on remarque M. Arnaud. Nous avons déjà vu citer ce jeune homme comme un excellent musicien, doué d'une voix « de ténor très étendue; » et nous savons, par un rapport de la Commission, (87 ) qu'il clait coryphée au llicàtre et suivait les cours de chant et d'harmonie de l'Ecole. « Ce n'est pas la méthode, la science qui manque à M. Arnaud, » disait la Gazette des Paijs-Bas [n" du 17 mars], « c'est la qualité de la voix. » Et, en effet, si nos souvenirs ne nous trompent, cette voix, un peu dure, manquait de sonorité. Etienne Arnaud était né à iMarseille le 46 mars d807. A Tage de 18 ans, il avait été admis comme élève pensionnaire au Con- servatoire de Paris. Après un an et demi d'études environ, il avait accepté au théâtre de Bruxelles un modeste emploi qui le faisait vivre. Lorsqu'arriva la révolution de 4830, et avec elle la ferme- ture du théâtre et de l'École de musique, Arnaud retourna à Mar- seille et vint ensuite se fixer à Paris. Les bonnes études qu'il avait faites avec Roucourt et Ch. Hanssens lui profitèrent alors double- ment; il donna des leçons de chant et composa des romances dont le succès fut très \if, et dont le mérite a valu à leur auteur une place dans la Biographie universelle des musiciens de M. Félis. On lisait à propos de M"^ Dorsan, dans le rapport déjà cité de la Commission du 17 février 18^29 : « M"' Dorsan va débuter très incessamment dans l'emploi des Dugazon. » Ces débuts eurent lieu avec succès au théâtre de la Monnaie, le 29 avril et le 2G mai, dans les Deux jaloux j rôle de Fanchette, et dans le Chaperon rouge^ rôle de Rose d'amour. C'étaient justement les pièces dont elle avait joué et chanté des scènes à l'École de musique , le 5 avril et le 2^ mars précédent. Voici comment s'exprimait à l'égard de M"*' Dorsan le rapport sur l'état de l'École royale en 1829, dont nous parlerons plus loin : « M"*" Dorsan, élève de M. Roucourt pour le chant et de M. Paulin pour la déclamation, a débuté d'une manière très satisfaisante an grand théâtre de Bruxelles; elle tient maintenant [mars 1830] l'emploi de V'' Dugazon au théâtre d'Amsterdam et jouit entière- ment de la faveur du public; son état est assuré. Elle vient d'être réengagée à ce théâtre pour l'année prochaine avec augmenta- lion d'appointements. Si on avait pu la garder encore un an , elle eût sans doute fait plus d'honneur à l'École, mais c'est un mal- heur auquel il sera probablement toujours impossible de remé- { 88 ) dier. On ne peut forcer les élèves à rester malgré eux : au reste, le but principal est atteint, celui de procurer une existence indé- pendante. » Huyghens,dont on joua une ouverture dans l'exercice du 5 avril, était un élève de la classe d'harmonie qui promettait beaucoup; mais, d'une constitution délicate, il mourut très jeune. Les journaux du temps, d'accord avec la grande majorité du public qui, du reste, a peu changé, attachaient beaucoup plus d'importance aux morceaux de chant et aux solos d'instruments qu'à la musique symphonique. Ainsi nous n'y avons rien trouvé sur la grande symphonie de (^h. Ilanssens, ni même sur ses deux cantates dont l'une avait été écrite en l'honneur du roi. Ch. Hanssens était un travailleur infatigable. Le 19 juin 1828, on avait représenté au grand théâtre un ballet héroïque en trois actes, intitulé : Le Triomphe de Sylla ou le siège de Preitesle, pour lequel il avait composé une musique tout à fait en har- monie avec le sujet, mais qui ne j)ut sauver la pièce. — Le 8 mars 1829, un autre bnilet, Les enchantements de Polichinelle, n'avait pas mieux réussi *. Une destinée plus heureuse était réservée au Pied de motiton, ballet-pantomime, représenté pour la première fois le 22 février 1850. Le jeune professeur de l'École royale, après avoir donné la preuve d'une grande souplesse de style en composant pour ces deux derniers ballets de la musique gaie, bien que travaillée à la façon des grands maîtres, écrivit une ouver- ture, des airs de danse, la musique de la pantomime de la marche du vaisseau, pour la tragédie de Soumet, intitulée : Une fête de Néron, qui fut représentée le 29 mars 1830, et dans laquelle le rôle de Néron était rempli par Jcnneval, le futur auteur des pa- roles de la Brabançonne '^. Pour en revenir aux exercices donnés par l'École royale en 1829, * La musique de ce ballet était d'Hansseiis et de Snol. Hanssens avait aussi composé et arrangéune musique pour un l)allet représenté le 29 janvier 1829, sous le litre : Le conscrit ou les petits Itraconniers. ^ La Gazette des Pays-Bas, du 18 juillet 1829, parle encore d'un drame lyrique en trois actes de Ch. Hanssens, intitulé : Edelmonde de la Lombardie, cl « reçu depuis longtemps » au théâtre de la Monnaie. ( 89 ) nous dirons que ces exercices avaient produit une recelte de 750 florins, dans laquelle les souscriptions entraient pour 5G5 flo- rins; les billets pris à la porte, pour 187 florins. La dépense s'était élevée à fl. ()85 55 C. L'état des sommes payées renferme quelques articles curieux; nous citerons les suivants: fl. 105 12 V^ c' pour habillements (deux robes, souliers, écharpe, bas, gants et peigne pour i\l'"^ Borger : fl. 25 98 7^ c'; habit, pantalon et gilet de drap noir pour M. Tournillon : fl. 4^2 52 '/"^ Cpayésau tailleur Jenart; habit, pantalon et gilet pour?: fl. 36 61 '/^ c' payés au tailleur Anthonis- sens) ; fl. G 61 '/'^ c' pouv un chapeau d homme (payé au chape- lier Tabon pour le jeune De Clerck); fl. 2 5G c^ payés à Servais, élève de la classe de violoncelle, pour achat d'une paire de souliers. On avait aussi prélevé une somme de 50 florins pour une gra- tiflcation accordée au professeur Bosselet. On donnait un certain apparat à ces exercices. 11 y avait deux huissiers qui portaient des chaînes et médailles au nom de l'École royale (payées fl. 64-26 c^ au graveur Jouvenel); et une garde de pompiers, composée d'un caporal et de quatre hommes. XIIÏ Concours et distribution des prix en I8ii9. - Les lauréats. — Rapport général sur la situation de l'École en 18:29, — Le subside de la ville pour 1830. Les concours de l'École eurent lieu au commencement du mois d'août. Toutes les classes y prirent part, hors la classe de haut- bois. Ces concours se firent publiquement à l'exception, bien entendu, de ceux d'harmonie et de composition. En voici le ré- sultat : CLASSE DE CHANT. 4 concurrentes. i" prix. M"c Augustine Ottmann, de Bruxelles. !2n»e id. M»e Léonline Melotte, de Bruxelles. Les deux autres concurrentes étaient M"es De Glimes et Dorsan. ( yo ) CLASSE DE VIOLON. 3 concurrents. l" prix. M. Jean-Baptiste Singelée, de Bruxelles. 2'n*' id. M. Bernard De Loose, d'Alost. Sme id. M. François Cousseran, de Bruxelles. CLASSE DE VIOLONCELLE. 3 concurrents. 1er pi-ix. M. François Servais, de Hal. 2«i« id. M. Joseph Mailly, de Bruxelles. Hine id. M. Alexandre Batta, de Maestricht. CLASSE DE FLUTE. 2 concurrents. 1er prix. M. Edouard Chasseur, de Bruxelles. !2d id. M, François De Rudder, de Bruxelles. CLASSE DE CLARINETTE. 3 concurrents. lei" prix. M. Frédéric Franck, de Bruxelles. !2'nc id. M. Joseph Blaes, de Bruxelles. Le troisième concurrent était M. Lambelé. CLASSE DE BASSON. / concurrent. Une mention honorable est accordée à M. Charles Van Hove, de Braine-Lalleud. CLASSE DE COR. 3 concurrents. ler prix. M. Jean De Clerck, d'Alost. :2""c id. M. Auguste Lagrange, de Namur. Le troisième concurrent était M. Cornet. , CLASSE DE PIANO. 4 concurrents. i^^ prix. M. Laurent Batta, de Maestricht. 2mc id. M»e Élisa Hoeberechts, de Bruxelles. Les deux autres concurrents étaient M»e Visscher et M. Aug. Hoeberechts. CLASSE DE DECLAMATION. 4 concurrents. ier prix. M. Jules De Glimes, de Bruxelles. 2™'" id. M'ie Caroline Dorsan, de Paris, yme j(i. M"e Aline De Glimes. de Bruxelles. Le quatrième concurrent était M'ie Bosselet. 91 CLASSK D'HARMONIE. :i concurrents. -ler prix. M. Pierre Schepens, de Wetteren. 2'ne id. M. Louis Sacré, de Bruxelles. CLASSE DE COMPOSITION. ? concurrents. ler prix. M. François Lintermaus, de Bruxelles. i2">*' id. M. Louis Sacré, de Bruxelles. Sur la liste des prix, de la main de M. Waltcr, on lit : « La Com- mission croit de son devoir de témoigner ici son entière satisfac- tion des progrès étonnants qu'ont faits les élèves des classes d'har- monie et de composition. Ils ont même dépassé les espérances que l'on pouvait concevoir d'eux. La Commission ne doute pas qu'ils ne fassent un jour beaucoup d'honneur à l'Ecole qui les aura formés. » La distribution des prix eut lieu le 15 août : les frais en avaient été faits généreusement par le prince de Chimay. Nous emprunte- rons les détails de la cérémonie à la Gazelle des Pays-Bas [n° du 15 août]. « Un morceau d'apparat, tel qu'on devait l'attendre du dis- cernement des chefs de l'École, préludait à cette touchante solen- nité: c'était la symphonie dite héroïque, de Beethoven, d'une har- monie si sévère, si vigoureuse, où se montre tout entier le génie du compositeur. Jouée par les élèves avec un étonnant aplomb, à peine cette symphonie finissait ^ que la salle retentissait des plus vifs applaudissements dont à bon droit une forte part revenait à M. Wery... » Le chœur du nouvel opéra des Deux Nuits venait après ce morceau... » On allait donner les prix lorsque M. Bosselet, professeur de déclamation de l'École, s'est avancé et a prononcé un discours dans lequel, en citant aux élèves comme des modèles à suivre les musi- ciens célèbres nés sur le sol de la Belgique, en applaudissant à * Il est assez probable qu'on n'en exécuta que la I»"*^ partie. (92) leurs progrès, à leur zèle, il leur rappelait en peu de mots et la munificence royale qui avait institué l'École et les encouragements donnés à leurs dispositions par un noble protecteur [le prince de Chimay]qui assistait à cette solennité. Ce discours, auquel Télocu- tion nette et facile de M. Bosselet prêtait beaucoup de eliarme, a été écouté avec le plus grand plaisir. » On a procédé ensuite à la distribution des prix... » Nous ne savons à qui faire honneur d'un des plus heureux incidents de cette solennité, de tout point inattendu... » M"*^ Mali bran est venue se placer au piano; elle a d'abord chanté la Tyrolienne [Bonheur de se revoir, etc.] que nous avons entendue au théâtre royal... Dans l'intervalle de cet air au suivant, M"' Dorsan a lu un quatrain improvisé... Émue jusqu'aux larmes, M™^ Malibran a néanmoins fait un effort sur elle-même, et la ro- mance d'Otello [la romance du saule] a derechef excité et les mêmes transports et le même enthousiasme. » L'ouverture du Jeime Henri, et le chœur final du ô''-'' acte de Moïse, ont renvoyé le spectateur non moins satisfait de Texé- lion de ces morceaux que des précédents .. » C'était à la demande de la princesse de Chimay que M'"^ Mali- bran avait consenti à se faire entendre, après avoir pris part à la distiibuîion des prix. La célèbre cantatrice avait donné un premier concert au théâtre de la Monnaie, le 1 \ août; elle en donna un second, le 15, dans la salle du Grand-Concert de la rue Ducale; et le 17, elle chanta en français, au théâtre, le second acte du Barbier de Séville. Parmi les lauréats des concours de 1829, on distingue M'"' Olt- mann , 1" prix de la classe de chant. Cette jeune personne, élève de MM. Roucourt et Bosselet, ne tarda pas à débuter dans l'em- ploi des S""^ et des o'"" chanteuses' : « Elle possède une fort belle voix, » disait la Commission dans son rapport général du 5 mars 1830, a et nous avons l'espoir de la former entièrement. » En * Ces débuis eurent lieu au grand théâtre, le 28 octobre et le 8 décembre 1829, dans le Bouffe et le Tailleur, et dans le Pensionnai des jeunes demoi- selles {Les Fisitandines). ( "3 ) effet nous verrons M"*" Otlmann figurer sur les programmes des exerciecs de l'nnnee 1830. Après la révolution, elle entra dans les chœurs de lOpéra, à Paris : soit qu'elle eut été forcée de trouver une position immédiate, soit que sa timidité naturelle ou le manque d'ambition lui eussent fait préférer le eertain à l'incer- tain. M. Singelée, I" prix de la classe de violon, après avoir été at- taché pendant quelque temps à l'orchestre de la Monnaie, partit pour Paris et ne revint à Bruxelles qu'en 1839 ; il fut alors nommé violon-solo du grand tliéàtre , poste qu'il occupa pendant de lon- gues années. Ensuite il devint chef d'orchestre, et remplit ces fonc- tions à Marseille, à Gand, à Bruxelles, et finalement à Anvers. Pendant ses années d'études à l'École royale de musique, il avait fréquenté les cours de Ch. Hanssens, et les connaissances qu'il y avait puisées, jointes à un instinct musical très prononcé, lui per- mirent de composer des ballets, des concertos de violon, de nom- breuses fantaisies pour orchestre sur des airs d'opéras, etc. Bernard De Loose. le second prix de violon, était fils d'un blan- chisseur de toiles à Alost. La régence de celte ville lui avait fait une pension de i50 florins. Après le concours, il retourna dans sa ville natale et y vécut du produit de ses leçons. Nous n'avons plus à parler de Servais ni d'Alexandre Balta. Le second prix de la classe de violoncelle, Joseph Mailly, avait été, très jeune encore, attaché à l'orchestre de YOdéon, à Paris, du temps delà grande vogue de Hohin des Bois. Revenu à Bruxelles, il s'était fait inscrire à l'Ecole royale en février 1829. A la mort de Platel, en 4835, ce fut M. Mailly qui le remplaça comme violon- celle-solo du grand théâtre. Son fils aîné, M. Alphonse Mailly, a acquis une grande réputation comme organiste : il est aujour- d'hui professeur d'orgue au Conservatoire. Les deux lauréats de la classe de clarinette avaient, M. Franck, 18 ans; M. Blaes , 14 ans et demi. Quoique le premier ait été un clarinettiste de mérite, il a été considérablement dépassé par son concurrent, devenu, comme on le sait, un des premiers virtuoses de notre époque. Après le décès de Baclimann,en 1842, tandis que P'ranck le remplaçait au théâtre delà Monnaie, Blaes lui succédait au Tome XXX. 7 (94) Conservatoire, et, chose remarquable, le troisième concurrent de 1829, Lambelé, élait nommé professeur adjoint. On lisait dans le rapport de la Commission du 3 mars J850, au sujet de De Clerck, âgé de 1 6 ans, élève de M. Berirand pour le cor : « La ville d'Alost entretient à ses propres frais ce jeune bomme à Bruxelles; il est bien digne de linlérét que lui poi'te sa ville natale, il a tout ce qu'il faut pour devenir un artiste très distingué. » De Clerck justilia entièrement ce pronostic : à la fin de 1851, il était P"" cor au grand opéra à Paris '. Nous avons déjà fait connaître le sentiment de la Commission sur les élèves des cours d'harmonie et de composition. Le !''■ prix de la classe d harmonie, Pierre Schepens, avait, paraît-il, de grandes dispositions; il jouait du trombone au théâtre de la Monnaie. 11 quitta la Belgique après 1850, et l'un de ses anciens condis- ciples nous a dit l'avoir retrouvé à Rome où il occupait la place de maître de musique dans une église. D'autre part on nous a communiqué une méthode de chant, précédée d'un solfège, pu- bliée par kji avec un texte anglais-français, ce qui donne à croire qu'il a aussi été en Angletcn-e 2. Louis Sacré a brillé dans un genre de musique qui demande de l'iniagination, de la verve et de l'entrain; il s'est montré le digne émule des Lanner et des Strauss. On pourrait appliquera la valse le vers de Boileau : Un sonnet sans défaut vaut seul un long poënie. Ortaines valses de Sacré, où la puissance du rhythme est rehaussée par un tour d'idées originales, par une harmonie * C'est du moins ce que dit une noU? signée par Bertrand et adressée, le 20 décembre 1851, au secrélaire de la régence [)ar Ign Ritlweger, qui fui le premier socrétnire adjoint du Conservatoire. De Clerck ne resta pas longiemps à Paris: il rentra au Conservatoire de Bruxelles, et y obtint une seconde fois le premier prix de cor, au concours de 185i. 2 La traduction française du texte est fort incorrecte, et certains mots pour- raient faire croire qu'elle a été faite par un Italien ou par Schepens lui-même, après un long séjour en Italie. ( 9"» ) piquante et par un lieureux emploi des timbres des instruments, valent à coup sûr bien des compositions prétentieuses, sans inven- tion et sans couleur. On se rappellera ce passage du rapport général de la Commis- sion, du 17 février 1829: « Les sieurs Lintermans, jeune bomme plein d'idées et grand travailleur, Scbcpens et Arnaud, ce dernier delà classe de chant, ont déjà composé des morceaux d'une belle facture. Il y a espoir fondé qu'ils feront bonneur à l'École. » La prédiction se vérifia au moins pour MM. Arnaud et Linter- nians. Nous avons déjà parlé des romances par lesquelles Arnaud se fit une grande réputation à Paris. M. Lintermans, premier pi'ix de composition de 1829, s'est distingué par de nombreux chœurs pour voix d'hommes, sans accompagnement : on lui doit la création du chant choral en Belgique et l'on sait à quel degré de perfcclion il a poussé ce genre de musique. La Société des arti- sans réunis est aujourd'hui sans rivale, comme l'avait é(é, de 1859 à 1850, la Réunion iijriquc. Nous allons voir M. Lintermans prendre part comme chanteur, en 1830, aux exercices de lÉcole royale, sans être inscrit sur la liste des élèves de la classe de Rou- court. L'année suivante, il entra dans le pensionnat du Conserva- toire de Paris, et revint ensuite s'établir à Bruxelles comme pro- fesseur de chant. Il a été chargé pendant quelque temps d'une classe de chant d'ensemble au Conservatoire de Bruxelles, mais n'a pas tardé à donner sa démission. M. Jules De Glimes, bien qu'il eut obtenu le premier prix de déclamation et conlinué, pendant l'année scholaire 18^^9-1830, à fréquenter le cours de M. Bosselet, n'a pas suivi la carrière théâ- trale, non plus que sa sœur Aline. L'époque critique de la mue lui avait Ole la voix : adolescent, il s'était fait entendre dans les exer- cices de l'Ecole avec un vrai succès. Très bon musicien, il ne recu- lait pas même devant des airs de ténor, comme le Pria che spnnfi du Mairimonio segreto, qu'il chanta, on s'en souvient, au premier exercice, le 14 juillet 1827 : il avait alors 13 ans et demi. Le 7 mai 1828, il chantait la partie de soprano dans un trio de la Création. Mais en 1829, il avait dii se borner à des rôles de comédie : sa voix parlée même avait souffert de la mue, et peut-être agit-il prudem- (90 ) ment en renonçant au théâtre. Nous avons déjà dit qu'il était de- venu l'un de nos meilleurs professeurs de chant. Ajoutons qu'il a composé des mélodies charmantes « où l'on remarque un goût fin dans les idées et dans la forme, une harmonie distinguée et l'ex- pression juste de la parole *. » M. De Glimes fut chargé par intérim de renseignement du chant au Conservatoire de Bruxelles en 1857 et 1838, et nommé professeur adjoint en 1839; mais un an ou deux après, il donna sa démission. .\u 51 décembre 1829, les élèves de l'École ro}ale de musique étaient répartis comme suit entre les différentes classes : harmo- nie et composition, 8; chant, 9; violon, tJl ; violoncelle, 6; contre- basse, 4; piano, 7; flûte, 6; hautbois, 5; clarinette, 7; cor, 7; trompette, 2; basson, 5; solfège, 25; déclamation théâtrale, 8 : total, 118. Ces nombres sont empruntés au raj)port dont nous allons par- ler, mais il doit y avoir ici une erreur ou une lacune, car le rap- port commence par constater qu'au 51 décembre 1829,1e nombre des élèves inscrits était de 125; puis, après avoir donné la répar- tition indiquée ci-dessus, il ajoute : « Parmi ces élèves, quelques- uns fréquentent deux classes, ce qui produit la différence que Ton pourrait remarquer entre le nombre total indiqué et la répartition par classe. » Dans son rapport général du 5 mars 1850 sur la situation de l'École, la Commission faisait ressortir celle considération, a qu'au bout de quatre années d'existence, cette institution bienfaisante avait déjà procuré à plus de quarante individus une existence honorable et indépendante. La Commission, » disait-elle, « a tou- jours cru devoir admettre de préférence des enfants de parents peu aisés, dont le sort futur était par conséquent très incertain. Si cette carrière ne leur eût pas été ouverte, bien peu d'entre eux eussent pu se procurer un talent et une éducation qu'ils ne pou- vaient acquérir qu'à grands frais à l'étranger... Quelles que soient la défiance et la force des préjugés contre tout nouvel établisse- ment, nous ne croyons pas que personne se refuse encore à croire à Vutilité et même à la nécessité d'une École de musique. » * Biographie universelle des musiciens, par Fr. Félis. (97 ) Parlant des professeurs, la Commission rendait pleine justice à leur zèle, h leur activité et h leur exactitude. « Quoiqu'ils soient bien inégalement rétribués, par suite de la modicité de nos res- sources, » disait-elle, « nous n'avons que des éloges à donner à tous indistinctement. Un amour-propre bien placé a été cbez plu- sieurs d'entre eux le seul mobile qui les a animés... La Commis- sion ne peut s'empêcber de mentionner particulièrement M. Wery, professeur de violon, qui, sans que son devoir l'y oblige, a bien voulu se charger de diriger l'orchestre de l'École dans les exer- cices qui ont lieu le samedi de chaque semaine, indépendamment des exercices publics qui ont lieu à des époques indéterminées. Il est impossible d'apporter plus de zèle et d'intelligence. » La Commission faisait connaître ensuite que M. Michel, accom- pagnateur de chant, avait organisé une classe secondaire de voca- lisation, et que M. Raoux avait été chargé des fonctions de répé- titeur, non appointé, de la classe de solfège. Parmi les élèves qui promettaient beaucoup, elle signalait M. Van Hoesen, âgé de 16 ans, élève de M. Bertrand pour la trompette. M. Van Hoesen était à la fin de 1851, 1" trompette au 3'"^ régi- ment de chasseurs; il passa ensuite au régiment des guides. Son exemple avait été suivi, après 1830, par beaucoup d'élèves des classes de clarinette, de basson et de cor : la formation des musi- ques des nouveaux régiments belges était verme leur offrir des moyens d'existence, et ils en avaient profité. En 1848, M. Van Hoesen fut nommé professeur au Conserva- toire de Bruxelles. Vers la même époque, un autre élève de M. Bertrand à l'École royale, M. Neyts, devint professeur de trombone dans le même établissement. Enfin nous pouvons encore citer deux élèves de l'ancienne École, MM. Léon Godineau et Fr. Schubert, qui ont été successi- vement répétiteurs, professeurs adjoints et professeurs titulaires de solfège au Conservatoire. Le subside de la ville pour 1830 fut porté à 4200 florins. Les 200 florins d'augmentation étaient destines à payer la concierge (98) (le rÉcole. « Par suite, » écrivait la régence à M. Robyns, tréso- rier, « l'Ecole royale de musique se trouvera dispensée de payer la gratification mensuelle de 5 florins qu'elle accordait à ladite concierge; et elle pourra se procurer avec les 60 florins qui font Timport de cette gratification , le bois de chauff'age nécessaire au service de son administration, v Au moyen de ses ressources ordinaires, la Commission avait pu acquérir un piano, une contre-basse, deux violoncelles et une paire de timbales. XÏV Les concerts et les exercices des élèves en 1830, — Les concours et la distribution des prix. En 18Ô0, il y eut deux concerts et quatre exercices publics des élèves de l'École royale. Les deux concerts furent donnés le 9 janvier et le 14 février. La partie sympbonique comprenait : la symphonie héroïque, de Beethoven; un final de symphonie par Krommer; un octuor de Reicha; les ouvertures des Deux nuits, de Boieldieu, et de Guil- laume Tell, de Rossini (celle-ci fut jouée dans les deux concerts); un concertino de violoncelle, composé et exécuté par Servais; le 3™' concerto de violon de Rode, exécuté par le jeune Cousseran, et le 1" concerto de Field , exécuté par M"'' Hocberechts. — La partie vocale comprenait : un air de Puccita, chanté par M"^ De Glimes; un duo de la Gi'iselda, de Paër, chanté par iM"'* Melotte et De Glimes; un duo de Guillaume Tell, chanté par MM. Arnaud et Lintermans; un trio du même opéra [quatrième acte], chanté dans les deux concerts par M"" Ottmann, Melotte et De Glimes; un quarletto de VAnnida, de Rossini, chanté par M"" Melotte et De Glimes, et MM. Arnaud et Lintermans; un quintette avec chœurs de la Zelmira, de Rossini; la Tyrolienne, chœur sans accompagnement de Guillaume Tell. — Enfin la partie drama- ( 99) tique se composait de scènes empruntées à Bnieys et Palapral, d'Etienne, et à Y Entrevue, comédie de Vigée, et jouées par MM. De Glimes, Huttet, Lukkow et Bossclel, et M"" Oltmann, De Glimes et Bosselet. Les programmes, comme on le a oit, étaient fort brillants. Les morceaux tirés de Guillaume Tell produisirent une vive sen- sation : ici, comme pour la Muette, pour le Coude Onj, l'École royale prenait les devants. Guillaume Tell, alors en répétition au grand théâtre, ne fut i-eprésenlé que le 18 mars 1830. L'orchestre de l'École avait fait de grands progrès. Le Journal de la Belgique et la Gazette des Pays-Bas vantent l'aplomb et rensemble admirables avec lesquels louverture de Guillaume Tell a été exécutée. L'appréciation du morceau par la Gazette dénote un bon musicien : « On ne pourrait, dit-elle, être ni plus grand peintre, ni plus grand coloriste [que Rossini]... La strette laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de loriginalité, mais il y a dans les masses d'harmonie une verve, une chalenr électrique qui mettent l'auditeur hors de lui-même... » Le concertino joué par Servais était, pensons -nous, le début du célèbre violoncelliste comme compositeur : il suivait les cours de Ch. Hanssens à lEcole royale. On ne saurait trop aj)plaudir à l'heureux choix des morceaux de chant : sauf l'air de Puecila, d'une valeur douteuse, tous les autres morceaux étaient bien propres à développer les facultés vocales, en même temps que le goût des élèves. Voici comment la Gazette des Pays-Bas appréciait la partie dramatique du premier concert [n° du 11 janvier 1850]. « Des quatre acteurs de Brucys et Palaprat [MM. De Glimes, Bosselet, Huttet et Lukkow], nous avons remarqué, comme promettant davantage, les jeunes Bosselet et Huttet; le premier anime son jeu, sa physionomie, et varie sa diction que dépare cependant un léger vice d'articulation. M. De Glimes récite plutôt quil ne parle; il y a dans son organe de l'embarras, de la pesan- teur; et néanmoins rintelligence se fait jour encore à travers ces défauts. Les inflexions ont plus de netteté chez M. Lukkow, mais ses traits manquent d'expression. Nous n'avons pas jusqu'ici gâté ( 100 ) M"^ Ottmaiin ' ; on nous croira donc quand nous dirons que son visage, naturellement sérieux, a joué M'"'BeauvaI [dans Brueys et Palaprat] avec une gaieté tout à fait assortie au personnage. Nous l'invitons à ne point baisser la tête aussi souvent comme cela lui est arrivé dans ses débuts : on ne s'aguerrit au tliéâlre qu'en re- gardant l'ennemi en face, toutefois avec une modeste assurance... Une ancienne comédie de Vigée, \ Entrevue j a fourni loccasion de montrer dans la petite Bosselet une soubrette fort éveillée et surtout bien disante. Le jeune Huttel n'est non plus dépourvu ni de naturel ni d'aptitude à bien dire... La taille, la figure de iM"*" De Glimes l'appellent sans doute au grand emploi de la comédie : dès lors il convient que son débit soit plus ferme, plus varié et qu'elle tàcbe à triompher d'un peu de froideur. » Si maintenant nous dépouillons les programmes des ([uatre exercices des 21 et 28 mars, du 25 avril et du 9 mai, nous trou- vons : Pour la partie instruinenlale, 1° la symphonie en ut mi- neur (5°'*'), de Beethoven ; la symphonie en si bémol (i""^); le final de la symphonie en re (2""') et l'allégretto de la symphonie en la (7'""), du même; 2° les ouvertures de V Hôtellerie portugaise j de Cherubini; de Semiramis et d'Eduardo e Cristina, de Rossini; de la Vestale j de Sponlini, et de Fra Diavolo, d'Auber; 2° une fantai- sie pour cor, exécutée par le jeune De Clerck; un air varié pour le violoncelle, composé et exécuté par M. Mailly; un concertino de clarinette, de Lindpaintner, exécuté par M. Franck; une fan- taisie pour flûte, de Tulou , exécutée par le jeune De Rudder; une fantaisie pour piano et violon, de Herz et Lafond, exécutée par M"* Hoeberechts et M. De Greef ; un air varié pour le basson, deGebauer, exécuté par M. Van Hove; trois airs russes variés pour piano et violoncelle par Rietz [Julius], exécutés par les frères Batla. — Pour la partie vocale, i" l'air de Bobin des bois, chanté par M^'^Ottmann; un air de Tancredi, de Rossini, avec chœurs, chanté par M"'' Melotte; un air de la Griselda, de Paër, chanté par M"" Ottmann; un air d'// sacrifizio d'Abraham , de Cimarosa, * Allusion aux articles publiés dans la Gazelle lors des débuis de celle élève au Ihéàlre de la Monnaie. ( lOi ) clianlé parM"*DcGlinies; 2° un duo iV II Pirata, de [Jellini, chnnté par M"" Melolle et M. Lintermans; le trio des femmes du Mariage secret, de Cimarosa, chanté par M"" Oltmann, Mclotle et De Gli- mes (?); un quatuor de Moïse, chanlé par M"^^ Melotte et De Gli- mes, et MM. Arnaud et Lintermans; un quatuor de Bianca et Faliero, de Rossini, chanté par les mêmes; un quintette avec chœurs de la Zelmira, de Rossini, déjà exécuté dans le concert du 9 janvier; 5" l'introduction et un chœur de Moïse; un grand chœur du même opéra; un chœur de la Fiancée, d'Auber; un chœur du Dilettante cV Avignon, d'Halevy; un chœur composé par Ch. Hanssens. — Pour la partie dramatique, des scènes du Dépit amoureux, jouées par MM. De Glimes et Huttet, et par M"" De Glimes et Bos- selel; de Démocrite amoureux, jouées par M. Rouquet et M"" 13os- selet; de V Amant bourru, par M. Rouquet; du Médecin malgré lui, par MM. Rouquet, Adrien, Snel S M"^^ De Roy et Pcrrard; du Mercure galant, par MM. Rouquet, Adrien, Snel, et M"'* Bosselet et Ouzet. En rendant compte de ces exercices, les journaux continuent à faire l'éloge de l'orchestre. La Gazette des Pays-Bas. dans son numéro du 27 avril, dit à propos de la symphonie en si bémol de Reethoven : « Cette symphonie, où brillent au plus haut degré l'originalité, la hardiesse toujours heureuses, toujours fécondes en mélodies ou gracieuses ou savantes, veut, en raison de ces qua- lités, être jouée avec cette vigueur, cette expression, cet ensemble si justement applaudis hier, et que M. Wery a si bien l'art de com- muniquer à ceux qui l'entourent. » La Bévue belge ^ critique le choix de quelques morceaux : l'ouverture à'Eduardo e Cristina, les airs variés de Rietz, pour ' Frère du compositeur. * Ce Journal scientifique, philosophique et lilléraire comptait parmi ses rédacteurs MM. S. Van de Weyer, J.-B. Nothomb, Ph. Lesbroussarl, Charles- Al. Campai! , Baron, Claes, Vaulier, etc. Il avait commencé à paraître par livraisons in-8", au commencement de 1850 ; le tome 1 a 556 pages; le tome II s'arrête brusquement à la page 128: les événements de la révolution mirent tin à sa publication. ( 102 ) piano et violoncelle; Tair varié de Gebauer (sur le Claii^ de la luné), pour basson. Le choix de ce dernier morceau surtout ne lui a pas semblé heureux '. Voici comment la Gazette [n° du 27 mars] s'exprime au sujet de M. 3!ailly : « Ce jeune homme possède un talent fort distingué sur le violoncelle. Jusqu'ici il paraît appelé à nous consoler de Tabscnce involontaire de M. Platel, son maître, tant il y a d'ana- logie entre le l'aire de Tun et les précoces dispositions de l'autre.» Parlant de MM. De Clerck, Franck et De Piudder, la Gazette [n^'des 27 mars et 1" avril] s'exprime ainsi : « Le jeune De Clerck tire déjà du cor les sons les plus moelleux et se rend maître des difficultés avec une audace, un aplomb du meilleur augure pour l'avenir. — Beaucoup d'aplomb, un jeu facile, de la vigueur, de réclat, telles sont les qualités que possède sur la clarinette M. Franck. — La fantaisie du jeune flûtiste, M. De Rudder, a excité les mêmes bravos. Voilà presque un rival à Drouet dans un enfant, pour la rapidité des traits, la netteté des cadences; et pour lexpression, la qualité, la beauté de l'embouchure, un élève digne de M. Lahou. » La Gazette trouve que M"" Ottmann a montré de la voix, mais que son articulation est toujours un peu molle; elle espère que rinléressante élève s'animera davantage. Ensuite elle loue l'organe flexible et doux de M"*^ Melotte et lengago à vaincre sa timidité. M. Lintermans reçoit des éloges sans restriction : la Gazette recorniait « son excellenle méthode, sa belle voix ; » — « M. Lin- termans, dit la Revue, possède un beau talent. » Parmi les élèves de la classe de déclamation, la Gazette fait une mention honorable delà petite Bosselet « qui justifie chaque jour les éloges (ju'on lui donne. — M. Rouquet n'en méritera pas moins, s'il parvient à corriger certain vice d'accent, qu'on tolère difficilement au théâtre. » M"* Bosselet, croyons-nous, suivit la carrière du théâtre : toute petite, elle jouait des rôles d'enfants à la Monnaie et au Parc. * Le jeune Van Hove.qui avait exécuté ce morceau, est aujourd'hui inspec- teur général au ministère des finances. ( 103 ) Son frère , Charles Bosscicl, qui figurait parmi les élèves de Ch. Hanssens à l'Ecole royale, devint plus lard professeur d'har- monie au Conservatoire , et se distingua par différentes composi- tions musicales. Après Î850, M"^ Melotte entra au Conservatoire de Paris; elle y obtint un premier prix de chant en 1835 et fut engagée comme i'" chanteuse à Rouen. Elle se maria dans cette dernière ville avec un acteur encore inconnu à cette époque, mais qui devait plus lard créer un emploi : nous voulons parler de Félix, le Desgenais des Filles de marbre. On lit dans V Histoire de la Société des con- certs du Conservatoire de Paris, publiée en 1860 par M. Elwart : « En 1840, M"'^ Felix-Melotte tenait à Rouen l'emploi de première chanteuse. Elle y joua avec distinction tous les rôles du grand répertoire... Depuis quelques années, M'"^ Félix remplit à l'Opéra- comique [à Paris] les rôles de jeunes mères. » Nous avons vu que le produit des quatre exercices donnés par les élèves de lÉcole royale en 1829 avait été de 750 florins. Les six exercices de 1850 ne rapportèrent qu'une somme de 554 florins (montant des souscriptions, 575 florins; produit des billets pris à la porte, 161 florins): ce qui constitue une diminution notable. La curiosité du publie s'était aïï'aibiie, comme il arrive souvent : peut-être aussi les circonstances politiques ne furent- elles pas étrangères à ce résultat. La dépense s'était élevée à fl.564 51 ^l-2c':\\ y eut donc un déficit de fl. 50 51 '/cj ('/. Mais il faut ajouter que dans la dépense figurait une gratification de 100 florins, accordée au professeur Bosselet '. 11 résulte d'un compte payé à un artiste étranger à l'École, que pour les quatre exercices de 18i9, on avait fait 22 répétitions. Pour les six exercices de 1850, il y en eut 54 : la moyenne est la même pour les deux exercices, c'est-à-dire environ (i répétitions par exercice ou concert. * Dans sa séance du 9 août, la Commission avait décidé qu'outre celle gra- lificalion elle en accorderait une autre, de 100 florins également, à Arnaud, professeur par intérim de solfège, pour les services rendus par lui pendant l'année scholaire I8i29-I850; mais celle gratification paraît ne pas avoir été payée. ( 104) Les documents que nous possédons sur les concours de l'an- née 1830, se réduisent h peu de chose. On trouve l'annonce suivante dans le Journal de la Belgique du 27 juillet : « Les concours publics pour les prix à l'École royale de musique et de déclamation auront lieu cette année dans l'ordre suivant : Mardi 27 juillet, lecture musicale et piano; Mercredi 28 » déclamation, flûte et clarinette ; Jeudi 29 » violon, hautbois ; Vendredi 30 » basson, cor, chant. » Tous ces concours seront publics, ils commenceront pour toutes les classes à 1 heure après-midi. » Lundi 2 août, distribution des prix à la même heure. A cette occa- sion les élèves donneront un concert dont le programme sera publié ulté- rieurement. On peut se procurer des billets d'avance au local même de rétablissement. Prix : 1 florin \ • Voici le programme de la cérémonie : 1. Symphonie de Beethoven en si bémol. 2. Quatuor de Bianca e Faliero, musique de Rossini, chanté par M"<"s Melotte et De Glimes, MM, Arnaud et Lintermans. 3. Scène des Folies amoureuaen , de Regnard, par M'i^s Ouzet et De Roy, et MM. Rouquet, Adrien et Jolly. 4. Hymne à la nuit, composé par M. Haussons, chanté par M"es Melotte, De Glimes, De Pauw, sœurs, et Van der l'erren. a. Ouverture de Guillaume Tell, musique de Rossini. 6. Distribution des Prix. 7. Chœur de Mdise, musique de Rossini. On lit dans le Journal de la Belgique du 4 août : « Hier [;2] a eu lieu la distribution des prix à l'École royale de musique. C'est la ville qui, celte année, a généreusement fait tous les frais pour * Celait le prix ordinaire d'entrée aux exercices de l'École. ( 105 ) l'achat des prix, lesquels, en l'absence de M. îc bourgmestre, ont clé décernés par M. l'échevin Van Gameren. M. le gouverneur de la province, se dérobant à ses nombreuses occupations, a honoré de sa présence cette solennité. Elle a été précédée, comme de coutume, d'exercices dans lesquels les élèves ont témoigné de leurs progrès, en même temps que ceux-ci prouvent les soins de M\l. les membres de la Commission, ainsi que le zèle et le talent de MM. les professeurs. » La Revue se borne à ces quelques mots : « Le manque d'espace nous empêche de rendre compte du concours de TÉcole royale de musique, de la distribution des prix, et de linjustice faite à un jeune violoncelle, élève d'un des professeurs les plus distingués de notre ville; nous en parleions dans notre prochain numéro. » Les lignes que nous venons de transcrire, se trouvent à la page 128 du t. II, la dernière qui ait été imprimée, la Revue ayant cessé de paraître. Le jeune violoncelle dont il est ici question pourrait bien être François De lAlunck, né à Bruxelles le G octobre 1815 et le succes- seur de Platel au Conservatoire.il avait reçu les premières leçons d'un musicien de l'orchestre du théâtre de la Monnaie, appelé De Wageneer, et jouait déjà en public dès l'année 1828. A quelle injustice la Revue faisait-elle allusion? Le concours de la classe de violoncelle n'était pas mentionné dans Tannonce du Journal de la Belgique. Peut-être Platel l'avait- il supprim'é en haine du père du jeune De Munck a^ec qui il était brouillé, et pour ne pas per- mettre au fils de remporter un succès... Les sœurs De Pauw, M"*" Van der Perren et 31"'= De Roy qui figu- rent sur le programme du concert donné à l'occasion de la distri- bution des prix, continuèrent après 1850 leur éducation au Con- servatoire. Hortense De Pauw et Louise De Roy suivirent la carrière du théâtre et obtinrent des succès en Italie *. M"*^ Euphrosine Van der Perren épousa le pianiste Mortier de * M»e H. De Pauw faisait partie, sous le nom de M""* Albani, d'une troupe italienne qui vint donner des représentations à Bruxelles en 1845. ( lOfi ) Fontaine. Elle se fit entendre en 1859 à la Société des concerts du Conservatoire de Paris, et voici ce qu'en dit Elwart,dans son His- toire déjà citée : « Cette artiste... possédait une très belle voix de contralto, qu'elle dirigeait avec cliarme et méthode. » XV L'École de musique après 1880. — Son érection en Conservatoire. La révolution de 1830 porta un rude coup à TEcoIc royale de musique. De toute la Commission il n'était resté à Bruxelles que le trésorier et le secrétaire : l'un n'avait aucune influence et l'on suspectait l'autre d'orangisme. (Cependant on fut bien forcé de s'adresser à celui-ci quand, dans les bureaux de la ville et du mi- nistère de lintérieur, on commença à penser à la ci-devant École royale. M. V. Walter mil le plus grand empressement à fournir tous les renseignements demandés ; l'institution et ses professeurs trouvèrent en lui un défenseur ardent et convaincu. Par une lettre du 28 octobre 1850, la Commission administra- tive provisoire de la ville de Bruxelles avait réclamé l'état nomi- natif du persojuiel de l'École. Yv^alter envoie cet état le 8 no- vembre : « Plusieurs professeurs se trouvant absents, » écrit-il, « je n'ai pu obtenir plus tôt les indications qui m'avaient été demandées. » Il fait ensuite l'historique de l'École, et finit par exprimer l'espoir « qu'on ne laissera pas périr entièrement une institution aussi utile, aussi libérale et aussi glorieuse. » Le 17 décembre, Walter envoie un tableau delà situation de l'École de musique, depuis sa création, demandé par lettre du col- lège des bourgmestre et échevins, en date du H courant : o Tous les professeurs sont restés à leur j)oste, sauf M. Corini, professeur de basson, qui est retourné depuis six semaines à Amsterdam où il avait été précédemment employé. M. Wery est actuellement à Huy, mais il a fait savoir qu'il reviendrait à Bruxelles, aussitôt que l'École se rouvrirait. Je prends la liberté, messieurs, » ajoute ( 107 ) Wnlier, a de recommandera votre sollicitude le sort des malheu- reux nrtistes dont les moyens d'existence sont presque enlièiemcFit perdus. Vous sentirez d'ailleurs qu'il y a entière justice à leur accorder du moins le montant du 7)"'" trimestre qui devait échoir au 50 septembre. » Et il finit en disant: « J'ose espérer, messieurs, que vous voudrez bien vous intéresser à la continuelle prospérité d'un établissement dont le but est si glorieux, les avanlai^es si réels et si constants, le succès si rapide et les résultats si satisfaisants. » Le 19 décembre, Walter, sur la demande expi'imée par le gou- verneur de la province , transmet à ce fonctionnaire le règlement de lÉcoIe de musique. Il répond en même temps à quelques ques- tions qui j)araissaient lui avoir été posées. Après un bisloi-ique de l'École, il continue ainsi : « L'inslitution de la Commission était absolument illusoire. Il eût été bien préférable de n'y avoir qu'un directeur , qui eut été chargé de toute l'adminislralion. De celte manière le travail serait beaucoup simplifié, tout marcherait d'un pas beaucoup plus uniforme, et le directeur prendrait la chose d'autant plus à cœur qu'il n'aurait pas à redouter continuellement ces demandes de complaisance, qui sont inséparables de toute Commission. Cette amélioration est urgente dans l'intérêt de l'établissement. » Une autre amélioration serait le dédoublement de la classe de violon. Si l'intention du gouvernement était de créer un véritable Conservatoire, il serait de toute nécessité d'éta- blir un pensionnat où les élèves recevraient une éducation régu- lière et dirigée vers le but où Ion se propose d'arriver. « Dans ce cas, » dit Walter, « je pourrais indiquer le plan à suivre pour obtenir le meilleur résultat au meilleur marché possible. J'ai visité en détail tous les Conservatoires d'Italie, et j'espère être à même de fournir à cet égard les renseignements désirables; mais tout cela est naturellement subordonné aux vues ultérieures du gou- vernement et à la somme que l'on voudrait affecter à un établisse- ment de cette nature. » Walter termine en recommandant l'École à la bienveillance du gouverneur. Le 51 janvier 1831, Walter envoie an chef du comité de l'inté- rieur, sur sa demande, 1° un inventaire comprenant les actes de nomination des employés de l'École de musique et les résolutions ( 108 ) qui fixent leur traitement; 2° deux états en double des sommes dues aux professeurs et employés pour les deux derniers tri- mestres de 1850. « J'ose espérer, monsieur, » éerit-il, « que vous donnerez incessamment les ordres nécessaires pour rouvrir cette intéressante et utile institution. Je me suis déjà assuré d'un local que la ville veut bien mettre à notre disposition; nous n'attendons plus que votre permission pour commencer. » Le payement des deux derniers trimestres de l'exercice 1850 ne fut effectué (par la ville au moins), comme nous le verrons, qu'à la fin de 1851. Le 28 février 1851, le collège des bourgmestre et échevins adressa la lettre suivante à iMM. Roucourt, Hanssens, Wery, Platel, Labou, Bertrand, Michelot, Beeckmans, Borini, Friard , Bacbmann, Van Helmont [fils?], Michel, De Greef, Servais, Fou- cart, Motte et Walter, professeurs, répétiteurs, surveillants et secrétaire de l'École : « Le comité de l'intérieur nous ayant fait connaître par une dépécbe du 19 du courant, que bientôt une nouvelle organisation du Conservatoire de musique aurait lieu, et que les émoluments dus à MM. les professeurs leur seraient payés, y compris le 1" trimestre de la présente année, nous avons l'honneur de vous informer, monsieur, que votre traitement vous sera payé jusqu'au l**" avril exclusivement, mais que nous ne pouvons en aucune manière en garantir la continuation après cette époque, vu la pro- chaine réorganisation de l'École. » Ce collège, paraît-il, avait sur la musique les mêmes idées que la régence de 1818. Dans sa séance du 8 mars 1851, il prit la réso- lution suivante : « En attendant des circonstances plus heureuses, le collège est d'avis de suj)primer provisoirement VEcole de chant [!] ; une proposition conforme sera faite au conseil de régence lors de la présentation du budget des dépenses. » Lorsque le collège prenait ce» te résolution, il avait déjà reçu deux lettres du ministre de l'intérieur qui demandait un plan de réorganisation de l'École de musique. La première de ces dépèches portait la date du 19 février; la seconde, celle du 5 mars. Celte dernière était accompagnée d'une ' iOO V requête signée par différents amateurs delà ville, sollicitant la place de directeur de l'École pour Van der Plancken, requête sur laquelle le ministre priait le collège de lui donner son avis. Le d2 mars, nouvelle dépêche transmettant une requête de Van der Plancken lui-même. — Le 24 mars demande itérative du travail réclamé par les dépêches du 19 février et du 5 mars. Enfin, le 19 novembre 1831, le ministre écrit à la régence: « Mes lettres des 19 février, 3, 12 et 24 mars derniers, par les- quelles je vous priais de m'adresser un plan de réorganisation pour le Conservatoire de musique de cette ville, étant toutes restées sans réponse, je dois, de nouveau, vous engager à me faire connaître votre résolution définitive relativement à cet établisse- ment. Si votre intention est de continuer le payement du sub- side de 4000 florins que la régence y affectait sous le précédent gouvernement, je vous prie de vouloir bien m'en instruire avant le 26 de ce mois; car, dans le cas où la ville ne voulût plus sou- tenir cet établissement, je ne porterais plus au budget de l'État, pour 1832, le montant du subside accordé par le gouvernement. Ces renseignements me sont indispensables pour la formation de ce budget, dont je m'occupe en ce moment. » Le 25 novembre, jour indiqué comme dernier délai, le bourg- mestre Rouppe répond en ces ternies au nom du collège : « Pour satisfaire à la demande contenue en votre dépêche du 19 courant, relative à la continuation du subside de 4000 florins que la régence affectait sous le précédent gouvernement au Conservatoire de mu- sique, j'ai l'honneur de porter à votre connaissance le résultat de la délibération qui a eu lieu en séance du conseil de régence, le 22 de ce mois, sur cet objet. » Le conseil, déterminé principalement par la considération du subside que vous manifestez l'intention bienveillante de porter aussi de votre côté au budget de l'État, pour être accordé par le gouvernement aux mêmes fins, a décidé que l'allocation de 4000 florins pour le Conservatoire de musique serait ])ortée au budget des dépenses de la ville pour l'exercice 1832, mais seule- ment pour autant que pareille somme serait allouée au budget de l'État en faveur du dit établissement. Tome XXX. 8 ( 110 ) » Je ne dois point vous dissimuler, monsieur le ministre, que plusieurs membres de la régence ont représenté comme fort peu satisfaisant l'état de renseignement qui était donné au Conser- vatoire, qu'ils se sont appuyés de l'expérience du peu de résul- tats obtenus sous le rapport du nombre et du talent des élèves formés d cette Ecole, et qu'ils ont émis le vœu que, si elle vient à être ouverte de nouveau, une réorganisation complète fasse cesser les abus qui paraissent y avoir existé. » Une pareille appréciation a lieu de surprendre : elle ne peut s'expliquer, en dehors de la tendance de toute nouvelle adminis- tration, surtout après une révolution , à trouver mauvais tout ce qui a été fait avant elle, que par des amours-propres froissés, par des ambitions déçues. Et Van der Plancken doit y avoir poussé beaucoup : la requête tendante à le faire nommer directeur de rÉcole, avait été signée sans doute parles amateurs qui ne juraient que par lui, et dont plusieurs ne s'étaient jamais consolés de ne pas avoir eu voix au chapitre, avant la révolution. Mais continuons notre exposé. Le 21 décembre d851, le ministre de l'intérieur écrit à la régence : « D'après l'assurance contenue dans votre lettre du !25 novembre dernier, qu'un subside de 4000 florins sera de nou- veau porté sur le budget de la ville, de 1852, en faveur du Con- servatoire de musique, j'ai fait également porter un pareil subside sur le budget de l'État, qui est en ce moment soumis aux Cham- bres. -— Je vous prie, messieurs, de vouloir bien, en conséquence, Hj'adresscr le plus tôt possible et avant la fin du mois, un plan de réorganisation, afin que les cours puissent reprendre à cet éta- blissement dès les premiers jours de l'année prochaine. )> Le 27 décembre 1851, Rouppe met l'apostille suivante sur un rapport du chef du 4"'*= bureau, daté du 24 décembre : « 11 me semble qu'il faudrait prendre l'avis de quelques personnes aptes à apprécier les innovations proposées ou jugées nécessaires pour donner à l'établissement une nouvelle organisation, propre à at- teindre le but que le conseil de régence s'est proposé en émettant le vœu que lÉcole de musique reçût une organisation plus con- forme au but de son institution. » ( 1M ) Le 8 janvier 1832, le collège décide de charger du travail de réorganisation M]\I. Engler et Froidmont, membres du conseil de régence, MM. Robyns, Biaes-De Donder et Campenhout. Un modèle de la lettre à adresser à ces personnes est préparé, mais lorsqu'il est présenté à l'approbation du bourgmestre, celui-ci se ravise: a Le gouvernement, » porte une note de sa main, du 12, « faisant, ou devant faire, moitié des frais de l'institution dont il s'agit,c'est, je pense, d'accord avec lui qu'il faut procéder dans tout ce qui concerne les dispositions réglementaires. C'est dans cette opinion (jue j'ai indiquée M. le ministre de l'intérieur les cinq personnes dénommées ci-contre. On pourrait répéter cette proposition par lettre au dit haut fonctionnaire; mais il faudra attendre sa réponse avant que de rien notifier à MM. les candidats pour la Commission. » La lettre dont il est ici question fut-elle écrite au ministre ? Y fut- il répondu ? Nous l'ignorons. Le 15 février 1852, le roi signait l'arrêté prescrivant l'érection d'un Conservatoire de musique à Bruxelles, en remplacement de la ci-devant École royale. Avant de donner cet arrêté, il nous faut retourner en arrière. Le 27 juillet 4851 , MM. Roucourt et Wery avaient réclamé auprès de la régence un local, soit celui que l'École occupait à l'ancien hôtel des finances, soit tout autre, afin de pouvoir repren- dre leurs leçons. Cette demande fut ajournée, parce que l'ancien local était occupé par l'Académie de dessin. Le 15 septembre, une j)étition signée par MM. Roucourt, Friard, Wery, Borini, Bertrand, Bachmann etPlatel, réclame le payement des deux derniers trimestres de 1850, dont la ville est encore rede- vable aux professeurs de l'École. Dans la séance du 8 octobre, le collège propose au conseil de faire payer les 2100 florins restant à solder sur les 4200 florins accordés pour l'exercice 1850. Le 11, le conseil agrée cette pro- position. L'ordre de payer est envoyé au receveur de la ville, le 1 5 novembre. Le 24 novembre, M. Robyns transmet au collège le compte de l'emploi qu'il a fait des sommes reçues tant du gouvernement que de la ville, pour le payement du 1^"^ trimestre de 1831. ( M2 ) Le payement des traitements et salaires était donc effectué jus- qu'au 51 mars 1831 inclusivement. L'arrêté royal du 13 février 1852 était conçu dans les termes suivants : « Léopold, roi des Belges, à tous présents et à venir, salut. >^ Considérant que TÉcole de musique de Bruxelles a cessé d'exister depuis le commencement de la révolution. » Considérant l'utilité d'une institution de cette nature dans la capi- tale du royaume, pour conserver et propager les bonnes méthodes et former des maîtres et des artistes de mérite, dans les différentes parties de l'art musical. » Sur le rapport de notre ministre de l'intérieur, « Nous avons arrêté et arrêtons: Article premier. « Un Conservatoire de musique sera établi à Bruxelles. Art. 2. « Notre ministre de l'intérieur nous soumettra ses propositions pour l'organisation de ce Conservatoire, après avoir entendu la Commission administrative et de surveillance nommée ci-après. Art. 5. « Le Conservatoire sera administré sous la direction et la surveillance de notre ministre de l'intérieur par une Commission permanente. » Sont nommés membres de cette Commission : MM. le bourgmestre de la ville de Bruxelles. Engler, ) membres du conseil de régence de la ville de Froidmont, ) Bruxelles. Hippolyte Vilain Xllll, membre de la chambre des représentants . M. Robyns, pi'opriétaire. le baron de Peellaert, major, attaché à l'état-major général. Blaes-De Donder, propriétaire. ( H5 ) Art. 4. « Notre ministre de l'intérieur nommera, sur la proposition de la Com- mission, le président, le vice-président, le trésorier et le secrétaire de la dite Commission. Le président et le trésorier seront choisis dans le sein de la Commission. Art. s. '5 Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent arrêté. " Donné à Bruxelles le 13 février 1852. » (Signé) Léopold. » Par le roi, le ministre de l'intérieur, » (Signé) De Theux. » U'^} APPENDICE. L'arrêté du 15 février i852 clôt la seconde période de l'histoire du Conservatoire de Bruxelles. Nous pourrions donc terminer ici notre travail, mais comme la réouverture des classes n'eut lieu que le i*"' octobre 1855, nous ferons connaître succinctement ce qui se passa dans lintervalle. Et d'abord on nous permettra de présenter quelques observa- tions sur l'arrêté même. Tandis que le gouvernement des Pays-Bas avait rattaché V École royale de musique à l'ancienne Ecole de c/ia?if, établie en 1815, le gouvernement du roi Léopold avait la prétention de fonder une institution nouvelle, quoique, dans le fait, le Conservatoire Y\^\i été que la continuation de VEcole royale '. A deux exceptions près, tous les anciens professeurs furent maintenus. La seule inno- vation consista dans la suppression des inspecteurs et dans l'insti- tution d'un directeur, comme Walter le recommandait par sa lettre du 19 décembre 4850 : encore ce directeur fut-il placé immédia- tement sous les ordres de la Commission. Et comment était com- posée cette Commission? Sur sept membres, elle en comptait trois qui ne s'occupaient guère de musique. On aurait compris que le bourgmestre de Bruxelles et un membre de la chambre des représentants en fissent * L'École de musique de Liège avait été plus heureuse. Elle était restée ouverte et le gouvernement s'était borné à lui donner le litre de Conservatoire royal de musique, par un arrêté du 15 novembre 1831. ( 11^ ) partie; mais fallait-il deux membres du conseil de régence? La Commission n'aurait-elle pas gagné beaucoup à la substitution de Campenhoul, artiste distingué, au médecin Froidmont? On a de la peine à comprendre que Campenhout n'ait pas été nommé, ayant été présenté, comme on l'a vu, par le bourgmestre. L'élimination de M. Waller se conçoit mieux : il était suspecté d'orangisme, et la part toute prépondérante qu'il avait prise à l'organisation de la ci-devant Ecole royale aurait suffi pour le mettre à l'écart K La nullité seule de M. Robyns, jointe à une certaine popularité, l'avait fait conserver. La nouvelle Commission fut installée le i5 février 1832. Elle choisit pour vice-président M. H. Vilain XIIII et pour secrétaire adjoint M. Ig. Rittweger. Ensuite elle s'occupa d'arrêter un règle- ment qui lui demanda cinq mois de travail. Ce rèi^lement, fait et arrêté le 21 juillet, fut approuvé par le conseil de régence, le 31 juillet, et par le roi, le 26 août. Il devait y avoir le même nombre de classes qu'à l'Ecole royale. Les membres de la Commission étaient nommés par le roi; les directeur, professeurs, professeurs suppléants, et tous les autres employés étaient nommés par le ministre de Tintérieur, sur la présentation de la Commission. Le directeur, « outre une des classes qu'il devait tenir, avait la surveillance immédiate sur toutes les parties de l'enseignement, et ses attributions s'étendaient sur les professeurs et les élèves. » Il faisait à la Commission les propositions pour l'admission et le renvoi des élèves, pour la nomination et la révocation des répé- titeurs, et, à la demande de la Commission, pour la nomination des professeurs, professeurs suppléants et employés. La Commission prenait toutes les décisions importantes : le di- recteur pouvait être appelé à assister à ses conseils où il avait simplement voix consultative. — Elle réglait de concert avec le directeur tout ce qui se rattachait aux exercices publics et à la tlistribution des prix. ^ M. Walter fui nommé quarante ans après, sous la direction de M. Gevaert, membre de la Commission du Conservatoire. ( IK» ) Le 40 juillet 1852, le local aux finances étant disponible, le bourgmestre délégua M. Robyns à l'effet de retirer de l'hôtel du prince de Chimay les meubles et effets de l'ancienne École de mu- sique, qui y avaient été transportés au mois de septembre 4 830, par les soins du surveillant de l'École et y étaient restés. Le 5 septembre 1852, le bourgmestre réclama de M. Walter les papiers, titres et comptes de l'ancienne École dont celui-ci était resté dépositaire et qu'il restitua le 20 janvier 1833, « des circon- stances indépendantes de sa volonté ayant retardé jusque-là l'en- voi de ces pièces. » Enfin un arrêté du 20 avril 1833 « autorisa le payement à des professeurs de l'ancienne Ecole de musique, du traitement qui leur était dû pour les neuf derniers mois de l'année 1851. » Entre-temps, des négociations s'étaient établies, vers la fin de 1832, avec M. Fétis qui était alors professeur de contre-point et de fugue au Conservatoire de Paris, pour lui confier la place de maître de chapelle du roi et celle de directeur du Conservatoire de Bru- xelles. Les résultats de ces négociations furent annoncés, comme suit, dans la partie officielle du Moniteur belge, le 19 avril 1835 : « Ministère de tintérieitr. Par une disposition du 15 avril cou- rant, M. Fétis, de Mons, professeur au Conservatoire de musique de Paris, est nommé maître de chapelle du roi. — Par un arrêté du ministre de l'intérieur, du même jour, M. Fétis est nommé directeur du Conservatoire de Bruxelles, chargé de la classe de composition et d'harmonie. » La nomination tardive de M. Fétis fut cause d'un nouvel ajour- nement dans la reprise des cours. C'était le troisième. On a vu que dès le 27 juillet 1831, MM. Roucourt et Wery avaient solli- cité un local pour donner leurs leçons, et nul doute qu'ils ne par- lassent au nom de tous les professeurs. Mais l'ancien local de l'hôtel des finances était occupé par l'Académie de dessin, et pour cette raison, leur requête ne put pas être agréée, bien que le bourgmestre, en l'aposlillant d'une demande de prompt rapport, eût paru s'y montrer favorable. Lorsque, l'année suivante, au mois de juillet, le local de l'hôtel des finances fut devenu disponible, la nouvelle Commission met- ( H7 ) tait la dernière main au règlement du Conservatoire. Ce règle- ment ayant été approuvé par le roi , le 26 août 1852, rien ne pa- raissait devoir empêcher l'ouverture des cours au mois d'octobre. Mais on n'avait pas de directeur, quoique le temps n'eût pas manqué pour en choisir un. De là un nouvel ajournement. Vers la fin de l'année seulement, des négociations s'ouvrirent avec M. Fétis, et, lorsque sa nomination eut été signée au mois d'avril 4835, il fallut naturellement lui laisser le temps de s'in- staller à Bruxelles et de prendre les dispositions qu'il jugerait nécessaires. Enfin le 2G septembre 1835, les journaux publièrent l'avis sui- vant, daté du 25 courant, et signé par le vice-président de la Commission, Hip. Vilain XIIII, et par le secrétaire adjoint, Ig. Ritt- weger : a CONSERVATOIRE ROYAL DE MUSIQUE. » La Commission administrative du Conservatoire royal de musique informe MM. les professeurs et élèves que l'ouverture des classes de l'éta- blissement aura lieu le mardi l^»" octobre prochain aux heures ordinaires. « M. Fétis, directeur de l'École, commencera le même jour l'ensei- gnement de l'harmonie et de la composition. n Les nouveaux élèves qui désirent fréquenter ce cours ainsi que les autres classes de l'enseignement musical sont priés de se faire inscrire chez M. Rittweger, rue des Douze Apôtres, n» 19. » Un avis ultérieur annoncera l'ouverture des cours rétribués qui ne peuvent avoir lieu dans ce moment, vu le manque d'emplacement. » Notons en passant que dans le règlement il n'était fait aucune mention de cours rétribués. Nous avons dit qu'à deux exceptions près, tous les anciens professeurs avaient été maintenus^; ajoutons qu'ils n'avaient pas cessé d'être payés. * Nous ne parlons pas de M. Van Helmont qui était mort à la fin de (iéeembre 1830. ( 118 ) Les exceptions étaient M. Roucourt qui avait été honorable- ment démissionné *, et M.Ch. Hanssens, qui, s'étant compromis en 1851 par quelques démarches imprudentes faites pour le prince d'Orange, avait quitté la Belgique. M. Roucourt avait reçu une gratification de neuf mois de ses appointements, et, dans sa séance du 11 novembre 1835, le con- seil de régence lui accorda à l'unanimité une gratification finale de 900 francs, voulant reconnaître les soins et les services désin- téressés qu'il avait rendus pendant deux ans, lors de l'établisse- ment de l'École de chant de Bruxelles. * Il fut remplacé par M. Cassel qui avait tenu l'emploi des Martin au théâtre de la Monnaie. (iiV LISTE ALPHABÉTIOUE DES NOMS PROPRES. Adrien, lui, H)4. Angelet, 46, 47. Arnaud (Etienne), 77. 7-s. 8o, 80, 87, 98. 101, '10;-{, 104. Artot (Désiré), oO. Artot (Joseph), oO. Bachmann, 07, 7o, 70, 80, 81, 8;^, 98, Ml. Batta (Alexandre), o8, 54, 08, 78, 78, 8;5, 90, 100. Batta (Laurent), 08, 72, 77, 80, 90, 100. Beeckmans. 81, 80, 51, 7o, 76, 81, 88. Becquet, 58, 54, 68, 69, 72. Berthault (Mlle Julie), 58, 54, 55, 68. Bertrand, 31, 86, 89, 80, 81, 88, 86,94, 97, 111. Blaes (Joseph ^ 78,86, 90, 98. Blaes-De Donder, lii, 1 12. BORGER (Mlle], 77.86,89. BORINI (Joseph), m, 75, 76, 80, 81, 88, 86, 106, iil. Borremans (Charles), 2, 81, 86, 47, 48. BORREMANS (Joseph), 10, 40, 48, 80, 84. Bosselet père, 76, 77, 81, 88,89, 91, 92,95,108. Bosselet (Charles), 99, 108. Bosselet (MUe), 86, 90, 99, 100, 101, 102. BOURSON, 49. c Campenhout, h 4, 445. Caraman-Chimay (Prince de), 29. Cardon (Joseph), 49. Cassel, 54, 418. Chaban (de), 1. Chasseur, 08, 78, 90. Chlmay (Prince de), 27, 29, 42, 46, 58, 75, 91,116. Chimay (Mme la princcssc de), 92. Cornet, 90. CousSERAN,68, 78, 78, 85, 90, 98. D Damoreau, 89. DeBruyn(Mii^j, 86. DE Clerck, 78, 86, 89, 90, 94, 100,102. De Coninck (Chevalier), 46. De Glimes, 58, 54, 72, 77, 86, 90, 95, 96,99,101. De Glimes (Mnc Aline), 85, 86, 89, 90, 95,98,100,101,104. De Greef, 50, 76, 80, 100. De Latour (Ch.), 68. De Loose, 78, 90, 93. Delos (Mme), 44. De Marck, 78. De Munck (Fr.), 85, 105. Depas, 58. De Pauw (Mlle Hortense), 86, 104, 105. De Pauw (Mlle...), 104, 105. De Boy (Miie), 101, 104, 105. De Rudder, 68, 78, 86, 90, 100, 102. Devos, 8. De Wageneer, 105. Dodelet, 2. Dorsan (Mlle), 77, 85, 87, 89, 90, 92. Dorus (Mlle), 54. DUQUESNOY, 40. Elwart, 108, 106. Engler, 111, 112. ( 120) Falck, 16. FÉTIS (Fr.), I, -1,87,96,416,117. FOHLER, 78. fourcroy, 2. fournier, s3, s4. Franck, 78, 86, 90, 93, 100, 102. Freins (Baron F. de), 27, 28. Friard, 63, 67, 69, 7o, 80, 81, 88, 111. Froidmont, 111, 112, 115. Gevâert, I, llo. (;hislâin, 53, 68, 73. (ilLDEMYN, 63. Gouecharles, 2. Godineau (Léon), 97. (ÎOUBAU (Baron), 11. Hagué, 68, 72, 76, 78. Hanssens aîné, 37,48, 52, 64, 66, 74, 84. Hanssens (Ch.), 63, 73, 80, 85, 87, 88, 93, 99, 101, 104, 118. Hoeberechts (Aug.), 68, 76, 77, 86, 90. Hoeberechts (Mlle Élisa), 68, 73, 90, 98, 100. HoOGVORST (Baron J. d'), 8,9, 10. HouDETOT (Baron d'), 5, 7, 8. HUTTET, 99, 100, 101. Huyghens, 85, 88. Jenneval, 88. JOI.LY, 104. Kerckx, 8, 14. Knyff (Chev. de), 19. Lambelé (G.), 90, 94. Langle (Mlle), 44, Lassabathie,2. Leroy, 72, 85. Lesbroussart, 63. Liedekerke (Comte de), 27, 29, 48, 54. Linsel (Betsy), 44. Linsel (Caroline), 44, 53, 54. Lintermans, 78,91,95,98,101, 102. 104. LuKKOW, 99. MALIBRAN (M'iic;, 92. Mailly (Alphonse), 93. Mailly (Joseph), 90, 93, 100, 102. Mahillon (Ch.), 76. Margery (Mlle), 44. Masset (Jacques), 50, 51, 53, 68. Mees (Henri), 56. Melotte (Mlle), 85^ 89^ 98, lOO à 104. Michel, 31, 36, 45, 47, 77,80, 84, 97. M1CHELOT (Aimé), 13, 20, 21, 26, 31, 36, 45,47,73,80,81,83. MiCHELOT (Mlle zélie), 45. MoRis, 2. Mortier de Fontaine. 105. Lagrange, 73, 78, 90. Lahou, 31, 36, 39, 49, 72, 80, 81, 83, 86, 102. Neyts, 97. NiCOLO (Mme), 44. Ottmann (Mlle Augustine), 77, 85,86, 89, 92, 98 à 102. OUZET (Mlle), 401, 104. Paulin, 56, 68, 72, 75, 77, 81, 87. Peellaert (Baron de), 112. Perrard (Mlle), 101. Platel, 29,31,35,36, 39, 42, 49,51, 74. 80, 85, 102, 105, 111. Prealle, 13. 14, 20, 21, 26, 31. 36, 50, 53. ( i2i QUINET, 78. Raoux, 97. Reicha, 58 à 63. RlGAUD(Mmo), 72,77. RiTTWEGER (Ign.), 94, iiS, 117. ROBYNS (Martin), 27, 29, 3o, 51, 66, 98, 106, 111, 112, 115, 116. RoucouRT, 1,5 à 15. 20, 21, 26,31,36, 42 à 44, 72, 73, 80, 87, 92, 111, 116, 118. ROUHETTE, 77. ROUPPE,109, 110,111. RouQUET, 101, 102, 104. Sacré (Louis), 91, 94. San Lorenzo (Duc de), 29. Sax (Adolphe), 76. SCHEPENS, 78, 91, 94. Schubert (Fr.), 97. Servais (François), 53, 54, 68, 74, 78, 81,83,85,89,90,98,99. SiNGELÉE (J.-B.), 68, 72, 76, 78^85,90,93. Snel (François), 63, 88. S>EL, 101. Spaak, 84. Spruyt (Henri), 28, 29. Ternaux (M"e), 44. TOURNILLON, 85, 86, Ursel (Comte d'), 6, 7, 8. Van Bemmel. 9. Van der Plancken, 29, 30, 36, 51 , 66. 84,109,110. Van Ewyck, 15, 19, 20, 21, 47, 49, 56. Vanderfosse (Charles), 10, 11, 70, 78. 82,83,105. Van der Perren (M'ie), 104, 105. Van Gameren, 105. Van Gobbelschroy, 19, 27, 31, 32, 33. 35, 40, 54, 65. Van Helmont (Adrien), 9, 10, 12, 31, 36,45,48,80,117. Van Hoesen, 97. Van Hove, 78, 86, 90, 100, 102. VENTENATI de POMPOSl (M»e), 72, 73. Vilain XUH (Vicomte HippoIyte\ 112, 115,117. ViSSCHER (Mlle), ga^ 54^ 77^ 90. \¥ Walter (Victor), ii, 22, 28, 29, 32, 42, 46, 54, 55, 56, 60, 62, 66, 69, 75, 91, 106, 107, 114, 115, 116. Warnots, 85, 86. Warnots (H.), 85. Wellens (Baron de) , 28, 38, 46, 63,75, 84. Wery, 13 à 18, 20, 21, 26, 29, 31, 36, 39, 42, 50 à 53, 73, 80, 85, 86, 91, 97, 101, 106, 111. 116. qii-) U^) TABLE DES MATIÈRES. Avant-propos P; Introduction 1 Première partie. — 1815 a 1826. I. — Fondation d'une École de chant à Bruxelles. — Son histoire 5 11. — Continuation de l'histoire de l'École de chant. — L'insti- tution d'une classe de violon 12 III. — Les négociations pour donner plus d'extension à l'ensei- gnement musical dans la ville de Bruxelles .... 15 Deuxième partie. — 1820 a 1852. IV. — La création d'une École plus complète de musique et de chant. — Le titre d'École royale de musique qui lui est donné. — Les membres de la Commission de l'École royale. — Le secrétaire 25 V. — Organisation de l'École royale de musique 50 Vl. — Installation de l'École royale de musique. — Son règle- ment. — Son personnel. — Les élèves sortis de l'an- cienne École de chant 57 VIL — Le premier exercice public des élèves de l'École royale. — La nomination d'un professeur de déclamation théâtrale 52 VI lî. — Le concours pour la place de professeur d'harmonie et de composition 57 ( 124 IX. — Ouverture de nouvelles classes. — Plaintes portées au ministre de Tintérieur contre la Commission. — Rap- port général sur la situation de TEcole en 1826 et 1827. — Augmentation du subside de la ville . . . 60 X. — Les deux exercices donnés par les élèves au mois de mai 1828. — Démarche de la Commission en faveur de rélève Servais. — Résolutions diverses 71 XI. — Rapport général sur la situation de TÉcole en 1828. — Emploi de la somme de 8000 florins accordée pour Tannée 1829. — Demande d'un subside extraordinaire pour le matériel 75 XII. — Personnel de TÉcole : nominations définitives et nomina- tions nouvelles. — Les exercices des élèves en 1829 . 85 XIII. — Concours et distribution des prix en 1829. — Les lau- réats. — Rapport général sur la situation de TÉcole en 1829. — Le subside de la ville pour 1850 ... 89 XIV. — Les concerts et les exercices des élèves en 1850. — Les concours et la distribution des prix 98 XV. — L'École de musique après 1850. — Son érection en Conservatoire 106 Appendice 114 Liste alphabétique des noms propres 119 TABLE MEMOIRES COiNTEiMS l)Ai>S LE TOME XXX. SCIENCES. i- 1. Sur le déplacement des raies des spectres des étoiles; par M. l'abbé Spée. LETTRES. ^1. Essai bistoriqiie mjt la propagande des encyclopédistes français en Belgique (Mémoire couronné)) par M. J. Kiintziger. ô. Essai historique sur la propagande des encyclopédistes français dans la principauté de Liège (Mémoire couronné)', par M. Henri Francotle. 4. Les autographes de M. de Stassart. Notices et extraits, par M. le baron Kervyn de Lettenhove. 5. Voyage dans les Pays-Bas et maladie d'Éléonore d'Autriche (ou de Portugal), femme de François I", d'après les docu- ments inédits tirés des Archives du royaume de Belgique; par Ch. Paillard. BEAUX-ARTS. 6. Les origines du Conservatoire royal de musique de Bruxelles; par M. Éd. Mailly. 3 2044 093 292 076